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B E L I S a R I O -Étude Et Réflexions

yonel buldrini B e l i s a r i o -étude et réflexions-

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« E degli occhi che perdei, Tu mi sei più cara ancor ! Et des yeux que je perdis, Tu m’es plus chère encore ! » devenu aveugle, à sa fille qui l’accompagne en exil S. Cammarano – G. Donizetti Atto II° — Finale

Où en est le compositeur d’opéra le plus joué du moment ? , malheureusement disparu depuis 1835, ne laisse qu’une demi-douzaine d’opéras vraiment appréciés et entrés au répertoire du moment. Parmi une foule de compositeurs plus ou moins estimés, émergent les frères Ricci, et , mais aucun ne possède l’envergure d’invention mélodique, la capacité à caractériser musicalement une situation avec tant d’art, d’élégance et d’inspiration –surtout en produisant beaucoup d’opéras- que . Avec le retrait de Rossini et l’évolution de l’écriture musicale vers plus de chaleur passionnée et dramatique, une nette diminution des ornementations de la ligne vocale, c’est Donizetti qui porte le sceptre de l’opéra italien. On joue du reste ses oeuvres dans le monde entier, de Budapest à Lima, Mexico, Rio de Janeiro, Buenos Aires… et de Berlin et Dresde à Copenhague, La Havane, New York… Vibrantes de Romantisme délicat mais passionné (c’est son secret), ses opéras vont même atteindre des lieux dont on ne parle plus particulièrement aujourd’hui en matière d’art lyrique, comme Agram, Alger, Odessa, Palma de Majorque, Santiago de Cuba, Valparaiso, Corfou, Smyrne ! Néanmoins, à l’heure de Belisario, il ne faut surtout pas imaginer le compositeur au retour de son plus grand chef-d’œuvre, Lucia s’imposant certes dès sa création, mais s’ajoutant d’abord simplement au déjà riche catalogue donizettien (c’était son cinquantième opéra !), mais n’étant pas destinée à être montée plus qu’une par exemple, ou que et . On considère habituellement (1830) comme la première affirmation d’une maturité d’inspiration pleinement atteinte, et ce sont surtout les opéras successifs qui entrent dans la faveur du public, au fur et à mesure que l’extraordinaire capacité de production donizettienne les livre à la postérité. Ses ambassadeurs se nomment donc Anna Bolena, , L’Elisir d’amore, Il Furioso all’isola di San Domingo, Parisina, , , mais maints ouvrages antérieurs à cette année 1830 voyagent encore, et

plaisent toujours, comme L’Ajo nell’imbarazzo ou L’Esule di Roma qui justifie son titre en s’exilant jusqu’à Prague, Corfou, Malte et La Havane ! Après l’accueil triomphal de , le 26 septembre 1835, le tourbillon régissant la vie du « pauvre compositeur d’opéras », selon la formule de Donizetti, ne se calme pas. L’infortuné Bellini disparaît trois jours avant la première de Lucia et l’éditeur Giovanni Ricordi propose à Donizetti d’écrire une cantate intitulée Lamento per la morte di Bellini et qui sera interprétée par . « J’ai beaucoup à faire, répond Gaetano, mais un témoignage d’amitié à mon Bellini passe avant tout. » En mémoire du profond attachement qu’il vouait à « son » Bellini —qui, lui, le jalousait plutôt— il composera même une Sinfonia su motivi di Vincenzo Bellini et une fort belle Messa di in Morte di Bellini. A , lieu de sa résidence principale et port d’attache, Donizetti compose dès le mois d’octobre 1835 l’opéra qu’il doit donner au Gran Teatro de Venise et qui s’intitule Belisario. Il décline la proposition de travailler avec l’écrivain vénitien Pietro Beltrame (par ailleurs auteur du livret La Fidanzata di Lammermoor pour le compositeur , dont l’opéra est curieusement créé cette même année 1835), estimant à juste titre que compositeur et librettiste doivent être dans le même lieu et se connaître l’un l’autre. Il retrouve donc son collaborateur de Lucia, Salvatore Cammarano, qui allait devenir son principal librettiste pour de fort beaux opéras comme L’Assedio di Calais, Pia de’ Tolomei, , , et . Une dernière tâche (!) consiste, en s’arrêtant à Milan dans le voyage pour Venise, à superviser la véritable création de que va donner le Teatro alla Scala. Le mot de véritable n’est pas excessif, cet opéra ayant valu au pauvre Donizetti, peut-être ses pires démélées avec la censure. L’œuvre était déjà en répétition au Teatro San Carlo de Naples quand la censure du Royaume des Deux-Siciles interdit purement et simplement l’œuvre ! A la hâte, on trouve un autre sujet, Giovanna Grey, que la censure repousse également car on y décapite toujours une reine ! Finalement, un troisième sujet est accepté, et à tout allure on opère le travestissement de la Stuarda en Buondelmonte : la rivalité anglo- écossaise devient la haine entre deux familles florentines du XIIIe siècle. Donizetti adapte la musique avec art (il fait de la grande Prière des Ecossais du troisième acte, une scène de conjuration !). La première de Buondelmonte peut avoir lieu le 18 octobre 1833, et avec succès encore... Quelle talentueuse réussite pour un Donizetti que l’on comprend bien lorsque, mi-amer, mi-résigné, il taxe ce Buondelmonte de « pasticcio », c’est-à-dire une chose mal faite, brouillonne.

A présent, c’est donc la véritable Maria Stuarda que va donner le Teatro alla Scala, et c’est à cette occasion que Donizetti compose l’ouverture assez intéressante, mais qui a pourtant du mal à s’imposer dans les représentations actuelles. Pendant qu’il effectue le voyage vers Milan, penchons-nous sur d’autres préoccupations, d’ordre privé cette fois, car Francesco, l’un de ses deux frères, multiplie depuis Bergame les demandes d’argent pour assister leur père malade. Gaetano en fait, doutait des affirmations de son frère un peu simple d’esprit —qu’il nommait du reste en conséquence « mio fratello scemo »— d’autant que Giuseppe, le frère ainé, lui écrivait depuis Constantinople où il était Directeur de la musique du sultan, en mentionnant une somme d’argent envoyée à Bergame. Gaetano veut savoir ce qu’il en est, et charge son ami bergamasque le plus intime, Antonio Dolci, de pourvoir à tout besoin éventuel de la Mamma Domenica. Le 3 décembre 1835 il arrive à Milan et six jours plus tard son père décède. Lorsque Gaetano reçoit d’un autre ami la nouvelle fatale, il en parle ainsi au bon Dolci : « Elle m’annonce une chose que je ne peux croire. Si jamais elle était vraie, pour mon profond malheur, je me tourne vers toi afin que toi, que Mayr [son premier professeur de musique], afin que tous fassiez pour moi les devoirs d’un fils. Dépense cent, deux-cents écus, mais que la pompe démontre la gratitude d’un fils puisque l’un ne peut agir à cause de la distance et l’autre, n’aura pas la possibilité. Je t’écrirai avec plus de calme. Pense à maman, à tout ce dont elle a besoin. » Il n’a pas le courage de faire les quarante-cinq kilomètres qui le séparent de Bergame. Le travail le réconforte et l’aide, d’autant que Maria Stuarda suscite des remous à , la Malibran voulant chanter les paroles originales de l’invective (aujourd’hui célèbre de « Vil basta-a-rda ! ! »), que la reine d’Ecosse lance à la reine d’Angleterre. Elle tenait tellement à ce rôle, qu’elle ne participe même pas à l’hommage rendu par la Scala à Bellini en montant I Puritani, alors que le pauvre Bellini lui avait préparé une version spécialement pour sa voix de son dernier opéra ! Le destin répond en faisant tomber malade la Malibran qui ne peut donc pas assister aux répétitions de Maria Stuarda… Le soir de la première, le 30 décembre, elle n’est pas encore rétablie mais face au risque de perdre son cachet de 3000 francs, elle chante néanmoins, et le public prend cela comme un camouflet. Il lui pardonne pourtant et l’applaudit lors des deux représentations suivantes et Donizetti quitte Milan, son contrat rempli puisque les compositeurs étaient tenus à assister aux trois premières représentations. Les mésaventures de la pauvre Stuarda n’étaient pas terminées ! La quatrième représentation s’arrête avec l’exécution du premier acte dans lequel la reine d’Ecosse, personnage principal, ne paraît pas !!... On le fait suivre des actes deux et trois de l’Otello de Rossini.

Des représentations suivantes et intégrales ont tout de même lieu, mais la terrible invective « Vil bastarda ! » lancée par une Stuarda-Malibran furieuse à une Elisabetta pour une fois défaite, ne laissent pas de repos aux nobles milanais. Ceux-ci vont même se plaindre à l’ennemi, le gouverneur autrichien de Milan qui… se heurte à l’inflexibilité de Madama Malibran ! Donizetti suit tout de même les choses de loin et nous en donne le résultat, dans une lettre au librettiste de Maria Stuarda Giuseppe Bardari : « La Stuarda après six soirées fut interdite, et dans le moment le plus heureux, ils ne voulaient pas “bastarda”, ils ne voulaient pas la toison d’Or au cou, ils ne voulaient pas qu’elle s’agenouille pour la confession à Talbot. La Malibran dit : je n’ai pas l’intention de me préoccuper de toutes ces choses... donc Interdite ! » Malgré ces attaques répétées, la superbe Maria Stuarda devait tenir bon et, même s’il s’agissait d’une version « asceptisée » comme le signale William Ashbrook1, elle fut mise à l’affiche dans une douzaine de théâtres italiens, espagnols et portugais, jusqu’en 1866. Le départ des Bourbons de Naples, premiers “persécuteurs” de la Stuarda, permit en 1865 de retrouver une version plus proche de l’originale et à cette occasion, une statue de Donizetti fut couronnée de lauriers, scellant par la même occasion la validité d’une oeuvre dont notre époque est amplement convaincue. Retrouvons a présent notre Donizetti qui nous a précédés à Venise, avec la partition de son Belisario quasiment terminée. La saison de La Fenice s’ouvre avec du retard, par rapport au traditionnel jour de Santo Stefano (26 décembre), car l’on craint une épidémie de choléra, et finalement le 10 janvier 1836, on donne la Giovanna Prima Regina di Napoli de Antonio Granara, puis, dès le 12, L’Assedio di Corinto de Rossini. Dans une lettre à l’éditeur, Donizetti parle des chanteurs engagés pour la saison, selon l’usage de l’époque, et pour lesquels il prévoit les rôles de Belisario : « L’Assedio ne plut pas... c’est-à-dire la Vial ne plut pas, mais pas du tout. Seul Salvatori fut très applaudi, et Pasini s’en tira. On le retire [L’Assedio] samedi de l’affiche après deux représentations (je crois), ... et on donne... quoi donc ? Le Barbiere ! en attendant que je sois prêt... Oh époque ! oh grand Rossini, comme tu raccommodes les trous avec ce Barbiere !... Et moi maintenant, que ferai-je de cette Vial qui est un bâtard et un déguisé ? Oh Figaro, Figaro, donne- moi une de tes savoureuses inventions pour la sauver, et me sauver. »

1 L’un des deux plus éminents biographes de Donizetti, l’autre étant Guglielmo Barblan, in : Donizetti and his , Cambridge University Press, 1982 ; traduction italienne de Fulvio Lo Presti : Donizetti, la vita, EDT Editore, Torino, 1986.

L’esprit magique de Figaro l’inspira et il adapta si bien le second rôle féminin d’Irene aux moyens de Antonietta Vial, que dans le grand duo père-fille terminant le deuxième acte, le public fut ému aux larmes. Le ténor le préoccupait car son nom (Ignazio Pasini) fut précisé tardivement, mais il signale « Pasini si salvò », littéralement : Pasini se sauva, c’est-à- dire s’en tira. Donizetti connaît bien en revanche le baryton chargé du rôle-titre, Celestino Salvatori, auquel il écrivait précisément les malheurs de Maria Stuarda « pasticciata » en Buondelmonte. Il en va de même pour le prestigieux soprano Carolina Ungher, ayant participé à la création de la Neuvième Symphonie de Beethoven, et pour lequel il composa notamment le beau rôle de Parisina. On commençait à l’époque, à accorder une importance croissante à ce que l’on appelait en Italie et en français : la mise en scène, et Donizetti se préoccupe des costumes de son opéra, demandant à l’impresario, le directeur de la Fenice : « je vous recommande que les costumes de l’époque n’aient pas été utilisés dans les spectacles antérieurs, et cela pour votre bien et le mien. « Le reste est entre les mains du Destin », conclut-il, romantique, mettant même une majuscule à cette entité mystérieuse…

Où l’on raccompagne le Maestro Donizetti en fanfare, aux flambeaux et sous les ovations On sait que Donizetti ne s’étendait pas sur ses succès, plus disert pour ses échecs qu’il acceptait avec philosophie. Il faisait parfois des sortes de petits programmes prévisionnels ayant la juste intuition de l’accueil que recevrait tel ou tel morceau ! Ou bien il envoyait à un proche un comte- rendu télégraphique minimaliste, comme il en existe pour Belisario, adressé au célèbre éditeur de musique milanais Giovanni Ricordi : Venise, 5 fév. 1836

A.[mi] C.[her] Voici pour toi des nouvelles de l’accueil de Belisario. La vérité sur tout, et dépouillée d’amour propre, pour autant que peut un papa. Ouverture, comme ci comme ça ; cavatine Vial, applaudissements ; cavatine Ungher, acclamations, vacarme au point de ne pas pouvoir commencer la cabalette la seconde fois ; duo Pasini et Salvatori, applaudissements égaux ; choeur comme ci comme ça ; finale, applaudissements et rappels pour tous, et de nombreuses fois. Acte deuxième. Aria Pasini, rappelé trois fois ; duo Vial et Salvatori, de très nombreux bravi, mais à la fin (c’est ce qu’ils disent) la situation est si intéressante, qu’ils pleurent ; [Acte troisième] trio,

applaudi ; dernière scène, Ungher très applaudie et rappelée, à la fois seule, et avec les autres, et avec moi. Il y eut quelques difficultés, mais tu sais déjà comment vont les choses les soirs de première. Cela ira toujours mieux.

Avec la phrase laconique « Il y eut quelques difficultés », il fait allusion à des manifestations hostiles survenues le soir de la première du 4 février. Des spectateurs adeptes d’autres compositeurs, ou reprochant à Donizetti son cachet élevé, avaient tenté de troubler la soirée mais ils furent probablement vite couverts par l’accueil enthousiaste du public, qui, comme le précise Gaetano, manifesta en cris d’enthousiasme et vacarme au point de ne pas pouvoir reprendre la de l’air d’entrée de la primadonna ! On sait que l’accueil de la « prima assoluta », comme on dit encore en Italie, n’est pas jugement infaillible et définitif, les échecs lamentables des créations de Il Barbiere di Siviglia et de La Traviata en témoignent encore. Néanmoins, avant de lire ce que Gaetano nous dit de l’accueil mémorable de la troisième représentation, considérons tout de même un compte-rendu de presse qui, lui, ne tarit pas d’éloges. La Gazzetta privilegiata di Venezia estime en effet que « La musique italienne s’est accrue d’un nouveau chef-d’œuvre : l’Anna Bolena a trouvé un digne frère et le Belisario proposé hier soir par Donizzetti (sic) sur la scène de la Fenice n’a pas fait que plaire et charmer, mais il a vaincu, enflammé, ravi l’auditoire nombreux qui s’était rassemblé là, malgré le mauvais temps. Le spectacle ne fut, de la première à la dernière note, qu’une succession d’applaudissements et de rappels du maestro et des chanteurs. »2 Apparemment, le succès semble unanime et il n’est pas question d’accueil « così così » (comme ci, comme ça) ! Quant à la fameuse troisième, voici ce que Donizetti en dit à son ami Innocenzo Giampieri, bibliothécaire à la « Ducale Biblioteca Palatina » de :

Livourne, 18 février 1836 A.[mi] C.[her] Me voici à l’habituel tribut ! Je passe ? J’écris ! Belisario à Venise reçut l’accueil le plus heureux. Je ne saurais te dire lequel des morceaux fut le plus apprécié (excuse la modestie). Après la troisième soirée j’eus droit à être raccompagné avec torches, fanfare et cris d’enthousiasme jusqu’à la maison. Je partis après la 4ème, je devais

2 Cité par Michele Selvini dans la plaquette du coffret Cd Arkadia CDHP 586.2, publié en 1992 et présentant l’enregistrement de la représentation de Belisario effectuée le 7 octobre 1970, au de Bergame.

voler à Naples… j’arrive à Gênes… je m’embarque… ce fut une nuit d’Enfer… je ne sais encore si je partirai de nouveau ce soir. Arrivé à Civitavecchia je dois bien tranquillement débarquer, me rendre à Rome pour y passer le reste des 14 jours de quarantaine, délai fixé pour qui vient de l’Etat lombard. Et en attendant le permis a expiré au dernier jour de janvier. Mon épouse a avorté et se porte très mal à Naples, et moi… à Livourne.

Le fait du permis qui a expiré concerne probablement les nombreuses frontières d’états différents qu’il doit traverser pour se rendre de Naples à Venise. On n’y pense plus guère aujourd’hui, mais l’anniversaire des cent-cinquante années de l’unification de l’Italie tombant en 2011, est l’occasion de se rappeler que ce pays était morcelé en principautés, royaumes et duchés, et dont les Etats pontificaux n’étaient pas l’un des moindres… Comme on le voit, les vicissitudes reprennent (en commençant par les trajets !) alors que les lauriers de Belisario fleurissent à peine... et dès le départ de Venise. Regardons en effet s’éloigner, le 8 février 1836, notre Donizetti dans ce qu’il nomme la « negligenza », au lieu de la diligenza ! Trait d’humour lui venant alors qu’il peste contre l’avarice des concessionnaires les poussant à surcharger leurs voitures, et celle-ci mettra quatre jours pour atteindre Milan. Ce pénible voyage devait se poursuivre par l’épouvantable traversée dont il vient de parler, précisant à l’ami Dolci de Bergame : « je suis vivant par miracle à cause d’un ouragan entre Gênes et Livourne ». Il y est rejoint par une pénible nouvelle de Naples : , son épouse bien-aimée, a avorté au bout de sept mois et demi de grossesse et il faut savoir qu’aucun de ses trois enfants ne devait survivre. Débarquant à Civitavecchia, Donizetti doit subir quatorze jours de quarantaine imposés à ceux qui arrivaient du nord où avait éclaté l’épidémie de choléra. A Rome, où il s’arrête volontiers pour retrouver ses amis chers comme le librettiste Jacopo Ferretti ou l’affectionné frère de son épouse, l’avocat Vasselli, l’attendait la pire des nouvelles. Portée par une lettre de son frère Francesco arrivée à Naples et renvoyée à Rome par Virginia, elle lui annonce qu’une attaque d’apoplexie a emporté Mamma Domenica le 10 février, précisément au moment où Gaetano, voyageant de Venise à Milan, passait non loin de Bergame ! Le fidèle Antonio Dolci reçoit l’écho de sa douleur : « Tout est donc fini ? Si je n’avais une constitution tellement robuste que je m’en étonne moi-même, j’aurais, et pour toujours rejoint les autres. Trois mois seulement ont passé et en trois mois j’ai perdu père, mère et petite fille, et en plus mon épouse est encore souffrante à cause de sa fausse couche au bout de sept mois et demi. J’ai eu quelque peu la force de résister grâce à

l’accueil du Belisario, grâce à la Légion d’Honneur3, mais ayant appris seulement hier la perte également de maman, je suis dans un état de trop de découragement dont le temps seul pourra me tirer, s’il m’en reste beaucoup à vivre. » S’il s’épanche avec le bon Dolci, il sera fort concis avec son ami parisien le banquier Auguste de Coussy, mais sa sobre et pudique déclaration n’en sera pas moins touchante : « J’avais besoin de cela [la reconnaissance de la Légion d’Honneur] et du très heureux accueil de mon Belisario à Venise, parce que j’ai perdu en trois mois père, mère et fille. – Je ne veux pas vous affliger. – ». Gaetano va s’employer à convaincre son frère aîné Giuseppe à renoncer, comme lui, à sa part d’héritage en faveur de Francesco, pour lequel il tente également d’obtenir la place de portier du mont-de-piété, anciennement occupée par leur père. Le destin étant souvant ingrat envers la magnanimité, voilà qu’un beau-frère fait valoir des prétentions à l’héritage ! Gaetano envoie son point de vue à Dolci avec cette formule claire, directe et quelque peu méprisante : « En vérité ceci est ridicule à l’excès. » Il explique ensuite que cet homme avait déjà obtenu beaucoup avec la dot de la pauvre Maria Antonia, l’une de ses trois sœurs décédées à l’époque, et que s’il s’obstinait, il lui demanderait de contribuer aux dépenses des obsèques. L’abattement moral bien romantique n’empêchait pas le réveil d’un esprit vif et pratique ! Quant au compositeur, il puiserait curieusement en sa douleur l’inspiration pour deux charmantes œuvres bouffes, mariant délicieusement comique et sentimental, selon sa marque de fabrication : et .

Le chemin du succès, ou la popularité inouïe de Belisario A Venise, Belisario connaît le nombre —impensable aujourd’hui— de vingt-huit représentations ! et il s’agit d’un chiffre que la fin de la saison limita certainement. Une fois n’est pas coutume, nous possédons un compte-rendu en français de l’accueil de la première, à une époque où les critiques ne franchissaient pas souvent les frontières ! Elle fut publiée dans la Revue et Gazette musicale de , dans le numéro du 21 février

3 Gentiment offerte par le roi Louis-Philippe (en son décret royal du 2 févier 1836) pour avoir composé expressément Marino Faliero pour le Théâtre-Italien de Paris. Il est curieux de voir ici Donizetti sensible à ce genre d’honneur, alors qu’aucune distinction ne tourna jamais sa tête de Romantique toujours prêt à l’auto-dérision. On peut d’autant plus l’attribuer à la douleur extrême qui se raccroche même à un honneur officiel.

1836 et le chroniqueur dont on ne connaît que les initiales, commence ainsi, de manière vécue et sympathique :

CORRESPONDANCE PARTICULIÈRE. Venise, le 8 février 1836. Je n'ai pas oublié la promesse que je vous avais faite en partant, de vous tenir au courant des nouvelles musicales de ce pays ; malheureusement, ici comme partout ailleurs, rien n'est plus rare qu'une nouveauté qui vaille la peine qu'on s'en occupe, et j'ai dû garder le silence, faute d'avoir quelque chose d'assez important à vous communiquer. Mais Donizetti vient d'enrichir le monde musical d'un nouvel opéra, et je m'empresse de vous parler de son Belisario qu'on a donné hier pour la première fois. Il est impossible de rêver un succès plus brillant et plus justement mérité que ce dernier succès de Donizetti. Son oeuvre ne contient pas un morceau qui ne soit remarquable : partout les motifs sont neufs et piquants ; partout le musicien a su rendre avec autant de vérité que de vigueur l'expression des paroles. Je vais vous citer un à un tous les morceaux les plus importants de cet ouvrage, et j'aurai soin de vous indiquer la manière dont chacun d'eux a été accueilli. L'introduction se compose d'un chœur de sénateurs se rendant à la rencontre de Bélisaire qui revient de sa conquête de l'Italie. Ce morceau a exité de nombreux applaudissements. Vient ensuite une cavatine de la fille de Bélisaire : ce rôle est rempli par Mlle Vial dont le premier début n'avait pas été heureux, mais qui, à force de travail, de patience et de modestie, est parvenue à désarmer la rigueur du public. Mlle Vial a parfaitement chanté cette cavatine, et l'assemblée tout entière lui a prodigué des marques non équivoques de sa vive satisfaction. C'est à Mlle Ungher qu'avait été confié le rôle important d'Antonine, l'épouse de Bélisaire. Le premier morceau qu'elle ait chanté, est une cavatine dans laquelle l'épouse du général de Justinien développe ses plans de vengeance contre son mari, parce que celui-ci a tenté d'assassiner ses fils. Cet air est très-beau et Mlle Ungher l'a chanté avec un admirable talent ; aussi l'enthousiasme du public s'est manifesté avec tant de violence, qu'après la première cabalette, plusieurs minutes se sont écoulées avant que les applaudissements pussent permettre à la cantatrice de reprendre le second motif. L'air une fois terminé, Mlle Ungher et le maestro ont été forcés de venir à cinq ou six reprises différentes recevoir les bruyantes félicitations de l'auditoire. Cette belle cavatine est suivi d'un duo entre Bélisaire (Salvatori) et Alamiro (Pasini), jeune chef de barbares ; ce morceau fort bien exécuté a aussi obtenu beaucoup de succès. Le finale du premier acte forme la scène où Bélisaire est accusé publiquement par son épouse. L'effet a été des plus entraînants, et Mlle Ungher a dû encore reparaître cinq fois de suite devant l'auditoire émerveillé.

Dans le deuxième acte, on a beaucoup applaudi un très-bel air fort bien chanté par le ténor. On a aussi admiré un duo chanté par Bélisaire aveugle qu'on vient de condamner à l'exil, et la fille de cet illustre proscrit. Salvatori et Mlle Vial ont déployé dans ce morceau un fort beau talent de mimes et de chanteurs. Le troisième acte s'ouvre par un chœur de barbares qu'Alamiro conduit sous les murs de Bysance pour tirer vengeance de l'outrage fait à Bélisaire. Ce chœur est suivi par un véritable chef-d'œuvre, par un trio dans lequel Bélisaire retrouve son fils qu'il croyait avoir perdu pour jamais, et qui a échappé à la mort qu'on lui destinait. Vient enfin la dernière scène où Constantine [sic : Antonina] (Mlle Ungher) repentante se présente devant l'empereur, et où Bélisaire vainqueur, mais blessé à mort, vient mourir. Constantine [sic] se livre alors à un violent désespoir et elle meurt à son tour, accablée sous le poids de l'exécration générale. Le public seul n'a pu se décider à partager ce sentiment de haine, et il en a donné une preuve bien évidente, en rappelant six fois encore Mlle Ungher qu'il a voulu contempler vivante, après sa fin tragique. Donizetti a été aussi redemandé à grands cris, et il est venu jouir de son beau triomphe au milieu des artistes qui, tous, l'avaient si bien secondé. Ce nouvel opéra de Donizetti est sans contredit son plus bel ouvrage, et la dernière scène est encore plus remarquable que celle d'Anna Bolena. Depuis Semiramis, on ne se rappelle pas un pareil succès. A. F.4

Par ailleurs, l’engouement pour Belisario qui allait croissant, soirée après soirée, peut se mesurer sur un fait pas si courant à l’époque, la réalisation et la publication d’une gravure comportant cinq portraits en médaillon. Les quatres chanteurs protagonistes encadrent un médaillon central, plus grand et contenant un joli portrait du créateur principal, Gaetano Donizetti. En haut figure la seule mention : « La Fenice 1836 », tandis qu’au bas de la gravure on peut lire les deux vers suivants : « Per valor vostro nell’adriatico lido Forte eccheggiò di Belisario il grido » (Par votre valeur, sur le rivage de l’Adriatique, / Résonna avec puissance le cri de Belisario)

« Non c’è rosa senza spina : il n’y a pas de rose sans épine », dit le poétique dicton italien, et en l’occurrence, c’est la couronne de lauriers

4 Revue et Gazette musicale de Paris, Numéro 8, du Dimanche 21 février 1836 : http://books.google.fr/books?id=SL5CAAAAcAAJ&pg=PA61&lpg=PA61&dq=belisaire+donizetti&source=bl&ots=j8XysebO4 h&sig=G0XUawxTl9s9Zh1oouEi1V53Z_Q&hl=fr&ei=SAZETfXmIYaAhAeEzcjkAQ&sa=X&oi=book_result&ct=result&resn um=9&ved=0CEwQ6AEwCA#v=onepage&q&f=false

que Belisario vaut au bon Donizetti, qui porte les épines, lui occasionnant le souci de la « pirateria musicale », comme la nommait le compositeur. Elle consistait, pour ne pas payer l’achat des partitions nécessaires à l’exécution d’un opéra, à faire orchestrer les réductions pour piano et chant par des margoulins bien éloignés des motivations artistiques que l’Inspiration dictait aux pauvres compositeurs ! …dont la mortification s’accroissait quand le public et la critique, bernés, décrétaient un échec à la production. Les opéras à succès étaient évidemment les premiers visés et la lettre suivante que Donizetti adressa aux frères Linares, hommes de lettres palermitains, en avril ou mai 1836, le montre assez : « Une fripouille m’a de nouveau instrumenté l’Anna [Bolena] ; un adepte a fait la même chose avec l’Elisir [d’amore] ; un troisième me transforma la Parisina. A présent, la première fripouille instrumente Belisario ; et on me fait croire qu’il ait fait la même chose de Gemma di Vergy. Si un poète a dit : “L’amour m’a pris comme cible à la flèche…” moi je dirai : “Celui-là m’a pris comme cible à l’affront”. Et en sorte que chaque impresario ne soit pas trompé au sujet de ces partitions, faites savoir : que l’Anna c’est Ricordi qui la possède, l’Elisir idem ; la Parisina idem ; la Gemma c’est Ricordi ou les héritiers Visconti (jusqu’à maintenant) ; et Belisario, le Sig. Marchese Pallavicini, ou pour lui le Sig. Fabrici impresario de la Fenice. Et comme je sais que ce dernier opéra doit être présentement donné à Vienne, je vous prie ainsi de le faire aussitôt savoir publiquement, afin que du détroit de Scylla à la Doire, on sache qui possède la véritable partition et qui, la fausse. Oh Italie ! tes enfants se déchirent entre eux et son beau ciel ne peut mitiger tant de sauvagerie. Il m’est doux de me rappeler à vous en cette occasion. Soyez mes paladins, s’il vous importe de moi, de l’art. »

La citation exacte du bon Francesco Petrarca, soupirant pour sa cruelle Laura, dans ce ce chant CXXXIII du fameux Canzoniere est trop belle et poétique pour ne pas être citée au moins dans ses quatre premiers vers : « L’amour m’a placé comme la cible à la flèche, Comme neige au soleil, comme la cire au feu, Et comme le brouillard au vent, et je suis déjà enroué O femme, réclamant grâce, et cela ne vous fait rien.5 »

5 « Amor m’ha posto come segno a strale, come al sol neve, come cera al foco, e come nebbia al vento e son già roco donna, mercè chiamando, e voi non cale. »

Donizetti ironise donc à partir du premier vers de Pétrarque, se désignant comme la cible des instrumenteurs du dimanche. La formulation : « du détroit de Scylla à la Doire » signifie que toute l’Italie doit être informée des véritables propriétaires des partitions, du détroit de Messine à l’extrême nord (la Doire Baltée, est une rivière tumultueuse qui descend des Alpes).

En attendant, Belisario (dans une édition régulière, souhaitons-le), poursuit sa conquête de l’Italie et aborde Naples l’année suivante 1837, ayant le mérite de faire accourir le public au , alors que le choléra ravageait la capitale du Royaume des Deux-Siciles, comme l’explique cet impressionnant rapport de la Gazette médicale de Paris : — On écrit de Naples, 4 juillet : D’après les nouvelles télégraphiques les plus récentes, déjà près de 150 personnes ont été enlevées en peu de jours par le choléra à Palerme. Jusqu'à ce moment Messine a été épargné. On croit avoir remarqué quelque diminution de la maladie à Naples ; néanmoins on compte encore chaque jour environ 400 décès. Les théâtres ont été rouverts, et le nouvel opéra de Donizetti, Bélisaire, réunit à Saint-Charles un public nombreux malgré la contagion qui pèse sur Naples. Plusieurs familles nombreuses se sont entièrement éteintes en peu de jours, et il y a des maisons particulières qui comptent plus de vingt victimes enlevées en peu de temps par le choléra. En nous promenant dernièrement pendant la nuit, entre onze heures et minuit, dans la rue de Tolède, nous avons vu transporter, dans l'espace de 10 minutes, 39 cholériques qu'on enterrait. Dans aucune autre ville européenne, ce fléau n'a fait d'aussi grands ravages que dans cette belle ville de Naples, et qui sait le sort qui l'attend encore si la chaleur continue à augmenter ? Le Rédacteur en chef, Jules Guérin6

Une triste réalité que l’on a peine à croire, mais que l’on croise régulièrement en suivant les traces de Donizetti en cette époque romantique… Depuis Naples, précisément, il écrira même à des amis, des consignes de protection contre la maladie, alors que lui n’en avait pas tellement cure, souhaitant mourir quand s’effondrera sa vie affective avec la disparition de sa toute jeune épouse, en cette fatidique année 1837… alors que l’inspiration lui réservait l’un de ses plus beaux opéras : Roberto Devereux ! Pour l’heure, c’est Belisario dont la faveur auprès du

6 http://books.google.fr/books?ei=MalETaHWOoTJhAfCs6zmAQ&ct=result&output=text&id=GNISAAAAYAAJ&dq=belisaire +donizetti&ots=nLdE8r0aGC&q=Les+th%C3%A9%C3%A2tres+ont+%C3%A9t%C3%A9+rouverts%2C+et+le+nouvel+op%C 3%A9ra#v=snippet&q=Les%20th%C3%A9%C3%A2tres%20ont%20%C3%A9t%C3%A9%20rouverts%2C%20et%20le%20no uvel%20op%C3%A9ra&f=false

public ému par la terrible maladie lui vaut de figurer dans une revue médicale ! A la même époque, avait lieu Belisario in Algeri : non ! il ne s’agit pas d’un titre d’opéra, mais d’une facétie que nous nous permettons, parodiant celui de la célèbre œuvre bouffe de Rossini, afin de saluer le triomphe de Belisario à Alger, comme l’explique la chronique suivante, insistant sur son succès particulier (et dont nous avons d’office corrigé les nombreuses coquilles dans les titres des opéras) : « Ainsi, les oeuvres de Rossini, Verdi, Donizetti, Bellini entre autres, tinrent souvent l'affiche du théâtre de la rue de l'Etat-Major ; quelques fois aussi, celle du petit théâtre des "Variétés", rue Bosa, duquel je n'ai peut-être pas encore parlé et que tout de même je dois tirer de l'oubli. De ces oeuvres, retenons : Sémiramis (, grand seria, del celebre cavaliere Maestro Rossini) ; Bélisaire (Belisario, tragedia lirica) ; Lucie de Lammermoor (Lucia di Lammermoor, dramma tragico), joués respectivement en Août 1837, Octobre 1838 et Novembre 1839 par la troupe Francesca Bariola, sous la direction Mantegazza et Bozzio. J'insiste sur ces trois pièces parce que l'intérêt qu'elles suscitèrent fut si grand, qu'il détermina un éditeur algérois à les publier dans leur texte original, en fascicules. L'impression fut confiée à l'imprimerie Civile et Militaire, 74, rue d'Orléans, à Alger, et à l'Imprimerie du Gouvernement, dirigée par Th. Rolland de Bussy, fils. »7

En ce qui concerne le Teatro alla Scala, rappelons-le, alors non plus prestigieux ni important que le San Carlo de Naples, Belisario y avait été donné quelques mois après la création vénitienne et devait y retourner souvent, mais l’une de ses apparitions mérite une mention particulière. Il s’agit de la saison 1841-1842, durant laquelle Belisario se trouva en bonne compagnie. Tout d’abord, la saison avait débuté, traditionnellement le jour de Santo Stefano, 26 décembre 1841, avec , tout nouvel opéra expressément composé par le Maestro Cavaliere Donizetti ! Elle comportait par ailleurs un autre opéra nouveau, dont la création aurait lieu le le 9 mars 1842 et intitulé rien moins que Nabucodonosor, qu’une notoriété fulgurante allait bientôt affectueusement abréger en Nabucco ! Belisario quant à lui, devait être

7 Fernand Arnaudiès, in : Histoire de l'Opéra d'Alger - Épisodes de la vie théatrale algéroise 1830-1840 : http://www.alger- roi.net/Alger/opera/arnaudies/textes/9_1830_1870.htm

représenté à partir du 22 février, avec notamment le soprano , dont Donizetti devait écrire : « cette cantatrice a tellement fait fureur ici dans le Belisario », nous donnant du même coup un renseignement sur l’accueil de son opéra. Il poursuit, de manière intéressante pour nous : « son Verdi ne la voulait pas dans son opéra et la direction l’a obligé ». On remarque l’utilisation du possessif « il suo Verdi », semblant dénoter le fait que le maestro de Busseto était déjà un peu connu avant Nabucco, alors qu’il n’avait à son catif que le succès d’estime d’Oberto et le malheureux échec de Un Giorno di regno, apparemment insuffisants à la notoriété que sous-entend l’expression donizettienne… D’autre part, ce « il suo Verdi » semble nous renseigner quant au lien unissant Peppino (Verdi) à Peppina (Strepponi), et à la notoriété de cette relation…

L’oeuvre ne mettra pas dix ans à conquérir l’est jusqu’à la Turquie et l’Estonie, et l’ouest, de New York à Philadelphie, Mexico et Rio de Janeiro. Le succès sera tel et durable, au point que dans une lettre de cette même année 1842, Gaetano expliquera comment après l’échec de de Mercadante en ouverture de saison à l’Opéra de Cour de Vienne, on recourut à Anna Bolena, abandonnée aussi car les Viennois n’appréciaient la Tadolini que dans l’opéra bouffe, et à cause d’une maladie du ténor Moriani, pour finalement se replier sur Belisario... « mais, poursuit Donizetti, après 500 et autres représentations en langues italienne et allemande, ils n’en peuvent plus... Alors Elisir Ah ! voilà enfin la Tadolini bien placée ». Même si le chiffre avancé de cinq-cents représentations semble exagéré, les opéras à succès étaient très représentés, et l’accueil de la création de Belisario le prouve. Pour demeurer à Vienne, une autre lettre de Donizetti nous révèle un fait plaisant, dont il ne se donne même pas la peine de souligner la rareté, mais le signale, l’air de rien, comme si la chose était entendue ! « Aujourd’hui, écrit-il donc à son grand ami bergamaque, Antonio Dolci, on commence les répétitions de Belisario, et comme tous le savent, dans deux jours on le donne -».

L’année 1843 est celle de son arrivée au Théâtre-Italien de Paris, alors hébergé Salle Ventadour, où il sera représenté le 24 octobre, en ce lieu où avait triomphé le 3 janvier précédent, le tout nouveau , du même infatigable Donizetti… qui devait y donner également, au mois de novembre, la version nouvelle de sa Maria di Rohan ! Les critiques semblent en décalage avec l’accueil du public français et c’est un peu dégoûté que le baron Henri Blaze de Bury reconnaît dans la Revue des deux Mondes que « le duo pour basse et mezzo soprano, et la cavatine de soprano, deux morceaux qui depuis cinq ans traînent sur tous les

pianos »8 (on appréciera la nuance péjorative du verbe traîner). Plus neutre ou objective est sa qualification « le célèbre duo du second acte », concernant le grand duo père-fille servant de finale au deuxième acte. Félix Clément justifie son nom, écrivant avec enthousiasme : « Le duo entre Bélisaire et le jeune chef des Barbares, Alamiro, est plein de noblesse et d’énergie ; c’est le morceau de la partition le plus connu en France. […] Le trio dans lequel celui-ci [Belisario] retrouve dans Alamiro le fils qu’il croyait avoir perdu est le chef-d’œuvre de l’opéra. Bélisaire, blessé à mort dans le combat, succombe aux yeux d’Antonina, qui, en proie au remords et au désespoir, meurt à son tour. Cette dernière scène est de toute beauté. »9 Le fait que Belisario était connu du public français avant sa production parisienne de 1843 (puisque certains morceaux « depuis cinq ans traînent sur tous les pianos » !), est expliqué par Félix Clément, écrivant dans son même article : « Belisario, avant même d’avoir été exécuté aux Italiens, n’était pas une nouveauté ; presque tous les morceaux en avaient été chantés dans les salons et dans les concerts ; et ils étaient, par conséquent, connus de tous les dilettanti ; en outre, une traduction française de M. Hippolyte Lucas avait été jouée en province. Malgré cela, ou à cause de cela, la critique se montra d’une sévérité excessive, injuste même à son endroit ; elle fut peu sympathique au sujet, peu sympathique également à la musique. » Venant encore corroborer le fait significatif que Belisario était connu à Paris avant d’y être représenté, est l’existence d’un Vaudeville créé en 1839 (donc quatre années avant la production du Théâtre-italien), et qui parle de l’œuvre comme d’un opéra universellement connu et qu’il n’est pas besoin de présenter ! Il s’agit de « Bélisario ou l’opéra impossible, vaudeville en deux actes par MM. Carmouche et Ferdinand Laloue, représenté pour la première fois, à Paris, sur le théâtre du Vaudeville, le 12 octobre 1839. »10, comme l’indique l’intitulé original. L’action se déroule à Gênes et le personnage principal est un ancien chanteur glorieux ne voulant pas reconnaître l’usure de sa voix et de ses moyens. Il se trouve que le jeune artiste qui

8 Revue des deux Mondes, tome 5, 1er trim. 1844 : http://fr.wikisource.org/wiki/Revue_musicale,_1844_-_I 9 Félix Clément et Pierre Larousse in : Dictionnaire lyrique ou Histoire des opéras, Paris 1876-1881 http://books.google.fr/books?id=RO1OlrcJcqwC&pg=PA95&lpg=PA95&dq=Belisario+%22theatre- italien%22+1843&source=bl&ots=GpNPLA0kHJ&sig=te4JUjvcvNUoRpGV- I2TsEPG0bI&hl=fr&ei=nc1DTeuQBZGzhAf9y5T0AQ&sa=X&oi=book_result&ct=result&resnum=7&ved=0CEAQ6AEwBg# v=onepage&q&f=false 10 http://books.google.fr/books?id=pG8_AAAAcAAJ&printsec=frontcover&dq=carmouche+et+laloue+belisario&source=bl&o ts=ZD8sHA9O_3&sig=-zERj36FcS4ffWcFxn9H- Uxrofs&hl=fr&ei=m3hJTey4GI2ShAf49qjADg&sa=X&oi=book_result&ct=result&resnum=5&ved=0CCsQ6AEwBA#v=onepa ge&q&f=false

lui a succédé sur les planches du prestigieux Teatro Carlo Felice de Gênes lui demande la main de sa fille… qu’il refuse énergiquement ! Le prétendant est pourtant un homme de cœur, puisqu’il recourt à divers déguisements afin de feindre de prendre des leçons du vieux chanteur, dans le seul but d’améliorer son ordinaire, fortement amoindri depuis la diminution de ses engagements… Le jeune homme pousse la bonté d’âme en refusant de chanter, prétextant des maux de gorge et le fait qu’on lui doit de l’argent… provoquant ainsi le désespoir de l’impresario du Teatro Carlo Felice : « Il me faut ma recette, ma recette et Belisario… ». C’est alors qu’intervient notre vieux chanteur : « il n’y a qu’un seul mortel au monde qui pourrait chanter Bélisaire. », ajoutant : « Je sais le rôle ; j’ai encore le costume… », détail témoignant encore de la notoriété de l’opéra, dans l’action de la pièce, mais aussi pour les spectateurs parisiens du vaudeville ! Lorsque notre vieux chanteur se retrouve dans le costume de Belisario, les choses prennent une autre tournure, car il se trouve dans l’impossibilité d’émettre aucun son ! Voilà pourtant que le rôle est harmonieusement chanté… depuis le trou du souffleur, en fait, où le bon jeune homme a pris place, et le Belisario muet n’a plus qu’à mimer son rôle ! Après son triomphe, il ouvre les bras à son sauveur : « Viens, mon élève, viens mon fils !... je te dois la moitié de mon succès… je te dois une bonne moitié… Je te donne ma fille ! ». On remarque, à côté des airs traditionnels chantés d’un vaudeville à l’autre, que celui-ci pousse la vraisemblance en intercalant un réel passage « du Belisario del signor Donizetti », comme on dit dans la pièce. Le morceau est indiqué comme « Air : Fragment de la cabaletta de Donizetti. » Commençant par les paroles « Tremble, Bysance ! », il s’agit évidemment de la fameuse cabalette du ténor « Trema Bisanzio ! ».

Ce réjouissant vaudeville achève donc “de préparer le terrain” à la véritable représentation parisienne de Belisario en 1843. Quant à la traduction française spécialement préparée par Donizetti pour les théâtres de Province (où l’on ne donnait pas d’opéras en langue étrangère), elle était antérieure de quelques années, si l’on en croit ce que le compositeur lui-même écrivait à l’éditeur milanais Giovanni Ricordi, depuis Paris le 23 mai 1841. « J’ai traduit en français Belisario, qui finit comme un duettino avec Irene, puis au début du 4e j’ai coupé récitatif et d’Antonio [? ou plutôt Antonina ?] – ensuite choeurs de Grands et de Guerriers, plus le reste. » Le 22 juin, il précise à son beau-frère affectionné, l’avocat romain Vasselli : « Belisario, avant d’être donné en français, verra passer divers mois. Tu ne connais pas les manigances française, les intrigues, la malveillance…. [souligné et en français dans le texte] Rossini s’en dégoûta ! Pourtant, c’est toutefois l’un de ceux de la claque des journaux [souligné et

en français dans le texte] qui l’a traduit, et j’espère qu’il le fera sortir bientôt. » Le traducteur en question est Hippolyte Lucas (1807-1878), qui adaptera ainsi plusieurs opéras de Donizetti en français. Avant de dire un mot sur la version française, faisons comme un écho à la malveillance dont parlait Donizetti, en lisant ce qu’il dit un mois plus tard au même Avvocato Antonio Vasselli, à propos de sa décision de ne pas répondre à un certain article : « Je ne me donne fichtre pas la peine de répondre à l’article, car ici je me suis escrimé en semblables choses, saches qu’il est ici un journal La France musicale qui ne laisse pas passer de semaine sans dire des horreurs de moi et de mes œuvres ; eh bien, moi je fais comme tout le monde fait ; je laisse dire, je ris et vais de l’avant. Il y en a tellement d’autres qui disent du bien. De la philosophie, cher Toto. »

On trouve une version bilingue italien-français en quatre actes sur Internet11, non exempte de fautes, surtout en italien, ni de confusions embrouillant parfois le découpage en actes, mais elle permet toutefois de se faire une idée de la répartition en quatre actes des trois « parties » originales de Donizetti et Salvatore Cammarano : Acte I = premier tableau de la Parte Prima originale italienne Acte II = second tableau de la Parte Prima originale italienne Acte III = Parte Seconda originale + premier tableau de la Parte Terza Acte IV = second tableau de la Parte Terza Rien n’indique s’il s’agit de la traduction de Hippolyte Lucas, supervisée par Donizetti, mais la présence du nom des interprètes prouve que cette édition fut réalisée pour une production précise, probablement en italien du reste, car si on l’avait donné en français, on n’aurait pas publié parallèlement le texte italien. Une traduction française récente fut publiée avec le texte italien par un passionné de livrets (au point d’aller chercher Belisario pour le traduire, parmi les soixante-dix opéras du Maître de Bergame !), Jacques Chagny12. On y trouve le mystérieux air supplémentaire pour Irene, fille de Belisario (dont il sera question en son temps), et le non moins mystérieux changement de décor qui le précède. Le texte comporte même le « testo virgolato » ou « versi virgolati », les vers non mis en musique et précédés de « virgolette », guillemets, certes intéressants à connaître, mais malheureusement non signalés comme tels.

11 Mise en ligne depuis le Canada, où peut-être eut lieu la production qui motiva la publication de ce livret en quatre actes : http://www.archive.org/details/balisairegrandop00doni 12 Il semble que ce texte autrefois librement en ligne, ne soit plus disponible qu’après inscription : http://odb-opera.com/modules.php?name=Downloads

La version Donizetti-Lucas mérite pourtant notre curiosité, ne serait-ce que pour éclairer les obscures modifications que Donizetti signale à l’éditeur Ricordi, et que nous citons plus haut… Au moment de mettre sous presse ou plutôt en ligne, pour moderniser l’expression, nous découvrons cettepublication qui en dit un peu plus sur les modifucations apportées par Donizetti… et aiguillonne plus encore notre curiosité quant à ces modifications malheureusement non documentées dans les lettres connues du compositeur…

On sait que la version française Bélisaire fut donnée à Rouen13 en 1841 et à Lille en 184814. C’est encore ce Bélisaire qui fut donné le 13 janvier 1843, au Théâtre Royal de la Monnaie à Bruxelles15. Pour en revenir aux représentations de Belisario à Paris en 1843, on parle, dans L’Artiste – beaux-arts et belles-lettres du « fameux Trema Bisanzio ! », l’impressionnante cabalette du ténor, et un compte-rendu des débuts à Paris du baryton Fornasari, chargé du rôle de Belisario, nous renseigne sur la gestuelle des chanteurs de l’époque, plutôt outrancière. Cet aspect intéressant et peu connu nous est confirmé par deux moments de lettres que Donizetti écrivait en français, en septembre-octobre 1843, à Leo Herz de l’ambassade d’Autriche à Paris. A propos de Luciano Fornasari, il reconnaît : « C’est un homme qui a du talent…. Un peu maniéré peut-être en chant, en action…. mais il a de l’étoffe ». Puis, le 30 octobre 1843, joignant un article du journal Le Siècle, il écrit (selon notre habitude, nous ne corrigeons pas les fautes, du reste minimes, que le bon Donizetti pouvait faire dans une langue qu’il maîtrisait par ailleurs fort bien) : « le succès de Fornasari qu’il paraît se completer chaque jour, car à la 3ème représentation il a été fort mieux – Il a entendu les avis, il c’est corrigé des défauts italiens dans les gestes etc. » Cela confirme le fait que la gestuelle était plutôt outrancière à l’époque romantique, et du type habituellement désigné par l’expression la main sur le cœur.

En parlant de cœur, Belisario devait certainement tenir à celui de sa créatrice Carolina Ungher, quand on sait le touchant détail mis en lumière par une passionnée retraçant la carrière et la vie de la célèbre cantatrice, jusqu’à cette ultime tournée l’ayant conduite de Munich à Vienne, Berlin et Dresde. En effet, « C’est dans cette ville, en 1843 qu’elle fit ses adieux

13 http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?l-arrivee-des-operas-de-rossini.html 14 http://www.amadeusonline.net/almanacco.php?Start=25&Giorno=&Mese=&Anno=&Giornata=&Testo=belisario&Parola=Strin ga 15 Renseignement fourni par http://carmen.lamonnaie.be/pls/carmen/carmen3.cproduktie?t=1&pid=492863&id=166815&sid=-1

à la scène, recevant les plus somptueux cadeaux, à l’issue d’une reprise du Bélisaire, de Donizetti. »16

La Valse de Belisario ? On a vu plus haut que la célébrité de Belisario avait précédé à Paris sa première production effective en cette ville, une renommée prouvée par l’écriture du sympathique vaudeville Bélisario ou l’opéra impossible. Il se trouve que la notoriété d’un opéra se mesure également par les diverses adaptations que sa partition a connu, selon l’habitude d’un XIXe siècle friand de fantaisies et d’arrangements pour des instruments particuliers. Nos recherches ont alors souvent croisé l’irrésistible Marche triomphale de l’entrée de Belisario, sympathique au possible et donizettienne jusqu’au bout des ongles, de bonhomie, de rondeur et de joie romantique délicieusement naïve. Par la suite, on a tôt fait de s’apercevoir avec stupeur que la notoriété de l’opéra et le prestige de son compositeur ont invité les arrangeurs à considérer bien d’autres morceaux différents de Belisario… La marche triomphale devint une « Volunteers grand march [from] Belisario by Donizetti », dédiée en 1847 par Henry Cramer aux « Volunteers in the United States Army », tandis que « On to the field of glory from Belisario », reprenait probablement la certes martiale, mais charmante et sympathique stretta finale du duo Belisario-Alamiro « Sul campo della gloria ». On découvre aussi une Valse (!) pour piano arrangée par William Schmeisser et publiée à New York en 1849, et une Belisario Waltz arrangée pour piano par James bellak et publiée à Philadelphie en 1854. Elles s’inspirent probablement de l’émouvant passage lent du trio du troisième acte, effectivement en tempo berceur de valse lente. La même année, C. T. De Coeniel arrangeait et faisait publier à New York en 1854, un album de Gems for Young Harpists (Joyaux pour jeunes harpistes), dans lequel Belisario côtoyait deux morceaux de Lucia, deux de Lucrezia Borgia, un de écrasant ainsi de présence donizettienne les pauvres Oberon, Macbeth, Le Prophète et Moïse. Parmi les vingt-quatre morceaux qu’un album publié à Boston en 1853 propose, treize proviennent de l’inspiration du maestro Donizetti, dont

16 Françoise B. in : La Ungher… diva de l’opéra romantique http://latourdefarges.pagesperso- orange.fr/texte/francais/liens%20texte%20francais/lien-ungher1.htm

« Life has no power » : « Ah se il fratel », vient de Belisario (trio de l’acte III). Une autre partie de ce Terzetto from Belisario « Ask me not why » (Child of the regiment) devient morceau pour piano à quatre mains, N.Y. 1853. On trouve aussi « Life has no power » - Belisario Andante grazioso par De Coeniel, (New York 1854). Un album fort joliment intitulé Flowers of selected from the operas of the most celebrated masters, propose un Grand quick step « from the celebrated opera of Belisario, as performed at the New York Opera House / by G. Lo Bianco, New York 1844 ». L’album Leaves from the opera présente un Allegro marziale puis un moderato de Belisario (en bonne compagnie de morceaux de Maria di Rohan et de Lucia di Lammermoor), par J. H. Kappes (New York, 1857). Morceau insolite pour une adaptation, est l’ensemble concertant du Finale I : Ah ! da chi son io tradito Sestetto in the Opera of Belisario, largo dramatique et émouvant que I. Moschelès utilise pourtant. Ajoutons un Souvenir of Belisario et la Fantaisie de Concert pour piano sur Belisario de Donizetti, mais également Deux mélanges sur l'opéra de Belisario par Moschelès, et puis cette Fantaisie pour cor, accompagnement de piano, sur Belisario de Gallay. On retrouve le duo sympathique Belisario-Alamiro du premier acte, devenu The Favorite Martial Duet ... from ... Belisario, « arranged for the Harp & Piano with Flute & Violoncello Accompts, ad lib., by N. C. Bochsa ». Il existe aussi un « Divertimento on Belisario, for oboe & piano (from Donizetti) ». La floraison d’adaptations submergeant bientôt la recherche, nous fait alors comprendre que l’exhaustivité n’est pas de mise…

La notoriété de Belisario devait continuer longtemps dans le siècle, comme le montre une figurine de la Société Liebig où il partage la vedette avec l’Asrael de Alberto Franchetti créé en 1888, date tardive où l’on ne donnait plus beaucoup les opéras de l’époque romantique !

Enfin, une influence tardive insoupçonnée, au hasard de ses pérégrinations, et en l’occurrence dans la Carinthie autrichienne : voilà même ce brave Belisario curieusement formateur, puisque « Hugo Wolf, de mère slovène parlant à peine l’allemand, fut pensionnaire à St-Paul dans la vallée de la Lavant ; l’italien du Belisario de Donizetti lui donna à entendre, à Klagenfurt, alors qu’il n’avait que huit ans, une troisième langue, et sans doute la profusion de mélodies qu’il composa et son goût pour la poésie étrangère, dont témoigne par exemple le Livre de Lieder

italiens, tient –elle aussi– à cette oreille formée à la proximité d’espaces linguistiques divers et aux chants populaires »17.

Encore un sujet romain ?... C’est le cas en effet, à cette différence près que l’action ne se passe pas à Rome mais à Bysance. Il faut néanmoins préciser que sujet appartient aux “rescapés” de l’époque précédente, ce XVIIIe siècle complètement enlisé dans l’Antiquité gréco-romaine, multipliant les Cesare in Egitto et autres Annibale in Torino… Le Romantisme s’inspirant passionnément du Moyen Age conserve pourtant cette veine antique et y puisant de temps à autre : L’Esule di Roma, Fausta, Belisario et Poliuto pour Donizetti ; de Bellini, Alessandro nelle Indie, L’Ultimo Giorno di Pompei, Niobe, Furio Camillo pour Giovanni Pacini, et jusqu’à son opéra le plus connu et estimé, ; et Virginia pour Saverio Mercadante… et La Vestale et Medea pour chacun des deux ! Il faut pourtant remarquer les changements apportés par le Romantisme, qui conservait les sujets mais les revitalisait de sa passion exacerbée, dans l’amour comme dans la haine, devant du reste conduire non plus au « lieto fine », cette fin joyeuse due à la magnanimité d’un grand personnage ou au deus ex machina, mais bien à une catastrophe finale, passionnément désespérée, ou sublimée dans une vision d’extase bien romantique dont Norma est le plus bel exemple. Le livret de Belisario est réalisé par le Napolitain Salvatore Cammarano, probablement le librettiste italien auquel on doit les sujets les plus passionnément romantiques, culminant dans la flamboyante et gothique (à tous les sens du mot !) Maria de Rudenz, toujours pour Donizetti. Salvatore Cammarano écrit curieusement dans la préface de son livret qu’il est tiré de l’adaptation italienne par l’acteur Luigi Marchionni du Belisar de l’écrivain autrichien Franz Ignaz Holbein von Holbeinsberg (1779-1845). En fait, il s’agit plutôt du « Romantisches Trauerspiel in fünf Aufzügen » (tragédie romantique en cinq actes) d’Eduard von Schenk (1788-1841), créé le 23 février 1826 au Hoftheater de Münich, drame s’inspirant lui-même du roman Bélisaire (1767) de Jean- François Marmontel (1723-99). Les personnages de l’opéra viennent de la tragédie, leur nom étant parfois italianisé. Outre Belisarius (Belisario) et son épouse Antonina, on trouve

17 Bernard Banoun, Cultures d'Europe centrale, in : Centre Interdisciplinaire de Recherches Centre-Européennes http://www.circe.paris- sorbonne.fr/index.php?option=com_content&view=article&id=181:qcultures-deurope-centraleq-hors-serie-no-2- introduction&catid=32&Itemid=30

également chez von Schenk, Irene, fille de Belisarius et son amie Eudora, Alamir, plus tard Alexis (Alamiro-Alessio), prisonnier de Belisarius, l’empereur Justinian (Giustiniano), Octar (Ottario), chef des barbares, Eutropius (Eutropio), chef des gardes impériaux, tandis que le gardien de prison se voit nommé dans le livret Eusebio. La tragédie comporte la présence d’un chœur, inévitable à l’opéra. Un apport notable du livret est l’invention de la matière textuelle de l’aria finale de désespoir pour Antonina. La tragédie, qui n’a pas les mêmes besoins, finit rapidement, à la différence près que Belisarius pardonne à son épouse, puis estime que dans « la nuit » où se trouve son corps, « Im Tode nur ist Leben. (dans la mort seulement se trouve la vie) », il meurt – le rideau tombe. Cette phrase peut étonner mais il faut se rappeler que le christianisme est la religion d’état depuis plus de cent ans. Précisons que le véritable Bélisaire, en latin Flavius Belisarius (vers 500- 565), ne semble pas avoir été aveuglé, même si pendant un temps on soupçonna ce général si populaire de nourrir une ambition dangereuse pour le trône impérial. Le roman de l’encyclopédiste Marmontel, collaborateur de Diderot et de Voltaire, s’éclaire des Lumières du XVIIIe siècle et mérite pour cela qu’on s’y arrête, même s’il n’est pas la source directe du livret de l’opéra. Au point de vue des ressorts de l’intrigue, l’injuste aveuglement de Bélisaire est source de grands sentiments philosophiques et magnanimes, mais le roman ne comporte pas la dénonciation d’Antonine, épouse de Bélisaire, qui chez Marmontel meurt de douleur en le retrouvant aveugle. Nous citons le texte dans sa graphie originale, notamment avec les formes de l’imparfait de l’indicatif, encore écrites en « -oi ». Une première idée de l’envergure morale du personnage nous est donnée par cette considération de sa cécité : « je comptois mourir en servant l’état ; et mort ou aveugle, cela revient au même. Quand je me suis dévoué à ma patrie, je n' ai pas excepté mes yeux. Ce qui m’est plus cher que la lumière et que la vie, ma renommée, et sur-tout ma vertu, n' est pas au pouvoir de mes persécuteurs. Ce que j' ai fait peut être effacé de la mémoire de la cour ; il ne le sera point de la mémoire des hommes ; et quand il le seroit, je m' en souviens, et c' est assez. » Non rancunier envers l’empereur ingrat, il comprend au contraire, avec une magnanimité inouïe : « C’est le plus grand malheur d’un souverain, dit Bélisaire, de ne pouvoir payer tout le sang qu’on verse pour lui. » Le roi des Bulgares veut le voir et lui fait une proposition dictée par son intérêt mais également par sa sensibilité au traitement injuste reçu par Bélisaire. La réponse de ce dernier, évitant toute emphase et toute indignation, est magnifique. Le soir, après un soupé splendide, où le nom de Bélisaire fut célébré par tous les chefs du camp barbare, le roi s’étant enfermé avec lui, je n' ai pas

besoin, lui dit-il, de te faire sentir l’atrocité de l’injure que tu as reçue. Le crime est horrible ; le châtiment doit l' être. C’est sous les ruines du trône et du palais de votre vieux tyran, sous les débris de sa ville embrasée, qu' il faut l' ensevelir avec tous ses complices. Sois mon guide, apprends- moi, magnanime vieillard, à les vaincre et à te venger. Ils ne t’ont pas ôté la lumiére de l’ame, les yeux de la sagesse ; tu sçais les moyens de les surprendre et de les forcer dans leurs murs. Reculons au-delà des mers les bornes de leur empire ; et si dans celui que nous allons fonder, c’est peu pour toi du second rang, partage avec moi, j’y consens, tous les honneurs du rang suprême ; et que le tyran de Bisance, avant d’expirer sous nos coups, t’y voie encore une fois entrer sur un char de triomphe. Vous voulez donc, lui répondit Bélisaire, après un silence, qu’il ait eu raison de me faire crever les yeux ? […] N’en parlons plus. J’honore en toi, illustre et malheureux vieillard, cette fidélité digne d' un autre prix. Repose près de moi cette nuit dans ma tente. Tu diras demain où tu veux que je te fasse remmener. Où l’on m’a pris, dit Bélisaire ; et il dormit tranquillement. Le lendemain le roi des bulgares, en prenant congé du héros, voulut le combler de présens. C’est la dépouille de ma patrie que vous m’offrez, lui dit Bélisaire : vous rougiriez pour moi de m’en voir revêtu. Il n’accepta que de quoi se nourrir lui et son guide sur la route ; et la même escorte le remit où elle l’avoit rencontré. » Loin d’être enfermé dans sa dignité, il participe aux effusions et aux « torrents de larmes » que verse abondamment ce XVIIIe siècle imprégné d’une sensibilité préparant le Romantisme : « Bélisaire, ému jusqu’au fond de l’ame, d'entendre autour de lui cette famille reconnoissante le combler de bénédictions, ne repondoit à ces transports qu’en pressant tour à tour dans ses bras le pere et les enfans. » Il s’agissait d’un ancien militaire ayant combattu à ses côtés et qu’il retrouve par hasard, quand l’homme lui offre l’hospitalité. A un autre, si indigné de son traitement et de l’ingratitude dont il fut la victime qu’il veut en prendre les armes, il montre l’inutilité de la vengeance, et au contraire, une fidélité sans faille pour sa patrie : « Dis- moi, crois-tu qu’en me baignant dans le sang de mes ennemis, cela me rendît la jeunesse et la vue ? En serois-je moins malheureux quand tu serois criminel ? […] Si c'étoit moi, dit le soldat, qu’on eût traité si cruellement, je me sentirois peut-être le courage de le souffrir ; mais un grand homme ! Mais Bélisaire !... non je ne puis le pardonner. Je le pardonne bien, moi, dit le héros. Quel autre intérêt que le mien peut t’animer à ma vengeance ? Et si j’y renonce, est-ce à toi d’aller plus loin que je ne veux ? Apprends que si j’avois voulu laver dans le sang mon injure, des peuples se seroient armés pour servir mon ressentiment. J’obéis à ma destinée ; imite moi : ne crois pas sçavoir mieux que

Bélisaire ce qui est honnête et légitime ; et si tu te sens le courage de braver la mort, garde cette vertu pour servir au besoin ton prince et ton pays. A ces mots, l’ardeur du jeune homme tomba comme étouffée par l’étonnement et l’admiration. Pardonnez-moi, lui dit-il, mon général, un emportement dont je rougis. L’excès de vos malheurs a révolté mon ame. En condamnant mon zéle, vous devez l’excuser. Je fais plus, reprit Bélisaire, je l'estime, comme l’effet d’une ame forte et généreuse. » Admirable sentiment, bien dans la lignée des nobles “Lumières” du Siècle et de ce que l’on sait de Bélisaire, que cette estime, là où l’on attendait déjà et seulement un pardon ! Enfin, on apprend au chapitre V ce qui s’est passé : « On avoit découvert une conspiration ; on l’accusoit de l’avoir tramée ; et la voix de ses ennemis, qu’on appelloit la voix publique, le chargeoit de cet attentat. Les chefs obstinés au silence, avoient péri dans les supplices, sans nommer l’auteur du complot ; c’étoit la seule présomption que l’on eût contre Bélisaire : aussi, manque de preuve, le laissoit-on languir ; et l’on espéroit que sa mort dispenseroit de le convaincre. Cependant ceux de ses vieux soldats qui étoient répandus parmi le peuple, redemandoient leur général, et répondoient de son innocence. Ils souleverent la multitude, et menacerent de forcer les prisons, s’il n’étoit mis en liberté. Ce soulévement irrita l’empereur ; et Théodore ayant saisi l’instant où la colére le rendoit injuste, hé bien, dit-elle, qu’on le leur rende, mais hors d’état de les commander. Ce conseil affreux prévalut : ce fut l’arrêt de Bélisaire. Dès que le peuple le vit sortir de sa prison, les yeux crevés, ce ne fut qu’un cri de douleur et de rage. Mais Bélisaire l’appaisa. » en affirmant une foi en son empereur, et en son innocence qui force l’admiration : « Mes enfans, leur dit-il, l’empereur a été trompé : tout homme est sujet à l’être : il faut le plaindre et le servir. Mon innocence est le seul bien qui me reste ; laissez-la moi. Votre révolte ne me rendroit pas ce que j’ai perdu ; elle m’ôteroit ce qui me console de cette perte. Ces mots calmerent les esprits. Le peuple offrit à Bélisaire tout ce qu’il possédoit ; Bélisaire lui rendit grace. Donnez-moi seulement, dit-il, un de vos enfans, pour me conduire où ma famille m’attend. » Bélisaire rencontre un jeune homme, Tibère, et leur noblesse d’âme commune ne peut que les rapprocher. Quand, par une belle coincidence romanesque, le jeune homme décide d’amener son père à Bélisaire, ce dernier est loin de se douter de qui il s’agit… « Voilà donc où habite celui qui m’a rendu tant de fois vainqueur ! Dit Justinien, en avançant sous un vieux portique en ruine. Bélisaire, à leur

arrivée, se leva pour les recevoir. L’empereur, en voyant ce vieillard vénérable dans l’état où il l’avoit mis, fut pénétré de honte et de remords. Il jetta un cri de douleur, et s’appuyant sur Tibére, il se couvrit les yeux avec ses mains, comme indigne de voir le jour que Bélisaire ne voyoit plus. Quel cri viens-je d’entendre, demanda le vieillard ? C’est mon pere que je vous amene, dit Tibére, et que votre malheur touche sensiblement. Où est-il, reprit Bélisaire, en tendant les mains ? Qu’il approche, et que je l’embrasse ; car il a un fils vertueux. Justinien fut obligé de recevoir les embrassemens de Bélisaire ; et se sentant pressé contre son sein, il fut si violemment ému, qu’il ne put retenir ses sanglots et ses larmes. » La sagesse de Bélisaire, filtrée par les “Lumières”, démonte la vanité de celui qui vit en fonction de ce que les autres pensent de lui, attitude dont on ne peut jamais se départir pourtant complètement ?... Pour se montrer fort de la seule foi en sa probité ! « Celui qui fait dépendre sa conduite de l’opinion, n’est jamais sûr de lui- même. Et où en serions-nous, si, pour être honnêtes gens, il falloit attendre un siécle impartial et un prince infaillible ? Allez donc ferme devant vous. La calomnie et l’ingratitude vous attendent peut-être au bout de la carriére ; mais la gloire y est avec elles ; et si elle n’y est pas, la vertu la vaut bien : n’ayez pas peur que celle-ci vous manque : dans le sein même de la misére et de l’humiliation, elle vous suivra ; eh, mon ami ! Si vous sçaviez combien un sourire de la vertu est plus touchant que toutes les caresses de la fortune ! »

Il ne manquait plus, dans cette belle histoire, qu’un amour pur, pourrait- on penser avec une pointe de recul gentiment ironique, mais elle sert aussi à montrer la magnanimité de l’empereur reconnaissant sa faute terrible, et montrant le chemin du pardon à la propre fille de Bélisaire ! « Mon trésor est ma fille, dit Bélisaire ; et je ne puis mieux le placer. A ces mots il fit appeller Eudoxe. Ma fille, lui dit-il, embrassez les genoux de l’empereur, et demandez-lui son aveu pour donner votre main au vertueux Tibére. Au nom, à la vue de Justinien, le premier mouvement de la nature, dans le coeur de la fille de Bélisaire, fut le frémissement et l’horreur. Elle jette un cri douloureux, recule, et détourne la vue. Justinien s’avance vers elle. Eudoxe, lui dit-il, daignez me regarder : vous me verrez baigné de larmes : elles expriment le repentir qui me suivra dans le tombeau. Ni ces larmes, ni mes bienfaits ne peuvent effacer mon crime ; mais Bélisaire me le pardonne ; et voici le moment de vous montrer sa fille, en me pardonnant comme lui. Ce fut pour Justinien une consolation d’unir Eudoxe avec Tibére ; et il commença dès ce moment à sentir rentrer dans son coeur la douce paix de l’innocence. » Enfin, Bélisaire se retrouve face à ses juges : « Jamais révolution plus soudaine et moins attendue, n’avoit renversé les idées et les intérêts de la

cour. L’arrivée de Bélisaire y jetta le trouble et la consternation. Le voilà, dit l’empereur à ses courtisans, le voilà ce héros, cet homme juste, que vous m’avez fait condamner. Tremblez lâches : son innocence et sa vertu me sont connues ; et votre vie est dans ses mains. La pâleur, la honte et l’effroi étoient peints sur tous les visages : on croyoit voir dans Bélisaire un juge inéxorable, un dieu terrible et menaçant ; il fut modeste comme dans sa disgrace ; il ne voulut connoître aucun de ses accusateurs ; et honoré jusqu’à sa mort de la confiance de son maître, il ne lui inspira jamais que l’indulgence pour le passé, la vigilance sur le présent, et une sévérité imposante pour tous les crimes à venir. Mais il vécut trop peu pour le bonheur du monde, et pour la gloire de Justinien. Ce vieillard foible et découragé, se contenta de lui donner des larmes ; et les conseils de Bélisaire furent oubliés avec lui. » Une triste fin, un peu inattendue après tant de beaux et nobles sentiments, mais qui annonce bien cette conscience amère de la vanité des choses dont le Romantisme est intrinsèquement imprégné.

Rôle-titre = rôle musical non principal ? Au théâtre parlé, les choses sont plus évidentes quant à l’importance d’un rôle. Dans l’opéra, entre en ligne de compte la proportion de musique confiée à un personnage et les types de morceaux qu’il doit interpréter. Dans de Vincenzo Bellini, le héros a beau posséder deux grands airs, le rôle musical principal est confié au personnage féminin, qui en a non seulement également deux, mais dont le second est le sommet musical et dramatique de l’ouvrage, avec la folie désespérée de l’héroïne, et lui sert de finale. Le cas de Roberto Devereux est plus flagrant, car le comte d’Essex a nettement moins de musique à chanter que la reine d’Angleterre Elisabeth… qui termine également l’opéra du haut de ses hallucinations morbides. Pourtant, et c’est difficile à expliquer, on sent que l’opéra a raison de s’intituler Roberto Devereux car la noble présence du personnage le colore tout entier, comme dans le cas du Pirata de Bellini. C’est également celui de Ugo Conte di Parigi du même Donizetti, car si Bianca d’Aquitania a un rôle musical et dramatique plus important que celui de Ugo Capeto, c’est l’aura magnanime de ce dernier, aimé par deux femmes rivales, qui plâne sur l’œuvre et se trouve être la cause de toute l’intrigue. Il faut préciser, et c’est la magie de la “présence musicale” d’un personnage d’opéra, que Ugo, comme Belisario, ne possède pas d’air ! Le détail est digne d’attention, quand on sait l’importance de l’aria, cellule de base incontournable de l’opéra italien, où l’on attendait les chanteurs, autrefois et aujourd’hui encore. Le roi Henry VIII Tudor, devenu Enrico Ottavo dans Anna Bolena, ne possède pas non plus d’air

de soliste, et pourtant quelle caractérisation du personnage nous offre ce chef-d’œuvre donizettien ! La musique qui lui est réservée dans un duo, dans un trio, dans sa participation à des ensembles et à des moments de récitatifs, suffit amplement. Belisario, rôle principal sans air ! Il faut toutefois observer qu’il possède des moments de soliste, mais brefs et non “fermés” comme un air isolé, en ce sens qu’ils s’intercalent puis s’enchaînent avec d’autres morceaux. C’est le cas de cet arioso du Finale I°, où Belisario fait le récit halluciné du prétendu meurtre de son enfant, et du bref arioso précédant sa mort à la fin de l’opéra. Ces deux moments de chant soliste “non fermés” ne suffisent pas à faire du personnage un rôle musical principal et c’est là qu’intervient l’étincelle mystérieuse du génie, quand l’inspiration susurre une grande qualité mélodique au compositeur… (ce qui est presque toujours le cas chez des géants comme Bellini ou Donizetti !). C’est alors que prend forme la silhouette musicale du personnage, selon la qualité, la couleur de ses parties chantées dans les duos, les ensembles et jusqu’aux récitatifs ! Ceux que Donizetti réserve précisément à son personnage, sont vraiment imprégnés de la noblesse et de la magnanimité qui le caractérisent. L’ouvrage a donc raison de s’intituler Belisario, alors que le rôle de son épouse Antonina est plus important à deux points de vue. Dramatiquement d’abord, car elle déclenche toute la machinerie de la catastrophe finale, et ensuite musicalement : elle possède deux grands airs pour soprano dramatique d’agilité, dont l’un sert de finale à l’opéra, et fait qu’il faut d’abord une Antonina pour monter l’œuvre, le baryton se chargeant de Belisario étant plus facilement repérable.

Le « Di quella pira » de Donizetti ? Il est déjà délicat de parler du « Di quella pira de Donizetti », cette célébrissime cabalette verdienne, « la » cabalette par excellence, étant d’une incroyable force dramatique, tandis que Donizetti ne pouvait pas être seulement dramatique. Heureusement du reste, et c’est là son secret, nous ne nous lasserons jamais de le dire, car il savait merveilleusement équilibrer dramatisme et rêverie, passion romantique et élégance chaleureuse… tout aussi romantique ! La cabaletta du ténor « Trema Bisanzio » dans Belisario, toute menaçante qu’elle est dans ses paroles, comporte une musique mordante mais toujours posée, quelque peu élégante, et non pas échevelée et impressionnante comme l’ineffable cabalette finale du troisième acte de , chef-d’œuvre s’il en est. Une écoute attentive et curieuse des interprétations disponibles ne faisait que confirmer cette impression, tout en demeurant perplexe car aucune reprise ne proposait la cabalette dans son intégralité, l’exécutant évitant

soigneusement de se lancer dans le da capo… Jusqu’au jour anniversaire des deux-cents ans de la naissance de Gaetano Donizetti, ce 29 novembre 1997, choisi par l’Autriche afin de rendre hommage à celui qui avait été Directeur de la musique de l’Empereur. En direct radiophonique dans le monde entier, l’Opéra de Graz exécutait Belisario, et l’oreille passionnément attentive (en partie à cause de la précarité des ondes !) du Donizettien retenant son souffle, le cœur battant d’émotion au moment du « Trema Bisanzio ! », put entendre la cabaletta dans son intégralité ! On découvrait aussi, lors de cette soirée bénie, le « tempo di mezzo » ou passage musical conduisant au da capo ou reprise : aucune augmentation anxieuse de la tension comme dans l’air verdien, mais une respiration, un souffle angélique dans une phrase caressante et lumineuse des adieux de Irene, dont la voix domine le chœur des hommes en armes. Dans la reprise, les variations de la ligne de chant fleurissent, selon la coutume, retirant évidemment un peu de l’impact dramatique qu’une ligne épurée produit, mais le ténor Sergei Homov se montra capable de les assumer, sa voix chaleureuse et corsée rendant —enfin !— justice au morceau. « Trema Bisanzio ! » n’est pas la plus véhémente des cabalettes écrites pour la voix de ténor par Donizetti, elle doit en effet compter avec celles de Alina Regina di Golconda, Marino Faliero, Pia de’ Tolomei, Maria Padilla et celle préverdienne de , mais demeure l’une des plus belles, pour son équilibre toujours miraculeux chez Donizetti, entre deux effets conjoints : être prenant et charmer.

La cristallisation magnifique de l’Aria finale Les considérations qui suivent pourraient se tenir pour une bonne part des opéras donizettiens, tant cette façon de faire de la grande Aria finale connut une vogue étonnante, que ne détrôneront pas d’autres procédés plus modernes, pourtant mis en place par Donizetti lui-même (un trio dans Maria di Rohan, un ensemble concertant dans Rosmonda d’Inghilterra), par Saverio Mercadante (un duo final pour ), et par Verdi qui ne voulait plus entendre parler d’Aria finale (après l’avoir pourtant utilisée dans Oberto et ). Il terminera ensuite ses opéras par des duos (Rigoletto), des trios (, , seconde version de La Forza del destino), des quatuors (Attila, Il Trovatore), des ensembles (I Lombardi, , Il Corsaro)… ou carrément une « scena » c’est-à-dire une sorte de récitatif élaboré et plus dramatique qu’un véritable morceau musical : ainsi, dans La Traviata, le trio de la fin, renforcé du Dottore et de Annina, ne conclut pas l’opéra mais se trouve suivi d’une scena hautement dramatique. Il en va de même pour le finale original de La Forza del destino, réservant de violentes imprécations à un Don Alvaro désespéré, qui se suicide, sur fond de

choeur de moines consternés. Cela n’empêchera pas le bon Verdi de flirter avec l’Aria finale à l’ancienne, réservant notamment au protagoniste un arioso final pour la fin du premier Macbeth, bien plus saisissant que le brillant hymne un peu extérieur de la version parisienne. D’autre part on note bien l’ambiguïté de quelques ensembles concertants laissant au protagoniste d’amples passages de chant soliste au parfum d’aria… (Giovanna D’Arco, , Un Ballo in maschera), pour revenir, curieusement, au principe d’air final pour le héros, avec son dernier opéra dramatique, Otello !

L’éclat de l’Aria finale, du point de vue dramatique, et par conséquent indépendamment de la qualité d’inspiration du compositeur, découle du fait de résolution, ou de non-résolution désespérée et catastrophique, de la tension accumulée par la dégradation de la situation. A ce moment forcément extrême du drame, car l’opéra doit finir, c’est un personnage unique qui supporte, concentre, “cristallise” (cher Stendhal !) ses sentiments et sensations sur cette situation de non-solution parvenue au paroxysme. Il peut s’évader dans une mort volontaire qu’il se donne, dans la folie, ou dans une moindre proportion, dans une exaltation momentanément salvatrice en ce qu’elle suspend l’insoutenable tension… au moins durant le finale de l’opéra ! Cette cristallisation incombant à un malheureux personnage unique, pour peu que le compositeur soit au moins talentueux à défaut d’être génial, est une manière extrêmement efficace et passionnante de terminer un opéra. On comprend alors que ce procédé ait connu une cinquantaine d’années de fréquentation de la part de ces Signori Poeti e Maestri (les librettistes et les compositeurs) ! Pour s’en tenir au seul Donizetti nous occupant à présent, il faut savoir qu’il utilisa cette conclusion musicale de l’aria finale pour une trentaine de ses quarante opéras sérieux ! Et nous verrons plus loin que le procédé existe aussi dans les opéras bouffes ou relevant du genre « semiserio ». Considérons tout d’abord le cas du personnage qui choisit de se donner la mort, comme cette héroïne non aimée qui voit définitivement perdu pour elle l’objet de son amour et s’empoisonne (Ugo Conte di Parigi), ou arrache les pansements de sa blessure qui finit par la tuer (Maria de Rudenz). On trouve aussi le poison comme auto-châtiment de l’héroïne qui se punit de ses fautes () ou d’un amour malheureux et involontairement coupable (Fausta). Et puis il y a cet empoisonnement sublime, pour ainsi dire, de l’héroïne qui a tenté de sucer la blessure de son bien-aimé, assassiné par les siens, et qui meurt désespérée, sans le signe d’affection pourtant humblement demandé à ses familiers implacables. Il s’agit du finale de Imelda de’ Lambertazzi, pour lequel Donizetti compose un saisissant arioso, bref et sobre, mais intense de souffrance et de désespoir.

On trouve d’autre part la révolte finale d’une héroïne pourtant douce et résignée, et qui se consume en invectives contre l’homme implacable et cruel, avant de s’effondrer, sans vie (Parisina). Un peu similaire est la mystérieuse cabalette finale originelle de Maria di Rohan, curieusement raturée par Donizetti et non exécutée à l’époque. Une cabalette insolite, sans da capo, vraiment fulgurante, où l’héroïne injustement accablée par son époux, affirme sa dignité. Autre révolte, sanglante cette fois, une reine exédée commet le “meurtre légitime” de sa douce rivale, la maîtresse du roi, et consciente de son crime, en rejette la faute sur son époux dans une cabalette finale de consternation posée : « Moi, je suis le poignard, toi, la main » (Leonora di Gujenna, version refaite de Rosmonda d’Inghilterra). Plus classique est le cas du personnage relevant la tête avec courage après l’épreuve, exhortant tout un peuple à la défense de la patrie (Caterina Cornaro).

La fin quelque peu apaisée existe également, trouvant son plus bel exemple dans Maria Stuarda, avec une cabalette de renoncement sublime et de pardon général, au moment où l’héroïne injustement condamnée monte sur l’échafaud. Un autre pardon admirable, tout empreint de la douceur angélique —dramatique et musicale— dont le personnage ne se départit jamais tout au long de l’opéra, est donnée par une Pia de’ Tolomei mourante, à celui qui la tue, par erreur en plus ! Et que dire de l’air final d’amour passionné mais doux et poétique, d’Edgardo qui se donne la mort pour rejoindre sa Lucia l’ayant précédé : « Tu che a Dio spiegasti l’ali (Toi qui déploya tes ailes vers Dieu) », sublime cadeau donné par Donizetti à la voix de ténor. On en arrive même à un cas unique d’ambiguité géniale, d’une cabalette finale dans laquelle une musique énergique vient contredire les paroles de pardon émises par le personnage qui monte à l’échafaud ! (Anna Bolena).

La folie, tant aimée des Romantiques, et de Donizetti en particulier, n’est pratiquement pas utilisée pour habiter l’air final d’un opéra. On a avec Lucia di Lammermoor et Linda di Chamounix un bel air final mais qui termine seulement un acte pour Linda, ou un tableau pour Lucia (quand on coupe le récitatif qui lui fait suite) mais qui scelle, il est vrai, la prise de congé du personnage ne paraissant plus dans l’opéra. Anna Bolena a bien une scène et un air de folie dans le finale, mais la cabalette conclusive la montre consciente, comme nous venons de le voir. Il reste alors ce que nous pourrions nommer la “scène de presque folie”, grand moment d’exaltation, qui voit le personnage trop opprimé se réfugier dans une sorte de rêverie plus ou moins morbide dans laquelle vacille son esprit. Ainsi réagit le poète Torquato Tasso, atterré par la

nouvelle de la mort de sa bien-aimée, et qui au lieu de se consoler avec une autre nouvelle, son couronnement de lauriers au Capitole, en conçoit une sorte de délirante flambée de fierté à laquelle il a peut-être le recul de ne pas croire tout à fait… Le sentiment de culpabilité produit l’exaltation finale de Gemma di Vergy, qui croit entendre des voix l’accusant d’être responsable de l’assassinat de son époux. Le paroxysme de l’exaltation peut conduire le personnage chantant l’air final, à des hallucinations libératrices, comme la reine de Roberto Devereux, qui, après l’exécution de son comte d’Essex bien-aimé, voit du sang partout et croit voir s’ouvrir une tombe à la place de son trône ! Un moment culminant du génie donizettien, qui nous livre dans la cabalette finale tout en maestoso de la reine hallucinée, son finale d’opéra le plus dramatique. Mêlant curieusement deux tendances déjà évoquées de révolte posée et de fuite dans l’exaltation, est le cas, particulier s’il en est, de , cette malheureuse héroïne dont l’époux jaloux et vindicatif lui montre, vision horrible, le cœur arraché à la poitrine de son bien-aimé ! Elle n’en perd pas la raison mais entame une cabalette d’imprécations contre l’époux si cruel : Donizetti aurait pu faire un air rapide mais il n’en est rien, le morceau est posé, sans véhémence et donc d’autant plus frappant. Le compositeur va même plus loin, alors que la cabalette est parvenue à sa conclusion, il laisse haleter l’orchestre, accompagnant ainsi la brusque défaillance des forces de la malheureuse, proche de mourir de douleur… Les violoncelles mélancoliques chers à Donizetti rejouent alors une phrase pleine de tendresse de son air lent, où elle évoquait son amour surhumain pour le défunt, et elle meurt dans un moment d’extase où elle décrit son âme toujours ravie et radieuse sous le charme de son bien- aimé.

Et que dire de deux suicides qui enthousiasmaient Donizetti, mais que nous ne connaîtrons jamais pour cause de censure ? Maria Padilla, cette maîtresse du roi de Castille qui, voyant son amant ne pas tenir sa promesse de l’épouser, arrache la couronne de la tête d’une Bianca di Francia et se poignarde devant toute la cour ! Et la malheureuse , qui devient folle à la pensée que son père tuera l’homme qu’elle aime si ce dernier la conduit à l’autel ! Deux fins “réaménagées” en air final heureux, par un Donizetti exaspéré mais résigné à payer ce prix pour voir ses opéras créés…

Il faut, lors de l’évocation du système d’aria finale, faire mention de son utilisation même dans les opéras bouffes ou d’esprit semiserio, sans toutefois trouver forcément cette cristallisation dramatique qui fait retenir son souffle au spectateur. Pourtant, ce dernier demeure impressionné,

indépendamment de la fin heureuse de l’histoire, par la charge émotionnelle de l’heureux dénouement, par la musique imaginée et même l’aspect technique de la virtuosité requise à l’interprète par le compositeur en sa conclusion d’opéra. Les exemples donizettiens sont nombreux et c’est souvent que l’héroïne a ces paroles révélatrices de son exaltation, dans lesquelles elle déclare son bonheur inexprimable, par des mots ou à cause de l’émotion trop forte qui lui coupe le souffle ! A cette même veine appartiennent les finales d’opéras dramatiques et sérieux finissant bien, comme le nouveau finale de L’Assedio di Calais, ou ceux “résignés” de Adelia et de Maria Padilla, brillant et jubilatoire pour ce dernier opéra, tandis que celui de Adelia littéralement palpite en musique.

Pour nous rapprocher de Belisario, il nous faut considérer l’air de désespoir du personnage qui s’abandonne sur le cadavre de l’être aimé, comme Lucrezia Borgia, en sachant pourtant que Donizetti trouvait illogique et inconciliable les roulades et fioritures pour un personnage ainsi désespéré. Il résolut le problème en remplaçant la cabalette du soprano par une douce romance finale de mort pour le ténor, suivie d’une exclamation de douleur du soprano et d’une charge orchestrale dramatique. Il pouvait également imaginer une cabalette de désespoir avec peu d’ornementations, ce qu’il fera deux ans plus tard, précisément avec l’opéra qui nous occupe. Dans Belisario, la situation dramatique finale inventée par Salvatore Cammarano et Donizetti, à savoir l’angoisse insupportable du personnage ignorant à jamais si celui qui vient de mourir lui avait pardonné, offre une matière superbe à la cabalette de désespoir, qui du reste commence par ces paroles : « Egli è spento, e del perdono / La parola a me non disse. (Il n’est plus et du pardon / ne m’a pas dit la parole. » Comme on le sait, la situation et les paroles efficaces ne suffisent pas à obtenir un morceau réussi… C’est là, qu’intervient l’inspiration, voire le génie du compositeur quand ce dernier se nomme Gaetano Donizetti…

Le premier opéra de l’histoire traduit en turc ! ou les Donizetti et la Turquie Hasard ou volonté car son action se déroule à Bysance, Belisario se trouve être le premier opéra traduit en turc représenté à , en 1842. L’opéra était chose connue auparavant en Turquie, où l’on appréciait fort les tournées des troupes italiennes, mais face à l’affluence du public, un Italien du nom de Bosco qui avait obtenu la permission de construire un théâtre d’opéra, eut l’idée de traduire les livrets en turc, et c’est Belisario qui inaugura la tentative. Deux années plus tard était créé le premier opéra turc, Hikaye-i İbrahim Paşa ve İbrahim-i Gülşen'i (1844), composé

par Hayrullah Efendi'nin (1817-66). L’engouement pour l’opéra, et l’opéra italien en particulier, aboutit même à un curieux mariage entre des livrets turcs et un compositeur italien, comme L’Assedio di Silistra de Giacomo Panizza (1803-60), créé en 1855, un an après le véritable siège par les Russes, de Silistra, ville du nord-est de la Bulgarie, sur le danube, héroïquement défendue par les Turcs.18 Il y a d’autres rapports des Donizetti avec la Turquie… Nous disons bien : des Donizetti, car outre le pauvre « fratello scemo, frère simple d’esprit », comme le nommait Gaetano, il y a un troisième frère Donizetti, dont nous avons seulement mentionné l’existence plus haut. Il s’agit de l’aîné, prénommé Giuseppe (1788-1856), et qui devait faire une carrière de musicien. Le Sultan de l’Empire ottoman Mahmud II l’avait invité à sa cour en 1828, par l’intermédiaire du marquis Grappolo, ambassadeur du Royaume de Piémont-Sardaigne à Constantinople19. Giuseppe Donizetti dut s’y plaire, puisqu’il passa le reste de sa vie à cette cour, organisant des concerts, améliorant la qualité des exécutions musicales et composant des morceaux pour le sultan, et jusqu’à l’Hymne national ottoman ! On l’appelait alors « Giuseppe Donizetti Pacha » et Gaetano, qui s’entendait fort bien avec lui, en parlait dans ses lettres comme de « mio fratello Turco (mon frère turc) », surnom plaisant qui s’amusait peut-être à jouer sur les mots, turco étant utilisé en italien pour désigner une personne bornée, entêtée et qui est persuadée d’avoir toujours raison. Quoi qu’il en soit, les lettres que lui adresse Gaetano sont toujours courtoises et affectueuses, et il suivait les études que le fils de Giuseppe, Andrea, effectuait en Italie. Ce même Andrea reparaîtra de façon trouble à la fin de la vie de l’oncle Gaetano, mais cela est une autre histoire… Gaetano lui-même compose une Gran Marcia imperiale ottomana et le sultan Abdul Medjid-Khan, touché qu’il ait accepté, lui décerne en 1841, l’ordre impérial du Nicham-Iftihar. Voici ce qu’il en dit avec humour, à son meilleur ami bergamasque Antonio Dolci : « J’ai reçu du grand Sultan pour la Marche impériale, l’ordre du Thourat comme mon frère - Napoléon appartient à deux Siècles, moi à deux religions… Ne raconte pas ce rapprochement ridicule, tu sais, sinon ils me pendent s’ils le prennent au sérieux. - Comme cela je ferai moi-aussi comme ce Turc qui se fit chrétien et, parvenu aux derniers instants de sa vie, récitait d’un côté

18 Renseignement donné par la Turkish Cultural Foundation : http://www.turkishculture.org/performing-arts/opera-in-turkey-93.htm 19 Renseignement apporté par Turchia oggi – Bollettino di informazione sulla Turchia ed i suoi rapporti con l’Italia : http://www.google.fr/imgres?imgurl=http://www.e-turchia.com/images/acquerello.jpg&imgrefurl=http://www.e- turchia.com/Teatro.htm&usg=__WUg6Jkrl1IMEMZniTyu1H9q0wT4=&h=227&w=258&sz=17&hl=fr&start=945&zoom=1&u m=1&itbs=1&tbnid=1DTalsnQWrGcwM:&tbnh=99&tbnw=112&prev=/images%3Fq%3Dbelisario%2Bdonizetti%26start%3D9 24%26um%3D1%26hl%3Dfr%26sa%3DN%26ndsp%3D21%26tbs%3Disch:1&ei=dQs0TZaiNoWEswb07tGUCg

les prières avec le prêtre, puis se tournait de l’autre et blasphémait en turc ; chose qui lui valut de la part du prêtre la question de savoir pourquoi il priait avec lui, puis tournait la tête et grommelait en turc, il répondit qu’il était né turc, qu’il mourait en chrétien, et que ne sachant pas qui il aurait trouvé de l’autre côté, que ce soit Christ ou Mahomet, il aimait avoir de la considération pour tous les deux et par conséquent priait en deux langues. – Blague à part, cela m’a fait un grand plaisir. » Les journaux français se permirent d’ironiser sur le fait de la décoration, et comme Gaetano se trouvait à Paris, il en eut connaissance et se confie ainsi à son beau-frère affectionné, l’avocat Antonio Vasselli de Rome : « Hier j’ai lu un article de caricature à cause de la croix décernée par le Sultan ; mais ce ne sont plus ces talentueux rédacteurs qui, tandis qu’ils te taillent en pièces, te faisaient rire. » Retrouvant sa bonne humeur, il signe spirituellement « Il gran Kan de’ Tartari Gaetanusko ». En tout cas, le grand sultan Abdul Medjid-Khan ne s’est pas moqué, lui, car les insignes ornant la croix de la décoration étaient des diamants véritables ! …qui ne semblent pourtant pas impressionner plus que cela l’irrespecteux Gaetano, écrivant un autre jour à Toto Vasselli : « J’ai eu la décoration turque. Eh ! ce n’est pas mal, tu sais. Cela se porte au cou comme les commendatori ; les feuilles autour sont toutes en brillants, l’entourage aussi, comme la partie au-dessus pour enfiler le ruban [mot écrit en français]. Ce sont de petites roses toutefois, mais c’est mieux que rien ! ». La notoriété s’empare de la brillante composition ayant valu cette impériale reconnaissance, comme elle le fit des opéras de Donizetti, et Franz Liszt fait de même, intitulant son morceau pour piano : Grande paraphrase de la Marche de Donizetti pour le Sultan Abdul Medjid- Khan.

« Corri a Venezia, che là si fa Donizetti (Courez à Venise, car là on on fait du Donizetti) » : le retour et la fortune récente de Belisario La Donizetti Renaissance s’intéressa à Belisario au moment où l’homme allait faire ses premiers pas sur la lune, et c’est ainsi qu’un beau soir du mois de mai 1969, le prestigieux Gran Teatro la Fenice de Venise faisait revivre cette flamboyante partition. On n’aurait pu trouver mieux que , intelligente autant que brillante interprète, afin d’assumer le grand finale reposant sur cette seule voix de soprano dramatique d’agilité retrouvé par . Un Belisario marmoréen mais s’ouvrant à l’émotion humaine était composé idéalement par le baryton Giuseppe Taddei, qui savait convaincre d’autorité certes, mais aussi d’humanité de l’homme qui doute, qui pleure d’émotion. Don son timbre sortant de l’ordinaire par sa couleur et sa vibration particulière, le mezzo- soprano Mirna Pecile était une sensible Irene, fille chérie de Belisario.

Merveille de goût, d’équilibre, d’élasticité, pour reprendre le terme si juste de Sergio Segalini, était la direction du Maestro Gianandrea Gavazzeni, bergamasque comme Donizetti. Il laisse respirer la musique par sa direction exemplaire de souplesse mais sachant resserrer les tempi aux moments dramatiques. Laissons la parole au musicologue Michele Selvini, qui nous rapporte l’enthousiasme sympathique d’un titre de presse du moment, et la réponse du public : « Corri a Venezia, che là si fa Donizetti », « “Courez à Venise, car là on on fait du Donizetti”, titrait Il Giorno (11 mai 1969) et une foule d’amoureux du adhérèrent à l’invitation. Toutefois, tous ceux qui auraient désiré assister au spectacle ne purent pas adhérer à l’invitation et “courir à Venise” (somme toute, après la “première” du 9 mai, il y eut seulement cinq représentations). Le Teatro Donizetti de Bergame se manifesta alors et reproposa la production Fassini-Pizzi au mois d’octobre de l’année suivante. […] Une nouvelle fois les représentations (7, 9, 11 octobre) furent trop peu nombreuses face à la demande. Beaucoup de spectateurs vénitiens de l’année précédente voulurent revoir le spectacle afin de vérifier leurs propres impressions. Le verdict unanime du public fut que cet ouvrage oublié avait désormais assumé la consistance d’un classique. »20 L’enregistrement vénitien du 14 mai qui nous reste, en un son excellent et publié par maints disques pirates puis officiels, demeure la référence malgré la petite restriction qui va suivre. En effet, seul le ténor Umberto Grilli, bon chanteur mais possédant un timbre pâle et de peu de séduction, enthousiasmait moins. Il fut du reste avantageusement remplacé par Ottavio Garaventa, quand en janvier 1973, le Teatro di San Carlo de Naples accueillit l’œuvre, avec Leyla Gencer et Giuseppe Taddei, le bouillonnant chef Carlo Franci, succédant au Maestro Gavazzeni. Autre particularité de cette reprise napolitaine, Irene est, pour l’unique fois, chantée par une voix non plus fraîche et frémissante, Bianca Maria Casoni possède en effet un timbre grave, pulpeux, qui confère au personnage une maturité non entendue chez les autres interprètes du rôle. Entre temps, le Teatro Donizetti de Bergame n’avait pas voulu être en reste de cette passionnante résurrection d’un aussi belle œuvre de l’Enfant chéri de la Ville, et affichait Belisario dès 1970. L’irremplaçable Leyla Gencer lançait toujours ses accents vindicatifs puis désespérés, tandis que l’on retrouvait, hélas non remplacé, le ténor Umberto Grilli, mais le valeureux Giuseppe Taddei laissait la place à celui qui devait s’affirmer comme le plus beau “baryton grand-seigneur” donizettien : . Curieusement, la baguette n’échut pas à l’autre Enfant illustre de

20 Michele Selvini, op. cit.

Bergame, le Mestro Gavazzeni, mais —contrat de directeur de la musique oblige- à l’honorable et compétent Adolfo Camozzo. Belisario devait ensuite se rendormir quelque peu, car le répertoire possédait d’autres titres donizettiens également revenus en grâce par le phénomène nommé Donizetti Renaissance. L’Angleterre ayant précisément tant fait pour cette dernière, reprenait en 1972 Belisario à Londres (au Sadler's Wells Theatre, et dans le cadre de la « Royal Academy of Music »). En mai 1980 l’Opéra de Rotterdam remontait l’oeuvre, et c’est à cette occasion que le critique Joel Kasow parla dans Opéra international à propos de l’air du ténor, « du Di quella pira de Donizetti ». L’année suivante, l’un des bastions de l’opéra italien en Amérique du Sud, le célèbre Teatro Colón de Buenos Aires, produisait Belisario, s’assurant la présence magistrale de Renato Bruson, entouré de Mara Zampieri, du valeureux ténor Vittorio Terranova, de l’émouvante et de l’énergique chef Gianfranco Masini. Une production peu documentée, à tel point que les présentations actuelles de l’oeuvre n’en parlent pas, fut pourtant la première reprise américaine moderne. Elle eut lieu le 1er décembre 1990 à New Brunswick, dans l’Etat du New Jersey21, et fut saluée de plusieurs prix, dont le « National Opera Association award ». Le jeune chef trop tôt disparu, Michael Fardink, dirigeait avec une belle conviction, certaines charges orchestrales retentissantes traduisant sa sympathie pour l’œuvre ! …lui faisant pardonner quelques décalages ou incertitudes. Jacklyn Schneider possède une voix de flamme et habite réellement le rôle d’Antonina. Jerrold Pope, de son timbre clair, est un Belisario juvénile mais sachant rendre l’humanité du personnage. On remarque d’autre part la belle voix sombre de Judith A. Burbank en Irene, et l’Alamiro au timbre léger mais chaleureux et vaillant de Ronald Naldi, ainsi que le Giustignano particulièrement caverneux de Stephen Mosel. L’insuffisance des choeurs et de certains solistes secondaires étant établie, il est dommage que d’affligeantes coupures, véritables mutilations tant elles sont d’importance (laissant parfois bien peu de musique…), viennent encore noircir le tableau. Après quelques années de sommeil, Belisario paraît à l’Opéra de Graz à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Donizetti, que l’Autriche voulut fêter de manière touchante en donnant et en faisant diffuser en direct la première, précisément le soir du jour anniversaire, le 29 novembre 1997. Le soprano Ines Salazar s’incrivait dignement dans une distribution de haut niveau, évoquant curieusement par les véhémences

21 Nous devons sa connaissance à l’un de nos correspondants sympathiques qui, bien que vivant en France, eut l’opportunité inouïe de pouvoir y assister !

veloutées de sa voix, la grande Leyla Gencer (dont on apprenait plus tard sans surprise qu’elle fut l’élève !). Jacek Strauch est un Belisario au timbre un peu vert mais sombre, ce qui lui confère une certaine autorité. Très appréciable était la prestation du ténor Sergei Homov, composant de sa voix corsée idéale pour le rôle, un Alamiro à la fois chaleureux et brillant. Natalia Biorro était une Irene efficace, curieusement frémissante comme pratiquement toutes les Irene des enregistrements. Le chef Dan Ratiu a le mérite de rouvrir certaines coupures, même s’il en fait d’autres. Il laisse heureusement respirer la musique, accélérant un peu trop parfois, manquant de nerf à d’autres moments… et de toute façon ne possédant pas l’exemplaire sens de la mesure du Maestro Gavazzeni, meilleur ciseleur de Belisario. Quelques années plus tard, Belisario est repris à nouveaux aux Etats- Unis, en Caroline du Nord, conjointement sous l’égide de l’université « A. J. Fletcher Institute » et de la « North Carolina School of Arts » de la ville de Winston-Salem, pour trois représentations à la fin du mois de janvier 2005. Nul enregistrement ne semble poindre à l’horizon pour nous révéler la couleur de la prestation des artistes de la distribution : Emily Newton (Antonina), Alphonso Cherry (Belisario), Scott Mize (Alamiro), Dawn Pierce (Irene), le « North Carolina School of Arts Orchestra » étant placé sous la direction de Jamie Allbritten. L’ouvrage devait connaître deux mois plus tard, une production dans un lieu inattendu et dont on ne parle pas forcément en matière d’art lyrique, mais lié à Belisario qui s’y trouvait curieusement « a casa », chez lui, pour ainsi dire, là où se déroule son action, Bysance, nommée aujourd’hui Istanbul ! Quelques extraits disponibles sur Internet permettent d’apprécier le ténor Bülent Bezdüz, au timbre limpide mais puissant, et à la fois velouté, et dont on regrette qu’il ne fasse pas la cabalette entièrement. Le soprano dramatique d’agilité Burçin Çilingir, au timbre incisif mais capable également d’un beau chant piano, était une intéressante Antonina. Aysegul Karginer s’inscrit dans la lignée des mezzo-soprani incisifs qui se sont chargés du rôle de Irene. Le baryton Önay Günay dessine un impressionnant Belisario, par son beau timbre noir, sa ligne de chant très unie dont certains accents rappellent curieusement cette “fragilité” particulière à la voix de Giuseppe Taddei. Kenan Dagasan chantait, quant à lui, le rôle de l’empereur Giustiniano. L’orchestre de l’Opéra national turc d’Istanbul était dirigé par Cem Mansur, sachant faire “respirer” la musique. Il dut y avoir probablement une distribution alternative car on relève dans certaines critiques le nom d’un autre ténor, Caner Akin. La dernière production n’a pas un an puisqu’elle remonte au mois de juillet 2010, à nouveau à Buenos Aires.

L’intrigue et la musique de Belisario

Les librettistes italiens de l’époque romantique qui domina la première moitié du XIXe siècle, laissaient parfois des préfaces sympathiques par leur manière de tourner leurs phrases, afin de présenter modestement les excuses invocables quant à la qualité de leurs livrets, à propos des impératifs régissant la délicate tâche d’écrire du texte d’opéra. Leur but était, à l’évidence, d’obtenir l’indulgence du public, et le bon Salvatore Cammarano (qui se trompe curieusement, on l’a vu, en évoquant le Belisario de Holbein au lieu de celui de von Schenk), s’adresse ainsi au public dans sa préface au livret original : « Le Belisario de Holbein, comme celui de l’Histoire, recueillit partout des lauriers abondants et mérités ; j’estimerai le mien non moins heureux, si Vous, juges intègres et avertis des choses Théâtrales, lui accorderez un seul rameau de ces lauriers. Vivez heureux. »

Notre commentaire, citant scrupuleusement indications de décor et didascalies, s’appuie sur le livret original imprimé pour la création au Gran Teatro La Fenice.

L’action se déroule en partie à Bysance, en partie dans les environs du mont Emus. L’époque remonte à l’année 580 de l’ère chrétienne.

SINFONIA [5’16 : Venise 1969 / 6’45 : Graz 1997] L’ouverture de Belisario ou une esthétique romantique incomprise

L’ouverture, l’une des plus belles de Donizetti, commence par quatre accords sombres dont les trois derniers sont brefs et urgents comme pour présager de la « tragedia lirica » qui va suivre et dont ils donnent le ton. On entend ensuite une lente « marcia lugubre », marche funèbre (a) accompagnant la dernière parution de Belisario, à la fin de l’opéra. La marche se change vite en un chant radieux des violons pouvant imager la tendresse du père envers sa fille bien-aimée.. et celle de Donizetti, surgissant dans la tragédie et donnant-là sa signature. La marche revient doucement, comme interrogative et s’éteint, prolongée seulement par son rythme, marqué délicatement par les timbales… Quelques vifs accords introduisent alors un joyeux motif (b), tout à fait dans la manière de Donizetti, et qui dérouta certains commentateurs ne comprenant pas son

irruption dans un climat aussi sombre. Théophile Gautier22, par exemple, écrit : « il nous semble que l’introduction d’un opéra où il s’agit d’yeux crevés, d’enfant sacrifié, de femme furieuse et autres menus ingrédients dramatiques, ne devrait pas être presque gaie et presque sémillante […] ». Le poète ne comprend pas l’esthétique musicale romantique à l’italienne, d’un Romantisme dans lequel il vivait pourtant, alors que, parallèlement à Donizetti, des compositeurs romantiques français comme Ferdinand Herold ou Adolphe Adam, imaginaient également, en des moments dramatiques, une musique tout à fait gaie, vraiment sémillante et au reste charmante. Gautier semble oublier la marche funèbre qui débute l’ouverture, comme l’aspect brillant du sujet, avec un premier acte tout de même intitulé Il Trionfo ! Le romantique provocateur en gilet rouge de la bataille d’Hernani conclut avec académisme : « Nous autres Français, nous sommes un peu plus rigoureux, et nous aimons une mélodie triste sur une données triste, sans toutefois tomber dans les quintessences et les esthétiques allemandes. » On appréciera la qualification de la musique allemande, et on replacera l’avis du bon Gautier dans son esthétique à lui, lui faisant dire, (pauvre Marmontel encyclopédiste des Lumières !), que « Le sujet de Belisario ne nous est guère sympathique ; il réveille en nous des idées de Marmontel assez désagréablement soporifiques, et puis les pièces basées sur une infirmité, soit naturelle, soit accidentelle, ont quelque chose de répugnant et de pénible à voir, que l’on ne doit pas exposer sur la scène. » O bon Théophile Gautier, avec sa grande pudeur en contradiction avec l’esthétique romantique hugolienne du grotesque, envers du sublime, mais d’autre part, comment condamner cette pudeur refusant certaines vues, à notre époque qui en passe toutes les bornes ?! Une citation plus complète de Gautier23 remet les choses un peu à leur place, puiqu’il rend à César… (ou plutôt en l’occurrence, à l’empereur Justinien !), en précisant que « Moins délicatement organisés que les peuples méridionaux, nous sommes moins flattés par la beauté des sons et de la mélodie que par l’expression : pour nous plaire, il faut que la musique soit intimement liée au sujet, c’est-à-dire dramatique avant tout.

22 Cité par Andrea Fabiano in : À travers l'opéra : parcours anthropologiques et transferts dramaturgiques : http://books.google.fr/books?id=Y5MkbI24- 98C&pg=PA173&lpg=PA173&dq=Belisario+%22theatre- italien%22+1843&source=bl&ots=ivQ5NRysxR&sig=0oksF3R6PKHfGRN- nqpCkVmZmvw&hl=fr&ei=N9NDTbHJMIy4hAej76TzAQ&sa=X&oi=book_result&ct=result&resnum=8&ved=0CEkQ6AEw BzgK#v=onepage&q=belisario&f=false 23 Par Félix Clément et Pierre Larousse in : Dictionnaire lyrique ou Histoire des opéras, Paris 1876-1881 : http://books.google.fr/books?id=RO1OlrcJcqwC&pg=PA96&lpg=PA96&dq=Belisario+paris+1843&source=bl&ots=GpNPLBX lHP&sig=dESJmc_wayKlg8VZFaYnCadWcPI&hl=fr&ei=jFDTY74E4W5hAeD9NDxAQ&sa=X&oi=book_result&ct=result&r esnum=5&ved=0CEQQ6AEwBA#v=onepage&q=Belisario%20paris%201843&f=false

Nous ne comprenons pas pourquoi certains opéras, qui ont obtenu un si éclatant succès au delà des monts, ont réussi médiocrement à Paris. Les Français ne sont sérieux que dans les amusements. Affaires, politique, moeurs, religion, ils traitent tout avec la plus grande légèreté ». La beauté des sons et de la mélodie… tout est là ! et pourtant non forcément en désaccord avec la situation dramatique : nous en avons déjà parlé, il faut considérer ces rythmes vifs au milieu de situations dramatique sérieuses, comme un symbole du Romantisme musical de cette Italie des années 1830. En effet, combien de personnages lancent un adieu à la vie sur une vibrante cabalette que l’on pourrait croire seulement enjouée, mais il s’agit d’un « panache désespéré », selon notre formulation de prédilection, un allant un peu rêveur cherchant à se donner du courage, à « y croire » alors que l’espoir est perdu. Ces rythmes sympathiques et presques autodérisoires se retrouvent dans nombres d’ouvertures ayant laissé parfois perplexes les chefs, au point de les « rogner » voire de les couper ! Une autre victime de cette perplexe incompréhension fut la pauvre ouverture de Fausta, lors de la première reprise moderne de l’œuvre (1981), avec son si sympathique petit motif de marche tronqué au possible ! Ce motif enjoué (b) peut figurer le titre de Il Trionfo que Cammarano a placé en tête du premier acte dans lequel on voit Belisario couronné des lauriers du vainqueur magnanime. Après un assombrissement plus tragique, cet allègre motif se change en une autre mélodie (c), toujours au rythme en deux temps, mais « élastisque », et à l’allure bonhomme, d’abord aux violoncelles puis reprise à la flûte. Une sorte de crescendo dramatique (d), de plus en plus serré, se fait entendre alors, il reparaîtra dans le tempo di mezzo conduisant à la reprise de la stretta finale du premier acte, et annonce dès à présent la menace qui pèsera alors sur Belisario. Ce crescendo débouche naturellement sur un dernier nouveau motif (e), qui en prolonge l’exaspération et conduit la tension dramatique à un sorte de paroxysme… C’est ce dernier motif qui posa un problème aux premières reprises de Belisario. Typiquement donizettien dans sa manière charmante de frémir l’urgence, de mousser, ce « motivetto » (comme on dit joliment en italien et sans nuance péjorative), à la saveur débonnaire et même espiègle, n’est en effet malheureusement pas exécuté dans tous les enregistrements connus de l’ouvrage ! Pour tenter d’expliquer ce manque regrettable, on pouvait penser soit qu’il posait problème aux chefs qui l’auront coupé, déroutés par l’allant sympathique dont nous parlions plus haut, soit qu’il manquait dans le matériel d’orchestre. Interrogé à ce sujet, l’actuel réviseur de la partition de Belisario nous a aimablement donné son avis24. Le Signor

24 Par courrier électronique du 13 janvier 2011.

Ottavio Sbragia nous explique n’avoir jamais rencontré « de tels raccourcis » dans les partitions examinées par ses soins. Il opte plutôt vers la cause que nous soupçonnions : une volontaire coupure du chef d’orchestre, considérant probablement le motif comme « un élément étranger à l’opéra, d’un point de vue mélodique aussi bien que de caractère et de cela on ne peut lui donner tort. Avant de fustiger les coups de ciseaux du bon Gavazzeni, il faut tenir compte de ce que le “respect obsessionnel de ce qui est écrit” est un phénomène relativement récent, surtout chez les interprètes d’Opéra : en ce sens Gavazzeni se comporte en un averti homme de théâtre de son temps et non en musicologue. » Ottavio Sbragia a raison de parler de « respect obsessionnel » car cette attitude louable au départ et toute légitime, peut à l’inverse se révéler excessive et paralysante. On a eu raison, par exemple, d’aller contre la volonté du compositeur, en restaurant aujourd’hui la belle partie lente de la folie de Linda di Chamounix, ainsi que la saisissante cabalette finale de Maria di Rohan, deux passages fort valides, que Donizetti a pourtant soigneusement raturés et exclus de ses partitions ! Quant à “rectifier” un passage qui nous semble hors de propos, on ne saurait accepter une telle manipulation. Le temps aidant au recul et la poursuite de la Donizetti Renaissance nous conduisant aujourd’hui à la connaissance presque totale de ses soixante-dix opéras, permettent une compréhension profonde du style de Donizetti, enraciné dans l’esthétique romantique revue à l’italienne. On doit donc accepter et respecter le langage d’un Donizetti parvenu à une belle maîtrise, tant artistique que du “métier”, et la conclusion s’impose d’elle-même : nul ne peut donc se permettre de savoir mieux que lui. Poussons le raisonnement plus loin en dépassant ce principe de respect : l’écoute la plus objective ne peut accepter cette coupure et se passer de ce motif résumant en quelque sorte l’un des traits caractéristiques de Donizetti : une urgence dramatique, corrigée d’une amabilité chaleureuse, un rien naïve et romantique, irrésistible en tout cas ! L’on n’entend donc pas ce motif lors de la première reprise moderne de l’opéra, au Gran Teatro La Fenice en 1969, et qui est toujours l’exécution de référence, ni dans la reprise du Teatro Donizetti de Bergame l’année suivante. Il figure en revanche (une fois seulement au lieu de deux) dans la “salade” (il n’y a pas d’autre mot) que nous sert le par ailleurs estimé Maestro Franci, dans la reprise du Teatro San Carlo de Naples en 1973, où la malheureuse ouverture se voit tailladée par tous les côtés ! Il y a pis, dans la première reprise américaine depuis le XIXe siècle, à New

Brunswick dans le New Jersey en décembre 1990, où le malheureux chef Michael Fardink, tôt disparu, mutile l’ouverture de manière incroyable. Dans l’ignorance de l’exécution de Rotterdam en1980, faute de documents (on y coupa peut-être l’ouverture tout entière !), nous entendons en revanche ce motif (mais une seule fois) dans la production de Buenos Aires en 1981, mais le chef Gianfranco Masini coupe autre chose et par là déséquilibre l’ouverture qui n’atteint même plus au semblant de logique estimé par le Maestro Gavazzeni ! On peut — enfin— entendre l’ouverture complète dans la production que l’Autriche monta à Graz en hommage à Gaetano Donizetti, transmettant par radio dans le monde entier la première du 29 novembre 1997, jour anniversaire du bicentenaire de la naissance du compositeur. La palette thématique des motifs de l’ouverture étant ainsi exposée, on réentend les b, d, e, puis le c, par les violons cette fois et comme exaspéré, passionné ; le crescendo d revient, puis une grande phrase ascendante conduit à la brillante coda et aux accords conclusifs magistraux, avec roulements de timbales, comme le Romantisme les affectionnait.

« Parte Prima IL TRIONFO » (Acte premier - 47’)

Premier tableau [33’] : « Atrium interne du Palais impérial, avec un trône à droite. Entre les colonnades on aperçoit une magnifique vue de Bysance. »

Introduzione. Une solennelle sonnerie de cuivres retentit à l’extérieur, les sénateurs se préparent à recevoir Belisario dont ils chantent déjà les louanges : « Ton nom vivra / Autant que vivront les siècles », la sorte de marche lente porte déjà la signature de Donizetti, par sa grâce chaleureuse. Ils se dispersent alors que la gracieuse marche est doucement reprise par quelques bois et cuivres. Un motif frémissant passe à l’orchestre : c’est l’entrée d’Irene (mezzo-soprano) avec ses amies ; sur un motif pimpant déjà tellement donizettien, elle se dit prête à voler sur la rive où doit arriver le grand homme. [ nell’Introduzione] L’orchestre, flûte en tête, énonce tranquillement le motif —irrésistible !— de son air, sur un curieux rythme à trois temps. Irene est déjà en pensée à la scène de retrouvailles : « La man terrible – del vincitore », elle couvrira de baisers « la main terrible du vainqueur », et lorsque son pèrre la pressera contre son cœur, elle sera « rapita in estati », ravie dans l’extase d’amour filial ! De tendres larmes lui

couperont la parole mais « quel silenzio – tutto dirà ! » : son silence dira tout ! Ses amies interviennent, évoquant les jours de gloire qui vont briller sur le Bosphore, et Irene reprend son air (mais ce da capo n’est pas exécuté à Venise en 1969). Elles sortent. Scena e Cavatina. [a) Scena] Le ton lumineux change : deux seuls sombres accords suffisent… (on applaudit à Venise !! c’est l’entrée de Leyla Gencer, ô traditions !). Un motif agité accompagne l’entrée du personnage par lequel tout va arriver. Antonina (soprano), épouse de Belisario, remarque avec amertume les manifestations et les clameurs de joie, Eutropio (ténor) qui l’acompagne explique que « le vulgaire insensé » court au rivage accueillir son époux. Antonina lâche alors « Mon époux, un parricide ! ». Elle narre ce que Proclo, leur vieux serviteur, lui a révélé en mourant : Belisario lui avait donné l’ordre de tuer leur fils, mais une fois arrivé aux alentours de Bizance, le cœur lui manqua et il s’enfuit, abbandonnant le petit enfant sur la rive déserte. « Hélas, père dénaturé ! », s’écrie Eutropio. Antonina donne libre court à sa souffrance : « Immenso è il mio dolore ! ». [b) Cavatine] La flûte commence une plainte mais n’introduit pas l’air, Antonina l’entonne aussitôt, sur un simple accompagnement de pizzicati : pas de tombe pour son fils, pas de cendres où répandre ses larmes. Au moment où elle lance « Oh Dieu, une mère plus malheureuse / Jamais la terre n’aura », la mélodie s’envole, la flûte doublant la voix, dans un procédé donizettien magique… Les cordes soulignent les paroles qui suivent, dans lesquelles elle imagine que le petite enfant fut peut-être emporté par l’onde du fleuve… Puis elle reprend les paroles initiales « Jusqu’à sa tombe m’est refusée !... / Jusqu’au cendres du fils ! », accompagnée du pizzicato des cordes. L’orchestre palpite, soulignant les paroles de Eutropio qui la conforte : le coupable paiera son crime, il commence alors une phrase allusive « Mais rappelle-toi qu’une récompense / Etait promise à mon amour ! / Ta main… ». (Une autre affaire semble ici dévoilée ! et dont il ne sera plus question par la suite). Antonina lui coupe la parole, lui demandant si « la trama est ordita », si la machination est ourdie, et l’autre répond qu’« une main fidèle experte / Déjà simula l’écriture. », phrase importante, même si obscure pour l’heure et qui s’éclairera en son temps. Antonina poursuit : « Sa perte ?... / Est certaine. », termine Eutropio. Elle s’écrie : « Au moins, je serai vengée. » [c) Cabalette] Dans un fort joli effet, la flûte s’unit aux bois pour énoncer, le motif —que Donizetti réussit élégant, même pour la vengeance !— de la cabalette posée « O desio della vendetta / Tu sei vita a me soltanto : O désir de la vengeance / Toi seul est ma vie… / J’ai versé tant de larmes / Un autre versera du sang. ». On parle toujours de la science de l’orchestration de Saverio Mercadante, mais le mot “science”

nous fait peur en matière d’art, discordant avec la poésie inspirée d’un Donizetti, qui redonne ici sa signature, en demandant à la clarinette et à la flûte d’accompagner la voix dans ce morceau pourtant dramatique, mais en même temps charmant de son élégance chaleureuse ! Eutropio intervient dans le « tempo di mezzo » séparant les deux expositions de la cabalette, répétant le fait mystérieux de l’écriture imitée. Peu d’ornementations de la ligne vocale, laissant ainsi à la mélodie toute sa véhémence. Eutropio chante aussi dans la conclusion de la cabalette : il faut à présent aller à sa rencontre, simuler. Contrairement à l’habitude, la conclusion orchestrale de la cabalette ne s’arrête pas, mais s’enchasse dans la suite musicale. C’est une manière de composer moderne et inhabituelle pour l’époque, que cette volonté de continuité, qui du reste va s’accentuer dans le siècle, culminant avec Wagner et jusqu’à la « Giovane Scuola » où tout est lié. Ici, dans l’opéra romantique encore composé de « pezzi chiusi », de morceaux fermés, c’est peu commode pour le public qui devrait se retenir d’applaudir25 puisqu’il n’y a pas d’arrêt, de pause dans la musique, or on sait que l’applaudissement “libère” les tensions-émotions cristallisées par des morceaux aussi impressionnants que les cabalettes (…inspirées et bien interprétées !). Scena e Marcia trionfale. Antonina et Eutropio sortent, des cuivres sonnent à l’extérieur… les gardes impériaux commencent à se disposer dans l’atrium, les trompettes lancent un brillant accord d’une note rebattue, évoquant immancablement une future marche d’opéra destinée à devenir célèbrissime !... Retentit alors l’ineffable marche donizettienne, à la fois joyeuse et charmante d’enjouement romantique gentiment naïf. C’est l’un des moments où l’on admire la souplesse du tempo idéal imposé par le Maestro Gavazzeni, la marche “expédiée” par les chefs d’aujourd’hui tombant dans le ridicule. La marche triomphale s’interrrompt pour la solennelle déclaration de l’Empereur Giustiniano, accompagnée de cuivres en sourdine, qui rend hommage au « dieu des armées » (détail curieux pour l’ère chrétienne mais nous sommes à Bysance…) qui a guidé « il duce formidabile », le redoutable chef vainqueur des Goths. La marche retentit à nouveau, cette fois chantée avec ferveur par le choeur, Donizetti faisant alterner habilement voix hommes et de femmes dans un effet saisissant. Une longue didascalie explique le défilé de la victoire, fanfare en tête, suivie du peuple, des magistrats et sénateurs, puis l’armée de Belisario, dont quelques soldats

25 Espérons que Maestro Bonynge, qui ne se gêne pas pour « traficoter » les partitions et qui dirigera Belisario à Londres, ne retouchera pas cette fin “futuriste” selon son habitude dans d’autres opéras, afin de permettre les applaudissements, notamment pour son épouse regrettée, même si par ailleurs elle les méritait pour son chant impeccable.

portent un précieux butin, comme « la couronne et le somptueux manteau de VITIGE, roi des Goths ». Lorsque « l’Inno della Vittoria » s’arrête, « BELISARIO paraît sur un char magnifique : il a la tête ornée d’une couronne de lauriers, et un manteau de pourpre est posé sur son armure. Autour du Chef se trouvent les Goths prisonniers, parmi lesquels ALAMIRO ; les vétérans ferment la marche triomphale. — A l’apparition de Belisario, les trompes sonnent plus fort et les acclamations redoublent. » A la lecture d’une telle indication scénique, on se demande comment on pourrait mettre en scène aujourd’hui une telle entrée, alors que par exemple, on répugne à montrer un roi avec une couronne ! Le brillant romantique (certes un peu vain) n’est plus de mise, les metteurs en scène refusent d’en jouer le jeu, optant pour un sordide lassant et retirant toute prestance aux personnages… même négatifs. Belisario (baryton) descend du char et s e présente à l’Empereur Giustiniano : « César, tu as vaincu » lui dit-il, parlant avec modestie de sa victoire, « et la contrée d’Italie, / Par nature fort souriante / Est le fruit de la victoire » (Bélisaire a effectivement défendu les terres de l’Italie contre les barbares). La déclaration de Belisario est peu accompagnée par l’orchestre, ce qui donne plus de relief à ses nobles paroles : « Ah ! s’il m’est donné / D’espérer une quelconque récompense, j’implore ta pitié / Pour eux [les prisonniers], et toi, en qui la pitié est instinct, / Qu’en vain le vainqueur ne prie pas pour le vaincu », paroles qui nous dessinent d’un trait tout le personnage, et qui lui valent du reste l’impériale —à tous les sens du mot— réponse : « Terrible en guerre, humain dans la paix, et toujours / Tu es grand, ô Belisario ! » et il lui confie le sort des prisonniers puis descend du trône pour l’embrasser. La marche retentit à l’orchestre, permettant la sortie de tous… [Scena e Duetto] …sauf de Belisario et des prisonniers qui s’agenouillent lorsqu’il leur dit : « Vous êtes libres. Adieu. », souligné de doux accords musicaux [a) Scena]. Il les relève et ils sortent… sauf un, qui ne s’est pas agenouillé… L’atmosphère musicale de douceur continue curieusement dans le récitatif qui suit, Belisario s’étonne du fait qu’Alamiro (ténor) ne goûte pas la liberté mais ce dernier lui explique « Avec tendresse », note la didascalie, qu’il se sent lié à Belisario par un tel pouvoir, que la liberté loin de lui est un fardeau. « Avec une tendresse égale et en l’embrassant », précise la didascalie, Belisario lui dit de rester avec lui, libre, puis ajoute « J’ai le cœur tout ému / D’une affection inconnue, que je ne puis expliquer ! », les violons dessinent alors leur typique accompagnement ondoyant romantique et le duo commence. [b) Largo del Duetto] Belisario rappelle lorsque Alamiro fut montré à lui, sur la rive du Lac Trasimène, enchaîné et ensanglanté, une tendre voix interne parla en sa faveur ! Sur la même mélodie attendrie, Alamiro répond que d’être sous

le toit de Belisario lui fera oublier les outrages de la fortune et au moins, il aura sa tombe dans le sol qui fut son berceau. Belisario est frappé : « Es-tu grec ? », l’autre aquiesce mais dit ignorer de qui il est né, la musique se fait percutante, il a été élevé par un barbare… Avec des accents d’une grande tendresse, Donizetti augmentant encore l’émotion chaleureuse et l’abandon des violons, Belisario lui dit qu’il n’est plus seul ! La ferveur de Belisario et de la musique –trait de violoncelles donizettiens- augmente lorsqu’il ajoute qu’il sera le fils qu’il a perdu et qu’il pleure encore ! Il est déjà touchant d’entendre leurs voix chanter à tour de rôle leur joie commune, mais Donizetti nous régale encore dans la stretta26 chantée, non l’un après l’autre mais à l’unisson, délicieuse de mélange de caractère martial et d’une charmante naïveté romantique : Sul campo della gloria Sur le champ de gloire, Noi pugneremo a lato : Nous combattrons côte à côte : Frema, o sorrida il fato Que le destin frémisse ou sourie Vicino a te starò… Près de toi je me trouverai… La morte, o la vittoria La mort ou la victoire, Con te dividerò. Avec toi, je partagerai.

Un moment particulier de grâce donizettienne, immédiatement reconnaissable pour les habitués de son inspiration typique, est une sorte de « phrase redescendante », la trompette doublant doucement les voix, sur les paroles « Sì, sì, la morte, o la vittoria / Con te dividerò. » Scena. Sur la même musique frémissante de tantôt, Irene fait son entrée et peut enfin embrasser son père, mais ce dernier est frappé par le trouble qu’il voit sur le visage d’Antonina. Elle le rassure : il trouvera sa maison comme il l’a laissée, seul leur vieux serviteur Proclo manque, enlevé par le ciel de « cette vallée de larmes », et elle ajoute « avec un accent vibrant », insiste la didascalie : « Et de fautes. » Belisario ne sent pas l’allusion, disant simplement à part, en pensant à Proclo : « (Que Dieu pardonne sa faute !...) ». Voici que se présente Eutropio (ténor), chef de la garde impériale : Belisario doit remettre son arme et le suivre ! Il calme l’indignation de ses proches, sachant qu’il doit obéir, mais face aux paroles blessantes de Eutropio décide « Seul un brave aura l’épée de Belisario. », et il la donne à Alamiro. Antonina, à part, marque sa satisfaction : « (Comince la vendetta ! la vengeance commence) ». L’orchestre accompagne leur sortie d’accords de plus en plus doux mais

26 La charmante introduction instrumentale de la stretta est coupée à Venise, mais on l’entend à Graz ; le da capo n’est chanté dans aucune des deux exécutions, Graz conserve en revanche la conclusion orchestrale complète, dont on sait que, selon l’habitude, elle répète la musique du « tempo di mezzo », servant de lien entre les deux expositions d’une stretta ou d’une cabalette.

le violoncelle insiste sur une note rebattue comme pour suggérer une atmosphère d’interrogation, de perplexité – le rideau tombe. On relève, juste avant la scène de l’arrestation de Belisario, une différence dans quelques livrets, dont celui de la célèbre firme privée de disques vinyles M.R.F., qui présentait souvent des livrets complets, soulignant le texte des passages coupés. On ne trouve cet air que dans la plaquette des disques M.R.F. dont nous venons de parler, dans celui proposé par un site27 Internet fort sympathique (et dont le fondateur ne peut, pour l’heure, nous préciser la source), ainsi que dans le livret avec traduction française de Jacques Chagny dont nous avons déjà parlé. Deux éléments nous font penser qu’il ne s’agit pas d’une coupure. D’abord le fait que cet air ne se trouve que dans un seul de la vingtaine de livrets consultés par nos soins : s’il avait été coupé en un lieu, il reparaîtrait forcément dans une autre production. Il faut d’autre part considérer le fait que Irene a déjà eu un air au début du premier acte, et qu’il serait étrange de lui en entendre chanter un autre aussi peu après. Nous nous trouvons donc vraisemblablement face à une interpolation, pratique dont Donizetti se lamentait dans ses lettres… d’autant que l’on n’empruntait pas forcément au même compositeur ! Il faut tout d’abord noter que l’interpolation de cet air s’accompagne d’une modification d’importance : un changement de décor. On transporte en effet l’action dans la demeure de Belisario, probablement parce que l’on trouvait illogique de faire chanter tout un air dans lequel Irene confie ses sentiments à ses amies, en ce lieu officiel, tandis que l’arrestation de Belisario, pouvait évidemment s’y dérouler. L’indication de décor précise : « Un appartement dans le palais de Belisario. Irene et Eudora se rencontrent, venant de directions opposées. » Autre curiosité, la Scena ou récitatif de cet air ajouté, utilise, en les aménageant, quatre vers originaux « virgolati » c’est-à-dire non mis en musique ! Irene, qui n’a pas encore revu son père, y explique comme elle courait à sa rencontre, quand sa mère s’évanouit de joie (?!). A présent qu’elle va mieux, Irene exulte à nouveau, prête à s’abandonner à la joie de revoir son père, et son air palpite d’avance à l’idée de le retrouver. L’entrée du chœur des amies d’Irene, annonçant l’arrivée de Belisario, permet l’épanchement d’une cabalette dans laquelle Irene s’adresse aux « tendres épouses » et aux « mères amoureuses » qui vont revoir bientôt leurs êtres chers. A la suite de cet air, l’entrée et l’arrestation de Belisario se déroulent comme nous les avons décrites. Nous ne résistons guère à l’idée de présenter à l’aimable lecteur de ces lignes, une autre aria-mystère mise à la lumière par nos pérégrinations

27 Libretti d'opera italiani : http://www.librettidopera.it/belis/belis.html

dans les éditions du livret de Belisario ! Il s’agit d’une publication effectuée à l’occasion de la production du Teatro Filarmonico de Vérone en 1837. L’interpolation concerne un air du ténor Alamiro, et a lieu immédiatement après l’arrestation de Belisario, sur laquelle tombe le rideau du premier tableau dans le livret original. [Scena] Irene, restée en scène, ne cache pas ses larmes : elle a un pressentiment et tremble à la pensée de « quel perfido Eutropio » : qui défendra alors son père ? Alamiro se désigne : Belisario ne lui a-t-il pas donné son épée ? ne l’appelait-il pas tantôt son fils ? Il tente de rassurer la douce Irene : l’« infâme Eutropio » a tout à craindre de lui car il va éventer ses perfides machinations et l’immoler à sa juste fureur ! [Cavatina] Alamiro souhaite voir le sourire s’épanouir de nouveau sur le visage de Irene, la suite est ambiguë : « La suave et belle joie / De cette âme qui t’adore, / Ma bouche, en un tel moment, / Ne sait comment l’exprimer ». On peut en effet comprendre de deux façons « cette âme qui t’adore », Alamiro peut désigner la sienne, même en parlant à la troisième personne, c’est possible en “italien des livrets”, ou alors peut- être parle-t-il de la grande âme de Belisario qui en effet aime beaucoup sa fille. Les vers suivants n’éclaircissent pas vraiment les choses. Dans ce qui pourrait être une cabalette, Alamiro souhaite que le visage d’Irene, redevenu serein, le rende plus fort, car « Car cette âme / N’est pas capable de se freiner. ». A ses yeux resplendit un éclair de gloire, et dans son cœur bouillonne un sentiment fervent (pour Irene ?). Les deux derniers vers ne dissipent pas non plus la confusion : « Les récompenses, ô chère, ton noble cœur / Ma foi, ma valeur. (Ils partent.) » Le rideau tombe sur le premier tableau de la Parte Prima.

Second tableau [14’] : « La salle du Sénat. D’un côté, de nombreux sièges dont un plus élevé pour l’Empereur. Une petite table avec des papyrus, le livre des lois et une épée. — Les sénateurs. »

Le motif plaintif et lancinant proposé par l’orchestre avant le choeur reflète bien la perplexité des sénateurs, répétant « Che mai sarà ! que se passe-t-il donc ? ». La musique se fait plus chaleureuse mais la profonde douleur dans laquelle leur paraît plongé l’empereur, qui « va tristement s’asseoir », précise la disdascalie, augmente leur perplexité. Il est curieux de constater ce qu’un chef peut faire, décidant du tempo : à Graz, Dan Ratiu choisit une vivacité qui coupe le sentiment de perplexité dont nous parlions, idéalement établi par la gravité souple du Maestro

Gavazzeni à Venise en 1969 (qui par contre « rabotait » le choeur de ses cadences finales, dans une recherche d’immédiateté verdienne compréhensible pour 1969, des cadences rétablies à Graz). Scena e Finale Primo. [a) Scena] Giustiniano explique qu’un cruel événement a détruit toute joie, et que le simple geste de voir qui va paraître devant eux, accusé d’« un méfait horrible », leur glacera le sang dans les veines. Un motif de l’orchestre sonnant très officiel ouvre le jugement : entre les gardes mais non perturbé, s’avance… BELISARIO ! Eutropio l’accuse ouvertement de félonie : ses troupes achetées par lui, devaient se révolter et, l’Empereur une fois tué (il feint d’être horrifié), couronner Belisario ! Eutropio dépose des parchemins sur la table attestant son accusation… Belisario reconnaît en effet les paroles qu’il envoya à son épouse mais déclare qu’« une furie maligne » ajouta d’autres lignes ! L’entrée de Antonina, qui pourrait démentir, et de Irene, ne nous laisse pas grand espoir car les bois de l’orchestre rappellent alors le motif de la cabalette d’entrée d’Antonina « O desio della vendetta » !... Belisario présente les documents à Antonina et lui demande sur une mélodie angoissée des violons, soutenus par les pizzicati interrogatifs des violoncelles ou des contrebasses, si elle a reçu ces feuilles telles qu’elles sont ici. Antonina, « encouragée par un regard furtif de Eutropio », répond par l’affirmative et soutient avoir attesté la vérité ! Les timables roulent, les violons frémissent, l’orchestre ponctue… [b) Largo concertato del Finale I°] Tous sont convaincus de la culpabilité de Belisario, qui, comme frappé de la foudre, émet un long, douloureux et poignant « Ah !... », puis lance l’ensemble concertant « Da qui son io tradito !... (ah ! par qui suis-je trahi !) », Irene est consternée, Alamiro ajoute sa voix, révolté par ce qu’il nomme « eccesso inaudito : excès inoui », comme lorsqu’on dit : « c’en est trop ! ». L’ensemble prend alors son envol avec l’entrée de Antonina qui entame une nouvelle phrase, et vogue vers son sommet, laissant parfois surnager des exclamations désolées de Belisario et de Alamiro, et atteignant un moment particulièrement sublime de grâce, lorsque les deux voix féminines se rejoignent, mais avec une différence d’octave. Eutropio espère que la douleur maternelle donnera de la force à Antonina ; Giustiniano et les sénateurs donnent libre cours à leur consternation. [c) Seguito del Finale I°] Un vif motif de l’orchestre soutient la juste indignation de Belisario, qui prend sa fille par la main, la conduit devant Antonina et lui dit que l’infâme accusation lui enlève la vie et l’honneur, mais en même temps fait perdre son père à Irene, or si le sentiment pour son mari est éteint, qu’Antonina écoute sa nature de mère ! C’est là que l’accusatrice attendait le pauvre Belisario ! Elle se tourne vers les

sénateurs et déclare : « Il invoque la nature / Et il l’a mise au supplice… cet homme cruel ! ». Elle explique que Proclo en mourant a révélé « l’horrible mystère ». La mélodie vive à l’orchestre s’arrête, les violons affolés reflètent ce qu’il peut se passer dans l’esprit éperdu de Belisario qui, précise la didascalie « (recule en vacillant, et se couvrant le visage de ses mains avec une terreur extrême) », les gémissements des violoncelles semblent évoquer ceux de la malheureuse victime... Antonina s’exclame : « Quel mostro uccise il figlio ! Ce monstre tua son fils ! » : accord fortissimo de l’orchestre ; le choeur stupéfait s’écrie « Parricida ancor ! Parricide en plus ! » - accord fortissimo de l’orchestre ; Belisario s’écrie un formidable « O Dio ! ! ! » (O Dieu !!), troisième fortissimo de l’orchestre, mais qui s’adoucit quand Belisario demande à tous de l’écouter… Son arioso est l’un de ses rares moments solistes, puisqu’il n’a pas d’air proprement dit. L’accompagnement est fait de traits de violons répétés, insistants, ponctués de pizzicati accompagnant idéalement le récit convulsif de Belisario, qui fait effort pour parler et y parvient mais de manière entrecoupée. Il fait le récit d’un rêve terrifiant dans lequel il voyait un guerrier terrible menacer les fondements de l’empire, il se renseigna sur lui et entendit prononcer alors le nom de son propre fils ! Un frémissement courut alors dans sa poitrine et ses cheveux se dressèrent sur sa tête. Un « homme de Dieu » interpréta le songe, prédisant que son sang serait le malheur de l’Empire d’Orient. Belisario conclut alors (sans décrire directement le crime car la censure n’aurait pas permis de telles paroles) : « Le péril de la patrie / Me rendit cruel… / La nature humaine poussa un gémissement… / Et mon fils tomba mort. » Le cri d’horreur et de consternation est unanime, et si Antonina et Eutropio s’écrient « Barbaro genitor ! » sur fond de sénateurs et empereur plus linéaires (« Oh giorno di terror ! »), Irene et Alamiro conservent leur compassion affectueuse à Belisario avec un « Misero genitor ! Malheureux père ! ». Il est frappant de constater comme le tempo « stretto », serré du Maestro Gavazzeni à Venise, rend justice à ce récit halluciné et convulsif, avec ces pizzicati qui claquent, tandis qu’à Graz la curieuse mollesse —y compris des pizzicati— en diminue l’impact. Pourtant, un tempo plus “distendu” semble fonctionner également, comme à Naples, où le Maestro Franci conduit ainsi ce passage, avec un Giuseppe Taddei qui chuchote presque, faisant de l’arioso non plus un moment dramatique impressionnant, mais une rêverie horrifiée saisissante… [d) Stretta del Finale I°] Sans plus attendre, Donizetti ne nous laisse pas souffler longtemps : déchaînée, Antonina lance la véhémente stretta finale, une belle phrase musicale, à l’élan digne et puissant : « Que périsse l’impie qui a offensé la nature », où s’exprime toute la révolte de

la mère déchirée qui croit entendre partout la plainte de son fils mourant. Belisario se voit condamné et prie sa fille de répandre au moins une larme sur sa tombe, et si la nature l’accuse, que sa patrie se taise, car « mi fé parricida / Della patria il santissimo amor. (Le très saint amour de la patrie / M’a rendu parricide ». Irene et Alamiro lui conservent leur compassion, tandis que Eutropio, à part, se montre satisfait de voir écrasé cet homme qu’il déteste. L’empereur et les sénateurs ont un sentiment moins particulier et voient décliner l’étoile de l’Orient sous cet orage qui obscurcit le ciel : « Tous est douleur, épouvante, et horreur ! ». Après cette première exposition de la stretta finale, on entend un tempo di mezzo constitué d’un passage de l’ouverture que nous avons intitulé « crescendo dramatique (d) », et qui prépare et introduit la reprise de la stretta. On entend un peu plus de cadences finales à Graz, puis l’orchestre charge, les timbales roulent (surtout à La Fenice, où leur sonorité est idéale !) et la didascalie nous informe du dernier mouvement : « Belisario est conduit ailleurs par les gardes. Irene et Alamiro le suivent, désolés. Antonina et Eutropio s’éloignent par le côté opposé. Giustiniano et les sénateurs demeurent dans l’attitude d’une grave douleur. » Le rideau tombe.

« Parte Seconda L’ESILIO » (Acte deuxième - 27’)

Une partie reculée de Bysance : d’un côté, l’entrée des prisons. De nombreux vétérans, et quelques personnes du peuple, répandus sur la scène en divers groupes.

Scena e Coro. Comme pour faire écho à la catastrophe finale du premier acte, les timbales roulent, et des accents menaçants retentissent aux cordes, repris par le choeur apparemment bouleversé. Alamiro, les voyant en pleurs, pense que les bruits qui ont couru sur la sentence de mort commuée en exil par l’Empereur mentaient… Sur des accords un peu anxieux (que l’on réentendra curieusement dans La Favorita), le choeur comprend que Alamiro ignore le crime qui a eu lieu et l’explique. On note que Donizetti abandonne la convention de commencer l’acte par un choeur, lui préférant une scène dramatique, le choeur venant après, sur un ton de grandeur déjà verdienne : Giustiniano avait ordonné que son visage ne soit jamais plus regardé par les yeux de Belisario, et « Eutropio scellerato / Da un demone inspirato : inspiré par un démon, pervertit l’ordre et fit aveugler le général ! « Alamiro pousse un cri et, horrifié, se couvre le visage de ses mains. », signale la disdascalie.

Scena e Aria. « Belisario ! ! », [a) cavatina] s’écrie-t-il sur un ton plaintif, et aussitôt la flûte doublée par le basson ajoutant de la tristesse, énoncent le motif de son air, ponctué simplement de sobres et poignants pizzicati. Plus tard les bois et le cor fond écho à ses lamentations. Une si terrible nouvelle lui glace le cœur, un frémissement d’horreur parcourt ses veines et il sent les larmes se pétrifier sur ses yeux. Il souhaite que « la nuit sordide / Qui l’entoure », l’enveloppe également, afin qu’il ne voie pas « l’horrible tourment / Du grand homme ». [b) Scena (materia di mezzo) e Cabaletta] Un crescendo introduit comme d’habitude Irene, suivie d’Eudora et de ses amies, mais il ne frémit plus d’espérance et semble lourd et dramatique. Alamiro comprend en la voyant qu’elle sait l’horrible nouvelle et lorsqu’il lui demande qui sera son guide dans l’exil, elle répond simplement « Moi. ». Un élan décidé de l’orchestre accompagne les paroles décisives de Alamiro qui se déclare chargé désormais d’une autre tâche. Entre parenthèses, c’est-à-dire pour lui même, il déclare que ce n’est pas par hasard que Belisario lui a confié son épée : il saura bien venger la machination et le cruel exil ! Durant ces affirmations, l’orchestre ne cesse de charger, répétant la meme note dramatique, puis s’éclaire en un dernier accord, à la typique tonalité introduisant traditionnellement les cabalettes… mais celle d’Alamiro ne vient pas encore ! et c’est l’une des raisons pour lesquelles, il est erroné de parler à son endroit « du Di quella pira de Donizetti ». L’immédiateté, la brutalité verdiennes auraient attaqué ici la cabalette, le Romantique Donizetti connaît en revanche encore un atermoiement d’émotion (non compris par le M.° Franci qui le coupe à Naples) : Alamiro plaint Irene, lui dit adieu, lui d mandant de parler de lui avec son père, puis, à nouveau entre parenthèses, avoue : (Son tourment augmente le mien !... Ces pleurs amers me descendent dans le cœur !)

Seulement alors, l’orchestre lance le motif guerrier-charmant (c’est le secret de Donizetti) de la fameuse cabalette Trema Bisanzio ! « Trema Bisanzio ! Sterminatrice Tremble, Bisance ! Exterminatrice Su te la guerra discenderà ; Sur toi descendra la guerre ; Ed ogni lagrima dell’infelice Et chaque larme du malheureux Un rio di sangue ti costerà ! Un fleuve de sang te coûtera !) »

Irene pense que la vue de son père lui déchirera le cœur, tandis que tous compatissent à sa douleur avec une image de la sensibilité romantique : « Qui ne plaint pas cette malheureuse / A un cœur de tigre… ou n’a pas de cœur ! ». La non exécution du da capo de la cabalette, nous fait perdre le « tempo di mezzo » ou passage musical conduisant à la reprise, avec la superbe

phrase lumineuse dont nous parlions plus haut, la voix de Irene dominant de manière magnifique le choeur masculin en contrepoint. Encore un élément non dans le style de Verdi qui le dans le tempo di mezzo poursuit la tension de la cabalette proprement dite. Scena. L’orchestre, apaisé, accompagne le départ de Alamiro et les adieux de Irene, qui recommande encore (quelle bonté d’âme) sa mère à ses amies, et leur demande de ne pas pleurer car elle a besoin de constance ! Seulement quand elles era loin, elles pourront parler d’elle et verser alors « Del sovvenir la lagrima pietosa. » : la chère larme compatissante des livrets romantiques ! Les violons ont une phrase remplie de tendresse. Elle embrasse ses amis et tous s’éloignent en pleurant. « Elle reste un moment dans un sombre silence, puis est secouée par la stridence de la porte de fer des prisons qui s’ouvre. » Un accord des cuivres semble imager l’ouverture de la triste porte, puis trois frottements sinistres des cordes… L’accord des cuivres semble répondre à la question que la malheurueuse Irene va se poser : « …Qui en sort ?... », mais elle recule, horrifiée… Hautbois et flûte viennent éclairer le paysage musical, retouché d’une pointe de mélancolie des violoncelles. C’est Belisario ! « Il a une bande sombre sur les yeux. », précise la didascalie, Eusebio, gardien des prisons et les gardes l’accompagnent. « Un air plus léger ici je respire ! », sont les premières paroles de Belisario : le malheureux comprend par là qu’on vient de le conduire hors de sa prison. Irene tend un papyrus à Eusebio (basse) qui le lit avec surprise et se dit bouleversé en apprenant qui accompagnera l’aveugle dans son exil. Son admiration n’a pas besoin d’autre mots que cette exclamation qu’il n’est besoin de traduire : « Oh sovrumana figlia ! ». Il sort, probablement accompagné des gardes dont la disdascalie ne parle pas. Scena e Duetto-Finale Secondo. [a) Scena] Les violons frémissent lorsque, toujours digne dans son abattement, Belisario demande : « O toi qui dois, de l’éternelle, horrible nuit Qui recouvre mes yeux Etre l’étoile, approche-toi de moi. » Irene lui donne la main… « Tu veux donc Dans l’âpre exil me suivre ? Ah ! certainement Malheureux tu dois être, toi qui éprouves de la compassion Pour un malheureux ! » Irene a du mal a réfréner ses larmes qui l’empêchent de parler… et les violons palpitants traduisent son émotion ! Belisario veut l’envoyer à sa demeure : sur les violons ondoyants il déclare : « Je veux, pour l’ultime fois,

Voir ma fille… Oh Dieu ! la voir !— mes lèvres, Jusqu’à mes lèvres elles-mêmes, Ne peuvent croire à l’extrême violence ! »

Six accords plaqués de l’orchesre préparent le début du duo. [b) Arioso] Les violons commencent une mélodie prenante, incisive : « s’il ne m’est pas donné de la voir, / Je désire au moins l’entendre… l’entendre au moins ! / Conduis-la ici… ah ! fais que contre mon sein / Je serre ma fille encore ! ». Irene se sent défaillir ! la ligne de chant de Belisario connaît alors une mélodie pleine de tendresse, la flûte éclairant se ferveur : « Qu’on n’interdise pas au père / De bénir cette malheureuse. », Irene reprend la phrase pour dire à part que son coeur se brise !... et elle se prolonge dans l’avenir : « Ah ! pour moi, pour moi la vie / Sera toute de douleur !) », et elle lui baise la main, la baignant de larmes ! Belisario en est étonné… quand Irene tombe à ses genoux, s’écriant « Padre…. ». C’est là qu’il se rend compte : « Sa voix !... », « C’est toi ma fille ?... » : il reprend sa superbe phrase émue : « Relève-toi, Irene… embrasse ton père… / Et c’est donc vrai !... ». L’orchestre ponctue fortement les assurances de Irene : « C’est moi !... », et la joie de Belisario : « Avec moi !... avec moi !! ». Une phrase attendrie passe à l’orchestre, éclairé par la flûte et le hautbois, préparant le larghetto [c)] au typique ondoiement romantique des violons. « Ah se potessi piangere, Ah si je pouvais pleurer, Di duol non piangerei… De douleur je ne pleurerais pas… Di tenerezza lagrime, Des larmes de tendresse, Di gioia io spargerei…. De joie, je répandrais… Non son, non son più misero Je ne suis, je ne suis plus malheureux Figlia vicino a te ! Ma fille, près de toi ! » Irene répond sur le même ton affectueux : « Je veux te suivre, partager Ton cruel destin, Les peines de l’exil, Les souffrances du chemin… Et dans la tombe descendre, O mon père avec toi. » A ce moment, leurs voix s’unissent et c’est le sommet du duo, et le sommet d’émotion de l’opéra, dont on comprend qu’il fit pleurer les spectateurs de la crétaion… et un nôtre ami donizettien bien actuel, découvrant Belisario par nos soins, alors que nous rédigions ces lignes ! d) Scena (Materia di mezzo) e Stretta del Duetto-Finale Secondo. Belisario tente de lui représenter les privations de repas, de toit !... Elle répond qu’une caverne sera son abri, que les arbres lui donneront ses

fruits et la fontaine son onde. Belisario tente un autre argument « Et si chargé de souffrance, / Plus que d’années, l’aveugle / Succombe ? — Alors des orphelins / J’invoquerai le père. », répond Irene avec décision. « Vivement ému. », note la didascalie, Belisario lance un « Oh ! figlia !!! » quasi extatique (il le sera tout à fait, à Naples en 1973, avec la voix de Giuseppe Taddei), annonçant la même exclamation dans la bouche du doge Boccanegra, vingt années plus tard ! Belisario commence alors la stretta finale à deux temps bien marqués, lente, posée : « Dunque andiam : de’ giorni miei Donc allons : de mes jours Tu sei l’angelo, tu il duce, Tu es l’ange, tu es le guide Tu fra l’ombre sei la luce Toi, parmi les ombres, es la lumière Del tradito genitor… De ton père trahi…

Irene répond en invoquant le ciel vers lequel elle tourne le regard : « O Seigneur, tu es le réconfort De celui qui souffre un injuste outrage, Ah ! sur nous répands un rayon De ta céleste faveur. Pour mon père seul je t’implore Dieu de paix, Dieu d’amour. Ils partent entourés par les gardes.

Une fois encore, la comparaison est probante, car le tempo adopté par le Maestro Gavazzeni, souple et posé, évoque la lente marche, un peu errante, des deux exilés, tandis que celui, rapide, adopté par Dan Ratiu à Graz semble bâcler, “liquider” le morceau, devenu un peu indifférent. Lorsqu’il est joué lentement, il évoque curieusement, non par la mélodie, mais par son rythme et son contenu dramatique, la stretta finale « Andrem ramminghi e poveri : Nous irons, errants et pauvres », que Verdi imaginera treize années plus tard, dans son touchant duo père-fille de Luisa Miller.

Les dernières cadences de l’orchestre (curieusement amputées à Graz, de plusieurs mesures qui manquent évidemment à notre oreille habituée), sont souvent submergées par le public, trop ému pour retenir ses applaudissements libérateurs. L’émotion atteint alors à son comble et touche même le simple auditeur, saisi dans son fauteuil.

« Parte Terza LA MORTE » (Acte troisième - 35’)

Premier tableau [16’] : Au fond, les très hautes cimes du mont Emus. Le devant de la scène est envahi par des arbres et des pierres moussues. Belisario, sans bandeau, et Irene ; tous deux avancent avec difficulté, comme des personnes harassées par un long voyage.

Introduzione, Scena e Marcia. Les timbales roulent mais Donizetti donne bientôt sa signature car la flûte émet quelques roulades puis un petit motif à la fois ensoleillé et coloré de cette pointe de délicate mélancolie (à peine renforcée par les violoncelles sentimentaux) qui caractérise son style. Irene fait asseoir son père sur un rocher, et fait de même à terre, posant sa tête sur les genoux de Belisario, le doux thème reparaît à l’orchestre. Il caresse la tête de Irene, préoccupé pour sa fille chérie : « Ah ! l’étoile / Si resplendissante qui brilla à ta naissance / Avec mes yeux s’est éteinte !... » Soudain, une brutale harmonie de cuivres et de tambours retentit plus loin, et Belisario se demande que sont ces « barbarici metalli » qui retentissent par monts et par vaux et la didascalie insiste sur l’effet d’écho requis. Irene, depuis une hauteur voit une longue file d’hommes en armes. Elle veut fuir mais s’entend répondre : « Non fugge Belisario. Belisario ne fuit pas. » Elle réussit au moins à le faire se retirer dans une caverne, alors que « Des cîmes du Mont Emus descend une horde de Alains et de Bulgares. Alamiro et Ottavio sont parmi les chefs ». La même marche rude résonne, entonnée par ce que la didascalie nomme des « barbari strumenti », figurés à venise en 1969, par les cuivres de La Fenice claquant au vent comme jamais, sous la conduite agressive du Maestro Gavazzeni ! Le chœur reprend l’hymne barbare —le doux Donizetti a dû se faire violence pour l’imaginer. Leurs paroles sont un cri de guerre unanime contre les Grecs (l’Empire romain d’Orient), qui, au son de leur puissance, devront ressentir un frisson glacé parcourir leurs os ! (On entend quelques cadences en plus à Graz). Belisario et Irene paraissent sur le seuil de la grotte et l’un des chefs explique que ces nuages de poussière cachent l’armée du « grec empereur »… « Quelle voix ! », s’écrie Belisario qui reconnaît Alamiro, son fils spirituel ! L’autre chef, Ottario (ténor), demande si on peut compter sur les Bysantins et Alamiro répond qu’au nom de Belisario, ils seront prêts à venger les torts qu’on lui a faits. Les cuivres sonnent, accompagnant leurs cris d’appel aux armes. Coup de théâtre : « Jetant le bâton et adoptant une attitude majestueuse », s’avance Belisario qui les arrête ! Tous l’entourent, émerveillés ! Belisario !... Scena e Terzetto. [a) Scena] Alamiro veut le congratuler mais Belisario le repousse avec hauteur :

« Tu n’es pas digne de baiser la poussière Qu’écrase mon pied. — D’une injuste guerre Faire de mon nom l’instrument ! Et tu m’as appelé Père ! Et tu es grec ? — Vil menteur ! » Alamiro se récrie et affirme avoir dit la vérité : un barbare le recueillit sur la rive grecque… Irene pousse une exclamation et Belisario, appuyé à son bras, l’interroge. Elle explique —sur les trémolos des violons !— que sa mère lui révéla que leur vieux serviteur Proclo n’eut pas la force de tuer le petit Alessi… Alamiro commence un « Ah ! peut-être !... », sort de son sein une croix attachée à une chaîne et jure qu’il la porte depuis les langes. Belisario demande à Irene d’en lire l’inscription : « En ce signe tu vaincras », et Belisario déclare que la mère d’Alessi lui attacha au cou un tel symbole dès sa naissnace. L’émotion croît de part et d’autre et l’orchestre attaque un charmant motif —tellement donizettien de chaleur gracieuse irrésistible— qui va soutenir leur dialogue plein d’espoir. Belisario lui demande en quel lieu le barbare l’a trouvé et alamiro déclare : « Là où avec l’onde / Du majestueux… Bosphore / Le Pont… se confond », la joie coupe presque le souffle à Alamiro ; il y avait également un poignard à ses côtés… Sur la poignée, un Romain ? interroge Belisario… « C’est Junius / Qui immole ses enfants… » répond Alamiro. « C’est… mon poignard !... », s’écrie Belisario, aucun doute n’est possible et Alamiro conclut : « Figlio di Belisario ! »

« Suo figlio ! », s’émerveillent Ottario et les barbares. Belisario s’écrie : « Alessi… » et lui ouvre les bras. » : l’orchestre jubile comme les chanteurs, en ce moment où l’émotion est à son comble. (Cela vaut la peine d’oublier, l’espace d’un instant, la situation dramatique afin d’écouter quelle touchante jubilation Donizetti insuffle à l’orchestre !). Alamiro, à présent Alessi, s’est précipité dans les bras de son père, qui lui pose sa main droite sur la tête : Irene serre tendrement son frère contre elle. b) Largo del Terzetto. Les violoncelles, pour une fois plus émus que mélancoiques, énoncent le motif du trio, que Donizetti a réussi d’une tendresse extrême, et Irene commence, suivie de Alessi, Belisario joint ensuite sa voix à celle des deux enfants :

« Se il fratel/padre/figlio stringere S’il m’est donné Mi è dato al seno, De serrer mon frère/père/fils contre mon cœur, Più non desidero, Je ne désire plus rien, Son paga/o appieno… Je suis pleinement satisfait(e)… Sfido i tuoi fulmini Je défie tes foudres,

Sorte crudel. Sort cruel. A questo tenero A cette tendre Soave amplesso Suave étreinte, Tanto del giubilo L’abondance de joie È in me l’eccesso, Est en moi si extrême, Che parmi d’essere Qu’il me semble d’être Rapita/o in ciel ! Ravi(e) au ciel ! c) Seguito e stretta finale del Terzetto. Des mesures énergiques, voire agressives, à l’orchestre rappellent à la réalité Belisario, qui veut quitter avec ses enfants ces lieux où « l’air est infesté de funestes brumes », (parle-t-il au figuré ?). Les Bulgares, menaçants, lui demandent de leur rendre leur chef auquel ils sont liés par un serment mutuel, jusqu’à ce que Bysance soit rasée au sol ! Alessi demeure « interdit », précise la didascalie, et commence la phrase « Alors… », certainement pour redonner son état d’esprit et ses motivations au moment du serment, ne visant qu’à venger l’injusteet monstrueux traitement de Belisario… Mais ce dernier repose sa question avec fermeté, Alessi doit bien reconnaître son serment… qu’il assume avec noblesse, décidant que seule la mort peut l’en délier, il tire donc un stylet pour se tuer ! ! L’orchestre se décompose, signifiant l’horreur générale ! Ottario et Irene retiennent heureusement son bras et Ottario secoue Belisario, lui demandant pourquoi il ne l’a pas arrêté, lui ! Belisario répond « con sublime intrepidezza, avec une sublime intrépidité », explique la disdascalie, et Donizetti fait durer la note particulièrement longtemps : « Son cie-e-e- eco. : Je suis aveugle. » En cet endroit, force nous est de constater une petite incongruité du livret : est-il possible en effet, que Alamiro, ralliant les barbares à la cause de vengeance de Belisario, ne leur ait pas révélé l’effet le plus terrible de son injuste traitement, se cécité que Ottario ignorait donc. Toujours est-il que cet acte permet une importante réaction de la part de ce dernier, car Ottario, « Touché de tant d’héroïsme désarme Alessi et le pousse vers Belisario. », avec ces paroles nobles : « Vis : je dissous l’alliance sacrée. » Les barbares entonnent alors une sorte d’hymne donnant la chair de poule, que Donizetti réussit verdien avant la lettre. Il faut du reste entendre comme le Maestro Gavazzeni survolte orchestre et chanteurs pour ce motif à Venise ! (A Graz, on ne fait hélas pas le da capo mais on a en plus une reprise finale inconnue et forte du motif par l’orchestre !). L’élan de la musique emporte tout, y compris la différence d’état d’esprit que traduisent les paroles que nous reportons : Ottario et le Choeur Nous apportons aux ennemis la mort.

Des Grecs est réglé le sort… Belisario ne sera pas parmi eux ! Belisario, Alessi, Irene Un dieu régit des Grecs le sort. Combattant en homme valeureux pour la patrie, Belisario sera chacun des Grecs. »

Le rideau tombe.

Second tableau [19’] : « La tente de Giustiniano qui, s’ouvrant au milieu, laisse voir au loin les sommets du mont Emus. »

Scena e Aria-Finale Terzo. [a) Scena] Quelques mesures austères ou officielles introduisent l’Empereur Giustiniano qui donne ses ordres aux gardes : ils doivent annoncer au chef de l’armée son arrivée et sa décision de commencer le combat le lendemain. Les cuivres sonnent alors, introduisant le personnage inattendu qui entre : Antonina ! « Elle est vêtue en deuil, son visage est pâle et défait, sa chevelure en désordre : à peine arrivée, elle s’arrête, haletante, à l’entrée. », indique la précieuse didascalie. L’expression est lâchée : lorsqu’un livret romantique parle de « chevelure en désordre », on sait que le personnage est en proie à un profond bouleversement, dans un état d’exaltation extrême, voire sous l’empire de la folie ! Ici, l’équilibre mental de Antonina ne vacille pas, mais sa perturbation est profonde. Giustiniano, surpris, l’interroge sur le motif de sa venue, et sur sa réponse de « révéler / Un horrible délit. », a cette phrase fatidique : « E scioglierai tu sempre / Ad accusar le labbra ! Et tu ouvriras donc toujours / Les lèvres pour accuser ! ». Antonina saisit l’image : « Oh ! si alors / La mort les avait fermées, / Quand elles s’ouvrirent pour attester / D’un mensonge infâme ». L’orchestre qui ponctuait jusque là, a une douce mélodie à peine tempérée de pizzicati des violoncelles, délicate attention de Donizetti pour le moment où l’on parle de Belsiario : « Sois horrifié, ô César ; ce grand / Que je n’ose plus nommer mon époux. / Est innocent. » Giustiniano est « vivement frappé », note la didascalie ! Antonina explique la falsification des documents, le rôle de Eutropio… Tombe alors la réplique de Giutiniano : « Ah ! scellerati… / Morte ad entrambi… : Ah ! scélérats !... / La mort pour tous les deux… ». Antonina répète « La mort ?... », avec un point d’interrogation comme si elle n’y avait pas pensé, puis elle poursuit, avec forces points de suspension dénotant son trouble, qu’elle la désire, mais recherche

Belisario éperdument dans ces escarpements pour mourir à ses pieds, mais repentie ! Elle précise : « Afin de chasser de ma tête infâme / La haute menace du châtiment éternel. / Que s’ouvre pour moi la tombe, et non l’enfer. ». L’orchestre a peu à peu adouci ses accords durant ce récitatif, et Antonina le termine piano, préparant la rêveuse et élégiaque première partie de l’aria qui va suivre. [b) Cavatina dell’Aria finale] La flûte introduit l’admirable mélodie… que Antonina reprend sur le bord des lèvres : « Da quel dì, che l’innocente Spinsi in preda a tanti affanni : Depuis ce jour, où j’ai poussé l’innocent Comme proie à tant de souffrances, Depuis ce jour que le ciel clément devrait effacer du temps, Je suis la haine des vivants… De moi-même je suis l’horreur… L’espérance du pardon Seule me soutient encore en vie. » Donizetti nous régale de trois minutes d’extase, d’oubli de… tout ! Sublime mélodie qu’il faut connaître dans l’extraordinaire interprétation de la plus belle des Antonina, Leyla Gencer. Et Antonina de répéter « La speranza del perdono », avec plus de ferveur à l’orchestre qui s’illumine avec les bois et la flûte. Et Donizetti a encore la bonne idée inusitée de faire répéter par la flûte, en conclusion de l’air, le motif principal de la mélodie, sur les paroles de « Seule me soutient encore en vie. » [c) Scena : materia di mezzo e marcia lugubre] Une rumeur vient du dehors avec le cri de « Vittoria ! ». Irene fait irruption dans la tente impériale, apportant deux bonnes nouvelles et commence curieusement par la privée, et non par celle plus officielle concerant l’empereur. Soutenue par l’orchestre qui entonne un vertigineux crescendo donnant du relief aux nouvelles en question, elle explique à Antonina que son fils est vivant : Alamiro ! A Giustiniano elle dit qu’il va écarquiller les yeux lorsqu’il apprendra le vainqueur des barbares : Belisario ! Donizetti, partisan de sa précieuse « brevità » (brièveté), qu’il recommandait toujours à ses librettistes, ne met pas en musique la vingtaine de vers du récit de la bataille, prévus par Cammarano, et on passe à la joie de l’empereur et de Antonina : « Ah ! avant que je meure / Je répands encore une larme de joie !... ». Hélas, une sombre sonnerie de cuivres retentit, et l’orchestre fait entendre la triste marche funèbre par laquelle débute l’ouverture de l’opéra… Antonina chante d’abord son pressentiment de crainte, puis Irene et Giustiniano, ce passage en trio comporte également le second motif de la

marche, plus “éclairé” et confié ici à Irene. Insensiblement, Alessi qui est entré, s’intègre à l’ensemble, expliquant comment une flèche a surgi de la horde en fuite, blessant à mort Belisario ! les violons adoucissent l’ensemble, toujours en tempo de marche funèbre… Quand celle-ci retentit vraiment, aux cuivres, alors qu’on apporte sur des boucliers, Belisario mourant, seul Giustiniano lance un « Amico… » consterné, « la voix suffoquée par les larmes et serrant la main droite de Belisario ». Personne d’autre ne chante durant la marche… puis les violons adoucissent l’atmosphère par l’accompagneemnt ondoyant, typique du Romantisme : Antonina e Irene puis tous : « Recouvre-toi ô ciel / d’un lugubre voile ». Belisario réunit ses forces pour prier Giustiniano de veiller sur le sort de ses enfants. Giustiniano répond « Lor padre sarò : Je serai leur père. »

C’est l’instant fatidique, sans musique aucune, Antonina « tombant aux pieds de Belisario, dans une extrême désolation », émet, presque pianissimo, l’appel : « Perdono… » Salvatore Cammarano et Donizetti n’ont pas mis de point d’interrogation. La didascalie poursuit : « Belisario, touché par sa voix, ouvre la bouche et fait un mouvement comme pour se relever, mais la parole s’évanouit sur ses lèvres convulsées, un tremblement l’investit et il retombe sans vie. » Un coup de timbale, l’orchestre grince, les violons s’affolent… une brève phrase ascendante et un accord plaqué fortissimo, signalent la mort du brave. Tous ne peuvent que constater : « Spirò ! (Il a expiré !) ». « Un long et angoissant silence. Antonina demeure immobile dans sa terreur, les yeux effroyablement figés sur le corps de Belisario. » L’orchestre attaque une charge contenant tout le tragique de la situation et du drame personnel de Antonina, qui « s’exclamant avec tout l’élan du désespoir », nous dit la didascalie, commence d’emblée l’impressionnante cabalette finale « Egli è spento », que le génial Donizetti, soucieux du drame plus que des façons de faire ne fait pas précéder de l’habituelle introduction instrumentale. Egli è spento, e del perdono Il est mort, et du pardon, La parola a me non disse… Ne m’a pas dit la parole… Di mia voce udendo il suono Entendant le son de ma voix Forse in cor mi maledisse… Peut-être en son cœur m’a-t-il maudite… Forse in ciel del fallo mio Peut-être au ciel, de ma faute, Or m'accusa innanzi a Dio... M’accuse-t-il à présent devant Dieu… In eterno è a me rapita Pour l’éternité m’est enlevé Ogni speme di mercè ! Tout espoir de rémission !

[Bien que ces deux derniers vers figurent dans le livret, Antonina en chante deux autres (peut-être par un effet de censure !) que voici :] Ah ! toglietemi la vita, Ah ! ôtez-moi la vie, Ah ! che la morte è un ben per me ! Car la mort est un bien pour moi !

Giustiniano e Coro Giustiniano et le Chœur Aborrita dai mortali, Abhorrée des mortels Condannata dall’Eterno, Condamnée par l’Eternel Vivi, iniqua, e tutti i mali Vis, infâme, et souffre sur terre Prova in terra dell’averno... Tous les maux de l’enfer… Frema il cielo a te d'intorno... Le ciel frémit autour de toi… Nieghi a te la luce il giorno... Que le jour te refuse la lumière… Ogni istante di tua vita Que chaque instant de ta vie Cruda morte sia per te. Soit pour toi une cruelle mort

Le choeur intervient évidemment dans le tempo di mezzo reliant les deux strophes de la cabalette, mais fait plus que servir d’écrin et de mise en valeur à l’aria du personnage concluant l’opéra. Unanime d’accusation, il intervient aussi ponctuellement ensuite, alternant ses paroles de condamnation avec les mots de désespoir d’Antonina. Il commence même à sa place, la reprise de la cabalette que Donizetti lui a génialement confiée, tandis qu’Antonina chante durant ce temps, un aigu soutenu28 du plus bel effet, esthétique et dramatique, pour traduire la brûlure de sa douleur. Douleur dont l’expression est rendue plus touchante encore pour nous auditeurs, quand le choeur scande avec véhémence « Scellerata ! ! : criminelle ! ».

Antonina Cielo irato hai sciolto il corso Ciel courroucé tu as libéré le cours Al tremendo tuo furore !... De ta terrible fureur !... Non ha speme il mio rimorso... Mon remords n’a pas d’espoir… Non ha pianto il mio dolore... Ma douleur n’a pas de larmes… Calpestata, oppressa, abbietta, Piétinée, accablée, abjecte, Sin dai figli maledetta, Même par mes enfants maudite, Ogni istante di mia vita Chaque instant de ma vie Un supplizio fia per me. Est pour moi un supplice. Ah ! toglietemi la vita, Ah ! ôtez-moi la vie, Che la morte è un ben per me ! Car la mort est un bien pour moi !

28 Comme dans le da capo de l’impressionnante stretta finale du prologue de Lucrezia Borgia, ou dans la si émouvante Prière des Ecossais de Maria Stuarda.

Au moment où la mélodie s’intensifie, sur les paroles « calpestata, oppressa », le choeur scande, implacable, avec une force donnant la chair de poule : « Sciagutata !! — Maledettta !! : Misérable ! Maudite ! »

Elle fuit, hors d’elle-même, mais parvenue devant le cadavre de Belisario, elle s’arrête d’un coup, et jetant ses mains dans les cheveux, puis poussant un cri strident horrible, s’écroule à terre.

Irene, Alessi La sciagura è omai compita ! Le malheur est désormais acompli ! Tutto il ciel rapisce a me ! Tout, le ciel me ravit tout ! Movimento universale di orrore. Mouvement general d’horreur.

Le rideau tombe

Peu de vocalises ou d’embellissements de la ligne de chant sur : « Ah ! toglietemi la vita », le chœur intervient dans une cadence conclusive, répétant « Maledettta !!! - Sì, cruda morte sia per te : Maudite ! Oui, qu’une cruelle mort soit pour toi ! », et ce peut être l’occasion pour le soprano de lancer un magnifique suraigu final —interminable quand on a les poumons et la technique de la Signora Gencer !— pendant les impressionnants accords rebattus29 de l’orchestre, vibrant au possible, tendu à l’extrême… Cela ne se faisait probablement pas à l’époque romantique, mais quelle apothéose pour nos sens d’aujourd’hui ! Le personnage a beau être négatif, n’ouvrant la bouche que pour accuser, comme dit Giustiniano, on est pourtant touché par la douleur de son désespoir, sublimée par Donizetti.

Les enregistrements de Belisario Lorsqu’il fut question plus haut de se pencher sur Le retour et la fortune récente de Belisario, nous avons évoqué les différentes reprises en commentant les interprétations chaque fois qu’il existait un

29 …Qui nous font cruellement défaut à Graz, où inexplicablement on les a coupés, l’opéra finissant brusquement par deux accords plaqués contre le suraigu final du soprano !

enregistrement de la production concernée. Nous livrons donc cette discographie de Belisario sans plus ample commentaire, rappelant toutefois que l’enregistrement de référence demeure celui du Gran Teatro La Fenice de Venise dirigé par le Maestro Gavazzeni. Les autres permettent certes de découvrir différents interprètes valeureux tels Renato Bruson, mais surtout d’intéressants ténors, plus vaillants, chaleureux et brillants.

Antonina : Leyla Gencer Belisario : Giuseppe Taddei Irene : Mirna Pecile Alamiro/Alessio : Umberto Grilli Giustiniano : Nicola Zaccaria Coro e Orchestra del Gran Teatro La Fenice di Venezia Maestro Concertatore e Direttore : Gianandrea Gavazzeni Venise, Gran Teatro La Fenice, 14 mai 1969 MRF Lp. ; Melodram 27051 Cd ; Hunt 578 Cd ; Verona 27048-9 Cd

Antonina : Leyla Gencer Belisario : Renato Bruson Irene : Mirna Pecile Alamiro/Alessio : Umberto Grilli Giustiniano : Nicola Zaccaria Coro e Orchestra del Teatro Donizetti di Maestro Concertatore e Direttore : Adolfo Camozzo Bergame, Teatro Donizetti, 7 octobre 1970 Arkadia CDHP 586.2 Cd

Antonina : Leyla Gencer Belisario : Giuseppe Taddei Irene : Bianca Maria Casoni Alamiro/Alessio : Ottavio Garaventa Giustiniano : Silvano Pagliuca Coro e Orchestra del Teatro di San Carlo di Napoli Maestro Concertatore e Direttore : Carlo Franci Naples, Teatro di San Carlo, 3 février 1973 Enregistrement privé

Antonina : Mara Zampieri Belisario : Renato Bruson Irene : Stefania Toczyska Alamiro/Alessio : Vittorio Terranova

Giustiniano : Nino Meneghetti Orquestra y Coro del Teatro Colón de Buenos Aires Dirección musical : Gianfranco Masini Buenos Aires, Teatro Colón, 31 mai 1981 HRE 385 Lp ; Myto Records Cd 045.30

Antonina : Jacklyn Schneider Belisario : Jerrold Pope Irene : Judith A. Burbank Alamiro/Alessio : Ronald Naldi Giustiniano : Stephen Mosel Orchester and Chorus ? Conductor : Michael Fardink New Brunswick (New Jersey), 1er décembre 1990 Enregistrement privé

Antonina : Ines Salazar Belisario : Jacek Strauch Irene : Natalia Biorro Alamiro/Alessio : Sergei Homov Giustiniano : Konstantin Sfiris Chor der Oper Graz, Grazer Philharmonisches Orchester Leitung : Dan Ratiu Graz, Oper, 29 novembre 1997 Premiere Opera Ltd. VID 2234 Video

Extraits

Scena ed Aria Antonina, Atto primo (Air d’entrée de Antonina) [Scena « Plausi ! Voci di gioia !... » Cavatina « Sin la tomba è a me negata !... » Cabaletta « O desio della vendetta »] Antonina : Montserrat Caballé Eutropio : Ermanno Mauro Symphony Orchestra Conductor : Enregistré en 1968 ou 1970 BMG / RCA 2 Cd GD60941 (Réédition 1992, BMG Music) Montserrat Caballé chante avec la fraîcheur qu’on lui connaît et propose une Antonina rayonnante, dont on soupçonne peu la douleur et la soif de vengeance… On remarque en revanche de belles variations dans les

reprises. Une conclusion orchestrale “nette” est arrangée pour la cabalette, en remplacement de la diminution fondue prévue par Donizetti.

Scena e Aria-Finale Terzo (« Itene al campo… Da quel dì, che l’innocente… Egli è spento » Antonina : Giustiniano : Ildebrando D'Arcangelo Irene : Alice Coote Centurione : Dominic Natoli Geoffrey Mitchell Choir London Philharmonic Orchestra David Parry 0RR217 (2004) On trouve l’extrait de l’Aria finale (Cabaletta « Egli è spento ») sur Internet : http://www.youtube.com/watch?v=szUmNfGlFL8 …nous renseignant quand à l’intéressante Antonina de la diva roumaine… et à la direction bruyante et précipitée de David Parry.

Scena e Duetto Belisario-Alamiro, Atto Primo : « Liberi siete… Quando di sangue tinto… Sul campo della gloria » (parmi huit autres duos ténor-baryton) Belisario : Thomas Hampson Alamiro : Orchestra of Conductor : Carlo Rizzi Teldec Classics International / Warner Classics 9031-73282-2 (1992) http://www.musicme.com/#/Carlo-Rizzo/albums/Elatus---Opera-Duets- 0825646136261.html?play=0825646136261-01_02 Cet extrait disponible sur Internet propose un noble et chaleureux Belisario, un Alamiro pas trop “blanc”… et surtout la stretta finale avec da capo mais curieusement sans tempo di mezzo reliant les deux expositions…

Antonina : Burçin Çilingir Belisario : Önay Günay / Cengiz Sayin Irene : Aysegul Karginer Alamiro-Alessio : Bülent Bezdüz / Caner Akin Giustiniano : Kenan Dagasan Turkish State Opera Orchestra and Chorus Conductor : Cem Mansur Istanbul, Turkish State Opera, mars 2005

Différents extraits, disponibles sur Youtube et Yahoo!Video Extraits notamment des morceaux suivants : air d’entrée Antonina, duetto Belisario-Alamiro, aria Alamiro, duetto-finale II Belisario-Irene (Larghetto), aria finale, version abrégée en dix minutes (!)… et concernant les deux distributions, comme par exemple le duo Belisario- Alamiro avec Cengiz Sayin et Bülent Bezdüz http://www.cengizsayin.tr.gg/Videos.htm

Yonel Buldrini Janvier 2011

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La distribution à Londres

Antonina : Nelly Miricioiu Belisario : David Soar Irene : Yvonne Howard Alamiro/Alessio : Aldo Di Toro Giustiniano : Graeme Broadbent « Chorus » « Chelsea Opera Group Orchestra » Direction musicale :

« Queen Elizabeth Hall » 13 février 2011

En l’honneur des 150 ans de la « Royal Academy of Music »