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L'Inconvénient

De quelques autofictions cathodiques Martin Winckler

La tyrannie de la rumeur Numéro 62, automne 2015

URI : https://id.erudit.org/iderudit/80159ac

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Éditeur(s) L'Inconvénient

ISSN 1492-1197 (imprimé) 2369-2359 (numérique)

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Citer cet article Winckler, M. (2015). De quelques autofictions cathodiques. L'Inconvénient, (62), 60–63.

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Martin Winckler

’essence d’une bonne télésérie, com- drôle et grinçante créée et coécrite par me du cinéma ou de la littérature, , et inspirée de l’émission sati- Lc’est de révéler la vie humaine – ou rique . ses productions – au-delà de nos per- Il n’est pas possible de survoler tou- ceptions premières. Et rien ne se prête tes ces productions en quelques pages ; mieux à cette mise en évidence que l’ex- je me consacrerai donc ici à un « classi- ploration d’un milieu lui-même voué à que » méconnu et à deux séries en cours. la manipulation des apparences. Ce qui rend fascinantes des séries comme Mad La satire acide : The Men, qui vient d’achever ses sept années Larry Sanders Show de production, c’est la coexistence, dans (HBO, 1992 - 1998) un même épisode, d’une campagne de publicité destinée à vendre n’importe Cette série est à la fois historique quoi et les jeux de pouvoir, d’influence et intemporelle. Historique parce qu’il et de manipulation qui animent les s’agit de la première série qu’a produite auteurs de cette campagne. HBO et l’une des plus mordantes aussi. Au fil de ses soixante-dix années Intemporelle parce qu’elle se passe dans d’existence, la télévision américaine s’est les coulisses d’une des institutions les régulièrement inspirée d’elle-même et plus solides de la télévision américaine. de son fonctionnement. Ce furent le Larry Sanders (Garry Shandling) annonceurs et les administrateurs de la plus souvent des comédies très popu- est le présentateur vedette d’un talk- chaîne. laires : (1961- show de fin de soirée sur un réseau fictif. Les scénarios mêlent des situa- 1966), The Mary Tyler Moore Show Chaque soir, en direct devant un public tions de comédie burlesque à des (1970-1977) ou encore Murphy Brown conquis, il délivre une suite de blagues anecdotes réelles : Garry Shandling, (1988-1998). Les deux dernières se satiriques adressées aux politiciens, qui fut stand-up comic dans les an- déroulaient dans des studios d’émis- aux artistes et aux sportifs… et reçoit nées 70 et 80, apparut régulièrement au sions d’information, telles celles écri- une poignée d’entre eux avec son com- Tonight Show de et assu- tes par Aaron Sorkin (auteur célébré parse, Hank Kingsley ( ), ra même l’intérim du célèbre présenta- de The West Wing) : l’excellente Sports sous les yeux de son producteur Arthur teur à plusieurs reprises. De son propre Night (1998-2000), l’inachevée Stu- (). La série raconte les heurs aveu, l’écriture du Larry Sanders Show dio 60 on the Sunset Strip et la moins et malheurs de ce trio de personnages emprunte beaucoup à cette expérience, aboutie mais très intéressante dramati- tiraillés entre la jalousie, la loyauté et la et le résultat est furieusement plus drôle que The Newsroom (2012-2014). Citons fraternité, et surtout leurs luttes de pou- que bien des entreprises d’autofiction aussi (2006-2013), comédie très voir avec les scénaristes, les invités, les littéraire.

60 L’INCONVÉNIENT • no 62, automne 2015 La série présente le monde des Larry Sanders Show, publié chez Sony, talk-shows (et plus généralement ce- présente les vingt-trois meilleurs épi- lui du show-business hollywoodien) sodes et huit heures d’interviews très comme une fosse aux serpents remplie éclairantes. Les coulisses d’un spectacle de vedettes mégalomanes qui passent consacré aux coulisses, en quelque sorte. leur temps à se faire des compliments en public mais n’hésitent jamais à tirer Le règlement de dans le dos de celui qui les gêne. Ce qui comptes : Episodes donne toute sa saveur à ce propos sar- (Showtime, 2011-) donique, c’est que toutes les anecdotes vaches sont racontées par des célébrités Encore plus mordante et incisive jouant leur propre rôle – , que la précédente (mais vingt ans ont Hugh Hefner, David Duchovny, Peter passé), la série Episodes se déroule elle Falk, Gloria Steinem, Ryan O’Neal, aussi dans les coulisses d’une émission Larry King, Farrah Fawcett, Danny de télévision. Elle met en scène un cou- DeVito, Carol Burnett, Rita Moreno et ple de scénaristes britanniques, Sean et plusieurs dizaines d’autres ; la liste est si Beverly Lincoln (Stephen Mangan et longue qu’elle occupe deux écrans à la Tamsin Greig), auteurs d’une comé- page Wikipédia consacrée à la série. Et die à succès de la BBC. Merc Lapidus si certaines de ces vedettes n’ont qu’une ( John Pankow), patron du réseau le ou deux scènes, d’autres se voient offrir moins regardé d’Amérique, les invite à Comme la série précédente, Epi- un rôle conséquent : au cours de la troi- Hollywood pour y adapter leur scénario. sodes est une satire mordante qui puise sième saison, Larry se met à sortir avec Séduits par cette occasion, les promes- dans l’expérience même de ses auteurs. puis finit par se fiancer ses qui leur sont faites et la magnifique Jeffrey Klarik et David Crane sont des à Roseanne Barr ; au cours de la cin- maison mise à leur disposition, les Lin- vétérans des téléséries. Crane fut l’un quième, (oui, celui du Daily coln se rendent vite compte que leur des cocréateurs et scénaristes de Friends, Show) est invité par Larry et menace de « bébé » sera complètement dénaturé en ce qui donne à l’autoparodie à laquelle prendre sa place… traversant l’Atlantique. se livre Matt LeBlanc une saveur toute Là où le Larry Sanders Show est le À commencer par l’acteur qu’on leur particulière. Quand il fait allusion à ses plus révélateur, c’est lorsqu’il montre impose : Matt LeBlanc, qui incarnait le covedettes et (supposés) amis, ou qu’il qu’un programme de télévision cons- personnage de Joey dans la très célèbre les croise occasionnellement, c’est avec titue avant tout un lieu d’affrontement série Friends et sa très mauvaise suite, une amertume, une méchanceté et une entre la chaîne (qui lui demande de faire Joey. Coureur de jupons impénitent, acidité réjouissantes. Les egos et les du profit), les annonceurs (qui veulent vaniteux et immature, Matt accepte de manifestations de jalousie se télesco- que le public voie leurs publicités) et les jouer le rôle (envers et contre les scéna- pent en permanence. L’hypocrisie et la producteurs – qui aimeraient bien être ristes) en raison du salaire faramineux mauvaise foi sont de rigueur. Et tout laissés tranquilles et gagner beaucoup qu’on lui promet. Il impose en outre n’est qu’apparences. Merc Lapidus est d’argent et être célébrés pour leurs ac- qu’on transforme l’argument de la série marié à Jamie, une femme délicieuse et complissements artistiques. Une équa- originelle : Lyman’s Boys, description non voyante ; il se moque de manière tion insoluble, mais source de conflits subtile des relations entre un enseignant assez ignoble de la cécité de sa femme irrésistibles. et ses élèves dans une boarding school en faisant des mimiques en public et en Vingt ans après sa diffusion, la force britannique, devient Pucks !, sitcom la trompant avec son assistante, Carol satirique du Larry Sanders Show, où le graveleuse mettant en scène des adoles- Rance. héros ne cesse de prendre le spectateur cents joueurs de hockey et leur coach. Carol, principale interlocutrice de à témoin en s’adressant à la caméra, Malgré leurs (faibles) protestations, Beverly et Sean Lincoln, ne cesse de les est intacte. Comme en témoignent les les deux scénaristes constatent rapide- manipuler pour leur faire avaler des pi- guerres de succession qu’ont récemment ment que leur marge de manœuvre est, lules plus grosses les unes que les autres connues le Tonight Show de à pour ainsi dire, inexistante. Alors que tout en se laissant rouler dans la farine NBC et le Show de David rien ne peut se faire sans eux à Hol- par Merc, dont elle est la maîtresse de- Letterman à CBS, ses protagonistes lywood, les auteurs de téléséries (ou de puis trop longtemps. habitent toujours nos écrans. cinéma) n’y ont pas grand-chose à dire. Morning Randolph (Mircea Mon- Attention : cette série d’envergure Tous possèdent plus de pouvoir qu’eux. roe), covedette de Matt dans Pucks !, est compte six saisons et quatre-vingt-neuf Et la série montre très bien comment une actrice d’âge indéterminé – et pro- épisodes. L’intégrale est produite en ceux-là seront peu à peu manipulés et bablement vénérable – à qui le recours DVD par la maison Shout ! Factory, qui contraints à accepter des choix de pro- intensif à la chirurgie esthétique donne se spécialise dans la réédition de séries duction qui ont peu à voir avec leurs l’aspect d’une jeune trentenaire. Elle un peu oubliées. Not Just the Best of The intentions. fait passer sa fille pour sa sœur mais se

L’INCONVÉNIENT • no 62, automne 2015 61 moquer d’eux-mêmes et du milieu qui une fourmi ouvrière essentielle, la fait les fait vivre. réembaucher sous la condition qu’elle Trois saisons sont disponibles en lui voue une loyauté absolue. Sa pre- DVD. La quatrième ne saurait tarder. mière apparition illustre de manière très La cinquième sera diffusée en 2016. évocatrice la place et la position qu’elle occupe dans la production : Rachel est allongée sur le sol de la limousine qui La dénonciation emporte « ses » filles (les candidates impitoyable : UnReal qu’elle a sélectionnées et « supervise ») (Lifetime, 2015-) vers le décor paradisiaque de l’émission et leur indique hors champ comment se montrer à la caméra. Elle n’apparaîtra À la fin d’Episodes, Matt LeBlanc jamais à l’écran, mais elle est essentielle se voit contraint de présenter une télé- au bon déroulement de l’émission. vérité importée des Pays-Bas pour Comme dans toutes les séries anté- payer ses dettes. Intitulée The Box, rieures, les protagonistes du Larry San- il s’agit d’une sorte de Survivor en ders Show et d’Episodes évoluent en cir- chambre close. La description qui en cuit fermé. Leurs manœuvres et conflits est faite ne laisse aucun doute quant n’ont pratiquement aucune incidence au mépris que bon nombre de mem- sur la vie de ceux et celles qui regardent bres de l’establishment hollywoodien leurs productions. En changeant de re- plaint constamment qu’on ne se rappel- éprouvent à l’endroit de cette entre- gistre, UnReal montre que la télévision le pas ses rôles vedettes dans des séries prise. Mais depuis Big Brother (née en peut être nocive pour ceux qu’elle cour- datant de plus de trente ans. 1999… aux Pays-Bas) la téléréalité fait tise. Ici, les protagonistes sont issues Tout le monde couche avec la fem- partie intégrante des programmations du public – majoritairement féminin me ou le mari de son prochain, tout le télé de tous les pays industrialisés. Ses – des téléréalités ; elles incarnent ses monde convoite (et prend) la place de déclinaisons sont innombrables mais attentes les plus intimes – l’aspiration l’un ou de l’autre, en un jeu de chai-ses recourent toujours au même principe : à l’amour, à la richesse, à la gloire et à musicales sans fin. Et tout ce petit mon- filmer des personnalités dans leur vie une vie meilleure, mais aussi le désir de de ment et fait semblant, que ce soit à la « ordinaire » ou, au contraire, mettre se montrer et d’être admirées. Victimes remise d’un prix décerné à un homme des personnes « ordinaires » dans des de manipulation à chaque seconde, elles qu’on va limoger, ou à un enterrement situations hors du commun. Créée par sont choisies parce qu’elles ont la tête de auquel personne n’est convié mais où la scénariste (coscénariste l’« oie blanche », de la « sorcière », de tout le monde se sent obligé d’apparaî- de Buffy the Vampire Slayer) et la réali- la « femme mûre et désespérée », de la tre. satrice , UnReal fille hot, ou parce que, d’origine afro- Servie par des comédiens excellents, puise dans l’expérience de cette dernière américaine, elles remplissent les quotas Episodes raconte comment deux per- sur les plateaux de l’émission The Ba- indispensables pour attirer le maximum sonnes créatives se retrouvent prises au chelor. L’argument et le cadre sont fami- d’auditoire ! Tout dans Everlasting est piège dans un environnement artificiel liers : Everlasting est une émission fic- frelaté, à commencer par le célibataire dont les deux moteurs sont le pouvoir tive qui voit une vingtaine de candidates qui sert d’appât pour les candidates. et l’argent. Plus encore que The Larry tenter de séduire un célibataire beau et Adam Cromwell (), Sanders Show, il s’agit d’un règlement riche, afin de l’épouser. Et cette série-ci jeune Britannique blond à la plastique de comptes vengeur. Et le générique va beaucoup plus loin que les deux pré- avantageuse, n’est pas vraiment à la re- d’ouverture l’illustre sans détour : le cédentes dans la description des cou- cherche de l’âme sœur. S’il participe à tapuscrit d’un scénario traverse l’Atlan- lisses d’une production. Mais cette fois l’émission, c’est d’abord parce qu’il est tique et se fait, littéralement, flinguer sur un registre dramatique, et même très payé, ensuite pour redorer son blason au-dessus des collines de Hollywood. noir. de playboy sulfureux et trouver des sou- Atouts supplémentaires : l’écriture, plus Rachel Goldberg () tiens financiers pour ses propres projets. britannique qu’américaine (Episodes est est une jeune productrice qui revient Pour les producteurs de l’émission, une coproduction de la BBC), donne la d’une cure de désintoxication et de tous les coups sont permis : monter les part belle aux bons mots, aux situations plusieurs mois en isolation. Pendant candidates les unes contre les autres en inconfortables et aux quiproquos bur- la saison précédente d’Everlasting, elle faisant courir rumeurs et mensonges ; lesques ; le format (sept à neuf épisodes a complètement perdu les pédales, pousser l’une d’elles à révéler son homo- par saison) impose une narration serrée, au point de saboter l’émission. Mais sexualité devant sa famille et ses amis ; sans fioritures ; les comédiens, enfin, Quinn (Constance Zimmer), « patron- s’insinuer aux obsèques du père d’une semblent prendre un plaisir fou à se ne » de l’émission, qui voit en Rachel autre, ou inviter sans prévenir l’ex-mari

62 L’INCONVÉNIENT • no 62, automne 2015 abusif d’une troisième à débarquer sur et l’élimination des candidates, accro- On achève bien les chevaux (1969), grand le plateau – au risque de provoquer une chages entre rivales, larmes versées dans film de Sydney Pollack salué par une confrontation violente. un coin sombre, moments de complicité nuée de nominations aux Oscars. Dans Ici encore, l’argent et le pouvoir sont volés et bien d’autres. Elle montre aussi cette œuvre noire interprétée par Jane les principaux moteurs de chacune et comment les producteurs provoquent Fonda et Michael Sarrazin et qui se chacun. Chet (Craig Bierko), le créa- des situations pour nourrir un scénario déroule en 1932, au plus profond de la teur toxicomane et actionnaire d’Ever- composé au fur et à mesure ; comment Grande Dépression, plusieurs centaines lasting, a en fait volé l’idée de l’émission ils découpent les propos des unes et des de personnes désespérées participent à Quinn, qui travaille (et couche) avec autres avant de les intégrer au montage sous les yeux d’un public hystérique à lui. Jay ( Jeffrey Bowyer-Chapman), final ; comment, au fond, ils utilisent un « marathon de danse » dans l’espoir producteur associé à Quinn depuis les candidates pour titiller le public et de remporter un prix qui les arrachera longtemps, décide de la trahir pour se gagner la bataille d’audience dans leur à la misère. La réalité se révélera beau- rapprocher de Chet afin de produire sa tranche horaire afin de revenir la saison coup moins idyllique. propre émission. Quant à Shia (Aline suivante. Il n’est pas exagéré de rapprocher Elasmar), productrice rivale de Rachel, Après avoir visionné les deux pre- cette série d’aujourd’hui du grand film elle ne recule devant rien pour amener miers épisodes de UnReal, au début de d’hier. L’entreprise de dénonciation une de ses « pouliches » à attirer l’atten- l’été 2015, la presse spécialisée amé- est claire et les moyens employés à la tion des caméras, fût-ce au risque de sa ricaine la décrivait comme l’une des mesure du propos. Avec la même pré- vie. séries les plus audacieuses du moment. cision impitoyable que le film de Pol- Ce qui rend UnReal aussi passion- C’est sans conteste une fiction impres- lack, UnReal nous rappelle que, quatre- nante et glaçante, c’est l’alliage d’une sionnante de par le tableau crédible et vingts ans après les marathons de danse, écriture digne des meilleurs films à sus- sombre qu’elle dépeint. Alors que les té- la mise en scène du malheur des autres pense et de l’utilisation très habile et léréalités se présentent souvent comme est toujours bien vivante, toujours aussi toujours juste de l’image. Car la série ne une « occasion » pour des individus or- lucrative et n’a rien perdu en immoralité se contente pas de reprendre les « passa- dinaires de briller et de réussir, UnReal et en cruauté. g ges obligés » du genre – confessions face montre que, d’emblée, les dés sont pipés. à la caméra, cérémonies pour le choix En écrivant ce texte, je me suis rappelé

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