La Bretagne et la mer

Brittany ferries L’épopée d’un armement paysan?

Alexis Gourvennec Président-directeur général de ferries

C’est une compagnie atypique, née il y a trente-deux ans de l’ambition d’une poignée de paysans finistériens et condamnée par tous les experts de l’époque à disparaître avant même d’avoir fait naviguer son premier navire, qui affiche aujourd’hui de nouvelles ambitions sur la Manche. Contre vents et marées, cet armement issu d’un capitalisme collectif agricole avant- gardiste est devenu le premier employeur de marins français : ils sont aujourd’hui plus de 1 500 à naviguer sur les huit navires au pavillon tricolore de l’armateur breton. dont le patronyme sonne volontairement anglais, dessert quatre pays d’Europe, a transporté en 2004 plus de 2,5 millions de passagers, 750 000 voitures et plus de 200 000 camions à travers la Manche pour un chiffre d’affaires total consolidé de 346,6 millions d’euros. Une réussite incontestable qui s‘appuie avant tout sur la volonté hors du commun de ses dirigeants et sur la réactivité exceptionnelle des personnels de l’entreprise. Récit d’une odyssée des temps modernes par son Président directeur général et fondateur, Alexis Gourvennec.

Alexis Gourvennec, comment un paysan, jeune président d’un marché au cadran et militant de la Jeunesse agricole chrétienne (JAC), est-il devenu armateur dans les années 70 ?

Alexis Gourvennec

J’ai relu l’histoire de Bretagne et j’ai constaté que jadis, les Bretons peuplaient les mers. Et qu’à chaque fois que nous nous sommes tournés vers l’océan, notre région a connu de longues périodes de prospérité. Du XIVe au XVIIe siècle, le cabotage était florissant le long des côtes européennes et les Bretons y contribuaient largement. Toiles de lin, sel et vin de Bordeaux, argent ou albâtre, tabacs et peaux, le commerce maritime breton développait, en les irriguant, les cités du littoral armoricain. En fait, nous étions un peuple de marchands et de transporteurs. Il faut savoir que pendant de longs siècles, en Bretagne, les voies romaines étaient les seules routes vraiment carrossables. C’est donc par la mer et les profondes entailles naturelles que constituent les abers et les rias que des navires, de tous types et de toutes tailles,

Août 2005 1 La Revue Maritime N° 473 s’engageaient à l’intérieur des terres, chargés des richesses de l’Ancien et du Nouveau Monde. Des échanges commerciaux, culturels voire familiaux témoignent de cette activité armatoriale de premier plan. Dans les archives municipales de Morlaix, ville accessible par la mer, on découvre que dès le milieu du XVe siècle, certains fils de marchands du port finistérien vont apprendre « l’art de la marchandise » en Angleterre. De jeunes Morlaisiens séjournent ainsi régulièrement à Exeter. Les séjours linguistiques ne datent pas d’hier ! C’est ainsi que sont nés des pays maritimes, dans un dialogue avec le monde rural auquel ils s’adossaient et dans ce pays de marins paysans, la petite cité de situé à la pointe nord-ouest de la Baie de Morlaix n’échappait pas à la règle : commerçants et artisans étaient à la fois armateurs et corsaires. Ce petit port très entreprenant entretenait d’étroites relations avec la Hollande, l’Espagne et l’Angleterre. Au XVIe siècle, les armateurs roscovites sûrs de leurs puissances financèrent la construction de leur propre église, contre l’avis de l’évêché de Saint Pol de Léon tout proche ! Ce commerce maritime fut ruiné à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle par les nombreux blocus anglais et français. Le déclin se poursuivit avec l’essor de l’industrie dans l’Est de la délaissant progressivement les ports de la périphérie atlantique : c’en était fini de Roscoff et du cabotage européen ; fini ou presque car c’est ici dans ce pays de Léon agricole tourné vers la mer que tout va recommencer un siècle plus tard.

Vous aviez 25 ans, vous êtes un tribun et puisqu’on ne voulait pas vous écouter à Paris, vous choisissez la méthode forte pour convaincre le gouvernement Debré qui n’a pas confiance en vous. Pour la dignité des paysans déclarerez-vous un peu plus tard ?

Alexis Gourvennec

Ce fut effectivement le moteur de cette révolte qui n’a fait aucun mort, je tiens à le rappeler ! Nous sommes en 1961 à la fin du printemps et c’est bien une révolte paysanne dont il s’agit : au mois de juin, la prise de la sous-préfecture de Morlaix par des agriculteurs déterminés à se faire entendre du gouvernement va faire apparaître les difficultés bretonnes à la une de tous les journaux. C’est vrai, je n’avais que 25 ans et avec mes amis agriculteurs nous avons fait une entrée fracassante sur la scène économique et politique. Nous venions de créer quelques mois auparavant la Société d’intérêts collectifs agricoles, la SICA, une vente au cadran de nos légumes sur le modèle du marché au cadran hollandais, un système qui nous paraissait fiable et équitable. Dans mon esprit, il fallait avant tout donner leur libre-arbitre aux producteurs de légumes du nord Finistère, très dépendants jusqu’alors des expéditeurs qui fixaient les prix. Il s’agissait en fait de donner de la dignité aux producteurs du Léon, très soumis jusqu’alors aux caprices du marché et à ceux qui l’organisaient. Nous souhaitions obtenir rapidement une loi d’orientation agricole pour contraindre une minorité d’agriculteurs à nous rejoindre car c’était selon nous le système le plus efficace. Mais bien au-delà de l’organisation du marché, c’est l’ensemble des revendications bretonnes que j’ai mis en avant. Il n’y avait pas de solution exclusivement agricole aux problèmes des paysans du Nord -Finistère : le progrès associé à la mécanisation, les gains de productivité étaient en marche et cela allait se traduire inévitablement par une diminution du nombre d’agriculteurs. Nous avons dû par conséquent penser à promouvoir un développement économique non agricole afin que celui-ci soit un élément permettant d’enrayer le départ des agriculteurs en surnombre vers la région parisienne.

Août 2005 2 La Revue Maritime N° 473 C’est à cet effet que vous réunissez dès 1966, les élus, les représentants des chambres de commerce et d’agriculture, les syndicats et les collectivités locales au sein de la Société d’économie mixte d’étude du Nord Finistère (SEMENF) et vous leur dites en substance : « Nous recensons toutes les demandes de revendications des Finistériens, mais nous n’en gardons que l’essentiel sinon le gouvernement ne nous entendra jamais ! » Vous a-t-il entendu et écouté, ce gouvernement ?

Alexis Gourvennec

Le gouvernement nous a écouté parce qu’avec la SEMENF, nous avons fait un gros effort de synthèse. Nous essayions de nous projeter à l’horizon 1985 et pour être entendus, nous sommes passés effectivement de deux cents propositions à cinq propositions qui tournaient autour d’une même et seule préoccupation que nous avions appelée le désenclavement. Ce dernier concernait la création d’un réseau routier, de télécommunications, d’une université et d’une plate-forme industrielle à Brest et puis bien sûr la création d’un port en eau profonde à Roscoff. Au mois d’octobre 1968, le Premier ministre Georges Pompidou a donné son accord, mais le plus dur restait à faire car il nous restait à vérifier si cette décision donnerait bien lieu aux réalisations promises. L’échéance de 1975 pour le plan routier breton n’a par exemple jamais été respectée, mais le réseau réalisé a été bien plus important que le projet initial…

Pourquoi la construction d’un port à Roscoff et pas ailleurs, à Brest, par exemple ? Était-ce une promesse faite aux agriculteurs de Saint Pol de Léon pour garantir le développement de la SICA ?

Alexis Gourvennec

Absolument pas, le port de Roscoff est né en 1970 parce qu’il offrait naturellement la possibilité aux navires d’échapper aux caprices de la marée. Mais sachez que nous sommes, ici à Roscoff, plus proches de Plymouth que de Rennes, plus proches de Londres que de Paris donc sur le plan de la géographie, c’était une évidence folle ! Il fallait regarder vers l’Angleterre ! Sur le plan de l’économie, l’Angleterre est un petit pays agricole donc il y avait une complémentarité qui relevait à nouveau de l’évidence ; enfin et toujours dans le domaine économique, nous entrions en ce début des années 70 dans une civilisation de loisirs et, alors que l’on essayait de se projeter dans l’avenir, j’avais écrit dans le schéma de structure du Nord Finistère que l’Angleterre entrerait un jour dans le Marché commun : cela faisait partie de ce que j’ai appelé la fatalité historique, géographique, économique et politique !

Nous sommes en 1970 à Roscoff. Vous avez un port mais pas de navire ! Il fallait avoir une bonne dose d’optimisme pour convaincre les armateurs de venir dans ce bout de Finistère où il ne se passait pas grand-chose, il faut bien l’admettre !

Août 2005 3 La Revue Maritime N° 473 Alexis Gourvennec

C’est vrai qu’à l’époque, avec le président de la Chambre de commerce de Morlaix, nous rencontrâmes tous les armateurs français puis les Anglais, les Allemands et enfin les Scandinaves et c’est là effectivement que nous découvrîmes le peu de confiance qu’ils accordaient au port de Roscoff. Ils nous déclarèrent en substance que nous n’étions pas totalement fous, qu’il y avait assez d’eau dans le port de Roscoff pour faire un port mais qu’il n’y aurait jamais de bateau ! Il faut reconnaître que nous étions le dos au mur car ces armateurs avaient fait des études de marché. Mais malgré tout, nous vérifiâmes si leurs analyses étaient bonnes ou totalement infondées car nous ne voulions pas prendre le risque de faire faillite avec un port qui n’avait jamais vu de bateau, d’où la création de Brittany Ferries et l’achat du premier bateau que nous baptisâmes le Kerisnel du nom du marché aux enchères de la SICA de Saint Pol de Léon ! Et je dois ajouter ici de façon tout à fait modeste - ce qui est une exception chez nous - que l’inauguration de la ligne Roscoff – Plymouth, hasard des dates, eut lieu le 2 janvier 1973 soit 24 heures après l’entrée de la Grande Bretagne dans le Marché commun. Nous avions 24 heures de retard par rapport au schéma de structure du Nord Finistère réalisé entre 1965 et 1968 ! Je me souviens de l’émotion des Bretons pénétrant à l’intérieur de la cale du navire le jour de l’inauguration derrière le bagad de Lann-Bihoué. Beaucoup avaient la larme à l’œil comprenant que nous étions en train de renouer avec la mer et nous, dans notre grande naïveté, on croyait entrer dans le « géant des mers » sur ce bateau qui pouvait transporter 28 semi-remorques alors que nos navires aujourd’hui peuvent en transporter au minimum 120 !

Après le temps des pionniers avec le Kerisnel, vous vous apercevez très rapidement que les touristes anglais constituent une manne extraordinaire car ils souhaitent emprunter votre ligne pour descendre vers le Sud. Que décidez- vous de faire à ce moment-là ?

Alexis Gourvennec

Acheter un deuxième navire ce que nous avons fait dès 1974 avec l’acquisition du Penn Ar Bed et nous étendre à l’Est. Dès notre deuxième année d’activité, nous avions transporté 88 000 passagers contre l’avis de tous les experts. Car ces mêmes armateurs qui jugeaient suicidaire ce premier « pont » sur la Manche entre Roscoff et Plymouth, étaient de retour et ils guettaient nos faiblesses. Nous étions financés a minima par nos agriculteurs et les 3 millions d’euros de chiffre d’affaires de 1974, s’ils étaient inespérés, ne suffisaient pas car nos investissements étaient trop lourds. Il fallait donc s’étendre ou disparaître. J’avais sondé Saint Malo qui avait entretenu une liaison régulière avec Southampton jusqu’en 1965, mais nous nous heurtâmes très vite à l’appétit d’une compagnie allemande, la TT Lines qui avait également des vues sur le port corsaire. Les Malouins étaient timorés et nous avons considéré cela comme une trahison. Alors en mai 1975, j’ai décidé de faire le siège de Saint Malo pour obliger cet armateur allemand dont le navire, le Mary-Poppins, battait pavillon de complaisance et employait des marins philippins à faire demi-tour ! Ce ne fut pas une partie de plaisir, mais j’avais l’appui des politiques bretons, des paysans et puis très vite nous fûmes

Août 2005 4 La Revue Maritime N° 473 rejoints dans ce combat par les syndicats de marine marchande. L’Histoire se répète dit-on parfois… Le Garde des sceaux de l’époque, un Breton, René Pleven, avait obtenu du Premier ministre Jacques Chirac un délai de quatre jours pour que j’obtienne le départ du Mary- Poppins et pas un jour de plus. Gendarmes mobiles et CRS étaient arrivés en force, mais ils ne bougeaient pas. Nous ne luttions pas à armes égales avec cet armateur allemand. Nous lui avons barré la route des remparts de la cité corsaire et la TT Lines a cédé : le Mary Poppins a fait demi-tour. Les Malouins étaient humiliés mais tant pis ! Il fallait tenir ou disparaître! Et je rends hommage à René Pleven qui inaugurait à Roscoff le Cornouailles, notre troisième navire alors que nous occupions Saint Malo. Il est vrai que la voix des politiques faisait cruellement défaut, mais Pleven s’était engagé personnellement en déclarant à Roscoff : « Que personne ne se trompe sur la signification de ma présence ici à Roscoff ; c’est le signe indiscutable de l’appui que j’apporte à Brittany Ferries, y compris sur sa présence à Saint Malo ! » Grâce à cet élan de solidarité de la Bretagne tout entière, nous pûmes ainsi inaugurer un an plus tard en 1976 notre deuxième pont sur la Manche à St Malo !

Choux-fleurs bretons ou touristes britanniques, tout semble nourrir le développement de la Brittany Ferries à la fin des années 70 ? Rien ne semblait pouvoir freiner votre expansion ?

Alexis Gourvennec

C’est vrai qu’avec l’acquisition de l’Armorique et l’ouverture de la ligne Saint Malo - Portsmouth en 1976, nous avons transporté cette année-là 284 000 passagers et 12 000 camions, ce qui était impensable seulement un an auparavant. Il n’était plus obligatoire désormais pour les touristes anglais de prendre le bateau à Calais, Dunkerque ou Cherbourg : ils pouvaient par dizaines de milliers se rendre directement en Bretagne et dans tout le grand Ouest français ! Mais les choses n’étaient pas si simples : nous avons dû affronter les dockers anglais de Southampton qui voyaient notre arrivée à Portsmouth d’un très mauvais œil et puis il y a eu deux ans plus tard le drame de l’Amoco Cadiz. C’était en mars 1978 et nous venions d’inaugurer les lignes Roscoff - Cork ainsi que Plymouth – Santander pour les Anglais fortunés possédant des résidences en Espagne. Dans un contexte économique difficile, nous n’avons pas hésité à investir, mais avions-nous le choix ? Nous avions mis deux nouveaux navires en service : le Cornouailles et le Prince of Brittany. Nous avions lancé cette même année des produits vacances : bed and breakfast, gîtes et hôtels. Cette année-là , nous avons transporté 533 000 passagers pour un chiffre d’affaires de 23 millions d’euros. La reconquête semblait inéluctable, mais la compagnie demeurait financièrement fragile. Et l’Amoco Cadiz est venu couper notre route : ce fut un véritable cauchemar ! Les conséquences de la marée noire ont été visibles pendant plusieurs années.

Il a fallu imaginer un plan de sauvetage pour la compagnie bretonne ?

Alexis Gourvennec

Très rapidement, nous dûmes effectivement imaginer des solutions pour éviter le naufrage d’autant qu’un malheur n’arrivant jamais seul, nous avions rencontré durant la saison 1979 un certain nombre d’avaries sur plusieurs navires. Il fallut donc imaginer un plan de restructuration pour pérenniser l’entreprise car les actionnaires seuls ne pouvaient assumer

Août 2005 5 La Revue Maritime N° 473 une telle charge. Certains nous avaient vivement recommandé d’abandonner la liaison de Saint Malo, ce qui fit réagir les politiques bretons et aider à la mise en place d’une solution régionale.

Et cela a donné naissance aux fameuses sociétés d’économie mixte ?

Alexis Gourvennec

C’est vrai, nous avons souffert pendant deux ans, mais en 1981, il s’agissait aussi et surtout de faire face aux problèmes posés par la croissance trop rapide du groupe Brittany Ferries. En collaboration avec Louis Le Pensec, Ministre de la mer nous avons par conséquent imaginé, puis proposé à Raymond Marcellin, président de la région Bretagne, la création d’une société d’économie mixte pour structurer la flotte à l’image du schéma utilisé en agriculture où l’exploitant agricole et le propriétaire foncier peuvent être différenciés. C’est ainsi qu’en 1982 a été créée la SABEMEN dont le capital est détenu pour 70 % par les collectivités publiques (moitié par les départements bretons/moitié par la région Bretagne) et 30 % par BAI (Brittany Ferries)1. Brittany ferries assure l’intégralité des amortissements des navires et des frais financiers par le biais des loyers qui lui sont facturés par la SEM.

Vous avez reconduit ce même schéma lors de la conquête de la Normandie quatre ans plus tard en 1986. C’était toujours pour plus de souplesse et de réactivité ?

Alexis Gourvennec

Absolument, le même schéma a été reconduit en Normandie avec la création de la SENACAL pour desservir Caen - Ouistreham en 1986 puis avec la création de la SENAMANCHE en 1992 pour desservir Cherbourg. À ce jour, les sociétés d’économie mixte sont propriétaires de six navires : la SABEMEN possède le Val de Loire, le Bretagne et le Pont-Aven ; la SENACAL est propriétaire du Normandie et du Mont-Saint-Michel. Quant à la SENAMANCHE, elle possède le Barfleur. Je veux insister sur le fait que ce mécanisme, voulu d’un commun accord entre Brittany Ferries et les collectivités territoriales, fonctionne à la satisfaction de tous dans un climat de confiance réciproque et de transparence totale.

Revenons sur cette conquête de la Normandie au milieu des années 80. Qu’est-ce qui vous a poussé à franchir le Couesnon ?

Alexis Gourvennec

Le dossier du tunnel sous la Manche, gelé depuis 1975, venait d’être rouvert et nous avons ressenti le besoin d’aller vers la Normandie. Nous avons choisi le modeste port de Caen, presque une erreur stratégique nous a-t-on dit. Pourtant, malgré la tiédeur du Ministère de l’équipement, nous avions reçu à l’époque un très bon accueil de la part de la Chambre de

1 1972 : Création de la Société anonyme Bretagne - Angleterre – Irlande ; objet social : transporter outre Manche les productions agricoles du Nord Finistère ; capital : 100 000 F. 1974 : BAI choisit sa raison commerciale : Brittany Ferries. Août 2005 6 La Revue Maritime N° 473 commerce de Caen ainsi que le soutien de la municipalité de Ouistreham. Ils nous ont proposé le schéma des SEM qu’ils savaient fonctionner parfaitement bien en Bretagne. Les retombées économiques étant très positives, Caen - Ouistreham est devenu trois ans plus tard le premier port de Brittany Ferries malgré l’avis des experts de l’équipement… En 1985, nous avons renforcé notre implantation normande avec l’acquisition de la Truckline Ferries, propriété du groupe Worms2 et spécialisée dans le fret et qui assurait la ligne Cherbourg - Poole. C’étaient désormais 1 142 000 passagers et 98 000 camions qui empruntaient nos « quatre ponts flottants sur la Manche ».

1987 est un grand cru pour Brittany Ferries : la création d’une société hôtelière la SERESTEL et un jumbo ferry en construction, c’est à l’époque une riposte à la création de la société Eurotunnel ?

Alexis Gourvennec

Non pas une riposte mais une nécessaire adaptation de notre entreprise à un marché qui s’annonçait de plus en plus concurrentiel. La Société hôtelière SERESTEL nous permettait de faire des économies substantielles en employant des personnels non-inscrits maritimes mais aussi de développer des prestations de grande qualité à bord. Nous avions rapidement pris conscience que nous représentions le premier visage de la France pour des centaines de milliers d’Anglais qui venaient en vacances chez nous. Pour ce qui concerne le Bretagne auquel vous faisiez allusion, notre premier grand ferry lancé en 1989, il représente une grande fierté pour la compagnie. C’est le symbole d’une volonté commune, d’un engagement pour le développement de la Bretagne et des régions périphériques maritimes. C’est un peu le symbole d’une certaine idée de l’aménagement du territoire. Le Bretagne a été mis en chantier à Saint Nazaire en 1988 et nous en sommes pleinement satisfaits, seize ans après sa mise en service. C’est le onzième navire de Brittany Ferries, celui de l’espoir.

Le début des années 90 est placé sous le signe de la croissance et vous contrôlez alors 50 % du trafic hors détroit. En 1994, vous subissez à nouveau et conjointement une dévaluation de la livre et l’ouverture du tunnel. Comment avez-vous réagi ?

Alexis Gourvennec

Il y avait beaucoup de nervosité sur la Manche : les travaux du tunnel avançaient et l’on parlait aussi au titre de l’Europe de la suppression du duty free. Tous ces phénomènes se sont conjugués et superposés dans une période assez courte : guerre tarifaire à outrance – on proposait sur le détroit des traversées à dix francs ! – dévaluation de la livre nous ont coûté en l’espace de deux ans et demi la bagatelle de 400 millions de francs ! Et là on ne pouvait pas nous reprocher de ne pas savoir gérer car dans de pareilles situations, on est complètement démuni. 1995 a été une année très dure et 1996 a été encore pire car la guerre tarifaire sur le tunnel était faite au détriment des actionnaires car ce sont eux qui ont payé ! Quant à nous, on ne savait pas combien de temps nous allions pouvoir résister. Nous maintînmes nos prestations à bord, nous vendîmes un navire, le Duchesse Anne, en accompagnant cette vente

2 Et de la Compagnie générale maritime (CGM). Ndlr Août 2005 7 La Revue Maritime N° 473 d’un plan social. Malgré de bons résultats, cette période de notre histoire fut très difficile à vivre. En juillet 1999, c’est la fin du duty free qui représentait près de 18 % de notre chiffre d’affaires. Nous résistâmes car justement certaines compagnies vivaient uniquement grâce à la vente de produits hors taxes et puis les tarifs du tunnel augmentèrent cette année-là de près de 60 % ! De plus, les sociétés d’économie mixte acceptèrent un report de loyers sur trois ans ce qui nous permit avec une aide conjointe du gouvernement de l’époque de maintenir notre activité dans des conditions correctes. C’est ensuite Bruxelles qui nous reprocha cette aide considérée comme aide d’État donc assimilable à de la distorsion de concurrence, mais bien vite nous réussîmes et c’est justice, à mettre en avant notre rôle d’aménageur du territoire et d’acteur économique de premier plan dans les régions de l’Arc atlantique. Le tandem Brittany Ferries - sociétés d’économie mixte remplissait une fois de plus pleinement son rôle dans le grand Ouest européen.

Aujourd’hui, avec deux nouveaux navires, le Mont St Michel et le Pont- Aven et l’affrètement d’un navire rapide, Brittany Ferries semble avoir retrouvé à la fois la sérénité et de nouvelles ambitions ? Malgré la percée des compagnies aériennes low costs et de la guerre tarifaire sur le détroit ?

Alexis Gourvennec

Il faut être extrêmement prudent. Malgré le récent retrait de P & O de Cherbourg et Caen et son futur abandon à l’automne de la ligne du Havre, le report de passagers sur nos lignes ne s’est fait que partiellement. Le marché passagers stagne car la destination France a perdu ces dernières années de son attrait pour bon nombre de Britanniques. De plus, la guerre tarifaire sur le détroit continue entre le tunnel et les compagnies de ferries, ce qui a des répercussions sur la fréquentation de nos lignes à l’Ouest. De plus l’irruption des compagnies aériennes à bas prix favorise le transfert d’une partie de notre clientèle vers des destinations plus « méditerranéennes ». Mais nous réagissons en lançant des campagnes de promotion de grande envergure. Si cela peut se traduire par des pertes de valorisation, il n’en demeure pas moins que nous constatons dans le même temps une croissance de l’activité fret dans le même temps qui va se traduire par le remplacement du Coutances par un fréteur de plus grande capacité, dans les meilleurs délais. Pour ce qui concerne le Normandie Express, mis en service en mars 2005 à Caen - Ouistreham et à Cherbourg, c’est un outil complémentaire qui répond parfaitement à sa mission proposant une alternative aux traversées traditionnelles, ces dernières proposant de véritables mini-croisières. Ce navire rapide a intégré les couleurs et « l’esprit »Brittany Ferries. Vous savez que Brittany Ferries a connu des tempêtes mais qu’elle a toujours su maintenir le cap en s’adaptant. Si demain, nous devons imaginer des solutions pour réduire nos coûts, nous le ferons avec l’imagination et la réactivité qui nous caractérisent. Nous nous sommes battus ces derniers mois pour l’exonération d’une partie des charges de nos navigants, à l’instar d’autres nations européennes qui font bénéficier leur marine marchande de salaires défiscalisés. C’est aussi par la volonté politique de nos dirigeants que notre jeune compagnie continuera à faire flotter le drapeau tricolore sur la Manche. Aux problèmes liés à la concurrence parfois sauvage, nous saurons trouver des solutions.

Août 2005 8 La Revue Maritime N° 473