La France, pour la jeune génération de peintres allemands des empires centraux du début du 20ème siècle, était la place artistique par excellence. Avant la Première guerre mondiale, des artistes venus de toute l’Europe forment ou rejoignent l’Ecole de Paris et s’y installent souvent définitivement. Après 1918, des peintres, comme Moïse Kisling ou Erich Klossowski, qui recherchaient la lumière et les couleurs de la Riviera, sans la démesure de Nice ou l’effervescence culturelle naissante de St Tropez autour de Colette ou Signac, optent pour Sanary-sur-Mer, petit port de pêche de quelques milliers d’habitants, où les prix sont abordables. Alors que ces artistes avaient fait le choix de la France en toute liberté, l’arrivée au pouvoir d’Hitler en 1933 les fait passer du statut d’émigré volontaire à celui d’exilé forcé. Entre 1933 et 1939, des intellectuels de renom, comme ou Ludwig Marcuse fuient l’Allemagne pour s’installer à Sanary, d’autres, tels le prix Nobel de littérature Thomas Mann en font un lieu de transit. En France, ils sont tour à tour des réfugiés, victimes de la répression national-socialiste, puis des ennemis, avec l’éclatement de la seconde guerre mondiale, et enfin des traîtres du Reich, pendant la Collaboration (1940-44). Menacés, et internés pour certains dans des camps de concentration, les intellectuels sont contraints de fuir à nouveau. L’histoire de l’exil d’intellectuels de langue allemande à Sanary se prête à une approche pédagogique interdisciplinaire : histoire de l’art et peintures en Arts plastiques, entre-deux- guerres, IIIème Reich, ou encore Seconde guerre mondiale en Histoire, rôle des intellectuels dans la société en philosophie, production littéraire (romans, articles de presse, théâtre) en Français, sont autant de disciplines qui peuvent être mises à contribution pour travailler en collaboration avec l’enseignant d’Allemand. L’étude de l’exil fait par ailleurs appel à des thèmes privilégiés par les programmes scolaires– devoir de mémoire, histoire des arts, résistance, dictature – à des axes du socle commun de connaissances et de compétences comme la citoyenneté – en lien avec les déchéances de nationalité sous le IIIème Reich et les difficultés des exilés à obtenir des papiers en France-, et permet un large éventail d’activités : visites, lecture, écriture, peinture, reportages vidéo ou photo, jeu théâtral, découverte de la recherche en archives ...

1. L’École de Paris en Provence 1.1. Contexte historique 1.1.1. Les artistes allemands et la France La fin du XIXème et le début du XXème siècle en Europe correspondent à une période charnière de la société et des arts, entre traditionalisme et modernité. En Allemagne, et dans les empires centraux, des voix s’élèvent contre la société wilhelminienne jugée archaïque pour sa propension au nationalisme, au militarisme et à l’expansionnisme, où d’autres pays, dont la France, connaissent l’avènement de l’humanisme, des droits de l’Homme, et prônent la liberté, l’égalité et la fraternité. On assiste alors à une révolution culturelle, marquée symboliquement par l’émergence du Jugendstil, l’art nouveau1. Pour les artistes des territoires prussiens, Paris incarnait le cosmopolitisme, un carrefour des cultures, où l’art moderne pouvait s’exercer plus librement. Aussi, au début du XXème siècle, des artistes d’Allemagne et d’Europe de l’Est, en particulier de confession juive2, se rassemblèrent dans la capitale française. Parmi les membres de ce qu’on appelle l’École de Paris - et que l’on retrouvera plus tard à Sanary-sur-Mer -, on comptait par exemple les peintres Walter Bondy, Willy Eisenschitz, David Seifert, Moïse Kisling ou encore Rudolf

1 Les différents volumes de la revue Jugendstil, qui a donné son nom au mouvement artistique, sont disponibles en version digitale sur le site de l’Université d’Heidelberg http://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/jugend 2 Nadine Nieszawer ; Maris Boyé ; Paul Fogel, Peintres juifs à Paris 1905-1939. École de Paris, Denoël, 2000. Levy et des critiques d’art comme Julius Meier-Graefe et Erich Klossowski, agrégés par Picasso, Chagall, Cocteau, Modigliani et Aragon. L’éclatement de la Première guerre mondiale dispersa les artistes de l’école de Paris, appelés au front ou devenus indésirables, mais sans pour autant rompre leur lien avec la France. En Allemagne, la République de Weimar instaura certes, dans l’entre-deux-guerres, la libération des arts, mais les années folles étaient également celles du chaos, entre crises économiques et inégalités sociales criantes, répression politique – avec l’assassinat de Rosa Luxembourg à son apogée - qu’Alfred Döblin a figé dans son roman expressionniste Alexanderplatz3. Aussi la guerre terminée, Paris redevint – jusqu’à la Seconde Guerre mondiale - et d’autant que la France et ses idéaux en sortaient vainqueurs, le lieu nécessaire et magique de la création artistique. Aussi, certains artistes décident de s’installer en France, où ils ont trouvé un équilibre, et parfois aussi fondé une famille.

1.1.2. Sanary, Café du Dôme sur la Riviera

Julius Meier-Graefe (Reschitz, Banat [aujourd’hui Roumanie] 1867 – Vevey 1935) écrivain et critique d’art renommé avait fondé en 1895 à Berlin la revue culturelle Pan4, qui livrait des informations sur les plus récents mouvements artistiques européens et consacrait une grande partie de ses études aux impressionnistes et postimpressionnistes français (Manet, Van Gogh, Cézanne entre autres). Il était également romancier et peintre, ainsi que son épouse Anne- Marie Epstein (Berlin 1905- Saint-Cyr-sur-Mer 1994). Le couple séjournait régulièrement à Cassis (où se trouvaient une amie de longue date, Mathilde von König, divorcée du peintre Leo von König, et son gendre le peintre Walter Becker) entre 1927 et 1928, puis s’installa définitivement en 1930 dans la villa « La Banette » à Saint-Cyr Les Lecques. Durant les séjours des Meier-Graefe à Berlin (1930, 31 et 32), la maison était confiée à Erich Klossowski. Ce dernier, né le 19 décembre 1875 à Ragnit en Allemagne, était également un artiste peintre naturalisé français en 1939 par décret du 25 mai, ainsi que son épouse Dorothée Elise Spiro, muse de Rainer Maria Rilke. Aujourd’hui oublié, Erich Klossowski est le père du célèbre peintre figuratif français Balthasar Klossowski, plus connu sous le nom de « Balthus »5.

Domicile d’Erich Klossowski, Villa l’Enclos

3 En classe, des passages peuvent faire l’objet d’une étude plus approfondie. Les premières pages notamment montrent le malaise que ressent le personnage, Franz Biberkopf, face à la grande ville lorsqu’il sort de prison, où il se sentait en sécurité. « La punition commence », c’est ainsi qu’il décrit son retour à la liberté. Pour plus de pistes pédagogiques, voir http://www.zum.de/Faecher/D/BW/gym/Doeblin/ 4 Les différents volumes de la revue Pan sont disponibles en version digitale sur le site de l’Université d’Heidelberg http://www.ub.uni-heidelberg.de/helios/fachinfo/www/kunst/digilit/artjournals/pan.html 5 En 2011, la ville d’Autun a inauguré la première édition des « rencontres Balthus ».

En 1932 lors d’une visite chez René Schickele en Forêt Noire, Meier-Graefe le convainc de venir s’installer chez eux, officiellement pour soigner son asthme, mais en réalité davantage pour qu’il quitte l’Allemagne, où le totalitarisme progresse inexorablement. Après la Première guerre mondiale, l’écrivain alsacien René Schickelé et Annette Kolb, - déjà interdite de séjour en Allemagne durant la guerre pour ses prises de position pacifistes ferventes6 -, s’étaient installés à Badenweiler, à la frontière entre la France et l’Allemagne, déterminés à participer activement à la réconciliation franco-allemande7. Celui que la presse nazie qualifiait péjorativement de « Juif alsacien » ou encore de « traitre de la patrie » dut se rendre à l’évidence : la perspective de la prise de pouvoir d’Hitler, réduisait à néant ses espoirs de rapprochement bilatéral. Aussi, il accepta la proposition de Meier-Graefe de s’installer en France8, où l’Alsacien, tiraillé entre deux cultures, n’était ni tout à fait en exil, ni tout à fait chez lui. Ignoré par les maisons d’éditions françaises, il connut alors des difficultés matérielles, au même titre que les exilés.

Walter Bondy à St Cloud (1908) Parmi les peintres qui rejoignent Sanary avant 1933, on compte également Walter Bondy (Vienne 1880-Toulon 1940) fils de l’industriel et propriétaire d’une tréfilerie, Otto Bondy, et de Julie Cassirer. N’ayant pas besoin de travailler, il poursuivit sa vocation d’artiste peintre, paysagiste et portraitiste, d’abord à Berlin, puis à Paris, aux côtés de Hans Purrmann, Rudolf Levy et Jules Pascin, où il devint l’un des habitués du Café du Dôme, repaire des artistes français et étrangers de Montparnasse, comme le « Lapin Agile » était celui des montmartrois, les uns pouvant migrer chez les autres. Walter Bondy était également un collectionneur avisé, un pionnier de l’art nègre, de l’art primitif et de l’art oriental. Aussi, il fonda à Berlin en 1924 l’hebdomadaire consacré au marché de l’art

6 Sur l’action concrète d’Annette Kolb, voir http://www.cairn.info/revue-histoire-politique-2010-2-page-10.htm 7 Un site allemand propose des pistes pédagogiques sur la problématique des relations franco-allemandes dans la littérature d’entre-deux-guerres http://www.mediaculture-online.de/?id=992 8 Plus sur l’exil de René Schickelé : http://www.revue-des-sciences-sociales.com/pdf/rss18-fichter.pdf international, Die Kunstauktion, qu’il dirigea jusqu’en 1930. C’est après la Grande Guerre que, revenant à Paris, il découvrit, grâce à Julius Meier-Graefe, la lumière du midi et celle de Sanary, où venaient déjà Kisling et l’écrivain critique d’art et poète André Salmon. Sauf un achat de l’État, la peinture de Walter Bondy, si elle lui donna l’occasion de rencontrer celle qui deviendra sa femme, Camille Bertron, fille d’un notaire d’Avignon, passionnée d’art, ne lui offrait pas de moyens d’existence. C’est en s’installant comme photographe d’identité et de mariage qu’il peut vivre jusqu’à l’interdiction d’exercer prononcée à l’encontre des étrangers en 1940. Walter Bondy, malgré ses séjours répétés et de longue durée en France, son mariage avec une française, et ses enfants français, ne put jamais acquérir la nationalité française. Les autorités, si elles soulignaient le comportement irréprochable de Walter Bondy « au point de vue national », refusèrent sa naturalisation : « De par son âge il est soustrait à toute obligation militaire. D’ailleurs reconnu inapte à tout service pendant la guerre pour débilité physique générale, il demeure malingre et de santé peu brillante. Sa naturalisation ne saurait donc être d’aucune utilité nationale à ce sujet » (Avis du Maire de Sanary, 1934). Souffrant de diabète soigné grâce à l’envoi de médicaments depuis la Suisse et malgré la bienveillance de ses relations dans la « Royale » il ne supportait pas l’idée d’être interné et se laisse mourir à Toulon en 19409.

Moïse Kisling (Cracovie 1891 – Sanary 1953) était arrivé à Paris en 1910, sur les conseils de son professeur Joseph Pankievicz : « Partez pour la France. Tout ce qu’on fait ailleurs est la négation de l’art. C’est dans le pays de Cézanne et de Renoir qu’il faut aller »10. Après avoir combattu dans les rangs de la Légion étrangère aux côtés de l’écrivain suisse Blaise Cendrars et avoir été blessé au combat, il acquit la nationalité française. Kisling élut domicile à Paris, notamment dans la rue Joseph Bara à Montparnasse – où André Salmon ira plus tard chercher des tableaux avant la visite de la Gestapo – et séjournait régulièrement sur la Côte d’Azur, en particulier à St Tropez. En 1929, il acquit un terrain d’un hectare à Sanary, où il fit construire la villa La Baie avec un atelier indépendant à partir de 1937. À cette époque, comme l’évoque André Salmon dans ses mémoires, la ville de Sanary était déjà fréquentée par des artistes célèbres : « À Sanary, nous aussi avons vu du beau monde, de l’atelier aux cafés du port, La Marine, Le Nautic. Cécile Sorel recevait en sa maison de La Cride ou sur le Cécile, son yacht. [...] C’est Kisling qui me fit connaître Aldous Huxley, alors mari d’une belle-soeur de mon ami poète et auteur dramatique Georges Neveux »11.

Parmi les artistes qui résidaient à Sanary dès les années 1920, on retrouve également David Seifert (Wolanka, Galicie autrichienne 1896-Meudon 1980). Ce dernier fit ses classes d’abord en Pologne puis à Berlin, où il rencontra le peintre suisse Paul Klee et s’installa en France, à Paris-Montparnasse en 1924, où il fréquentait Soutine et Marc Chagall. Avec sa femme Anna et leur fils Anatole né français en 1927, il résidait à Sanary, dans un modeste cabanon du quartier de Portissol mis à sa disposition par un peintre. La peinture ne se vendait pas trop12 et Seifert trouva dans la réalisation des maquettes d’affiches pour des cinémas de Toulon un revenu complété par l’activité de son épouse à la villa Valmer (louée par Lion et Marta

9 Son œuvre photographique comprend de nombreux clichés d’exilés mais aussi d’innombrables portraits d’identité de Sanaryens ou de Toulonnais. Camille Bondy poursuivit l’activité après la guerre et a fait don des clichés ainsi que de l’œuvre écrite de critique d’art et de spécialiste de la porcelaine chinoise de Walter Bondy à la bibliothèque municipale de Toulon. Plus sur la famille de Walter Bondy (texte bilingue) http://www.ipts.at/Texte_Publikationen/Kabel,%20Kupfer,%20Kunst.%20Walter%20Bondy%20und%20sein%2 0famili%E4res%20Umfeld,%202008.pdf 10 Cf. Jacques Lambert , KISLING prince de Montparnasse, La Table Ronde 2007. 11 André Salmon, Souvenirs sans fin, Troisième époque (1920-1940), Gallimard, 1961. 12 Une galerie en ligne des œuvres de David Seifert est en cours de construction http://davidseifert.franceserv.com/gal.htm Feuchtwanger à partir du printemps 1934). Seifert était le voisin que Lion Feuchtwanger ne fréquentait pas, avec lequel il partit pourtant en taxi pour le centre de rassemblement des étrangers de Toulon La Rode13.

Autour de ces artistes sédentaires, installés définitivement sur la Riviera, gravitaient de jeunes peintres, qui suivaient les traces de leurs aînés. Aussi, le Var, et plus particulièrement la ville de Sanary-sur-Mer, attira, dans les années 1920, un grand nombre d’artistes allemands, une nouvelle génération de peintres allant régulièrement sur les traces des impressionnistes Renoir, Van Gogh, Matisse ou encore Derain, qui avaient fait du Sud de la France le modèle par excellence de la peinture paysagiste et des natures mortes, diffusé dans toute l’Europe. Malgré la présence attestée à plusieurs reprises à Sanary d’Oswald Petersen, que les critiques français considéraient comme un des « meilleurs représentants de la jeune peinture allemande actuelle »14, rien ne permet d’affirmer qu’il ait peint la petite ville méditerranéenne. Une hypothèse serait que, à l’instar de son mentor Picasso, sa peinture ait été une monnaie d’échange contre un hébergement ou un repas de l’étudiant à l’Hôtel de la Tour.

« Dès 1898, l’hôtel de la Tour est l’un des hôtels qui a contribué à faire de Sanary une station balnéaire, calme et familiale. De nombreux exilés y prennent logis. Klaus Mann y écrit des lettres, des nouvelles, dont une se déroule sur le quai, et y lance la revue Die Sammlung. L’hôtel de la Tour servit d’état-major aux Français puis aux Italiens avant d’héberger la Kommandantur allemand de 1942 à 1944 », Plaque des exilés.

13 Anatole Seifert, qui réside aujourd’hui à Six-Fours les plages, est toujours à la recherche des toiles de son père, des toiles au sein desquelles se distinguent d’une part la créativité personnelle de David Seifert et d’autre part des portraits « alimentaires ». Un tableau « L’île de Bréhat » (48 X 73) a été acheté par l’État en 1940 (INV 16-624). Une rétrospective de ce qui a pu être retrouvé a eu lieu en 2005, exposition monographique, au Fort Napoléon, La Seyne sur Mer. Remarque sur les peintres : le cas de Seifert (toiles « abandonnées » lors de son départ pour Paris) n’est pas isolé ; les toiles de Bondy abritées à Vienne dans l’usine familiale, probablement expropriée en 1938, n’ont pas été retrouvées. 14 Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande 1932. À cette époque, des peintres, aujourd’hui oubliés, tels qu’Herbert Zschimmer dit Chimmer, fils d’un haut fonctionnaire de Dresde, Frantz Danksinn, Hermann Strecker ou encore Walter Lindgens, arrivant directement du célèbre hôtel Raspail Montparnasse, firent une apparition à Sanary. Certains d’entre eux résidaient sur le port, au Café de Paris, - devenu le Café de Lyon après la seconde guerre mondiale –, un établissement de soixante lits, le deuxième plus grand hôtel de Sanary. D’autres, plus célèbres, fixèrent le paysage sanaryen dans leur œuvre : le peintre cubiste polonais, ami d’André Salmon, Henri Hayden (« vue vers Sanary », 1925), Alfred Dupré (« Sanary verso » et « Sanary so rückseitig », 1927), la peintre expressionniste, élève d’Oskar Kokoschka, Hilde Goldschmidt (« Sanary », 1928), ou encore le peintre paysagiste allemand, proche de Matisse, Hans Purrmann, qui a laissé derrière lui un grand nombre d’œuvres représentant la ville de Sanary15. En Allemagne, c’est Rudolf Levy, un artiste de renom exposé dans des galeries prestigieuses, qui fit connaître la petite station balnéaire. Entre 1924 et 1925, il a peint au moins quatre tableaux de Sanary - Straβe bei Sanary, Landschaft bei Sanary, Küstenlandschaft bei Sanary et Eisenbahnbrücke bei Sanary – une période que les critiques considèrent comme la plus inspirée de l’œuvre du peintre. Quand Erika et Klaus Mann, attirés par les paysages des tableaux de Rudolf Levy, publièrent leur guide touristique, Das Buch von Riviera, en 1931, des artistes de l’École de Paris tels qu’Emil Orlik, Jules Pascin, Rolf von Hoerschelmann et Wilhelm Herzog, mais également des intellectuels britanniques du Bloomsbury group comme Cyril Connolly, Vita Sackeville-West, DH Lawrence16 et surtout Aldous Huxley fréquentent régulièrement Sanary. L’écrivain britannique acquit une maison, la villa Huxley, dans le quartier de la Gorguette, où il rédigea Le meilleur des mondes.

« Nous [Lion Feuchtwanger et Thomas Mann] regardons, envieux, en direction de la maison blanche, dans laquelle vit Monsieur Huxley, hors d’atteinte et en sécurité » Lettre de Lion Feuchtwanger à Bertolt Brecht, Hôtel La Réserve, Bandol, 16 mai 1933.

15 cf. Galerie en ligne d’Hans Purrmann: http://purrmann.com/de/. 1616 Cf. Ted Jones, The French Riviera: A Literary Guide for Travellers, Tauris Parke Paperbacks, 2007.

Les Mann, interpelés par une telle concentration artistique dans un « petit port de pêche intime comme il y en a beaucoup sur la Riviera », qualifièrent alors Sanary de « lieu de rencontre estival du Café du Dôme »17. Quand ils affirmèrent que « les étés à Sanary vont entrer dans l’histoire des arts », ils ne savaient pas encore qu’ils allaient en réalité faire partie de l’Histoire. Après 1933, de nombreux exilés ont écrit sur les cafés, lieux de rencontre et d’illusion. L’importance d’un lieu commun et social lorsque, à l’exception de certains privilégiés, les

17 Erika et Klaus Mann, Das Buch von Riviera, Rowohlt Taschenbuch Verlag, 1931. exilés habitent de petits lieux précaires, provient aussi de l’importance culturelle du café chez les Allemands, ainsi que le notait en 1909 Jules Huret dans son ouvrage « Berlin » : Je demande pourquoi on voit tant de monde dans les cafés, restaurants et brasseries et à toutes heures dans ce pays où on vante si haut les vertus familiales et l’amour du Heim. On me répond par ce paradoxe que c’est par esprit de famille. Quand des parents demeurent dans des quartiers éloignés, la seule façon de se voir souvent c’est de se donner rendez-vous à la brasserie18.

Port de Sanary dans les années 1920 À l’inverse, dans une interview datant de 1982, Anne-Marie Broch raconte que « Meier- Graefe ne voulait pas rester à Cassis (1928) parce que nous ne pouvions pas faire un pas sans passer devant le café Lieutaud, lieu de rencontre de toute la bohème locale ». À Sanary, le Nautique était d’autant plus important que la propriétaire, la « veuve Schwob », une Alsacienne, était une des rares à parler Allemand à Sanary.

Le Café des exilés, La Marine

18 Cet ouvrage est disponible en ligne sur Gallica, bibliothèque numérique de la BNF http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5682434f 1.2. Pistes pédagogiques : Erika und Klaus Mann, Das Buch von der Riviera Comment Sanary, petite ville du Sud de la France, est-elle devenue un abri pour un grand nombre d’intellectuels de langue allemande à partir de 1933 ? Pour répondre à cette question, il convient de revenir sur la concentration d’artistes de l’Europe centrale et orientale à Paris et sur leur découverte de la Riviera, lieu de prédilection des impressionnistes français. En 1931, les enfants de Thomas Mann, Erika et Klaus, ont entrepris de se démarquer des guides touristiques habituels et de présenter un ouvrage sur leur découverte culturelle du Sud de la France. Cette œuvre, et plus particulièrement son introduction, est un outil adéquat pour introduire en classe la problématique du foisonnement de l’intelligentsia allemande en France dans l’entre-deux-guerres. Dès la première phrase, qui représente le plus grand intérêt pour le sujet qui nous occupe, les auteurs s’interrogent : « Woher hat die blaue Küste ihren groβen Ruhm ? ». Cette question, centrale dans l’ouvrage, peut également constituer le point de départ d’une réflexion chez les élèves à travers un « Wortigel » par exemple, avec le simple mot-clé « Südfrankreich ». Au centre de l’introduction se trouve également le rôle de la Riviera dans l’art français, et plus particulièrement pour des artistes vivant à Paris, Erika et Klaus Mann mettant en exergue les différences entre les Parisiens et les Provençaux. En classe, ces différences Nord-Sud pourraient être référencées dans un tableau, d’abord pour le cas de la France et ensuite pour l’Allemagne, car, en effet, les auteurs comparent la différence entre Paris et la Riviera à celle entre Berlin et la Haute-Bavière. Enfin, Erika et Klaus Mann désignent l’œuvre de Renoir, Matisse, Derain ou encore Van Gogh sur le Riviera comme source d’inspiration des artistes allemands. On peut donc envisager une description des peintures de ces artistes français en comparaison de celles des artistes allemands (voir supra). Dans Das Buch von der Riviera, deux pages, consacrées à Sanary, peuvent également être exploitées en classe. Le premier paragraphe notamment souligne le paradoxe entre les apparences banales d’un « port de pêche intime, comme il y en a beaucoup sur la Riviera » et la présence régulière d’artistes de renom du Café du Dôme, qui se retrouvent au Café de la Marine. Des recherches biographiques sur les personnalités citées permettraient une mise en perspective entre ces artistes de renom et la petite ville de Sanary, pour aboutir à la réflexion suivante : que cherchaient-ils à Sanary ? 1.3. Approche interdisciplinaire

Histoire Français Arts plastiques/cinéma Anglais L’Allemagne du 19ème Jules et Jim : roman Impressionnisme, Le meilleur des siècle autobiographique d’Henri- expressionisme, mondes/Brave New Guillaume II Pierre Roché, qui relate Nouvelle Objectivité, World d’Aldous Weltpolitik/Bismarck l’histoire de l’amitié entre art nouveau Huxley : roman Realpolitik l’auteur et Franz Hessel avant La création du Bauhaus d’anticipation écrit en La première guerre la première guerre mondiale Le manifeste du 1931 à Sanary mondiale à Paris, qui tombent mouvement Dada L’entre-deux-guerres amoureux de la même Métropolies de Fritz La République de femme, Helen Grund. Ce Lang Weimar roman a fait l’objet d’un film de François Truffaut

2. L’art et le national-socialisme

Crédit photographique : Mémorial de la Shoah/CDJC. « Là où l’on brûle des livres, on finira par brûler des hommes », Heinrich Heine (1820)

2.1. Les intellectuels bannis du Reich En arrivant au pouvoir, un des principaux objectifs du national-socialisme était de créer une Volksgemeinschaft, sous-tendue par une culture nationale officielle, en rupture avec l’art dit dégénéré (Entartete Kunst)19 – expression de la décadence du peuple allemand -, dès lors considéré comme anti-allemand. Il incombait à Joseph Goebbels, ministre à l’Éducation du peuple et à la Propagande, de mener l’épuration des arts20. Le IIIème Reich privilégiait les canons esthétiques de l’Antiquité, comme les sculptures d’Arno Breker21, les scènes de vie familiales et laborieuses, à l’instar de la peinture « Le Führer parle » de Paul Padua, la musique classique de Richard Wagner, ou encore l’architecture démesurée d’Albert Speer représentée dans le projet « Welthauptstadt Germania »22, et rejetait le foisonnement artistique et révolutionnaire de la République de Weimar, et en particulier les œuvres d’artistes communistes et juifs.

Le 30 janvier, rendez-vous de Klaus Mann avec Erich Ebermayer qui l’attend à la gare de Leipzig. Klaus Mann : « À Leipzig, …Erich à la gare…m’annonce que Hitler est devenu chancelier. Panique, n’aurais jamais cru cela possible. ». Erich Ebermayer : « …je lui tends le BZ, …il pâlit, ses paupières rouges se détachent d’autant plus sur son visage blafard. L’effroi se lit dans son regard »23.

Les intellectuels allemands, pour la plupart, ne croyaient pas en la victoire du national- socialisme, - jugé barbare, et contraire à la culture allemande - ni au fait qu’Hitler allait rester plus d’une décennie au pouvoir, à l’instar de Thomas Mann, qui affirmait alors : « ce gouvernement est lié à un état d’esprit pathologique, et l’un ne peut pas tenir sans l’autre. Les Allemands ont un penchant pour la griserie et cette furie historique familière. Mais, ce n’est pas une situation tenable à long terme et la désillusion est inéluctable ». Dès les premiers jours de l’IIIème Reich, ils se demandèrent prioritairement comment défendre leur art. Le 19 février

19 Ici http://www.wasistwas.de/geschichte/alle-artikel/artikel/link//850923dd4d/article/die-ausstellung-entartete- kunst.html, un article simple, qui peut aider à introduire le thème d’art dégénéré en classe. 20 Der Spiegel propose une documentation riche sur Goebbels http://www.spiegel.de/thema/joseph_goebbels/ 21 Un musée, controversé, expose les œuvres d’Arno Breker depuis 2006 http://www.museum-arno- breker.org/deutsch/d-museum-0.html 22 La maquette du projet, visible en ligne, est conservée aux archives de Berlin, dans la collection Albert Speer http://www.bild.bundesarchiv.de/archives/barchpic/search/_1329413302/?search%5Bform%5D%5BSIGNATU R%5D=Bild+146III-373 23 Dieter Strauss ; Dominique Mermont, Klaus Mann et la France, un destin d’exil, 2002. 1933, le congrès Das freie Wort se réunit à Berlin pour protester contre le décret présidentiel du 4 février pour la protection du peuple allemand, qui réduisait considérablement le droit d’expression. Pour avoir affirmé dans le journal communiste Welt am Abend qu’il y a des « moments où la liberté d’expression ne peut plus être défendue avec des paroles mais avec des actes », l’homme de lettres Alfred Kantorowicz24 fit l’objet d’un mandat d’arrêt, et fut déchu de sa nationalité, et le journal interdit de publication. Pour avoir participé à la rédaction du manifeste de ce congrès, Heinrich Mann, le plus célèbre des anti-nazis, figurait en tête de la première liste des déchéances de nationalité. Dans ses mémoires Wilhelm Herzog raconte que, lors d’une promenade avec Thomas Mann sur le port de Sanary quelques mois plus tard, ce dernier, jaloux ou solidaire de son frère, lui demanda: « Que penseriez-vous si j’envoyais un télégramme à Hindenburg et que je lui demandais à être déchu de ma nationalité ? »25. D’autres, plus perspicaces ou plus fatalistes que leurs contemporains, avaient déjà préparé leur fuite, à l’instar de Wilhelm Herzog, venu en repérage à Sanary dès la fin des années 1920. L’éditeur du magazine d’art nouveau, Pan, et du journal Republik, auteur récurrent de la revue pacifiste Forum et de pamphlets tels que Die Affäre Drefus et de Der Kampf einer Republik, avait pressenti l’avènement inéluctable du national-socialisme en Allemagne. Ainsi, à peine deux semaines après l’élection d’Hitler, Wilhelm Herzog quitta l’Allemagne pour Sanary26. Un mois après l’élection d’Hitler, l’incendie du Reichstag, attribué officiellement aux communistes, fut l’opportunité pour le régime national-socialiste de stigmatiser la gauche comme les ennemis de l’Allemagne et de solliciter les pleins pouvoirs. Dans les cercles littéraires, les membres de la revue Die Weltbühne comptaient parmi les premières victimes des arrestations arbitraires de la Gestapo. Cette nuit-là, son rédacteur en chef, futur prix Nobel de la Paix, Carl von Ossietzky, fut arrêté et torturé, tout comme le pacifiste Kurt Hiller ou encore le révolutionnaire Erich Mühsam.

2.2. Sanary, refuge provisoire

Un rédacteur éminent de la revue, Lion Feuchtwanger était en voyage aux États-Unis quand il apprit par voie de presse qu’il était déchu de sa nationalité. Sa prédiction « Hitler is over », reprise en chœur par la presse américaine s’avérait pour le moins inexacte. Ses livres furent

24 Plus d’informations sur Alfred Kantorowicz : www.alfred-kantorowicz.de 25 Cf. Wilhelm Herzog, Menschen, denen ich begegnete, Francke Verlag, Bern 1959, p. 276. 26 Cf. Ibid, p. 260 et ss. brûlés, sa maison fouillée et confisquée, ses comptes bancaires saisis. L’ « ennemi numéro un de l’Allemagne » se réfugia à Sanary-sur-Mer où il retrouva Thomas Mann et sa famille. Le Prix Nobel de littérature était également à l’étranger, en Suisse, quand il prit la décision de ne plus rentrer en Allemagne, où il laissait derrière lui ses biens, et surtout ses journaux intimes contenant des informations gênantes sur sa vie privée. En 1933, les écrivains Bruno Frank – proche de Klaus Mann et Lion Feuchtwanger –, Friedrich Wolf – juif et militant communiste – et Ludwig Marcuse – adversaire déclaré du fascisme – furent également parmi les premiers à quitter l’Allemagne pour Sanary. En mai 1933, le premier autodafé symbolisa la « purification de la langue et de l’écriture allemande » la censure et la destruction de l’ « intellectualisme juif » et du « bolchévisme ». Sur la liste noire des écrits qui allaient à « l’encontre de l’esprit allemand » figuraient les œuvres « marxistes et communistes », pacifistes, blasphématoires, anti-nationalistes ou encore les récits à la gloire de la République de Weimar27. Parmi les « huit des pires œuvres » prohibées, on compte celles de trois « exilés sanaryens » : Lion Feuchtwanger, Arnold Zweig et Emil Ludwig. Outre les persécutions politiques et antisémites, on retirait aux artistes le droit de travailler. La fuite était donc une question de survie et de subsistance. En 1933, les Allemands en exil choisirent prioritairement la France. D’abord, parce que ce pays était l’adversaire déclaré du national-socialisme, qui avait inscrit dans son programme la suppression du Traité de Versailles et l’autodétermination du peuple allemand. Ensuite, car la gauche française, à l’instar de Gabriel Péri, s’était montrée solidaire envers les communistes allemands, accusés d’être à l’origine de l’incendie du Reichstag, et envers le SPD, dont les membres comptaient parmi les premiers à être internés dans des camps de concentration sauvages, à l’instar du député Kurt Schumacher – futur responsable du parti, après la guerre.Enfin et surtout, la France, pays des droits de l’Homme, de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, était très favorable en matière de droit d’asile. Dès le mois de juillet 1933, face aux 10 852 demandes de visas par des Allemands en moins de quatre mois, les modalités de passage à la frontière furent facilitées par la réduction du temps d’attente en Alsace de 20 jours à 48 heures28. En 1936, la circulaire préfectorale du 7 octobre – en corrélation avec les arrangements de Genève du mois de juillet précédent - consacra le statut de réfugié des Allemands qui fuyaient le Reich. Elle concernait toute personne de nationalité allemande entrée en France après le 30 janvier 1933 et avant le 5 août 1936 ne bénéficiant pas en droit ou en fait de la protection du gouvernement du Reich. Paradoxalement, la France ne pouvait constituer qu’un exil provisoire, une thématique reprise dans l’oeuvre Transit d’Anna Seghers. Comme le souligne Marcelle Cavet, témoin française de cette époque, « les émigrés ne venaient pas pour s’installer, ils venaient pour partir »29. Au début des années 1930, les conséquences économiques et sociales du krach de 1929 se faisaient ressentir. Dans ce contexte, la sécurité des exilés allemands n’était pas assurée à plusieurs titres. En effet, des mouvements antisémites, anti-parlementaires ou encore anti- libéraux marquaient la société française. En outre, la proximité de la première guerre mondiale entretenait le sentiment germanophobe, qui ne facilitait pas leur intégration. À ce titre, Sanary-sur-Mer, petite commune du Sud de la France, apparaissait a priori comme un refuge plus sûr, loin du tumulte de la vie politique parisienne.

27 Cf. l’affiche des étudiants prônant l’autodafé, « Zwölf Thesen gegen den undeutschen Geist » (http://www.buecherverbrennung33.de/zwoelfthesen_2.html); les listes noires (http://www.berlin.de/rubrik/hauptstadt/verbannte_buecher/schwarze_liste.php) ; le discours de Goebbels lors de l’autodafé http://www.buecherverbrennung33.de/goebbelsrede.html 28 Cf. Barbara Vormeier, « Frankreich ». In : Claus-Dieter Krohn (éd.), Handbuch der deutschen Emigration, 1933-1945, WBG, Darmstadt, 2008. 29 Interview de Marcelle Cavet. In : Magali Laure Nieradka, Die Hauptstadt der deutschen Literatur: Sanary- sur-Mer als Ort des Exils deutschsprachiger Schriftsteller, V&R unipress GmbH, 2010. 2.3. Pistes pédagogiques: l’art et le national-socialisme 2.3.1. Wilhelm Herzog, Menschen, denen ich begegnete. Dans ses mémoires, Wilhelm Herzog a choisi de présenter son parcours artistique et personnel par l’intermédiaire de personnalités qu’il a rencontrées. Son portrait d’un de ses plus proches amis, Heinrich Mann, le frère de Thomas Mann, éclaire la condition des écrivains allemands de la République de Weimar au moment de la montée du national-socialisme : voyage initiatique traditionnel des Allemands en France, relations culturelles franco-allemandes avant 1933, positions divergentes des intellectuels allemands lors de l’arrivée au pouvoir d’Hitler, ou encore les conditions de leur fuite, sont au cœur de son récit. Pour les enseignants d’Allemand, ce texte de Wilhelm Herzog permet de présenter une histoire dans l’Histoire, qui devient de facto plus concrète et humanisée, dans laquelle interviennent les acteurs de l’époque qui nous occupent. La première partie du texte peut donner lieu à une explication par W-Fragen, dans la mesure où Wilhelm Herzog expose son premier voyage en France, à Nice plus particulièrement, en compagnie d’Heinrich Mann et décrit leurs activités culturelles au cours de leur séjour. L’objectif est d’amener les élèves à comprendre ce que la France représente dans le parcours initiatique des intellectuels allemands de l’époque. Les détails évoqués par l’auteur sur leurs lieux de vie à Nice se prêtent à un parcours scolaire sur les traces de Wilhelm Herzog et Heinrich Mann à Nice. De plus, ce premier passage est l’opportunité d’aborder brièvement Die kleine Stadt - œuvre d’Heinrich Mann rédigée à Nice – au travers de sa couverture sous forme de dessin de l’auteur30. La deuxième partie pourrait s’intituler « Heinrich Mann et les Français »31. Son intérêt consiste dans le fait que les enseignants peuvent présenter son œuvre au prisme de personnalités françaises potentiellement connues des élèves, telles qu’André Gide, Romain Rolland, Henri Barbusse, ou encore Jean Giraudoux. Dans cette partie, Wilhelm Herzog décrit le regard d’Heinrich Mann sur la politique allemande, influencé par ses contemporains français, une position que l’on peut qualifier de transfert culturel. Enfin, il est également question de la tentative des intellectuels de l’époque d’œuvrer pour la réconciliation franco- allemande. Cette question peut donc être abordée à l’occasion de la commémoration annuelle du Traité de l’Élysée, lieu de mémoire de l’amitié franco-allemande, et montrer ainsi qu’il s’agissait du résultat d’un long processus, provoqué par la société civile. Dans une troisième partie, Wilhelm Herzog livre les clés pour comprendre l’attitude des intellectuels allemands face à la montée du national-socialisme en Allemagne. Le manifeste « Wir warnen und wir fordern », rédigé en octobre 1930 par Wilhelm Herzog, Heinrich Mann et Max Liebermann, et reproduit dans Menschen, denen ich begegnete, présente l’opposition entre République et dictature qui peut être exploitée en classe.

2.3.2. Pour aller plus loin Itinéraire de Thomas Mann (Journal 1933-1939) Beaucoup d’exilés ont fixé, dans leurs lettres ou dans leurs journaux, aujourd’hui publiés, leurs impressions face à la montée du national-socialisme. Des extraits de ces textes, comme celui de Thomas Mann, permettent de retracer leur itinéraire.

30 Le dessin se trouve dans les archives d’Heinrich Mann : http://www.adk.de/de/archiv/archivbestand/literatur/ 31 Pour en savoir plus sur ce sujet, cf. Chantal Simonin, Heinrich Mann et la France, Une biographie intellectuelle, Septentrion, 2005.  Mardi 04.04.1933 : « La situation économique suggèrerait le Midi de la France ou l’Italie. Mais mon désir de ne pas être coupé de mes conditions culturelles habituelles me recommande Zurich ou Winterthur. »  Samedi 06.05.1933 Train Bâle--Toulon. Déjeuner à Marseille. Hôtel Les Roches fleurie près du Lavandou. [présents : Thomas, Katia, Medi et Bibi, Erika et Klaus, Mme Gihese et A. M. Schwarzenbach.]  Mercredi 10.05.1933 Grand Hôtel de Bandol  Lundi 15.05.1933 « Ilse Dernburg a annoncé son arrivée. « Nous » devenons peu à peu très nombreux. »  Lundi 12.06.1933 Installation à la villa La Tranquille, Sanary  Samedi 23.09.1933 : Installation à Zurich, hôtel St.Peter.

Approche interdisciplinaire

Allemand Arts plastiques/cinéma Education civique/philosophie Berlin Alexanderplatz d’Alfred Exposition d’art dégénéré Discours d’Otto Wels/vote Döblin Le Triomphe de la volonté, contre la loi des pleins Der Untertan d’Heinrich Mann Leni Riefensthal pouvoirs (1933) Maus d’Art Spiegelmann Jüd Sü : roman de Lion Le contrôle de la presse : Der Feuchtwanger et premier film Völkischer Beobachter antisémite Exposition « Hitler et les Allemands Discours Kurt Schumacher au Reichstag en 1932/concept de l’acrasie « der innere Schweinehund » Art et pouvoir

Ils sont venus en 1933

Date de fuite Localisation Julius Meier-Graefe +F 30 Saint-Cyr René Schickele +F+E 32 Saint-Cyr, Sanary, Lion Feuchtwanger Aux EU en janvier 33 33 Bandol, Sanary Bruno Frank 28.02.1933 Thomas Mann + famille 11.02.1933 33, Le Lavandou, Bandol, Sanary Heinrich Mann 22.02. 1933 Erika & Klaus Mann 13.03. 1933 Wilhelm Herzog 14.02. 1933 33, Six-Fours, Sanary Alfred Kantorowicz 12.03. 1933 Ludwig Marcuse 28.02. 1933 Friedrich Wolf 03.03. 1933 Source: Ulrike Voswinckel; Frank Berninger, Exils méditerranéens, Seuil

3. Sanary-sur-Mer, « capitale de la littérature allemande » (1933-39) 3.1. La vie quotidienne des exilés sanaryens

« Sanary était devenue un impressionnant Romanisches Café, avec tables en marbre et maillots de bain ». Ludwig Marcuse, Mein zwangzigstes Jahrhundert.

Dans l’Histoire de l’exil en France, la commune de Sanary a traditionnellement été qualifiée de « capitale de la littérature allemande », selon les termes ironiques de Ludwig Marcuse. En réalité, très peu d’intellectuels de langue allemande y ont vécu durablement en exil, dès la montée du national-socialisme. René Schickelé lui-même, dans une lettre adressée à Thomas Mann en 1933, indique qu’ « il y a beaucoup d’Allemands implantés ici, mais ce sont pour la plupart seulement des gens qui cherchent le soleil ». L’originalité de Sanary réside non seulement dans sa situation géographique privilégiée – au bord de la mer, un paysage de quiétude comme antithèse de la détresse des exilés - mais aussi dans le fait que cette petite ville ensoleillée abritait, sans le savoir, d’éminents représentants de la culture allemande –. Enfin et surtout, on peut qualifier la commune de centre de gravité de l’exil sur la Riviera, dans la mesure où nombre d’Allemands se retrouvaient régulièrement dans les cafés sanaryens à cette époque, notamment l’été. Malgré la communauté de destin dans laquelle les exilés se trouvaient, des divergences subsistaient, notamment d’ordre politique. Par exemple le « Français » René Schickelé et le « Juif » Lion Feuchtwanger ne s’entendaient pas. Chez les exilés en effet, la perception de Lion Feuchtwanger oscillait entre admiration de l’homme de lettres et mépris du personnage jugé arrogant. L’écrivain alsacien, fataliste, ne croyait pas à une chute rapide du Führer, et, sa résignation était interprétée par certains comme une faiblesse, par opposition aux prises de position passionnées de ses contemporains. Annette Kolb lui écrivit une courte lettre alarmante en février 1933 - « j’ai redéguerpi aujourd’hui avec regret mais sans hésiter après le courrier que j’ai trouvé à la maison, et surtout une lettre de Hausmann qui me crie gare. Les frères Mann, Unruh etc. sont tous à Paris déjà. Besser nicht warten »32 - qui confortait René Schickelé dans sa lassitude. En tant que Français, René Schickelé était cependant en mesure d’aider ses amis Allemands, si bien que sa compagne se plaignait d’ « avoir toute la meute d’émigrants à ses trousses »33 : il procure de l’argent à Erich Klossowski, aide Willy Haas à obtenir un visa, ou encore trouve un logement à Sanary pour Thomas Mann, et le convainc de ne pas rentrer en Allemagne. Pour autant, on ne peut pas dire que l’exil ait de facto provoqué la solidarité entre les intellectuels de langue allemande, tout du moins jusqu’en 1939. René Schickelé indique par exemple à Thomas Mann : « nous ne les connaissons pas pour la plupart, et ceux que nous connaissons, nous ne les voyons pas ». L’Alsacien souffrait également du manque de reconnaissance des maisons d’édition françaises, qui ne le publiaient pas : « en tant que sénateur de cette académie en exil, je dois sans arrêt recommander des gens pour publier, mais à moi, on me refuse le moindre soutien »34. Il est paradoxal de constater que, pour diffuser en France son roman La veuve Bosca, rédigée à Sanary, on fit appel à Thomas Mann, qui indique dans la préface : « c’est comme un trésor nouveau que nous l’avons ressenti quand il a paru. Puissiez-vous, Français, puisqu’il vous est donné en langue française – on devrait plutôt dire : rendu en esprit – puissiez-vous l’accueillir comme tel. Qu’il entre, comme l’un des joyaux les plus purs, dans le trésor des œuvres européennes ».

32 Annette Kolb ; René Schickele, Briefe im Exil, 1933-1940, Hase & Koehler, Mayence, 1987 p. 46. 33 Ibid, p. 163. 34 Ibid, p. 327. En mai 1933, Lion Feuchtwanger a loué une chambre dans un hôtel de Bandol, La Réserve, en attendant que son épouse Marta aménage le logement qu’ils ont loué à Sanary, la Villa Lazare35, choisie par le couple car elle était la propriété de l’artiste-peintre juive- allemande Lou Albert- Lasard (Metz 1885-Paris 1969). Car, en fuyant, Lion Feuchtwanger a dû non seulement renoncer à son domicile de Berlin-Grunewald, où son épouse s’était efforcée de créer une atmosphère propice à la production artistique, mais surtout l’homme de lettres a laissé derrière lui son bien le plus précieux, une bibliothèque comptant plusieurs milliers d’ouvrages. Dans les premières semaines de l’exil, Lion Feuchtwanger et Thomas Mann - venu s’installer avec toute sa famille, d’abord à l’hôtel, puis dans la Villa La Tranquille, à Sanary, que lui a trouvée son ami René Schickelé36 - se rencontraient quotidiennement. Thomas Mann y fit la rencontre de l’auteur d’aventures américain, Wiliam Seabrook, qu’il qualifia d’homme « malsain », puisqu’ayant « vécu avec des cannibales et mangé de la chair humaine »37. Après l’été 1933, Thomas Mann quitta Sanary pour la Suisse. Si, a priori, la France ne l’attirait pas particulièrement, notamment parce qu’il ne parlait pas le Français, il avait trouvé à Sanary la vie sociale qui lui était chère, entouré d’intellectuels de son pays qui l’admiraient. Or, après l’été, la ville se vida de l’intelligentsia allemande, dont Thomas Mann, parti s’installer à Genève. Malgré ce court séjour, la petite ville méditerranéenne a marqué l’écrivain, comme en témoigne une lettre adressée à René Schickelé en 1934 où il indique : « Votre carte postale me donne le mal du pays »38. Son fils, Klaus Mann, appréciait également beaucoup Sanary. Dans une lettre datant d’avril 1936 adressée à son ami « Frango », Franz Goldstein, Klaus Mann, installé à l’hôtel de la Tour, indiqua : « Je n’ai pas à me plaindre. Je suis sur cette jolie côte, agréable, toujours fidèle à elle-même » Comme Thomas Mann, Lion Feuchtwanger ne pensait pas s’éterniser à Sanary. Pourtant, il y resta sept années, à cause de ses difficultés à obtenir des papiers pour quitter le territoire, mais grâce également à l’atmosphère idyllique qui y régnait. À Sanary, il put à nouveau se

35 Cf. Lion Feuchtwanger, Briefwechsel mit Freunden, 1933-1958, Aufbau-Verlag, 1991, p. 17. 36 Cf. Thomas Mann ; René Schickelé, Jahre des Unmuts, Vittorio Klostermann, 1992, p. 37. 37 Ibid. p. 261. 38 Ibid. p. 52. consacrer à l’écriture, à Der falsche Nero (1936) par exemple, une satire du régime national-socialiste qui devait montrer, selon ses termes, « pourquoi un si petit poisson [Hitler] peut puer autant ». Le troisième volet de sa trilogie Wartesaal intitulé Exil, a par ailleurs occupé la majeure partie de son temps à Sanary39. Hormis pour l’écriture, ce long séjour s’explique également par sa qualité d’auteur reconnu sur la scène internationale. Aussi, l’homme, qui avait dépassé la cinquantaine et qui était attaché à son statut social confortable, ne tenait pas à devenir un fuyard.

39 Ce roman a fait l’objet d’un film d’Egon Günther en sept épisodes. Contrairement à ses compatriotes, - comme Franz Schoenberner, qui ne parvenait pas à trouver les ressources nécessaires pour rejoindre son ami Hermann Kesten à Sanary40 – Lion Feuchtwanger disposait de moyens financiers élevés, et ne connaissait donc pas de difficultés matérielles particulières. Il pouvait par ailleurs compter sur sa fidèle secrétaire, Lola Humm- Sernau, habitant la villa Si Petite nommée aussi Ker Colette à un kilomètre de chez son patron, avec qui il entretenait des correspondances presque quotidiennes, et qui s’occupait des affaires logistiques de l’écrivain : réserver ses chambres dans des grands hôtels parisiens ,avec un salon à l’écart pour accueillir ses visiteurs fumeurs, organiser ses rendez-vous professionnels dans la capitale – en prenant soin de raconter à certains, comme aux Rothschild, qu’il ne pouvait pas les recevoir pour cause d’extinction de voix -, rédiger ses manuscrits ou encore lui faire parvenir ses affaires dans la fuite. De plus, en tant qu’adversaire déclaré du régime national-socialisme, et, comme auteur de renom, Lion Feuchtwanger pensait pouvoir jouer un rôle aux côtés des autorités françaises dans leur lutte contre l’Allemagne nazie. Feuchtwanger agrégeait, à Sanary, un grand nombre de hautes personnalités telles que le baron de Rothschild, le comte Sforza, Julien Lachaire, le comte Carolyi, ou encore Otto Katz. Il savait également se montrer généreux avec ses semblables, en réservant une chambre à l’hôtel Synaya à ses frais pour Balder Olden par exemple, et attirait un grand nombre d’intellectuels à l’occasion de ses « Monstre-Thee », auxquelles participaient Ernst Toller, Ludwig Marcuse, Eugen Spiro, Eva Hermann, Sybille von Schönebeck, Rudolf Leonhard, Leopold Schwarzschild, Moïse Kisling, les Huxley ou encore René Schickelé41. En revanche, malgré ses efforts pour faire venir son ami proche Bertolt Brecht, ce dernier n’effectua que de courts séjours à Sanary. Le dramaturge, qui définissait son exil par la résistance culturelle au national-socialisme, trouvait que cette commune était trop « ennuyeuse »42. Bertolt Brecht n’avait pas choisi l’exil et refusait catégoriquement qu’on le qualifie d’émigrant43, car il se considérait comme un proscrit. Aussi, Sanary n’était pas la ville appropriée à sa condition, comme Lion Feuchtwanger aimait à lui rappeler ironiquement et affectueusement : « A propos d’Eldorado : c’est un préjugé prolétaire que de penser qu’un repas soigneusement préparé, des pièces aérées et un paysage bien ensoleillé nuirait à la connaissance de la réalité »44.

A contrario, Ludwig Marcuse, sans doute le plus sanaryen des intellectuels allemands, ne vécut pas l’exil comme un déracinement. Au contraire, en France, il trouva une nouvelle patrie, « un paradis forcé », alors qu’à cause de l’Allemagne, qui lui retira sa nationalité, « il n’a existé pendant des années que corporellement, pas citoyennement »45. Pour Ludwig Marcuse, l’absence de papiers, un thème récurrent dans ses textes, était

40 Cf. Franz Schoenberner, Hermann Kesten, Briefwechsel im Exil 1933-1945, Frank Berninger, 2008. 41 Cités par René Schickelé. In : Briefe im Exil, 1933-1940, p. 294. 42 Bertolt Brecht, Briefe 1913-1956, Aufbau-Verlag, 1983. 43 Le poème de Brecht, « Über die Bezeichnung Emigranten » (1937) peut faire l’objet d’une étude en classe. 44 Cf. Briefwechsel mit Freunden. 45 Ludwig Marcuse, Mein zwanzigstes Jahrhundert, Auf dem Weg zu einer Autobiographie, Diogenes, Zürich, 1975, p. 160. synonyme de déshumanisation et de peur. Après avoir vécu quelques semaines au Cros de Cagnes, Marcuse s’installa à Sanary - sur les conseils d’Hermann Kesten –, où il demeura six ans. Très rapidement, il s’appropria la commune, et, contrairement à ses contemporains, Marcuse n’appréciait pas particulièrement les étés, durant lesquels les intellectuels allemands se regroupaient dans les cafés. Dans ses mémoires, il indique par exemple, non sans humour : « un jour, je me suis promis que si Robert Neumann ne quittait pas mon jardin dans les vingt secondes, je lui lâcherai mon chien. Je n’ai jamais eu de chien »46. Comme Lion Feuchtwanger, Ludwig Marcuse avait une activité littéraire intensive. À Sanary, il rédigea notamment sa nouvelle Ignatius von Loyola. « Quel beau livre, vivant et pressant. Il faut que les intellectuels qui veulent agir l’étudient » Heinrich Mann, 06.10.1935

« Je vous ai beaucoup admiré à la lecture. La matière doit être particulièrement difficile et récalcitrante. Vous avez cerné l’homme et son environnement, donné de la clarté au biographique et au spirituel ». Bruno Frank, 31.10.1935

« Un livre remarquable, stimulant, et extraordinairement coloré » Stefan Zweig, 08.04.1936

3.2. Des intellectuels de langue allemande de passage à Sanary  Bertolt Brecht : dramaturge allemand ; séjours réguliers dans le Var dans les années 1920 ; à Bandol, Six-Fours et Sanary de septembre à octobre 1933 pour rendre visite à son ami intime Lion Feuchtwanger en même temps qu’Arnold Zweig ; à cette époque, Marta Feuchtwanger perd le contrôle de son véhicule et manque de renverser les trois écrivains ; Brecht chante des poèmes contre Goebbels dans les cafés du port de Sanary; nouvelle visite en 1937 suite à la rencontre de Feuchtwanger avec Staline à Moscou. Sur le sens du mot émigrant : « J'ai toujours trouvé faux le nom qu'on nous donnait : émigrants. Le mot veut dire expatriés ; mais nous ne sommes pas partis de notre gré pour librement choisir une autre terre ; Nous n'avons pas quitté notre pays pour vivre ailleurs, toujours s'il se pouvait. Au contraire nous avons fui. Nous sommes expulsés, nous sommes des proscrits et le pays qui nous reçut ne sera pas un foyer mais l'exil ». À lire par ailleurs : Dialogues d’exilés.  Ferdinand Bruckner : les écrivains autrichiens Ferdinand Bruckner – de son vrai nom Theodor Tagger, auteur de l’œuvre antifaschiste Die Rassen – et Franz Theodor Csokor – éminent représentant de l’expressionnisme – vivent ensemble à Nice, tout comme leur compatriote Albert Drach. Ils rendent visite à Lion Feuchtwanger à Sanary avec qui ils collaborent à la revue antifaschiste Das Wort.  Bruno Frank : Bruno et Liesl Frank fuient l’Allemagne le lendemain de l’incendie du Reichstag ; logent à partir de 1933 dans la Villa Fayet à Sanary ; été 1934 : fréquentent Klossowski, Marcuse, Bondy, Hilde

46 Cf. Idem. Stieler ; hébergent l’actrice autrichienne Fritzi Massary, mère de Liesl Frank, connue par les exilés pour ses penchants suicidaires47 depuis que son époux, Max Pallenberg, avait péri dans un accident d’avion; rencontrent régulièrement Lion Feuchtwanger ; à Sanary, Bruno Frank travaille à son roman Cervantes paru aux éditions Querido ; départ aux États-Unis en 1939.  Walter Hasenclever : écrivain allemand ; décembre 1931 : « Tucho [Erich Tucholsky] et moi voyons un avenir sombre pour notre patrie. La partie est perdue. Le bannissement, la censure et le mépris nous attendent – c’est parti pour la France ! Solidarité des apatrides ! » ; ami proche de Franz Werfel ; rend visite à Thomas Mann à Sanary ; interné au camp des Milles, où il se suicide. Lion Feuchtwanger (Le Diable en France) : « La veille, juste avant l’extinction des feux, il était passé me voir ; j’étais justement en train de discuter avec mon voisin, le mécanicien. ‘Puis-je vous parler Feuchtwanger ?’ m’avait-il demandé. ‘Certes, répondis-je. Je vous demande juste un instant’. (Je voulais terminer ma conversation avec le mécanicien) ‘Non, non, fit-il alors. Ne vous dérangez pas, ce n’est pas important. Bonne nuit’. Je me souviens non sans éprouver un certain malaise de la conversation que nous avions eu la veille, près de la rampe de pierre, au soleil. ‘Cinq pour cent d’espoir’, avais-je dit. Et Hasenclever m’avait répondu : ‘Vraiment, Cinq pour cent seulement ?’ Et à présent il était là, et nous n’arrivions pas à le réveiller. Avait-il perdu tout espoir de voir ce train partir ? Ou bien était-il tout simplement las de cette existence harassante, pitoyable et humiliante qui ne semblait pas vouloir finir ? » À lire également : Ich hänge, leider, noch am Leben, Briefwechsel mit dem Bruder.  Alfred Kantorowicz : journaliste et critique littéraire juif-allemand, communiste ; déchu de sa nationalité en 1934 pour « un comportement, qui, allant à l’encontre du devoir de fidélité, du Reich et du peuple, a nui aux intérêts allemands » ; président de l’association de défense des écrivains allemands en exil ; 1936-1938 : combattant des brigades internationales espagnoles ; septembre 1939, internement au camps des Milles, où il rencontre Anton Räderscheidt ; Lion Feuchtwanger, Le Diable en France : « cet homme, malgré ses convictions, était sans cesse la proie du désespoir le plus noir » ; rejoint Sanary à sa libération en 1940, où son épouse Friedel s’était réfugiée (chez les Feuchtwanger) ; sur la vie quotidienne des Allemands à Sanary à cette époque, Exil in Frankreich : « Noël 1940. Avec le rationnement, on ne peut pas être rassasié ; le froid, le manque de nourriture, et en plus de ça la peur, irritait tout le monde. [...]. La méfiance et la nervosité étaient un passage obligé. Seul mon ami d’enfance Hans Arno Joachim, qui avait une chambre dans le coin, venait nous rendre visite quotidiennement ; il était moins acculé par le danger qu’il ne réalisait pas, lui qui vivait dans le monde de la poésie, que par les projets non accomplis. Nos voisins directs, le peintre allemand Räderscheidt et sa famille, se sont montrés inébranlables » ; assiste à l’enterrement de Franz Hessel.  Hermann Kesten : écrivain allemand de la Nouvelle Objectivité ; à Sanary en septembre 1933, Maison Constans, Rue Granet ; fréquente Lion Feuchtwanger, René Schickelé et Julius Meier-Graefe et y reçoit son ami d’enfance Fritz Feldheim. Surnomme la commune « Sanary-les-Allemands ». Sur l’importance des rencontres à Sanary avec les autres exilés et le rôle social du café : « Lorsqu’on vit en exil, le café

47 Briefe im Exil, 1933-1940, p. 148. devient à la fois la maison familiale et la patrie, l’église et le parlement, le désert et un lieu de pèlerinage, le berceau des illusions et le cimetière... En exil, le café devient l’endroit unique où la vie continue ». Il raconte aussi : « Je me souviens d’une conversation avec Arnold Zweig et Brecht qui étaient venus prendre un café un après- midi ; ils étaient assis côte à côte dans le divan de mon appartement et regardaient par la fenêtre le petit bourg de Sanary avec les bateaux de pêcheurs et le ciel bleu. On parlait, comme souvent, des souffrances du peuple allemand, de ses perspectives d’avenir, de la fin proche du IIIème Reich ».  Arthur Koestler : écrivain autrichien d’origine hongroise ; co-fondateur, avec Ernst Toller de la revue Die Zukunft (1938) ; rend visite à Lion Feuchtwanger et Ludwig Marcuse à Sanary pour les prier d’en devenir des auteurs récurrents.  Rudolf Leonhard : été 1936 : participe aux après-midi littéraires chez les Feuchtwanger ; poète, interné au Vernet puis à la prison secrète de Castres. Auteur d’un recueil « L’Allemagne doit vivre » publié à Marseille à la Libération sous le pseudonyme de Robert Lanzer (allusion à « Landser » soit en français « Le Poilu ».).  Anton Räderscheidt peintre allemand (1892-1970) et Ilse Salberg photographe ; s’installent à Paris en 1935 puis font agrandir la Villa le Patio à Sanary avec un bar- restaurant ; internement au camps des Milles en septembre 1939 (avec Ernst Meyer, fils d’Ilse Salberg, Lion Feuchtwanger, Alfred Kantorowicz) ; Ilse Salberg internée au camps de Gurs ; Räderscheidt interné à nouveau en mai 1940, (avec Lion Feuchtwanger, Max Ernst, Walter Hasenclever, Hans Bellmer, Heinrich Maria Davringhausen) ; Lion Feuchtwanger, Le Diable en France : « [il] se rendait souvent pendant ces premières heures de la nuit dans les catacombes, une bouteille de vin sous le bras, invitant chacun de ses amis à boire avec lui ». Davringhausen et Räderscheidt sautent du « train fantôme », qui doit conduire les internés du camp des Milles à Biarritz. La villa Le Patio est réquisitionnée par les troupes italiennes ; Räderscheidt, Ilse Salberg, sa fille Gisèle et Ernst Meyer partent à Barjols dans le Haut-Var où ils louent un appartement. Lors de l’arrivée des gendarmes Ernst Meyer, 18 ans, fait barrage le temps pour que les autres s’enfuient avec l’aide de Lucien Coquillat, boucher, qui les conduit à la frontière suisse dans son camion, à ses risques et périls. Anton Raederscheidt fut interné à Enswill, Gisèle et Ilse dans un camp pour femmes. Ernst Meyer fut conduit aux camps des Milles, puis à Drancy pour être interné à Auschwitz où il mourut en 1945.  Hans Siemsen : écrivain et journaliste allemand ; fréquente le Café du Dôme avec Rudolf Levy ; loge à Sanary tour à tour rue Lauzet-Ainé, chez Madame Richarme, à l’Enclos, chez les Cavet, à l’hôtel ; prononce l’éloge funèbre à l’enterrement de Franz Hessel, ami de longue date, en 1941.  Wilhelm Ulmer : chanteur d’opéra ; achète la Villa Bellevue, quartier des Picotières. Interné aux Milles avec son fils.  Friedrich Wolf : romancier allemand-juif ; interné au stade de Colombes en 1939, puis au Camps du Vernet et aux Milles ; à Sanary en 1940 ; Alfred Kantorowicz, Exil in Frankreich : « L’amertume que Friedrich Wolf a ressenti à l’époque ne venait pas seulement du fait qu’il avait souffert des quinze mois de détention au Vernet, mais aussi de la déception d’avoir subi – comme nous tous – de telles humiliations, de telles injustices, de telles diffamations, justement en France »

3.3. L’activité littéraire ou la résistance intellectuelle48 Pour les écrivains en exil, le travail d’écriture était un moyen de survie non seulement matériel, mais aussi intellectuel. En effet, la censure avait pour effet d’une part de les priver de leurs revenus, qui devaient être conséquents pour assurer la vie d’exilés, et d’autre part d’effacer ces représentants de l’art allemand d’entre-deux-guerres de la vie culturelle allemande. En France, Lion Feuchtwanger était l’interlocuteur privilégié des maisons d’éditions réservées spécialement aux exilés, qui venaient recruter leurs auteurs sur la Riviera. Par exemple, Fritz Landshoff, qui, fuyant l’Allemagne, s’était installé à Amsterdam, créa dès 1933, en collaboration avec l’éditeur hollandais Emmanuel Querido, Querido Verlag, pour continuer à publier les auteurs de langue allemande censurés. La plupart des écrivains, de passage ou installés à Sanary et dans les environs, purent effectivement publier chez cette maison d’édition : Lion Feuchtwanger, Bruno Frank, Hermann Kesten, Annette Kolb, Emil Ludwig, Erika Mann, Heinrich Mann, Klaus Mann, Thomas Mann, Valeriu Marcu, Ludwig Marcuse, Robert Neumann, Erich Maria Remarque, Joseph Roth, Leopold Schwarzschild, Ernst Toller ou encore Arnold Zweig. Avec la revue Die Sammlung – en tant que « Sammlung der Kräfte » -, éditée par Querido sous la direction de Klaus Mann de 1933 à 1935, une première tentative de rassemblement des intellectuels en exil – tels qu’Alfred Döblin, René Schickelé, Stefan Zweig ou encore Thomas Mann – fut engagée. Pression des nazis sur les auteurs et sur l’éditeur ? Désaccords artistiques ? Différentes orientations politiques ? Quoi qu’il en soit, la revue vit rapidement la fin, tout comme Emmanuel Querido, assassiné en 1943 par les nazis. Pour Stefan Zweig et René Schickelé49, l’expérience avait démontré que, même en exil, les divergences politiques ne pouvaient

48 Ce chapitre a été en partie publié: Hervé Monjoin ; Laurence Pellegrini, « Figures emblématiques. La résistance des exilés allemands de Sanary/Mer », in: Documents. Revue de dialogue franco- allemand/Dokumente. Zeitschrift für den deutsch-französischen Dialog, 2/2010, Juin 2010. 49 Cf. http://www.bnu.fr/collections/patrimoine/les-dernieres-acquisitions-patrimoniales/une-lettre-de-stefan- zweig/ être estompées. La résistance intellectuelle devait donc demeurer apolitique. Les auteurs en exil étaient également soutenus par les différentes prises de conscience de leurs collègues européens. Par exemple, l’Association de défense des écrivains allemands, refondée à Paris en 1933, maintint le lien entre la résistance clandestine et les exilés, en contribuant à la diffusion de revues prohibées. L’année suivante, la bibliothèque des livres brûlés en Allemagne – dite la bibliothèque de la liberté – y vit également le jour. En 1934, le PEN-Club des écrivains allemands en exil, fondé à l’initiative de Lion Feuchtwanger, Rudolf Olden, Ernst Toller et Max Herrmann-Neiße et présidé par Heinrich Mann, vit également le jour. Le but était non seulement de créer des liens avec leurs collègues européens, mais également de dénoncer le sort qui était réservé aux artistes, censurés et proscrits. Le premier congrès international pour la défense de la culture en 1935 entretint également l’action de la résistance intellectuelle. Mais, au cours de cette assemblée, les influences politiques furent très prégnantes et ne favorisèrent pas l’improbable unité de cette opposition. Un an plus tard, Das Wort paraît comme une volonté de remédier à la division. Entre exil et résistance, le rassemblement de représentants de l’intelligentsia allemande à Sanary s’achemina vers la création, en 1936, de cette revue antifasciste, la plus importante de l’avant- guerre. Das Wort devait remplir le rôle de massifier des pensées individuelles, inefficaces si elles restaient isolées. Ce fut l’œuvre des auteurs « sanaryens », Lion Feuchtwanger (1884– 1958), Bertolt Brecht (1898–1956), Fritz Brügel (1897–1955), Heinrich Mann (1871–1955), Arthur Koestler (1905–1983), Arnold Zweig (1887–1968), Ludwig Marcuse (1894–1971) et Stefan Zweig (1881–1942). Mais, de très nombreuses rencontres contribuèrent, dans l’exil et la peur du lendemain, à forger des solidarités, et cela durant neuf années. Cette situation conduisit certains d’entre eux, les plus politiques ou lucides, à se donner les moyens d’être entendus, en exil comme en Allemagne. On ne peut pas non plus négliger un certain sentiment de culpabilité face à l’inefficacité de l’intelligence et de l’art contre la machine totalitaire, qui opposait l’autodafé à l’expression artistique et Mein Kampf aux œuvres des « dégénérés ». Das Wort se voulut une réponse et une reprise en main de l’usage de la création dans la société. Aux côtés d’un ardent combattant du fascisme Willi Bredel, Lion Feuchtwanger et Bertolt Brecht furent non seulement les membres fondateurs et les rédacteurs de Das Wort, mais aussi les figures emblématiques de l’antifascisme. Ainsi, la préface de la première édi- tion de la revue en est le cri : « Encore jamais une revue n’a eu si peu besoin de justifier sa parution que Das Wort ; parce que les principaux représentants d’une grande littérature n’ont jamais été dans la situation des écrivains allemands contemporains. Traduite dans toutes les langues du monde, témoin d’un quart de siècle de destins dramatiques de la société et des individus, depuis plus de trois ans d’exil, cette littérature si réprimée a certes des éditeurs, mais pas une seule revue. » Ils reprochent au régime national-socialiste de « violer la langue allemande, pas moins que la chair des Allemands dans leurs camps de concentration ». Das Wort (la parole) apparaît donc comme l’emblème de l’élite intellectuelle, qui veut représenter son Allemagne en dehors de ses frontières, pour les Allemands restés sur le territoire, pour les exilés, et enfin aux yeux du monde. Das Wort paraît pour la première fois en 1936 aux éditions Jourgaz à Moscou. Pour de nombreux intellectuels de l’époque, seule l’Union soviétique peut à la fois soutenir la création artistique et défendre les valeurs sociales, et même humanistes, qui viennent d’être détruites par le régime nazi, dégénérescence du capitalisme. Ils ont une considération marquée pour l’Union soviétique, ainsi qu’il est écrit dans l’avant-propos : « Das Wort paraît dans un pays qui ne connaît pas le chômage, où plus d’un million d’Allemands ont été initiés à la vie culturelle nationale intensive. Dans un pays, qui dénigre certes les actuels détenteurs du pouvoir en Allemagne et qui les menace de leur déclarer la guerre, mais qui ne réagit pas avec chauvinisme, mais avec un amour et un respect inchangés pour le véritable esprit humaniste allemand. » Un an plus tard, Lion Feuchtwanger était reçu par Staline. Ce choix de lieu de parution est en réalité beaucoup plus matérialiste et propagandiste que les auteurs de Das Wort veulent bien l’admettre. Après l’échec de précédentes revues d’exil comme Die Sammlung et Die Neuen Deutschen Blätter, entre autres choses pour des raisons budgétaires, le directeur de la maison d’édition russe, Michail Kolzow, leur propose de financer Das Wort avec les ressources des partis et des autorités moscovites, à condition que les écrits restent dans la ligne. Pour ces auteurs, la revue est également un exutoire, l’expression de leur situation intellectuelle, partagée entre exclusion et quête d’identité. Dans Das Wort, Fritz Brügel livre par exemple, sous la forme d’un poème intitulé Chant chuchoté, des pistes universelles sur l’exil : l’apatride («on ne nous voit pas, on ne nous connaît pas »), la dispersion (« nous continuons à tisser notre toile qui devient de plus en plus fine de ville en ville, de lieu en lieu »)et le dualisme entre la résistance et l’impuissance (dans la pointe du poème : « ils n’ont rien, ils n’ont rien, ils vont tout avoir »). La contribution la plus importante des auteurs de Das Wort est sans aucun doute leur approche pédagogique de l’art. Ils s’appuient en effet sur un postulat didactique, qui consiste à tirer du passé la compréhension du présent et l’appréhension de l’avenir dans une dialectique qui oppose la guerre au pacifisme, le capitalisme au socialisme et la violence à l’humanisme. En cela, ils combattent l’idéalisme d’un Thomas Mann, qui, malgré la présence attestée de son clan à Sanary, n’entre justement pas dans la revue « sanaryenne ». Arnold Zweig, ancien de Verdun, est devenu un ardent pacifiste. Cette attitude repose essentiellement sur une analyse de la société militaire allemande et de ses rapports socioculturels : entre le simple soldat et les officiers prussiens, entre juifs et non-juifs. Dans sa nouvelle Schipper Schammes, tirée de son roman d’apprentissage Erziehung vor Verdun paru un an plus tôt, il décrit la guerre comme le creuset de la formation intellectuelle de nombreux Allemands, à commencer par la formalisation sociale et culturelle du sionisme. Pour lui, le conflit armé s’avère contraire à la civilisation, au débat politique et aux individus. Il faut donc combattre contre Hitler le guerrier, mais qu’en sera-t-il d’une guerre de la civilisation contre Hitler ? Bertolt Brecht, dans son poème Les effets vivifiants de l’argent, analyse cette situation, d’un point de vue économique et politique, au prisme de la dialectique marxiste. Il accepte Lion Feuchtwanger, car il est l’un des rares à admettre l’impasse de l’humanisme dans les conditions imposées par Hitler. Das Wort signale justement à tous les intellectuels que la réalité-argent est plus forte que le bien-idéal auxquels beaucoup voudraient encore croire. En ce sens, ces entrevues sanaryennes furent sans doute le milieu neutre et idyllique, qui permit la distanciation entre ces auteurs et l’effet de leur production sur le public. Quant à Stefan Zweig et Ludwig Marcuse, ils arborent une conception davantage philosophique de leur environnement. Dans sa nouvelle Une conscience contre la violence, Stefan Zweig suggère le combat de la résistance intellectuelle contre le régime hitlérien par la métaphore de Castellion contre Calvin. L’auteur défend l’idée d’une réflexion spirituelle nécessaire face au barbarisme des dogmes politiques et religieux. Il en appelle à la solidarité de la résistance intellectuelle, dont il admet la limite face à la puissance de l’appareil militaire. « Les moustiques contre les éléphants », ou encore « la guerre du pur esprit contre la surpuissance d’une dictature en armure », c’est ainsi qu’il se représente le combat humaniste. Malgré les dangers liés à l’action clandestine, l’auteur exhorte les peuples à exercer leur « liberté » et leur « indépendance » intellectuelle. Dans la dernière phrase de son texte, où il incite à « appeler toutes ces boucheries dévotes par leur vrai nom : meurtre », le discours de Stefan Zweig apparaît à la fois universel et annonciateur. Dans Das Wort, Lion Marcuse définit l’humanisme comme l’approche philosophique en tous points opposée à l’aryanisme, qui défend la supériorité de la race des descendants des peuples de langue indo-européenne. À l’élitisme et l’antisémitisme, l’intellectuel oppose la solidarité des peuples, l’égalité entre les races face aux « nécessités sur cette terre ». Ludwig Marcuse rejette les fondements nationaux-socialistes d’une nation ethnoculturelle, légitimée par les droits du sang. Mais plus encore, il s’insurge contre leur détournement de la théorie pangermaniste de Fichte au profit de l’impérialisme. En effet, il rappelle que Fichte avait certes prôné l’émancipation, l’unité du peuple allemand et le patriotisme, mais dans le but de s’affranchir de la soumission à la puissance napoléonienne. L’auteur ne reconnaît à la politique national-socialiste aucun fondement intellectuel et revendique pour son propre groupe le monopole de la réflexion philosophique allemande et universelle. En cela, il s’oppose à la culture « völkisch », inventée par les nationaux-socialistes. Das Wort ne se contente pas d’en mener la critique, mais publie, dans sa revue de presse à la fin de chaque numéro, des extraits de la presse officielle du Reich. Les exilés tentaient également de mener une résistance politique, comme au sein du Front populaire allemand, présidé par Heinrich Mann. Ce dernier voulait rassembler ses contemporains dans un même combat, contre le national-socialisme, comme en témoigne le rapport d’une réunion de septembre 1938 : « M. Heinrich Mann a demandé aux délégués de faire passer à l’arrière-plan tout ce qui les sépare pour permettre à l’opposition allemande de s’exprimer d’une seule voix » et de s’unir au sein du « cercle Lutetia », du nom de l’hôtel parisien dans lequel se retrouvaient les adversaires du IIIème Reich, comme le Comité d’initiative des Amis Allemands de la Paix ou l’Union des socialistes libéraux (financée par Mann) : « L’Union se range du côté de ceux qui, en Allemagne, veulent amener la chute du despotisme fasciste et reconquérir la liberté », telle était la ligne directrice de leur action. Le Front populaire était sous-tendu par l’agence de presse anti-hitlérienne, « Deutsche Nachrichten », qui diffusait en Allemagne des documents clandestins. Or, la résistance en exil n’était pas facilitée par les autorités françaises, comme en témoigne une lettre de la sûreté nationale adressée au Préfet des Alpes-Maritimes : « Je vous serais obligé de rappeler à l’intéressé [Heinrich Mann] que le strict devoir d’un étranger résidant sur notre territoire est d’observer une neutralité politique complète qui lui interdit de se livrer à toute propagande auprès des habitants d’un peuple voisin ».

3.4. Pistes pédagogiques

3.4.1. Ludwig Marcuse, Mein zwanzigstes Jahrhundert

Ludwig Marcuse est très certainement l’exilé qui s’est le plus exprimé sur Sanary. Dans Mein zwanzigstes Jahrhundert, il consacre un chapitre à sa vie quotidienne dans la commune varoise, intitulé « Sanary, Hauptstadt der deutschen Literatur » qui éclaire sur la situation des intellectuels de langue allemande en exil. Dès le premier paragraphe, l’auteur donne de précieuses indications sur la « dispora d’écrivains allemands », une sorte de scène d’exposition qui se prête au jeu des W-Fragen – wo, wann, wer, was ? –. Cette approche est à la fois l’opportunité de familiariser les élèves avec la période 1933-39, avec les intellectuels de renom qui sont cités – tels que Thomas Mann, Arnold Zweig, René Schickelé et Lion Feuchtwanger (Macuse consacre aux deux derniers une longue description dans la suite du texte) – et de s’interroger sur le rôle de Sanary et du rassemblement de la diaspora en exil. Au centre de la réflexion pourrait se trouver la célèbre phrase : « Der kleine Ort wurde so berühmt, dass die groβe amerikanische FBI mich vor der Einbürgerung immer wieder fragte : please tell us something about the german colony Sanary ». En outre, les paragraphes 2, 3, 4 et 7, sur l’identité et de la nationalité, peuvent être traités en lien avec l’apprentissage de la citoyenneté du socle commun de compétences. Dans son texte, Ludwig Marcuse répond également longuement à la question : pourquoi Sanary ? Son récit, très littéraire, présente un grand nombre de notions linguistiques thématiques, comme le champ lexical de la ville (paragraphe 7) et de la nature (paragraphes 4, 5 et 6), des descriptions qui expliquent ce que l’auteur ressentait en vivant à Sanary (cf. p. 183). Cette atmosphère idyllique est à opposer à la peur que décrit Marcuse face à l’espion allemand Hans Günther von Dincklage (p. 198 et s).

3.4.2. Pour aller plus loin

 « Feuchtwanger lebt », un documentaire d’Herbert Krill (2008), diffusé sur 3sat Ce documentaire expose, dans un contexte plus large, la période de l’exil, un panorama de l’Histoire de l’Allemagne de la première à la deuxième guerre mondiale au prisme de l’œuvre et la vie de Feuchtwanger, de son enfance à la vie en exil.  Lion Feuchtwanger, Briefwechsel mit Freunden, 1933-1958 Cette publication contient un grand nombre de correspondances de Feuchtwanger, en résidence à Sanary, avec Bertolt Brecht, les Mann, ou encore Rudolf Olden, qui donnent un aperçu de sa vie quotidienne, de ses activités et de ses sentiments à cette époque.  Das Wort La revue antifasciste compte au total 169 poèmes de 48 auteurs différents, 92 nouvelles, 32 extraits de romans et 20 extraits de pièces de théâtre.  Dialogues d’exilés, Bertolt Brecht Inspirée pour la forme par les écrits de Diderot et le matérialisme historique, cette pièce que Brecht n’a pas fait jouer et qui fut sa première œuvre publiée après sa mort, confronte un ouvrier et un scientifique sur tous les aspects de la vie sociale, culturelle et politique allemandes avec des allusions constantes à l’actualité des années d’exil. Elle fut montée par Erwin Piscator en 1962 à Francfort puis à Bourges par Gabriel Monet en 1968.

4. 1939: de « wie Gott in Frankreich » au « diable en France »

4.1. Surveillance et espionnage50 Contrairement aux apparences, les exilés ne se sentaient pas nécessairement en sécurité dans la petite ville de Sanary. Heinrich Mann par exemple, se méfia très tôt des hommes de lettre français, qui lui rendaient visite, comme Raymond Aron des éditions Gallimard, qu’il soupçonnait d’être un « fasciste » et d’espionner la diaspora allemande. De même Thomas Mann avertit les Allemands de Sanary que la commune n’était plus un abri sûr depuis un article paru dans le Neue Züricher Zeitung, dans lequel publiait Hilde Stieler. Dans ses mémoires, Ludwig Marcuse évoque même des « disparitions suspectes » parmi les Allemands. Par ailleurs, la double surveillance, des autorités françaises d’une part, et des envoyés du Reich d’autre part, était source de tensions. Issu de l’aristocratie militaire prussienne (son grand-père a été anobli en 1871) et conservatrice, inscrite dans la mouvance völkisch, le lieutenant Hans-Günther von Dincklage

50 Ce chapitre a été en partie publié: Laurence Pellegrini, « La séduction comme couverture. L’agent secret Hans Günther von Dincklage en France », in : Documents. Revue de dialogue franco-allemand/Dokumente. Zeitschrift für den deutsch-französischen Dialog, 4/2011, Décembre 2011. a servi durant la Première Guerre mondiale. Maîtrisant parfaitement le Français et l’Anglais, ce blond aux yeux bleus, distingué et cultivé, juriste de formation, a rapidement été recruté par les services de renseignements allemands, lors de la proclamation de la République de Weimar. Grâce à son « charme qui agissait naturellement sur les hommes comme sur les femmes » (Sybille Bedford), l’agent secret est facilement parvenu à s’implanter en France et y agir au service du Troisième Reich. En 1927, Hans-Günther von Dincklage épouse une juive-allemande, Maximiliane von Schoenebeck, dite Catsy. Mariage d’amour ou couverture ? Tous deux forment en somme un couple d’espions qui s’installe à Sanary-sur-Mer. Ils doivent la découverte de ce lieu discret à la demi-sœur de Maximiliane, Sybille Bedford. En effet, en 1924, suite à l’accession au pouvoir de Benito Mussolini, la mère de cette dernière, Elisabeth Marchesani, fuit l’Italie pour s’installer dans le Var. Quand les Dincklage rejoignent Sybille Bedford à Sanary dans les années 1930, la couverture est parfaite. Maximiliane étant juive, le couple se présente comme des victimes du régime national-socialiste. Pour ne pas compromettre ses réelles activités, Hans-Günther n’a en outre jamais adhéré au parti nazi (NSDAP) et s’est retiré de la vie militaire. Dans les registres de Sanary-sur- Mer, Hans-Günther et Maximiliane sont officiellement « sans profession ». Pour le compte de Joseph Goebbels, ministre du Reich à l’Education du peuple et à la Propagande, le couple Dincklage espionne pourtant les intellectuels allemands en exil qui tentent d’organiser la résistance intellectuelle. Sans doute n’est-il pas étranger à l’échec de la revue clandestine Die Sammlung, qui cessa d’exister après seulement deux ans d’existence. La majorité de ses auteurs, dont Klaus et Golo Mann, René Schickele, Stefan Zweig, Bertolt Brecht, Bruno Frank ou encore Alfred Kantorowicz, ont séjourné à Sanary. Il n’est donc pas étonnant que Ludwig Marcuse ait « tremblé de la pointe de [ses] longs cheveux au bout de ses doigts de pieds et [qu’il ait] rêvé d’histoires d’enlèvements sauvages »51 quand il constata que l’aimable conducteur qui le raccompagna à Sanary après qu’il avait raté le bus n’était autre que Dincklage. Sanary est aussi un emplacement stratégique pour surveiller le port militaire de Toulon, situé à quelques kilomètres. Installé dans la villa « La petite casa », Spatz avait comme voisins Charles Cotton, ancien officier de marine, et Pierre Mimerel, ancien entrepreneur de transports, recrutés par l’intermédiaire de Catsy. Un autre agent de Dincklage, l’Allemande Lucie Braun, séjourna également à Sanary. Ce réseau séduisait et finançait des informateurs de l’intérieur, parmi lesquels comptait vraisemblablement l’enseigne de vaisseau Marc Aubert, fusillé à Toulon en 1939 pour intelligence avec l’ennemi.

Certains de ces exilés comme Lion et Martha Feuchtwanger, la baronne de Bodenhausen, l’« étudiant » Willi Ulmer ou Hans Clausmeyer « se disant commerçant » étaient soupçonnés par les services de renseignements français d’être les complices de Dincklage. Les Allemands de la Riviera qui avaient des activités politiques attiraient particulièrement l’attention des autorités françaises. Dans des rapports de police, on peut lire par exemple qu’Heinrich Mann est un « écrivain d’opinion démocrate avancée », Lion Feuchtwanger, un « apologiste de Staline », et que Alfred Kantorowicz « travaille pour le Komintern ». Aussi, le Ministère de

51Mein zwanzigstes Jahrhundert, p. 198. l’Intérieur les classa parmi les « suspects d’un point de vue national », car, en effet, l’activité communiste des étrangers en France était étroitement surveillée. Lors de l’entrée de la France dans la seconde guerre mondiale, les autorités se fondèrent sur ce type de rapports pour interner ces Allemands, classés au rang d’ennemis, ou encore de « nazis » ou d’ « espions nazis »52. Pourtant, les enquêtes des services de renseignements français montrent que leur statut de victime du national-socialisme était bien connu, comme pour Alfred Kantorowicz : « Cet écrivain, dont les livres furent brûlés en mai 1933, sur la place publique, par les nazis à Berlin, avait quitté l’Allemagne, le 12 mars 1933, pour le France ».

4.2. Fuite et exil : la fin de l’« exil au paradis »

« Je vois encore M. Klossowski dans l’angle de la cuisine, écoutant les nouvelles à la radio, d’un air pénétré et angoissé ; A partir de la débâcle, en 1940, il n’a presque plus peint. » Interview de Marcelle Cavet.

Sanary après la seconde guerre mondiale Alors que, « les exilés, assez discrets, les habitants, assez indifférents, firent que, jusqu’à la déclaration de guerre de 1939, la vie se déroulait calme et paisible pour tous »53, l’année 1939 marqua un tournant. Elisabeth Marum-Lunau, écrivant à son époux interné, s’exclama par exemple : « C’est terrible. Là-bas, en Allemagne on était les Juifs, ici, nous sommes les Boches ». En septembre, les ressortissants des puissances ennemies furent en effet « invités » à se présenter dans des centres de rassemblement, soumis à la commission interministérielle de criblage, puis internés au camps des Milles (hommes) ou à celui de Gurs (femmes). Des exceptions : les prestataires plus ou moins volontaires et les malades échappent à l’internement. Les locaux racontent également que des infirmières de la ville voisine d’Ollioules ont caché des femmes. À Sanary, des habitants ont très certainement aidé des exilés à s’enfuir, mais cette page de l’Histoire reste à écrire. Les conditions administratives et financières d’un nouvel exil deviennent très compliquées et, après la signature de l’armistice, quasi insurmontables. À Marseille, , un journaliste américain, qui, de Berlin, a envoyé les premiers témoignages des pogroms nazis dès 1935, est chargé par l’American Rescue d’organiser la fuite des exilés depuis Marseille jusqu’aux États- Unis. Dès 1933, des émissaires américains avaient établi une liste de personnalités, et

52 Exil in Frankreich, p. 37. 53 Notes de Barthélémy Rotger, « Qui se souvient encore des émigrants de Sanary-sur-Mer ? », Sanary, 1983. particulièrement d’intellectuels et de scientifiques, qui pourraient leur être utiles, tels Lion Feuchtwanger et Ludwig Marcuse. Cette liste excluait les hommes politiques de gauche ou les syndicalistes, mais, Varian Fry outrepassât les instructions de ses commanditaires. Les moins chanceux ou les plus optimistes, pensent dans un premier temps que, en tant qu’adversaires du national-socialisme, ils allaient êtes protégés par la France et se rendent dans les centres de rassemblement. À leur libération, ils sont pris au piège, les bateaux sont déjà partis. Dans une lettre du maire de Sanary au préfet du Var, on comprend la menace qui planait sur ces derniers : « Bien que la conduite de tous ces étrangers soit bonne et que leur attitude soit apparemment correcte au point de vue national, je crois devoir vous signaler que le rassemblement dans un point de la côte aussi rapproché de Toulon, n’est pas sans présenter d’inconvénients au point de vue de la défense nationale » (17 mai 1940) Au début de la Seconde guerre mondiale, Franz Werfel, poète autrichien fuyant l’Anschluss, s’installa jusqu’en novembre 1940 à Sanary, où rencontrait quotidiennement Alfred Kantorowicz : Dès le matin, on se retrouvait sur le quai, on s’asseyait à la terrasse d’un café en face du petit port et on commentait avec une profonde mélancolie les événements désastreux de l’époque : l’incursion des troupes nazies en Europe, la « conquête » de l’Autriche, de la Tchécoslovaquie, de la Pologne, de la Belgique, de la Hollande, du Luxembourg, de la Norvège et du Danemark ; la pitoyable politique anglaise sous le parapluie-Chamberlain, la fatale passivité des démocraties occidentales et la totale détresse que ressentions à ne pouvoir rien entreprendre contre ces criminels internationaux54.

Franz Werfel avait élu domicile au Moulin gris, une villa aménagée dans un ancien moulin, propriété du peintre et graveur français Jean- Gabriel Daragnes. Si les Werfel tentaient de rendre ces quelques mois agréables, en organisant des dîners avec les derniers exilés, l’étroite surveillance des services secrets français, ou encore les difficultés à obtenir des sauf- conduits étaient source de tensions. Pourtant, les exilés de la dernière heure n’en oubliaient pas leur activité artistique. À cette époque, Wilhelm Herzog et Alma Mahler-Werfel entreprirent une action auprès d’intellectuels internationaux pour que Franz Werfel soit pris en considération pour le Prix Nobel de littérature. Il obtint notamment le soutien du chef d’orchestre autrichien, Bruno Walter – né Schlesinger -, tandis que Thomas Mann privilégia la candidature du romancier allemand Hermann Hesse, reconnu pour sa « germanité »55. Au même moment, Franz Werfel dédia son livre, Le ciel dilapidé (1939) à Wilhelm Herzog, et au « noël de l’espoir à Sanary »56. En 1940, Franz Werfel et Wilhelm Herzog débattaient avec Tristan Tzara – qui fut ensuite expulsé le 15 août 1941 du département avec son ami Francis Crémieux pour une altercation avec des légionnaires – sur la stratégie de leur résistance intellectuelle contre Hitler, travaillaient à la préparation du 100ème anniversaire de la naissance d’Emile Zola... Face au défaitisme français, Franz Werfel organisa sa fuite par l’intermédiaire de Varian Fry, à commencer par l’obtention de la nationalité tchèque. Pour les adversaires d’Hitler, être déclaré ennemi de la France, au même titre que les Allemands dans leur

54 Menschen, denen ich begegnete, p.435. 55 Ibid, p.440. 56 Ibid, p.443. ensemble, fut une grande déception, une désillusion qui les conduit à quitter le territoire français. Cantonnés dans la ville de Sanary, ils craignaient également que les troupes allemandes envahissent à tout moment la zone libre, ou d’être livrés aux Allemands, avec les accords de l’armistice, par les autorités françaises.

Soldat allemand en faction Parmi les derniers intellectuels à résider à Sanary, on compte également Franz et Helen Hessel. Franz Hessel, écrivain et traducteur allemand faisait partie du cercle des artistes du café du Dôme. En avril 1940, il s’installe avec son épouse et son fils Ulrich à Sanary. Pour Stéphane Hessel, « c’était pour [ses] parents et son frère un lieu agréable et de compassion. Tout le monde profitait du charme et de la beauté de ce lieu. C’était beaucoup plus personnel que Marseille ou Aix-en-Provence. C’était une période positive, car il n’y avait pas de poursuites et la population restait aimable avec les exilés »57. L’Allemand, francophile, a des enfants français, dont un, Stéphane Hessel, qui combattait dans l’armée française. Pourtant, en 1940, il est interné au camp des Milles et meurt le 7 janvier 1941 au Mas de la Carreirade, à Sanary. Selon Stéphane Hessel, sa mère aurait échappé à l’internement en se glissant nue sous ses draps et en s’écriant à l’agent qui venait la chercher : « Emmenez-moi comme ça, si vous osez emmener la mère d’un Officier sous les drapeaux français »58. Le décès de Franz Hessel fut accueilli avec une grande tristesse parmi les derniers rescapés : Hier le vieux Hessel était chez nous. Nous le rencontrons souvent au village avec une brouette, un sac à provisions et un sac plein de bois. Le brave vieillard [...] supporte la faim et le froid avec la même résignation souriante que les avanies du camp des Milles, le transport dans le train-fantôme [...]. Il a même encore des projets littéraires. Il veut nous convaincre d’écrire avec lui, pendant ce temps d’attente, un "Décameron" moderne. Sous le titre "Récits près du feu de camp à St Nicolas", il veut parler des aventures et des destins de notre siècle ... Deux jours après que j’eus écrit ces lignes, Franz Hessel mourut. Nous l’avions raccompagné chez lui sous une bise glaciale, et il a fallu le soutenir. Il plaisantait, disait que c’était la faute du gel qui le raidissait ainsi, mais nous savions qu’il avait déjà eu une légère attaque au camp. Le lendemain, un samedi, Max Schröder, très inquiet à son sujet, lui rendit visite et le trouva, extrêmement affaibli, dans sa chambre, sans chauffage... Lundi matin, lorsque je voulus avec Friedel aller voir ce qu’il devenait, il s’était déjà éteint, sans une plainte, sans éclat, comme il avait vécu, sans souffrir, j’espère... Le jour de ses obsèques, le temps changea. Au terrible gel succédèrent des averses diluviennes. Comme Mme Hessel avait demandé que le cortège funèbre ne traversât pas le village, nous avons attendu, transis de froid et trempés, près du mur du cimetière : Hans

57 Interview de Stéphane Hessel, in : Magali Laure Nieradka, Die Hauptstadt der deutschen Literatur: Sanary-sur-Mer als Ort des Exils deutschsprachiger Schriftsteller, V&R unipress GmbH, 2010. 58 Idem. Siemsen, Hilde Stieler, les peintres Räderscheidt et Kaden, M. Klossowski, Hans Arno Joachim, Max Schröder, une famille Benedikt, Friedel et moi. Lorsque le cercueil arriva avec Mme Hessel et ses deux fils, le plus vieil ami du défunt, Hans Siemsen, prononça quelques mots d’adieu, sans grande émotion ... Nous avons serré la main à Mme Hessel et à ses fils, remis nos chapeaux, et nous nous sommes rapidement éloignés, pour nous réchauffer avec un grog au café de Lyon en compagnie des Räderscheidt et de Kaden. Personne ne parlait.

4.3. Pistes pédagogiques: les années sombres

4.3.1. Der Teufel in Frankreich, Lion Feuchtwanger « L’Histoire consiste à donner un sens à l’absurde », Lion Feuchtwanger, Le Diable en France

« Le Diable en France » fait écho à l’expression proverbiale en Allemagne, ‘wie Gott in Frankreich’ (comme Dieu en France), qui sert à désigner une forme superlative de bonheur »59. Pour Lion Feuchtwanger, le « Diable », c’est l’amère expérience qu’il a faite de la France, pays de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, et en particulier du « je-m’en- foutisme » des Français et de leur administration, qui l’ont conduit, lui, l’ennemi numéro 1 d’Hitler, dans le camps des Milles, parmi les nazis. A contrario, Lion Feuchtwanger explique comment cette nouvelle épreuve a finalement rapproché les exilés de Sanary – qu’il ne fréquentait pas habituellement – unis par cette communauté de destin. Planté dans le décor sanaryen, le début du livre expose la dualité entre le paysage paisible et la violence intellectuelle et physique de l’internement. Dans ce récit autobiographique publié en 1942, l’auteur raconte donc, dans l’ordre chronologique, comment il a appris qu’il faisait partie des étrangers qui devaient être internés, la réaction ambiguë de son entourage français à cette annonce – dont celle de son employée de maison française, qui semblait presque se réjouir que le « patron » connaisse un tel sort -, l’indifférence des autorités sanaryennes – qui témoignèrent d’un zèle particulier à établir les sauf-conduits pour le camps -, ainsi que sa vie quotidienne au camps des Milles. Au centre de la description du camp se trouve la déshumanisation : par la dépossession des biens, l’attribution d’un numéro, les conditions d’hygiène déplorables, l’absence d’informations sur leur sort... Lion Feuchtwanger met également l’accent sur la hiérarchie sociale qui s’y est instaurée – ceux qui ont de l’argent peuvent améliorer leur quotidien – la répartition par nationalité – les Allemands, les Autrichiens et les anciens de la Légion étrangère – ou encore sur une incohérence : juifs, communistes et nazis s’y côtoient.

4.3.2. Pour aller plus loin

Le camp des Millles Le camp des Milles, où furent internés les exilés, peut être visité. La plaquette du site- mémorial propose un parcours pédagogique http://alteor.com/book/memorial/ Pour introduire la vie quotidienne des artistes au camp, on peut également s’appuyer sur l’ouvrage Les peintres du camp des Milles (1997), un catalogue de l’exposition des œuvres réalisées dans le bâtiment. Walter Hasenclever, Die Rechtlosen Roman autobiographique. « Alors que nous sommes assis là, dans le jardin, peut-être pour la dernière fois, le premier jour de la guerre dans ce paysage paisible, je me mets soudain à pleurer. Incrédule. Désespéré. Nous les bannis. Nous les sans patrie. Nous les maudits. Quel droit avons-nous encore de vivre? Alors que les autres doivent mourir!! Ce que nous avons pensé et écrit, ce que nous, appartenant à un peuple qui n’a jamais compris ses poètes, avons

59 Préface d’Alexandre Adler. In : Lion Feuchtwanger, Le Diable en France, Belfond, 2010. cru devoir annoncer : on est plongés dans le train-fantôme des démons. Ce monde n’existe plus ». Alfred Kantorowicz, Exil in Frankreich, Merkwürdigkeiten und Denkwürdigkeiten Dans son récit autobiographique, Kantorowicz consacre un chapitre à son « cercle d’amis à Sanary » qui éclaire sur les derniers mois de présence des exilés, les internements et la fuite de France. Varian Fry L’Association Varian Fry France: « a pour but de diffuser auprès du public le plus large souvenir de la résistance humanitaire organisée par le Centre Américain de Secours pendant la Seconde Guerre Mondiale. Elle a une vocation pédagogique en concourant à la formation du citoyen dans le système éducatif et répond à un devoir de mémoire auprès du grand public en rappelant l’atrocité de la guerre et du génocide ». L’association a diffusé une mallette « Varian Fry, Mission sauvetage » mise à disposition des CDI et propose une exposition aux établissements scolaires.

5. Le devoir de mémoire

5.1. Sanary, lieu de mémoire franco-allemand

En 1987, à Sanary-sur-Mer, une plaque « à la mémoire des écrivains allemands et autrichiens » qui ont fui le « régime national- socialisme » fut inaugurée. Alors que, depuis 1945, l’histoire de la monumentalisation en Allemagne est révélatrice d’une volonté de réparation intellectuelle, et qu’en France, les monuments aux morts, de la Victoire ou encore de la Paix, ont une fonction essentiellement patriotique, la plaque de Sanary apparaît comme un objet créant un lieu de mémoire mixte, empreint de la dualité du rôle conféré à la commémoration de part et d’autre du Rhin.

Première plaque 1987

L’initiative même de créer la plaque de Sanary est singulière : Hannsferdinand Döbler, écrivain et journaliste allemand, mais surtout ancien officier de la Wehrmacht, acquit la conviction que l’histoire remarquable de ce petit port de pêche, où se réfugièrent d’éminents représentants de la culture allemande, réprimés par le régime national-socialiste, devait faire l’objet d’une commémoration. Dans son esprit, l’apposition d’une plaque était vouée à combler le vide historiographique qui régnait sur cette période de l’histoire de Sanary et faire que, par la connaissance, émerge une reconnaissance de la situation des artistes de langue allemande entre 1933 et 1945. En effet, après la guerre, en Allemagne, ceux qui avaient fui le territoire étaient pour ainsi dire considérés comme des traitres et leur souffrance s’en voyait sous-estimée et méconnue. Entre l’initiative d’Hannsferdinand Döbler en 1984 et l’inauguration de la plaque trois ans plus tard, un processus de mythisation de l’histoire de l’exil à Sanary s’est engagé. À l’origine, cette monumentalisation était vouée à rappeler aux touristes allemands que, à partir de 1933, des intellectuels de langue allemande ont trouvé un « refuge provisoire » dans cette station balnéaire. Or, cette initiative a été détournée par le consul général d’Allemagne à Marseille et prit un tour diplomatique, pour faire de ce monument un remerciement à la « population de la ville de Sanary et son administration municipale » qui « selon ses convictions nobles [...] ont bien voulu accueillir et protéger ces personnalités dans ce havre de paix ». Ainsi, on a assisté à un glissement du devoir de mémoire au devoir de réparation dans lequel la réalité historique n’a joué qu’un rôle marginal. Cette plaque a également soulevé la question de l’appartenance de ce patrimoine historique. Des voix se sont élevées contre le fait qu’ « en territoire français, une autorité étrangère » ait inauguré une plaque « sur la voie publique ». Ce monument était en effet l’œuvre presque exclusive des services diplomatiques allemands, alors que, pour le maire de l’époque, c’est surtout l’attrait touristique de cette initiative qui a motivé son accord. Cette dimension est d’autant plus symbolique que, peu avant 2000, la plaque, alors remisée, fut à nouveau exposée au public sur l'un des murs de l'office de tourisme. Ces dernières années, la ville de Sanary s’affaire à la réappropriation de ce patrimoine, dans le cadre de son programme « terre et mémoire d’exil ». En 2010, sans en avertir l’Allemagne ni l’Autriche, une nouvelle plaque a été apposée.

Deuxième plaque, 2011 5.2. Matériel et actions pédagogiques : état des lieux

 Circuit des lieux d’hébergement, villas et appartements, plaques nominatives (2001).  Brochure municipale Sur les pas des intellectuels allemands et autrichiens exilés à Sanary-sur-Mer en 2004 à l’occasion du 40ème anniversaire de l’Ofaj et du colloque organisé à cette occasion à Sanary.  Pièces jouées au théâtre Galli, sur ce thème, dont celle de Christian Soleil, « Le moulin à poivre » sur la vie de Klaus Mann (2001).  Traduction/réadaptation des Dialogues d’exilés de Brecht par Hervé Monjoin. Lectures fréquentes.  Congrès de la Fondation Lion Feuchtwanger (2005)  Rétrospective de la présence des exilés autour d’une exposition des photographies de Walter Bondy.  Exposition sur les écrivains en Autriche, Pückersdorf, exposition itinérante créée par la ville de Sanary en français, anglais, allemand et en hébreu.  Témoignages recueillis par Jeanpierre Guindon, fonds de la bibliothèque municipale de Toulon.  Film « Retour à Sanary » de Bettina Heinrich, produit par Christophe Gougeon.  Interview de Camille Bondy par Barbara Rosenberg, radio Berlin.  Colloque André Salmon organisé par l’université de Toulon-Provence (2006).  Colloque [rencontre à Sanary d’auteurs] du Pen Club allemand en 2010.  Fonds « exil », fonds thématique de la médiathèque (2003). Indications bibliographiques :

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