Revue Géographique de l'Est

vol. 48 / 1-2 | 2008 Reconversion et patrimoine au Royaume-Uni

Simon Edelblutte (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/rge/648 DOI : 10.4000/rge.648 ISSN : 2108-6478

Éditeur Association des géographes de l’Est

Édition imprimée Date de publication : 1 janvier 2008 ISSN : 0035-3213

Référence électronique Simon Edelblutte (dir.), Revue Géographique de l'Est, vol. 48 / 1-2 | 2008, « Reconversion et patrimoine au Royaume-Uni » [En ligne], mis en ligne le 01 janvier 2008, consulté le 08 novembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/rge/648 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rge.648

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Le numéro 1-2/2008 de la Revue Géographique de l’Est que vous consultez aujourd’hui est le premier numéro paraissant uniquement en ligne sur le portail Revues.org. Fondée en 1961 avec pour objectif la publication d’articles scientifiques sur la France de l’Est, l’Europe rhénane, centrale et orientale et le Proche-Orient, cette grande revue régionale a cessé sa parution papier avec le dernier numéro de l’année 2007. Il s’agit d’une étape décisive dans l’histoire de la revue qui s’adapte ainsi aux exigences de la publication scientifique.

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SOMMAIRE

Editorial Michel Deshaies

Introduction : reconversion et patrimoine au Royaume-Uni Simon Edelblutte

Vers une approche culturelle du patrimoine forestier : le modèle britannique Xavier Rochel

Le capital ferroviaire britannique, entre patrimoine et pragmatisme Anne Hecker

Paysages et territoires du patrimoine industriel au Royaume-Uni Simon Edelblutte

Quelle place pour le patrimoine dans le renouveau d’une région postindustrielle ? Le cas du Nord-Est anglais Mark Bailoni

Ville globale versus ville patrimoniale ? Des tensions entre libéralisation de la skyline de Londres et préservation des vues historiques Manuel Appert

Londres : une géographie du renouveau des tours Jean-Philippe Hugron

L’opération de régénération des Docklands : entre patrimonialisation et invention d’un nouveau paysage urbain Perrine Michon

Comptes rendus

Mark BAILONI, Delphine PAPIN, Atlas géopolitique du Royaume-Uni. Les nouveaux défis d’une vieille puissance Paris, Autrement, 77 p. Simon Edelblutte

Paul ARNOULD, Laurent SIMON, Géographie de l’environnement Paris : Belin, Atouts géographie, 2007 Jean-Pierre Husson

Claude SEYER, Bruno VALENTI, Julien PANNETIER, Nancy aérienne : paysages, patrimoine, urbanisme Haroué : G. Louis, 2008 Jean-Pierre Husson

Mark BAILONI, La question régionale en Angleterre : nouvelles approches politique du territoire anglais Thèse de Doctorat, Université Paris 8, Institut Français de Géopolitique, 2007 Simon Edelblutte

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Editorial

Michel Deshaies

1 Le numéro 1-2/2008 de la Revue Géographique de l’Est que vous consultez aujourd’hui est le premier numéro paraissant uniquement en ligne sur le portail Revues.org. Fondée en 1961 avec pour objectif la publication d’articles scientifiques sur la France de l’Est, l’Europe rhénane, centrale et orientale et le Proche-Orient, cette grande revue régionale a cessé sa parution papier avec le dernier numéro de l’année 2007. Il s’agit d’une étape décisive dans l’histoire de la revue qui s’adapte ainsi aux exigences de la publication scientifique. En effet, les dernières années ont été marquées par l’essor extraordinaire de la publication en ligne, désormais familière non seulement à tout chercheur, mais à tout citoyen. Le canal d’internet est devenu incontournable pour pouvoir faire connaître une publication à une large communauté de chercheurs. Cet essor de l’édition en ligne va bien évidemment de pair avec la stagnation, voire même le déclin des abonnements traditionnels aux revues. Aussi, la plupart des revues scientifiques se sont-elles engagées dans la publication en ligne et beaucoup de revues de sciences humaines sont présentes sur le portail Revues.org.

2 L’Association de Géographes de l’Est qui gère la revue depuis 1995 a décidé, lors de l’assemblée générale du 6 octobre 2007 à Saint-Dié, qu’à partir des numéros de 2008, la RGE ne paraîtrait plus qu’en ligne sans édition sur papier. Cette décision répondait à la volonté du comité éditorial et de l’Association d’assurer la plus large diffusion possible des travaux des chercheurs souhaitant publier dans la revue. Si la publication de chercheurs confirmés est un élément important pour maintenir la RGE dans le groupe des revues de niveau scientifique reconnu, l’un des objectifs prioritaires de notre politique éditoriale est la publication de jeunes chercheurs qui est une source essentielle de dynamisme et de renouvellement de la connaissance et des thèmes de recherche. C’est pourquoi nous avons considéré que seule la publication en ligne avec un accès gratuit offrait actuellement la possibilité d’une diffusion très large, et en donnant qui plus est, la possibilité de publier des articles avec une qualité technique maximale, comportant notamment des illustrations en couleur.

3 La qualité nouvelle de cette publication est assurée par une jeune équipe qui a été formée pour effectuer la mise en ligne de la RGE avec l’assistance de Cléo-Revues.org. Comme vous pouvez le découvrir avec ce premier numéro double de 2008 portant sur

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« reconversions, patrimoines et renouveau au Royaume-Uni », la revue conserve sa présentation, les exigences concernant la qualité et la longueur des articles, ainsi que le volume d’un numéro. De la même façon, le principe de la parution de numéros thématiques suivant une périodicité trimestrielle est maintenu. Aussi, vous découvrirez bientôt sur ce site les prochains numéros de 2008 et de 2009 qui seront consacrés à « l’économie de la connaissance sur le Rhin supérieur » (n° 3-4/2008), aux « nouvelles dynamiques et changements en Roumanie » (1/2009), aux « concentrations de populations migrantes, déplacées et réfugiées au Proche-Orient » (2/2009) et à « identités, paysages et territoires ruraux en mutation » (3-4/2009). Vous pouvez aussi consulter une partie des numéros anciens de la RGE qui sont progressivement mis en ligne, du moins pour ceux de la période 1998-2007.

4 Nous vous souhaitons une bonne lecture et nous espérons que cette nouvelle formule de la RGE vous donnera entièrement satisfaction. Si vous avez des propositions de publication d’articles ou de numéros qui peuvent s’insérer dans la programmation thématique figurant sur ce site, vous pouvez les adresser au Directeur scientifique de la revue. Elles seront examinées par le comité scientifique qui jugera de leur recevabilité. Comme depuis les origines de la RGE, nous conservons le souci de maintenir un haut niveau d’exigence afin d’élargir encore le rayonnement de la revue sous cette nouvelle forme.

AUTEUR

MICHEL DESHAIES Directeur scientifique de la RGE

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Introduction : reconversion et patrimoine au Royaume-Uni

Simon Edelblutte

Reconversion

1 Renouveau, régénération, reconversion, requalification, rénovation, réhabilitation autant de termes en « re- » qui indiquent des mutations profondes, une « re- » composition des espaces et des territoires. Ces recompositions ont toujours existé ; les territoires, comme les organismes vivants, naissent, croissent, déclinent et meurent et c’est particulièrement le cas des territoires urbains. En effet, « l’histoire longue n’engendre pas la pétrification de la matérialité urbaine. Elle suppose au contraire une recomposition continue à l’échelle de plusieurs générations » (Burgel, 2001). Cependant, les recompositions territoriales ne sont devenues un thème majeur de la géographie que durant ces dernières décennies, tant le mouvement semble s’être accéléré, notamment à partir des profonds changements économiques liés aux révolutions industrielles, et plus récemment au post-fordisme et à la mondialisation croissante. Ainsi, alors que les autorités tentent au mieux d’orienter ces mutations territoriales, mais ne peuvent la plupart du temps que les accompagner, le géographe s’attache à essayer d’y retrouver des axes forts, des tendances majeures, tous autant d’éléments utiles à la compréhension, donc à l’aménagement des espaces en recomposition.

2 À partir de la recomposition territoriale, expression englobante, les autres termes ou expressions listées plus haut ont un sens plus ciblé, mais pas toujours clairement et précisément défini ; en effet, renouvellement ou renouveau, plutôt appliqués à la ville avec le qualificatif « urbain » ou « urbaine » sont des « notions ambiguës et polysémiques » (Bonneville, 2005). Renouvellement ou renouveau urbain sont synonymes de la notion de régénération urbaine, expression utilisée par Claude Chaline (1999), traduction littérale de l’anglais urban regeneration, incluant une dimension sociale mais prenant une dimension quelque peu mystique en français.

3 Ces notions assez larges, appliquées à la ville, en incluent donc d’autres, plus réduites mais souvent mieux définies, telles que la requalification, remise en état d’un terrain

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dégradé (friche) ; le réaménagement, préparation du terrain à l’accueil d’une nouvelle occupation ; la rénovation, destruction de l’immeuble résidentiel ancien et son remplacement par un nouveau ; la réhabilitation, conservation de l’immeuble résidentiel ancien et sa mise aux normes ou encore la reconversion, changement d’activité d’un site et donc regroupant requalification et réaménagement.

4 Ce dernier terme, reconversion, a d’abord été utilisé principalement dans un sens social pour désigner les changements d’activité de salariés licenciés de l’industrie. Il a rapidement glissé ensuite vers un sens économico-territorial, désignant principalement le traitement et donc les mutations des sites industriels anciens, abandonnés suite au déclin de l’industrie fordiste. Son sens s’élargit encore pour inclure d’autre formes de conversion impliquant un changement de destination de l’espace concerné : d’industriel à commercial, d’agricole à forestier, d’extractif à agricole, de résidentiel à industriel, etc. Il est utilisé pour le titre de ce numéro de préférence à renouveau ou régénération, car ces derniers semblent plus liés au monde urbain et plusieurs articles du numéro ne concernent pas ou partiellement le monde urbain.

5 Tous les espaces sont concernés par ce processus de reconversion permanente, mais les plus intensément touchés sont, en quelques sorte, aux deux extrémités du dynamisme territorial : • ce sont souvent des territoires urbains à évolution rapide en raison de leur forte attractivité qui « colonisent » les quartiers voisins en difficulté, entamant un « recyclage urbain », terme proposé par V. Veschambre (2005) qui implique une reconstruction permanente de la ville sur la ville ; • ce sont au contraire des territoires en crise forte, en déprise économique et démographique sensible, comme les régions postindustrielles ou les anciennes villes-usines.

6 Cependant, d’autres territoires, a priori moins mouvants, comme les espaces ruraux ou encore forestiers, sont aussi touchés par cette reconversion, ne serait-ce que par la pression qu’ils subissent de la part de territoires voisins plus actifs.

7 Cette diversité de la reconversion est aussi sensible à plusieurs échelles. En effet, si l’échelle du bâtiment abandonné est la plus évidente, la reconversion s’entend aussi ensuite à l’échelle de quartiers, de villes et de régions entières, posant des séries de problèmes et générant des solutions évidemment assez différentes.

Patrimoine

8 Dans cette recomposition permanente des territoires, le patrimoine tient une place de plus en plus grande. Au départ restreinte à des biens transmis des parents aux enfants, cette notion s’est peu à peu élargie, à la fois spatialement, thématiquement et temporellement.

9 L’élargissement est d’abord spatial car, très vite, au delà des simples objets, la notion de patrimoine s’est étendue à des bâtiments, puis à des îlots, voire à des quartiers. Elle peut concerner aujourd’hui des villes entières, comme des unités paysagères de la taille d’une vallée par exemple, concernant donc de vastes territoires mêlant éléments naturels (relief, hydrographie) ou humains très variés, compliquant d’ailleurs grandement leur gestion.

10 L’élargissement spatial s’accompagne d’un élargissement thématique. Les éléments patrimoniaux initiaux concernent souvent le domaine religieux ; ils touchent ensuite à

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l’urbain aux transports, au militaire, voire au « naturel ». Des domaines dont le côté patrimonial a longtemps été ignoré, comme l’industrie ou le tourisme, ont plus récemment intégré cette vision patrimoniale. Ainsi, d’anciennes usines, d’anciens hôtels thermaux, peuvent être aujourd’hui protégés comme témoins majeurs d’époques révolues.

11 Enfin, l’élargissement est aussi temporel. Au Royaume-Uni, la protection cible d’abord des éléments préindustriels : la Royal Commission on the Historical Monuments of England, créée en 1908, protège en effet les monuments historiques, « des origines à l’année 1700 ». La date limite est ensuite repoussée à 1714 (en 1921), puis à 1850 (après la seconde guerre mondiale), avant d’être abolie en 1963 (Cullingworth, Nadin, 2006). Cela signifie que tout élément, même très récent (bâtiment, monument, voire quartier ou paysage) reconnu d’intérêt patrimonial, peut-être protégé de la destruction par son classement.

12 Cette forte – certains la qualifient d’excessive – patrimonialisation est assez récente et correspond en grande partie au développement de la mondialisation : le patrimoine devenant le garant d’une identité menacée par l’ouverture des frontières et des barrières. La reconversion, quelque soit l’échelle à laquelle elle est pratiquée, peut ainsi difficilement négliger totalement le patrimoine aujourd’hui.

Royaume-Uni

13 Dans ce mouvement de recomposition territoriale et de patrimonialisation, le Royaume-Uni occupe une place particulière. L’industrialisation très précoce du pays a entrainé son urbanisation très rapide, marquant le développement de grandes conurbations, là où il n’y avait que de petits bourgs ruraux, ou même à la naissance spontanée de véritables villes-usines. Cette urbanisation soudaine et rapide a entrainé une surdensification, une saturation des quartiers ouvriers péricentraux parfois touchés par l’insalubrité. Ainsi, dès le début du XIXe siècle, certains patrons éclairés font construire des logements décents pour leurs ouvriers, les accompagnant de services et de commerces, formant des villes-usines voulues comme idéales et parfois qualifiées d’utopies ouvrières et/ou urbaines (New Lanark, en Écosse dès les années 1820 ; Saltaire, près de Bradford dans les années 1850, idées d’Ebenezer Howard sur les cités-jardins, à la fin du XIXe siècle, etc.).

14 L’État ne suit réellement qu’après la Seconde guerre mondiale, malgré les travaux préparatoires de la Commission Barlow (1937) sur la distribution géographique de la population industrielle (rapport déposé en 1940), ceux de la Commission Scott sur la protection des zones rurales face à l’urbanisation (1942) et ceux de P. Abecrombie, sur le Grand Londres (1944).

15 En 1947, est donc mis en œuvre le plan Abercrombie, politique de desserrement urbain bien connue, fondée sur les ceintures vertes et les villes nouvelles construites au-delà. Mais plus récemment, la saturation des transports urbains compliquant les relations au sein de la ville, la désindustrialisation mitant le tissu urbain et les nouvelles préoccupations environnementales résumées par la notion de développement durable, remettent en cause l’étalement urbain et poussent les pouvoirs publics à repenser la ville. C’est ainsi que le renouveau urbain devient, à partir des années 1980/1990, une préoccupation phare de l’aménagement au Royaume-Uni. Les nombreuses friches industrielles et portuaires offrent des espaces à réaménager, souvent situés en

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péricentre, permettant l’apparition de quartiers novateurs, symbolisant ce renouveau urbain.

16 Dans ce mouvement, la place du patrimoine est croissante dans le pays. Si des actions ciblées de préservation existent dès la fin du XIXe siècle (Ancient Monuments Act en 1882), l’innovation la plus importante en la matière est l’inventaire national des bâtiments historiques qui donne, à partir de 1969, un statut protégé à presque 120 000 bâtiments tout en reconnaissant l’intérêt de 137 000 autres. Le débat se porte ensuite sur la différence entre preservation et conservation. La première implique un maintien en l’état originel, alors que la seconde implique un changement et une amélioration, tout en conservant tout une partie du patrimoine. Rapidement, des considérations économiques et pragmatiques ont privilégié la seconde par rapport à la première, permettant la survie de nombreux sites. Plus récemment, et à l’instar de ce qui se passe dans la plupart des pays développés, le débat s’est ouvert sur l’idée de sustainable conservation, encourageant l’usage des ressources locales par la récupération, comme évoqué plus haut, de friches diverses plutôt que la construction de neuf (Cullingworth, Nadin, 2006). Ainsi le patrimoine occupe-t-il une place croissante dans le renouveau urbain. Même si les coûts de récupération, à court terme, sont plus élevés que la destruction/reconstruction, ils s’avèrent plus profitables à long terme, tant en termes économiques, que sociaux et environnementaux.

Des regards croisés

17 La série d’articles proposée dans ce premier numéro en ligne de la Revue Géographique de l’Est illustre les multiples facettes de la reconversion, envisagée à chaque fois sous un angle patrimonial et à différentes échelles.

18 La petite échelle, celle du pays tout entier est utilisée par les trois premiers articles, mais les thèmes abordés, sous un angle patrimonial, y sont radicalement différents.

19 Xavier Rochel, dans un article original, évoque l’intégration des forêts britanniques au champ patrimonial. Pays peu forestier, avec un taux de boisement de 12% (près de 30% en France), le Royaume-Uni est précurseur de la foresterie durable, gestion forestière plus large que la sylviculture traditionnelle tournée vers la seule production. Encore incomplètement définie, elle englobe des éléments tels que « le respect de l’équilibre et de la complexité des écosystèmes », mais aussi des critères sociaux et culturels, tous devant être pris en compte lors des opérations de restauration de massifs évoqués dans l’article. La forêt est ainsi devenue patrimoine et non pas seulement productrice de bois. Cependant, les différents acteurs ne s’entendent pas sur le contenu du patrimoine forestier et deux visions s’affrontent : d’abord une vision plus proche de ce qu’était la forêt traditionnelle, un espace plutôt ouvert et marqué par l’interaction arbres/ prairies, « centrée sur l’histoire et le patrimoine » ; ensuite, une vision plus fantasmée, celle d’une forêt « orientée vers un imaginaire tout à fait différent, où l’empreinte de l’Homme reste discrète au milieu de vieux arbres tordus et de frondaisons presque inviolées ».

20 Traitant également d’un patrimoine cher au cœur des Britanniques, car ancien et symbolique de l’âge d’or victorien, Anne Hecker montre la difficulté de sauvegarder le patrimoine ferroviaire dans sa globalité. En effet, l’infrastructure linéaire, c’est-à-dire les voies déclassées et abandonnées qui représentent, dans le pays de naissance de ce mode de transport, pas moins de 19 000 km, est aujourd’hui négligée. Le patrimoine ferroviaire est ainsi protégé d’une façon « très sélective, qui exclut largement l’ancienne

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infrastructure ferrée ». Si le matériel roulant et les bâtiments liés au monde ferroviaire sont en général très valorisés, les lignes elles-mêmes sont souvent peu mises en valeur et l’emprise rapidement découpée pour être annexée aux parcelles voisines. Pourtant, l’auteur montre qu’avec la création de l’association Sustrans ( Sustanaible transport), apparue en 1977 sous le nom de Cyclebag, l’infrastructure ferroviaire linéaire abandonnée était promise à un bel avenir sous forme d’un réseau cohérent et maillé de voies vertes, tant la densité ferroviaire était forte dans le pays. Cependant, et rapidement, « la préoccupation environnementale et sociétale a pris le pas sur la vision patrimoniale du réseau ». En effet, face à la nécessité et aux demandes des autorités pour la réalisation rapide et à moindre coût du réseau cyclable, l’option de voies sécurisées le long des voies routières a été privilégiée, contrairement aux réalisations allemandes, belges ou américaines. Ainsi, « c’est une partie essentielle du capital linéaire des délaissés ferroviaires qui pourrait disparaître, victime du projet qui devait, primitivement, assurer sa pérennité ».

21 Très lié au patrimoine ferroviaire durant l’âge d’or industriel de la fin du XVIIIe siècle à la fin du XIXe siècle, le patrimoine industriel britannique est présenté par Simon Edelblutte. Dans un contexte mondial et européen qui lui a longtemps été peu favorable, le patrimoine industriel est néanmoins reconnu très tôt au Royaume-Uni, pays où dès le XVIIIe siècle a débuté la révolution industrielle et où celle-ci est associée à la prospérité de l’ère victorienne. Ainsi, « le Royaume-Uni, précocement industrialisé et précocement désindustrialisé suite aux crises du dernier quart du XXe siècle, est donc aussi le premier pays à avoir intégré la composante patrimoniale dans la reconversion des sites, puis des territoires industriels de plus en plus vastes, du quartier à la vallée et au bassin en passant par la ville-usine et la ville industrielle ». Cette question d’élargissement spatial de la notion de patrimoine industriel est au cœur de l’article qui montre la diversité des types de mise en valeur, en lien avec l’européanisation du mouvement (mise en place de l’ERIH – European Route of Industrial Heritage), voire sa « mondialisation » puisque le Royaume- Uni ne compte pas moins de 7 sites inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. Dans certaines régions britanniques, le patrimoine industriel est donc clairement devenu un élément phare de l’identité de la population, ou tout au moins d’une partie de la population.

22 C’est ce que montre Mark Bailoni à propos du Nord-Est anglais, cette fois à l’échelle régionale et en insistant sur l’aspect politique, social et culturel de la mise en patrimoine. Dans une région très anciennement industrialisée et précocement touchée par la crise de la vieille industrie (dès l’Entre-deux-guerres), les autorités locales, soutenues par le gouvernement et face au manque de réussite des politiques d’aides massives des années 1960 et 1970, ont d’abord misé sur une négation du passé industriel pour attirer de nouvelles activités, essentiellement tertiaires. Le patrimoine mis en valeur est alors celui des époques préindustrielles (Mur d’Hadrien, cathédrale de Durham, prieuré de Lindisfarne, etc.). Ce n’est qu’avec la fin de la période de deuil de l’industrie, dans les années 1990, que le passé industriel est mis en valeur. Cette évolution « que l’on retrouve au même moment dans d’autres territoires industriels en reconversion en Europe occidentale », s’accompagne dans le Nord-Est de la progression des idées régionalistes. Les discours tenus pas les régionalistes, en réaction au clivage Nord/Sud et aux autonomies écossaises et galloises, s’appuient alors sur cette culture ouvrière passée, ancrée dans des lieux de mémoires qu’il faut donc préserver (anciennes mines, anciennes usines, anciens chantiers navals). Même si les identités locales restent plus fortes que l’identité régionale dans un Nord-Est dont les limites

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actuelles n’apparaissent qu’en 1995, le patrimoine, industriel, mais aussi préindustriel, apparaît ainsi dans cette région comme « un des éléments clés de la reconstruction sociale et du renouveau politique, dépassant le simple rôle de vecteur de développement économique et de réhabilitation urbaine » qu’on lui assigne habituellement.

23 A plus grand échelle encore, celle de la ville et du quartier, Manuel Appert et Jean- Philippe Hugron portent un regard croisé sur la City et les nouvelles tours de Londres. Le premier s’interroge sur la patrimonialisation, largement remise en cause sous le mandat de K. Livingstone à la mairie, de la skyline de Londres. Longtemps contenue pour préserver les vues de la cathédrale Saint-Paul, en particulier depuis les rives de la Tamise, l’érection de hautes tours, portée par la nécessité d’ancrer Londres dans la mondialisation, à pour objectif de contrer l’étalement urbain en densifiant le centre. Cela doit concilier, non sans difficultés, « conservation du patrimoine et développement économique » ; en référence à Mac Neil (2002) et Holmes (2004), Manuel Appert montre que « la skyline changeante de Londres, concilie le double statut historique et global de Londres ».

24 Le second, Jean-Philippe Hugron, montre que « l’architecture verticale est, au regard des projets de constructions en cours à Londres, au cœur de tensions certaines entre reconversion, rénovation, réhabilitation et patrimonialisation ». Constructions récentes au cœur de quartiers en profondes mutations et d’un grand dynamisme économique et donc immobilier, les tours font ainsi l’objet de multiples transformations, qui vont de la destruction-rénovation à la réhabilitation-patrimonialisation. Il propose donc une très utile typologie liée à ces différences, traduite en une figure qui montre bien, en matière d’architecture verticale, la prééminence de la City, récemment étendue sur la rive Sud de la Tamise (Southwark) et du quartier de , dans les Docklands, objet de l’article suivant.

25 Perrine Michon, enfin, s’attache, à plus grande échelle, à l’étude d’un seul quartier, celui de Canary Wharf, quartier d’affaires construit sur les anciens docks de Londres. Elle montre que le nouveau quartier créé conserve des éléments patrimoniaux (des entrepôts réhabilités, mais aussi le patrimoine aquatique, avec les bassins proprement dits) sur lesquels s’appuie la communication (« a New Venice », « Wall street on water »). Cependant, ces éléments, pourtant mis en avant par la communication officielle, sont noyés dans des constructions nouvelles en références à d’autres villes (grilles d’arbres hausmaniennes, gratte-ciels rappelant Manhattan) et dans des cheminements qui privilégient les espaces commerciaux et d’affaires plutôt que les espaces publics et l’ouverture sur l’eau. Il s’agit donc ici plus d’un patrimoine-alibi que d’une prise en compte réelle du patrimoine.

26 De cette série d’articles il ressort que, si le patrimoine est bien affaire d’identité, il est aussi affaire de perception et ne peut être étudié hors de son contexte : • l’importance de la perception est particulièrement sensible dans les articles de Manuel Appert ou Xavier Rochel. L’un rappelle que la skyline londonienne construite autour de Saint-Paul et tant vantée par English Heritage n’est elle-même jamais questionnée ou remise en cause. L’autre montre que les forêts profondes et denses rêvées par les citadins britanniques sont bien loin des forêts très ouvertes mêlant taillis et prairies qui constituaient l’essentiel des boisements historiques. • l’importance du contexte dans lequel se développe la protection patrimoniale est soulignée dans plusieurs articles :

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• le contexte économique, comme le montrent Anne Hecker avec la reconversion essentiellement pragmatique du réseau ferré, laissant à l’abandon des pans entiers de l’infrastructure, et Perrine Michon, évoquant le patrimoine-alibi que sont les quelques éléments préservés à Canary Wharf face à l’envahissant monde des affaires et du commerce ; • le contexte politique, évoqué par Mark Bailoni avec, face à la domination d’un Sud anglais conservateur et libéral, une mise en patrimoine que l’on pourrait presque dire « exacerbée » pour des raisons politiques, de la culture industrielle et donc des éléments industriels du Nord-Est anglais ; • un contexte plus large évoqué par Simon Edelblutte, avec la mise en patrimoine des éléments industriels qui emprunte à la fois à la définition politique et identitaire des régions de tradition industrielle, à la tertiarisation de leur économie, à la notion grandissante du développement durable ou encore à la fierté d’un peuple à l’origine de la saga industrielle.

27 Ainsi, la Revue Géographique de l’Est présente-t-elle avec ce numéro un ensemble original d’articles sur des thématiques (reconversion, renouveau, mise en patrimoine des territoires), s’exerçant dans un spectre plus large que les acceptions habituellement admises à propos de la ville et/ou de l’industrie.

BIBLIOGRAPHIE

Bonneville M. (2005). — « Les ambiguïtés du renouvellement urbain en France », Les Annales de la Recherche Urbaine, n°97, p. 7-16.

Burgel G. (2001). — « Mémoire de la ville et recomposition urbaine ». In : Loyer F. – dir., Ville d’hier, ville d’aujourd’hui, Paris, Fayard – Éditions du Patrimoine, p. 95-104.

Chaline C. (1999). — La régénération urbaine, Paris, Presses Universitaires de France, coll. Que sais- je ?, 127 p.

Cullingworth B., Nadin V. (2006). — Town and country planning in the UK, 14ème édition, Londres, Routledge, 587 p.

Holmes S. (2004). — The history and effects of changes, past and present, to ’s skyline. http:// wwwusers.brookes.ac.uk/01231893, 14 septembre 2008.

McNeill D. (2002). — “The Mayor and the World City Skyline: London’s Tall Building Debate”, International Planning Studies, vol.7, n°4, p.325-334.

Veschambre V. (2005). — « Le recyclage urbain, entre démolition et patrimonialisation : enjeux d’appropriation symbolique de l’espace. Réflexions à partir de quatre villes de l’Ouest », Norois, n°2, p. 79-92.

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AUTEUR

SIMON EDELBLUTTE Département de Géographie - Centre d’Études et de Recherches sur les Paysages (CERPA) - Université Nancy2 - BP 33-97 - 54015 NANCY Cedex - [email protected]

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Vers une approche culturelle du patrimoine forestier : le modèle britannique Towards a cultural approach of forest heritage: the British model Nach einer kulturellen Betrachtung des Walderbes : das britische Vorbild

Xavier Rochel

L’auteur remercie Colin Leslie, de la Forestry Commission Inverness pour les précisions apportées au sujet du projet de restauration à Glenmore.

1 Les forêts européennes sont lourdement marquées du sceau de la « foresterie classique », principalement influencée par les idées allemandes des XVIIIe et XIXe siècles, et dont l’objectif essentiel, pour ne pas dire unique, était la production intensive de bois d’œuvre et d’industrie. Les futaies monospécifiques, et surtout les plantations résineuses héritées de cette vision productiviste de la forêt sont aujourd’hui encore en expansion sur le continent. Pourtant, elles sont aujourd’hui déconsidérées pour diverses raisons : dégradation qualitative des sols qu’elles occupent, qualité paysagère discutable, biodiversité presque nulle, grande fragilité face aux aléas susceptibles de ruiner les peuplements forestiers (et dont les incendies de la fin d’été 2007 en Grèce sont un exemple frappant). Les opérations de restauration mises en place dans maints massifs européens témoignent avec éloquence des revirements récents concernant différents aspects de la gestion forestière.

2 La restauration de ces forêts est d’abord menée dans une optique écologique : il s’agit de rétablir des écosystèmes en équilibre, en consolidant ou en réintroduisant dans les peuplements concernés une certaine diversité d’essences adaptées au milieu. Ces tentatives reflètent bien l’esprit des textes censés définir les bonnes pratiques en matière forestière, ainsi que les critères de certification appliqués au secteur bois, lesquels cherchent à concilier l’impératif économique au devoir écologique et social. En outre, une approche plus complète a parfois été tentée dans certains pays, et en particulier en Grande-Bretagne ; il s’agit d’inclure des critères culturels dans la redéfinition des paysages forestiers.

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3 Les paysages d’outre-Manche sont, il est vrai, peu boisés. Il y a moins d’un siècle, le taux de boisement de la Grande-Bretagne était réduit à 5% seulement ; les plantations du XXe siècle n’ont remonté ce chiffre qu’à 12%, avec d’importantes disparités régionales. C’est dire la rareté des Ancient Woodlands et la vénération qui leur est portée par les Britanniques... Peut-être est-ce pour cette raison que la restauration des forêts anglaises prend largement en compte, au-delà de l’économie et de l’écologie, la qualité paysagère et le patrimoine culturel lié à l’histoire forestière du pays.

4 L’exemple de trois forêts remarquables du point de vue patrimonial permet d’apprécier concrètement les idées britanniques sur ce qu’est le patrimoine forestier. La forêt de Hatfield, vaste massif périurbain situé au Nord de Londres, représente un conservatoire de pratiques anciennes où le retour à la nature n’est pas une option. La forêt de Glenmore est, à l’inverse, le type d’une forêt artificialisée que l’on souhaite ramener à un état d’équilibre relatif avec son environnement (restauration écologique), ou à un état supposé plus proche de la nature, selon l’expression consacrée. Enfin, dans la forêt de Sherwood, connue du monde entier, où se mêlent le mythe et l’histoire, s’expérimente le renouveau de certaines pratiques forestières traditionnelles : ici, la restauration écologique se double de considérations culturelles et patrimoniales.

1. Les bonnes pratiques forestières : des critères nouveaux ?

1.1. De la sylviculture à la foresterie : la gestion des forêts en quête de renouveau

5 Les forêts européennes ont été fortement marquées par un mode d’exploitation des forêts essentiellement développé au XIXe siècle, mais dont les racines sont nettement plus anciennes. Ce modèle de gestion que l’on désigne parfois, et depuis peu, sous le nom de « classical forestry » ou « sylviculture classique » (ce qui suffit à montrer qu’il n’est plus vraiment au goût du jour) se base sur l’idée d’une forêt économiquement profitable, base d’un développement industriel gourmand en matières premières, qu’il s’agisse du bois lui-même ou des fibres ligneuses qui le composent. Cette idée s’est traduite, au XIXe puis au XXe siècle, par un mouvement d’ampleur européenne consistant à nier le rôle nourricier des forêts, jusque là étroitement associées aux terroirs cultivés dans le cadre d’une agriculture aux supports variés (Rochel 2006), et à rendre exclusive, ou presque exclusive la production de bois dans les objectifs assignés aux espaces boisés. Le mot « ligniculture » parfois utilisé est révélateur. En termes sylvicoles, le modèle classique se définit essentiellement par la priorité donnée aux peuplements aussi homogènes que possible, souvent monospécifiques, et généralement équiennes ou subéquiennes ; ceci permet à la fois d’assurer une gestion facile, une récolte aisée, et une commercialisation rapide de lots homogènes pour l’industrie ou d’autres débouchés. Les essences privilégiées sont essentiellement les essences résineuses, qui se prêtent particulièrement bien à la fois aux objectifs et aux modalités techniques de la gestion mise en oeuvre (Johann, Rochel, et. al. 2004).

6 Cette façon de mettre en valeur l’espace forestier relève d’une certaine idée utilitaire de la fonction des forêts. Cette vision dite classique est désormais battue en brèche par de nouvelles conceptions apparues dans les dernières décennies. Un intérêt plus grand porté à l’écologie, à la biodiversité, et à l’environnement en général, mène à chercher

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une définition d’une nouvelle gestion, parfois dite -sans grande imagination- « new forestry » et assimilée aux doctrines postmodernes1, plus souvent nommée foresterie durable. Le terme « foresterie », longtemps inusité en France, s’est imposé récemment à la fois par contact avec l’anglais et du fait de la définition trop restreinte du mot « sylviculture », lequel n’englobe pas tous les aspects de la gestion et de l’exploitation des espaces boisés mais se limite à la conduite des peuplements. Le glissement de sylviculture (sens étroit) vers foresterie (sens large) pour désigner l’action des forestiers n’est pas neutre et montre justement l’entrée de la gestion des forêts dans une nouvelle complexité. Après avoir composé pendant longtemps la colonne vertébrale de l’action des forestiers, le binôme utilitaire conservation-production est désormais dépassé ou complété par d’autres idées et sensibilités. Selon Michael Williams (2000), l’assimilation de la nouvelle foresterie à la post-modernité se justifie par des similitudes de langage (obsession du complexe et de la diversité), mais aussi par l’impression de perte de repères : « like much post-modernist writing it is easier to say what the « new forestry » is not rather than what it is, and there is a strong sense of departure from old norms and explanations but little sense of destination ».

7 Il reste que la remise en cause de deux siècles au moins de gestion productiviste se traduit déjà sur le terrain dans le domaine de l’écologie forestière et de ses applications. Le respect de l’équilibre et de la complexité des écosystèmes est un fondement désormais assez généralement admis (Peterken 1996) et répond finalement à une préoccupation assez ancienne, comme l’atteste la vieille doctrine des sylviculteurs français de l’école de Nancy, « imiter la Nature, hâter son oeuvre ». La gestion durable est donc d’abord celle qui se refuse à artificialiser ou anthropiser la forêt de façon radicale, et qui au contraire cherche à respecter l’équilibre des écosystèmes diversifiés ; il ne s’agit pas d’éviter toute empreinte humaine, mais de conserver ce que l’on appelle désormais une forêt subnaturelle.

8 Nulle part ce revirement ne s’observe mieux que dans les massifs où sont conduites des opérations dites de restauration, destinées à changer rapidement l’état des peuplements. Encore faut-il, compte tenu de l’enjeu, et de la forte inertie des écosystèmes forestiers, avoir une vision claire de ce qu’est cette foresterie durable. La préoccupation écologique ne suffit plus à définir les objectifs complexes et parfois confus de la nouvelle foresterie. Alors que les opérations dites de « restauration écologique » ont parfois conduit à ré-ensauvager (re-wild) les massifs, selon les mots de M. Hall (2000), ou du moins à leur rendre leur biodiversité, elles doivent aujourd’hui prendre en compte un éventail d’objectifs bien plus large. La définition de la foresterie durable, un temps confortablement limitée à des critères écologiques, se définit désormais par sa complexité, voire par une certaine confusion.

1.2. A la recherche d’une définition complète de la foresterie durable

9 La forêt intègre évidemment les domaines concernés par le développement durable. Le discours des forestiers revendique d’ailleurs un rôle pionnier en la matière : à lire certains d’entre eux, ce sont les forestiers qui auraient inventé le concept de durabilité, en recherchant dès les premiers balbutiements de la législation forestière la pérennité de la ressource forestière menacée par une exploitation minière. C’est oublier que l’idée de développement durable ne se suffit pas du caractère renouvelable des ressources et se définit généralement de façon plus complète. On évoque en particulier les désormais presque consensuels trois piliers du développement durable : l’écologique,

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l’économique, et le social. Sans vouloir nier la filiation entre recherche forestière, législation forestière et gestion durable des milieux (Galochet, Rochel 2008), les visions contemporaines de la gestion durable des forêts ne se contentent donc pas d’évoquer la pérennité productive de la forêt en tant que ressource ; elles n’y ajoutent pas que des considérations environnementales ; elles incluent un aspect social, qui dépasse le seul confort de vie, pour inclure la justice sociale mais aussi, plus récemment, le respect des cultures. Cette dernière idée a émergé lentement : la culture semblait mal s’intégrer dans le concept de durabilité, si ce n’est qu’une certaine gestion des forêts ne sera acceptée, et légitimée localement que si elle respecte un certain nombre de conditions, comme le respect de pratiques traditionnelles non destructrices ou des croyances ancrées dans l’espace forestier. Derrière le concept de durabilité se profile celui de gouvernance ; deux lieux communs, peut-être, et pourtant hautement légitimes.

10 La recherche (inachevée) de critères de définition d’une foresterie durable s’est faite par étapes, sur plus de quinze ans désormais. Les premières réflexions à l’échelle continentale ont conduit, peu après le Sommet de la Terre, à la définition de 6 grands principes dénommés guidelines for the sustainable management of forests in Europe, sous l’égide de la MCPFE2 et proclamés, sans produire beaucoup d’échos au delà des sphères forestières, à Helsinki en 1993 (« Déclaration d’Helsinki »). La déclaration dite de Lisbonne, cinq ans plus tard, aboutissait à un texte qui semblait plus élaboré et qui, surtout, accordait davantage d’importance aux aspects sociaux et culturels, dans la droite ligne de l’évolution du concept de développement durable lui-même. Enfin, en 2003, à la suite de sa quatrième réunion à Vienne, la MCPFE contribuait encore à renforcer la place des paramètres sociaux et culturels parmi les critères de bonne gestion forestière (Déclaration de Vienne, 2003). Ce débat n’est évidemment pas qu’européen et reflète la réflexion menée à l’échelle mondiale, en particulier au sein de la F.A.O.

11 Quels que soient les critères retenus, le concept de gestion durable forestière (Sustainable Forest Management, SFM) dépasse donc les seuls domaines de l’écologie et de l’économie, pour prendre en compte les sociétés et leurs cultures. Ce dernier thème a peut-être été sous-considéré dans les premières réflexions consacrées à la forêt durable. Les travaux de recherche se sont multipliés dans ce sens et l’histoire de l’environnement, alléchée par une thématique culturelle devenue très porteuse, n’a pas été en reste : séminaire « forestry and our cultural heritage » de la MCPFE à Sunne, 2005 ; colloque « cultural heritage and sustainable forest management » à Florence, 2006 ; colloque « woodland cultures in time and space », à Thessalonique en 2007. Des publications nombreuses dans les dernières années témoignent de la vitalité d’un domaine de recherches qui doit beaucoup aux évolutions politiques récentes (Watkins 1998 ; Agnoletti 2000 ; Agnoletti 2006). On sait que même une forêt comme Białowieża (Pologne), trop souvent citée comme une quasi-» forêt vierge », est fortement marquée par l’activité humaine. Des massifs emblématiques de la sylviculture française comme les forêts de Haye et Tronçais, masquent les traces fossiles de terroirs largement cultivés pendant plusieurs siècles, et la définition traditionnelle des « vieilles forêts » ou « ancient woodlands » par opposition aux reboisements récents apparaît troublée par les découvertes récentes (Dupouey et. al. 2007). La naturalité des écosystèmes boisés pose question ; l’espace forestier relèverait-il essentiellement d’une construction historique, et donc du patrimoine culturel ?

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12 Cette prise de conscience n’est pas encore généralisée. En 2004, l’IFN mettait à jour son cahier portant sur « les indicateurs de gestion durable des forêts françaises ». On aurait pu espérer y trouver un jugement sain sur la gestion pratiquée dans les forêts françaises. Or, la publication reste très statistique, très quantitative : était-il bon de confier la réalisation d’un tel document à l’IFN seul ? Le plan reprend tels quels les six critères d’Helsinki ; seul le critère 6.11 semblait devoir se rapporter à la question culturelle ; on ne lit rien d’importance dans le très court paragraphe qui s’y rapporte, rien par exemple sur la qualité des paysages ou les vestiges archéologiques... alors qu’on y disserte par exemple sur les arboretums, dont la valeur culturelle reste à démontrer !

13 Les six critères de durabilité de la gestion forestière avancés à Helsinki en 1993, trop souvent encore cités comme une référence actuelle en matière de bonne gestion forestière, sont donc dépassés ; encore faut-il que l’aspect culturel de la « durabilité » intègre, au delà du discours, les pratiques sur le terrain. Or, si les réflexions ont considérablement avancé, la pratique n’en est qu’à ses balbutiements, que ce soit dans la gestion ordinaire ou les opérations de restauration. C’est peut-être pour cette raison que les critères de certification forestière n’abordent pas encore la question, si ce n’est de façon très secondaire. Pourtant, des modèles de gestion respectant l’histoire, les héritages paysagers, les techniques, pratiques et croyances locales et plus généralement la culture forestière relative aux sites concernés peuvent être trouvés ici et là et, pour diverses raisons, la Grande-Bretagne se révèle en pointe sur le sujet.

2. Le patrimoine forestier en Grande-Bretagne : un enjeu particulier

2.1. Un patrimoine paysager façonné par les pratiques traditionnelles

14 Si l’enjeu patrimonial représenté par les forêts britanniques et en particulier les ancient woodlands3 semble particulièrement important, c’est d’abord parce qu’au cours des siècles, s’est forgé un modèle de gestion qui se distingue assez nettement des pratiques les plus communes sur le continent. En effet, le modèle britannique traditionnel du massif « forestier » juxtapose deux types de paysages nés de pratiques complémentaires : les taillis et les parcs ou wood-pastures.

15 Les taillis (coppices) sont des parcelles boisées, traitées en taillis ou en taillis sous futaie, et principalement gérées de façon à produire du bois. Le produit essentiel est bien sûr, compte tenu du traitement utilisé, le bois de feu à destination industrielle ou domestique. Habituellement, un compartiment de taillis est exploité chaque année, et la durée du cycle sylvicole (révolution du taillis) est donc égale au nombre de parcelles ainsi gérées. Mais le taillis est aussi un lieu de chasse, traversé par les allées (rides) qui facilitent les activités cynégétiques, parfois sous la forme d’un réseau en étoiles de chasse.

16 Les parcs ou « wood-pastures »4, quant à eux, ont une vocation double. L’essentiel de leur surface est occupé par une végétation herbacée, ce qui ne leur ôte pas pour autant leur vocation forestière. En effet, cette strate basse pâturée par les troupeaux domestiques, semi-domestiques (daims) ou sauvages est surmontée d’une seconde strate, plus ou

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moins dense selon les cas, d’arbres régulièrement émondés ou, surtout, étêtés (pollards, figure 1). Ainsi peut-on associer, sur une même surface, un cheptel domestique important, une réserve de gibier non moins importante, et une production de bois non négligeable. Les wood-pastures peuvent représenter la plus grande partie d’un massif forestier : Ashdown Forest, par exemple, occupe dans le Sussex un total de 2500 hectares, dont 1365 sont occupés par une végétation basse de type lande plus ou moins piquetée d’arbres épars en 2005 (source : Ashdown Forest Strategic Forest Plan 2008-2016, p. 5).

17 Ces deux modèles ne sont pas toujours bien délimités, et s’interpénètrent souvent ; les pollards sont aussi présents dans les taillis, et les animaux peuvent généralement passer des espaces ouverts aux compartiments boisés, qui ne sont clos que pendant quelques années après l’exploitation du taillis, afin de protéger les rejets de l’abroutissement. L’ensemble coppices + woodpastures forme un objet patrimonial diversifié et avenant, très cher au cœur des Britanniques.

Figure 1. Une pratique forestière patrimoniale : l’étêtage (pollarding).

2.2. Les ancient woodlands, un patrimoine choyé

18 Ce patrimoine forestier marqué par l’histoire est d’autant plus choyé qu’il est rare. A l’instar du reste de l’Europe, la Grande-Bretagne a connu au cours de son histoire médiévale et moderne un recul progressif de son couvert forestier, jusqu’à atteindre un minimum au XIXe siècle. Mais ce minimum fut ici particulièrement marqué. La forêt occupait encore 15 à 20% de l’Angleterre du Domesday book (XIe siècle ; Darby 1977), mais 10% seulement dès 1350. Le taux de boisement de l’Angleterre, du Pays de Galles et de l’Ecosse réunis était de 5 % seulement en 1900 (Smout 2003, Williams 2006)... Le manque de bois, matériau stratégique s’il en est au temps de la marine britannique

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triomphante, ne manqua pas d’inquiéter les observateurs dès le XVIIe siècle. « No wood, no kingdome » disait Arthur Standish en 1611 ; une citation qui peut être rapprochée du fameux (et peut-être imaginaire) « la France périra faute de bois » attribué à Colbert. En 1669, poussé par l’inquiétude générale, John Evelyn publiait son Sylva, or a Discourse on Forest-Trees, que les anglo-saxons considèrent parfois comme le premier véritable traité de foresterie.

19 Les bois étant alors rares... et chers, on considère qu’ils apportent de la beauté au paysage ; espaces cynégétiques, propriétés aristocratiques par excellence, ils aident à l’affirmation sociale des élites. Désormais, la forêt est un décor et un luxe autant qu’une ressource économique. Les besoins en bois du royaume sont satisfaits grâce aux importations. Les bois prussiens, polonais, scandinaves, arrivent en masse dans les ports de l’Est anglais. Ce « baltic trade » prend une importance telle que la dénomination anglaise de l’épicéa, spruce, viendrait du mot Prussia et serait ainsi un témoignage de ce qui fut l’une des filières privilégiées pour l’importation des bois de construction et des bois de mâture. Le Nouveau Monde, lui aussi, apporte malgré la distance des ressources en bois de qualité désormais difficiles à obtenir sur le Vieux Continent ; mais dès 1775, le bois est aussi cher en Nouvelle-Angleterre qu’en métropole (Williams 2006 p. 212) ! A cette date, l’usage croissant du charbon de terre permet heureusement déjà de répondre aux besoins de l’industrie, et contribue ainsi à réduire le rôle producteur des forêts.

20 Il y a donc peu de forêts, en Grande-Bretagne, dont le couvert boisé ait été continu dans les derniers siècles. Ces « ancient woodlands », dont l’état boisé est attesté depuis au moins l’an 1600 selon la définition classique outre-Manche, sont si peu nombreux qu’on a pu tenter de les inventorier de façon exhaustive dans les années 1980 (AWI, Ancient Woodlands Inventory), ce qui eut été évidemment impensable sur le Continent, du moins à l’échelle d’un Etat entier.

21 Les évolutions du XXe siècle, bien que quantitativement favorables pour l’espace boisé, contribuèrent encore à renforcer la rareté, et donc la valeur culturelle des paysages forestiers préservés, par le biais des conversions en futaies résineuses. L’intérêt du bois de feu étant très limité, l’élevage en milieu forestier (boisé ou semi-boisé) se révélant peu intéressant, les pratiques continentales d’enrésinement trouvèrent en Grande- Bretagne un terrain d’action privilégié. Au total, 40% des coppices de Grande-Bretagne firent l’objet d’un enrésinement en plein, généralement en épicéas (Picea), en douglas (Pseudotsuga), ou en pins (Pinus). Désormais, l’arbre le mieux représenté en Grande- Bretagne est un résineux originaire de la côte ouest américaine, l’épicéa de Sitka (Picea sitchensis)…

22 On distingue donc parmi les ancient woodlands deux catégories : d’une part, les native woodlands, dans lesquels règnent encore les essences autochtones (native species) telles que le chêne (Quercus sp.), le charme (Carpinus betulus), ou l’orme (Ulmus sp.) ; d’autre part, les planted ancient woodlands (P.A.W.), qui ont été enrésinés. A en croire English Nature, sur les 340 000 ha considérés comme des ancient woodlands en Angleterre, seuls 200 000 ha sont peuplés d’espèces autochtones et entrent ainsi dans la catégorie des forêts dites semi-naturelles, tandis que le reste est occupé par des plantations très majoritairement résineuses. Ceci explique la vénération apportée aux native woodlands, et l’importance particulière de la problématique de la restauration écologique dans les P.A.W. (Smithers 2002). Dès 1985, le principe d’une politique en faveur des essences

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feuillues, qu’on désigne aujourd’hui sous le nom de broadleaves policy, était proclamé à l’échelle nationale.

23 Les transformations des forêts britanniques au cours du XXe siècle contribuent aussi à expliquer l’amour immodéré porté aux vieux arbres, forestiers ou non, qui représentent une sorte d’âge d’or de paysages bouleversés. Parmi ces vénérables ancêtres, deux l’emportent sur les autres en renommée : le Glastonbury Thorn (Crataegus monogyna), et le Major Oak de Sherwood (Quercus robur, photo 1). Si l’on écarte le Glastonbury Thorn qui ne peut être qualifié d’arbre forestier, le vétéran le plus significatif est le Major Oak, sur le domaine de Thoresby identifié comme un vestige de l’ancienne forêt de Sherwood : il s’agirait, dit la légende, du chêne sous lequel Robin des bois et ses compagnons avaient coutume de se retrouver. Mais ce sont des milliers d’ancient trees vieux de plusieurs siècles sur lesquels se porte l’intérêt des amoureux des arbres.

Photo 1. Le Major Oak (Cliché Xavier Rochel, 2005).

24 Ces vénérables vétérans ont très souvent le même visage. Il s’agit généralement d’anciens pollards, chênes, frênes, ou autres essences feuillues, avec un tronc difforme (bole ou bolling) de 3 à 6 m de haut dont la « tête » boursouflée est héritée des anciennes pratiques d’étêtage. Celles-ci ayant cessé depuis des décennies, les branches ont grossi sans entrave jusqu’à approcher du point de rupture : très souvent, les branches maîtresses cassent sous leur propre poids. Tout aussi souvent, les arbres pénalisés par leur port trapu sont surcimés et étouffés par leurs voisins, qui poussent sans contrainte vers la lumière. Ceci se produit surtout lorsque les pollards sont noyés dans les plantations résineuses, ce qui arrive souvent : en général, les enrésinements ont épargné les plus gros vétérans (le coût du bûcheronnage eût été prohibitif !) mais les ont condamnés à un lent déclin.

25 Bien entendu, ont été expérimentées des techniques de restauration arboricole, inaugurées à la fin du XXe siècle, par exemple à Ashton Court, y compris par la reprise de l’étêtage (restoration pollarding). Faut-il vraiment, pour retrouver les paysages d’antan, toucher à ces vieux arbres et leur faire subir à nouveau les pratiques qui leur ont donné leur forme ? L’idée d’une reprise du pollarding, et d’une taille sévère sur ces silhouettes pourtant pittoresques découle directement de l’approche patrimoniale des

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ancient trees, dont la valeur biologique (comme habitat pour l’entomofaune par exemple) ou esthétique n’est pas méconnue, mais dont l’intérêt patrimonial réside d’abord dans l’importance historique de l’étêtage en Grande-Bretagne : les pollards d’il y a deux siècles n’étaient pas ces vétérans difformes, mais des arbres en pleine santé, aux branches menues, dont la capacité productive était pleinement exploitée. De même, les bois de l’âge médiéval et moderne n’étaient pas des lieux sauvages et impénétrables, mais des espaces largement ouverts, périodiquement taillés à ras du sol, où s’élevaient à de larges intervalles des arbres réservés (standards) et des pollards de tous âges. Ici s’affrontent donc deux visions de la forêt, l’une centrée sur l’histoire et le patrimoine, l’autre orientée vers un imaginaire tout à fait différent où l’empreinte de l’homme reste discrète au milieu de vieux arbres tordus et de frondaisons presque inviolées.

2.3. Une histoire partiellement masquée par l’imaginaire

26 La perception du paysage forestier en Grande-Bretagne ne se résume donc évidemment pas à une histoire très matérielle et aux vestiges qui en sont hérités. La réalité observable, ou reconstituée par l’histoire des forêts, est pour partie masquée ou complétée par une culture de la forêt propre à la Grande-Bretagne, bâtie au cours des siècles et confortée par une riche littérature. Cet imaginaire est évidemment marqué par l’idée du bois sauvage et hostile à l’humanité, mais bien moins qu’en Europe continentale ; après tout, le loup fut exterminé en Grande-Bretagne dès la fin du XIVe siècle. Davantage qu’un espace hostile, la forêt est d’abord un refuge pour les opprimés et un symbole de liberté.

27 Simon Schama (1995) a minutieusement analysé la constitution progressive de cet imaginaire centré autour de ce qu’il appelle le greenwood, ou ce que Richard Muir appelle, à l’ancienne, le Merrie Greenwoode défini comme « un lieu de joyeuse dérobade loin des abus féodaux » (« a place of joyful escape from the impositions of feudalism », Muir 2005). Robin Hood, ce « Robin la Capuche » inexactement mais opportunément traduit en « Robin des Bois », présent dans la littérature dès le XIVe siècle, est le personnage emblématique de ce refuge boisé. Mais plus que le trop romanesque Robin, c’est le personnage de Henry Hastings qui incarne sans doute le mieux l’esprit du greenwood. Ce nobliau, forestier en charge d’un secteur de la New Forest, rougeaud et mal habillé, sans cesse accompagné de ses chiens et chats, truculent et libertin jusqu’à l’outrance, chassa le cerf à courre jusqu’à quatre-vingt ans passé, et vécut centenaire (Schama 1995). A travers la communauté créée par Robin des Bois, ou autour de la table pittoresque de Henry Hastings, le greenwood représente une forme de sociabilité invincible et joyeuse qui se crée contre l’intrus ; il symbolise la liberté des bois et des landes, héritée des temps pré-normands, incarnée par les chasseurs (ou les braconniers) et la communauté solidaire des gens des bois, à l’encontre du vice et de la corruption d’une noblesse cruelle, des agents royaux corrompus, et d’une société urbaine intruse et maléfique.

28 Le fils de Guillaume le Conquérant, Guillaume le Roux, en fit les frais. Personnage avide de chasse, méprisant pour les habitants des bois, il incarne la naissance d’un droit cruel censé protéger le gibier royal contre le braconnage – ou plutôt destiné à faire de la chasse une prérogative princière dans les immenses territoires nouvellement érigés en forêts royales. Il ne pouvait contrarier ainsi les libertés du greenwood sans subir l’intervention réparatrice de la Providence. Au cours d’une chasse, une flèche destinée à un chevreuil ricocha sur un chêne (phénomène hautement improbable et donc

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forcément surnaturel) pour aller se planter dans le corps du roi, qui en mourut (Rackham 1990, Schama 1995). Cet épisode mythique représente le fonds ancien d’un imaginaire ultérieurement développé et complété par la littérature romanesque : on pense évidemment à Walter Scott (Ivanhoe), mais aussi à Robert Louis Stevenson (The Black Arrow) par exemple.

29 Ainsi la redéfinition de la foresterie en Grande-Bretagne doit-elle prendre en compte un imaginaire riche et prégnant, en plus d’une conscience patrimoniale exacerbée et des aspirations à l’équilibre biologique. Cette triple préoccupation ne va pas sans susciter des interrogations et des conflits. Ainsi la restauration en cours des paysages de la forêt d’Ashdown a-t-elle déjà montré combien la perception populaire d’un certain idéal forestier pouvait contrarier une gestion centrée sur l’idée de patrimoine culturel ou historique. Il s’agissait, en l’occurrence, de faire face énergiquement à l’enfrichement et à la progression de l’arbre dans les espaces ouverts autrefois gérés selon le modèle du parc ou des wood-pastures. Les tentatives de défrichement, peut-être insuffisamment expliquées auprès du public, ont conduit à d’énergiques manifestations, au cours desquelles les dégagements ont été comparés à l’Holocauste ou à la bataille de la Somme. Ceci montre à quel point le modèle historique, relativement peu boisé, de la gestion forestière ne correspond plus à ce que l’on considère comme une « vraie forêt » dans une partie de la société anglaise5. Des conflits similaires ont d’ailleurs eu lieu dans la New Forest et le Surrey.

3. Trois massifs modèles pour une gestion forestière en renouveau

30 Les trois exemples qui suivent aident à bien cerner, sans aller trop loin dans les détails monographiques, l’esprit dans lequel sont menées les opérations de restauration dans les forêts britanniques ; ils s’inscrivent à la fois dans le cadre européen de la redéfinition de la gestion forestière, et dans le contexte très particulier propre aux îles britanniques.

3.1. Un conservatoire : la forêt de Hatfield

31 La forêt de Hatfield présente la particularité d’avoir été peu affectée par les pratiques de la ligniculture. Les plantations en essences résineuses n’ont touché qu’une part infime des peuplements, tandis que les pratiques traditionnelles y ont été menées assez longtemps pour pouvoir être reprises de nos jours sans grandes difficultés, presque comme si aucune interruption n’avait eu lieu. Cette évolution, ou plutôt cette inertie si rare dans les forêts d’outre-Manche s’explique en particulier par l’acquisition du massif par une organisation à but non lucratif, le National Trust for Places of Historic Interest or Natural Beauty (généralement connu sous le nom abrégé de National Trust), dès 1924. Dans ce sens, Hatfield est un conservatoire particulièrement intéressant en ce qu’il présente, sur un peu plus de 400 hectares, le visage qui était celui des forêts anglaises jusqu’aux bouleversements du XXe siècle.

32 Le massif, longuement étudié par Rackham (1989), présente donc les deux faciès évoqués plus haut. La partie véritablement boisée était autrefois divisée en 16 parcelles de taillis, ou coppices, dont une était exploitée chaque année, à tour de rôle. Les défrichements ultérieurs ont réduit le nombre de ces parcelles à 12. Le reste du massif

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est composé par ce que Rackham appelle des plains, c’est-à-dire des pâturages qui s’étendent en une forme digitée d’un bout à l’autre du massif (photo 2). Selon le modèle des wood-pastures, ces pâturages sont piquetés d’arbres nombreux, généralement des pollards de diverses essences feuillues, parfois très vieux et présentant des formes spectaculaires.

Photo 2. Les pâturages à arbres têtards de la forêt de Hatfield (cliché X. Rochel, 2006).

33 La très bonne conservation du massif en fait une attraction touristique très courue, l’un des sites phares du National Trust, d’autant que le massif se trouve à proximité immédiate de l’agglomération londonienne. Un parking payant assure le financement du maintien des pratiques traditionnelles et la gestion de la fréquentation. De fait, la gestion se base sur le principe de la continuité et la restauration proprement dite du massif se limite à peu de choses. Il s’agit essentiellement d’achever la résorption des faibles surfaces de plantations résineuses (figure 2), dont il reste quelques traces dans les taillis de Spittlemore, Collin, et Emblem ; les plantations de Table Coppice ont déjà été totalement converties en essences feuillues autochtones. Il s’agit également de maîtriser, voire d’inverser la tendance à la progression des broussailles et de la friche boisée aux dépens des espaces ouverts, ce qui impose une gestion dynamique du pâturage sur la surface du massif.

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Figure 2. La forêt de Hatfield, un conservatoire paysager (X. Rochel, sources : Rackham 1989, Ordnance Survey, images NAVTEQ, observations personnelles 2006)

3.2. Une restauration écologique : la forêt de Glenmore

34 Contrairement à Hatfield, le massif de Glenmore, dans les Highlands d’Ecosse, est représentatif de ces massifs forestiers en partie plantés, très marqués par la ligniculture du XXe siècle, qui connaissent aujourd’hui d’importants changements dans leur gestion en raison des évolutions du contexte économique et surtout culturel mentionnées précédemment. Il s’agit d’un domaine de 3566 hectares dont 1345 boisés, sur le flanc Nord des Cairngorms, le second massif montagneux le plus élevé d’Ecosse après le Ben Nevis. Le domaine présente deux caractéristiques qui en font un site clé parmi les forêts écossaises : d’une part, il renferme une partie notable des dernières forêts subnaturelles de Pin sylvestre (Caledonian pinewoods, peuplées de Pinus sylvestris) ; d’autre part, il est au cœur d’un complexe touristique de premier plan avec réseau de chemins de randonnée, activités de loisirs lacustres et station de sports d’hiver. Cette délicate association en un même site d’une grande richesse écologique et d’une fréquentation importante explique que la forêt de Glenmore fut le deuxième massif érigé en Forest Park en Grande-Bretagne. La fréquentation était estimée à 10 000 visiteurs par an il y a quelques décennies ; elle s’élèverait aujourd’hui à 350 000 visiteurs par an.

35 Le massif a hérité une grande partie de ses paysages actuels d’une histoire essentiellement marquée par l’importance actuelle et passée du pâturage, qui a fortement transformé les peuplements, et par les plantations monospécifiques en essences locales ou importées. Les paysages sont donc fortement anthropisés, et apparaissent de prime abord très marqués par un modèle de gestion orienté vers la ligniculture. Ce visage, d’autant plus inacceptable que la fréquentation est forte et la

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pression du public considérable, a évidemment imposé un changement de gestion dès les années 1990, qui fut officialisé et accéléré par l’établissement d’un plan de gestion orienté vers la restauration du massif en 2005. Le projet mis en œuvre est organisé autour du concept de multifonctionnalité. La fonction de production du massif n’est pas véritablement remise en cause, mais la gestion se veut plus respectueuse de l’environnement : le projet répond au modèle de la restauration écologique.

36 Le problème de la « forêt calédonienne », cette forêt de pins sylvestres (Caledonian pines) qui est la forêt écossaise par excellence, occupe une place centrale dans la gestion nouvellement mise en place. Il s’agit désormais d’éliminer, de façon progressive comme il se doit dans le contexte forestier, les essences allochtones, parmi lesquelles l’épicéa de Sitka occupe la première place. Cette transformation se fait et a déjà commencé à se faire par coupes rases, suivies d’une replantation lorsque la forêt ne peut se régénérer par elle-même grâce aux arbres voisins ou aux banques de graines du sol. Il est même prévu d’opérer des arrachages manuels d’arbustes indésirables. A dire vrai, cette politique n’est pas vraiment nouvelle : c’est dès 1991 que des opérations ayant pour objet d’éliminer les essences introduites lors des principales phases de plantation (1924-1933, 1950-1967, et 1985-1990) furent entreprises. Le pin sylvestre domine déjà 967 hectares, soit 71% de la surface boisée actuelle. Ces surfaces seront donc étendues, et une gestion « à faible impact » y sera pratiquée, en favorisant les pins sylvestres locaux aux dépens des pins plantés qui sont jugés génétiquement moins intéressants. En outre, afin de créer un massif cohérent de surface importante, les liens avec les pineraies voisines de Rothiermurchus et Abernethy doivent être reconsidérés, notamment à travers la constitution d’un corridor écologique vers Abernethy (figure 3).

37 La restauration écologique ne s’arrête évidemment pas à cet objectif prioritaire. Les essences feuillues doivent également être favorisées. Les espaces ouverts doivent être maintenus par une maîtrise de la dynamique du pin vers les zones d’altitude. Une attention particulière est portée à la biodiversité animale : il s’agit de recréer une forêt peu accueillante pour l’écureuil gris américain, qui menace l’existence des écureuils roux locaux par exemple. A l’inverse, les peuplements doivent être aussi accueillants que possible pour le Tétras (Capercaillie, Tetrao urogallus).

38 La forte fréquentation complique bien évidemment la gestion envisagée. Il s’agit de limiter les usages récréatifs (donc la fréquentation) dans les espaces de plus haute valeur écologique, comme les native pinewoods, pour les guider, à l’inverse, vers les espaces plus largement anthropisés au cours du XXe siècle. Le dossier n’aborde pas la difficulté que vont représenter, à cet égard, les lourds travaux de restauration entrepris dans cette zone dont les paysages risquent d’être peu avenants dans les quelques décennies à venir, tandis que les boisements calédoniens préservés pourront naturellement attirer davantage le randonneur.

39 Pourtant, le dossier comporte un volet paysager important. La forme des coupes pratiquées ne doit pas choquer, mais doit s’intégrer dans le paysage, en présentant le moins possible de formes géométriques : « felling proposals have been designed to give interlocking shapes that broadly reflect the landform » (Forest Design Plan, draft 2005). En outre, l’ensemble du projet a fait l’objet d’une large concertation à travers un appel au public. Le dossier publié comportait, en particulier, des simulations informatiques en trois dimensions de l’évolution du paysage dans les prochaines décennies, jusqu’à 2030. On constate d’ailleurs, sur les images satellitales récentes, que les opérations forestières se sont jusqu’ici concentrées non dans les parcelles occupées par les résineux

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exotiques, mais dans celles les plus visibles ou les plus proches des points les plus fréquentés (figure 4). On est donc déjà au-delà de la classique restauration écologique, laquelle est traditionnellement la chasse gardée d’un milieu d’experts particulièrement réduit.

Figure 3 : le massif de Glenmore (Source : Glenmore Forest Design Plan – draft 2005, Ordnance Survey, images NAVTEQ, observations personnelles 2005)

3.3. Une restauration pilote en matière culturelle : la forêt de Sherwood

40 La forêt de Sherwood, dans le Nottinghamshire, est évidemment d’abord une forêt mythique ; mais le mythe de Robin et de ses compagnons s’inscrit, comme souvent, dans une réalité historique et géographique indéniable. Le nom de Sherwood est connu pour la première fois dans un texte de 958 sous la forme Sciryuda qui a le même sens que Sherwood : forêt appartenant au shire (comté). Le massif ainsi désigné devint, après 1066, une forêt royale, l’une des forêts préférées des rois anglais, incluant non seulement un important massif boisé, mais également des wood-pastures, des cultures, des prés, des villages, et trois parcs à gibier fermés. Bien qu’en grande partie défrichée, la forêt resta propriété royale jusqu’au XIXe siècle où elle fut intégrée à un domaine privé (estate)6. Les dernières chasses royales eurent lieu dans le courant du XVIIe siècle. A l’inverse de la forêt de Hatfield, et à l’instar de la grande majorité des forêts anglaises, elle ne conserva pas les pratiques et les paysages traditionnels, malgré l’attraction touristique qui débuta dès le XIXe siècle. La forêt, intégrée à un domaine privé d’assez faible taille, dut s’adapter aux besoins financiers de ses propriétaires et fut ainsi fortement enrésinée tout au long du XXe siècle. En outre, la pression industrielle locale favorisa la transformation des peuplements à travers la demande en

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bois de mine résineux : le massif jouxte une importante exploitation de charbon, la Thoresby Colliery, en partie implantée sur des surfaces autrefois boisées. Les intendants successifs en charge de la gestion forestière implantèrent donc très largement le pin sylvestre et le mélèze, dans un premier temps, puis, après-guerre, le pin laricio qui marque encore très fortement les paysages actuels (Kottler, Watkins, Lavers 2005).

41 Dès 1969, un Forest Park était créé sur le domaine. Mais le tournant dans la gestion se situe vers 1980, avec la montée inexorable de l’intérêt porté à la conservation des paysages et des écosystèmes. En outre, les aides publiques, particulièrement importantes dans l’évolution de la gestion, ne portent plus sur les plantations et la ligniculture, mais plutôt sur les actions en faveur de la conservation du patrimoine, qu’il soit naturel et culturel. La forêt étant unanimement jugée exceptionnelle pour son rôle historique, pour la légende de Robin, mais aussi pour ses caractères écologiques, ne pouvait évidemment pas être gérée comme n’importe quelle forêt anglaise. Y ont été mis en place une réserve naturelle, et d’importantes infrastructures d’accueil, co-gérées par les propriétaires (privés ou publics) et les organismes publics de gestion forestière qui se partagent les rôles occupés en France par l’ONF.

Photo 3. L’entrée de la forêt de Sherwood (cliché Xavier Rochel, 2006).

Les infrastructures, vétustes, concentrent les visiteurs sur une partie écologiquement et patrimonialement riche du massif ; aussi doivent-elles être reconstruites hors du massif proprement dit, entre la forêt et la petite ville voisine d’Edwinstowe.

42 L’accueil des 500 000 visiteurs annuels est organisé autour d’un parking et d’un Visitor Centre (figure 5), et a pour attraction principale le Major Oak, l’arbre le plus connu de Grande-Bretagne : un chêne de plus de 800 ans, pesant 23 tonnes pour 10 mètres de circonférence : bien évidemment, Robin des Bois est censé l’avoir fréquenté. Réputé nationalement depuis le XIXe siècle, il a été soutenu dès les années 1900 par des

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chaînes, puis des structures en bois et des barres métalliques (figure 5). Il est protégé du piétinement par le public (source de compactage des sols) par une barrière en bois. Autour du Major Oak, s’étend la partie du massif la mieux préservée, les Birklands ; y subsistent en particulier plus de 900 arbres de plus de 500 ans, en particulier des chênes. Les peuplements sont dominés par les chênes locaux : chêne sessile (Quercus petraea), chêne pédonculé (Q. robur); on y trouve un cortège feuillu classique de bouleaux (Betulus sp ;), sorbiers des oiseleurs (Sorbus aucuparia), houx.

43 Mais la plus grande partie de la forêt ne répond absolument pas à l’idée que l’on se fait de la mythique forêt de Robin et de ses compagnons. Elle porte la marque de la foresterie intensive du XXe siècle ; une large opération de restauration a donc été engagée à travers une suite de projets coordonnés.

44 Dans les Birklands et autres espaces restés feuillus, la nouvelle gestion mise en place consiste essentiellement à restaurer une forêt largement ouverte, marquée par le pâturage, à la fois dans une optique écologique (restauration d’un habitat ouvert biodiversifié d’importance européenne) et culturelle (restauration des paysages considérés comme traditionnels). Les landes existantes doivent être protégées, et étendues7. Après une première tentative de restauration du pâturage qui s’est soldée par un échec (1998), en raison du couvert trop important formé par la fougère aigle (Pteridium aquilinum) inappétente, ovins et bovins ont désormais à nouveau leur place dans la forêt. L’intérêt économique direct du retour du pâturage est évidemment nul et, au contraire, l’opération est subventionnée.

45 Les changements de gestion sont particulièrement brusques dans les plantations voisines, où domine le pin laricio. Ici, il s’agit de maintenir une gestion productive tout en convertissant progressivement les peuplements vers un paysage plus conforme aux attentes du public, c'est-à-dire à des massifs feuillus ponctués d’ancient trees, voire à des wood-pastures. Une gestion fine et suivie scientifiquement a donc été mise en place. Le remplacement des plantations résineuses se fait progressivement, par ouverture de clairières dont les limites ne sont jamais en ligne droite. En outre, une attention toute particulière est portée aux ancient trees qui subsistent au sein des plantations. En effet, les opérations d’enrésinement ont épargné les plus vieux chênes, dont le bûcheronnage eût été particulièrement long et coûteux ; les vieux pollards sont donc restés en place, progressivement surcimés et étouffés par leurs nouveaux voisins résineux. Or, il est très rapidement apparu qu’un dégagement trop rapide des vétérans leur était dommageable, voire fatal, en raison d’un trop brusque changement de luminosité et de microclimat. On les dégage donc progressivement, en ouvrant autour d’eux des clairières d’abord étroites, puis progressivement élargies par des coupes renouvelées tous les cinq ans. L’arbre reste dans un premier temps abrité du côté sud, puis se trouve ensuite progressivement libéré et, autour de lui, sont réimplantées les essences feuillues qui doivent, à terme, composer la totalité, ou la quasi-totalité du massif de Sherwood. Les figures 7 et 8 ci-dessous montrent l’aspect très particulier du massif alors qu’un réseau de petites clairières commence à être ouvert autour des vieux chênes dans les parties enrésinées du massif, chaque clairière ayant une forme arrondie, comme si la ligne droite, trop associée aux épisodes de plantation et de gestion intensive, était désormais bannie du paysage forestier.

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Figure 4 : le massif de Sherwood / Thoresby. Sources : Ordnance Survey, images NAVTEQ, observations personnelles 2006.

Les peuplements préservés des environs du Visitor Centre masquent mal un massif très largement enrésiné, même si des bandes feuillues ont parfois été préservées de part et d’autre des chemins principaux lors des plantations successives du XXe siècle.

Figure 5 : ouverture progressive des peuplements dans les environs du Centre Tree, Sherwood. Sources : Ordnance Survey, images NAVTEQ (2007) / Google Maps (2009).

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Conclusion : quels modèles pour une nouvelle gestion forestière ?

46 Les sites ici explorés sont des sites extraordinaires dont la gestion ne saurait être ordinaire, et dont la valeur patrimoniale et culturelle justifie de laisser pour partie de côté la fonction de production. Ni Sherwood, ni Hatfield, ni Glenmore ne constituent le modèle parfait pour les massifs concernés par les nouvelles évolutions de la gestion forestière. On aurait pu se pencher sur d’autres sites : la forêt de Dean, la New Forest, Ashdown. Quoi qu’il en soit, il est évident que les années 1980 et surtout 1990 ont vu un changement majeur dans les mentalités, et dans les pratiques effectivement mises en œuvre sur le terrain ; les forêts britanniques sont désormais intégrées au champ patrimonial, et ce changement majeur de fonction s’est traduit par ce qu’on peut assimiler à des conversions, voire des reconversions. Ce sont d’abord des considérations environnementales qui ont conduit aux opérations de retour vers un état antérieur des peuplements forestiers. Elles ont été, plus récemment, complétées par des considérations patrimoniales et esthétiques, non sans contradictions parfois majeures entre les attentes des uns et des autres : une gestion en faveur de l’équilibre écologique se concilie difficilement avec une gestion dite patrimoniale orientée vers le maintien des paysages « traditionnels » très anthropisés, de même que cette gestion patrimoniale ne peut complètement satisfaire ceux qui voient dans les forêts un espace de réserve laissé à lui-même.

47 Le modèle anglais, adapté à une certaine vision des espaces forestiers propre aux îles britanniques, n’est certainement pas un modèle applicable sur le continent. Il implique une gestion fine des peuplements qui confine à ce qu’est l’entretien des parcs urbains ou marmentaux ; il est évidemment coûteux. Ceci convient dans un pays où les ancient woodlands, rares, vénérés, représentent à la fois un enjeu économique modeste et un enjeu culturel exceptionnel. Une telle attitude n’est envisageable en France qu’à l’échelle de quelques massifs et les massifs de Paimpont-» Brocéliande » et Fontainebleau, par exemple, surgissent immédiatement à l’esprit. Il reste que sans nier ni même contraindre fortement la fonction productrice de la forêt française, et des forêts européennes en général, une attitude respectueuse et raisonnée face au patrimoine culturel que représentent les forêts reste possible, comme l’atteste le projet « forêt-patrimoine » dans lequel s’est lancé l’Office National des Forêts depuis 2007. Cette idée devrait légitimement prendre davantage de place dans les systèmes de certification censés mesurer, et reconnaître le caractère durable de la gestion forestière.

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NOTES

1. Sur le contexte américain, voir : MACQUILLAN A.G. 1993. Cabbages and Kings : the Ethics and Aesthetics of New Forestry. Environmental Values, 2-3, p. 191-221. 2. Ministerial Conference on the Protection of Forests in Europe : organisation intergouvernementale chargée de coordonner l’expertise sur la gestion durable des forêts à l’échelle européenne. 3. On désigne ainsi les espaces qui, selon les archives, ont été boisés au moins depuis l’an 1600, considérant que les plantations en milieux ouverts ne sont apparues qu’au XVIIe siècle et ne se sont vraiment développées que dans les siècles ultérieurs. Cette ancienneté de l’état boisé est un gage de richesse ou, du moins, de forte valeur écologique. Les évolutions récentes de la recherche conduisent à relativiser la valeur de ce concept. 4. Le terme anglais a été privilégié dans les pages qui suivent, parce que le mot « parc », trop ambigu, semble impliquer l’existence d’une clôture, et que l’expression « pré-bois », qui eût pu convenir, n’est généralement utilisée en France que dans le contexte montagnard. 5. BROWN Jonathan. Oh, bother ! Nimbies do Battle with Council over Poohs Forest. The Independant, 21 avril 2007.

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6. Il faut noter que les puristes, suivant la tradition médiévale, situent la légende de Robin Hood à Barnsdale (Yorkshire), et non à Sherwood (Nottinghamshire). 7. La réserve naturelle centrée sur les Birklands vient de s’étendre en 2007 aux landes de Budby, immédiatement au Nord, portant la surface protégée de 220 à 423 ha.

RÉSUMÉS

Les changements d’ambition de la foresterie européenne se traduisent sur le terrain par des opérations dites de « restauration » ou de « conversion » des massifs forestiers exagérément anthropisés au cours des deux derniers siècles. Cet article présente, à travers trois exemples britanniques, les formes que peuvent prendre ces nouvelles orientations lorsque l’approche culturelle et paysagère vient compléter les préoccupations traditionnelles de la foresterie. Dans les forêts de Hatfield, près de Londres, de Glenmore, dans les Highlands d’Ecosse, et de Sherwood dans le Nottinghamshire, s’expérimente une façon renouvelée de faire cohabiter les différentes fonctions de l’espace forestier.

Changing ambitions in forestry lead to restoration operations in many anthropized forests in Europe. This paper presents the way this new approach is led in several British forests, where cultural and landscape concerns complete the traditional purposes of forestry. In the forests of Hatfield, near London, Glenmore, in the Scottish Highlands, and Sherwood in Nottinghamshire are experimented new ways of bringing together the different functions of woodlands in our societies.

Der Absichtswandel der europäischen Forstwirtschaft führt auf dem Gelände zu Restaurierungs- und Wechselsmaβnahmen in den im Lauf der beiden letzten Jahrhunderte vom Menschen zu stark geprägten Wäldern. Mit Hilfe drei britischen Beispielen stellt dieser Artikel die Formen dieser Neuorientierung dar, wenn die Kultur- und Landschaftsbetrachtungsweise die traditionnelle Beschäftigung der Forstwirtschaft. In den Wäldern von Hatfield in der Nähe von London, von Glenmore in den schottischen Highlands und von Sherwood in dem Nottinghamshire wird eine neue Weise die unterschiedlichen Funktionen des Waldraumes probiert.

INDEX

Keywords : conversion, Forest, heritage, nature, restoration Schlüsselwörter : Erbe, Natur, Restaurierung, Wald, Wechsel Mots-clés : conversion, Forêt, nature, patrimoine, restauration

AUTEUR

XAVIER ROCHEL Maître de Conférences, Université Nancy 2. 3 place Godefroi de Bouillon, B.P. 3317 54015 NANCY Cedex.

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Le capital ferroviaire britannique, entre patrimoine et pragmatisme The capital of British rail: between heritage and pragmatism Das britische Eisenbahnerbe zwischen Erbe und Pragmatismus

Anne Hecker

1 La Grande-Bretagne est l’Etat européen ferroviaire par excellence. De l’ouverture de la toute première liaison ferrée en 1825, aux progrès techniques et aux records de vitesse, elle a longtemps affiché sa suprématie dans ce domaine. Néanmoins, d’autres facteurs certifient le caractère novateur de la Grande-Bretagne dans le monde ferroviaire. La réalisation de son réseau s’est ainsi avérée précoce : dès 1850, alors qu’à peine 8 % des futures lignes françaises sont construites, 32 % des liaisons voyageurs britanniques sont déjà ouvertes, et forment un réseau connexe, irriguant l’essentiel du territoire. Vingt ans plus tard, 70 % des voies ferrées britanniques sont achevées, contre 40 % sur le territoire français. Au total, son exceptionnelle densité ferroviaire atteint 15,6 km de voie ferrée pour 100 km² (8,1 km/100 km² en France). En Europe, seules la Belgique et l’Allemagne seront à même de rivaliser. La contraction ferroviaire britannique apparaît également précocement. Une première liaison ferme au trafic des voyageurs dès 1846, après seulement 12 années de service, un demi-siècle avant la première disparition d’une liaison française. La contraction va s’avérer non seulement rapide – en 1970, 97 % des lignes voyageurs aujourd’hui disparues sont déjà fermées – mais également quantitativement importante : au total, 53 % du réseau total sera sacrifié, contre 37 % en France1.

2 Le mode de constitution, puis de contraction du réseau britannique, expliquent l’importance du capital linéaire aujourd’hui abandonné, mais aussi potentiellement valorisable. Toujours novateurs, les Britanniques ont également été les premiers Européens à mettre en œuvre une réelle valorisation de l’une de ces emprises abandonnées. Ils vont participer à imposer sur le continent le futur concept de voie verte - un espace en site propre dédié à la circulation non motorisée, fréquemment implanté sur une infrastructure de transport déclassée. Pourtant, le patrimoine ferroviaire ne connaît en Grande-Bretagne qu’une mise en valeur limitée et sélective.

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Après une décennie d’avance, la Grande-Bretagne cède du terrain : les projets de Sustrans, principale association en charge de la valorisation des emprises délaissées, s’orientent désormais vers davantage de pragmatisme, au détriment du patrimoine. Le modèle britannique précurseur, à l’origine de multiples aménagements continentaux, s’oppose aujourd’hui aux modèles belge et espagnol, qui demeurent très attachés au principe même de valorisation du patrimoine ferroviaire.

3 Au-delà d’une rivalité, apparemment anodine, visant à imposer une pensée unique en termes de voies vertes, c’est en toile de fond l’avenir du patrimoine ferroviaire déclassé qui pourrait se jouer. La réussite du modèle britannique, qui pourrait tendre à l’imposer comme schéma unique d’aménagement de voies vertes, pourrait impliquer la disparition de la principale opportunité de réhabilitation des anciens itinéraires de transport.

I - Un vaste patrimoine ferroviaire en manque de patrimonialisation

4 La Grande-Bretagne possède un capital ferroviaire considérable : sur les 35 700 km de lignes construites – ponctués de 9 000 gares, 1 000 tunnels et 60 000 ponts et viaducs – seuls 17 000 km demeurent aujourd’hui en service2, laissant près de 19 000 km d’emprises à l’abandon. Le réseau britannique a à ce titre enregistré la plus forte contraction des réseaux ferrés européens. Le patrimoine qui en découle ne bénéficie toutefois, en Grande-Bretagne comme ailleurs, que d’une patrimonialisation très sélective, qui exclut largement l’ancienne infrastructure ferrée.

A - Un vaste capital ferroviaire

5 Les conditions financières, administratives et juridiques qui ont prévalu lors de la mise en place du réseau ferré britannique à l’époque victorienne éclairent l’aspect pléthorique qu’il présentait dans sa plus grande extension (voir figure 1).

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Figure 1 – Réseau ferré britannique : un vaste patrimoine, rarement valorisé

6 Sa réalisation s’effectue en effet dans un climat d’affairisme et de libéralisme économique et industriel, et en l’absence totale d’intervention de l’Etat, jusque dans la conception même du réseau. Certes, la mise à exécution de chaque projet ferroviaire est soumise à l’autorisation législative de l’Etat britannique. Mais là où certains pays s’assurent de la cohérence et de l’efficacité du futur réseau, la Grande-Bretagne se distingue par un laisser-faire absolu. Aucun schéma, dessinant un réseau ferroviaire rationnel, n’est imposé, laissant libre cours à la spéculation des industriels et des financiers, conduisant à la « railway mania ». Cette fièvre ferroviaire atteint son paroxysme en 1846, année qui enregistre la création de 272 compagnies ferroviaires, à la tête de 15 000 km de voies ferrées à construire… Nombre de ces projets disparaissent rapidement, mais en 1885, après une première concentration ferroviaire et avant l’achèvement du réseau, la Grande-Bretagne dénombre 300 compagnies, exploitant 31 000 km de chemin de fer…

7 La spéculation financière donne lieu à la multiplication de liaisons ferrées, principalement dans les secteurs miniers et industriels, particulièrement attractifs. Le triangle Manchester – Leeds – Sheffield, et plus tardivement le Pays de Galles, se couvrent ainsi de voies ferrées (figure 1), le plus souvent redondantes en raison de la concurrence effrénée que se livrent les compagnies, qui n’hésitent pas à ouvrir, au sein d’une même vallée, plusieurs liaisons concurrentes. Ainsi, dans les années 1880, deux compagnies créent chacune une liaison entre Nottingham et Mansfield, établies parallèlement à celle du Midland Railway déjà en service, les trois tenant souvent dans un faisceau d’une centaine de mètres3 (figure 2)… Ces multiplications de parcours concurrents concernent également de vastes itinéraires, à l’image de Glasgow - Edimbourg, de Liverpool - Manchester ou de Londres – Birmingham (figure 1).

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Figure 2 – Nottingham-Mansfield : l’enchevêtrement des trois voies ferrées au nord de Hucknall La cohabitation sur le terrain de ces trois infrastructures ferrées redondantes, installées dans un faisceau de quelques centaines de mètres à peine, illustre le libéralisme, l'absence de planification du réseau par l'Etat et son laissez-faire qui ont caractérisé la constitution du réseau ferré britannique.

8 Néanmoins, la trop grande proximité et la redondance des liaisons ainsi créées ne pouvaient assurer la rentabilité de tout le réseau, et rapidement, sa contraction s’impose. Dans un premier temps, les fermetures ne concernent que le seul service des voyageurs, les lignes subsistant pour le trafic de fret. Mais l’implication de l’Etat en faveur d’une réelle rationalisation du réseau ferré va bientôt se faire plus prégnante, et débute par l’unification des compagnies. En 1921, le Grouping Act (appliqué en 1923) regroupe le réseau de 120 compagnies entre les mains des « Big Four », impliquant la disparition de 2000 km de liaisons redondantes, désormais détenues par une même compagnie. Néanmoins, ce réseau encore trop vaste, désormais concurrencé par les transports routiers, demeure déficitaire. Les compagnies limitent investissements et entretien, amorçant sa dégradation lente et sa désaffection future4 … et précipitant sa nationalisation en 1948, et avec elle davantage de rationalité. Cinq mille nouveaux kilomètres de voies ferrées sont ainsi rapidement supprimés. Au-delà des liaisons minières et industrielles parallèles, on observe également les premières fermetures de voies non redondantes en milieu rural (figure 1), la rationalisation s’attaquant aux courtes antennes peu fréquentées, qui raccordent de petites localités au réseau principal. On assiste également aux premières suppressions de longs itinéraires, tels que les 150 km de la ligne du Midland and Great Northern Joint sur la liaison Norwich – Nottingham. La contraction du réseau demeure toutefois encore modérée … une accélération brutale va être donnée avec l’application du Beeching Axe.

9 Face aux difficultés chroniques des British Railways, le rapport du Dr Beeching en 1963 est sans appel : 96 % du trafic voyageurs est assuré par 50 % du réseau ; l’autre moitié, avec seulement 4 % du trafic, s’avère donc quasi-inutile. « The Reshaping of Bristish

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Railway report » propose donc la fermeture de 9 700 km de voies ferrées, essentiellement en milieu rural. Le Beeching Axe ne sera pas totalement appliqué, et d’autres liaisons, exclues de ce programme, disparaissent malgré tout. Néanmoins, en 1975, des 35 700 km et 9 000 gares construits, il ne reste que moins de 20 000 km et 2 500 gares. Par la suite, la contraction se concentre majoritairement sur le trafic de fret résiduel. En effet, il est désormais communément admis que la fermeture de lignes de voyageurs ne suffit pas à rééquilibrer les finances de la compagnie ferroviaire. Pire, la disparition des mailles rurales qui irriguaient le territoire détourne du chemin de fer une part non négligeable de la population, ce qui restreint de fait la fréquentation du « réseau noyau ». Par ailleurs, la reconnaissance des services rendus par le chemin de fer justifie désormais le maintien, politiquement et économiquement assisté, de la partie la moins rentable du réseau encore ouvert. En revanche, les liaisons de fret non rentables ne bénéficient pas de la même indulgence et continuent de disparaître.

10 Aujourd’hui, la contraction du réseau semble proche de la fin, et l’on assiste même à des réouvertures d’infrastructures, notamment en milieu urbain, pourtant moins touché par la contraction. La demande y demeure néanmoins plus forte, et le réseau ferré y a prouvé sa plus grande efficacité et sa meilleure rentabilité. Si les courtes liaisons, voire les services de type tramway ou tram-train dominent, quelques réouvertures plus conséquentes ont pu être menées à bien, et d’autres sont en projet, comme la réouverture de la liaison Edimbourg – Galashiels (56 km), espérée pour 2011.

11 Cette forte expansion du réseau ferré britannique, suivie de son importante contraction, ont offert à la Grande-Bretagne un vaste héritage ferroviaire, qu’elle ne valorise pourtant que de manière sélective.

B - Une patrimonialisation sélective

12 L’attachement des Britanniques à leur patrimoine ferroviaire est réel, et se traduit notamment par les 8 millions de passagers annuels des trains historiques ou par les 900 000 visiteurs qui fréquentent chaque année le musée du chemin de fer de York5. Néanmoins, la patrimonialisation ferroviaire exclut, en Grande-Bretagne comme ailleurs, le fondement même du chemin de fer, l’infrastructure ferrée.

13 Dans la plupart des pays européens, la patrimonialisation ferroviaire ne s’est pas imposée comme une évidence. Les vestiges ferroviaires cumulent en effet divers handicaps, notamment celui d’être un patrimoine récent relevant des XIXe et XX e siècles, mais aussi d’appartenir au domaine industriel. La sensibilisation à leurs valeurs patrimoniales se révèle très tardive. L’Angleterre présente dans ce domaine une longueur d’avance, avec notamment le classement du célèbre Iron Bridge dès 1934. Situé dans la vallée de Coalbrookdale, berceau des premiers rails métalliques, et où Richard Trevithick testa en 1802 sa locomotive à vapeur, l’Iron Bridge demeure néanmoins étranger au monde ferroviaire, à l’instar de 97 % des sites « listés » britanniques. Néanmoins, cette reconnaissance précoce d’un ouvrage du XIXe siècle, relevant du monde des transports, représente une double avancée importante. Ce dernier relève en effet d’un domaine usuel, quotidien, dont le public et les politiques ne mesurent que partiellement, aujourd’hui encore, l’aspect patrimonial.

14 La reconnaissance précoce du capital technique, et notamment de la traction vapeur, constitue une exception. Elle a donné naissance à des musées, tels que celui de York, ouvert en 1975 dans sa configuration actuelle, ainsi qu’à de nombreux projets de

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chemins de fer historiques, exploitant ce capital grandeur nature. Quant au patrimoine bâti, il bénéficie, depuis que l’architecture des XIXe siècle puis XXe siècle a acquis ses lettres de noblesse, d’une certaine reconnaissance. La destruction en 1962 de l’Arc néo- classique de la gare de Euston a eu en Grande-Bretagne un impact similaire à celui de la démolition des pavillons de Baltard à Paris, à l’origine de la préservation de la gare d’Orsay. Un mouvement de protection, concernant essentiellement les bâtiments et les ouvrages d’art du XIXe siècle, voit alors le jour. Le système législatif britannique offre trois dispositifs de préservation. Le classement à proprement parler (loi de 1979)6, ne concerne que 56 monuments ferroviaires, tous aujourd’hui désaffectés, appartenant pour l’essentiel à d’anciens chemins de fer minéraliers à traction hippomobile. Bien plus nombreux sont les bâtiments « listés »7. Parmi les 500 000 monuments britanniques ainsi reconnus en 2008, 1 383 appartiennent au domaine ferroviaire, inclus pour l’essentiel dans des lignes encore en activité. La « protection » accordée par ce processus apparaît toutefois moins contraignante que celle des monuments historiques français. Il s’agit davantage d’une reconnaissance de leur intérêt, autorisant un compromis entre aspect utilitaire et préservation. Enfin, les secteurs protégés8 incluent un millier de bâtiments ferroviaires.

15 Au-delà de English Heritage, de Cadw et de Historic Scotland – en charge du patrimoine classé ou listé -, des organismes sont plus précisément préposés au patrimoine hérité du monde ferroviaire. Depuis 1994, le Railway Heritage Committee protège objets (roulants ou non) et archives ferroviaires. En 1997, suite à la privatisation de l’infrastructure, la partie désaffectée du réseau non encore cédée est affectée au British Railways Board (Residuary) Ltd. Ce dernier et Network Rail financent le Railway Heritage Trust, chargé de la conservation et de la restauration de leur patrimoine ferroviaire – en priorité le patrimoine exceptionnel, classé ou listé. Des 3 800 structures ferroviaires ponctuant les voies désaffectées prises en charge par le BRB (Residuary) Ltd, 72 sont ainsi listées9. Le Railway Heritage Trust gère également le transfert des sites fermés à leurs nouveaux propriétaires et, depuis le milieu des années 1990, participe à retrouver une nouvelle vocation aux bâtiments et structures restaurés par ses soins.

16 Ces structures ferroviaires protégées représentent essentiellement des bâtiments (gares, halles à marchandises, postes de signalisation, marquises …), quelques objets techniques, ainsi que des tunnels, des ponts et des viaducs ferroviaires, tels que le Forth Bridge (Ecosse) ou le Brunel Bridge de Saltash (Cornouailles). Mais aucune ne relève de l’emprise à proprement parler. Les actions de ces institutions traduisent en Grande- Bretagne une réalité très présente sur tout le continent européen : la protection du patrimoine ferroviaire se concentre en premier lieu sur le patrimoine bâti exceptionnel, à parité avec le matériel roulant, puis sur les éléments d’infrastructures non moins exceptionnels (viaducs et tunnels), et enfin sur les archives. Quant à l’infrastructure « basique », elle ne semble guère retenir l’attention.

C - Quelle reconnaissance pour l’infrastructure ?

17 La patrimonialisation de l’infrastructure ferroviaire se heurte en effet à deux obstacles. Une méconnaissance populaire tout d’abord, tant sa présence semble habituelle, ses qualités ordinaires et son utilité déficiente une fois éteinte sa vocation première. Si la préservation et la valorisation d’un bâtiment de belle facture, même aussi modeste que la petite gare tout en verre et en lignes courbes de Wemyss Bay (Ecosse), ou d’un portail de tunnel spectaculaire tel celui de Clayton (Londres – Brighton) ne posent plus

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réellement question aujourd’hui, les efforts pour préserver les emprises désaffectées, simples rubans de terre, demeurent pour beaucoup incompréhensibles. Ce déni d’intérêt n’a pas permis de remettre en cause l’obstacle législatif, qui renforce cette absence de reconnaissance : en Grande-Bretagne, seul un espace bâti peut être reconnu et protégé. Cela autorise la patrimonialisation des gares, des halles à marchandises, des postes de signalisation … mais pas de l’emprise elle-même, à l’exception des tunnels, des ponts et des viaducs, assimilés à des constructions. Ainsi, l’exception exemplaire de la ligne française du Blanc-Argent, inscrite à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques en 1993, serait actuellement impossible en Grande-Bretagne. Seule l’intégration au sein d’un secteur protégé peut placer une section de ligne dans un cadre patrimonial, mais sans aucune garantie de sa réelle préservation, ni de la conservation de son intégralité. Surtout, aucune réelle reconnaissance de la voie ferrée en tant que patrimoine à part entière ne lui est alors accordée. La Grande-Bretagne est donc loin de la politique américaine de railbanking qui veut que, même valorisée ou transformée, l’infrastructure « mise en banque » demeure inaliénable et ne puisse être dégradée (par la suppression d’un ouvrage d’art ou la construction d’un bâtiment dans l’axe de l’emprise par exemple), afin que soit préservés sa continuité et sa linéarité, garants d’une potentielle réouverture.

18 Ces infrastructures ne sont pourtant pas dénuées d’atouts. Témoins de l’évolution culturelle, industrielle et paysagère des XIXe et XXe siècles et jalons de la révolution industrielle, elles ont nécessité la mise en pratique de techniques nouvelles (terrassement, excavation, conception d’ouvrages aériens …). Par leur présence, les voies ferrées ont bouleversé les paysages, notamment industriels mais aussi urbains et périurbains, et constituent autant de jalons de l’histoire économique et sociale des territoires traversés.

19 Au-delà de l’objet de mémoire, une emprise préservée constitue également un capital pour l’avenir ferroviaire de sa région. Les réouvertures actuelles se trouvent simplifiées lorsque le délaissé a été sauvegardé. Ainsi, le projet de nouvelle liaison rapide entre l’East Anglia et le sud, le centre et l’ouest de l’Angleterre est remis en cause par la disparition partielle de l’emprise de la Varsity Line (Oxford – Cambridge) : si la partie occidentale (Oxford – Bletchley), peu endommagée, devrait rouvrir en 2012, moyennant 190 millions de Livres Sterling, les plus optimistes n’évaluent qu’à 2028 l’éventuelle réouverture de la partie orientale, partiellement disparue, que d’aucuns considèrent comme définitivement perdue …

20 Pendant des décennies, la compagnie ferroviaire britannique, peu consciente de cet intérêt patrimonial, s’est rapidement dessaisie de ses anciennes emprises, débitées en courts tronçons cédés aux riverains. Une récente prise de conscience patrimoniale a conduit la BRB(R) Ltd à en rechercher prioritairement la cession d’un seul tenant, et a trouvé un écho favorable des collectivités locales, désormais soucieuses de protéger ce capital et de le valoriser, notamment sous la forme de sentiers ruraux. A ce titre, la Grande-Bretagne bénéficie d’une spécificité juridique, qui a permis de préserver, au moins partiellement, la linéarité de nombreux délaissés. Le principe du « Right-of- Way » multiplie en effet les sentiers ruraux, en accordant aux piétons, voire aux cyclistes ou aux cavaliers, un droit de passage sur les propriétés privées, garanti par la loi après qu’un accord a été passé entre le propriétaire et les autorités locales. Certains délaissés ont ainsi été transformés en sentiers, sans pour autant bénéficier de l’entretien qui permettrait de les considérer comme réellement valorisés. Ces droits de

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passage maintiennent toutefois la trace de l’emprise, et rendent possible son éventuelle mutation ultérieure en chemin aménagé, notamment sous l’influence de Sustrans.

II - Sustrans, la réussite d’un système précurseur

21 La valorisation du capital linéaire est timidement apparue en Grande-Bretagne dans les années 1980, prélude à une belle réussite. Des délaissés ferroviaires y sont alors mués en « voies vertes », des espaces de circulation réservés aux usagers non motorisés, indépendants de la circulation routière, à des fins de loisirs ou dédiés à un usage utilitaire (trajets domicile - école/travail). Les anciennes voies ferrées se révèlent particulièrement adaptées à cet usage : leur largeur, leurs fondations solides et bien drainantes, leurs faibles pentes accueillent aisément cette circulation douce. Les itinéraires relient entre eux des points attractifs du territoire, notamment les villes qu’ils pénètrent à l’abri de la circulation routière, et où ils se raccordent aux transports en commun notamment à hauteur des (anciennes) gares. En Grande-Bretagne plus qu’ailleurs, la multiplicité des voies ferrées désaffectées, que complètent voies de halage ou sentiers le long des cours d’eau, dessinent un véritable maillage (figure 1), à même de créer un vaste réseau de transport alternatif à l’automobile. C’est à une petite association bénévole que l’Angleterre doit la mise en œuvre de ce projet.

A - De Cyclebag à Sustrans

22 A l’origine des premières mutations d’infrastructures de transport délaissées en Grande-Bretagne et en Europe, l’association Sustrans est généralement, sinon l’auteur, au moins l’associée de ces valorisations du patrimoine ferroviaire linéaire.

23 Sustrans (pour Sustainable Transport) est apparue sous le nom de Cyclebag en juillet 1977. En réaction au choc pétrolier, un groupe de cyclistes de Bristol s’engage dans la création d’un réseau de routes dédiées au cyclisme. Loin des bandes cyclables partageant la chaussée avec les automobiles, c’est un réseau de pistes interconnectées et totalement indépendantes du mode routier qu’ils imaginent – à l’image des futures voies vertes. Cyclebag s’appuie dès l’origine sur le réseau de transport abandonné, notamment ferroviaire, bien adapté à leur projet et riche de symboles : il offre, à une infrastructure de transport jugée trop inutile pour perdurer, une nouvelle fonction de déplacement. Sa première réalisation, aujourd’hui encore symbole de Sustrans, est le sentier réalisé sur les 21 km de l’ancienne voie ferrée menant de Bristol à Bath, fermée sous l’ère Beeching. L’association n’obtient alors l’autorisation que de transformer la section Bitton - Bath en sentier non permanent, sur une largeur de 2 m. Entièrement réalisée par des bénévoles, sa mise en œuvre est longue et l’aménagement initial sommaire. Inauguré dans son intégralité en 1985, le sentier mesure désormais 3 m de large, est intégralement couvert de bitume et comprend marquage au sol, signalétique, signalisation, mobilier urbain et, à l’instar de nombreuses réalisations de Sustrans, est ponctué d’œuvres d’art contemporain (figure 4).

24 Forte de ce premier succès, l’association se lance dans d’autres projets. Des négociations abouties avec British Waterways conduisent à un premier élargissement des supports utilisés vers les voies de halage. Cet autre patrimoine du monde des transports offre 3 200 km de sentiers potentiels supplémentaires, dont le premier exemple abouti est le Kennet and Avon Canal cycle route, achevé en 1988. Cet élargissement à d’autres

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emprises renforce le projet de réaliser un réseau cyclable connexe à l’échelle de la Grande-Bretagne, avec en préambule la création d’au moins une route cyclable de qualité dans chaque ville britannique.

B - Un système intégré et visionnaire

25 Dès lors, l’association Sustrans a rapidement enchaîné les réalisations. Son succès se mesure aujourd’hui au kilométrage de sentiers réalisés – 19 200 10 –, au nombre d’adhérents et de sympathisants – 40 000 –, à l’étendue nationale des projets en cours, et à son budget annuel de 26 millions de livres. La valorisation et la patrimonialisation des emprises de transport connaissent en Europe des succès divers, au sein desquels émerge la réussite de Sustrans. Trois raisons peuvent être avancées pour l’expliquer.

26 La première réside dans l’adhésion populaire qui sous-tend chaque projet soutenu par Sustrans. L’association privilégie les projets émanant de collectivités ou d’associations locales auxquelles elle accorde son appui financier et logistique. Communication et concertation, multiplication des réunions publiques, contact personnalisé avec chaque riverain du sentier sont mis en place en amont du projet. Cette volonté d’imposer une bonne gouvernance vise à désamorcer les conflits qui émergent lors de la mutation en lieux publics d’espaces désertifiés. L’impact de cette politique et le respect des éventuels usagers préexistants s’avèrent flagrants, déminant les situations conflictuelles des projets menés sans concertation tels que le GR3 en Indre-et-Loire11. Lors du réemploi par Sustrans d’un itinéraire existant (y compris un simple chemin relevant du Right-of-way), contact est pris avec l’ensemble des représentants des utilisateurs, et des solutions adaptées aux différents usages sont envisagées afin de désamorcer les conflits et de s’assurer de l’adhésion populaire au chantier.

27 Aucune philanthropie n’oriente cette politique, mais une volonté toute pragmatique d’éviter des oppositions longues et coûteuses, et l’assurance de tirer un parti financier du soutien populaire. Son exploitation se traduit notamment par le recrutement de bénévoles qui entretiennent les sentiers, en signalent les dégradations, sensibilisent le public, et organisent des actions de collecte de fonds. L’appui de ces volontaires, localement implantés, aide à l’acceptation du sentier par la population, et en minimise les dégradations. Pour l’association, c’est également un gain financier important : 2 500 bénévoles participent non seulement à la gestion et à la promotion du réseau, mais également à sa conception même, la quasi-totalité des travaux étant opérée par eux, ce qui réduit d’autant le coût de conception des sentiers. Enfin, l’adhésion du public au programme de Sustrans lui assure 10 % de ses revenus : ses 40 000 supporters lui ont fait don de 2,69 millions de livres en 2007.

28 La seconde raison de son succès tient dans la cohérence et la connexité du réseau conçu par Sustrans. Dès l’origine, l’association a programmé la réalisation d’un véritable réseau aux mailles connexes, qui irrigue l’ensemble du Royaume-Uni. Elle a ainsi pris une grande longueur d’avance sur le continent, qui multiplie fréquemment les liaisons isolées, avant de tenter de les réunir au sein d’un réseau national. Ainsi, des associations locales, des régions ou des départements français ont valorisé d’anciennes emprises (telle Givry – Cluny en Bourgogne), développant autour d’elles un réseau local, parfois relié à un projet européen … mais sans référence à un programme national, alors inexistant. Lors de son adoption en 1998, le « schéma national des véloroutes et voies vertes » n’a pu englober l’intégralité de ces réalisations : certaines -

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la voie verte des Hautes-Vosges notamment - s’avèrent géographiquement trop éloignées du réseau imaginé depuis Paris, d’autres - l’Axe Vert de Thiérache entre autres - ne répondent pas aux normes imposées après leur conception. Ces réseaux locaux, nationaux et européens entrent aujourd’hui en concurrence, annihilant toute lisibilité du projet global. La Grande-Bretagne a déjoué cette cacophonie contre- productive, qui dilue les subsides entre des projets sans réelle visibilité, et brouille le message aux yeux du public. Le projet phare de Sustrans, le National Cycle Network (NCN), bénéficie d’une bonne visibilité par son unicité et son envergure nationale (figure 3). De même, la mise en place d’une signalétique et d’une signalisation dédiées et unifiées sur tout le territoire en renforce la cohésion et la reconnaissance. La signalisation s’appuie sur un modèle de numérotation comparable à celui du réseau routier, clairement identifiable en tant que réseau cyclable. Outre l’identification du réseau, le choix de cette signalisation familière favorise sa bonne compréhension, et donc son acceptation de la part des usagers.

Figure 3 – Patrimoine ferroviaire, « railway paths » et « National Cycle Network »

29 La reconnaissance et l’envergure nationales du NCN ont constitué un troisième élément clef de la réussite de Sustrans. Ainsi, l’adoption en 1996 de la National Cycling Strategy par le Département des Transports, intégrant le NCN au cœur de ses projets, constitue un soutien de poids. Reprenant les mêmes objectifs que le NCN, cette politique participe concrètement à sa mise en place, en lui apportant reconnaissance officielle et soutien financier. Cette valorisation nationale a rapidement conduit l’association à se soustraire au cadre restreint des voies vertes, et lui a permis de concrétiser son intégration dans des programmes de plus vaste portée. Les projets de Sustrans ont en effet récemment évolué. Si la constitution du NCN demeure une priorité, d’autres programmes illustrent sa volonté de s’impliquer dans d’autres domaines, et notamment dans la promotion de la santé et la protection de l’environnement. Cette ouverture vers

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d’autres thèmes se traduit notamment par la promotion active du vélo dans la vie quotidienne (programmes Bike it, Active Travel). Pour cela, elle participe activement à la constitution de pistes cyclables, incluse ou non dans son programme phare NCN (safe routes to school, Connect2). Elle s’implique également dans la mutation des espaces urbains sur le modèle des woonerf néerlandaises ( Home zones, DIY Streets), qui rééquilibrent l’espace entre modes motorisé et non-motorisé. Dans ce cadre, la prochaine tenue des Jeux Olympiques à Londres a conduit Sustrans à s’impliquer dans la mise en place des sentiers dédiés à la circulation douce des futurs parcs olympiques (GOAL 12), que devrait compléter la réalisation, en collaboration avec Transport for London, d’une nouvelle passerelle sur la Tamise entre Canary Wharf à Rotherhithe, dédiée à la circulation non-motorisée.

30 Sustrans s’éloigne donc peu à peu de la simple valorisation d’emprises ferroviaires, même si celles-ci trouvent tout naturellement leur place dans ces projets. La question qui pose débat réside toutefois dans l’amenuisement de la part de ce capital au sein de ses programmes. L’évolution de l’association vers de nouveaux idéaux, proches du développement durable, et des choix d’aménagement très pragmatiques conduisent en effet souvent à écarter la valorisation patrimoniale des projets les plus récents.

III - L’oubli du patrimoine

31 L’élargissement des activités de Sustrans l’a progressivement amenée à s’éloigner de ses supports originels afin non seulement d’accroître, de manière très pragmatique, son champ d’action, mais également d’adapter ses réalisations à ses nouveaux objectifs : la santé et la sécurité des cyclistes.

A - Le patrimoine ferroviaire aujourd’hui dans les projets de Sustrans

32 La première raison d’être de Sustrans résidait dans la mutation d’anciennes voies ferrées en pistes cyclables. Dès 1993, l’association se prévalait ainsi de l’ouverture de 450 km de sentiers indépendants du trafic routier, prélude à la mise en place d’un véritable réseau autonome devant raccorder entre elles les villes britanniques.

33 Le changement d’échelle induit par la mise en chantier du NCN en 1995 provoque une évolution radicale des objectifs, des moyens, et de l’esprit même des projets initiés. C’est en effet à un vaste chantier de 10 400 km, devant être achevé pour 2005, que l’association s’attaque. Sa réalisation vise à promouvoir le cyclisme comme mode de transport quotidien, à réduire le trafic routier, et à améliorer la santé et l’environnement des britanniques, en réponse aux nouveaux objectifs de l’association. Soutenu et avalisé par le Département des Transports, et bénéficiant de l’adhésion populaire attendue, sa réalisation concrète avance rapidement et de nouvelles tranches sont régulièrement adjointes au projet initial. En 2007, 19 200 km de réseau cyclable ont ainsi été réalisés (figure 3).

34 Cette exécution rapide a cependant inéluctablement éloigné Sustrans de la valorisation du patrimoine ferroviaire. Les prévisions initiales évoquaient la réalisation du NCN sur des supports variés, incluant 50 % de sites propres, existants ou à créer, notamment d’anciennes voies ferrées valorisées. Le recours annoncé à 50 % d’itinéraires partagés avec le trafic motorisé - rues résidentielles, routes à trafic restreint, ou bandes cyclables sur route plus fréquentée - constituait toutefois une inflexion dans les idéaux

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de l’association. Cette première entorse annihile partiellement l’intérêt du projet en le privant de la sécurité du site propre, et restreint de fait la part des valorisations ferroviaires. Ce taux de mixité va pourtant rapidement s’accroître, puisque aujourd’hui, un-tiers seulement du NCN emprunte des itinéraires indépendants (figure 3).

35 Ce revirement et le recul du patrimoine ferroviaire se justifient par l’ampleur du projet, revu à la hausse notamment lors de son éligibilité aux projets « Millenium » en 1999, et par la nécessité induite de réaliser rapidement ce réseau très médiatisé. Il est ainsi édifiant d’observer l’évolution du projet : les 50 % de voies vertes initialement prévues représentaient 5 200 km, et impliquaient le décuplement des sites propres existants. L’adjonction au NCN de 4 000 km supplémentaires en 1999 ne profite pas à la patrimonialisation, puisque le taux de voies indépendantes tombe alors à 33 %, soit un kilométrage inférieur à celui du projet initial (4 750 km). Le réseau routier devient alors le support principal du NCN. Il n’exige en effet qu’un aménagement léger, contrairement à la mutation des emprises ferroviaires, 100 fois plus onéreuses et d’une mise en œuvre plus longue. Seule la route permettait la réalisation rapide et financièrement supportable d’un aussi vaste réseau.

36 Aujourd’hui, les 19 200 km réalisés ne comprennent que 6 400 km de voies vertes – sans qu’il soit désormais possible d’accéder à des statistiques plus précises concernant la nature des infrastructures employées. La disparition de cette information des bases de données de l’association, associée à la forte baisse de la création de voies vertes, illustrent les évolutions fondamentales de Sustrans, qui délaisse la valorisation patrimoniale au profit d’une vision pragmatique et utilitaire des pistes cyclables.

B - Une vision plus pragmatique que patrimoniale

37 Sustrans affiche désormais comme objectif premier la sécurité des cyclistes. Selon elle, la sécurisation de leurs trajets nécessite la multiplication des voies réservées, afin d’amener à terme davantage d’automobilistes à délaisser leur voiture, et à améliorer de fait leur santé. La préoccupation environnementale et sociétale a pris le pas sur la vision patrimoniale du réseau. Pourtant, la mise en œuvre du NCN n’a été rendue possible que par son éligibilité aux projets Millenium, dont les objectifs imposés résidaient dans la valorisation du patrimoine britannique et dans sa préparation à l’entrée dans le XXIès, créant un « héritage durable pour le Royaume-Uni »13. Pourtant, peu à peu, la valorisation patrimoniale s’est effacée devant une mise en œuvre plus pragmatique du réseau.

38 En effet, seule une bonne fréquentation justifie la multiplication des voies vertes ou des pistes cyclables. Or pour qu’elles soient attractives, il apparaît nécessaire que les trajets soient les plus rapides et directs possibles. Ce tracé idéal est alors imaginé par Sustrans (ou les collectivités locales qu’elle soutient) sur le papier, avant que ne soit concrètement cherché sur le terrain les moyens de le réaliser efficacement et économiquement. Dès lors, toute emprise de transport désaffectée, idéalement placée sur son tracé, est intégrée au projet, et ce en dépit du surcoût notoire qu’elle induit. La stricte séparation vis-à-vis de la circulation motorisée s’avère en effet décisive dans le succès des sentiers : le rapport annuel 2007 du NCN estime ainsi que les sections ségrégées du trafic routier concentrent à elles seules 82 % des trajets enregistrés sur le NCN, alors qu’elles ne représentent qu’un-tiers de ce dernier. Néanmoins, ce surcroît de fréquentation s’avère nul si l’itinéraire impose un détour par rapport à la route. Cela

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conforte Sustrans dans sa volonté de réaliser les trajets les plus directs possibles, abandonnant les emprises ferroviaires au profit d’une implantation sur chaussée partagée avec l’automobile.

39 Par ailleurs, la nécessité de réaliser ce réseau rapidement et à faible coût écarte fréquemment les anciennes voies ferrées des projets. Ainsi, la réalisation d’une section de la route NCN n° 66, entre Beverley et Market Weighton au nord-ouest de Hull, a conduit à un choix étonnant : une ancienne voie ferrée en bon état, reliant ces deux communes et déjà fréquemment utilisée par les amateurs de vélo tout terrain (Hudson Way), a été écartée au profit d’une création sur route à circulation partagée, au prix pourtant de quelques détours. La volonté de desservir quelques villages, à l’écart de l’ancienne emprise ferroviaire, a pu être évoquée. Mais c’est de manière très claire qu’a été énoncé par Sustrans le principal désavantage de l’ancienne voie ferrée : dénuée de sa couverture de ballast, elle était devenue boueuse, et nécessitait un aménagement spécifique. La route, quant à elle, était immédiatement disponible, et ne nécessitait comme investissement que la sécurisation des grands axes, et la mise en place de la signalétique et de la signalisation.

40 Ces choix s’opposent doublement aux opérations recensées sur le continent européen – notamment en Espagne, en Allemagne ou en Belgique – et aux Etats-Unis. La mise en œuvre des réseaux verts s’y appuie prioritairement sur les anciennes emprises de transport, qu’ils ont pour objectif de valoriser. Le bilan des délaissés disponibles et de leur état donne lieu au dessin du futur réseau vert, établi en fonction de leur emplacement et des connexions possibles entre elles. Des sections de sentiers à créer ex nihilo, voire exceptionnellement des sections de routes très calmes, sont tolérées de manière minoritaire pour assurer la jonction entre deux délaissés. Davantage que son utilité, c’est donc la valorisation du patrimoine qui est recherchée à travers le réseau vert. La préservation de la mémoire de ses anciennes fonctions à travers le nom, la signalétique, ou le « décor » de la voie verte illustrent ce souci patrimonial. S’il se retrouve dans le nom des premiers aménagements de Sustrans, comme le Bristol & Bath Railway Path, il n’apparaît plus clairement dans les nouveaux sentiers. Considérés à petite échelle, ils mêlent au long de leur parcours de multiples supports, et leurs dénominations, assez neutres, ne font plus appel à leurs origines.

41 Par ailleurs, les réalisations américaines et continentales s’accordent sur la valorisation des emprises dans leur intégralité, tout du moins dans leurs parties réutilisables. A l’inverse, le pragmatisme britannique s’attache à ne réemployer du délaissé que la section qui lui est utile, sans s’encombrer du reste de l’infrastructure. Ainsi que l’illustre la figure 3, de nombreuses sections courtes, souvent inférieures à 10 km, sont ainsi prélevées et intégrées à une réalisation de Sustrans, le reste de l’emprise étant abandonné. Entre autres exemples, on peut citer Willow Walk (route NCN n° 3), qui emprunte ponctuellement 8 des 183 km que compte l’ancienne voie ferrée du Somerset and Dorset Joint Railway. Ce court tronçon, à l’ouest de Glastonbury, dessine un raccourci à travers un espace naturel sensible, le Shapwick Heath Nature Reserve, que la route traditionnelle contourne. Une fois cet espace protégé traversé, le NCN s’écarte du tracé rural de l’ancienne voie ferrée, et rejoint à Shapwick la route principale vers Bridgewater, bordée de plusieurs villages.

42 Ces courtes sections sont certes sauvegardées et mises au service de la circulation douce. Mais pour l’infrastructure dans son entier, elles représentent davantage un mitage qu’une réelle valorisation, tant le prélèvement d’une section, notamment

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centrale, constitue un handicap majeur à tout autre réemploi. Il participe de la destruction des principales valeurs patrimoniales de l’infrastructure, sa linéarité et sa continuité, qui favorisaient la mise en relation de différents points du territoire. Cet éloignement de la démarche patrimoniale est d’ailleurs totalement assumé par Sustrans, qui revendique la primauté de ses nouveaux objectifs, la santé et l’environnement, sur une quelconque préservation d’un héritage, devenu à ses yeux très secondaire.

C - Un réseau utilitaire avant tout

43 Dans les espaces ruraux, les valorisations d’anciennes emprises de transport se révèlent donc peu nombreuses. En revanche, les nouvelles orientations et le pragmatisme de Sustrans l’amènent au contraire à les privilégier fortement en milieu urbain.

44 La sécurisation des espaces cyclistes implique, idéalement, la création de pistes réservées et indépendantes, notamment en milieu urbain où la densité de circulation rend la mixité dangereuse. Les anciennes emprises de transport offrent la possibilité d’une telle ségrégation des usagers. Leur présence, dans un environnement urbain où l’espace disponible s’avère rare, onéreux et de continuité aléatoire, constitue en outre un atout essentiel. Sustrans, lorsqu’elle ne peut créer d’espace dédié aux seuls cyclistes, emploie les parcs urbains et les rues résidentielles, où elle œuvre à la mise en place de mesures destinées à « calmer le trafic » : la cohabitation cyclistes/voitures est jugée acceptable en-dessous de 900 véhicules/h roulant à la vitesse maximale de 30 km/h. Cette réappropriation des rues, au sein de quartiers qui replacent le piéton et le cycliste au centre de l’espace (Home Zones) lui semble plus bénéfique que la réalisation de pistes cyclables sur rue partagée.

45 C’est au cœur des agglomérations que Sustrans concentre l’essentiel de son réseau, au caractère utilitaire particulièrement marqué, eu égard au pragmatisme de l’association. Pour développer efficacement l’usage du vélo, elle axe en effet son action sur les fortes concentrations de population, où les cyclistes potentiels sont les plus nombreux, et où chaque intervention rencontre le meilleur écho. Par ailleurs, pour améliorer l’image du vélo via une pratique sécurisée, priorité est donnée aux aménagements en centre-ville, où le cyclisme est particulièrement dévalorisé du fait de sa dangerosité. Dès lors, les rares emprises abandonnées en milieu urbain, et notamment en entrée/sortie de villes, sont mises à contribution. Les sorties d’Edimbourg, ou la traversée de Newcastle-Upon- Tyne sont ainsi desservies par des voies vertes, implantées sur des emprises ferroviaires ou des bords de rivière. Néanmoins, en secteur urbain aussi, l’entreprise de valorisation demeure très ponctuelle – à l’instar des 4,8 km prélevés à Innocent Railway à l’est d’Edimbourg, ou des courtes sections ferroviaires ponctuant les 14 km de Hadrian Cycleway à travers Newcastle. Là encore, seule la mise à disposition des circuits sécurisés a été prise en compte, au prix de la dévalorisation des vastes emprises ainsi démembrées.

46 Les mutations urbaines mettent en lumière un antagonisme essentiel entre les exemples continentaux et les choix de Sustrans. L’association britannique ne mise que sur la réalisation de sentiers utilitaires : ils permettent de se rendre en ville, au travail, à l’école, à un espace de loisirs. En revanche, leur potentiel purement récréatif (le vélo en tant que loisir) est totalement éclipsé par cette recherche d’utilité quotidienne. Ainsi, le bilan annuel14 de Sustrans fait état de 338 millions de trajets recensés sur le réseau NCN, dont 1/3 de très courtes distances, de l’ordre du lien local et quotidien. Sur

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le continent, ces trajets quotidiens sont rares : en France, les 2/3 des pratiquants parcourent de 15 à 35 km par trajet, et seuls 13 % fréquentent les voies vertes plus d’une fois par semaine15 … Si elles endossent également un rôle utilitaire, leur vocation est davantage orientée vers un usage récréatif (92 % contre 8 % pour la pratique utilitaire). Elles s’appuient sur la même volonté de sécuriser la pratique cycliste mais elles s’inscrivent dans un cadre plus volontiers rural qu’en Grande-Bretagne.

47 A travers leurs voies vertes, les Etats européens visent certes à valoriser un patrimoine ferroviaire, mais également à revitaliser leurs espaces ruraux. Excursionnistes et cyclotouristes consomment et induisent de nouveaux emplois, aux apports économiques non négligeables pour les régions concernées. Les retombées économiques du Donauradweg sont notamment estimées à 7,5 millions d’euros pour la seule Haute-Autriche. Les Vias verdes espagnoles participent à rééquilibrer la pression touristique vers les espaces intérieurs du pays, qui enregistrent sur leur passage un regain de vitalité16. A l’inverse, le réseau britannique minimise ce potentiel touristique. Le caractère urbain des espaces desservis l’atteste. L’aménité des paysages et les dessertes rurales, plébiscitées par les randonneurs, sont négligées. La cohabitation bande cyclable/circulation routière, quasi systématique en milieu rural, s’oppose également à la politique des véloroutes et des voies vertes, qui valorisent les sites propres, plus attractifs. Enfin, l’absence délibérée d’équipements et de services spécifiques à cette clientèle – hôtellerie, restauration rapide, réparation de vélos, portage de bagage, fléchage touristique, boucles cyclables …- qui s’étirent habituellement au long des voies vertes, illustrent le parti-pris britannique d’ignorer le potentiel touristique des pistes cyclables.

Figure 4 – L’entrée de la voie verte Bristol & Bath Railway Path

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Première réalisation de Sustrans, alors encore dénommé Cyclebag, le Bristol & Bath Railway Path constitue, aujourd'hui encore, le symbole de l'association. Depuis son inauguration (partielle) en 1984, son aménagement s'est grandement amélioré : élargissement du sentier jusqu'à 3 m, pose de bitume, d'éclairage public, de signalisation, d'une signalétique et d'une numérotation des itinéraires unifiées à l'échelle du territoire britannique, de mobilier urbain, d'élements de sécurisation... L'implantation d'oeuvres d'art, généralement des sculptures, au long des parcours, participe de l'image des sentiers de Sustrans. A l'occcasion du 30è anniversaire de l'association en 2007, l'ancienne porte en béton marquant l'entrée de ce sentier symbolique a été remplacée par cette sculpture métallique, "Twisted Arch", qui symbolise la croissance de l'association, et la régénération des espaces abandonnés.

48 La pratique récréative et touristique endosse alors non pas le rôle d’objectif final qui est le sien sur le continent, mais celui de moyen d’action. Aussi la participation de Sustrans au projet pan-européen d’Avenue Verte Londres – Paris est-elle moins considérée par l’association comme une source de revenus et de développement potentiels, que comme l’une de ses stratégies marketing pour asseoir la réussite de son réseau : la pratique du vélo durant les vacances sensibiliserait les vacanciers britanniques à ce mode de déplacement, et favoriserait sa banalisation dans la vie quotidienne. Même la traditionnelle mise en place d’œuvres d’art au long des sentiers (figure 4) appartient désormais à ces stratégies : l’art permet « d’utiliser d’autres arguments et d’autres médias afin de porter [le] message [de Sustrans] auprès de ceux qui ne s’intéresseraient jamais aux questions de transport, d’environnement ou d’urbanisme »17. Il permet notamment d’inciter des personnes, peu sensibilisées à la pratique du vélo, à fréquenter les pistes cyclables, dans l’espoir de les fidéliser, mais aussi d’attirer largement l’attention sur cette cause à ses yeux primordiale. Pour Sustrans, les « voies vertes » focalisent tout l’espoir d’une société plus vivable et d’un environnement plus « durable », annoncés dans le nom même de l’association.

Conclusion

49 En Grande-Bretagne, la préservation et la valorisation de l’héritage issu du démantèlement drastique du réseau ferré national s’opère à la discrétion de structures

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privées, sans réel contrôle de l’Etat, à l’image du libéralisme quasi-absolu qui avait prévalu lors de sa constitution. Certes, un arsenal de mesures est venu protéger le patrimoine bâti et monumental, et notamment certains ouvrages d’art. Mais, davantage encore que sur le continent européen, le capital des infrastructures linéaires reste dans l’ombre, confié, presque par hasard, aux seules mains d’une association sensibilisée à son potentiel. Aujourd’hui, face à l’évolution des objectifs de cette dernière, ce choix peut s’avérer discutable, d’autant que si quelques autres initiatives privées ont pu prendre le relais localement, il leur manque la reconnaissance et les moyens de Sustrans pour établir de véritables réseaux cohérents.

50 Loin d’une quête patrimoniale, Sustrans s’est donc recentrée sur des programmes nationaux environnementaux et sociétaux, sans rapport avec le patrimoine ferroviaire. Néanmoins, un projet très récent montre un léger infléchissement de la politique de l’association. Les grands itinéraires du NCN, largement routiers et dessinés à l’échelle nationale, cohabitent désormais avec les courts projets de CONNECT2, élus en 2007. Ils ciblent très localement les nécessités de (r)établir un passage piétonnier ou cycliste impossible, ainsi que les possibilités très concrètes d’y répondre. Outre l’échelle beaucoup plus locale de la réflexion et la taille restreinte des projets, on assiste là au retour des voies vertes : emplois de différents supports, notamment d’anciennes voies ferrées, et indépendance vis-à-vis du mode routier.

51 Toutefois, si CONNECT2 semble marquer un retour vers la valorisation patrimoniale, ce programme n’en demeure pas moins une menace pour le capital ferroviaire. En effet, le pragmatisme de l’association reste de mise, et conduit toujours au mitage des emprises employées, à l’image du projet du Afon Tawe Bridge, entre Clydach et Glais (NE de Swansea) : la réouverture de cet ancien pont ferroviaire rétablit la jonction des quartiers de part et d’autre de la rivière Tawe et de leurs voies vertes respectives, déjà existantes. Le réemploi ferroviaire se limitera donc à moins d’un demi-mile. Cet exemple représentatif des nouveaux projets de Sustrans ne permet pas de réellement espérer que le patrimoine des anciennes infrastructures de transport, notamment ferroviaires, tire davantage de bénéfice de ce programme que des précédents.

52 Dès lors, le risque est grand de voir à court terme disparaître une part essentielle de cet héritage britannique, mité et partiellement fondu au sein de valorisations plus vastes, sans mémoire de son passé. Le risque excède toutefois la Grande-Bretagne, l’une des deux portes d’entrée du processus de valorisation des voies vertes sur le continent européen. Si les modèles belge et espagnol, qui s’appuient sur la préservation patrimoniale, demeurent prioritaires, le modèle britannique fait des émules, notamment en France et à l’échelle pan-européenne. A terme, c’est donc une part essentielle du capital linéaire des délaissés ferroviaires qui pourrait disparaître, victime du projet qui devait, primitivement, assurer sa pérennité.

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NOTES

1. Réseaux voyageurs et marchandises, hors LGV. 2. 31 000 km de voies ferrées sont officiellement en service au Royaume-Uni (Network Rail). Cette donnée correspond au kilométrage des lignes de chemins de fer multiplié, pour chaque itinéraire, par le nombre de voies qui le composent. Les 17 067 km de liaisons ferrées déduisent le réseau hors Grande-Bretagne, et ne prennent en compte chaque itinéraire qu’une seule fois, indépendamment du nombre de voies ferrées qui le composent. 3. Seule celle ayant subsisté est représentée sur la carte 1. Sur l’ensemble du document, la trop grande proximité de certaines emprises n’a pas permis la représentation de la totalité des voies redondantes. 4. Comment concurrencer efficacement la route, quand on dispose, en 1962, d’un parc de traction encore constitué à 70 % de locomotives à vapeur, alors qu’il n’en reste déjà plus que 41 % en France ? 5. National Railway Museum Review 2006 - 2007 6. “Ancient Monument and Archeological Areas Act”, 1979 7. Que l’on pourrait comparer à nos bâtiments « inscrits ». Ils relèvent du « Planning (Listed Buildings and Conservation Areas) Act » de 1990 pour l’Angleterre et le Pays de Galles, et du « Town and Country Planning (Listed Buildings and Conservation Areas) (Scotland) Act » de 1997 pour l’Ecosse. 8. “Areas of special architectural or historic interest, the character or appearance of which it is desirable to preserve or enhance”, “Planning (Listed Buildings and Conservation Areas) Act” de 1990. 9. BRB (Residuary) Limited, 2007 10. Ces données, issues du rapport annuel de Sustrans (Sustrans, 2007) correspondent au bilan à la fin de l’année 2007. 11. La mutation par le Conseil Général d’un sentier rural de la FDRP en véloroute bituminée s’est opérée sans que la FDPR n’en soit avertie, induisant une levée de bouclier contre cet aménagement. 12. GOAL, pour Greenways for Olympics And London 13. Millenium Commission, 2003 14. Sutrans, 2007 15. MERCAT et Intermodal, 2003 16. Pour ces deux exemples, voir HECKER, 2006 17. INSALL, 2003

RÉSUMÉS

Aux XIXe et XX e siècles, la Grande-Bretagne a assisté à l’intense contraction d’un maillage ferroviaire pléthorique, la laissant à la tête d’un vaste patrimoine hérité. Si les bâtiments et les ouvrages d’art bénéficient d’une reconnaissance patrimoniale, le capital linéaire souffre d’un manque réel de patrimonialisation. La Grande-Bretagne, à travers l’association Sustrans, a pourtant introduit en Europe le concept de voies vertes, qui valorise les infrastructures sous forme de sites propres réservés aux circulations non-motorisées. Rapidement toutefois, des divergences notables ont singularisé les

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réalisations britanniques. Face à des réalisations continentales à vocation patrimoniales, essentiellement publiques, majoritairement éparses et globalement dédiées au tourisme, la Grande-Bretagne oppose un véritable réseau maillé, continu et privé, à destination utilitaire, et qui relègue le tourisme, mais également désormais la préservation des infrastructures, à la marge de vastes projets de « développement durable ». La crainte est donc désormais de voir disparaître une part essentielle de cet héritage, victime du projet qui devait, primitivement, assurer sa pérennité.

In the nineteenth and twentieth centuries, Great Britain underwent a severe contraction of a rich railway network, thus creating a vast heritage. While buildings and structures are recognized assets, railway lines lack real recognition as heritage. Britain, thanks to the Sustrans charity, has introduced in Europe the concept of greenways, which promotes infrastructure as a site reserved for specific non-motorized traffic. Soon, however, significant differences have singled out the British achievement. While the continental approach is mostly public, scattered and generally dedicated to tourism, Britain has maintained a truly meshed network, with a continuous, private, and utilitarian purpose. It does relegate tourism, but also heritage preservation of infrastructure, on the fringe of large "sustainable development" projects. The fear now is of losing an essential part of this legacy, a victim of the project which was, originally, to ensure its sustainability.

Im 19 und 20 Jh. hat das weit ausgedehnte Eisenbahnnetz in Groβbritannien stark geschwunden, so dass ein weites Erbe entstand. Wenn die Gebäude und die Ingenieurbaue als Denkmäler anerkannt werden, leidet das Erbe aus Linien unter einer Mangel von Pflege. Mit dem Verein Sustrans hat jedoch Groβbritannien das Konzept von grünen Wegen in Europa eingeführt, das die Linien als Standort für nicht motorisierten Verkehr aufwertet. Die britischen Werke kennzeichnen sich durch Divergenze. Im Gegensatz zu dem Kontinent, wo die ehemaligen Bahnlinien vereinzelt öffentlich und für touristische Nutzung sind, entstand in Groβbritannien ein dichtes privates Netz aus durchgehenden Linien, in dem Fremdenverkehr sowie der Unterhalt der Infrastrukturen eine Nebenrolle zugunsten groβer Projekte nachhaltiger Entwicklung spielt. Es ist zu fürchten, dass ein groβes Teil dieses Erbes als Opfer des Projektes verschwindet, das sein Weiterbestehen sichern sollte.

INDEX

Schlüsselwörter : Eisenbahnerbe, Erbe, grüne Wege, stillgelegte Bahnlinie, Sustrans Keywords : declassified infrastructures, greenways, heritage, railway heritage, Sustrans Mots-clés : héritage, infrastructure déclassée, patrimoine ferroviaire, patrimonialisation, Sustrans, voies vertes

AUTEUR

ANNE HECKER Maître de conférences en géographie – Université Nancy 2 – EA 1135 Centre d’Etudes et de Recherches sur les Paysages

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Paysages et territoires du patrimoine industriel au Royaume- Uni Landscapes and territories of industrial heritage in United-Kingdom Landschaften und Räume des industriellen Erbes in dem Vereinigten Königreich

Simon Edelblutte

L’auteur remercie les deux relecteurs pour les très utiles conseils bibliographiques

Introduction

1 La recomposition des territoires, leur reconversion et, en particulier, le renouveau urbain sont des notions largement développées depuis plus de 20 ans, notamment en géographie urbaine (Chaline, 1999 ; Burgel, 2001 ; Veschambre, 2005). Dans ce mouvement, la place du patrimoine est croissante. En effet, négligé dans les années de rénovation urbaine brutale (années 1950 à 1970), il s’est imposé assez rapidement dans les cœurs urbains tant il est devenu évident que les éléments du passé, au delà de leur intérêt intrinsèque, sont aussi des éléments essentiels de l’identité des habitants d’un lieu et, à ce titre, ne peuvent plus être balayés brutalement.

2 Cette notion de patrimoine, au départ restreinte à des « biens qui descendent, suivant la loi, des pères et des mères à leurs enfants » (Choay, Merlin, 2005), a été peu à peu élargie pour devenir « un ensemble de représentations, d’attributs fixés sur un objet non contemporain (œuvre, bâtiment, paysage, site…) dont est décrétée collectivement l’importance intrinsèque qui exige qu’on le conserve » (Lévy, Lussault, 2004). C’est cet élargissement de la notion de patrimoine, de l’objet au site et jusqu’au paysage et au territoire, objets éminemment géographiques, qui a donné sa place au géographe dans ces travaux. Aux côtés des archéologues, des historiens, des sociologues, etc., il peut ainsi intégrer la notion de patrimoine dans l’étude des territoires et de leur recomposition. Les objets industriels, puis les bâtiments et, au delà, les sites et les paysages, entrent dans cette définition du patrimoine à condition qu’on leur reconnaisse un intérêt particulier pour la société, ce

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qui est vérifié depuis peu dans le cas de l’industrie. En effet, dans ce domaine, le ressenti des populations est souvent négatif et la notion de patrimoine s’est imposée plus tardivement que dans d’autres domaines (Edelblutte, 2009).

3 Dans cette prise en compte relativement tardive de la notion de patrimoine industriel dans la reconversion, le Royaume-Uni occupe une place à part. Premier pays où s’est développée la révolution industrielle, dès le XVIIIe siècle, il est aussi le premier pays qui doit faire face, dès la seconde révolution industrielle, à la fin du XIXe siècle, au déclin de l’industrie ancienne. Les premières actions de reconversion sérieuses ne remontent cependant pas avant l’Entre-deux-guerres, même si c’est très tôt par rapport aux autres pays industrialisés de l’époque. Dans ce mouvement, les préoccupations patrimoniales concernant l’industrie, si elles apparaissent tardives comparativement à celles concernant d’autres types de patrimoine (protégés dès la fin du XIXe siècle pour certains bâtiments ou monuments remarquables), sont néanmoins particulièrement précoces par rapport aux autres Pays de Tradition Industrielle1 (Cartier, 2003). K. Falconer (2006) précise cependant que faire de ce pays l’unique pionnier du mouvement de protection du patrimoine industriel serait simplificateur.

4 Si, après une cinquantaine d’années d’existence, les études et travaux retraçant l’historique, la vie et le développement du mouvement (Palmer, Neaverson, 1998 : Falconer, 2006), voire les interrogations sur son futur (Cossons – éd, 2000 ; Casella, Symonds – éds, 2005) se multiplient, les travaux en français sont souvent plus anciens, plus rares, plus généraux ou plus illustratifs (Daumas, 1980 ; Andrieux, 1992 ; Belhoste, Smith, 1997 ; De Roux, 2000) et, surtout, dans les deux langues, l’approche géographique par les paysages et les territoires est rarement centrale.

5 Or, les paysages et territoires britanniques sont les témoins de la précocité de la prise en compte du patrimoine industriel, par l’intensité des reconversions patrimoniales, leur variété et leur nombre, même si la masse initiale des espaces à traiter laisse encore beaucoup de sites abandonnés (Deshaies, 2007). La précocité est aussi sensible dans l’élargissement spatial et thématique très fort, au Royaume-Uni, de la notion de patrimoine industriel, qui s’applique aujourd’hui à de vastes territoires. Elle lui donne ainsi une place à part dans ce domaine, même si l’on retrouve, notamment dans la dualité du traitement des sites, des constantes applicables à d’autres PTI.

6 Après avoir retracé le développement de la notion de patrimoine industriel dans un contexte international, ce travail s’attachera à montrer ensuite les différentes facettes et la spécificité de la prise en compte de ce patrimoine dans la reconversion au Royaume-Uni. L’élargissement spatial et thématique de la notion seront en particulier développés, autour de quelques exemples représentatifs et/ou emblématiques.

I – L’évolution de la notion de patrimoine industriel dans le monde et au Royaume-Uni

7 La notion de patrimoine industriel dérive de celle d’archéologie industrielle, développée au Royaume-Uni dès les années 1950. Ces deux notions sont donc récentes et ne se sont pas imposées de la même façon dans toute l’Europe et dans le monde.

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A – Un concept jeune

8 Le patrimoine industriel est l’un des derniers types de patrimoine reconnus, bien loin derrière les patrimoines religieux, civils, militaires, naturels, etc. Ce retard dans l’étude, la protection et la mise en valeur de l’industrie passée n’est pas seulement dû à la relative jeunesse de l’objet en question, certains sites remontant au XVIIIe siècle, voire au delà lorsqu’il s’agit de proto-industrie2. Il est en fait essentiellement lié à la perception négative, d’ailleurs assez récente, de l’industrie dans l’opinion. En effet, lors de l’apogée industrielle des XIXe et début du XXe siècles, l’industrie bénéficiait d’une image plutôt positive puisqu’elle représentait le progrès et la modernité. Cartes postales et en-têtes magnifiées du courrier des entreprises célébraient alors l’usine comme le phare d’un monde nouveau.

9 La perception négative commence au milieu du XXe siècle et découle d’abord de la pollution, puis, avec la crise, de l’ambiance des sites abandonnés (on peut trouver un certain romantisme aux ruines d’un château médiéval, plus rarement à un haut- fourneau rouillé). Dans le premier cas, la fermeture et la disparition de l’usine, en provoquant une amélioration de l’environnement et du cadre de vie, sont vues par certains riverains, évidemment non salariés de l’usine en question, comme des faits positifs.

10 Au delà de ces perceptions, la volonté de ne pas conserver le patrimoine industriel provient aussi de la pratique politique de l’usine. Au moment du déclin, puis de la fermeture, les luttes et les conflits opposant patrons conservateurs et syndicats de gauche ont souvent poussé les uns comme les autres à préférer détruire un site après la fermeture : la direction, comme la municipalité et beaucoup d’habitants, dans une phase de deuil bien compréhensible, décident, ou tout au moins poussent à la destruction de l’usine, symbole de passé révolu et d’échec économique. Ce rejet accompagne la volonté marquée des autorités locales de débarrasser le territoire d’une image grise et industrieuse censée repousser les investisseurs extérieurs. La destruction de l’ancien tissu industriel, voire la négation de l’histoire industrielle, semble alors le passage obligé vers une renaissance du territoire.

11 Cette phase de deuil est plus ou moins longue en fonction de la rapidité de la reprise économique, mais elle se caractérise toujours par une sorte de négation du passé industriel. Elle est très sensible dans tous les territoires industriels et en particulier dans les villes-usines3, nées de l’industrie. Il faut attendre le dépassement de cette phase de deuil pour accepter de redécouvrir le passé industriel et envisager une préservation d’un patrimoine industriel peu à peu perçu de façon plus positive, mais entre temps rouillé, abîmé, voire vandalisé. Enfin, cette perception positive croissante est aussi liée à la disparition rapide de l’industrie fordiste et de nombre de ses bâtiments. Cette raréfaction les rend plus intéressants aux yeux de la population.

12 Plus généralement, la préservation du passé, d’un patrimoine héritage des générations précédentes est aussi, dans le contexte de la mondialisation, un réflexe identitaire de protection face à une uniformité grandissante. Or, dans un quartier industriel, dans une ville-usine, dans une vallée ou un bassin industriel, l’usine, même fermée, fait partie de cette identité, surtout lorsque le territoire s’est construit autour d’elle. Sa protection et sa mise en valeur deviennent donc incontournable.

13 En outre, les sociétés occidentales, de plus en plus tertiaires, savent aujourd’hui faire fructifier ces héritages. Si la vieille usine n’attire jamais autant qu’un château médiéval

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ou une ruine antique, elle entre néanmoins dans une offre culturelle et complète les traces des autres époques.

14 Enfin, la conservation du patrimoine industriel entre parfaitement dans le cadre du développement durable, car la récupération d’anciens bâtiments ou d’anciens terrains industriels permet de ne pas étendre la ville aux dépens de l’agriculture, tout en réduisant les coûts liés à une périurbanisation toujours plus éloignée des centres.

B – Au Royaume-Uni, une protection précoce du patrimoine industriel

15 L’image de l’industrie dépend aussi de la place que le travail a tenu et tient dans la société. Il semble que, dans les pays catholiques, le plus souvent latins, la valeur travail soit moins valorisée qu’en pays protestants où la réussite professionnelle est signe de la bienveillance divine (Leboutte, 1997). Ceci peut expliquer en partie la valorisation de l’histoire industrielle dans les pays de la Réforme, avec par exemple la protection précoce observée au Royaume-Uni, dans certaines parties de l’Allemagne, ou en Suède. Mieux encore, au Royaume-Uni, l’industrie est associée à l’apogée économique du pays. Sa préservation permet donc « de célébrer la prospérité de l’ère victorienne où, grâce à son avance dans l’industrialisation, la Grande-Bretagne était devenue la puissance mondiale dominante » (Andrieux, 1992). La préservation du patrimoine industriel débute donc dans ce pays où est née la grande industrie. C’est aussi dans ce pays que les usines sont les premières à fermer, parfois dès la seconde révolution industrielle, fatale à certains sites enclavés de la première. Si la date officielle de la définition de la notion de « monument industriel » par le Council for British Archeology, est 1959, des exemples de conservation existent dès l’entre deux guerres, notamment par des démarches privées ou associatives (Andrieux, 1992 ; Falconer, 2006).

16 Comme c’est souvent le cas au Royaume-Uni, l’enthousiasme local précède, puis accompagne, les initiatives régionales ou nationales, telle l’enquête The Industrial Monuments Survey, mise en place en 1963, recensement essentiel avant d’envisager une quelconque protection. Ainsi, les premiers travaux concernant le patrimoine industriel sont souvent des études de cas réalisées par de multiples sociétés et associations locales. Ces travaux, fréquemment liés à des vestiges de la première révolution industrielle, voire de la proto-industrie, s’effectuent sous forme de fouilles dégageant les ruines d’un bâtiment, un haut-fourneau du XVIIIe siècle par exemple. Le terme consacré à cette époque est donc celui d’archéologie industrielle, utilisé pour la première fois dans les années 1950 par M. Rix (Falconer, 2006 ; www.industrial- archeology.org.uk). Peu de temps après, K. Hudson, historien à l’université de Bath (Chassagne, 2002 ; Falconer, 2006), reprend l’expression, publie en 1963 un ouvrage de référence, Industrial archeology : an introduction, fonde une revue, le Journal of Industrial Archeology en 1964, puis, en 1973, l’Association for Industrial Archeology (AIA). Publiant, depuis 1976, l’Industrial Archeological Review, l’AIA fédère de nombreuses sociétés locales (60 en 2008) et permet de centraliser un très grand nombre d’informations et d’études anciennes ou récentes sur le sujet. Son siège est à Ironbridge, lieu symbolique du patrimoine industriel mondial (cf. partie II).

17 Les publications et études plus générales se multiplient ensuite, comme celles de Hudson (1971), Buchanan (1972), Cossons (1975) ou encore Falconer (1980) aux côtés d’une pléthore d’ouvrages et d’articles thématiques ou régionaux. Dans les années 1980,

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le mouvement d’inventaire et de protection s’accélère, en réponse à des démolitions sauvages de bâtiments (Falconer, 2006) et avec la création, dans le cadre de la loi sur le patrimoine national de 1980 (National Heritage Act), d’English Heritage4 (EH) en 1984. Son objectif est à la fois l’étude et l’archivage des sites, la gestion, parfois partagée avec National Trust5, de certains sites et le conseil au gouvernement en matière de patrimoine. Il est par exemple responsable de la gestion du site de l’Ironbridge déjà évoqué.

18 La création d’EH s’inscrit en fait dans le boom patrimonial des années 1980, observé suite à la loi de 1980. En effet, face à la crise de l’industrie fordiste et aux nécessités de la reconversion, les gouvernements Thatcher et Major ont mis le patrimoine au cœur de leur politique de redéveloppement régional. Dans les Régions de Tradition Industrielle (RTI), ce patrimoine est bien évidemment très souvent lié à l’industrie. La transformation, à coup de subventions gouvernementales massives, de mines en musées ou, au delà, de quartiers industriels entiers en zones commercialo-culurelles6, a souvent eu pour objectif premier d’assurer rapidement des emplois et des bénéfices commerciaux, sans respect scrupuleux pour le passé et l’histoire industriels (Nenadic, 2002). Ces actions, très critiquées dans les décennies suivantes pour leur manque de vision historique globale (notamment dans le cas des mines) ou encore pour leur côté clinquant, fourre-tout et historiquement peu véridique (grandes opérations de renouveau urbain), ont creusé un fossé entre professionnels du patrimoine et historiens universitaires. Les premiers sont ainsi restés plus attachés aux objets et aux bâtiments, pouvant être exposés ou visités facilement qu’à l’histoire globale d’un site patrimonial et des ses acteurs. Ce débat rejoint celui existant entre preservation et conservation (Cullingworth, Nadin, 2006) ; la première implique le maintien de l’état original, la seconde accepte modifications et améliorations de cet état orignal. Ainsi, en fonction de la précocité du mouvement et de ces vifs débats, l’expression « archéologie industrielle » reste-t-elle plus utilisée au Royaume-Uni que celle de « patrimoine industriel », largement plus répandue dans le reste du monde.

C – Diffusion et évolution de la notion

19 L’expression « archéologie industrielle » est reprise aux États-Unis avec en 1972 la fondation de la Society for Industrial Archeology, puis sur le continent européen en Flandre belge (création de la Vlaamse Vereniging vor Industriële Archeologie en 1978) ou encore en France, avec la parution de l’ouvrage fondateur de M. Daumas en 1980, « L’archéologie industrielle en France ». En 1979, est fondée la revue du même nom, publiée par le Comité d’Information et de Liaison pour l’Archéologie, l’étude et la mise en valeur du patrimoine industriel (CILAC) né la même année.

20 Durant les années 1980, les pays latins, comme l’Italie ou l’Espagne, connaissent aussi ce mouvement. Enfin, plus récemment, les pays d’Europe Centrale et Orientale découvrent la notion et leur intégration récente dans l’UE devrait y favoriser son développement. Il est d’ailleurs déjà très sensible dans des pays qui ont connu, sur des portions non négligeables de leur territoire, les révolutions industrielles comme la Pologne ou la République Tchèque. La Pologne possède ainsi un site minier inscrit sur la liste du patrimoine mondial et la ville de Łódź, « Manchester de l’Est » et haut lieu de l’industrie textile de l’ancien Empire russe, tient largement compte du patrimoine dans sa reconversion, tant les usines en constituaient le squelette.

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21 Par contre, plus à l’est encore, notamment en Russie, la tâche est immense. S’il existe bien une association russe affiliée au TICCIH (cf. III), la MPAS (Moscow Architecture Preservation Society – Association de protection de l’architecture moscovite), son objectif est à la fois thématiquement large, dépassant de loin la préservation du seul patrimoine industriel, et géographiquement réduit, puisqu’il ne concerne que la région de Moscou.

22 Parallèlement, l’expression « archéologie industrielle » devient, dès les années 1980, insuffisante car trop réductrice face au développement de la nouvelle activité. En effet, celle-ci s’étend très vite, au delà des fouilles, à l’étude des objets et des techniques, puis des bâtiments industriels encore debout et de leurs annexes et, enfin, de plus vastes territoires encore, abordés dans cette perspective patrimoniale dans la troisième partie de cet article. L’expression « patrimoine industriel » finit donc par s’imposer vers la fin des années 1980, tout au moins sur le continent car le Royaume-Uni, pour les raisons évoquées plus haut, reste plutôt fidèle à l’expression « archéologie industrielle » ; le concept y est cependant tout aussi englobant que sur le continent.

23 Après une prise de conscience globalement récente, mais où le Royaume-Uni joue un rôle de précurseur, la nécessité de protéger le patrimoine industriel est acceptée aujourd’hui, même si elle n’est pas encore comprise par tout le monde, notamment sous la pression foncière ou en temps de crise. Cette protection se traduit sur le terrain britannique par des actions particulièrement variées et de plus en plus larges.

II – Le patrimoine industriel britannique : protection intégrale et/ou indirecte

24 La patrimonialisation accompagne donc aujourd’hui la majorité des démarches de reconversion, mais de façon duale, ce qui n’est d’ailleurs pas une spécificité britannique, même si c’est très marqué dans ce pays en raison justement de la précocité de la notion dans le domaine industriel. Cette dualité est souvent liée aux vifs débats évoqués plus haut entre conservation et preservation.

25 La première facette de cette dualité est une prise en compte intégrale du patrimoine industriel dans la reconversion. Elle est alors effectuée dans un but pédagogique en conservant les caractéristiques propres de l’objet, de l’usine, du site en en faisant un témoin édifiant d’une époque révolue. La fonction du site, après avoir été industrielle, devient donc culturelle et, au delà, touristique.

26 L’autre facette est une prise en compte indirecte du patrimoine industriel dans la reconversion, en l’intégrant dans des opérations à finalité commerciale, administrative, culturelle (autre que le but pédagogique évoqué ci-dessus), sportive, de loisirs, résidentielle, etc. Dans ce cas, le patrimoine industriel est préservé (en partie ou totalement), mais pas en tant que tel, seulement comme une des composantes, parfois essentielle, de la reconversion.

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A – La préservation intégrale : des musées et des parcs industriels très (trop ?) nombreux

1 – De nombreux petits musées

27 Dans le cadre du boom patrimonial déjà évoqué, de très nombreux sites ont été transformés en musées, dans un objectif de rentabilité rapide et de réemploi, les mines de charbon fermées ré-ouvrant « peu après sous forme de mémoriaux de la mine et du charbon, les anciens mineurs étant employés comme guides » (Nenadic, 2005).

28 Ce type de reconversion revient donc à une prise en compte totale du patrimoine industriel. Elle touche souvent en premier lieu des éléments proto-industriels relativement discrets (photo 1), dans le cadre de la nostalgie, voire de la fascination pour la vie passée et traditionnelle de l’Angleterre préindustrielle, dans un mouvement de retour aux sources, « grass roots », évoqué par Falconer (2006).

Photo 1 : Les maisons-ateliers des tisserands d’Arlington Row à Bibury, South-West7 (Edelblutte, 2002)

Construites au XVIIe siècle, elles abritaient autrefois des métiers à tisser dans leurs hauts combles et le logement en rez-de-chausée. Liées à l’Arlington Mill, moulin voisin où l’on traitait les tissus, elles forment un petit village proto-industriel qui est l’un des plus visités de la région touristique des Costwolds.

29 La muséification touche aussi de nombreux éléments plus purement industriels. Cela concerne le plus souvent une mine ou une usine de taille modeste, mais parfois des sites plus importants, comme des usines tubulaires8 (sidérurgie, chimie…). Au delà de cette muséification totale, une patrimonialisation populaire est celle de très nombreuses brasseries, ou encore distilleries de whisky en Écosse, complétées par un musée alors qu’elles sont toujours en fonction.

30 Ces petits musées posent cependant un grave problème de rentabilité, notamment lorsque l’activité de visite et de découverte est une activité unique sur le site. Aucun de ces musées ne figure évidemment dans les lieux les plus visités des régions

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britanniques (www.tourismtrade.org.uk). De plus, la concurrence entre diverses autorités locales (comtés, autorités unitaires, municipalités) peut amener à des réalisations similaires très proches et donc fatalement peu rentables9.

2 – L’ère des parcs à thème industriel

31 Face à ces difficultés, la tendance est à la réalisation de véritables parcs à thèmes industriels, mettant en réseau, localement, plusieurs musées et attractions liées à l’industrie et à ses à-côtés.

Figure 1 : L’Ironbridge Gorge Park

32 L’exemple emblématique en est l’Ironbridge Gorge Park (West Midlands) présenté sur la figure 1. Le site est organisé autour du premier pont métallique du monde (l’Iron Bridge) et du premier haut-fourneau produisant de la fonte au coke réalisé par A. Darby en 1709. L’entreprise qui a suivi, la Cie Coalbrookdale, fonctionne environ pendant 250 ans (du début du XVIIIe siècle au milieu du XX e), tout en conservant une collection d’objets produits durant cette période ; objets qui sont valorisés aujourd’hui dans des musées. Tout un ensemble industriel (sous-traitants, clients, fournisseurs, etc.) naît autour de cette compagnie, se développe et ferme progressivement entre 1912 et 1950.

33 Dès 1967, une association est créée autour de la mise en valeur du patrimoine industriel et réussit à préserver, puis à valoriser cet ensemble d’environ 15km², dont les composantes principales sont : • le musée du fer, installé dans une ancienne usine en face du fameux haut-fourneau de Coalbrookdale ; • l’Iron Bridge, premier pont en fonte au monde, construit entre 1779 et 1781 ; • les fours d’une fabrique de porcelaine et un musée du carrelage à Coalport ;

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• l’écomusée de Blists Hills, parc de plein air mélangeant des parties préservées (hauts- fourneaux, installations du canal de Shropshire, avec un plan incliné) et des parties recréées à partir de bâtiments, d’outils et de matériel lourd récupérés ailleurs et transférés ici. Le tout est couplé à un village ouvrier du XVIIIe, avec ses échoppes et ses habitants, incarnés par le personnel du parc.

34 Cette mise en réseau de musées proches et complémentaires, liés aux vestiges et au parc de Blist Hills, permet une offre touristico-culturelle plus diversifiée et donc plus attractive. Ainsi, l’Ironbridge Gorge Park accueille plus de 600 000 visiteurs annuels (www.erih.net) en 2006 (pour 250 000 visiteurs en 2001) ce qui en fait un des sites les plus visités des West Midlands.

35 Le Beamish Open Air Museum (North-East) est un autre exemple de parc industriel, même s’il ne s’agit pas ici de la mise en réseau de musées divers, mais d’une véritable et entière reconstitution, là où Blists Hills mêle vestiges locaux et reconstitutions. Centré sur la mine et la vie traditionnelle au XIXe siècle, il s’étend sur 120ha et mélange, sur un site vierge (ce qui le différencie de l’Ironbridge) des vestiges de l’extraction charbonnière transférés de friches locales et des reconstitutions. Le parc, ouvert en 1972, est devenu le deuxième site touristique payant le plus visité du North-East en 2006 avec un peu plus de 320 000 visiteurs annuels (www.tourismtrade.org.uk) et il s’auto-finance pratiquement entièrement grâce aux revenus des entrées.

36 Cette réussite montre que le patrimoine industriel est ici réellement une question d’identité locale plus que d’authenticité. En effet, le fait que le parc soit une reconstitution de diverses époques industrielles et minière et qu’il ne soit pas sur un ancien site industriel ou minier, n’a pas rebuté le public, même si cela a choqué les puristes et certains historiens qui considèrent que la perception du passée par le public est compromise (Nenadic, 2005).

37 Le Royaume-Uni est ainsi le pays d’Europe qui possède le plus de musées industriels ou à connotation industrielle. Le site de l’European Route of Industrial Heritage (www.erih.net) en a recensé 210, contre 197 en Allemagne (à l’origine de, et où siège l’ERIH) ou encore 50 en France. Certes, le décompte est partiel et lié à la volonté d’inscription des sites, mais le nombre important de sites britanniques inscrits est évidemment lié à la fois à la profondeur historique de l’industrialisation du pays et aux politiques de reconversion des années 1980/90.

38 La préservation intégrale, c’est-à-dire dans un but pédagogique, du patrimoine industriel a donc été utilisée durant les années 1980/90 comme un élément phare de la reconversion, d’abord sous la pression économique puis, plus récemment, dans un mouvement identitaire sensible et visible surtout dans les RTI britanniques (Sud du Pays-de-Galles, North-East, North-West, Yorkshire, West Midlands, Lowlands d’Écosse) se définissant en contrepoint de la réussite tertiaire du grand Sud-Est autour de Londres. Cette avance dans la valorisation du patrimoine a aussi permis au Royaume- Uni d’être le premier (avant même l’Allemagne pourtant très en avance dans la Ruhr) à expérimenter la mise en réseau de sites, sur des périmètres plus vastes, constituant de véritables parcs à thèmes industriels, comme celui de l’Ironbridge. Cependant, cette valorisation patrimoniale intégrale n’est pas possible, ni souhaitable partout, notamment en raison de la quantité des sites industriels abandonnés ; d’autres formes de mise en valeur patrimoniale existent donc.

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B – Le patrimoine dans d’autres actions : une préservation indirecte

39 Avec l’apparition de la notion de développement durable, qui pousse au renouveau urbain plutôt qu’à l’extension urbaine et à la rénovation (destruction/reconstruction), la réhabilitation des bâtiments industriels abandonnés à des fins autres que la muséification est visible dans tous les PAI. Cette préservation patrimoniale indirecte est particulièrement présente au Royaume-Uni en raison à la fois de l’importance du stock d’éléments industriels abandonnés et de la place de l’industrie dans l’histoire et l’identité de certaines régions.

1 – Des actions souvent modestes

40 Cette récupération est d’abord souvent limitée à de petits éléments de décor ou à des ruines, notamment en milieu rural, plus ou moins bien valorisées. Wagonnets miniers, locomotives industrielles, roues, outils et machines diverses sont installées à un carrefour, au milieu d’une place. Ce genre d’éléments est fréquent dans les villes industrielles, cités préexistantes aux révolutions industrielles et dont l’industrie n’a été présente que dans une partie du tissu urbain ; partie néanmoins parfois très importante.

41 Ainsi, à Salford, ancienne banlieue industrialo-portuaire de Manchester (North-West), en prise directe avec le Manchester Ship Canal à grand gabarit reliant la ville à la mer, il ne reste qu’un pont tournant et quelques vestiges reconstitués, quelques panneaux pour rappeler l’ancienne occupation du quartier aujourd’hui totalement rénové et accueillant bureaux, résidences, musées et centres culturels et commerciaux à l’architecture très contemporaine (planche 1).

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Planche 1 : Quelques vestiges de la période industrialo-portuaire à Salford, dans le Grand Manchester (North-West)

42 La valorisation du patrimoine industriel est en général beaucoup plus poussée dans les villes-usines où l’industrie était plus consubstantielle de l’identité et du paysage local. Sa patrimonialisation est donc plus essentielle et prend des formes à la fois plus variées et plus imposantes, souvent liées au commerce et à la résidence.

2 – Commerce et résidences, une valorisation commode et donc fréquente

43 Une des reconversions patrimoniales les plus courantes est, en lien avec la tertiarisation particulièrement poussée de la société britannique, dirigée vers le commerce. Cette reconversion est facilitée par la faiblesse de l’offre commerciale des villes-usines nées autour d’un cœur minier et/ou industriel et où tout était sacrifié à la production. Elle est facilitée lorsque que le bâtiment industriel est une usine à étage ou à sheds10 et non une usine tubulaire, plus difficilement réutilisable.

44 Les exemples sont nombreux dans les anciennes usines textiles, de la Salt’s Mill à Saltaire (Yorkshire & The Humber) à la Masson Mills à Matlock Bath (East Midlands) en passant par une des plus belles réussites en termes de fréquentation, la Moscow Mill d’Oswaldwhistle, à Accrington dans le Lancashire (North-West). Cette usine construite en 1824, relayant dans un mouvement classique, les ateliers implantés autrefois à domicile, a été convertie par des intérêts privés11 en un vaste centre commercial, accueillant plus de 80 boutiques et des artisans, représentant 225 emplois dans 5 anciens bâtiments industriels. Une petite partie du site est réservée à un musée textile retraçant les grandes étapes de l’histoire du site et la vie quotidienne des ouvriers. L’ Oswaldswhistle Mills Shopping Village est, grâce à cette reconversion, le second site industriel patrimonial visité du Royaume-Uni avec plus de 550 000 visiteurs annuels en 2007 (www.tourismtrade.org.uk), ce qui le place juste derrière l’Ironbridge Gorge Park.

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Il existe néanmoins une différence de taille puisque si ce dernier est bien une valorisation patrimoniale directe et intégrale, l’Oswaldswhistle Mills Shopping Village est une valorisation patrimoniale indirecte et sa fréquentation est due non pas au caractère industriel du site, mais surtout au fait qu’il abrite un centre commercial. Il s’agit donc d’une mise en valeur plus incomplète et moins scientifiquement satisfaisante qu’un musée ou même qu’un parc à thème industriel, mais cela a permis la conservation, dans le tissu urbain, dans le paysage et donc dans le quotidien des habitants, de l’empreinte industrielle majeure que constituait cette ancienne usine textile.

45 Si la réoccupation par des commerces est fréquente, les anciens bâtiments industriels peuvent être préservés à d’autres fins, dont l’une des plus fréquentes est la transformation en résidences. En effet, dans de nombreuses villes-usines mais aussi dans des villes marquées par une forte industrialisation, ce qui est le cas de la plupart des grandes agglomérations du Nord anglais et des West Midlands, la présence très importante, dans le tissu urbain préexistant, de bâtiments industriels abandonnés a poussé vers une reconversion résidentielle. Celle-ci est favorisée, dans le cas d’usines textiles ou d’entrepôts en briques, à étages et à larges et nombreuses ouvertures (la lumière étant essentielle dans le travail du textile) et non tubulaires à l’architecture plus spécifique. La hauteur importante de plafond, le cachet architectural et les larges ouvertures, amènent souvent à la création de lofts, vastes appartements à pièce unique destinées à des populations plus aisées. Ce type de transformation est très présent dans les villes du Lancashire, à Manchester, dans l’ouest du Yorkshire (Leeds, Bradford) ou encore à Newcastle-upon-Tyne dans le North-East (photo 2).

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Photo 2 : Une reconversion résidentielle dans une ancienne usine à Newcastle-upon-Tyne, North- East (Edelblutte, 2008)

Construit en 1888 pour l’imprimerie Robinson & Co., agrandi en 1898, transformé ensuite en entrepôt par E. & F. Turnbull, ce bâtiment à étages et en brique, typique des usines anglaises de l’époque est situé au contact du centre-ville ancien de Newcastle. De plus, il domine la vallée de la Tyne, offrant donc de larges points de vue. En 2002, il est reconverti en lofts, vastes appartements de luxe conservant et valorisant de nombreux éléments industriels d’origine (poutres et piliers métalliques notamment).

46 La reconversion résidentielle, rarement envisagée pour des raisons de coûts (dépollution, mise aux normes, etc.) dans les premiers temps du déclin du fordisme, est donc possible dans le cas de bâtiments industriels proches des centres-villes, où les prix de l’immobilier sont élevés. Elle est particulièrement bien représentée au Royaume-Uni où le potentiel de départ est très large.

3 – D’autres formes de reconversion patrimoniale

47 Au delà des reconversions commerciales et résidentielles, d’autres formes de valorisation patrimoniale plus originales existent.

48 Les grosses usines ou entrepôts liés aux révolutions industrielles, s’ils se prêtent bien à la reconversion en espaces commerciaux, peuvent aussi être utilisés comme supports d’éléments culturels. L’offre culturelle, notamment dans les grandes villes-usines et villes industrielles, entièrement consacrées à l’industrie ou presque, était en effet faible. La récupération des anciens et vastes bâtiments industriels, mais surtout des docks et entrepôts, peut ainsi être une opportunité bienvenue qui allie une nouvelle offre culturelle en conservant une part de l’ancienne identité de la ville ou du quartier. Si l’exemple le plus célèbre, celui de la Tate Modern installée dans une ancienne centrale électrique thermique, se situe à Londres, sur les bords de la Tamise, d’autres existent un peu partout au Royaume-Uni, notamment dans les RTI (planche 2).

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Planche 2 : Exemples de reconversion culturelle valorisant le bâtiment industriel ou portuaire

49 En réalité, la variété des types de reconversion intégrant une composante patrimoniale est quasi infinie. Les grandes usines en brique peuvent ainsi accueillir des bureaux, des activités de loisirs, des centres sociaux, des pubs (photo 3), etc. voire d’autres industries, notamment des PMI.

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Photo 3 : Le pub RA!N à Manchester (North-West), une ancienne usine de parapluies (Edelblutte, 2008)

Ce bâtiment de style victorien abritait une usine de parapluies. Longtemps abandonné, il ré-ouvre en 1999 sous forme d’un pub restaurant de 3 étages, avec, à l’arrière, une terrasse dominant le Rochdale Canal ouvert en 1804 à travers la Chaîne Pennine et aujourd’hui réhabilité.

50 La préservation patrimoniale d’un bâtiment ne passe donc pas forcément par la réalisation d’un musée. Mieux encore, l’intégration d’une nouvelle activité dans les habits de l’ancienne, si elle choque parfois les puristes et avive les tensions entre historiens et professionnels du patrimoine, est souvent la meilleure garantie de la conservation d’un patrimoine vivant. Cette tendance à la constitution d’un patrimoine industriel vivant et actif, est également sensible avec l’élargissement spatial de la notion et sa mise en réseau, au delà de frontières du Royaume-Uni.

III – Élargissement et mise en réseau du patrimoine industriel britannique

51 La notion de patrimoine industriel, s’inscrivant dans l’élargissement de la notion globale de patrimoine évoqué dans l’introduction, touche aujourd’hui des thématiques de plus en plus larges et des territoires de plus en plus vastes, dont la gestion est évidemment plus complexe. Les territoires industriels, hérités ou actifs, s’entendent en effet à plusieurs échelles (figure 2). Cet élargissement, visible notamment au niveau des sites industriels classés au patrimoine mondial, s’accompagne d’une mise en réseau au niveau européen et au niveau mondial.

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Figure 2 : L’emboîtement des territoires industriels à différentes échelles

A – Les villes-usines, un territoire patrimonial emblématique

52 Au delà du site lui-même, le premier territoire industriel à avoir été mis en patrimoine est la ville-usine. Les ensembles les plus anciens ou les plus aboutis ont été préservés en premier, alors que d’autres villes-usines, plus récentes ou moins bien préservées, sont seulement en cours de protection.

53 New Lanark, en Ecosse, est ainsi préservée en tant que représentative des premières villes-usines du début du XIXe siècle. Cet ensemble a été fondé en 1785 au Sud de Glasgow, et remodelé par l’industriel philanthrope Robert Owen entre 1809 et 1824. Ce sont ses réalisations qui sont considérées comme exemplaires, Robert Owen a voulu développer ici une société idéale, sans crime, sans pauvreté et sans misère, en augmentant la taille et le confort des logements ouvriers et en les éduquant, espérant ainsi les responsabiliser, les motiver et augmenter leur productivité. New Lanark regroupe donc tous les éléments clés de la ville-usine, de l’usine aux bâtiments économiques et sociaux en passant par les cités ouvrières. L’usine ferme en 1968 et le site est mis sous la gestion du New Lanark Conservation Trust, fondation d’utilité publique à but non lucratif. Celui-ci décide alors de restaurer le site à son âge d’or, c'est-à-dire la première moitié du XIXe siècle, en détruisant donc les bâtiments postérieurs. Ce choix est évidemment critiqué par certains et peut être mis en lien avec le débat entre professionnels du patrimoine et historiens.

54 Un autre exemple emblématique, pour sa grande homogénéité et sa représentativité de l’aboutissement ultime du paternalisme, est celui de l’ancienne ville-usine textile de Saltaire (figure 3), près de Bradford (Yorkshire & The Humber).

55 Cet extraordinaire ensemble industrialo-urbain est né en 1853 de la volonté de Titus Salt, qui voulait transférer ses 5 usines textiles du centre de Bradford dans une seule installée en bordure d’une voie ferrée et d’une rivière navigable. Il s’agissait aussi, pour ce patron éclairé, de fournir aux ouvriers très mal logés dans des immeubles insalubres

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à Bradford, des logements décents et salubres. Ces logements sont complétés par les inévitables bâtiments économiques et sociaux (réfectoire, bains, hôpital, école, institut – regroupant plusieurs activités sociales, maisons réservées aux retraités, église, etc.), le tout formant une ville-usine complète pour les 3 à 4 000 employés de l’usine.

56 L’ensemble se délite progressivement, notamment à partir de 1933 lorsque les logements sont vendus peu à peu à leurs occupants, et ensuite, tout au long des années d’après guerre, avec le transfert progressif des activités de l’usine vers d’autres sites, voire vers l’étranger.

57 L’usine finit par fermer en 1986 ; rachetée par un particulier passionné, elle abrite, dès 1987, des expositions, ce qui permet sa préservation qui n’aurait pas été assurée en cas d’abandon.

58 En 1971, dès avant la fermeture, le bâtiment et, au delà, la ville-usine entière, sont classés et protégés par une conservation area, zone à l’architecture particulière et/ou à l’intérêt historique méritant une protection et un entretien. En 1985, 99,5% des bâtiments sont inscrits sur la liste des bâtiments d’intérêt architectural ou historique particulier, à divers niveaux : grade I (église), II* (Salts Mill – usine principale – institut et école) ou II pour pas moins de 800 autres bâtiments de la ville-usine, essentiellement les cités12.

59 Cette évolution douce a permis le maintien de l’homogénéité de l’ensemble qui fait, avec son ancienneté et sa taille, son originalité par rapport à d’autres exemples contemporains du même type au Royaume-Uni (Walkerburn en Écosse) ou ailleurs en Europe (Cité Dollfuss de Mulhouse en Alsace).

Figure 3 : Une ancienne ville-usine patrimonialisée dans son ensemble : Saltaire (Yorkshire & The Humber)

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60 Enfin, une des particularités essentielle de Saltaire réside dans le fait que tout cet ensemble est vivant. En effet, aucun bâtiment n’est vide ; l’usine principale (Salts Mill, sur la rive droite de l’Aire) abrite des magasins, des antiquaires et des galeries d’exposition dans sa partie ouest ainsi que des commerces et nouvelles industries légères dans sa partie est. L’usine annexe (New Mill, sur la rive gauche de l’Aire) abrite les bureaux des services de santé de la ville de Bradford et des lofts.

61 Les anciennes cités sont toutes réoccupées et les anciens bâtiments économiques et sociaux également ; l’institut, ancien bâtiment qui regroupait diverses activités sociales, conserve cette vocation ; l’hôpital est devenu une crèche, les maisons des retraités sont devenues des maisons particulières, tandis que quelques commerces et pubs se sont installés dans les rues principales.

62 Les rares menaces sont les modifications de fenêtres, portes, entourages, effectuées par des propriétaires avant le classement et surtout le passage, au cœur du village, d’une route à fort trafic.

63 L’élargissement de la notion de patrimoine industriel est non seulement spatial, du bâtiment seul à la ville entière, mais aussi temporel, avec la préservation d’éléments plus récents. C’est le cas de la cité Bata d’East Tilbury (East). La ville-usine, construite en 1933, est classée en conservation area depuis 1993. À l’intérieur, plusieurs bâtiments (des cités et l’ancien bâtiment de l’administration) sont classés grade II. East Tilbury se caractérise également par son environnement très rural malgré la proximité du Grand Londres et, comme à Saltaire, c’est l’homogénéité de l’ensemble qui fait sa richesse. Néanmoins, les menaces y sont plus fortes.

64 En 2009, l’ancienne usine, composée de trois gros bâtiments et de 10 autres plus petits, est en état de déprise manifeste depuis sa revente en 1998 ; les nouveaux propriétaires ont loué les bâtiments annexes à de petites entreprises, provoquant un mitage foncier, et les trois principaux bâtiments de l’usine sont vides ou presque. Enfin, les cités ont été revendues à des particuliers et ont donc connu des altérations inhérentes à leur personnalisation. Plusieurs équipements ont été détruits, comme la piscine, par exemple, et le but de la conservation area est à la fois de préserver l’ensemble de ce qui subsiste, d’entretenir et de conserver les arbres, les haies, le cadre originel de la ville- usine et d’aider les propriétaires à redonner à leurs maisons, notamment en termes de fenêtres et d’entourage, leur caractère originel. Néanmoins, de lourdes interrogations subsistent sur le sort de l’usine et notamment sur celui des trois grands bâtiments qui se dégradent. De plus, la location des bâtiments plus petits à de nombreuses petites entreprises nuit à la cohérence de l’ensemble (www.thurrock.gov.uk).

65 Ces deux derniers exemples montrent donc que des villes-usines peuvent être préservées à titre patrimonial. Si elles sont évidement différentes par leur époque de construction et par leur statut de protection, elles ont en commun l’homogénéité préservée, la cohérence d’ensemble, qui en font des éléments exceptionnels au delà du simple intérêt qu’aurait pu représenter la conservation de l’usine seule. Cette cohérence peut aussi être sensible à une échelle encore plus petite que celle de la ville- usine.

B – La préservation de territoires industriels plus vastes

66 Suivant le mouvement général d’élargissement de la notion de patrimoine, le patrimoine industriel concerne aujourd’hui des territoires de plus en plus vastes, à

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l’échelle des bassins ou des vallées industrielles. Il est en effet apparu que certains des territoires les plus largement transformés par l’industrie, tant en termes de durée (du XVIIIe au XXe siècles au Royaume-Uni par exemple) que de taille (un quadrilatère de 116 sur 67 km pour la Ruhr, en Allemagne), recelaient tant de traces et d’héritages industriels que ces derniers devenaient incontournables dans l’optique d’une reconversion ou même d’une simple évolution.

67 Dans ces vastes territoires, bassins ou vallées industrielles, le patrimoine ne se résume pas à une seule usine entourée de cités ou d’annexes industrielles indirectes. Il s’agit plutôt d’un paysage entier créé par l’industrie, un cultural landscape, construit par l’activité humaine. Ce paysage est formé de la juxtaposition de très nombreuses villes- usines ou villes-mines fonctionnant en concurrence et/ou en complémentarité. L’ensemble est à la fois un paysage issu des activités mais aussi le cadre de vie, durant plusieurs décennies voire plusieurs siècles, d’une population qui lui est attachée.

68 Complétant ce caractère identitaire évident, la profondeur chronologique et l’ampleur de la marque de l’industrie sur le territoire sont telles que le paysage entier, plus que l’usine seule, semble aujourd’hui constituer un témoignage de l’histoire de l’humanité, autant qu’un monument antique, qu’une vieille ville médiévale ou qu’un paysage rural préservé. À ce titre, on peut considérer que ce genre de paysage mérite d’être protégé et mis en valeur.

69 Si cet élargissement est d’abord sensible en Allemagne, avec la préservation combinée de nombreux sites de la vallée de l’Emscher, dès 1989, dans une Ruhr qui semble précurseur en la matière, les Britanniques ont rapidement suivi sur des territoires assez variés. Les meilleurs exemples de ce genre de larges territoire préservés sont les paysages miniers et industriels de Blaenavon au Pays-de-Galles, ou encore les paysages miniers des Cornouailles et du Devon, qui mettent en réseau plusieurs anciennes mines et usines liées au traitement du charbon ou de l’étain. Cette organisation réticulaire a d’ailleurs permis le classement de ces deux ensembles au patrimoine mondial de l’UNESCO.

70 Un autre exemple emblématique, également classé au patrimoine mondial, de cet élargissement des territoires du patrimoine industriel est la vallée de la Derwent (planche 3), dans les East Midlands. Cette vallée est considérée comme le lieu de naissance de l’industrie textile au XVIIIe siècle. Il y a d’abord, à Derby, la filature mécanique de la soie Lombe construite dans les années 1720 et considérée comme la première usine du monde, mais surtout, à Cromford, les premières filatures modernes, construites dans les années 1770 par Richard Arkwright. Les fabriques Arkwright sont imitées ensuite localement, mais aussi dans tout le Royaume-Uni (à New Lanark par exemple) et au delà (Allemagne, France, États-Unis).

71 Une grande proportion des usines de la Derwent existe toujours. À côté des usines, les éléments annexes subsistant sont aussi extrêmement nombreux, des infrastructures liées à la maîtrise de l’eau, essentielle comme source d’énergie à l’époque, aux constructions sociales des industriels, au premier rang desquelles les premières cités ouvrières. Les anciennes villes-usines de Cromford, Belper, Milford et Darley Abbey, etc. sont ainsi préservées et c’est en fait toute la vallée, le long de la rivière, élément à l’origine des investissements, qui, sur 24km, présente un paysage d’une grande cohérence. Il offre des caractéristiques évoquant la charnière des XVIIIe et XIXe siècles et la naissance de la révolution industrielle, ce qui a motivé son classement.

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72 L’ensemble comporte 838 bâtiments inscrits sur la liste des bâtiments d’intérêt architectural ou historique particulier, dont 18 en grade I, essentiellement à Cromford. De plus, l’étendue de la zone inscrite au patrimoine mondial fait que des zones protégées à divers titres (parcs et jardins, sites de vie sauvage, préservation des habitats naturels, monuments, etc.) y sont incluses. Par ailleurs, la vallée reste un territoire vivant et un axe de circulation important à l’échelle régionale, ce qui soumet le territoire classé à des risques d’altération forts et en complique la gestion. Cette complexité est une des conséquences majeures de l’élargissement des territoires protégés.

Planche 3 : La Derwent Valley (East Midlands), une vallée industrielle textile entièrement classée au patrimoine mondiale de l’UNESCO

73 En effet, la variété des propriétaires est grande. L’essentiel des logements est privé, comme certaines anciennes usines, découpées en plusieurs lots occupés par des PME toujours actives. Certains grands bâtiments appartiennent cependant aux autorités locales, à l’État ou à des institutions caritatives. Le territoire inscrit, en raison de son étendue, dépend d’autorités locales diverses et emboîtées : districts de Derbyshire Dales, Amber Valley et Erewash, inclus dans le comté du Derbyshire et l’autorité unitaire13 de Derby City. La gestion de l’ensemble est donc complexe.

74 Dans les années 1970, l’association Arkwright Society a attiré l’attention sur ce patrimoine exceptionnel. Ensuite, les autorités locales et English Heritage ont mis en place une stratégie d’urgence de protection et de mise en valeur, motivée par les forts risques d’individualisation des cités, revendues à des particuliers après l’effondrement des entreprises qui les géraient auparavant. Ensuite, le Derwent Valley Mills Steering Panel, organisme de coordination entre les différents acteurs (publics et privés), est mis en place en 1997, sous la direction effective du Conseil du Comté du Derbyshire. Il travaille dans des domaines variés, identifiant les risques encourus pour les territoires

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classés, assurant le lien entre les propriétaires privés et les autorités locales, proposant des voies de développement et d’aménagement, notamment routiers (whc.unesco.org). De nombreux exemples de partenariats complexes entre secteurs public et initiatives privées ont été ainsi mis au point dans tout le Royaume-Uni pour protéger ces vastes territoires. Des exemples détaillés de ces montages financiers sont développés dans l’ouvrage édité par M. Stratton, Industrial buildings, conservation and regeneration (2000).

75 La comparaison entre la taille du territoire de la Derwent (allongé sur 24km), inscrit au patrimoine mondial en 2001 et celui d’Ironbridge (allongé sur 4km), inscrit en 1986, illustre finalement l’élargissement récent apporté à la notion de patrimoine industriel (figure 4).

Figure 4 : La Derwent Valley (East Midlands) et l’Ironbridge Gorge (West Midlands), superficies comparées des zones inscrites au patrimoine mondial de l’UNESCO

C – La mise en réseau pratique du patrimoine industriel

76 La mise en réseau de sites proches permet la protection de territoires plus vastes. Mais elle s’opère aussi à l’échelle continentale et mondiale, dans le cadre d’organismes mis en place récemment. Le Royaume-Uni y tient une place essentielle, même s’il n’a pas été à l’origine du principal organisme européen.

77 Fédérant sites et territoires industriels à l’échelle du continent, la Route Européenne du Patrimoine industriel (European Route of Industrial Heritage – ERIH), calquée sur le modèle de la Route der Industriekultur qui relie les principaux anciens sites industriels de la Ruhr, est mise en place à partir de 2002, à l’initiative du Land de Rhénanie Nord- Westphalie et dans le cadre d’un programme INTERREG II C.

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78 Il s’agit d’un réseau de lieux industriels, composé d’abord de points d’ancrage, c’est-à- dire de lieux phares et symboles du patrimoine industriel, dans lequel on retrouve, entre autres, pratiquement tous les sites majeurs évoqués plus haut. En 2009, des sites de 7 pays participent à ce réseau. L’essentiel se trouve en Allemagne, au Royaume-Uni et aux Pays-Bas, les trois premiers pays partenaires, mais d’autres ont intégré le réseau, en Belgique, au Luxembourg, en République tchèque et en France (www.erih.net). Par ailleurs, l’ERIH propose : • des itinéraires régionaux, ancrés sur les lieux forts évoquées ci-dessus mais reliant en plus d’autres sites moins emblématiques ; • des itinéraires thématiques (textile, mine, sidérurgie, énergie, eau, transports, etc.) qui intègrent, hors itinéraires régionaux, plusieurs centaines de sites dans toute l’UE, en Suisse, en Norvège et en Turquie ; • des informations très complètes sur l’histoire industrielle et sur chaque ancien site industriel et minier référencé.

Figure 5 : Points d’ancrage, sites et itinéraires régionaux de la Route Européenne du Patrimoine Industriel en 2009 au Royaume-Uni

79 La figure 5 présente les sites britanniques recensés par l’ERIH, le Royaume-Uni étant le pays qui en compte le plus (cf. supra). Cependant, le recensement a été réalisé de façon large en incluant des éléments ne pouvant être que marginalement rattachés à l’industrie ; de plus, il ne s’est opéré qu’en accord avec les sites recensés, ce qui explique l’absence de certains, parfois très importants (le Beamish Open Air Museum, par exemple) et la présence de sites nombreux quand il y a la volonté d’intégrer un itinéraire régional.

80 Ainsi, une région comme l’East, historiquement peu industrialisée, ressort-elle plus sur la carte que le North-East ou les Lowlands d’Écosse, pourtant espaces très précocement et très profondément industrialisés. La carte traduit certes une réelle densité de sites

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industriels patrimoniaux (North-West, Sud du Pays-de-Galles, West Midlands), mais plus encore l’intensité plus ou moins affirmée, aux niveaux local et régional, de la volonté de préservation et de mise en valeur du patrimoine industriel.

81 Enfin, ces sites recensés ne représentent cependant qu’une partie de ce que l’on peut classer patrimoine industriel car, si certains sites reconvertis vers le commerce ou la culture apparaissent, ce n’est pas le cas de ceux devenus résidences, bureaux ou nouvelles industries…

82 Malgré les imperfections de ce recensement, l’ERIH est devenue, en plus d’un réseau reliant les sites du patrimoine industriel, une banque d’informations extraordinaire et incontournable dans ce domaine en Europe, consacrant la notion de patrimoine industriel à l’échelle du continent presque tout entier.

83 Au niveau mondial, les associations nationales ont vite vu l’intérêt de se fédérer. Cela s’est effectué par l’intermédiaire du TICCIH (The International Committee for the Conservation of Industrial Heritage – Conseil international pour la préservation du patrimoine industriel), fondé en 1973 lors d’un congrès à Ironbridge14. Il organise tous les 3 ans d’importantes rencontres internationales, rassemblant plusieurs centaines de personnes, sur des hauts lieux du patrimoine industriel mondial.

84 Le TICCIH adopte en juillet 2003, à Nijni-Taguil, une des plus anciennes villes-usines de l’Oural (Russie), une charte définissant le patrimoine industriel et ses méthodes. Le préambule précise que « le patrimoine industriel comprend les vestiges de la culture industrielle qui sont de valeur historique, sociale, architecturale ou scientifique. Ces vestiges englobent : des bâtiments et des machines, des ateliers, des moulins et des usines, des mines et des sites de traitement et de raffinage, des entrepôts et des magasins, des centres de production, de transmission et d'utilisation de l'énergie, des structures et infrastructures de transport aussi bien que des lieux utilisés pour des activités sociales en rapport avec l'industrie (habitations, lieux de culte ou d'éducation) » (www.mnactec.cat/ticcih). La conception du patrimoine industriel est donc bien plus large que celle pratiquée au début du mouvement.

85 Plus précisément, la charte définit ensuite l’archéologie industrielle comme l’ensemble des méthodes utilisées, dans un cadre interdisciplinaire, pour l’étude du patrimoine industriel. Enfin, la charte délimite chronologiquement la période d’étude, du milieu du XVIIIe siècle à nos jours, « sans négliger ses racines pré et proto-industrielles » (www.mnactec.cat/ticcih).

86 Par ailleurs, le TICCIH publie depuis 1999 une revue « Patrimoine de l’industrie / Industrial Patrimony » (www.koinetwork.org) et est aussi le conseiller en matière de patrimoine industriel pour ICOMOS (The International Council on Monuments and Sites – Conseil international des monuments et des sites), organisme non gouvernemental fondé en 1965 et conseillant l’UNESCO (United Nations Educational, Scientific and Cultural Organization – Organisation des Nations Unies pour l’Éducation, la Science et la Culture) pour le classement des sites au patrimoine mondial.

87 Le patrimoine industriel britannique occupe justement une place de choix dans la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. Même si ce classement, comme celui de l’ERIH, n’est ni exhaustif, ni toujours exempt de motivations politiques plus que culturelles, il représente un critère essentiel pour les sites classés.

88 39 sites15 concernant directement ou indirectement le patrimoine industriel sont inscrits sur cette liste et donc reconnus au niveau mondial. Le premier a été les mines de sel de Wieliczka, en Pologne, protégé à ce niveau dès 1978 ; le second, l’Ironbridge

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Gorge Park, inscrit en 1986. Certes, ces 39 sites ne représentent que 4,4% des 878 sites inscrits en février 2009, mais ils sont majoritairement localisés en Europe (29 sur 39) et plus particulièrement en Europe nord-occidentale. Sept sont au Royaume-Uni, ce qui confirme encore l’avance et la primauté de ce pays en la matière (figure 6).

Figure 6 : Sites industriels ou partiellement industriels du patrimoine mondial de l’UNESCO en Europe

89 Ces 7 sites industriels représentent un peu plus d’un quart des sites britanniques inscrits sur la liste du patrimoine mondial. Ils l’ont néanmoins été, pour la majorité, très récemment et justement en lien avec l’élargissement de la notion de patrimoine industriel et la mise en réseau de sites industriels proches. Il est en effet difficile de classer une seule usine16, rarement considérée comme assez emblématique au niveau mondial (et, au delà, rarement assez attractive) alors qu’un ensemble de sites et ville- usines possède un poids et une valeur plus fortes.

90 Ainsi, le premier site classé est celui de l’Ironbridge dès 1986 (il s’agit d’ailleurs, et très précocement, d’une mise en réseau de plusieurs musées et parcs, autour du célèbre pont), mais il faut attendre ensuite le XXIe siècle pour voir classer les vastes ensembles que sont Blaenavon (2000), la Derwent Valley, Saltaire, New Lanark (2001) ou encore le paysage minier des Cornouailles et du Devon (2006). Blaenavon et les Cornouailles sont d’ailleurs classés par l’UNESCO comme « paysages » intégrant donc cet ultime élargissement de la notion de patrimoine dans leur dénomination même.

Conclusion

91 Le Royaume-Uni, précocement industrialisé et précocement désindustrialisé suite aux crises du dernier quart du XXe siècle, est donc aussi le premier pays à avoir intégré la

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composante patrimoniale dans la reconversion des sites, puis des territoires industriels de plus en plus vastes, du quartier à la vallée et au bassin en passant par la ville-usine et la ville industrielle.

92 Cette place essentielle du patrimoine industriel, parfois un peu redondante avec par exemple les nombreuses mines-musées, est encore renforcée, dans la partie Nord de l’Angleterre autant qu’en Écosse et au Pays-de-Galles, par le fossé à la fois réel et fantasmé, existant entre ces régions et le grand Sud-Est de l’Angleterre autour de Londres.

93 La préservation des héritages industriels entre ainsi dans la préservation d’une identité qui se construit en opposition au grand Sud-Est. Cette identité intègre l’ancienne industrie que l’on a dit sacrifiée par les intérêts londoniens sous les gouvernements conservateurs de M. Thatcher et J. Major, sans d’ailleurs que le New Labour de T. Blair inverse ou même rectifie le mouvement lors de son arrivée au pouvoir en 1997. L’ancienne culture industrielle est même souvent au cœur de mouvements politiques nationalistes en Écosse et au Pays-de-Galles, ou régionalistes dans les régions du Nord de l’Angleterre (Bailoni, 2007).

94 Au delà des préservations patrimoniales et des motivations politiques, l’intégration du mythe industriel à la culture populaire est une constante dans le Nord britannique, au moins depuis les années 1980 et la crise. L’esthétique industrielle de certaines œuvres d’art (la statue Angel of the North à Gateshead, dans le Nord-Est), la multiplication de films sociaux et à succès ayant pour cadre l’Angleterre industrielle en crise des années 1980 (« The full monty – Le grand jeu », de Peter Cattaneo, « Brassed off – Les virtuoses », de Mark Herman, ou encore « Billy Elliot », de Stephen Daldry), les concerts donnés dans d’anciennes usines ou raffineries en sont autant d’exemples, comme la réalisation de pièces artistiques originales sur le thème industriel.

95 Ainsi, le groupe pop-rock liverpuldien Orchestral Manoeuvres in the Dark, le vidéaste Hambi Haralambus et le designer Peter Saville ont-ils créé une œuvre à la fois sonore et visuelle (The Energy Suite), combinant images et sons de 5 sites industriels (dont une centrale nucléaire) du Nord-Ouest et présentée à la Foundation for Art and Creative Technology de Liverpool de décembre 2008 à février 2009. Cette œuvre, par ailleurs jouée en juin 2009 en compagnie du Royal Liverpool Philarmonic Orchestra (www.culture24.org.uk et www.omd.co.uk), illustre l’intégration pleine à l’identité locale de cette culture industrielle qui s’étend donc largement au delà du simple souvenir d’une époque glorieuse mais révolue.

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NOTES

1. « Pays de Tradition industrielle » (PTI) est préféré ici à « Pays Anciennement industriel » ou « Post-industriel », expressions qui impliquent une disparition de l’industrie, tant dans sa forme active que dans sa forme patrimoniale. L’expression peut être utilisée à plus grande échelle à propos des régions (RTI). 2. Ce terme désigne des formes de travail préindustrielles concentrant plusieurs centaines d’ouvriers (manufactures royales en France), mais sans mécanisation, ou encore des formes légèrement mécanisées mais encore très artisanales et avec des effectifs faibles (moulins, tisserands à domicile). La proto-industrie prend place avant la première révolution industrielle débutant au XVIIIe siècle au Royaume-Uni. 3. La ville-usine est née de l’industrie ; elle a été totalement ou presque totalement créée par l’industriel autour de la mine ou de l’usine. Elle peut être distingué de la ville industrielle, ville déjà existante accueillant des usines (Edelblutte, 2008, 2009).

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4. English Heritage est spécifique à l’Angleterre. Ses équivalents sont Historic Scotland en Écosse, Cadw au Pays-de-Galles et Environment and Heritage Service en Irlande du Nord. 5. National Trust est une association à but non lucratif, dont la création en 1895 était justement inscrite en réaction face à l’urbanisation et l’industrialisation croissante du Royaume-Uni. C’est donc d’abord à la protection du patrimoine rural et du patrimoine naturel qu’elle s’est attachée, dominée par la nostalgie d’une Angleterre verte en voie de disparition. Elle est devenue depuis lors le second propriétaire privé du pays après la Couronne et ce n’est qu’assez récemment qu’elle intègre des éléments urbains et donc aussi des bâtiments industriels. National Trust est compétent en Angleterre, au Pays-de-Galles et en Irlande du Nord. En Écosse, c’est National Trust for Scotland qui opère. 6. L’exemple des Docks de Liverpool, transformés assez rapidement en vaste centre commercial autour du Tate Liverpool Museum (musée d’art moderne et contemporain, antenne du Tate Modern de Londres) est emblématique de ce genre de politique. 7. Les territoires de référence sont ceux des 3 Nations périphériques du Royaume-Uni et des régions en Angleterre, toutes délimitées sur la figure 4. 8. Les usines tubulaires désignent les usines sidérurgiques et chimiques, où les imposantes machines, tels que les hauts-fourneaux, les tours de distillation, etc. sont apparentes et entourées de bandes transporteuses et de conduites multiples, d’où leur nom. 9. Voir l’article de M. Bailoni, dans ce numéro, à propos des musées nés autour des mines de plomb de Killhope (North-East) et de Nenthead (North-West), distants de quelques kilomètres, mais dans deux comtés et régions différentes. 10. Les sheds, connus aussi en France sous le nom de « toits en dents de scie », sont des toitures décomposées en plusieurs pans. Les pans orientés au Sud sont couverts de tuile et ceux orientés au Nord sont vitrés, autorisant, pour des bâtiments de plain pied, vastes et aveugles, un éclairage indirect efficace et non gênant pour le travail du textile. 11. Le propriétaire actuel, Boyd Hargreaves, est le descendant de James Hargreaves, l’inventeur de la Spinning Jenny, machine à tisser emblématique et pilier de la révolution industrielle dans le textile. 12. Le grade I désigne des édifices « d’un intérêt exceptionnel », le grade II* des édifices « particulièrement importants et d’un intérêt spécial » et le grade II « des édifices d’un intérêt spécial ». Cela implique essentiellement que le bâtiment classé ne peut pas être démoli, agrandi ou altéré sans une permission spéciale des autorités locales compétentes en matière d'urbanisme. 13. Système de gouvernement local à niveau unique, qui se distingue du système à double niveau comté/district. 14. Les trois premiers congrès (Ironbridge, 1973, Bochum, 1976 et Stockholm, 1978) ont été organisés sous le nom de Conférence Internationale pour la Conservation des Monuments (et non du Patrimoine) Industriels, soulignant encore l’élargissement progressif de la notion. 15. Le décompte est large et inclut des sites industriels, miniers, miniers et industriels et de transport (notamment les voies ferrées et les canaux). Seuls 17 sites sont purement industriels ou miniers et industriels. 16. C’est néanmoins le cas en Allemagne avec l’ancienne usine sidérurgique de Völklingen (Sarre), ou encore en France avec la saline proto-industrielle d’Arc-et-Senans (Franche-Comté).

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RÉSUMÉS

Le patrimoine industriel est l’un des derniers types de patrimoine à être protégé. Cependant, le mouvement de protection est particulièrement précoce au Royaume-Uni, principalement en raison de la profondeur de l’industrialisation de ce pays qui a vu naître l’industrie. Cet article évoque l’image et la diversité de ce patrimoine à travers l’étude de ses paysages et de ses territoires, de la grande à la petite échelle. Il débute par une brève analyse du mouvement, replacé dans un contexte international. Il montre ensuite plusieurs exemples de conservation et/ou de préservation, d’une ruine maintenue en l’état à une zone commerciale réutilisant un ancien site industriel et ses usines. Il insiste ensuite sur l’élargissement des territoires protégés en tant que patrimoine industriel, d’un seul objet industriel placé dans un square pour rappeler l’ancienne gloire industrielle d’une ville, à une vallée entière ou un bassin charbonnier de plusieurs centaines de km², incluant, par exemple, plusieurs villes-usines ou mines. Enfin, cet article traite de la mise en réseau croissante du patrimoine industriel britannique, à différents niveaux : européen et mondial, avec l’inscription d’éléments industriels au patrimoine mondial de l’UNESCO.

Industrial heritage is one of the last types of heritage being protected. However, the movement of protection is especially early in the United Kingdom. This precocity is largely due to the depth of the industrialization in the birth country of industry. This paper deals with the image and the diversity of this heritage through its landscapes and territories, from the large scale to the small scale. It deals first with a brief analysis of this movement, seen in an international context. Secondly, it shows several examples of conservation and/or preservation, from a ruin maintained in an unchanged state to a commercial estate reusing an old industrial site and its factories. It insists on the widening of the territories protected as industrial heritage, from a single industrial object placed on a square to remind the previous industrial glory of a city, to an entire valley or a coal basin of several hundred km², including, for example, several company-towns or mines. At last, this paper deals with the growing networks around British industrial heritage at several levels: European level or World level with the inscription of industrial elements on UNESCO’s World Heritage Sites.

Das industrielle Erbe ist eine der letzten, die unter Schutz gestellt wurde. Im Vereinigten Königreich setzt jedoch die Schutzbewegung besonders früh ein, insbesondere wegen des starken Gepräges der Industrialisierung im Land, der Keimzelle der Industrialisierung. Durch eine Untersuchung der Landschaften und der Räume von der lokalen bis zur regionalen Maßstabebene erwähnt dieser Artikel das Bild und die Vielfalt dieses Erbes. Er beginnt mit einer kurzen Analyse der Schutzbewegung in einem internationalem Rahmen. Er zeigt mehrere Beispiele von der Erhaltung einer industriellen Ruine bis zu einem Einzelhandelstandort, der auf einem ehemaligen industriellen Standort entstanden ist. Er legt dann den Akzent auf die Erweiterung der Schutzgebiete für das industrielle Erbe, von einem industriellen Denkmal auf einer kleinen Grünanlage als Erinnerung des Glanzes vergangener industriellen Zeit, bis zu einer Stadt, einem ganzen Tal oder einem ganzen Kohlenbergbaurevier mehrerer hundert km2 mit z. B. mehreren Fabrikstädten oder Bergwerken. Schließlich erwähnt dieser Artikel die Netzaufstellung des britannischen industriellen Erbes auf unterschiedlichen Niveaus : europäisch und weltweit mit der Antragung von industriellen Bestandteilen auf die Welterbeliste.

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INDEX

Schlüsselwörter : Industrie, industrielles Erbe, Landschaft, Umgestaltung, Vereinigtes Königreich Keywords : industrial heritage landscape, industry, regeneration, United-Kingdom Mots-clés : industrie, patrimoine industriel, paysage, reconversion, Royaume-Uni

AUTEUR

SIMON EDELBLUTTE Département de Géographie, Centre d’Études et de Recherches sur les Paysages (CERPA), Université Nancy2 - BP 33-97 - 54015 NANCY Cedex - [email protected]

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Quelle place pour le patrimoine dans le renouveau d’une région postindustrielle ? Le cas du Nord-Est anglais The role of heritage in the renewal of a postindustrial region – The case of North East England Welchen Platz für die Industriekultur in der Revitalisierung einer postindustriellen Gegend? Der Fall des englischen Nordostens.

Mark Bailoni

1 La notion de patrimoine est abordée de manière très particulière dans les régions postindustrielles. La mise en valeur et la promotion du patrimoine, souvent associées au développement du secteur culturel, sont devenues des éléments moteurs du renouveau physique mais aussi social de ces territoires. Le gouvernement britannique a d’ailleurs encouragé ce mouvement dans le rapport « Culture at the Heart of Regeneration » publié en 2004. Pourtant, dans ces régions, toute idée de préservation du patrimoine a longtemps été occultée au profit du tout industriel : rien ne devait enrayer le développement économique et personne ne se souciait d’une quelconque valeur patrimoniale des sites et des territoires englobés par la croissance industrielle et urbaine. C’est particulièrement le cas dans le Nord de l’Angleterre : le développement issu de la Révolution Industrielle a radicalement transformé le patrimoine et les paysages préindustriels en milieu urbain1, où de vastes conurbations et des villes victoriennes sont nées là où il n’existait auparavant que de petits bourgs, ou dans certaines zones rurales transformées en bassins miniers (vallées du Comté de Durham, de Cumbria, du Yorkshire, etc.). Dans ces territoires, le travail généralisé de préservation et de mise en valeur n’est que très récent, bien que la notion de patrimoine industriel soit relativement ancienne au Royaume-Uni2.

2 Ces territoires sont aujourd’hui devenus postindustriels : leurs activités traditionnelles ont disparu ou se sont restructurées, avec pour effet de graves difficultés économiques

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et sociales. Le tournant postindustriel et la reconstruction économique de ces territoires ont fortement influencé et modifié les perceptions du patrimoine.

3 Dans un premier temps, la préservation ou la mise en valeur de l’héritage industriel étaient restées secondaires, quand il s’agissait d’attirer de nouvelles activités : soit tout ce patrimoine a été détruit pour faire de la place pour implanter de nouvelles structures ou dans le cadre d’un réaménagement urbain, soit il a été sciemment détruit pour gommer l’image industrielle ancienne et déliquescente du territoire. En revanche, la promotion du patrimoine historique préindustriel et naturel apparaissait comme un bon outil pour donner une autre image à ces territoires que celles des mines et des usines en crise (Lanigan, 1999).

4 Dans un second temps, la préservation et la mise en valeur du patrimoine industriel sont peu à peu apparues comme des éléments incontournables dans les stratégies de réaménagement et de promotion économique de ces territoires. Cette deuxième phase correspond au véritable tournant postindustriel, au cours des années 1980-90, c’est-à- dire au moment où ces territoires ont fait le deuil de leurs spécificités industrielles traditionnelles. Le patrimoine préservé et mis en valeur est alors apparu comme une vitrine efficace pour symboliser le renouveau urbain ou la renaissance économique des territoires postindustriels et pour entretenir une certaine identité dans ces territoires.

5 La notion de patrimoine est également très importante dans le principe de renouveau social et politique de ces territoires. En effet, au patrimoine sont liées les notions de mémoire, d’héritage culturel, de particularismes ou d’identité. La préservation et la mise en valeur du patrimoine industriel garantissent la survivance d’une mémoire ouvrière, même après la fermeture de toutes les usines et de toutes les mines, signe d’une identité particulière au territoire postindustriel. Dans ces régions, le renouveau urbain et économique passe invariablement par le renouveau politique et social : le tournant postindustriel implique un changement radical de culture économique et la perte de certains repères sociaux dans la conscience d’une population profondément marquée par son passé ouvrier et souvent communautaire (Tomaney, 2003 ; Byrne 2002).

6 Le Nord de l’Angleterre, et plus particulièrement le Nord-Est, offre une approche très exhaustive des relations entre la préservation du patrimoine et le renouveau – sous toutes ses formes possibles – d’un territoire postindustriel. En effet, cette région a connu un déclin industriel inexorable dès les années 1920, qui s’est considérablement accéléré à partir des années 1970. La région a donc une longue expérience dans les stratégies cherchant à attirer des activités alternatives. De plus, le départ des industries traditionnelles s’est accompagné d’une baisse démographique : de vastes friches sont donc apparues dans les villes, mais également en milieu rural3. Ce tournant postindustriel s’accompagne de la construction de mouvements régionalistes et décentralisateurs, dont le discours est basé sur des thèmes identitaires. Les régionalistes justifient en effet leurs velléités autonomistes en célébrant certains particularismes culturels et le patrimoine historique, culturel, naturel et social du Nord-Est. Ils entendent ainsi favoriser un renouveau politique et social dans une région encore profondément marquée par sa culture et son héritage ouvrier (Bailoni, 2007).

7 Cet article entend montrer comment la mise en valeur du patrimoine et la promotion culturelle sont devenues les éléments clés du renouveau économique, politique et social du Nord-Est anglais. Après avoir analysé le rôle du patrimoine dans les stratégies de promotion territoriales mises en place par les acteurs politiques et économiques

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locaux, nous étudierons des programmes de réaménagement urbain développés autour d’éléments patrimoniaux et du secteur culturel particulièrement dans l’agglomération de Newcastle. Enfin, nous verrons quelle est la place du patrimoine et du facteur culturel dans le renouveau politique et social du Nord-Est et dans la construction des représentations identitaires régionalistes.

I. Le patrimoine : un outil de promotion économique et de redéveloppement territorial

A - Un besoin de renouveau

8 Le Nord-Est anglais est l’un des berceaux de la Révolution Industrielle en Europe. C’est aussi l’un des premiers territoires à connaître la remise en cause de cette économie industrielle, vouée ici essentiellement à l’extraction houillère, à la construction navale et à la métallurgie, secteurs affectés par des problèmes structurels dès les années 1920. La région se distingue également par des problèmes endémiques, l’empêchant de se restructurer économiquement. En effet, le Nord-Est a été confronté à une série de crises successives jusqu’aux années 1990, sans parvenir à reconstruire durablement son économie et à trouver une certaine stabilité sociale. Ces décennies apparaissent comme un long et douloureux déclin industriel. S’il est encore trop tôt pour tirer des conclusions définitives, la région a profité de la bonne santé économique du pays et connaît une nette amélioration de sa situation depuis le début des années 2000, même si certaines difficultés sociales persistent. Désormais, le Nord-Est a définitivement tourné le dos à ses activités industrielles traditionnelles. Sa dernière mine de charbon, à Ellington dans le Northumberland, a fermé en janvier 2005. Alors que les chantiers navals de la région construisaient un quart de la production mondiale au début du XXè, les estuaires de la Tyne et de la Wear n’ont plus aucun site de production4 et les dernières implantations de la Tees se sont spécialisées dans le recyclage de navires5 ou dans les pièces détachées pour plateformes pétrolières et gazières.

9 Du fait de la persistance de difficultés économiques et sociales dans le Nord-Est, la région a expérimenté de nombreuses initiatives pour soutenir et tenter de relancer les activités traditionnelles, ou pour créer de nouveaux secteurs d’emplois. Ces politiques cherchaient en effet à trouver des investisseurs afin de moderniser le tissu économique existant, ou à attirer des activités alternatives dans la région.

10 Ainsi, la région a bénéficié de quasiment tous les programmes gouvernementaux en faveur des territoires industriels en difficulté. L’Etat a pris en compte les problèmes de la région dès les années 1930 : les vallées industrielles du Nord-Est ont bénéficié du statut de special area, la première véritable politique d’assistance territoriale créée au Royaume-Uni. Le gouvernement a également mis en place une série de mesures pour inciter les entreprises industrielles, notamment étrangères, à s’implanter dans le Nord6. Cependant, toutes ces mesures n’ont pu enrayer le déclin industriel de la région. Selon beaucoup d’analystes, l’acharnement des gouvernements successifs, encouragé par la population et les élus locaux, à soutenir à tout prix les industries traditionnelles dans le Nord, a gêné l’arrivée de nouveaux secteurs d’activités plus diversifiés et plus modernes. Ainsi, le système économique régional n’a pas véritablement évolué et n’a pas connu de « rupture créatrice » (Holz, 1987 ; Deshaies, 2008), permettant un renouveau significatif de ses structures et de ses activités phares. A partir de la fin des

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années 1970, le constat d’inefficacité des politiques de subventions menées jusque là a poussé les gouvernements successifs à réduire les sommes versées aux territoires en difficulté, alors que les fonds européens prenaient partiellement le relais7.

11 D’autre part, les acteurs politiques et économiques régionaux ont mis en place de nombreuses initiatives pour promouvoir leur territoire et y favoriser les investissements, parallèlement aux politiques de subvention menées par l’Etat. Le principe de promotion régionale dans le but d’attirer de nouvelles activités est ainsi apparu dès les années 1930, avec la création des premières organisations régionales de lobbying. De par ses convictions néolibérales, le gouvernement Thatcher a encouragé ce type d’initiatives et toutes les formes de promotion des territoires pour favoriser leur reconversion économique. Le gouvernement conservateur voulait également développer l’esprit d’entreprise dans le Nord, et rompre avec une certaine culture de l’assistanat (Lanigan, 1999). Parallèlement, le principe de concurrence entre les territoires s’est considérablement développé, au niveau national mais aussi européen. Si les régions concernées n’étaient pas particulièrement habituées ou sensibilisées à de telles pratiques, le désengagement de l’Etat et la baisse des subventions les ont contraintes à prendre leur destin en main et à s’organiser pour tenter d’assurer elles- mêmes leur reconversion économique. Des réseaux régionaux mêlant des partenaires politiques, administratifs, économiques, syndicaux, universitaires et culturels se sont ainsi constitués ou renforcés pour défendre leurs intérêts et promouvoir leur territoire.

B - Une nouvelle image pour le Nord-Est : le passé industriel occulté

12 Au cours des années 1980, le territoire est ainsi pleinement devenu un objet à promouvoir et à vendre à de nouveaux investisseurs. Dans le Nord-Est, les stratégies concertées de « marketing urbain » (Rosemberg, 2000) se multiplient ainsi à partir des années 1980, à l’initiative notamment des milieux économiques et d’organisations de lobbying telles que la Northern Development Company (NDC), fondée en 1986. La NDC est formée de représentants du gouvernement local, des syndicats et surtout du monde des affaires. Si les syndicalistes et les élus incarnent surtout le parti travailliste, le financement de la NDC venait essentiellement du secteur privé ou des subsides du gouvernement, ce qui assure une certaine prédominance du patronat et des milieux conservateurs au sein de l’organisation. A la même période, le Northern Business Forum (NBF) est créé lui-aussi pour attirer des investissements dans la région et pour soutenir les initiatives entreprenantes. Le NBF, composé uniquement de responsables patronaux, est très proche des milieux conservateurs et libéraux.

13 Il s’agit là d’une vraie révolution idéologique dans une région de tradition ouvrière et travailliste. Des organisations comme la NDC ou le NBF incarnent une forme de régionalisme économique, qui rejette toute idée de culture collectiviste et ouvrière, symbole d’un passé à bannir. Pour être attractif, il faut montrer une autre image du Nord que celle d’une région socialisante encore tournée vers les industries lourdes, où la main d’œuvre n’est pas formée aux activités modernes. Des campagnes de marketing sont donc lancées à cette période pour changer l’image de la région, misant notamment sur les atouts humains (une population travailleuse et peu coûteuse) et économiques (logement bon marché), mais aussi sur le passé préindustriel de la région. Le patrimoine culturel, historique (Mur d’Hadrien, châteaux), religieux (cathédrale de

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Durham, prieuré de Lindisfarne) et naturel (littoral ou paysages de landes du parc naturel du Northumberland) est ainsi devenu la vitrine de la région (voir figure 1).

Figure 1 : Patrimoine et lieux de mémoire dans le Nord-Est anglais

14 Au cours des années 1980, toute référence à la période industrielle était bannie. Ainsi, les documents produits par la NDC, le NBF ou les Chambres de Commerce pour attirer des investisseurs n’évoquaient jamais le passé minier du Comté de Durham, et tout le marketing historique et patrimonial se faisait autour de l’image historique des Princes- archevêques (Lanigan, 1999). De même, dans l’agglomération de Teesside, la glorieuse épopée des chantiers navals était oubliée et les réalisations ou les projets modernes, comme le parcours de canoë de Stockton ou la marina d’Hartlepool, étaient mis en avant (Lanigan, 2001). A Gateshead comme dans d’autres localités (Liverpool, Stoke-on- Trent, etc.), la tenue du National Garden Festival au début des années 1990 devait permettre d’améliorer l’image de ces anciennes villes industrielles.

15 Ces initiatives montrent une certaine influence des conceptions thatchériennes dans le Nord-Est. Toutefois, ces projets n’ont eu qu’un impact très relatif auprès des élus ou de la population. L’idée de créer un esprit régional d’entreprenariat a été davantage perçue comme une menace émanant du pouvoir conservateur, plutôt que comme une véritable solution alternative pour la région. L’idée de transformer le Nord en un territoire voué au libéralisme thatchérien a décliné, tout comme le vote pour les conservateurs dans la région8. Le passé ouvrier est d’ailleurs resté très ancré dans les consciences, comme en témoignent l’attachement à différentes manifestations culturelles9, certains comportements sociaux (Dodds, Mellor et Stephenson, 2006) et même de vrais sentiments de fierté largement partagés dans la région (Tomaney, 2003).

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C - Un territoire postindustriel fier de son histoire ouvrière

16 Les stratégies de promotion régionale ont considérablement évolué au cours des années 1990, puisque le passé ouvrier et industriel du Nord-Est est revenu au cœur des arguments destinés à attirer de nouveaux investisseurs. Il s’agit là d’une évolution que l’on retrouve au même moment dans d’autres territoires industriels en reconversion en Europe occidentale. Ce mouvement général, apparu avec le déclin et la disparition des mines ou des usines, a encouragé la préservation de la mémoire, des traditions mais aussi des paysages industriels. Le classement au patrimoine mondial en 1986 des sites de la vallée d’Ironbridge dans le Shropshire marque un tournant et symbolise ce nouvel attrait pour l’héritage industriel au Royaume-Uni.

17 Dans le Nord-Est, la préservation du patrimoine industriel s’est concrétisée par la création de musées ou la reconversion de mines en attractions touristiques (voir figure 1). Le comté de Durham a par exemple restauré l’ancienne mine de plomb de Killhope dans la vallée de la Wear pour l’ouvrir au public (voir photo 1). L’Ironstone Mining Museum propose la visite d’une mine de fer des Cleveland Hills. Le musée de Woodhorn, installé sur un ancien carreau minier et largement financé par le comté du Northumberland, propose lui-aussi de célébrer le passé industriel de la région. Le musée en plein air de Beamish reproduit le mode de vie des habitants de la région pendant la Révolution Industrielle, notamment dans les communautés ouvrières et minières. Ce musée, qui célèbre ainsi le savoir-faire de la région, a été créé et financé par un consortium rassemblant plusieurs autorités locales du Nord-Est. Plusieurs sites ouverts au public sont consacrés à l’histoire ferroviaire, très importante dans la région dont George Stephenson est originaire et où a été construite la première voie ferrée (entre Stockton et Darlington). Enfin, plusieurs musées municipaux, notamment ceux de Sunderland et d’Hartlepool, proposent un large domaine consacré au patrimoine industriel et à la mémoire ouvrière locale. Beaucoup de ces sites ont été ouverts dans les années 1990. Les plus anciens, ouverts dans les années 1980, ont été totalement modernisés et restructurés à la fin des années 1990 ou au début des années 2000.

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Photo 1 : Le musée de la mine de Killhope (M.Bailoni, 2008)

Le musée de la mine de Killhope, près du village de Cowshill dans le comté de Durham, est installé dans une des anciennes mines de plomb de la haute vallée de la Wear (au premier plan). L’extraction du plomb, entamée au XIXe a périclité dans les années 1910-1920. Killhope a fermé en 1910. Plusieurs sites ont été reconvertis en mines de fluorine, exploitée jusqu’en 1999. Le site de Killhope restitue une mine de la fin du XIXe, dont la particularité est la roue à eau reconstituée (en arrière plan).

18 L’héritage industriel de la région a permis de développer une offre touristique relativement étendue, ce qui contribue en partie au renouveau économique du Nord- Est. La multiplication de ce type de sites reflète également une certaine mode du tourisme industriel en Angleterre, qui se rattache à l’identité et aux traditions des territoires. Toutefois, on peut s’interroger sur la pertinence de certaines implantations, qui laissent supposer une concurrence importante entre des sites dont l’offre est relativement similaire10. Il ne s’agit pas ici d’une concurrence purement économique sur d’éventuels bénéfices de ces musées, qui vivent tous des subventions publiques, ou sur des retombées directes sur le commerce local. Cette situation reflète la volonté des autorités locales, qui sont les principaux financeurs de ces sites touristiques (et parfois les fondateurs et/ou les propriétaires), de renforcer leur image et leur attractivité. A travers cet héritage industriel, qui peut être combiné à des éléments de patrimoine naturel ou historique, l’autorité locale veut montrer l’image d’un territoire culturel, mais aussi d’un territoire avec une identité, avec des racines, avec « un caractère ». Cette vitrine leur sert à attirer des touristes, mais aussi et surtout d’éventuels investisseurs et des entreprises à la recherche d’un espace pour s’implanter, qu’elles soient industrielles ou non.

19 Les différents acteurs politiques et économiques du Nord-Est ont ainsi mis en avant cet héritage industriel pour montrer le savoir-faire de leur région, ses capacités à innover – en faisant constamment référence aux grands ingénieurs locaux tels que Charles Palmer et principalement George Stephenson – et la qualité de sa main d’œuvre, travailleuse et surtout bon marché par rapport au Sud du pays. Les références au passé industriel et la mise en valeur du patrimoine sont donc devenues des éléments de promotion territoriale très importants, et se sont retrouvées au cœur de la stratégie régionale de développement économique à partir des années 1990.

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II. La culture et le patrimoine : nouveaux moteurs de l’urbanisme postindustriel

A – « L’effet Bilbao » dans le Nord de l’Angleterre

20 La question de la préservation et de la mise en valeur du patrimoine industriel s’est également retrouvée dans les projets d’aménagement urbain, au fur et à mesure que les grandes villes du Nord retrouvaient un nouveau dynamisme économique. Le déclin des activités traditionnelles a en effet laissé de vastes friches industrielles ou portuaires souvent situées au cœur des villes ou en péricentre. La réhabilitation de ces espaces et l’élaboration de grands projets architecturaux et urbanistiques novateurs se sont avérés indispensables pour sortir ces villes de la déprime économique, mais aussi morale. D’ambitieux programmes d’aménagement, souvent tournés vers un urbanisme ultramoderne, ont été mis en place pour reconvertir ces friches, principalement en front de mer ou le long d’un cours d’eau majeur. Ce type de réaménagement urbain postindustriel concerne quasiment toutes les grandes villes industrielles du pays : Manchester (les quais de Salford), Liverpool (les Docks), Cardiff (la Cardiff Bay) ou Newcastle-Gateshead (Quayside).

21 Mais on peut trouver un mouvement comparable dans d’autres villes européennes. Le cas le plus emblématique est sans doute celui de Bilbao, au point où l’on parle désormais de « l’effet Bilbao » pour décrire les effets en termes de notoriété et de réussite économique de la reconversion d’un territoire postindustriel autour d’un pôle culturel. Le choix de Lens pour accueillir une antenne du Louvres, construite sur un ancien carreau de mine, s’inscrit dans ce mouvement, et la ville espère tirer le maximum de cet équipement en terme d’image. Si Glasgow a ouvert la voie en 1990, d’autres grandes villes industrielles et portuaires ont également tout misé sur le titre de capitale européenne de la culture pour offrir un nouveau visage et attirer investisseurs et touristes. C’est le cas de Liverpool – qui a obtenu le titre pour 2008 après une compétition acharnée avec Newcastle-Gateshead (Jones, Wilks-Heeg, 2004) – mais aussi de Gênes, de Lille ou de Marseille. De même, le classement au patrimoine mondial de l’UNESCO d’anciens sites préservés devient un enjeu très important pour de nombreux territoires postindustriels européens.

B – Le réaménagement de Quayside : entre préservation du patrimoine et reconversion par la culture

22 Le quartier de Quayside s’étend sur les deux rives de la Tyne, le fleuve qui sépare les deux villes de Newcastle et de Gateshead, au cœur de l’agglomération de Tyneside (voir figure 2). Suite à sa reconversion pratiquement achevée, les anciennes installations portuaires et les usines abandonnées ont disparu pour laisser la place à un quartier ultramoderne, offrant des logements de standing, de vastes surfaces de bureaux, de grands hôtels prestigieux, mais surtout une série de services liés aux loisirs nocturnes et culturels. A Newcastle comme à Gateshead, on observe un glissement du centre vers les rives de la Tyne. Quayside, qui constituait une rupture constituée d’infrastructures portuaires et industrielles puis de friches au cœur de l’agglomération, devient le quartier central unique pour les deux villes. Par la multiplication des pubs et des clubs

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branchés, le quartier est devenu un lieu de rassemblement populaire et le centre incontestable de la vie nocturne de Newcastle, voire de toute la région. Quayside devient la vitrine de l’agglomération, symbole de son renouveau et de son dynamisme retrouvé.

Figure 2 : Le réaménagement de Quayside : nouvelle vitrine urbaine et nouveau trait d’union entre Newcastle et Gateshead

23 Cette vitrine se compose bien entendu d’un quartier prestigieux, animé, très actif, constituant un pôle d’emplois très important, bien desservi par des transports publics et organisé autour des rives piétonnières de la Tyne. Mais Quayside se distingue surtout par de nouveaux pôles culturels, installés dans des bâtiments remarquables qui constituent de nouveaux monuments au même titre que le Millennium Bridge, passerelle inclinable ouverte en 2001 (voir photo 2). Ce nouvel ensemble doit permettre d’améliorer la notoriété de la ville. En effet, le quartier abrite une salle de concert, le Sage, inaugurée en décembre 2004 dans un nouveau bâtiment à l’architecture très audacieuse dessinée par le cabinet de Norman Foster, ainsi qu’un musée d’art contemporain, le Baltic, installé dans une ancienne minoterie et ouvert en 2002 (voir photos 2 et 3). L’héritage industriel et portuaire du quartier n’a pas été occulté, il est même au cœur du projet urbain, grâce à la reconversion du Baltic, qui constituait une énorme friche depuis 1981. Le projet a d’ailleurs été financé par la National Lottery, l’un des principaux bailleurs pour la mise en valeur du patrimoine au Royaume-Uni. De même, les anciens bâtiments des compagnies de commerce aux façades prestigieuses ont été conservés et réhabilités pour accueillir bureaux, hôtels et bar-restaurants, tout comme l’ancien marché aux poissons reconverti en discothèque. Le nouvel ensemble s’intègre également, tout en la complétant, à la perspective des ponts métalliques hérités de la Révolution Industrielle (voir photo 4). La réussite du réaménagement de Quayside résulte d’une coopération et d’une concertation exemplaires entre les villes

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de Gateshead et de Newcastle, deux autorités locales voisines, qui ont su travailler ensemble malgré certaines divergences politiques11.

Photo 2 : Le Millennium Bridge et le Baltic Museum : la perspective du nouveau Newcastle (M.Bailoni, 2006)

Le Baltic Museum (à droite) est aménagé dans une ancienne minoterie réhabilitée. Le Millennium Bridge passerelle ultramoderne fait le lien entre les deux rives de la Tyne, entre Newcastle (à gauche) et Gateshead (à droite), au cœur du nouveau quartier culturel très animé le soir. A l’arrière plan, d’anciens espaces industriels et commerciaux ont été reconvertis pour des logements de standing, et de nouveaux quartiers ont été construits sur les friches industrielles le long de la rivière, nouvel axe de prestige au cœur de l’agglomération.

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Photo 3 : Le Sage de Gateshead, symbole du renouveau culturel (M.Bailoni, 2006)

Le Sage Gateshead est le nouveau centre de la scène musicale du Nord de l’Angleterre. Il abrite la plus grande salle de musique classique du pays en dehors de Londres. Il accueille également des congrès et des conférences. Son architecture, dessinée par Norman Foster, lui a valu de nombreux détracteurs et le surnom de slug (limace).

Photo 4 : Les ponts au dessus de la Tyne : la perspective traditionnelle de Newcastle, symbole du triomphe industriel (M.Bailoni, 2008)

La perspective des sept ponts (dont le Millenium Bridge) est l’image la plus célèbre de Newcastle. Sur cette photo on en distingue cinq, du premier à l’arrière plan : le Tyne Bridge (en vert, 1928), le Swing Bridge (en rouge et blanc, 1876), le High Level Bridge (1849) – pont à double niveau, dessiné par Robert Stephenson – le Queen Elizabeth II Bridge (en bleu, 1981) et le King Edward VII Bridge (1906).

24 Avec le Baltic et le Sage comme moteurs, la culture est devenue un élément clé du renouveau urbain, mais aussi de la stratégie de développement économique de Newcastle-Gateshead, voire de la région entière (Bonciani, 2004 ; ONE, 2002 ; Culture

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North East, 2005). L’objectif est de montrer ou d’exposer la culture, mais aussi de produire de la culture en favorisant par exemple l’émergence d’artistes locaux. Quayside offre en cela une vitrine exceptionnelle, chargée d’attirer des touristes mais aussi des entreprises innovantes. Pour tout ce qui concerne les stratégies d’image et de promotion, Newcastle et Gateshead ont développé des liens très étroits depuis leur candidature commune pour devenir la capitale européenne de la culture en 2008. Malgré l’échec de leur dossier en 2003, les deux villes ont maintenu leur synergie, en développant un programme sur dix ans, Culture10, chargé de développer les manifestations culturelles dans l’agglomération, de favoriser la créativité et surtout de se construire une image de pôle culturel international (Minton, 2003 ; Culture North East, 2005). Les deux villes ont fusionné leurs offices de tourisme en une seule agence, dont les documents sont siglés d’un même logo représentant le Millenium Bridge et du slogan « NewcastleGateshead, world-class culture ».

25 Toutefois, une partie de la population de Newcastle ne s’est pas sentie concernée par le réaménagement de Quayside, qui devait symboliser également le renouveau social de la région (Bailey, Miles, Stark, 2004). En effet, la réhabilitation d’un quartier autrefois très populaire s’est accompagnée d’une inévitable gentryfication. Les anciens pubs des ouvriers se sont transformés en clubs branchés. De plus, beaucoup ont considéré ce renouveau comme trop fastueux. Ils estimaient que les pouvoirs publics dépensaient trop de moyens pour Quayside, aux dépens des quartiers périphériques de la ville en attente de projets de réaménagement. Ce mécontentement d’une partie de la population expliquerait d’ailleurs en partie la défaite du parti travailliste aux élections locales de 200412. Pour qu’un projet de réaménagement fonctionne, il ne faut pas que la population locale en soit déconnectée (Miles, 2005). De ce point de vue, Quayside n’est pas une entière réussite.

C – La culture et le patrimoine industriel au cœur de projets plus modestes

26 Dans la région, d’autres territoires urbains postindustriels ont axé leur renouveau et leur réaménagement sur la mise en valeur du patrimoine industriel conjointement au développement du secteur culturel. Certes, ces programmes sont plus modestes que Quayside, mais sont tout aussi exemplaires. C’est le cas par exemple de la vallée de l’Ouseburn, rivière affluente de la Tyne en aval de Newcastle. Dans cette ancienne vallée industrielle, par où descendait le charbon extrait des mines environnantes, un vaste programme de réaménagement est en cours. L’enjeu de cette réhabilitation est d’autant plus important que le quartier se situe au cœur de l’une des zones les plus touchées par la pauvreté, le chômage et la criminalité dans l’agglomération. La vallée accueille aujourd’hui des ateliers d’artistes, des studios, un théâtre, des galeries d’art et une médiathèque pour les enfants, pour beaucoup installés dans d’anciens bâtiments industriels réhabilités (voir photo 5). Dans la vallée de l’Ouseburn, le secteur culturel est le véritable moteur du réaménagement urbain et de son renouveau économique. En effet, il fournit désormais l’essentiel des emplois sur ce territoire postindustriel. Les habitants de la zone ont une place prépondérante dans l’élaboration et la mise en œuvre du programme (Gonzalez, Vigar, 2008), ce qui doit garantir une certaine survivance de l’identité locale : on a voulu par là éviter certaines erreurs commises à

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Quayside. L’objectif affiché est de développer un aménagement durable pour créer un « village urbain » dans la vallée (Newcastle City Council, 2000).

27 Les anciens docks du port d’Hartlepool, sur l’estuaire de la Tees, sont également en plein réaménagement, autour d’une marina, de nouveaux logements et de commerces, ainsi que de l’Historic Quay, dont les anciens entrepôts accueillent le musée de la ville, un musée de la mer et quelques vieux gréements. La ville d’Hartlepool entend ainsi développer son attractivité touristique pour relancer son économie.

Photo 5 : Seven Stories : un exemple de reconversion culturelle du patrimoine industriel de la vallée de l’Ouseburn (M.Bailoni, 2008)

Seven Stories est un pôle culturel consacré au livre pour enfants, installé dans un ancien entrepôt victorien de la vallée de l’Ouseburn. Ouvert en 2005, Seven Stories est devenu le symbole de la reconversion du patrimoine industriel dans cette vallée où la culture est devenue le nouveau moteur économique.

28 La culture et la mise en valeur du patrimoine, notamment industriel, sont ainsi des éléments incontournables du renouveau économique du Nord-Est. Ils figurent au cœur de grands projets de redéveloppement urbain, mais ils s’intègrent également dans les stratégies de développement touristique et économique au niveau local – y compris en milieu rural – et régional. A ce titre, ils contribuent fortement à la naissance et au développement de nouveaux sentiments identitaires dans la région.

III. La promotion du patrimoine et de l’héritage culturel régional au cœur des discours politiques et régionalistes

29 La prise en compte du patrimoine, notamment industriel, et du secteur culturel dans les initiatives de promotion économique régionale coïncide avec une transition politique majeure : l’essoufflement des conservateurs au pouvoir et le retour d’un parti travailliste rénové au premier plan. Mais elle coïncide également avec la progression

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d’un mouvement régionaliste identitaire, qui puise ses arguments essentiellement dans l’histoire et dans les particularismes culturels du Nord-Est.

A – L’émergence du régionalisme dans le Nord-Est anglais : une conséquence des restructurations économiques et sociales thatchériennes ?

30 Au cours des années 1980 et au début des années 1990, la persistance des problèmes du Nord-Est, associée à une politique économique et sociale extrêmement dure de la part du gouvernement Thatcher, a renforcé le mécontentement des élus, des syndicalistes et de certains intellectuels de la région, pour la plupart travaillistes. Selon eux, l’Etat central ne répondait pas aux besoins du Nord-Est, et lui imposait même des réformes économiques très douloureuses, qui le plongeaient un peu plus dans la crise. En parallèle, les velléités d’autonomie exprimées par les Gallois et surtout les Ecossais ont été ressenties comme des dangers potentiels pour la compétitivité du Nord-Est dans un contexte de concurrence renforcée entre les territoires, d’autant plus que les « nations périphériques » bénéficiaient d’une attention particulière de la part de l’Etat central et de subventions bien plus importantes que celles versées au Nord de l’Angleterre.

31 Les ressentiments vis à vis du centre se sont ainsi considérablement renforcés, marquant une véritable rupture entre le Premier ministre, qui incarne le riche Sud conservateur, et les terres travaillistes du Nord. Certains élus et régionalistes ont même comparé le Nord à une colonie du Sud13, en affirmant que leur région était dans une situation de « dominance quasi-coloniale par un gouvernement central anti- collectiviste, sans aucune base électorale dans la région » (Byrne, 1992). Un « régionalisme du mécontentement » (Tomaney, 2006) s’est ainsi développé dans la région. Selon les personnalités et leurs sensibilités, les régionalistes poursuivent des objectifs différents : certains réclament plus de moyens et une meilleure considération pour les besoins et les spécificités du Nord-Est, alors que d’autres réclament une véritable autonomie politique par une décentralisation des pouvoirs en faveur de nouvelles institutions régionales élues. Les élus et les intellectuels de gauche entendent par là trouver des solutions pour répondre efficacement aux besoins de la région et y maintenir une certaine vision de l’Etat-providence (Taylor 1993, 2001).

B – Les racines et l’héritage ouvrier du Nord-Est : une vision romancée du patrimoine industriel

32 L’idée d’un clivage Nord/Sud s’est peu à peu développée et a été fortement relayée par la presse14 et par des travaux universitaires15. Mais si la situation sociale et économique du Nord a servi de base aux revendications régionalistes, leurs arguments ont largement dépassé ce simple cadre pour développer l’idée que le Nord et le Sud incarnent deux modèles de sociétés radicalement opposés. Dans le discours régionaliste, le clivage Nord/Sud exprime une fracture à la fois politique, économique, sociale et sociétale et il justifie à lui seul l’idée d’une autonomie régionale (Bailoni, 2007).

33 A la logique libérale et au modèle individualiste attribués à Margaret Thatcher, et donc par extension au Sud conservateur de l’Angleterre, les régionalistes ont opposé l’image de la communauté ouvrière et minière solidaire du Nord (Tomaney, 2003 ; Colls,

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Lancaster, 1992). Ils veulent ainsi montrer qu’il faut être fier du glorieux passé industriel, qui a forgé l’identité de la région. Ils n’associent pas passé industriel au chômage ou à la pauvreté mais à la fierté du travail accompli et à des valeurs collectivistes, socialistes et ouvrières auxquelles les habitants de la région sont restés très attachés, au moins d’un point de vue nostalgique, voire purement romantique (Fowler, Robinson, Boniface, 2001). Les régionalistes ont ainsi mythifié la culture ouvrière dans leur discours identitaire. Ils développent l’idée que la fin du déclin apparaîtrait avec le retour de cette fierté et que la mémoire est essentielle pour savoir qui l’on est et où l’on doit aller.

34 L’émergence de ce discours identitaire apparaît en parallèle à la mise en valeur du patrimoine industriel. La notion d’identité et de communauté régionale se construit à travers des lieux de mémoires. Pour les régionalistes, les racines culturelles du Nord- Est se trouvent dans les puits de mine et dans les chantiers navals. La restauration et la préservation de ce patrimoine industriel ont matérialisé le travail de mémoire entamé en partie par les intellectuels régionalistes. La mise en valeur de ce patrimoine a indubitablement renforcé les arguments et les convictions identitaires du mouvement régionaliste.

35 Mais ce premier discours identitaire souffre de plusieurs défauts. D’une part, il exclut une certaine partie de la population du Nord-Est : il se construit sur une image éminemment masculine de l’ouvrier ou du mineur et il ne tient pas compte des territoires qui n’ont jamais été industrialisés dans la région et où la population n’a aucune racine ouvrière. On peut également s’interroger sur l’influence d’un tel discours sur une population aujourd’hui de plus en plus éloignée du secteur industriel. Le parti travailliste, incarnation politique du monde ouvrier, s’est lui même profondément réformé pour se transformer en New Labour, sous l’impulsions d’élus tels que Tony Blair, Peter Mandelson ou Alan Milburn – tous trois députés de la région. D’autre part, la situation socioéconomique du Nord-Est s’est considérablement améliorée depuis le début des années 1990, et les premiers arguments régionalistes sont devenus caduques. Conscients des faiblesses de leur discours, les régionalistes ont peu à peu étayé leurs arguments, avec des références identitaires puisées dans une histoire et des racines culturelles régionales antérieures à l’ère industrielle.

C – Un discours identitaire construit sur un patrimoine élargi

36 Le discours régionaliste identitaire s’est renforcé depuis la fin des années 1990, et aborde désormais de nouveaux thèmes. Les régionalistes remontent en effet à l’histoire antérieure à la Révolution Industrielle pour étayer et pour justifier leurs arguments. Le patrimoine et les monuments préindustriels du Nord-Est tiennent ainsi une place importante dans la construction du discours régionaliste : ils sont autant de symboles et de lieux, où s’expriment les spécificités historiques de la région. Dans l’interprétation historique des régionalistes, le Nord-Est est une région périphérique, une région de marge, et ce depuis les guerres antiques. Ses racines identitaires remonteraient donc à l’époque où Hadrien y a tracé le limes de l’Empire romain. Dès lors, ce territoire est devenu une région frontalière et l’est resté jusqu’à l’Union de 1707. Selon les régionalistes, le Nord-Est a même été indépendant quand au haut Moyen-âge, le royaume de Northumbria, l’une des composantes de l’Heptarchie, contrôlait un vaste territoire s’étendant de l’estuaire de la Forth à celui de l’Humber. Si les rois anglo-saxons puis normands ont peu à peu dominé le territoire de l’actuel

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Nord-Est, il est resté plus ou moins autonome. Les seigneurs de la région, dont les princes-archevêques de Durham, ont en effet bénéficié pendant plusieurs siècles d’un statut particulier, leur garantissant une forte autonomie en échange de leur fidélité au royaume d’Angleterre et de la défense de la frontière face aux velléités écossaises. La région a ainsi été le théâtre de tous les affrontements entre Anglais et Ecossais jusqu’à l’union des deux couronnes (1603). La politique des rois Tudor, la construction impériale et l’industrialisation précoce de la région ont fini de réellement intégrer le Nord-Est au reste du pays16. Selon les régionalistes, le Nord-Est conserve un certain esprit autonome, conséquence de cette situation en marge du pouvoir central pendant plusieurs siècles. Cette histoire justifie à leurs yeux leurs revendications politiques et culturelles.

37 Le mouvement régionaliste s’est considérablement inspiré des nationalismes écossais et gallois pour se doter d’une série de symboles et de mythes susceptibles de rassembler les habitants de la région, de susciter une certaine fierté et de forger des sentiments identitaires. Certains personnages historiques font ainsi figures de héros régionaux, notamment les rois de Northumbria ou St Cuthbert un moine évangélisateur du haut Moyen-âge, devenu le saint-patron du Nord-Est. Les régionalistes organisent même des pèlerinages annuels pour célébrer le saint sur les lieux où il vécut. Ils défendent les « particularismes linguistiques » (accent et dialectes) du Nord-Est, mais également une certaine culture populaire régionale, héritée en partie du passé ouvrier17. Certains se réfèrent même à la notion de particularismes identitaires pour évoquer la passion pour le sport, pour l’alcool ou pour la fête des habitants de la région (Hollands, 2001 ; Hollands, Chatterton, 2002).

38 Mais les régionalistes s’appuient également sur divers éléments patrimoniaux pour appuyer leur discours identitaire. En effet, des sites tels que le Mur d’Hadrien et la multitude de châteaux médiévaux construits dans la région témoignent de son passé de territoire frontalier disputé. Des lieux tels que le prieuré de Lindisfarne ou la cathédrale de Durham, qui abrite les tombeaux de St Cuthbert ou de Bede le Vénérable, montrent l’importance de la région dans l’évangélisation de la Grande-Bretagne18. Ce patrimoine hérité de l’Antiquité ou du haut Moyen-âge incarne les racines profondes de la région. Le discours régionaliste sublime également le patrimoine naturel « préservé » et les paysages « sauvages » du Nord-Est, essentiellement le littoral ou le parc naturel du Northumberland. Les régionalistes veulent montrer que la région se distingue également par des éléments géographiques : les landes des Pennines ou des Cheviot Hills n’ont en effet rien à voir avec les clichés du cottage verdoyant et du jardin anglais attribués aux Home counties du Sud. Le patrimoine et les lieux de mémoire tiennent ainsi une place prépondérante dans les idées et les représentations véhiculées par les régionalistes.

D – Le développement du régionalisme : vers un renouveau identitaire et politique ?

39 Pour le moment, ce régionalisme reste l’affaire d’une élite composée d’élus, d’universitaires et de quelques journalistes. Il ne s’agit pas d’un mouvement populaire comparable aux nationalismes écossais et gallois. Certes les habitants du Nord-Est ressentent une certaine fierté régionale et sont plus sensibilisés à l’idée de région que la moyenne anglaise, cependant ils conservent de très fortes attaches locales qui

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s’opposent à cette identité régionale. Le territoire local reste un référent identitaire fondamental, comme le prouvent les importantes rivalités entre les villes de Newcastle, de Sunderland et de Middlesbrough – alimentées notamment par les élus – ou les méfiances des espaces ruraux à l’égard des grandes villes. Le patrimoine de ces villes incarne ces identités locales : la perspective des ponts est l’un des symboles de Newcastle, et le Transporter Bridge l’un de Middlesbrough. Loin d’être anecdotique, la rivalité entre les clubs de football régionaux alimente les identités locales. En soutenant son club, on affirme son attachement à la ville. Dans les représentations et les slogans véhiculés par les supporters, il existe un lien très fort entre le football et l’héritage ouvrier. Il n’est d’ailleurs pas anodin que le Stadium of Light de Sunderland soit construit sur un ancien carreau de mine. Une lampe de mineur, qui a donné son nom au stade, est même allumée à chaque match. Plus qu’une enceinte sportive, le stade incarne l’identité locale et devient un lieu de mémoire en célébrant la culture ouvrière de la ville.

40 Les identités locales demeurent donc bien plus importantes qu’une identité régionale. Si les habitants du Nord-Est ressentent néanmoins un certain attachement à leur région et revendiquent certains particularismes culturels et identitaires, ils n’expriment aucune véritable velléité politique régionaliste, comme en témoignent les résultats au référendum de 2004 sur la création d’une assemblée régionale élue19 (Bailoni, 2007). Toutefois, la notion d’identité du Nord-Est, telle qu’elle est défendue par les régionalistes, est une construction récente, puisqu’elle n’apparaît de manière structurée que depuis la deuxième moitié des années 1990. D’ailleurs, la région elle- même n’a rien d’ « historique » puisque ses limites actuelles ne datent que de la réforme de 199520. Il faut du temps pour que le projet identitaire des régionalistes s’installe réellement dans les consciences des habitants de la région et suscite un vaste mouvement d’adhésion. A moyen terme, on peut imaginer que de plus en plus de personnes revendiqueront une forte identité régionale dans le Nord-Est : de nombreux exemples en Europe occidentale montrent que les représentations identitaires peuvent évoluer très rapidement, particulièrement dans les territoires régionaux.

41 En développant cette idée d’identité du Nord-Est, les régionalistes veulent provoquer un renouveau social et politique dans la région. Ils entendent fournir de nouveaux repères et de nouvelles valeurs à une population encore marquée par son passé ouvrier et par le très brutal tournant postindustriel. L’émergence d’une identité régionale doit également répondre aux interrogations suscitées par la nouvelle donne géopolitique du Royaume-Uni. Les Britanniques, et particulièrement les Anglais, sont en effet en pleine introspection identitaire consécutive à plusieurs phénomènes : la montée des nationalismes écossais et gallois concrétisée par la dévolution, le renouveau de la nation anglaise, la redéfinition de la nationalité britannique, l’apparition de nouvelles problématiques comme le multiculturalisme, ou même la construction européenne. La popularisation de représentations identitaires régionalistes doit permettre une reconstruction sociale dans le Nord-Est, qui pourrait aboutir à de nouvelles revendications politiques. Pour atteindre leurs objectifs, les régionalistes ont mis en place une stratégie qui peut s’avérer profitable, en mobilisant les consciences autour de symboles et de lieux susceptibles de rassembler une large majorité des habitants du Nord-Est. Le patrimoine est ainsi l’un des éléments clé de la reconstruction sociale et du renouveau politique du Nord-Est, dépassant le simple rôle de vecteur de développement économique et de réhabilitation urbaine.

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Conclusion

42 Dans le Nord-Est anglais, le patrimoine industriel, mais aussi naturel, culturel et historique, est ainsi au cœur des projets de développement économique, qu’il s’agisse des stratégies de marketing et de lobbying pour attirer des investisseurs ou des touristes, ou des grands programmes de réaménagement des territoires, en milieu urbain, comme dans les zones rurales. Comme dans d’autres territoires postindustriels d’Europe occidentale, l’héritage industriel, souvent associé au secteur culturel, est devenu un élément incontournable des projets régionaux pour un renouveau économique. Mais dans le Nord-Est, les notions de patrimoine et d’héritage culturel sont également instrumentalisées dans le discours des régionalistes, alors que le territoire demeure profondément marqué par une culture ouvrière et par le souvenir des sévères restructurations industrielles des années 1980. Le mouvement régionaliste entend fournir de nouveaux repères sociaux et identitaires aux habitants du Nord-Est. Par le développement d’une identité régionale plus forte et plus structurée qu’ailleurs en Angleterre, le Nord-Est se distingue peu à peu au sein d’un Royaume de moins en moins uni et d’une Europe dont les bouleversements géopolitiques découlent en grande partie de questions identitaires. La construction d’une identité régionale, qui s’adresse à tous les citoyens, apparaît ainsi comme un élément à la fois fondateur et fédérateur d’un renouveau régional dans lequel l’héritage culturel et le patrimoine industriel, historique ou naturel sont des moteurs essentiels.

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NOTES

1. Newcastle présente un formidable exemple : le château médiéval (qui donne son nom à la ville), construit par les rois normands se situe aujourd’hui au cœur d’un nœud ferroviaire. Une voie ferrée passe à moins de trente centimètres des parois du donjon et le sépare du pont-levis. 2. Le Royaume-Uni est précurseur en matière de patrimoine industriel : dès les années 1960, le Council of British Archeology proposait une définition de « monument industriel ». Les premiers sites classés au patrimoine industriel le sont dans les années 1980 (voir l’article de Simon Edelblutte dans ce numéro). 3. On trouvait beaucoup de mines et de villages miniers dans les campagnes du comté du Durham et dans le sud du Northumberland. 4. Les derniers chantiers navals de la Wear ont disparu dans les années 1980. Le dernier de la Tyne, Swan Hunter, a fermé en novembre 2006. Les machines et les grues ont été rachetées et démontées par Bharati Shipyards pour être remontées en Inde. 5. Le chantier naval Able UK d’Hartlepool s’est spécialisé dans le démantèlement des navires militaires, le porte-avions Clémenceau devrait y être détruit. 6. Cette stratégie découle notamment des conclusions de la Commission Barlow, publiées en 1940, et largement reprises après-guerre. 7. Contrairement aux idées reçues, c’est le gouvernement travailliste de James Callaghan qui, à partir de 1977, a entrepris de réduire les subventions et la superficie des territoires aidés, et non Margaret Thatcher. La situation économique et surtout industrielle du Royaume-Uni ne justifiait plus qu’un territoire soit plus aidé qu’un autre. Dans les années 1980, les conservateurs ont poursuivi et accéléré la baisse des dépenses en matière de politique territoriale. 8. Les conservateurs avaient en effet davantage d’élus dans les années 1980 qu’actuellement. Ainsi aux élections générales de 1983, les conservateurs avaient obtenus 34,6% des voix et 8 sièges dans l’ancienne région Nord (actuel Nord-Est plus la Cumbria), mais en 2005, ils n’obtenaient que 22,9% des voix et 2 sièges sur ce même territoire (Bailoni, 2005). 9. Par exemple, le gala annuel des mineurs de Durham était un événement majeur dans les années 1980. Il le demeure : il est toujours organisé et rassemble encore plusieurs dizaines de milliers de personnes malgré la disparition des mines dans la région. L’édition 2008 aurait réuni 40.000 manifestants (The Sunderland Echo, 14 juillet 2008). 10. En effet, la mine de plomb de Killhope n’est distante que de cinq kilomètres avec celle de Nenthead, et toutes deux proposent quasiment les mêmes attractions. La première est dans le comté de Durham et la seconde dans celui de Cumbria. On peut également s’interroger sur la proximité de nombreux sites chargés de célébrer la mémoire et le travail de George Stephenson. 11. Le redéveloppement de Quayside, débuté à la fin des années 1990, s’est décidé alors que les deux villes étaient travaillistes. Néanmoins, certaines rivalités existaient entre les deux conseils, reflet de dissensions locales au sein d’un Labour ultra-dominant dans la région. Cette coopération très constructive n’était donc pas évidente dans le contexte politique de l’époque. Depuis 2004, Newcastle est contrôlée par les libéraux-démocrates. Cependant, les relations de travail sont

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restées excellentes, voire se sont encore améliorées, entre les deux conseils (entretien avec Peter Arnold, leader du conseil de Newcastle, janvier 2006). 12. Entretiens avec Peter Arnold, leader lib-dem du conseil (janvier 2006), avec Nick Brown, député travailliste de Newcastle-upon-Tyne East & Wallsend (novembre 2004), et avec Jim Cousins, député travailliste de Newcastle Central (janvier 2006). 13. L’idée de « colonisation interne » a été précédemment développée par les nationalistes écossais ou par les républicains nord-irlandais. 14. Notamment par les quotidiens de Leeds (The Yorkshire Post) et de Newcastle (The Journal). 15. L’ouvrage de géographie dirigé par Jim Lewis et Alan Townsend (1989), deux enseignants- chercheurs de l’Université de Durham, est l’une des premières études les plus abouties sur le clivage économique, politique et social entre le Nord et le Sud de la Grande-Bretagne. 16. Cette interprétation historique permet aux régionalistes de montrer que le Nord-Est n’a jamais été totalement intégré au royaume anglais, puisque la fin de sa situation de marge coïncide avec la construction de l’Etat britannique. Les facteurs d’intégration au reste du royaume cités par les régionalistes – conquête impériale, construction d’un vaste système économique, industrialisation – sont d’ailleurs les mêmes que ceux ayant permis de renforcer l’union avec l’Ecosse. 17. Il y un lien très fort entre dialecte local et culture ouvrière : le pitmatic (on retrouve dans le mot la racine pit qui signifie le puits, la fosse) est le dialecte des communautés minières du Northumberland et du comté de Durham ; et le mackem est celui des chantiers navals de Sunderland. 18. Les régionalistes réclament également le retour dans la région des Gospels de Lindisfarne, manuscrits richement enluminés, composés en l’honneur de St Cuthbert et conservés à Londres depuis le règne d’Henry VIII. 19. Ce référendum, organisé uniquement dans le Nord-Est, devait ouvrir la voie à une décentralisation régionale généralisée à toute l’Angleterre, afin d’achever la dévolution entreprise en 1997 mais limitée uniquement à l’Ecosse, au Pays de Galles, à l’Irlande du Nord et au Grand Londres. Les électeurs ont massivement rejeté le projet de création d’une assemblée élue pour le Nord-Est : le Non a recueilli 78% des votes. 20. Le sud de la région et notamment les villes de Middlesbrough et de Redcar, sur la rive droite de la Tees, se situent d’ailleurs dans le comté historique du Yorkshire (voir figure 1).

RÉSUMÉS

Dans le Nord-Est anglais, comme dans d’autres territoires postindustriels en Europe, la mise en valeur du patrimoine, souvent associée au secteur culturel, est devenue un élément incontournable des projets régionaux pour un renouveau économique et des programmes de renouveau urbain. Mais dans la région, les notions de patrimoine et d’héritage culturel sont également instrumentalisées dans le discours des régionalistes, alors que le territoire demeure profondément marqué par une culture ouvrière. Le mouvement régionaliste entend fournir de nouveaux repères sociaux et identitaires aux habitants du Nord-Est.

In North East England, as in other postindustrial territories in Europe, the promotion of heritage, often combined with the development of cultural sector, is become an essential driving force in regional economic renewal projects and in urban regeneration plans. However in the region,

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heritage and cultural sector are also manipulated in regionalist views, while the territory is still deeply influenced by a working class culture. The regionalist movement intends to provide new social value and a new identity to North Eastern.

Im englischen Nordosten wie in anderen postindustriellen Gebieten in Europa ist die Vermarktung des industriellen Erbes in Verbindung mit der Kultur (einer Industriekultur) einen unersetzbaren Teil der Projekte zur wirtschaftlichen Erneuerung und zur Revitalisierung der Städte. In dieser Gegend werden jedoch die Begriffe industrielles Erbe und Industriekultur in dem regionalistischen Diskurs instrumentalisiert, während der Raum noch von einer Arbeiterkultur stark geprägt ist. Die regionalistische Bewegung hat zum Ziel den Bewohnern des Nordostens neue Sozial- und Identitätswerte zu geben.

INDEX

Schlüsselwörter : England, Erbe, Identität, postindustrielle Region, Vereinigtes Königreich Mots-clés : Angleterre, identité, patrimoine, reconversion, région postindustrielle, régionalisme, Royaume-Uni Keywords : England, heritage, identity, postindustrial region, regeneration, regionalism, United- Kingdom

AUTEUR

MARK BAILONI Université Nancy 2 / CERPA - 3 place Godefroi de Bouillon - BP 3317 - 54015 Nancy cedex - [email protected]

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Ville globale versus ville patrimoniale ? Des tensions entre libéralisation de la skyline de Londres et préservation des vues historiques Tensions on London’s skyline: Global City or heritage city? Globale Stadt versus Erbstadt ? Spannungen zwischen Liberalisierung der Skyline von London und Denkmalschutz der geschichtlichen Stadtblicke.

Manuel Appert

Introduction

1 La skyline de Londres est en mutation rapide, transformée par plusieurs gratte-ciel qui modifient perspectives et élévations, altérant potentiellement la hiérarchisation des éléments constitutifs de cette ligne d’horizon chargée d’histoire et de symboles. Telle un ensemble de marqueurs mis en scène, la skyline de Londres est le produit des mutations économiques, sociales et politiques de la métropole, mais résulte également de la règlementation et de normes socioculturelles et esthétiques.

2 Depuis les années 1930, des directives d’urbanisme encadrent explicitement la skyline de Londres. D’abord formulées en réponse aux tentatives de percée de la canopée urbaine à proximité de la cathédrale Saint Paul, la législation s’est ensuite précisée et généralisée à l’ensemble de la ville (1956-1991), notamment par l’utilisation de couloirs de vue protégés (1991-2007). Contrairement aux politiques de patrimonialisation zonale, comme le périmètre de 500 m autour des monuments historiques dans le cas français, l’objectif récurrent n’a pas été de garantir l’intégrité architecturale d’une aire donnée mais de préserver la vue des monuments dans leur contexte depuis des lieux

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stratégiques de la ville. La patrimonialisation acquise des monuments allait donc se doubler d’une patrimonialisation de leur mise en scène.

3 Ces dispositifs peuvent être considérés comme des tentatives de conciliation des tensions entre conservateurs et bâtisseurs de la ville dans un pays qui n’a jamais souhaité figer son tissu urbain. La préservation des vues d’édifices tels que Saint-Paul fait l’objet de vifs débats qui manifestent une recherche d’identité permanente. Dans le contexte de globalisation et de métropolisation, la nouvelle municipalité de Londres doit répondre à la multiplication des projets de gratte-ciel dont l’impact sur la skyline est sans précédent. La Greater London Authority (GLA), en charge de l’urbanisme londonien, entend, par son rôle régulateur, éviter la multiplication des conflits qui se manifestent lors de l’examen des permis de construire. Mobilisation associative, recours et retards sont à l’origine d’incertitudes et donc de risque pour les acteurs économiques. Mais depuis 2004, la GLA entend aussi assouplir les contraintes qui pesaient sur les bâtisseurs de la ville. Loin d’être l’unique réponse possible à une intensification de l’usage du sol, les tours font partie de la boîte à outils de l’urbanisme compact et durable de la municipalité. Régénération urbaine, durabilité et qualité architecturale se sont immiscées dans un débat dont le politique reste l’arbitre.

4 Les tensions entre parties concernées par l’érection de tours et leur impact dans les vues de la skyline de Londres se manifestent par des débats et conflits lisibles dans le déroulement des procédures d’urbanisme. Si le débat est propre à un urbanisme démocratique, il nous conduit à nous interroger au-delà sur le sens de la législation, sa capacité opérationnelle ainsi que sur les arguments avancés par les différents acteurs dans le contexte du Londres contemporain. Nous souhaitons étudier le processus d’aménagement comme forum dans lequel se lisent les interactions institutionnalisées entre les hommes politiques, les urbanistes, architectes, groupes sociaux, promoteurs et investisseurs. De là, nous entendons décrypter les enjeux associés aux mutations contemporaines de la skyline de Londres, où patrimoine et modernité sont à concilier.

5 Une mise en perspective de la place des monuments dans la skyline de Londres nous permet dans un premier de temps (I) de contextualiser l’évolution d’une législation orientée essentiellement vers la protection des vues (II). De l’analyse des tours et détours imposés par la législation récente, nous discuterons des enjeux relatifs à la maîtrise de la skyline du Londres contemporain.

I. La protection du patrimoine dans la skyline de Londres

A-Monuments et skyline : patrimoine de Londres

6 La skyline de Londres est en passe d’être radicalement transformée par plusieurs tours de bureaux et de logements, altérant potentiellement la hiérarchisation des éléments constitutifs de cette ligne d’horizon.

7 Depuis la Tour de Londres (1100 environ), la skyline de Londres prend de la hauteur. La forteresse normande est la première à dépasser les autres édifices « publics » et les résidences privées. L’image de la Tour de Londres sert alors à illustrer Londres dans les manuscrits, ce qui révèle l’importance symbolique et spatiale de l’édifice (Keene, 2008). Au 12e siècle, la construction de multiples églises dans la City contribue à multiplier les

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percées de la canopée urbaine, mais l’événement majeur est la construction de la cathédrale Saint Paul en 1220 : sa flèche reste le plus haut point de Londres jusqu’en 1964 (Clout, 2006). Au cours de cette période, si la hauteur des bâtiments privés reflète les valeurs foncières, les édifices religieux et militaires cherchent à pointer vers les cieux tels des tours de Babel londoniennes (Keene, 2008).

8 Jusqu’au 19e siècle, à l’exception de quelques obélisques et du Monument (1677), la conquête des cieux relève du religieux et de la cosmogonie. La skyline de la ville se contemple alors depuis ponts et résidences privées et Saint Paul reste le point de focalisation de l’attention (Keene, 2008).

9 A la Renaissance, les peintures d’artistes tels que Claes Van Visscher1 modifient la représentation du paysage londonien et, plus tard, les modes de contemplation de la ville. La profusion de panoramas à partir du 18e siècle montre une skyline « dramatisée » par des exagérations géométriques et des compressions de plan. Qu’il s’agisse de Canaletto, Turner ou Monet (Hardin et al., 2005), La représentation de Londres n’est jamais totalement réaliste mais relève plutôt d’une composition paysagère interprétée et mise en relief par une ligne de toit dentelée (Fig.1).

Figure 1 : Tableau La Tamise et la City de Canaletto

Source : http://thames.me.uk/s00080_files/canaletto1747.jpg

10 Au 19e siècle, le Parlement néo-gothique modifie de façon significative la ligne d’horizon de la ville, inscrivant le pouvoir politique dans le paysage et marquant dans le même temps le statut de capitale impériale. Malgré tout, la cathédrale Saint Paul reste le point focal des contemplations et des représentations de la skyline. L’image de la cathédrale, se dressant au dessus des fumées des bombardements de la Luftwaffe pendant la seconde guerre mondiale, ravive encore son symbolisme (Fig. 2). Elle devient alors l’incarnation de la résistance de l’indomptable Albion. C’est ainsi que Saint Paul monopolise jusqu’encore aujourd’hui l’attention des conservateurs du patrimoine bâti et de sa mise scène en tant que monument proéminent et majestueux. Le mouvement moderne de la reconstruction dont les réalisations sont canalisées dans le centre puis dans la City bombardée précipite la formalisation et l’institutionnalisation de la protection de Saint Paul dans la skyline.

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Figure 2 : Photo de Saint Paul dans la Bataille d’Angleterre

Source : http://jerryogrady.com/custom/ww285.jpg

11 Cette dernière manifeste ainsi en trois dimensions les mutations de la métropole et de ses habitants. Les édifices proéminents construits au fil du temps constituent, ensemble, une véritable composition interprétée par les Londoniens, leurs représentants politiques et les artistes. La skyline de Londres est romancée mais relève aussi de données géométriques. Elle résulte aussi aujourd’hui d’une régulation testée périodiquement par des projets de tours. L’histoire ne fait peut être finalement que se répéter, car si les fonctions et symboles des édifices construits depuis la seconde moitié du 20e siècle et ceux prévus au début du 21e siècle diffèrent de ceux du passé, leur capacité transformative et symbolique est tout aussi forte.

B- Naissance et évolution de la préservation de la skyline de Londres

12 La régulation de la skyline de Londres est le résultat d’un long processus non linéaire en réponse à la généralisation des Immeubles de Grande Hauteur (IGH) permise par les innovations techniques.

13 Jusqu’à la fin du 19e siècle, la skyline ne bénéficie pas d’une protection règlementaire. La hiérarchisation des édifices selon leur charge symbolique suffit à pérenniser une skyline évolutive. Avec les innovations technologiques de la deuxième révolution industrielle, la construction en hauteur devient moins onéreuse et plus rapide. Des édifices aux fonctions banales tels que les immeubles résidentiels peuvent gagner en hauteur et rivaliser avec des bâtiments plus symboliques. En réaction à la construction de Queen Anne's Mansions à Westminster, Le London Building Act est promulgué en 1894. Considéré comme une mesure d’urgence, il fixe une hauteur maximale

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souhaitable mais non obligatoire (100 pieds), pour répondre aux plaintes concernant l’ombre portée des 14 étages du bâtiment2. La loi ne représente souvent qu’une base de négociation et n’est finalement que partiellement respectée, ce qui constitue un échec en termes de lisibilité et d’applicabilité (Dennis, 2008).

14 La City de Londres est la première municipalité à introduire une directive pour protéger les vues de monuments. Le St Paul’s Heights Code de 1937 prévoit des hauteurs maximales en relation avec l’apparence et la hauteur de la cathédrale. La directive résulte de nombreuses oppositions à l’érection du Faraday Building à 300 m au sud de Saint Paul. Le principe est alors de sauvegarder la silhouette de la cathédrale depuis la Tamise en imposant des limites aux édifices construits dans les environs immédiats (Attoe, 1981). La règlementation des vues est née mais sa portée reste réduite spatialement et juridiquement, car il ne s’agit que d’un Gentlemen’s Agreement3 signé entre les parties (CoL, 2007).

15 Le London Building Act de 1894 reste donc le seul outil couvrant la totalité de Londres jusqu’au lendemain de la seconde guerre mondiale, quand le besoin de reconstruction des sites bombardés crée un nouveau climat (Catchpole, 1987). En 1947, une législation introduit le principe des coefficients d’occupation du sol. S’adressant prioritairement aux immeubles de bureaux, ce dispositif limite la densité et indirectement la hauteur des nouvelles constructions pour assurer un minimum d’air pur et de lumière aux édifices existants et pour sauvegarder la proéminence de Saint Paul dans la skyline (Holmes, 2004). Il n’exclut toutefois pas l’érection de tours sur des lots de grande taille. Cette règlementation est cependant abandonnée en 1956 pour permettre une reconstruction plus dense de la City. Les critères quantitatifs en vigueur depuis peu sont remplacés par des directives générales, permettant une évaluation des projets au cas par cas en fonction de leurs caractéristiques (Attoe, 1981 ; Simon, 1996). Le London County Council (LCC) généralise ensuite ces directives à l’ensemble de son territoire en développant une série de critères d’évaluation tels que « la localisation du site, sa surface, le degré d’intégration visuelle du projet, son ombre portée, son rapport aux formes urbaines locales, l’impact paysager sur la Tamise et les parcs, la qualité architecturale et son impact sur les compositions paysagères de nuit4 » (Short, 2005).

16 La multiplication des projets de tours au début des années 1960 crée un dilemme chez les urbanistes. Malgré le besoin reconnu de reconstruction intensive, les tours proposées dans le centre de Londres sont de nature à « fondamentalement altérer la skyline et les vues sur Saint Paul et Big Ben depuis plusieurs points de vue5 » (Simon, 1996, p.3). Depuis cette période et jusqu’à l’élection de K. Livingstone à la mairie de Londres en 2000, les législations successives reflètent ce dilemme qui n’est pas uniquement celui d’une difficile conciliation entre pressions économiques et préservation du patrimoine, mais aussi le signe d’une méfiance vis-à-vis des préceptes du mouvement moderne. Le Greater London Council (GLC), successeur du LCC en 1969, manifeste une nouvelle fois cette réticence en évitant d’adopter une politique qui favoriserait, comme à La Défense, une concentration de tours. A la place, un zonage fut mis en place mais aucune incitation n’est donnée aux promoteurs des tours (Simon, 1996). Cet urbanisme réfractaire à la prescription s’accompagne alors d’inévitables interventions répétées de l’Etat et, en l’absence de règles claires, d’un percement diffus mais généralisé de la canopée du centre de Londres. Même si Saint Paul et Big Ben conservent en grande partie leur proéminence, 109 bâtiments de plus de 46m dont 32 de plus de 76m sont érigés (Catchpole, 1987) (Fig. 3).

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Figure 3 : La Skyline de la City depuis Hungerford Bridge en 2007

M. Appert, 2008

17 A partir de 1986, date de la dissolution de l’autorité métropolitaine, les projets de tour sont étudiés par les boroughs6 et l’Etat central. Le Big Bang financier et la pression exercée par les promoteurs pour construire davantage d’immeubles de bureaux ont raison du vide laissé par le démantèlement du GLC. Le relâchement des contraintes se traduit par la construction d’un grand nombre d’immeubles dans une City désormais concurrencée par les Docklands. Aucune tour de grande hauteur ne parvient cependant à convaincre les services de l’urbanisme de la City car contrairement aux périodes précédentes, la demande de bureaux s’oriente vers de plus vastes plateaux qui, superposés dans des tours, créeraient une trop ample ombre portée. Pour tenter de combler le vide juridique, le London Advisory Planning Committee7 (LPAC, 1989) produit en 1989 un rapport sur la protection des vues importantes de la ville. L’intrusion des tours doit être régulée par l’identification et la préservation rigoureuse de 34 vues stratégiques depuis le fleuve et les collines environnantes. L’Etat, alors seul habilité à légiférer pour la métropole, ajoute aux directives d’aménagement stratégiques de Londres une directive supplémentaire (DoE, 1991)8. Son principe est « d’assurer que les nouvelles constructions n’altèrent pas la mise en scène des monuments dans des couloirs de vue, en étant visibles devant ou immédiatement derrière eux9 » (Tavernor, 2007, p.9).

18 Ainsi, jusqu’à la création d’une nouvelle municipalité pour Londres, en 2000, la législation pour la régulation de sa skyline révèle une simple tolérance des tours. Un grand nombre de tours est en effet refusé dans un contexte de flou législatif et de rejet du modernisme par une partie substantielle de la classe politique. Le développement économique de la City, en concurrence avec les autres métropoles et les Docklands, reste un motif décisif pour écarter toute idée de velum comme à Paris.

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C- La politique de la GLA : du containment à l’incitation ciblée

19 Dans le processus de réforme de la gouvernance territoriale, le gouvernement de T. Blair initie une dévolution des pouvoirs vers une nouvelle autorité, la Greater London Authority (GLA)10 qui devient responsable de l’aménagement stratégique du Grand Londres11 (Appert, 2004). Dès son élection, le nouveau maire de Londres, K. Livingstone, se montre publiquement favorable aux tours et lance une consultation dans le cadre de l’élaboration du London Plan12. Il s’entoure alors de l’architecte Richard Rogers qui devient en 2002 conseiller en chef pour l’architecture et l’urbanisme13. Au moment où deux hommes influents se déclarent favorables au modernisme, plusieurs rapports sur les tours confirment un changement de contexte (UTF, 1999 ; DEGW14, 2002 ; House of Commons, 2002 ; CABE, 2003). Ils concluent que les tours ont un rôle clé pour la densification, la régénération urbaine, la fabrique d’un paysage métropolitain et que les considérations esthétiques et architecturales sont souhaitables dans un tel débat. C’est dans ce contexte que nait l’actuelle législation municipale.

20 Le London Plan (GLA, 2004) est le document central d’orientation du développement futur des 32 arrondissements de Londres et de la City (Fig. 4). Il est en rupture avec les politiques de déconcentration menées depuis le Plan Abercrombie15 et prévoit de concentrer 23 000 logements et 1 million de m2 de bureaux par an autour des nœuds de réseaux à forte accessibilité pour promouvoir un développement compact et durable (Appert, 2004). Quant à la régulation de la skyline, K. Livingstone (r)assure que « Londres est admirée pour son patrimoine de première importance et pour ses monuments historiques chers aux Londoniens et visiteurs16 ». Mais il précise aussi qu’il est clairement opposé à l’idée d’un velum ou à toute autre restriction de hauteur règlementaire (GLA, 2004). Il s’en explique : « pour que Londres puisse rester une ville mondiale compétitive » nous « devons répondre aux moteurs de la croissance économique et continuer à développer la métropole d’une manière dynamique, spontanée, sans restrictions indues17 » (GLA, 2007). Ces orientations, traduites en principes d’aménagement18, confirment le passage du containment à une politique d’incitation ciblée.

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Figure 4 : Carte du Grand Londres

M. Appert, 2005

21 Comme dans d’autres domaines de l’urbanisme londonien, pour être pleinement opératoire, le London Plan s’accompagne de directives complémentaires19. Le London View Management Framework (LVMF ; GLA, 2007) précise le cadre de l’urbanisme opérationnel. Il remplace la Regional Planning Guidance 3a de l’Etat (1991) et marque ainsi la fin de la période de transfert de compétence en la matière de l’Etat à la GLA.

22 La RPG3a était le premier dispositif à formaliser la protection des vues des monuments dans la skyline. La nouvelle mairie la jugeait cependant trop restrictive compte tenu de la concurrence économique entre les métropoles et des nouvelles considérations esthétiques et environnementales. La SPG-LVMF clarifie les règles du jeu entre les parties (arrondissements, acteurs économiques, organismes de préservation du patrimoine et associations…) et entend rendre inutile le recours à l’Etat via les enquêtes publiques et ne pas décourager les promoteurs de gratte-ciel.

23 La LVMF consiste en (Fig. 5) : • 1. L’identification de 4 monuments à protéger dans la skyline : Saint Paul, le Parlement, la Tour de Londres et Buckingham Palace ; • 2. La réduction de la largeur des couloirs de vue créés en 1991 (Protected Vista Directions) ; • 3. L’addition de la vue protégée depuis la nouvelle Mairie (Protected Vista from City Hall to the Tower of London) ; • 4. La distinction entre couloir de vue protégée et perspective depuis des points de vue situés dans le centre de Londres et dans les environs de la Tamise (Fig. 6) ; • 5. Le géo-référencement et la mesure géométrique des points de vue ; • 6. La distinction des zones de protection de premier plan et d’arrière-plan.

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Figure 5 : Carte des couloirs de vue protégée (centre et péricentre de Londres)

M. Appert, 2008

Figure 6 : Carte des couloirs de vue protégée (centre de Londres)

M. Appert, 2008

24 La SPG-LVMF inscrit statutairement la protection de 4 édifices emblématiques (1), libère des espaces des contraintes de protection (2), identifie la place devant la nouvelle

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mairie comme nouveau lieu civique de contemplation (3), réduit l’importance des nombreuses perspectives trop contraignantes (4) et entend réduire les litiges entre les parties associés à l’usage des photomontages (5). La SPG confirme par ailleurs la distinction faite en 1991 entre champ de protection de premier plan, couloir de vue protégée, couloir latéral et protection d’arrière-plan pour s’assurer de l’efficacité des couloirs de vue protégés (6) (Fig. 7).

Figure 7 : Photo-interprétation de la vue protégée de Saint Paul depuis Primrose Hill

M. Appert, 2008

25 Comme le dispositif de 1991, le principe est de permettre la négociation dans le processus d’aménagement. Proposer une tour dans un couloir de vue n’est pas a priori interdit. Il est toutefois très difficile de faire accepter un tel projet à moins que le promoteur ne puisse convaincre l’arrondissement concerné, la municipalité et les acteurs de la protection du patrimoine que son projet est d’une très haute qualité architecturale et qu’il améliore la mise en scène des monuments.

II – Débat et arbitrage politique des tours dans la skyline de Londres

A – Un système de négociation recentré sur la GLA

26 Le processus d’aménagement des tours, de leur conception à leur autorisation, peut être formalisé par un système d’entités en négociation encadrées par le London Plan et la SPG LVMF (Fig. 8). Les éléments du système sont hétérogènes et dépassent la seule sphère de l’urbanisme opérationnel (cases grises) pour couvrir partiellement la société civile (cases bleues) et les acteurs économiques et leurs représentants (cases oranges). Des interactions et des liens de subordination lient les acteurs selon des temporalités variables (liens). Deux itinéraires sont présentés : le premier correspond au processus simplifié souhaité par la GLA (liens en noir uniquement) et le second au processus que la GLA entend désormais éviter.

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Figure 8 : Le processus d’aménagement souhaité par la GLA

M. Appert, 2008

27 Le London Plan et la SPG-LVMF définissent les directives de la nouvelle municipalité de Londres qui se conforment au Planning Policy Statements (PPS20) de l’Etat et qui s’appliquent aux boroughs et autres acteurs : promoteurs, architectes, cabinets privés d’urbanisme, institutions publiques d’expertise du patrimoine (English Heritage21) et de l’architecture (CABE22) ainsi que les associations concernées.

28 L’urbanisme opérationnel est confié à l’échelon le plus proche des Londoniens : les 32 conseils d’arrondissement23 et la City de Londres. Les conseils décident des permis de construire des tours selon des critères publiés dans leur plan local d’urbanisme, lui même conforme aux directives des London Plan et SPG. Les plans locaux d’urbanisme ne sont pas élaborés au même moment que le London Plan ce qui crée fréquemment un hiatus. Le maire de Londres peut renverser la décision d’un conseil, s’il juge que l’évaluation n’est pas en conformité avec les orientations du London Plan ou que les documents d’urbanisme locaux ne permettent pas (encore) une évaluation rigoureuse. La GLA demande également que soient identifiés des sites appropriés pour les tours. Des arrondissements tels que Westminster, Islington et Kensington & Chelsea, conservateurs et prospères, sont en conflit avec la GLA à ce sujet.

29 La GLA et les conseils d’arrondissement doivent concilier les parties en conflit pour le bien commun. Les promoteurs et leurs représentants d’un côté et les experts du patrimoine et de l’architecture de l’autre interagissent tout en s’affrontant au cours du processus d’urbanisme. Aux premiers, dont la logique est la maximisation du profit, sont demandées des informations nécessaires à la compréhension et à l’intégration de leur projet dans la ville. Il s’agit de l’estimation de l’impact visuel du projet, de sa relation immédiate avec les autres structures bâties et lointaine avec les couloirs de vue protégés et les perspectives depuis les points de vue désignés. L’efficacité énergétique, les impacts climatique, environnemental et économique doivent également être justifiés. Les promoteurs font alors appel à un architecte et à un cabinet d’urbanisme. Le premier part d’une création pour tendre, après itérations avec le cabinet d’urbanisme et les experts consultés, vers un produit architectural susceptible de

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répondre à la fois aux exigences du client et à celles de la collectivité. Le second constitue, en lien étroit avec l’architecte, le client, English Heritage (EH), CABE et les associations mobilisées, le dossier à soumettre à la municipalité pour la demande de permis de construire. La médiation des projets par l’image et le besoin d’évaluation visuelle expliquent le recours à des cabinets de graphistes, experts en visualisation des paysages en 3D. Leurs réalisations sont notamment nécessaires pour réaliser les documents officiels d’évaluation de l’impact de la tour dans la skyline actuelle et future24. Cela signifie implicitement que l’architecte et le cabinet d’urbanisme échangent avec leurs confrères chargés de projets de tours à proximité. Ces visualisations ainsi que les autres documents constituent le corpus présenté en amont, à CABE, EH, aux associations et de façon simplifiée, au grand public via la publication d’articles dans des revues spécialisées25, de quotidiens locaux et nationaux. Il est à noter l’importance prise dans le débat du quotidien londonien the Evening Standard26, dont la ligne éditoriale anti-tours et la mise à disposition de colonnes aux associations farouchement opposées aux tours retransmet à travers son propre prisme le débat sur les tours qui se joue dans la sphère de l’urbanisme opérationnel.

30 Le processus décrit par le schéma est celui d’un urbanisme de négociation dans lequel les relations itératives entre les parties en amont sont déterminantes pour le choix du style, du volume et de la hauteur des tours. Ces interactions sont à l’origine du produit architectural ou de sa disparition. L’arbitrage final des boroughs et, en cas de désaccord, du Maire de Londres, est lui décisif, sans être exclusif dans le processus.

31 Si le système de négociation en place depuis 2007 donne enfin à une entité élue un rôle décisionnel dans les arbitrages, la complexité liée à la multiplication des consultations entre les parties en amont et la vivacité du débat qui opposent pro-tours et English Heritage rendent souvent inévitable l’intervention de l’Etat dans le débat. Débat d’autant plus vif que, depuis sa création, la GLA a approuvé 44 tours de plus de 100m27 et s’apprête à décider le sort d’une vingtaine de plus (Fig. 9), générant une levée de bouclier d’EH et dans une moindre mesure de la Royal Park Agency et de Save Britain’s Heritage. English Heritage n’a cessé de saisir l’Etat pour la réalisation d’enquêtes publiques28 (Fig. 10). L’enquête publique est une procédure qui dessaisit la GLA et les collectivités locales de leurs prérogatives d’urbanisme. Elle se traduit par un allongement de la procédure règlementaire en ajoutant une nouvelle période de consultation et de réflexion. Dans le cas des tours, la publication du verdict, irréversible, peut prendre jusqu’à 18 mois. Outre les frais juridiques de représentation des parties, les enquêtes publiques impliquent de nouveaux frais architecturaux, de communication et de visualisation. Au cours de la procédure, les arguments, preuves et faits sont rapportés dans un forum organisé par l’Etat. Citoyens, groupes de pression, institutions, municipalités et entreprises contribuent au contrôle de la décision prise par la municipalité. Les médias alimentent alors un forum alternatif où s’expriment les habitants, les éditeurs de quotidiens et revues, les architectes et associations ainsi que les organismes de protection du patrimoine. Par ce détournement de procédure, les habitants sont potentiellement davantage informés soit directement, soit par les associations et institutions qui entendent les représenter. Cependant, la clarification tant souhaitée par la GLA est mise à mal dans la mesure où les habitants ne comprennent pas toujours que les décisions de leur municipalité ne soient pas valables et que le risque encouru par les acteurs économiques s’accroisse. Comme le soulignait déjà McNeill (2002), « les arguments tournent [effectivement] autour du patrimoine

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architectural, de la gouvernance et des conflits entre les différents groupes en présence29 ».

Figure 9 : Les tours approuvées et projetées à Londres en 2008

Hauteur Fonction Nom des tours (m) Statut 08-10-08 Localisation principale

30 St. Mary Axe (Swiss Re) 180 Terminée City Bureau

The Leadenhall Tower 225 Approuvée City Bureau

20 Fenchurch Street 160 Approuvée City Bureau

100 Bishopsgate 165 Approuvée City Bureau

Milton Court 112 Approuvée City Résidentielle

Walbrook Square Tower 107 Approuvée City Bureau

Croydon Gateway 135 Approuvée Croydon Bureau

Wellesley Square 134 Approuvée Croydon Résidentielle

Quebec Building 136 Approuvée Docklands Résidentielle

Crossharbour Tower 150 Approuvée Docklands Résidentielle

1 Park Place 197 Approuvée Docklands Bureau

Columbus Tower 237 Approuvée Docklands Bureau

Newfoundland Tower 140 Approuvée Docklands Hotel

North Quay Tower 1 221 Approuvée Docklands Bureau

North Quay Tower 2 203 Approuvée Docklands Bureau

North Quay Tower 3 120 Approuvée Docklands Bureau

Arrowhead Quay 113 Approuvée Docklands Bureau

150 Stratford High Street 133 Approuvée Est de Londres Résidentielle

Marges de la 100 City Road 131 Approuvée City Résidentielle

Marges de la City Road Basin Tower 1 115 Approuvée City Résidentielle

Ouest de Lotts Road Tower 1 128 Approuvée Londres Résidentielle

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Ouest de Ram Brewery Tower 1 146 Approuvée Londres Résidentielle

Ouest de Ram Brewery Tower 2 114 Approuvée Londres Résidentielle

London Bridge Tower (Shard) 310 Approuvée Rive sud Mixte

360 London 145 Approuvée Rive sud Résidentielle

St Georges Tower 181 Approuvée Rive sud Résidentielle

Doon Street Tower 140 Approuvée Rive sud Résidentielle

The Blade 132 Approuvée Westminster Résidentielle

Heron Tower 242 En construction City Bureau

The Pinnacle 288 En construction City Bureau

Broadgate Tower 164 En construction City Bureau

Riverside South 1 236 En construction Docklands Bureau

Riverside South 2 189 En construction Docklands Bureau

The Landmark Tower 1 145 En construction Docklands Résidentielle

Pan Peninsula 1 147 En construction Docklands Résidentielle

Pan Peninsula 2 122 En construction Docklands Résidentielle

Royal London Hospital 101 En construction Est de Londres Hopital

Pioneer Point 105 En construction Est de Londres Résidentielle

Marges de la Eagle House 104 En construction City Résidentielle

Marges de la 100 Middlesex Street 105 En construction City Résidentielle

Strata 147 En construction Rive sud Résidentielle

Enquête 1 Blackfriars Road 163 publique Rive sud Mixte

Enquête 20 Blackfriars Road 1 141 publique Rive sud Résidentielle

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Enquête 20 Blackfriars Road 2 100 publique Rive sud Bureau

Cherry Orchard Road Tower 1 160 Proposée Croydon Résidentielle

Odalisk Tower 1 160 Proposée Croydon Résidentielle

Odalisk Tower 2 100 Proposée Croydon Hotel

The Pride 209 Proposée Docklands Mixte

Helix Tower 1 122 Proposée Docklands Résidentielle

Helix Tower 2 104 Proposée Docklands Résidentielle

Heron Quay West Tower 1 198 Proposée Docklands Bureau

30 Marsh Wall 150 Proposée Docklands Résidentielle

Angel House 132 Proposée Docklands Résidentielle

South Quay Square 100 Proposée Docklands Hotel

Broadway Chambers Stratford 123 Proposée Est de Londres Résidentielle

Marges de la Bishop's Place1 161 Proposée City Mixte

Marges de la Bishop's Place2 126 Proposée City Bureau

Elizabeth House 1 117 Proposée Rive sud Bureau

Elizabeth House 2 107 Proposée Rive sud Résidentielle

Eileen House 137 Proposée Rive sud Résidentielle

Sky Garden Tower 120 Proposée Rive sud Résidentielle

Battersea Power Station Tower 250 Proposée Rive sud Résidentielle

Heart of Battersea tower 1 127 Proposée Rive sud Résidentielle

Heart of Battersea tower 2 127 Proposée Rive sud Résidentielle

M. Appert, 2008, d'après Emporis.com et Skyscrapernews.com

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Figure 10 : Le processus d’aménagement et les détours imposés

M. Appert, 2008

B – Le monument et le pinacle

32 La validation de l’approbation du permis de construire de la Heron tower30 (Fig. 11) dans la City à l’issue d’une enquête publique31 conduite en 2001 est déterminante pour l’histoire récente des projets de tours à Londres (Day, 2002). Elle a d’abord eu pour effet d’inciter les promoteurs à déposer des demandes de permis de construire de tours. Ensuite, tout en ravivant le débat, l’enquête a permis de révéler les positions et arguments des principaux protagonistes (Tavernor, 2007). D’un côté, la City, CABE et la GLA soulignent la qualité architecturale du projet, son retrait par rapport aux couloirs de vue protégés et sa contribution à l’offre de bureaux d’une ville globale (Buck et al., 2002 ; Appert, 2008). De l’autre, English Heritage dénonce l’intrusion de la tour dans les perspectives de Saint Paul depuis Waterloo Bridge et Somerset House. Si elle ne fait pas l’objet d’une enquête publique, la tour Swiss Re (Fig. 12) marque elle aussi le débat en donnant aux défenseurs de la modernité et des tours un exemple d’architecture iconique (McNeill, 2002 ; Tavernor, 2007). La tour illustre alors les logos de la ville, fait la une de la presse spécialisée et quotidienne, figure sur de nombreuses couvertures d’ouvrages32 et sert de fond à de nombreuses émissions de télévision, dont les interviews du maire depuis la nouvelle mairie. A défaut de monumentalité, la tour est une curiosité de plus pour le touriste en visite dans la ville. Avec la nouvelle mairie et la couverture du British Museum de N. Foster, La grande roue (London Eye) de Marks Barfield, Swiss Re, elle aussi du cabinet Foster, réinscrit Londres parmi les villes les plus audacieuses d’un point de vue architectural.

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Figure 11 : Photomontage Heron Tower

source : http://www.herontower.com/views

Figure 12 : Photographie de Swiss Re

M. Appert, 2007

33 A partir de 2001, le cas de la London Bridge Tower33 (LBT ou The Shard) cristallise les débats dans le processus d’urbanisme et la presse. Une enquête publique valide l’approbation de son permis de construire en 2003. Si certains arguments confirment les positions des uns et des autres, d’autres confèrent à ce gratte-ciel un statut spécifique et paradigmatique. Du haut de ses 310m, La LBT sera la plus haute tour de l’Union Européenne et la première tour mixte de Londres, une ville verticale mêlant commerces, bureaux, hôtel, logements et plate-forme d’observation selon son architecte, R. Piano34. La tour, actuellement en construction, se situe à London Bridge, une excroissance de la City sur la rive Sud de la Tamise. Son architecture a évolué au

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rythme des amendements demandés par CABE et des objections formulées par EH. Sa hauteur est ainsi passée de plus de 400m à 310m, son revêtement opaque remplacé par du verre transparent et sa forme pyramidale étirée verticalement afin que la partie sommitale soit la plus fine et transparente possible (Fig. 13). Le concept de R. Piano est de créer un nouveau monument démocratique pour Londres, visible dans la skyline et ouvert au public. La tour susciterait alors une admiration similaire à celle que les Londoniens vouent à Saint Paul35.

Figure 13 : Photomontage de LBT

source : http://www.shardlondonbridge.com

34 Le borough de Southwark accorde à Sellar Property le permis de construire dès 2002, louant les qualités architecturales du projet et son rôle de marqueur de régénération urbaine dans un espace en difficulté socio-économique. Le permis est confirmé avec enthousiasme par la GLA en 2003. Elle souligne que la LBT, construite partiellement sur la gare de London Bridge, maximise l’usage des transports collectifs et réduit par ses caractéristiques techniques de 30% sa consommation d’énergie par rapport à un immeuble traditionnel36. La GLA reconnaît toutefois que la tour figure dans l’arrière- plan de la vue de Saint Paul depuis Kenwood House, qu’elle en altère la mise en scène mais que ses qualités architecturales sont suffisantes pour compenser cette intrusion. R. Rogers déclare en effet que « la tour [est] un chef d’œuvre d’architecture37 » et ajoute que le contraste entre le dôme de Saint Paul et la flèche de verre transparent renforce la silhouette de la cathédrale38. Selon le maire et son conseiller R. Rogers, la juxtaposition des deux édifices s’inscrit dans une skyline changeante qui concilie le double statut historique et global de Londres (McNeill, 2002 ; Holmes, 2004). La hauteur de la tour, le principe de concurrence à la monumentalité de Saint Paul et sa présence dans le couloir de vue protégée depuis Kenwood House sont les arguments défendus par EH contre la tour39. Devant les difficultés à transformer le projet en réalité, la GLA joue depuis le rôle de garant du projet en décidant, en 2005, d’héberger une partie de sa division transport dans la tour.

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35 La LBT est donc spécifique par sa taille, son architecture, sa localisation et le statut paradigmatique que ses promoteurs et défendeurs lui confèrent. D’une part, elle est un modèle de tour signal pour la régénération urbaine, repris depuis à de très nombreuses reprises dans les opérations d’urbanisme. D’autre part, elle est exemplaire pour le London Plan puisqu’elle permet de densifier autour d’un nœud de transport existant et de minimiser les déplacements par sa mixité fonctionnelle. Comme Swiss Re, la LBT révèle aussi la prégnance des considérations esthétiques et environnementales dans le débat. Elle marque enfin la volonté d’instrumentaliser l’architecture audacieuse des tours pour la promotion des intérêts des acteurs économiques mais aussi politiques. Si Swiss Re a été la première tour instrumentalisée a posteriori par la GLA, la LBT sera la première tour instrumentalisée a priori, sorte d’icône hyper-réelle de la ville globale qui figure avant même sa construction sur les brochures, les logos et les publications de la municipalité.

36 La rapidité du traitement de la tour Pinnacle40, du stade de la conception à la construction, contraste avec celui de la LBT alors même que ces deux tours ont une hauteur similaire (288m) et qu’elles jouent un rôle structurant dans la skyline de Londres. Si LBT est isolée sur la rive Sud, telle un monument mis en scène avec Saint Paul, le Pinnacle couronnera le groupement de tours du cœur de la City de Londres. La tour dessinée par le cabinet d’architectes américains Kohn Pederson Fox (KPF) se substitue à un premier projet de 216m dessiné par Helmut Jahn mais rejeté en 2003 sous la pression d’EH qui dénonçait son intrusion dans la vue de Saint Paul depuis Fleet Street. Le projet de KPF, pourtant plus élevé, est déplacé légèrement vers le nord et disparaît de la vue de la cathédrale. EH, faute d’arguments valables, renonce alors à solliciter une enquête publique41.

37 La particularité de la conception du gratte-ciel est de prendre en compte d’autres projets de tours à proximité42 et donc l’évolution anticipée de la skyline de la City (Fig. 14). Elle résulte d’interactions en amont entre les services de l’urbanisme de la City, CABE, English Heritage, la GLA, et le cabinet d’architectes. Au cours des consultations, un consensus s’est constitué autour du principe d’un apex pour la skyline du quartier financier. Les commentaires de CABE43 portent alors sur la hauteur de la tour et le dessin de sa partie sommitale. Sa taille fut réduite de 20m sur demande de l’Autorité de l’Aviation Civile44 (CAA) alors que CABE, le promoteur et la GLA envisageaient une hauteur plus importante. Le traitement architectural du sommet évoque une spirale s’élevant vers le ciel et rappelle comment le gratte-ciel peut contribuer à sculpter la skyline (Howeler, 2003). La tour Pinnacle est la plus intense manifestation de la puissance financière de la City, moteur de l’économie londonienne. Son traitement a dépassé les considérations immobilières pour matérialiser une centralité économique (Graham et Marvin, 2001). Les photomontages45 montrent en effet comment le Pinnacle articule les autres tours du cluster tout en le romançant (Huxtable, 1984). La City et la GLA, tout en contribuant à ce dessin final, ont applaudi l’aboutissement de ce « prestigieux point de repère qui soutiendra le rôle de Londres ville mondiale46 ». L’instrumentalisation de ces deux projets par des acteurs politiques tels que la City et la GLA n’est pas sans rappeler la posture adoptée par le premier ministre Mahatir au moment de l’érection des tours Petronas de Kuala Lumpur. La modernité et la confiance exprimées par ces artéfacts se révèlent ainsi un moyen de communication dans le contexte de mondialisation (McNeill, 2005).

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Figure 14 : Photomontage du Pinnacle en contexte

source : http://www.planning.cityoflondon.gov.uk:90/WAM/findCaseFile.do? councilName=Corporation+of+London&appNumber=06/01123/FULEIA

38 Malgré l’exemple du Pinnacle et le succès rencontré lors d’enquêtes publiques par des projets tels que Heron Tower et la révision de la législation en 2007, plusieurs projets actuels suscitent de nouvelles polémiques. Ces tours, proposées le long de la rive Sud de la Tamise, constituent un nouveau test pour les promoteurs et détracteurs des gratte- ciel dans Londres. Si elles répondent aux aspirations d’intensification urbaine en cluster du London Plan, leur proéminence au bord de la Tamise et dans la vue depuis Saint James Park soulèvent le mécontentement du nouveau maire de Londres, d’English Heritage et de la Royal Park Agency. Les vannes ont été ouvertes (Tavernor, 2007) mais l’élection de Boris Johnson en 2008 pourrait déplacer le curseur qui tendait à faire pencher le balancier en faveur des promoteurs des tours. L’interprétation des directives de 2007, leur maintien et les aspirations des hommes politiques et des autres acteurs seront déterminantes. La législation n’a pas dissipé les incertitudes ni permis de concilier modernes et traditionnalistes.

Conclusion

39 Même si l’on ne peut tirer des conclusions définitives de ces études de cas, quelques enseignements et questions se dégagent nettement. Le débat sur les tours interroge l’esthétique, l’architecture, le sens et l’instrumentalisation des projets et la projection de la collectivité et des acteurs les plus influents dans la construction des formes urbaines.

40 Concilier conservation du patrimoine et développement économique, qu’il soit effectif ou symbolique, est un exercice politique délicat que les très récents London Plan (2004) et ses directives spécifiques sur la skyline (2007) n’ont pas encore semblé faciliter. Cela

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provient à la fois des représentations de la ville et des directives et processus d’urbanisme. D’un côté, les tenants de la préservation patrimoniale s’appuient sur la reproduction d’une tradition picturale qui n’est jamais questionnée. Ils jouent sur le pouvoir symbolique de certains monuments – au premier rang desquels St Paul – pour asseoir leur autorité et réguler la skyline. Finalement, « la dimension symbolique de l ´espace est à la fois un enjeu et un instrument de pouvoir : celui qui manipule les symboles peut manipuler les processus d´identification, et peut donc influer sur la constitution du groupe qui légitime l´exercice de ce pouvoir » (Monnet, 2007, paragraphe 9).

41 De l’autre, l’absence de velum s’avère finalement à la fois une liberté pour la reconstruction de la ville sur elle-même mais aussi une incertitude que la législation peine à réguler. La « plasticité » de la législation récente n’empêche pas les détours dans le processus d’aménagement et le caractère très récent de la dévolution des pouvoirs à la GLA ne lui a pas permis de construire une doctrine durable, d’autant que le changement de maire en 2008 a été en partie lié au débat sur cette question. Le GLA ne peut donc pas (encore ?) jouer le rôle d’arbitre. Malgré cela, et avec les acteurs économiques, elle instrumentalise la visibilité et la contemporanéité des gratte-ciel pour le développement économique de la ville. La skyline devient ainsi un objet utile dans la communication et le marketing urbains à l’ère de la concurrence inter métropolitaine. L’Etat et les organismes qui lui sont liés sont quant à eux à la fois juges et parties : « en agissant dans ‘l’intérêt général’, les politiques d’aménagement nationale, métropolitaine et locale peuvent être soit ignorées soit cassées, créant ainsi un système qui n’a que peu de sens ou de résonance auprès de ceux qui sont représentés47 » (Short, 2004, p.3).

42 La régulation de la skyline renvoie finalement au rôle médiateur joué par le paysage urbain, en tant que nœud d’un débat participatif où la recherche d’un consensus en urbanisme est visiblement loin d’être encore atteint.

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NOTES

1. Voir son panorama de 1616. http://www.natureculture.org/wiki/images/2/27/700px- Panorama_of_London_by_Claes_Van_Visscher,_1616.jpg 2. Outre la hauteur maximale souhaitable, le texte de loi prévoit des procédures pour des édifices plus hauts que 100 pieds. Les propriétaires situés à moins de 100 yards du projet peuvent faire appel d’une décision d’accord de permis de construire s’ils prouvent que l’immeuble réduit la quantité d’air pur et de lumière. 3. Accord informel entre individus ou groupes, il peut être explicite ou implicite et repose, pour être respecté, sur la parole et l’honneur des promoteurs, dans ce cas le doyen du chapitre de Saint Paul et la direction de l’urbanisme de la City. 4. “Visual intrusion, location, site size, over-shadowing, local character, effects on the river Thames and open space, architectural quality and night scene”. 5. “fundamentally altered the skyline and the views of St. Paul’s and Big Ben from numerous perspectives” 6. Les 32 arrondissements de Londres et la City. 7. Forum de coordination des arrondissements de Londres et de la City. 8. La Supplementary Planning Guidance on the Protection of Strategic Views complète la Regional Planning Guidance qui oriente l’aménagement stratégique de Londres (RPGAa). 9. “The intention was to ensure that new development does not harm the setting of these buildings in long views, by being visible in front of or immediately behind them”.

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10. La création de la GLA a transféré à Londres un grand nombre de compétences et de moyens. La direction stratégique de la métropole est confiée à la GLA. Elle est composée du Maire de Londres, élu au suffrage universel, de l’Assemblée de Londres (London Assembly) élue séparément et de quatre organes spécifiques. L’Assemblée de Londres examine à la fois les activités du Maire et les questions concernant les Londoniens. Le travailliste K. Livingstone est le premier maire élu en 2000. Réélu en 2004, il fut battu en 2008 par B. Johnson, conservateur. 11. Soit 7,6 millions d’habitants en 2006 sur 1600km². 12. Plan d’aménagement de la métropole à l’horizon 2020. 13. Mayor's Chief Advisor on Architecture and Urbanism. Richard Rogers avait dirigé depuis 1998 l’ Urban Task Force, groupe de réflexion sur le devenir des espaces urbains britanniques qui recommandait un développement urbain dense, économe en énergie. Les tours y sont considérés comme un moyen, non exclusif, d’atteindre de plus fortes densité (UTF, 1999, p.53). 14. Le DEGW, bureau d’étude basé à Londres, est spécialisé dans l’expertise en architecture et urbanisme. 15. Daté de 1947, il prévoyait le desserrement de la métropole et la création de villes nouvelles au-delà d’une ceinture verte. 16. “London is valued because of its first class heritage and historic landmarks that are cherished by Londoners and visitors”. p. 5. 17. « For London to remain a competitive world city » London « must respond to the drivers of growth and continue to develop in a dynamic, organic manner, without inappropriate restraints » p. 5. 18. Alinéas 4B.15, 4B.16 and 4B.17du London Plan. 19. Supplementary Planning Guidance (SPG) 20. Ces principes et directives édictés par l’Etat à l’attention des collectivités locales et régionales remplacent progressivement les Planning Policy Guidances depuis 2004. Parmi les thématiques couvertes par les PPG/PPS, citons, PPG3 – logement, PPG4 – développement économique, PPG12 – plans d’urbanisme locaux, et PPG15 – patrimoine historique. 21. Cet organisme public statutaire de conseil du gouvernement sur le patrimoine historique est rattaché au Ministère de la culture, des médias et du sport. La loi sur le patrimoine national de 1983 lui a confié trois missions : administrer les principaux sites historiques et archéologiques, conseiller l’Etat pour le classement des édifices remarquables et protéger le patrimoine historique. EH est financé par l’Etat ainsi que par les revenus de l’exploitation du patrimoine. Il est connu pour ses positions traditionnalistes. 22. La Commission for Architecture and the Built Environment est un organisme de conseil et d’expertise sur l’architecture, l’urbanisme et les espaces publics auprès de l’Etat. Créé en 1999, CABE succède à la Royal Fine Art Commission de 1924. Il est financé par le Ministère de la culture, des médias et du sport ainsi que par le Ministère des collectivités locales. Sa principale fonction est d’évaluer et conseiller les acteurs de l’urbanisme, qu’il s’agisse des architectes, des urbanistes, des paysagistes ou de leurs clients, dans la réalisation de leur projets urbains. Un panel d’experts, composé essentiellement d’architectes, d’urbanistes et paysagistes, pour la plupart modernes, a pour rôle de critiquer les projets stratégiques soumis volontairement par les services d’urbanisme d’une municipalité ou leurs commanditaires. L’évaluation intervient généralement en amont de l’examen de la demande de permis de construire, mais comme CABE n’est pas un organisme statutaire, ses recommandations ne sont pas toujours sollicitées. Si le projet ne fait pas encore l’objet d’une demande de permis de construire, CABE procède à une évaluation confidentielle sans nécessairement consulter la municipalité concernée. En revanche, si le projet est déjà déposé, CABE procède à une évaluation publique. (CABE, 2006, http://www.cabe.org.uk/ AssetLibrary/8642.pdf). 23. Les London borough councils gèrent les services de proximité et l’occupation du sol et sont ainsi responsables de l’élaboration d’un Local Development Plan.

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24. Qualitative Visual Assessment et Cumulative Views. 25. Citons Estate Gazette, Building, Property Week, The Architects Journal ou skyscrapernews.com. 26. Une requête « Skyscraper » dans le moteur de recherche interne de l’Evening Standard montre que le sujet des tours est très présent. Une lecture plus approfondie des titres et du contenu des articles révèle un usage récurrent des champs lexicaux de la domination, de l’écrasement et de l’intrusion. Le chroniqueur Simon Jenkins était par ailleurs membre d’English Heritage. Ce tabloid était lu par 263 000 personnes en 2006 selon l’Audit Bureau of Circulation. 27. Au mois d’octobre 2008. 28. Une enquête publique est le contrôle d’une décision prise par une municipalité menée par le Planning Inspectorate. Elle est demandée par une ou plusieurs parties en conflit au nom de l’intérêt public. Le déclenchement de l’enquête revient à l’Etat. Après une période de consultation, le Planning Inspectorate transmet un rapport au gouvernement. Celui-ci rend alors son verdict, qui reprend fréquemment, mais pas toujours, celui que recommande l’enquêteur (Cullingworth and Nadin, 2002). 29. “the arguments revolve around architectural heritage and governance and conflicts between the various groups representing these interests” 30. http://www.herontower.com 31. D’un coût de 15 millions d’euros pour une durée de 18 mois. 32. Dont London High (Wright, 2006). 33. www.shardlondonbridge.com 34. Extrait d’une interview de Renzo Piano dans le Times en 2008, consulté le 30 décembre 2008. http://entertainment.timesonline.co.uk/tol/arts_and_entertainment/visual_arts/ architecture_and_design/article5352742.ece 35. D’après un article du Guardian. http://www.guardian.co.uk/society/2002/mar/29/ urbandesign.arts 36. Selon Arup, le cabinet d’ingénierie responsable de la réalisation de la tour. 37. “The London Bridge Tower is a master work of architectural design” 38. http://www.london.gov.uk/mayor/planning_decisions/call-ins_appeals/evidence/ richard_rogers_summary_proof_of_evidence.pdf 39. Communiqué de English Heritage lors de l’enquête publique : http://www.english- heritage.org.uk/default.asp?WCI=NewsItem&WCE=274 40. http://www.skyscrapernews.com/news.php?ref=589 41. http://www.english-heritage.org.uk/upload/pdf/Commission_Minutes_Oct05.pdf 42. Heron Tower, Swiss Re, Broadgate Tower, 20 Fenchurch Street et 100 Bishopsgate. 43. En mars puis novembre 2005 : http://www.cabe.org.uk/default.aspx?contentitemid=1139, puis en 2007 : http://www.cabe.org.uk/default.aspx?contentitemid=1900 44. Civil Aviation Authority 45. Ceux notamment du Cumulative View Document. 46. « the building will still be a prestige landmark that will undoubtedly support London’s World City role” (p. 12).http://www.london.gov.uk/mayor/planning_decisions/strategic_dev/ 2005/20051215/difa_tower_bishopsgate_report.pdf 47. “in acting in the ‘public interest’, national, metropolitan and local planning policy can be either ignored or over-ruled thereby creating a system which has little meaning or resonance to those who are being represented”

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RÉSUMÉS

La skyline de Londres est en passe d’être transformée par plusieurs immeubles de grande hauteur, modifiant les perspectives et la hiérarchisation des éléments constitutifs de cette ligne d’horizon chargée d’histoire et de symboles. La skyline de la ville peut être considérée comme une composition évolutive, plus ou moins maîtrisée, résultant des interactions entre architectes, promoteurs, résidents, associations, urbanistes et politiciens. Le London Plan (2004) a consacré une politique de préservation des couloirs de vue initiée en 1991, tout en se montrant très favorable à la construction de tours. Malgré cela, la municipalité de Londres ne parvient pas à clore le débat qui oppose conservateurs et bâtisseurs de la ville. Les dispositifs mis en place par la GLA semblent concilier difficilement le développement économique, qu’il soit effectif ou médiatisé par son inscription paysagère, et la préservation des vues patrimonialisées, d’autant que la GLA se trouve en position de juge et partie.

A collection of skyscrapers is soon to dramatically transform London’s skyline. In their wake, these tall buildings will change the vertical scale of the city and the setting of several landmark buildings. London’s skyline, seen as accidental and planned through time, is the product of spontaneous and institutionalized interactions between architects, developers, residents, associations, town planners and politicians. The London Plan (2004) has consecrated the protected viewing corridors policy introduced in 1991 while promoting at the same time tall buildings. In spite of a clearer legislation, the GLA has not reduced fears surrounding the preservation of London’s heritage nor conflicts between parties. The current planning process reflects the difficulties of the GLA to try and conciliate economic development, be it effective or mediated by the urban landscape, and heritage preservation while marketing the new skyline.

Die Skyline von London ist auf dem Weg mit dem Bau von mehreren Hochhäusern verwandelt zu werden. Diese neuen Landmarken sollen die Perspektive und die Rangordnung der bestehenden Elemente dieses geschichts- und symbolträchtigen Horizonts. Die Skyline der Stadt kann al seine fortschreitende Zusammenstellung betrachtet werden, die mehr oder weniger gemeistert ist und die das Ergebnis von Interaktionen zwischen Architekten, Einwohnern, Vereinen, Stadtplanern und Politikern ist. Der London Plan (2004) hat eine in 1991 eingeweihte Denkmalschutzpolitik der Stadtblickkorridore verankert, obgleich sie den Bau der Hochhäuser begünstigt hat. Die Londoner Gemeindeverwaltung kann trotzdem die Debatte zwischen den Anhängern des Denkmalschutzes und den Stadtbauern nicht beenden. Die Maβnahmen, die von der GLA eingeleitet wurden, scheinen schwierig die wirtschaftliche Entwicklung und den Denkmalschutz der Stadtblicke, um so mehr dass die GLA ein Interesse hat.

INDEX

Mots-clés : gratte-ciel, Londres, métropolisation, patrimoine, paysage, Royaume-Uni, skyline, urbanisme Schlüsselwörter : Erbe, Landschaft, London, Metropolisierung, Skyline, Stadtplanung, Vereinigtes Königreich, Wolkenkratzer Keywords : economic development, heritage, landscape, London, skyline, skyscraper, town planning, United-Kingdom

Revue Géographique de l'Est, vol. 48 / 1-2 | 2008 132

AUTEUR

MANUEL APPERT Maître de Conférences, Université Lumière Lyon 2, Faculté GHHAT, 5 Avenue Pierre Mendès France, CP11, 69 676 BRON Cedex - [email protected]

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Londres : une géographie du renouveau des tours London: A geography of skyscrapers regeneration London: eine Geografie der Hochhäuserrenovierung

Jean-Philippe Hugron

Introduction

1 Millbank Tower, Empress State Building, Euston Tower, le paysage urbain de Londres est scandé de tours aux styles différents, de l’art déco, dont se réclame le premier gratte-ciel de la capitale britannique, Adelaïde House (1925), à l’high-tech en passant par le modernisme et le postmodernisme. Leur coprésence démontre que quelle que soit l’époque, l’architecture verticale s’est inscrite de façon plus ou moins importante dans la ligne d’horizon. Elle se pense aujourd’hui de façon magistrale, et le skyline londonien s’enrichira bientôt d’édifices à la hauteur inédite et aux formes audacieuses. La City sera dominée par les 280 mètres de Bishopsgate Tower, Southwark et la Tamise par les 310 mètres de la London Bridge Tower. Le marché de l’immobilier en plein essor signe un engouement renouvelé pour le fait vertical dans la capitale britannique après une période d’endiguement qui a vu naître Canary Wharf.

2 Inscrites dans une stratégie spatiale conduite par le gouvernement britannique et la Greater London Authority, les tours servent les vastes projets de régénération comme l’image de la ville qui confirme ainsi à travers quelques projets signés par les starchitectes du moment son rôle de « world city ». Parallèlement, nombreuses tours héritées du modernisme ou du brutalisme architectural, sont transformées ou modernisées quand elles ne disparaissent pas, détruites, pour être remplacées par des édifices plus grands et plus adaptés à l’actuelle demande.

3 Si les tours constituent un type d’architecture consensuellement défini, l’apparente unité que recouvrirait le thème de l’architecture verticale est au regard de projets et de constructions en cours à Londres au cœur de tensions certaines entre reconversion, rénovation, réhabilitation, et patrimonialisation. Aussi une géographie des tours, alors

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que la discipline n’analyse que peu ou prou ces objets, ne peut dès lors faire l’économie d’une typologie.

4 Dans ce dessein nous reviendrons sur une série de plans d’urbanisme ayant influencé le développement de l’architecture verticale, et au premier rang desquels l’actuel London Plan et nous envisagerons les divers processus qui portent actuellement la construction de tours.

I. Des tours, de l’attentisme à l’incitation ou le renouveau de la verticalité à Londres.

5 Depuis l’avènement des gratte-ciel aux Etats-Unis au XIXe siècle et leur introduction en Europe au début du XXe, le paysage urbain de Londres a été ponctué de tours (cf. fig. 1). Aussi, comment la construction de tours a-t-elle été et reste autorisée et quelles en étaient et sont les motivations ? Du débat d’idées, de la proposition à la construction d’édifices, les faits urbains comme la législation, témoignent de positionnements circonstanciels. La dernière évolution en date s’illustre par une politique incitative qui trouve pour contexte l’émergence de quelques projets. Tout concourt désormais au renouveau de la verticalité à Londres.

Figure 1 : carte les tours de Londres, un état des lieux

A. Réglementation et faits urbains

6 « Dans la City, l’obscurité s’est dissipée et le jour entre à flots par les vitres propres et les glaces aveuglantes des gratte-ciel. […] La voici, légère, métallique, chromée, déjà adaptée à demain » (Morand, 1962, p. 486). Après avoir consacré un premier ouvrage à la capitale britannique, Paul Morand se voit offrir par l’éditeur en 1962 l’opportunité d’actualiser son écrit. Insufflant un esprit nouveau à ses lignes, il souhaite alors témoigner d’« une ville nouvelle, [d’] une Londres blanche [qui] monte dans le ciel » (Morand, 1962, p. 496). Le modernisme d’après-guerre scande le paysage londonien de tours. Elles sont héritées d’une politique incitative de reconstruction des édifices détruits lors des bombardements de la Seconde Guerre Mondiale. Les conservateurs ont voté par deux fois en 1947 et 1953 une augmentation de 10 % des surfaces à reconstruire dans le cadre du Town and Country Planning Act. Ce dispositif trouve ses limites alors qu’il est impossible de dépasser le plafond des hauteurs prévu par le London Building Act fixé à 30 mètres voire 25 mètres pour les édifices ayant une base supérieure à 930m². Cette

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limitation fixée en 1894 répond aux exigences sécuritaires de la protection contre l’incendie, les échelles de pompier ne pouvant atteindre des hauteurs supérieures.

7 La loi est révisée en 1956, et il revient à partir de cette date, au London County Council (LCC) d’accorder ou non un dépassement des hauteurs au cas par cas, au regard des qualités de chaque projet selon huit critères : l’intégration visuelle, le positionnement, le site, l’ombre portée, la physionomie du quartier, les impacts paysagers depuis la Tamise ou depuis les espaces ouverts, la qualité architecturale, l’intégration nocturne1 (Short, 2005).

8 En 1959 débute le projet de la plus haute tour jamais réalisée dans la capitale, Vickers Tower. Elle atteint la hauteur inégalée de 118 mètres. C’est alors que de nombreux projets de tours sont approuvés par le LCC qui en retour dispose des espaces libérés par ces constructions verticales pour réaliser au sol espaces verts et infrastructures viaires, nécessaires au bon essor du trafic. Les préceptes fonctionnalistes sont alors de rigueur.

9 En 1963, Portland House et le London Hilton érigent leur profil au dessus de Hyde Park et de St James Park. Ces espaces sacro-saints jusqu’alors préservés voient apparaître par delà la cime des arbres la confiance en un monde moderne. Buckingham Palace s’implique et dénonce l’intrusion de ces réalisations dans le paysage. La famille royale affirme sa position alors qu’une tour est proposée à Haymarket ; la New Zeland House doit atteindre 95 mètres. Le Prince Philip intervient et le projet est alors réduit à 69 mètres.

10 En 1969, le Greater London Council (GLC) remplace le LCC. La réglementation en vigueur relative aux immeubles de grande hauteur est maintenue et complétée par un plan délimitant trois zones : des zones inappropriées aux immeubles de grande hauteur, des zones sensibles aux impacts visuels, des zones où la construction verticale pourrait être autorisée. Jusqu’en 1980 tous les projets d’immeuble supérieur à 45 m étaient du ressort du GLC.

11 A partir de 1986, date de dissolution du GLC, tout projet de tour est soumis au gouvernement en la personne du secrétaire d’Etat à l’environnement. Ces années marquent une période d’endiguement (Simon, 1996). L’architecture verticale controversée se trouve alors reléguée à l’est de Londres. Les rares réalisations sont alors cantonnées à Canary Wharf, la friche industrialo-portuaire qui ambitionne de devenir une seconde City, un « Wall Street on water » selon le plan de Skidmore, Owings et Merrill. L’aménagement est confié à une Urban Development Corporation (UDC), établissement dont les moyens financiers sont essentiellement d’origine privée et qui gère de manière dérogatoire les droits du sol. De fait le Borough of Tower Hamlets est dessaisi de ces prérogatives en termes d’aménagement. Le périmètre n’est alors plus soumis aux restrictions de hauteurs.

12 Parallèlement, le secrétaire d’Etat à l’environnement ordonne en août 1989 un rapport sur « la protection des vues importantes ». L’étude envisage une réglementation qui, votée en octobre 1991, exige la mise en place de dix couloirs de protection des vues. Ce dispositif est une autre conséquence de l’endiguement qui trouve alors une expression spatiale différente. Les interstices et autres espaces en dehors de ces corridors sont à même de recevoir, isolément, quelques constructions verticales.

13 Cette politique dite littéralement de « containment » est rapidement remise en cause alors qu’en 1996, en lieu et place du Baltic Exchange Building, endommagé en 1992 lors d’un attentat revendiqué par l’IRA, est proposée l’érection de la plus haute tour

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d’Europe, la London Millennium Tower. L’architecture de Sir Norman Foster devait dominer la City du haut de ces 386 mètres. English Heritage comme BAA, l’opérateur privé de l’aéroport d’Heathrow, situé à 25 kilomètres à l’ouest de la ville, s’opposèrent au projet. Deux ans plus tard, Calatrava proposa pour un autre site de la City une tour de 200 mètres. Portant atteinte aux vues depuis Saint-Paul, elle fut elle aussi ajournée. La juxtaposition des couloirs aériens et des perspectives visuelles protégées s’offre comme autant de contraintes et d’arguments témoignant du rejet significatif des tours malgré un cadre juridique autorisant leur construction.

14 Dans ce contexte, en 1998, Tony Blair, alors Premier Ministre, charge l’architecte Lord Richard Rogers2 de former l’Urban Task Force 3 afin d’identifier les causes du déclin urbain en Angleterre et d’en proposer un diagnostic. En plus de recommandations sociales, environnementales et économiques, le rapport insiste sur la lutte contre l’étalement urbain et la nécessaire densification de l’espace sans pour autant évoquer l’urbanisme vertical ni même proposer l’érection de tours.

15 En 1999, après référendum, vote au parlement, et assentiment royal, le Greater London Authority Act est adopté. Par cette loi est formée une collectivité locale dont l’objectif est de coordonner les politiques d’aménagement et de réaliser en conséquence un plan stratégique à l’échelle du Grand Londres.

16 En 2000, Ken Livingstone accède au nouveau poste de maire de Londres et accorde à Lord Rogers le titre de conseiller en chef en architecture et en urbanisme. Ce dernier propose les éléments d’une « renaissance urbaine » reprenant in extenso les points élaborés par l’Urban Task Force. De son coté Ken Livingstone affirme sa position en faveur des tours4 (GLA, 2000). L’élaboration du London Plan débute par une consultation, dont le maire a l’initiative, « Towards the London Plan » où, de nouveau, il réaffirme son point de vue (GLA, 2001c, p. 52). Suite à l’examen des réponses à la consultation engagée, le GLA répond favorablement en soutenant officiellement l’ambition du maire (GLA, 2002, p. 8). Il s’ensuit un rapport demandé au bureau d’étude DEGW (2002) qui précise le rôle des immeubles de grandes hauteurs. Les conclusions apportées, qui n’engagent pas le GLA, seront réutilisées afin d’élaborer le London Plan. Publié le 10 février 2004, le document accorde plusieurs paragraphes aux immeubles de grande hauteur. Aujourd’hui en vigueur, le plan témoigne d’une évolution majeure. Si les premières politiques étaient seulement permissives, autorisant ponctuellement la construction de tours, ce dernier plan est explicitement incitatif et consacre alors le renouveau de la verticalité à Londres.

B. Urban Task Force et la renaissance des tours

17 Parmi les premières politiques autorisant l’édification d’immeubles de grande hauteur, aucune ne prenait parti pour un urbanisme vertical. Cette réserve s’exprime alors que les instruments juridiques, tels la mise en place de zones inappropriées aux tours comme de couloirs de vue se multiplient et visent à contenir la forte demande de bureaux. A l’inverse, les tours sont actuellement vécues comme une solution aux problèmes urbains, notamment environnementaux. C’est alors non plus la ville qui compose avec la demande, mais la ville qui propose une réflexion en envisageant l’urbanisme vertical comme réponse.

18 En 1998, dans un contexte toujours aussi peu enclin à la verticalité, le rapport High Buildings and Strategic Views in London est réalisé à la demande du gouvernement par le

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London Planning Advisory Committee dans le cadre de l’élaboration du Strategic Guidance for London Planning Authorities. Cette recherche affirme que « les tours ne sont pas une nécessité économique mais une question d’image, d’esthétique, de transport public » (GLA, 2001a, p. 6).

19 La même année l’Urban Task Force précise notamment deux points de la « renaissance urbaine » consacrant le rôle de la densité ainsi que celui de la qualité architecturale (Urban Task Force, 1999). Toutefois les mots de tour ou d’immeuble de grande hauteur ne sont jamais utilisés. A bon escient puisque la densification n’implique pas systématiquement la verticalisation. Lord Rogers, qui a rejoint l’équipe municipale en 2000, explique que son rôle de conseiller lui implique de tenir informé le maire des principes de l’Urban Task Force et de les rendre applicables à Londres (Rogers, 2000, p. 4). Il apporte en plus une vision personnelle, et dans ce contexte, Lord Rogers n’hésite plus à utiliser le mot tour (tall building)5. Il s’engage à exprimer son opinion quant à la skyline londonienne et à l’impact de projets de tours alors naissants.

20 En 2001, alors que les études préalables au London Plan sont lancées, les propositions pour une stratégie de développement spatial font cas des immeubles de grande hauteur. Ils s’inscrivent alors dans le cadre de la « promotion d’une ville verte » respectueuse des préoccupations environnementales (GLA, 2001c, p. 13).

21 Dès lors les tours répondent officiellement à des attentes en termes de densification, d’environnement, et d’enrichissement urbanistique et esthétique reprenant l’argument d’une nécessaire qualité architecturale. Toutefois émerge parallèlement un autre discours où les tours ont également pour objectif de confirmer Londres dans son rôle de « world city » (GLA, 2001c, p. 7). Le bureau d’étude DEGW, commissionné par le GLA, confirme cette vision et souligne l’importance des tours en terme d’image (2002). Le mot « tour » est assumé et le bâti vertical constitue ainsi une sérieuse contribution à la promotion de Londres et à son statut. Le renouveau des tours peut alors s’opérer.

Figure 2.

a) 30 st Mary Axe, 180 m, Sir Norman Foster, 2004. b) London Bridge Tower, 306 m, Renzo Piano, 2011. c) City, au centre Bishopsgate Tower, 288 m, KPF, 2011, à droite, Leadenhall Building, 225 m, Sir Richard Rogers, 2010. d) Beetham Tower, 220 m (N.B. : le projet a été réduit à 163 m), Ian Simpson, 2012. e) 20 Fenchurch, 160 m, Rafael Viñoly, 2011.

C. Les prémices du renouveau

22 Le statut de Londres « ville monde » et l’image de la capitale britannique ne sont réellement promus à travers projets et réalisations que tardivement. Il fallut attendre

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que la réflexion sur l’urbanisme vertical se concrétise. Deux projets inaugurèrent une longue série à venir.

23 Au numéro 30 de St Mary Axe, le projet de Millenium Tower abandonné, le site est mis en vente. La compagnie d’assurance Swiss Re rachète le terrain et y envisage quelques mois plus tard la construction d’une tour, elle aussi signée de Lord Norman Foster. Le dessin est audacieux ; une forme oblongue haute de 180 mètres couverte d’une résille bicolore (fig.2a). « La forme distincte de cette tour de 40 étages s’ajoutera à la grappe de tours qui symbolise le cœur du centre financier de Londres »6 (Foster). C’est ainsi que l’architecte définit son projet lui conférant un rôle symbolique. Néanmoins dans le but de faire accepter l’ensemble, ce sont les considérations environnementales qui sont mises en exergue. Avancée technologique, la tour doit sa forme à une prise en compte des vents et appels d’air. En tant que tel, le projet reçoit l’approbation et le soutien du gouvernement, du maire de Londres, et du maire de la City.

24 Les travaux achevés en 2004, la tour est désormais visible depuis la Tamise, comme depuis la Tour de Londres. L’édifice reçoit à l’exceptionnelle unanimité le Stirling Prize, délivré alors depuis neuf ans par l’Institut Royal d’Architecture Britannique (RIBA) qui souhaite ainsi récompenser un édifice qui contribue amplement à l’histoire de l’architecture britannique. Lord Norman Foster recevant l’honneur de cette distinction, affirme avoir développé « une architecture écologique, la première du genre à Londres, qui, sans doute, par son indiscutable qualité, sera une référence dans la génération émergente des immeubles de grande hauteur »7 (Foster). Les Londoniens, quant à eux, et malgré quelques polémiques, se sont appropriés l’édifice en l’affublant de quelques sobriquets dont le « cornichon érotique ».

25 En 2000, naît également le projet de la London Bridge Tower. Renzo Piano, son architecte, propose une tour de 310 mètres, sur la rive sud de la Tamise, à Southwark (fig.2b). Le projet reçoit le soutien du maire ainsi que du Southwark Borough Council qui y voient l’objet d’une régénération urbaine de grande ampleur impliquant la modernisation de la London Bridge Station. A l’inverse, English Heritage, Historic Royal Palaces et les autorités de la Cathédrale Saint Paul s’opposent au projet clamant la défiguration de la ligne d’horizon et des perspectives depuis la Tour de Londres ou vers Saint Paul. Le gouvernement en la personne du Premier Ministre se prononce en faveur de la construction. A ce jour les travaux viennent de débuter.

26 De ces deux projets, qui marquent parallèlement la réflexion alors menée par le GLA, nous retenons d’une part le rôle d’un édifice qui s’impose comme un symbole pour Londres, et d’autre part un projet majeur, aux proportions inédites pour la capitale anglaise, qui pose de nouveau la question des vues et de la skyline, entre défiguration et amélioration. Le thème de l’image se fait alors sous-jacent ; image d’une ville à travers de nouveaux symboles urbains intégrés dans un paysage existant, reconnu et approprié, image de la ville à travers la prise en considération des vues et de la ligne d’horizon. Au delà, les tours sont argumentées comme les éléments moteurs de régénération urbaine et se présentent comme les outils nécessaires au développement urbain.

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Figure 3. 2012, vertical : projets et choix stratégiques

II. Architecture verticale à Londres : un essai de typologie

27 La construction verticale connaît un renouveau à Londres depuis l'arrivée de Ken Livingstone au poste de maire. Canary Wharf et la City concentrent les projets les plus prestigieux. Stratford, Elephant & Castle, South Bank, Vauxhall sont privilégiés pour accueillir des grappes (cluster) de tours (cf. fig. 3).

28 Les dernières élections ont porté à la tête de la ville Boris Johnson, infligeant une défaite au maire sortant. Les tours comptèrent parmi les sujets de discorde. Quand l'un menait une politique décomplexée, l'autre dénonce les excès de son prédécesseur et prône quelques sites où la construction en hauteur serait circonscrite. La localisation des tours est donc un enjeu politique.

29 Toutefois l’apparente homogénéité que recouvre le thème de la verticalité, notamment à travers les débats passionnés entre partisans et adversaires de la hauteur ne laissent entendre aucun des différents processus matérialisés par projets et réalisations. Pourtant, l’observation du cas londonien démontre qu’il existe une diversité de tours comme de projets.

30 A l’échelle de la ville, l'érection d’immeubles de grande hauteur répond tant à des stratégies d'organisations spatiales comme la maximisation du développement des nœuds de transports ou l’amélioration de l'espace public qu’à une stratégie de communication afin de promouvoir le statut de Londres ville monde. En revanche à l’échelle de la parcelle ou du bâti, les motivations, différentes, sont nuancées.

31 Ici motivée par un processus de régénération, là par la modernisation d’un patrimoine obsolète, les tours ne peuvent s’envisager de façon générale. Définir une typologie des tours à Londres est dès lors nécessaire afin de comprendre un phénomène trop souvent perçu comme homogène.

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32 Une géographie de l’architecture verticale à Londres ne peut s’observer qu’à travers des stratégies aussi différentes que celle de régénération, de réhabilitation, de reconversion, de rénovation, ou encore de patrimonialisation.

A. Régénération : la tour, élément catalyseur

33 Les tours sont présentées par les textes officiels comme autant d’outils permettant la régénération (regeneration) de quartiers. Aussi le London Plan entend par la régénération lutter contre l’exclusion sociale, contre la fuite des activités économiques et opérer ainsi une rénovation urbaine (renewal) améliorant le logement, la sécurité, l’éduction, la santé, l’emploi (GLA, 2001b, p10).

34 Ce même plan précise que « les immeubles de grande hauteur seront soutenus […] sur des sites cohérents pour des activités économiques similaires ou bien serviront de catalyseurs dans le cadre de régénération urbaine »8 (GLA, 2001b, p31).

35 A titre d’exemple, Elephant and Castle et South Bank appartenant au borough de Southwark sont les cibles de vastes projets de régénération, pilotés par Paul Evans, où un rôle important est accordé aux tours, parmi elles, la London Bridge Tower. Alors que English Heritage s’opposa farouchement à cette dernière, l’occasion fut présentée d’affirmer le rôle d’un édifice de grande hauteur dans une stratégie de développement urbain. Ken Livingstone évoqua le projet de Renzo Piano comme le moteur d'une régénération significative. De son côté, Paul Evans affirme au Guardian sa volonté de voir le projet se concrétiser. Il s'agit avant tout d'un « catalyseur pour améliorer l'environnement urbain du Pont de Londres ». La London Bridge Tower illustrerait en plus d'une régénération, une opération de rénovation, entendons un processus de destruction/reconstruction. Il s'agit pour Sellar Property Group de détruire l’ensemble de Southwark Towers, érigé au dessus de la London Bridge Station. Aussi, le projet de Renzo Piano prévoit le réaménagement de la gare et de l'espace public alentour.

36 La construction d’une tour signifie tant l’apport d’un geste architectural transformant l’image dégradée d’un quartier en suscitant son attrait que l’amélioration des espaces publics alentour. Moteur de régénération, la tour catalyse les ambitions.

B. Réhabilitation : du simple réaménagement à la restructuration

37 Le renouveau des tours à Londres s’illustre aussi par la réhabilitation massive d’immeubles de bureaux jugés inappropriés par la demande actuelle. Nombre d’immeubles vieillissants subissent des transformations allant du simple réaménagement d’espaces intérieurs (refurbishing) à la restructuration complète du bâti (remodeling).

38 La régénération de South Bank inclut également le projet de restructuration de la King’s Reach Tower. L’édifice haut de 111 mètres, dessiné par Seifert and Partners, auteurs de la célèbre , est aujourd’hui obsolète. Les aménagements de 1972 vieillissent et ne font que souligner l’échec urbanistique du projet, notamment du Milroy Walk, centre commercial au succès timide. Propriété de Capital and Counties, ces derniers imaginent remodeler la tour. En faisant appel à l’architecte Ken Shuttleworth, connu pour son trait audacieux, longtemps exercé au sein de l’agence Foster and Partners, le promoteur ambitionne un projet remarquable. La forme de la tour est préservée, son revêtement modernisé. Derrière quelques couleurs criantes,

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azur et blanche, il s’agit avant tout d’offrir un confort thermique. Tant l’isolation que la ventilation sont pensées pour répondre aux exigences environnementales actuelles. Au-delà, c’est un projet de régénération qui est entrepris. Né d’une étroite concertation avec les usagers du site, Ken Shuttleworth imagine un « office village ». La base de la tour est retravaillée ; plusieurs petits édifices, de même facture, viennent s’agglomérer au pied de la tour. Magasins et services y trouveront place. L’ambition est de créer un « espace public accueillant et vivant ». Le projet approuvé n’est pour autant pas encore sorti de terre. La tour est rachetée en février 2007 par le magnat syrien Simon Halabi alors à la tête de la compagnie Buckingham Securities. Les plans de Shuttleworth sont abandonnés ; un nouveau cabinet, Hamiltons Architects, est appelé à repenser le développement de cette tour.

39 Le cas de la King’s Reach Tower illustre l’enchevêtrement des processus de régénération et de réhabilitation. Toutefois un nombre important de tours sont à même de subir des transformations plus ou moins profondes sans qu’il ne s’agisse de les inclure dans le cadre plus vaste d’une régénération. La plupart des tours construites à Londres furent érigées lors des trois décennies suivant l’achèvement du second conflit mondial. Elles représentent un parc immobilier vieillissant sinon obsolète. Energivores, elles sont coûteuses en charges, irrespectueuses des normes environnementales, et deviennent inefficaces quant à leurs aménagements. Aussi la plupart des tours de la City et plus largement de Central London connaissent d’importants travaux allant de simples réaménagements d’espaces intérieurs jusqu’au remodelage complet de l’édifice. Ces travaux de réhabilitation opèrent une mise aux normes du bâti et sa modernisation.

40 Propriétaires, promoteurs et architectes s’accordent alors pour trouver les solutions nécessaires. Dans le cas de la King’s Reach Tower, Capital and Counties et Ken Shuttleworth imaginèrent une restructuration profonde touchant, dénaturant pour certains, l’image de la tour construite par Seifert. Dans d’autres cas, la spécificité architecturale de l’édifice est préservée. A l’instar de Centre Point, ces tours ne connaissent que des réaménagements internes. Aussi en 2002, les architectes Gaunt Francis Associates opérèrent une réhabilitation respectueuse des parties extérieures. English Heritage, soucieux de la préservation de l’architecture originale de la tour, observa de près les travaux et travailla même avec les architectes. En effet l’architecture de Centre Point, pensée elle aussi par Seifert, fut en 1994 classée au grade II9, et ce après deux tentatives infructueuses.

41 Les polygones de béton de Centre Point eurent plus de chances que ceux de Stock Exchange Tower. La tour brutaliste de la City est la cible d’une profonde restructuration, aujourd’hui en cours d’achèvement. Grimshaw and Partners ont coiffé la tour de deux étages supplémentaires et ont entièrement métamorphosé les façades en leur apposant un revêtement de verre. Un pan du patrimoine est aujourd’hui menacé par les exigences accrues du marché.

C. Réhabiliter autrement : reconvertir

42 Les tours évoquées jusqu’à présent sont des tours de bureaux qui ont conservé ou conservent leur vocation première. Toutefois certains projets de réhabilitation se sont accompagnés d’une reconversion. Parmi ces édifices, Marathon House. La tour de 16 étages imaginée en 1955, livrée en 1960, abritait la compagnie Castrol qui est devenue par la suite Marathon Oil. La vente de l’immeuble fut signée dans les années quatre-

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vingt-dix. L’architecte Leighton Carr envisagea la reconversion de l’immeuble. Les bureaux ont alors été réaménagés en appartements « retro-chic » célébrant le modernisme des sixties. L’initiative était pour lors inédite.

43 Un même destin fut accordé à l’Alexander Fleming House. La tour de 55 mètres imaginée par Ernö Goldfinger abrita le ministère de la santé. Alors que l’immeuble est abandonné, le promoteur St George décida d’en faire l’acquisition. En 1997, il livre, après d’importants travaux préservant l’architecture extérieure, une résidence de logements de luxe.

44 La reconversion ne concerne pas uniquement des immeubles de bureaux transformés en logements. Aragon Tower, tour de logements sociaux, haute de 91 mètres connut une audacieuse reconversion. Alors que le Borough de Lewisham ne peut engager l’importante réhabilitation qu’elle ambitionne, elle décide pour trouver les fonds nécessaires de vendre l’un des immeubles de l’ensemble. Aragon Tower est acheté en 1999 par Berkeley Homes au prix de 10,5 millions de livres. Le promoteur décide de réaménager la tour en logements de standing et d’y ajouter cinq nouveaux étages abritant de luxueux penthouses. La réalisation de ce projet permit au quartier de se doter d’une nouvelle mixité sociale qui lui faisait jusqu’alors défaut.

D. Rénovation : détruire pour reconstruire

45 Si certaines tours sont réaménagées restructurées ou reconverties, d’autres sont détruites. Une partie du parc immobilier, obsolète, constitue de véritables opportunités foncières. Il s’agit alors au propriétaire et au promoteur de raser l’ancien édifice pour en proposer un autre. Nous avons d’ores et déjà observé ce processus dans le cas de la London Bridge Tower où l’ensemble des Southwark Towers est démoli dans la perspective du projet de Renzo Piano. Au cœur de la City, 20 Fenchurch, propriété de Land Securities, ou encore P&O Building, propriété de British Land, sont en cours de destruction. Chacune de ces tours sera à terme remplacée par un édifice plus haut, respectivement par le Talkie Walkie, immeuble dessiné par Rafael Viñoly et par le Leadenhall Building de Richard Rogers. Ces projets ont obtenu l’ensemble des autorisations nécessaires, et ce, non sans difficulté. English Heritage émit de vives critiques, rappelant l’obligatoire préservation des vues et perspectives vers St Paul. Aussi les projets furent modifiés afin de satisfaire ces attentes particulières.

46 A quelques encablures, une autre tour de Seifert, Drapers Gardens connaît un sort différent. Une vaste entreprise de rénovation est planifiée par The Royal Bank of Scotland Group. La tour combinant élégamment béton et vitres fumées ne propose pas de plateaux suffisamment grands. Une restructuration est alors inenvisageable. La destruction de l’édifice est alors programmée. Les 16 710 mètres carrés, répartis sur une hauteur de 110 mètres, seront à terme remplacés par un groundscraper, immeuble de bureaux aux proportions massives, offrant 39 131 mètres carré pour une hauteur de 75 mètres. L’annonce de la destruction de la tour provoqua quelques réactions. La Twentieth Century Society milita pour sa préservation, en vain. English Heritage de son côté se satisfit de la disparition d’une structure qui entravait les perspectives visuelles en direction de Saint Paul. Aujourd’hui Drapers Gardens détruit, le nouvel immeuble est en chantier.

47 Les rénovations s’opèrent généralement sur des sites stratégiques. La destruction d’une tour reste un événement marginal. Il s’agit généralement pour le propriétaire et le

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promoteur de maximiser un foncier alors occupé par une construction inadaptée au marché actuel. Une réhabilitation offrirait un édifice modernisé, mais les choix stratégiques portent à la création d’édifices plus grands, en hauteur et/ou en surface.

E. Patrimonialisation

48 Véritables opportunités, les tours vieillissantes sont la cible de transformation ou de destruction. Restructurées, réhabilitées, rénovées ou reconverties, ces architectures modernistes, brutalistes, de style international, sont un patrimoine aujourd’hui menacé. Drapers Gardens fut démoli sans que la Twentieth Century Society ne puisse agir. A l’inverse, en étant répertorié au grade II, Centre Point fut préservé.

49 Lister un édifice équivaut à la reconnaissance de son caractère original ou de son intérêt historique. Selon le grade accordé, des aides à la modernisation ou à la restauration peuvent être accordées par English Heritage. Enfin toute modification portée sur un édifice doit être soumise à l’avis des autorités locales. Une liste des travaux autorisés, nécessitant ou non approbation (LBC, Listed Building Consent) est dressée. L’objectif est de préserver ainsi un bâti remarquable de toute altération qui pourrait porter atteinte au caractère reconnu.

50 Certaines tours sont aujourd’hui classées, et leur valeur architecturale est ainsi avérée. En 2001, le complexe résidentiel de Barbican fut, à l’instar de Centre Point, répertorié au grade II. Les trois tours ainsi que l’ensemble des infrastructures du quartier sont désormais préservés. Cette décision fut motivée par l’intérêt suscité par le site. Le ministre d’Etat aux Arts, Tessa Blackstone, souligna tant le langage architectural adopté, que la composition formelle, la structure, les matériaux, ou encore le parti pris urbanistique associant tours et dalle.

51 Répertorier ces architectures est une étape nécessaire, néanmoins, dans l’imaginaire collectif, ces réalisations n’ont que peu de valeur. La transformation d’une tour ou sa disparition ne suscite pas encore l’émoi escompté par quelques associations militantes.

52 A l’inverse, les nouveaux projets tendent à susciter l’enthousiasme. Canary Wharf et la City vont connaître, à terme, de spectaculaires changements (cf. fig. 4). Les rares et extraordinaires rénovations imposant la destruction de tours comme préalable à toute nouvelle construction ne s’opèrent qu’au cœur de la puissante place financière, voire à ses portes. L’attractivité de la City oblige également propriétaires et promoteurs à moderniser un patrimoine vieillissant. Aussi il n’est pas étonnant que les réhabilitations soient plus nombreuses à mesure que l’on s’approche du cœur économique de la capitale. Cette géographie confirme la prédominance de la City et de Canary Wharf et souligne la transformation des espaces alentours entre modernisation et régénération.

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Figure 4. Architecture verticale : une variété de projets et de réalisations

Conclusion

53 L’expérience moderniste des tours avait laissé quelques traumatismes. L’adage « form follow function » fut a posteriori repris et ironiquement reformulé « form follow fiasco ». Une politique d’endiguement (containment) de la hauteur interdit toute construction de tour en dehors d’un nouveau périmètre, constitué ex-nihilo ; Canary Wharf est alors amené à concentrer l’ensemble des constructions verticales à venir, régénérant de fait un des espaces les plus déshérités de la capitale britannique. Quelques timides projets au cours des années quatre-vingt-dix ne purent aboutir. Parallèlement une partie des tours héritées de l’après-guerre subit des travaux de réhabilitation. Les années 2000 virent s’amorcer, avec la construction du 30 st Mary Axe, le cornichon érotique, un mouvement de confiance. Le succès médiatique de l’architecture imaginée par Norman Foster fit des émules. Aussi l’élaboration du London Plan intègre une politique incitatrice. Les tours sont envisagées comme autant de solutions aux problèmes urbains et se présentent comme les outils, sinon comme les moteurs de vastes régénérations. Ce renouveau de l’architecture verticale se concrétise aujourd’hui sous diverses formes. Réhabilitation, restructuration, réaménagement, reconversion, rénovation, patrimonialisation engendrent une strate de réalisations nouvelles. Il est donc impossible d’appréhender les tours, type architectural, comme un simple objet homogène. La typologie ici proposée s’offre comme le préalable à toute étude géographique d’un phénomène majeur de l’urbanisme londonien contemporain.

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Centre Point : http://www.centrepoint-london.com

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Drapers’Gardens : http://www.drapersgardens.com

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Foster and Partners : http://www.fosterandpartners.com

GLA (Greater London Authority) : http://www.london.gov.uk

Land Securities (Promoteur) : http://www.landsecurities.com

London Bridge Tower : http://www.shardlondonbridge.com

Make Architects – Ken Schuttleworth : http://www.makearchitects.com

NLA (New London Architecture) : http://www.newlondonarchitecture.org

RIBA : http://www.architecture.com

Rogers Stirk Harbour + Partners : http://www.rsh-p.com

Skyscrapernews : http://www.skyscrapernews.com

Twentieth Century Society : http://www.c20society.org.uk

World Architecture News : http://www.worldarchitecturenews.com

NOTES

1. “Visual intrusion, location, site size, over-shadowing, local character, effects on the river Thames and open space, architectural quality and night scene.” 2. Richard Rogers (1933) est architecte diplômé de l’Université de Yale. Il forme une première agence avec Norman Foster en 1963. Ensemble et dans un contexte d’architecture prospectiviste, ils orientent leur recherche vers les considérations fonctionnalistes et technologiques. Toutefois c’est avec Renzo Piano qu’ils remportent la réalisation du centre culturel du plateau Beaubourg. En 1977, il fonde sa propre agence, Richard Rogers Partnership. Fidèle à ses convictions architecturales, il réalise le siège de la Lloyds à Londres qui aujourd'hui illustre les débuts d'un courant dit « high tech ». Rogers reçoit de nombreuses distinctions, la médaille d'or de l'Institut Royal d'Architecture Britannique en 1985 ou encore le Pritzker Price en 2007. En 2006 il reçoit également le Lion d'Or de la Biennale d'architecture de Venise sur le thème « Villes, architecture et société", prix qui récompense son travail et sa réflexion sur les villes. 3. L’UTF regroupe des personnalités telles que Richard Burdett, professeur d’architecture et d’urbanisme, Sir Peter Hall, professeur d’aménagement, Anne Power, professeur en politique sociale, Sir Crispin Tickell, chancelier de l’université du Kent,… 4. “I support high buildings, both as clusters (such as in the City, Canary Wharf and Croydon), and as stand-alone buildings (such as the Post Office Tower and Millbank Tower), where they are in close proximity to a major public transport interchanges and contribute to the quality of London's environment. I have no objection in principle to London having the tallest of buildings.”

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5. Le mot tower n’est que très rarement utilisé en anglais pour désigner une construction verticale abritant des logements ou quelques activités économiques. Le mot skyscraper (gratte- ciel) est teinté d’américanisme, l’expression building qui éveille l’image de la verticalité pour un Français, ne relève que de la construction pour un Anglais. L’expression « tall building », plus neutre, s’apparenterait de prime abord à « l’immeuble de grande hauteur » (I.G.H.). Néanmoins cette dernière notion recouvre en français une législation que ne porte pas la proposition anglaise. Aussi la traduction la plus fidèle serait « immeuble-tour », expression largement diffusée par les revues françaises d’architecture jusqu’au milieu des années 70 mais qui est restée inutilisée dans le langage courant. Aussi le mot « tour » apparaît comme le plus fidèle pour traduire « tall building ». 6. “The distinctive form of the 40-storey tower will add to the cluster of tall buildings that symbolise[s] the heart of London’s financial centre.» (d’après Short (2005), lu sur le site www.fosterandpartners.com le 8 octobre 2004. 7. “Developed on the precedents of green architecture for which the practice is renowned, the Foster designed 30 st Mary Axe is the capitals first ecologically progressive skyscraper, and its uncompromising quality has set a benchmark for an emerging generation of tall buildings.” Lu sur le site http://www.fosterandpartners.com le 11 septembre 2007. 8. “Tall buildings will be supported where they create attractive landmarks enhancing London’s character, help to provide a coherent location for economic clusters of related activities or act as a catalyst for regeneration.” 9. English Heritage, aussi connu sous le nom de Historic Buildings and Monuments Commission for England, est en charge de protéger et de promouvoir le patrimoine anglais. Les édifices sont classés selon le grade que la commission leur a attribué. Le grade I honore les édifices « d’intérêt exceptionnel » (2%), le grade II*, les édifices « d’intérêt particulier » (4%), le grade II, les édifices « d’intérêt particulier dont il faut garantir tous les efforts pour leur sauvegarde » (94%).

RÉSUMÉS

L’architecture verticale connaît un nouvel élan dans la capitale britannique. Enjeux de vastes projets de régénération urbaine, les tours servent aussi l’image de la ville. Derrière l’apparente homogénéité d’un type architectural, les différentes stratégies optées laisse apparaître une variété de processus. Une typologie des tours est alors un préalable à toute étude géographique. Réhabilitation, rénovation, reconversion, patrimonialisation consacrent le renouveau des tours à Londres.

Skyscrapers are booming in London. Tall buildings act as a catalyst to improve the quality of the urban environment and provide significant regeneration enhancing the image of the city. As an architectural type, tall buildings respond to different strategies. A typology is required to develop any geographical studies. Refurbishing, remodeling, renovation, conversion, protection contribute to the skyscrapers renewal in London

Die Wolkenkratzer erleben einen neuen Aufschwung in London. Hochhaüser spielen eine entscheidende Rolle nicht nur für die Regenerierung der Stadt, sondern auch für das Stadtbild. Verschiedene Strategien verstecken sich hinter der scheinbaren Homogenität eines Baustils. Eine

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Geografie der senkrechten Architektur benötigt zunächst eine Typologie. Sanierung, Renovierung, Umstellung, Schutz, verankern die Erneuerung der Hochhaüser in London.

INDEX

Mots-clés : architecture verticale, Londres, régénération, réhabilitation, rénovation, tour Schlüsselwörter : Erneurung, Hochhaüser, London, Renovierung, Sanierung Keywords : London, regeneration, renewal, skyscrapers, tall building

AUTEUR

JEAN-PHILIPPE HUGRON Doctorant, Institut d’Urbanisme de Paris XII, GERPHAU/UMR LOUEST, [email protected]

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L’opération de régénération des Docklands : entre patrimonialisation et invention d’un nouveau paysage urbain The operation of regeneration of the Docklands: between heritage and creation of a new townscape Die Regenerierung des Docklands : zwischen Patrimonialisierung und Entwicklung einer neuen Stadtlandschaft

Perrine Michon

Introduction

1 L’opération de régénération urbaine entreprise au début des années 1980 par le gouvernement de Margaret Thatcher, sur une emprise équivalente au cinquième de Paris, a transformé l’ancien port de Londres en un nouveau quartier, qui abrite le troisième centre d’affaires de la capitale, où plus de 63 000 personnes viennent travailler quotidiennement et où 80 000 personnes ont élu résidence. Ce passage des docks aux Docklands fait de Londres l’une des principales places financières du monde après avoir été le premier port du commerce mondial au XIXe siècle (Sassen, 1996). Des gratte-ciels et des logements de standing se sont substitués aux docks et aux entrepôts où, pendant un siècle et demi, des caisses de cigares et de tabac, des cargaisons de bananes et de thé, des ballots de laine et des sacs de blé ont été déchargés et entreposés. Un paysage de downtown, inconnu jusque là dans la capitale britannique, émerge aujourd’hui dans l’horizon londonien, tandis que des logements, neufs ou réhabilités dans les anciens entrepôts, ont inversé le sens historique de croissance de l’agglomération et remis en cause l’ancienne dichotomie de sa structure socio-spatiale, en engendrant un phénomène de gentrification dans l’est londonien (Hamnett, 2003).

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2 Comment s’est opérée cette reconversion ? Quelle place a-t-on accordé à la préservation de l’héritage portuaire et industriel à une époque où cette zone limitrophe de la City était devenue totalement « off the map » ? Quels ont été les principes urbanistiques qui ont conduit cette vaste opération de régénération urbaine et quel type de paysage urbain a-t-elle engendré ?

3 Il s’agira de voir en quoi le réaménagement des Docklands a constitué une rupture majeure dans la manière de faire la ville. Si cette opération a contribué à sauvegarder une partie du patrimoine architectural et paysager des anciens docks de Londres et conduit à des actions de réhabilitation qui ont concouru à la mutation de la structure sociodémographique de ces quartiers, les acteurs en charge de la reconversion de cette zone se sont aussi inspirés d’autres modèles pour construire ce quartier et en vendre une nouvelle image. Les modèles new-yorkais et haussmannien ont ainsi été des références explicites pour les aménageurs, notamment à Canary Wharf, où la figure de l’espace public a été utilisée pour concourir au renouveau de ce quartier. Toutefois, ces références n’ont pas été importées dans leur globalité mais davantage sur le mode, propre à l’urbanisme postmoderne, de la citation ou de la référence. Il en résulte au final un paysage et une urbanité radicalement différents de ceux des modèles évoqués.

I. La reconversion des Docklands : entre patrimonialisation et renouveau postmoderne

4 Si quelques éléments symboliques de l’ancienne zone portuaire ont été conservés et réhabilités, cette opération de régénération urbaine a surtout fait émerger un nouveau type de paysage dans l’horizon londonien en ayant recours au « high rise », peu prisé jusque là dans la culture urbanistique et architecturale anglaise, et fait apparaître un paysage de gratte-ciels tout en s’accompagnant de références explicites et revendiquées à l’urbanisme haussmannien.

A. Les Conservation areas et la réhabilitation des entrepôts

5 Dans les années 1970, la régénération des Docklands est impulsée pour des raisons sociales et économiques et les préoccupations d’ordre patrimonial sont peu présentes. De nombreux entrepôts sont détruits, les bassins comblés et rien n’est fait pour sauvegarder les traces de l’ancienne activité portuaire et la mémoire des gens qui y ont vécu et travaillé. Au début des années 1980, les responsables de la London Docklands Development Corporation 1, instance créée par le nouveau gouvernement de M. Thatcher pour conduire la reconversion de la zone, prennent progressivement conscience de l’intérêt architectural de certains bâtiments et du potentiel patrimonial que représente cet ensemble de docks et d’entrepôts. Ils cherchent alors à concilier préservation du patrimoine et développement économique du site. De nombreux bâtiments sont ajoutés à la liste des Buildings of Architectural and Historic Interest et 17 zones sont désignées comme des conservation areas (dont 6 sont classées comme étant d’intérêt national). De même, les aménageurs recrutés par la LDDC attirent l’attention sur les aménités visuelles et récréatives que représentent les bords des bassins et de la Tamise qui distinguent les Docklands des autres quartiers de Londres et leur confèrent une spécificité intéressante à valoriser. Ils apparaissent comme des éléments à sauvegarder et à promouvoir. La LDDC initie alors une politique d’arrêt du comblement des bassins

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et se met à considérer les éléments aquatiques comme des éléments à part entière de la régénération des Docklands, tandis que les bords de la Tamise doivent être intégrés dans le tracé du Thames Path.

6 Cette politique de conservation du patrimoine industriel et portuaire va conduire à la transformation de nombreux entrepôts en lofts et appartement de standing, notamment les entrepôts de la West India Company, désignés comme des « cathédrales industrielles » (Hamnett, 2003). C’est également dans un de ces entrepôts que va être abrité le musée des Docklands qui cherche à témoigner de ce que fut la vie des docks à l’époque où y étaient stockés du sucre, du café, du rhume ou des épices en provenance des Indes et où Londres était le premier port du commerce mondial.

B. L’importation de références extérieures

7 Toutefois, la reconversion des Docklands passe aussi par la construction ex nihilo d’un nouveau quartier, en particulier d’un quartier d’affaires, Canary Wharf, à l’emplacement des entrepôts de la West India Company, sur ce site où au début du XIXe siècle, 125 000t de sucre transitaient chaque année (Foster, 1999). En 1982, au nord du méandre de la Tamise baptisé l’Ile aux chiens, 195 ha de terres et de bassins à l’abandon sont décrétés zone franche pour 10 ans au sein de ce qui est appelé l’entreprise zone. Les aménageurs y sont dégagés de toute contrainte en matière d’urbanisme et bénéficient d’exemptions fiscales (Coupland, 1992). La stratégie de la LDDC est de répondre au mieux et au plus vite aux besoins des acteurs privés, en les libérant notamment des contraintes réglementaires ayant trait à la forme architecturale ou à l’affectation des sols (Bentley, 1997). Aucun plan d’ensemble n’est donc élaboré pour conduire la reconversion de cette zone. Les formes qui émergent dans les Docklands sont totalement libres et résultent d’opportunités saisies et de négociations avec le plus offrant. Le directeur de la LDDC, Reg Ward, expose à l’époque clairement ses méthodes : “We have no land use plan or grand design; our plans are essentially marketing images” 2. C’est dans ce contexte de dérégulation urbanistique que s’inscrit le projet des promoteurs canadiens, Olympia and York3, dont le gratte-ciel principal, la Canada Tower, avec son toit pyramidal, va devenir la métonymie de ce nouveau quartier d’affaires. Le 17 juillet 1987 la LDDC et les promoteurs canadiens signent le Master Building Agreement qui prévoit la réalisation de plus d’un million de mètres carrés de bureaux et de commerces sur un ensemble de 29 ha au nord de l’Ile aux Chiens.

1. « Wall Street on water »

8 Contrairement au style architectural dominant dans la culture anglaise, les formes qui émergent à Canary Wharfsont des tours relativement élevées (Edwards, 1992). La référence au modèle nord-américain, et plus particulièrement new-yorkais, est revendiquée officiellement et fréquemment mise en avant, pour asseoir le dynamisme du site et construire l’image de ce nouveau quartier d’affaires. La Canada Tower, avec ses 50 étages et ses 272 m de haut est le building le plus élevé d’Angleterre et le deuxième d’Europe (après le Messe Turm Office development de Francfort). Ce record est systématiquement mentionné dans les publications du Canary Wharf Group. De même, les plaquettes de promotion oublient rarement de rappeler que ce building a été construit par Cesar Pelli, auteur du Word Trade Center à New-York. Cette tour est devenue l’élément emblématique de la renaissance de cette ancienne zone portuaire à

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l’abandon durant toutes les années 1970. Inscrite dans la perspective protégée de Greenwich, elle incarne le renouveau de l’East End londonien. Mais ce marqueur symbolique de Canary Wharfne constitue pas une exception. Il est entouré d’un ensemble de gratte-ciels élevés dont les deux principaux sont la tour de Citygroup et l’immeuble occupé par HSBC. A elles trois, elles forment un trio de tours de plusieurs dizaines d’étages sur un périmètre très restreint.

9 Les références à Manhattan abondent également dans les discours. La comparaison avec la métropole américaine a été très tôt utilisée par la LDDC pour vendre le site et lui conférer une image de modernité. Ainsi, dans les campagnes publicitaires des années 1980 destinées à attirer des entreprises sur le site, la LDDC présentait cette opération d’immobilier de bureaux comme l’équivalent d’un Manhattan sur l’eau et la désignait comme a Wall Street on water. Plus récemment, en 2004, la campagne de promotion de l’hôtel Marriott, situé au 1 , a été organisée autour du style de vie Manhattan like en exposant une série de pommes qui déclinaient les différentes commodités proposées par ce nouveau gratte-ciel et permettaient de justifier la comparaison avec la Big Apple.

2. Les public open spaces de Canary Wharf

10 Le réaménagement de l’ancien site portuaire sur lequel se déploieCanary Wharfa été conçu par un cabinet d’architectes américains, Skidmore, Owings and Merrill. Ceux-ci se sont inspirés de manière explicite des principes de l’urbanisme haussmannien. Dans les plaquettes de présentation et les commentaires des maquettes du projet, la référence à l’urbanisme parisien de la fin du XIXe siècle est clairement affichée, notamment pour justifier les partis-pris d’aménagement des espaces extérieurs. Sur les 86 acres qui composent le site, 17 sont constitués de landscaped open spaces. Quatre espaces sont plus particulièrement qualifiés de public open spaces : 3 sont d’ordre minéral et prennent la forme de place (Cabot Square, Canada Square Park et Columbus Courtyard) et l’un est d’ordre végétal (Jubilee Park). Chacun de ces public open space cherche àimiter l’ordonnancement des boulevards parisiens inventés au XIXe siècle par Haussmann. Des plantations d’alignement et le recours au mobilier urbain utilisé pour redoubler l’alignement des arbres selon les principes d’Alphand, servent à structurer et ornementer la rue. Ce mimétisme de l’urbanisme haussmannien s’exprime jusque dans les plus infimes détails : même les grilles d’arbre ressemblent à s’y méprendre à celles d’un boulevard parisien.

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Photo 1 : Grille d’arbre à Canary Wharf

II. L’invention d’un nouveau paysage urbain

11 On a donc une double logique qui se juxtapose à Canary Wharf : la logique verticale des gratte-ciels et la logique horizontale des espaces non bâtis. Toutefois aucune de ces deux logiques n’a été importée dans la globalité de son contexte technico-symbolique (Berque, 2000). Dans un cas comme dans l’autre, les emprunts se sont limités à un aspect du système de référence, condamnant par là la possibilité de reproduire l’urbanité globale des lieux originels. La logique horizontale qui cherche à reproduire l’urbanité des boulevards ou des avenues du Paris haussmannien ne s’inspire de ce modèle que de manière rhétorique et formelle. Ce sont les détails des espaces publics haussmanniens qui sont copiés et imités mais ni les places ni les avenues ne jouent dans la géographie de Canary Wharfle rôle des grandes percées haussmanniennes. De même, seule l’architecture de gratte-ciels a été importée de New-York. La grille d’espaces publics qui s’impose aux volumes bâtis pour structurer et ordonner le tissu urbain, n’a pas été reprise. Le principe du gratte-ciel est reproduit à l’unité, pour offrir aux entreprises des bureaux adaptés aux technologies modernes, mais ce n’est en aucun cas l’urbanisme new-yorkais dans sa globalité qui est importé.

12 Cette reproduction partielle d’un modèle urbanistique limité à certains de ses codes les plus emblématiques contribue à modifier le rôle des espaces publics dans l’organisation et la structuration de ce quartier et participe à l’invention d’un nouveau paysage urbain dans lequel les espaces ouverts au public mais privés sur le plan foncier ne jouent pas le rôle qui est le leur dans la ville où les espaces publics sont conçus et gérés par la puissance publique.

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A. La logique de l’objet

13 Le paradoxe urbanistique des Docklands, et notamment du quartier d’affaires de Canary Wharf, est de faire des espaces publics (public open spaces) un objet géographique majeur, sur lequel se fondent une partie de l’image de ce nouveau morceau de ville, alors même qu’il s’agit d’enceintes privées. Leur statut privé est matérialisé dans le paysage urbain par un certain nombre de signes tangibles qui en limitent plus ou moins l’accès. Des barrières et des postes de contrôle occupés par les hommes de la sécurité privée de chaque site filtrent physiquement le passage des voitures ou des piétons, tandis que symboliquement des panneaux situés à l’entrée de la zone indiquent dans quelle enceinte on pénètre (Canary Wharf, Harbour Exchange, , etc.).

14 Dans tous ces ensembles, un grand soin a été apporté à l’aménagement des espaces extérieurs. Les matériaux utilisés sont toujours de grande qualité, le mobilier urbain soigné, des fontaines et des luminaires qualifient fortement ces espaces, de jour comme de nuit, tandis que des sculptures participent à leur ornementation et cherchent à leur conférer une forte valeur esthétique. D’une manière générale, une signalétique spécifique est mise en place dans les limites de chaque opération pour recréer le paysage de la rue.

15 Toutefois, malgré le soin apporté au traitement de ces espaces extérieurs, l’aménagement de ce nouveau quartier repose sur des schèmes urbanistiques radicalement opposés à ceux qui forgent le soubassement de la ville construite à partir de la figure de l’espace public. La logique de production urbaine y a été inversée : l’espace public n’est plus l’élément structurant à partir duquel s’ordonnent les constructions bâties, ce n’est plus le squelette de la ville. C’est le plein des volumes bâtis qui prime, et imprime sa marque dans le paysage et non l’espace public. On est dans le règne de l’objet et non pas du creux, dans celui du plein et non pas du vide, dans celui du volume architectural et non pas de l’espace public. Le paysage urbain est structuré par ce que l’on peut appeler la « logique de l’objet » (Michon, 2006) : au lieu d’être au creux d’un espace bordé par des constructions qui participent à en délimiter le contour, le passant est à côté d’imposants buildings, au pied d’une tour, derrière un bâtiment, mais toujours à la périphérie d’objets qui n’entretiennent pas de lien morphologique avec l’espace non bâti qui les environne. Les points de repère de Canary Wharfsont des volumes non des vides : ni l’eau des bassins ni les espaces publics minéraux ne constituent des points de repère réels ou mentaux dans la géographie des lieux.

16 Aucune des places de Canary Wharf ne joue le rôle de polarisation et redistribution des flux qui est le leur dans un tissu urbain conçu à partir du schème de l’espace public (Bertrand, 1983). Canada Square Parkest un vaste tapis vert étalé au pied du plus haut building d’Angleterre, Cabot Square est son pendant minéral, tandis que Columbus Courtyard est une cour de récréation luxueuse à l’écart des cheminements. De même les rues et les avenues de Canary Wharf, pourtant soignées, sont dépourvues de tout rôle morphologique. De dimensions modestes, ellesne sont pas reliées les unes aux autres et interconnectées dans un système continu et hiérarchisé. Ces artères ne sont pas les maillons d’un ensemble systémique mais fonctionnent en vase clos. West India avenue qui se veut l’entrée principale du site, située dans l’axe de la Canada Tower, bute plus qu’elle ne débouche sur Cabot Square, tandis que les deux artères parallèles qui encadrent la Main Tower (la North et South Colonnade) tournent sur elles-mêmes et ne

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mènent nulle part. Enfin le Jubilee Park est davantage la porte d’entrée végétale du centre commercial auquel il mène qu’un jardin public. Ces public open spaces ne sont que des éléments de décor dont la fonction est de mettre en scène les immeubles qui les dominent et non les maillons d’un ensemble systémique servant à relier un point à un autre. Ce sont des objets esthétiques mais nullement les éléments d’un système hiérarchisé servant à structurer le tissu urbain (Bertrand, 1983). Fondamentalement, le schème morphologique utilisé pour construire la ville a changé.

17 La prééminence de cette logique de l’objet par rapport au schème de l’espace public peut se lire dans les explications du guide sur l’architecture publié par le Canary Wharf Group qui justifie les principes architecturaux utilisés : « Canary Wharf is an extremely cohesive estate with each building interacting with its neighbours. »

18 Il précise à propos du trio de tours constituée par la Canary Wharf Tower, la tour Citygroup et la tour HSBC : « The Citigroup tower was made crystalline and transparent in order to contrast with and create a dialogue between the two. The “trio” of towers reinforces the east/west longitudinal axis of the Canary Wharf master plan and constitutes the iconic image as the centrepieces of the development. »

19 Le dialogue se fait de volume bâti à volume bâti et non pas entre l’immeuble et la rue (Loyer, 1994) : les bâtiments sont dessinés et conçus les uns en fonction des autres.

B. L’absence de lieu de sociabilité

20 Cette absence de rôle dans la morphologie des lieux a des incidences sur la fréquentation. N’étant pas les maillons morphologiques du tissu urbain, les public open spaces ne polarisent pas les flux et les déplacements et ne constituent pas des lieux à l’animation intense.

21 Le stationnement le long de la chaussée étant interdit dans Canary Wharf, les voitures doivent utiliser les parkings souterrains ou stationner dans les parkings extérieurs environnants les abords du site. Cette contrainte de stationnement fait que les rues de Canary Wharfsont empruntées par les voitures uniquement pour accéder ou sortir des parkings souterrains. Elles ne sont utilisées en tant qu’axe de circulation que par les taxis ou les bus qui ne font que tourner en rond autour de l’axe central (sur Northet South Colonade). La circulation à l’intérieur de cette enceinte semble donc en grande partie factice : tout se passe comme si au final la voirie ne servait pas réellement à la circulation. La pauvreté des panneaux indicateurs qui n’indiquent que des parkings ou des sens interdits trahit ce simulacre de circulation.

22 Les rues ne sont pas non plus le cadre d’une intense fréquentation par les piétons. Le terre-plein central végétalisé que l’on retrouve sur certains axes, comme West India Avenue ou Bank street, est inaccessible. Cette zone centrale qui, sur les grands boulevards parisiens, était conçue comme un lieu de flânerie et de déambulation est ici un espace plein : il est occupé par les réserves techniques et est entièrement planté. Visuellement, il s’offre comme un espace agréable mais concrètement, il ne peut faire l’objet d’aucun usage. On touche ici le pastiche de cette forme urbanistique. Les avenues dont les terre-pleins centraux sont pleins n’ont qu’une parenté formelle et végétale avec les boulevards parisiens. Ce ne sont pas des lieux de déambulation, encore moins de sociabilité. Seuls les codes formels du boulevard haussmannien ont été

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repris. On a donc affaire à une reproduction mimétique de certaines formes archétypiques mais qui tourne à vide. Dépossédée de son rôle morphologique, l’avenue l’est alors également de sa fonction sociale : elle n’est plus un lieu de vie au sens fort du terme, elle ne participe plus à l’élaboration de l’urbanité des lieux.

23 La faiblesse de la fréquentation des public open spaces contraste avec l’animation qui règne dans la galerie marchande du centre commercial, qui se trouve sous l’axe central et qui constitue l’axe polarisant les flux de déplacements et le vrai lieu d’animation de ce quartier. Paradoxalement, à Canary Wharf, ce sont les espaces couverts et privés qui innervent la vraie circulation. Les lobbies privés des compagnies et la galerie du centre commercial se substituent au réseau d’espaces publics et constituent les points et les artères structurants et fonctionnels du site. Malgré la qualité et le soin des aménagements extérieurs, le vrai lieu de vie est souterrain. Un réseau d’espaces privés, couverts et commerçants s’est substitué au réseau d’espaces publics, ouverts et polyfonctionnels.

C. Un patrimoine original : le potentiel aquatique

24 Grâce à l’importance de leur potentiel aquatique, les Docklands bénéficiaient d’une spécificité originale et d’un atout différent de ceux de la City. S’étendant le long de la Tamise, principalement en rive gauche, et creusés de plusieurs bassins (même si beaucoup ont été comblés dans les années 1970), les Docklands ont souvent été surnommés la water City of the 21st Century et ses 55 miles de waterfront considérés comme « The greatest open space London has seen developed in the UK in the last century. »4

25 Le sort réservé aux bassins, hérités de l’histoire des docks de Londres, et leur intégration dans la nouvelle géographie des lieux ont toutefois fait l’objet d’une mise en valeur ambiguë. L’eau des bassins constituait un élément apprécié de manière ambivalente par les aménageurs. Potentiellement porteuse de plus-value en termes d’urbanité, elle représente parallèlement des zones non constructibles et donc des moins values foncières. Cette contradiction inhérente à ces plans d’eau se retrouve dans le décalage que l’on peut observer entre les discours tenus par les opérateurs et les modalités de leur mise en valeur.

1. Un argument publicitaire…

26 Le potentiel aquatique du site a très tôt été mis en avant pour promouvoir le développement de la zone et changer son image de marque (Ogden, 1992). Les campagnes publicitaires de la LDDC à destination des entreprises qu’elle cherchait à convaincre de quitter la City, présentaient l’image d’un site où les déjeuners de travail se faisaient au bord de l’eau et où les logements offraient des vues imprenables sur la Tamise au soleil couchant. L’un des slogans de la LDDC dans les années 1980 pour présenter ces nouveaux Docklands et contrecarrer l’image de zone désaffectée était d’en faire : A new Venice. Par ailleurs, l’opération de Canary Wharfa fait l’objet d’une campagne de promotion qui la désignait comme a Wall Street on water. Aujourd’hui encore, les agences immobilières n’omettent pas d’utiliser le point de vue sur l’eau comme argument de vente et de justification des prix immobiliers.

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Photo 2 : Publicité de la LDDC

2. Contredit par la géographie des lieux

27 Toutefois, paradoxalement, l’eau est peu visible et peu sensible lorsque l’on se promène dans les Docklands, et notamment dans l’Île aux Chiens, pourtant creusée de plusieurs bassins et lovée au centre d’un important méandre de la Tamise.

28 L’aménagement de l’esplanade devant la station de métro de Canary Wharfillustre parfaitement la non mise en valeur du potentiel aquatique. Lorsque l’on sort du métro, l’eau, pourtant dans l’axe de la sortie, n’est pas immédiatement visible : l’esplanade se trouve au-dessus du niveau de l’eau et celle-ci est masquée par deux réserves techniques relativement massives. L’aménagement des bords de bassin, pourtant soigné, n’en fait pas un élément de structuration des lieux et de polarisation des flux. L’eau est ignorée et non prise en compte dans l’aménagement de cet espace. Ce n’est pas un axe structurant ni un point focalisant les déplacements.

29 Certains détails d’aménagement traduisent bien l’ambivalence de la mise en valeur du potentiel aquatique dans la philosophie opérationnelle des aménageurs. La disposition des bancs le long des bassins peut se révéler extrêmement signifiante et trahir cet intérêt uniquement formel pour l’eau, voire le désintérêt dont elle fait l’objet. En face de la porte d’entrée du centre commercial située sur la Churchill Place, une promenade a été aménagée mais les bancs installés tournent le dos à l’eau et font face à la porte d’entrée du centre commercial. Le point de vue sur l’eau est totalement ignoré, le seul élément digne d’intérêt apparaissant, selon le « discours des bancs », être le shopping mall.

30 De même les bords de bassin qui ont pourtant fait l’objet d’un aménagement soigné et de grande qualité (plantations d’alignement, mobilier urbain, statues, sculptures etc.)

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ne sont pas le support d’une intense fréquentation comme cela peut être le cas dans d’autres sites fluviaux dans Londres et sont pratiquement toujours déserts, quels que soient l’heure ou le jour de la semaine. Dans la réalité, les promenades en bord de bassin sont moins le support de déambulations horizontales, de relativement longue durée, qui serait le fait d’une population anonyme, mais sont utilisées de manière statique, ponctuelle et verticale, notamment par les fumeurs des immeubles de bureaux qui les surplombent. Ce sont moins des lieux de promenades que les extensions privatives des bureaux.

31 Dans les Docklands, l’eau fait l’objet d’un discours et d’une mise en valeur contradictoires : elle est présentée de manière rhétorique et publicitaire comme la spécificité des lieux et ce qui leur confère leur caractère unique. Mais concrètement et techniquement, elle est perçue comme une contrainte avec laquelle il faut composer au mieux et au moindre coût.

III. Quelle urbanité et quelle citoyenneté dans une ville privée d’espaces publics ?

32 La reconversion fonctionnelle et le renouveau formel des Docklands ont engendré un nouveau paysage urbain dans lequel quelques marqueurs symboliques du passé ont été conservé à titre de symboles patrimoniaux de l’ancienne activité portuaire, tandis qu’un paysage de gratte-ciels et la reproduction mimétique et ponctuelle du modèle d’espace public présidaient à l’aménagement du nouveau quartier d’affaires de Canary Wharf. Toutefois, cette vaste opération de régénération urbaine qui a substitué un pan de ville à un autre, s’est faite sans que l’espace public ne soit un schème utilisé pour penser et fabriquer ce nouveau morceau de ville. Dès lors, quelles formes d’urbanité et de citoyenneté peuvent se déployer dans un morceau de ville, privé d’espaces vraiment publics ? (Ghorra-Gobin, 2001) Quel est le type de milieu urbain auquel on aboutit et quelles sont les conditions d’habitabilité de celui-ci ? (Berque, 2006)

A. La ville fragmentée

33 La disparition de l’espace public comme schème de structuration du tissu urbain fait disparaître le fil directeur de la ville, l’espace commun, partagé par tout un chacun, quelque soit son degré de familiarité ou de propriété avec les lieux. Avec la disparition de l’espace public, on entre dans une géographie mosaïque, une ville fragmentée, dans laquelle les déplacements s’apparentent à un jeu de saute-mouton : on se déplace d’un îlot à l’autre, d’une pièce du puzzle à l’autre sans que le déplacement entre chacune de ces pièces ne soit envisagé autrement que sous l’angle technique. On perd le liant de la grammaire urbaine (Roncayolo, 1990).

34 La ville se transforme alors en une sorte de patchwork urbain, constitué de fragments (Navez-Bouchanine, 2002). Ainsi, dans l’ensemble de l’Ile aux Chiens, un certain nombre d’entités d’immobiliers de bureaux se juxtaposent les unes aux autres au sein de ce méandre de la Tamise. Outre Canary Wharf, on trouve les ensembles du Harbour Exchange, de South Quay Plaza, ou du Thames Quay. Chaque entité est cohérente en elle-même : elle s’organise autour d’une trame viaire privée qui mime les codes formels des espaces publics, mais elle se juxtapose aux autres en leur tournant le dos et en tournant le dos à la rue. La façade principale des bâtiments est soustraite au regard du

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public et tournée vers le cœur de ces ilots privés et la rue devient un ruban circulatoire qui longe la façade arrière des immeubles. Chaque ensemble s’autonomise et il n’y a plus de dialogue morphologique entre les immeubles et la rue. Celle-ci s’apparente davantage à une route – fonction traduite par la toponymie (Westferry road, Aspen way) – et se trouve dépourvue de la complexité technique et symbolique qui fonde l’espace public (Loyer, 1994). La circulation entre chacun de ces ensembles se fait en accolant des pièces et des morceaux publics ou privés (artère routière, galerie marchande privée, parking, passerelle) ou en recourant aux réseaux de transport public (métro, DLR).

B. La ville marchandisée

35 La disparition matérielle de l’espace public modifie également la gamme des pratiques possibles et le rapport du citadin à son environnement urbain.

36 Pour participer pleinement à l’urbanité de ce quartier, il faut de manière systématique, être affilié à un groupe identifiable : il faut être salarié des compagnies pour se rendre dans ces enceintes privées, client du centre commercial pour fréquenter l’épine dorsale du site de Canary Wharf, consommateur d’une manière générale pour avoir une raison d’être – au sens physique mais peut-être aussi métaphysique – dans ce quartier. Le simple statut de citadin ne suffit plus à légitimer sa présence sur place. On aboutit à une ville dans laquelle les pratiques sont régies par « le principe d’affiliation » (Michon, 2006) et non plus par celui de la civilitas.

37 Cette logique d’affiliation se manifeste notamment dans le traitement qui est fait du potentiel aquatique qui est l’une des spécificités du site sur lequel les Docklands ont misé pour construire une nouvelle image et se démarquer de la City et qui peut être considéré comme une forme particulière d’espaces publics. Dans les Docklands, pour pouvoir profiter de la vue sur l’eau, il faut être employé d’une compagnie dont les buildings surplombent l’eau, clients des restaurants dont les fenêtres et les terrasses donnent sur l’eau, ou propriétaires de l’un de ces nouveaux docksides apartments qui ne manquent pas de valoriser ce point de vue dans leur promotion commerciale. Au final, pour bénéficier de la vue sur l’eau, il faut être dans la position du voyeur de Michel de Certeau (Certeau, 1980). Le point de vue sur l’eau n’est pas gratuit et offert à tout un chacun. Le simple statut de citadin ne suffit pas pour en profiter.

38 Cette dimension est étroitement corrélée au statut privé des lieux et à la fausse dimension publique des espaces extérieurs. La dimension consommatoire des pratiques est, par définition, la seule possible dans la sphère privée marchande. Réalisés par des acteurs privés, les espaces dits « publics » ne peuvent, malgré leur nom, offrir aux passants la gratuité des déambulations qu’offrent des espaces, juridiquement publics sur le plan foncier, et conçus et entretenus par la puissance publique. La marchandisation et la commercialisation des public open spaces de Canary Wharf sont des dimensions inhérentes à leur statut foncier.

C. La ville insoutenable

39 Enfin avec le renoncement à l’espace public comme outil de structuration de la ville, ce sont les conditions d’évolution et de durabilité du tissu urbain qui sont remises en cause.

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40 Le triptyque morphologique, formé par le parcellaire, le bâti et l’espace public, présente l’intérêt de conjuguer le temps long de la ville et le temps court des citadins et garantit à la fois pérennité et renouvellement urbains. L’espace public est la trace quasi immuable qui perdure par delà les changements techniques (évolution des transports) ou politiques (changement de régime). Par l’invariance de son tracé, l’espace public constitue un canevas stable qui sera transmis aux générations futures, qui, concrètement, mettront leurs pas dans ceux des générations précédentes. Le parcellaire, bien qu’opposant une certaine inertie, est soumis à des changements sur une échelle de temps plus courte, tandis que le rythme d’évolution des volumes architecturaux obéit au temps court des cycles immobiliers, et évolue au gré des modes et des techniques de construction, permettant à la ville d’inscrire ses transformations dans le temps des citadins. La permanence des espaces publics constitue un point de repère qui permet de digérer les changements des autres paramètres morphologiques du tissu urbain et d’affronter les mutations de la société. Ainsi, l’espace public est le moyen qui permet à la ville de se renouveler dans la continuité, de perdurer dans le changement. Grâce à la relation combinatoire qu’il entretient avec les deux autres éléments du triptyque morphologique dont il fait partie (le parcellaire et le bâti), l’espace public instaure une sorte de pacte morphologique entre permanence et mutation

41 Avec la prééminence de la logique de l’objet et la rupture de la relation combinatoire entre bâti et non bâti, ce sont les conditions de permanence et d’évolution du tissu urbain qui sont remises en cause et la double temporalité, constitutive de l’histoire des villes, qui est niée. Lorsque la ville n’est plus pensée en fonction du creux de l’espace public mais en fonction du plein de l’objet, c’est la temporalité courte des volumes bâtis qui prime et s’applique à l’ensemble du tissu urbain, remettant en cause le potentiel de durabilité du tissu urbain. On peut ainsi s’interroger sur la manière dont ce nouveau morceau de ville pourra évoluer et se transformer puisque les espaces bâtis et non bâtis sont gérés par les mêmes acteurs et soumis à la même temporalité. Les rues et les places de Canary Wharf, propriétés du Canary Wharf Group, sont soumises à la même logique de mutabilité et à la même temporalité que les immeubles qui les entourent. Qu’adviendra-t-il de ces enceintes privées quand les règles économiques ou les principes de localisation des activités changeront ?

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NOTES

1. La London Docklands Development Corporation est l'une des Urban development corporations créées par le Local government planning and land act de 1980. Ces agences de développement urbain sont chargées de la régénération économique et urbaine de zones en grande difficulté, situées en général dans les inner cities. Elles se substituent aux autorités locales et deviennent les seules autorités en charge du développement. La LDDC a eu ainsi en charge un territoire de 22 km² délimité sur les territoires des boroughs de Southwark, Tower Hamlets et Newham. 2. Reg Ward, ancien directeur de la LDDC, The Times, 18 novembre 1986.

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3. Ce groupe, qui a à son actif la réalisation de grands complexes financiers à New-York ou à Toronto, sera rebaptisé le Canary Wharf Group en 1993. 4. S.K Al Naib, London, Canary Wharf and Docklands. Social, Economic and Environmental. An illustrated guide to Britain’s greatest urban change, Londres, 2003, p. 44

RÉSUMÉS

L’opération de régénération urbaine qui a transformé les docks du port de Londres en Docklands et substitué aux anciennes installations portuaires un quartier d’affaires et des logements de standing a revitalisé une zone en pleine déréliction dans les années 1960 et fait en partie basculer le centre de gravité de la métropole londonienne vers l’est. Si l’héritage industrialo-portuaire a été en partie conservé, surtout sous forme symbolique, c’est surtout une nouvelle manière de faire la ville qui a présidé au renouveau de cette zone. Aujourd’hui c’est un nouveau paysage urbain mais aussi une nouvelle urbanité qui peut se lire dans cette partie de l’agglomération.

An operation of urban regeneration transformed the docks of London’s harbour into “The Docklands” in the early 1980s’. It substituted a business district and luxury housing to ancient harbour facilities and revitalized a zone in total dereliction in the 1960s. It also partially shifts the centre of gravity of the metropolis of London eastward. If the industrialo-harbour inheritance was partially preserved, especially in symbolic shape, it is mainly a new way of making the city which presided over the revival of this zone. Today it is a new townscape but also a new urbanity that can be read in this part of town.

Die Sanierungsarbeiten, die das ehemalige Hafengelände von London in Docklands einem Finanz- und Wohnungsviertel verwandelt haben, führen zu einer Revitalisierung eines im Lauf der 60er Jahre in Niedergang Geländes. So hat sich der Schwerpunkt der Londoner Metropole nach Osten verlagert. Wenn das Industriehafenerbe teilweise insbesondere als Symbol aufbewahrt wurde, hat sich eine neue Weise des Stadtbaues für die Renovierung dieses Stadtteils durchgesetzt. Heute sind in diesem Stadtteil eine neue Landschaft und eine neue Urbanität entstanden.

INDEX

Mots-clés : Docklands, espace public, logique de l’objet, logique d’affiliation, partenariat public- privé, régénération urbaine Schlüsselwörter : Beitrittslogik, Docklands, Logik des Gegenstandes, öffentlicher Raum, privat- öffentliche Zusammenarbeit, städtische Regenerierung Keywords : Docklands, logic of the object, membership logic, public open space, public-private partnership, urban regeneration

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AUTEUR

PERRINE MICHON Université Paris XII Val de Marne - Département de géographie - 61 avenue du Général de Gaulle 94 000 CRETEIL - [email protected]

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Comptes rendus

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Mark BAILONI, Delphine PAPIN, Atlas géopolitique du Royaume-Uni. Les nouveaux défis d’une vieille puissance Paris, Autrement, 77 p.

Simon Edelblutte

RÉFÉRENCE

Mark BAILONI, Delphine PAPIN, Atlas géopolitique du Royaume-Uni – Les nouveaux défis d’une vieille puissance, Paris : Autrement, 2009, 77 p.

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1 Sous une couverture particulièrement bien choisie, cet atlas de la désormais reconnue collection des éditions Autrement traite d’un État puissant et voisin de la France, ce qui lui confère une place essentielle dans l’actualité et génère donc à son propos des représentations assez monolithiques de ce côté-ci de la Manche.

2 Le premier mérite de cet atlas est justement, sous un format accessible à tous, d’explorer toute la complexité, la richesse et les nuances de ce Royaume dit uni et pourtant d’une diversité ethnique, culturelle, politique, économique et sociale plus forte que celle de beaucoup d’États du continent.

Une démarche géopolitique

3 Dans l’introduction, les auteurs, tous deux diplômés de l’Institut Français de Géopolitique (IFG) précisent que leur démarche est géopolitique, définie par Yves Lacoste comme « l’étude des rivalités de pouvoirs sur des territoires, en tenant compte des représentations contradictoires dont elles sont l’objet, et qui suscitent de débats entre citoyens » (p. 5). Il s’agit donc d’un atlas qui a l’ambition, par cette démarche, « d’apporter les clés pour mieux comprendre les problématiques du Royaume-Uni d’aujourd’hui ». Les cartes électorales, sociales, économiques, ethniques, religieuses, politiques (anciennes et actuelles) sont donc privilégiées par rapport aux cartes thématiques des atlas simplement « géographiques » (relief, population, agriculture, industrie, etc.).

4 Cette démarche géopolitique est particulièrement bien adaptée à un État multinational en pleine révolution identitaire depuis la dévolution de 1997. Accordant des pouvoirs non seulement à l’Écosse et aux Pays-de-Galles, mais aussi à Londres, la dévolution a incité par ricochet l’Angleterre à s’interroger sur son identité et sa place même au sein du Royaume-Uni.

5 L’ouvrage est divisé en 6 chapitres, en cohérence avec la démarche utilisée. Le premier chapitre est un rappel politico-historique indispensable sur la formation de cet État aux 4 Nations ; le second cible les inégalités territoriales du pays, tant ethniques, sociales, économiques que politiques ; le troisième évoque les héritages de l’Empire ; externes avec les « poussières d’Empire » (p. 34) ou internes avec le multiculturalisme croissant du pays (p. 38) ; le quatrième traite de la place toujours ambivalente du Royaume-Uni entre l’Europe et les États-Unis ; le cinquième, le plus fourni, traite des éléments de la « vieille puissance » britannique (diplomatie, économie, langue) ; le sixième enfin, est un zoom sur Londres, ville mondiale tant par son influence économique et financière que par sa diversité ethnique et culturelle.

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6 Certains thèmes abordés sont particulièrement originaux et riches d’enseignements : • le thème de l’identité anglaise, souvent confondue avec l’identité britannique, est traité aux pages 20-21, mais apparaît en filigrane dans les pages sur les autres Nations du Royaume-Uni (Écosse, Pays-de-Galles, Irlande du Nord) et dans les pages historiques ; • le thème du multiculturalisme du Royaume-Uni, évoluant de plus en plus, selon ses détracteurs, vers un dangereux communautarisme, apparaît aussi comme récurrent et fait l’objet de plusieurs pages (38-39, 68 à 71).

7 Une des grandes forces de cet atlas est la volonté des auteurs de coller à une actualité particulièrement riche et difficile (crise, engagement militaire extérieur, élections législatives toutes proches, etc.). Des textes toujours très actuels et une excellente connaissance des différents projets d’aménagement, notamment urbains (gratte-ciels à Londres), sont complétés par une double page entière sur les futurs Jeux Olympiques de 2012, événement majeur d’un avenir proche.

8 Enfin, l’aspect pédagogique de l’ouvrage ressort particulièrement lors de nombreuses comparaisons avec la France, tant dans les textes que dans les cartes. Le nombre d’habitants comparable des deux pays permet effectivement d’intéressants parallèles, ainsi que leurs relations anciennes et tumultueuses (dossier sur la (més)entente cordiale p. 42-43), la rivalité entre Londres et Paris (p. 62-63), ou encore la forte présence française à Londres (p. 68).

L’excellente utilisation d’un format imposé : cartes et approche multiscalaire

9 L’ouvrage se présente sous la forme classique des atlas Autrement, avec des doubles pages découpées en un court texte introductif, plusieurs cartes, graphiques ou tableaux, de 2 à 4 cours textes et une citation. Ce système rodé permet une grande facilité de lecture, une grande clarté de la présentation, mais possède les défauts de ses avantages. En effet, si les textes sont de grande qualité et remarquables de concision et de précision, on reste souvent un peu frustré face à ce format court imposé. Le talent de auteurs leur permet cependant de contourner en grande partie ce défaut en liant parfaitement cartes et textes ; la richesse des premières permettant de pallier la nécessaire brièveté des seconds.

10 Les cartes, éléments essentiels d’un atlas, sont à la fois pertinentes et particulièrement claires. Elles fonctionnent souvent par comparaison et par emboîtement d’échelle, « analyse multiscalaire » d’ailleurs évoquée dès l’introduction (p. 5). Ce système permet d’excellentes doubles pages (en particulier 16-17) ou le fameux clivage Nord / Sud, tant utilisé dans la politique britannique (et d’ailleurs repris dans la plupart de manuels français), apparaît évident à l’échelle régionale, mais se révèle beaucoup plus nuancé à l’échelle plus fine des districts. Il existe en effet « d’importantes poches de précarité dans le Sud […], alors que l’on trouve des territoires favorisés dans le Nord […] » (p. 17).

11 Les croisements d’échelles sont ainsi présents dans de nombreuses doubles pages, rapprochant parfois très heureusement des échelles très éloignées (p. 64-64), du quartier (la City de Londres) au monde entier, illustrant à la fois la place essentielle de ce cœur des affaires londonien entre ses rivales et néanmoins complémentaires Tokyo et New York et son perpétuel renouvellement architectural.

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12 La cartographie utilisée n’est ainsi jamais monotone et, si l’on peut regretter un manque de cartes à l’échelle de la ville ou du quartier hormis Londres et Belfast, des réalisations originales (anamorphoses, p. 19 et 56) compensent largement, par leur grande pédagogie, cette lacune. Ainsi, sur pas moins de 80 cartes, seules 3 paraissent, soit un peu désuète (p. 30), soit un peu chargée (p. 61), ou soit inutile (p. 33, en bas).

13 Après l’indispensable chronologie, l’ouvrage comporte enfin une bibliographie de publications en français et en anglais, complétée par une sitographie et, plus original, par une liste de films qui ont marqué la société britannique, de « Full monty – le grand jeu » de Peter Cattaneo à « Trainspotting » de Danny Boyle.

14 À la veille d’échéances électorales capitales qui devraient voir un changement de majorité après 22 ans de pouvoir travailliste, cet atlas très réussi constitue une synthèse originale dont les principaux mérites sont la nuance de propos et la grande pédagogie des textes et des cartes, ce qui le rend accessible à tous tout en satisfaisant aux exigences géographiques.

AUTEURS

SIMON EDELBLUTTE CERPA, Nancy Université

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Paul ARNOULD, Laurent SIMON, Géographie de l’environnement Paris : Belin, Atouts géographie, 2007

Jean-Pierre Husson

RÉFÉRENCE

Paul ARNOULD, Laurent SIMON, Géographie de l’environnement, Paris : Belin, Atouts géographie, 2007, 303 p.

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1 Formés à la biogéographie, les deux auteurs qui unissent ici leurs compétences et connivences scientifiques et didactiques apportent dans ce livre une contribution éclairée à propos des problèmes globaux posés par les dysfonctionnements récurrents de nos éco et sociosystèmes. A l’échelle globale, ces derniers évoluent à plusieurs vitesses. La planète s’avère plus malmenée et déménagée qu’aménagée de façon durable, prudente, raisonnée. La mesure holiste est indispensable pour apprécier les solidarités et tensions générées par la montée en puissance des effets de la mondialisation. Pour paraphraser Marcel Jollivet, ces auteurs sont des passeurs de frontières. Cela signifie qu’ils tissent des liens et du sens entre sciences de la nature, aménagement et sciences de l’homme. Ils invitent encore à relier les échelles spatiales emboîtées et les échelles de temps longs historicisés, rompus, accélérés, marqués par la récente montée en puissance des droits de l’environnement.

2 L’ouvrage obéit à un cahier des charges didactique précis. Sa partition distingue les savoirs (8 leçons) et les savoir-faire (6 dossiers). Ce cadrage permet de faire des choix, de privilégier des éclairages, de jouer sur les échelles et les complémentarités entre les études de cas développées et qui peuvent être lues séparément. Le tout est abondamment illustré, avec de la diversité dans les supports utilisés et des renvois dans le texte à des références bibliographiques pour l’essentiel très actualisées. Chaque première page de chapitre dresse un résumé problématisé et énonce des prolongements possibles à mener. Ceci fait du livre un outil intelligent, une invitation à rebondir voire agir comme éco-citoyen. Ces questions sont par exemple : « Peut-on isoler des espaces pour les protéger ? » (p. 131) ou encore « Les espaces de faible biodiversité : des espaces sans intérêt ? » (p. 155). Les chapitres traités font la liste des grands problèmes actuels identifiés ; en particulier le réchauffement, l’érosion des formes de biodiversité, les dégâts causés par la déforestation, etc. Ces textes incluent toujours dans leur développement un volet original, atypique ou peu connu, marqueur d’une autre histoire qui invite à la modestie dans notre compréhension de la noosphère. C’est la question de la perte de biodiversité confrontée à la géopolitique, le désert associé aux barrages verts porteurs d’espoir pour le Sahel, les polémopaysages retenus comme illustration du laminage ou de la fragilité des sols des champs de bataille.

3 Les savoirs sont éclairés par l’exposé de six dossiers. Il s’agit d’études de cas thématiques (les espaces verts urbains), d’études linéaires (l’eau du Rhône à Barcelone) ou de sujets traités à l’échelle de grandes régions (les contradictions de la conservation en Australie). Ces travaux fournissent des éclairages sur l’utilisation de la ressource, sa transmission, les effets de domino qui peuvent se produire ; bref la complexité de la

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gestion dynamique holiste du vivant. Ainsi, le dossier relatif aux espaces verts urbains s’attache çà la fois à poser les limites de la ville et la part mesurable de la nature dans la façon de vivre ensemble et à conforter des formes de réseau et de connexité dans la ville. Cette analyse est étayée par deux éclairages : la rupture formée par la forêt de Bondy par rapport aux grands ensembles de Montfermeil ou encore les jardins partagés en position interstitielle dans le tissu urbain parisien.

4 Au final, ce livre riche et didactique renouvelle les approches environnementalistes associées à la discipline géographique et ses enseignements.

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Claude SEYER, Bruno VALENTI, Julien PANNETIER, Nancy aérienne : paysages, patrimoine, urbanisme Haroué : G. Louis, 2008

Jean-Pierre Husson

RÉFÉRENCE

Claude SEYER, Bruno VALENTI, Julien PANNETIER, Nancy aérienne : paysages, patrimoine, urbanisme, Haroué : G. Louis, 2008, 111 p.

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1 A Nancy, l’approche des territoires vus du ciel par l’analyse des clichés aériens obliques relève d’une tradition solidement établie. Aussi, quand être géographe et/ou aviateur s’ajoute à une très fine connaissance de la ville, cela donne un très beau livre, juste et accessible par son contenu mais également didactique, esthétique, livrant des approches inédites sur la morphologie des tissus urbains de la ville modelée par des opérations de rénovation/restauration et des projets de requalification.

2 La présentation en format à l’italienne facilite la lecture des images nourries par les commentaires confiés à Claude Seyer. Le livre débute par l’exposé des principales étapes de construction de Nancy qui finit aujourd’hui d’occuper son territoire en investissant les anciennes carrières Solvay situées en Ville haute.

3 Ensuite, les auteurs s’attachent à étudier les principaux quartiers soigneusement cartographiés. Chaque commentaire historique préliminaire est distingué par un bandeau coloré ocre-sépia. Par ordre chronologique, ces quartiers sont analysés dans des jeux d’échelles emboîtées afin de dévoiler, vu d’en haut, les trames et les densités des tissus urbains. C’est d’abord la trilogie formée par la Vieille Ville, la Ville Neuve et « ses airs d’Italie », enfin l’ensemble du legs architectural des Lumières : places, perspectives, jardins (dont la place Stanislas récemment refaite). En deçà des quartiers centraux, les auteurs tissent les liens indispensables afin de relier projets de territoire, défis urbanistiques et résultats des débats négociés pour réussir et faire émerger des choix de ville partagés et encore anticiper sur l’avenir. Ces enjeux sont portés par le quartier de la gare ou par celui de Saurupt-Nancy thermal où le départ de l’Armée permet de concrétiser de grands projets de requalification par le pôle universitaire et de recherches (ARTEME) placé dans un cœur de ville translaté. En fait, c’est toute la ville qui bouge, se forme et se déforme. Les changements concernent par exemple les anciens faubourgs (Saint-Pierre et Trois Maisons), le Haut du Lièvre bâti « entre nécessité et démesure » et surtout le linéaire Stanislas-Meurthe réveillé suite aux travaux entrepris pour assagir la Meurthe, avec en mémoire les effets des terribles crues de 1947, 1982 et 1983.

4 Au total, cette très heureuse contribution comble une lacune. Elle nous fournit une approche inédite du tissu urbain sécrété par l’histoire, modelé par les successions de projets, avec en arrière-plan les dosages retenus dans les actuelles opérations de refonte des quartiers et dans la mise en scène du patrimoine.

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Mark BAILONI, La question régionale en Angleterre : nouvelles approches politique du territoire anglais Thèse de Doctorat, Université Paris 8, Institut Français de Géopolitique, 2007

Simon Edelblutte

RÉFÉRENCE

Mark BAILONI, La question régionale en Angleterre : nouvelles approches politique du territoire anglais, Thèse de Doctorat, Université Paris 8, Institut Français de Géopolitique, 2007, 560 p.

1 En une thèse de 560 p., M. Bailoni traite de la question régionale en Angleterre. Il s’agit d’un travail d’analyse géographique associé à une démarche géopolitique (p. 11 à 13). C’est-à-dire que l’auteur tient d’abord aux spécificités de la géographie, par l’observation et l’analyse des territoires pour en comprendre les problèmes et en mesurer les défis locaux, régionaux et nationaux (p. 11). La cartographie a d’ailleurs un place très importante dans le volume, avec des cartes efficaces sur le fond et lumineuses sur la forme (p. 273, 436, 437, 450, 479…), idéales pour expliquer les nombreux enjeux qui affectent ces territoires à différentes échelles. L’auteur analyse ainsi efficacement les rivalités de pouvoirs sur des territoires, le jeu des acteurs et les représentations des populations ; c’est en cela qu’il s’agit aussi d’une démarche géopolitique.

Le sujet et la démarche

2 Cette question est d’actualité dans un État-multination, longtemps considéré comme le pays le plus centralisé d’Europe. En effet, Il a été exclusivement ou presque gouverné

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par Londres durant tout le xxe siècle. L’auteur en donne la raison essentielle dès l’introduction, en évoquant l’opposition entre, d’une part, des nations périphériques faibles démographiquement et économiquement mais à l’identité affirmée, et, d’autre part, une nation centrale puissante et peuplée qui a la taille d’un État majeur à l’échelle européenne (50 millions d’habitants) : l’Angleterre.

3 Puis, en 1997, avec l’arrivée au pouvoir des néo-travaillistes, les « nations périphériques » du Royaume-Uni, Écosse et Pays de Galles, ont bénéficié de la dévolution, c’est-à-dire du transfert de pouvoirs importants de Londres vers Edinburgh ou Cardiff. Plus tard, l’Irlande du Nord a retrouvé une autonomie déjà acquise mais suspendue quelques décennies ou pendant les « troubles », et Londres a obtenu un maire élu. Ainsi, le Royaume-Uni, État unifié, mais pas État uniforme (p. 6), est un pays où « l’approche de la question régionale […] est beaucoup plus complexe que dans le États- nations unitaires » (p. 6) tels que la France.

4 Cette question régionale, qui concerne des territoires politiques intermédiaires entre le niveau local et le niveau national, est extrêmement complexe et particulière au Royaume-Uni, du fait du profond déséquilibre entre ses nations constituantes. Si l’Ecosse, le Pays de Galles et l’Irlande du Nord ont une taille régionale, l’Angleterre ne peut être considérée comme une région en raison de sa taille et surtout de sa population. Ainsi la question régionale existe également à un niveau inférieur, c’est-à- dire à l’intérieur d’un territoire qui n’est pas un État, l’Angleterre. Le problème est donc, dans un souci d’efficacité de gestion, mais aussi de rapprochement du pouvoir et du citoyen – Londres est loin vue de Liverpool ou de Newcastle – d’inventer de nouveaux territoires et de leur donner de nouvelles compétences, suivant ainsi une tendance de fond dans l’Union Européenne (UE) depuis plusieurs décennies. En bref, il s’agit de donner un poids politique réel à des régions anglaises sans pouvoirs élus face aux puissants Länder allemands ou même face aux régions françaises, qui disposent déjà d’une autonomie certaine.

5 Pour réussir un tel travail de recherche, l’auteur s’est évidement appuyé sur des ressources bibliographiques, mais aussi et surtout sur le dépouillement systématique des grands journaux britanniques. Cela a été rendu nécessaire par l’évolution rapide du sujet traité, notamment au moment de la préparation et du bilan du référendum de novembre 2004 sur la dévolution dans le Nord-Est. Mais l’intérêt du travail réside aussi dans la quarantaine d’entretiens (liste p. 527-528) réalisés lors de fréquents séjours en Angleterre (dont un séjour d’une année à l’université de Newcastle) avec « des élus, des chercheurs, des agents de développement, des personnalités politiques, des lobbyistes ou fonctionnaires » (p. 16). Ces entretiens, en plus de permettre un travail sur la perception de cette question régionale, apportent aussi une dimension humaine certaine à un ouvrage ancré sur le terrain tout en complétant heureusement les réflexions plus conceptuelles.

Un emboîtement spatial et chronologique

6 Le volume s’articule en trois parties organisées en une sorte d’emboîtement spatial et chronologique, partant du Nord-Est et de son référendum pour évoquer la lente régionalisation de l’Angleterre et le développement assez récent des identités régionales.

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7 La première partie est essentiellement consacrée à la grande échelle et à l’actualité brûlante de la région Nord-Est de l’Angleterre. En effet, le référendum organisé dans cette région en novembre 2004 et qui devait entériner la politique du New Labour en étendant la dévolution écossaise et galloise (dans une moindre mesure cependant) au Nord-Est de l’Angleterre, a été un échec retentissant pour le pouvoir. Le résultat, un « non » à 78 %, était inattendu puisque encore 2 semaines avant le scrutin (p. 50), les sondages annonçaient, dans la lignée d’un mouvement non seulement national mais aussi européen, une victoire du « oui ». M. Bailoni interprète ce résultat comme non pas un rejet réel d’une dévolution qui ne passionnait certes pas les électeurs du Nord-Est tant elle était timide, mais comme un vote « d’une portée beaucoup plus générale dans le contexte politique britannique du moment » (p. 22). En effet, la région est un bastion travailliste depuis très longtemps et le rejet d’une proposition d’un gouvernement travailliste y a évidement plus de poids qu’ailleurs.

8 Replaçant ensuite le vote dans le contexte national de la dévolution « à géométrie variable » pratiquée par T. Blair en donnant des pouvoirs différents à des moments différents et à des régions différentes, l’auteur décrit ensuite le fameux projet, jugé comme trop peu ambitieux. Il évoque les campagnes différentes et passionnées qui se sont affrontées, pointant le rôle parfois trouble d’élus travaillistes craignant pour leur mandat et leur pouvoir si la mise en place d’une assemblée régionale était votée. Si le « non » peut en partie être expliqué par le contexte politique international et notamment le mécontentement d’une grande majorité d’Anglais (en particulier travaillistes) face au soutien de T. Blair à l’intervention militaire américaine en Irak, il est surtout dû à une erreur de calendrier (p. 88 à 94). Le vote est en effet jugé d’abord trop tardif par rapport aux dévolutions écossaises et galloises, dont certains aspects négatifs – notamment financiers – apparaissent alors dans les médias. Il est aussi trop proche d’élections générales (2005), donnant l’occasion inespérée à des électeurs très majoritairement travaillistes de donner un coup de semonce à un gouvernement de même bord sans pour autant risquer un retour des conservateurs au pouvoir (p. 94).

9 L’auteur tire ensuite les leçons politiques de ce référendum raté, avec des conséquences variées sur une classe politique globalement affaiblie. Le parti travailliste, s’il est en recul au niveau régional, notamment en raison d’un redécoupage électoral peu favorable, ne cède cependant rien aux Conservateurs, très discrédités depuis les années Thatcher dans une région frappée par une crise industrielle profonde et précoce. Par contre, au-delà des petits partis populistes, anti-européens et plus ou moins sérieux (British National Party, United Kingdom Independance Party, ou encore Neil Herron, président de l’association des martyrs du système métrique), c’est le parti Libéral- Démocrate (Lib- Dem) qui profite, tant lors des scrutins locaux que nationaux, du recul des travaillistes. Le basculement dans le camp Lib-Dem de Newcastle, ville qui a connu ces dernières années un profond renouveau urbain accompagné d’un changement de la composition socio-politique de la population, en est le symbole le plus fort.

10 Ainsi, le référendum raté du Nord-Est révèle-t-il un climat anti-labour et anti- establishment, tout en illustrant le mécontentement et le désenchantement des électeurs vis-à-vis de leurs élus et de l’ensemble de classe politique ; il peut en cela être comparé au « non » français à la Constitution européenne en mai 2005 (p. 156). Plus grave, ce « non » ralentit la réforme administrative et politique de l’Angleterre tout en accentuant le déséquilibre institutionnel du Royaume-Uni qui juxtapose donc des

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périphéries à forte identité et assez autonomes, un centre londonien tout puisant et une Angleterre provinciale sans pouvoir. Le résultat est d’autant plus étonnant que, s’il n’y a pas de pouvoir régional en Angleterre, le territoire anglais est depuis longtemps administré par le pouvoir central sur des bases régionales ; c’est l’objet de la seconde partie.

11 La seconde partie traite essentiellement des découpages régionaux de l’Angleterre, mis en place dès les années 1920 pour pallier les difficultés des territoires en crise. La partie commence par une mise au point sur le contexte européen, puis brosse un portrait des institutions régionales en Angleterre, toutes dessinées ou tout au moins contrôlées par l’État central : Government Offices for Regions (GOR), Regional Development Agencies (RDA), Regional Chambers ou encore Quasi Autonomous Non Governmental Organisations (quangos), « agences de l’État chargées d’appliquer les décisions de leur ministère de tutelle au niveau territorial sur lequel elles s’exercent » (p. 186). Ce dernier terme est considéré comme péjoratif et sous-entend qu’un pouvoir qui devrait être aux mains d’élus du peuple, est exercé par des agents souvent nommés et donc sans réelle représentativité démocratique. Le terme « quangos » rassemble donc une multitude d’agences ou d’organismes très différents, qui travaillent souvent de manière très autonome (p. 187). Toutes ces institutions restent finalement en place puisque l’assemblée régionale a été refusée dans le Nord-Est.

12 On peut cependant regretter ici une partie très technique, donc quelque peu indigeste et qui aurait mérité quelques schémas explicatifs, mais elle permet néanmoins d’amorcer l’historique beaucoup plus intéressante de la régionalisation de l’Angleterre par des découpages venus du gouvernement central, différent en cela d’un régionalisme qui viendrait des habitants et des élus locaux. La série de cartes des pages 204 à 223 montre la taille de plus en plus grande de territoires aidés (assisted areas) par le gouvernement central, puis leur rétractation sous les gouvernements conservateurs de Thatcher et Major, qui réduisent également les pouvoirs des autorités locales en redécoupant les territoires politiques locaux. C’est néanmoins John Major qui crée les GOR pour « organiser, coordonner et modéliser les politiques régionales au nom de la rationalité et de l’efficacité » (p. 226) amorçant une régionalisation administrative plus complète et autorisant ainsi une régionalisation politique (dévolution) que les Travaillistes, alors dans l’opposition, réclamaient.

13 Arrivés au pouvoir en 1997, le New Labour, au-delà des emblématiques dévolutions écossaises et galloises, développe une nouvelle approche territoriale, renforçant le rôle des institutions régionales et laissant de plus en plus de place aux initiatives locales, notamment dans le domaine du renouveau urbain (Urban Development Corporation, Urban Regeneration Companies, et du rattrapage du retard des régions du Nord par rapport au cœur londonien (Northern way, City Regions).

14 Enfin, la dernière sous-partie, passionnante, pose la question des limites régionales de l’Angleterre en présentant un série de cartes des découpages anciens (comtés historiques) et des découpages régionaux proposés au cours du xxe siècle. L’auteur y montre ainsi la lente maturation des Standard Regions, découpage actuel qui s’amorce au début des années 1970. Ces limites – comme toute limite – sont néanmoins contestées, notamment autour de Londres où l’influence de la capitale s’exerce largement et directement sur les régions East of England et South East, et dans le Nord, sorte d’archipel urbain où aucune des anciennes villes industrielles (Manchester, Liverpool, Leeds, Sheffield, Bradford, Newcastle, Sunderland…) ne polarise ni vraiment

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ni clairement un large territoire, ce qui pose donc d’ailleurs la question des capitales régionales.

15 Enfin, la troisième partie traite, suite à l’échec du référendum, des nouvelles approches pour la dévolution en Angleterre. Les dévolutions écossaise et galloise ont en effet provoqué, en contrecoup, un regain de l’identité anglaise face à l’identité britannique en même temps que de nouvelles tensions entre les Nations composantes du Royaume- Uni, allant parfois jusqu’à poser la question de sa survie. « West Lothian question » (du nom de la circonscription d’un député hostile au projet avorté de dévolution de 1978) qui pose le problème de la compétence non réciproque des députés écossais sur les affaires anglaises ; formule Barnett, système de répartition des ressources de l’État très avantageux pour l’Écosse et le Pays de Galles, sont autant de problèmes qui posent plus généralement la question de la très difficile distinction entre les affaires anglaises et les affaires britanniques (p. 337).

16 La situation est encore compliquée par l’évolution ethnique et culturelle du Royaume- Uni où les rapports de force entre les veilles nations écossaise, galloise, irlandaise et anglaise ont été bouleversés, non seulement par les changements économiques profonds, avec la crise industrielle, mais aussi par l’arrivée des minorités ethniques (les immigrés caribéens, africains ou asiatiques et leurs descendants) qui se sentent britanniques avant tout et ne s’identifient pas à l’une ou l’autre des nations anciennes du Royaume-Uni.

17 Au cœur de cette évolution apparaît, en réaction aux affirmations écossaises et galloises, un développement certain de l’anglicité. Multiplication des croix de Saint- Georges à la place des Union Jack lors des compétitions sportives ; commémoration toujours plus importante de la Saint-Georges, sont autant de manifestations de cette anglicité qui a néanmoins encore des difficultés à bien se distinguer de la britannicité, en raison de l’héritage politique et institutionnel ou de la suprématie économique et démographique de l’Angleterre. Le développement de petits partis europhobes et populistes (comme l’English Democrats Party) dont le discours défendant les parties riches du territoire face aux parties pauvres, se rapproche de celui du Vlams Belang flamand en Belgique et de la Ligue du Nord en Italie (p. 377), reste cependant anecdotique et ne devrait pas aboutir à court ou à moyen terme, à la création d’un parlement anglais. Cette constatation s’appuie aussi sur le fait que les fractures internes à l’Angleterre elle-même sont importantes.

18 La sous-partie 3.2 traite de ces inégalités spatiales ; c’est peut-être la plus intéressante et la plus originale de cette thèse. L’auteur y montre en en effet le développement de l’idée régionale, d’ailleurs souvent portée par des géographes, dans le Nord et le Nord- Est de l’Angleterre. Face à la politique thatchérienne d’abandon de la veille industrie, un sentiment d’injustice s’est construit autour de la fracture Nord-Sud (selon une ligne The Wash/Bristol), dont les origines remonteraient, selon certains, à la géographie physique (massifs anciens au Nord et bassin sédimentaire au Sud). Si les différents indicateurs montrent effectivement, à l’échelle nationale, une richesse et un développement plus fort dans le Sud-Est que dans le Nord, M. Bailoni croise intelligemment les différentes échelles régionales et locales par une série de cartes (p. 421 à 427 et p. 436 et 437) qui nuancent cette division abondamment reprise par les médias et les tenants de l’autonomie du Nord. Le clivages intra-régionaux et plus encore entre la ville et la campagne sont tout aussi saisissants et affectent le Sud-Est et

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Londres comme les régions du Nord ; ils sont particulièrement visibles dans le domaine électoral.

19 La construction de l’identité régionale du Nord et plus particulièrement du Nord-Est, se fonde donc autant sur des représentations que sur la réalité. L’image magnifiée de la vieille industrie, dont la destruction n’est due, selon les régionalistes, qu’à la politique du Sud, donc de Londres, est au cœur de ces représentations, accompagnée par les particularismes historiques, culturels et linguistiques du Nord-Est, très bien repris sur la carte de la page p. 450.

20 L’auteur traite ensuite plus rapidement des autres identités régionales en Angleterre (Cornouailles, voire Sud-Est), brillamment résumés par l’excellente carte de la p. 479. Il termine enfin par une sous-partie traitant des volontés de réforme du gouvernement local. Devraient ainsi s’affirmer, dans un objectif de rapprochement des citoyens et du pouvoir, des territoires politiques plus petits (« constituencies » de Birmingham) et inférieurs aux autorités unitaires, en même temps que devaient être supprimés les doublons comtés/districts par la généralisation des autorités unitaires. Parallèlement, de nouvelles pistes, comme les City Regions, nouveaux territoires développées autour des plus grandes villes et de leur espace polarisé, sont explorées.

Un apport essentiel sur le Royaume Uni

21 L’ouvrage permet donc au lecteur intéressé par le Royaume-Uni et par toutes les problématiques de la régionalisation et du régionalisme, de faire le point sur l’évolution de la situation dans un État qui apparaît peu à peu, au fil de la lecture du volume, comme un terrain d’expériences territoriales à la fois novatrices et respectueuses de la tradition (certaines limites de districts ou de comtés n’ont pas évolué depuis le Domesday Book de 1086 : carte p. 306). Cet apparent paradoxe donne des découpages régionaux très différents du système français, très cartésien dans son emboîtement et dans son uniformité presque totale. M. Bailoni montre ainsi que l’originalité des réponses anglaises aux difficultés des découpages régional et local réside dans leur variété, puisque tous les citoyens ne sont pas traités de la même façon par l’administration territoriale. Qu’ils soient écossais bénéficiant de la dévolution, Londoniens disposant d’un maire élu, habitant du Nord-Est ayant refusé la dévolution, les Britanniques sont incontestablement entrés, depuis la dévolution de 1997, dans une phase intense de recomposition de leurs territoires politiques infra-étatiques qui, par certains côtés, répond à l’intégration du pays dans l’ensemble supra-étatique qu’est l’Union Européenne.

22 La thèse a été soutenue à l’université Paris 8 le 10 décembre 2007 et a obtenu la mention très honorable avec les félicitations du jury.

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AUTEURS

SIMON EDELBLUTTE CERPA, Nancy Université

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