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Document généré le 27 sept. 2021 05:23 L'Inconvénient De quelques autofictions cathodiques Martin Winckler La tyrannie de la rumeur Numéro 62, automne 2015 URI : https://id.erudit.org/iderudit/80159ac Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) L'Inconvénient ISSN 1492-1197 (imprimé) 2369-2359 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Winckler, M. (2015). De quelques autofictions cathodiques. L'Inconvénient, (62), 60–63. Tous droits réservés © L’inconvénient, 2015 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Séries télé DE QUELQUES AUTOFICTIONS CATHODIQUES Martin Winckler ’essence d’une bonne télésérie, com- drôle et grinçante créée et coécrite par me du cinéma ou de la littérature, Tina Fey, et inspirée de l’émission sati- Lc’est de révéler la vie humaine – ou rique Saturday Night Live. ses productions – au-delà de nos per- Il n’est pas possible de survoler tou- ceptions premières. Et rien ne se prête tes ces productions en quelques pages ; mieux à cette mise en évidence que l’ex- je me consacrerai donc ici à un « classi- ploration d’un milieu lui-même voué à que » méconnu et à deux séries en cours. la manipulation des apparences. Ce qui rend fascinantes des séries comme Mad La satire acide : The Men, qui vient d’achever ses sept années Larry Sanders Show de production, c’est la coexistence, dans (HBO, 1992 - 1998) un même épisode, d’une campagne de publicité destinée à vendre n’importe Cette série est à la fois historique quoi et les jeux de pouvoir, d’influence et intemporelle. Historique parce qu’il et de manipulation qui animent les s’agit de la première série qu’a produite auteurs de cette campagne. HBO et l’une des plus mordantes aussi. Au fil de ses soixante-dix années Intemporelle parce qu’elle se passe dans d’existence, la télévision américaine s’est les coulisses d’une des institutions les régulièrement inspirée d’elle-même et plus solides de la télévision américaine. de son fonctionnement. Ce furent le Larry Sanders (Garry Shandling) annonceurs et les administrateurs de la plus souvent des comédies très popu- est le présentateur vedette d’un talk- chaîne. laires : The Dick Van Dyke Show (1961- show de fin de soirée sur un réseau fictif. Les scénarios mêlent des situa- 1966), The Mary Tyler Moore Show Chaque soir, en direct devant un public tions de comédie burlesque à des (1970-1977) ou encore Murphy Brown conquis, il délivre une suite de blagues anecdotes réelles : Garry Shandling, (1988-1998). Les deux dernières se satiriques adressées aux politiciens, qui fut stand-up comic dans les an- déroulaient dans des studios d’émis- aux artistes et aux sportifs… et reçoit nées 70 et 80, apparut régulièrement au sions d’information, telles celles écri- une poignée d’entre eux avec son com- Tonight Show de Johnny Carson et assu- tes par Aaron Sorkin (auteur célébré parse, Hank Kingsley ( Jeffrey Tambor), ra même l’intérim du célèbre présenta- de The West Wing) : l’excellente Sports sous les yeux de son producteur Arthur teur à plusieurs reprises. De son propre Night (1998-2000), l’inachevée Stu- (Rip Torn). La série raconte les heurs aveu, l’écriture du Larry Sanders Show dio 60 on the Sunset Strip et la moins et malheurs de ce trio de personnages emprunte beaucoup à cette expérience, aboutie mais très intéressante dramati- tiraillés entre la jalousie, la loyauté et la et le résultat est furieusement plus drôle que The Newsroom (2012-2014). Citons fraternité, et surtout leurs luttes de pou- que bien des entreprises d’autofiction aussi 30 Rock (2006-2013), comédie très voir avec les scénaristes, les invités, les littéraire. 60 L’INCONVÉNIENT • no 62, automne 2015 La série présente le monde des Larry Sanders Show, publié chez Sony, talk-shows (et plus généralement ce- présente les vingt-trois meilleurs épi- lui du show-business hollywoodien) sodes et huit heures d’interviews très comme une fosse aux serpents remplie éclairantes. Les coulisses d’un spectacle de vedettes mégalomanes qui passent consacré aux coulisses, en quelque sorte. leur temps à se faire des compliments en public mais n’hésitent jamais à tirer Le règlement de dans le dos de celui qui les gêne. Ce qui comptes : Episodes donne toute sa saveur à ce propos sar- (Showtime, 2011-) donique, c’est que toutes les anecdotes vaches sont racontées par des célébrités Encore plus mordante et incisive jouant leur propre rôle – Warren Beatty, que la précédente (mais vingt ans ont Hugh Hefner, David Duchovny, Peter passé), la série Episodes se déroule elle Falk, Gloria Steinem, Ryan O’Neal, aussi dans les coulisses d’une émission Larry King, Farrah Fawcett, Danny de télévision. Elle met en scène un cou- DeVito, Carol Burnett, Rita Moreno et ple de scénaristes britanniques, Sean et plusieurs dizaines d’autres ; la liste est si Beverly Lincoln (Stephen Mangan et longue qu’elle occupe deux écrans à la Tamsin Greig), auteurs d’une comé- page Wikipédia consacrée à la série. Et die à succès de la BBC. Merc Lapidus si certaines de ces vedettes n’ont qu’une ( John Pankow), patron du réseau le ou deux scènes, d’autres se voient offrir moins regardé d’Amérique, les invite à Comme la série précédente, Epi- un rôle conséquent : au cours de la troi- Hollywood pour y adapter leur scénario. sodes est une satire mordante qui puise sième saison, Larry se met à sortir avec Séduits par cette occasion, les promes- dans l’expérience même de ses auteurs. Sharon Stone puis finit par se fiancer ses qui leur sont faites et la magnifique Jeffrey Klarik et David Crane sont des à Roseanne Barr ; au cours de la cin- maison mise à leur disposition, les Lin- vétérans des téléséries. Crane fut l’un quième, Jon Stewart (oui, celui du Daily coln se rendent vite compte que leur des cocréateurs et scénaristes de Friends, Show) est invité par Larry et menace de « bébé » sera complètement dénaturé en ce qui donne à l’autoparodie à laquelle prendre sa place… traversant l’Atlantique. se livre Matt LeBlanc une saveur toute Là où le Larry Sanders Show est le À commencer par l’acteur qu’on leur particulière. Quand il fait allusion à ses plus révélateur, c’est lorsqu’il montre impose : Matt LeBlanc, qui incarnait le covedettes et (supposés) amis, ou qu’il qu’un programme de télévision cons- personnage de Joey dans la très célèbre les croise occasionnellement, c’est avec titue avant tout un lieu d’affrontement série Friends et sa très mauvaise suite, une amertume, une méchanceté et une entre la chaîne (qui lui demande de faire Joey. Coureur de jupons impénitent, acidité réjouissantes. Les egos et les du profit), les annonceurs (qui veulent vaniteux et immature, Matt accepte de manifestations de jalousie se télesco- que le public voie leurs publicités) et les jouer le rôle (envers et contre les scéna- pent en permanence. L’hypocrisie et la producteurs – qui aimeraient bien être ristes) en raison du salaire faramineux mauvaise foi sont de rigueur. Et tout laissés tranquilles et gagner beaucoup qu’on lui promet. Il impose en outre n’est qu’apparences. Merc Lapidus est d’argent et être célébrés pour leurs ac- qu’on transforme l’argument de la série marié à Jamie, une femme délicieuse et complissements artistiques. Une équa- originelle : Lyman’s Boys, description non voyante ; il se moque de manière tion insoluble, mais source de conflits subtile des relations entre un enseignant assez ignoble de la cécité de sa femme irrésistibles. et ses élèves dans une boarding school en faisant des mimiques en public et en Vingt ans après sa diffusion, la force britannique, devient Pucks !, sitcom la trompant avec son assistante, Carol satirique du Larry Sanders Show, où le graveleuse mettant en scène des adoles- Rance. héros ne cesse de prendre le spectateur cents joueurs de hockey et leur coach. Carol, principale interlocutrice de à témoin en s’adressant à la caméra, Malgré leurs (faibles) protestations, Beverly et Sean Lincoln, ne cesse de les est intacte. Comme en témoignent les les deux scénaristes constatent rapide- manipuler pour leur faire avaler des pi- guerres de succession qu’ont récemment ment que leur marge de manœuvre est, lules plus grosses les unes que les autres connues le Tonight Show de Jay Leno à pour ainsi dire, inexistante. Alors que tout en se laissant rouler dans la farine NBC et le Late Night Show de David rien ne peut se faire sans eux à Hol- par Merc, dont elle est la maîtresse de- Letterman à CBS, ses protagonistes lywood, les auteurs de téléséries (ou de puis trop longtemps. habitent toujours nos écrans. cinéma) n’y ont pas grand-chose à dire. Morning Randolph (Mircea Mon- Attention : cette série d’envergure Tous possèdent plus de pouvoir qu’eux. roe), covedette de Matt dans Pucks !, est compte six saisons et quatre-vingt-neuf Et la série montre très bien comment une actrice d’âge indéterminé – et pro- épisodes. L’intégrale est produite en ceux-là seront peu à peu manipulés et bablement vénérable – à qui le recours DVD par la maison Shout ! Factory, qui contraints à accepter des choix de pro- intensif à la chirurgie esthétique donne se spécialise dans la réédition de séries duction qui ont peu à voir avec leurs l’aspect d’une jeune trentenaire.