DU MEME AUTEUR

Pages d'Evangile, 1 édition, Cerf, 1961, épuisée. Nouvelle édition, revue et augmentée, Salvator, 1973. Palestine 67, Ligue catholique de l'Evangile, 1967. Le Soleil des Pauvres (chronique arabe), 1968. La onzième heure, Cerf, 1969. Témoins de Dieu, Desclée De Brouwer, 1973, épuisé. Les enfants de Kaboul, 1973, épuisé. Quart de place pour le tiers-monde, Editions S.O.S., 1975. Il est toujours le temps d'aimer, Desclée De Brouwer, 1976.

En collaboration.

La Parole de Dieu à la Télévision (1969). Collection « Foi Vivante », Desclée De Brouwer. Philippe Dagonet dominicain

LA DERNIÈRE PLACE

Rencontres en pays de misère -Inde

Editions S.O.S. 106, rue du Bac, 75341 Paris Cedex 07 © Editions S.O.S. 1977 I.S.B.N. 2.7185.0834.5 Nous n'avons pas été sans observer que, en France et en Europe, se lèvent des curiosités, souvent superficielles, tou- jours sympathiques, pour de minuscules, mais chaleureuses pénétrations de religion hindoue, de pratiques spirituelles orientales, de techniques de méditation, de philosophie mystique. Elles ne préjugent certes pas d'une ample exten- sion hors de leur contexte natif, soit en religion populaire, soit en élévation personnelle ; mais leur ésotérisme est une provocation à la mauvaise conscience que nous ressentons, tant devant les déceptions croissantes de la civilisation indus- trielle, que, comme chrétiens, dans les pesanteurs d'une Eglise encore incapable de sortir de ses formulaires et de ses comportements occidentaux. A ce double titre, nous devons saisir les bonnes occasions de mesurer les limites d'un rationalisme séculaire, qui ne fut certes pas sans bien- fait, humain et chrétien, mais qui a fini par imprégner inconsciemment nos institutions, nos mentalités, nos méthodes éducatives, et, pour les chrétiens, leur spiritualité, leur culte, et jusqu'à leur langage. Le Père Philippe Dagonet nous donne ici une de ces bonnes occasions, en publiant son journal de voyage au Pakistan et aux Indes, où des amis missionnaires l'ont reçu fraternellement. Voyage, pour le dépaysement nécessaire; journal où les menus incidents, allègrement narrés, sont pleins de saveur et de signification. Pour mon compte, exercé depuis cinquante ans à consi- dérer amoureusement la vie quotidienne du peuple chrétien, au ras du sol et, aujourd'hui, passionné pour le renouveau évangélique de l'Eglise contre l'appesantissement des institu- tions et des catéchismes, j'ai lu et relu avec un joyeux appétit ce récit, en témoignage concret et des évolutions et des problèmes qu'elle doit affronter, aux dimensions de la géo- graphie, de l'histoire, des cultures, des idéologies, de la politique. A quel prix l'Eglise sera-t-elle « catholique » c'est-à-dire universelle ? Au préalable, avant d'analyser les rigueurs de la désocci- dentalisation, je constate, une fois de plus que, comme tant de fois dans le passé, la voie normale de l'Evangile en expan- sion est la rencontre des pauvres. Au Pakistan, aux Indes, c'est, hélas, plus que la pauvreté, c'est la misère, une ef- froyable misère dans des secteurs entiers, dans des bidon- villes surpeuplés, en particulier, auprès desquels nos fau- bourgs et nos cités de transit font belle figure. Certes, l'Eglise, depuis trois siècles, a rencontré ces masses pauvres ; mais, en collusion avec les méthodes de colonisation, elle le faisait dans une bienfaisance un peu aristocratique. Aujourd'hui, par un radicalisme tenace, le missionnaire, récusant toute mise à part, veut « vivre avec », participer à la vie banale des gens, habitat, nourriture, vêtement, travail, relations humaines, fêtes. Pas de paternalisme. Pas de prosélytisme. Une présence : le mot revient à chaque page. Comment ne pas songer aux premiers prêtres-ouvriers dans leurs usines, aux Petites Sœurs de Foucauld, à mes confrères en Algérie et en terre d'Islam : présence pure, sans entreprise de conver- sion. Intensité du témoignage sans endoctrinement. Alors annoncer l'Evangile ? Proclamer la venue du Christ ? Ce fut, on le sait, le thème du synode des évêques en 1974 : l'évangélisation. Il se trouve que l'un des experts et meneurs des délibérations, comme secrétaire de l'assem- blée, fut un théologien indien, de grande classe, qui se heurta aux positions de la chrétienté occidentale ; on dut se séparer sans conclure. Ce fut le pape qui, dans un texte fameux, tira les leçons de l'épisode. C'est là l'un des axes de la désoccidentalisation, en ce sens que la foi doit être véhiculée et présentée, non plus dans les revêtements d'une culture étrangère, mais avec les ressources de la langue, de l'imaginaire, des concepts, de la culture au- tochtones. Le temps n'est pas si loin où les gosses bengalis s'écorchaient le gosier à réciter les formules latines du début de la messe. Mais aussi, comme chez nous, en liturgie, les grandes communautés sont restées conservatrices ; c'est par les petits groupes qu'on retrouve les spontanéités cultuelles. Que dire alors de la théologie, comme élaboration concep- tuelle de la Parole de Dieu, si, en vérité, la foi ne peut prendre consistance que par une acculturation, à ce haut niveau comme en simple catéchèse. Sans doute sera-ce par la rencontre avec les religions autochtones que pourra réussir cette opération. C'est le pro- blème des religions non chrétiennes. Contre les condam- nations de leur perversité diabolique, le concile a proclamé leur valeur, non certes pour un médiocre syncrétisme, mais comme étant déjà des préparations évangéliques, des semen- ces de vérité. Or, entre toutes les religions, les religions de l'Inde sont les plus profondes en densité et les plus riches en expérience. Ici même, en cours de route, j'ai relevé avec complaisance de précieuses notations sur l'absolu de Dieu, sur Dieu Personne, sur Dieu comme Amour, sur un certain type de sacré, plus proche que le nôtre de la sainteté. Voici donc copieuse et délectable matière à dialogue, au- delà de toute morgue doctrinale. Dialogue : encore un mot nouveau du concile, totalement homogène d'ailleurs à la nouvelle conception de la « mission », et à la théologie de la liberté de la foi. Plusieurs réflexions, plusieurs expériences sont à recueillir, sur son urgence, sur ses enjeux (pour nous- mêmes), sur ses lois, sur ses risques. Longtemps, selon la théologie en cours, il était inexistant : le chrétien ne devait pas frayer avec les hindous. Le voici engagé. Difficilement. Déli- catement. Avec discernement : travail de communauté. « C'est l'Eglise locale qui doit rencontrer les religions qui l'en- tourent, après s'être elle-même incarnée dans ce milieu, après avoir établi des relations d'amitié et de fraternité avec elles ; et c'est comme faisant corps avec cette église locale qu'agit chaque individu, chaque croyant. Je maintiens toujours ces deux niveaux, personnel et ecclésial. » Eglise locale : c'est la clef du problème (et l'une des déci- sions majeures du concile), à l'encontre dune Eglise mono- lithique, unitaire dans son juridisme et sa catéchèse, abstraite des temps et des lieux. Par le voyage que nous faisons — en imagination — avec lui, le Père Dagonet fait sauter les blocages qui paralysaient notre vision de l'économie du christianisme, d'un Dieu incarné dans le monde et dans l'histoire. M.D. CHENU. A mon vieil ami Paul Philippe, familier de notre couvent, qui, toute sa vie, a occupé la dernière place et l'a aimée, à cause de l'Evangile.

Parler de la « dernière place » sans l'occuper soi-même, en a-t-on le droit ? Certes, on peut ne pas être dans la vraie condition des pauvres, sans être dans celle des riches, et c'est le cas de l'auteur de ces lignes. Est-ce suffisant ? Je vois bien aussi le risque subtil de se réserver quelque chose qui ressemble à de la considération (laquelle est une forme de richesse) en parlant de ceux qui n'en ont aucune. Si ce calcul était conscient, il serait odieux. Je pense pourtant être honnête (tout en restant lucide sur ces risques) en disant que ce qui a inspiré ce livre et le travail important qu'il m'a demandé, est avant tout un besoin de partage. Faire partager à mes amis d'Occident qui n'ont jamais eu l'occa- sion de se rendre en Asie, tout ce que j'ai pu y recueillir de richesses dans l'ordre de l'Esprit, au contact de mes frères pau- vres du tiers-monde et de ceux qui œuvrent silencieusement à leur service. Les écouter, leur prêter ma voix afin que tant de valeurs exemplaires ne soient pas enfouies à jamais. Voilà le but premier de ce livre qui ne prétend à aucune vue de synthèse (ce serait ridicule après un si court séjour) mais propose un document de vie où surgissent des valeurs d'huma- nité, de foi, et peut-être de sainteté. PAKISTAN PAKISTAN

Karachi, porte des Indes

Mercredi 2 juillet 1975

Cinq heures du matin. L'avion atterrit à . François m'avait dit qu'il serait à l'aéroport, sans me donner tellement de détails sur son aspect extérieur : « Je serai sans doute en habit pakistanais. » Le visage d'un Européen, même habillé à la locale, doit être facilement repérable ! Je procède donc par élimination : sûrement pas ce gros, peut-être celui-là (non, de son bras, il entoure une femme tendrement). En fait, lorsque je me trouve en face du vrai François il n'y a pas d'hésitation possible : de part et d'autre nous nous reconnaissons spontané- ment. L'homme est blond, avec une barbe légère, le teint pâle, pas gras. Il est effectivement habillé de ce vêtement ample que portent presque tous les gens d'ici et qui correspond assez bien au « peromtoban » afghan. Me voici donc à Karachi dite « la Porte des Indes ». Dès que le taxi qui nous a pris pénètre à l'intérieur de la ville, je retrouve

1. Le Père François Vandekerkove, missionnaire de la S.A.M., Société d'Aide aux Missions. l'atmosphère de Kaboul. Même densité de population, même allure générale ; les cars bariolés semblables à ceux qui passaient devant la maison de Serge2 en direction de Djellalabad. Les rickshaws sont également identiques et je retrouve le long des rues toutes les petites échopes. Karachi est plus importante que Kaboul. Je vois, dans les quartiers modernes, beaucoup de banques. La ville paraît propre. Quelques questions à François qui répond : « Karachi n'était, au XVIII siècle, qu'un port de pêcheurs. Mais les Anglais ayant remarqué l'importance de cette position portuaire, en avaient fait un port militaire en 1834. Et à partir de ce moment-là Karachi s'est vraiment urbanisée. Au moment de la Partition, en 1947, elle comptait 360 000 habitants, dix ans après, 1 200 000 et ce chiffre, aujourd'hui, a encore doublé. Elle a été la capitale du Pakistan de 1947 jusqu'en 1960 mais, en 1960, le gouver- nement a préféré, finalement, s'installer à Islamabad qui était plus central pour l'ensemble du pays. L'archevêché où nous arrivons est un immeuble qui fait partie d'un ensemble de bâtiments construits autour de la cathé- drale Saint-Patrick. Le presbytère, l'archevêché et plusieurs écoles se trouvent ainsi groupés là. On m'y donne une chambre dans laquelle je retrouve les habituels attributs de la vie des pays chauds : moustiquaire, ventilateur, douche. Puis François m'entraîne, je devrais dire me traîne, au musée. Encore un peu abruti par le voyage, je ne profite pas pleinement de tout ce que j'y vois. Le musée de Karachi est un curieux bâtiment de style néo-gothique qui a été construit à la fin du siècle dernier par les Anglo-Saxons. Il rend compte, en fait, des différentes civilisations qui ont fleuri dans le pays. Il y a une salle antique et qui montre ce que l'on a trouvé dans les sites de Mohendjaro en particulier (une ville entière a été enterrée : elle date de 2 000 ans avant Jésus-Christ). On a là tout ce que l'on peut savoir sur la civilisation de l'Indus. Puis une salle hindoue et bouddhiste et enfin une salle islamique

2. Le Père Serge de Beaurecueil, Dominicain à Kaboul depuis quinze ans. Cf. Les Enfants de Kaboul et Quart de place pour le tiers-monde. où se trouvent accumulées des pièces de cuivre, des ferrures et des tapisseries diverses. En fin d'après-midi, je suis emmené dans la voiture du cardi- nal 3 jusqu'à Notre-Dame de Fatima, une paroisse tenue par les Dominicains américains de Karachi. Il y aura là, ce soir, au cours de la messe et en présence du cardinal (qui parlera à cette occasion) les vœux d'une religieuse de la Congrégation des Sœurs de la Croix. Le curé de la paroisse, .Dominicain, est un ancien militaire qui a fait, en 1944, la campagne d'Europe. Eglise moderne, pas belle : la présence, un peu partout, des ventilateurs ne l'améliore guère. Il y a du monde. Les assistants participent réellement à la liturgie, en anglais. Un jeune Domi- nicain pakistanais anime la messe et lit les textes : c'est le frère de la religieuse qui fait profession. La cérémonie terminée, François me présente au Père curé, à ce jeune Dominicain pakistanais (encore novice), puis une petite réception a lieu dans une salle de la paroisse où quelques rafraîchissements sont offerts. François me nomme les uns et les autres mais tous ces gens, sauf quelques exceptions, ne parlent qu'anglais. Je perçois cependant l'atmosphère sympathi- que, fraternelle, d'une communauté où les gens se connaissent et sont heureux de se retrouver. Une communauté dans laquelle les visages blancs, comme le mien, font tache. Ensuite, nous partons passer la soirée chez les Petits Frères de Jésus : Philippe et Jacques. Ils vivent comme Pascal et Dino de dans un quartier très pauvre, à la périphérie de la ville. Une maison semblable à toutes celles qui l'entourent. Ils viennent de subir récemment un début d'incendie qui a brûlé une partie de leurs livres et de leurs ornements liturgiques. Nous dînons, accroupis, dans la petite cour. Nous prions ensemble. C'est en effet un des réflexes de François que j'aurai l'occasion de retrouver bien plus encore dans la suite : il tient à ce que, en toute occasion, la prière soit présente, une prière qui comporte,

3. Le cardinal Joseph Cordeiro, évêque de Karachi. 4. Cf. Quart de place pour le tiers-monde, paru aux Editions S.O.S. en 1975, pp. 38-39. avec des temps de silence, le jaillissement d'improvisations spon- tanées à la manière des assemblées charismatiques. J'oubliais de noter qu'avant de parvenir à la maison des Frères nous nous étions arrêtés devant une petite échope où travaillaient deux ouvriers en broderie. L'un d'entre eux nous avait stupéfiés par sa prodigieuse habileté. Le tissu passait sous le stylet de la machine à coudre roulant à un rythme très rapide et l'on voyait littéralement le dessin naître, se former, se répéter sous les doigts de l'artiste sans que celui-ci, d'ailleurs, disposât d'un modèle particulier. Nous sommes restés là quelques minutes comme fascinés.

Histoire d'une Eglise

Jeudi 3 juillet 1975

Bonne nuit reposante sous la moustiquaire et le ventilateur. Après le petit déjeuner, je demande à François de me parler un peu, pour me la situer, de l'Eglise du Pakistan.

— Combien y a-t-il de diocèses ? — Six : Pindi au nord, Lahore à l'est, Lyallpur, Multan, Hyderabad et Karachi, au sud. Deux de ces diocèses ont été confiés à des Dominicains : Multan est aux mains des Domini- cains américains et Lyallpur, des Dominicains italiens. — Quand le christianisme a-t-il fait son apparition au Pakis- tan ? — Si tu veux que l'on remonte tout à fait au début, il y a eu une présence chrétienne dans les premiers siècles. On a retrouvé une croix à Taxilla, dans le nord du pays. On pense que saint Thomas l'Apôtre serait passé par là en se dirigeant vers le sud de l'Inde. Puis il y a eu les Jésuites au XVII siècle. C'était l'époque des Grands Mogols : Akbar, Jahanjir, Shajahan, Aureng- zeb. Le premier d'entre eux, Akbar, à la différence du dernier qui était au contraire très sectaire, se piquait d'être libéral. Dans ses palais d'Agra, de Dehli ou de Lahore, il aimait recevoir des représentants d'autres religions. C'est ainsi que deux Jésuites ont vécu, et probablement un certain temps, à la cour d'Akbar. L'empereur les réunissait de temps à autre pour disserter, avec des membres d'autres confessions également, des questions reli- gieuses. Mais c'était finalement sans grande conséquence, et en tout cas, sans aucun résultat de conversion. A cette époque, l'aspect de conversion comptait beaucoup. Cela fut donc consi- déré, au bout de quelque temps, comme un échec et les Jésuites n'ont pas, finalement, entretenu cette situation, ni poursuivi cette politique. En fait, c'est surtout à partir de 1847, quand cette partie du monde, qui était alors le nord-ouest de l'Inde, passa sous domination anglaise, que le christianisme, et notamment le catholicisme, a fait vraiment son apparition. Par l'armée anglaise, avec ses aumôniers dont certains (les Irlandais prin- cipalement) étaient catholiques. Des conversions eurent lieu au point que, quarante ans plus tard, une hiérarchie catholique pouvait être mise en place : Lahore devint centre épiscopal et fut confiée aux Capucins belges. — D'où venaient ces conversions ? — Des membres des basses castes hindoues, les Intouchables. Ceux-ci, méprisés ou opprimés par les hautes castes hindoues, se sont jetés dans les bras de l'Islam et du christianisme. Dans le christianisme, ils ont rencontré une religion où l'inégalité des castes n'était pas admise et où l'on pouvait rencontrer et vivre une fraternité entre les membres d'une Eglise dans laquelle tous étaient égaux. Ils se sont donc donnés à elle. Les protes- tants étaient mieux organisés que nous : ce sont eux qui, les premiers, ont commencé à parler de l'Evangile. Mais les Capucins belges sont arrivés assez vite et un surprenant mouvement de conversion s'est manifesté dans les années de 1910 à 1935. En 1935, il n'y avait plus, pratiquement, dans le Pendjab, de basses castes hindoues : toutes étaient devenues ou chrétiennes ou musulmanes. Une tribu entière, les Churas, tribu très pauvre, avait même décidé massivement de devenir chrétienne. C'est un cas assez curieux. — Tous les catholiques du Pakistan viennent donc de cette région ? — Non, cela vaut seulement pour le Pendjab, la région de Lahore. Dans le sud, les chrétiens sont d'origine goanaise. Ils se sont installés surtout à Karachi, à Hyderabad. Ce sont généra- lement des gens cultivés, beaucoup plus instruits que ceux du Pendjab et capables, par leur formation, de tenir des postes assez importants. Précisément parce que, dans une société qui est musul- mane à 80 %, ils n'ont pas de débouchés ni de situations inté- ressantes pour eux, ils quittent le pays pour se rendre à l'étranger. — Ces départs sont importants ? — Dans le diocèse de Karachi, il y a 54 000 catholiques. Parmi eux, 75 % sont pendjabis, 25 % sont goanais ou anglo- pakistanais. Mais déjà 5 000 à 6 000 de ces derniers sont partis vers les Etats-Unis, le Canada, l'Australie. Et dès qu'un membre d'une famille s'est installé là-bas et y prospère, les autres, bien entendu, sont très tentés d'aller le rejoindre. Cela fait boule de neige. — On ne peut donc plus dire que les catholiques pendjabis sont au nord et les Goanais au sud ? — En effet. Pourtant, au début, c'était vrai. Mais quand le Pakistan est né, en se séparant de l'Inde, en 1947 (ce qu'on a appelé la Partition), cinq millions d'Hindous ont quitté la région du Pendjab pakistanais, où ils se trouvaient, pour rejoindre l'Inde. Parmi eux, il y avait les propriétaires des grands domaines qui employaient les Hindous de basse caste lesquels étaient, entre-temps, devenus chrétiens. Mais, symétriquement à ces cinq millions d'Hindous qui partaient, sept millions de musulmans, eux, sont arrivés d'Inde pour s'installer au Pakistan. Ces musul- mans ont repris les domaines laissés par les Hindous. Mais les façons de travailler étaient différentes. Ou bien ces musul- mans avaient avec eux leur main-d'œuvre — souvent celle de leur famille même — ou bien ils choisissaient de préférence des musulmans pour travailler avec eux. — En sorte que les paysans serviteurs chrétiens des maîtres hindous se sont trouvés sans travail ? — Exactement. Cela a provoqué un très grave chômage dont les victimes ont été, en majorité, les chrétiens pendjabis. Qu'est-ce qu'ils ont fait ? Ils se sont dirigés vers le sud, en direction de Karachi, ou vers le nord en direction de Pindi. Beaucoup d'entre eux, qui avaient réussi une promotion sociale en devenant ouvriers agricoles, sont retombés dans la misère et sont redeve- nus swepers (balayeurs). Mais le résultat de cette opération, résultat inattendu, a été que les chrétiens tout d'abord groupés au Pendjab, se sont répandus dans tout le reste du Pakistan. — Ce qui n'est pas regrettable du point de vue du rayonne- ment de l'Evangile ? — Certains évêques ont même dit que c'était providentiel. Il y a aussi quelque chose d'important à signaler pour le diocèse de Multan. Cette région faisait partie d'un Etat princier : le Bahawalpur, resté indépendant sous les Anglais. Quand, en 1947, le prince Nawab, chef de cet Etat, décida de s'intégrer au Pakistan, il ouvrait, du même coup, son pays à tout le monde, y compris aux chrétiens. Or, son pays offrait d'assez grandes possibilités agricoles. — Jusque-là les chrétiens n'y étaient pas admis ? — Si, mais les missionnaires ne pouvaient y résider : un peu comme en Afghanistan, où aucune évangélisation n'est possible, ni aucune structure d'Eglise ne peut se mettre en place. — Est-ce que cet éparpillement a vidé le Pendjab ? — Non, le diocèse de Lahore reste quand même le diocèse où il y a la plus forte concentration chrétienne. Il est souvent appelé l'Eglise mère du Pakistan. On y compte près de 156 000 catholiques avec un peu plus de 10 000 baptêmes par an.

Le cardinal du Pakistan

J'ai pu avoir un rendez-vous avec le cardinal. Celui-ci se présente comme un homme au visage intelligent et énergique. Il est Goanais et a cinquante-sept ans. Sa désignation comme cardinal n'a pas été contestée localement : il était bien, de l'aveu de tous ici, celui qui s'imposait. Je lui parle de notre projet de film et il me dit qu'il peut

1. Un des buts de mon voyage était aussi de trouver éventuellement des sujets de films pour l'émission télévisée « Le Jour du Seigneur ». envisager de faire une démarche auprès du ministère des Mino- rités. Puis je lui pose quelques questions sur l'Eglise du Pakistan. Je l'interroge en français, langue qu'il comprend bien, et il répond, soit en français mais très lentement, soit en anglais. François traduit le plus souvent. Il me dit que la plupart des problèmes qui le préoccupent actuellement, parce qu'ils agitent son clergé, sont des problèmes «importés». Lesquels ? «Une mentalité nouvelle qui tient en suspicion, au moins en mésestime, le travail proprement mission- naire, le besoin que chacun éprouve d'avoir une spécialité choisie par lui au lieu de se donner dans une disponibilité incondition- nelle — la remise en question du sacerdoce, le célibat des prêtres, etc. » « Que ces problèmes venus d'Occident secouent une certaine routine, ajoute-t-il, cela n'est pas un mal, au contraire, mais passer d'une routine un peu sclérosée à ce qui pourrait devenir un désordre organisé, ce n'est certainement pas un gain... Pour l'Eglise du Pakistan, ajoute encore le cardinal, le problème est d'abord de survivre. Notre problème de minorité, ici, est de survivre. » Cette expression a de quoi surprendre l'Occidental que je suis. Mais ici le christianisme constitue une très petite minorité et il est investi de toutes parts par la société théocratique qu'est le monde musulman. Comment donc s'y prendre dans un tel environ- nement pour montrer que notre Dieu est à la fois le même et pas le même ? Sur les vocations : il y a d'assez nombreuses vocations fémi- nines mais la baisse des vocations masculines est très sensible. François m'a dit que le cardinal, qui croit beaucoup au rayon- nement dans son pays de la vie contemplative, a fait venir ici des Dominicaines contemplatives d'Hollywood. Elles se sont très bien implantées et déjà des vocations de Sœurs apparaissent à l'horizon. Je pose une question sur le dialogue entre chrétiens et musul- mans. Existe-t-il au Pakistan ? — Pratiquement non, c'est très difficile. Le monde musulman est assez fermé. Peut-être le sommes-nous, nous-mêmes, égale- ment. Il n'y a pas non plus assez de théologiens qui, de part et d'autre, soient aptes à se rencontrer. Du côté catholique, nous avons le Père Butler qui, à Lahore, dirige un centre de recher- ches et d'études islamo-chrétien. Dans ce cadre, des rencontres sont possibles. Mais cela reste difficile. Et certains prêtres catho- liques sont d'ailleurs découragés par cette fermeture de la société musulmane.

Découvertes le long de l'Indus

A la gare de Karachi, encombrée, bruyante, colorée, un por- teur me prend ma valise des mains avant que j'aie eu le temps de protester. Les porteurs, ici, sont habillés tout en rouge (pour qu'on les distingue de loin) avec un grand numéro dans le dos. Celui-là pense sans doute faire une très bonne affaire en portant les colis d'un touriste occidental : il pourra lui réclamer bien plus que le tarif prévu, surtout si ce dernier n'est pas bien au courant de ce qu'il convient habituellement de demander ici pour le port d'une valise. Heureusement François est là. Lui si attentif et bon pour les pauvres n'admet pas que l'on cherche à exploiter un étranger. Le prix normal est d'une roupie. Or mon porteur, après avoir déposé la valise dans le train, m'en demande dix. François m'avertit tout de suite de ne pas me laisser faire et admet que je laisse deux roupies, mais pas plus. L'homme n'est pas content, s'accroche, proteste, réclame. Fort de l'appui de François qui connaît les tarifs, je tiens bon. L'hom- me fait mine d'abord de refuser mes deux roupies et de partir, préférant ne rien recevoir apparemment que d'accepter ce salaire dérisoire. « Laisse-le faire, ne t'inquiète pas, il reviendra. » Bien sûr, il revient. Mais le manège de protestation indignée dure longtemps, jusqu'au moment où un vieux barbu assis dans le compartiment, et qui assistait à la scène, un Pakistanais, se met tout à coup à invectiver le porteur en urdu et celui-ci part avec ses deux roupies sans demander son reste. « Que lui a-t-il donc dit », demandais-je. — Il lui a fait remarquer que son travail méritait normalement une roupie, et qu'il le savait très bien, mais qu'il avait cherché à profiter d'un étranger. Il devrait s'estimer bienheureux d'en avoir deux alors qu'il n'en méritait qu'une. La comédie avait assez duré ! Nous ne sommes pas en 1 classe. Ce n'est pas le style de François qui a pris, comme il fait habituellement, la classe populaire. Nous avons dix heures de train ainsi, mais avec des places assises. A la sortie de Karachi, de nombreux bidonvilles apparaissent, qui semblent pitoyables. Par endroits, le terrain que longe le train, est curieusement jonché de plumes. François explique que les gens qui habitent ici, dans ces bidonvilles et qui sont très pauvres, récupèrent dans les poulets ce qui n'a pas été mangé par les riches. Et comme je ne comprends pas, il précise que les gens riches, ici, au lieu de plumer les poulets, comme cela se fait chez nous, les coupent en deux, ce qui va plus vite, gardent le meilleur et jettent le reste. Le reste où adhèrent aux plumes encore un peu de peau et de chair. Alors les pauvres plument soigneusement ce déchet, récupèrent la peau, un peu de chair, font bouillir le tout et obtiennent ainsi un liquide nourris- sant. Il y a également des flèches un peu partout. Qu'est-ce que cela signifie ? — Elles n'indiquent pas, comme tu pourrais le penser, la direction de la ville, mais la Qibla, c'est-à-dire l'orientation religieuse nécessaire pour la prière. Et ici c'est naturellement vers l'ouest que l'on se tourne, et non vers l'est, comme en Occident, puisque le point de référence est La Mecque. François me fait encore remarquer, tandis que nous passons devant certaines maisons qui, cette fois, sont bien construites, le très astucieux système de récupération du vent pour le refroi- dissement. Des espèces de cheminées se dressent au-dessus de celles-ci avec une large ouverture orientée face au vent dominant. Celui-ci s'y engouffre et, une fois récupéré, est distribué par un système de ventilation dans toutes les pièces de la maison. Le train prend peu à peu de la vitesse puis la lumière com- mence à tomber et l'horizon se limite désormais au comparti- ment. A côté de nous un homme, un jeune homme (il avouera tout à l'heure vingt-sept ans) désire manifestement entrer en conversation avec nous. Sans doute parce que nous sommes étrangers, moi surtout, car François, habillé du costume pakista- nais, s'intègre plus au paysage. Je me prête volontiers, comme à mon habitude, à ce désir de dialogue : l'homme est sympathique, et je suis un peu étonné de la réserve que manifeste François. Il s'en explique : « Vois-tu, ici, on est vite entraîné. Si, dans le train, tu te laisses aller à répondre à tout dialogue, on te demandera rapide- ment combien tu gagnes, ce que tu fais, si tu es marié, etc. J'ai toujours beaucoup de peine à expliquer de but en blanc à quelqu'un que je ne connais pas ce qu'est un prêtre et pourquoi nous restons célibataires, etc. Un prêtre, pour eux, c'est difficile à comprendre : il n'y a pas de correspondance. Le désir d'entrer en dialogue de ce jeune homme n'est pas du tout étonnant. Ici, la façon d'être poli, c'est d'être indiscret. » Cependant la conversation s'engage avec Hiderban (c'est le nom de notre interlocuteur) et François qui, non seulement maî- trise parfaitement l'anglais, mais surtout parle couramment l'urdu, se met peu à peu à y participer. — Quel est votre nom, me demande sans ambage le jeune Pakistanais. Comme je réponds « Philippe », il éclate de rire et me dit : « Mais c'est comme les postes de radio : Philips, Philips. » Je réponds qu'il n'y a pas de s à mon prénom et, par manière de plaisanterie, pour souligner mes difficultés avec la langue anglaise, je dis « Philips parle mieux anglais que Philippe » mais il ne sourit pas et je pense que c'est mon accent qui est en cause. Je demande donc à François de lui répéter, dans un anglais mieux accentué, ce que je viens de dire. Il ne sourit pas davantage. « Tu sais, commente François, ils n'ont pas le même genre d'humour que nous. » Puis Hiderban se met à faire de grandes déclarations sur le bonheur : « Le bonheur, explique-t-il avec un peu d'emphase, ce n'est pas d'avoir beaucoup d'argent mais un habit propre, une bonne santé, de quoi manger : cela suffit. » Je l'approuve. J'essaie ensuite de sonder un peu plus loin et je dis : « Le bonheur, il n'est pas dans le portefeuille mais dans le cœur. » « Oh oui, dit-il, si vous avez un bon cœur, c'est le plus important. » Je crois vraiment qu'il a compris. « Pas du tout, il parle seulement du cœur physique. » C'est à moi alors d'éclater de rire. « Pour eux, d'ailleurs, m'explique François, tu sais, l'idée de l'amour de Dieu est difficile à comprendre. Dieu est quelqu'un à qui on obéit, qui vous demande de faire telle ou telle chose, mais dire qu'on aime Dieu, cela leur semble très abstrait. Ce qui n'est pas étonnant dans la mesure où ils n'admettent pas que Dieu ait pu s'incarner. » Le train remonte maintenant la vallée de l'Indus et nous entrons dans le Sind. Mon guide Fodor me fournit les quelques précisions indispensables sur ce pays où je vais vivre pendant huit jours. Les eaux de l'Indus viennent de l'Himalaya et se jettent dans la mer d'Arabie à travers les branches multiples d'un vaste delta. Cinq rivières du Nord, qui forment la province du Pendjab, s'unissent pour constituer l'Indus. Et depuis ce confluent jusqu'à la mer la plaine formée et arrosée par l'Indus s'appelle le Sind. C'est une région de 500 kilomètres de long sur 100 de large. Des chaînes de montagnes de plus de 1 500 mètres empêchent l'influence des vents et retiennent les pluies de mousson. C'est la raison pour laquelle le Sind est une des régions les plus chaudes du monde. La chaleur y est sèche, il n'y pleut presque jamais et les maisons, faites de boue séchée, peuvent durer le temps d'une génération. La fertilité du Sind ne vient donc pas des pluies qui n'existent pas, mais de l'irrigation : les eaux du fleuve inondent la plaine par un système de barrages et de canaux habilement aménagés. On y cultive le riz, le blé, le coton : ce sont les cultures les plus importantes. Il faut ajouter encore que le Sind ayant découragé les envahisseurs à cause de son climat torride a, de ce fait, conservé une langue, le sindhi, qui vient du sanscrit, ainsi qu'une culture propre.

Le presbytère de Larkana

Nous arrivons enfin après dix heures de train. Voici Larkana, au soir tombé. A Karachi, l'humidité adoucissait un peu l'atmos- phère ; ce n'est plus le cas dans ce climat sec. Il fait effectivement beaucoup plus chaud. A la petite maison, nous sommes attendus. C'est, en quelque sorte, le presbytère. Y vivent avec François, le Père Varkey, curé, et un serviteur, Lal. Maison sans étage de trois pièces : la chambre du Père curé, celle de François qui se prolonge en salle où nous prenons les repas, et une autre chambre qui sera la mienne, toutes naturellement munies des ventilateurs indis- pensables. Malgré cela, il n'est pas possible de dormir à l'intérieur pendant la nuit. Aussi bien, dès que les présentations sont faites et que nous nous sommes un peu restaurés et rafraîchis, on me montre la terrasse où m'attend mon lit : un sharpoy semblable à ceux que j'ai pratiqués à Kaboul. Nous avons quatre lits répartis sur cette très large esplanade. Là-haut, il fait meilleur : une petite brise passe et repasse tout à fait bienvenue. Il faut connaître la chaleur de ces pays pour comprendre que la Bible ait pu comparer Dieu à une brise.

Vendredi 4 juillet

De même que la nuit et sa brise nous ont attirés sur la terrasse, de même le soleil nous en chasse tôt le matin. Je retrouve, pour ma toilette, la fameuse douche du pauvre, expéri- mentée il y a deux ans à Quetta. La douche du pauvre ? Un seau que l'on a rempli d'eau fraîche à la pompe : avec un petit pot on se verse à chaque fois la valeur d'un quart de litre sur tout le corps et on recommence ainsi jusqu'à ce que le seau soit entamé aux trois quarts. On peut alors prendre le seau lui-même et, les bras tendus au-dessus de la tête, verser ce qui reste pour conclure. Pas moderne ? Pas confortable ? On s'y habitue très bien. Le curé, le Père Varkey, est un homme de cinquante à soixante ans. Vocation tardive, originaire du Kerala, au sud de l'Inde, il se présente comme un bel homme au profil mussolinien. Il a été cependant de longues années à Ceylan comme professeur. Affecté au diocèse de Karachi, il est l'un des rares volontaires qui aient répondu à l'appel de l'évêque pour occuper le poste de Larkana où il y a environ trois cents chrétiens, mais qui n'est pas envié en raison du climat trop dur. Il se trouve donc ici depuis plus d'un an. Fort affable à mon égard, hélas il ne parle qu'anglais ! Il faut résister à la tentation de parler sans cesse français avec François. Chose curieuse dans ce petit presbytère très pauvre où par une température qui atteint allègrement ses 45 degrés à l'ombre, et dépasse quelquefois même ce chiffre, où il n'y a ni douche ni frigidaire (on reçoit de la glace le matin et on la garde dans un thermos), ni W.C. mais seulement un petit coffre en bois percé d'un trou qui est journellement nettoyé par le sweeper, voici un luxe : le serviteur. C'est Lal. Serviteur et heureux de l'être. En Occident, on s'étonnerait. Mais c'est peut-être là que l'on s'aperçoit que l'application pure et simple d'une mentalité importée d'Occident, de l'Occident actuel (qui n'est quand même pas la référence absolue) tomberait à côté. Lal ne se sent pas du tout exploité et frustré d'aucune manière parce qu'il est le serviteur de François et du Père Varkey. Au contraire, il est heureux d'avoir trouvé un travail (c'est si difficile ici) et un travail pas trop fatigant : préparer les repas, faire la vaisselle. Même s'il n'est pas plus payé ici qu'ailleurs, il est content ; du moins c'est ce que j'ai senti.

Itinéraire de François

J'aurai l'occasion de reparler de l'ambiance du presbytère mais, dès ce matin, je profite des heures les plus supportables de la journée pour interroger François. — Est-ce que tu avais depuis longtemps l'idée de venir au Pakistan ? — Je crois que l'idée d'être missionnaire m'est venue lorsque j'étais encore enfant. A ce moment-là, je voulais être Père Blanc (peut-être à cause de la chechia et du burnous !). Mais je suis entré au petit séminaire. J'y ai commencé mes études. J'ai pensé un moment être prêtre ouvrier puis j'ai songé aux Oblats de Marie-Immaculée (sans doute parce qu'un Père était venu nous parler des missions du Grand Nord et de la vie rude des mission- naires de là-bas). Plus tard j'ai pensé aux jeunes églises et finale- ment c'est la formule de la S.A.M. (Société Auxiliaire des Missions) permettant de se mettre au service d'une église jeune mais déjà constituée, qui m'a retenu. A ce moment-là, je n'avais aucune idée de ce qu'était le Pakistan. J'avais seulement été en Algérie, au service militaire, pendant neuf mois et j'y avais rencontré l'Islam. De nombreux aspects de cette religion m'avaient frappé : soumission à Dieu, pauvreté. J'ai eu envie, à ce moment- là, de retourner dans un pays d'Islam. Mais il n'y avait pas beaucoup de choix si je voulais trouver un pays d'Islam qui ait des évêques autochtones. Le Pakistan était de ceux-là. Et puis j'avais appris qu'un évêque du Pakistan, Mgr Joseph Cordeiro, le futur cardinal, demandait des samistes. — Mgr Cordeiro, qu'était-il à ce moment-là ? — Evêque, simple évêque de Karachi ; le premier évêque autochtone du Pakistan. — Tu voulais t'occuper des musulmans et tu te retrouves avec des hindous. — De fait, j'ai maintenant très peu de contacts avec les musul- mans ; j'en ai eus au début. — Comment cela s'est-il fait ? — J'ai commencé à être vicaire à Karachi. Mais avant d'arriver là-bas, j'ai passé un an à apprendre l'anglais tout en suivant, en même temps, un enseignement de l'urdu à Londres. Quand je suis arrivé à Karachi, ma chance a été qu'on me mette direc- tement dans une paroisse urdue alors que j'aurais pu me trouver dans une paroisse anglaise. J'avais, en effet, à exercer la pratique de l'urdu. Or, quinze jours après mon débarquement, je me trouvais en milieu urdu, obligé, de ce fait, de parler cette langue tout de suite : faire le catéchisme aux petits, prêcher le dimanche, visiter les gens... travail auprès des chrétiens et d'ailleurs très intéressant. Pour nous aider, nous avions les religieuses à proximité. — C'était dans Karachi même ? — Non, dans la banlieue, près de l'aéroport. Il y a là des petites colonies chrétiennes, catholiques, protestantes, toutes de sweepers, qui vivent un peu isolés, par groupes à droite, à gauche. Je les ai visités beaucoup. Les visites, tu sais, au Pakistan, c'est le huitième sacrement. Je visitais les gens et je priais avec eux. — Combien de temps es-tu resté ainsi ? — Deux ans, deux ans au même endroit. Et puis, après un an, je me suis rendu compte que si cette communauté chrétienne était intéressante, sympathique, chaude, formant un ensemble paroissial qui se tenait bien, si j'y étais vraiment le prêtre des pauvres, faisant un travail pastoral qui me convenait tout à fait, il y avait aussi tout un autre monde qui m'échappait. Je sentais cela surtout à l'occasion de fêtes chrétiennes ou des fêtes musul- manes. — Comment cela ? — La fête de Noël, par exemple : il y avait toute la foule chrétienne, et c'était très sympathique. Mais je pensais, à ce moment-là aux musulmans qui n'étaient pas là. Comment les approcher, que leur dire ? Et puis, symétriquement, pendant les fêtes musulmanes, l'Eglise était absente. J'ai senti alors que je vivais dans un monde uniquement chrétien au-delà duquel rien ne passait. Et je ne voyais autour de moi aucun prêtre qui se souciait du contact avec les musulmans. Mon urdu était très pauvre, trop pauvre, et je n'osais pas me lancer. Avec les chrétiens, je m'arrangeais toujours, mais avec les autres, j'avais un peu peur. Et je sentais vraiment, au fond du cœur, que je n'étais pas venu au Pakistan pour cela : j'étais venu pour devenir missionnaire. Je me souviens, j'avais à ce moment-là encore la soutane blanche : je faisais le tour de la Grande Mosquée en priant, en disant le chapelet. Je me disais : comment ouvrir une porte? Un jour, c'était la fête de sainte Thérèse de l'Enfant Jésus et je me trouvais toujours avec cette question en moi : comment entrer en contact ? Alors, un musulman qui habitait tout près de la communauté chrétienne m'a invité chez lui et il m'a dit : « Est-ce que tu ne pourrais pas prier pour ma petite-fille, c'est la fille de ma fille et celle-ci perd tous ses enfants les uns après les autres. Celle-ci, c'est la dernière-née et je voudrais que tu pries pour qu'elle vive. » Alors, à ce moment-là, j'ai dit une prière. J'ai été étonné qu'il me demande cela. — Tu le connaissais ? — Non, je ne le connaissais pas mais il voyait bien que