CHRONIQUE DU MOIS

PIERRE DE BOISDEFFRE

LA REVUE à LITTERAIRE Le temps et l'éternité

Derniers regards sur les prix. - Emmanuel Berl : Interrogatoire par . - Julien Green : la Bouteille à la mer.

Il est bien tard pour reparler des prix littéraires. Les lecteurs de la Revue ont dû se dire que, décidément, leur critique n'avait rien d'une voyante extra-lucide, puisque, signalant une douzaine de titres, il s'était gardé de désigner à l'avance le futur Goncourt ou le futur Renaudot. Au moins cent vingt-cinq titres étaient proposés à l'attention des jurys, et je n'en avais lu, sérieusement, que cinq ou six. Ce qui m'a frappé, c'est le caractère de redite de beaucoup de ces ouvrages. Même ceux qui ont été primés avaient un air de « déjà lu ». Les Flamboyants de (1) ——, apocalypse africaine autour d'un tyranneau local, déluge de mots baro• ques et de cérémonies incantatoires, ne manque pas de style, mais il nous en dit moins long sur la réalité africaine que le vieil et toujours actuel Etat sauvage de Georges Conchon, autre Goncourt. Il semble que nous ayons déjà lu l'Amour les yeux fermés de Michel Henry (2), prix Renaudot, tant ce récit de la grandeur et de la ruine d'une ville qui incarne la civilisation a, depuis un demi-siècle — de l'Atlantide à la Gloire de l'Empire —, été souvent conté. J'avais aimé le Trajet de Marie-Louise Haumont (3),

(li Patrick Grainville : les Flamboyants, roman, 320 p. (Editions du Seuil, 45 F). (2) Michel Henry : l'Amour les yeux fermés, roman, 296 p. (Gallimard, 39 F). (3) Marie-Louise Haumont : le Trajet, roman, 261 p. (Gallimard). Marie-Louise Haumont avait publié chez le même éditeur : Comme ou la journée de Madame Pline. LA REVUE LITTERAIRE 165

— nous l'avions sélectionné pour le prix Chateaubriand, mais les dames du Fémina nous l'ont enlevé —, comme un livre qui ne promet pas plus qu'il ne tient, et dont l'auteur accompagne ses personnages et les suit dans leur vie quotidienne,... mais je pourrais citer trente auteurs qui l'ont précédée dans cette voie, depuis les contes de Colette et de Jules Renard jusqu'à Béatrix Beck, Renée Massip ou Andrée Martinerie. Mlle Raphaële Billet- doux est charmante, elle a trouvé un titre ensorcelant (l'a-t-elle trouvé / toute seule, ce vers douillet des Contrerimes du cher P.-J. Toulet ?) et d'ai• mables héroïnes, mais on ne peut dire que Prends garde à la douceur des choses (4) — son troisième roman, que vient de couronner le prix Interal• lié — s'impose comme une découverte. Remarque inverse pour le Médicis de Marc Cholodenko (5) : l'auteur est jeune, et le livre ambitieux, mais le coureur s'effondre à la fin du sprint ; ses moyens n'étaient pas à la hauteur de son ambition. Dernier exemple, non primé celui-là : le Loup-Cervier de Guy Croussy (6) se recommandait par la solidité de son dessin, par la soli• dité de l'observation (l'usine et le couple étaient tous deux véridiques), mais nous avions déjà lu cela quelque part : le seul tort de M. Croussy était d'avoir pris la suite de M. René-Victor Pilhes et de son célèbre Impré• cateur. De toutes ces observations cursives naît une conclusion claire : le roman, en tant que genre littéraire, est en train de perdre sa prééminence (7). Le vrai roman de notre temps, ce sont les mass média qui l'impriment, avec leur torrent d'images prises sur le vif. Et les amateurs de littérature se retournent vers les derniers monstres sacrés, dont la mémoire a recueilli un héritage millénaire. Nous venons de perdre deux de ces mammouths : Emmanuel Berl et André Malraux.

Je revois, vers les années 1950, le vieux prophète désabusé, dans sa chambre monacale du Palais-Royal. Un ami de ma jeunesse, le charmant Roger Fabre, trop tôt disparu, qui partagea les promenades parisiennes de Fargue et de Giraudoux, m'avait emmené dans cette maison de la rue Montpensier qui m'intriguait, car Colette y habitait ; mais c'est à l'entre• sol que je devais revenir voir Jean Cocteau. Mon grand homme était alors Malraux, qui avait été l'intime de Berl. J'ai dû beaucoup agacer l'auteur de Mort de la morale bourgeoise en l'in• terrogeant indéfiniment sur le romancier de la Condition humaine auquel

(4) Raphaële Billetdoux : Prends garde à la douceur des jours, roman, 187 p. (Editions du Seuil). L'auteur avait déjà publié, chez le même éditeur : Jeune fille en silence (1971) et l'Ouverture des bras de l'homme (1973). (5) Marc Cholodenko, les Etats du désert, Flammarion. (6) Julliard. (J'ai signalé ce roman et le Médicis dans la dernière Revue littéraire.) (7) C'est la raison pour laquelle, au prix Chateaubriand, nous avons, non sans hésita• tion, finalement décerné notre prix aux Commentaires pour le temps présent de l'Evangile de R.L. Bruckberger (traduction moderne par R.L. Bruckberger et Simonne Fabien, un vol. 583 p., 3e trimestre 1976, Albin Michel). 166 LA REVUE LITTERAIRE je consacrais un essai (8). En 1950, Berl, qui passait pour avoir écrit les messages du maréchal Pétain, sentait encore le soufre ; on ne lui pardon• nait pas d'avoir été, lui, juif « de gauche », munichois, puis vichyssois. Quant à moi, si j'étais déjà l'auteur de Métamorphose de la littérature (livre qu'il n'aimait guère, car Mauriac, Montherlant, ses vieux ennemis, et Malraux, son frère séparé, s'y campaient en demi-dieux), je restais surtout à ses yeux le petit-fils du général de Boisdeffre. Inlassablement, Berl m'in• terrogeait sur le rôle de mon grand-père dans l'affaire Dreyfus. Lorsque nous nous reverrons quinze ans plus tard, dans sa maison campagnarde des environs de Paris — vieux Socrate à la voix de bronze, définitivement brouillé avec Malraux —, il me fera l'effet d'un clochard... mais d'un clochard de luxe, vêtu de guenilles signées Cardin ou Saint-Laurent. En ces années 1960, j'interrogeais à la radio Mauriac, Montherlant, Malraux, Maurois, Julien Green..., un palmarès dont je n'ai pas à rougir, mais je ne me console pas d'avoir laissé échapper le Voltaire de la rue Montpensier. Les lecteurs de la Revue savent tout le bien que je pense de Patrick Modiano : je tiens l'auteur de Place de l'Etoile pour une des très rares révélations littéraires de ces dix dernières années. Pour interroger Berl, il avait l'avantage d'être « de la famille ». Je ne sais pas si les juifs sont une race et je serais même tenté de croire le contraire, tant j'en connais de différents, mais ils forment pourtant une même famille. Il existe une mentalité juive, une manière élégante et rapide d'approcher les êtres et les choses, de résoudre les problèmes, d'emmagasiner les mots et les images, de tout comprendre, mais de ne rien posséder. Homme d'avant-hier et d'après-demain, le juif va son chemin sans s'arrêter. C'est un nomade, il n'a pas de racines. Berl est l'exemple-type de ce voyageur sans bagages mais non sans passé. Plus jeune, aurait-il rejoint Israël où tout un peuple a retrouvé ses racines ? J'en doute : notre culture lui collait à la peau. Dans cet Interrogatoire (9) à bâtons rompus, Berl commence par parler de son enfance, de cette bourgeoisie juive qu'il avait déjà évoquée dans Sylvia et Présence des morts (ses deux plus beaux livres). Un petit monde très rive droite et en même temps très universitaire, dominé par les figures d'Emmanuel Lange et de l'oncle Bergson :

Revenu du front avec la croix de guerre, convalescent à Nice, Berl a perdu sa timidité vis-à-vis des femmes. Il vit à Cimiez avec un mannequin, essaie de renouer avec Sylvia, se réfugie chez les Reclus dans le Pays basque, et finit par épouser, en 1919, une jeune fille de cette famille — mariage blanc, doublement manqué. Entre temps, il fréquente Jammes (« merveilleux et déconcertant »), sa maison

Entre les écrits d'Emmanuel Berl et l'œuvre de M. Julien Green, il y a, justement, toute la différence que met un «• grand dessein » longuement poursuivi et patiemment accompli. Quel que soit le jugement qu'on porte sur les romans, le théâtre, le Journal de M. Green, une chose au moins paraît claire et suffit à lui donner une place à part dans notre littérature. LA REVUE LITTERAIRE 171

Alors que d'autres œuvres reflètent presque instantanément les mouve• ments désordonnés du monde, nous nous trouvons ici en présence d'un écrivain qui a décidé, une fois pour toutes, de ne pas céder à ce monde insensé, de ne contempler que son propre Moi, de ne songer qu'à son propre salut. Moi et Dieu :

(10) Julien Green : la Bouteille à la mer, Journal 1972-1976. Un volume, 456 p. (Pion, 4e trimestre 1976, 65 F.) Rappelons que les Œuvres complètes de Julien Green, dans le texte établi, présenté et annoté par Jacques Petit, sont en cours de parution à la Biblio• thèque de la Pléiade (4 volumes parus ; un cinquième est prévu début 1977). 172 LA REVUE LITTERAIRE

ainsi que la maison de l'écrivain va être démolie ; le locataire est obligé de changer d'appartement : bien modeste aventure, n'est-il pas vrai ? qui nous est arrivée à tous. Mais le romancier en fait une affaire d'Etat. Il remue ciel et terre ; il soupçonne son avocat de lui jouer des tours, et, pour demeurer dans sa chère rue de Varenne, il ira jusqu'à faire toucher le président de la République ! Autre chose. Cet écrivain qui a toujours dédaigné les honneurs — dans nos Entretiens à la radio, Green me parlait de la gloire en haussant les épaules — ne va pas, cependant, jusqu'à en refuser les hochets : Acadé• mie française, prix , un autre prix qu'il va recevoir en Suisse et même je ne sais quelle médaille d'une société d'encouragement. Chaque fois le lauréat se rend à la cérémonie, remercie, y va de son petit discours- Politesse, humilité, dédain... ou indifférence ? Tout ce qui vient arracher l'écrivain à sa méditation l'agace et, souvent, fait pis que l'agacer : elle le rétracte. Il y a pourtant des obliga• tions inéluctables. Au début de ce Journal, Green, qui vient d'être élu à l'Académie française sans visites ni candidature, est en train d'écrire son « remerciement » dont le sujet est son prédécesseur — et ami — François Mauriac. (Ce remerciement laissa d'ailleurs insatisfaits la famille et les admirateurs de Mauriac.) Il peine beaucoup pour l'écrire : c'est un véri• table pensum. Mais ce ne sont là que des incidents, d'autant plus désagréablement ressentis qu'ils atteignent une existence protégée, où seules la musique, la lecture, la méditation, devraient compter... Le contraste entre cette vie hors du monde et les personnages, souvent terrifiants, qui habitent les romans de Julien Green m'a souvent fait rêver. Lorsque j'allais voir l'auteur du Visionnaire, confortablement installé entre ses livres, ses meubles d'acajou, et son vieux poêle « à la prussienne », je croyais me trouver chez les Messieurs de Port-Royal. (Mais ces derniers vivaient pauvrement : point de viande, point de vin... souvent point de feu...) Or, dés que j'ouvre un de ses livres, je rencontre des rêveurs ou des fous, des obsédés que leurs passions mènent au meurtre, à la folie, presque toujours à l'échec. Aujourd'hui, mysticisme et sensualité continuent à se partager l'esprit de Green. On pourrait penser que l'âge amène la sérénité. Il n'en est rien. Vieillir, c'est ressusciter

Robert de Saint Jean, l'ami cher entre tous ; des religieux, comme le Père Dodin ou le Père Bouyer ; des jeunes gens qui ressemblent parfois au jeune Green à moins que ce ne soit à l'Aliocha des Karamazov. Parfois, la télévision entre dans le saint des saints, avec Matthieu Galey. L'auteur évoque aussi ses pairs : Montherlant, dont il rappelle la fin « romaine » (mais, dit Green, c'est le personnage qui s'est tué, non l'hom• me pour qui il faut prier) ; Gide, qui tient une grande place dans ce jour• nal ; Mauriac, Byron (qui lui inspirent des sentiments divers). Mais aucun de ses contemporains ne lui paraît mériter l'admiration mêlée de tendresse et d'humilité qu'il ressent en face de Jacques Maritain. Le jour de sa mort, le disciple fidèle note simplement : * Notre bien-aimé Jacques est mort (a") une syncope... Pour moi, rien n'a plus de sens... Sa main ne couvrira plus la mienne affectueusement... Le merveilleux clochard, prince dans le royaume de Dieu, avec son sourire d'ange et sa parole tendre et précise- est maintenant dans les régions bienheureuses avec celle qu'il aimait... » L'exemple et la présence de Maritain rattachaient Green à une Eglise qui, chaque jour, lui échappe davantage. Lors de nos Entretiens à la radio, j'avais mis l'accent — et il me l'avait reproché — sur l'éloignement que lui inspirait déjà la «r nouvelle Eglise » post-conciliaire. Depuis, l'évolution s'est accentuée, et Green ne dissimule plus son horreur devant des réfor• mes funestes. Il ose maintenant critiquer le pape et les * stupéfiantes déci• sions de Rome ». « Le prêtre aurait le droit, en confession, de demander au pénitent s'il paie ses impôts... La confession pourra être publique et collec• tive... ce n'est là qu'un des aspects de la grande glissade vers le protestan• tisme. » Le * clergé à col roulé n'inspire plus aucun respect ». L'un de ces prêtres n'est-il pas allé s'inscrire au parti communiste, où on lui a répondu qu'on ne voulait pas de lui

PIERRE DE BOISDEFFRE

JEAN DE BROGLIE

Nous apprenons la mort de notre ami Jean de Broglie, député de l'Eure, diplomate et homme politique de qualité, dont la Revue publia à plusieurs reprises des articles très remarqués. A la princesse Amédée de Broglie et à tous les siens, douloureu• sement frappés, la Revue présente ses condoléances attristées.

JEAN JAUDEL