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Ciné-Bulles

Le cinéma de Du sublime au service du kitsch Jean-Philippe Gravel

Volume 28, Number 3, Summer 2010

URI: https://id.erudit.org/iderudit/61291ac

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Publisher(s) Association des cinémas parallèles du Québec

ISSN 0820-8921 (print) 1923-3221 (digital)

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Cite this article Gravel, J.-P. (2010). Le cinéma de Ken Russell : du sublime au service du kitsch. Ciné-Bulles, 28(3), 16–21.

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16 PORTRAIT Volume 28numéro 3 au servicedukitsch Du sublime violenc iet, ’n iéa ’uer eé as l’ultra dans jeté d’auteur cinéma d’un liberté, d’excèsde et période Ultime contemple. nous qui de 1969 à 1975), c’est toute une aventure du cinéma (soit faste période sa de films des haut Du kienne. zulawsko tendance à cool baba philie du Thegroupe Who, quifait de lui l’idole de laciné­ il porte aussi à l’écranà aussi porte il ( Mahler Gustav phie) de Tchaïkovski (The, 1970), Lovers de Music gant biographe (si l’on encorepeut parler ­ de biogra l’intéressentparticulièrement musiciens les et musique La ). Devils (The tard plus ans deux Loudunde d’Aldous Diables puis Les 1969, Huxley, l’épicurienLawrence, de D.H. l’écranroman à le porté avoir pour outre, en lèbre, notoriété auscandaleuse cours 1970 des années une taille se qui anglais cinéaste un est Russell Relatons Kennethdonc Henry quelquesAlfred faits. baroque. imaginaire débordements deson particulier, Cinémathèque,aux en portes ses ouvre la que doublement réjouit se on aussi, distribuée; mal particulièrement et importante jugions nous que œuvre une pour cinéphile du désir le raviver néma britannique. Nous avions souhaité, au départ, rendraient hommage cet été à l’enfant du terrible ci québécoise Cinémathèque la et Fantasia festival le que appris avons nous quand achevé déjà était heureux hasards Le critique, dans connaîtses démarches, parfois des JEAN-PHILIPPE GRAVEL

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Stop Thief!... (env. 1955) — Photo : Ken Russell / TopFoto.co.uk Policier monté sur des échasses à ressorts poursuivant un voleur qui s’enfuit avec son butin. Il s’agit en fait d’un autoportrait puisque Ken Russell (qui joue le rôle du policier) était le seul à pouvoir courir avec ce genre d’échasses.

série B, de blabla pseudo scientifique et d’exaltation l’obsession morbide, tels Crimes of Passion et sexuelle. Bref, c’est du Ken Russell et bien que le Whore, des histoires de prostitution où la chair est Dr Jessup ne soit pas un artiste comme ceux aux­ bien triste. À partir de 1990, c’est pire : autant dire quels il nous a habitués, il est exalté comme eux, un désert, quoique particulièrement prolifique, prométhéen comme eux, obsédé par sa quête, consu­ Russell n’hésitant pas à accepter n’importe quelle mé, visionnaire et dysfonctionnel comme eux. commande ou à avoir recours aux méthodes fau­ chées du film maison pour tourner. Quelques pro­ aurait pu annoncer le retour de duits convenus, une poignée de films pour la télé­ Russell, mais ce ne fut pas le cas. Ses films des an­ vision, des contributions à une série de courts nées 1980, comme Gothic (1986, un film d’horreur métrages érotiques légers ponctuent cette dégrin­ sur la genèse du Frankenstein de Mary Shelley) et golade faite de tout et de n’importe quoi, comme Salome’s Last Dance (sur la présentation de la Mindbender, une biographie d’Uri Geller, le « mé­ pièce Salome d’Oscar Wilde dans un bordel) com­ dium » qui tordait les cuillers soi­disant par la seule portent leurs bons moments, sans toutefois par­ force de son mental : à la fin, le vrai Geller apparaît venir à garder le souffle1. D’autres sombrent dans et invite le spectateur à apposer ses mains sur son téléviseur. Concentrez­vous, enrichissons le monde d’ondes positives... 1. Mentionnons encore The Rainbow (1989) et Lair of the White Worm (1988), exercices modestes mais d’un intérêt plus soutenu : adaptation de T. H. Lawrence (et prequel à Or les « bons » films de Russell comptent parmi Women in Love) pour l’un, film d’horreur débridé à petits moyens, pour l’autre, d’après un récit de Bram Stoker. ceux que j’ai le plus de plaisir à montrer aux gens

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28-Jun-2010 16:53:59 79171 ACPQ 79171 Int 17.p1.pdf Black Le cinéma de Ken Russell

qui ne le connaissent pas. En avoir subi les assauts contemporain. Peu théorique, mais farouchement durant l’âge tendre et influençable de l’adolescence sensualiste, son attaque vise à saturer les sens et l’es­ fait excuser bien des abus : si je ne peux, aujourd’hui, prit. Montage serré, imagerie surréaliste, couleurs m’empêcher de regarder la plupart de ces films avec primaires, cacophonie musicale, caméra mobile, un grain de sel, je constate malgré tout, à la lumière hystérie des acteurs et symboles peu subtils compo­ de mes petites projections­tests, que sa camelote sent un mélange explosif où le sublime côtoie le fait encore parfaitement effet. L’hystérie russélienne grotesque, le lyrisme la cruauté. On serait tenté de subjugue les sens aussi bien aujourd’hui qu’hier. dire que son goût du baroque évoque Greenaway, sans l’esprit de système; sa symbolique blasphéma­ C’est que les films de Russell élaborent une poétique toire, Buñuel (celui de L’Âge d’or et du Chien an- qui semble en perte de vitesse dans le cinéma dalou) sous amphétamines. Sans oublier Fellini...

Ken Russell at the BBC : les années de formation

En 2008, le coffret DVD Ken Russell at the BBC paraît dans Weldon, qu’il n’y ait pas de dialogues — pour des scènes re- un concert d’éloges qui salue, à juste titre, le manque qu’il constituées. La popularité du film (qui relance l’intérêt pour comble dans l’appréciation de son œuvre. Comme condensé la musique d’Elgar) encourage Russell à suivre sa bonne étoi- (en 6 films, sur une trentaine) de ses 10 ans de service à la le sur les sentiers de l’artifice. DansThe Debussy film(1965), télévision d’État (1959-1969), il offre un témoignage pré- non seulement les acteurs ont-ils le droit de parler; c’est tout cieux — presque une pierre de rosette — de l’éclosion de son le projet qui prend la forme emboîtée du « film dans le film » talent, qu’on imaginait peu flexible aux diktats des program- (à la 8½ de Fellini, 1963), où l’existence de Debussy devient, mes éducatifs. Et pourtant! entre les prises, l’objet de débats et d’échanges entre un ci- néaste fictif et ses comédiens. Après avoir tâté du ballet et du photoreportage, Russell n’est, à 32 ans, qu’un débutant lorsqu’il présente, vers 1958, ses De ses portraits d’Henri Rousseau (Always on Sunday, 1965) courts métrages à Huw Weldon, en charge de l’émission et d’Isadora Duncan (Isadora Duncan, the Biggest Dancer in the culturelle Monitor à la BBC. Leur originalité pique suffisam- World) ou des derniers moments du compositeur Frederick ment l’intérêt de Weldon pour que ce dernier l’engage, mal- Delius (, 1968), la nature documentaire des gré ses réticences : Russell, en effet, n’aura de cesse de pren- films est détournée au profit d’une approche propre à la «fic- dre des libertés avec les contenus qu’on lui impose. Entre ses tion documentée » et au portrait impressionniste. Russell fait mains, les courants artistiques et les créateurs font rapide- comprendre entre les lignes que ses sujets sont aussi ses ment figures de tremplins pour d’extravagantes envolées for- jouets et que leur création compte autant (sinon moins) que melles offertes en contrepoint de la matière qu’il traite. « La le regard qu’il porte sur eux. Aussi, dans Dante’s Inferno — qui forme de ce genre de documentaire se réduisait alors à de ne traite pas de l’auteur de la Divine comédie, mais du vieux clichés. Je voulais, moi, habiller les gens en costumes peintre et poète préraphaélite anglais Dante Gabriel Rossetti d’époque et [tourner] de façon complètement irréelle, de — , une frontière semble irrémédiablement franchie : pour tra- sorte que le résultat paraisse plus réel que jamais, en impo- duire les remords du peintre hanté par la mort de sa femme, sant par le fait même cette façon de faire du cinéma dans le Russell propose des séquences fantastiques où elle lui appa- cadre d’un programme académique d’intérêt public », raconte- raît en rêve, dans un décor chargé de symboles religieux. Ce t-il dans l’entrevue offerte en bonus dans le coffret. désir de mettre à nu l’inconscient de ses personnages (vedet- tes, artistes et génies), d’ouvrir une fenêtre (de projection) sur Influencé par des films comme Häxan, la sorcellerie à travers leurs complexes et leurs cauchemars, sera le trait dominant les âges (Benjamin Christensen, 1922), Russell devient le des films de son apogée : films d’un auteur qui, pour créer, chantre d’une pratique documentaire métissée, dérivée et hy- semblait devoir s’instituer en rêveur des rêves et des cauche- bride, où le « contenu éducatif » (toujours de rigueur), assuré mars des autres, entre l’artiste et le vampire, tel cet incube par le commentaire off, s’étaye d’une imagerie de plus en qu’on voit penché sur le sommeil de Mary Shelley, 27 ans plus extravagante. Première transgression : sa biographie du après cette période documentaire, dans l’une des bonnes scè- compositeur Edward Elgar (Elgar, 1962) manipule les archi- nes de Gothic... (J.-P. G.) ves avec ironie et emploie des acteurs — à condition, dira

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28-Jun-2010 16:54:04 79171 ACPQ 79171 Int 18.p1.pdf Black Quelques films de Ken Russell : valentino, Women in Love, Salome’s Last Dance et Crimes of Passion Photos : Cinémathèque québécoise

Ses films doivent aussi leur intérêt à l’air du temps : d’elle et passe pour l’une des premières du cinéma impossible de les arracher de la turbulence des six- commercial à lever le tabou de la nudité masculine ties et de ses suites : émancipations de toutes sortes frontale, sinon celui de l’homosexualité. (des femmes, des Noirs, des homosexuels), mobili­ sations contre la guerre, sophistication croissante Au cours des années 1970, le biopic déjanté ten­ de la musique rock (qui devient « progressive »), dance psychodrame demeure sa spécialité; on lui drogues et mystiques en tous genres. Le cinéma ac­ reproche de malmener ses modèles. Entre ses cuse le coup en exacerbant ses atours sensuels, tant mains, le « génie créateur » est forcément convulsif dans la violence extrême que dans un érotisme de et traumatisé. Le sculpteur Henri Gaudier­Brzeska plus en plus cru. En cette époque où la provocation dans Savage Messiah, ainsi que Tchaïkovski dans semble un mot d’ordre, Russell marque un grand et, dans une moindre mesure, coup avec son adaptation de Women in Love. Il de­ Gustav Mahler dans Mahler, passent par cette vient un réalisateur à la mode, capable de créer le moulinette. Il en ressort des portraits plus grands scandale : la scène de lutte gréco­romaine en nu in­ que nature, quoique souvent en bas de la ceinture; tégral entre et Alan Bates fait parler portraits, enfin, imprégnés de sensibilité pop,

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28-Jun-2010 16:54:04 79171 ACPQ 79171 Int 19.p1.pdf Black Le cinéma de Ken Russell

comme si Russell cherchait à les plier au goût du réalité, entre le passé, le présent et un futur qui jour en en faisant des idoles en puissance. L’argu­ s’imagine, les images s’enchaînent en rigoles autour ment de vente convainc — il intéresse le public à de la musique dont elles épousent les contours lé­ leurs œuvres —, mais demeure contesté : on repro­ gers ou tumultueux. Pendant une vingtaine de mi­ che à Russell de ressasser des clichés par la lentille nutes, Russell atteint la grâce d’un cinéma sans pa­ grossissante du détail ridicule roles, proche du flot de conscience, et laisse à la ou sordide et d’ainsi « salir » ses musique le soin d’orchestrer l’enlacement du tout. Miroir aux alouettes de sujets. En matière de montage, c’est une démonstration magistrale, d’autant que son dynamisme rachète nos adolescentes ambitions Cela n’est pas complètement souvent des moments pastoraux d’un kitsch faux, mais il me semble que affirmé. narcissiques, station de cette approche soit une convic­ tion chez Russell, qui révèle On aura compris que le cinéma de Russell est anti­ correspondance entre l’être une certaine complicité avec réaliste — et se situe même aux antipodes du réa­ et sa transformation en les conceptions freudiennes de lisme et de tout principe de fidélité contingente au l’œuvre d’art. Freud décrit l’art « réel ». Ce n’est pas pour rien que le personnage de cliché, le cinéma de Ken comme un moyen que l’artiste Tommy, l’un des films de Russel où l’hallucination se donne pour rendre accepta­ prédomine, est sourd, muet et aveugle. Tout comme Russell est peut-être bles et émouvants les contenus le Dr Jessup (William Hurt dans Altered States) refoulés de son inconscient : prive ses sens de tout stimulus extérieur pour mieux un exemple du sublime fantasmes, traumas et autres « triper » dans son caisson isolant, les images du choses inavouables. En don­ cinéma de Russell essaient d’immerger le public qu’il est possible d’atteindre nant son œuvre en pâture, il dans un état second. Ce n’est plus la réalité de tous permet au public de vivre à son les jours, mais cette hyper réalité qui, dans le droit dans le kitsch. tour cette libération et de trou­ fil des convictions des surréalistes (ainsi que des ver du plaisir dans les contenus créateurs ou des amateurs de drogues hallucinogè­ normalement refoulés de son nes, il faut le dire), accorde au rêve ce caractère de âme. Mais Russell tire une conclusion bien person­ vérité fondamentale de l’expérience humaine que nelle de cette idée, car dans ses films, plus l’âme les apparences du réel dégagent rarement... créatrice sera torturée, plus grande sera l’œuvre. Cela ne va pas sans expliquer les libertés que s’ac­ Cette proposition atteint son paroxysme dans The corde Russell quand il puise dans un matériau qui a Music Lovers, portrait fantasmé de Tchaïkovski quand même des assises historiques. Ce qui fait, par (1970) que Russell présente à ses financiers comme exemple, la grande réussite de The Devils(voir en­ l’histoire « d’un compositeur homosexuel qui cadré), c’est qu’il relate des faits rigoureusement do­ épouse une nymphomane ». La scène où Tchaïkovski cumentés dans un décor complètement irréel. La interprète la première fois en public son fameux musique de Mahler ou de Tchaïkovski existe bien; Concerto pour piano en si bémol mineur est un mais Russell ne se sent pas tenu d’être fidèle à leur sommet de sa technique narrative : pendant que biographie parce qu’il cherche, en premier lieu, à se Tchaïkovski (Richard Chamberlain) sue sang et eau servir de leur musique comme d’un tremplin pour sur le clavier, Russell entrecroise adroitement les mettre en scène les transports de son imagina­ images mentales du compositeur avec les rêveries tion — ou de l’imagination de ses personnages, ce et les souvenirs auxquels s’abandonnent les trois qui est plus ou moins la même chose. femmes qui se le disputeront au cours du film. Alors que sa sœur Sasha — liée à son frère par une passion De fait, pour un auteur qui a été à ce point obsédé proche de l’inceste — rêve d’images idylliques qui ne par les ressorts douloureux de la création artistique manquent pas de guimauve, Nina, la future (et nym­ et qui s’est presque promulgué en psychanalyste phomane) épouse, anticipe (ou revit) ses derniers et sauvage de l’inconscient des artistes, le cinéma de grotesques fiascos amoureux, pendant que la riche Ken Russell ne révèle pas grand­chose de la vérita­ mais fragile Nadeja Von Meck, sa future mécène, ble nature du travail créateur. À l’inverse du temps, peine à contenir ses transports. Entre le rêve et la des repentirs, du piétinement qu’il demande, Russell

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28-Jun-2010 16:54:03 79171 ACPQ 79171 Int 20.p1.pdf Black préfère l’image d’un front penché sur une partition — même si tout cela procède du plaisir coupable, au musicale griffonnée à la vitesse (improbable) de moins depuis qu’il existe, pour ce genre de démar­ l’éclair de génie. Et quels transports cette image ne che, une appellation peu flatteuse : le kitsch — ou cause­t­elle pas chez l’âme enfiévrée qui la regarde! « la traduction de la bêtise des idées reçues dans le Puisque, chez Russell, il n’y a pour ainsi dire aucune langage de la beauté et de l’émotion », comme l’écrit distance entre l’éclair de génie et le coup de foudre, si bien Hermann Broch. Miroir aux alouettes de nos l’œuvre d’art (et sa création) subjugue l’esprit à la fa­ adolescentes ambitions narcissiques, station de cor­ çon d’une tonne de briques ou d’une attaque d’apo­ respondance entre l’être et sa transformation en cli­ plexie : le ravissement est immédiat, toutes affaires ché, le cinéma de Ken Russell est peut­être un cessantes, et déclenche aussitôt dans l’esprit un dé­ exemple du sublime qu’il est possible d’atteindre filé d’images grotesques à la facture incontestable­ dans le kitsch. Un recyclage d’idées reçues, certes, ment, russellienne... mais si intense et (surtout) si méprisant envers quel­ que forme de contrainte que ce soit (qu’il s’agisse de Il en résulte un cinéma qui, à son meilleur, est tra­ la référence historique, de la peur du ridicule ou des versé de remarquables fulgurances. Le public, peu critères du bon goût) qu’il le transcende et en fait gêné de concevoir encore le cinéma comme une une ode flamboyante à la liberté. extraordinaire machine à rêves, sera nourri à satiété

Un bien diabolique chef-d’œuvre

Des ursulines nues s’abandonnent à une prend-il aux mécanismes des procès orgie en brûlant leurs missels, des tou- politiques travestis en chasses aux sor- ristes s’amusent au spectacle d’un exor- cières, aux pouvoirs qui arrivent à leurs cisme obscène, l’Inquisition condamne fins en exploitant la crédulité publique un innocent qu’elle torture puis brûle vif et son goût du scandale. Les anachro- sur la place publique : pour une fois, nismes délibérés du film —l’Inquisition chez Russell, ces scènes ne sont pas le costumée comme le Ku Klux Klan, l’ap- rêve d’un poète, mais l’illustration assez parition d’un exorciste en sosie de Mick fidèle d’un épisode historique. DansThe Jagger — ramènent la mémoire aux trau- Devils, sorti trois ans avant The Exorcist, mas, encore frais, des assassinats per- le Diable n’est pas un ange cornu issu pétrés par Charles Manson et du concert d’un enfer de soufre, mais une entité meurtrier des Rolling Stones à Altamont. politique. Les historiens et les artistes En 1970, l’utopie Peace and Love des qu’inspirait déjà l’affaire de la « Posses- Sixties vire au bad trip; c’est aussi cela sion de Loudun » (Michel de Certeau, que The Devils porte à l’attention. Sem- Krzysztof Penderecki, Aldous Huxley, blant conçu dans un intense accès de etc.) s’entendaient pour dire que le prê- fièvre — au terme duquel Russell dira tre Urbain Grandier avait fini au bûcher avoir perdu la foi — ce film « sur » un en 1634 non pas parce qu’il avait en- scandale sera jugé trop scandaleux pour la Warner, bégueule, n’ose pas encore sorcelé un couvent, mais parce qu’il re- circuler en l’état. On en trouve des ver- distribuer en DVD cette patate chaude fusait de céder sa ville au pouvoir cen- sions plus ou moins tronquées en cas- qui demeure malgré tout le chef- d’œuvre tralisateur de Louis XIII et du cardinal sette, ainsi qu’un DVD semi-officiel ré- absolu de Ken Russell et, selon ses dires, de Richelieu. Aussi, The Devils s’en puté pour être assez mal restauré, mais son seul film politique. (J.-P. G.)

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