Mouton Rothschild Ici vibre l’âme du Médoc A quelques semaines des vendanges, La salle à manger de Petit Mouton nous accueille chez dans son harmonie de soie cramoisie et de faïences blanc et bleu au-dessus de la console. Ce soir-là, Philippine a elle : deux maisons qui se font face au cœur servi à ses invités un Mouton Rothschild 1961, un millésime des vignes. Le charme absolu. exceptionnel. A gauche, au milieu des vignes, Philippine entourée de ses PAR VÉRONIQUE PRAT (TEXTE) ET ÉRIC SANDER POUR LE FIGARO MAGAZINE (PHOTOS) deux fils, Philippe (à droite) et Julien.

48 • LE FIGARO MAGAZINE - 2 AOÛT 2008 2 AOÛT 2008 - LE FIGARO MAGAZINE • 49 En 1988, Philippine succédait à son père et héritait du domaine et des collections de Mouton Rothschild Dans les salons de Petit Mouton (ci-dessus, à gauche et à droite), on retrouve le « goût Rothschild », ce mélange d’exotisme, d’éclectisme et d’abondance qui est présent dans toutes les grandes demeures de la famille : Ferrières, en France, Mentmore ou en Angleterre. La mise en scène des objets est toujours associée à l’élégance du décor : fauteuils capitonnés, coussins moelleux, tapis épais. Et, sur tous les meubles, une foultitude d’objets de matières et de styles divers, qui cohabitent pourtant dans une harmonie parfaite. Ici et là, de nombreuses plantes vertes où l’on reconnaît le goût de l’impératrice Eugénie aux Tuileries.

A droite, la façade de Petit Mouton. Pour les grands collectionneurs que sont les Rothschild, l’art est un théâtre dont la mise en scène rehausse les objets. Ce n’est pas pour déplaire à Philippine qui, avant de prendre en main, en 1988, la destinée de Mouton Rothschild, a été comédienne pendant une trentaine d’années. Elle nous accueille de l’escalier décoré de tableaux des XVIIIe et XIXe siècles. Ci-dessus, mélange de sphères peintes et d’objets de collection en bronze.

50 • LE FIGARO MAGAZINE - 2 AOÛT 2008 2 AOÛT 2008 - LE FIGARO MAGAZINE • 51 Ci-contre, la grande pièce au fameux dallage ocre et bleu aménagée par la baronne Pauline, seconde épouse du baron Philippe, et conservée intacte par Philippine. Au centre, le beau fronton néoclassique de Grand Mouton, un long bâtiment qui borde les vignes et qui fait face, derrière d’épais feuillages, à Petit Mouton. En haut et à droite, deux chambres d’amis : la première avec son insolite lit chinois à encorbellement, la seconde avec ses panneaux à décor d’oiseaux et de plantes exotiques et son très élégant cabinet en bois et or.

Le baron Philippe avait créé à Mouton un musée du Vin dans l’art, riche de 350 chefs-d’œuvre Philippine dans le grand chai de Mouton Rothschild, construit en 1926 par l’architecte Charles Siclis. La pièce, longue de 100 mètres, sans le moindre pilier, offre une perspective saisissante et peut abriter jusqu’à 1 000 barriques. Sa construction était devenue indispensable quand le baron Philippe institua la mise en bouteilles au château, une pratique inusitée jusque-là mais qui allait vite être reprise dans les autres châteaux et qui est aujourd’hui la règle générale. Le propriétaire avait ainsi un droit de regard sur le produit fini tel qu’il était livré au consommateur. Une véritable innovation. Philippine tient dans les mains un bel objet, un flacon en forme de bélier en argent doré signé du maître orfèvre germanique Jacob Schenauer, actif à Augsbourg au XVIe siècle. Ce bélier est devenu l’emblème de Mouton, et il a été choisi pour orner la bouteille de Château Mouton Rothschild 2000.

2 AOÛT 2008 - LE FIGARO MAGAZINE • 53 elle. Mouton appartient à la famille, pas question de l’abandonner à un sance italienne et l’âge d’or chinois. Un goût très sûr, que l’on re- quelconque maire du palais. » Elle va donc prendre la succession de trouve dans l’étonnant musée du Vin dans l’art installé près du son père. C’est la première fois qu’une femme tiendra les rênes grand chai. Cet endroit tient tout ensemble du cabinet de curiosi- chez les Rothschild, ce qui n’est pas pour lui déplaire. tés et de la chambre des merveilles avec des objets aussi étonnants Depuis toujours, les Rothschild du monde entier se reconnaissent qu’insolites, allant d’une coupe à têtes de lionne de Mésopotamie un ancêtre unique : Mayer , né en 1743 dans le du deuxième millénaire avant notre ère à une aquarelle de Pi- ghetto juif de Francfort-sur-le-Main. Il n’a aucune fortune, mais son casso, une Bacchanale de 1959, en passant par un ensemble excep- ardeur et son esprit d’entreprise vont se révéler inépuisables. Il va tionnel d’objets précolombiens, ou de rares porcelaines chinoises se former à Hanovre, où il travaille comme apprenti chez un ban- de la « famille verte » (XVIIe siècle). Il y a encore cette merveil- quier avant de revenir dans sa ville natale et de s’installer comme leuse tapisserie que, chez les Rothschild, on appelle le « pique-ni- associé dans un bureau de change de la Judengasse, une rue som- que impérial » et qui représente la Collation de l’empereur de Chine, bre et humide aux maisons passablement délabrées. Ses voisins l’ap- un travail de la manufacture de Beauvais du début du XVIIIe. Le pellent « Rothschild » en souvenir de l’écusson rouge qui servait point fort de cette collection vivante, qui continue de s’enrichir, autrefois d’enseigne à la maison de famille. Le modeste établisse- reste l’ensemble de pièces d’orfèvrerie allemande des XVIe et ment de Mayer Amschel devient vite une véritable banque qui XVIIe siècles – coupes, aiguières, hanaps – hérité du grand-oncle peut se vanter de compter le prince de Hesse-Cassel parmi ses Carl de Rothschild, celui des cinq fils de Mayer Amschel qui s’était clients. De son mariage avec une certaine Gutele, Rothschild aura installé à Naples. Ainsi, ce sont plus de 350 chefs-d’œuvre qui cinq fils, qui ouvriront chacun une succursale à l’étranger : Salo- s’échelonnent ici, de la plus haute antiquité à nos jours. mon s’installera à Vienne, Nathan choisira Londres, Carl ira à En effet, l’art contemporain est aussi présent à Mouton, de bien Naples et James s’établira à Paris tandis que l’aîné, Amschel, res- séduisante façon : en 1945, le baron Philippe eut l’idée de demander tera à Francfort pour seconder son père. L’union entre les frères al- lait maintenir le caractère solidaire et coordonné de l’entreprise fa- miliale et faire sa force. Chaque année, un seul bilan consolidé fusionnait leurs comptes respectifs : avec eux, la première multina- tionale bancaire était créée. Ainsi naîtra la dynastie aux cinq flèches Philippine entre ses fils, Philippe (à gauche) et Julien, dans la cave de Mouton Rothschild où reposent 125 000 bouteilles, dont la collection complète des crus maison. devenues, depuis, l’emblème des Rothschild. La littérature va s’em- parer de cette famille mythique : le Nucingen de Balzac dans La Co- médie humaine, le Gundermann de Zola dans L’Argent ou l’Israels de ans le Médoc, chez la baronne Philip- Proust dans La Recherche en sont le portrait ou la caricature. pine de Rothschild, la visite com- « Quelques hectares mence... par la cave. Mais une cave pas hilippine est l’arrière-arrière-arrière- comme les autres : celle de Château pour produire et le petite-fille de Nathan, le chef de la branche Mouton Rothschild, premier grand anglaise de la famille. En 1853, le baron cru de Bordeaux, que son arrière- monde entier pour Nathaniel, fils de Nathan, acquiert le châ- arrière-grand-père, Nathaniel, a acquis teau Mouton Rothschild. Après lui vien- en 1853 à Pauillac. C’est un endroit vendre », résume avec dront James, Henri et Philippe : Philip- mythique, calme et frais et silencieux, pine incarne la cinquième génération. où reposent 125 000 bouteilles : des humour Philippine Pourtant, ce serait mal la connaître que Haut-Brion 1891, des Lafitte 1900, des Pétrus 1937, des Latour 1959 d’imaginer qu’elle va en rester là : enthou- Philippine de Rothschild, ou l’amour de la nature et de la vigne. et, comme il se doit, la collection complète des crus maison, Mou- siaste et énergique, pleine d’humour et Dton Rothschild, mais aussi Petit Mouton, Château d’Armailhacq, apprit que sa mère avait été emmenée dans le dernier convoi de de tempérament, efficace et passionnée, elle a non seulement pré- à un artiste de dessiner l’étiquette des bouteilles de Mouton Roth- Château Clerc Milon et Aile d’Argent. Après la cave, on traverse un prisonniers. Elle disparut à Ravensbrück. servé l’excellence de Mouton, mais elle en a aussi accru le prestige schild. Pour ce millésime, l’un des plus grands du siècle, il s’adressa chai imposant de 100 mètres de long sans le moindre pilier, qui Enfant, Philippine sait déjà que les malheurs n’arrivent pas Pinternational. Non contente de consolider, elle embellit et moder- à un jeune peintre, Philippe Jullian, qui imagina une guirlande de peut abriter jusqu’à 1 000 barriques. Ce chai a été construit par le qu’aux autres. C’est peut-être pour fuir les souvenirs de cette épo- nise son domaine, traverse l’Atlantique, parcourt l’Asie : « Quel- feuilles de vigne autour du fameux « V » de la Victoire rendu célè- baron Philippe, le père de Philippine, en 1926. Alentour, les vignes que sombre qu’elle choisit de devenir comédienne : jouer Pinter, ques hectares pour produire et le monde entier pour vendre », résume- bre par Churchill pendant la guerre. Depuis, chaque année, au fil des s’étendent sur 75 hectares entre l’estuaire de la Gironde et l’im- Labiche, Feydau... Elle prend pour nom de scène Philippine Pas- t-elle. Le baron Philippe, déjà, avait créé, en association avec millésimes, on retrouve Braque, Dalí, Masson, Miró, Chagall, mense forêt des Landes. « Un sol exceptionnel, précise Philippine, cail- cale, passe le concours du Conservatoire et devient pensionnaire l’Américain Robert Mondavi, le premier grand vin franco-califor- Soulages, Delvaux, Bacon, Balthus... En échange de leur contribu- louteux, dont les graviers retiennent la chaleur du soleil, au bord d’une ri- de la Comédie-Française en 1958. Six ans plus tard, elle quitte la mai- nien, le fameux Opus One. Philippine lui donne une aura plus tion, les artistes n’ont pas reçu d’argent, mais des caisses de vin de deux vière qui l’irrigue en profondeur, avec un climat violemment contrasté et son de Molière pour le théâtre privé. « J’étais excellente dans les rôles grande encore. Et elle n’hésite pas à se lancer dans une aventure in- millésimes dont, bien sûr, celui qu’ils avaient illustré. l’Océan tout proche. Le cep de vigne forge dans la grave le caractère que de soubrette », confie-t-elle, et il est vrai qu’elle joue avec la fraî- trépide du côté du Chili avec un vin nouveau, Almaviva, qui devient Qu’en est-il de l’année 2008 ? Cet automne, comme chaque fois, le vin, à son tour, épanouira au fil des années. Reste ce mystère d’une terre cheur, la gourmandise, la verve qu’on lui connaît dans la vie. En 1973, synonyme de qualité dans toute l’Amérique du Sud. Quant aux vins les vendanges seront faites entièrement à la main, et le raisin sera imprévisible : à quelques dizaines de mètres de distance, on récoltera elle rejoint la compagnie Renaud-Barrault où, durant sept ans, de château, ils représentent environ 600 000 bouteilles par an. acheminé au cuvier dans des cagettes qui le protégeront. C’est un simplement un vin de bonne qualité ou l’un des plus grands crus du elle donnera la réplique à Madeleine Renaud dans Harold et Maude. Pour la petite histoire, on raconte ici que, en mai 2003, lorsque moment particulièrement émouvant mais, à Mouton, il n’y a pas monde. » Un mystère, en effet, qui se renouvelle chaque année. Une Après un premier mariage avec le grand sociétaire de la Comédie- Jacques Chirac voulut faire à Tony Blair un cadeau de choix pour un jour où l’on ne s’occupe de la vigne : taille d’hiver, éclaircissage mission à laquelle Philippine n’avait pas été préparée. Française Jacques Sereys, dont elle a deux enfants, Camille et son cinquantième anniversaire, il lui offrit six bouteilles de Mou- de juillet, tout concourt à la bonne maturité du raisin. « Avec ses tan- On a beau s’appeler Rothschild, votre enfance n’est pas facile Philippe (vice-président de la société familiale qui commercialise ton Rothschild 1989. Une grande année, et la première récolte des nins puissants, précise Philippine, et cette saveur de cassis devenue pour autant. Elle se souvient de ce 22 juin 1944 où deux officiers Mouton Cadet), elle rencontre un homme de grande culture à qui « années Philippine ». légendaire, le Mouton est un vin de très longue garde dont certains mil- allemands sont venus interpeller sa mère. Son père a rejoint, depuis l’on doit notamment le Dictionnaire des littératures de langue française, C’est à elle aussi que l’on doit ce qu’il faut bien appeler le « style lésimes ne révéleront toute leur richesse qu’après plusieurs dizaines deux ans, le général de Gaulle à Londres. Elisabeth de Chambure, Jean-Pierre de Beaumarchais, descendant de l’auteur du Mariage Mouton », fait de bâtiments aux lignes épurées et sobres, aux fron- d’années. » Ce vin, Philippine en parle joliment : c’est pour elle un sa mère, de noblesse catholique et provinciale, pensait qu’elle ne se- de Figaro. Leur fils, Julien, ne pourra qu’aimer les arts. Quant à tons calmes, dans un parc qui réussit le prodige d’avoir à la fois le honneur et un bonheur de concevoir un produit qui échappe en par- rait pas inquiétée. L’un des soldats veut aussi arrêter Philippine, qui Philippine, il semble bien que le théâtre soit sa nouvelle famille. charme des jardins britanniques et l’élégance paisible des allées zen. tie à la technologie pour rester avant tout lié à la terre, au vent, au va avoir 11 ans, mais le second soldat s’interpose. Philippine ne fut Le baron Philippe disparaît en 1988. Philippine est sa fille unique. Les objets d’art, eux aussi, se mélangent avec bonheur et l’on assiste soleil, à la pluie. Elle confirme : « J’aime l’idée que certaines choses obéis- pas déportée. Deux mois plus tard, à la libération de Paris, on « Je ne pouvais pas tourner le dos à tout ce que mon père avait fait, dit- à des rencontres inattendues entre le bois et la soie, la Renais- sent au hasard. J’y vois une leçon de modestie. » ■ VÉRONIQUE PRAT

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