Chronique Du Mois
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CHRONIQUE DU MOIS PIERRE DE BOISDEFFRE LA REVUE à LITTERAIRE Le temps et l'éternité Derniers regards sur les prix. - Emmanuel Berl : Interrogatoire par Patrick Modiano. - Julien Green : la Bouteille à la mer. Il est bien tard pour reparler des prix littéraires. Les lecteurs de la Revue ont dû se dire que, décidément, leur critique n'avait rien d'une voyante extra-lucide, puisque, signalant une douzaine de titres, il s'était gardé de désigner à l'avance le futur Goncourt ou le futur Renaudot. Au moins cent vingt-cinq titres étaient proposés à l'attention des jurys, et je n'en avais lu, sérieusement, que cinq ou six. Ce qui m'a frappé, c'est le caractère de redite de beaucoup de ces ouvrages. Même ceux qui ont été primés avaient un air de « déjà lu ». Les Flamboyants de Patrick Grainville (1) —prix Goncourt—, apocalypse africaine autour d'un tyranneau local, déluge de mots baro• ques et de cérémonies incantatoires, ne manque pas de style, mais il nous en dit moins long sur la réalité africaine que le vieil et toujours actuel Etat sauvage de Georges Conchon, autre Goncourt. Il semble que nous ayons déjà lu l'Amour les yeux fermés de Michel Henry (2), prix Renaudot, tant ce récit de la grandeur et de la ruine d'une ville qui incarne la civilisation a, depuis un demi-siècle — de l'Atlantide à la Gloire de l'Empire —, été souvent conté. J'avais aimé le Trajet de Marie-Louise Haumont (3), (li Patrick Grainville : les Flamboyants, roman, 320 p. (Editions du Seuil, 45 F). (2) Michel Henry : l'Amour les yeux fermés, roman, 296 p. (Gallimard, 39 F). (3) Marie-Louise Haumont : le Trajet, roman, 261 p. (Gallimard). Marie-Louise Haumont avait publié chez le même éditeur : Comme ou la journée de Madame Pline. LA REVUE LITTERAIRE 165 — nous l'avions sélectionné pour le prix Chateaubriand, mais les dames du Fémina nous l'ont enlevé —, comme un livre qui ne promet pas plus qu'il ne tient, et dont l'auteur accompagne ses personnages et les suit dans leur vie quotidienne,... mais je pourrais citer trente auteurs qui l'ont précédée dans cette voie, depuis les contes de Colette et de Jules Renard jusqu'à Béatrix Beck, Renée Massip ou Andrée Martinerie. Mlle Raphaële Billet- doux est charmante, elle a trouvé un titre ensorcelant (l'a-t-elle trouvé / toute seule, ce vers douillet des Contrerimes du cher P.-J. Toulet ?) et d'ai• mables héroïnes, mais on ne peut dire que Prends garde à la douceur des choses (4) — son troisième roman, que vient de couronner le prix Interal• lié — s'impose comme une découverte. Remarque inverse pour le Médicis de Marc Cholodenko (5) : l'auteur est jeune, et le livre ambitieux, mais le coureur s'effondre à la fin du sprint ; ses moyens n'étaient pas à la hauteur de son ambition. Dernier exemple, non primé celui-là : le Loup-Cervier de Guy Croussy (6) se recommandait par la solidité de son dessin, par la soli• dité de l'observation (l'usine et le couple étaient tous deux véridiques), mais nous avions déjà lu cela quelque part : le seul tort de M. Croussy était d'avoir pris la suite de M. René-Victor Pilhes et de son célèbre Impré• cateur. De toutes ces observations cursives naît une conclusion claire : le roman, en tant que genre littéraire, est en train de perdre sa prééminence (7). Le vrai roman de notre temps, ce sont les mass média qui l'impriment, avec leur torrent d'images prises sur le vif. Et les amateurs de littérature se retournent vers les derniers monstres sacrés, dont la mémoire a recueilli un héritage millénaire. Nous venons de perdre deux de ces mammouths : Emmanuel Berl et André Malraux. Je revois, vers les années 1950, le vieux prophète désabusé, dans sa chambre monacale du Palais-Royal. Un ami de ma jeunesse, le charmant Roger Fabre, trop tôt disparu, qui partagea les promenades parisiennes de Fargue et de Giraudoux, m'avait emmené dans cette maison de la rue Montpensier qui m'intriguait, car Colette y habitait ; mais c'est à l'entre• sol que je devais revenir voir Jean Cocteau. Mon grand homme était alors Malraux, qui avait été l'intime de Berl. J'ai dû beaucoup agacer l'auteur de Mort de la morale bourgeoise en l'in• terrogeant indéfiniment sur le romancier de la Condition humaine auquel (4) Raphaële Billetdoux : Prends garde à la douceur des jours, roman, 187 p. (Editions du Seuil). L'auteur avait déjà publié, chez le même éditeur : Jeune fille en silence (1971) et l'Ouverture des bras de l'homme (1973). (5) Marc Cholodenko, les Etats du désert, Flammarion. (6) Julliard. (J'ai signalé ce roman et le Médicis dans la dernière Revue littéraire.) (7) C'est la raison pour laquelle, au prix Chateaubriand, nous avons, non sans hésita• tion, finalement décerné notre prix aux Commentaires pour le temps présent de l'Evangile de R.L. Bruckberger (traduction moderne par R.L. Bruckberger et Simonne Fabien, un vol. 583 p., 3e trimestre 1976, Albin Michel). 166 LA REVUE LITTERAIRE je consacrais un essai (8). En 1950, Berl, qui passait pour avoir écrit les messages du maréchal Pétain, sentait encore le soufre ; on ne lui pardon• nait pas d'avoir été, lui, juif « de gauche », munichois, puis vichyssois. Quant à moi, si j'étais déjà l'auteur de Métamorphose de la littérature (livre qu'il n'aimait guère, car Mauriac, Montherlant, ses vieux ennemis, et Malraux, son frère séparé, s'y campaient en demi-dieux), je restais surtout à ses yeux le petit-fils du général de Boisdeffre. Inlassablement, Berl m'in• terrogeait sur le rôle de mon grand-père dans l'affaire Dreyfus. Lorsque nous nous reverrons quinze ans plus tard, dans sa maison campagnarde des environs de Paris — vieux Socrate à la voix de bronze, définitivement brouillé avec Malraux —, il me fera l'effet d'un clochard... mais d'un clochard de luxe, vêtu de guenilles signées Cardin ou Saint-Laurent. En ces années 1960, j'interrogeais à la radio Mauriac, Montherlant, Malraux, Maurois, Julien Green..., un palmarès dont je n'ai pas à rougir, mais je ne me console pas d'avoir laissé échapper le Voltaire de la rue Montpensier. Les lecteurs de la Revue savent tout le bien que je pense de Patrick Modiano : je tiens l'auteur de Place de l'Etoile pour une des très rares révélations littéraires de ces dix dernières années. Pour interroger Berl, il avait l'avantage d'être « de la famille ». Je ne sais pas si les juifs sont une race et je serais même tenté de croire le contraire, tant j'en connais de différents, mais ils forment pourtant une même famille. Il existe une mentalité juive, une manière élégante et rapide d'approcher les êtres et les choses, de résoudre les problèmes, d'emmagasiner les mots et les images, de tout comprendre, mais de ne rien posséder. Homme d'avant-hier et d'après-demain, le juif va son chemin sans s'arrêter. C'est un nomade, il n'a pas de racines. Berl est l'exemple-type de ce voyageur sans bagages mais non sans passé. Plus jeune, aurait-il rejoint Israël où tout un peuple a retrouvé ses racines ? J'en doute : notre culture lui collait à la peau. Dans cet Interrogatoire (9) à bâtons rompus, Berl commence par parler de son enfance, de cette bourgeoisie juive qu'il avait déjà évoquée dans Sylvia et Présence des morts (ses deux plus beaux livres). Un petit monde très rive droite et en même temps très universitaire, dominé par les figures d'Emmanuel Lange et de l'oncle Bergson : <r C'était le cran au- dessous des Rothschild et de la haute juiverie financière. C'était un milieu où l'on cultivait avant tout les choses de l'esprit... bourgeoisie très assimi• lée. C'était le contraire du ghetto... Mon père aurait trouvé déshonorant de me faire baptiser, mais il eût trouvé stupide de me faire jeûner le jour de Kippour. » L'affaire Dreyfus avait mis au jour l'antisémitisme latent de la foule française, mais la cause d'Alfred Dreyfus avait triomphé, et autour du (8; André Malraux, coll. « Classiques du xxe siècle », Editions universitaires, 1952, 7e édition mise à jour, 1969. Ce livre sera prochainement réédité. (9, Emmanuel Berl : Interrogatoire par Patrick Modiano, suivi de II fait beau, allons au cimetière. Un volume, 199 p., collection « Témoins », Gallimard, 4e trimestre 1976, 34 F. LA REVUE LITTERAIRE 167 jeune Berl on «acceptait plus volontiers que quelqu'un soit antisémite plutôt qu 'antidreyfusard ». «Antidreyfusard, c'était la négation de la jus• tice, du droit, de la vérité. » Berl perd très jeune ses parents, quitte la rive droite et va s'installer rue de Varenne. Il a dix-huit ans et se « dissipe » : « Je ne couchais qu'avec des prostituées. Les tabous étaient tels qu'il était entendu qu'aucune fille "honnête" ne pouvait coucher avec vous... Il ne venait pas aux filles de dix-huit ans l'idée de coucher avec un garçon de leur âge et réciproque• ment... Aujourd'hui, je me rends compte avec étonnement que l'idée d'embrasser A nna de Noailles qui avait à peine seize ans de plus que moi et paraissait plus jeune que son âge, ou même l'idée de lui prendre la main, au cours de nos promenades le long du lac de Genève, ne m'est jamais venue. » En effet, Berl séjourne à Evian, chez Anna de Noailles, qui avait aimé son cousin Henri Franck, l'ami de Barrés, l'auteur, trop tôt disparu, de la Danse devant l'arche.