La Révolution française Cahiers de l’Institut d’histoire de la Révolution française

16 | 2019 1801-1840 – Haïti, entre Indépendance et Restauration

Bernard Gainot et Frédéric Régent (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/lrf/2643 DOI : 10.4000/lrf.2643 ISSN : 2105-2557

Éditeur IHMC - Institut d'histoire moderne et contemporaine (UMR 8066)

Référence électronique Bernard Gainot et Frédéric Régent (dir.), La Révolution française, 16 | 2019, « 1801-1840 – Haïti, entre Indépendance et Restauration » [En ligne], mis en ligne le 20 juin 2019, consulté le 01 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/lrf/2643 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lrf.2643

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© La Révolution française 1

La proclamation de l’indépendance de Haïti le 1er janvier 1804 aux Gonaïves est insérée de façon telle dans le récit de la révolution de Saint-Domingue qu’elle en fournit la clef tout en en révélant le sens. C’est l’écriture d’une Parousie laïque. Ce faisant, la marche chaotique, diversifiée, et souvent contradictoire, des événements, entre 1789 et 1803, est simplifiée et réduite à la préfiguration de l’inéluctable rupture entre la métropole qui tourne le dos à son héritage révolutionnaire et l’ancienne colonie qui prend en mains son destin. Le colloque à l’origine de ce dossier (qui s’est tenu les 19 et 20 mai 2017 à Paris) avait pour objectif premier d’inscrire l’avènement de Haïti dans une perspective chronologique plus large que la seule époque révolutionnaire. Le second objectif était de mettre la focale sur le premier xixe siècle, là où l’avenir s’engage entre les héritages du passé et les contraintes du présent.

NOTE DE LA RÉDACTION

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SOMMAIRE

Haïti : entre Indépendance et Restauration (1804 – 1840) Bernard Gainot et Frédéric Régent

Dossier d'articles

Guerre, commerce et migrations dans le premier empire colonial français : approche micro- historique Pierre Force

Refuge et sociabilité politique : les francs-maçons domingois aux États-Unis au début du XIXe siècle Marieke Polfliet

Le projet de Lycée colonial du naturaliste Descourtilz à Saint-Domingue en 1802 Vincent Cousseau et Michel C. Kiener

Les effets de l’indépendance d’Haïti sur la société esclavagiste martiniquaise sous le Consulat et l’Empire (1802-1809) Lionel Trani

Les négociations des traités de 1838 François Blancpain et Bernard Gainot

Haïti-France. Permanences, évolutions et incidences d’une pratique de relations inégales au XIXe siècle Gusti-Klara Gaillard-Pourchet

Bref aperçu concernant l'histoire du mouvement abolitionniste français (1770-1848) Bernard Gainot

Varia

L’Empire français et la langue italienne : le débat sur la langue et les conséquences de l’époque napoléonienne en Italie Elisa Baccini

Comptes rendus de lecture

Antonino de Francesco, La guerre de deux cents ans. Une histoire des histoires de la Révolution française, Paris, Perrin, 2018, 442 pages. Valentine Brunet

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Haïti : entre Indépendance et Restauration (1804 – 1840)

Bernard Gainot et Frédéric Régent

1 La proclamation de l’indépendance d’Haïti le 1er janvier 1804 aux Gonaïves est insérée de façon telle dans le récit de la révolution de Saint-Domingue qu’elle en fournit la clef tout en en révélant le sens. C’est l’écriture d’une Parousie laïque1. Ce faisant, la marche chaotique, diversifiée, et souvent contradictoire, des événements, entre 1789 et 1803, est simplifiée et réduite à la préfiguration de l’inéluctable rupture entre la métropole qui tourne le dos à son héritage révolutionnaire et l’ancienne colonie qui prend en mains son destin.

2 Mais, si l’attention récente des historiens s’est focalisée sur la séquence révolutionnaire (et, de façon encore plus nette, sur la période comprise entre l’insurrection des esclaves de la Plaine du Nord d’août 1791 et la capitulation du corps expéditionnaire français en novembre 1803), les lendemains de l’indépendance ont été peu visités, à l’inverse des premiers historiographes du nouvel État (Thomas Madiou, Beaubrun-Ardouin, Saint-Rémy des Cayes, Pompée Vastey), qui avaient le souci d’inscrire ce qu’ils vivaient dans la longue durée de l’histoire des Amériques. Ce sont au contraire les témoignages des Français (Pamphile de Lacroix, Antoine Métral, Civique de Gastine) qui posent l’indépendance comme épisode terminal d’un cycle de violences et de mutations.

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3 Ce colloque à l’origine de ce dossier (qui s’est tenue les 19 et 20 mai 2017 à Paris) avait donc pour objectif premier d’inscrire l’avènement d’Haïti dans une perspective chronologique plus large que la seule époque révolutionnaire. Le second objectif était de mettre la focale sur le premier XIXe siècle, là où l’avenir s’engage entre les héritages du passé et les contraintes du présent.

4 Ainsi, les recherches sur les infrastructures économiques de longue durée de Paul Cheney – co-organisateur de la journée d’études – ont conduit à toute une série d’interrogations sur le « complexe de la plantation ». À partir des comptes de l’Habitation Ferronays dans la riche plaine du Cul de Sac, sur les arrières de Port-au- Prince, il a pu retracer le déclin effectif du système de plantation, la crise de productivité à la fin du XVIIIe siècle, la militarisation pendant les troubles révolutionnaires, l’éphémère tentative de restauration sous le gouvernement de Toussaint-Louverture, avant le déclin qui accompagnera le transfert des infrastructures aux mains de la nouvelle oligarchie de couleur, et le paiement de l’indemnité à l’ancienne famille de colons concessionnaires. Mais il montre aussi que le système de la plantation dépasse largement le niveau économique ; c’est une matrice de la mentalité coloniale enracinée dans le rapport au travail, dans la structure familiale, dans la hiérarchie des couleurs qui redouble la hiérarchie des statuts. C’est enfin un marqueur politique ; par-delà les aléas des changements législatifs et politiques, qui sont bien loin d’être de pure forme (que l’on songe à l’abolition de l’esclavage de 1793, ou à la départementalisation de 1797), l’attachement à l’univers de la plantation, et l’illusion de la restauration de sa splendeur et de sa richesse, restent l’apanage commun des dirigeants successifs, transmis par les gouverneurs de l’Ancien régime aux nouveaux dirigeants d’Haïti en passant par les commissaires abolitionnistes et les gouverneurs républicains.

5 La démarche de Pierre Force est de nature identique : à travers un exemple révélateur des ascensions économiques que permet l’exploitation coloniale, il montre comment l’installation à Saint-Domingue a pu devenir une source de richesse pour certains Français en quête de fortune, au XVIIIe siècle. Toutefois, ces richesses sont vulnérables et soumises au contexte politique des guerres et de l’ère des révolutions. La révolte des esclaves de la partie française de Saint-Domingue, commencée dans la Province du Nord en 1791, puis la perte définitive de la colonie et l’indépendance d’Haïti en 1804, entraînent la fuite et l’implantation d’un nombre important de propriétaires blancs ou de couleur, mais aussi de certains de leurs esclaves dans les grandes villes américaines. Les colons fugitifs recréent des loges maçonniques en s’adaptant au contexte américain. Marieke Polfliet étudie ces réfugiés à New York et à La Nouvelle-Orléans et leurs formes de sociabilité à travers la franc-maçonnerie. La communauté de destin créée par le traumatisme de la révolte des esclaves et de la révolution haïtienne, associée à la création d’une catégorie administrative de « réfugié de Saint-Domingue » ouvrant droit aux secours de l’État français, puis à une indemnité, a mené à la désignation de ce groupe comme une « diaspora ».

6 Comme une étoile morte, l’éclat de Saint-Domingue devait rejaillir sur la métropole longtemps après son extinction. La colonie fut un terrain d’expérimentation pour la culture des Lumières. Les savants d’Europe y transposèrent les calculs hydrographiques, les relevés cartographiques, les observations zoologiques et géologiques, les spéculations ethnographiques. Par les journaux et les salles de théâtre, les principales villes des Antilles pouvaient donner l’impression qu’elles prolongeaient

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la sociabilité européenne et que le milieu créole comblait le supposé retard culturel. La ville du Cap-Français eut une société des Philadelphes, dans la décennie qui précède la Révolution, pour hisser les savoirs coloniaux au niveau universel. C’est dans cette perspective que se place le jeune naturaliste Michel-Etienne Descourtilz, dont Vincent Cousseau et Michel Kiener nous content le projet de Lycée colonial. Mais c’est aussi le reflet de la République directoriale : le projet éducatif, par la promotion du savoir « objectif », est au centre de la pédagogie de la « régénération » d’une ancienne colonie à esclaves, devenue « colonie de citoyens » par la grâce de la Loi. Elle reste toutefois au sein de l’Empire, et n’éprouve aucune gêne à détacher les savoirs scientifiques de leur ancien environnement de servitude. Le savoir colonial, devenu « libre », peut être mis au service de la République, ou de la nation nouvelle en formation. Il est significatif, de ce point de vue, que le projet de Descourtilz reçoive le soutien tout aussi bien du gouverneur autonomiste Toussaint, du commissaire de la République Roume, ou de l’officier de couleur ancien esclave Dessalines. Ces desseins « positivistes » constituent l’idéologie officielle de plusieurs des nations indépendantes de l’Amérique du Sud au cours du XIXe siècle, et ce n’est pas du tout une coïncidence si nous enregistrons une de ses manifestations précoces à l’aube d’Haïti.

7 Même si le projet sombre dans l’immédiat, dans les horreurs de la guerre civile, puis de la guerre d’indépendance, et si Descourtilz, d’abord pris en otage, a failli tomber plusieurs fois sous les coups de ses anciens protecteurs, comme Vincent Cousseau et Michel Kiener nous le narrent à travers la publication des témoignages des survivants des massacres des Blancs ordonnés par Dessalines à partir de février 1804. Entre le solde du passé par la vengeance et l’épuration par l’élimination des Blancs (à l’exception des Allemands et Polonais, ayant combattu aux côtés de Dessalines, et des femmes blanches naturalisées haïtiennes) et le handicap du présent par le poids du néo-colonialisme, Haïti balbutie, et emprunte les chemins semés d’embuches par lesquels vont passer bien des nations qui ont accédé à l’indépendance après la Seconde Guerre mondiale.

8 La classe dirigeante du nouvel État cherche dans un pouvoir fort, d’essence militaire, le gage de son indispensable stabilité. Jean-Jacques Dessalines transforme l’imperium en établissant un empire éphémère sur le modèle napoléonien, vite assassiné en 1806 par ses propres officiers. Ces derniers sont toutefois rattrapés par les ancestrales barrières de la couleur, celles qui séparaient, au sein de la caste des libres de couleur, les Noirs libres des mulâtres. Mais ces barrières de la couleur recoupent des fractures territoriales. Tandis que l’unification de l’île d’Hispaniola, programmée par le traité de Bâle de 1795 et réalisée par Toussaint-Louverture en 1801, vole en éclats à la suite de l’échec de Dessalines dans l’ancienne partie espagnole, la partie occidentale elle-même se fracture entre un royaume du Nord dirigé par le Noir Henri Christophe, et une république sudiste présidée par le mulâtre Alexandre Pétion. L’indépendance d’Haïti conduit à l’isolement international du nouvel État, qui a représenté un traumatisme pour les puissances coloniales européennes, mais aussi pour les États-Unis, où le gouvernement de Jefferson craint pour l’unité fragile entre le Nord et le Sud. Lionel Trani montre bien la peur de la contagion révolutionnaire en Martinique, mais aussi dans l’île de la Trinité (actuellement Trinidad). Les conspirations ou révoltes internes sont interprétées comme des complots fomentées par l’État caribéen indépendant.

9 La succession de Pétion, puis la révolte contre la tyrannie de Christophe, acculé au suicide, offre une nouvelle chance tout à la fois à la stabilité et à l’unité, entre 1820 et

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1840, sous la grande autorité du président à vie Jean-Pierre Boyer, qui prend le titre de « chef suprême » après avoir annexé l’ancienne colonie espagnole, en proie aux troubles qui vont mettre un terme à la tutelle de Madrid. C’est sur cette période capitale pour le jeune État, qui s’achève en 1843 par un nouveau cycle d’instabilité politique et d’émiettement territorial, que les organisateurs de cette rencontre inédite entre chercheurs français, états-uniens et haïtiens, ont souhaité mettre l’accent. Au cœur de l’évolution du jeune État tardivement constitué en République, la question de la dette est cruciale. François Blancpain reprend ici la genèse des négociations de 1838, qui ont pour objectif de normaliser les relations financières entre le gouvernement du président Boyer et la Monarchie de Juillet. On repart pour cela du précédent de 1825, lorsque impose par ordonnance les conditions de la reconnaissance diplomatique de l’indépendance de l’ancienne « perle des Antilles » : le versement par annuités de la somme colossale de cent cinquante millions de francs, destinée à dédommager les anciens colons, qui réclameront une indemnité pour la perte de leurs biens, anciens esclaves compris. Le remboursement doit se faire sur cinq ans, par des versements proportionnels. Les négociations de 1838, outre leur caractère plus contractuel, visent à aménager l’échelonnement d’une dette ramenée à quatre-vingt- dix millions, sans soulager pour autant une économie bien fragile, et en sacrifiant l’investissement et le développement social, puisque le poids de la dette a essentiellement écrasé les petits cultivateurs. La contribution de Gusti-Klara Gaillard- Pourchet met en relief le poids de la « dette de l’indépendance » sur la destinée économique et sociale d’Haïti. Elle montre aussi certaines ambigüités des chefs d’État haïtiens. Cet article est une contribution essentielle à l’histoire de la dépendance de la République indépendante d’Haïti.

10 Historiquement, il échoit au jeune État des Caraïbes le redoutable privilège de la Nation fondatrice des pays décolonisés non dominée par des descendants d’Européens. Il est dès lors passionnant de constater le rôle central tenu par Haïti dans la circulation des idées entre les deux rives de l’Atlantique à l’époque de la Restauration et de la Monarchie de Juillet. Bernard Gainot rappelle plus particulièrement la place tenue par le nouvel État dans la renaissance du mouvement abolitionniste au cours des années 1820-1840. Pourtant, les désaccords sont nombreux sur la nature du nouveau régime politique (monarchie ou république ?), mais un consensus tacite s’établit sur la légitimité de l’acte de séparation (et, partant, de la nécessaire reconnaissance internationale de celui-ci) à partir de la responsabilité univoque de cette décision : la volonté de la France napoléonienne de rétablir une législation esclavagiste. Jusqu’en 1840, du moins en France, la république de Boyer semble recueillir des opinions favorables. Jusqu’à ce que Schoelcher, à la suite de la prise de position désenchantée, mais solitaire, de Grégoire en 1828 (Haïtiens, adieu !), ne vienne clamer son désenchantement en 1843 dans son ouvrage fondateur2, Des colonies étrangères. Haïti. Selon lui, le régime de Boyer est peut-être formellement une république, ce n’est certainement pas une démocratie ; c’est une nouvelle tyrannie, dans laquelle l’oligarchie mulâtre foule sans vergogne aux pieds les droits des anciens esclaves qui, décidément, ne sont jamais devenus vraiment de « nouveaux citoyens », en dépit des promesses des révolutionnaires, puis des indépendantistes. On ne peut, là encore, que mesurer, à l’aune des illusions perdues, la concordance des temps avec nombre de régimes postcoloniaux du siècle dernier.

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NOTES

1. La parousie est l’attente du retour imminent et glorieux du Christ dans les premières communautés chrétiennes. Par extrapolation, on utilise ce terme pour le mouvement révolutionnaire prolétarien de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, qui a vécu l’attente de la révolution prolétarienne comme l’avènement de la fin de l’Histoire. Albert CAMUS, L’Homme révolté , Essais Gallimard, 2007 (nombreuses rééditions de l’original de 1951), est pleinement convaincant sur cette analogie en page 260. 2. Fondateur puisque, outre sa prise de distance avec le régime haïtien, Schoelcher y énonçait parallèlement la nécessité de revenir à l’abolition immédiate de l’esclavage, qui constituait le legs de la première République, et de prendre acte de l’échec absolu de l’abolition graduelle expérimentée dans les colonies anglaises depuis 1833.

RÉSUMÉS

La proclamation de l’indépendance de Haïti le 1er janvier 1804 aux Gonaïves est insérée de façon telle dans le récit de la révolution de Saint-Domingue qu’elle en fournit la clef tout en en révélant le sens. C’est l’écriture d’une Parousie laïque. Ce faisant, la marche chaotique, diversifiée, et souvent contradictoire, des événements, entre 1789 et 1803, est simplifiée et réduite à la préfiguration de l’inéluctable rupture entre la métropole qui tourne le dos à son héritage révolutionnaire et l’ancienne colonie qui prend en mains son destin. Le colloque à l’origine de ce dossier (qui s’est tenu les 19 et 20 mai 2017 à Paris) avait pour objectif premier d’inscrire l’avènement de Haïti dans une perspective chronologique plus large que la seule époque révolutionnaire. Le second objectif était de mettre la focale sur le premier XIXe siècle, là où l’avenir s’engage entre les héritages du passé et les contraintes du présent.

AUTEURS

BERNARD GAINOT IHMC-IHRF Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

FRÉDÉRIC RÉGENT IHMC-IHRF Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

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Dossier d'articles

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Guerre, commerce et migrations dans le premier empire colonial français : approche micro- historique

Pierre Force

1 Je propose ici quelques réflexions sur la méthode et les conclusions de mon livre paru en 2016, Wealth and Disaster1. J’insisterai en particulier sur les points de contact avec l’ouvrage de Paul Cheney, Cul de Sac2, publié presque simultanément. Je dirai aussi quelques mots du débat entre Paul Cheney et les auteurs de The Plantation Machine3, Trevor Burnard et John Garrigus, sur les rapports entre capitalisme et esclavage dans l’économie de plantation.

Poser des questions en micro-histoire

2 Si l’on m’avait dit, il y a dix ans, que j’écrirais un livre sur les flux migratoires entre un village pyrénéen et Saint-Domingue, j’aurais trouvé l’idée saugrenue. L’idée de ce livre ne m’est venue ni de mes lectures, ni de mes recherches précédentes. Comme c’est souvent le cas en micro-histoire, c’est une trouvaille archivistique qui est à l’origine du projet.

3 En novembre 2008, alors que j’étais en congé sabbatique en France, la commune de La Bastide Clairence, dans les Pyrénées-Atlantiques, fit l’acquisition d’une maison à laquelle était rattaché un trinquet (salle couverte destinée à la pratique de la pelote basque). Ce lieu était pour moi très familier, car la maison avait appartenu à mes grands-parents maternels et j’avais moi-même, enfant et adolescent dans les années 60 et 70, maintes fois joué à la pelote basque dans ce trinquet pendant les vacances d’été. Le trinquet semblait très ancien, et certains prétendaient qu’il s’agissait d’un jeu de paume reconverti pour la pratique de la pelote basque. La municipalité souhaitait faire classer le bâtiment. On avait fait venir des experts du ministère de la culture qui

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s’étaient montrés sceptiques. Je proposai au maire de La Bastide Clairence, Léopold Darritchon, d’aller consulter les archives du cadastre et les archives notariales pour découvrir les anciens propriétaires du lieu et recueillir des preuves de l’ancienneté du bâtiment. Je pensais que cette recherche prendrait une après-midi ou deux. Elle a duré plusieurs années.

4 Je découvris d’abord que le trinquet avait été acquis en 1899 dans une vente aux enchères par mon arrière-grand-père, Bernardin Hapette, charpentier à La Bastide Clairence. Il s’agissait en effet d’une salle de jeu de paume que mon arrière-grand-père réaménagea pour la pratique de la pelote basque quelques années après. Fait remarquable, les vendeurs de 1899, qui possédaient la salle de jeu de paume en indivision, étaient tous membres d’une même famille établie en « République orientale de l’Uruguay » (deux cordonniers à San José, un militaire à Montevideo et une veuve sans profession à Montevideo). Ce fait piqua ma curiosité mais ne m’étonna qu’à moitié, l’émigration basque et béarnaise vers l’Argentine, l’Uruguay et le Chili au 19e siècle étant un phénomène bien connu. Remontant dans le temps, je pus établir que le jeu de paume avait été acquis en 1823 par le grand-père des cordonniers uruguayens, Pierre Cornu, dit Cornu Galan, bonnetier à La Bastide Clairence. Le vendeur, Jacob Gomès, négociant à Saint-Esprit-lès-Bayonne, était lui-même issu de la petite communauté juive de La Bastide Clairence : son grand-père, nommé lui aussi Jacob Gomès, avait été l’apothicaire de La Bastide Clairence au milieu du 18e siècle (une communauté juive sépharade existait à La Bastide Clairence depuis le début du 17e siècle, placée sous la protection du duc de Gramont). Jacob Gomès avait lui-même acquis le bâtiment cinq ans plus tôt, en 1818. En lisant l’acte de vente de 1818, je vis que les vendeurs, qui possédaient la salle de jeu de paume en indivision, était tous membres d’une même famille dispersée en plusieurs points de l’espace atlantique. Une sœur habitait Aïcirits, à vingt-cinq kilomètres de La Bastide Clairence. Un frère, résidant lui aussi à Aïcirits mais récemment arrivé d’Amérique, était domicilié à La Nouvelle Orléans. Le reste de la famille était domicilié à Cuba, principalement à Matanzas, mais aussi à La Havane.

5 La lecture de ce document me plongea dans la perplexité. Le nom de famille des propriétaires, Lamerenx, ne me disait rien. Aucun rapport de parenté ne semblait exister entre cette famille et les habitants actuels de La Bastide Clairence. Cependant, s’ils avaient été propriétaires du jeu de paume, il fallait bien qu’ils aient habité La Bastide Clairence à une époque antérieure. À ce stade, les membres de la famille Lamerenx n’étaient pour moi que des noms sur une page. Je ne savais d’eux que ce que je voyais sur un acte notarié de 1818, et les raisons de la dispersion de cette famille à travers l’espace atlantique m’étaient inconnues. La question qui guida mes premières recherches fut toute simple : « Bon sang, mais qui sont ces gens ? ». Si l’émigration basque vers l’Amérique du Sud dans la seconde moitié du 19e siècle était un phénomène bien connu, il était beaucoup plus étonnant de découvrir des liens entre ce village pyrénéen et les Amériques au début du 19e siècle. La Bastide Clairence n’est pas une ville côtière. C’est un bourg situé à vingt-cinq kilomètres à l’intérieur des terres. L’idée que des habitants aient pu émigrer vers les Antilles ou la Louisiane au 18e siècle semblait surprenante. On n’en trouve en tout cas aucune trace dans la tradition orale ou la mémoire collective, alors que l’émigration plus récente vers l’Amérique du Sud est très présente dans les mémoires (de nombreuses familles de La Bastide Clairence ont des cousins plus ou moins lointains en Argentine).

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6 Pour orienter mes recherches afin de résoudre cette énigme, je dus imaginer des hypothèses. Après avoir un peu lu et réfléchi, l’hypothèse qui m’apparut la plus probable fut la suivante : les propriétaires du jeu de paume descendaient d’un ancêtre commun qui était parti pour Saint-Domingue au 18e siècle, et la famille s’était réfugiée à Cuba suite à la Révolution haïtienne. Après quelques semaines de travail, cette hypothèse se révéla être la bonne. Je découvris ainsi assez rapidement qu’un membre de cette famille, qui apparaît dans les archives comme « le capitaine Lamerenx », avait été l’un des aides-de-camp de Toussaint Louverture en 1794.

7 Ces découvertes furent pour moi très signifiantes. Il y avait là un télescopage du familier et de l’étrange, du connu et du nouveau, qui attirait mon attention. Cette salle de jeu de paume était pour moi un lieu familier, provincial, évoquant l’ennui des après- midis d’été. Soudain, ce lieu que je croyais si bien connaître apparaissait sous un jour entièrement nouveau, et lié à une figure de l’histoire universelle avec seulement un ou deux degrés de séparation. De surcroît, la présence du capitaine Lamerenx, propriétaire blanc, aux côtés du général noir précurseur de l’indépendance haïtienne, était un paradoxe demandant une explication. J’eus très tôt le sentiment que j’avais là le sujet d’un livre.

8 J’envisageai cependant d’autres sujets. En février 2011, la commune de La Bastide Clairence fit procéder sur mes conseils à une expertise dendro-chronologique de la charpente du jeu de paume qui donna l’année 1512 comme date probable de la construction du bâtiment. Mes propres recherches en archives me permirent d’identifier avec plus ou moins de précision les propriétaires du bâtiment, et ce jusqu’au début du 16e siècle. Il y avait là une aubaine pour la municipalité : le trinquet de La Bastide Clairence se révélait être le plus ancien jeu de paume du monde encore en activité (et cela probablement sans discontinuer depuis le début du 16e siècle). L’inscription du bâtiment à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques fut obtenue sans difficulté quelques mois plus tard, et la salle de jeu de paume rénovée fut ouverte aux quelques amateurs de jeu de paume à l’ancienne ainsi qu’aux pratiquants plus nombreux de la pelote basque contemporaine.

9 M’étant documenté sur l’histoire architecturale des jeux de paume, je me rendis compte que la disposition intérieure du bâtiment était identique à celle qu’on aperçoit sur les croquis préparatoires que David avait effectués en vue de son célèbre tableau représentant le serment du jeu de paume. Là encore, un lieu familier et banal m’apparaissait sous un jour entièrement nouveau. Une expression anglaise, « hiding in plain sight » (littéralement, « se cacher en pleine vue »), rend assez bien la découverte de tout ce contexte historique. Le même objet, regardé un peu différemment, révèle des aspects insoupçonnés qui font entièrement réévaluer sa signification. J’envisageai d’écrire un livre qui serait l’histoire d’un lieu, ce jeu de paume construit au début du 16e siècle par de grands notables proches des souverains de Navarre. J’aurais reconstitué la vie des habitants successifs du lieu, allant jusqu’au 20e siècle et aux soldats allemands que mes grands-parents furent forcés de loger pendant l’Occupation. Le manque d’archives pour les périodes les plus anciennes rendait le projet difficilement réalisable. Entretemps, j’avais découvert qu’au moins une demi-douzaine de familles de La Bastide Clairence avaient envoyé des émigrants à Saint-Domingue au 18e siècle (et j’avais aussi pris connaissance des travaux de Jacques de Cauna sur l’émigration des Aquitains aux Antilles au 18e siècle4). J’envisageai alors de placer mon récit à l’échelle du village et de raconter l’histoire des relations migratoires (allers et retours) entre La Bastide

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Clairence et l’espace caribéen aux 18e et 19 e siècles. Cependant, un des aspects qui m’intéressaient le plus dans cette perspective micro-historique était l’étude détaillée de stratégies individuelles. Envisager la totalité des émigrants de ce village tout en accordant à chacun une attention détaillée aurait abouti à un récit trop fouillé et comportant trop de personnages. Je décidai de me limiter aux deux premiers émigrants et à leurs familles. J’ai déjà parlé du premier émigrant, Marc-Antoine Lamerenx, cadet d’une famille de toute petite noblesse, qui partit d’Aïcirits pour Saint-Domingue en 1729. Son neveu Jean-Pierre Lamerenx, natif de La Bastide Clairence, vint le rejoindre en 1764 à Saint-Martin-du-Dondon, dans les montagnes au sud du Cap-Français. Il y établit une plantation de café à proximité de celle que son oncle avait implantée dans les années 1740, au commencement du boom du café. Le second émigrant dont je parle dans le livre est Jean Mouscardy, parti de La Bastide Clairence dans les années 1740, qui vint s’établir lui aussi à Saint-Martin-du-Dondon, et acheta ses premières terres en 1750. Il bénéficia très probablement au départ du soutien de son compatriote Marc- Antoine Lamerenx, qui était son voisin au Dondon. Le récit de ces vies parallèles permet des comparaisons et des distinctions intéressantes entre ces deux personnes et ces deux familles à la fois très semblables et très différentes. Marc-Antoine Lamerenx et Jean Mouscardy étaient tous les deux de « grands blancs », planteurs de café et propriétaire chacun de plus de cent esclaves. Dans leur Basse-Navarre natale, l’un était noble et l’autre paysan. Ils avaient en commun le fait d’être des cadets. Lamerenx épousa une fille de planteurs. Ses enfants et ses neveux quittèrent tous Saint-Domingue suite à la Révolution haïtienne. La plupart se réfugièrent à Cuba, où ils firent fortune à nouveau comme planteurs de café, reprenant très précisément la méthode qu’ils avaient suivie à Saint-Domingue (exploitation de terres acquises à bon marché avec réinvestissement immédiat des profits dans l’achat de nouveaux esclaves). Mouscardy avait, quant à lui, pour compagne sa « ménagère », Françoise Alzire, femme de couleur libre qui gérait sa maisonnée et avec qui il eut au moins six enfants. Mouscardy fut chassé de sa plantation quand ses esclaves se révoltèrent en 1791. Selon une légende familiale, en partie corroborée par ce qu’on peut inférer des archives, il fut protégé par ses enfants mulâtres et put se réfugier au Cap. Ruiné par l’incendie du Cap, dans lequel il avait perdu tout son argent et ses titres, il s’embarqua pour Boston en 1793 et parvint enfin à Bayonne, où il mourut en 1797. Ses enfants restèrent tous en Haïti. Son fils aîné, Jean-Théodat Mouscardy, fut l’un des intendants de la maison du roi Christophe et finit sa carrière comme général dans l’armée haïtienne. Un de ses arrière-petits-enfants, Démesvar Delorme, joua un rôle notable dans l’histoire politique d’Haïti au 19e siècle, et est surtout connu comme l’un des pères fondateurs de la littérature haïtienne. Dans ses souvenirs d’enfance, Delorme parle de la tradition familiale selon laquelle l’un de ses ancêtres était un grand blanc nommé Mouscardy.

10 Je ne me suis donc pas lancé dans ces recherches pour confirmer ou infirmer une hypothèse de grande envergure. Je suis parti d’un problème limité. J’ai tâché de répondre à une question précise : comment se fait-il que deux cadets, Marc-Antoine Lamerenx et Jean Mouscardy, que les coutumes successorales de leur région destinaient à la pauvreté, soient devenus si riches ? Cette question en appelait d’autres : qu’est-ce qui les a décidés à passer en Amérique ? comment ont-ils fait fortune ? combien ont-ils payé pour leur passage ? combien leur ont coûté les terres et les esclaves ? qui étaient leurs esclaves ? quels étaient leurs rapports, y compris sexuels, avec leurs esclaves ? comment se sont-ils comportés avec les enfants qu’ils ont eus avec leurs esclaves ? et que s’est-il passé quand leurs esclaves les ont mis dehors ?

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11 Un malentendu fréquent concernant la micro-histoire ou les études de cas consiste à se demander si le cas étudié est représentatif d’un phénomène plus vaste, et si l’on peut passer du particulier au général, ou du cas à la règle. En réalité, la règle est toujours déjà implicitement présente dans l’énoncé d’un cas. Ce qui fait d’un cas un cas, c’est précisément le fait qu’il semble contrevenir à la règle5. Ce qui fait de l’histoire de Marc- Antoine Lamerenx et de Jean Mouscardy des cas, c’est qu’ils soient devenus riches alors que les cadets étaient destinés à être pauvres. Le cas se présente comme une exception à la règle. Le travail de l’historien consiste à déterminer si l’exception confirme la règle ou si, au contraire, elle doit amener à la formulation d’une nouvelle règle. Autre exemple : une grande partie du chapitre 3 de mon livre est une discussion du cas de Jean-Pierre Lamerenx, neveu de Marc-Antoine, qui partit rejoindre son oncle au Dondon en 1764. Jean-Pierre était un aîné. Le fait qu’il ait décidé d’émigrer contrevient à la règle qui veut que ce soient les cadets qui partent. Ici encore, la question est de savoir si l’exception doit nous amener à une confirmation ou à une reformulation de la règle.

12 Pour reconstituer ainsi en détail les trajectoires individuelles de personnages obscurs, j’ai usé de moyens très modernes et d’autres beaucoup plus traditionnels. Le fait que mes personnages aient des patronymes inhabituels m’a permis de les identifier assez facilement lorsqu’ils apparaissaient dans telle ou telle base de données, et de les repérer dans tel ou tel endroit du monde où je n’aurais pas pensé à les chercher. J’ai bénéficié de la collaboration de généalogistes amateurs descendants de mes personnages, notamment Alina Arce, ingénieure à La Havane, et Christina Schutt, avocate à Port-au-Prince, toutes deux rencontrées sur des forums de généalogie sur Internet. Alina Arce, descendante des Lamerenx, a trouvé plusieurs documents essentiels concernant ces derniers aux archives nationales de Cuba. C’est Christina Schutt, descendante de Jean Mouscardy, qui m’a indiqué le passage des mémoires de Démesvar Delorme où il est question du général Mouscardy. Tout cet aspect de ma recherche aurait été impensable si je m’en étais tenu à des méthodes traditionnelles de consultation d’archives. Mes liens familiaux avec La Bastide Clairence m’ont donné accès à des documents qu’un autre historien n’aurait sans doute pas pu obtenir. Le maire de La Bastide Clairence m’a honoré de sa confiance en me donnant les clés de la mairie et du grenier où étaient déposées les archives municipales, qui n’étaient à l’époque ni cotées ni répertoriées (un groupe de bénévoles les a inventoriées depuis, de manière très compétente). C’est dans les archives municipales que j’ai trouvé, dans un cahier à moitié mangé par les rats, les dépositions de la sentence arbitrale de 1763 concernant le conflit dont je parle au chapitre 3 entre Mathieu Lamerenx et son épouse Anne de Marmont. Et c’est dans des archives privées, généreusement mises à ma disposition par Denis Dufourcq, que j’ai trouvé le détail des dépenses effectuées pour équiper Jean-Pierre Lamerenx avant son embarquement pour Saint-Domingue en 1764. C’est, je crois, le même mélange de chance et de persévérance qui a caractérisé les recherches de Paul Cheney. Ayant fait l’hypothèse qu’il existait sans doute une correspondance postérieure à 1789 dans les papiers de la famille La Ferronnays, il s’est adressé à la descendante d’une branche collatérale, et celle-ci a découvert cent soixante lettres inédites dans les archives familiales.

13 Comme beaucoup de travaux de micro-histoire, mon étude est, à certains égards, un travail d’anthropologie historique, et c’est à dessein que le premier chapitre s’ouvre sur une citation de la conférence de Lévi-Strauss intitulée « Histoire et ethnologie ». Une

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partie des discussions que je propose relève de ce que, en ethnologie, on appelle parfois « savoir indigène ». Les coutumes successorales pyrénéennes, l’exclusion des cadets, et le droit d’aînesse absolue m’étaient connus de manière anecdotique et par tradition familiale avant que je ne me plonge dans l’abondante littérature anthropologique et sociologique sur la question (au reste, j’ai été surpris de constater que ce qui, pour moi, n’était que des coutumes un peu bizarres du pays de mes grands-parents ait fait l’objet d’études si approfondies). En lisant les travaux de Pierre Bourdieu sur les stratégies matrimoniales des paysans du Béarn6, et ceux d’Henri Lefebvre sur les communautés paysannes pyrénéennes7, j’étais particulièrement conscient du fait qu’ils mobilisaient eux aussi un savoir indigène, ayant passé l’un et l’autre leur enfance et leur adolescence dans le Béarn rural. Cette posture a bien sûr ses dangers, mais je crois qu’elle offre aussi un point de vue incomparable sur une culture, qui est de pouvoir l’envisager à la fois de l’intérieur et de l’extérieur. C’est ce qui m’a permis, par exemple, de montrer quels étaient les enjeux économiques et symboliques de la dispute entre Mathieu Lamerenx et son épouse Anne de Marmont, derrière la technicité et la particularité du vocabulaire juridique des dépositions, qui auraient rebuté beaucoup d’autres chercheurs.

14 Dans l’introduction de son livre, Paul Cheney revendique l’héritage des travaux de Gabriel Debien. Je fais de même dans l’introduction du mien, où je rappelle que Debien a commencé à s’intéresser à l’histoire coloniale en fouillant dans les archives du Haut- Poitou (région située à une certaine distance de l’océan). Debien, pourrait-on dire, faisait de la micro-histoire avant la lettre. Dans un numéro des Annales de 1948, on trouve un compte-rendu de huit articles de Debien, tous publiés dans la Revue de la Société d’Histoire et de Géographie d’Haïti. L’auteur du compte-rendu y loue Debien d’avoir révélé « tout un complexe de problèmes, peu soupçonnés d’ordinaire ». Il ajoute que « l’explication va, sans méandres, du document original, classé, daté, vu de près, à la monographie à demi-construite seulement, avec des amorces de systématisation, rien de plus »8. Suit une note signée de Fernand Braudel, qui fait l’éloge des « richesses magnifiques des articles et études de G. Debien, ami des Annales, disciple de Marc Bloch, combattant efficace de ce qui est pour nous la bonne méthode, ouvrier d’une histoire digne de nous passionner9. »

15 Comme Debien, Paul Cheney et moi-même faisons usage de « papiers de famille », archives privées qui permettent d’éclairer des stratégies individuelles ou familiales beaucoup plus nettement que des documents déposés aux archives nationales ou départementales. C’est aussi dans ce type d’archives qu’on saisit le mieux la complexité des rapports entre l’espace colonial et l’espace métropolitain et qu’on voit à quel point il est nécessaire de les étudier ensemble. C’est en changeant d’échelle, en allant voir des papiers de famille traitant de questions très locales, comme Debien l’avait déjà fait dans le Haut-Poitou, qu’on peut apercevoir comment le local et le global sont liés, comment des coins du Poitou, de la Bretagne ou de la Basse-Navarre furent en relation directe avec l’Amérique. Dans mon étude, en observant les choses à l’échelle individuelle et familiale, j’ai pu mettre en évidence plusieurs aspects peu remarqués de ces interactions entre colonies et métropole. Par exemple, on dit souvent que les « cadets de Gascogne » émigraient parce que la totalité de l’héritage allait à l’aîné. En réalité, les émigrants pyrénéens, nobles ou paysans, bénéficiaient du soutien financier du groupe familial pour s’installer dans la colonie. En ce sens, mon but est moins d’établir des rapports de cause à effet (le droit d’aînesse absolue est-il la cause de l’émigration pyrénéenne vers Saint-Domingue au 18e siècle ?) que de montrer quel est le sens de

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certains comportements rapportés à certaines règles et coutumes. Par exemple, lorsqu’il émigra à Saint-Domingue en 1764, Jean-Pierre Lamerenx souhaita garder son statut d’héritier de la maison d’Uhart-Juzon en Basse-Navarre. Je montre que ce choix était à la fois conforme aux coutumes successorales et en conflit avec elles. Le droit d’aînesse était respecté. En revanche, ce choix se faisait dans une logique d’expansion du patrimoine qui était contraire aux coutumes pyrénéennes favorisant le statut quo. De plus, c’était la proximité, plus que l’aînesse en elle-même, qui légitimait les aînés comme héritiers. D’où un conflit au moment de la succession entre Lamerenx et sa sœur cadette qui était restée en Basse-Navarre et arguait de sa proximité pour hériter de la « maison ». Je montre ici comment le fait colonial fut générateur de conflits et de situations nouvelles dans des sociétés qui sembleraient n’avoir eu avec l’Amérique que des rapports très lointains. Autre exemple : Jean Mouscardy, cadet de la maison Mouscardy, exploitation agricole de taille moyenne, émigra à Saint-Domingue dans les années 1740. Comme l’explique Anne Zink, un des aspects essentiels des coutumes successorales pyrénéennes était que le cadet ne pouvait pas s’installer à proximité de la maison dont héritait l’aîné·e.10 Cependant, ayant fait fortune comme planteur de café, Jean Mouscardy investit une partie de ses profits en achetant une ferme à proximité de celle dont avait hérité sa sœur aînée, « dame de la maison Mouscardy ». Jean Mouscardy étant décédé en 1797 sans enfants légitimes, la ferme revint à son frère cadet. Ici encore, le fait colonial donne lieu à une situation inédite : deux « maisons » voisines appartenant aux membres d’une même fratrie.

Le sens d’un titre : Richesse et désastre

16 Je souhaite dire un mot sur le sens du titre, Wealth and Disaster. Ce qui m’a paru producteur de sens dans le choix de ces deux mots est qu’on a affaire à une fausse opposition. Le titre est signifiant parce qu’il est bancal. Dans un titre comme celui du livre de Donald Winch sur l’économie politique anglaise, Riches and Poverty11, on a affaire à une opposition franche : la richesse est opposée à la misère. Lorsqu’on oppose richesse et désastre dans le contexte de la colonisation de Saint-Domingue, on pense bien sûr aux fortunes colossales des colons qui s’évaporèrent suite à ce qui fut de leur point de vue le désastre de la Révolution haïtienne. Mais en déplaçant le point de vue, le désastre peut être au contraire une des conditions de l’accumulation des richesses : le désastre de l’extermination des Tainos, habitants autochtones d’Hispaniola, et le désastre du passage du milieu. Si on considère l’histoire de la famille Lamerenx sur plusieurs générations, richesse et désastre s’opposent et se conjuguent successivement et parfois même simultanément. Le premier émigrant de la famille, Pierre Lamerenx, calviniste comme le reste de la noblesse béarnaise, quitta le Béarn en 1685 pour s’engager comme enseigne sur un navire de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales et mourut à Batavia en 1700. Son émigration fut la conséquence immédiate du désastre de la révocation de l’Édit de Nantes. L’émigration vers Saint-Domingue de son neveu Marc-Antoine en 1729 fut facilitée par les mêmes réseaux qui avaient permis d’exfiltrer une partie des élites béarnaises dans les années 1680. Les enfants et les neveux de Marc-Antoine furent contraints de quitter Saint-Domingue en conséquence du désastre qu’était, de leur point de vue, la révolte de leurs esclaves. Mais c’est ce désastre même qui fut à l’origine de nouvelles fortunes à Cuba. Si l’on s’interroge sur les mécanismes du commerce colonial, on voit toute la complexité des rapports entre richesse et désastre ou, pour reprendre le titre de l’ouvrage classique de Richard Pares,

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guerre et commerce12. Dans un système colonial mercantiliste, l’accumulation du capital se fait par l’établissement de monopoles. Selon le système de l’Exclusif en France ou des Navigation Acts en Angleterre, les colonies sont contraintes de commercer uniquement avec la métropole. C’est cette situation de monopole, conjuguée à l’exploitation du travail servile, qui explique les profits spectaculaires des marchands et des planteurs. Or, si un monopole est relativement facile à faire respecter par les forces de police dans le territoire métropolitain d’un état soumis à un gouvernement donné, il est beaucoup plus difficile à mettre en œuvre dans le commerce international. Un état européen qui décrète une zone de commerce exclusif dans une partie des Caraïbes fait face immédiatement à des pirates, à des contrebandiers, et aux forces navales et terrestres des états rivaux, qui sont tout à la fois des concurrents et des ennemis. La mise en œuvre du monopole nécessite l’usage de la force : il faut une marine puissante pour protéger sa zone de commerce exclusif. Il est même rationnel, dans un tel contexte, d’augmenter ses profits en éliminant physiquement ses concurrents : si je capture ou que je coule un vaisseau d’un pays concurrent exportant du sucre ou du café vers l’Allemagne ou la Russie, je pourrai vendre mon café ou mon sucre plus cher dans ces pays. En ce sens, il est nécessaire de faire la guerre pour protéger son monopole, et l’usage de la force est une condition nécessaire à l’accumulation des profits monopolistiques. D’un autre côté, le commerce a besoin de la paix pour prospérer. Les prises de guerre, les blocus, et les opérations des corsaires nuisent considérablement au commerce. Le commerce à longue distance est extrêmement vulnérable aux conflits entre les puissances coloniales. On peut dire à cet égard que la guerre est tout à la fois un facteur nécessaire à l’accumulation du capital et un obstacle majeur à cette accumulation.

17 C’est là un des points principaux sur lesquels mes analyses rejoignent celles de Paul Cheney, qui montre à quel point le commerce du sucre était vulnérable aux hostilités franco-anglaises. Pendant la guerre d’indépendance américaine, la plantation de La Ferronnays se trouva au bord de la faillite parce que le cours du sucre s’était effondré et que le propriétaire n’avait plus les revenus nécessaires au remboursement des emprunts effectués pour acheter esclaves et machines. Pour ma part, j’étudie le témoignage de Marc-Antoine Lamerenx, qui parle de la guerre de Sept Ans comme d’une « calamité » et résume la situation à deux prix : le cours du café, qui s’était effondré, et le prix de la farine importée de France, multiplié par cinq ou six par rapport au temps de paix. Je calcule que, selon Lamerenx, en temps de guerre une livre de farine valait huit livres de café. Assurément, ces chiffres ne représentent qu’un aspect d’une situation complexe, et l’on sait que dans ces temps de guerre on avait affaire à un important « commerce avec l’ennemi ». Les colons de Saint-Domingue importaient clandestinement de New York et de Philadelphie les farines qu’ils ne pouvaient pas faire venir de Bordeaux13. Il reste que mon travail, comme celui de Paul Cheney, contribue à contester une vision un peu trop irénique de l’histoire atlantique telle qu’elle s’est constituée dans les années 80 et 90. Bernard Bailyn, observant les choses à une très grande altitude, met l’accent sur la stabilité des échanges dans l’espace atlantique au 18e siècle14. Il semble voir principalement dans le mercantilisme une théorie économique erronée, remarquable surtout par l’impuissance des gouvernements à arrêter le commerce interlope. Cependant, une toute autre image, faite de discontinuités et de ruptures, apparaît lorsque l’on change d’échelle. Si l’on se situe à l’échelle des individus ou des familles, l’histoire atlantique est celle de catastrophes à répétition. Comme Cheney, je suis d’avis que cette instabilité était une

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conséquence de l’instabilité structurelle du commerce colonial qui nécessitait simultanément et contradictoirement la paix et la guerre, comme le montrent les travaux classiques d’Eli Heckscher15 ou de Richard Pares. L’histoire est toujours fille de son époque. L’histoire atlantique est devenue un paradigme dominant dans les années 90, époque de discours optimistes sur la mondialisation. Si l’on cherche des études historiques prenant le mercantilisme au sérieux, il faut remonter aux années 30, époque d’intense « jalousie du commerce » (jealousy of trade), pour reprendre une expression de Hume citée par István Hont16.

Capitalisme et esclavage

18 J’en viens à présent au débat entre l’auteur de Cul de Sac et les auteurs de The Plantation Machine. John Garrigus et Trevor Burnard décrivent l’économie de plantation comme un système efficace, engendrant des profits considérables fondés sur une exploitation implacablement rationnelle de la main d’œuvre servile. Paul Cheney insiste pour sa part sur l’aspect précapitaliste de l’économie de plantation, son caractère paternaliste, la recherche systématique du monopole et de la rente, et aussi l’extrême fragilité du commerce colonial, dont les profits s’évanouissaient en temps de guerre. Je ne prétends pas ici trancher le débat. J’offrirai simplement quelques éléments pour approfondir la réflexion.

19 Allant dans le sens de l’interprétation de Burnard et Garrigus, un détail que j’ai remarqué dans mes recherches, quoique je ne l’analyse pas dans mon livre : les colons de Saint-Domingue désignaient souvent leurs exploitations comme des « manufactures ». J’en donnerai un seul exemple, tiré des archives que j’ai consultées. En 1793, la fille de Marc-Antoine Lamerenx, refugiée dans la partie espagnole de Saint- Domingue, adressa une demande de secours au capitaine général, Joaquín García y Moreno. Dans sa lettre elle décrit sa plantation comme une « manufacture à café » : Propriétaire d’une des plus belles manufactures à café, située au quartier de la Guille, paroisse du Dondon, ses nègres il y a deux ans passés se sont révoltés et l’auraient égorgée sans l’heureuse assistance du commandant espagnol près duquel elle s’est réfugiée depuis ce temps. C’est à St. Raphaël qu’elle jouit de cette tranquillité dont sa malheureuse patrie est privée17.

20 On range aujourd’hui le sucre et le café dans la catégorie des produits agricoles. Il est intéressant de constater que, dans l’esprit des colons de Saint-Domingue, les plantations étaient des exploitations industrielles. La feuille de canne et la baie de caféier demandaient en effet des transformations considérables pour obtenir des produits commercialisables. Ces transformations s’effectuaient à l’aide de machines, dans des ateliers soumis à une division du travail.

21 Il existe une abondante littérature sur le caractère industriel de la production du sucre, accompagnée d’un débat sur l’absence ou la présence de progrès technique et sur la façon de mesurer les gains de productivité18. Un passage de Marx est souvent cité dans ce débat, qui désigne la traite négrière et l’économie de plantation comme l’un des aspects essentiels de la phase primitive d’accumulation du capital : La découverte des contrées aurifères et argentifères d’Amérique, l’extermination et l’asservissement de la population indigène, son ensevelissement dans les mines, les débuts de la conquête et du sac des Indes orientales, la transformation de l’Afrique en garenne commerciale pour la chasse aux peaux noires, voilà de quoi est faite

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l’aurore de l’ère de la production capitaliste. Ces processus idylliques sont des moments majeurs de l’accumulation initiale19.

22 Dans l’interprétation marxiste, l’origine du profit capitaliste est dans le surtravail, c’est-à-dire dans le travail que l’ouvrier effectue en sus de ce qui est nécessaire pour assurer la production et la reproduction de sa propre force de travail. Selon Marx, « seule la forme sous laquelle ce surtravail est extorqué au producteur immédiat, l’ouvrier, distingue les formations sociales économiques, par exemple la société esclavagiste de celle du travail salarié20 ». En ce sens, la seule différence entre l’économie industrielle du 19e siècle et l’économie de plantation résiderait dans le passage de l’esclavage au salariat. Selon Marx, cependant, le salariat est une forme d’extraction du surtravail incomparablement plus efficace que l’esclavage, car le surtravail est évident dans l’esclavage, alors qu’il est caché dans le salariat : La forme salaire efface donc toute trace de la division de la journée de travail en travail nécessaire et surtravail, en travail payé et travail non payé. La totalité du travail apparaît comme du travail payé. Dans la corvée féodale, le travail que le corvéable fait pour lui-même et le travail forcé qu’il fait pour le propriétaire se distinguent d’une façon tangible et sensible dans le temps et dans l’espace. Dans le travail des esclaves, même la partie de la journée de travail où l’esclave ne fait que remplacer la valeur de ses propres moyens de subsistance, la partie donc où, en réalité, il travaille pour lui-même, apparaît comme du travail pour son maître. Tout son travail apparaît comme du travail non payé. Dans le travail salarié, au contraire, même le surtravail, ou travail non payé, apparaît comme payé. Dans le premier cas, le rapport de propriété masque le fait que l’esclave travaille pour lui-même, dans l’autre, le rapport d’argent masque le fait que l’ouvrier salarié travaille gratuitement21.

23 Le surtravail est tellement visible dans l’esclavage que, même lorsque l’esclave travaille pour lui-même (pour produire et reproduire sa propre force de travail), il pense travailler pour son maître. D’après Marx, l’esclave n’a en ce sens aucune raison d’être soigneux dans son travail, et le fait qu’il maltraite ses instruments de travail est une manière de manifester sa dignité humaine vis-à-vis de l’outil inanimé22. C’est là, remarque Marx, « un des facteurs qui renchérissent la production fondée sur l’esclavage23. » En faisant cette remarque, Marx est dans la lignée de nombreux économistes du 18e siècle, Adam Smith en tête, qui critiquaient l’esclavage comme une forme de travail inefficace et non rentable. D’autres économistes, dont Jean-Baptiste Say, soutenaient au contraire que l’économie de plantation avait été extrêmement rentable, et que l’exploitation du travail servile entrait pour une bonne part dans les profits des planteurs24. Selon Adam Smith, c’est parce que le commerce colonial était fondé sur le monopole qu’il engendrait des profits spectaculaires, et c’est l’existence de ces profits monopolistiques qui permettait aux planteurs d’avoir recours au type de travail inefficace qu’était l’esclavage25. Si le monopole était aboli, les planteurs seraient obligés de recourir au travail salarié. D’après Jean-Baptiste Say, les profits des planteurs venaient en partie du monopole et en partie de l’exploitation du travail servile26. Il est bien sûr extrêmement difficile de trancher cette question empiriquement. On a de nombreux témoignages de retours sur investissement de l’ordre de 10 à 15 % par an27, mais il est presque impossible de déterminer quelle part du profit est attribuable au monopole. Et on sait par ailleurs, comme le souligne Cheney, que, en temps de guerre, les retours sur investissement étaient négatifs. Je souscrirais pour ma part assez volontiers au jugement d’Eric Williams : « Des richesses considérables furent produites

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par une économie instable fondée sur la monoculture, qui avait tous les vices de la féodalité et du capitalisme et aucune de leurs vertus28. »

Oncles d’Amérique

24 Un mot enfin sur la figure de l’oncle d’Amérique, par laquelle j’ai choisi d’ouvrir et de fermer mon livre. Dans la préface, je cite la pièce d’Eugène Scribe, L’Oncle d’Amérique, créée à Paris en 1826, peu de temps après la reconnaissance de l’indépendance d’Haïti par Charles X et l’annonce d’une indemnité versée par le gouvernement haïtien au bénéfice des anciens colons. Je montre que la pièce fait allusion à ce contexte, et il apparaît que la figure de l’oncle d’Amérique, associée aujourd’hui dans l’imagination populaire aux fortunes rapides faites aux États-Unis, est historiquement liées aux fortunes faites (et défaites) à Saint-Domingue. Dans les archives que j’ai consultées, j’ai trouvé un témoignage de l’impact des fortunes faites à Saint-Domingue sur l’imagination populaire dans des zones rurales qui sembleraient à première vue avoir peu de rapports avec le grand large (un seul témoignage mais, comme le souligne Carlo Ginzburg, en micro-histoire, la qualité de l’information est plus importante que sa quantité29). Lorsque Jean-Pierre Lamerenx, propriétaire d’une caféière au Dondon, revint en Basse-Navarre en 1787 pour s’occuper de la succession de ses parents, il était accompagné de trois de ses enfants, dont une fille, Marguerite, qu’il confia à sa sœur et à son beau-frère pour qu’ils l’éduquent en France. Vingt ans plus tard, en 1808, Marguerite voulut se marier, mais il fut impossible d’obtenir son acte de naissance, vu l’absence de relations diplomatiques avec la nouvelle république d’Haïti. Un juge de paix dut conduire une enquête de notoriété pour prouver que la jeune femme était bien née à Saint-Domingue. Plusieurs témoins furent interrogés à propos du moment où le père et la fille firent leur apparition en Basse-Navarre, en grand équipage, et en multipliant les signes extérieurs de richesse (y compris, très probablement, des esclaves à leur suite). « L’arrivée de M. Lamerenx, » déclare un témoin, » fit beaucoup d’éclat et attira nombre de curieux pour le voir. » Vingt ans après les faits, le souvenir du luxe ostentatoire d’un « Américain » était encore bien présent dans les imaginations. Il est clair par ailleurs que, dès cette époque, l’image de l’oncle d’Amérique était très ambiguë, et que les anciens colons inspiraient un mélange contradictoire de respect et de mépris, en tant qu’anciens propriétaires d’esclaves qui étaient peut-être riches ou peut-être pauvres, et venaient d’un monde désormais disparu. En m’attaquant à la conclusion de mon livre, j’ai eu envie de citer le film d’Alain Resnais, Mon oncle d’Amérique, pour montrer que, vers la fin du 20e siècle, l’idée de devenir riche en Amérique était perçue comme un pur fantasme et une rêverie enfantine, et qu’il y avait aussi dans cette représentation un côté sombre (le film de Resnais finit sur des images du Bronx à la fin des années 70, paysage sinistre de ville en ruines). Il est frappant de constater que les premières représentations de l’Amérique comme contrée dystopique remontent au 18e siècle, et en particulier aux descriptions de Saint-Domingue par Stanislas de Wimpffen (pays sinistre où la richesse n’est qu’apparente, et où tout est souillé par la présence de l’esclavage)30. Je me suis demandé s’il n’existait pas un lien souterrain entre le scénario du film de Resnais et le souvenir de Saint-Domingue. Après avoir cherché un peu j’en ai trouvé un, qui ne peut pas être le fait du hasard. Dans le film de Resnais, il est question du « roi de l’or », héros d’un livre illustré pour enfants des années 192031. Ce roi de l’or est un jeune homme d’origine française qui possède une fabrique de lingots d’or aux États-Unis et s’engage

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dans l’armée française pour combattre les Allemands en 1914. Ici, l’oncle d’Amérique se présente sous forme d’une rêverie enfantine associée aux États-Unis. Il se trouve que l’auteur du Roi de l’or, Alice Pujo (1869-1953), était la petite-fille d’un certain Alexis- Solange Pujo, originaire des Hautes-Pyrénées, et mentionné dans l’Indemnité de Saint- Domingue32 comme propriétaire d’une plantation de café au Dondon qui jouxtait les plantations de mes personnages principaux, Marc-Antoine Lamerenx et Jean Mouscardy.33 J’ignore si Alice Pujo était consciente de ce passé colonial, mais il y a là, me semble-t-il, plus qu’une simple coïncidence.

NOTES

1. Pierre FORCE, Wealth and Disaster. Atlantic Migrations from a Pyrenean Town in the Eighteenth and Nineteenth Centuries, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2016. 2. Paul CHENEY, Cul de Sac. Patrimony, Capitalism, and Slavery in French Saint-Domingue, Chicago, University of Chicago Press, 2017. 3. Trevor BURNARD et John GARRIGUS, The Plantation Machine. Atlantic Capitalism in French Saint- Domingue and British Jamaica, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2016. 4. Voir notamment Jacques DE CAUNA, L’Eldorado des Aquitains. Gascons, Basques et Béarnais aux îles d’Amérique (XVIIe-XVIIIe siècles), Biarritz, Atlantica, 1998. 5. Voir Jean-Claude PASSERON et Jacques REVEL, Penser par cas. Raisonner à partir de singularités, Paris, EHESS, 2005. 6. Pierre BOURDIEU, Le Bal des célibataires. Crise de la société paysanne en Béarn, Paris, Seuil, 2002 7. Henri LEFEBVRE, Les Communautés paysannes pyrénéennes, Orthez, Société Ramond / Cercle historique de l’Arribère, 2014 ; La Vallée de Campan. Étude de sociologie rurale, Paris, PUF, 1963. 8. Fréderic MAURO, « Petit monde antillais. À Saint-Domingue au XVIIIe siècle », Annales 3-4 (1948), p. 532. 9. Fernand BRAUDEL, « Antilles et Amérique », Annales 3-4 (1948), op. cit., p. 537. 10. Anne ZINK, L’Héritier de la maison. Géographie coutumière du Sud-Ouest de la France sous l’ancien régime, Paris, EHESS, 1993, p. 262. 11. Donald WINCH, Riches and Poverty. An Intellectual History of Political Economy in Britain, 1750-1834, Cambridge, Cambridge University Press, 1996. 12. Richard PARES, War and Trade in the West Indies, 1739-1763, Oxford, Clarendon Press, 1936. 13. Thomas M. TRUXES, Defying Empire: Trading with the Enemy in Colonial New York, New Haven, Yale University Press, 2008. 14. Bernard BAILYN, Atlantic History. Concepts and Contours. Cambridge, Harvard University Press, 2005, p. 84. 15. Eli F. HECKSCHER, Mercantilism, Londres, Allen & Unwin, 1935. Une exception récente est Mercantilism Reimagined. Political Economy in Early Modern Britain and Its Empire, sous la direction de Philip J. Stern et Carl Wennerlind, Oxford, Oxford University Press, 2013. 16. István HONT, Jealousy of Trade. International Competition and the Nation-State in Historical Perspective, Cambridge, Cambridge University Press, 2005.

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17. Marguerite-Françoise Lamerenx, veuve Saint-Germain, à Joaquín García y Moreno, capitaine général de Santo Domingo, 18 septembre 1793, Archivo General de Sevilla, Secretaría del Despacho de Guerra, Santo Domingo, SGU LEG 7158.

18. Stuart B. SCHWARTZ (sous la direction de), Tropical Babylons. Sugar and the Making of the Atlantic World, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2004 ; Sidney MINTZ, Sweetness and Power. The Place of Sugar in Modern History, New York, Penguin Books, 1985 ; Eric WILLIAMS, Capitalism and Slavery, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1944.

19. Karl MARX, Le Capital, traduction sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre, Paris, PUF, 1993, Livre I, Chap. XXIV, p. 893.

20. K. MARX, Le Capital, op. cit., Livre I, Chap. VII, p. 243. 21. K. MARX, Le Capital, op. cit., Livre I, Chap. XVII, p. 604-605. 22. K. MARX, Le Capital, op. cit., Livre I, Chap. V, p. 220. 23. Ibid. 24. Sur ce débat dans le contexte français, voir Caroline OUDIN-BASTIDE et Philippe STEINER, Calcul et morale. Coûts de l’esclavage et valeur de l’émancipation (18e-19e siècle), Paris, Albin Michel, 2015. 25. Adam SMITH, Richesse des nations, III.ii.10. 26. Jean-Baptiste SAY, Traité d’économie politique, Paris, Deterville, 1803, livre I, chapitre 28. 27. Pierre FORCE, Wealth and Disaster, op. cit., p. 55. 28. « Tremendous wealth was produced from an unstable economy based on a single crop, which combined the vices of feudalism and capitalism with the virtues of neither. ». Eric WILLIAMS, The Negro in the Caribbean. Bronze Booklet No. 8, Washington, D.C., The Associates in Negro Folk Education, 1942, p. 13.

29. Carlo GINZBURG, Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire. Paris, Flammarion, 1989. 30. Alexandre STANISLAS DE WIMPFFEN, Voyage à Saint-Domingue pendant les années 1788, 1789, et 1790, vol. 2, Paris, Cocheris, 1797. 31. Alice PUJO, Le Roi de l’or, Paris, Bonne presse, 1920. 32. État détaillé des liquidations opérées à l’époque du 1er janvier 1828-1832 et les six premiers mois de 1833, par la Commission chargée de répartir l’indemnité attribuée aux anciens colons de Saint-Domingue, en exécution de la loi du 30 avril 1826 et conformément aux dispositions de l’ordonnance du 9 mai suivant, 6 vols, Paris, Imprimerie royale, 1828-1833, vol. 3, p. 88-89. 33. P. FORCE, Wealth and Disaster, op. cit., p. 156.

RÉSUMÉS

L’auteur de Wealth and Disaster rend compte des circonstances de la conception de son ouvrage et revient sur ses conclusions ainsi que sa méthode. L’origine du livre est une trouvaille archivistique. Plutôt que de confirmer ou infirmer une hypothèse de grande envergure, il s’agissait d’examiner, selon la méthode micro-historique, quelques « cas », c’est-à-dire des faits qui semblent contrevenir aux normes d’un lieu ou d’une époque (la Basse-Navarre au 18e siècle). L’auteur pose la question de savoir pourquoi deux cadets, que les coutumes successorales pyrénéennes destinaient à la pauvreté, firent fortune à Saint-Domingue, et pourquoi un aîné prit la décision d’émigrer, alors que l’émigration était normalement le fait des cadets. Une des

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conclusions principales est de montrer l’impact du fait colonial sur les coutumes successorales de zones rurales qui sembleraient à première vue peu sensibles aux soubresauts du monde atlantique. L’article souligne les convergences de cet ouvrage avec celui de Paul Cheney, Cul-de- Sac, en particulier sur la vulnérabilité des plantations de sucre et de café au blocus et à la guerre, et il offre quelques réflexions sur les rapports entre capitalisme et esclavage tels qu’ils étaient compris aux 18e et 19e siècles.

The author of Wealth and Disaster provides an account of how his book came about, and he reflects on his conclusions as well as his method. The book arose from an archival find. Rather than seeking to prove or disprove a large-scale hypothesis, the book follows a micro-historical method in examining a few “cases”, i.e. facts that seem to go against the norms of a particular time and place (Lower Navarre in the 18th century). The author asks why two younger sons made their fortunes in Saint-Domingue even though they were destined to poverty in accordance to Pyrenean inheritance customs, and why a first-born decided to emigrate even though emigration was normally restricted to younger sons. One of the main conclusions is to show the impact of the colonial reality on the inheritance customs of rural zones that would initially seem immune to the upheavals of the Atlantic world. Emphasis is given to the convergence between this study and Paul Cheney’s Cul-de-Sac, especially regarding the vulnerability of sugar and coffee plantations to blockade and war. Finally, some reflections are offered on the relationship between capitalism and slavery as it was understood in the 18th and 19th centuries.

INDEX

Keywords : migration, Pyrenees, Saint-Domingue, inheritance customs, capitalism, slavery Mots-clés : émigration, Pyrénées, Saint-Domingue, coutumes successorales, capitalisme, esclavage

AUTEUR

PIERRE FORCE Columbia University

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Refuge et sociabilité politique : les francs-maçons domingois aux États- Unis au début du XIXe siècle

Marieke Polfliet

1 L’Atlantique français subit, à l’orée du XIXe siècle, des recompositions liées aux révolutions et aux guerres en Europe et dans les Antilles. Le tournant du XIXe siècle voit la perte définitive des principaux atouts de l’empire colonial français aux Amériques, d’une part, par l’échec de l’expédition Leclerc à Saint-Domingue, la victoire des esclaves insurgés et la proclamation de l’indépendance d’Haïti ; et, de façon concomitante, par la cession de la Louisiane aux États-Unis. L’afflux de réfugiés d’origine domingoise dans les ports américains à partir des années 1790 va de pair avec leur regroupement, plus ou moins informel, en fonction des liens familiaux, amicaux ou d’affaires, du fait de la commune nécessité de recourir à toutes les ressources dans un contexte d’incertitude et de difficultés matérielles. Les expériences antérieures de mobilité dans le contexte colonial et les réseaux français établis au sein de l’Atlantique au XVIIIe siècle expliquent la rapidité avec laquelle les réfugiés reconstituent en exil des formes de sociabilité issues des brassages qui interviennent dans leurs différents lieux de refuge temporaire1. Au tournant du siècle, les migrations de refuge ont donné lieu à l’émergence des premières structures – journaux, loges maçonniques – destinées à recréer un lien entre les réfugiés.

2 Or Saint-Domingue a constitué, à la veille de la Révolution, un pôle d’expérimentation et de diffusion de formes de sociabilité nouvelles au sein desquelles la franc- maçonnerie a joué un rôle majeur. En effet, la circulation des pratiques maçonniques entre l’Europe et les Antilles au XVIIIe siècle a contribué à l’organisation de nouveaux rites, tels les hauts grades du rite Écossais Ancien et Accepté progressivement formalisés par Étienne Morin lors de ses déplacements à Saint-Domingue et dans les Antilles dans les années 1760-17702. Le transfert de ces grades aux États-Unis puis en France par l’amiral de Grasse-Tilly lors de la période révolutionnaire prolonge cette forme de rayonnement3. Cependant, dans le cadre du renouvellement récent des recherches sur la franc-maçonnerie antillaise4, les continuités et les ruptures dans les

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solidarités maçonniques dans les Antilles, en particulier après l’indépendance d’Haïti, sont encore à explorer. C’est pourquoi l’étude de ce phénomène du point de vue des lieux de refuge américains des francs-maçons réfugiés de Saint-Domingue permet de mettre en lumière les prolongements du rayonnement maçonnique domingois, à travers les incertitudes et les étapes de leur nouvel ancrage dans les ports américains au début du XIXe siècle.

Saint-Domingue, centre de sociabilité maçonnique atlantique dans la période pré-révolutionnaire

3 La perle des Antilles est, au XVIIIe siècle, un espace d’intense développement de la sociabilité propre à l’époque des Lumières, voire un lieu de diffusion et d’innovation notamment dans le cadre de la franc-maçonnerie. À l’époque des Lumières, des relations maçonniques intenses se sont établies entre les Antilles, le continent américain et l’Europe. Un « espace maçonnique atlantique5 » émerge, dont les négociants qui traversent l’Atlantique sont des vecteurs privilégiés. Des liens unissent en particulier les loges des villes portuaires françaises et celles des colonies antillaises6.

4 Les migrations entre la France et ses colonies américaines – mais plus largement, en direction des Amériques – ont en effet connu une phase croissante dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. À Saint-Domingue, au sein la population blanche d’environ 28 000 à 30 000 personnes dans la partie française de l’île à la veille de la Révolution, la moitié est née en France7. Des liens familiaux et commerciaux, des chaînes migratoires se sont ainsi tissés tout au long du XVIIIe siècle à travers l’Atlantique. Certaines régions métropolitaines, telles que le Sud-Ouest et la Bretagne, sont des bassins d’émigration particulièrement marqués8. Les colons issus des ports de la façade atlantique française reconstituent ainsi des liens familiaux, professionnels, d’interconnaissances de l’autre côté de l’Atlantique. Bordeaux, Nantes, ou Le Havre sont des plaques tournantes qui orientent les colons à la fois géographiquement et professionnellement.

5 L’exemple des échanges entre les loges maçonniques des grands ports atlantiques français avec les loges des colonies françaises aux Amériques confirme l’existence de circulations et d’interconnaissances dans les milieux des marchands, des capitaines de navires, des marins ou des membres de l’administration coloniale9. Pierre-Yves Beaurepaire a par ailleurs souligné les pratiques d’autonomie qui se développent dans ces ports français vis-à-vis des autorités parisiennes et de la vocation centralisatrice du Grand Orient. Cette autonomie se retrouve dans les colonies, où se développent des pratiques spécifiques et distinctes de la métropole, par exemple dans le traitement des différences raciales, même si les pratiques de hiérarchisation sociale entre loges ne sont pas très différentes de la situation française10.

6 La « perle des Antilles » est un pôle majeur de diffusion de la franc-maçonnerie, comptant, en 1789, 22 loges ainsi qu’une Grande Loge Provinciale, regroupant au moins 530 maçons (carte 1)11.

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Carte : L’implantation des loges maçonniques à Saint-Domingue à la fin du XVIIIe siècle. Source : GEORGES ODO, La franc-maçonnerie dans les colonies, 1738-1960, Paris, Éditions Maçonniques de France, 2001.

7 Le fait maçonnique à Saint-Domingue s’insère dans une société où les pratiques de sociabilité politique sont très avancées, comme en témoignent les clubs, cercles et journaux qui se sont formés dans la colonie12. Jacques de Cauna rappelle la complexité des affiliations maçonniques à Saint-Domingue, où il estime que la part de francs- maçons dans la société blanche est jusqu’à dix fois supérieure à celle qui existe en France13. La franc-maçonnerie se diffuse donc essentiellement dans les centres urbains, mais présente des profils sociologiques et politiques diversifiés : Élizabeth Escalle et Mariel Gouyon-Guillaume distinguent ainsi les loges de campagne, aristocratiques, réunissant de grands propriétaires, des loges urbaines, de composition sociale modeste, ouvertes aux artisans et employés, et des loges de notables, plus élitistes, à l’image du « Cercle des Philadelphes » au Cap, auquel appartient Moreau de Saint-Méry14. Les francs-maçons se trouvent partagés entre mouvances politiques et appartenances sociales diverses, bien que, dans le contexte colonial, l’une des caractéristiques dominantes reste l’exclusion des personnes de couleur15. La franc-maçonnerie domingoise du XVIIIe siècle a ainsi su dessiner un espace social original, adapté à la mobilité des individus, et dont la plasticité permet de traverser des contextes difficiles, notamment les épisodes révolutionnaires16.

Les migrations de refuge depuis Saint-Domingue de 1791 à 1809

8 Lorsque les troubles révolutionnaires touchent Saint-Domingue de 1791 à 1803 – voire 1809 pour les Caraïbes –, les populations domingoises se trouvent éparpillées au sein de l’espace atlantique et nombre d’entre elles trouvent refuge aux États-Unis – aussi bien colons, que libres de couleur et esclaves partis avec eux. Leur présence dans les ports

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américains s’accompagne du transfert des formes de sociabilité qui prospéraient à Saint-Domingue avant la Révolution parmi les colons d’origine européenne.

9 Suite à la révolte des esclaves de 1791, la situation politique à Saint-Domingue se détériore – notamment avec l’incendie du Cap-Français en 1793 –, les colons blancs, mais également des libres de couleur et des esclaves, se dispersent dans des lieux de refuge proches et plus ou moins connus17. Leurs principaux points de chute se trouvent sur la côte est des États-Unis, le golfe du Mexique et les Antilles voisines, notamment Cuba qui accueille jusqu’à 18 000 personnes venues de Saint-Domingue18. Certains s’orientent également vers la métropole. Cependant, ces premières vagues sont souvent temporaires. Si le contexte révolutionnaire français et le début des guerres européennes rendent plus difficile le retour en France, les retours à Saint-Domingue et les tentatives de reprendre possession des propriétés, en revanche, sont nombreux19. Après 1802-1803 et l’échec puis l’abandon définitif de l’entreprise de reconquête française, de nouveaux flux se dirigent vers le continent américain et, toujours, vers l’île proche de Cuba, qui offre des perspectives de développement de l’économie de plantation dans lequel les Domingois ont développé un savoir-faire, notamment la canne à sucre20. Cependant, après l’invasion française de l’Espagne en 1808, d’abord victorieusement repoussée, les revers de la couronne espagnole en 1809 suscitent une vague de francophobie et poussent les autorités de Cuba à expulser la population française de l’île21. Cette dernière vague, concentrée dans le temps (mai-juin 1809) et dans l’espace, provoque un débarquement massif à la Nouvelle-Orléans de presque 10 000 personnes, plutôt que dans les autres ports du Sud, l’arrivée des libres de couleur et esclaves étant tolérée à La Nouvelle-Orléans et refusée ailleurs22.

10 Les points de chute des réfugiés ne sont pas choisis au hasard, comme le montre Darrell Meadows, mais répondent à des liens, forts ou faibles, tissés dans l’espace caraïbe et sur le continent américain par le biais de relations commerciales, familiales ou amicales23. Les estimations de la présence française aux États-Unis dans les années 1790 vont jusqu’à 45 000 personnes, réfugiés de Saint-Domingue et émigrés royalistes confondus24. Malgré la diversité sociale, la forte mobilité et la dispersion de ces colons, la communauté de destin créée par le traumatisme de la révolte des esclaves et de la révolution haïtienne, associée à la création d’une catégorie administrative de « réfugié de Saint-Domingue » ouvrant droit aux secours de l’État français, puis à une indemnité, a mené à la désignation de ce groupe comme une « diaspora25 ». Des itinéraires individuels, tel celui de l’avocat Casimir Louis Moreau Lislet, natif de Dondon, à proximité du Cap, reflètent cette grande mobilité à travers l’Atlantique : s’étant formé au droit à Paris, il rentre à Saint-Domingue au tout début de la Révolution, fuit avec sa famille à Philadelphie en 1794, tente une réinstallation dans l’île à la fin des années 1790, mais doit fuir à nouveau en 1803 lors de l’échec final de l’expédition française. Il trouve refuge temporairement à Cuba et part très vite se fixer à La Nouvelle-Orléans en 1804, où il devient une figure centrale de la communauté domingoise. Si son itinéraire maçonnique à Saint-Domingue est mal connu, il devient en revanche un pilier dans la réorganisation des loges à La Nouvelle-Orléans au début du XIXe siècle.

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Les refondations de loges domingoises aux États- Unis, recours pour les réfugiés dans une période troublée (1791-1809)

11 New York, La Nouvelle-Orléans, mais aussi Philadelphie ou Charleston, représentent des pôles de reconfiguration des liens maçonniques pour les Domingois qui trouvent refuge dans ces villes. La fonction d’entraide est accrue par la situation de crise vécue par émigrés ou réfugiés, qui ont perdu tout ou partie de leurs ressources avec les heurts révolutionnaires. La franc-maçonnerie s’affirme comme référent offrant des liens de fraternité et de reconnaissance, une activité de charité et de bienfaisance à l’égard de ses membres et de leurs proches, mais aussi du reste de la société des migrants.

12 La chronologie et l’évolution des loges maçonniques dans des grands pôles de réception des réfugiés comme La Nouvelle-Orléans et New York reflète la situation d’entre-deux dans laquelle il se trouvent, entre refuge temporaire puis ancrage et adaptation au contexte américain. Dans les années 1790, les fondations ou refondations de loges françaises sont notamment liées aux interactions des Domingois avec d’autres réfugiés de plus ou moins longue date, tels que les émigrés royalistes ou les huguenots. Ces loges, souvent conçues comme expédients provisoires, connaissent une volatilité importante des membres, mais se pérennisent néanmoins. La plasticité de la franc- maçonnerie vis-à-vis des événements révolutionnaires, qui offre des ressources alternatives aux affiliations politiques ou sociales traditionnelles, explique notamment la rapidité de reconstitution des liens maçonniques dans les lieux de refuge temporaire. La refondation des loges en fait « des marques de repères voyants et pertinents26 » pour des individus dont les itinéraires ont été bouleversés.

13 La franc-maçonnerie a émergé depuis la deuxième moitié du XVIIIe dans tous les ports de la côte atlantique américaine, y compris à La Nouvelle-Orléans et à New York27. Cependant, au-delà de ces phases pionnières, le développement de loges françaises pérennes dans les deux villes fait suite aux troubles révolutionnaires en France et à Saint-Domingue. Leur influence dans le dynamisme maçonnique de la fin du XVIIIe siècle est déterminante, puisque toutes les loges françaises fondées à New York comme à La Nouvelle-Orléans dans les années 1790 le furent par des réfugiés français. Ces réunions sont généralement spontanées, à l’initiative d’un petit nombre de réfugiés, et leur régularisation par une autorité maçonnique n’a lieu qu’a posteriori, quelques mois, voire quelques années après leur fondation. Le chapitre de hauts grades La Triple Union de New York évoque ainsi le contexte de sa fondation28 : Le 3e jour du 10me MM∴ de l’an de la V∴ L∴ 5797 [3 décembre 1797], époque où les premiers malheurs qui avaient affligé l’infortunée colonie de Saint-Domingue avaient forcé nombre de ses habitans de se réfugier pour leur sûreté aux États-Unis, parmi eux se trouvoient plusieurs Maçons revêtus de hauts grades de l’ordre ayant le désir de se réunir entre eux en leurs qualités ils formèrent un Chapitre29.

14 Ces débuts sont tâtonnants, allant de chartes provisoires en interruptions. Lorsque l’émigration groupée de maçons originaires d’une même ville permet de reconstituer des loges, celles-ci sont relocalisées et considérées comme « ambulantes ». C’est le cas de La Réunion des Cœurs, fondée en 1786 à Jérémie et qui se reconstitue à Santiago de Cuba entre 1806 et 1809. La Réunion Désirée est également transplantée du Cap-Français à La Nouvelle-Orléans en 180630. De même, à New York, la reconstitution de loges françaises est validée par les membres de la « Grande Loge Provinciale de Saint-

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Domingue séante provisoirement à New York ». Dans le cas où l’on ne peut pas reconstituer une loge préexistante, notamment du fait de l’hétérogénéité de leurs origines, des maçons issus de loges différentes en créent une nouvelle. Onze maçons français adressent ainsi une pétition à la Grande Loge de l’État de New York le 4 septembre 1793. Sept d’entre eux détiennent des certificats de loges de Saint-Domingue et trois de France, le dernier ayant été initié à New York31. La Loge La Tendre Amitié Franco-Américaine ainsi formée fonctionne six mois, jusqu’en 1794, et compte vingt-neuf membres. Une nouvelle pétition en 1795 donne lieu à la fondation de L’Unité Américaine, puis de L’Union Française en 179732.

15 À la Nouvelle-Orléans, La Parfaite Union et L’Étoile Polaire sont fondées entre 1793 et 1794. Dans le contexte local d’une tutelle coloniale espagnole peu favorable, les fondateurs doivent s’adresser à des autorités maçonniques extérieures, en France ou aux États- Unis33. L’Étoile Polaire est fondée par sept maçons, dont deux originaires de loges antillaises et les cinq autres de loges des principaux ports français. Elle obtient une charte provisoire de la loge La Parfaite Sincérité de Marseille en 1796 avant d’être régularisée par le Grand Orient de France en 180334. Quant aux maçons fondateurs de La Parfaite Union en 1793, ils se tournent vers la Grande Loge de Caroline, ce qui laisse à penser qu’ils sont davantage proches des milieux huguenots, Charleston étant également l’un des pôles de refuge huguenot et de diffusion de la maçonnerie française en Amérique35.

16 On peut expliquer l’attachement de nombre des réfugiés français à la franc-maçonnerie par l’espace d’interconnaissances et de ressources qu’elle procure. La constitution des loges, comme l’a souligné Éric Saunier dans le cas normand, est d’abord et souvent l’affaire des « hasards des rencontres36 » entre individus, qui permettent l’agrégation d’un noyau de base, auquel viennent se greffer ensuite des éléments attirés par des solidarités familiales, régionales ou professionnelles. La fonction de structures de rassemblement, mais aussi de secours et de solidarité, est bien visible à travers les correspondances, ainsi que les minutes des différentes loges, qui témoignent de l’usage courant du tronc des pauvres afin de venir au secours de réfugiés, notamment veuves et orphelins, mais également par la dispense du paiement des quotités pour les frères dans le besoin37. Les loges deviennent ainsi des points de ralliement des réfugiés de Saint-Domingue, notamment les deux loges La Concorde et La Persévérance créées en 1810 à La Nouvelle-Orléans suite à l’afflux de réfugiés venus de Cuba. Pierre Pajaud, né à Jérémie, membre de La Réunion des Cœurs, reconstituée à Cuba, obtient ainsi de Julien Bayard, l’ancien Vénérable de la loge, l’autorisation de se joindre à La Persévérance, loge qu’il a choisie, dit-il, « parce qu’elle réunit tous mes amis ou mes connaissances38 ». Les loges apparaissent comme le recours des réfugiés lorsque le reste de leurs repères a disparu : les membres de La Persévérance rappellent que la reprise des travaux au sein de la loge « [les] aida à sortir de l’abattement où [les] avaient plongé le malheur qu’[ils] ven[aient] d’essuyer en l’isle de Cuba39 ».

17 Si les premières loges créées présentent un caractère temporaire et une forte volatilité de leurs membres, elles deviennent dans un second temps des structures d’intégration d’un nombre croissant de réfugiés des deux villes.

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Les interactions entre franc-maçonnerie et politique et l’adaptation des loges françaises au cadre américain au début du XIXe siècle

18 Bien que s’adressant à une frange restreinte de la population des réfugiés – on compte près de 300 membres à La Nouvelle-Orléans comme à New York dans les loges françaises avant 181540 –, le développement de ces structures de sociabilité participe de l’essor de la conscience politique au sein de la population française. En effet, la franc- maçonnerie joue un rôle moteur dans les recompositions sociales et politiques en cours. D’une part, elle contribue à intégrer des populations d’origines diverses autour d’une fraternité dont la vocation est de dépasser les frontières nationales, sociales et politiques. D’autre part, elle constitue aux États-Unis un vecteur de développement de la culture patriotique, en référence aux pères fondateurs américains, illustres francs- maçons41. Dès leur arrivée aux États-Unis, les loges issues de Saint-Domingue ont amendé leurs règlements en signe d’adhésion aux nouvelles autorités : À tous les banquets, les santés seront réglées ainsi qu’il suit : (voyez les changements) La 1e santé : ‘‘À la santé de l’Empire français de l’Empereur & de tous les Gouvernements protecteurs des M.’’ est remplacée par ‘‘Au Gouvernement des États-Unis, de son président et de tous les gouvernements protecteurs des Maçons’’ 42

19 Steven Bullock rappelle que, dans la société américaine de la jeune république, la franc- maçonnerie joue un rôle politique dans les liens informels qu’elle assure entre les élites américaines43. Cette remarque peut s’étendre aux loges françaises aux États-Unis dans cette période. Sans avoir une finalité exclusivement politique – puisque les statuts maçonniques excluent souvent explicitement ces préoccupations « profanes » – elles développent néanmoins des formes d’idéal qui l’associent étroitement avec la république et les pères fondateurs, et les formes politiques « aristocratiques » en vigueur, à travers des pratiques de patronage. Ce brassage des élites est également ouvert à une culture maçonnique transatlantique, où les figures de Washington comme de Lafayette prédominent44. Cette adaptation au contexte américain n’empêche pas de garder la marque de l’héritage colonial, notamment au regard des discriminations raciales au sein des loges : les règlements de la Grande Loge de Louisiane précisent que ne peuvent prétendre à l’initiation que les individus « d’une réputation intacte, du sexe masculin, d’un âge mûr, c’est-à-dire d’avoir au moins vingt-et-un an, né de parens libres et blancs, sains de corps et de jugement, et qu’ils aient en outre des biens ou un état ou profession qui puisse leur assurer une existence honnête45 ».

20 Cependant, l’expression de ces solidarités est indissociable des clivages sociaux et politiques issus de l’ère des révolutions et liés à l’intégration des migrants dans les sociétés d’accueil. Les loges sont une interface tout à fait révélatrice d’une géographie maçonnique encore incertaine, à l’heure où les rites sont en constante évolution et où les autorités maçonniques traditionnelles – en France métropolitaine ou dans les colonies – sont encore bouleversées par les épisodes révolutionnaires. Bien que les motifs des rivalités et des tensions entre et au sein des loges ne se lisent pas toujours très clairement, on peut tenter d’en éclairer certains aspects. D’une part, les divisions à New York semblent provenir d’une difficile agrégation des membres de l’ancienne loge huguenote avec les nouveaux maçons domingois, ce qui expliquerait la scission de 1805

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entre « les descendants des Huguenots & les Français46 » menant à la création de La Sincérité. Plus qu’une division religieuse – L’Union Française comme La Sincérité comptant des catholiques et des protestants en leur sein –, il semble que les clivages soient davantage sociaux et politiques. La Sincérité regroupe des militaires et aristocrates français, alors que L’Union Française est davantage une loge de négociants français et d’artisans issus de Saint-Domingue.

21 Les motifs de désunion à La Nouvelle-Orléans semblent être davantage liés à la question de l’autorité maçonnique et des rites au sein de l’Atlantique, bien que les divisions politiques et sociales sous-jacentes soient également présentes. La Parfaite Union et La Charité appartiennent aux réseaux maçonniques établis en relation avec la Grande Loge de Caroline du Sud implantée à Charleston. La Charité aurait même été reconstituée par des frères de La Candeur établie précédemment à Charleston 47. Elles pratiquent toutes deux le rite d’York, dominant aux États-Unis, alors que L’Étoile Polaire, créée par des réfugiés de Saint-Domingue, a transplanté le rite français, régularisé par le Grand Orient de France en 1803, de même que La Réunion des Cœurs. Or, la distance avec la France à l’heure des guerres napoléoniennes menace ces loges d’isolement, dans un contexte de rivalités locales. Du fait des liens établis par les francs-maçons de Saint- Domingue avec les loges de Philadelphie, où de nombreux réfugiés se sont installés dans les années 1790, la Grande Loge de Pennsylvanie vient alors suppléer aux autorités françaises. Louis Casimir Moreau Lislet, avocat et ancien propriétaire de Saint- Domingue, qui a séjourné à Philadelphie en 1794 avant de repartir sur l’île, pour la quitter définitivement en 1803, est l’acteur principal de cette adaptation des loges françaises au contexte américain. Il est à l’origine du passage des deux loges de rite français moderne, La Réunion Désirée et L’Étoile Polaire, au rite d’York entre 1808 et 1811, et de leur affiliation à la Grande Loge de Pennsylvanie. Il rédige ainsi les articles de transition de L’Étoile Polaire entre rite français et rite d’York 48. Cette synthèse entre traditions française, coloniale et américaine dans le domaine maçonnique peut être mise en parallèle avec son travail de rédaction du Code civil de la Louisiane. À la demande de la Législature de la Louisiane, il a en effet été chargé en 1808, avec le juriste américain James Brown, de synthétiser les traditions juridiques espagnoles et françaises héritées de la période coloniale et du code Napoléon au sein du nouveau code civil louisianais49. Il représente également la Grande Loge de Pennsylvanie lors de la création en 1810 de deux nouvelles loges au rite d’York, La Concorde et La Persévérance. Cette logique d’intégration permet l’unification des rites et des affiliations : le rite français et l’affiliation au Grand Orient de France disparaissent temporairement pendant une décennie en Louisiane.

22 Les cinq loges francophones de la Nouvelle-Orléans – les deux loges anglophones ayant refusé de s’y associer – parviennent alors à s’accorder pour créer la Grande Loge de Louisiane. Cet événement est révélateur puisqu’il a lieu en 1812, l’année où la Louisiane devient État de l’Union après la phase de transition territoriale, et marque en ce sens une autonomisation locale, aussi bien politique que dans les structures maçonniques. Les premiers officiers de la Grande Loge, Pierre François Dubourg, négociant originaire du Cap-Français, et Louis Casimir Moreau Lislet, témoignent de la prééminence des réfugiés de Saint-Domingue en son sein50. Cette ascension des réfugiés traduit ainsi les évolutions de la société louisianaise, ainsi que la capacité d’intégration maçonnique en divers cercles d’appartenance qui favorisent l’implication politique dans la vie de la cité.

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23 Une phase de stabilisation a ainsi lieu au cours de la première décennie du XIXe siècle, avec le départ de nombre d’émigrés royalistes et les nouveaux mouvements des réfugiés de Saint-Domingue. À La Nouvelle-Orléans en particulier, le contexte d’intégration politique de la Louisiane dans la république américaine rejaillit sur les réfugiés domingois qui, en abandonnant progressivement l’espoir d’un retour, s’intègrent à la société louisianaise et s’unissent, comme en témoigne l’adoption maçonnique d’un rite commun et la fondation d’une Grande Loge.

***

24 Le cas de la franc-maçonnerie comme structure de sociabilité, par sa dimension atlantique, permet d’appréhender la façon dont les réfugiés de Saint-Domingue traversent les troubles révolutionnaires et s’organisent dans leurs lieux de passage ou d’installation, à New York et La Nouvelle-Orléans. Le fait que les loges s’adaptent à leur environnement, en termes de rites et d’affiliations, témoigne de la souplesse de cette forme de sociabilité qui, malgré les tensions et dissensions internes souvent à l’œuvre, prospère aux États-Unis dans les premières décennies du XIXe siècle. Leur caractère élitiste et cosmopolite, qui s’ouvre néanmoins à un certain nombre de catégories intermédiaires, va de pair avec l’extériorisation de l’action maçonnique, à travers ses interactions avec d’autres formes de sociabilité, notamment dans le cadre religieux ou philanthropique, qui assurent un lien social aux anciens colons déracinés après l’indépendance haïtienne.

NOTES

1. Darrell R. MEADOWS, The Planters of Saint-Domingue, 1750-1804: Migration and Exile in the French Revolutionary Atlantic, thèse de doctorat, Carnegie Mellon University, 2004, p. 133. 2. « Morin », Encyclopédie de la franc-maçonnerie, dir. Éric SAUNIER, Paris, LGF, 2000, p. 587-589. 3. Éric SAUNIER, « L’espace caribéen, enjeu de pouvoir pour la franc-maçonnerie française », REHMLAC, vol. 1, no 1, mai-novembre 2009, p. 42-56. 4. Voir notamment les travaux de Chloé DUFLO, La franc-maçonnerie dans les villes de Guadeloupe entre 1770 et 1848. Espaces de sociabilité et parcours individuel, mémoire de Master 2, sous la direction de Bernard Gainot, IHRF, 2009. 5. Pierre-Yves BEAUREPAIRE, L’Europe des francs-maçons : XVIIIᵉ-XXIe siècles, Paris, Belin, 2002, p. 90-99 . 6. Éric SAUNIER, Révolution et sociabilité en Normandie au tournant des XVIIIᵉ et XIXᵉ siècles : 6 000 francs- maçons de 1740 à 1830, Rouen, Publications des Universités de Rouen et du Havre, 1999 ; Jacques DE CAUNA, L’Eldorado des Aquitains, Gascons, Basques et Béarnais aux Îles d’Amérique, Biarritz, Atlantica, 1998. Au XVIIIe siècle, la majorité des loges-mères de loges domingoises sont bordelaises ou marseillaises : Élisabeth ESCALLE et Mariel GOUYON GUILLAUME, Francs-maçons des loges françaises « aux Amériques », 1770-1850 : Contribution à l’étude de la société créole, s.n., 1993. 7. Jacques HOUDAILLE, « Quelques données sur la population de Saint-Domingue au XVIIIᵉ siècle », Population, vol. 28, no 4/5, 1973, p. 859-872.

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8. Jacques DE CAUNA, L’Eldorado des Aquitains, Gascons, Basques et Béarnais aux Îles d’Amérique, op. cit. ; Mickaël AUGERON et Dominique GUILLEMET, Champlain ou les Portes du Nouveau Monde : cinq siècles d’échanges entre le Centre-Ouest français et l’Amérique du Nord, La Crèche, Gestes Éditions, 2004 ; Henri DE CHARNISAY, L’émigration basco-béarnaise en Amérique, Biarritz, J&D Éditions, 1996. 9. Élisabeth ESCALLE et Mariel GOUYON GUILLAUME, Francs-maçons des loges françaises aux « Amériques », 1770-1850 : Contribution à l’étude de la société créole, op. cit. ; Jean-Marc VAN HILLE, Dictionnaire des marins francs-maçons, Gens de mer et professions connexes aux XVIIIᵉ, XIXᵉ et XXᵉ siècles : Travaux de la loge maritime de recherche La Pérouse (collection Kronos no 56), Paris, L’Harmattan, 2011 ; Georges ODO, La franc-maçonnerie dans les colonies, 1738-1960, Paris, Éditions Maçonniques de France, 2001. 10. Pierre-Yves BEAUREPAIRE, « Les loges maçonniques littorales face à la politique centralisatrice des obédiences parisiennes au XVIIIᵉ siècle », dans Gérard Le Bouëdec et François Chappé (dir.), Pouvoirs et littoraux du XVᵉ au XXᵉ siècle. Actes du colloque international de Lorient (24, 25, 26 septembre 1998), Rennes, PUR, 2000, p. 181-189 ; Pierre-Yves BEAUREPAIRE, « Fraternité universelle et pratiques discriminatoires dans la Franc-Maçonnerie des Lumières », Revue d’Histoire moderne et contemporaine, vol. 44, no 2, 1997, p. 195-212 ; Éric SAUNIER, « Les pratiques culturelles dans un port de traite. Les négriers et la franc-maçonnerie au Havre au XVIIIᵉ siècle », dans Marcel DORIGNY (dir.), Esclavage, résistances et abolitions Paris, Éditions du CTHS, 1999, p. 150. 11. Georges ODO, La franc-maçonnerie dans les colonies, 1738-1960, op. cit. ; Élisabeth ESCALLE et Mariel GOUYON GUILLAUME, Francs-maçons des loges françaises « aux Amériques », 1770-1850 : Contribution à l’étude de la société créole, op. cit. 12. Jacques HOUDAILLE, « Quelques données sur la population de Saint-Domingue au XVIIIᵉ siècle », Population, vol. 28, no 4/5, 1973, p. 859-872 ; Louis-Élie MOREAU DE SAINT-MÉRY, La description topographique, physique, civile, politique et historique de la partie française de Saint-Domingue, Paris, Société française d’histoire d’outre-mer, 2004. 13. Jacques de Cauna, « Autour de la thèse du complot : franc-maçonnerie, révolution et contre- révolution à Saint-Domingue, 1789-1791 », dans Cécile Revauger (dir.), Lumières, no 7, Franc- maçonnerie et politique au siècle des Lumières : Europe-Amériques, 2006, p. 289-310. 14. La sociabilité au sein de cette loge a notamment été précisément étudiée dans James E. MCCLELLAN III, « L’historiographie d’une académie coloniale : le Cercle des Philadelphes (1784-1793) », Annales historiques de la Révolution française, no 320, 2000, p. 77-88. 15. Pierre-Yves BEAUREPAIRE, « Fraternité universelle et pratiques discriminatoires dans la Franc- Maçonnerie des Lumières », art. cit., p. 195-212. 16. Voir notamment Luis P. MARTÍN, Les francs-maçons dans la cité : les cultures politiques de la franc- maçonnerie en Europe, XIXᵉ-XXᵉ siècle, Rennes, PUR, 2000 ; Cécile REVAUGER (dir.), Lumières, no 7, Franc-maçonnerie et politique au siècle des Lumières : Europe-Amériques, op. cit. ; Pierre-Yves BEAUREPAIRE, « Les loges maçonniques littorales face à la politique centralisatrice des obédiences parisiennes au XVIIIᵉ siècle », art. cit., p. 181-189. 17. Laurent DUBOIS, Avengers of the New World. The Story of the Haitian Revolution, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 2004 ; Darrell MEADOWS, The Planters of Saint-Domingue, 1750-1804: Migration and Exile in the French Revolutionary Atlantic, op. cit. 18. Gabriel DEBIEN et Philip WHRIGHT, « Les colons de Saint-Domingue passés à la Jamaïque (1792-1835) », Bulletin de la Société d’Histoire de la Guadeloupe, no 26, 1975, p. 3-217 ; Alain YACOU, L’émigration à Cuba des colons français de Saint-Domingue au cours de la Révolution, thèse de doctorat, université Bordeaux III (Bordeaux), 1975 ; Agnès RENAULT, D’une île rebelle à une île fidèle : les Français de Santiago de Cuba : 1791-1825, Mont-Saint-Aignan, Publications des universités de Rouen et du Havre, 2012, p. 67. 19. Laurent DUBOIS, Avengers of the New World. The Story of the Haitian Revolution, op. cit. ; David Barry GASPAR et David Patrick GEGGUS, A Turbulent Time: The and the Greater

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Caribbean, Bloomington, Indiana University Press, 1997 ; Darrell MEADOWS, The Planters of Saint- Domingue, 1750-1804: Migration and Exile in the French Revolutionary Atlantic, op. cit. ; Ashli WHITE, “A Flood of Impure Lava”: Saint Dominguan Refugees in the United States, 1791-1820, thèse de doctorat, Columbia University, 2003. 20. Agnès RENAULT, La communauté française de Santiago de Cuba entre 1791 et 1825, thèse de doctorat, Université du Havre (Le Havre), 2007. 21. Gabriel DEBIEN, « Réfugiés de Saint-Domingue expulsés de la Havane en 1809 », Anuario de Estudios AmÉricanos, no 35, 1979, p. 555-610. 22. Ashli WHITE, « “A Flood of Impure Lava”: Saint Dominguan Refugees in the United States, 1791-1820 », op. cit.; Paul F. LACHANCE, « The 1809 Immigration of Saint-Domingue Refugees to New Orleans: Reception, Integration and Impact », Louisiana History, vol. XXIX, no 2, 1988, p. 109-141. 23. Darrell R. MEADOWS, « Engineering Exile: Social Networks and the French Atlantic Community, 1789-1809 », French Historical Studies, vol. 23, 2000, p. 67-102; Frances SERGEANT CHILDS, French Refugee Life in the United States, 1790-1800; an American Chapter of the French Revolution, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1940, p. 103-121; Agnès RENAULT, « Los francmasones franceses de la jurisdiccion de Cuba al principio del siglo xix », Revista de Estudios Históricos de la Masonería Latinoamericana y Caribeña, vol. 1, no 1, 2009, p. 61-71, p. 61. 24. Allan POTOFSKY, « The “Non-Aligned Status” of French Emigrés and Refugees in Philadelphia, 1793-1798 », Transatlantica, 2006, transatlantica.revues.org/1147, consulté le 30 novembre 2017. 25. Nathalie DESSENS, « Élites et diasporas : les réfugiés de Saint-Domingue dans les Amériques au XIXème siècle », dans Christian Lerat (dir.), Élites et intelligentsias dans le monde caraïbe, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 43-58. 26. Élisabeth ESCALLE et Mariel GOUYON GUILLAUME, Francs-maçons des loges françaises "aux Amériques" 1770-1850 : Contribution à l’étude de la société créole, op. cit. 27. Fonds maçonnique, FM²-561, BnF ; « L’histoire de la Loge Écossaise de la Nouvelle-Orléans », Latomia, Documents Sharp vol. IV, no 129, 2009. Sur la franc-maçonnerie française avant 1800 à New York, voir Pierre F. DE RAVEL D’ESCLAPON, « Les loges françaises à New York au XVIIIᵉ siècle », Chroniques d’Histoire Maçonnique, vol. 66, 2010, p. 29-51. Lors de la fondation de L’Étoile Polaire à La Nouvelle-Orléans en 1795, l’un des membres fondateurs, Jean-Baptiste Dezillets, ancien officier d’infanterie est « muni de certificats des R∴R∴L∴L∴ La Parfaite Union à l’O∴ de New York et de L’Union Parfaite à l’O∴ de la Rochelle en datte des 24 9bre 5760∴ et 10 avril 5763∴ », Fonds maçonnique, FM2-560, BNF. 28. Le « chapitre » désigne une « loge regroupant les maçons issus des grades supérieurs à ceux d’apprenti, de compagnon et de maître ». Pierre-Yves BEAUREPAIRE, L’Europe des francs-maçons : XVIII ᵉ-XXIe siècles, op. cit., p. 286. 29. Chapitre La Triple Union, New York, Fonds maçonnique, FM2-561, BNF. 30. Tableau de La Réunion des Cœurs, 1806, MSS 895, Box 6, Howard Tilton Memorial Library, Tulane University ; Agnès RENAULT, « Los francmasones franceses de la jurisdiccion de Cuba al principio del siglo XIX », art. cit. ; « Articles of incorporation, Statutes & Constitutions », La Réunion Désirée, 1806-1808, MSS 895, Box 11, Howard Tilton Memorial Library, Tulane University. 31. La Grande Loge Provinciale de Saint-Domingue séante provisoirement à New York est mentionnée sur les planches d’installation de L’Union Française, 3 janvier 1798, Fonds Maçonnique, FM2-562, BNF. Les loges d’origine des pétitionnaires à Saint-Domingue sont La Vérité, La Loge de Sion, La Bienfaisance, Les Cœurs sans Faute, La Réunion des Cœurs Franco-Américains (Orient du Cap Français), Les Amis Réunis (Orient du Port de Paix), La Parfaite Union (Orient des Cayes) ; et, en France, Les Cœurs réunis, sensibles et véridiques (Orient de Nantes), Les Vrais Amis (Orient de Sigean), L’Union Parfaite (Orient de Nancy) : liste reproduite dans Règlements Particuliers, Historique, Etc. de l’Union Française no 17, New York, A. Lallemand, 1915.

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32. Pierre F. DE RAVEL D’ESCLAPON, « Les loges françaises à New York au XVIIIᵉ siècle », art. cit., p. 38-48. 33. L’histoire des premiers temps de la maçonnerie a été résumée par un franc-maçon anonyme en 1828 : Manuel Maçonnique, à l’Usage des Franc-Maçons Acceptés du Rite Ancien d’York, Résidants à la Louisiane, Edwin Lyman, 1828. Il a été repris dans James B. SCOT, Outline of the Rise and Progress of Freemasonry in Louisiana. From Its Introduction to the Re-Organization of the Grand Lodge in 1850, New Orleans, 1923 ; Glen Lee GREENE, Masonry in Louisiana: a Sesquicentennial History, 1812-1962, New York, Exposition Press, 1962. 34. Les loges d’origine des fondateurs sont La Sincérité à l’O∴ de Marseille, L’Union Parfaite à l’O∴ de la Rochelle, La Parfaite à l’O∴ de Nantes, La Fidélité à l’O∴ du Havre, La Vérité à l’O∴ du Cap Français, Saint-Domingue, et La Sincérité à l’O∴ de Saint Pierre, Martinique : L’Étoile Polaire, Fonds Maçonnique, FM2-560, BNF. 35. Lettre de la R∴L∴ La Parfaite Union no 29 au G∴ Or∴ de France, Or∴ de La Nouvelle- Orléans le 14me Jour du 1er M∴M∴ de l’an de la vraie lumière 5802, La Parfaite Union, Fonds Maçonnique, FM2-561, BNF. La demande de constitution au Grand Orient de France ne semble pas avoir abouti. 36. Éric SAUNIER, Révolution et sociabilité en Normandie au tournant des XVIIIᵉ et XIXᵉ siècles : 6 000 francs-maçons de 1740 à 1830, op. cit., p. 91. 37. Parmi de nombreux exemples tirés de la correspondance de La Persévérance à La Nouvelle- Orléans entre 1810 et 1812, on peut citer la lettre du frère Visinier du 3 mai 1810, demandant une exonération de quotités pour cause de difficultés financières ; celle de Saintaraille du 28 juillet 1812, demandant une aide pour un frère emprisonné pour dettes ; ou celle de la veuve Casalis le 26 juillet 1812, demandant l’aide pour la veuve d’un frère : MSS 895, Box 17, Howard Tilton Memorial Library, Tulane University. 38. Lettre de Pierre Pajaud à Julien Bayard, La Nouvelle-Orléans, 5 juin 1810, MSS 895, Box 17, Howard Tilton Memorial Library, Tulane University. 39. Correspondance de la loge La Persévérance avec La Parfaite Union, 28 juin 1810, MSS 895, Box 17, Howard Tilton Memorial Library, Tulane University. 40. On dénombre 315 membres initiés ou affiliés à L’Union Française à New York de 1797 à 1814, publiés dans la « Liste des membres de “L’Union Française” depuis sa fondation », Règlements de L’Union Française n° 17, New York, s. n., 1952, p. 93-106. Il faut leur ajouter les membres de la loge La Sincérité de 1805 à 1814, dont on ne dispose pas des tableaux. Un certain nombre de francs- maçons n’appartenant pas à L’Union Française, et dont on peut supposer qu’ils appartiennent à La Sincérité, apparaissent dans les tableaux du chapitre La Triple Union dont on dispose de 1806 à 1812 : ils représentent 14 des 66 hauts grades membres du chapitre : Fonds Maçonnique, FM2-561, BNF. À La Nouvelle-Orléans, on compte 338 membres dans les loges françaises avant 1815 : Marieke POLFLIET, Émigration et politisation : les Français de New York et La Nouvelle-Orléans dans la première moitié du XIXe siècle (1803-1860), Thèse de doctorat, Université de Nice-Sophia Antipolis, 2013, p. 777-816. 41. Steven C. BULLOCK, Revolutionary Brotherhood: Freemasonry and the Transformation of the American Social Order, 1730-1840, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1996, p. 137-162. 42. Statuts et règlements particuliers de la R∴ L∴ La Réunion Désirée revue, corrigés et augmentés dans ses séances des 12e du 7e M∴, 21e du 10e M∴ et 18 e du 11e M∴ 5806 , Chapitre 14, Article 4 ; MSS 895, Box 11, Howard Tilton Memorial Library, Tulane University. 43. « In Almost Every Place Where Power is of Importance: Politics, 1790-1826 », chapitre 8, dans Steven C. BULLOCK, Revolutionary Brotherhood: Freemasonry and the Transformation of the American Social Order, 1730-1840, op. cit., p. 220-238. 44. Les francs-maçons français de New York se sont ainsi associés aux honneurs rendus à la mort de Washington en organisant une cérémonie dans l’Église du Saint-Esprit le 31 décembre 1799 :

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John Albert MAYNARD, The Huguenot Church of New York: a History of the French Church of Saint Esprit, New York, 1938, p. 207 45. Ahiman Rezon ou Reglemens Généraux à l’usage des Anciens Maçons d’York, sous la Jurisdiction de la G∴ L∴ de la Louisiane, La Nouvelle-Orléans, P. et C. Roche, 1813, p. 13. 46. Victor DE LIEUVIN, « Histoire de la Loge l’Union Française no 17 », L’Union Française - Collection de documents divers de 1795 à 1997, 1886, p. 16-17. 47. Manuel Maçonnique, à l’Usage des Franc-Maçons Acceptés du Rite Ancien d’York, Résidants à la Louisiane, op. cit., p. 2. 48. Manuel Maçonnique, à l’Usage des Franc-Maçons Acceptés du Rite Ancien d’York, Résidants à la Louisiane, op. cit., p. 5. 49. Alain A. LEVASSEUR, Louis Casimir Elisabeth Moreau-Lislet, Foster Father of Louisiana Civil Law, Baton Rouge, La., Louisiana State University, Law Center Publications Institute, 1996, p. 95-133; Alain A. LEVASSEUR, Moreau-Lislet: The Man Behind the Digest of 1808, Baton Rouge, La., Claitor’s Publishing Division, 2008. 50. James B. SCOT, Outline of the Rise and Progress of Freemasonry in Louisiana, op. cit., p. 19-20.

RÉSUMÉS

Cet article se propose d’analyser les conséquences des révolutions de Saint-Domingue sur les formes de sociabilité atlantiques, et plus spécifiquement la franc-maçonnerie, qui tenait une place éminente et innovante avant la Révolution. En effet, au tournant du XIXe siècle, suite à la révolte des esclaves de Saint-Domingue puis la perte définitive de l’île et l’indépendance d’Haïti, la fuite et l’implantation d’un nombre important de colons dans les grandes villes américaines suscite la recréation de loges maçonniques et leur adaptation au contexte américain. New York et La Nouvelle-Orléans accueillent, en particulier, un nombre significatif de réfugiés de Saint- Domingue qui sont à l’origine de la fondation de multiples loges qui deviennent des théâtres d’expérimentation qui prolongent celles menées à Saint-Domingue, notamment en matière de rites et de formation de réseaux maçonniques. La transition entre refuge temporaire et exil définitif pour les Domingois se traduit aussi par une américanisation progressive – mais incomplète – des structures maçonniques animées par les réfugiés dans les premières décennies du XIXe siècle.

This article is about the revolutionary episodes that took place in Saint Domingue and their consequences on Atlantic forms of sociability, and more precisely on freemasonry, which held a significant and unprecedented social role before the Revolution. At the beginning of the 19th century, the slave revolt and the Haitian independence led a large number of colonists to seek refuge in major United States cities, where they recreated masonic lodges. Most notably, New York and New Orleans hosted numerous refugees, who created various lodges where they could experiment new rites and expand masonic networks. The fact that a temporary refuge turned into a permanent exile led to the Americanization of the masonic structures run by Domingans in the first decades of the 19th, even though such Americanization remained incomplete.

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INDEX

Mots-clés : sociabilité, réfugiés, franc-maçons, Saint-Domingue, États-Unis, 19e siècle Keywords : sociability, Refugees, Freemasons, Saint-Domingue, United States, 19th century

AUTEUR

MARIEKE POLFLIET Université de Nice Sophia Antipolis EHESS

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Le projet de Lycée colonial du naturaliste Descourtilz à Saint- Domingue en 1802

Vincent Cousseau et Michel C. Kiener

1 Au début de l’année 1802, suite à la cessation des hostilités entre la France et l'Angleterre, la colonie française de Saint-Domingue fait l’objet d’une brutale opération militaire de reconquête voulue par Bonaparte. Elle répond aux intérêts des milieux coloniaux et aux inquiétudes des négociants des ports atlantiques1, avec le projet, encore dissimulé, de rétablir l’ordre esclavagiste d’Ancien Régime. Les généraux ne doutent pas du succès, et c’est dans ce contexte de réaction coloniale2 qu’ils accueillent le projet de Lycée colonial que leur soumet un jeune médecin naturaliste, Michel Étienne Descourtilz. Celui-ci n’a pas cessé, depuis son arrivée à Saint-Domingue en 1799, d’inventorier le milieu naturel et d’étudier au plus près les populations noires qu’il découvre, dans un monde pourtant en plein bouleversement social et politique.

2 Toussaint Louverture, après avoir bouté les Anglais hors de l’île, actionne tous les leviers pouvant contribuer à consolider son pouvoir personnel. Il rallie avec un certain succès les colons restés dans l’île et permet le retour des émigrés, tout en donnant le change à une France dubitative quant à ses intentions profondes3. C’est dans ce contexte que Descourtilz, tout adonné à sa passion naturaliste et à la recherche de protecteurs, propose ses services, disposé à servir le régime légal en place quel qu’il soit. Durant trois années, il accumule des références, missionné successivement par le commissaire français Roume, Toussaint Louverture et Dessalines. Aussi incongru qu’il puisse paraître, ce projet émanant d’un provincial issu d’une famille du Loiret pleinement engagée dans le mouvement révolutionnaire4 constitue un bon marqueur des Lumières et d’une science naturaliste en action.

3 Aux archives de la Défense à Vincennes on trouve en effet un curieux document, un « Plan d’organisation d’un Lycé [sic] colonial à établir à St Domingue », daté du 1er avril 1802, donc rédigé dans la foulée du débarquement de l’expédition du général Leclerc voulue par Bonaparte et censée assurer la reprise d’une colonie en sécession5. Les deux feuilles manuscrites, adressées « au général Dugas » (en fait Dugua), chef d’état-major de

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l’expédition, sont signées sur la lettre d’envoi « Descourtilz, médecin naturaliste » et, sur le Plan proposé, « M. E. Descourtilz », un homme dont on ignorait presque tout il y a peu encore.

4 Un inconnu pour un projet farfelu ? Tout au contraire le témoin précieux d’un continent perdu, le patient travail d’inventaire naturaliste amorcé à la fin du XVIIIe siècle dans la perle des Antilles, au sein même d’une société clivée socialement et racialement. Et cela dans le droit fil du « projet colonial » porté par les institutions scientifiques du royaume de France puis de la République. L’auteur, Michel-Étienne Descourtilz (1777-1838), est bien référencé comme l’auteur d’une Flore pittoresque et médicale des Antilles en huit volumes parue sous la Restauration (de 1821 à 1827)6, sans parler des autres travaux portant sur les maladies tropicales, la mycologie et les troubles fonctionnels de la sexualité7.

5 Les recherches menées à l’occasion d’un travail sur les violences à Saint-Domingue l’ont sorti de l’oubli et l’on sait désormais qu’il s’agit d’un médecin naturaliste doué, idéal- type de la nouvelle génération de naturalistes, celle qui doit tout aux Lumières et surtout aux institutions scientifiques et savantes portées par la Révolution8. Au retour d’un tragique périple antillais qui faillit lui être fatal, il parvient à faire publier en 1809 ses Voyages d’un naturaliste en trois tomes 9. Cet ouvrage singulier mêle le récit de ses tribulations et les observations scientifiques qu’il a conduites entre 1799 et 1803 à Saint-Domingue, dans une île alors plongée dans les affres de la guerre civile et coloniale. Les Voyages se présentent donc comme un recueil d’études diverses liées à l’expérience vécue de leur auteur, permettant d’appréhender les conditions de construction du savoir naturaliste dans l’île au plus près du terrain et des acteurs. On suit par là le mode de circulation de l’information scientifique10 dans une phase de reconstitution des réseaux de savoir en milieu colonial, aux enjeux certes scientifiques, mais aussi utilitaires et politiques.

Un voyage initiatique, entre science et affaires

6 Michel-Étienne Descourtilz, provincial natif d’Orléans, est le fils du régisseur et homme de confiance de l’évêque d’Orléans, acquéreur d’un petit château, puis acteur de la Révolution dans le département du Loiret. Élève au collège d’Orléans puis formé à l’anatomie à l’« école royale de chirurgie » de la ville11, comme il le précise lui-même, il monte assez rapidement à Paris poursuivre sa double formation de médecin chirurgien et de botaniste naturaliste, savoirs alors complémentaires. L’anatomie a désormais droit de cité dans l’histoire naturelle avec la dissection systématique de spécimens, en vue d’aboutir aux « principes substantiels permettant d’expliquer un ensemble donné de phénomènes12 ». Le jeune Descourtilz semble en effet pénétré, on va le voir, de cette culture nouvelle acquise sous le Directoire, même si l’on peut s’interroger sur les références qu’il invoquera dans sa lettre au général Dugua : « L’étude de la Nature fut dès mon premier âge le principal but de mes occupations. Lié d’intimité avec les Daubenton, Valmont-Bomare, Sage, Charles13 etc., je puisai près de ces hommes illustres le germe de connoissances que l’acquit & l’expérience me font développer de jour en jour14. » On ne retrouve pas ici les noms de Jussieu, Lamarck, Desfontaines et André Thouin, qui furent les mentors du médecin naturaliste rochelais Aimé Bonpland (né en 1773), et les figures de proue de l’histoire naturelle de la période révolutionnaire. Quoi qu’il en soit, le jeune Descourtilz se dote lui-même, soit au château familial de Boësses

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(Gâtinais), soit à Paris, d’un « cabinet d’histoire naturelle de phisique et chimie » et, quand il prend la décision de partir pour Saint-Domingue en 1798, il se retrouve, selon ses dires, « chargé par ordre de l’institut National de la description anatomique & historique du Cayman de St Domingue »15.

7 Il est ainsi porteur d’une culture personnelle doublement moderne : apprenti médecin – il ne passera sa thèse que bien après son retour en France –, il est aussi un Linnéen de naissance pourrait-on dire, formaté par les contacts qu’il a eus à Paris avec les naturalistes travaillant dans les trois ordres de la Nature, minéral, végétal et animal. Son intégration précoce au milieu savant parisien s’accompagne de son entrée en loge. Sa qualité de franc-maçon, qu’il revendique hautement, lui sauve la mise à plusieurs reprises, tant sur mer que sur terre, plongé qu’il est au cœur de l’histoire tragique de Saint-Domingue.

8 Ainsi formé, et devenu le mari d’une richissime créole de dix-sept ans16, le jeune Descourtilz se retrouve missionné par sa belle-famille pour « [re]prendre possession [à Saint-Domingue] de l’habitation de M. Rossignol-Desdunes […] dont enfin nous venions d’obtenir la levée du séquestre » (Voyages, II, p. 91)17. L’enjeu est important puisqu’il s’imagine déjà « propriétaire millionnaire » par sa femme, mais les questions patrimoniales ne l’intéressent guère, et la gestion de domaines moins encore. La mission familiale lui offre surtout l’opportunité d’étudier à peu de frais un monde qui lui est totalement nouveau, avec l’espoir de s’insérer davantage encore dans le milieu savant. De fait, son voyage autofinancé et sa connexion institutionnelle bien ténue font de lui un naturaliste libre de ses mouvements. À ce moment, les autorités françaises ne délivrent des passeports pour Saint-Domingue qu’avec une extrême parcimonie, mais Descourtilz est précisément mandaté par des parents fortunés et propriétaires, qui espèrent recouvrer leurs biens sans en encourir directement les risques. Parti de Paris en mai 1798, il se retrouve toutefois piégé au Havre par le blocus anglais. Il y reste trois mois, pris en mains par des naturalistes de la place qui le promènent et lui enseignent, dit-il, l’art de naturaliser les oiseaux et celui de la peinture au lavis. Finalement, c’est sur un navire américain au départ de Bordeaux, l’Adrastus, qu’il parvient à quitter la France. Après une longue étape à Charleston, il échoue à Santiago de Cuba après avoir subi deux arraisonnements en mer par des croiseurs anglais18. Reparti dans une toute petite embarcation avec un couple de parents, il atteint enfin Port-au-Prince le 2 avril 1799.

Un travail en réseau

9 Commence alors pour lui une double vie, celle de l’héritier contraint de négocier avec les autorités la restitution effective d’une habitation saccagée du fait des troubles et d’une hatte (haras) à l’abandon – dites de l’Écluse et situées dans l’Artibonite –, et celle d’un « amateur passionné » (comme il se qualifie lui-même) qui se jette à corps perdu dans l’histoire naturelle du pays. À peine arrivé, il est reçu à bras ouverts par le secrétaire du commandant de la place de Port-au-Prince, botaniste distingué qui possède en propre un jardin des plantes. Et il va très vite trouver, au Cap, des familiers du pays qui seront ses initiateurs et qui forment entre eux comme une société de botanistes, plus ou moins héritiers du Cercle des Philadelphes formé en 1784 et dissout en 1793. Roume, le nouvel agent du gouvernement français nommé à Saint-Domingue après le départ d’Hédouville, partage leur passion19. Il faut dire que les marges d’action

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de Roume sont très limitées, le pouvoir effectif étant concentré entre les mains de Toussaint Louverture, devenu le véritable maître de l’île et qui ne souffre aucune concurrence. Ravi de la présence d’un jeune naturaliste enthousiaste, Roume décide aussitôt de le missionner (Voyages, III, p. 14) pour qu’il entreprenne le travail sur le caïman « qu’on demandait de France » (Voyages, III, p. 241) et poursuive l’inventaire botanique de l’île.

10 Dès lors, Descourtilz, bon cavalier, ne va plus cesser de parcourir le pays. « J’aimais à Saint-Domingue, à observer les beautés de la nature […], je fuyais les hommes… », c’est- à-dire les mondanités, déclare-t-il en promeneur solitaire rousseauiste (Voyages, II, p. 383), mais il n’en met pas moins au jour pour nous tout un réseau d’hommes de savoir dont il devient, vu sa jeunesse, un élève ou, au mieux, un partenaire de travail. Car, si la nature sauvage le fascine et s’il s’intéresse au comportement animal, il est moins un contemplateur qu’un homme de prélèvement. Ainsi, il s’adonne en permanence à la chasse et relève, sous cet angle, de la figure du « savant chasseur » réprouvée par Bernardin de Saint-Pierre. Le jeune Descourtilz est bien un observateur méthodique et infatigable, mais sa démarche ne s’inscrit pas dans le principe de restauration d’une harmonie naturelle et antéhistorique avec les animaux20. En janvier 1800, il tombe à l’habitation Robuste, près du bourg de Petite-Rivière, sur François- Richard de Tussac, colon lui-même, qui travaille depuis dix ans à une Flore des Antilles qui sera publiée en France en 180821 (Voyages, II, p. 405). Quelques jours après, Tussac, chez qui il fait étape à Saint-Marc, lui ouvre ses boîtes et lui montre ses planches dessinées par un autre, tandis qu’arrive à cheval un certain Chatainier, chargé à son tour de planches de dessins, et tous trois repartent de concert en herborisant sur le chemin du Cap (Voyages, II, p. 406). Le 17 janvier 1800, il rend visite au général Moyse, neveu de Toussaint Louverture qui commande la partie nord de l’île et qui se montre intéressé par les travaux des naturalistes. Il parcourt en compagnie de Tussac le jardin botanique de l’hôpital alors que la révolte gronde (Voyages, II, p. 412-413), puis revoit Roume, lui-même marié à une créole du pays, qui lui fait voir « son laboratoire de chimie et sa collection d’Histoire naturelle » (Voyages, II, p. 414). Il rencontre en outre, dit-il, trois autres naturalistes22, puis Luziès, un pharmacien, et Daubertès, chirurgien en chef, qui ont tous deux des collections, Daubertès s’étant focalisé sur les coquillages.

11 La guerre civile et les suites de l’expédition Leclerc à Saint-Domingue peuvent faire paraître dérisoire à nos yeux le travail de ces naturalistes, obstinés en dépit de tout à poursuivre le travail d’inventaire amorcé sous l’Ancien Régime, démontrant par-là la force de séduction du travail de l’intelligence du monde, qu’il s’inscrive consciemment ou non dans un « projet colonial »23. Dès 1790, Saint-Domingue comptait l’un des premiers et rares correspondants de la toute nouvelle Société d’histoire naturelle de Paris (de Genton, présenté par Faujas24) et, dans le cours de la décennie, les naturalistes du cru n’ont cessé d’accueillir de nouveaux acteurs, parmi lesquels le jeune Hyppolite Nectoux25. Celui-ci, arrivé à Port-au-Prince en janvier 1788, est rapidement nommé directeur du Jardin botanique du roi à Saint-Domingue26 et multiplie les travaux huit ans durant, jusqu’à ce que les troubles en 1796 l’obligent à fuir Saint-Domingue pour se réfugier aux États-Unis. Il confie ses apports aux botanistes de l’île : l’arbre à pain de Tahiti, et des girofliers et des canneliers pris à Cayenne – des plantes que Descourtilz retrouvera en 1799 sur une habitation (Voyages, II, p. 325). Dans le même temps, deux hommes composent un improbable duo dans ce Saint-Domingue secoué par les révoltes : un jardinier bien connu du Jardin des plantes parisien, Antoine Poiteau

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(1766-1864), et le sergent Jean-François Turpin (1775-1840), dessinateur de talent. Poiteau collecte et décrit, Turpin dessine, et tous deux ne repartent de Saint- Domingue qu’à l’extrême fin de la décennie 1790, au moment où arrive Descourtilz. Voici enfin, en 1797-1798, un ingénieur sorti de l’École des mines, Alexandre-Philippe Advenier, minéralogiste du premier voyage du capitaine Nicolas Baudin, chargé par le Directoire en 1796 d’une première mission dans la zone caraïbe, et qui rapportera en France des « centaines de caisses » en juin 179827. Baudin, resté à Porto Rico, envoie Advenier dans l’île, où il passe neuf mois à dresser un premier inventaire des richesses minières de la partie espagnole. En fait, celui-ci reste sur place, puis collabore avec Descourtilz, qui le fait figurer en 1802 dans la liste des hommes partie prenante de son projet de lycée : il est à cette date, dit Descourtilz, l’un des « naturalistes actuellement dans la Colonie », parmi les quatre alors présents au Port-au-Prince et les trois au Cap28.

12 De tout cela, des travaux d’Hypolite Nectoux et de tant d’autres il ne reste hélas rien ou presque, sinon de rares archives, du fait des incendies et des saccages liés aux troubles, des naufrages (fréquents) et des saisies par les corsaires et les croiseurs anglais. La plus grande partie des travaux de Descourtilz seront abandonnés sur place ou partiront en fumée, tout comme deux mille dessins de François-Richard de Tussac. Quant à Turpin et Poiteau, ce sont leurs travaux de France et d’après le tournant du siècle qui feront seuls leur réputation, quand bien même ils auront auparavant arpenté Saint-Domingue en tous sens.

13 En attendant, c’est avec ce riche capital de contacts et d’informations disponibles que le jeune Descourtilz, tout juste vingt-deux ans, va entamer son inventaire personnel de l’île. Et c’est ce même environnement scientifique qui va lui permettre d’imaginer et de proposer aux autorités en 1802 un travail d’équipe à mener dans un Lycée susceptible d’asseoir les lumières de la science dans un pays en plein bouleversement social et politique.

Descourtilz tous azimuts

14 À peine arrivé en avril 1799, Descourtilz se lance dans l’étude du crocodile (ou caïman) de Saint-Domingue. Il mène son affaire rondement et dissèque minutieusement, en quelques mois, cinquante-sept sujets de toutes tailles et de tous âges, ce qui lui permet de confronter ses trouvailles – notamment le squelette – aux dires de Geoffroy Saint- Hilaire (qu’il valide), et de Lacépède (qu’il conteste) (Voyages, III, p. 17-24). Il multiplie les planches de détail, il étudie les mœurs et le comportement de l’animal, tirant pour finir de ses observations une Histoire naturelle du crocodile de Saint-Domingue appelé Caïman en huit chapitres, un « ouvrage compliqué » dont Roume, qui l’a « pris sous ses ailes protectrices » lui a « facilité la conception » (Voyages, III, p. 13). Ce travail sera présenté à l’Institut à son retour en France et fera l’objet en 1807 d’un compte rendu détaillé signé Tenon et Lacépède, et Cuvier rapporteur29.

15 Il travaille avec d’autant plus d’acharnement qu’il pense rester peu de temps dans l’île (Voyages, II, p. 90). Il tient un journal de ses recherches (Voyages, II, p. 451), observe tout ce qu’il peut dans les trois ordres de la nature et entreprend pour son compte au cours de cette année 1799 un inventaire rapide de la faune et de la flore du pays, en commençant par les mammifères – cabris, bovins et porcs « marrons » – ; puis il s’intéresse aux reptiles – tortues et caïmans –, aux oiseaux – ramiers, tourterelles… –, il collectionne les plantes et retrouve « le dimanche 2 juin 1799 », durant une visite à

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l’habitation T*** (trois points disposés en triangle), canneliers, girofliers et muscadiers, dont on a vu l’introduction toute récente par Hypolite Nectoux. Des bambous (Voyages, II, p. 325), il passe aux scorpions... Arpentant le territoire, il découvre le monde des travailleurs noirs et de leurs pratiques secrètes, et se lance dès lors dans l’étude des « mœurs des Africains » (Voyages, III, p. 112) et des différentes ethnies, qu’il identifie au plus près du terrain. Moreau de Saint-Méry venait de livrer au public des éléments sur les esclaves arrivés d’Afrique selon la perspective géographique, physique et morale propre aux planteurs30. Descourtilz livre en revanche une enquête ethnologique et anthropologique avant la lettre, qui n’est pas sans rappeler les préoccupations des promoteurs de la Société des observateurs de l’homme fondée en 180031. Une bonne maîtrise des parlers créoles vite appris – il est un musicien confirmé – va l’aider dans son entreprise. Il en tire une très longue dissertation en quinze chapitres qui fait suite dans le troisième volume des Voyages à l’étude sur le caïman : l’Essai sur les mœurs et coutumes des habitans de Guinée, à Saint-Domingue, pour servir à l’Histoire générale de l’Afrique32. Sa démarche comme ses conclusions sont à rebours de celles de Julien- Joseph Virey33, la disparité des mœurs observables se détachant d’une interprétation environnementaliste et ne débouchant ni sur la classification émergente en « races », ni sur une hiérarchisation des nations observées.

16 Début février 1800, il est missionné à nouveau par Roume pour poursuivre l’exploration des mines abandonnées de la partie espagnole commencée par Advenier, ce qui nous vaut de riches tableaux pliés et insérés dans le tome II des Voyages (427-434). Ayant fini ses « courses d’Histoire naturelle » et étant bloqué dans ses démarches administratives concernant les biens familiaux, il accepte une place qui lui est offerte à bord d’une frégate qui doit rallier la France. Mais Toussaint Louverture le retient en le faisant appeler à son état-major du Cap. Il avait déjà eu affaire à lui dès son arrivée, Descourtilz lui ayant remis en main propre les lettres de ses fils scolarisés à Paris, et s’étant entretenu avec lui pour des questions privées (Voyages, II, p. 71-72). Désireux de le conserver à Saint-Domingue, Toussaint lui offre un sauf-conduit, daté du 20 floréal an VIII (10 mai 1800), pour lui permettre de parcourir librement toute l’île, « l’objet de ses recherches étant de faire florir les sciences » (Voyages, II, p. 447-448). Dès lors, le voici personnage officiel auquel nul ne saurait toucher parmi les subordonnés de Toussaint Louverture, ce qui lui vaut la précieuse protection du général Dessalines de passage sur l’habitation familiale ; celui-ci avertit les cultivateurs de bien prendre garde à ce qu’il ne lui arrive rien. Descourtilz représente non seulement la caste des propriétaires blancs éclairés, à ce moment préservés par Toussaint Louverture, mais surtout l’une des compétences scientifiques nécessaires à l’édification d’un nouvel État.

17 En 1799-1800, Descourtilz s’est donc employé à mériter la confiance que l’administrateur Roume et le maître noir du pays lui ont faite. Il ne se contente pas de récolter, il rédige, dans l’intention de publier. Ultérieurement, il expliquera que, une fois « l’ouvrage achevé [son traité sur le caïman34], je me livrai à un traité des plantes usuelles de St. Domingue, Gd in folio, orné de planches enluminées, puis successivement à mon grand ouvrage du Contemplateur35. » Il se fait même connaître des praticiens de l’île par « [ses] ouvrages sur la médecine » (Voyages, III, p. 303). Sans en être conscient – à moins qu’il s’en soit nourri –, Descourtilz a ainsi comblé les vœux de Volney tels qu’il les exprime dans ses Questions de statistique à l’usage des voyageurs parues en 1795, en n’attaquant le travail de synthèse qu’après s’être donné une solide connaissance personnelle du terrain36. « Pour bien questionner, insiste Volney, il faut avoir déjà une idée des objets vers lesquels tendent les questions ». Pour passer – disent les

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instructions données en 1795 par l’administration à ses agents et citées par Volney – de la « curiosité » à « l’instruction » (à la connaissance) des réalités d’un pays, pour « la science si importante de l’économie publique », il faut accumuler les observations sur les rapports et les contrastes « dans le climat, le sol, les produits naturels et toutes les circonstances physiques et morales »37.

18 Mais l’histoire se précipite, avec l’expédition du général Leclerc voulue par Bonaparte et qui arrive en février 180238. Toussaint Louverture, submergé par l’attaque, impuissant à entraîner la population dans la résistance et abandonné par ses généraux, se voit contraint de rendre les armes39. Pour Descourtilz comme pour tant d’autres, le cours de l’existence dérape : arrêté et pris en otage par les insurgés, il vit en février et mars, en témoin tétanisé, des semaines tragiques, sans cesse menacé par l’exécution à laquelle il réchappe à plusieurs reprises grâce à ses connaissances médicales. Il parvient à s’enfuir40 et, avant que se déchainent sur place les factions et les rivalités, il profite d’une courte fenêtre de tir, en avril 1802, pour présenter aux autorités françaises un projet qui lui tient à cœur.

Le projet de lycée colonial

19 En avril 1802, oublieux des réalités humaines, raciales et politiques du moment, et dans un contexte militaire encore incertain, Descourtilz pense pouvoir mobiliser les intelligences en vue de poursuivre l’œuvre d’inventaire qu’il a commencée. C’est ce qu’implique le Plan d’organisation d’un lycée colonial à établir à Saint Domingue, [daté en marge] 1er Avril 1802/11 Germinal An X, un projet très probablement mûri de longue date qu’il remet au général Dugua, chef d’état-major général de l’armée. Celui-ci – explique Descourtilz – avait, quelques jours avant, « examiné mes manuscrits restés en dépôt en cette ville, et les seuls que j’avois échappés aux flammes ». Résilience hors normes d’un jeune homme qui, tout juste sorti des scènes tragiques dont il a été témoin, adresse sans délai aux « lumières » du général « le premier effort d’un génie comprimé par d’affreux revers ». Mais c’est aussi cette hâte à produire un texte qui explique le caractère sommaire de l’exposé, réduit à une lettre recto verso et à une feuille en forme de tableau. Le projet donne corps au réseau informel qu’il s’est créé en trois années, à un moment où la colonie n’a plus ni société savante ni même lieux d’échanges appropriés. Il s’agit donc de combler un vide institutionnel et de lancer un véritable programme de recherche structuré et durable.

20 Est-ce bien le général Dugua qui a « proposé d’établir, par sa Correspondance alternative du Cap au Port-au-Prince » une « Société » qui « ne négligera rien pour faire tourner ses recherches au profit du Gouvernement français et […] diversifiera ses expériences en portant de tems à autre ses observations vers les divers points de l’histoire naturelle, phisique chimie & anatomie « ? Descourtilz, dans le style de l’époque, en laisse l’initiative au général, mais il n’en dicte pas moins ses conditions. On ne peut s’empêcher de penser aux projets de Pierre-Joseph Briot (1771-1827), qui propose aux alentours de 1798-99 de créer cinq lycées, à Bruxelles, Dijon, Toulouse, Paris et Poitiers, institutions intermédiaires entre l’Institut et les écoles centrales41. Descourtilz, à l’évidence, entend dépasser le travail mené jusque-là au sein de son cercle d’amis. Ce Plan d’organisation d’un lycée colonial doit conduire à la mise en place d’un personnel dédié à un projet collectif, avec des membres « reconnus et nommés par les autorités compétentes », munis d’un « brevet » et vêtus d’un « costume […] propre à

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inspirer la confiance », comme en ont les personnels des « établissements de ce genre » en France ; ils pourront alors « poursuivre leurs recherches sans être troublés par quoi que ce soit […] avec sûreté et recommandation auprès des autorités civiles et militaires. »

21 Mais Lycée qu’est-ce à dire ? C’est travailler dans l’esprit du Lycée péripatéticien fondé à Athènes par Aristote, qui assignait des missions de recherche précises à ses membres et ses élèves au service de la connaissance. Descourtilz fournit donc au général un Exposé des questions à résoudre par le Lycé colonial de St Domingue sur divers points de l’histoire naturelle de ce pays appliquables à l’utilité publique. De ces « questions », il dresse une première liste, rangées dans les trois colonnes d’un tableau manuscrit, transcrit ci- dessous, consacrées aux trois règnes de la Nature : • Minéral : avec des questions sur l’air, l’eau, les terres, la pierre et les mines. • Végétal : l’importance des plantes et des fruits pour les hommes et l’industrie. • Animal : dans une classification par disciplines autonomes, celle qui s’impose dans les années 1790 et ouvre le champ à la professionnalisation savante42.

Exposé de questions à résoudre par le Lycé Colonial de St Domingue sur divers points de l’histoire Naturelle de ce pays appliquables à l’utilité publique, Présenté au Général Dugas par M. E. Descourtilz

Règne minéral L’air. De son influence maligne au commencement des plaies, produite par la décomposition des substances qui entrent en fermentation. Remèdes à opposer à ses funestes effets. Causes des fièvres d’alors. L’eau. De leur analyse, et de leur influence au mois de may, juin etc. sur la santé. Des eaux minérales. Terres et sables. Les plus utiles & les plus propres aux besoins de l’homme, dans l’édification des batiments. Examen des terres salines produites par divers cantons, contenant nitre, soude, natron, vitriol etc. sel gemme. Pierres. De celles les plus propres à la bâtisse, de la position desdites carrières albâtres et cristaux des grottes. Souffres et bitumes. De l’exploitation des souffrières des montagnes de la Selle et autre grottes, mornes à volcans. Grands Cahos etc. Mines. De la visite des mines les plus dignes d’être exploitées.

Règne végétal 1° Plantes médecinales appliquables à l’économie de l’homme et des animaux. 2° Plantes dont les sucs concrets ou fluides deviennent utiles aux arts. 3° De l’influence des vivres ou fruits sur le tempérament des Créols, & des Européens, non acclimatés. 4° Sur les ressources pour les arts renfermés dans une infinité de plantes, tels que celles à coton dont on fait des chapeaux. Les pitt et écorces souples pour les fins & gros cordages. 5° Sur les gommes et brais déposés par la Nature dans les riches arbustes. 6° Bois de construction. 7° De l’antidote à trouver pour la neutralisation des poisons du pays. 8° D’un traitement curatif des maladies vénériennes par les plantes du pays.

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Règne animal

Histoire des quadrupèdes. L’agouti qui se trouve fort rarement dans les montagnes du gros morne, et dans la partie du Sud est le seul quadrupède indigène. Remèdes idoines à opposer à l’épizootie des animaux de Hatte & autres. Ornithologie. Il est des oiseaux dont le plumage est recherché dans les parures et devient précieux aux modistes, et plumassiers. Avantages qu’on retireroit de la domesticité de plusieurs gibiers de St Domingue. Ictyologie. Il sera bon de s’occuper de la connoissance des poissons communs aux parages ; de ceux dangereux à manger, des époques où leur chair est funeste ; de la propriété de leurs huiles relativement à la peinture etc. Entomologie. Cette classe fournit plusieurs mouches épipastiques, appliquables à la pharmacie. Une lachenille qui se trouve dans des cardasses de l’Artibonite. Moyens de prévenir les suites des morsures insectes venimeux. Conchyologie. Cette classe fournit de très riches sujets. Zoophytes. On peut à St Domingue en recueillir une complètte collection. Reptiles et serpents. Leur graisse élaborée devient utile à certaines maladies.

Nota Noms des naturalistes actuellement dans la Colonie Au Cap : Mrs Tussac, L’abbé de la Haie, Daubatie chirurgien Au Port-auprince : Mrs Descourtilz, Haugard, Advénier, Dabeneaud

22 Dans l’optique de Descourtilz, la colonie n’est plus un simple lieu de collecte ou même d’observation, mais un centre autonome de production du savoir. L’air de rien, le jeune naturaliste propose une forme de décentralisation scientifique, à contre-courant de l’évolution récente. En effet, le Muséum d’histoire naturelle affirme alors sa vocation à centraliser les collections naturalistes en s’appuyant sur un réseau de voyageurs- collecteurs, principalement animé et coordonné par la Société d’histoire naturelle de Paris43. En promouvant un développement exogène de la recherche, le Plan de Descourtilz apparaît donc en décalage avec le tropisme triomphant de l’organisation centralisée de la construction des savoirs44. Sa proposition répond moins à un objectif politique assumé qu’à une démarche scientifique alternative, qui transparaît dans ses Voyages, notamment dans ses pages détaillées consacrées au caïman. En effet, Descourtilz privilégie une science fondée sur l’observation directe des végétaux et des animaux dans leur milieu, à rebours de l’acclimatation dans des jardins botaniques ou de l’étude en cabinet de spécimens préparés. Cette démarche possède non seulement d’évidents avantages pratiques, mais elle permet surtout l’étude des différentes espèces dans leur écosystème, l’observation de leur adaptation et, pour les animaux, de leurs comportements. Novateur sur le plan institutionnel, le Plan d’organisation propose en outre une démarche scientifique alternative, fondée sur une observation au plus près du vivant.

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En quête de l’utile

23 Le projet de Descourtilz n’est pas seulement invitation à une meilleure connaissance du milieu. Les « questions à résoudre » listées par Descourtilz dans son manuscrit sont toutes pratiques et destinées à servir les « arts », c’est-à-dire l’industrie des hommes, « l’étude de l’histoire naturelle devant préférablement avoir pour but les avantages qu’on peut retirer des productions terrestres ou aquatiques ». Les plantes ? Rechercher celles qui sont « appliquables à l’Economie de l’homme et des animaux » et celles « dont les sucs concrets ou fluides deviennent utiles aux arts », et puis le coton « dont on fait des chapeaux », les écorces souples « pour les fins & gros cordages ». Ayant lui-même échappé de peu à un empoisonnement, fléau hérité de la société esclavagiste, il n’oublie pas la recherche de l’antidote pour les neutraliser et, plus largement, les plantes médicinales. Les terres ? « Les plus utiles et les plus propres aux besoins de l’homme, dans l’édification des bâtiments », les terres salines pour la soude, le vitriol etc. Et puis le souffre, les bitumes et les mines « les plus dignes d’être exploitées. » Quant aux animaux, il en va de même : étudier les épizooties, rechercher les oiseaux « dont le plumage est recherché dans les parures » par les modistes, identifier les poissons « dangereux à manger », étudier les propriétés des huiles « propres à la peinture », etc. Il s’agit d’abord de proposer une liste de produits qui relèvent davantage du prélèvement ou de la prédation que du développement de l’agriculture ou de l’élevage.

24 Cette soudaine obsession de l’utilité publique pose question quand on se rapporte aux travaux effectifs de Descourtilz, « médecin naturaliste » avant tout soucieux de découvrir et de décrire, et qui continue à l’hiver 1802-1803 d’herboriser et de collecter à marée basse les coquillages qu’il souhaite dessiner (Voyages, III, p. 379). En 1795, le questionnaire Volney, où étaient détaillés les points à travailler lors des expéditions scientifiques, n’avait pas ce caractère si étroitement utilitaire45. Un an plus tard, en 1796, les instructions données par le Directoire au capitaine Nicolas Baudin, auquel on confiait une flûte, La Belle Angélique, allaient dans le même sens : l’expédition n’avait de chances de réussite dans l’univers si complexe des Antilles partagé entre nations concurrentes ou ennemies, qu’en conservant un caractère exclusivement scientifique et en s’interdisant tout commerce46. En 1818 encore, l’Instruction pour les voyageurs et pour les employés dans les colonies… par l’administration du Muséum royal d’histoire naturelle47 conserve le caractère d’un programme de recherche exclusivement scientifique, en se limitant aux instructions et aux conseils liés à « la recherche, la préparation et l’envoi » de spécimens recueillis lors des missions savantes. Pour autant, on est aussi dans cette période où la science ouverte sur l’homme, la nature et les animaux évolue en une science du classement et de l’ordonnancement utilitaire48. Depuis les débuts de la Révolution, la question de l’utilité publique de la science s’est posée, en particulier à propos du devenir du Jardin du Roi, avec la volonté de dépasser l’activité élitiste de loisir savant et de penser la science comme un levier de la Régénération. Sa transformation en juin 1793 en Muséum d’histoire naturelle suscite une réflexion inédite sur la portée politique de la science et l’articulation entre l‘homme et les animaux49. Ainsi la question de l’utilité économique du projet de ménagerie, négligée dans un premier temps par Bernardin de Saint-Pierre, est habilement réintroduite par la Société d’histoire naturelle, permettant d’emporter la conviction de la bourgeoisie parlementaire. Avec le député Thibaudeau, son successeur thermidorien et conservateur, l’utilitarisme se renforce en prenant un tour patriotique : assurer

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l’indépendance de la France50. Au sein de la Société d’histoire naturelle, Aubin-Louis Millin souligne la nécessaire recherche du « but utile », proscrivant une utilisation de l’argent du peuple à seule fin de « satisfaire une vaine curiosité », mais sans pour autant céder à un utilitarisme à courte vue et renoncer à la liberté académique51. En juillet- août 1793, cette Société, consacrant plusieurs séances à « discuter le projet d’instruction publique de l’histoire naturelle » à présenter à la Convention, pose le principe de la « Nécessité de l’histoire naturelle pour enrichir la République, préliminaire nécessaire des arts utiles » (31 juillet). Ce lien entre l’inventaire de la planète, les « arts » et l’utilité publique est au cœur de la longue Adresse à la Convention dont « le citoyen Hallé » soumet le texte à ses pairs le 9 août. Celui-ci rappelle que l’homme, dès l’origine « placé au milieu du théâtre de l’univers », n’a progressé qu’en trouvant « les substances propres à le nourrir », les terres « qui donnent à ses vases le plus de solidité », etc. ; « c’est toujours pour les arts que l’homme instruit, en observant la nature, l’agrandit, la féconde et double ses richesses. Combien de fois le naturaliste voyageur a-t-il enrichi les manufactures et le commerce de productions étrangères […], l’observateur a-t-il montré dans l’arbre ou la plante indigènes un supplément économique », découvrant « des végétaux utiles qui croissaient et périssaient inutilement pour les arts »52 ? Quant aux colonies elles-mêmes, ajoute Hallé, « si quelque genre d’instruction peut être avantageux à la prospérité nationale dans les colonies, c’est certainement celui qui concerne l’histoire naturelle53 ».

25 De fait, le lien entre histoire naturelle et les « arts » revient sans cesse désormais, de façon implicite ou explicite, dans les écrits et les justifications des naturalistes voyageurs54. La Nature peut et doit contribuer au développement de la civilisation et au bonheur. Dans cette perspective, le voyage naturaliste s’institue en geste « d’appropriation intellectuelle et physique du monde qui mélange utopie, science, profit personnel, utilité publique et esprit de conquête55 ».

26 Le Projet de Descourtilz semble imprégné de cette atmosphère. Son tour très économique a certainement été renforcé par l’intervention des généraux de l’expédition Leclerc, anciens de l’expédition d’Égypte, Leclerc lui-même, Dugua et Thouvenot, qui ont pour mission la reconquête d’un territoire à forte valeur économique, dans un aggiornamento de l’esprit scientifique et pratique de la « Machine coloniale » qui caractérisait les ambitions de la monarchie56. Dugua, au nom de « l’intérêt que le Premier Consul [prend] aux beaux arts », nomme Descourtilz « médecin-naturaliste du Gouvernement » avec un traitement annuel de 6 000 francs ; il lui remet « au nom du général Leclerc, la décoration particulière d’une ceinture noire, ou cordon de mérite, comme fondateur du lycée colonial », ce qui le « mettoit dans le cas d’avoir l’honneur de correspondre avec l’Institut national » et d’en devenir « membre honoraire » (Voyages, III, p. 375). De son côté, Leclerc, qui pousse à la reconstitution d’une société savante au Cap, réclame à Chaptal l’envoi de six botanistes de France57. Pour ces généraux, même en pleine phase d’opérations militaires et de pacification, la science reste un enjeu politique et symbolique. À un moment où le Premier Consul se montre parcimonieux dans l’envoi de renforts militaires, les chefs militaires de l’expédition doivent montrer que la vie dans la colonie peut reprendre dans tous ses aspects et donner des gages sur son utilité économique, alors bien amoindrie.

27 Quelques mois plus tard, le général Thouvenot, « juste appréciateur des sciences que lui-même cultive », met à la disposition de Descourtilz un local situé à l’état-major pour

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y travailler à la mise au net de ses manuscrits. En vain. Ce lycée demeura comme le reste à l’état de projet. Tandis que les dernières troupes françaises se repliaient sur quelques points de la côte, « plusieurs officiers généraux m’engagèrent à sauver mes manuscrits », nous dit Descourtilz, qui est littéralement exfiltré en se voyant attribuer en mai 1803 par le capitaine-général Rochambeau une place privilégiée à bord d’une corvette rapide à destination de l’Espagne. Sauvant ainsi d’une saisie anglaise une partie du travail d’inventaire réalisé dans un empire colonial en perdition, conservé tel un maillon pour de futures études58.

NOTES

1. Manuel COVO, Commerce, empire et révolutions dans le monde atlantique. La colonie française de Saint- Domingue entre métropole et États-Unis (ca. 1778 – ca. 1804), thèse de doctorat d’histoire, sous la direction de François Weil, 2013, p. 720-721, 733-739. 2. Voir à ce propos Yves BENOT, La démence coloniale sous Napoléon, Paris, La Découverte, 1992. 3. Laurent DUBOIS, Les Vengeurs du Nouveau Monde. Histoire de la Révolution haïtienne, Rennes, Perséides, 2005, p. 307-308. 4. En novembre 1793, le père de Michel Étienne et son gendre sont tous deux administrateurs du Loiret (Arch. dép. Loiret, 617 O-Suppl 1 E/2, vues 15-16). 5. Service historique de la Défense, GR B7 13. 6. Michel-Étienne DESCOURTILZ, Flore pittoresque et médicale des Antilles ou Histoire naturelle des plantes usuelles des colonies françaises, anglaises, espagnoles et portugaises… peinte d’après les dessins faits sur les lieux par M. J. Th. Descourtilz [son fils], Paris, Pichard, 1821-1827, 8 vol. 7. Après sa thèse de médecine, soutenue seulement en 1814, il est brièvement directeur de l’hospice de Beaumont-en-Gâtinais (Seine-et-Marne), avant de s’installer définitivement à Paris pour retrouver le milieu des naturalistes et la Société Linéenne, dont il est, un temps, le secrétaire. Il publiera le Guide sanitaire des voyageurs aux colonies, ou Conseils hygiéniques en faveur des Européens destinés à passer aux îles..., Paris, C.-L.-F. Panckoucke, 1816 ; Des Champignons comestibles, suspects et vénéneux... par M.-É. Descourtilz, Paris, Chappron, 1827 ; De l’Impuissance et de la stérilité, ou Recherches sur l’anaphrodisie distinguée de l’agénésie. Ouvrage destiné aux Personnes mariées qui ne peuvent avoir d’enfants, Paris, Masson et Yonet, 1831, 2 vol. 8. Voir sa biographie dans Vincent COUSSEAU & Michel C. KIENER, La Révolution à Saint-Domingue : Récits de rescapés (1789-1804) J. M. Bonjour, M. É. Descourtilz, J. Decout, 35-Bécherel, Éditions Les Perséides, 2016, p. 75-87. Il faut y ajouter les informations tirées du fonds 293 J 4 des Archives départementales de la Seine-et-Marne concernant sa vie après son retour en France en 1803 et sa belle-famille créole. 9. Paris, Dufart père, 1809. 10. Cf. à ce propos la thèse de Thérèse BRU, Les naturalistes et leurs données entre les mondes britannique et français (1700-1836), Université de Paris VIII, 2017. 11. 23 juin 1759 : lettres patentes de Versailles établissant officiellement l’École de chirurgie d’Orléans. Les archives de l’école ont brûlé en 1940, mais plusieurs études locales datant du XIXe siècle (du Dr Charpignon en 1869, d’Eugène Bimbenet en 1875 et du Dr Patay en 1880) soulignent son sérieux et son importance.

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12. John V. PICKSTONE, « Les révolutions analytiques et les synthèses du modernisme », p. 33-53, in Histoire des sciences des sciences et des savoirs, Dominique PESTRE (dir.), t. 2 : Modernité et globalisation, Kapil RAJJ et H. Otto SIBUM (dir.), p. 40. 13. Descourtilz en rajoute un peu sur l’« intimité « : Daubenton (1716-1799) est certes directeur du nouveau Muséum d’histoire naturelle, mais il est déjà un vieillard, tout comme Jacques- Christophe Valmont de Bomare (1731-1807), auteur d’un Dictionnaire raisonné universel d’histoire naturelle paru en 1768 et sans cesse réédité, en 1791 encore. Balthazar-Georges Sage (1740-1824) est quant à lui minéralogiste, fondateur de l’École des mines de Paris (Cf. Bernard DAUGERON, Collections naturalistes entre science et empires (1763-1804), Paris, Public. scientif. du MNHN, 2009, p. 273). Le naturaliste Charles n’a pu être identifié. 14. Lettre au général Dugua, SHD, GR B7 13. 15. Ibid. 16. Il épouse en 1797, à vingt ans, une héritière de Saint-Domingue, Marie-Louise Remoussin, dont la famille, liée aux Rossignol-Desdunes, possède en France le beau château de Beaumont-en- Gâtinais (Seine-et-Marne), situé à un kilomètre de celui de Boësses (Loiret), où se trouve le château familial des Descourtilz. 17. Les références de ce type (Voyages) renvoient aux différents tomes et pages des Voyages d’un naturaliste, op.cit., 1809. 18. Sa qualité de franc-maçon lui évite de voir sa malle fouillée mais, désormais sans moyens, il est hébergé à Cuba par un « frère » qui prend pitié de lui. 19. Roume, qui fut commissaire du gouvernement français à Tobago en 1791, a déjà une bonne connaissance du monde caraïbe et possède son propre cabinet d’histoire naturelle. 20. BERNARDIN DE SAINT-PIERRE, « Mémoire sur la nécessité de joindre une ménagerie au Jardin des Plantes de Paris », adressé à la Convention fin 1792, Œuvres complètes, Paris, Classiques Garnier, p. 346, cité par Pierre SERNA, Comme des bêtes. Histoire politique de l’animal en révolution (1750-1840), Paris, Fayard, 2017, p. 91. 21. Flore des Antilles, ou Histoire générale, botanique, rurale et économique des végétaux indigènes des Antilles, et des exotiques qu’on est parvenu à y naturaliser, Paris, chez l’auteur, 1808-1827, 4 vol. Tussac se distingue aussi par sa défense radicale des intérêts des colons, ce qui l’amène à polémiquer avec l’abbé Grégoire. 22. Il s’agit de « Haugard » (Jean Louis Hoggard), « Advénier » (Alexandre Philippe Advenier) et « Gonzalès » (Antoine Gonzalès, peintre d’origine madrilène). 23. Cf. François REGOURD, « Collecter les savoirs outre-mer : la Machine coloniale des rois de France », in Liliane Hilaire-Pérez, Fabien Simon et Marie Thébaud-Sorger (dir.), L’Europe des sciences et des techniques. Un dialogue des savoirs, XVe-XVIIIe siècle, Rennes, PUR, 2016, p. 207-211. B. DAUGERON, Collections naturalistes entre science et empires (1763-1804), op. cit. 24. Jean-Luc CHAPPEY, Des naturalistes en Révolution. Les procès-verbaux de la Société d’histoire naturelle de Paris (1790-1798), Paris, CTHS, 2009, p. 42 et 65. 25. Formé auparavant par son oncle Jean-Baptiste Leblond (1747-1815), grand connaisseur des Antilles nommé médecin-botaniste du roi en 1786. Jean LESCURE, « Les voyageurs et les naturalistes français aux Antilles (XVIIIe- XIXe siècle) », p. 107-133 de L’exploration naturaliste des Antilles et de la Guyane, Actes du 123e Congrès national des sociétés historiques et scientifiques, Section Sciences, histoire des sciences et des techniques et archéologie industrielle, Antilles- Guyane, 6-10 avril 1998, Jean-Loup D’HONDT et Jacqueline LORENZ (dir.), Paris, Éd. du CTHS, 2001, 237 p. 26. Ibid. Nommé directement par le comte de La Luzerne, secrétaire d’État à la marine et aux colonies, Nectoux multiplie les mémoires, dont un sur le café, culture qui vient de connaître un rapide développement.

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27. Voir Michel JANGOUX (dir.), Portés par l’air du temps : les voyages du capitaine Baudin, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2010. 28. SHD, GR B7 13. Advenier (ancien élève de l’École des mines) aurait lui-même, au Port-au- Prince, pour collègues, Descourtilz, Hoggard (botaniste) et Dabeneaud, et au Cap Tussac, l’abbé de la Haie et Daubertès. 29. Reproduit sous le titre « Extrait du rapport fait à l’institut de France sur un Ouvrage manuscrit relatif au Crocodile de Saint-Domingue », p. 98-104 du t. III des Voyages. Le Muséum national d’histoire naturelle conserve sous la cote Ms 598 une copie avec planches originales de ce travail premier, de la main de Descourtilz et datée de 1825, sous le titre Histoire naturelle du crocodile à museau aigu de Antilles… 30. Louis Élie MOREAU DE SAINT-MÉRY, Description topographique, physique, civile, politique et historique de la partie française de l’isle Saint-Domingue, Paris, Dupont, 1797, t. 1, p. 24-39. 31. Cf Jean-Luc CHAPPEY, La société des Observateurs de l’homme (1799-1804). Des anthropologues au temps de Bonaparte, Paris, Société des études robespierristes, 2002, 573 p. 32. Voyages, t. III, p. 109-234. 33. Histoire naturelle du genre humain de l’an IX. Voir Claude BLANCKAERT, « 1800 – Le moment « naturaliste » des sciences de l’homme », Revue d’Histoire des Sciences Humaines, 2000/2 (no 3), p. 117-160. 34. Une copie in folio de son traité sur le caïman, de la main de Descourtilz, se trouve au Muséum national d’histoire naturelle sous la cote Ms 598. Datée de 1825, elle est illustrée de gouaches peintes par son fils Jean-Théodore. 35. Service historique de la Défense, Vincennes, Armée de St Domingue, Correspondance 1799-1812, ms B7 13. Transcription : M. C. Kiener. 36. Texte reproduit in extenso dans Les instructions scientifiques pour les voyageurs (XVIIe-XIXe siècles), textes choisis et présentés par Silvia COLLINI, Antonia VANNONI (dir.), Paris, L’Harmattan, 2005, p. 93-100. 37. Ibid., p. 93-94 38. Voir notamment : Philippe R. GIRARD, Ces esclaves qui ont vaincu Napoléon. Toussaint Louverture et la guerre d’indépendance haïtienne, Bécherel, Les Perséides, 2013 ; Yves BENOT et Marcel DORIGNY (dir.), Rétablissement de l’esclavage dans les colonies françaises, 1802. Ruptures et continuité de la politique coloniale française (1800-1830). Aux origines d’Haïti, Paris, Maisonneuve & Larose, 2003. 39. Philippe R. GIRARD, Ces esclaves, …, op.cit., p. 179-181 sur le cessez-le-feu et p. 208-209 sur son arrestation. 40. Il en tirera le témoignage inséré dans ses Voyages, dont on trouvera l’édition critique dans Vincent COUSSEAU & Michel C. KIENER, La Révolution à Saint-Domingue…, op. cit., p. 88-178. 41. Jean-Luc CHAPPEY, « Utopies en contexte. Questions sur le statut du pédagogue sous le Directoire » p. 5, La Révolution française. Cahiers de l’Institut d’histoire de la Révolution française, no 4 (2013), Pédagogies, utopies et révolutions (1789-1848). https://journals.openedition.org/lrf/791. Consulté en août 2018. 42. Pietro CORSI, « Histoire naturelle continuité et rupture, 1795-1805 », Communication au colloque Rénovation et mutations des savoirs, 1795-1805, Paris (Centre culturel italien), 15-16 octobre 1999. 43. Jean-Luc CHAPPEY, Des naturalistes en Révolution, op.cit., p. 38-57. 44. Pierre-Yves LACOUR, La République naturaliste. Collections d’histoire naturelle. Révolution française (1784-1804), Paris, Public. scientif. du MNHN, 2014. 45. Détail des questions dans Les instructions scientifiques pour les voyageurs…, op. cit., p. 96-100. 46. Le capitaine devait veiller à ce qu’aucune verroterie ne soit embarquée à bord. On trouve sous la cote unique ms 2621 copie des instructions pour le Citoyen Baudin, capitaine de la flûte la Belle Angélique, signée par le ministre de la marine et des colonies Bréguet, données à Paris le 26

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fructidor an 4e (12 sept 1796), et les Instructions données par le Museum d’histoire naturelle aux Naturalistes qui accompagnent le C. Baudin dans son expédition à l’Isle de la Trinité Espagnole, document de treize pages adressé « au Cen Larevellière-Lepeaux », et signé « Jussieu directeur du museum d’histoire naturelle », 28 fructidor An 4 (14 sept 1796). 47. Paris, A. Belin imprimeur, 1818, 47 pages. 48. Michael S. OSBORNE, « Applied Natural History and Utilitarian Ideals: “Jacobin Science” at the Museum d’Histoire Naturelle, 1789-1870 », in Bryant T. RAGAN et Elizabeth A. WILLIAMS (dir.) Re- creating Authority in Revolutionary France, New-Brunswick, Rutgers University Press, 1992, p. 125-210. 49. Voir à ce propos Pierre SERNA, Comme des bêtes…, op.cit., p. 90-96 et p. 149-214. 50. Ibid., p. 96. 51. Observations… [octobre 1793], Musée national d’histoire naturelle, ms 299, cité par Lorelai KURY, Histoire naturelle et voyages scientifiques (1780-1830), Paris, L’Harmattan, 2001, p. 35. 52. Jean-Luc CHAPPEY, Des naturalistes en révolution, op. cit., p. 201-205. 53. Ibid., p. 207. 54. Consulter à ce propos la thèse de Lorelai KURY, Civiliser la nature : histoire naturelle et voyages (France, fin du XVIIIe siècle-début du XIXe siècle), EHESS, 1995. 55. Ibidem. 56. François REGOURD, « Collecter les savoirs outre-mer… », article cité ; James E. MCCLELLAN et François REGOURD, The Colonial Machine : French Science and Overseas Expansion in the Old Regime, Turnhout, Brepols, 2011. 57. Service Historique de la Défense, Armée de terre, B7/26. 58. Il aboutit après un « travail de vingt années, obtenu par des sacrifices énormes » à une Flore médicale des Antilles ou Traité des plantes usuelles… peinte d’après les dessins faits sur les lieux par M. J. Th. Descourtilz (Pichard, 8 vol., 1821-1829), dont un exemplaire portant le cachet de Cuvier est conservé à la bibliothèque du Muséum. « Ouvrage arraché miraculeusement à l’incendie de St Domingue […], cette flore m’est d’autant plus chère, écrit Descourtilz au duc de Richelieu, qu’elle m’a sauvé la vie au milieu du massacre des blancs par les nègres révoltés. » (Bibliothèque de la Sorbonne, manuscrits de la Bibliothèque Richelieu 106, lettre de Descourtilz au duc de Richelieu, ministre de l’Intérieur, 9 octobre 1821).

RÉSUMÉS

Après avoir séjourné trois années à Saint-Domingue, le jeune et méconnu naturaliste Michel Étienne Descourtilz soumet en 1802 aux autorités son Projet d’organisation d’un Lycée colonial. Cette nouvelle institution avait pour objectif de donner un nouvel élan, dans la colonie elle-même, à une activité scientifique en berne du fait des troubles. Le plan, qui restera sans suite, est marqué du sceau de l’utilitarisme et de l’exploitation coloniale. Toutefois, il traduit aussi une démarche scientifique novatrice, fondée sur l’observation du vivant dans son milieu et émancipée du centralisme scientifique de la capitale.

After spending three years in Saint-Domingue, the young and unknown naturalist Michel Étienne Descourtilz submitted in 1802 to the authorities his project to establish a Lycée colonial. This new institution was intended to give a new impulse, in the colony itself, to a scientific activity that

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had been weakened by the war and revolts. The plan, which will remain unfulfilled, is marked by utilitarianism and colonial exploitation. However, it also reflects an innovative scientific approach, based on the observation of life in its environment and emancipated from the scientific centralism of the capital.

INDEX

Keywords : Descourtilz Michel-Étienne, natural sciences, naturalists, Saint-Domingue, Haiti, Tussac François-Richard de Mots-clés : Descourtilz Michel-Étienne, sciences naturelles, naturalistes, Saint-Domingue, Haïti, Tussac François-Richard de

AUTEURS

VINCENT COUSSEAU Université de Limoges

MICHEL C. KIENER Professeur à la retraite Université de Limoges

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Les effets de l’indépendance d’Haïti sur la société esclavagiste martiniquaise sous le Consulat et l’Empire (1802-1809)

Lionel Trani

1 L’indépendance d’Haïti en 18041 ne fait pas renoncer la France à la reconquête de la « perle des Antilles ». De facto, la présence française dans la partie espagnole de l’île pousse la jeune nation à des occupations et offensives d’une grande violence. Concernant ses relations avec les colonies françaises, la rupture est totale. Nonobstant, la jeune nation va conserver des relations diplomatiques et commerciales avec le Royaume-Uni et les États-Unis sans pour autant être reconnue comme nation indépendante. Les grands colons des autres colonies françaises ou étrangères craignent le renversement des sociétés esclavagistes et, donc, une défaite économique et politique. Pourtant, comme le montre Léo Elisabeth2, l’action subversive des gouvernements d’Haïti reste très limitée, voire illusoire, en raison des tensions politiques et sociales au sein de la jeune nation haïtienne. Cette peur de l’intrusion des émissaires de Dessalines3 dans les autres colonies se diffuse dès les premières années d’Haïti par le biais des îles voisines, comme celle de Saint-Thomas ou encore par la presse « américaine ». Les actualités diffusées dans les gazettes étrangères ou les correspondances véhiculent des faits certes véridiques mais aussi fantasmés. Cela répond et ne cesse d’attiser la colère et la peur du monde « blanc » issu des colonies.

2 Cette dispersion de la peur crée une sorte de malaise ou, comme le souligne Alejandro Gomez, un réel « syndrome de Saint-Domingue4 » qui hante les colonies esclavagistes tout au long du XIXe siècle.

3 Dans le reste des colonies françaises, des mesures en faveur du rétablissement de l’esclavage sont mises en place. En mai 1802, un corps expéditionnaire débarque en Guadeloupe pour y rétablir l’ordre. À la suite du succès de l’expédition, Bonaparte y rétablit l’esclavage le 16 juillet 18025. Cette mesure se réalise après de très violents affrontements. Du côté de la Martinique et de Sainte-Lucie, les pourparlers de la Paix

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d’Amiens restituent ces deux colonies à la France. Conséquence des événements révolutionnaires ( 1789-1794), la Martinique préserve les coutumes d’Ancien Régime depuis 17946 du fait de la présence anglaise, qui a continué à appliquer l’esclavage.

4 Dès lors, les propriétaires d’esclaves et les négociants vont apporter leur soutien à la Grande-Bretagne, confirmé par le traité de Whitehall à Londres, afin de préserver l’esclavage face aux idées révolutionnaires. Le rejet de la première abolition de l’esclavage dans les colonies françaises (1793-1794) marque un tournant dans le discours réactionnaire. Les administrations britanniques présentes dans l’île vont s’efforcer de maintenir les conseils souverains et cours de justices locales pour ne pas déstabiliser la société. Les habitants réputés révolutionnaires, républicains ou négrophiles sont déportés de Martinique. Ces déportations politiques ont pour but de régénérer une société esclavagiste déstabilisée7. Les soldats, gardes nationaux, civils blancs et libres de couleur ayant servi la République sont déportés à Guernesey (dépendance de la Couronne britannique dans la Manche au large des côtes françaises) et certains regagnent la France. Les autres habitants libres, toutes couleurs confondues, doivent prêter serment d’allégeance au roi Georges III d’Angleterre. Ceux qui s’y refusent doivent quitter la colonie sur le champ. La période britannique (1794-1802) affiche une prospérité en demi-teinte8. La traite britannique y introduit des esclaves. Les colons conservent leur autorité sur la société coloniale par le biais du « Conseil Privé »9. Les membres sont nommés par le roi via son représentant sur place. Le pouvoir des planteurs est renforcé dans les prises de décisions politiques.

5 Le retour d’une administration héritière de la Révolution et de la République fait craindre un soulèvement dans la colonie. Pourtant, le Premier consul réorganise l’administration par l’arrêté du 10 prairial an X (26 mai 1802). Le système bicéphale (gouverneur et intendant) est remplacé par un système tricéphale (capitaine-général, préfet colonial et grand juge) garantissant une séparation des pouvoirs. Villaret de Joyeuse (1747-1812), vice-amiral, royaliste et esclavagiste, devient capitaine général ; Louis Charles Henri Bertin (1752-1822), conseiller d’état, devient le premier Préfet colonial (1802-1804), remplacé par Pierre-Clément de Laussat (1756-1832) en 1803. Pourtant, la politique réactionnaire du Premier consul doit apporter davantage de garanties. Saint-Domingue est un prisme attirant l’attention des négociants, des armateurs et des propriétaires d’esclaves. L’avenir politique de l’île est lié à la survie de la traite et du système esclavagiste. Les impacts sont multiples pour les colons. La peur, l’imaginaire, le vécu et le pessimisme sont autant de facteurs qui renforcent le sentiment d’abandon et de victimisation des planteurs. Les violences domaniale10 et d’état vont être la réponse à ces ressentis.

6 De quelle manière, le gouvernement colonial s’emploie-t-il à limiter toute référence au désastre de Saint-Domingue ? Notre travail s’attache à déterminer la véritable menace haïtienne et les conséquences de ce phénomène sur les habitants de la Martinique en analysant les interactions de l’administration avec les populations de couleur, les agents français dans les colonies neutres ou ennemies.

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I – Le retour dans l’espace colonial français.

a – Inquiétudes et questionnements sur les colonies sans esclaves ?

7 Dès l’automne 180111, les pourparlers de la paix d’Amiens provoquent des réactions diverses de la part des habitants notables de Martinique. Le 2 octobre 1801, la Gazette de la Martinique annonce la future paix entre la France du Premier consul Bonaparte et la Grande-Bretagne, « déclarant la cessation des hostilités, tant par mer que par terre, convenue entre la dite Majesté et la République Française, avec injonction de s’y conformer ». En novembre 1801, la simple présence d’une frégate française dans la rade de Saint-Pierre suffit pour provoquer un mouvement de panique chez les colons. Duny, ancien commissaire du gouvernement français et militaire, présent sur la frégate au moment des faits et qui est accompagné de Lescallier, futur préfet colonial de Guadeloupe, et de Coster, futur grand juge, tous trois venus rejoindre le capitaine- général Lacrosse à la Dominique, fait état de ce mouvement de panique12. À l’apparition de la frégate française devant cette ville de Saint-Pierre, les mulâtres et les nègres, accourus en foule au rivage, se mirent à crier : Vive la République ! Un mulâtre eut même l’audace de lever insolemment le masque en disant aux blancs : « Voilà notre tour qui vient aujourd’hui, voilà la liberté et l’égalité qui nous arrivent ! »13

8 Le « mulâtre » est aussitôt arrêté et déporté. Malgré les huit années de présence britannique, le souvenir de la République n’a pas été effacé. Les habitants « blancs » de Martinique réagissent immédiatement en s’appuyant sur Charles-Louis Dubuc, envoyé en janvier 1802 en France en tant que député de la Martinique. Il est chargé de défendre les idées esclavagistes et de justifier la politique pro-britannique mise en application en Martinique. Son statut ainsi que le rôle prépondérant qu’il tient en Martinique sont confirmés en 1804, année durant laquelle il est nommé unique député des colonies françaises par l’Empereur Napoléon 1er.

9 En mars 1802, la Paix d’Amiens permet aux navires français de reprendre les relations avec les Petites et Grandes Antilles. Certains colons vont alors adresser au Premier Conseil, via le ministre de la Marine et des Colonies, Denis Décrès, des mémoires sur la nécessité de repenser la gestion et l’organisation des colonies. D’autres, présents à Paris, tentent de mettre en place un lobby pro-esclavagiste14 auprès du ministère. Trois écrits attirent notre attention sur l’état d’esprit des créoles de la Martinique et leurs visions de Saint-Domingue.

10 Le premier document, intitulé « Mémoire sur les moyens de faire renaître la tranquillité, le bonheur et l’abondance dans nos colonies », est rédigé le 25 février 1802 par un créole. Dans cet écrit, l’auteur met en avant l’importance du vécu et du climat qui sont, selon lui, vecteurs d’une certaine distance entre le planteur et le législateur. De ce fait, le législateur métropolitain ne peut comprendre les problématiques locales. [...] je crois devoir chercher à me faire entendre de nos législateurs qui ne peuvent connaître que superficiellement tout ce que nous connaissons nous-mêmes par une expérience de plus de cinquante années de travail et de réflexions. C’est une grande et bien dangereuse méprise que d’assimiler les gens de couleur aux autres hommes qui en naissant ont reçu de l’éducation des lumières […] une aptitude à toutes les connaissances et à toutes les vertus. [...] mais cette trop malheureuse portion de

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l’humanité accoutumée dès sa naissance à l’esclavage en recevant de la France, l’investiture de la liberté doit y être préparée par des puissances graduelles [...]15.

11 Pour étayer sa thèse, l’auteur rappelle les ravages causés par les idées révolutionnaires influencées par l’héritage des Lumières et de la société des Amis des noirs sur la société créole. Toutefois, il ne fait aucune allusion à la liberté générale. Il préfère évoquer une possible abolition graduelle, qui permettrait d’éviter que des événements tels que ceux qu’ont connu Saint-Domingue et la Guadeloupe ne se reproduisent.

12 Le 5 mars 1802, le sieur Levassor – membre de la riche famille martiniquaise des Levassor de la Touche du Lamentin – rédige son « premier mémoire sur la nécessité [d’établir] un nouveau système colonial »16. Au même moment, à Saint-Domingue, Leclerc débarque ses troupes. Il devient nécessaire de créer dans les colonies de l’archipel américain, et surtout avec ou sans celle de St. Domingue, une puissance locale qui les mette dans les cas de contenir par elles-mêmes, les nombreux africains qui les cultivent [...]17.

13 La colonie gouvernée par Toussaint Louverture est vouée à disparaître, car une colonie dirigée par un noir n’a que peu d’avenir. Les échos de la Constitution louverturienne en Martinique ne doivent pas être sous-estimés, même si aucune correspondance de for privé ou public ne l’évoque. Levassor précise que ce projet colonial doit être refondé. Le nègre, comme il a été dit, peut seul cultiver les plaines, or il existe dans l’ancienne partie espagnole de St. Domingue, des plaines immenses et incultes qui pourraient employer des millions de nègres, et l’Afrique est épuisée. La loi qui, dans cet état de choses, permettrait au nègre d’habiter et de cultiver les montagnes serait donc un contre-sens en agriculture, en commerce et en politique, […] parce qu’il est dangereux de trop multiplier les nègres et que dans les montagnes, ils trouveraient de plus grands moyens de résistances18.

14 La colonie espagnole de Santo-Domingo est évoquée et permettrait, selon Levassor, de relancer l’économie sucrière tout en s’affranchissant de la partie française occidentale. Néanmoins, cette partie de l’île est moins développée et nécessiterait, selon les recommandations de Levassor, d’utiliser une main d’œuvre servile19.

15 Levassor est empreint du préjugé de couleur qui atteste de l’état d’esprit d’une très grande partie des Blancs, et veut conserver les principes d’Ancien régime. « Ce qui vient d’être dit, fait sentir la nécessité d’une loi qui divise les colonies en deux régions, la région européenne et la région africaine20. » Il fait référence à la Constitution du 22 Frimaire An VIII (13 décembre 1799) et plus précisément à l’article 9121 mettant fin à l’isonomie et à l’assimilation républicaine pour les départements d’Outre-mer22. La loi du 1er janvier 1798 23, qui déclare citoyen français tout individu noir « créole ou bossale » (articles 15 et 18) ou sang-mêlé, à condition qu’il soit attaché à la culture, employé dans les armées ou qu’il exerce une profession ou un métier, est remise en cause. La constitution de l’an 8 dit expressément qu’elle ne veut pas se prononcer sur le régime des colonies. Cette déclaration abroge toutes les lois faites sur les colonies, pendant la révolution et les replace de droit sous l’ancien régime colonial. Sous cet ancien régime, le droit de donner des concessions territoriales et gratuites appartenait essentiellement au chef de l’État. Le Premier Consul a donc le droit d’établir un concessionnaire unique qui sous concède les domaines nationaux dans les colonies d’après les principes et le but du système général et sous les conditions qui lui paraîtront les plus avantageuses à la prospérité des colonies et du commerce de la France24.

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16 Afin de pallier à la perte de Saint-Domingue et relancer l’économie coloniale, d’autres colons comme Travorsay, habitant du Diamant, suggèrent d’importer plus de trente mille esclaves. Ainsi, il envoie à Décrès un mémoire25 dans lequel il fait état de ses réflexions et revendications afin d’améliorer l’administration martiniquaise.

17 Les divers écrits et rapports entretiennent cette hostilité envers la Révolution. C’est pour cette raison que la Gazette de la Martinique26 devient surtout un relais de propagande du pouvoir consulaire et impériale. Le gouvernement colonial l’utilise pour diffuser les décisions législatives locales (arrêté, décret, avis). Cette gazette nous renseigne sur l’actualité internationale (européenne). Par ailleurs, on trouve des rubriques diverses de ventes de biens meubles ou immeubles ou bien les fuites d’esclaves en marronnage déclarées, tout comme la capture des marrons de la colonie. Le profil des lecteurs se réduit aux personnes lettrées. Les blancs créoles, les libres de couleur, les fonctionnaires, militaires et négociants sont les lecteurs réguliers de la gazette. L’imprimeur est installé à Saint-Pierre, qui est le centre économique de la Martinique, mais aussi un espace portuaire régional important en raison de sa large rade.

18 Le traitement des actualités d’Amérique est soigneusement sélectionné par les éditeurs. En effet, les événements de Saint-Domingue ayant eu lieu après le décès du capitaine- général Leclerc ne sont pas mentionnés. Les choix éditoriaux réaffirment la volonté de l’administration coloniale d’éviter une diffusion des « mauvaises nouvelles » qui pourraient nourrir des idées « révolutionnaires » au sein des populations de couleur. Les inquiétudes des créoles n’apparaissent pas non plus dans la presse locale. Cela n’empêche pas, dans les ports, la propagation de rumeurs et nouvelles entre négociants, matelots, militaires et agents sous couverture. Les cabarets sont des espaces de rencontre surveillés par les autorités urbaines.

19 En réponse à ces demandes, la loi du 20 mai 1802, qui garantit le maintien de l’esclavage en Martinique et aux Mascareignes, est mise en application. Cette volonté de rassurer les colons se vérifie en juillet 1802 avec l’arrivée du préfet colonial Bertin en Martinique. Celui-ci réaffirme les nouvelles garanties du Consulat à l’égard des riches propriétaires terriens et des négociants. Le commerce négrier français connaît un regain qui va perdurer jusqu’en 1806.

b – Une politique locale réactionnaire : contenir les gens de couleur.

20 L’administration française est rapidement confrontée à un problème d’ordre public, celui des prisonniers de couleur détenus par les Britanniques. Le 13 août 1802, Bertin prévient de l’urgence de déporter entre 1 500 et 2 200 individus de couleur, sans doute d’anciens soldats de la République de Saint-Domingue, de Guadeloupe, de Sainte-Lucie, ou bien des esclaves en fuite pris par les navires britanniques. Il faut déporter tous les hommes qui seront [considérés] comme coupables et dangereux, ceux qui n’ont ni lieu, ni moyen […] il faut les envoyer avec des vivres, et des [produits] d’agriculture et autres, pour former une colonie au loin et d’où ils ne puissent plus se répandre dans celles-ci27.

21 Entre-temps en métropole, l’arrêté consulaire du 2 juillet 1802 interdit aux Noirs, Mulâtres, ou autres Gens de couleur d’entrer à l’avenir sur le territoire continental de la République. Bertin mandate des agents pour négocier dans les colonies espagnoles la vente comme esclaves des prisonniers et lever des fonds pour le financement de

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l’administration et des troupes. Entre août 1802 et janvier 1803, l’administration française déporte la totalité des détenus « dangereux » vers les côtes sauvages du Venezuela ou bien d’Aruba28.

22 Le 5 septembre 1802, un nouvel arrêté permet le retour des propriétaires blancs dans la colonie. La police des Gens de couleur libres et des esclaves est rappelée le 27 septembre 1802. Le 10 novembre 1802, le capitaine-général ordonne la fermeture de toutes les écoles réservées aux enfants de couleur. L’éducation est jugée dangereuse et contraire aux coutumes coloniales, car elle fait émerger des idées révolutionnaires et libertaires. Alexis Pothuau, créole et conseiller au Conseil souverain en novembre 1783, procureur général par intérim puis commissaire du gouvernement près la cour d’appel (1802-1806), va pourtant entrer en conflit avec Villaret de Joyeuse afin de faire rouvrir ces écoles. La crainte d’un soulèvement des affranchis éclairés est liée aux actualités violentes de Saint-Domingue29. L’administration militaire est au courant des événements, jusqu’à la reprise du conflit avec l’Angleterre au printemps 1803. La pacification des esprits se fait en douceur comme l’atteste le maintien dans la garde nationale30 des libres de couleur. Le pouvoir colonial, contrairement à ce qu’il a fait en Guadeloupe ou en Guyane, ne désarme pas les troupes de couleur.

23 Les affranchissements doivent être contenus et maîtrisés. Cela se traduit par les vérifications des titres de liberté dès le 15 mars 1803. Pour parachever la menace d’affranchis éclairés, Villaret de Joyeuse ordonne l’arrestation d’un habitant notable, ancien député et ancien membre du conseil des Cinq Cents (1795-1797), le mulâtre libre Janvier Littée31, le 1er janvier 1803. Le 2 janvier, il embarque sur le Berceau en direction de Brest. L’ancien législateur subira en métropole la politique discriminante à l’égard des gens de couleur mise en application. Il est incarcéré quelques jours après son arrivée dans la rade de Lorient à la fin du mois de février 1803. À sa libération, il reçoit l’interdiction de retourner en Martinique et de se fixer à Paris par le ministre de la Marine et des Colonies Décrès32. Il doit attendre le mois d’avril 1803 pour avoir l’autorisation de se réinstaller à Paris.

24 Le renforcement de la ségrégation de couleur est accentué par l’introduction du Code civil. Cela constitue un tournant dans l’évolution du droit local. La promulgation est actée le 7 novembre 1805. Son application est adaptée aux coutumes locales après d’âpres débats (le divorce par exemple). « Le titre de citoyen français ne sera porté dans l’étendue de cette colonie et dépendances que par les Blancs. » Le libre de couleur n’est pas assimilé à la citoyenneté en raison de sa couleur. Cela renforce la position politique des Blancs et le préjugé de couleur par la même occasion. La couleur devient un critère civique et renforce un groupe juridique local (« noirs, mulâtres, métis »). La pensée « racialiste » émerge progressivement par le rejet systématique d’une couleur de peau et l’association de caractères moraux propres celle-ci. Les libres de couleur devront attendre véritablement la Monarchie de Juillet pour obtenir des droits politiques tout en conservant les prérogatives de la société esclavagiste.

25 En ce qui concerne le maintien de l’ordre dans les plantations, le gouvernement local souhaite l’introduction d’une justice d’exception, comme en Guadeloupe, en octobre 1802 avec le tribunal spécial. Cette instance d’exception est utilisée afin de prévenir toute insurrection ou révolte contre l’ordre colonial. En Martinique, les affaires d’empoisonnement ont tellement provoqué d’émois et d’effrois au sein des planteurs que Villaret de Joyeuse préconise la création de commissions militaires en janvier 1803. La cour d’appel et le ministre rejettent cette proposition, rappelant qu’une justice de

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circonstance doit être constituée de propriétaires créoles. Le droit d’ingérence de l’État ne doit pas empiéter sur le pouvoir domanial du maître. Rendre justice dans la plantation, c’est juger la gestion du planteur sur sa main d’œuvre. Cela explique les réactions hostiles à cette commission purement militaire. Le colon se juge lui-même apte à punir l’esclave empoisonneur : « les planteurs sont les plus aptes à rendre la justice sur leurs habitations33. »

26 Villaret de Joyeuse intronise le tribunal spécial dans le dispositif juridique d’exception en s’appuyant sur le décret métropolitain du 18 pluviôse an IX (8 janvier 1801) pour lutter contre le banditisme. Le tribunal spécial est composé de huit membres (propriétaires, militaires et hommes de loi) et est établi le 17 octobre 1803 dans la colonie34. Il est accueilli avec confiance par les notables de la colonie siégeant à la cour d’appel. De plus, le capitaine-général entretient des rapports paternels et conciliants avec l’élite créole.

Schéma1 : Le tribunal spécial en Martinique Trani, novembre 2018.

27 Ce tribunal a pour but de rétablir l’ordre parmi les esclaves et de rassurer les propriétaires blancs de la survie de leur société. Les créoles composent 50 % des membres du tribunal. Cela questionne sur le bon déroulement de la cour de justice spéciale. Des conflits d’intérêts peuvent interférer lors des affaires en raison des alliances et des amitiés avec les propriétaires des paroisses concernées. Les différentes affaires jugées n’ont aucun lien avec Haïti, elles s’inscrivent dans des problématiques socio-spatiales : des rancœurs entre esclaves, une haine contre le colon ou bien, souvent, envers ceux qui représentent l’autorité domaniale, l’économe et le commandeur. L’univers de la plantation demeure concentrationnaire. Ces violences serviles renforcent le sentiment d’insécurité des colons. Des dérives violentes de l’autorité domaniale (géreur, économe) dans les habitations vont résulter des craintes et du fantasme des révoltes esclaves.

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Carte 1 : Les Colonies françaises des Petites et Grandes Antilles Trani, 2018.

II – Une « menace Dessalines » qui a des effets sur la Martinique ?

28 Les États-Unis et les colonies britanniques, espagnoles, hollandaises et suédoises observent l’indépendance d’Haïti comme une menace réelle ou fictive. Le Français devient à la fois symbole de la dérive révolutionnaire et victime de celle-ci. Le massacre des Blancs35 ordonné par Dessalines pour régénérer la nation haïtienne provoque un choc à travers les élites créoles et blanches des colonies françaises et étrangères. La présence militaire française à Santo-Domingo devient anecdotique avec le blocus britannique sur les Grandes et les Petites Antilles, malgré la présence éphémère de la flotte de l’Amiral Missiessy au printemps 1805. Certaines îles, comme Saint-Thomas ou la Trinité, vont abriter des agents et espions français. Ils vont ainsi relayer de nombreuses informations concernant la nation de Dessalines. Un Français, Roberto Lartigue, va devenir un acteur essentiel dans la propagation d’un sentiment anti- haïtien.

a – Lartigue : acteur et instigateur dans la diffusion du « syndrome haïtien »36 ?

29 Roberto Lartigue, ancien propriétaire37 natif de Saint-Domingue, émigre suite à l’insurrection générale des anciens lieutenants de Toussaint Louverture d’octobre 1802. Dans sa fuite, il est nommé commissaire pour les prises faites par les corsaires français et les bâtiments de l’état conduits aux îles danoises38 (17 fructidor an XIII) mais aussi,

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accessoirement, agent de renseignement sur l’île de Saint-Thomas, qui est une possession danoise. Son arrivée sur l’île reste cependant mal connue. Saint-Thomas est un espace de circulation et de transit pour les gens de couleur de France, ainsi que les colons fuyant Saint-Domingue ou expulsés des colonies espagnoles et britanniques39.

30 Le 28 avril 1805, la proclamation de l’empereur Dessalines adressée aux « habitants d’Haïti », diffusée par les journaux américains, a une importante résonnance auprès des agents et négociants français des Petites Antilles. Lartigue prend connaissance de cette proclamation. La Guadeloupe pillée et détruite, les victimes couvertes du sang de leurs femmes et de leurs enfants [...] Pelage victime de sa déloyauté après avoir trahi son pays et ses frères. Le brave et immortel Delgresse préférant, guerrier magnanime, sauter avec le fort qu’il défendait plutôt que d’accepter les chaînes [...]40.

31 Entre mai et novembre 1802, 3 000 civils et 1 000 militaires périssent sous les violences commises par le corps expéditionnaire du capitaine-général Richepance, venu rétablir l’ordre et l’esclavage en Guadeloupe. 1 900 soldats de couleur furent conduits aux Saintes puis ensuite déportés pour être vendus dans les colonies espagnoles ou aux États-Unis. D’autres sont envoyés en France. Infortunés Martiniquais, que ne puis-je voler à votre secours et briser vos fers ! [...] le despotisme exercé à la Martinique [...] tyrans, usurpateurs et voleurs du nouveau monde, nos poignards sont prêts, 60.000 soldats [...] n’attendent que mes ordres pour venger la masse de leurs frères assassinés [...] Guerre à mort aux tyrans, voilà le mot d’ordre. Liberté et indépendance le cri de ralliement41.

32 Dessalines poursuit son indignation sur la situation des esclaves de Martinique. Le terme « despotisme » renvoie à la nature du pouvoir colonial violent concentré dans la main du gouverneur ou du capitaine-général. La proclamation fait preuve d’agressivité et d’une grande hostilité envers l’ennemi français. Le Français est une menace directe au pouvoir de Dessalines. Depuis janvier 1804, le généraux Ferrand et Keverseau, prennent position à Santo-Domingo (partie espagnole) avec les survivants du corps expéditionnaire de Leclerc. L’objectif est affiché par Ferrand lors de la promulgation du décret du 6 janvier 1805 autorisant la « chasse aux Haïtiens » ( capture d’hommes, femmes et enfants (de 10 à 14 ans)) pour les vendre comme esclaves. La reconquête est imaginée avec un rétablissement de l’ancien régime colonial. En mars 1805, Dessalines doit battre en retraite devant les portes de Santo-Domingo en raison de la présence de la flotte de l’amiral Missiessy. Cette menace militaire française reste cependant faible. Les garnisons restent cantonnées à Santo-Domingo jusqu’en novembre 1808, lorsque Ferrand décède.

33 Comme le souligne Léo Elisabeth, Robertot Lartigue va utiliser la défaite franco- hispanique à Trafalgar et les rumeurs de paix entre la France et le Royaume-Uni pour faire courir le bruit d’une offensive maritime d’Haïti. Une nouvelle paix entre Napoléon 1er et Georges III laisse craindre une nouvelle expédition vers Haïti. Un rapport42 rédigé le 26 mai 1806 à Saint-Thomas, et publié bien plus tard en 1815 à Paris, met en lumière une « entreprise » formée par Dessalines pour soulever la Martinique, la Guadeloupe et Marie-Galante. Cette publication tardive s’inscrit sous la seconde restauration de Louis XVIII, alors que Robert Lartigue cherche à prouver sa loyauté au nouveau pouvoir royal par son action préventive et quasi-» héroïque » (selon les témoins de l’époque) dans les Antilles en 1805. Les certifications de juges, militaires, administrateurs français, danois et anglais43 indiquent la volonté de l’auteur de rendre crédible son action et de prouver

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son attachement profond à la France en protégeant les colonies du plus grand danger : Haïti. Pendant que M. Robertot Lartigue a fait le service à St-Thomas, [...] il a fait dissoudre et déporter de St-Thomas un club de nègres et de gens de couleur qui étaient envoyés par Dessalines [...] pour soulever la Martinique et la Guadeloupe, et au mois de Décembre 1805, Dessalines expédia de St-Domingue des émissaires pour exécuter le projet monstrueux de descendre à la Martinique et à la Guadeloupe, d’y assassiner tous les habitants, de brûler les villes, de soulever les nègres et les gens de couleur, libres ou esclaves. [...]44.

34 Saint-Thomas est une île neutre où il est assez aisé de s’informer des nouvelles de Saint-Domingue. C’est également un espace de transit pour les navires américains, espagnols, danois, français et britanniques. L’existence d’un club de gens de couleur peut être plausible mais, à la lecture du rapport et des certifications, aucune information précise ne renseigne sur les personnes arrêtées (liste des noms, leur déportation). Cela reste un mystère. [...] prévenu des projets destructeurs de Dessalines, [Roberjot Lartigue] s’empressa de prévenir le Général et le Juge de St-Thomas ; il leur demanda de défendre [interdire] les relations commerciales de St-Thomas avec les nègres révoltés de St- Domingue45. Le Gouvernement danois rendit alors un arrêté, le 15 Octobre 1805, qui défendait à tous négociants et capitaines de navires de commercer et communiquer avec les révoltés de St-Domingue, sous peine de la confiscation du navire, de sa cargaison et de 10,000 francs d’amende, [...] M. Roberjot Lartigue demanda encore au Gouverneur des îles Danoises de lui fournir les moyens de déporter tous les nègres de St Domingue qui étaient à St-Thomas. Il s’y trouva même plusieurs autres personnes qui se prêtaient aux projets de Dessalines qui furent déportées. [...] Le Général Ernouf envoya de suite un aide-de-camp, pour aviser avec M. Roberjot Lartigue aux mesures que les circonstances exigeaient46.

35 L’aide de camp en question se nomme Mouton47. Il se rend en effet à Saint-Thomas, en avril 1807, pour s’occuper des mesures sur la sûreté intérieure de la colonie et sa défense extérieure de la Guadeloupe. La présence de « nègres » de Saint-Domingue paraît surprenante en raison de la méfiance ambiante qui règne depuis 1804. Sont-ils des négociants de Dessalines se faisant passer pour neutres ou bien des esclaves de Saint-Domingue appartenant à des colons français émigrés ? Une majorité des émigrés se dirige vers Cuba ou bien aux États-Unis. Sur ce point, rien n’indique une forte migration saint-domingoise à Saint-Thomas. Sans doute sont-ils des cas isolés ? Le plan de Dessalines était de descendre aux fêtes de Noël 1805, pour exécuter cette horrible entreprise. Pendant la nuit des fêtes de Noël, cette troupe d’émissaires chercha en vain à descendre à la Martinique et à la Guadeloupe. Ils n’abandonnèrent pas pour cela leur entreprise désastreuse et criminelle48.

36 Entre octobre 1805 et novembre 1805, les « émissaires de Dessalines » naviguent dans les Petites Antilles. Ils ont été exclus de Saint-Thomas. Les informations restent évasives et le stationnement des Haïtiens paraît compliqué. En novembre 1805, la mer des Caraïbes est maîtrisée par la royal navy. De plus, la capacité maritime d’Haïti sous Dessalines est faible. Il dispose de huit à dix navires corsaires, y compris deux bricks armés de huit à dix canons. Cela représente environ trois mille marins mal entraînés.49 En mars 1806, un rapport est transmis à Villaret de Joyeuse au sujet d’Haïti50. Un agent français enregistre la déclaration de Jean Thomas Lefebvre, rescapé et cabrouetier à Port-au-Prince. Robertot est-il l’auteur de la déclaration ? Si Lartigue l’a rédigé, il ne mentionne aucune fois ce témoin-survivant de Dessalines dans son rapport. Dans le témoignage, Lefebvre dépeint une nation éprouvée par la guerre et

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le pouvoir autoritaire de Dessalines. Il ne développe pas la thèse d’une offensive future vers les colonies françaises.

37 Dessalines souhaite se débarrasser des Français présents sur Hispaniola. Cela confirme les incursions haïtiennes de 1805 contre le général Ferrand devant Santo-Domingo. « Les nègres reçurent 10 gourdes chacun pour marcher contre Santo-Domingo, depuis le soldat n’a plus rien reçu51. » Les troupes ne sont plus payées et montrent la limite de l’action militaire de Dessalines.

38 Les caisses de l’État sont vides, les exportations de sucre et de café sont faibles, malgré la tentative de donner des terres aux cultivateurs noirs. L’instauration du caporalisme agraire montre également de nombreuses contestations populaires. Le commerce avec les pays voisins est également faible. Lefebvre rapporte qu’« il n’y avait au Port-au- Prince que cinq navires dans la rade au mois d’août52. » Sans doute des navires américains qui commercent à Port-au-Prince et sur l’un desquels Lefebvre s’embarque pour échapper aux vengeances de l’État contre les Français. Ce qui intéresse Villaret de Joyeuse, c’est la division au sein du gouvernement impérial. « Christophe commande au Cap et n’est plus bien avec Dessalines, chacun accapare la denrée par son autorité privée. C’est le motif de leur désunion. Il y a beaucoup de luxe chez les chefs et chez leurs femmes53. » Les tensions apparaissent également avec le général Pétion. Dessalines craint d’être attaqué par la marine française et par les unités survivantes du corps expéditionnaire du général Ferrand et semble privilégier la protection des côtes de l’Empire. L’unité haïtienne est brisée et les luttes de pouvoir mènent à l’assassinat de Dessalines le 17 octobre 1806 au Pont-Rouge.

b – La Trinité, une colonie menacée par Haïti : entre réalité et mythe.

39 En 1805, la Trinité recense 25 000 esclaves et 5 526 libres, blancs, de couleur et amérindiens confondus. C’est une colonie espagnole, mais annexée par les Britanniques depuis 1797. C’est dans cette colonie que le vaste « projet » de Dessalines est découvert. Ils furent [sic] alors descendre à la Trinité espagnole, au mois de Décembre 1805, la veille des fêtes de Noël, mais leur dessein fut aussitôt découvert, parce que plusieurs négresses marchandes qui étaient en nombre dans les chemins, pour soulever les nègres et les mulâtres, chantaient : le sang des blancs est bon pour boire ; la chair des blancs est bonne pour manger (vive Dessalines). Le Général Isloop, gouverneur de la Trinité, fut prévenu. Il envoya de suite des troupes pour arrêter les marchandes, les nègres, les mulâtres, les étrangers et ceux qui étaient réunis. Beaucoup de tout sexe furent pris et mis en prison. Le lendemain on procéda à faire des informations et à juger les coupables. 30 chefs de couleur eurent la tête tranchée il y eut plusieurs autres peines prononcées ; quantité furent déportés, et, pendant longtemps, on resta armé pour remettre l’ordre. Les témoins qui déposèrent, et un des accusés, déclarèrent que l’ordre de Dessalines était d’assassiner, la nuit de Noël, tous les habitants, de brûler la ville, de soulever les esclaves et d’y nommer un Roi54.

40 Les émissaires sont donc rentrés dans la colonie et ont parcouru les chemins agricoles. Les sentences sont exceptionnelles. Les trente chefs de couleur, selon Lartigue, proviennent d’Haïti ou ont embrassé la destinée du peuple haïtien.

41 Dans le rapport de Lartigue, un Français installé à la Trinidad est mentionné. Il certifie la véracité des événements en 1815. Le comte Charles-Joseph de Loppinot de la Fresilliere55 assiste à ces exécutions publiques. C’est un ancien habitant de Saint- Domingue. Il est très affecté par la révolte des plaines du Nord en 1791 et la politique de

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la Première République (1792-1794), qui renforcent son caractère réactionnaire et esclavagiste. Dès lors, il s’engage avec les troupes britanniques contre les troupes républicaines de Toussaint Louverture. Après un bref passage par la Jamaïque, il s’installe en 1798 à la Trinidad56 avec sa femme, ses enfants et une centaine d’esclaves. Mais il est déçu comme de nombreux Français de la politique menée par le gouverneur Picton57. En effet, il devait recevoir une subvention pour l’acquisition de terres agricoles destinées à production de sucre. Suite au départ de Picton, il tente de se rapprocher du nouveau gouverneur Thomas Hislop. Son expérience militaire s’avère très utile au gouverneur, et cela permet à ce dernier d’établir des liens durables avec les colons français de Saint-Domingue et des petites Antilles réfugiés sur l’île. [...] Condamnation et exécuté à la fin de1’année 1805 plusieurs hommes de couleur, nègres libres et esclaves, convaincus d’avoir cherché à soulever les esclaves de la dite île [...] à l’égard de ce jugement, par le Gouverneur Isloop est véritable58.

42 Toutefois, un journal quotidien de New-York, le Mercantile Advertiser59, mentionne, dans le numéro du 6 février 1806, un terrible projet conspiré par les esclaves à la Trinité. Cet article relate les informations diffusées dans le journal local Late Trinidad Paper du 20 décembre 1805 et qui reprend des extraits des minutes du conseil de sa majesté.

43 L’article révèle que, le 10 décembre 1805, une « révolte » sanguinaire s’organise de la part de quelques esclaves de la colonie. Du 11 au 18 décembre, le lieutenant-gouverneur et le Council (conseil privé) examinent les preuves et délibèrent. Quatre leaders noirs ont été jugés coupables de susciter une insurrection des esclaves de cette colonie. Par la suite, ils sont pendus, décapités et exposés sur des piques. La mise à mort est exceptionnelle et rappelle les pratiques médiévales.

44 Les réunions d’esclaves sont tolérées dans la colonie. Celles-ci se structurent en petites sociétés. Les esclaves y dansent et chantent. Ces sociétés s’organisent selon une hiérarchie très précise. Il y a des généraux en chef, généraux en second, ambassadeurs, colonels, aide-de-camps, majors, 1er ministre, trésorier, grands juges, secrétaires. Elles se constituent par la suite en régiments dont certains adoptent des noms français : « Macaque60 », « Sans peur » et « Saint-Georges »61. Les esclaves appartenant à ces sociétés sont localisés au Carénage, sauf le régiment Corocite, qui est aux alentours de la ville de Port d’Espagne. Ils s’affilient notamment à d’autres régiments, surnommés « Martinique », « Guadeloupe », « Fantaisie », « Marine » ou encore « Danish »62. Le projet consiste en un soulèvement servile au sein de la colonie, sans lien avec Haïti. La référence à des mots français fait penser à une implication des esclaves francophones. En effet, de nombreux colons français ont migré en direction de Trinité afin de fuir la Révolution. Certains esclaves ont assisté ou bien participé aux premiers troubles de la Révolution dans les Antilles (1789-1793). Lartigue s’est inspiré de cet événement pour étayer sa thèse de la conspiration. De ce fait, il détourne la vérité afin de renforcer la crainte et le sentiment de peur qu’ont les colons et les administrateurs à l’égard de Saint-Domingue. Sa crainte personnelle a dû prendre le dessus sur son récit, car il a dû lui-même fuir Saint-Domingue. Néanmoins, Robertot Lartigue réussit à exercer une pression sur le gouvernement danois avec la publication du décret du 13 septembre 1806 interdisant tout commerce avec Haïti et imposant l’arrestation de tout homme de couleur considéré comme suspect. Ce décret est mentionné dans le numéro du Mercantile Advertiser63 datant du 28 avril 1806. Un ajout est apporté à cette mention, et stipule que l’embargo avec Haïti est effectif dans le but de conserver de bonnes relations avec la France et le Danemark.

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45 Dans le numéro du 27 octobre 1806 du Mercantile Advertiser, il est indiqué que tout navire passant par Haïti sera envoyé à Tortola. D’ailleurs, The United States Gazette de Philadelphie rapporte un mois plus tard que sept navires de Baltimore ayant fait escale à Haïti et voulant se rendre à Saint-Thomas furent ainsi envoyés à Tortola pour y être condamnés64. Ce fait est repris par Sydney Daney – créole de la Martinique – en 1846 : « Des émissaires, partis de chez eux s’étaient rendus d’abord à Saint-Thomas [...] Mais le gouvernement danois les en avait expulsés et ils avaient cherché un asile à Tortole [...] ils avaient jeté les yeux sur la Trinité où ils savaient que se trouvaient plusieurs ateliers composés de nègres de Saint-Domingue65. »

46 Ces arrestations sont reprises par Lartigue, qui explique que les membres d’équipage de ces navires envoyés à Tortola parviennent à gagner la Trinité. Il étaye ses propos en mettant en avant le fait que ces mêmes individus tentent de recruter des esclaves afin de fomenter une révolte. Pour justifier ses dires, il fait état de chansons reprenant un champ lexical mortifère, à visées anti-françaises et hostile à tous les blancs, quelle que soit leur nationalité. Début décembre 1805, près de Port d’Espagne, monsieur de Gannes, de la Chancellerie entend près d’une rivière accolée à des plantations douze femmes noires en train de cultiver, chantant en balançant leurs hanches au rythme des pods chac-chac : Pain c’est viande béqué66 Vin c’est sang béqué San Domingo Nous va boire sang béqué San domingo67

47 Robertot Lartigue a-t-il eu écho de ce chant célébrant Haïti dans une plantation d’un émigré français ? A-t-il modifié ce chant pour construire dans son esprit un chant plus violent en lien avec la destruction des blancs de la Martinique et de la Guadeloupe pour y fonder des États alliés ? Ce qui est certain, c’est que la Trinité a bien échappé à un soulèvement servile important. Nous sommes très loin d’une allégeance à Haïti.

48 Le préfet colonial Laussat mentionne dans son mémoire68, la pendaison de vingt esclaves à Port of Spain : « Trinidad est le refuge de tous les Nègres échappés de Saint- Domingue et une vingtaine ont été pendus à Noël69. » Toutefois, il ne fait aucune allusion aux allégations de Robertot Lartigue. Laussat, qui est en Martinique depuis 1804, est souvent qualifié d’homme de confiance par Décrès et l’Empereur. Il rédige de nombreux rapports sur les esclaves, en s’appuyant sur les observations de terrain qu’il a pu faire ou sur les rapports des propriétaires d’esclaves. Ses productions sont donc considérées comme fiables par le ministre de la Marine et des Colonies.

49 Pourtant, Laussat oublie de spécifier que la Trinité est, depuis 1791, un refuge pour de nombreux colons de Saint-Domingue et des colonies françaises. Des familles avec leurs esclaves se sont installées à la Trinité espagnole entre 1791 et 1800. Cependant, entre 1801 et 1806, l’arrivée de nombreux Français venant de Santo-Domingo n’incite plus les autorités britanniques à favoriser leur installation, tout comme à la Jamaïque, tandis que le cas des immigrés hispaniques arrivés à la même période ne pose aucun problème. Ces nouvelles mesures sont dues aux guerres napoléoniennes, qui accentuent la rivalité franco-britannique.

50 D’ailleurs, lors de sa tournée des paroisses martiniquaises, Laussat est invité, au Gros Morne, dans l’habitation de Joseph de Perpigna, natif du François, propriétaire et militaire : « [...] Les Soter, frères du beau-père de M. Joseph Perpigna. Ce beau-père,

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s’étant montré dévoué aux Anglais se retira à la Trinidad lorsque l’île de la Martinique nous fut restituée. » Le beau-père de Joseph de Perpigna n’est autre que le colonel Denis Julien Gaudin de Soter70, propriétaire et commandant les milices du Gros-Morne en 1789, attaché à servir la couronne britannique à la Trinidad.

51 Un autre martiniquais est recensé à la Trinité espagnole, Dominique Dert, natif du Carbet en Martinique. Il semblerait qu’il se soit installé dans cette colonie avant la Révolution française, dans la périphérie de Port of Spain. Il possède une plantation nommée « Bel air » qui produit du sucre. Le 8 janvier 1806, il rédige une déclaration à l’attention du gouverneur de la Trinité au sujet du phénomène d’empoisonnement qui touche les propriétaires français de la Trinidad. Les faits se sont déroulés en 1804. Huit esclaves décèdent de manière mystérieuse, dont l’enfant de onze mois de la domestique personnelle de madame Dert. Un fort émoi semble toucher la famille Dert, mais également l’atelier des esclaves, face au décès de l’enfant. Lors de l’enterrement, le commandeur, nommé Jacquet et âgé de 66 ans, est absent et est soupçonné d’être l’empoisonneur. Rapidement, l’esclave avoue à l’hôpital devant son maître être effectivement le coupable. Il explique qu’il s’était procuré l’arsenic à Port of Spain et qu’il a acheté ce poison à un autre esclave dénommé Carlos vivant sur l’habitation de lord Melville71. Jacquet explique que l’objectif était de tuer la famille du maître. L’esclave est incarcéré et se suicide dans sa cellule. Dert prétend dans sa déclaration que cent vingt-cinq esclaves sont morts de manière mystérieuse en vingt ans. Il demande au gouverneur de renforcer la surveillance des plantations pour éviter les complots à l’encontre des colons d’origine française.

52 Le Gouverneur Isloop conserve de très bonnes relations avec les propriétaires d’origine française. Cependant, Isloop reste perplexe devant les problèmes d’empoisonnement et de sorcellerie. Les preuves sont souvent rares, voire inexistantes. C’est plutôt une superstition héritée de la religion catholique et du quimbois72, phénomène observé et attesté en Martinique depuis les années 1762. Dert, ancien habitant de la Martinique, a grandi et vécu dans ce ressenti colonial qu’il semble reproduire à la Trinidad. S’ajoutant à cela les événements de Saint-Domingue, ce sentiment de peur et du complot a alors ressurgi.

53 La ville de Port of Spain est détruite presque totalement par un incendie, le 24 mars 1808Le capitaine-général Villaret de Joyeuse rapporte au ministre de la Marine et des Colonies cet événement : « Nous venons d’être instruits d’un événement affreux à la Trinité espagnole le 24 mars dernier à dix heures du soir, le feu a pris à la ville du port d’Espagne (...) le nombre de maisons consumées est porté à 535. Beaucoup de monde a péri73. » Les villes des Caraïbes sont pour la plupart construites en bois et sont donc vulnérables au feu, aux ouragans, et aux tempêtes tropicales. Selon le journal de Francfort74, le coût financier s’élève à un million de livres sterling. La manière subite dont le feu s’est manifesté presque en même temps dans plusieurs quartiers [...] Ceci reporte la pensée sur les complots déjà formés précédemment dans la même isle, pour faire égorger les blancs par les nègres, complot heureusement découverts par les colons et dont j’eu l’honneur de rendre compte à votre excellence au commencement de 1806.75

54 Villaret de Joyeuse, contrairement à Laussat, a toujours cru en la menace directe d’Haïti et soutenait donc la thèse de Lartigue sur le complot des émissaires de Dessalines. Le capitaine-général poursuit son constat : J’observais dans cette dépêche que les nègres conspirateurs organisaient des cadres sous des dénominations militaires et civiles à l’instar de Saint-Domingue : je vous fis

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remarquer spécialement que deux de leurs corps portaient les noms Martinique et Guadeloupe76.

55 Une nouvelle fois, il renforce le rôle de l’agent de Saint-Thomas en donnant une version confuse des événements survenus en décembre 1805 du fait des sociétés secrètes serviles de la Trinité. Son récit se poursuit en s’attaquant à la politique anglaise menée dans l’espace caribéen : Lorsqu’après un événement de ce genre qui fit jetter les hauts cris aux planteurs des isles anglaises sur l’encouragement que leur ministère donnait dès lors à la rébellion de Saint-Domingue. On voit ce gouvernement continuer non seulement à être l’appui des révoltés, mais à ouvrir avec eux toutes sortes de relations commerciales [...]77.

56 Villaret de Joyeuse reprend cette thèse d’Anglais soutenant Haïti. Dans leurs relations diplomatiques avec Haïti, ni l’Angleterre et les Etats-Unis d’Amérique ne reconnaissent son indépendance. Il faudra attendre la reconnaissance de la France de Charles X en 1825. Les Anglais ont joué un rôle déterminant dans l’affaiblissement militaire français de l’expédition Leclerc en 1803 et dans la sécurisation des navires américains accostant à Saint-Domingue. Rappelant que l’Angleterre n’a aucun intérêt à voir les insurgés d’Haïti ravager une colonie qu’ils administrent au détriment des propriétaires et à fragiliser les autres colonies des Indes occidentales. Sans parler de la suppression de la traite des noirs, et de mille autres circonstances qui semblent venir à l’appui de ces observations et il est remarquable qu’à l’égard de la Trinité espagnole, leurs écrivains ont jetté dans le public des pamphlets [niant qu’] il était possible que les empoisonnements qui se multiplient parmi les esclaves se rattachent aussi par quelques points à cet immense plan de destruction78.

57 Villaret de Joyeuse est empreint d’un réel ressentiment à l’égard des Britanniques. En 1808, la Martinique subit un blocus important, les canaux de Sainte-Lucie et de la Dominique sont fermés. Seuls quelques navires américains parviennent à accoster. Les créoles se plaignent de la faiblesse de l’Empire à maintenir le commerce du sucre et à protéger les propriétaires contre la faillite, ainsi que du manque de nourriture et de main-d’œuvre servile. La traite est abolie par le Royaume-Uni (1807) et les États-Unis d’Amérique (1808). Les navires négriers français n’ont plus vendu d’esclaves depuis 1805 dans la colonie. Enfin, le capitaine-général rappelle que l’empoisonnement est un fléau destructeur dans les colonies anglaises et françaises.

58 La communauté française à la Trinité s’accommode quant à elle et participe à la prospérité de la colonie par le commerce du sucre ou du cacao. Elle se met alors au service du pouvoir britannique et de son économie. Les réfugiés sont également solidaires entre eux et avec les agents français des autres îles.

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Carte du Sud des Petites Antilles et de l’Amérique du Sud Trani, novembre 2018

Conclusion

59 La peur d’Haïti est belle et bien présente dans la vision du planteur martiniquais comme dans celle du blanc dans l’espace américain. À travers les textes publiés dans les journaux étrangers et dans bien d’autres matériaux imprimés – pamphlets, mémoires et textes monographiques –, nous avons pu relever la mise en place d’un discours apocalyptique concernant le sort des Blancs à Saint-Domingue à travers la déroute de l’expédition Leclerc (automne 1802 à l’automne 1803) et par le massacre des Blancs ordonné par Dessalines (« Koupé tèt, bwilé kay », au printemps 1804).

60 Les fantasmes et les peurs sont alimentés par les nouvelles transmises par des agents français en mission à Saint-Thomas ou à Curaçao. Afin de maintenir le blocus sur Haïti, les agents français s’emploient à imaginer des projets de soulèvements violents contre les Blancs. La faible capacité militaire terrestre et maritime d’Haïti montre cependant les limites de Dessalines à préparer un tel dessein. Pourtant, Roberto Lartigue transforme les événements de la Trinité et les excursions haïtiennes à Santo-Domingo pour scénariser cette offensive de Dessalines contre la Guadeloupe et la Martinique.

61 Les conséquences de la peur ainsi générée sont directes et mènent au renforcement d’une politique discriminante en direction des libres de couleur, avec la vérification des titres de liberté, la déportation de prisonniers de couleur ou bien l’introduction du Code civil en 1805. Par ailleurs, la Gazette de la Martinique évacue le traumatisme en l’effaçant de l’actualité. Une amnésie s’opère également dans les milieux des planteurs, comme une manière d’oublier l’impensable, la victoire des « nègres » sur les troupes françaises. Cette amnésie se traduit par les tensions entre colons et administrateurs.

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62 L’introduction d’une justice martiale (tribunal spécial) marque le transfert du pouvoir domanial au pouvoir étatique pour régler les menaces serviles (empoisonnements, assassinats, incendies). Pourtant, les affaires ne relèvent aucune détermination de reproduire une seconde Saint-Domingue. Les esclaves de Martinique semblent divisés et répondent à des logiques spécifiques. Mais l’absence de récits d’esclaves ou de libres de couleur ne nous permet pas d’affirmer avec exactitude cette hypothèse. Haïti fascine et fait apparaître un nouvel espoir de liberté, tandis qu’elle représente la fin de l’ancien régime esclavagiste, qui s’accroche aveuglement à sa prospérité et à la domination blanche.

NOTES

1. Placide JUSTIN, Histoire de l’île d’Haïti, 1843, Point-à-Pitre, Desormeaux, 1973. Le nouveau pays recense environ 400 000 habitants durant le règne de Dessalines. 2. Léo ELISABETH, « Les relations entre les Petites Antilles françaises et Haïti, de la politique du refoulement à la résignation, 1804-1825 », Outre-mer. Revue d’histoire, no 340-341, 2003, p. 177-206. 3. Jacques DE CAUNA, « Dessalines esclave de Toussaint ? Dessalines esclave de Toussaint ? », Outre- Mer. Revue d’histoire, Outre-mer, tome 99, no 374-375, Mayotte, un enjeu ultramarin, Hubert Bonin (dir.), 2012, p. 319-322. Dessalines est né esclave sous le nom de Jean-Jacques au Cormier. En 1779, il est âgé d’une trentaine d’année. Il est estimé à 1 000 livres. 4. Alejandro GOMEZ, Le syndrome de Saint-Domingue. Perceptions et représentations de la Révolution haïtienne dans le Monde atlantique, 1790-1886, Paris, École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), thèse, 2010. 5. Frédéric RÉGENT, Esclavage, métissage, liberté. La Révolution française en Guadeloupe (1789-1802), Paris, Grasset, 2004. 6. Les événements de Saint-Pierre en septembre 1789. 7. Au total 774 individus (hommes et femmes), dont 514 « domiciliés » dans la colonie (« blancs créoles ou nés en Europe ») et libres de couleur sont déportés. 8. Delphine ULRICH-GERVAISE, Les Anglais à la Martinique, libres de Couleur et affranchissements (1793-1802), Paris VIII Université Saint-Denis, mémoire, dir. Dorigny Marcel, 2003, p. 15. 9. Le Conseil souverain enregistre la nomination de Louis François Dubuc à ce conseil le 18 août 1795. Il préside jusqu’en 1802. Les cinq autres membres sont tous des « Blancs créoles », comme Pierre Guy Gallet de Saint-Aurin, conseiller titulaire au Conseil souverain depuis 1784, Denis Julien Godin de Sotter (ou Gaudin de Soter), ancien commandant de la paroisse du Gros-Morne et planteur de cette localité, Jean Bruno Assier de Montrose, capitaine de milice, Isaïe Desgrottes (ou Marraud Des Grottes), membre de l’ex-chambre d’agriculture, planteur au Macouba, et James Eyma, négociant de Saint-Pierre et aussi planteur à Basse-Pointe. Tous veulent écarter la menace républicaine. Cette institution britannique est née avec le « Council » qui existe dans les colonies de la Jamaïque et de la Barbade. 10. Yves BENOT, La démence coloniale sous Napoléon, Paris, La découverte, 1991. 11. Le 1er octobre 1801, ils signent à Londres des préliminaires. Ils sont confirmés par le traité d’Amiens.

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12. Archives nationales d’outre-mer (ANOM), série DXXV, Papiers Duny César Dominique, né le 22 juillet 1758 à Tours. Régisseur de la famille Aubert, possédant une sucrerie Port-de-Paix à Saint-Domingue. 13. Georges BRULEY, Les Antilles pendant la Révolution française. D’après la correspondance inédite de César-Dominique Duny, Consul de France à Curaçao, préface de Carmen Vasquez, d’après l’édition de 1890, Paris, Éditions Caribéennes, 1989, p. 11-117. Lettre de Duny du 10 pluviôse an X (30 janvier 1802). 14. Yves BENOT, op.cit., p. 45. 15. ANOM, série C8B/24/ Folio 40, Premier mémoire sur la nécessité d’un nouveau système colonial, 5 p., 5 mars 1802. 16. Levassor, originaire de Martinique, semble être présent à Paris au moment de la rédaction de ce mémoire. 17. Ibid. 18. Ibid. 19. ANOM, série C8B/24/ Folio 40, op.cit., « Cette loi établie dans toutes les colonies françaises, les nègres des montagnes de la Guadeloupe et de la Martinique se porteront en masse dans les plaines de l’ancienne partie espagnoles de St. Domingue [...]. » 20. Ibid. 21. Article 91. – Le régime des colonies françaises est déterminé par des lois spéciales. 22. La Constitution du 5 Fructidor An III (22 août 1795) adopte le principe d’assimilation des colonies à la Métropole par les articles 6 et 7. Les départements sont réaffirmés par la loi du 25 octobre 1797. Article 6. – Les colonies françaises sont parties intégrantes de la République, et sont soumises à la même loi constitutionnelle. Article 7. – Elles sont divisées en départements, ainsi qu’il suit : L’île de Saint-Domingue, dont le Corps législatif déterminera la division en quatre départements au moins, et en six au plus ; la Guadeloupe, Marie-Galante, la Désirade, les Saintes, et la partie française de Saint-Martin ; la Martinique.

23. Bernard GAINOT, « La naissance des départements d’Outre-mer ; la loi du 1er janvier 1798 », Revue d’histoire des Mascareignes et de l’Océan Indien, no 1, juin 1998, p. 51-74. 24. ANOM, série C8B /24/ Folio 40, op.cit.

25. ANOM, série C8B/24/folio 57, A. TRAVORSAY, Vues d’un créole de la Martinique sur l’administration qui convient le mieux à cette colonie, Paris, 1er octobre 1805, 38 pages. 26. Archives départements de la Martinique (ADM), Gazette de la Martinique de l’an 1803 à l’an 1806. 27. Archives nationales (AN) C8A/106, Folio 44, daté du 13 août 1802, le préfet colonial Bertin écrit au ministre au sujet des prisonniers de couleur.

28. Alejandro GOMEZ, Le syndrome de Saint-Domingue. Perceptions et représentations de la Révolution haïtienne dans le Monde atlantique, 1790-1886, École des Hautes Études en Sciences Sociales, (EHESS), 2010. À la fin de 1803, des navires français en provenance de la Martinique se présentèrent dans les villes de La Guaira, Cumaná et Orúa, essayant de vendre des esclaves L’autorisation ne leur ayant pas été accordée, les Français auraient libéré entre deux cents et cinq cents Noirs et mulâtres dans la péninsule de La Guajira : le commandant de Coro au capitaine général (Coro, 26/11/1803), Archivo General de la Nación de Caracas, Venezuela, GCG,Gobernación y Capitanía General, CXXXVII, f. 20

29. Bernard GAINOT, « “Sur fond de cruelle inhumanité” ; les politiques du massacre dans la Révolution de Haïti », La Révolution française Cahiers de l’Institut d’histoire de la

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Révolution française, no 3, 2011. Concernant les massacres aux temps des Révolutions, il écrit : « (...) Martial Besse (un officier de couleur rallié), le 16 septembre 1802, à l’île de la Tortue, qui s’est soulevée au début du mois d’août 1802. Leclerc y a envoyé Besse avec l’ordre de faire une répression terrible. Besse se contente d’entamer des pourparlers avec les révoltés. Il est aussitôt expédié en France. C’est Dessalines qui se charge sans états d’âme de la répression ; “Dessalines est en ce moment le boucher des noirs. C’est par lui que je fais exécuter toutes les mesures odieuses. Je le garderai tant que j’en aurais besoin”. L’un des épisodes les plus emblématiques qui allaient déclencher la mécanique des représailles est le supplice du général noir Maurepas, ancien commandant de la garnison de Port-de-Paix, le 19 septembre 1802 ». Voir aussi Thomas MADIOU, Histoire d’Haïti, Port-au-Prince, Henri Deschamps, 1989, tome III, p. 136. 30. ANOM, COL D2C 319, Correspondance, extraits des registres des procès-verbaux des délibérations du conseil privé, projets de décrets, arrêtés. Organisation : - arrêté d’organisation provisoire de la garde nationale de la Martinique (22 vendémiaire an 11 et état approximatif de situation des milices de la Martinique au mois de juillet 1802. 31. Abel A. LOUIS, Janvier Littée : Martiniquais premier député de couleur membre d’une assemblée parlementaire française (1752-1820) : l’homme, son milieu social, son action politique, L’Harmattan, Paris, 2013. 32. Idem, p. 172-173. 33. ANOM, C8/B/25/ Folio 66, « Vues d’un créole de la Martinique sur l’administration qui convient le mieux à cette colonie », adressées à Décrès par A. Travorsay. 38 p., 1er octobre 1805.

34. DURAND-MOLARD, Code de la Martinique, Tome Quatrième contenant les actes législatifs de la Colonie depuis 1787 jusqu’en 1809 inclusivement, Saint-Pierre, Thounens, 1811, numéro 1023 : arrêté du capitaine général relatif à l’établissement d’un Tribunal spécial en date du 24 vendémiaire an XII (17 octobre 1803). Le 17 octobre 1803, Villaret de Joyeuse crée un tribunal dit spécial à la Martinique : « Considérant qu’il est urgent de réprimer les empoisonnements d’esclaves et de bestiaux, les enlèvements de canots et pirogues par les nègres marrons passant à l’ennemi, et les incendies d’habitations, cases, usines, etc. »

35. A. GOMEZ, op.cit., « West-India News (New York, 24/05/1804) ». Cette note informa aussi que les Noirs étaient en train de massacrer des Blancs avec une cruauté jamais connue auparavant, sans distinction entre hommes, femmes et enfants. Dans les semaines qui suivirent, des notes similaires furent publiées dans d’autres journaux locaux. L’une, dans l’Alexandria Daily Advertiser, donnait des nouvelles d’un « massacre général » qui avait eu lieu quelques jours avant à Port-au-Prince. Il aurait duré quatre jours, après quoi « sur cinq cent soixante-deux personnes, seulement douze ont été épargnées » ! Suite à cela, le général Dessalines aurait été en route pour « St. Domingo » ne laissant aucun Blanc vivant sur son passage. 36. Alejandro GOMEZ, op.cit., p. 25. 37. AN, Sous-Série D XXV, AF : Pascher, Fils Arnaud-André de Bayonne, propriétaire d’une sucrerie et Trésorier principal au Port-au-Prince. Il meurt en 1788. 38. ANOM, C7A78 F° 127, Nomination du sieur Robert Lartigue comme commissaire pour les prises faites par les corsaires français et les bâtiments de l’état conduits aux îles danoises (17 fructidor an XIII) 39. Léo ELISABETH, op.cit., Le 29 mars 1804, p. 178, Beaumont écrit, à propos de Saint-Thomas : « II est arrivé de France par la voie du continent depuis environ 6 mois beaucoup d’hommes de couleur et quelques Nègres, entre autres Mentor ex-représentant du peuple à Paris, Bleuchet, adjudant général de Rigaud et trois autres anciens officiers de son état-major et une infinité d’autres ».

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40. Léo ELISABETH, op.cit., p. 180-181. Linstant PRADINE, Recueil général des lois du gouvernement d’Haïti, Paris 1886. Tome 1, p. 23. 41. Léo ELISABETH, op.cit., p. 180-181. Linstant PRADINE, Recueil général des lois du gouvernement d’Haïti, Paris 1886. Tome 1, p. 23.

42. Roberjot LARTIGUE, Rapport de la conduite qu’a tenue M. Roberjot Lartigue au sujet de l’entreprise formée par Dessalines pour soulever la Martinique, la Guadeloupe et Marie-Galante, 26 mai 1806, Paris, 1815. 43. Michael Smith, grand juge danois de Saint-Thomas, De Barquier, ex-capitaine général de Santo-Domingo, et Lefessier Grandprey, ex-grand juge de la Martinique, parmi d’autres. 44. R. LARTIGUE, Rapport de la conduite qu’a tenue M. Roberjot Lartigue…, op. cit. 45. Un commerce s’était établi sans reconnaissance diplomatique de la république noire. 46. R. LARTIGUE, Rapport de la conduite qu’a tenue M. Roberjot Lartigue…, op. cit. 47. ANOM, C7A/66, Folio 207. 48. R. LARTIGUE, Rapport de la conduite qu’a tenue M. Roberjot Lartigue…, op. cit. 49. Vertus SAINT-LOUIS, « Relations internationales et classe politique en Haïti (1784-1814) », Outre- Mer Revue d’histoire, année 2003, no 340-341, p. 155-175 50. ANOM, COL C8A/112 folio 264 : « Déclarations faites à l’agent français à Saint-Thomas par Jean Thomas Lefebvre, cabrouetier au Port-au-Prince, arrivé à Saint-Thomas le 24 septembre 1806 […] ayant resté près de trois ans caché chez Suzette Cuvilli de la plaine du Cul de Sac », 24 septembre 1806. 51. R. LARTIGUE, Rapport de la conduite qu’a tenue M. Roberjot Lartigue…, op. cit. 52. Ibid. 53. Ibid. 54. Ibid. 55. Il est né en France en 1738. Il s’établit d’abord en Acadie, qu’il quitte vers 1755 pour la Louisiane. Il est maréchal de camp à Saint-Domingue, où il fait fortune dans le commerce de la canne à sucre et la traite des esclaves. 56. La colonie de Trinidad avait été annexée par les Anglais en 1797. Aujourd’hui elle porte le nom de Trinité et Tobago. 57. Le lieutenant-général Sir Thomas Picton GCB (24 août 1758-18 juin 1815), officier gallois de l’armée britannique. 58. Robertot LARTIGUE, op.cit., certification établie à Paris le 24 octobre 1814. D’ailleurs, le retour de Louis XVIII ravive chez le comte l’espoir d’une reconquête de Saint-Domingue, comme le prouve cette lettre : Copie d’une lettre du comte Charles-Joseph de Loppinot à Son Altesse Royale, lieutenant général du royaume, Monsieur Charles-Philippe de France. La contient des renseignements sur l’état de la colonie de Saint-Domingue, dont les habitants préfèreraient mourir plutôt que de se soumettre. Île Trinidad, Port d’Espagne, 20 septembre 1814. 59. Kit CANDLIN, The Last Caribbean Frontier, 1795-1815, Palgrave Macmillan UK, 2012, p. 166. Le journal est fondé en 1798. 60. C’est une référence à un colonel de Saint-Domingue appelé Macaque qui a combattu contre l’expédition Leclerc. 61. Deborah JENSON, Beyond the Slave Narrative: Politics, Sex, and Manuscripts in the Haitian Revolution, Liverpool University press, Liverpool, 2012. 62. Ibid. 63. Ibid., p. 169-171 64. Ibid., p. 171. Le journal est daté du 28 novembre 1806. 65. William D. PIERSEN, Black legacy: America’s Hidden Heritage, University of Massachusetts Press, USA, 1993, page 63.

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66. Le terme de « béqué » ou « béké » est le terme créole utilisé par les esclaves créoles pour parler du blanc créole de la Martinique. 67. W. D. PIERSEN, Black legacy: America’s Hidden Heritage, op. cit. 68. Pierre-Clément DE LAUSSAT, Mémoires sur ma vie, à mon fils, pendant les années 1803 et suivantes, que j’ai rempli des fonctions publiques, savoir : à la Louisiane (...), à la Martinique (...), à la Guyane française, Pau, E. Vignancour, 1831. 69. ANOM, COL C8A 113 F° 102, Nouvelles plaintes contre Villaret de Joyeuse, qui réduit encore la part d’attributions confiées au préfet ; celui-ci devra se borner " à faire le métier d’ordonnateur " ; mouvements divers autour d’un prochain rappel du capitaine général ; la Trinidad est le refuge de tous les nègres échappés de Saint-Domingue. 70. ANOM, Secrétariat d’État à la Marine – Personnel colonial ancien, Lettre G COL E 372 bis. Il a servi sous les ordres du général Picton entre 1802 et 1804. Il est auditionné par la cour. 71. Lord Melville, militaire britannique présent lors de la prise de l’île en 1797.

72. Cécilia ELIMORT, L’expérience missionnaire et le Fait colonial en Martinique (1760-1790), Guyane, Ibis Rouge, 2014, p. 159. 73. ANOM, col, série C8B 25, N° 104, Rapport de Villaret au ministre sur l’incendie du Port-d’Espagne, à la Trinité espagnole, probablement dû à un complot de noirs (Fort- de-France). 6 p. 10 avril 1808. 74. Journal de Francfort (Quotidien allemand fondé en 1793-1848), no 173 du mardi 28 juin 1808. L’incendie est relaté par un journal de New York du 2 mai 1808. 75. Ibid. 76. ANOM, col, série C8B 25, N° 104, Rapport de Villaret au ministre sur l’incendie du Port- d’Espagne, à la Trinité espagnole, probablement dû à un complot de noirs (Fort-de-France). 6 p. 10 avril 1808. 77. Idem. 78. Idem.

RÉSUMÉS

La Perle des Antilles est la colonie de plantation la plus prospère de l’empire colonial français jusqu’en 1791. L’influence de la Révolution française va marquer à jamais la destinée de la colonie, et également le Nouveau Monde. La multitude de conflits civils et militaires, l’émergence d’une élite « noire » au pouvoir et l’abolition de l’esclavage aboutissent en quatorze années à l’indépendance d’Haïti. Le processus révolutionnaire affecte la position des Blancs dans les colonies françaises, anglaises, espagnoles et danoises. Certaines colonies préfèrent maintenir l’ancien régime tout en supprimant les individus « révolutionnaires » par la déportation ou la mort. La Martinique en offre un exemple saisissant avec l’occupation britannique en 1794, qui met un terme au processus révolutionnaire. L’élite blanche créole est renforcée et préservée. En 1802, la politique coloniale de Bonaparte poursuit la dynamique britannique (esclavage et ségrégation maintenus). Pourtant, les Blancs craignent un soulèvement d’esclaves pour renverser l’ordre esclavagiste.

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The Pearl of the West Indies was the most prosperous plantation colony of the French colonial empire until 1791. The influence of the French Revolution was about to affect this colony’s destiny forever, as well as the New World’s. The numerous civil and military conflicts, the appearance of a « black » elite to power and the abolition of slavery result in the independence of Haiti within fourteen years. The revolutionary process affects the Whites’ position in the French, English, Spanish and Danish settlements. Some of the colonies prefer to preserve the former political system while eliminating the « revolutionary » individuals by deporting or killing them. Martinique gives a striking example of this with the British occupation in 1794, which ended the revolutionary process. The White Creole elite was reinforced and preserved. In 1802, Bonaparte’s colonial policy kept up the British dynamic (slavery and segregation were maintained). Yet, the Whites feared the slaves would rise up against the pro-slavery order.

INDEX

Keywords : Martinique, Haiti, conspiracy, Trinidad, , colonies Mots-clés : Haïti, Martinique, complot, colonie, Trinité, Napoléon

AUTEUR

LIONEL TRANI IHRF Enseignant certifié dans le secondaire

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Les négociations des traités de 1838

François Blancpain et Bernard Gainot

NOTE DE L’ÉDITEUR

Cet article est une version retranscrite et révisée par Bernard Gainot de l’intervention de François Blancpain à l’occasion du colloque « Haïti entre Indépendance et Restauration – 1801-1840 ».

1 Ces négociations se déroulent trente-quatre ans après l’indépendance proclamée (1804) et vingt-cinq ans après la première prise de contact entre la France et le nouvel État d’Haïti (1813), car il fallut attendre la fin des guerres napoléoniennes.

Pourquoi un traité ?

2 À la fin du XVIIIe siècle, les colons anglais du nord-est de l’Amérique s’insurgent contre leur métropole. Ils sont vainqueurs avec l’aide de la France.

3 De même, au début du XIXe siècle, les colons espagnols de l’Amérique du sud s’insurgent contre l’Espagne. Ils sont vainqueurs avec l’aide d’Haïti, qui leur fournit des armes. Dans les deux cas, ils sont admis au nombre des pays indépendants.

4 Haïti est née d’une insurrection d’esclaves qui ont expulsé les colons français. Les états européens, tous esclavagistes et, pour plusieurs d’entre eux, possesseurs de colonies esclavagistes dans les Antilles, ne veulent pas que l’indépendance d’Haïti soit reconnue avant que la France y consente.

5 Au congrès de Vienne (1814), la France obtient une exception de cinq ans pour reprendre la traite négrière, bien que les diplomates européens aient formulé la recommandation de cesser ce commerce honteux. Une faveur certes sans effet concret, car, d’une part, elle ne sera pas renouvelée dans le deuxième traité de Paris après les Cent-jours et, d’autre part, la traite continuera de plus belle jusqu’à l’année 1829, qui battit tous les records.

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6 Plus sérieux est l’accord passé entre Talleyrand et le représentant de l’Angleterre au Congrès et qui est un appui des droits de la France : … Dans le cas où Sa Majesté Très Chrétienne jugerait convenable d’employer quelque voie que ce soit, même celle des armes, pour récupérer Saint-Domingue et ramener sous son obéissance la population de cette colonie, Sa Majesté Britannique s’engage à ne point y mettre ou permettre qu’il y soit mis par aucun de ses sujets, ni directement, ni indirectement, obstacle. Sa Majesté Britannique réserve cependant à ses sujets le droit de faire le commerce dans les ports de l’île de Saint-Domingue qui ne seraient ni attaqués ni occupés par les autorités françaises…

La route vers la reconnaissance officielle

Première prise de contact grevée d’incompréhension

7 Avant la Restauration, en 1813, Napoléon avait envoyé en Haïti monsieur Liot, chargé de le renseigner sur la situation de l’île. Il s’y présentait comme commerçant, mais le président Pétion n’eut pas de peine à le reconnaître comme espion, car, à cette époque, il n’y avait quasiment pas de français dans les rues de Port-au-Prince. Il le convoqua pour lui dire fermement que l’indépendance était irrévocable, mais que l’on pouvait envisager des « arrangements ».

8 En 1814, le ministre de la Marine et des Colonies, le baron Malouet, dépêche en Haïti le colonel Dauxion-Lavaysse, chargé de rencontrer Pétion, et l’officier français d’origine espagnole, Medina, chargé de s’adresser au roi Christophe. Leur mission est, « tout simplement », de leur faire accepter qu’Haïti reprenne son statut de colonie française esclavagiste. Il n’y a donc aucune nécessité de signer un traité ou d’obtenir une indemnité. En somme, ils demandent la Restauration à Saint Domingue après la Restauration en France.

9 Le président Pétion, après un refus catégorique, rappelle toutefois sa proposition d’une indemnité. Christophe estime que Medina n’est qu’un espion. Il le fait emprisonner, fait fouiller ses bagages et ordonne sa mise à mort après avoir lu le texte des instructions du ministre Malouet. Ces instructions montrent que Malouet, et ses conseillers, n’avaient « rien appris et rien oublié » et pensaient possible de ramener Haïti à l’état antérieur à la Révolution. Les intentions paternelles de Sa Majesté étant de rétablir l’ordre et la paix dans les parties de ses États par les moyens les plus doux, Elle a résolu de ne déployer sa puissance, pour faire rentrer les insurgés de Saint-Domingue dans le devoir, qu’après avoir épuisé toutes les mesures que lui inspire sa clémence. C’est plein de cette pensée que le Roi a porté ses regards sur la colonie de Saint-Domingue. En conséquence, quoi qu’il ait donné l’ordre de préparer des forces majeures et de les tenir prêtes à agir si leur emploi devenait nécessaire, il a autorisé son ministre de la Marine et des Colonies à envoyer à Saint-Domingue des agents pour prendre une connaissance exacte des dispositions de ceux qui y exercent actuellement un pouvoir quelconque…

… Qui doute que si le roi de France voulait faire peser toutes ses forces sur une portion de sujets rebelles qui sont à peine un centième de la population de ses États, qui n’ont en eux, ni chez eux, aucun des grands moyens militaires, moraux ou matériels de l’Europe, qui seront privés de tout secours extérieur, qui doute, disons

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nous, qu’il ne les réduisît, dut-il les exterminer…

Autant qu’on en puisse juger actuellement d’ici, il paraît que le point le plus important est de tomber d’accord avec le parti de Pétion et que, cela fait, il serait facile de réduire celui de Christophe à l’obéissance sans grande effusion de sang….

10 Il ne reste plus à Louis XVIII qu’à désavouer publiquement Dauxion-Lavaysse.

Deuxième tentative de prise de contact en 1816

11 Le comte Beugnot remplace Malouet, décédé le 7 septembre 1814.

12 Par rapport à la mission de 1814, les modifications ne portent que sur des détails ou sur la présentation, excepté l’abandon de l’exigence du rétablissement de l’esclavage.

13 Les négociateurs français sont au nombre de dix, tous anciens propriétaires ou fonctionnaires à Saint Domingue. Les deux principaux sont le vicomte de Fontanges et Claude-Florimond Esmangard, qui restera l’un des principaux acteurs des relations avec Haïti.

14 Sur le fond, ils proposent un protectorat qui laisserait quelques pouvoirs locaux aux dirigeants actuels et ils déclarent qu’il n’y aura pas de rétablissement de l’esclavage.

15 Sur la forme, ils offrent aux chefs, militaires ou civils, des « hochets » inappropriés (mille croix du Lys, douze croix de la Légion d’Honneur, dix croix de Saint Louis…) Bien évidemment, il n’y a toujours aucune raison de parler d’un traité ou d’une indemnité.

16 Pétion reçoit les émissaires français le 10 novembre 1816 et leur confirme qu’Haïti ne renoncera jamais à l’indépendance, mais qu’il reste prêt à négocier une indemnité.

17 Christophe refuse de recevoir les Français. Il leur écrit un message quelque peu ironique. Il veut « un traité de pays à pays souverains avec la garantie d’une grande puissance maritime ». Christophe était conseillé par Thomas Clarkson, militant abolitionniste britannique, qui l’assurait que la France n’emprunterait pas le moyen des armes, nonobstant le traité de 1814.

Troisième essai en1821

18 Jean-Pierre Boyer, ayant succédé à Pétion dans le sud après la mort de ce dernier le 29 mars 1818, devient le président d’une République d’Haïti réunifiée avec le Nord après le suicide de Christophe, le 8 octobre 1820.

19 En France, le ministre de la Marine et des Colonies n’est plus un homme de l’Ancien Régime. C’est Portal d’Albaredes, un des principaux négociants de Bordeaux, beaucoup plus intéressé par le commerce international que par les prérogatives de la haute noblesse.

20 Il dépêche à Port-au-Prince le capitaine de vaisseau Abel Dupetit-Thouars, ce jeune marin qui, quelque temps plus tard, en 1847, deviendra célèbre pour avoir obtenu de la reine Pomaré le protectorat de la France sur Tahiti.

21 Le ministre charge le capitaine d’obtenir une indemnité et de reconnaître l’indépendance d’Haïti. Tout l’essentiel était trouvé pour signer les traités, sauf une réserve à propos de la reconnaissance de l’indépendance, ultime obstacle qui n’avait pas de traduction concrète, mais ne pouvait que blesser l’orgueil de la jeune république.

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Sa Majesté s’est décidée à consacrer l’indépendance de la République d’Haïti… Elle s’attend à voir reconnaître sa simple suzeraineté, ou à la France un droit de protection semblable à celui que l’Angleterre exerce à l’égard des îles ioniennes.

22 Boyer refuse la suzeraineté, mais confirme le principe de l’indemnité qu’avait avancé Pétion : Abel Dupetit-Thouars doit revenir à Paris sans aucun accord.

Quatrième essai en 1823

23 En janvier 1823, le contrôleur de la Marine Liot est chargé d’aller demander au président Boyer qu’il envoie en France un négociateur auprès de Claude Esmangard, devenu préfet de la Manche. Le président nomme le général Boyé. Ce général était un héros de la guerre d’indépendance et le jeune Jean-Pierre Boyer avait servi dans son état-major. En 1803, Boyé avait protégé le futur président des ordres d’assassinat lancés par Rochambeau. Ce dernier cherchait alors à enrayer les désertions massives au sein des bataillons de couleur qui faisaient jusqu’alors partie de l’armée coloniale.

24 Les négociations entre le général Boyé et le préfet Esmangard furent très courtes et sans résultats. Boyé ne voulait calculer l’indemnité qu’en concédant à la France une diminution des droits de douanes, qui n’aurait produit que 15 à 20 millions étalés sur dix ans. De plus, il menaçait de faire interdire les vaisseaux français en Haïti.

25 Le choix de ce négociateur par le président Boyer est un pas de clerc qu’il reconnaît très vite.

Cinquième négociation en mai 1824

26 Le président Boyer dépêche immédiatement le sénateur Larose et le notaire Rouanez avec des instructions claires et sérieuses. • L’indemnité ne doit pas dépasser cent millions. • Pas de traité, mais une ordonnance royale qui décrète clairement que le peuple haïtien est libre et indépendant et que le roi renonce pour lui et ses successeurs à toute prétention de la France à vouloir réimposer sa souveraineté sur « l’île d’Haïti ». Ce qui signifie que l’île est sous la gouvernance de Boyer, alors que le traité de Bâle du 2 juillet 1795 a été abrogé et que la partie orientale de l’île est de nouveau sous la souveraineté hispanique. Mais sans doute Boyer ignore-t-il ces nouvelles dispositions.

27 Esmangard, tout comme Abel Dupetit-Thouars précédemment, est contraint de faire appliquer un contrôle symbolique français sur Haïti par ordre du ministère de la Marine et des Colonies (le marquis de Clermont-Tonnerre). La vérité est que nous ne pouvons ni ne devons les placer dans une position où ils seraient exposés sans défense à l’action de puissances rivales et que nous voulons leur donner leur indépendance dans le degré où elle peut leur être utile, sans avoir pour eux et pour nous les inconvénients les plus graves .

28 C’est la rupture des négociations. Boyer est très en colère, et le fait savoir par une déclaration publique le 6 octobre 1824.

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Le traité de 1825

Charles X l’expéditif

29 Roi depuis le 16 septembre 1824, date de la mort de Louis XVIII, Charles X fait rédiger une ordonnance le 17 avril 1825 et la fait envoyer à Boyer par le capitaine de vaisseau Armand de Mackau, qui arrive à Port-au-Prince le 3 juillet 1825, escorté par les escadres des amiraux de Grivel et Jurien de la Gravière.

30 Quand il demanda, en 1824, une ordonnance royale, Boyer n’avait anticipé ni la mort de Louis XVIII, ni le caractère de son successeur, qui n’avait aucune prédisposition à la négociation et à l’équité. Charles, par la grâce de Dieu, Roi de France et de Navarre, à tous présents et à venir, Salut !

Vu les articles 14 et 73 de la Charte

voulant pourvoir à ce que réclament l’intérêt du commerce français, les malheurs des anciens colons de Saint Domingue et l’état précaire des habitants actuels de cette île,

Nous avons ordonné et ordonnons ce qui suit :

Article 1. Les ports de la partie française de Saint Domingue seront ouverts au commerce de toutes les nations. Les droits perçus dans ces ports, soit sur les navires, soit sur les marchandises, tant à l’entrée qu’à la sortie, seront égaux et uniformes pour tous les pavillons, excepté le pavillon français en faveur duquel ces droits seront réduits de moitié.

Article 2. Les habitants actuels de la partie française de Saint-Domingue verseront à la Caisse générale des dépôts et consignations de France, en cinq termes égaux, d’année en année, le premier échéant le 31 décembre 1825, la somme de 150 millions de francs, destinée à dédommager les anciens colons qui réclameront une indemnité.

Article 3. Nous concédons, à ces conditions, par la présente ordonnance, aux habitants actuels de la partie française de Saint-Domingue, l’indépendance pleine et entière de leur gouvernement.

Et sera la présente ordonnance scellée de grand sceau. Donnée à Paris, au château des Tuileries, le 17 avril de l’an de grâce 1825, et de notre règne le premier.

Signé Charles Par le roi, le pair de France, ministre secrétaire d’État de la Marine et des colonies, comte de Chabrol

Visa : le président du Conseil Vu aux sceaux, garde des sceaux ministre secrétaire d’état le ministre et secrétaire d’État des finances. J. de Villèle Comte de Peyronnet . Visa : le président du Conseil ministre secrétaire d’état J. de Villèle

Vu aux sceaux, garde des sceaux

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le ministre et secrétaire d’État des finances. Comte de Peyronnet .

31 Ce texte est reçu froidement, non seulement à cause de son style méprisant, mais aussi parce qu’il présente des difficultés insurmontables ou inacceptables : une indépendance octroyée sous conditions de paiement, une indemnité trop élevée, des délais de paiement impossibles à respecter.

32 En effet, les ressources du gouvernement haïtien sont à cette époque de l’ordre de 15 millions de francs par an, il était impossible de payer 30 millions par an, pendant cinq ans. Boyer demanda le conseil de ses proches : Balthazar Inginac, secrétaire général du gouvernement, le colonel Frémont, et le sénateur Rouanez. Tous les trois lui conseillent de refuser l’ordonnance. Après cinq jours de réflexion et une longue entrevue avec le capitaine de Mackau, qui a une très bonne qualité de négociateur, Boyer accepte l’ordonnance. Le principe lui paraît plus important que les conditions, qu’il espère faire améliorer.

33 S’en suit un banquet et des réjouissances, dont seize toasts, y compris celui pour l’abbé Grégoire, proposé par un Haïtien mais boudé par les Français. Ces réjouissances sont bientôt remplacées par les difficultés d’application des conditions de l’ordonnance.

34 Certes, tous les États européens reconnaissent l’indépendance d’Haïti, mais les États- Unis la refusent. En outre, le gouvernement américain exclut Haïti du Congrès de Panama qui réunit tous les nouveaux pays indépendants d’Amérique. Il faudra attendre la guerre de sécession pour qu’un ambassadeur noir puisse être agréé à Washington.

35 Les Haïtiens firent quelques efforts pour essayer d’appliquer l’impossible : une tentative de hausse des impôts sans résultat notable, et un arrêté du 15 décembre 1826 qui supprime le demi droit de douane en faveur de la France.

36 Boyer dépêche Frémont et Rouanez à Paris pour un emprunt de 30 millions permettant de payer le premier terme.

37 L’emprunt est placé le 4 novembre 1826 aux conditions suivantes : 24 millions versés à Haïti, 6 millions pour frais et primes des banquiers, à cause des risques de banqueroute. L’emprunt portait un intérêt de 6 % l’an.

38 Pour le paiement du premier terme, le gouvernement haïtien réunit : 24 millions produits de l’emprunt, 5,3 millions du Trésor public haïtien, 0,7 million payé plus tard. S’en suivent diverses négociations, sans résultat, pour aménager les conditions de paiement. Boyer rappelle en Haïti son négociateur à la nouvelle de la chute de Charles X. C’est la rupture des relations entre la France et Haïti.

39 En 1831, la situation est inquiétante : 120 000 000 de francs restent dus. S’y ajoutent les 700 000 francs impayés du premier terme (ils seront payés en 1838), 4 848 900 francs, représentant l’avance du Trésor public français pour les échéances de l’emprunt pour les années 1826 et 1827, 27 600 000 francs de solde en principal de l’emprunt, et 5 796 000 francs pour les intérêts échus de l’emprunt. Tout cela représente au total une dette de 158 944 900 francs.

40 Haïti craint une intervention militaire de la France et prévoit la création d’une ville dans les hauteurs, hors de la portée des canons. Cette ville, sur les mornes de Port-au- Prince, s’appellera Pétionville. Plutôt qu’attaquer Haïti, Charles X a jeté son dévolu sur

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Alger pour que l’annonce de son succès calme la colère des Parisiens. On peut imaginer qu’il a compris qu’il ne pourrait pas faire exécuter le calendrier des conditions de paiement et qu’il serait plus utile de porter ses armées sur un pays qui deviendrait une nouvelle colonie pour remplacer Haïti. C’est en tout cas ce que fera Louis-Philippe.

Les accords de 1838 et leur application

Louis-Philippe et les traités

41 Louis-Philippe renoue les relations avec Haïti cinq ans après la chute de Charles X. Il reconnait la nécessité : • du droit à l’indépendance sans lien avec une indemnité. • d’alléger les charges financières d’Haïti, tant du montant que du calendrier de paiement. Et de plus, il est incité par les ex-colons à régler le problème de l’indemnité.

42 Tout d’abord, il sonde les intentions de Boyer en envoyant à Port-au-Prince Abel Dupetit Thouars pour obtenir le remboursement des 4 848 900 francs dus au trésor public. Celui-ci l’obtient sans difficulté.

43 Louis-Philippe peut alors envoyer des plénipotentiaires à Port-au-Prince, le baron Emmanuel Pons de las Casas (fils de l’auteur du « mémorial de Sainte-Hélène ») et Charles Baudin. Ils arrivent le 28 janvier 1838. Boyer les met en rapport avec ses négociateurs, le général de brigade Joseph-Balthazar Inginac, le sénateur Marie- Élisabeth-Eustache Frémont, le sénateur Alexis Beaubrun Ardouin, et le citoyen Louis- Mesmin Seguy Villevaleix, Chef des bureaux de la secrétairerie générale.

44 Le traité politique est rédigé dès le 31 janvier : Article 1. Sa majesté, le Roi des Français reconnaît pour lui, ses héritiers et successeurs, la république d’Haïti comme État libre, souverain et indépendant Article 2. Il y aura paix constante et amitié perpétuelle entre la France et la république d’Haïti, ainsi qu’entre les citoyens des deux États sans exception de personnes ni de lieux.

45 L’article 3 prévoit la conclusion d’un traité de commerce et de navigation. Ce traité sera signé en 1907.

46 Le traité financier nécessita treize jours de négociations. La raison en est que les Haïtiens faisaient valoir que leur Sénat ne les autorisait qu’à 45 millions, tandis que les Français avaient pour instruction de ne pas accepter moins de 70 millions. Charles Baudin écrivit à son chef de mission, Pons de las Casas, qu’ils devraient se contenter de 60 millions, chiffre qui fut accepté par Pons de las Casas et par les Haïtiens : Quoi qu’une restriction de 10 millions sur les exigences de la France ne soit qu’un faible allégement pour Haïti, néanmoins cette concession serait reçue avec reconnaissance, un traité deviendrait possible et vraisemblablement la popularité serait assurée à ce traité… Je suis d’avis de consentir à une réduction de 10 millions, quoique non autorisée par nos instructions et je déclare accepter ma part de responsabilité de cette mesure dans l’espoir qu’elle assurera une heureuse issue à notre mission…

47 Le traité financier fixe à 60 millions le solde de l’indemnité payable en trente ans. Les montants annuels vont en augmentant, de 1,5 million pour les cinq premières années, puis, par période de cinq ans, montant jusqu’à 3 millions pour les cinq dernières années.

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48 Ainsi la dette de l’indépendance fut ramenée de 150 millions à 90 millions et, pour les 30 millions de l’emprunt de 1825, les intérêts ramenés de 6 à 3 % à partir de 1839.

49 Les traités sont signés le 13 février 1838. Ils sont cependant datés du 12 février pour la raison que le 13 février était la date anniversaire de l’assassinat du duc de Berry. Les traités seront ratifiés sans difficulté et l’échange des ratifications aura lieu le 28 mai1.

Application des traités

Le traité financier

50 Il y aura de nombreux retards dans les paiements pour deux raisons : • Des accidents naturels graves : tremblement de terre dans la région du Cap Haïtien en 1842, du 7 au 10 mai, qui causa 6 000 morts, c’est-à-dire presque la moitié de la ville du Cap, et des incendies à Port-au-Prince en 1868, car les maisons étaient en bois et toutes proches les unes des autres.

À ce sujet, on peut dire que le premier danger était connu. En 1797, Moreau de Saint Mery, qui connut les tremblements de terre de 1751 et 1770, écrivait dans son ouvrage sur la colonie :

Mais le vrai fléau de la partie de l’Ouest, celui dont on croit qu’elle recèle la cause dans son sein, celui dont il semble qu’elle pourrait craindre de devenir pour un jour la victime, c’est le tremblement de terre.

• Des troubles politiques (insurrections et guerres civiles), principalement à la fin du mandat de Boyer (13 mars 1843) et pendant la tyrannie de Salnave (1867 -1869).

51 Lorsque le retard avait pour cause un accident naturel, la France acceptera d’étendre le calendrier de paiement à la demande du gouvernement haïtien. Mais, dans les cas de troubles politiques, il lui faudra négocier un temps de retard qui, parfois, entraînait un intérêt de retard.

52 Le dernier paiement aura lieu en 1883, quarante-cinq ans après le traité au lieu de trente ans. À ce moment-là, il y eut des discussions entre les comptables français et haïtiens, les uns prétendant n’avoir pas reçu tout ce qui leur était dû et les autres faisant valoir qu’ils avaient trop payé. La dispute entre comptables dura dix ans, jusqu’à ce que le ministre français des Finances comprenne qu’il était impossible de mettre en accord les comptables.

53 En conséquence le ministre français des Affaires étrangères signa une note reconnaissant que le dernier paiement est bien celui de 1883 (note du 2 juin 1893).

Le traité politique

54 Au début, il semble que les consuls de France se soient pris pour des gouverneurs. C’est particulièrement le cas du premier, du temps de Boyer, Auguste Levasseur. Nommé consul en Haïti en 1838, il se distingue dans l’affaire « Touzalin » en 1841.

55 Touzalin était un français fabriquant de fausse monnaie. Levasseur fut informé que Touzalin arrivait en Haïti avec une grosse quantité de fausse monnaie-papier. Il

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appréhende ce faussaire à la descente du bateau, fouille ses valises, trouve la fausse monnaie et la fait brûler, ce qui est le rôle du douanier et non celui du consul.

56 En 1846, l’affaire « Dubrac » entraîne le départ de Levasseur. Dubrac fut expulsé par le président Pierrot pour incitation à la guerre civile et approbation proclamée de l’indépendance de la République dominicaine, qui s’était séparée de la République d’Haïti depuis 1844. Or, Levasseur avait soutenu le projet de séparation, et envisageait d’établir un protectorat français sur la République dominicaine indépendante. Il réclame une indemnité pour Dubrac, citoyen français. Le président Pierrot refuse. Levasseur, mécontent, ferme le consulat et se retire sur une frégate française en rade de Port-au-Prince.

57 Les relations se normalisent à partir du gouvernement de Soulouque. C’est à cette époque, en 1847, qu’Haïti installe une légation à Paris.

58 Mais la férocité de Soulouque donne bien du souci au nouveau consul, Maxime Raybaud. Il peut à grand-peine calmer Soulouque lorsque ce dernier fait pression sur le tribunal pour obtenir la condamnation à mort du sénateur Joseph Courtois, marié à une Française. Courtois avait écrit un article pour protester contre les massacres de mulâtres, ces mêmes mulâtres qui avaient voté en faveur de Soulouque en1847. Finalement, Raybaud obtient la grâce de Courtois et son départ d’Haïti.

59 Ainsi, en cas de graves dangers dus à des insurrections, à des menaces de guerre civile, les consuls, anglais et français, parfois d’autres pays, peuvent intervenir pour calmer les esprits. C’est le cas, notamment, en 1883, lors d’ une insurrection à Port-au-Prince, et, plus grave encore, lors de la prise de la ville de Miragoâne par la troupe de Jean Pierre Boyer-Bazelais. Et encore, en 1888, pour arrêter les combats entre les gouvernements de Port-au-Prince et du Cap, du fait de la tentative de Seide Thélémaque de prendre le pouvoir, à la fin du gouvernement de Salomon. Les consuls ont parfois à prendre des décisions de haute politique.

60 Mais il n’y a pas que les consuls et les ambassadeurs, il y a aussi les banquiers. Les prévarications dans l’affaire de la « Consolidation » représentent un total de 3,5 millions de dollars soit les deux tiers d’un budget annuel. Il s’agit d’une opération de remboursement de la dette flottante, composée de multiples emprunts locaux, factures impayées, feuilles d’appointements…, dont on ne connaissait pas précisément le montant, en échange de la remise de bons libellés en dollars. Les gouvernements de cette époque, en accord avec la banque, distribuent des bons en dollars sans justification d’une créance sur l’état. L’ensemble de l’opération porte sur : • 30 000 dollars pour le président Tirésias Simon Sam. • 20 000 dollars à chacun des ministres. • 29 000 dollars pour le directeur français de la banque, Joseph de la Myre Mory. • Etc., etc.

61 L’ambassadeur de France, présent au procès, reconnaît le sérieux et l’impartialité de celui-ci (Décembre 1904).

62 Puis c’est l’occupation américaine de 1915, l’aide technique et financière par les gouvernements (principalement USA, Canada, France, etc.) et les ONG. La France cède aux USA. la prééminence, voire la prédominance sur Haïti.

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Conclusions : Quelques commentaires à propos des finances

63 Quatre-vingt-dix millions de francs or ont manqué à Haïti pendant ses premières soixante-dix années. Le pays ne put se moderniser tant du point de vue technique que du point de vue social.

64 Cependant, en 1875, la dette d’Haïti n’était plus que de seize millions de francs or, c’est- à-dire un semestre de rentrée fiscale. La gestion des finances avait été d’une qualité que nous pourrions envier.

65 C’est à ce moment que Haïti s’est lancée inconsidérément dans trois emprunts en France, dont un seul de quelque utilité. • Le premier, lancé en 1875 par le président Domingue, « assisté » de son vice-président et neveu Septimus Rameau, était une extorsion de fonds publics au profit des banquiers français et des hommes politiques haïtiens.

Par exemple, la banque percevait 130 Fr. pour le placement d’une obligation de 500 Fr., alors qu’elle ne garantissait rien et limitait son rôle à placer les obligations dans le public Autre exemple : Septimus Rameau avait droit à un et demi pour cent du produit de l’emprunt… Et de ce fait, la dette d’Haïti, qui était de 16 millions de francs au début de 1875, se trouvait portée à 44 millions un an plus tard.

Le scandale déclencha une insurrection. Le président Domingue réussit à se réfugier dans une ambassade. Septimus Rameau fut lynché par la foule. Le gouvernement de Lysius Felicité Salomon obtint, après de douloureuses négociations, une suppression des avantages des banquiers de 8,7 millions. • Le deuxième fut voté le 26 septembre 1895, sous la présidence de Tirésias Simon Sam, selon le projet de son prédécesseur Florvil Hyppolite. Il fut lancé en 1896 et rapporta à l’état 39 millions de francs, malgré les avantages excessifs des banquiers qui, là encore, purent être un peu « dégraissés ». Cet impôt fut utilisé sérieusement à moderniser le pays pour la première fois depuis son indépendance. Selon le programme fixé par Florvil Hyppolite, le pays put moderniser le marché de Port-au-Prince, les douanes (de Port-au-Prince, Petit- Goâve, Port-de-Paix), construire des ponts à Saint-Marc, au Cul-de-Sac, à Petite Anse, ainsi que les quais de Jacmel, Gonaïves, Port-de-Paix, installer le câble transatlantique, le téléphone dans les principales villes, aménager le palais du corps législatif, etc, etc. Certes la dette fut alourdie de 43 millions, du fait des intérêts, mais les fonds furent utilisés pour le bien du pays. • Prémices ou cause de la déchéance du pays, qui sera occupé pendant dix-neuf ans par les États-Unis, telle est la nature de l’emprunt de 1910. Entre décembre 1908 et juillet 1915, soit six ans et demi, sept présidents se sont succédés, la plupart chassés par des bandes mercenaires recrutées par le candidat rival et futur président. L’emprunt de 1910, d’un montant de 65 millions, ne servira qu’à payer les mercenaires et un minimum des dépenses de fonctionnement du pays, mais rien pour son développement.

66 Au moment de la perte d’indépendance, le 28 juillet 1915, jour de l’assassinat du « président » Villebrun Guillaume Sam, la dette de l’État s’élevait à :

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Emprunt 1875 10,8 millions

Emprunt 1896 38,0 millions

Emprunt 1910 64,5 millions

Dette interne 59,0 millions

Total 172,3 millions soit le double de la dette de l’indépendance. Tout cela n’est que chiffres. Une étude sociologique, dont la comptabilité n’est qu’une toute petite partie, serait bien utile.

NOTES

1. Au cours de l’or aujourd’hui, 90 millions de francs or équivaut à environ 1 milliard d’euros.

RÉSUMÉS

L’indépendance de Haïti, proclamée en 1804, n’a toujours pas de reconnaissance internationale vingt ans plus tard, l’ancienne puissance coloniale revendiquant toujours la souveraineté sur son ex-colonie. Après plusieurs tentatives infructueuses de reconquête, la France doit toutefois se résoudre à répondre aux avances du président Boyer. Le nouveau roi Charles X consent à reconnaître le nouvel État d’Haïti, moyennant une lourde indemnisation des anciens propriétaires, et des délais de paiement exorbitants. Boyer se résout à accepter l’ordonnance, espérant négocier le montant et les délais de l’indemnité. C’est l’objet des discussions de 1838, Louis-Philippe ayant remplacé Charles X. Les deux parties s’accordèrent sur un volet financier qui fixait à soixante millions le solde de l’indemnité payable en trente ans (le remboursement s’étala en fait sur quarante-cinq ans). Le volet de normalisation politique eut plus de mal à se concrétiser, en raison des soubresauts de régime à Haïti. La dette pesa lourdement sur le développement économique et social du pays. Puis Haïti espéra liquider son passif en recourant aux emprunts, qui ne firent qu’alourdir la dette du fait des intérêts, et provoquèrent finalement la catastrophique occupation du pays par les États-Unis en 1915.

Even twenty years after it was proclaimed in 1804, Haiti’s independence was still not acknowledged on the international scene, the former colonial power maintaining its sovereignty

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claim over its ex-colony. However, after several failed attempts to reconquer it, France has to accept to answer to president Boyer’s overtures. Charles X, the new king, consents in recognising the new State of Haiti in exchange of a heavy indemnity fee to the former landowners, with extortionate payment terms. Boyer decides to accept this ruling in the hope of negotiating the amount and the payment terms. These will be discussed in 1838, as Louis-Philippe succeeds to Charles X. Both parties agreed, on the financial section of the accord, to set the balance of payment at sixty millions over thirty years (it actually was reimbursed over forty-five years). The political normalisation component of the accord was more difficult to put into action, due to the political upheavals in Haiti. The debt weighed heavily over the economic and social development of the country. Later, Haiti hoped to liquidate its liabilities by contracting new loans that, instead, only increased the debt due to their interest rates, thus leading to the catastrophic occupation of the country by the United States in 1915.

INDEX

Mots-clés : indemnités, dette publique, reconnaissance diplomatique, Boyer Jean-Pierre, Charles X Keywords : indemnities, public debt, diplomatic recognition, Boyer Jean-Pierre, Charles X

AUTEURS

FRANÇOIS BLANCPAIN Historien Ancien élève de l'École nationale de la France d'outre-mer

BERNARD GAINOT IHMC Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

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Haïti-France. Permanences, évolutions et incidences d’une pratique de relations inégales au XIXe siècle

Gusti-Klara Gaillard-Pourchet

Introduction

1 Après une mise en contexte des relations entre la France et Haïti dès l’indépendance de celle-ci, la présente contribution1 traite des rapports entre Haïti et la France de 1875 à 1915, en privilégiant leurs aspects économiques. Ces bornes chronologiques sont assurément éloignées de la période de la création de l’État haïtien, de l’invention laborieuse de son organisation sociale et politique ainsi que des rapports internationaux inédits avec lesquels l’ancienne Saint-Domingue doit composer, et si possible, infléchir durant la première moitié du XIXe siècle. Toutefois, au-delà des apparences, ce décalage chronologique nourrit une des mises en perspective du dossier, celle d’une approche sur la longue durée des relations néocoloniales complexes tissées entre l’ancienne métropole et la colonie émancipée. Je m’attacherai ici à jeter des passerelles entre la première moitié du XIXe siècle haïtien et le dernier tiers de ce siècle pour en déceler les axes de continuité, avec leurs incidences, qui traversent ces relations bilatérales marquées au fer du déséquilibre. Puis, toujours au même prisme, ce seront les discontinuités, les nouveautés qui apparaissent au cours du moment historique 1900-1915 qui seront mises en relief. Mais, au préalable, je voudrais préciser en quoi les quarante-quatre années 1804-1848 constituent la période-matrice des relations franco-haïtiennes de la seconde moitié du long XIXe siècle, période qui voit la suprématie de la France, suivie du lent repli de sa prépondérance

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I - Considérations sur la période-matrice 1804-1848

2 Toute relation bilatérale est construite par deux États partenaires qui ont leurs visées respectives, leurs problèmes intérieurs comme leurs atouts spécifiques et des paramètres internationaux à prendre en compte dans la réalisation de leurs objectifs. Ici, et œuvrant pour des forces économiques spécifiques, un État toujours colonialiste et esclavagiste cherche à conserver sous son emprise un autre État embryonnaire et de surcroît fragilisé par les retombées économiques, démographiques et sociales de la guerre émancipatrice.

3 Il faut ici, et au prisme de notre approche, retracer à gros traits quelques-unes des grandes étapes de de la construction des liens bilatéraux initiaux. La configuration de ces rapports se met en place sous l’empire de plusieurs influences et contraintes, en particulier l’héritage colonial, l’échiquier international, les difficultés souvent tumultueuses d’une société et d’un État à inventer et à bâtir, la mise en œuvre de relations néocoloniales. Dans cette perspective, rappelons ici le cadre général dans lequel ces rapports s’édifient, certes autour des temps forts de 1825 et 1838, mais inscrits également dans la moyenne durée, pour laquelle des jalons spécifiques peuvent être proposés2.

4 La première période qui s’ouvre en Haïti en 1804 à l’issue des guerres révolutionnaires est assez connue en ce qui a trait aux liens avec l’ancienne métropole. Celle-ci se refuse longtemps à reconnaître l’indépendance de Saint-Domingue, arrachée sur le champ de bataille. Cette intransigeance de Paris fait écho au souhait de revenir sur leurs terres de nombre des ex-colons, souvent dramatiquement éparpillés dans les territoires voisins ou en France. De 1804 à 1825, on retient entre autres événements marquant, directement ou non, les rapports entre les anciennes métropole et colonie : la mise au ban d’Haïti par la France et les grandes puissances d’alors, pour l’essentiel esclavagistes, colonialistes et racistes ; le massacre aveugle de nombre de Français restés dans l’île, en mars 1804, sur fond de hantise d’une nouvelle expédition Leclerc et pour rendre « à ces vrais cannibales guerre pour guerre, crimes pour crimes, outrages pour outrages3 » ; l’assassinat du premier chef d’État Dessalines en octobre 1806 ; la vitalité relative des échanges commerciaux d’Haïti avec les États-Unis en dépit de leur prohibition par le gouvernement étasunien4 et malgré la forte présence commerciale anglaise en Haïti ; l’évacuation en 1809 par la France de la partie orientale de l’île, bientôt rétrocédée à l’Espagne, dont les représentants seront à leur tour expulsés en 1821 ; la prise en compte croissante par le gouvernement français, à partir de 1814-1815, des négociants français intéressés à pénétrer le marché haïtien ; face aux menaces françaises de reconquête, l’éventualité d’une indemnisation aux ex-colons pour la perte de leurs biens fonciers envisagée en 1814 par le président Pétion, mais le refus catégorique du roi Christophe de considérer cette option ; dans la continuité de la vision de Toussaint Louverture et Dessalines pour la réunification de l’île, la prise de contrôle de Santo-Domingo en 1822 par les troupes du gouvernement Boyer5.

De l’ordonnance de 1825 au traité de 1838

5 À l’issue de ces vingt-et-unes premières années, l’année 1825 ouvre un second moment des liens bilatéraux qui couvre treize années. 1825 amorce un tournant avec l’ultimatum de l’ordonnance imposée par le baron de Mackau sous la menace, en cas de

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refus du gouvernement Boyer, du bombardement de Port-au-Prince par 14 navires de guerre et 528 canons. Cette ordonnance reconnaît « aux habitants de la partie française de Saint-Domingue l’indépendance pleine et entière de leur gouvernement » à la condition que le jeune État se soumette, d’une part, à la clause financière centrale d’un dédommagement aux ex-colons et, d’autre part, à la clause commerciale établissant un tarif préférentiel pour les produits français importés. Si la capitulation du gouvernement Boyer, qui s’inscrit dans un contexte contraignant, n’est pas approuvée par nombre de citoyens, elle répond aux vœux de certaines strates sociales, en particulier les négociants étrangers établis dans la capitale6.

6 Le montant de l’indemnisation aux anciens colons pour la perte de leurs propriétés immobilières s’élève à 150 millions de francs. Il a été unilatéralement établi par l’ancienne puissance coloniale. Ce montant a été calculé à partir de la valeur du rendement de ces propriétés avant l’éclatement des guerres d’indépendance. Il a toujours été effectivement avancé, y compris par l’État haïtien, que ladite compensation ne dédommage pas les ex-colons de la perte, en 1793-1794, de leurs esclaves suite à l’abolition de l’esclavage par le gouvernement français. Cette indemnisation de 1825 se distinguerait donc des modalités de la seconde abolition en 1848. Toutefois le montant de 125 millions de francs (loi du 30 avril 1849) attribué par l’État français aux anciens propriétaires d’environ 250 000 esclaves des colonies (Martinique, Guadeloupe, Guyane, Réunion…)7 est proche de celui de l’indemnisation imposée à Haïti en 1825. Cette proximité m’invitait, il y a une douzaine d’années, à poser (avec quelques réticences8) l’hypothèse d’un éventuel lien entre le montant de la « dette de l’indépendance » d’Haïti et la valeur des 430 000-470 000 esclaves à Saint- Domingue à la veille de la Révolution française. Des travaux relativement récents évoquent, peu ou prou, cette question et de façon percutante. Notamment, ceux de Jean-François Brière9, Pierre Force10 et, en particulier, Frédérique Beauvois11 suggèrent d’interroger, et probablement remettre en cause, partiellement ou totalement, l’assertion vieille de près de deux siècles maintenant que le dédommagement monnayé des anciens colons concerne uniquement leurs propriétés foncières. Ma consultation (à peine initiée) de quelques documents d’archives relatifs à l’expérience d’indemnisation de Saint-Domingue/Haïti, tels le Code des colons de Saint-Domingue12 et certains des dossiers de demande d’indemnisation produits par des ex-colons, tendrait à confirmer cette intéressante mise en perspective13. Certes le mode de calcul alors publiquement annoncé ne fait pas mention du prix d’achat et de la force de travail des esclaves. Pourtant, la force servile constituait la source essentielle de la rentabilité des investissements des colons dans « la perle des Antilles ».

7 Après dépouillement d’un nombre conséquent de dossiers d’indemnisation14, il serait judicieux d’établir précisément par quelles modalités (et dans quelles proportions) la valeur et le nombre des esclaves interviennent, dans les textes juridiques et en pratique, dans les calculs de l’indemnisation des anciens colons de Saint-Domingue acculés à la fuite. Dans l’attente des conclusions d’une telle démarche à entreprendre, il s’agit ici d’apprécier l’intérêt et le poids de l’injonction financière de l’ordonnance de 1825 pour la partie haïtienne.

8 La reconnaissance, même sous conditions, de l’indépendance d’Haïti donne, en théorie, au gouvernement Boyer une certaine sécurité aux frontières du jeune État. L’état d’alerte considérablement réduit, Boyer a donc plus de latitude pour impulser le projet

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de société porté par les nouveaux groupes sociaux économiquement dominants et propulsés aux commandes de l’État.

9 Le montant du dédommagement imposé de 150 millions de francs est à payer par Haïti en seulement cinq annuités grâce aux taxes douanières pesant sur les exportations de café. Cette valeur doit être appréciée en fonction de divers postes d’observation et d’échelles de grandeur. Ce montant correspond, par exemple, à près du double du prix de la cession de la Louisiane par l’État français. Au niveau de son poids fiscal, si cette valeur représente alors environ 15 % des recettes annuelles de la France, elle correspond à dix années de recettes fiscales d’Haïti15. Aussi, très vite, Port-au-Prince ne peut respecter à la lettre aucune des deux exigences (financière et commerciale) de l’ordonnance de Charles X, malgré l’emprunt contracté en 1825 par Haïti auprès de banques françaises (Laffite, Rotschild…) pour s’acquitter de la première annuité auprès de la Caisse des dépôts et consignations. L’addition de ces deux dettes distinctes est appelée la « double dette » et le chargement des pièces d’or sur des navires français pour en assurer le paiement provoque à chaque fois des manifestations de colère de la population de la capitale. La quasi-insolvabilité d’Haïti est accrue du fait de la détérioration des cours du café. Entre 1821 et 1830, le prix du café au Havre dégringole. Il passe de 291,20 francs les cent livres en 1821 à 140,50 francs en 1825 pour chuter à 83,70 francs en 183016.

10 À l’issue de maintes négociations bilatérales treize ans durant, et alors que la France regarde de plus en plus vers l’Algérie17, un pas favorable (d’après l’État débiteur) est franchi en 1838 et il est sanctionné par deux instruments diplomatiques. Un accord réduit de plus de la moitié le montant de l’indemnisation, qui passe de 150 millions à 60 millions de francs, à acquitter désormais en trente annuités. Un traité stipule la reconnaissance, dorénavant pleine et entière d’Haïti, par la France sans être conditionnée au paiement du dédommagement aux ex-colons. Par ailleurs, chacune des parties accorde à l’autre le traitement de la nation la plus favorisée dans l’attente de la signature d’une convention commerciale bilatérale. Au seuil de la nouvelle décennie, et bien que le régime de Boyer exerce son autorité sur toute l’île jusqu’en 1843, un virage est donc effectué, du moins dans les textes diplomatiques. 1840 s’avèrerait donc être une borne chronologique commode (initialement retenue pour le présent dossier), concluant ce temps historique fondateur également pour les relations néocoloniales franco-haïtiennes. À noter que, pour Leslie Manigat, la période fondatrice d’Haïti s’étire de 1789 à 1838, date à laquelle se clôt le temps de l’incertitude nationale18. Michel Hector et Laennec Hurbon, déplaçant un peu la focale, inscrivent la genèse de l’État19 dans la période 1804-1859. Tout en tenant compte de ces deux approches et bien que, en 1847, débute le long exercice du pouvoir inattendu de Faustin Soulouque, la borne de 1848 peut être ici retenue comme moment tournant des liens bilatéraux en jeu.

1848 concourt à l’intransigeance haïtienne de 1852

11 Dans cette perspective de périodisation articulée à l’année 1848, quatre arguments au moins peuvent être avancés.

12 Les deux premières raisons ont trait à des événements qui associent au registre strictement bilatéral celui du devenir sociopolitique d’Haïti, tout en les ancrant, au niveau des mentalités, à la pratique colonialiste somme toute récente.

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13 La posture de dominateur intégrée de longue date par l’ancien maître ressurgit à maintes reprises entre 1840 et 184820. Ces manifestations font écho aux modalités militaires de l’imposition de l’ordonnance de 1825 et elles soulignent la rigueur des rapports franco-haïtiens, des rapports dominant / dominé tant au niveau économique qu’au niveau politique. Deux exemples significatifs seront évoqués ici21.

14 Le premier est lié au tremblement de terre qui, en mai 1842, ravage le Cap-Haïtien, la seconde ville du pays. Ce cataclysme a lieu au moment où le gouvernement Boyer fait face à une opposition grandissante et alors que les cours internationaux du café se dégradent. Pas de quartier pourtant en ce qui a trait aux engagements financiers internationaux d’Haïti. En 1843, le consul de France Levasseur exige avec intransigeance le paiement de l’annuité qui vient à échéance. Il envisage même d’exiger que, en garantie de la prochaine reprise du service de la dette, Port-au-Prince cède (temporairement ?) à la France le Môle Saint-Nicolas (pour la partie occidentale d’Haïti) et la presqu’île de Samana (pour la partie orientale). Les pressions pour que l’échéancier soient respectées sont donc telles qu’Haïti finit par s’exécuter. En janvier 1844, soit certes avec un an de retard, l’échéance de 1843 est acquittée par le gouvernement Hérard (décembre 1843-mai 1844). Le chargement des pièces d’or se fait évidemment avec moult précautions et le plus discrètement possible pour ne pas encourir les foudres de la vindicte populaire...

15 Le second exemple de l’expression de cette posture aux relents colonialistes et esclavagistes a trait au levier des dédommagements revendiqués par les autorités françaises en faveur de leurs ressortissants en Haïti. Quarante ans après la proclamation de l’indépendance d’Haïti, la longévité et la puissance du ressort colonialiste chez les représentants des maîtres d’antan est manifeste. En septembre 1845, un Français, Dubrac, pharmacien de son état et hostile au gouvernement Pierrot en place (avril 1845-mars 1846), après avoir été sommé de quitter le pays, est incarcéré quelques jours sur un bateau de guerre haïtien appelé Le Rapide. Alors que ce ressortissant a entretemps été libéré, un navire de guerre français pénètre dans les eaux territoriales et son capitaine invite à son bord le commandant de la corvette haïtienne Le Rapide. Répondant à l’invitation, ce commandant s’y fait rouer de coups de fouet et un double dédommagement est réclamé en faveur du Français Dubrac. L’acceptation partielle par Port-au-Prince du dédommagement exigé ne sera pourtant pas jugée suffisante par le consul Levasseur, qui sanctionnera cette attitude en rompant les relations avec le gouvernement Pierrot.

16 Trois ans après cette expression tenace du mépris et de la violence colonialistes, des données nouvelles interviennent sous le gouvernement de Faustin Soulouque (mars 1847-janvier 1859)22, tant au niveau intérieur que diplomatique. L’année 1847-1848 ne clôt pas abruptement le bras de fer engagé entre Paris et Port-au-Prince, les situations de crise extrême, pour si intenses qu’elles soient, sont toutefois par la suite de durée limitée.

17 Quels sont les arguments pour retenir cette borne de 1848 ? L’exercice est assurément délicat et se veut surtout être une proposition d’outil, daté et perfectible, pour appréhender les relations franco-haïtiennes au XIXe siècle.

18 Tout d’abord, cette année-là coïncide avec la première année d’exercice du pouvoir du chef d’État Faustin Soulouque, brièvement président puis empereur.

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19 Ensuite, au niveau de la politique intérieure, l’année 1848 marque, entre autres et simultanément, l’affirmation de la continuité de l’État en ce qui a trait aux troubles agraires et un épisode de rupture au sein des couches dirigeantes. Le pouvoir bénéficie en effet de la répression victorieuse, initiée par son prédécesseur, contre le mouvement paysan d’envergure dirigé par Jean-Jacques Acaau23. Cette répression, conduite par le gouvernement Riché (mars 1846-février 1847), se clôt définitivement en 1848. Ce mouvement revendicatif contestait l’option de l’organisation agraire comme celle de la distribution des richesses choisies par les classes dirigeante et dominante en formation. De fait, la population rurale demeure contrainte à se soumettre à la rigueur du Code rural édicté en 1826 justement pour, entre autres, contribuer aux exportations de café, gage majeur des ressources de l’État et également du paiement de la « double dette » de l’indépendance. Le pouvoir a ainsi les coudées franches pour s’en prendre à une composante clé des classes dirigeantes. Au milieu de l’année 1848, Soulouque initie contre l’oligarchie mulâtre une féroce répression qui sabre les tenants de la « politique de doublure » appliquée depuis la chute de Boyer.

20 En ce qui a trait à la politique extérieure, la continuité est la ligne observée par le nouveau chef d’État, entre autres dans les rapports avec l’ancienne métropole. En 1848, après près de quatre ans d’interruption du service de la dette par les précédents présidents, Soulouque ne craint pas de représailles du gouvernement français. En effet, une convention franco-haïtienne signée en mai de l’année précédente a régularisé les comptes. Un rééchelonnement de la « dette de l’indépendance24 » est alors négocié pour un échéancier s’étirant jusqu’à 1868, et le règlement différé des annuités impayées de 1844 à 1848 sera à honorer entre 1868 et 1872. Par ailleurs, le paiement par Haïti des annuités de la « dette de l’indépendance » se modernise. Il peut désormais se faire par le biais de traites payables en France. Applicable dès 1848, le procédé est certes toujours étroitement lié aux exportations de café vers la France, mais il permet d’éviter dorénavant que, au su et vu de la population de la capitale, des lingots d’or et d’argent ne soient embarqués sur des navires français. Ce qui évitera au créancier comme au débiteur des manifestations de colère de la population. Enfin, en cette même année 1848, la représentation haïtienne en France est élevée au rang de consulat25.

21 Ces divers acquis et compromis de Soulouque à l’égard de la France concourent probablement à ce qu’il n’obtempère pas quand, deux ans plus tard, en 1850, le créancier français envisage un droit de regard sur les finances haïtiennes26. À nouveau, deux ans plus tard, il ne recule pas plus quand cette question menace de front la souveraineté du pays. Effectivement, et de façon emblématique, 1852 rappelle 1825 tout en s’en démarquant. Cette année-là, les ressources de l’État sont entre autres absorbées par le faste impérial et les frais militaires liés au projet de contrôler à nouveau la partie dominicaine de l’île. Face au non-paiement de l’annuité arrivée à échéance, l’amiral français Duquesne menace de bombarder la capitale haïtienne, mais, cette fois, la canonnière ne parvient pas à faire plier le gouvernement Soulouque. Bien que l’ancien esclave ait aussi reconduit l’acceptation du jeune État de dédommager les anciens colons et indépendamment de la nature dictatoriale du régime établi, son inflexibilité en 1852 fait date. Elle rappelle à l’opinion publique d’alors le combat pour la dignité des pères de l’indépendance, toutes strates sociales confondues… De fait, par la suite, des motifs stratégiques doivent également contribuer à cette inflexion et de telles démonstrations de force et exactions de l’ancienne métropole s’espacent de plus en plus pour finalement disparaitre. Certes, d’autres puissances étrangères viennent en

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prendre la relève, en particulier l’Allemagne. Désormais ce sont d’autres stratagèmes, moins ouvertement humiliants mais largement persuasifs, qui seront mobilisés par Paris, et de plus en plus fréquemment. D’ailleurs Soulouque négociera également en 1854 une nouvelle convention relative au paiement de l’emprunt extérieur27 de 1825.

22 Deux autres arguments peuvent encore inviter à clore la période matrice des relations franco-haïtiennes postcoloniales à 1848. Ils relèvent du champ régional, même si les événements donnés en référence découlent de la stratégie politique du gouvernement français.

23 1848 amène en effet la seconde abolition de l’esclavage dans ses colonies par la France, avec, à la clé, un dédommagement par l’État français aux jusqu’ici propriétaires d’esclaves. Un retour des colons dépossédés sur leurs plantations de l’ancienne Saint- Domingue est un objectif en passe d’être enterré. Le dilemme pour Paris de reconnaître l’indépendance d’Haïti ou d’y restaurer son pouvoir colonial s’effrite. Le projet défendu dès l’indépendance d’Haïti par les négociants des grands ports français de placer Haïti dans l’orbite du commerce français l’emporte définitivement.

24 1848 marque enfin l’année de la reconnaissance par la France de l’indépendance de la République dominicaine, acquise contre la tutelle d’Haïti et que les représentants français avaient sur place encouragée, quatre ans plus tôt28. Or il avait fallu vingt-et-un ans pour que Paris reconnaisse, et sous conditions drastiques, la souveraineté d’Haïti, et treize années supplémentaires, en 1838 donc, pour la reconnaissance totale et sans conditions d’Haïti. Trente-quatre ans durant lesquels, en conséquence, Haïti a dû rester sur le pied de guerre, contrainte à se parer à toute éventualité et de fait à disposer de moins de ressources à mobiliser au bénéfice de la nation en construction. Par ailleurs, à court terme et malgré les tentatives ultérieures de Soulouque de réoccuper la partie orientale de l’île, cette indépendance de la République dominicaine marque un tournant. Elle restreint de fait la possibilité que l’Est serve de porte d’accès à un retour militaire des Français en Haïti. Il faudra toutefois attendre le successeur de Soulouque pour que soit adoptée une autre orientation diplomatique à l’égard de la partie orientale de l’île.

25 Ces divers registres d’événements de 1847-1848 concourent à constituer simultanément une étape au niveau de la politique intérieure d’Haïti et une inflexion dans ses relations avec la France. Certes, dans une forme impériale29, la stabilisation du projet de société dominant en Haïti se confirme et, confortée par une amélioration des cours du café à partir de 1850, une avancée marque la gestion bilatérale du paiement de l’indemnité de 1825 et des relations diplomatiques. Cette avancée fait également écho à l’évolution des possessions françaises de la Caraïbe et de la position de la France dans l’échiquier régional.

Relations en dents de scie de 1848 à 1875

26 Entre 1848 et 1875, l’espace d’une génération, vont se succéder des moments de tension bilatérale extrême, mais aussi la réalisation d’objectifs souhaités depuis l’époque de Boyer. Les pics de tension se produisent particulièrement sous Soulouque et sous Salnave (juin 1867-décembre 1869) et ils ont le plus souvent trait à la dette extérieure d’Haïti et à la question religieuse. Les rapprochements se déroulent eux, sous le gouvernement républicain de Fabre Geffrard (janvier 1859-mars 1867), qui soutient les

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promoteurs de la consolidation de l’État voisin pour, entre autres, assurer les frontières d’Haïti.

27 Sous Geffrard, les rapprochements de Port-au-Prince avec la France se tiennent à trois niveaux. Dans le champ économique d’abord, avec la conclusion en 1864 d’une résolution bilatérale qui institue un rééchelonnement du solde de la « dette de l’indépendance30 ». La même année d’ailleurs, un nouveau Code rural est publié, même s’il comporte très peu de modifications par rapport à celui très coercitif de 182631. Ensuite, dans le domaine culturel, une étape est indirectement franchie à travers le volet religieux : la signature du Concordat avec le Vatican a de fortes incidences sur la politique d’instruction publique par le biais des congrégations françaises. Enfin, dans le champ politique, un pas est esquissé avec les quelques assouplissements dans l’application de la Constitution de la République haïtienne en ce qui a trait aux étrangers et à l’interdiction qui leur est faite de posséder des biens en Haïti (en particulier, la loi Dubois sur le mariage entre Haïtiennes et étrangers et la loi autorisant l’exploitation des forêts et mines sans exclusive aux nationaux). À noter que cette trentaine d’années (1848-1875) est marquée, en 1862, par la reconnaissance, très tardive, de l’État nègre d’Haïti par les États-Unis, qui n’en sont plus un partenaire commercial majeur. Cette période est par ailleurs marquée par des crises politiques internes. Celles-ci débouchent même un temps sur la scission de l’État haïtien, à laquelle certaines ingérences étrangères participent. Cette période est assurément également essentielle pour mieux comprendre l’évolution ultérieure du long XIXe siècle haïtien.

28 Il s’agira d’abord d’établir comment les relations franco-haïtiennes du dernier tiers du XIXe siècle ont pour ancrage les balises posées entre 1804 et 1848 et de repérer des incidences majeures de ces éléments de continuité, de ces permanences, certes remodelés à l’aune de la nouvelle ère des exportations de capitaux des grandes puissances et alors que les États européens colonisent l’Afrique. Il s’agira ensuite d’indiquer les évolutions qui, de 1875 à 1915, infléchissent ces rapports bilatéraux privilégiés au point de concourir, en juillet 1915, à un certain attentisme du Quai d’Orsay face à l’occupation étasunienne d’Haïti et qui débouchera, à terme, sur l’éviction de l’influence française.

II – Éléments de continuité des rapports bilatéraux (1875-1900)

29 La guerre civile sévit dans les années 1867-1870 sous le gouvernement de Sylvain Salnave. Ce conflit armé32 et la ligne politique de Salnave accentuent les difficultés à assurer le paiement de la « dette de l’indépendance ». La guerre amplifie assurément le nombre de « réclamations » déposées auprès des autorités haïtiennes par des ressortissants étrangers, dont des Français ; par ailleurs, et entre autres incidences, l’orientation religieuse du pouvoir malmène l’influence française au sein de l’Église catholique d’Haïti. Cette guerre civile débouche sur une partition du pays en trois États jusqu’à l’exécution du président Salnave en janvier 1870. Le premier gouvernement qui succède à Salnave, en l’occurrence, celui de Nissage Saget (mars 1870-mai 1874), s’attache à rétablir le statu quo des relations franco-haïtiennes. Toutefois, la France absorbant l’essentiel des ventes de café haïtien, quasi mono-exportation d’Haïti, et la « double dette » de 1825 étant, à la première moitié des années 1870, en passe de

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s’éteindre, un nouveau cap économique pourrait être emprunté par les liens bilatéraux en question. En particulier, le fruit du travail du paysan haïtien qui, par les taxes pesant sur le café, paye la dette extérieure, pourrait lui être restitué par l’administration centrale, au moins partiellement, et ainsi mieux irriguer l’économie du pays au bénéfice de la collectivité33. Ce changement de cap éventuel est écarté34 et, au sein des influences étrangères à l’œuvre en Haïti, la prépondérance française devient manifeste.

30 En 1875, sous Michel Domingue (juin 1874-avril 1876), Port-au-Prince contracte un second emprunt externe, toujours auprès d’une banque française. Cette orientation est observée et entérinée cinq ans plus tard sous Lysius Salomon (appartenant comme Domingue à la mouvance du Parti National), dont le gouvernement (octobre 1879-août 1888) réprimera avec vigueur l’insurrection du Parti Libéral. Ce choix financier d’endettement est à nouveau renforcé une quinzaine d’années plus tard sous Tirésias Simon Sam (mars 1896-mai 1902). Au final, au seuil des années 1900, la dépendance économique à l’ancienne métropole parait totale et l’aura culturelle de la France, phare de la « civilisation » latine, est vive au sein des couches lettrées, même si un courant laïc conteste sinon l’application du Concordat, du moins ses réalisations concrètes. Dans la construction des relations fondamentalement inégales ainsi que dans leur approfondissement, la responsabilité est sur certains points relativement partagée.

31 Quels sont les axes de continuité repérables dans la dynamique des relations franco- haïtiennes entre la période fondatrice 1804-1848 et la fin du XIXe siècle ? Le champ économique sera ici central, le registre culturel sera brièvement abordé, mais, pour chacun d’eux, les indices annonciateurs d’évolution, d’infléchissement, seront soulignés tout en évoquant leurs incidences.

Des liens économiques au fer du déséquilibre

32 Dans le domaine économique, trois éléments de continuité se détachent plus particulièrement.

33 Le premier est la dépendance commerciale d’Haïti aux ports français, particulièrement celui du Havre. En effet, le café, produit pour l’essentiel par des petits exploitants agricoles, fournit la quasi-totalité des taxes douanières et celles-ci alimentent près des trois-quarts du budget annuel d’Haïti. Or, singularité construite au cours des décennies suivant immédiatement l’ordonnance de 1825 et le volume des exportations haïtiennes de café plafonnant à 30 000 tonnes, les deux-tiers de ce volume à la fin du XIXe siècle sont destinés aux ports français et, indication non secondaire, y sont acheminés par des frets maritimes assurément non haïtiens. De plus, si la France est le premier débouché des ventes haïtiennes, elle occupe le second rang, voire le troisième, pour les importations d’Haïti, les États-Unis étant déjà en tête de file. Cela crée une situation de dépendance qui s’apparente à une vassalisation, puisque les exportations de café constituent le poumon du budget haïtien. Celui-ci est de plus soumis à la volatilité des prix de cette denrée, qui passe de 100 francs les 100 livres en 1890 à près de 37 francs en 1899 et dans les premières années du XXe siècle35. Ces variations sont certes prioritairement commandées par les cours internationaux du café, mais leurs incidences sont à corréler aussi avec les retombées sur la production agricole des aléas cycloniques locaux comme des guerres civiles (en 1883, entre le gouvernement de Salomon et l’opposition du Parti Libéral, puis en 1888, au lendemain du renversement de Salomon). Au final, cette dépendance au Havre des rentrées budgétaires haïtiennes

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mettra assurément Paris en position de force lors des négociations commerciales de 1900 et 1907 pour obtenir de Port-au-Prince que les produits français bénéficient du tarif préférentiel.

34 Le second élément de continuité est la sujétion financière d’Haïti. Depuis 1825, la France en est la seule créancière et la seule pourvoyeuse de capitaux depuis le prêt de 30 millions de francs octroyé en 1825 pour que Port-au-Prince puisse payer la première annuité de la « dette de l’indépendance ». Cette situation n’évoluera que bien plus tard, au cours des années 1910. C’est donc dans ce cadre, et au moment où l’exportation de capitaux français recherche des taux de rentabilité alléchants, que deux nouveaux emprunts extérieurs vont être contractés par Port-au-Prince et qu’une banque française va y fonder un établissement bancaire.

35 Le premier des deux emprunts s’effectue sous le gouvernement Domingue, qui n’a été reconnu par Paris qu’après s’être acquitté de l’annuité due en 1874 au titre de la « dette de l’indépendance ». Bien que ce soit un procédé moins outrageant que par le passé, ce coup de semonce diplomatique au nouveau pouvoir rappelle tout de même la mise au ban des nations de 1804 à 1825. À la différence qu’Haïti n’a alors plus à chercher à s’intégrer dans le concert des nations, à rompre son isolement, puisque même les États- Unis, depuis une dizaine d’années, ont enfin noué des relations diplomatiques avec elle. C’est dans ce contexte que, en 1875, soit à cinquante ans d’écart, Haïti renouvelle son option d’endettement externe. Pourtant, du fait de la réduction du montant de l’indemnisation aux ex-colons en 1838 ainsi que des suspensions et reprises de paiement, des rééchelonnements successifs du service de la « double dette » et de l’acquittement de celle-ci, l’État haïtien ne doit plus que 8 millions de francs36 sur les 90 millions finalement dus selon les clauses de 1838, soit moins de 10 %.

36 En 1875, l’endettement externe d’Haïti fait donc un bond prodigieux, puisque le prêt du Crédit industriel et commercial (CIC) s’élève à 36 millions de francs au coquet taux d’intérêt de 8 %. Certes, les objectifs affichés par Domingue sont légitimes et même progressistes : les fonds, remboursables sur vingt-et-un ans, serviront à liquider la « double dette » et à initier un programme de travaux publics. Toutefois, dans la pratique, la donne sera dramatiquement autre en ce qui a trait au second objectif. La transaction entre le CIC et l’État haïtien s’accompagne de commissions pour la partie créancière et de concussions, en particulier chez le débiteur. La proportion prise par ces commissions et concussions est telle que, toute honte bue, moins de 2 % aboutit au trésor haïtien. Le ministre des Finances en exercice finit sa carrière de façon dramatique en 1876. Il est alors lynché, mais l’absence de procès empêche d’établir l’intégralité du réseau des bénéficiaires de cette transaction ainsi que leur identité. Paris craint alors une répudiation, par les nouvelles autorités haïtiennes, de cet engagement financier jugé inique par nombre de citoyens et cette inquiétude est d’autant plus vive que les débats à ce sujet sont portés avec virulence au parlement haïtien par les représentants du Parti Libéral. Effectivement, il faut attendre l’investiture, en 1880, de Lysius Salomon pour qu’un compromis relatif à l’emprunt Domingue soit établi entre le Crédit industriel et commercial et l’État haïtien. Le compromis se base en grande partie sur une réduction d’un bon tiers du montant à rembourser (soit 23 millions au lieu de 36), ainsi que sur une diminution du taux d’intérêt et sur un allongement considérable de l’échéancier puisque, au lieu de 1896 il a désormais à échoir en 1922. Mais, comme nous le traiterons plus tard, ce réajustement

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négocié de l’emprunt 1875 ne se fait pas au total détriment du CIC, qui obtient, dans un autre domaine, d’autres avantages financiers substantiels.

37 Restons-en aux emprunts extérieurs. En 1896, soit une quinzaine d’années après le modus-vivendi trouvé au sujet de l’emprunt Domingue et l’extinction de la « double dette » de l’indépendance (en 1883), qu’aucun gouvernement n’a envisagé de répudier, la sujétion financière d’Haïti est confortée. La France reconnaît officiellement qu’Haïti a totalement honoré sa dette envers les anciens colons37 et un nouvel emprunt haïtien est contracté auprès du même Crédit industriel et commercial. Cet emprunt, de 50 millions de francs, est souscrit par l’administration de Tirésias Simon Sam, au moment où la décote du prix du café est vertigineuse, atteignant à peine la moitié de sa valeur moyenne des dernières années. Inversement, quand le gouvernement d’Antoine Simon (décembre 1908-août 1911) contracte l’emprunt extérieur dit de 1910, qui s’élève à 65 millions de francs, les cours du café sont à la hausse (75 francs les 100 livres) et l’optimisme pour le remboursement de la créance est au rendez-vous. Le déclenchement de la Première Guerre mondiale et la fermeture du débouché du Havre au café haïtien prennent le contrepied de ces prévisions. Endettement extérieur d’Haïti et commerce mondial du café ont donc définitivement partie liée. Cependant, indiquons ici que, pour l’emprunt de 1896 aussi, certes à des degrés moindres que pour celui de 1875, la corruption s’invite38. Par ailleurs, il faut souligner que cette mainmise des capitaux français sur la dette externe constitue un levier de pression politique aux mains du gouvernement français. Par exemple, le ministère français des Finances n’autorise pas la cotation à la Bourse des titres de l’emprunt 1896 tant que les réclamations/demandes d’indemnisation de ressortissants français, lésés lors des guerres civiles sous Salnave ou au cours de la répression en 1883 sous Salomon, n’auront pas été traitées et liquidées en leur faveur.

38 Voyons maintenant le troisième élément de continuité né à la période fondatrice 1804-1848, mais qui se développe de façon singulière au cours de la période 1875-1915, car il répond opportunément à la recherche de gains des institutions bancaires de France. Il est évident toutefois (faut-il le rappeler ?) que les capitaux que la France investit en Haïti représentent une part dérisoire du volume de ses investissements à l’étranger, y compris en Amérique latine. À noter d’ailleurs que, au contraire de l’Allemagne par exemple, le gouvernement français, observant une politique rentière, n’encourage pas les entrepreneurs français à investir en Haïti. De plus, par le biais de ses ressortissants sur place, dominant progressivement la structure du négoce extérieur d’Haïti et piliers des avances au Trésor haïtien, l’influence de la puissance montante européenne, l’Allemagne, s’intensifie. En tout cas, tout en confortant le recours au seul marché français pour les emprunts externes et pour tenter d’assainir les finances de l’État en réduisant entre autres les emprunts internes contractés auprès des négociants consignataires étrangers, au début de la présidence de Salomon, la Banque nationale d’Haïti (BNH) est fondée en 1880. C’est la première institution financière du pays et elle en restera longtemps la seule. Cette chasse gardée de Paris est d’autant plus appréciable que les rivalités impérialistes s’intensifieront bientôt dans la Caraïbe.

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39 Entre autres singularités, en plus du fait que la France se maintient dans la position de puissance rentière, il faut mettre en relief quatre des caractéristiques de la Banque nationale d’Haïti. • La maison mère de la BNH est le Crédit industriel et commercial qui, justement, vient d’obtenir du gouvernement Salomon la reconnaissance définitive de l’emprunt Domingue, moyennant certes quelques ajustements. • L’établissement en question n’est pas soumis aux contraintes imposées par la Constitution haïtienne depuis 1806 et qui interdisent aux étrangers et structures étrangères le droit de propriété sur le sol haïtien. • La BNH est chargée du service de la trésorerie d’Haïti. Elle prélève donc un pourcentage sur toutes les opérations de paiement, en particulier celles ayant trait à la dette publique (tant interne qu’externe), dont 1 % du montant des annuités est retenu. • Enfin, trois directives phares se détachent dans la feuille de route de la BNH : ◦ La banque n’offre pas à ses clients de compte d’épargne. ◦ Aucun système de crédit préférentiel à l’État haïtien n’est mis en place par la BNH. Le taux de crédit qu’elle offre à celui-ci peut atteindre 18 % l’an. Ce qui, entre autres, accroit l’influence des négociants consignataires étrangers, traditionnels bailleurs de fonds des e gouvernements successifs depuis le début du xix siècle. ◦ Enfin, la BNH ne prête pas d’argent aux entrepreneurs nationaux alors que, à cette époque justement, en particulier dans le nord du pays, des investissements sont initiés (briqueteries, plantations sucrières etc.). Il est certes vrai que, suite aux tensions politiques, aux répressions brutales comme aux guerres civiles et à leurs dommages collatéraux, les entrepreneurs nationaux ne bénéficient pas de la canonnière étrangère et ne sont donc généralement pas indemnisés. Prêter à ces entrepreneurs pourrait être une opération sans garantie pour la banque.

40 Au bout du compte, la Banque nationale d’Haïti n’a de « nationale » que cet adjectif. Elle s’attache à rapatrier en France le plus de capitaux possibles en se conformant aux directives qui ont guidé sa création. Au niveau du pays-hôte, cette banque symbolise l’imbrication entre la vassalisation financière et la dépendance commerciale, puisque c’est le café vendu en France qui alimente les caisses de l’État haïtien. Évidemment, quand les recettes douanières haïtiennes se réduisent, pour quelque raison que ce soit, la BNH est bien placée pour obliger l’État haïtien à privilégier le paiement de sa dette externe. Cette injonction provoquera des heurts, mais ceux-ci n’éclateront pas de suite mais une trentaine d’années plus tard. De toute façon, la BNH conservera globalement ce format initial d’organisation et d’intervention jusqu’en 1910, qui ouvrira une nouvelle étape des liens franco-haïtiens.

41 Tel est donc l’environnement dans lequel évoluent les relations économiques franco- haïtiennes, où la subordination du jeune État est de mise. Cette dépendance est entretenue par la crainte de Port-au-Prince qu’un éventuel non-paiement des créances françaises débouche sur une occupation du territoire comme l’Égypte l’a connue à la fin du XIXe siècle. Cette subordination orientée perdure d’ailleurs même quand, écho des temps qui changent, en plus des bâtiments de guerre français, d’autres canonnières, surtout allemandes et étasuniennes, interviennent de plus en plus. Ces deux dernières nations savent pénétrer dans les eaux territoriales haïtiennes, non seulement pour défendre les intérêts d’un de leurs ressortissants (Affaire Lüders par exemple en 1896), mais aussi, et de plus en plus, pour protéger la vie et les biens de leurs ressortissants et même, le cas échéant, tout ressortissant étranger résidant en Haïti. Enfin, cette absence

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de souveraineté financière d’Haïti perdure, ainsi que son principe, malgré les efforts, à la fin du XIXe siècle, de certains hauts fonctionnaires soucieux d’œuvrer à l’assainissement des finances publiques (tel le ministre des Finances Anténor Firmin, par exemple) et malgré les propositions restées sans suite d’économistes (tel un Edmond Paul) appelant à abolir l’impôt sur le café. Aucune réelle assise ne soutient donc l’objectif éventuel d’une véritable souveraineté économique.

42 Cette emprise de la France sur Haïti n’est pas qu’économique : certes dans un périmètre social restreint, elle vient à toucher aussi un pan du registre culturel. Et ce, malgré le cri officiel proféré par Dessalines dans la Déclaration d’indépendance de 1804 : « Haine éternelle à la France ».

Deux attaches culturelles prioritaires

43 Les élites dirigeantes en formation revendiquent le legs culturel de l’ancienne métropole, certes malgré l’exception notoire dans le royaume d’Henry Christophe et les accrocs sous Soulouque et Salnave. Héritage paradoxal, peut-être, de l’ère coloniale, ces élites sont attachées à la langue française et aux valeurs de civilisation « latines », dont le christianisme catholique. D’après elles, cette religion est susceptible d’aider la jeune société à rejoindre les nations dites « civilisées » et, par ce créneau, accéder non seulement au développement spirituel, mais également économique. Relevant de l’histoire des mentalités, les deux marqueurs culturels de l’identité nationale, à savoir le vaudou et le créole, sont donc à cette époque toujours niés comme tels par les élites39.

44 Sauf moments exceptionnels (sous Soulouque et Salnave par exemple), et prenant le contrepied des dispositions de la constitution adoptée en 1805 sous Dessalines40, une des inlassables quêtes des gouvernements républicains de la première moitié du XIXe siècle a été de parvenir à négocier un concordat41 avec le Saint-Siège. Après moult péripéties, c’est finalement chose faite en mars 1860 sous Geffrard. Le Concordat octroie un statut privilégié à la religion et à l’Église catholiques en Haïti et l’État haïtien pourvoit à l’entretien des religieux en contrepartie d’un serment de fidélité au gouvernement de la République. Dans cette perspective, l’État haïtien s’engage à allouer une subvention annuelle au Séminaire Saint-Jacques en France, chargé de former des élèves destinés à devenir prêtres en Haïti. Deux ans plus tard, une autre convention est signée, visant à épauler l’État haïtien dans deux secteurs sensibles. Cette convention confirme le rôle clé assigné à l’Église catholique dans les domaines de l’éducation scolaire et de la santé par le biais de congrégations françaises.

45 Durant la période 1875-1915, le Concordat et la seconde convention associée, ne sont pas remis en cause, sauf rares exceptions, par les gouvernements. Toutefois, des prises de position et des revendications vigoureuses contestent soit leur bien-fondé, par le biais d’un courant anticlérical, soit leur application, jugée inefficiente, avec, par exemple, la dénonciation de l’existence d’un seul prêtre haïtien en tout et pour tout au seuil du XXe siècle. Aussi une fraction de l’opinion publique lettrée craint-elle un retour du colonialisme, mais cette fois « en soutane ». Cette inquiétude est d’autant plus vive que les membres les plus influents de l’épiscopat catholique peuvent adopter des lignes de conduite dont les représentants de l’État peuvent légitimement prendre ombrage. Comme par exemple sous Salomon au sujet des actes de mariages. Ainsi, même si les violentes croisades anti-vodou (dont celle de 1896-1897) initiées par l’Église catholique bénéficient d’une large adhésion de l’opinion lettrée, l’expression des réticences au

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pouvoir de cette même Église dans la sphère politique porte de plus en plus. Cette manifestation critique contribue au lent développement, certes en retrait, du courant d’échanges laïcs avec la France, en particulier dans le domaine de l’instruction publique et avec le concours de l’Alliance française.

46 Ce maillage économique et culturel complexe des relations néocoloniales françaises est également traversé, et progressivement impacté, par les évolutions de la carte géopolitique régionale et de l’échiquier mondial. Voyons brièvement quelques-unes des dynamiques qui, de 1900 à 1915, œuvrent en sens différent, voire contraire, à celles qui caractérisent la période 1804-1848.

III – Évolution du rapport de forces bilatéral et ses incidences (1900-1915)

47 À la fin du XIXe siècle, les appétits expansionnistes des jeunes puissances montantes s’expriment également en Haïti. Si la communauté germanique est un rouage de la pénétration allemande, pour les États-Unis, aux ressortissants peu nombreux, la proximité géographique et le dynamisme croissant de leurs entrepreneurs et banques favorisent la progression de leur emprise sur l’économie haïtienne. La conjoncture internationale intervient également en ce sens. La prépondérance de la France en Haïti se lézarde graduellement sous les coups de boutoir des deux puissances concurrentes, essentiellement dans les champs commercial et bancaire, tandis que le volet culturel y résiste davantage. Les mouvements de fond qui traversent la période 1875-1915 annoncent tant les mutations à l’œuvre dans l’organisation des relations économiques inégales entretenues par Haïti que la justesse des outils mobilisés dans cette perspective par les puissances intéressées42.

Modification graduelle de l’orientation géographique du commerce extérieur d’Haïti

48 La donne change progressivement en ce qui a trait à la hiérarchie des partenaires majeurs d’Haïti au niveau commercial. Pour la période de trente ans de 1875 à 1904, la France demeure le premier débouché des exportations haïtiennes, du café pour l’essentiel, en en captant environ 80 %. Mais son rang chute concernant les importations haïtiennes. La France lui vendant surtout des produits dits « de luxe », le segment du marché haïtien qui lui est réservé se réduit graduellement mais irréversiblement en faveur des produits étasuniens, qui bénéficient en plus de la proximité territoriale et d’un fret plus rapide et moins onéreux. Ainsi, pour la décennie 1875-1884, les importations en provenance de France constituaient près de 25 % du total alors que, de 1895 à 1904, elles n’en représentaient plus que 16 %, tandis que la part des États-Unis grimpe, passant de 23 à 60 %, et que l’Allemagne continue de conforter ses marques43.

49 C’est donc fort de cette dépendance commerciale haïtienne au débouché du Havre et des très bas prix du café que, en 1899-1900, Paris entame des pourparlers commerciaux avec Port-au-Prince. Ce sont les premières négociations bilatérales, alors que le traité de 1838 en avait annoncé la tenue imminente. Jusque-là, les échanges ont été régis par le traité de 1838, qui institue le traitement réciproque de la nation la plus favorisée. Le

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gouvernement français conditionnait l’ouverture de négociations commerciales à l’abrogation par la partie haïtienne de la clause, toujours reconduite, de la première Constitution interdisant aux étrangers de race blanche d’accéder à la propriété foncière et immobilière. Ces pourparlers commerciaux réalisent un des objectifs bilatéraux né durant la période-matrice de 1804-1848. Paris négocie en effet des dégrèvements substantiels des taxes pesant sur les ventes françaises à Haïti en contrepartie de l’application du tarif minimum à l’importation des cafés haïtiens. Les discussions aboutissent en juillet 1900 avec la signature du premier accord commercial franco- haïtien et le principe sera reconduit sept ans plus tard. Les puissances montantes américaine et européenne observent avec vigilance cette orientation et elles tentent d’obtenir également des préférences tarifaires similaires à celles accordées aux produits français.

50 Paris prend la mesure que cette avancée bilatérale ouvre la voie à un autre registre de pressions sur Port-au-Prince, celui d’une éventuelle menace de dénonciation du protocole commercial. Ce cas de figure ne surgira toutefois pas de sitôt, mais, on s’en doute, la menace sera alors brandie au sujet de la dette extérieure d’Haïti. Pour l’heure, au seuil du XXe siècle, c’est une nouvelle exigence de la Banque nationale d’Haïti qui est avancée, et avec l’entier appui du Quai d’Orsay. L’exigence en cause relève de l’ingérence.

La Banque nationale d’Haïti, un cheval de Troie ?

51 Effectivement, à partir de 1899-1900, et de plus en plus vigoureusement, la BNH demande au gouvernement haïtien de lui céder la gestion des douanes pour optimiser les recettes fiscales et ainsi mieux garantir le service de la dette externe, soit donc celui des emprunts 1875 et 1896. Il est vrai que la nécessité d’un assainissement douanier se pose. Des responsables nationaux en avaient déjà exhorté l’urgence arguant, entre autres, que la collecte des taxes douanières dans les ports haïtiens est entachée de corruption et que l’importance des rentrées pâtit des fréquentes situations de tumultes politiques (soulèvements armés ou guerres civiles44). Toutefois, le gouvernement Tirésias Simon Sam rejette la sollicitation de la Banque nationale. Fort de l’appui potentiel de l’opinion publique, Simon Sam défend la souveraineté de l’État, certes fragilisée, et il refuse d’accorder à une institution somme toute étrangère le contrôle des douanes. Si la Banque réitère peu après sa demande sous Nord Alexis, elle doit bientôt interrompre un temps ses démarches45, car l’opinion haïtienne est vent debout dès 1903 à la divulgation du scandale de corruption qui éclabousse les plus hauts dirigeants de la BNH. En effet, complices de personnalités d’État haïtiennes, ces dirigeants (français et allemands) de la Banque ont participé à de nombreuses malversations dans le cadre du processus de consolidation des dettes internes initié par Tirésias Simon Sam, qui, rappelons-le, avait souscrit à l’emprunt 1896. Alors que le centenaire de l’indépendance d’Haïti sonne, le président Nord Alexis (décembre 1902- décembre 1908) encourage la tenue d’un procès en bonne et due forme dont les verdicts et condamnations confirment les responsabilités individuelles. Toutefois, du côté du Quai d’Orsay, le désengagement n’est pas à l’ordre du jour. À l’issue de l’incarcération de dirigeants français de la Banque nationale d’Haïti et face au retrait (en 1905) du service rentable de la trésorerie à la BNH, Paris soutient les négociations initiées avec Port-au-Prince en vue de l’élaboration d’un contrat pour une nouvelle institution bancaire en Haïti, effectivement conclu en 1910. Plus surprenant encore sera

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l’accession prochaine au rang de chefs d’État de plusieurs des condamnés haïtiens graciés par Nord Alexis lui-même, puis par Antoine Simon.

52 Singulièrement, à partir de 1910, et malgré le nouvel emprunt extérieur de 60 millions contracté la même année par Haïti sur le marché français auprès, cette fois, de la Banque de l’Union parisienne, une érosion de la prépondérance économique française est amorcée.

1910 : nouvelle Banque « nationale », nouvel emprunt extérieur

53 Fait emblématique, la nouvelle Banque nationale de la république d’Haïti (BNRH) est toujours française, mais, aux côtés des capitaux français de la Banque de l’Union parisienne, se positionnent, cette fois, des capitaux de la National City Bank étasunienne et de banques germaniques. Avancée qualitative et de taille pour les États- Unis, car, appliquant une stratégie d’investissements en Haïti non observée par la France, les capitaux étasuniens y ont déjà investi dans des entreprises comme dans des concessions ferroviaires et, dans certains cas, avec l’appui de la National City Bank.

54 La difficulté croissante des gouvernants haïtiens, et donc des élites économiques et politiques, à juguler la crise sociale et politique s’amplifie. De fait, de la fin des années 1880 à 1914, les rentrées douanières en devises augmentent d’environ 12 % alors que le montant des annuités dues au titre de la dette externe est multiplié par six. Celle-ci s’élève désormais à plus de 120 millions de francs, pas loin du montant exigé en 1825 par Charles X.

55 En 1908, 84 % des droits de douane haïtiens proviennent du café et la quasi-totalité devrait être absorbée pour le service intégral de la dette publique (51,1 % à celui de la dette externe, 46,6 % à celui de la dette interne). Si l’annuité de la dette publique devait être intégralement honorée, moins de 3 % resterait disponible pour le trésor public46. L’embarras d’Haïti à assurer l’amortissement de sa dette externe est grandissant à partir de 1911, qui voit se multiplier les soulèvements dits « cacos » contre le pouvoir central. Toutefois, si Haïti s’acquitte des intérêts annuels, son instabilité politique et sa fragilité budgétaire constituent un prétexte d’ingérence pour les États-Unis, pouvant arguer du corollaire Roosevelt de la doctrine de Monroe tandis que la construction du canal de Panama touche à sa fin. Washington a d’ailleurs déjà démontré sa détermination en prenant en 1907 le contrôle des douanes dominicaines pour une gestion plus efficiente du service de la dette externe de la République dominicaine. C’est donc désormais le Département d’État qui exige, à partir de 1913, le contrôle des douanes haïtiennes, fortement encouragé en ce sens par Roger Farnham, le vice- président de la BNRH et également… de la National City Bank. Cette injonction est toujours refusée par les trois gouvernements éphémères47 haïtiens (de 1914 à 1915), en dépit de la sanction diplomatique dissuasive, leur non-reconnaissance par les États- Unis. Plus encore, au début de l’année 1915, suite entre autres à la perte du débouché français du café haïtien à cause de la guerre qui sévit en Europe, le gouvernement Davilmar Théodore (novembre 1914-février 1915) annonce envisager d’interrompre le service de la dette externe. Son gouvernement tombe quelques semaines plus tard, sous l’assaut des rebelles « cacos ». Les marines se préparent à débarquer en Haïti en usant du prétexte du chaos. Ce sera chose faite le 28 juillet 1915, au lendemain du lynchage du chef de l’État Vilbrun Guillaume Sam (mars-juillet 1915) réfugié à la légation de France. Se référant au modèle de la collaboration de leurs capitaux au sein de la Banque

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nationale de la République d’Haïti48, Paris espère alors que la gestion des douanes haïtiennes sera bipartite, franco-étasunienne donc, et que ses intérêts économiques et culturels en Haïti seront préservés. Le secrétaire d’État Robert Lansing, sous le couvert du secret, répond favorablement à plusieurs de ces sollicitations49, du moins dans le principe.

56 Pourtant, très vite, l’occupant étasunien annonce la couleur : le service de la dette extérieure d’Haïti est suspendu pour cause d’insolvabilité de l’État et parce que les disponibilités du trésor doivent prioritairement être destinées à la bonne marche du régime d’occupation. Cet argument financier du débiteur est accepté par le Quai d’Orsay et ce pour la première fois depuis 1825, depuis près d’un siècle donc.

Conclusion

57 L’année 1915 clôt ainsi la période quasi-séculaire ouverte par l’ordonnance de Charles X en ce qui a trait aux questions financières, qui lèsent la souveraineté économique d’Haïti. La sape des échanges commerciaux franco-haïtiens suivra, mais celle des intérêts culturels français y sera tardive et au bénéfice graduel des échanges laïcs déjà encouragés sous le mandat de Salomon. Comme en 1825, la page des liens franco- haïtiens qui se referme en 1915 est évidemment également liée au contexte international et aux rivalités de grandes puissances dans la Caraïbe. Le long XIXe siècle haïtien et ses dynamiques se doit donc d’être appréhendé sous le prisme de relations bilatérales franco-haïtiennes marquées du sceau de l’inégalité et aux incidences majeures sur le devenir de la société haïtienne. L’expérience haïtienne des relations postcoloniales est un cas d’école, un « néocolonialisme à l’essai50 ». Elle débouche sur la non-autonomie économique par rapport à l’ancienne métropole. Aggravée par le paiement imposé de la « dette de l’indépendance », cette expérience annonce les contraintes qui s’exerceront sur maints processus de décolonisation aux XIXe et XXe siècles.

58 Ma présente contribution est un éclairage sur les relations franco-haïtiennes qui met en relief le poids de cette « dette de l’indépendance » sur la destinée économique et sociale d’Haïti. La solvabilité de l’État haïtien tout au long du XIXe siècle doit être mesurée à l’aune de la coercition diplomatique, longtemps soutenue par la politique de la canonnière exercée par Paris. L’ordonnance de Charles X relayée par les trois emprunts (1875-1896-1910) a établi des servitudes économiques et sociales dont les effets imbriqués touchent la dette publique (externe et interne), impactent la production agricole, toujours davantage vouée à la mono-exportation de café, mais aussi le commerce extérieur, dont l’orientation conforte la subordination économique. Le poids de la dette contraint et parfois favorise le choix des dirigeants en place de tout faire pour honorer la dette externe et pour éviter tout retour à une mise au ban des nations. L’impact de ce choix est renforcé par l’absence de retour d’investissements dans l’économie agricole en faveur de la paysannerie, en particulier les petits exploitants, pourvoyeuse des précieuses devises.

59 Au seuil du XXe siècle, l’implication des petits paysans du Nord-Est dans les mouvements de rébellion « cacos » contre le pouvoir central pointe, entre autres, deux dynamiques qui s’entrecroisent. La première, d’ordre interne, est le ressort du clientélisme et des relations de métayage qui caractérisent le monde rural et que les chefs militaires régionaux et grands propriétaires fonciers peuvent mobiliser dans leur marche

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intéressée contre le pouvoir central. La seconde dynamique est liée à la dépendance économique d’Haïti. Une forte crise socioéconomique frappe les campagnes également touchées par l’essor démographique et dont les incidences sont amplifiées par les « dépossessions » liées aux concessions aux grandes entreprises étrangères agricoles et ferroviaires. En 1913, le programme « caco » dit de la « révolution de Ouanaminthe », rappelant d’ailleurs partiellement celui du mouvement de Acaau, exige, entre autres, « le triomphe définitif de la démocratie par l’abolition de toutes les inégalités économiques et sociales51 ». Aussi, nombre de petits exploitants agricoles, souvent devenus des journaliers agricoles saisonniers, rejoignent les prises d’armes de chefs militaires « cacos » contre le gouvernement de la capitale. Par ailleurs et pour la première fois depuis l’indépendance une émigration paysanne débute. Jusqu’ici, Haïti était plutôt une terre d’accueil pour des étrangers venus d’Europe, mais également des États-Unis et des territoires de la Caraïbe, y compris des possessions françaises. L’émigration haïtienne naissante s’oriente vers les grands chantiers de la région caribéenne, comme celui lié à la construction du canal de Panama, ainsi que vers les grandes plantations sucrières étasuniennes établies à Cuba et en République dominicaine. La dépendance multiforme de l’économie haïtienne au pôle étasunien s’affirme de plus en plus.

60 Entre 1910 et 1915, il y a donc une accélération du moment de rupture engagé en 1910 au niveau des relations économiques franco-haïtiennes : la prépondérance étasunienne est en passe d’évincer en Haïti la suprématie française qui avait atteint son apogée à la fin du XIXe siècle.

61 Juillet 1915 marque la perte totale de la souveraineté d’Haïti face à la jeune et agressive puissance des États-Unis sous le prétexte d’une menace de la concurrence allemande et de la difficulté d’Haïti à honorer le service de sa dette extérieure. Hormis dans le domaine culturel, les intérêts français en Haïti vont se disloquer à court et moyen terme52. Il faudra tout de même sept ans pour que le créancier d’Haïti devienne uniquement étasunien et les réticences ne viendront pas de la partie française, mais du gouvernement haïtien en exercice. La nouvelle phase des liens franco-haïtiens qui s’initie alors continue donc néanmoins de s’inscrire dans les courants de fond séculaires des rapports bilatéraux qui vont, à terme et de façon inégale, se modifier.

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NOTES

1. Cette contribution, construite dans une perspective synthétique et sur la longue durée, émane pour l’essentiel, en particulier pour la période 1875-1915, des conclusions des travaux de recherches (maîtrise, doctorat, HDR) de l’auteure. Ces études portent sur les relations économiques franco-haïtiennes des années 1870 à la décennie 1950. Elles ont été conduites à partir de la consultation de fonds d’archives publiques haïtiens (ministère des Affaires étrangères), français (ministères des Affaires étrangères et des Finances), étasuniens (National Archives – Department of State) et allemands (Bundesarchives…). Quelques fonds privés ont également été consultés, ils sont essentiellement français (Banque de l’Union parisienne…). Une liste succincte de ces diverses sources est indiquée en fin d’article. Une version enrichie du mémoire de maîtrise de l’auteure a été publiée, celui d’HDR le sera sous peu. Des recherches d’envergure, anciennes ou récentes, participent au socle des recherches susmentionnées, elles nourrissent également la présente contribution, en particulier pour le traitement de la période 1804-1848. Sauf exceptions, leurs références ne sont toutefois pas citées dans le texte, car généralement connues et de vérification aisée. Une bibliographie, non exhaustive, est proposée en fin d’article.

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2. Pour une approche novatrice et synthétique du XIXe siècle haïtien, lire Michel HECTOR, « Jalons pour une périodisation », in Michel Hector, Laennec Hurbon (dir.), Genèse de l’État haïtien (1804-1859), Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2009. 3. Propos de Jean-Jacques Dessalines, cité par Jean FOUCHARD dans son ouvrage posthume, Histoire d’Haïti 1804-1890, tome 2, Port-au-Prince, Éditions Henri Deschamps, 2017, p. 25. 4. Prolongeant l’approche d’Alain Turnier, Vertus SAINT-LOUIS en livre une intéressante analyse dans son article « Commerce extérieur et concept d’indépendance (1807-1820) », in Michel Hector, Laennec Hurbon (dir.), Genèse de l’État haïtien (1804-1859), op.cit. 5. Pour rappel, les dates d’exercice du pouvoir des trois successeurs de Dessalines sont les suivantes : Alexandre Pétion gouverne la République de l’Ouest de mars 1807 à mars 1818. Henry Christophe dirige l’État du Nord (d’abord République puis Royaume) de février 1807 à octobre 1820. Enfin, de mars 1818 à mars 1843, Jean-Pierre Boyer gouverne d’abord la seule République de l’Ouest puis ensuite la République d’Haïti (englobant successivement l’ancien État du Nord puis la partie orientale de l’île). 6. Vertus SAINT-LOUIS, « Commerce extérieur et concept d’indépendance (1807-1820) », op.cit. 7. Michel HECTOR, « Problèmes du passage à la société post-esclavagiste et postcoloniale (1791-1793 / 1820-1826) », in Michel Hector, Laennec Hurbon (dir.), Genèse de l’État haïtien…, op.cit., p. 111-112. Voir aussi, Cécile ERNATUS, « L’indemnité coloniale de 1849, logique de solidarité ou logique coloniale ? », Bulletin de la Société d’Histoire de Guadeloupe, no 152, janvier-avril 2009, p. 61-77. 8. Cette réticence indique combien, comme tout historien peut parfois l’être, l’auteure a été relativement perméable au discours dominant. Pétion, en 1814-1815, n’avait-il pas explicitement exclu de payer une indemnité par esclave ? ! 9. Jean-François BRIÈRE, Haïti et la France 1804-1848. Le rêve brisé, Paris, Karthala, 2008. 10. Pierre FORCE, Wealth and Disaster, Atlantic Migrations from a Pyrenean Town in the Eighteenth and Ninetheenth Centuries, John Hopkins University Press, 2016. 11. Frédérique BEAUVOIS, Indemniser les planteurs pour abolir l’esclavage : entre économie, éthique et politique : une étude des débats parlementaires britanniques et français (1788-1848) dans une perspective comparée, Paris, Dalloz, 2013. Et, toujours de Frédérique BEAUVOIS, « Monnayer l’incalculable ? L’indemnité de Saint‐Domingue, entre approximations et bricolage », Revue historique, 2010/3, no 655, p. 609-636. 12. Code des colons de Saint-Domingue, Me Vergne, Paris, Libraire éditeur, 1826, 372 p. 13. L’auteure remercie ici vivement Mary D. Lewis et Pierre Force pour leurs éclairages pertinents sur cette question. 14. En particulier les dossiers consultables aux Archives nationales d’Outre-Mer (ANOM), Aix en Provence.

15. Gusti-Klara GAILLARD-POURCHET, « Les relations franco-haïtiennes au XIXe siècle ou l’irruption d’un nouveau type de sujétion », in C.Bourhis-Mariotti, M. Dorigny, B. Gainot, M-J. Rossignol (dir.), Couleurs, esclavages, libérations coloniales. Réorientation des empires, nouvelles colonisations (Europe, Amériques, Afrique (1804-1860), Paris, Les Perséides, 2013, p. 79-90.

16. Gusti Klara GAILLARD, L’expérience haïtienne de la dette extérieure ou une production caféière pillée (1875-1915), Port-au-Prince, imprimerie Deschamps, 2001, 1991, (version enrichie du mémoire de maîtrise de 1986), p. 20-22. Voir aussi Francois BLANCPAIN, Un siècle de relations financières franco- haïtiennes (1825-1922), Paris, L’Harmattan, 1999, p. 194. 17. Jean-François BRIÈRE, Haïti et la France…, op.cit., p. 314-315. 18. Leslie MANIGAT, Éventail d’Histoire vivante, tome 1, « Première partie : la période fondatrice 1789-1838 », Port-au-Prince, 2001, p. 53-54 et 387. Signalons que, aux pages 42-45 du même tome,

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Manigat établit également, tout en l’éclairant, un répertoire des « tranches et phases de la période nationale », sept au total pour la période 1804-1915. 19. Michel HECTOR, Laennec HURBON (dir.), Genèse de l’État haïtien…, op.cit. 20. Rappelons, si besoin était, que les échanges bilatéraux néocoloniaux ici à l’étude ne doivent aucunement occulter les relations de solidarité qui se sont nouées entre des Français de la métropole et des affranchis et esclaves de Saint-Domingue, puis entre des Français et des Haïtiens. Ces rapports gagneraient à être étudiés précisément tant à travers des cas spécifiques que dans une perspective de longue durée. 21. Au sujet de ces deux exemples édifiants, lire le précieux ouvrage de Jean-François BRIÈRE, Haïti et la France…, op.cit., p. 286-291 et 299-302. La relation de ces événements par Brière est construite à partir du fonds des Archives du Ministère français des Affaires étrangères (AAE), Correspondance politique, Haïti. 22. Soulouque était né esclave vers 1785 et, de simple soldat des guerres d’indépendance, il avait gravi divers échelons de la carrière militaire, l’illettrisme n’y faisant pas obstacle. Dans son ouvrage posthume, Madiou livre d’intéressants témoignages sur le gouvernement Soulouque. Cf. Thomas MADIOU, Autobiographie, Port-au-Prince, Éditions Henri Deschamps, 2017. 23. Ce mouvement paysan des années 1840 succède à l’écrasement de l’insurrection et la sécession de l’ancien esclave et marron, Jean-Baptiste Perrier dit Goman. Avant d’être vaincu, ce mouvement a défié trois chefs d’État, Dessalines, Pétion et Boyer. 24. Sur les pourparlers autour de ces interruptions et reprises de paiement de la dette externe, outre l’ouvrage de Jean-François BRIÈRE, Haïti et la France…, op.cit., p. 298-300, consulter les travaux pionniers de Ghislain Gouraije et Benoit Joachim. 25. Consulter le manuel scolaire (classes terminales) imprimé au début des années 1960, d’Antoine ADRIEN (père), Histoire d’Haïti (1804-1915), Port-au-Prince, Collège Saint-Martial, p. 70. 26. Benoit JOACHIM, Les racines du sous-développement, Port-au-Prince, Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2013 (1979), p. 253. 27. Thomas MADIOU, Autobiographie, op.cit., p. 30-32. 28. Leslie Manigat, Eventail d’Histoire vivante, tome 2, Port-au-Prince, 2002, « La question de l’Est de 1844 à 1859 », p. 214-223. Joseph Delide, « La diplomatie française et la question haïtiano-dominicaine de 1844 à 1848 », mémoire de Master 1, université Sorbonne Nouvelle, Paris III, 2006. 29. Leslie Manigat, Éventail d’Histoire vivante, tome 1, « Première partie : La période fondatrice … », op.cit. 30. Antoine Adrien, Haïti et la France…, op.cit. 31. Benoit Joachim, Les racines du sous-développement, op.cit., p. 175. À noter que ce Code rural restera en vigueur près d’un siècle. 32. La guerre civile éclate peu après l’accession au pouvoir, en juin 1867, de Sylvain Salnave, à l’initiative des représentants de la bourgeoisie commerçante et foncière, qui mobilisent des paysans du nord du pays, dénommés « cacos », souvent métayers des grands propriétaires. Le gouvernement Salnave parvient à résister plus de deux ans grâce au soutien, entre autres, des habitants des quartiers populaires de la capitale et du Cap-Haïtien ainsi que des paysans du sud, dits les « piquets », 33. À noter que, jusqu’au milieu du XXe siècle, l’impôt sur le revenu n’existe pas. 34. La thèse de doctorat de l’auteure, Les ressorts des intérêts français en Haïti (1918-1941), université Paris VIII, 1991, et le mémoire d’HDR, Une domination centenaire en question ou Les intérêts français en Haïti (1915-1958), université Paris 1, 2015, constituent l’assise de ce sous-chapitre. Pour la thèse, il s’agit du « Livre Premier L’impérialisme français en déroute », en particulier le chapitre I, « Les sociétés à capitaux français en Haïti », le chapitre II, « Le paiement de l’ancienne dette », et le

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chapitre III, « Sus au commerce extérieur ». Pour l’HDR, il s’agit en particulier du Chapitre liminaire, « Ressorts et dynamiques d’une tutelle centenaire ». 35. François BLANCPAIN, Un siècle…, op.cit., p. 195-197. 36. Gusti-Klara Gaillard, L’expérience…, op.cit., p. 33-35. 37. Frédéric MARCELIN, Haïti et l’indemnité française, Paris, Kugelmann, 1897, p. 65-67. 38. Alain TURNIER, Quand la nation demande des comptes, Washington, 1955, 354 p. 39. Pourtant le français ne sera déclaré langue officielle qu’en 1922. Il faudra, par ailleurs, attendre la Constitution de 1987 pour que, aux côtés du français, le créole soit reconnu langue officielle et pour que soient abrogés les décrets relatifs aux pratiques vaudoues, qualifiées jusqu’alors de superstitieuses. Enfin, en 2003, un arrêté reconnaît au vaudou le statut de religion à part entière. 40. La Constitution de 1805 stipulait que l’État n’avait à pourvoir à aucun culte. 41. Le Concordat est toujours en vigueur moyennant quelques aménagements portés à la seconde moitié du XXe siècle. 42. La thèse de doctorat de l’auteure, Les ressorts des intérêts français… op.cit. et le mémoire d’HDR, Une domination centenaire…, op.cit., constituent également la charpente de ce sous-chapitre. 43. Gusti Klara GAILLARD, L’expérience haïtienne…, p. 21, 71 et 81. 44. L’une des guerres civiles les plus meurtrières se tient en 1902. Au lendemain de la fin mouvementée du mandat de Tirésias Simon Sam, elle met aux prises les partisans du puissant militaire Nord Alexis à ceux du libéral Anténor Firmin, éminent intellectuel. 45. La Banque reviendra à la charge en 1909. Voir Alain TURNIER, Les États-Unis et le marché haïtien, Lausanne, Montréal, imprimerie Saint-Joseph, p. 221. 46. Gusti-Klara GAILLARD, L’expérience haïtienne…, op.cit., p. 119. 47. Il s’agit de Oreste Zamor (février-octobre 1914), puis de Davilmar Théodore et enfin Vilbrun Guillaume Sam. 48. Cette collaboration existe aussi depuis 1910 au sein de la Compagnie nationale des Chemins de fer d’Haïti, la CNCF. 49. Gusti-Klara GAILLARD, L’expérience haïtienne …, op.cit., p. 118-119. 50. Pour reprendre le titre d’un article de Benoit JOACHIM, « Le néocolonialisme à l’essai », Persée, 1971, no 156, p. 35-51. 51. Charles Emmanuel Kernizan, La République d’Haïti et le gouvernement démocrate de M. Woodrow Wilson, imprimerie Crété, s.l, 1919. 52. Gusti-Klara Gaillard-Pourchet, Une domination centenaire en question…, Mémoire d’HDR, op.cit., Consulter en particulier « Première partie : De l’éclipse à l’exclusion (1915-1946) », p. 49-116.

RÉSUMÉS

Les assises des relations néocoloniales franco-haïtiennes sont progressivement plantées puis confortées durant le long XIXe siècle haïtien (1804-1915). Dans un premier temps, les choix politiques observés par les élites dirigeantes haïtiennes en formation, comme la prise en compte des intérêts anglais et étasuniens et l’évolution de l’échiquier régional, participent à freiner la progression de l’influence française en Haïti. En 1825, et avec en toile de fond la politique de la canonnière, la reconnaissance sous conditions de l’indépendance de l’ancienne Saint-Domingue

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par la France inaugure une étape de renforcement des échanges entre les deux États en dépit de discontinuités épisodiques. À la fin du XIXe siècle, la prépondérance française en Haïti atteint son apogée, la présence des jeunes puissances allemande et étasunienne restant relativement modérée jusqu’en 1910. Tout au long du siècle, les relations franco-haïtiennes sont fondamentalement inégales. Subordination financière, dissymétrie des échanges commerciaux, relations diplomatiques déséquilibrées, prédominance des référents culturels français (religion, langue) au sein des couches sociales dominantes constituent le cadre dans lequel s’inscrivent durablement les rapports de dépendance tissés entre Port-au-Prince et Paris. Le débarquement des marines en Haïti en juillet 1915, en pleine guerre mondiale, marque une rupture : le rétrécissement graduel des échanges franco-haïtien sera à l’ordre du jour.

The foundations for Franco-Haitian neo-colonial relations were gradually introduced and subsequently cemented during the lengthy Haitian 19th Century (1804-1915). Initially, the political choices made by the Haitian ruling elites that were in the process of formation—such as taking into account English and American interests and the evolution of the regional arena— contributed towards curbing the advancement of French influence in Haiti. In 1825, against the backdrop of gunboat diplomacy, France’s conditional recognition of the independence of its former colony of Santo Domingo inaugurated a phase of strengthened trading relations between the two states, despite some interruptions. By the end of the nineteenth century, the predominance of French interests in Haiti reached its peak, with the presence of the young German and American powers remaining relatively restricted until 1910. Throughout the century, Franco-Haitian relations were fundamentally unequal. Financial subordination, dissymmetry in commercial exchanges, unbalanced diplomatic relations, and the predominance of French cultural reference points (religion and language) among the dominant social classes constituted the framework by which dependent relations between Port-au-Prince and Paris were lastingly shaped. The landing of the Marines in Haiti in July 1915, in the midst of the World War, represented a clear break, with a resulting shrinkage in Franco-Haitian trade.

INDEX

Mots-clés : relations franco-haïtiennes, dette de l’indépendance, dette externe, banque, commerce extérieur, culture Keywords : Franco-Haitian relations, debt of independence, external debt, bank, foreign trade, culture

AUTEUR

GUSTI-KLARA GAILLARD-POURCHET Professeure Université d’État d’Haïti

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Bref aperçu concernant l'histoire du mouvement abolitionniste français (1770-1848)

Bernard Gainot

Introduction

1 Vers le milieu du XVIIIe siècle, la traite négrière transatlantique connaît un essor sans précédent qui va durablement transformer les sociétés coloniales et provoquer une forte croissance des façades maritimes de l'Europe occidentale. Ces changements matériels interpellent au premier chef les penseurs qui tiennent dans un espace public naissant un rôle actif et indépendant. Ils sont prisonniers d'un paradoxe : d'un côté, ils vantent les bienfaits du « doux commerce » qui rapproche les peuples, accroît le bien- être et assure la paix universelle. Mais, d'un autre côté, se développe la conscience du prix à payer pour ce progrès : la réduction en esclavage des populations africaines, l'horreur des cales des navires négriers, l'enfer des plantations. La demande d'une abolition de l'esclavage en Europe occidentale naît dans le sillage du progressisme des Lumières.

2 Mais l'abolitionnisme occidental est un mouvement d'essence universaliste. L'étude de la genèse des doctrines et des mouvements qui conduisirent à l'interdiction légale de l'esclavage permet de distinguer trois foyers distincts, puis convergents. Toutefois, aucun d'entre eux, même le plus radical, ne put assurer à lui-seul la destruction du système esclavagiste.

3 Le foyer originel est celui d'une résistance multiforme, et séculaire, des esclaves eux- mêmes à leur réduction à l'état de machines : fuite, insurrection, recherche de l'autonomie par la culture (fêtes et danses), par la solidarité (associations), ou par l'entretien d'un lopin de terre familiale1.

4 Le deuxième foyer est celui des rivalités entre les puissances européennes, qui débouchaient sur des conflits armés. Les autorités coloniales étaient contraintes d'avoir

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recours à l'armement, total ou partiel, des esclaves. Mais, une fois le conflit terminé, les promesses d'affranchissement délivrées à ceux qui avaient pris les armes étaient oubliées, ou bien soigneusement limitées, et de nouvelles arrivées d'esclaves venaient encore renforcer le système esclavagiste2.

5 Enfin, le troisième foyer est celui de l'abolitionnisme doctrinal, qui va naître et se développer dans les principaux pays qui fondaient une grande partie de leur prospérité sur le développement de l'économie de plantation.

6 C'est ce dernier courant que nous nous proposons d'étudier plus particulièrement dans cette contribution. Après en avoir rappelé les origines transnationales, nous mettrons l'accent sur la spécificité de l'abolitionnisme français, qui se configure au cours de la décennie révolutionnaire et acquiert de ce fait un caractère radical. Sa « nationalisation » est donc liée à sa « radicalisation ».

7 Le Consulat ayant clos la parenthèse abolitionniste pour la France, c'est le jeune État d'Haïti qui recueille l'héritage révolutionnaire, ce qui ne manque pas de susciter de nombreuses interrogations lors de la renaissance d'un courant abolitionniste dans la France de la Restauration. Cette période, fort peu étudiée, est réduite par l’un des meilleurs spécialistes aux activités du Comité pour l’abolition de la traite des esclaves, organe de la Société de la morale chrétienne3. Cette focalisation sur l'une des composantes du mouvement, aussi importante soit-elle, peut donner l'impression que l'abolitionnisme français est à la remorque d’un milieu libéral protestant très minoritaire, lui-même dérivé de l'abolitionnisme anglo-saxon, qui aurait en quelque sorte placé l’abolitionnisme français sous tutelle. Le sentiment que l’on en retient est celui d'une faiblesse, d'une convalescence difficile dans un environnement hostile. Les abolitionnistes n’ont ni soutien populaire, ni sources de financement. Haïti, dans ce contexte, devient le point noir de l'héritage révolutionnaire. Le gradualisme très prudent qui tient lieu désormais de doctrine officielle tourne le dos au nouvel État.

8 À partir de cette lecture, selon moi partiale, et très partielle, de l’abolitionnisme renaissant de la Restauration, on peut en arriver à des jugements globaux et hâtifs. Évoquer Haïti, pour les gradualistes, constitue une gêne, dans la mesure où la conquête de la liberté générale s'est faite dans la conjoncture révolutionnaire : une abolition violente, immédiate, sans indemnité4. Une interprétation, aujourd’hui fréquemment admise, voudrait même que la révolution haïtienne soit cause d’une proclamation tardive de la seconde abolition, en 1848. Le lien entre révolution et abolition est interrogé. L'onde révolutionnaire favorise dans un premier temps la révolution des esclaves5, avec une présentation parfois singulièrement réductrice de la réalité, puis, sur la moyenne durée, « l'abolitionnisme fut en France rapidement associé par ses opposants à l'idée de Terreur et à la perte de Saint-Domingue attribuée aux propos des abolitionnistes. D'où un divorce entre abolitionnisme et idée nationale, mais aussi les réticences des milieux abolitionnistes ultérieurs vis-à-vis de l'action populaire6 ».

9 Je propose ainsi, dans une seconde partie, de mettre l'accent sur la spécificité d'un abolitionnisme français, toujours ressourcé dans la conservation de rapports privilégiés avec l'État indépendant d'Haïti7. Cet héritage conservé est ouvertement revendiqué dans les années 1840, lorsque l'abolitionnisme renoue avec ses inspirations républicaines.

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Internationalisme et rupture républicaine. La constitution d'un héritage (1770-1800).

Un internationalisme de principe.

10 D'où vient donc ce courant abolitionniste, qu'il faut appréhender de prime abord comme un mouvement international, qui se développe dans l'espace atlantique concerné par la traite négrière et l'économie de plantation ?

11 Il a tout d'abord une origine religieuse. Alors que les Églises établies, catholiques comme protestantes, s'accommodent très bien de l'esclavage, une opposition interne a toujours existé qui affirme tout à la fois l'unité du genre humain (monogénisme) et la liberté naturelle de tout être humain.

12 En Angleterre, ces opposants fuyaient les persécutions de l'Église établie en se réfugiant dans les colonies américaines. C'est au sein de l'un de ces courants dissidents, les Quakers, que, outre le principe interne qu'on ne pouvait posséder un esclave et être membre de l'Église quaker, va naître un programme pour obtenir une loi générale d'abolition de l'esclavage dans la colonie de Pennsylvanie. Antony Benezet est l'auteur d'un des premiers textes anti-esclavagistes, publié en 1771 à Philadelphie : Some historical account of Guinea, its situation, produce and the general disposition of its inhabitants. With an inquiry into the rise and progress of the slave-trade, its nature and lamentable effects (...)8. En 1775, il fonde une Société de secours aux nègres libres illégalement maintenus en servitude, qui est la première variante des futures sociétés des Amis des Noirs.

13 Après 1776 et le développement de la Guerre d'Amérique, le mouvement va s'étendre à tout le courant contestataire anglais, qui se nomme les dissenters. Ces protestants en rupture d'église réclament un retour à la pureté originelle de la doctrine chrétienne (les évangéliques) laquelle, selon eux, affirme l'incompatibilité entre l'esclavage et la foi.

14 En France, un courant de même nature existe au sein de l'Église catholique. Quoique moins répandu, c'est tout de même l'inspiration de l'un des abolitionnistes français les plus notoires, l'abbé Grégoire. Il existe de même des pôles individuels religieux de refus de l'esclavage en Espagne, sur le modèle du père Juan Pedro Claver à Carthagène, au XVIIe siècle, qui baptisait les captifs à leur arrivée en Amérique, pour poursuivre ensuite en justice propriétaires et négriers, en invoquant l'impossibilité de réduire un chrétien à la servitude9.

15 Mais la principale source doctrinale en France est laïque. Déjà, au XVIe siècle, dans les Six livres de la République, ouvrage publié en 1576, Jean Bodin avait réfuté les arguments d'Aristote, qui pensait que l'esclavage était dans l'ordre des choses (l'esclavage par nature). Selon Bodin, l'esclavage est contre nature. Mais il écrit alors dans un pays, la France, où l'esclavage est interdit depuis 1317. Une ordonnance royale stipule qu'aucun esclave ne peut exister sur le sol français. La France n'a pas de colonies ultra-marines à cette époque. Par la suite, l'argument servira essentiellement à la condamnation de la réduction en esclavage des Amérindiens et toute une controverse s'élève à ce sujet. Si les esclavagistes ne peuvent plus guère soutenir la légitimité de l'esclavage des indigènes par l'infériorité de leur nature, ils font découler celle-ci du droit de la guerre : il est plus humain de contraindre les vaincus au travail forcé que de les mettre à mort.

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16 Ce sont les philosophes des Lumières, au XVIIIème siècle, qui vont étendre la condamnation sur un plan général, universel, en liant très clairement la déshumanisation de la condition servile à la mise en esclavage des Noirs dans les territoires où l'économie de plantation s'est généralisée. Dans De l'esprit des lois, en 1748, Montesquieu réfute les arguments des penseurs qui admettaient l'esclavage par droit de guerre et de conquête. Pour lui, « l'esclavage est le plus violent fait de la nature humaine. » Et, pour se faire bien comprendre, il ajoute : « La guerre de Spartacus était la plus légitime qui ait jamais été entreprise. » Une décennie plus tard, en 1762, Rousseau affirmera l'incompatibilité entre l'état de droit et l'esclavage. Dans L'Encyclopédie, Jaucourt, à l'article « Esclave », est extrêmement catégorique dans sa conclusion : « L'esclavage, fondé par la force, la violence, et, dans certains climats, par excès de la servitude, ne peut se perpétuer que par ces mêmes moyens. » Un grand pas était franchi du point de vue doctrinal10. Il préparait l'abolition par la loi.

17 La troisième source, c'est l'économie politique. Dans les années 1770, une partie des économistes qui réfléchissent sur les rendements comparés du travail libre (salarié) et du travail servile, conclut à la nocivité de l'économie esclavagiste de plantation ; inutile parce qu'elle détruit l'intérêt du travail productif, perverse parce qu'elle dégrade l'humanité et du maître et de l'esclave. Dupont De Nemours, dans un article du journal les Éphémérides du citoyen en 1771, propose un nouveau programme de substitution à cette économie toxique11. Turgot, en 1774, pense que l'esclavage dans les Antilles est condamné à terme. Adam Smith, en 1776, dans La richesse des nations, affirme pour tous les temps et tous les lieux la supériorité du travail libre sur le travail servile.

18 Un ouvrage va faire la synthèse de toutes ces sources doctrinale, morale, économique et philosophique, c'est l'Histoire philosophique et politique des établissements européens dans les Deux Indes, un best-seller de l'édition du XVIIIe siècle, traduit rapidement dans tous les pays européens du monde occidental. L'abbé Raynal prête son nom à une entreprise qui regroupe des auteurs différents ; sous ce nom collectif, Diderot lance un avertissement radical. Si des réformes ne sont pas rapidement entreprises pour mettre fin à la traite des africains et à l'exploitation du travail des esclaves, un Spartacus noir prendra la tête d'une formidable révolte des esclaves du Nouveau Monde12.

La « cristallisation » : le militantisme abolitionniste

19 Dans les États du nord de l'Amérique devenus indépendants en 1783, les comités abolitionnistes et les sociétés anti-esclavagistes se multiplient à Philadelphie, New- York, Boston… En Angleterre, les initiatives dispersées sont rassemblées en mai 1787 autour de la Society for effecting the abolition of the slave trade. Ses principaux fondateurs sont les quakers Granville Sharp et Thomas Clarkson, rejoints par le parlementaire William Wilberforce.

20 Le banquier d'origine genevoise Étienne Clavière, ainsi que le journaliste français Jean- Pierre Brissot font des voyages aux États-Unis et en Angleterre, prenant des contacts avec ces comités abolitionnistes. En février 1788 est fondée à Paris la Société des Amis des noirs sur le modèle britannique, et en étroite correspondance avec la société-mère de Londres. Elle regroupe un peu plus d'une centaine de membres au cours des deux premières années de la Révolution13. Brissot et Clavière sont rejoints, entre autres, par l'abbé Grégoire, le pasteur Frossard, le docteur Lanthenas, le philosophe économiste

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Condorcet, et de nombreuses personnalités politiques de premier plan comme Mirabeau, La Fayette et La Rochefoucauld-Liancourt.

21 L'objectif est d'obtenir, par une action concertée entre les puissances européennes impliquées dans le commerce triangulaire – France, Angleterre, Danemark, en premier lieu, puisque ce sont les pays où s'est développée une structure abolitionniste –, une interdiction légale et universelle de la traite négrière. Puis des réformes seront entreprises dans le régime de l'esclavage – fin des châtiments corporels, repos des fins de semaine, reconnaissance d'un statut personnel juridique pour mener des actions en justice. Les affranchissements individuels seront facilités, avec la perspective d'un affranchissement général à terme, toujours en coordination avec les autres puissances européennes. Cette abolition graduelle serait longue : deux ou trois générations.

22 Les moyens d'action sont de deux ordres : d'abord, en direction de l'opinion publique, pour populariser la cause par des pétitions, des brochures, des symboles. En Angleterre, Thomas Clarkson se lance dans une enquête approfondie, sur le terrain, dans les ports anglais qui vivaient du commerce des esclaves, pour recueillir un maximum d'informations et de témoignages sur la barbarie de la traite négrière. Pour concrétiser les résultats fut élaborée une maquette d'un navire négrier de Liverpool, le Brooks, qui révélait les conditions d'entassement et de proximité du transport de la cargaison humaine. La maquette fut présentée à l'Assemblée nationale par Mirabeau en décembre 1789.

23 Un sigle, élaboré par le manufacturier Josiah Wedgwood, va populariser la cause abolitionniste et assurer sa visibilité dans l'espace public : un Noir agenouillé et enchaîné implore les témoins compatissants « Am I not a man and a brother ? », formule traduite (presque) littéralement dans la version française : « Ne suis-je pas un Homme et ton Frère ? ».

24 Le deuxième moyen d'action est de faire pression sur les autorités constituées : le Ministère de la Marine et des colonies, tout d'abord, où le ministre De Castries était très ouvert aux projets de réformes au cours des années postérieures à la Guerre d'Amérique ; l'Assemblée Nationale ensuite, où la Société des Amis des Noirs se heurtait au Comité colonial dominé par les partisans du statu quo esclavagiste.

25 En Angleterre, le mouvement est porté jusqu'à l'Assemblée et au Ministère par des personnages comme Wilberforce, soutenu par le premier ministre William Pitt. En avril 1791, Wilberforce propose un projet de loi pour abolir la traite négrière qui est repoussé par 163 voix contre 88.

26 Outre la traite atlantique, la France est également concernée par la traite de l'océan Indien, entre l'Afrique orientale (Mozambique), Madagascar, et les Mascareignes (île Bourbon et île de France, surtout, où l'économie esclavagiste connaît un développement spectaculaire depuis 1760).

La rupture républicaine. L'abolitionnisme radical.

27 Le cours de l'Histoire et, singulièrement, celui de la Révolution française, vont faire diverger cet internationalisme initial. L'abolitionnisme français s'engage dans une voie plus radicale.

28 Les priorités vont changer. Tandis que l'action internationale concertée s'éloigne avec la montée des tensions, les résistances aux projets de réformes s'organisent aussi bien

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en métropole que dans les assemblées coloniales. Obtenir le changement par la loi devient plus difficile, alors que la stratégie des Amis des Noirs était essentiellement fondée sur la recherche du consensus : obtenir des autorités une extension des droits et une humanisation des conditions, faire admettre aux négociants que leur intérêt réside dans la progressive généralisation du métayage ou du salariat.

29 Mais les planteurs s'accrochent au statu quo, tandis que les couches populaires blanches recourent à la violence pour défendre le préjugé de couleur, et se protéger des revendications égalitaires portées par les libres de couleur (Noirs affranchis et mulâtres). Il paraît vite impossible de vaincre ces résistances, sans établir un rapport de forces. Les libres de couleur sont alors identifiés comme les véritables soutiens d'un projet révolutionnaire. Le particularisme colonial s'estompe, du moins aux Antilles, car il reste dominant aux Mascareignes.

30 Progressivement, la révolution des couleurs converge avec le cours de la révolution en métropole. Non sans contradictions, qui expliquent la cessation des activités de la Société des Amis des Noirs en 1791. Mirabeau est mort en avril 1791, les réformistes comme La Fayette prennent leurs distances avec l'évolution radicale et populaire de la Révolution, tandis que les plus engagés, comme les brissotins, sont absorbés par les responsabilités nationales et les luttes politiques internes.

31 Aux Antilles, les troubles civils se généralisent, tandis que le conflit international à partir de 1793 vient anéantir le programme de l'abolition graduelle et concertée. C'est une autre voie qui est empruntée, celle de l'abolition immédiate et révolutionnaire. Le décret adopté par la Convention nationale le 16 pluviôse an II (4 février 1794) pour établir la liberté générale ne peut se comprendre que comme une convergence des trois contextes, dissociés à l'origine : l'imposition d'un état d'exception pour sauver la République menacée par les deux puissances esclavagistes rivales (Angleterre, Espagne), l'armement général des populations de couleur, esclaves et libres confondus, et la mise en conformité des lois et des principes doctrinaux – abolition universelle de l'esclavage, loi de la majorité, donc fin des discriminations fondées sur la couleur, et fin du particularisme colonial avec l'égalité de tous les citoyens devant la loi (principe d'isonomie, ce qui veut dire la même loi pour toutes les provinces).

32 Le décret ne fut appliqué que dans les territoires conservés par la République française aux Antilles, Saint-Domingue, Guadeloupe et Guyane. Il fut rejeté par les colons des Mascareignes, qui vécurent de ce fait pendant quatre ans en état de rébellion.

33 Si la singularité révolutionnaire de la mesure, assimilée à de la précipitation, a pu être regrettée par la suite par une fraction significative du mouvement abolitionniste (Grégoire notamment), elle ne fut jamais remise en cause par ses partisans, ni par les autorités officielles du Directoire. L'abolition est un acquis de la République, inscrit dans la Constitution de 1795, garanti par l'assimilation des anciennes colonies aux départements métropolitains. La Société des Amis des Noirs allait renaître de 1797 à 1799 autour de Grégoire, Lanthenas, Laveaux, Jean-Baptiste Say, Carl-Bernard Wadstroem et des nombreux représentants de couleur envoyés par les colonies siéger aux Conseils du Directoire. Elle regroupera quatre-vingt-douze membres, dont quelques femmes14, autour d’un programme dont le premier volet est la défense et l’extension du décret sur la liberté générale par la « régénération » des anciennes colonies à esclaves. Ce terme de « régénération » signifie la transformation des anciens esclaves en « nouveaux citoyens », par l'éducation, l'état-civil unique (acquisition d'un nom patronymique) et la rémunération du travail (une portion variable du revenu des

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plantations était affectée au salaire, une autre portion à l'impôt, la dernière portion à l'investissement). Le deuxième volet du programme est l'abolition internationale de la traite négrière. Dans cette perspective, la Société charge une commission recrutée en son sein de traduire les ouvrages étrangers dénonçant le commerce négrier, afin de préparer une campagne qui serait relayée au niveau des Congrès diplomatiques internationaux. Enfin, la dernière perspective est la recherche d'une nouvelle forme de rapports avec les peuples non-Européens, appelée « nouvelle colonisation ». Des « établissements libres » doivent se multiplier en Afrique, puis, progressivement, dans toutes les régions d'où étaient originaires les esclaves, sur le modèle de la Sierra-Leone, encadré par les abolitionnistes Anglais dès 178715.

34 Une fête annuelle marque la commémoration du décret du 16 pluviôse. Elle est officialisée dans les îles restées françaises de la Caraïbe, au même titre que les autres fêtes républicaines.

35 Ce renouveau et ces projets s'effondrent en même temps que le Directoire. Le nouveau régime issu du coup d'État de Brumaire, conduit par Bonaparte, mène une offensive brutale de très grande conséquence contre l'abolitionnisme (significativement qualifié de nigrophilisme), tenu pour responsable de la ruine des colonies. En réalité, cette offensive idéologique de grande ampleur s'inscrit dans un mouvement plus large de réaction contre l'héritage des Lumières. Elle accompagne la destruction de toute la législation ultra-marine de la Révolution : l'abandon du décret sur la liberté générale et le retour à l'exception coloniale (décembre 1799), le rétablissement de l'esclavage à la Guadeloupe et en Guyane (1802-1803), l'échec de l'expédition militaire à Saint- Domingue et l'indépendance d’Haïti (1802-1804).

36 Le bilan de la période 1789-1815 est donc fortement contrasté, puisqu'elle a vu se succéder des politiques contradictoires : de l'abolitionnisme le plus radical avec ses anticipations égalitaires jusqu'à un régime d'assignation des catégories ethno- juridiques à leurs origines raciales, beaucoup plus violent et figé que le simple rétablissement de la société esclavagiste et ségréguée d'Ancien Régime16. Sur ce dernier point, il y a une remarquable continuité entre la politique coloniale officielle de l'Empire napoléonien et celle de la Restauration. Mais cette politique est également maintenue, voire renforcée, dans les colonies qui passent épisodiquement (Martinique, Guadeloupe, Guyane, Réunion) ou définitivement (Maurice) sous occupation britannique.

L'impossible oubli de l'héritage républicain. La voie française, c'est l'immédiatisme (1815-1848).

Une lente renaissance de l'internationalisme

37 Les abolitionnistes sont réduits au silence ou à l'exil pendant l'Empire. Seule, la voix du sénateur Grégoire s'élève en 1808 dans La littérature des nègres pour rappeler les combats passés et les multiples contributions des Africains à la civilisation universelle, à une époque où les doctrines officielles les tiennent au mieux pour totalement sauvages, au pire comme étrangers à l'espèce humaine17.

38 Sur les rives du lac Léman, dans sa résidence de Coppet, la fille de Necker, madame De Staël, réunit quelques penseurs libéraux attachés à la préservation de l'héritage des

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Lumières qui voyait une absolue contradiction entre l'esclavage et le droit. D'origine suisse, installé en Angleterre, proche d'Helen-Maria Williams, qui fut une personnalité éminente de la seconde Société des Amis des Noirs, le peintre romantique Johann- Heinrich Füssli expose en 1807 un sombre tableau qui est un écho des prédictions de Diderot-Raynal et des révoltes anti-esclavagistes de la période révolutionnaire : Le Nègre vengé ou la complainte du Noir.

39 Dans ce contexte déprimé, ce sont les Anglais et les États-Uniens qui reprennent l'initiative. La loi de prohibition de la traite négrière (Slave Trade Act) est acceptée à la Chambre des Communes par une large majorité de 283 voix contre 16, puis sanctionnée par le roi le 25 mars 1807. C'est une revanche pour Wilberforce, conservateur sur le plan politique, hostile à l'abolition immédiate de l'esclavage, invoquant le précédent révolutionnaire français comme une catastrophe. Le gouvernement fédéral des États- Unis suit le 1er janvier 1808 en interdisant l'importation d'esclaves sur son territoire. La mesure est universalisée au Congrès de Vienne de 1815, mais peu de mesures concrètes seront mises en œuvre pour la faire appliquer.

40 La fin de l'Empire relance d'ailleurs le thème de l'abolitionnisme. Sur la question coloniale, la doctrine officielle est non seulement le retour à la situation qui prévalait antérieurement à 1789, mais aussi l'oubli volontaire des faits se rapportant à la période révolutionnaire, dont l'abolition de l'esclavage, sous prétexte de préservation de la paix civile. L'affaiblissement du régime entraîne une libération de la parole et de l'écrit, dans les deux sens. Les abolitionnistes se concentrent sur la prohibition internationale de la traite négrière. Ce sont les libéraux du « groupe de Coppet », autour de Germaine De Staël, Benjamin Constant et Jean-Charles Sismonde De Sismondi, qui sont à la pointe du mouvement18. En 1814, Sismondi fait paraître un Essai sur les désavantages politiques de la traite des nègres, tandis que Germaine De Staël lance un Appel aux souverains réunis à Paris pour en obtenir l'abolition de la traite des nègres. En février 1815, les ambassadeurs plénipotentiaires des puissances européennes réunis en congrès international à Vienne signent une déclaration commune selon laquelle « le commerce connu sous le nom de traite des nègres d'Afrique a été envisagé par les hommes éclairés de tous les temps comme répugnant aux principes d'humanité et de morale universelle19 ». Chaque gouvernement restait toutefois pleinement souverain quant au délai de mise en application des mesures effectives de répression de la traite. Talleyrand s'engage au nom du gouvernement des Bourbons, mais celui-ci est renversé par le retour de Napoléon en mars 1815. Tardivement rallié, Benjamin Constant influence la rédaction du décret du 29 mars 1815 qui interdit la traite, mais cette disposition n'est pas reprise dans l'Acte additionnel aux constitutions de l'Empire du mois suivant.

41 Le retour définitif des Bourbons après Waterloo (juin 1815) ne permet aucunement de concrétiser ces timides avancées. Bien au contraire, le gouvernement de la Restauration est soumis à la pression du lobby colonial pro-esclavagiste, qui compte plusieurs de ses représentants les plus éminents parmi les ministres, dont Malouet à la Marine et aux colonies, et Vaublanc à l'Intérieur. Une campagne d'opinion bien orchestrée réclame tout à la fois la fin de la parenthèse indépendantiste d’Haïti20, par la force (une nouvelle expédition militaire) ou par la division (gagner les élites mulâtres contre la classe dirigeante noire), et la relance à grande échelle de la traite négrière, seule garante du développement économique des façades maritimes ruinées par le blocus.

42 La Restauration voit un lent réveil de l'abolitionnisme graduel. L'esclavage est maintenu dans les six colonies que la France a récupérées : Martinique, Guadeloupe,

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Guyane, Réunion, Saint-Louis du Sénégal et Gorée. Il se renforce même, alimenté par une traite illégale, dont la déréglementation autorise tous les excès. En dépit d'un respect formel des dispositions du Congrès de Vienne (décret du 20 novembre 1815), les années de la Restauration sont celles d'une envolée de la traite clandestine : 77 500 esclaves sont introduits en Guadeloupe et à la Martinique entre 1815 et 183121.

43 C'est donc en priorité à cette traite clandestine que s'en prennent les mouvements abolitionnistes renaissants au début du XIXe siècle. Le courant abolitionniste anglais fait de nouveau figure de modèle et d'inspirateur, comme au cours de la période qui précéda la Révolution Française. Il est même possible de parler alors d'un véritable magistère moral et pratique des abolitionnistes anglais. Ils envoient des délégués, financent des publications, donnent des conseils pour la multiplication des comités anti-esclavagistes. Cet activisme d'inspiration puritaine n'est pas sans risques pour les abolitionnistes français et peut expliquer, pour une bonne part, leur isolement initial : image d'un « parti de l'étranger », relais du prosélytisme protestant dans une France travaillée par la renaissance catholique. Mais le plus déterminant est le moule uniforme dans lequel vont être coulés les mouvements abolitionnistes frères. C'est le gradualisme, le remplacement progressif de l'esclavage par le métayage. Il s'agit d'un apprentissage de la liberté, pour une durée comprise entre six et soixante ans, les anciens esclaves ayant acquis la personnalité juridique étant placés sous la tutelle de leurs anciens maîtres et des autorités. C'est ce système qui est instauré dans les colonies anglaises en 1833.

44 La Société de la morale chrétienne, fondée en décembre 1821, compte 388 membres identifiés. Elle a créé en son sein, le 8 avril 1822, un comité pour l'abolition de la traite des Noirs, sur les directives d'un quaker anglais, Joseph Price22. Zachary Macaulay, éditeur du journal Antislavery Reporter, est présent à la fondation. Il est également l'intermédiaire pour les transferts de fonds servant à l'édition et à la diffusion de brochures et de mémoires. Le comité, qui comporte dix-sept membres, est présidé par Auguste De Staël, le fils de Germaine De Staël. Ses membres sont majoritairement des protestants, mais aussi des abolitionnistes de la première heure comme La Fayette, Grégoire, Frossart ou Lanjuinais. Outre Auguste De Staël, le groupe dirigeant comprend le pasteur Athanase-Charles Coquerel, l'écrivain Charles De Rémusat (qui fait jouer en 1825 la pièce dramatique L'Habitation de Saint-Domingue ou l'insurrection), les philanthropes Joseph De Gérando, Alexandre De Laborde, Charles Lasteyrie du Saillant. Il s'élargit ensuite pour accueillir Benjamin Constant, le banquier Benjamin Delessert, Hippolyte Carnot, ou encore François Guizot. Tous ces noms rattachent la cause abolitionniste à celle de l'opposition libérale envers le cours de plus en plus rétrograde pris par la monarchie restaurée. Les initiatives de la Société étaient d'ailleurs relayées dans la presse libérale (par exemple la Revue Encyclopédique de Marc-Antoine Jullien, ou La Minerve française de Benjamin Constant), qui regroupait l'opposition de gauche à la monarchie des Bourbons. La touche protestante initiale est cependant toujours bien présente. En mai 1825 naît un Comité des Dames de Paris, ou Société auxiliaire des femmes en faveur de l 'œuvre des missions évangéliques chez les peuples non-chrétiens. Cette initiative est encouragée par les abolitionnistes britanniques et par les mêmes milieux protestants présents à la Société de la morale chrétienne23. Les actions principales sont dirigées contre la traite des africains, clandestine, mais couverte par les gouvernements de la Restauration. En 1824, par exemple, Auguste De Staël dirige une grande enquête à Nantes pour dénoncer les armements négriers. Cette mission sur le terrain rappelle également l'enquête de Thomas Clarkson dans les ports anglais à la fin du siècle

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précédent. Concrétisant une demande exprimée dans le testament de l'abbé Grégoire, le comité attribuait en outre des prix annuels, baptisés du nom de l'abbé, destinés à récompenser l'ouvrage qui défendait le mieux la cause abolitionniste.

Affirmation d'une voie nationale : libéralisme politique, centralité de la question des libres de couleur, légitimité de Haïti.

45 Progressivement, par des actions pratiques diverses qui contribuent à sortir la cause abolitionniste des seuls manifestes propagandistes, le comité s'oriente vers une structure plus nettement anti-esclavagiste : dénonciation de cas de maltraitance, rachat progressif des femmes esclaves qui, par l'affranchissement graduel, permettrait une émancipation progressive de la main d'œuvre servile. Ces actions sont d'ailleurs mises en œuvre aussi bien par le Comité pour l'abolition de l'esclavage, que par le Comité des Dames de Paris. Par ailleurs, des filiales voient le jour dans quelques grandes villes portuaires (Bordeaux, Marseille) ou industrielles marquées par le patronat protestant (Mulhouse, Nîmes).

46 Certes, il s'agit toujours de préparer un affranchissement graduel, selon le modèle proposé par le pasteur Charles Coquerel : les esclaves rachètent progressivement leur liberté en travaillant trois jours par semaine pour épargner. Et, aussi centrale soit-elle, la Société de la morale chrétienne n'épuise pas la totalité des initiatives opposées à la structure coloniale esclavagiste bien implantée au cœur du pouvoir. Les grands traités dénonciateurs renouent avec la période de la fin de l'Ancien Régime, comme le plus célèbre d'entre eux, le Précis historique de la traite des Noirs et de l'esclavage colonial contenant l'origine de la traite, ses progrès, son état actuel et un exposé des horreurs produites par le despotisme des colons, paru en 1828, dont l'auteur est un fonctionnaire de l'administration coloniale, et savant orientaliste spécialiste des langues indo- européennes, Joseph-Elzéar Morenas. Révolté par son passage dans les comptoirs sénégalais, qui sont, à l'époque de la Restauration, des observatoires privilégiés pour la traite clandestine et les expéditions en direction de l'Afrique intérieure, Morenas avait précédemment lancé des pétitions réclamant l'interdiction effective du commerce des esclaves24.

47 L'ancienne Saint-Domingue, devenue Haïti indépendante, république réunifiée sous le régime autoritaire du président Boyer, gouvernée par une élite de couleur, est revenue au cœur du débat public avec la question de la reconnaissance diplomatique par son ancienne métropole. Ce faisant, dans la floraison de publications ravivant la mémoire de l'expédition désastreuse lancée par Bonaparte pour reconquérir l'île, les plus marquantes (Pamphile de Lacroix25, Antoine Métral26) questionnent la légitimité du combat des insurgés contre l'esclavage et le système colonial, reprenant les mises en garde du colonel Malenfant en 1814 contre une nouvelle aventure aux Caraïbes27. Mais nul ne va aussi loin que Civique De Gastine28, pseudonyme de l'ancien activiste babouviste Eustache Toulotte, liant dans un seul mouvement l'antiesclavagisme et l'anticolonialisme.

48 Toutes ces initiatives et publications sont extérieures au contrôle de l'abolitionnisme britannique. De même, la question des libres de couleur est-elle à la fois spécifique et extérieure à la tradition anglaise. En même temps qu'il rétablissait l'esclavage, Napoléon avait rétabli un système ségrégationniste qui refusait la pleine citoyenneté aux libres de couleur. La Restauration a non seulement maintenu ce régime

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d'apartheid, mais elle l'a encore durci. Pour avoir dénoncé ce régime, un mulâtre de la Martinique, Cyril Bissette, est arrêté avec deux de ses compagnons, Louis Fabien fils et Jean-Baptiste Volny, au début de l'année 1824, et condamné d'abord aux travaux forcés, puis au bannissement, après révision de son procès en 1827. La cause des hommes de couleur devient celle des libéraux et on voit se reconstituer l'alliance contre la ségrégation qui avait joué un rôle considérable pour l'adoption de l'égalité civile pendant la Révolution. L'avocat de gauche, abolitionniste, François Isambert, défend avec succès Bissette et ses compagnons. Une nouvelle génération abolitionniste, la troisième, prend le relais.

49 La révolution de 1830 et l'arrivée au pouvoir de Louis-Philippe consacrent la victoire de nombre de libéraux abolitionnistes, les plus marquants étant Victor De Broglie, La Fayette, et Guizot. Mais elle inaugure également une période de désillusions et d'impatiences qui va favoriser le passage de relais entre générations. Certes, les lendemains de la révolution libérale voient l'adoption d'une série de mesures qui sont loin d'être négligeables : la traite clandestine, qui n'est plus protégée par le pouvoir, va progressivement disparaître ; et les lois de ségrégation sont abandonnées, les libres de couleur pouvant accéder à la pleine citoyenneté (droit de vote, à condition qu'ils en aient les capacités pécuniaires) à partir de l'ordonnance du 24 avril 1833. Mais l'esclavage persiste comme mode de production dominant dans les colonies. L'abolition graduelle généralisée dans les Antilles britanniques à partir de 1833, relance le mouvement en France.

50 Alors que la Société de la morale chrétienne perdure, son comité pour l'abolition de l'esclavage prend son indépendance en 1834, en se transformant en Société française pour l'abolition de l'esclavage, toujours dominée par les libéraux, De Broglie, Tocqueville, Rémusat, Isambert. Indépendance relative toutefois, puisque la tutelle britannique perdure : Zacharie Macaulay et John Scoble, de l'Antislavery Society, sont présents à la fondation. Parmi les membres fondateurs, la continuité l'emporte également : derrière les personnalités dirigeantes, on retrouve Alexandre De Laborde, Hippolyte Carnot, De Gerando, La Rochefoucauld-Liancourt, aux côtés de figures émergentes comme Alphonse De Lamartine, Félix Renouard De Sainte-Croix, ou Destutt De Tracy29.

51 Parallèlement, en 1832, Bissette et ses amis fondent à Paris une Société des hommes de couleur, dont l'organe est la Revue des colonies. Avec le guadeloupéen Mondésir Richard et le martiniquais Louis Fabien, Bissette se réclame dans un article de l'abolitionnisme général et graduel ; puis, dès 1834, il réclame une abolition immédiate, se démarquant ainsi des positions de la Société pour l'abolition de l'esclavage30. Cette dernière a obtenu la nomination d'une commission présidée par son plus illustre représentant, Victor De Broglie, la Commission pour l'examen des questions relatives à l'esclavage et à la condition politique des colonies. Ses travaux durent trois ans (1840-1843). Elle produit un grand nombre d'enquêtes sur la condition des esclaves, et préconise une abolition progressive par rachat (le pécule constitué par les esclaves étant complété par une aide publique) ou une émancipation générale à l'horizon d'une génération (vingt ans), le temps de préparer la substitution de main d'œuvre et l'éducation à la liberté.

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Les impasses du gradualisme et la demande d'abolition immédiate. Un exceptionnalisme républicain assumé.

52 Les échecs patents de l'abolition graduelle dans les colonies britanniques et les observations enregistrées aux Antilles lors d'une mission d'enquête allaient conduire Victor Schoelcher à rompre avec l'abolitionnisme gradualiste. Il concourt au prix « abbé Grégoire » en 1838 pour un mémoire répondant à la question : Quels seraient les moyens d'extirper le préjugé injuste et barbare des Blancs contre la couleur des Africains et des Sang-mêlés ? Selon lui, le préjugé de couleur provient de l'esclavage et ne peut être extirpé radicalement que par l'abolition immédiate. Le jury estime que l'argumentation ne répond pas à la question posée, mais Schoelcher publie tout de même son mémoire en 1840, puis récidive plus nettement en 1842 avec Des colonies Françaises. Abolition immédiate de l'esclavage. Il y revendique clairement l'héritage révolutionnaire, puis, l'année suivante, l'héritage de la révolution haïtienne dans Colonies étrangères et Haïti31.

53 C'est une triple rupture : politique, puisque l'abolitionnisme radical va être une revendication du courant républicain ; idéologique, puisque le legs révolutionnaire est accepté en bloc, éloignant et le spectre de la Terreur, et celui de la révolution haïtienne sanglante qui lui sont associés ; et géostratégique, puisque l'originalité et l'indépendance de la voie française sont affirmées face aux lenteurs et aux ambiguïtés de la voie britannique.

54 La presse républicaine s'ouvre aux questions coloniales. C'est particulièrement le cas de La Réforme, journal dirigé par Ledru Rollin, où Schoelcher tient la rubrique coloniale à partir de 1843. Dans la Démocratie pacifique de Victor Considérant, on s'intéresse au système de Jules Lechevalier, qui propose une association des anciens esclaves aux bénéfices de l'entreprise coloniale régénérée (Réorganisation des colonies à esclaves. Émancipation des Noirs combinée avec la libération de la propriété foncière, l'organisation du travail libre et de la colonisation des terres vacantes. Procédé français.). Hippolyte Carnot rédige en 1844 l'article « Esclavage » de L'Encyclopédie nouvelle, où il rappelle la France à son héritage révolutionnaire : « Sa législation, la première en Europe, a prononcé l'abolition de l'esclavage colonial. »

55 Des campagnes de pétitions sont lancées à travers le pays, recueillant des milliers de signatures, notamment dans les quartiers ouvriers de Paris et dans les bourgs de tradition républicaine. Ainsi, les ouvriers de Paris et de Lyon protestent contre le système de l'esclavage « au nom de la classe ouvrière » et contre ses soutiens qui prétendent que le sort des esclaves est plus enviable que celui des ouvriers européens. La dernière pétition fut rédigée en août 1847, au nom de la Société pour l'abolition de l'esclavage, par Schoelcher : elle réclamait pour la première fois une abolition complète et immédiate. Ainsi, au moment où la ligne des abolitionnistes français républicains s'éloignait de celle des abolitionnistes anglais, elle en adoptait les modes d'action démocratiques. Depuis la fin du XVIIIe siècle, les abolitionniste anglais avaient l'habitude d'appuyer leurs actions sur l'opinion publique en diffusant des brochures, en recueillant des milliers de signatures au bas de leurs textes. Pendant longtemps, le mouvement abolitionniste français avait été élitiste, donnant la priorité à la pression d'un petit noyau de notables influents dans les cercles du pouvoir. Les républicains rompent avec cette orientation élitiste et font de la cause abolitionniste une cause démocratique.

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56 Au moment où leurs idées s'imposent, les désaccords persistent entre Bissette et Schoelcher, les deux pionniers de l'abolition immédiate ; rivalités personnelles, mais aussi désaccords sur la question religieuse et la question des sang-mêlés. Schoelcher est résolument laïc, voire athée, et reproche à Bissette son spiritualisme, tandis que ce dernier condamne le mépris que Schoelcher témoignerait à l'égard des sang-mêlés, et notamment des femmes. Ce qui ne les empêche nullement de se concurrencer pour la mobilisation du monde protestant, qui manifeste un soutien constant à la cause, ce qui se traduit par des initiatives communes avec le pasteur de Montauban, Guillaume De Felice.

57 Au cours des dernières années de la monarchie de Juillet, la Société pour l'abolition de l'esclavage sombre dans l'immobilisme. Les propositions de la Commission de Broglie, après avoir été présentées devant la Chambre des députés, devaient être reprises par le ministre de la Marine et des colonies, l'amiral Armand De Mackau, dans une série de lois votées en juillet 1845. Les interventions régaliennes de l'État vont prévaloir sur le pouvoir domanial des maîtres32.

58 Ces lois Mackau proposaient des aménagements du régime esclavagiste qui n'étaient pas négligeables, et qui auraient pu passer pour « avancés » quelques décennies auparavant. Au regard de l'évolution des consciences et des revendications, elles paraissent tout simplement dérisoires. Les dispositions les plus marquantes assuraient, sous condition, à l'esclave traduit en justice, la personnalité juridique. Sinon, c'étaient quelques dispositions complémentaires d'un dispositif déjà ancien : les rachats d'esclaves sont facilités, les heures d'instruction religieuse sont obligatoires et étendues, alors que les heures de labeur sont réglementées. Les mariages sont encouragés. Les coups de fouet sont limités à quinze, et les châtiments corporels sont passibles de la justice. Toutefois, aucune réglementation ne peut entrer en vigueur sans l'aval des conseils coloniaux, où les planteurs font la loi. Le gouvernement de Louis- Philippe et de Guizot continue à penser que l'abolition immédiate entraînerait des massacres et la perte des colonies. Le cadre colonial lui-même demeure intact ; au grand dam des abolitionnistes, ces textes n'ouvrent aucunement la voie à une émancipation générale. Seul est prévu un affranchissement collectif et rapide des esclaves du domaine public (les ci-devant « nègres du roi »). Pis, la résistance des colons se crispe et un parti du statu quo esclavagiste fait entendre sa voix jusqu'à l'enceinte de la Chambre des députés et aux bureaux du Ministère.

59 C'est une nouvelle révolution qui allait imposer la fin de l'esclavage, celle qui mit un terme au régime de la Charte monarchique et qui amena la proclamation de la Seconde République en février 1848.

60 L'abolition immédiate, dans la tradition de la Grande Révolution, allait s'imposer avec le décret du 27 avril 1848, le retour de la République ayant conduit à la nomination de Schoelcher au poste de sous-secrétaire d'État du ministre de la Marine et des colonies, François Arago, autre abolitionniste radical. Ainsi, l'abolition immédiate, républicaine, pouvait s'imposer dans un contexte autre que celui de la Première République, qui était alors celui d'un état d'exception causé par la guerre. Mais ce ne fut pas sans mal, car il restait à vaincre la résistance des colons, bien organisés. Les révoltes d'esclaves, en mai 1848, avant même la promulgation locale du décret d'émancipation, purent venir à bout de cette résistance.

61 Le 22 mai, une révolte d'esclaves eut lieu au Prêcheur et à Saint-Pierre de la Martinique. Le gouverneur Rostoland proclama le décret le 23 mai. À la Guadeloupe, des

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rassemblements menaçants d'esclaves se produisirent : le gouverneur Layrle proclama l'abolition le 27 mai. A la Guyane (10 août) et à la Réunion (20 décembre), le délai de deux mois prévu par le décret avant sa promulgation locale fut respecté.

Conclusion

62 N'est évoqué brièvement dans cette contribution que l'abolitionnisme organisé. Il faudrait encore mentionner un abolitionnisme diffus, partie prenante de la nébuleuse de l'opposition libérale ou bien qui irrigue la conscience publique à travers les productions littéraires et artistiques, comme chez le peintre Géricault, qui revint à plusieurs reprises sur la condition des Noirs, et des esclaves, ou dans la pièce Ourika, de Claire De Duras, la fille du député girondin Kersaint, qui date de 182333. L’abolitionnisme organisé suffit toutefois à faire mentir le portrait frileux et marginal que l'on propose trop souvent de ce courant d'opinion, artificiellement opposé à l'expression massive et démocratique de l'abolitionnisme britannique.

63 Les interactions entre les abolitionnismes français et britannique sont à la fois évidentes et contradictoires. La rupture qui s'opère dans les années 1840 entre l'abolitionnisme gradualiste, qui a toujours été la marque des milieux anglo-saxons, et l'abolitionnisme immédiatiste, qui renoue avec le précédent révolutionnaire, est capitale.

64 L'expérience de la révolution haïtienne est au cœur de ce passé et de cette rupture. Évoquer les origines de Haïti, pour les gradualistes, aurait constitué une gêne, dans la mesure où la conquête de la liberté générale s'est faite dans la conjoncture révolutionnaire. Elle est bien souvent associée à l'évocation de la Terreur34.

65 La relecture de 1793 par les républicains, au cours de ces années 1840, est indissociable de la réévaluation des conditions dans lesquelles Haïti avait acquis son indépendance. La légitimité de cette indépendance n'avait par ailleurs jamais été contestée par les abolitionnistes35.

NOTES

1. La bibliographie de ces mouvements de résistance servile dans le monde atlantique est immense et a déjà été signalée à l'occasion des trois premières rencontres du grand séminaire d'histoire des outremers (Paris, Réunion, Guadeloupe). Nous nous limiterons donc à quelques références : • Jean FOUCHARD, Les marrons de la liberté, Port-au-Prince, Éditions Henri Deschamps, 1998 (réédition). • Richard PRICE, Maroons societies. Rebel slave communities in the Americas, Baltimore, John Hopkins University Press, 1979 (2e édition). • Robin BLACKBURN, The overthrow of colonial slavery (1776-1848), Londres, Verso, 1988.

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• Prosper ÈVE, Les esclaves de Bourbon, la mer et la montagne, Paris, Karthala, 2003. 2. Ces pics de reprise de la traite après les phases de conflit sont particulièrement nets sur les courbes du rythme de la traite atlantique : p. 27 de Marcel DORIGNY et Bernard GAINOT, Atlas des esclavages, Paris, Autrement, 2013 (4e édition).

3. Lawrence JENNINGS, La France et l'abolition de l'esclavage, 1802-1848, Paris, André Versaille éditeur, 2010. 4. Olivier GRENOUILLEAU, La révolution abolitionniste, Paris, Gallimard, 2017, p. 215. 5. Avec une présentation singulièrement réductrice de la réalité ; ainsi, cette autre forme d’évidence contrefactuelle : « Saint-Domingue où les esclaves se sont déjà libérés tous seuls », Ibid. p. 152. 6. Ibid., p. 215. 7. Dans cette brève rétrospective du mouvement abolitionniste français, je n'aborderai que superficiellement la place de Haïti, que j'ai plus particulièrement traitée dans un article à paraître de la revue Haitian History Journal/Revue d'histoire haïtienne (Montréal, sous la direction de Carolyn Fick et Franck Voltaire) au printemps 2019, sous le titre : « L'État d'Haïti dans la renaissance du mouvement abolitionniste Français sous la Restauration (1815-1825) ». Voir également sur cette question Yves BÉNOT, « La réception de l'indépendance noire de Haïti en France, de l'abbé De Pradt (1801) à l'abbé Grégoire (1827) » dans Revue de la société haïtienne d'histoire et de géographie, Port-au-Prince, no 217/2004. Du même auteur, « Haïti et la revue encyclopédique » dans Les Lumières, l'esclavage, la colonisation, Paris, La Découverte, 2005, p. 273-283. 8. Ce texte vient d'être traduit en français, pour la première fois, sous la direction de Marie-Jeanne ROSSIGNOL et Bertrand VAN RUYMBECKE, Une histoire de la Guinée, Publications de la Société française d'histoire du XVIIIe siècle, 2017. 9. Pour illustrer ce courant anti-esclavagiste chrétien précoce, qui se nourrit du monogénisme de l'école de Salamanque, on peut renvoyer à l'ouvrage du Père jésuite CLAVER, Naturaleza policia sagrada y profana, costumbres y ritos, disciplina y catecismo evangelico de todos los Etiopes, Séville, 1647. Pour replacer la question dans son contexte, je conseille l'essai d’Hélène VIGNAUX, L'Église et les Noirs dans l'audience du Nouveau Royaume de Grenade, , Presses universitaires de la Méditerranée, 2009. 10. Jean EHRARD, Lumières et esclavage. L'esclavage colonial et la formation de l'opinion publique en France au XVIIIe siècle, Bruxelles, André Versaille, 2008.

11. Pernille ROGE, « ‘La clef de commerce’—The changing role of Africa in France’s Atlantic empire ca. 1760–1797 » dans History of European ideas, 34/2008, p. 431-443. Marcel DORIGNY ; « La Société des Amis des Noirs et les projets de colonisation en Afrique » dans Annales historiques de la Révolution française, numéro spécial « Révolutions aux colonies », no 293-294/1993, p. 421-429. 12. Voir la publication récente de la journée d'étude organisée par l'Association pour l'étude de la colonisation européenne (1750-1850) – Apece : Guillaume Thomas Raynal : les colonies, la Révolution française et l’esclavage, Société française d'histoire de l'outre-mer, 2015.

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13. Marcel DORIGNY et Bernard GAINOT, La Société des Amis des Noirs, 1788-1799 : Contribution à l'histoire de l'abolition de l'esclavage, Paris, Publications de l'Unesco, 1997. 14. La plus marquante était Helen-Maria Williams ; voir Marcel DORIGNY et Bernard GAINOT, La Société des Amis des Noirs..., op.cit. p. 299-396. 15. Sur cet aspect, on se reportera aux actes du colloque Couleur, esclavages, libérations nationales (1804-1860), sous la direction de Claire Bourhis-Mariotti, Bernard Gainot et Clément Thibaud, Paris, les Perséides, 2013 ; notamment les contributions de Bernard GAINOT (p. 105-120), de Suzanne SCHWARZ (p. 177-200), de Claire BOURHIS-MARIOTTI (p. 221-242), de Joseph YANIELLI (p. 243-262.) Sur cet ensemble de projets qui émaillent cette période de transition, regroupés sous le nom de « colonisation nouvelle », voir la synthèse récente La colonisation nouvelle, Marcel DORIGNY et Bernard GAINOT dir., Paris, SPM, 2018. Elle reprend une journée d'études organisée par l'APECE sur ce thème en juin 2016. 16. Lionel TRANI, La Martinique napoléonienne, 1802-1809. Entre ségrégation, esclavage et intégration, Paris, Éditions SPM, 2014. Bernard GAINOT, « The Empire overseas : the illusion of Restoration » dans Napoleon's Empire, European politics in global perspective, sous la direction de Ute Planert, Palgrave Macmillan, 2015 . Jean-François NIORT (dir.), Du Code Noir au Code civil, Jalons pour l'histoire du droit en Guadeloupe. Paris, L'Harmattan, 2007. 17. Yves BÉNOT, La démence coloniale sous Napoléon, Paris, La découverte, 1991. Voir également, de Lawrence JENNINGS, Abolitionnisme, jeu politique et réforme : France, 1814-1848, in Olivier Pétré-Grenouilleau (dir.), Abolir l’esclavage : un réformisme à l'épreuve : France, Portugal, Suisse, XVIIIe-XIXe siècles, Rennes, PUR, 2008, p. 169-184. Du même auteur, La lente renaissance du mouvement abolitionniste en France, in Yves Bénot et Marcel Dorigny (dir.), Rétablissement de l’esclavage dans les colonies françaises, 1802 : Rupture et continuité de la politique coloniale française (1800-1830), Paris, Maisonneuve et Larose, 2003, p. 365-374. 18. Numéro spécial des Cahiers staëliens, no 64/2014, Le groupe de Coppet face à l'esclavage, notamment Marcel DORIGNY, « Sismondi, de la lutte contre la traite à la colonisation nouvelle : les combats d'un intellectuel cosmopolite au début du XIXe siècle », p. 77-92. 19. Le Congrès de Vienne et les traités de 1815, Paris, Amyot, Éditions des archives diplomatiques ; cité par Nelly SCHMIDT, L'abolition de l'esclavage. Cinq siècles de combats XVIe- XXe siècles, Paris, Fayard, 2005, p. 125. Voir encore la thèse récente de Michel ERPELDING, sous la direction de Emmanuelle Tourme-Jouannet, université Paris 1 Panthéon- Sorbonne, Le droit international antiesclavagiste des nations « civilisées » (1815-1945) (soutenue en 2017). 20. Emblématique de ce courant est la publication du texte du colon Antoine Dalmas, émigré aux États-Unis en 1793, Histoire de la révolution de Saint-Domingue : depuis le commencement des troubles... suivie d'un mémoire sur le rétablissement de cette colonie, paru chez Mame, à Paris, en 1814. Sur l'importance de ce « moment 1814 », voir Yves BÉNOT, La démence coloniale sous Napoléon, op.cit., p. 205-208.

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21. Serge DAGET, La traite des Noirs, Rennes, Éditions Ouest-France, 1990, et, du même auteur, La répression de la traite des Noirs au XIXe siècle. L'action des croisières françaises sur les côtes occidentales de l'Afrique, Paris, Karthala, 1997. 22. Lawrence C. JENNINGS, La France et l'abolition de l'esclavage 1802-1848, André Versaille éditeur, 2010 (traduction française de French anti-slavery. The movement for the abolition of slavery in France, 1802-1848, Cambridge University press, 2000). 23. Catherine DUPRAT, Usages et pratiques de la philanthropie. Pauvreté, action sociale et lien social, à Paris, au cours du premier XIXe siècle, Paris, Comité d’histoire de la Sécurité sociale, 1996, tome 1, Protestants et libéraux. La Société de la morale chrétienne. 24. Joseph-Elzéar MORENAS, Pétition contre la traite des Noirs qui se fait au Sénégal, présentée à la Chambre des députés le 14 juin 1820, Paris, Corréard, 1820 ; et, du même, Seconde pétition contre la traite des Noirs présentée à la Chambre des députés le 21 mars 1821, toujours chez Corréard, 1821. 25. Général Pamphile DE LACROIX, La Révolution de Haïti, Paris, Karthala, 1995 (réédition de l'ouvrage de 1819, Mémoires pour servir à l'histoire de la révolution de Saint-Domingue). 26. Antoine MÉTRAL, Histoire de l'expédition des Français à Saint-Domingue sous le Consulat de Napoléon Bonaparte (1802-1803), Paris, Karthala, 1985 (réédition de l'ouvrage original de 1825). 27. Colonel MALENFANT, Des colonies, et particulièrement de celle de Saint-Domingue, Paris, août 1814. 28. CIVIQUE DE GASTINE, Histoire de la république d'Haïti ou Saint-Domingue : l'esclavage et les colons, Paris, Plancher, 1819. On remarque que l'ouvrage sort des mêmes presses que ceux de Morénas, l'imprimerie de Mme Jeune-homme Crémière, indice d'un courant radical, extérieur à la Société de la morale chrétienne. 29. Patricia MOTYLEWSKI, La Société française pour l'abolition de l'esclavage (1834-1850), Paris, L'harmattan, 1998. Philippe VIGIER, « La recomposition du mouvement abolitionniste français sous la Monarchie de Juillet » in Marcel Dorigny (dir.), Les abolitions de l'esclavage de Sonthonax à Schoelcher, 1793, 1794, 1848, Presses universitaires de Vincennes/Éditions Unesco, 1995, p. 285-291. 30. Nelly SCHMIDT, L'abolition de l'esclavage…, op.cit. p. 207.

31. Anne GIROLLET, Victor Schoelcher, abolitionniste et républicain. Approche juridique et politique de l'œuvre d'un fondateur de la République, Paris Karthala, 2000. Nelly SCHMIDT, Victor Schoelcher, Paris, Fayard, 1994 (réédition 1999).

Seymour DRESCHER, « British way, French way: opinion building and revolution in the second French slave emancipation », in S. Drescher, From slavery to freedom: comparative studies in the rise and fall of Atlantic slavery, Hampshire, Macmillan press, 1999, p. 158-195. 32. Caroline OUDIN-BASTIDE, Maîtres accusés, esclaves accusateurs. Les procès Gosset et Vivié, Marinique, 1848, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2015. 33. Claire DE DURAS, Ourika, Paris, Imprimerie Royale, 1823. Parme les très nombreuses rééditions récentes, j'ai choisi celle de Folio/Gallimard, 2010. 34. Olivier GRENOUILLEAU , La révolution abolitionniste, p. 215 : « l'abolitionnisme fut en France rapidement associé par ses opposants à l'idée de Terreur et à la perte de Saint-

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Domingue attribuée aux propos des abolitionnistes. D'où un divorce entre abolitionnisme et idée nationale, mais aussi les réticences des milieux abolitionnistes ultérieurs vis-à-vis de l'action populaire. » On relève d'autres formes d’évidence contrefactuelle, ainsi p. 152 : « Saint-Domingue où les esclaves se sont déjà libérés tous seuls ». Le propos est toujours de relativiser l'exceptionnalité de la parenthèse républicaine 1794-1799. 35. « L'État d'Haïti dans la renaissance du mouvement abolitionniste Français sous la Restauration (1815-1825) », Haitian History Journal, op.cit.

RÉSUMÉS

Le mouvement pour l'abolition de l'esclavage se développe principalement, mais pas exclusivement, au sein des opinions publiques des deux principales puissances coloniales concernées, l'Empire britannique et l'Empire français. Mais c'est surtout l'abolitionnisme anglo- saxon qui impose sa marque et son agenda, une abolition très graduelle, qui cherche prioritairement une interdiction de la traite négrière par tous les pays occidentaux concernés. Les aléas du processus révolutionnaire, tout particulièrement à Saint-Domingue, et la guerre entre la France et l'Angleterre, vont toutefois bouleverser le programme. Une autre voie apparaît, l'abolition immédiate, directement portée par les populations de couleur. Après la phase du rétablissement de l'esclavage par le régime napoléonien, c'est le gradualisme qui revient à l'ordre du jour. Mais les lenteurs et les déconvenues du processus (interdiction de la traite en 1807, abolition graduelle à partir de 1833) dans les colonies britanniques, ainsi que l'évolution de l'attitude envers l'héritage de la Révolution Française, conduisent à un retour en force de l'immédiatisme. À partir de 1843 en France, c'est la revendication immédiate qui s'impose, couplée à des campagnes massives de pétitions dans le monde ouvrier, de sensibilité républicaine.

The development of the abolition movement occurred mostly, but not exclusively, in the public opinions of the two main colonial powers, the British and French Empires. But it was the British abolitionism that would prevail and impose its agenda, one promoting a very gradual abolition, essentially by having all involved western nations prohibiting the African slave trade. However, the vagaries of the revolutionary process, particularly in Saint-Domingue, and the war between France and England would disturb this programme. Another way would emerge, immediate abolition, supported directly by the coloured populations. After the Napoleonian regime restored slavery, gradualism became again the path to follow. But the process’ slowness and disappointing results (prohibition of the slave trade in 1807, partial abolition beginning in 1833) in the British colonies, as well as the evolving attitude towards the French Revolution’s heritage, led to a strong come-back of “immediatism”. After 1843, in France, the demand for an immediate reform became dominant, coupled with massive petition campaigns across the working class, of Republican leaning.

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INDEX

Mots-clés : abolition graduelle, abolition immédiate, révolutions coloniales, traite négrière, libres de couleur, réformisme ministériel Keywords : gradual abolition, immediate abolition, colonial revolutions, African slave trade, free people of colour, ministerial legalism

AUTEUR

BERNARD GAINOT IHMC-IHRF université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

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Varia

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L’Empire français et la langue italienne : le débat sur la langue et les conséquences de l’époque napoléonienne en Italie

Elisa Baccini

1 Paul Hazard, dans sa thèse de doctorat de 1910, La Révolution française et les Lettres italiennes, a présenté les résultats d’une étude qui analysait en détail le débat sur la présence française en Italie et ses conséquences sur la langue italienne1. Dès le titre, il annonçait son intention de mettre l’accent sur les liens entre l’époque française et le monde littéraire de l’Italie. Il voulait prouver que l’époque napoléonienne avait marqué la fin de la longue influence de la culture et de la langue française en Italie. Le travail de Paul Hazard était, en fait, basé sur une réflexion qui peut se résumer par la question suivante : en supposant qu’en 1789 l’hégémonie culturelle et linguistique de la France était incontestée en Italie, comment expliquer la fin de cette hégémonie et le fait que la défaite de Napoléon en Italie a marqué le triomphe de l’autonomie littéraire du pays ? À cette question Hazard répondait que la conquête française avait déclenché une réaction qui s’exprima non seulement dans la littérature, mais aussi dans toute la société italienne. En France même, les mouvements littéraires nationaux avaient rencontré des concurrents inattendus venus d’Allemagne. C’est leur influence qui a aussi servi en Italie pour combattre les Français et pour affirmer l’autonomie intellectuelle du pays.

2 Cependant, la multitude des thèmes de recherche suggérés par Paul Hazard et les nombreuses idées qu’il avait proposées n’ont guère trouvé d’écho dans le milieu universitaire italien notamment quant au développement, pourtant crucial, d’une réflexion sur les effets de la domination française sur la langue italienne. Bien qu’en France le travail de Hazard ait été très apprécié et lui ait finalement valu une élection au collège de France en 19252, il reçut en Italie un accueil mitigé3. Certains ont applaudi sa thèse pour sa finesse et la richesse de ses sources. D’autres ont observé qu’elle présentait, dans un moment délicat de l’histoire nationale italienne, le énième spectacle de la prééminence française sur la culture européenne et italienne. À cet

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égard, la recension écrite par Giovanni Gentile en 1911 dans le périodique dirigé par Benedetto Croce, La Critica, est intéressante 4. Gentile reconnaît la richesse des recherches archivistiques et bibliographiques du travail de Hazard, mais rejette clairement la thèse de la dépendance de la culture littéraire italienne vis-à-vis de la France, notamment dans les conséquences sur le Risorgimento5. C’est peut-être la raison pour laquelle la traduction du texte de Hazard en italien n’a été publiée qu’en 1995, soit 85 ans après son apparition en France6.

3 Par conséquent, pour tenter de faire vivre l’héritage de Paul Hazard et dans le cadre d’une plus large recherche, cet article vise à relancer certains questionnements cruciaux pour comprendre les effets de la période napoléonienne en Italie, mais également pour mettre en évidence la relation entre l’histoire de la langue et le processus de construction de la nation italienne. Celui-ci a pris une forme concrète seulement après la chute de Napoléon, mais pendant l’occupation française, il s’est nourri de la présence étrangère. Il s’agira ainsi de comprendre comment les politiques linguistiques s’insèrent dans le cadre idéologique de l’Empire napoléonien. À cet égard, Hazard soulignait déjà dans sa thèse l’attitude de supériorité et la volonté de domination que le gouvernement napoléonien assumait envers les lettres, la langue et la culture en Italie. Cet infranciosamento des coutumes et de la langue n’est pas le simple résultat de l’influence exercée par les Français, mais provient en partie également d’une politique imposant aux sujets la culture de leurs souverains, c’est à dire une forme d’impérialisme culturel7. Cependant, dans les paragraphes suivants, il apparaîtra que Napoléon n’a pas toujours suivi une ligne politique très ferme.

Le débat sur la langue

4 Tout d’abord, comme mentionné dans les considérations de Hazard, l’influence de la langue française sur la langue italienne est apparue bien avant la Révolution française et la parenthèse napoléonienne qui a suivi. Peu de temps après la naissance de la soi- disante questione della lingua, une formule qui condense le débat pluriséculaire sur la formation et la définition de la langue italienne, il y avait déjà des traces de l’influence du français sur l’italien8. C’est cependant au cours du XVIIIe siècle que la discussion prend brusquement une autre tournure, tout comme l’italien.

5 « Quand une langue change rapidement, c’est le signe sûr d’une révolution dans les idées de la nation9 » : dans cette phrase, Cesare Beccaria n’a pas seulement brièvement résumé le lien étroit entre les idées et la langue d’une nation. En effet, lorsqu’il écrit en 1764, la culture des Lumières est au sommet de sa diffusion en Italie et les intellectuels les plus ouverts essaient de s’en imprégner le plus rapidement et le plus largement possible. La révolution des idées, dont parle Beccaria, implique toute la civilisation littéraire italienne, ainsi que la langue. À l’époque, la pénétration des idées des Lumières et de la langue française dans l’esprit des intellectuels contemporains avait en effet provoqué un changement décisif et radical dans le débat linguistique. À cet égard, les écrivains milanais du périodique Il Caffè furent particulièrement actifs. Les éditeurs de la revue, les frères Alessandro et Pietro Verri, tentèrent en effet de rompre définitivement avec le pédantisme linguistique du passé à partir de positions explicitement rationalistes et éclairées10. Leurs propositions linguistiques s’inscrivaient dans le sens de la modernisation de la langue italienne et dans une dynamique « cosmopolite ». Toutefois, la tendance à souligner la dimension politique et nationale

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du problème linguistique s’accentuait, notamment dans la crainte que l’affaiblissement de la langue italienne ne conduise à la destruction du dernier rempart qui défendait encore l’identité nationale, compte tenu de la division politique de l’Italie11. Il est important de noter que, au cours de ces années, sont apparus quelques-uns des motifs qui deviendront récurrents dans la rhétorique italienne nationaliste et romantique sur le lien inextricable entre langue et nation : La langue est l’un des liens à la patrie les plus forts. Si les mots de nation et de patrie ne sont pas tout à fait vides de sens ; s’il est important que chaque société civile conserve un caractère propre [...], alors il est certain que pour entretenir encore ce feu, nous ne devons pas cesser de rechercher chaque chemin, chaque moyen approprié auprès des savants et que tous ceux qui réunissent l’autorité et la connaissance se doivent de les mettre en pratique12.

6 Ce passage est tiré de l’une des œuvres les plus importantes du débat moderne sur la langue italienne : Dell’uso e dei pregi della lingua italiana publié en 1791 par Gian Francesco Galeani-Napione. L’intention de cet ouvrage est de répondre à la polémique née de la publication de l’œuvre de Melchiorre Cesarotti quelques années auparavant intitulée Saggio sopra la lingua italiana, de 1785, dans laquelle Cesarotti avait appelé à une modernisation de l’italien tout en s’ouvrant à l’influence de la langue français13. Ces deux œuvres ont marqué le début d’une ère nouvelle et plus mature dans le débat sur la langue italienne qui depuis le XIVe siècle obsédait les savants italiens14. Si Galeani- Napione, s’accordait avec son « adversaire » sur le refus de fonder l’italien moderne sur le toscan, ce qui était l’espoir de la plupart des savants italiens depuis le XVIe siècle, il s’opposait en revanche à Cesarotti quant à l’imitation du français pour moderniser l’italien. En général, la polémique entre les deux intellectuels s’est concentrée sur les thèmes qui seraient au centre du débat intellectuel tout au long de l’ère napoléonienne et au-delà, à savoir le lien indéfectible entre la langue et la nation, le rôle des savants et des politiciens dans le développement de la langue, la place du toscan dans la définition de cette langue italienne, et surtout le poids du français en Italie. Il est significatif que l’œuvre de Galeani-Napione a été mis sous presse quelques années après la publication de Cesarotti : l’éclatement de la Révolution française a dû rendre nécessaire une réponse polémique à l’ouverture de l’italien au français.

7 Pendant le période du Triennio (1796-1799), après l’arrivée des Français et l’établissement de leur influence politique en Italie, la question s’est évidemment de nouveau posée de manière plus marquée. En effet, de nombreux intellectuels à cette époque acceptaient le message politique des Français, mais n’étaient pas d’accord sur son application en matière de langue. Certains patriotes pensaient que le français ne devait pas remplacer l’italien, mais plutôt servir de modèle pour son rajeunissement et sa « démocratisation15 ». La domination politique des Français porteurs de la Révolution a été l’occasion de refonder complètement l’italien des tribunaux et des académies dans un sens démocratique et populaire, à commencer par la lutte systématique contre l’analphabétisme, la modernisation radicale du vocabulaire politique et la régénération des qualités expressives du langage, tout cela dans le but de créer un véritable langage républicain, énergique, libre, franc et compréhensibles par tous les peuples16.

8 À partir de la fin de la Consulte de Lyon (1802), lorsque certains territoires italiens ont été annexés directement à la France, la discussion a profondément changé. Jusque-là, l’influence française avait été avant tout sensible dans les questions philosophiques et littéraires, mais l’intégration de certaines régions d’Italie à la France et la présence désormais physique des Français allaient influer sur le développement des questions

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liées à la langue italienne. Pendant cette nouvelle phase, chez les littérateurs italiens, il existait deux tendances, ou deux réactions, qui peuvent être résumées par deux ouvrages : Dell’uso della lingua francese de Carlo Denina publié en 1803 et Della necessità di scrivere nella propria lingua de Giovanni Rosini, publié en 1808 17. Ce dernier, homme de lettres alors professeur d’éloquence à l’Université de Pise, avait souligné avec emphase dans son discours inaugural de l’année académique 1806 la nécessité d’écrire dans sa propre langue. À cette époque, Pise, qui se trouvait dans le Royaume d’Etrurie, n’avait pas encore été annexée à l’Empire (elle le sera en 1808), mais était environnée par les nouveaux départements annexés à la France et par le Royaume d’Italie. Plus le génie des étrangers se répand chez nous, plus les défauts dont notre langue est chargée s’accroissent ; plus l’empire irrésistible des armes la menace de près, plus les nobles âmes considéreront comme l’acte d’un esprit généreux et indépendant toute tentative faite pour s’y opposer, tout effort pour renverser les obstacles ; puisque nous ne pouvons recueillir la palme des vainqueurs, ce sera une grande récompense encore, qu’une feuille de la couronne dont la patrie reconnaissante décorait autrefois la tombe des citoyens qui avaient combattu pour elle18.

9 Les armes menaçaient ainsi la langue italienne et les écrivains devaient vigoureusement s’opposer à ce danger ; la nécessité d’écrire dans sa propre langue, l’italien, était donc non seulement un devoir pour le monde des lettres, mais aussi et surtout pour le pays. Rosini a par conséquent exprimé une vive opposition à l’influence de la langue française sur la langue italienne, exacerbée depuis les conquêtes de Napoléon ; il a également dénoncé le phénomène répandu amenant de nombreux italiens à écrire et publier leurs ouvrages en français.

10 Selon une démarche inverse à celle de Rosini, dans l’œuvre de Carlo Denina la réflexion répond aux directives prises après la récente réunion du Piémont à la France qui ordonnaient d’utiliser la langue française au lieu de l’italien pour les documents publics. Denina, historien piémontais qui sera nommé bibliothécaire personnel de Napoléon en 1804, a admis éprouver du regret devant cet abandon proposé de « notre langue », qui pourtant « est par son propre et natif génie capable de cette précision, de cette clarté et de cette facilité dont le français est si vivement doué et qui le favorise entre les autres langues anciennes et modernes ». Mais il ajoute cependant que « ce changement de langue sera bien plus bénéfique que nuisible à la classe lettrée du Piémont » car « passées la perturbation et la peine dans les premiers temps, je pense avec certitude que nos petits-enfants écriront beaucoup plus facilement en français que nos ancêtres et contemporains ont pu le faire en italien19 ». Après tout, poursuit Denina, la langue réellement utilisée dans le Piémont était précisément le piémontais, qui n’était qu’un des dialectes de l’Italie, pas un italien ou un toscan corrompu, mais un latin corrompu par de diverses manières, et déjà semblable au français, surtout pour des raisons historiques20.

11 Ce document est suivi par les travaux d’un personnage important pour la vie littéraire italienne de l’époque. Je fais référence à l’abbé Aimé Guillon de Montléon, originaire de Lyon, qui deviendra plus tard superviseur de la section culturelle du Giornale Italiano (le journal officiel du gouvernement français à Milan). Guillon était un homme de lettres controversé, au point que Vincenzo Monti a pu écrire à son propos que « le Giornale Italiano est actuellement entre les mains d’une bête française, qui ne connaît pas une syllabe de bon italien, encore moins de latin, et décide de tout. L’énormité de ses bévues le met à l’abri de toute réfutation, parce que personne ne veut se dégrader avec un

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adversaire aussi misérable21 ». Guillon a en fait mis en place une politique intense de francisation. En 1805, il a publié De quelques préventions des Italiens contre la langue et la littérature des Français : lettre à l’abbé Denina à l’occasion de son opuscule « Dell’uso della lingua francese nel Piemonte »22. Se concentrant sur les principaux éléments avancés par Denina, il y souligne les points forts de la langue et de la littérature française, en exhortant les écrivains italiens à ne pas mépriser les Français. En se référant directement à Denina, Guillon déclare dans l’introduction que : L’Italie, qui vous compte au nombre de ses premiers écrivains, s’enorgueillira de l’honneur que l’Auguste de notre âge lui fait en votre personne [allusion à la charge de Denina comme bibliothécaire personnel de Napoléon], quoique les Italiens d’à présent soient encore loin de penser comme vous en ce qui concerne les avantages de la langue française. C’est probablement à cette opposition d’opinion de leur part, qu’il faut attribuer l’espèce d’obscurité où votre ouvrage est resté comme enfoui dans le pays que j’habite23.

12 Comme observé par Guillon, la position de Denina est restée assez isolée, en dépit des nombreuses preuves de la force politique de la langue française en Europe face à la faible l’influence de l’italien qui restait essentiellement d’ordre littéraire. Le moment où Denina écrit représente le point culminant d’un consensus quant à la politique d’intégration linguistique et culturelle de la France : le Piémont venait d’être annexé par la République française qui, comme mentionné ci-dessus et comme cela sera analysé plus bas, a introduit l’usage de la langue française. Cette disposition intervient dans le contexte plus large d’une politique linguistique menée par le gouvernement de Napoléon en Italie, politique qui est d’une part destinée à la normalisation de l’appareil institutionnel et administratif, mais qui se propose aussi de diffuser la langue française dans toutes les sphères de la vie quotidienne.

La politique linguistique de Napoléon Ier

13 En matière de législation linguistique, les politiques impériales s’appuient principalement sur l’introduction obligatoire du français dans l’administration, dans les tribunaux et dans les documents privés établis devant notaire, et ce pour tous les départements italiens directement rattachés à la France24. Au moment du décret instituant cette obligation, promulgué le 24 prairial an XI (13 juin 1803), les territoires unis à la France comprenaient les départements correspondant au Piémont, à la Ligurie et à l’ancien Duché de Parme et de Piacenza. Toutefois, l’analyse de la législation ultérieure montre que d’importants délais ont été accordés de manière répétée pour retarder l’application de ce décret25. En effet, bien que le gouvernement français n’eût pas renoncé à son application définitive et aspirait à l’uniformité linguistique, il n’avait pas manqué de répondre, dans une perspective très pragmatique, aux besoins des villes qui ne parvenaient pas encore à produire de documents publics en français.

14 D’autres initiatives s’inscrivant dans le cadre des politiques linguistiques napoléoniennes sont liées à l’introduction de l’enseignement de la langue française, et parfois même à son usage, dans l’ensemble du système scolaire des départements annexés et du Royaume d’Italie26. Généralement, les petites écoles, les collèges, les lycées et les facultés de lettres des différentes académies impériales, furent au départ conçus comme des lieux de propagation de l’enseignement de la langue ou de la littérature française. Toutefois, il convient de noter que ces transformations n’ont pas été appliquées de manière uniforme et que les résultats finaux ne furent pas à la

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hauteur des intentions initiales. En effet, les réformes introduites par les lois impériales ont modifié la structure des institutions et des programmes scolaires, mais elles se sont heurtées à des problèmes de nature technique et à l’opposition des élites locales27. Ces difficultés n’ont certainement pas facilité un changement qui devait s’étaler sur plusieurs années.

15 Le théâtre est également utilisé comme un moyen de propagation de la langue et de la culture française grâce à l’introduction de deux sociétés d’acteurs dirigées par l’actrice française Françoise Raucourt, dont la mise en scène et les pièces sont en français. Ces sociétés proposent les œuvres majeures du théâtre français dans les principales villes, pour l’une des départements annexés à l’époque (Turin, Alessandria, Gênes, Parme) pour l’autre du Royaume d’Italie (Milan, Brescia, Bologne, Venise)28. La volonté de diffuser la langue et la culture françaises dans les territoires italiens est explicitement à l’origine de la création de ces sociétés par un décret impérial du 10 juillet 1806, et est réaffirmée à plusieurs reprises par Mlle Raucourt et ses lieutenants29. Cependant, malgré les investissements continus du gouvernement napoléonien, l’entreprise du Raucourt fut infructueuse. À Milan, la troupe échoua si bien que le gouvernement du Royaume d’Italie décida de la retirer des mains de Mlle Raucourt et de la confier à un homme d’affaires local30.

16 Nous avons mentionné comment et pour quelles raisons les politiques de francisation adoptées par Napoléon se sont révélées peu efficaces ; mais il faut également ajouter le facteur temps, au vu de la brièveté de la domination impériale. En effet, il semble que ces politiques auraient pu se révéler beaucoup plus efficaces si elles avaient duré. De plus, leur inefficacité est également imputable à l’inégale application des nombreuses initiatives napoléoniennes portant sur la langue qui, parfois, ont créé des exceptions ou des politiques différentes. Le cas de la Toscane est à cet égard paradigmatique : elle a tout d’abord été annexée directement à l’Empire et divisée en trois départements en application du décret du 24 mai 180831. Par conséquent, « les lois qui régissent l’Empire français seront publiées dans les départements de l’Arno, de la Méditerranée et de l’Ombrone, avant le 1er janvier 1809, époque à laquelle commencera, pour ces départements, le régime constitutionnel ». Le 18 mai 1808, la Giunta Straordinaria di Toscana a été créée avec notamment pour mission d’étendre les lois et règlements de la France aux trois nouveaux départements.

17 De sorte que la loi du 24 prairial an XI prescrivant l’usage de la langue française dans les actes officiels des départements annexés aurait également dû y être appliquée32. Cependant, moins d’un an après l’annexion, le 9 avril 1809, la Toscane s’est vu accorder par décret impérial le privilège, cas alors unique dans le système impérial, de pouvoir conserver l’usage de la langue italienne dans les domaines pourtant concernés par le décret du 24 prairial : « Art. I.er La langue italienne pourra être employée en Toscane, concurremment avec la langue française, dans les tribunaux, dans les actes passés devant notaires et dans les écritures privées33 ». Quelques mois plus tard, ce privilège fut étendu aux nouveaux départements romains. En effet, le 10 août 1809, à la suite de la formation et de l’annexion des départements des États de l’Église à l’Empire, la Consulta Straordinaria degli stati romani (une entité similaire à la Giunta toscane) avait établi que « la langue italienne peut être utilisée avec la langue française dans tous les actes administratifs et judiciaires, dans les actes passés devant notaire public et dans les écrits privés34 ». Cette disposition concernait les deux départements créés dans les anciennes possessions de l’État pontifical, à savoir le département de Rome et le

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département du Trasimeno. La ressemblance avec le décret impérial du 9 avril 1809 était évidente, même si dans ce second cas, l’article 1 étendait les secteurs dans lesquelles la langue du pays pouvait être utilisée. C’est que le décret du 9 avril 1809 lui même avait en réalité été interprété dans un sens plus large que son seul sens littéral. La formule d’introduction du nouveau décret romain en témoignait, insistant sur « l’intention [de Napoléon] de conserver la langue italienne dans les départements d’Italie, récemment unis à son Empire », ce qui représentait un élargissement par rapport aux seuls actes publics.

18 Les exceptions des départements toscans et romains constituèrent ainsi une politique linguistique différente de celles appliquées dans d’autres parties de l’Italie et de l’Empire et elles eurent des conséquences à court et à long terme dans toute la péninsule italienne tant sur la perception de l’Empire napoléonien que sur le débat relatif à la langue italienne. Le décret sanctionnant le privilège toscan ne se référait pas seulement au domaine juridique, mais prévoyait également d’autres formes de protection de la langue. En effet, il introduisait parallèlement la distribution annuelle d’une récompense de 500 napoléons (soit 10 000 francs), « décernée aux auteurs dont les ouvrages contribueront le plus efficacement à maintenir la langue italienne dans toute sa pureté35 ». La gestion du prix fut confiée à l’Académie de la Crusca, réorganisée entre 1808 et 1811 notament à travers la promotion d’un nouveau vocabulaire36. À Rome, la concession de l’usage de la langue locale dans les actes officiels a également été suivie par l’institution d’un concours pour récompenser les œuvres jugées utiles au maintien de la pureté de la langue italienne. C’est l’Accademia dell’Arcadia, l’ancienne académie littéraire romaine fondée à la fin du XVIIe siècle et elle aussi réformée par le gouvernement français sur le modèle de celle de la Crusca de Florence, qui fut chargée de l’organiser37.

19 La concession de ces privilèges par le gouvernement napoléonien s’est faite en réponse à de nombreuses pressions et pour répondre aux préoccupations de l’élite culturelle italienne de l’époque. Elle fut pourtant controversée : pour certains, ces privilèges étaient interprétés comme une diversion de la part de Napoléon pour cacher ses véritables intentions impérialistes ; pour d’autres, ils constituaient une initiative sincère visant à défendre le patrimoine linguistique italien. Cette dernière position fut soutenue par Carlo Botta, historien et homme politique italien, élu en 1802 au Corps législatif à Paris où il restera près de 10 ans38. Il exprime son opinion dans ce qui semble être une réponse aux personnes doutant de la sincérité des politiques linguistiques de l’Empereur : Est-ce ainsi que nous répondons à l’encouragement que l’Empereur a montré vers notre langue ? Peut-être veut-il que nous parlions en esclaves ? Qu’au lieu de revenir à la santé, nous nous enfoncions toujours davantage dans la corruption ? Que nous parlions français avec des bouches italiennes ? Que nous fassions refleurir de plus en plus le gout ampoulé du XVIIe siècle ; ou les gallicismes, même les plus laids qu’on ait pu trouver au temps de la Révolution, et dont les Français se gardent aujourd’hui comme de la peste ? C’est pour cela peut-être que Sa Majesté a permis que même pour les actes publics, on employât en Toscane le toscan ? C’est pour cela qu’Elle a fondé des prix ? C’est pour cela qu’Elle parle toujours italien à ceux qu’elle sait être Italiens39 ?

20 Face à ces décisions qui semblent contredire les indéniables efforts en vue de la francisation de la population italienne, il semble difficile de saisir les intentions de Napoléon. On pourrait certes les interpréter comme un moyen d’obtenir le consentement des nouveaux territoires annexés. Mais on pourrait aussi y trouver, au

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moins en partie, d’autres explications. La première porterait sur la possibilité que Napoléon ait voulu appliquer en Italie, avec l’italien, une initiative conceptualisée en France avec le français, mais non mise en pratique : la bataille contre les langues régionales et les patois, qui représentaient aux yeux des fonctionnaires impériaux l’un des bastions de l’Ancien Régime40. En France, la volonté de normaliser la langue française sur le modèle parisien a souvent été exprimée41, mais cet projet ne s’est jamais traduit durant le Premier Empire par une politique linguistique spécifique. La seule initiative en ce sens est restée statistique, sous forme d’une enquête sur les dialectes menée entre 1807 et 1812 par Charles Coquebert de Montbret, directeur du bureau de la statistique de l’Empire, et son fils42. Une autre explication du privilège accordé par Napoléon à l’italien apparaît plus tard, en février 1812, dans un rapport du ministre de la Justice, Claude Ambroise Régnier : L’exception […] de la Toscane, est un effet de la protection spéciale qu’elle accorde aux sciences et aux belles-lettres ; elle a singulièrement pour objet de maintenir la langue italienne dans toute sa pureté : sous ce double rapport, elle serait de peu d’importance pour les provinces antérieurement réunies, qui ne se piquent point de la même pureté de langage, qui n’ont pas le même amour des lettres, et qui se livrent plus particulièrement à l’agriculture, à l’industrie et au commerce. Par des considérations purement politiques, on avait d’abord ordonné l’emploi exclusif de la langue française dans tous les actes publics sans distinction43.

21 Régnier poursuit en affirmant que « cette disposition a été déclarée commune aux États romains, par un arrêté de la Consulta Straordinaria, en date du 10 août 1809 ». Le ministre de la Justice reprenait d’abord les raisons invoquées dans le décret impérial concédant le privilège susmentionné à la Toscane et qui faisaient partie du préambule du décret : d’un côté la protection spéciale accordée aux trois départements de la Toscane, de l’autre le désir de maintenir la pureté de la langue italienne. Mais il ajoutait un élément clé à la discussion : il aurait été vain de concéder ce même privilège aux départements annexés avant la Toscane, car ils ne brillaient pas particulièrement dans le domaine des arts et lettres. Enfin le Grand-Juge reconnaissait que l’utilisation de la langue française avait été dictée par des considérations purement politiques, visant à standardiser et franciser l’ensemble de l’Empire.

22 Cependant, dans ce même rapport, Régnier rappelle qu’à l’instar de la Toscane et des États romains, d’autres régions de l’Empire furent elles aussi exemptées de l’application de la loi du 24 prairial. « Par plusieurs décrets rendus dans le cours des années 1810 et 1811, votre Majesté a daigné accorder la même facilité à ses sujets des départements de la Hollande, de l’Allemagne, du Simplon et à ceux des Provinces illyriennes44 » . Ce qui avait été présenté comme un privilège unique pour la Toscane, au nom de la pureté de la langue qui y était parlée, puis étendue à Rome, pour la gloire de la deuxième capitale de l’Empire, avait en réalité aussi été accordé aux Pays-Bas, à l’Allemagne, au Simplon (Suisse) et aux provinces Illyriennes : de vastes territoires dans le système impérial45.

23 Ces concessions pouvaient peut-être s’expliquer par la difficulté à appliquer les objectifs d’uniformité et de rationalisation du projet administratif de Napoléon dans des contextes diversifiés et souvent difficiles, ce qui conduisit à des solutions davantage pragmatiques et conciliantes avec les autorités locales. Si les premières concessions revenant sur l’uniformité linguistique avaient été justifiées par une prédisposition particulière aux lettres et aux arts des habitants des départements toscans et romains, cette explication pouvait paraître difficilement valable pour les autres circonscriptions de l’Empire, précisément parce que le décret du 9 avril 1809 avait été promulgué en

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arguant du caractère unique de la situation italienne. Permettre l’utilisation des langues locales dans de si vastes territoires dut certainement apparaître comme un échec aux yeux de Napoléon et de ses fonctionnaires.

24 Il convient d’ajouter ici que les politiques adoptées dans les départements toscans et romains étaient « exceptionnelles » en ce qui concernait la langue des actes publics, mais également par d’autres aspects. Effectivement, en particulier dans les départements romains, les initiatives liées au système scolaire et au théâtre français ont été moins tangibles. Dans les départements toscans, à travers l’instruction publique, fut introduit, du moins sur le plan théorique, l’enseignement du français dans les écoles, les lycées et la faculté des lettres de l’Université de l’Académie de Pise, qui supervisait toutes les écoles des départements toscans46. Cependant, les problèmes liés à l’organisation et à l’ouverture de nouvelles écoles ralentirent la progression des études en général, et celle de la langue française en particulier47. De son côté, à Rome, la Consulta Straordinaria, au moment de son inauguration, estima qu’il y avait des questions plus urgentes à traiter que la réorganisation et la modernisation du système scolaire. Ce n’est qu’en 1812, peu avant la fin de la période napoléonienne, que fut nommé le recteur de la nouvelle Académie romaine, Giovanni Ferri de Saint-Constant. Il eu le temps de rédiger un « Rapport sur les organisations de l’instruction publique dans les départements de Rome et du Trasimène », dans lequel, faisant part de ses réflexions sur les changements à apporter, il souhaitait lui aussi l’inclusion de l’enseignement du français dans les écoles des départements de Rome48.

25 Cependant, l’aspect le plus impressionnant est lié au théâtre français. En effet, dans les départements toscans et romains, il n’a pas été mis en place d’initiative similaire aux sociétés de Mlle Raucourt dans le nord de l’Italie. En Toscane, toutefois, la troupe d’acteurs français au service de la Grande-Duchesse Elisa Baciocchi a été amenée à jouer sur les scènes des villes visitées par la sœur de Napoléon, vraisemblablement dans le double but de divertir la cour du Grand-duché et d’habituer la population aux scènes récitées en français49. Mais à Rome, l’annexion des États pontificaux n’a jamais conduit à envisager l’introduction d’une compagnie d’acteurs français. L’analyse de la documentation archivistique a révélé de nombreuses tentatives du gouvernement pour fournir à Rome un ballet, un opéra et un opera buffa (vaudeville), mais pas de spectacles en français, alors que ceux-ci-ci étaient présent dans tous les départements impériaux et royaux, ainsi que dans le Royaume de Naples50.

Langue et administration

26 L’exemple des politiques des départements romains est essentiel pour comprendre que les aspirations idéologiques de l’Empire napoléonien se heurtaient à des problèmes liés à la gestion quotidienne des structures institutionnelles et administratives. Des compromis furent donc nécessaires, dont l’exemption de l’usage de la langue française dans les actes publics, mentionnée précédemment. Dans le domaine administratif, cette mesure n’avait cependant pas résolu définitivement les difficultés linguistiques car des problèmes de communication au sein des bureaux demeuraient. Tel était également le cas lorsque le décret du 24 prairial an XI entra définitivement en vigueur. En fait, bien que beaucoup de fonctionnaires français aient été employés dans les départements annexés d’Italie, de nombreux postes importants dans les bureaux des institutions restaient aux mains des Italiens. Ceux-ci devaient donc faire face à deux types de

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difficultés : non seulement utiliser une langue, le français, qui n’était pas leur, mais encore maîtriser un langage bureaucratique auquel ils n’étaient pas habitués51.

27 Un aspect jusqu’à présent peu étudié doit en effet être pris en considération : il porte sur l’usage de la langue française dans l’administration des divers départements italiens. Celui-ci était conditionné par la composition des bureaux qui elle-même variait souvent52. Il convient ici de s’intéresser à quelques témoignages inédits sur l’emploi respectif du français et de l’italien dans les départements annexés à l’Empire. L’analyse des correspondances des principales préfectures montre que la documentation circulant entre le centre et les départements concernés par le décret du 24 prairial an XI (ceux de Ligurie, du Piémont et de Parme), et entre les préfets de ces différents départements, est presque entièrement en français53. Cependant, la question de la communication entre les préfets et les administrateurs locaux se pose différemment car les maires des petites villes et villages, contrairement aux préfets, étaient italiens. Dans ce cas, un recours important à la traduction de l’italien vers le français était nécessaire car ces maires ne pouvaient généralement pas communiquer en français.

28 Un cas rare et inédit, concernant le département de Gênes, permet de saisir les stratégies adoptées en réponse au sein des préfectures, à travers la désignation d’un fonctionnaire engagé dans le seul but de s’occuper des traductions de la Préfecture. Un décret du Préfet de Gênes, Marie Just Antoine de La Tourette, daté 24 octobre 1806, pris en considération de « la diversité des langues et idiomes employées dans le département de Gênes [qui] rend indispensable de créer à la Préfecture une place de Secrétaire-Interprète » nomme le sieur « De Ferrari (Baptiste) sous-chef à la Préfecture de Gênes […] secrétaire-interprète chargé de la traduction de pièces et actes présentés à l’administration »54. Le préfet établit un service devenu indispensable au sein de la préfecture, compte tenu de la diversité des langues (français et italien) et des dialectes (génois et piémontais). Bien qu’il existe très peu de traces archivistiques d’autres cas de fonctions si clairement liées à la différence linguistique dans les bureaux napoléoniens, il est raisonnable de supposer qu’il y avait d’autres employés jouant le rôle de traducteurs-interprètes dans les préfectures.

29 Toutefois le cas présenté devient d’autant plus intéressant que, quelques mois après l’engagement de De Ferrari, le préfet de Gênes recevait le prospectus publicitaire d’une entreprise dont le succès était lié à la période précise de sa création. Un certain Giuseppe Crivelli, sur lequel nous n’avons pas d’informations biographiques pertinentes, écrivit en effet à La Tourette le 2 juillet 1807 pour lui présenter son « Établissement général d’agence et de correspondance en matière civile, administrative et judiciaire, fondé à Gênes, chef-lieu de la 28e Division militaire par Crivelli55 ». À la lettre était joint un dépliant bilingue, dans lequel Crivelli exposait son curriculum, décrivait son agence et se présentait comme l’auteur d’une Raccolta Ragionata, une œuvre où il avait analysé l’administration française56. Le dépliant était suivi d’un prospectus en français dans lequel Crivelli réaffirmait ses compétences : « les traductions de la langue italienne en langue française et viceversa pourraient lui fournir des moyens très amples pour alimenter par intérim son bureau, mais cette partie étant réglée et organisée par un décret de M.r le Préfet, toute espérance à cet égard serait chimérique. Le traducteur juré de la Préfecture remplit déjà cette tâche qui est assez conséquente ». Crivelli était donc conscient que De Ferrari exerçait déjà les fonctions pour lesquelles il se présentait au préfet, mais il ajoutait : « L’occupation que le soussigné prend la liberté de demander à M.r le Préfet La Tourette dans sa lettre, sera

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très analogue à sa position actuelle et aux études administratives envers lesquelles le soussigné paraît entrainé par un penchant irrésistible et par un goût tout à fait naturel ». Nous ne savons pas si le Préfet de Gênes eut recours aux services de Crivelli, mais de toute manière, son cas reste significatif : il a saisi l’esprit et les besoins de l’époque, c’est-à-dire les traductions et la gestion de la correspondance des particuliers, mais surtout celle des institutions publiques, nécessités qui entravaient leur fonctionnement quotidien. En effet, les fonctionnaires devaient compter avec des pratiques alourdies par la problématique de la langue. Mais ce n’est qu’à des niveaux élevés, par exemple dans les préfectures, que le budget permettait d’engager un employé qui pouvait répondre à ces besoins, comme De Ferrari.

30 Dans les cas romain et toscan, la question de la langue en usage dans les bureaux est plus complexe car malgré la suspension de l’obligation d’utiliser le français, la communication ordinaire se réalisait dans les deux langues, donnant lieu à des situations exceptionnelles. L’une des plus intéressantes est celle des habitudes linguistiques du préfet de la Méditerranée (Livourne), le Français Guillaume Capelle, qui n’écrivait pas toujours dans sa langue maternelle. Pendant les premiers mois de l’annexion de la Toscane à l’Empire, Capelle n’a pas manqué d’écrire en italien à ses interlocuteurs, de toute évidence pour se faire connaître des notables locaux et pour donner une image inclusive de la collaboration57. Mais même après cette phase initiale, Capelle n’homogénéisa pas sa pratique linguistique : il lui arrivait d’écrire au même destinataire un jour en italien et le lendemain en français58.

31 Évidemment, dans son travail quotidien, le préfet n’écrivait pas lui-même ses lettres en italien, ayant recours à un fonctionnaire, souvent le secrétaire général. Capelle maintint néanmoins l’alternance entre les lettres en français et en italien pendant toute la durée de son mandat, jusqu’à son transfert à la fin de 1810, à Genève comme préfet du département du Léman. Son successeur, Michel-Augustin de Goyon, resta préfet de la Méditerranée jusqu’à la chute de Napoléon. La comparaison des correspondances se révèle parlante. En effet, l’arrivée du nouveau préfet marque un tournant dans la documentation : Goyon n’écrit ses lettres qu’en français59. Ce changement de politique n’est pas anodin. Une explication possible pourrait être la position idéologique du nouveau préfet, issu d’une famille noble, en faveur de politiques linguistiques moins conciliantes. D’ailleurs, si la loi du 9 avril 1809 autorisait l’usage de l’italien dans les actes officiels, elle n’obligeait cependant pas les fonctionnaires français à l’utiliser60.

32 Même lorsque l’italien demeurait la langue officielle, comme dans le Royaume d’Italie, l’analyse des documents du gouvernement central de Milan révèle une situation complexe. En effet, toutes les lois du Royaume furent promulguées en italien, à l’exception de trois statuts constitutionnels61. Toutefois, la documentation ordinaire contient beaucoup de documents en français car le vice-roi, Eugène de Beauharnais, écrivait dans sa propre langue. Cette pratique pouvait sembler « naturelle » compte tenu de ses origines, mais elle aurait pu également avoir une explication plus profonde, illustrée par les paroles de Napoléon qui, dans ses instructions à Eugène lors de son installation comme vice-roi, écrivait : « La connaissance qui vous manque de la langue italienne est un très bon prétexte pour vous abstenir62 ». Il n’y avait pas seulement la correspondance et la documentation du vice-roi qui étaient principalement rédigées en français, mais aussi celles des nombreux interlocuteurs français des fonctionnaires lombards employés dans le Royaume. Bien que peu nombreux, il existait aussi des

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Français engagés dans le gouvernement du royaume italien, entre autres Etienne Méjan, secrétaire du vice-roi, et Marie-François Auguste de Caffarelli, ministre de la Guerre et de la Marine du Royaume d’Italie, certes d’origine italienne63. La politique linguistique du Royaume d’Italie ne se résume donc pas au maintien de l’italien comme langue officielle64. La situation était plus complexe car le vice-roi souhaitait contrôler et orienter le consensus tout en apparaissant attentif aux enjeux locaux. De sorte qu’au quotidien, de nombreux fonctionnaires du Royaume échangaient souvent en français. Par conséquent, même si le français n’était pas prescrit, les fonctionnaires au service du vice-roi devaient le connaître pour s’acquitter de leurs fonctions administratives et gouvernementales. Or, il ne faut pas oublier que sur de nombreuses questions importantes, la référence au gouvernement de Paris était constante.

33 Outre la connaissance du français, le système napoléonien supposait une façon de travailler et de communiquer complètement nouvelle. Le problème de la langue n’était pas isolé puisqu’il fallait également connaître les lois et procédures du système français : « il faut aussi que, dans le même espace de temps, ils [les fonctionnaires italiens] apprennent par cœur le Code pénal, le Code civil, le Code de procédure, le Code des douanes, des domaines, des droits réunis, avec tous les arrêtés des cours impériales et de la cour de cassation, sans oublier les circulaires et décisions ministérielles »65. En effet, dans les départements réunis comme dans le Royaume d’Italie, outre l’application des codes législatifs français, la législation impériale était une référence constante. Le langage changeait très vite à travers le nouvel idiome juridique et bureaucratique que les Français avait introduit en Italie en même temps que la nouvelle administration. Celle-ci engendra un ensemble d’écrits (rapports, correspondances, bulletins, etc.) qui constituèrent une véritable rupture en termes de contenu et de quantité. L’augmentation du niveau de production de documents divers et de correspondance distingue fortement ce début du XIXe siècle, quand la langue italienne commença à prendre sa forme définitive.

34 On peut à bon droit supposer que la masse des écrits français, ou basés sur le modèle français, a joué un rôle notable dans l’émergence de l’idée de ce qu’aurait dû être l’italien moderne dans l’esprit des fonctionnaires italiens. De fait, ceux-ci remplissaient souvent un double rôle d’employé ou de bureaucrate du gouvernement français en Italie, mais aussi d’écrivain. Un exemple important en ce sens est celui de Giuseppe Bernardoni qui était chef de division du ministère de l’Intérieur du Royaume d’Italie. Bernardoni publia à Milan en 1812 un ouvrage intitulé Elenco di alcune parole oggidì frequentemente in uso le quali non sono ne’ vocabolari italiani66, où la plupart des mots cités font partie de la « langue utilisée par les secrétaires ». Avec cette formule, Bernardoni renvoie à la nouvelle langue bureaucratique introduite par les Français. Le travail de Bernardoni, comme on le montrera plus loin, a eu des répercussions sur le débat qui suivit l’occupation napoléonienne ; mais il est aussi révélateur de l’impact des pratiques administratives sur la communication dans la vie quotidienne, source de nouvelles réflexions sur la langue italienne.

La réaction des hommes de lettres

35 Cesare Balbo est une autre figure importante assumant le double rôle de fonctionnaire napoléonien et d’homme de lettres. Historien et homme politique italien de premier plan, Balbo fut très jeune secrétaire général de la Giunta Straordinaria di Toscana en 1808,

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puis de la Consulta Straordinaria degli stati romani en 1809 et 181067. Il ressort clairement de la documentation officielle que Balbo, en tant que fonctionnaire napoléonien, respectaient les devoirs de sa fonction également au niveau linguistique, puisqu’il décida d’adopter une politique cohérente en adressant des lettres en français à tous ses interlocuteurs, qu’ils soient français ou italiens. Comme il écrivait au nom du gouvernement impérial, son choix peut être compris comme dicté par le désir de se conformer aux pratiques de ses collègues français, mais aussi comme une marque de respect vis-à-vis du gouvernement français et de sa langue.

36 Au moment où Balbo était occupé par les derniers travaux de la Consulta à Rome, et avant de s’installer à Paris en 1811 après avoir été nommé conseiller d’État à seulement 22 ans, il s’impliqua aussi dans un échange de lettres avec son ami, Carlo Vidua68. Parmi les différents thèmes abordés entre eux, on trouve de manière récurrente celui de la langue italienne. Leur débat est important pour de nombreuses raisons, à commencer par le travail de Balbo au sein du gouvernement napoléonien. D’autre part, leurs échanges, notamment les réflexions de Vidua, montrent que les enjeux linguistiques préoccupaient tous ceux qui s’occupaient de près ou de loin de belles lettres. Enfin, le sujet est traité de manière approfondie, en particulier dans la relation entre les langues française et italienne. Dans une lettre datée du 12 juillet 1810, Vidua s’exprime sur la possibilité envisagée par Balbo d’écrire une œuvre historique. Ce dernier lui a probablement demandé conseil sur la langue à utiliser pour l’écriture, en évoquant la possibilité d’abandonner sa propre langue au profit du français. Vidua lui répondit : Il reste à choisir la langue. Mais que dois-je vous dire que vous ne compreniez déjà ? Vous direz que pour votre carrière vous avez besoin de bien étudier le français ? Telle est la vérité, que non seulement vous comprenez, mais qui vous pousse presque à abandonner la plus belle langue, et qui est la vôtre, pour elle. Ceci est d’ailleurs une pensée qui me fait frémir […] et je préférerais vous connaître trop mal pour pouvoir penser à bon droit qu’après tant d’amour et de zèle pour notre langue, vous pourriez finir par l’abandonner pour une langue étrangère, et quelle langue69 !

37 Ces lignes reflètent le mécontentement de Vidua vis à vis de l’emploi du français, mais aussi le constat que Balbo, en tant qu’officier napoléonien, se devait de le maîtriser. La proposition de Carlo Denina ne semble donc finalement pas si éloignée de la réalité de l’époque : les littérateurs, dans leur confrontation quotidienne avec les Français et du fait qu’ils occupaient souvent un poste dans l’administration française, comme Balbo, ont pu croire qu’il était plus commode d’écrire en français, en partie aussi parce que cette option impliquait une meilleure diffusion de leur travail. En outre, pour un Piémontais, le choix entre les différentes variantes de l’italien était loin d’être évident, étant donné que la langue italienne n’avait pas encore trouvé sa forme unifiée. Même Balbo ressentait l’inquiétude qui planait à l’époque dans son cercle littéraire, et ce sentiment transparait dans son introduction à l’édition posthume des lettres de Carlo Vidua : La quasi-totalité d’entre nous écrivaient francisé (« infranciosato »), et les autres, pour échapper à ce vice, s’étaient jetés dans les archaïsmes et les florentinismes («fiorentinismi affettati »). Chacun sait que cette alternative a perduré longtemps, et ils sont peu, très peu, ceux qui s’en sont sortis sans l’un ou l’autre vice ; certains ont même trouvé le moyen de les réunir tous les deux. Carlo [Vidua] nous a tous précédé, et son époque avec, et il a écrit, dès ce moment-là, dans le vrai italien70.

38 Cette recherche du « vrai italien » dont parle Balbo avait torturé Vidua lorsqu’il s’était attelé à la rédaction de son seul ouvrage datant du milieu de l’époque napoléonienne, à

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savoir Dello stato delle cognizioni in Italia, qui portait sur divers sujets, y compris la question de la langue italienne71. Après une première relecture, Vidua écrivit à Balbo qu’il s’était retrouvé dans « une mer d’ennuis, à découvrir chaque jour de nouvelles inélégances, un grand nombre d’erreurs, de nouveaux doutes sur la langue, et toujours des mots francisés qui passaient inaperçus ». Les travaux de Vidua, et de tous les écrivains italiens, ont été influencés par la peur « d’insérer nouvelles bévues, ou de laisser quelques Gallicismes ou grosses erreurs72 ». Pour essayer d’éviter ces erreurs, Vidua a cherché du réconfort dans les manuels du temps et s’est « entouré [des Vocabulaires] de Corticelli et de l’Académie de la Crusca, des Synonymes de Rabbi, de trois ou quatre grammaires et de l’Orthographe du Facciolati 73 » : ces multiples « autorités » linguistiques ne l’ont cependant pas beaucoup aidé à clarifier les choses, parce qu’elles étaient souvent en désaccord entre elles.

39 Finalement, à partir de tous les cas cités, qui ne représentent qu’une partie de ceux découverts, nous pouvons conclure que la présence du français a engendré, plus que jamais auparavant, des difficultés pour les hommes de culture. Nous ne pouvons guère imaginer la confusion qui régnait alors dans l’esprit des savants vis-à-vis de la langue italienne : ils devaient faire à la fois avec les usages complexes d’un langage non encore commun et avec la volonté de doter la nation italienne d’une langue moderne. À ces enjeux se surimposèrent les questions liées aux politiques de francisation de la société italienne mises en œuvre par Napoléon, qui de leur côté contrastaient avec la promotion de l’italien à travers la création des prix littéraires de la Crusca et de l’Arcadia.

40 À cet égard, le premier prix de la première édition de l’Accademia della Crusca fut remporté en 1809 par un savant dont les travaux eurent des retombées tout au long du XIXe siècle. Il s’agit de l’abbé Antonio Cesari, vainqueur avec son ouvrage Dissertazione sopra lo stato presente della lingua italiana74. À travers une discussion sur l’état de l’italien, Cesari mettait en valeur les moyens de conduire la langue italienne vers une pureté de forme qu’elle aurait possédé à ses origines, dans la Toscane du XIVe siècle. Antonio Cesari est ainsi considéré comme l’un des fondateurs du courant du Purismo75 qui allait marquer le climat littéraire et les programmes scolaires de l’Italie risorgimentale76, en promouvant l’argument déjà séculaire selon lequel le toscan archaïque constituait la véritable langue italienne.

41 Bien que Cesari ait publié dès 1810, le travail considéré rétrospectivement comme le premier spécifiquement puriste est plutôt l’Elenco de Giuseppe Bernardoni qui date de 181277. En effet, l’intention de Bernardoni n’était pas seulement de mettre à jour le vocabulaire de l’époque : son Elenco était conçu comme polémique, affirmant publiquement le rejet de certains mots utilisés dans la société italienne. Il convient d’ajouter que Bernardoni l’avait rédigé à la demande du ministre de l’Intérieur du Royaume d’Italie, Vaccari, qui s’alignait ainsi sur les politiques napoléoniennes de promotion de la langue italienne la plus pure.

42 Les initiatives du gouvernement impérial et royal ont donc favorisé un mouvement qui a perduré. On ne saurait en effet négliger l’importance du lien entre la promotion de la pureté de la langue par les prix napoléoniens et le mouvement intellectuel qui favorisa cette même pureté tout au long du XIXe siècle, marquant le développement de la nation et de l’État italien. La persistance de ce mouvement au cours du temps est également significative, alors même que le Purismo avait été combattu par les principaux protagonistes de la scène littéraire italienne de l’époque comme Vincenzo Monti et

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surtout Alessandro Manzoni. Ce dernier entretenait une abondante correspondance avec Cesari, mais il n’était pas d’accord avec son argument « archaïque » comme le soulignera un écrit inédit publié seulement après la mort de Manzoni78.

43 L’importance de Manzoni dans le débat sur la langue italienne rejoint aussi notre discussion d’une autre manière : il a en effet été fortement influencé par la culture et la langue française. Des événements biographiques l’ont amené à résider à Paris de 1805 à 1810, et plus généralement, sa formation littéraire et personnelle s’est déroulée au beau milieu de l’époque napoléonienne. Dès le début de sa carrière, Manzoni a exprimé, comme ses contemporains, sa consternation à l’égard de l’italien et son admiration pour la langue française, comme il s’en explique dans une longue lettre à Claude Fauriel datée du 3 novembre 1821, quelques années après la chute de Napoléon : Ce fait est (je regarde pour m’assurer que personne n’écoute) ce triste fait est, à mon avis, la pauvreté de la langue italienne. Lorsqu’un Français cherche à rendre ces idées de son mieux, voyez quelle abondance et quelle variété de modi il trouve dans cette langue qu’il a toujours parlé, dans cette langue qui se fait depuis si longtemps et tous les jours dans tant de livres, dans tant de conversations, dans tant de débats de tous les genres. […] Imaginez-vous au lieu de cela un Italien qui écrit, s’il n’est pas Toscan, dans une langue qu’il n’a presque jamais parlé, et qui (si même il est né dans le pays privilégié) écrit dans une langue qui est parlée par un petit nombre d’habitants de l’Italie, une langue dans laquelle on ne discute pas verbalement de grandes questions, une langue dans laquelle les ouvrages relatifs aux sciences morales sont très rares, et à distance, une langue qui (si l’on en croit ceux qui en parlent davantage) a été corrompue et défigurée justement par les écrivains qui ont traité les matières les plus importantes dans les derniers temps […]. Qu’il se demande si la phrase qu’il vient d’écrire est italienne ; comment pourrait-il faire une réponse assurée à une question qui n’est pas précise ? Car, que signifie italien dans ce sens ? Selon quelques-uns ce qui est consigné dans la Crusca, selon quelques autres ce qui est compris dans toute l’Italie, ou par les classes cultivées : la plupart n’applique à ce mot aucune idée déterminée. Je vous exprime ici d’une manière bien vague et bien incomplète un sentiment réel et pénible79.

44 Le doute permanent des écrivains italiens les auraient conduit à opérer des choix drastiques, comme ceux des puristes que Manzoni ne blâme d’ailleurs pas. Il croit au contraire en la « rigueur farouche et pédantesque de nos puristes qui, à mon avis, produit un sentiment général fort raisonnable ; c’est le besoin d’une certaine fixité, d’une langue convenue entre ceux qui écrivent et ceux qui lisent [...] ». Manzoni explique à Fauriel ces mêmes doutes qui depuis des décennies taraudent les esprits des littérateurs italiens : « Dites-moi à présent ce que doit faire un Italien, qui ne sachant faire autre chose, veut écrire […], dans le désespoir de trouver une règle constante et spéciale pour bien faire ce métier ». Une aide providentielle pourrait venir des « écrivains d’autres langues, les Français surtout ».

45 Cette déclaration de Manzoni démontre qu’après la chute de l’empire napoléonien en Italie les réflexions autour de la langue se distinguaient encore incontestablement par des comparaisons constantes avec le français. En effet, si, après la chute de l’Empire, la culture française en Italie a été vaincue, comme l’affirmait Hazard, nous avons vu à quel point le gouvernement napoléonien était intervenu dans les questions linguistiques italiennes, avec des conséquences durables. Même s’il est très difficile de déterminer si la diffusion du français et la référence constante des écrivains à cette langue sont imputables à la diffusion de la culture française du XVIIIe siècle ou bien aux résultats des politiques et de la présence impériale, il reste possible de proposer quelques réflexions conclusives.

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46 On a en effet essayé de démontrer comment, dans l’Italie napoléonienne, la dimension culturelle est entrelacée avec la dimension politique par l’intermédiaire de l’élite culturelle italienne80. En effet, à travers ses fonctions gouvernementales ou ses engagements personnels, elle a été impliquée dans les questions linguistiques soulevées par les initiatives napoléoniennes. Les intellectuels italiens ont tissé une continuité entre la période précédant et celle suivant l’occupation napoléonienne, permettant ainsi l’absorption des apports français, puis leur dépassement, selon l’interprétation de Hazard. Cet article a ensuite mis en évidence les conséquences des propositions de Hazard, résumées ci-dessous, conséquences qu’il avait évoquées mais sans les articuler à sa thèse initiale.

47 La première, et la plus importante, réside dans les interactions constantes avec la langue française. En fait, la confrontation quotidienne avec le français des hommes de lettres italiens dans l’exercice de fonctions administratives de l’empire, même pour ceux œuvrant dans les territoires ayant conservé l’usage officiel de la langue italienne, ne faisait que souligner à quel point cette dernière restait floue, archaïque et complexe par rapport au français, clair et simple. Il apparaissait alors urgent de moderniser l’italien, ce qui aurait favorisé l’amélioration du fonctionnement des institutions gouvernementales et facilité la communication, mais également encouragé une nouvelle littérature. La deuxième conséquence est que, par les entorses à l’uniformité francophone et la promotion d’une langue pure et toscane, Napoléon avait renforcé un mouvement déjà très puissant, qui se concrétisera par la suite dans le Purisme. Nous l’avons déjà vu ci-dessus : bien que ce mouvement ait rencontré de nombreux et illustres adversaires comme Alessandro Manzoni (mais aussi Vincenzo Monti qui, dans sa Proposta, cherchait à s’opposer au dogmatisme de la Crusca81), il contribua tout au long du XIXe siècle à rendre la langue italienne plus forte, quoique pas plus moderne.

48 Les initiatives de Napoléon, qui, pour certains, n’étaient qu’un prétexte pour séduire l’élite culturelle italienne, ont en réalité favorisé l’ouverture d’un débat qui rejouait en partie sur d’anciens thèmes, lesquels y trouvèrent par la suite de nouveaux adeptes. Ces derniers se firent les partisans d’une volonté de doter la nation italienne de sa propre langue. C’est d’ailleurs à la fin de la domination napoléonienne que le lien entre langue et nation commença à alimenter le débat sur le Risorgimento82, avec le désir de libérer la nation italienne de sa dépendance envers les peuples et les langues étrangers.

NOTES

1. Paul HAZARD, La Révolution française et les Lettres italiennes (1789-1815), Paris, Hachette, 1910.

2. Giuseppe RICUPERATI, « Paul Hazard », Belfagor, vol. 23, n. 5, 1968, p. 564-595 (576). 3. Sur la réception de Hazard en Italie cf. Comparatistica. Annuario italiano, vol. 7, 1995, p. 182-183. 4. Giovanni GENTILE dans La Critica. Rivista di Letteratura, Storia e Filosofia diretta da B. Croce, n. 9, 1911, p. 454-456.

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5. Sur Giovanni Gentile et Benedetto Croce comme interprètes de la parabole napoléonienne cf. l’introduction de Antonino DE FRANCESCO, L’Italia di Bonaparte: politica, statualità e nazione nella penisola tra due rivoluzioni, 1796-1821, Turin, Utet, 2011. 6. Paul HAZARD, La rivoluzione francese e le lettere italiane (1789-1815), Roma, Bulzoni, 1995. 7. Au cours des dernières décennies, ce thème a été au centre des études de nombreux historiens, notamment anglo-saxons, qui ont remis en question les racines idéologiques des conquêtes napoléoniennes en Europe cf. Stuart WOOLF, Napoleon’s Integration Of Europe, London/New York, Routledge, 1991. Cependant, c’est l’historien Michael Broers qui croit qu’en Italie l’impérialisme culturel napoléonien a eu le point de développement maximal, thèse qui se développe dans une de ses œuvres les plus importantes : Michael BROERS, The Napoleonic Empire In Italy. Cultural Imperialism In A European Context?, London, Palgrave Macmillan, 2005. Le travail de Broers a fait l’objet de nombreuses discussions (cf. Steven ENGLUND, « Monstre Sacré: The Question of Cultural Imperialism and the Napoleonic Empire», The Historical Journal, 51, n.1, 2008, p. 215-250), surtout à cause de sa thèse la plus controversée, à savoir la dépendance directe du mouvement de résurgence nationaliste italien vis-à-vis de l’impérialisme culturel napoléonien.

8. Sur la Questione della lingua cf. Maurizio VITALE, La questione della lingua, Palermo, Palumbo Editore, 1978. L’influence du français sur l’italien cf. Silvia MORGANA « L’influsso francese », Storia della lingua italiana. Vol. III. Le altre lingue, Torino, Einaudi, 1994, p. 671-719. 9. Cesare BECCARIA, « Frammento sullo stile », Il Caffè, I, XXV, 1764, cité dans Gianni FRANCIONI, Sergio ROMAGNOLI (dir.), Il Caffè 1764-1776, Torino, Bollati Boringhieri, p. 277. 10. Cf. Maurizio VITALE, Proposizioni teoriche e indicazioni pratiche nelle discussioni linguistiche del Settecento, dans Lia FORMIGARI, (ed. ), Teorie e pratiche linguistiche nell’Italia del Settecento, Bologna, Il Mulino, 1984. 11. Cf. Vittorio CRISCUOLO, « Per uno studio della dimensione politica della questione della lingua : Settecento e giacobinismo italiano », Critica Storica, XIV (1977), p. 410-470; XV (1978), p. 109-171; XV (1978), p. 217-344. 12. Gian-Francesco GALEANI-NAPIONE, Dell’uso e dei pregi della lingua italiana, Volume I, Turin, Barbino e Prato, 1791, p. 3. 13. Melchiorre CESAROTTI, Saggio sopra la lingua italiana, publié sous sa forme définitive en 1802 sous le titre Saggio sulla filosofia delle lingue applicato alla lingua italiana, Padoue, Brandolese, 1802. 14. Cf. Vittorio CRISCUOLO, Il valore nazionale della lingua nella polemica fra Cesarotti e Galeani-Napione, dans Beatrice Alfonzetti et Marina Formica (éd.), L’idea di nazione nel Settecento, Rome, Edizioni di storia e letteratura, 2013, p. 63-64. 15. Par exemple Matteo Galdi, Giuseppe Compagnoni et Girolamo Bocalosi, cf. Vittorio CRISCUOLO, « Per uno studio…op. cit.», XV, p. 109-171. 16. Au sujet de la langue du Triennio dans le discours politique de l’ère républicaine en Italie cf. Erasmo LESO, Lingua e rivoluzione: ricerche sul vocabolario politico italiano del triennio rivoluzionario, 1796-1799, Venise, Istituto veneto di scienze, lettere e arti, 1991.

17. Carlo DENINA, Dell’uso della lingua francese. Discorso in forma di lettera diretto ad un letterato piemontese, Berlin, Quien, 1803; Giovanni ROSINI, Della necessità di scrivere nella propria lingua. Orazione premiale pronunciata alle pubbliche lezioni di eloquenza italiana all’Università di Pisa nell’anno 1806, Florence, Molini e Landi, 1808.

18. Traduit par Paul HAZARD, op. cit., p. 322. 19. Carlo DENINA, op. cit., p. 3.

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20. Tout d’abord, l’origine ancienne et commune des peuples Gaulois cisalpins et transalpins à l’époque romaine, puis les nombreuses campagnes de conquête menées par les Français au cours des siècles.

21. Vincenzo Monti, 11 mars 1807, traduit par Paul HAZARD, op. cit., p. 271.

22. Aimé GUILLON DE MONTLEON, De quelques préventions des Italiens contre la langue et la littérature des Français : lettre à l’abbé Denina à l’occasion de son opuscule: Dell’uso della lingua francese nel Piemonte, Milan, Destefanis, 1805. 23. Ibid., p. 2.

24. Piero FIORELLI, « L’italiano, il francese, la Toscana e Napoleone », dans Studi in onore di Manlio Udina, II, Milan, Giuffrè, 1975, p. 1577-1602. 25. Ibid., p. 1579. 26. Pour un cadre de la francisation de l’éducation en Italie cf. Elena BRAMBILLA, Carlo CAPRA, Aurora SCOTTI (dir.), Istituzioni e cultura nell’Italia napoleonica, Milano, Franco Angeli, 2008, Jacques- Olivier Boudon (dir.), Napoléon et les lycées: enseignement et société en Europe au début du XIXe siècle, Paris, Nouveau monde, 2004, p. 123 ; Sandro BUCCI, La scuola italiana nell’età napoleonica. Il sistema educativo e scolastico francese nel Regno d’Italia, Rome, 1976 ; Angelo BIANCHI, « Scuola e società nell’Italia napoleonica. Giovanni Scopoli e l’istruzione femminile (1809-1816) », dans Le carte e gli uomini. Storia della cultura e delle istituzioni (secoli XVII-XX). Studi in onore di Nicola Raponi, Milan, Vita & Pensiero, 2004, p. 125-151. 27. Intéressant à cet égard est le cas du lycée de Parme dans le département du Taro où l’élite locale s’oppose à l’ouverture du lycée cf. Michael BROERS, Le lycée de Parme sous le Premier Empire : une manifestation d’impérialisme culturel ?, dans Jacques-Olivier BOUDON (dir.), op. cit., p. 147-164.

28. Cf. Raul MARKOVITS, Civiliser l’Europe: Politiques du théâtre français au XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 2014 ; Philippe BOURDIN, « Les limites d’un impérialisme culturel, le théâtre français dans l’Europe de Napoléon », Le movement social, 2015/4 (n. 253), p. 89-112 ; Alberto BENTOGLIO, « Mlle Raucourt e la compagnia imperiale e reale dei commedianti francesi in Milano (1806- 1814) », ACME, n. 43, I, 1990 ; Henry LYONNET, « Mademoiselle Raucourt directrice des théâtres français en Italie (1806-1807) », Bulletin de la société du théâtre, 1902, 1, p. 43-78. 29. Raucourt expliqua à Napoléon que le but de l’entreprise était de « faciliter les relations entre les deux peuples [et] propager la langue française » : Alberto BENTOGLIO, op. cit., p. 17. Un autre exemple est celui du régisseur de Raucourt, un certain Lejey, qui demande au préfet du département du Reno, au Royaume d’Italie, un certificat dans lequel le préfet déclarerait que la société a répondu à : « l’utilité des théâtres français dans ce Royaume, pour la propagation d’une langue qui a toujours été recherchée, principalement dans cette ville savante » : ASBo, Prefettura del Dipartimento del Reno, Titolo XXVI (Spettacoli), Anno 1809, lettre du 31 octobre 1809. 30. Il s’agit de Benedetto Ricci qui, dans une lettre adressée au gouvernement de Milan à la suite de sa nomination, tient ces propos frappants : « le but du gouvernement [en introduisant un spectacle de langue française en Italie] est plus sublime, plus vaste et plus généralement avantageux. Ses intentions, en admettant chez-lui un théâtre étranger dans une sorte de concurrence avec le théâtre national, sont, non pas simplement d’augmenter les plaisir du public, mais encore de faciliter au théâtre national les moyens de s’approprier ce qu’il peut trouver de bon dans l’autre; c’est d’exciter en lui une émulations propice aux progrès de l’art dramatique en Italie, comme encore de familiariser les indigènes avec la langue des français qui se trouvent, comme eux, les sujets du même monarque, et pour ainsi dire les enfant du même père» : Archivio di Stato di Milano (ASM), Atti di governo, Spettacoli p.m., n. 26, 26 décembre 1813. 31. Bulletin des lois de l’Empire français, Paris, De l’imprimerie impérial, IV série, tome 8, p. 321.

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32. Bulletin de la République français, op. cit., série III, tome 8, p. 598. 33. Bulletin des lois de l’Empire français, op. cit., IV série, tome 11, n. 4303, p. 147. 34. Bollettino delle leggi e decreti imperiali pubblicati dalla consulta straordinaria negli stati romani, Rome, Vol. III, 1809, p. 816-817 (en français dans le texte). 35. Fabrizio FRANCESCHINI, « I nipotini di padre Cesari. Il purismo e la sua influenza nella scuola dell’Italia Unita », dans Silvia morgana, Nicoletta maraschio, Annalisa Nesi (dir.), Storia della lingua italiana e storia dell’Italia Unita, Firenze, Cesati, 2011, p. 295-310. 36. Ibid. p. 298. 37. Sur l’Arcadia cf. Maria Teresa ACQUARO GRAZIOSI, L’Arcadia. Trecento anni di storia, Roma, Palombi, 1991. 38. Cf. Carlo SALSOTTO, Le opere di Carlo Botta e la loro varia fortuna. Saggio di bibliografia critica con lettere inedite, Roma. F.lli Bocca, 1922. 39. Traduction de Paul HAZARD, op. cit., p. 323, lettre du 10 mars 1810.

40. Cf. Paul VIGIER, « Diffusion d’une langue nationale et résistance des patois en France au XIXe siècle », Romantisme, 1979, n. 25-26, p. 191-208.

41. Michel DE CERTEAU, Dominique JULIA, Jacques REVEL, Une politique de la langue, la Révolution française et les patois, Paris, Gallimard, 1975. 42. Cf. Sven KÖDEL, Die Enquête Coquebert de Montbret (1806-1812), Bamberg, University of Bamberg Press, 2014. 43. Rapport du Grand-Juge Ministre de la Justice, Section de législation. M. le Chevalier Faure, Rapporteur. 1re Rédaction. no d’enregistrement 32.806, Paris, De l’Imprimerie impérial, 5 mars 1812. 44. Ibid. 45. En ce qui concerne l’Allemagne, il est important de souligner les travaux de Claudie Paye sur la langue et la culture en Westphalie à l’époque napoléonienne : Claudie PAYE, Der französischen Sprache mächtig. Kommunikation im Spannungsfeld von Sprachen und Kulturen im Königreich Westphalen 1807-1813, Oldenbourg, München, Pariser Historische Studien, 2013 ; id., Cassel, prisme de l’identité westphalienne ou petit Paris au bord de la Fulda? Pratiques identitaires et frictions culturelles au royaume de Westphalie (1807–1813), Jacques-Olivier BOUDON, Gabriele B. CLEMENS (dir.), Erbfeinde im Empire? Franzosen und Deutsche im Zeitalter , Ostfildern, Thorbecke, 2016, p. 33-50. 46. Fondamental pour l’étude de cette institution : G. TOMASI STUSSI, « Per la storia dell’Accademia Imperiale di Pisa (1810-1814)», Critica Storica, Firenze, Olschki, 1983, XX, n.1, p. 61-120. 47. Romano Paolo COPPINI, Alessandro TOSI, Alessandro VOLPI (éd.) L’Università di Napoleone. La riforma del sapere a Pisa, Pise, Edizioni Plus - Università di Pisa, 2004. 48. AN, F17 1602; on utilise ici la version du rapport analysée et partiellement transcrite par Paolo Alvazzi Del Frate, Università napoleoniche negli Stati Romani. Il Rapport di Giovanni Ferri de Saint- Costant sull’istruzione pubblica (1812), Roma, Viella, 1995. 49. L’entreprise au service de la Grande-Duchesse Elisa est un sujet qui n’a pas encore été étudié. Les archives, cependant, recèlent de nombreuses traces de la tournée de la compagnie dans les villes de Lucques, Pise, Livourne et Florence : cf. Archivio di Stato di Lucca (ASLu), Segreteria di Stato e di Gabinetto del Principato Lucchese, filza n. 218, Archivio di Stato di Pisa (ASP), Accademia dei Costanti, filza n. 19 et ASP, Teatro E. Rossi, Accademia dei Costanti, filza n. 9 ; Archivio di Stato di Livorno (ASLi), Accademia degli Avvalorati, filza n. 20 ; Archivio di Stato di Firenze (ASF), Accademia degli Intrepidi, Filza n. 116. 50. À propos de l’introduction du ballet, de l’opéra et de l’opera buffa à Rome: Archivio di Stato di Roma (ASRo), camerale II, VI teatri, n. 2126 e 2131; Archivio storico capitolino (ASC), arc XXVI, tomo 32, delibera del 21 aprile 1811. Sur le théâtre français dans le royaume de Naples cf. Valeria DE GREGORIO CIRILLO, I ‘Comédiens français ordinaires du roi’. Gli spettacoli francesi al teatro del Fondo nel periodo napoleonico, Naples, Liguori, 2008.

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51. À propos de l’influence française sur la langue administrative et juridique et les conséquences sur la langue italienne cf. Francesca FUSCO « Il linguaggio del diritto e della burocrazia nel XIX secolo tra aperture e istanze puristiche », Italiano lingua due, n. 1, 2016, p. 246-268. 52. Jacques Boucher de Perthes raconte ce que devait être la situation à l’époque. Le 26 mars 1810, il écrit au directeur général des douanes romaines, Jean-Baptiste Collin de Sussy, au sujet de la composition des bureaux de la douane de Foligno : « Le personnel de ma division semble avoir été recruté sous la tour de Babel : Provençaux, Corses, Piémontais, Génois, Toscans, Romains, etc. », Jacques BOUCHER DE PERTHES, Sous dix rois. Souvenirs de 1791 á 1860, vol. II, Paris, Dumulin, 1863, p. 39. 53. Il y aurait beaucoup d’exemples d’archives et documentaires, alors veuillez-vous référer au travail de Paul HAZARD, op. cit., paragraphes III et IV, chapitre I, livre II, p. 192-218. 54. Archivio di Stato di Genova (ASG), Prefettura francese, n. 165. 55. Ivi, 2 juillet 1807. 56. Son Recueil raisonné des principales fonctions, devoirs et attributions des administrateurs des Comunes et des hospices, etc., entièrement en français est imprimé à Vercelli en 1806. Ce travail est cité dans Catalogo metodico della biblioteca del Ministero dell’Interno con indice alfabetico degli autori, Rome, Regia tipografia, 1872, p. 83. L’éditeur de l’œuvre de Crivelli étant un certain Felice Cerreti, imprimeur de la préfecture, on peut supposer que son travail a été soutenu par le gouvernement local. 57. Quelques exemples : ASP, Sottoprefettura di Pisa, busta n. 32, 16 mai 1808. ASLi, Prefettura del Mediterraneo, busta n. 19, 11 mai 1808. Ivi, 15 juin 1808, 25 juin 1808, 28 juin 1808, 29 juin 1808, 2 juillet 1808 e 6 juillet 1808. 58. Un exemple de lettres adressées au sous-préfet de Pise Giovan Francesco Mastiani : ASP, Sottoprefettura di Pisa, busta n. 32, 26 avril 1809 et 27 avril 1809. 59. Cf. ASP, Sottoprefettura di Pisa, filza n.83. 60. En ce sens, il est intéressant d’analyser l’exemple d’un autre préfet, celui du département de Rome, Camille de Tournon, qui, comme Capelle, pouvait envoyer le même jour deux lettres au même destinataire, l’une en français et l’autre en italien (par exemple deux lettres à De Gerando datées du 17 janvier 1810, cf. AN F1E 93). Dans certains cas, l’explication pourrait être que le fonctionnaire utilisait le français lorsqu’il écrivait lui-même la lettre pour les questions plus délicates, alors que pour les autres questions, il se fiait au secrétaire. Toutefois, il existe de nombreux exemples de lettres envoyées le même jour dans les deux langues sur le même sujet et au même destinataire. A cette pratique très particulière s’ajoute le fait que si, entre 1809 et le début de 1810, Tournon pouvait envoyer des lettres en français aux interlocuteurs français et italiens (ivi, 26 décembre 1809, 25 janvier 1810, 19-20 février 1810, 14 mai 1810; ASRo, camerale III, n. 2131, 23 mars 1810) dans la seconde moitié de 1810, toutes ses lettres étaient apparemment rédigées en italien (Ivi, lettres du 9 juin, 24 aout, 8 décembre 1810; AN, F1E 160, 18 mai, 5 novembre 7 décembre; ASRo, Buon governo, n. 128, lettres du 13 novembre, 19 novembre, 24 novembre, 17 décembre, 24 décembre 1810 ; ASRo, Miscellanea de governo francese, n. 29, lettre à Cesare Balbo del 24 juillet 1810. 61. Bollettino delle leggi del Regno d’Italia, Milano, Presso la stamperia Reale Veladini, 1805, p. 33, p. 54 et p. 91. 62. Correspondance de Napoleon Ier, Paris, Plon & Dumaine, 1861, t. 10, n. 8850, 7 juin 1805, p. 490. 63. Voici l’exemple d’une lettre en français de Carrafelli adressée au préfet de Bologne Francesco Mosca dans Archivio di Stato di Bologna (ASB), Prefettura del dipartimento del Reno, Tit. 14 Legislazione 1809, 5 octobre1809 (« J’ai l’honneur de vous prévenir, Monsieur le préfet, que je me rends à Milan… »). Une grande partie de la correspondance française provient des armées, qui s’adressent souvent aux préfets des territoires dans lesquels elles servent. Autres exemples de Bologne : ASB, prefettura del dipartimento del Reno, anno 1806, tit. XXVI, le commandant de

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l’armée au préfet du Reno, 23 décembre 1806; ibid., anno 1808, tit XXVI, le commandant de l’armée au préfet du Reno, 16 avril 1808. 64. Dans les documents du Podestà de Venise, il se trouve une lettre autographe d’Eugène de Beauharnais écrite en italien en 1810. Elle montre que le vice-roi était soucieux de paraître souple aux yeux les administrateurs locaux et qu’il commençait à essayer d’écrire lui-même en italien: «Vi ringrazio, Signor Podestà di Venezia, delle felicitazioni direttemi in nome vostro ed in quello del Municipio, intornò [sic] alla nascità di moi [sic] figlio. Sono felice pella parte che voi prendete alla mia gioia » (Archivio storico comunale di Venezia, anno 1810, Spettacoli, s.d.). 65. Jacques BOUCHER DE PERTHES, op. cit., vol. I, p. 474.

66. Giuseppe BERNARDONI, Elenco di alcune parole oggidì frequentemente in uso le quali non sono ne’ vocabolari italiani, Milano, da’ torchi di Gioanni Bernardoni, 1812.

67. Ettore PASSERIN D’ENTREVES, La giovinezza di Cesare Balbo, Firenze, Le Monnier, 1940. 68. Cesare BALBO, Lettere di Carlo Vidua pubblicate da Cesare Balbo, Turin, Giuseppe Pomba, 1834. 69. Ibid., p. 174. 70. Ettore PASSERIN D’ENTREVES, op. cit., p.18. 71. Carlo VIDUA, Dello stato delle cognizioni in Italia. Discorso del Conte Carlo Vidua, Turin, Giuseppe Pomba, 1834. Ce travail a été publié en 1834, mais il était déjà achevé en 1813, quand Carlo Vidua avait laissé les aspirations littéraires pour les voyages qui lui conduiraient à l’Indonésie où il est mort de brûlures rapportées par l’éruption d’un volcan sur l’île de Celebes, aujourd’hui Sulawesi. 72. Cesare BALBO, op. cit., p. 297. 73. Ibid. 74. Antonio CESARI, Dissertazione sopra lo stato presente della lingua italiana, Verone, Ramanzani, 1810. 75. Maurizio VITALE, «Purista» e «Purismo». Storia di parole e motivi della loro fortuna, dans L’oro nella lingua. Contributi per una storia del tradizionalismo e del purismo italiano, Milan-Naples, Ricciardi, 1986, p. 3-37. 76. Fabrizio FRANCESCHINI, op. cit., p. 305-310. 77. Rita LIBRANDI, « Ancora su Giuseppe Bernardoni, corrispondente di Monti, librettista e purista per caso », dans Lingua e Stile, Rivista di storia della lingua italiana, n. 2, 2014, p. 237-266. 78. Alessandro MANZONI, « Il sistema del Padre Cesari » dans Opere inedite o rare di Alessandro Manzoni, Milan, Fratelli Rechiedei, 1898, p. 105-183. 79. Carteggio Alessandro Manzoni-Claude Fauriel, lettre no 67 (en français), Milan, Centro Nazionale di Studi manzoniani, 2000, p. 109. 80. Pour une étude approfondie de l’élite culturelle italienne comme moyene de continuité entre la phase révolutionnaire et la phase napoléonienne en Italie, et comment cette continuité contribue à nourrir la conscience nationale italienne Cf. Umberto CARPI, Patrioti e napoleonici. Alle origini dell’identità nazionale, Pise, Edizioni della Normale di Pisa, 2013. 81. Vincenzo MONTI, Proposta di alcune correzioni e aggiunte al Vocabolario della Crusca, Milan, Fontana, 1817. Pour une analyse du travail de Monti et de sa Proposta cf. Andrea DARDI, Gli scritti di Vincenzo Monti sulla lingua italiana, Firenze, Olschki, 1990.

82. Maurizio DARDANO, La lingua della nazione, Roma-Bari, Laterza, 2011.

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RÉSUMÉS

Le travail de Paul Hazard sur le lien entre la Révolution française et les lettres italiennes n’a pas eu la postérité académique qu’il méritait. A cet égard, il est utile d’analyser les positions des intellectuels italiens de l’époque napoléonienne par rapport à l’occupation française de la péninsule italienne. La présence physique des Français dans l’administration et la société civile a également déclenché un changement dans la langue italienne. Les politiques linguistiques napoléoniennes, quoique pas uniformes dans tous les départements italiens, ont en outre joué un rôle dans l’évolution du débat intellectuel sur la langue italienne.

Paul Hazard’s work on the link between the French Revolution and Italian letters did not get the academic development it deserved. In this respect, it is useful to analyse the debate of Italian intellectuals of the time in relation to the French occupation of the Italian peninsula during the Napoleonic period. The physical presence of the French in the administration and civil society had also triggered a change in the Italian language. Napoleonic linguistic policies, which were not uniform in all Italian departments, have also played a role in changing the intellectual debate on the Italian language.

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Mots-clés : langue italienne, Premier Empire, Napoléon, controverse linguistique Keywords : Italian language, First Empire, Napoleon, linguistic issue

AUTEUR

ELISA BACCINI Université de Padoue

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Comptes rendus de lecture

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Antonino de Francesco, La guerre de deux cents ans. Une histoire des histoires de la Révolution française, Paris, Perrin, 2018, 442 pages.

Valentine Brunet

1 L’histoire de la Révolution française a longtemps soulevé les passions, par l’ampleur des bouleversements qu’elle a entraînés et la portée universelle de son message émancipateur. On lui a souvent opposé l’image mythique d’une « Glorieuse Révolution » d’Angleterre (1688) qui se serait déroulée sans aucune effusion de sang et aurait suscité un large consensus. Cependant, les luttes avaient été tout aussi violentes outre- Manche, même si elles s’étaient exprimées au cours de la première Révolution de 1642-16601. Si 1688 permit de résoudre ces tensions, ce ne fut qu’au prix d’une répression féroce en Irlande. Pourtant, les ruptures révolutionnaires de part et d’autre de la Manche avaient été conduites dans un esprit différent. John Locke, dont les écrits accompagnent 1688, met l’accent sur le pacte fondateur liant les gouvernants et leurs sujets, ce qui justifierait, en cas de félonie du roi, un droit de rébellion du peuple2. Mais ce droit à la résistance ne s’exercerait que dans les situations exceptionnelles. Ainsi, le recours à une « révolution » restait conçu comme un moyen de revenir à un point fixe : en 1688, il s’agissait de rétablir la constitution mixte de la monarchie anglaise garantissant un équilibre des pouvoirs entre Roi, Lords et Communes. À l’inverse, c’est la radicalité de 1789 en France qui consacre le sens nouveau du mot « révolution ». Le défi lancé aux monarchies d’Ancien Régime par les héritiers du Contrat social de Rousseau consiste à faire confiance au volontarisme politique en vue de bâtir un régime neuf conforme à des principes abstraits de liberté et de justice.

2 Aussi n’est-il pas étonnant que les défenseurs de l’ancienne société d’ordres se soient rapidement ligués contre la menace grandissante représentée par la Révolution française. Révolution et Contre-Révolution vont d’emblée de pair et ce choc inéluctable marque le début d’une « guerre de deux cents ans », selon le titre évocateur du livre d’Antonino de Francesco. Au fil des combats, c’est bien à la naissance de la catégorie

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politique de la modernité qu’on assiste. L’auteur rapproche le projet d’autonomie incarné par la Révolution française, posant la société comme créatrice de ses propres normes et valeurs, des « meilleures histoires de la Révolution », qui accompagnent ce processus de démocratisation. Il entend éclairer « la construction de la culture politique des principaux États d’Europe et d’Amérique par l’intermédiaire des fortunes historiographiques de la Révolution » (p. 14-15).

3 Portée aux nues par l’historiographie militante du XIXe siècle, vouée aux gémonies par ses adversaires nostalgiques de l’Ancien Régime, la Révolution a joué un rôle essentiel dans l’imaginaire collectif et la vie politique en France. Soulevant le patriotisme, projetant son messianisme sur toute l’Europe, la Révolution est l’événement majeur qui détermine les grandes lignes de fracture politiques au XIXe siècle. Dès la Restauration, le débat est vif entre « ultras » et libéraux, et les historiens ne vont cesser d’alimenter les polémiques par leurs interprétations à haute teneur idéologique de la décennie révolutionnaire. Sous le régime de Juillet, le clivage se complexifie, les historiens favorables à la Révolution se séparant en diverses écoles, républicaines, socialistes et communistes. Désormais, ce sont les libéraux qui aspirent à « terminer la Révolution » et défendent la paix à tout prix, comme Guizot et les Doctrinaires3, tandis que la gauche patriote veut poursuivre dans la lignée du messianisme révolutionnaire4. Malgré l’enracinement progressif du régime républicain après 1875, la barricade symbolique entre héritiers radicaux et socialistes de la geste révolutionnaire et conservateurs de sensibilité libérale ou monarchiste, n’est jamais vraiment tombée. Ce sont les représentants, éminents ou obscurs, classiques ou originaux, de cette « guerre de deux cents ans » que convoque Antonino de Francesco dans son ouvrage éponyme.

4 Si la Révolution fait l’objet de débats nourris en France tout au long des XIXe et XXe siècles, les controverses ne se sont pas limitées au cadre national, loin s’en faut. En cela, la perspective comparative choisie par Antonino de Francesco apparaît particulièrement féconde. En effet, l’historiographie de la Révolution française a déjà été bien étudiée dans le cadre national5. La réflexion comparatiste de l’auteur permet de percevoir la Révolution à l’aune des influences réciproques et des échanges entre des traditions historiographiques fort diverses, britannique, italienne, allemande, russe et américaine. Sans être simple, cette tâche est conduite avec brio par l’auteur, qui réussit à faire dialoguer et à montrer les croisements entre les différentes approches nationales, les choix qui sous-tendent les stratégies d’interprétation de l’événement révolutionnaire, l’impact du contexte sur la réception de l’historiographie française à l’étranger.

5 Universaliste et inédite dans son rationalisme politique, la Révolution française a d’abord suscité l’effroi, tout particulièrement outre-Manche. C’est cette radicalité du mouvement révolutionnaire initié en 1789 qui provoque la naissance de l’historiographie contre-révolutionnaire, avec la parution des Reflections on the Revolution in France (novembre 1790) d’Edmund Burke 6. Dans ce pamphlet sans concessions, le penseur anglo-irlandais pose les fondements de l’argumentation conservatrice, qui condamne la décision des révolutionnaires de faire table rase du passé. Burke reproche à la Constituante de méconnaître l’importance de la « prescription », de la durée et de l’hérédité, qui seules consacrent les droits historiques et concrets d’un peuple7. Son raisonnement oppose les droits concrets des Britanniques, garantis en 1688-1689, aux principes universels des droits de l’homme, proclamés en France en 1789, qu’il considère comme une chimère8. On ne saurait créer

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de nouvelles institutions solides ex nihilo, car un système politique est le fruit d’une longue maturation historique, d’un développement graduel, de l’expérience accumulée au fil des siècles. Pour Burke, les droits et libertés doivent être tirés du précédent. Loin d’incarner des valeurs rationnelles, telles la liberté et l’égalité, une constitution est une forme mystérieuse, baroque, dont les ressorts demeurent voilés aux yeux du peuple et dont l’antiquité est le meilleur gage de validité. Burke préfère la sagesse des ancêtres aux idées « dogmatiques » des philosophes français des Lumières9. S’il admet la notion de révolution, c’est uniquement en son sens premier, cyclique, visant à rétablir un ordre ancien. Cette idée n’était pas nouvelle : tout au long du XVIIIe siècle, les historiens britanniques avaient mis en scène le compromis constitutionnel issu de la « Glorieuse Révolution » de 1688, cette révolution-restauration10. Néanmoins, Burke pousse cette logique encore plus loin. Dans son esprit, le respect des traditions est l’une des principales conditions du maintien de la société ; chaque pays possède ses précédents, sa culture, ses préjugés, sans lesquels le tissu social se déchire. D’un traditionalisme, Burke a fait un véritable plaidoyer pour le conservatisme. De Francesco souligne combien ses idées fondamentales résonnent dans le débat public anglais, séduisant aussi bien les historiens que les publicistes. À cet égard, l’auteur aurait pu citer l’œuvre de Walter Bagehot, auteur libéral influent, dont les essais historiques et politiques et les travaux de journaliste reflètent bien l’emprise du « paradigme interprétatif » burkien (p. 122) outre-Manche au XIXe siècle11.

6 L’auteur montre que l’historiographie britannique se construit dans l’opposition frontale à la Révolution française, accusée de heurter toutes les spécificités nationales, en particulier le parlementarisme modéré et les réformes graduelles. À travers le combat que mène Burke contre la modernité politique, identifiée à la France depuis 1789, se consolide un autre mythe fondateur, celui de l’exceptionnalisme britannique. Ce modèle anglais réformiste est promis à un bel avenir, et ce malgré la tentative de Thomas Paine d’importer le langage révolutionnaire dans son pays natal. Son éloquente réplique à Burke, Rights of Man (1791-1792) 12, circule dans les milieux du radicalisme populaire, mais ne rencontre que le mépris des élites éduquées. Figure républicaine anglaise, Paine a pris part aux Révolutions américaine et française, jeté des ponts entre les deux rives de l’Atlantique en réactivant le modèle américain sur le continent européen (p. 55). Dès les années révolutionnaires, on voit ainsi se dessiner un creuset républicain commun face à la résistance conservatrice britannique. Des oppositions conceptuelles, appelées à durer, se mettent en place : rupture violente avec l’Ancien Régime contre apparence de continuité institutionnelle ; révolution contre réforme graduelle ; république étatiste contre monarchie libérale (p. 35-37, p. 65-66, p. 79-81).

7 Ces divergences de fond structurent l’histoire littéraire et politique de la Révolution, qui prend son essor sous la Restauration. C’est tout l’objet du second chapitre du livre, consacré à la confrontation des historiens libéraux, romantiques et socialistes avec un passé révolutionnaire encore vivant. Ces auteurs ont accès à de nombreux témoins ayant survécu à la Terreur et à l’Empire. On peut ainsi distinguer deux types d’historiographie à cette époque : celle rédigée par des survivants de l’ère révolutionnaire, comme Jacques-Antoine Dulaure, resté républicain envers et contre tous les changements de régimes et soucieux de prendre position dans les débats politiques contemporains ; et celle de la nouvelle école historique française, œuvre de la jeune génération, incarnée par des journalistes engagés comme Adolphe Thiers et François-Auguste Mignet, bientôt acteurs de la Révolution de 1830.

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8 De Francesco restitue avec brio le caractère vibrant et passionné de la polémique historiographique, qui se développe d’abord contre les velléités de retour en arrière des ultras. Ses acteurs tentent de retrouver le fil des luttes de classes dans un passé que les contre-révolutionnaires présentaient comme idyllique. C’est ainsi qu’Augustin Thierry traite du conflit entre Gaule romanisée et Francs13, et cherche à faire revivre « une tradition de liberté que seul l’autoritarisme de l’Ancien Régime, contre lequel les écrivains révolutionnaires s’étaient tellement insurgés, avait réussi à masquer » (p. 76). Le leitmotiv de la lutte des classes est tout aussi déterminant dans l’analyse que fait Guizot des progrès de la civilisation en Europe, à une époque où il est encore le fer de lance de l’opposition libérale aux ultras14. Guizot distingue divers éléments en tension permanente dans l’ordre social, sans qu’aucun ne puisse jamais s’imposer complètement aux autres. La lutte des classes fascine cet historien libéral, chantre de la société bourgeoise, qui lui semble le parangon du progrès face à la tyrannie représentée par la monarchie absolue. L’unité nationale est appelée à se construire sous l’égide de ce Tiers état que Guizot appelle « classes moyennes ». Mais son idéal s’arrête à 1791, d’où sa fascination pour la révolution « conservatrice » anglaise de 1688, qui rétablit un régime de monarchie mixte et parlementaire. Comme le remarque de Francesco : « Pour Guizot, (...) la référence à imiter se trouvait outre-Manche. En Angleterre, le désastre de la guerre civile de 1640 avait été racheté par la glorieuse révolution parlementaire de 1688, qui avait permis à la société anglaise d’unifier le passé national, tout en perfectionnant en même temps un système de libertés civiles et politiques. » (p. 79) Les yeux tournés vers les rivages britanniques, Guizot s’imaginait ainsi pouvoir construire un autre modèle politique national, fondé sur la Charte et le tournant orléaniste de 1830. Le pays réel n’avait toutefois pas été consulté sur ce tournant et Guizot sera contraint à l’exil londonien, après la révolution de 1848. De cet opposant libéral, devenu pilier d’un régime conservateur après la révolution de Juillet, il reste néanmoins un legs incontournable, que l’auteur définit comme une passion pour l’histoire et la publication des sources primaires.

9 Cependant, les historiens libéraux eux-mêmes furent dépassés par le succès de la vision déterministe et conflictuelle de la Révolution qu’ils avaient contribué à répandre. Si, selon Thiers et Mignet, la Révolution, violences de la Terreur incluses, était nécessaire pour subvertir l’Ancien Régime et inaugurer la modernité politique, alors pourquoi un nouveau bouleversement ne serait-il pas enclenché par les oubliés ou les frustrés de 1830, prolétaires exclus du suffrage et critiques républicains de la monarchie de Juillet ? De Francesco souligne « l’enthousiasme inattendu des nouvelles générations, absolument fascinées par le caractère prédéterminé de l’histoire humaine » (p. 92). De fait, « la grande Révolution redevenait désormais une menace à l’ordre souhaité par Mignet et Thiers » (p. 94).

10 Dès le lendemain de la révolution de Juillet, la flamme de la contestation reprenait de la vigueur. Une école rivale d’historiens se faisait jour, héritiers de la Montagne. Albert Laponneraye ouvrait ainsi un cours public d’histoire de France à l’automne 1831, puis publiait en 1838 son Histoire de la Révolution française, de 1789 jusqu’en 181415. Buchez et Roux lançaient une série monumentale d’Histoire parlementaire de la Révolution française, tandis qu’Alphonse Esquiros faisait l’Histoire des Montagnards à la veille de la Révolution de février 184816. Mais les admirateurs de 1793 se voyaient débordés par la vague humanitaire et romantique, incarnée, en 1847, par le succès foudroyant de l’Histoire des Girondins d’Alphonse de Lamartine17. L’illusion lamartinienne s’effondra brutalement

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lors des sanglantes journées de Juin 1848. Loin de l’aimable présentation offerte par l’auteur des Girondins, Jules Michelet jetait les bases d’une histoire républicaine axée sur le peuple, et solidement étayée par l’usage critique des sources18. Malgré leur commune opposition à la dérive conservatrice de la IIe République, Jules Michelet et Louis Blanc tissent des interprétations divergentes. Blanc célèbre la figure héroïque de Robespierre19, qui n’avait été acculé à l’usage de la Terreur que par la « dynamique révolutionnaire » (p. 151). Ces querelles internes au camp républicain étaient en décalage par rapport au véritable ressort caché des explosions révolutionnaires que connaissait la France depuis 1789, selon l’interprétation donnée par Alexis de Tocqueville dans L’Ancien Régime et la Révolution en 1856 20. Tocqueville pointait la responsabilité d’un « égalitarisme forgé par un système centralisateur » (p. 164). C’est un républicain en exil, Edgar Quinet, qui devait parachever la révision en profondeur du paradigme interprétatif de la Grande Révolution, dans un ouvrage intitulé sobrement La Révolution21. Quinet retournait la thèse tocquevillienne de la continuité contre l’influence prolongée, mais néfaste, de l’Église catholique sur les esprits des révolutionnaires, culminant dans la dictature « inquisitoriale » de l’an II (p. 172). Cette réflexion sur le lien entre révolution politique et esprit religieux affaiblissait la vision de la Révolution comme point de départ de la modernité politique, en France et dans l’espace européen.

11 La rechute impériale de la France sonne l’heure de la désillusion envers la Révolution. Ni 1789, ni 1793 ne semblent plus pouvoir servir de points de référence dans la construction de républiques fondées sur des nationalités fières de leur langue, de leur culture et de leurs traditions propres. Le républicanisme italien, sous l’influence de Giuseppe Mazzini, se détourne après le 2 décembre 1851 d’une France « prisonnière de son passé » dictatorial (p. 183) pour tenter de tracer une voie démocratique indépendante et patriotique. De même, de Francesco montre que Karl Marx prend ses distances avec la Révolution française après l’échec du printemps des peuples, pour mieux en appeler au dépassement des aventures nationales, la lutte des classes ignorant les frontières. Pourtant, la fascination longtemps exercée sur la gauche européenne par le gouvernement de l’an II devait ressurgir, et inspirer la prise de pouvoir des bolcheviks en octobre 1917 en Russie.

12 Tandis que la référence à 1793 était mobilisée par l’élan révolutionnaire russe, le monde britannique puisait à nouveau dans l’historiographie conservatrice pour élever des digues contre « la vague révolutionnaire du continent », de peur qu’elle ne « submerge et [n’]efface la spécificité culturelle britannique » (p. 276). Le succès rencontré par une autrice anglaise passionnée d’histoire, Nesta H. Webster, est symptomatique de ce retour aux sources burkiennes dans l’entre-deux-guerres22. Aux États-Unis, c’est l’œuvre de Crane Brinton qui s’impose comme la plus novatrice. Ancien élève de Harold Laski, qu’il a suivi à Oxford, Brinton approfondit la connaissance du fait révolutionnaire par l’apport de disciplines récentes, telles la sociologie et l’histoire économique. Son livre, The Jacobins. An Essay in the New History, fera date, en dépit d’un accueil plus que réservé d’Albert Mathiez23. Brinton récidive en 1934, avec son ouvrage A Decade of Revolution24, où il pointe l’incapacité de la classe politique révolutionnaire à maîtriser la situation de crise à partir de 1792, et leur recours à la Terreur comme outil de légitimation du pouvoir. Pour Brinton, Thermidor acquiert dès lors le statut central de retour au dialogue entre le pouvoir politique et la

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société, ce qui débouche sur une réévaluation positive de l’œuvre du Directoire, vue comme une tentative de stabilisation et de progrès vers la démocratie représentative.

13 Entre-temps, l’idée républicaine s’était affirmée en France et la Révolution faisait l’objet de relectures passionnées, par l’historien Alphonse Aulard, dans son Histoire politique de la Révolution française (1901)25, et par l’intellectuel et homme politique Jean Jaurès, auteur d’une Histoire socialiste de la Révolution française (1901-1904) 26, destinée à renouveler durablement les recherches sur les aspects économiques et sociaux de la décennie révolutionnaire. Si l’histoire républicaine d’Aulard a eu des échos importants au-delà des frontières françaises, elle a aussi provoqué des réactions hostiles dans les cercles libéraux et conservateurs, notamment en Allemagne, et s’est heurtée à la méfiance persistante des auteurs socialistes. Dans ces milieux de la gauche militante, l’ Histoire de Jaurès connut une postérité féconde. La quête novatrice, lancée par Jaurès sur le terrain socio-économique, a inspiré toute une génération de chercheurs, d’Ernest Labrousse à Albert Mathiez, en passant par Georges Lefebvre. De Francesco rend un très bel hommage aux travaux de Lefebvre, qui dominent l’histoire révolutionnaire dans les années 1930. Il se montre plus sceptique quant au raidissement « dogmatique » de Lefebvre à partir du second après-guerre (p. 314). Mais l’essentiel est ailleurs, dans l’institutionnalisation réussie des études révolutionnaires en France. Chargé de préparer les célébrations du 150e anniversaire de la Convocation des États-Généraux, Lefebvre obtient la création d’un Institut d’Histoire de la Révolution française par un décret du ministre de l’Instruction, Jean Zay, en 1937. Auparavant, il avait ouvert un certain nombre de chantiers majeurs en histoire économique de la Révolution. Ces projets de recherche s’inscrivaient dans le bouillonnement intellectuel de la préparation du 150e anniversaire et reçurent une nouvelle impulsion de la victoire du Front populaire. Dans un contexte de mouvement social d’une ampleur sans précédent, la Grande Révolution prenait une résonance particulière. Néanmoins, la guerre menaçait et ce n’est qu’une célébration en demi-teinte qui pourra se tenir, en dépit des efforts de Lefebvre. Celui-ci ne cessera d’enseigner durant la Seconde Guerre mondiale et assurera ainsi la pérennité de la chaire d’Histoire de la Révolution française. C’est cette « volonté de sauvegarder la tradition de la France révolutionnaire et universitaire » (p. 311) qui a toujours animé Lefebvre, comme en témoigne son intense activité en tant que directeur de l’Institut d’Histoire de la Révolution française jusqu’à sa mort en 195927.

14 Après 1945, la présence très marquée du modèle marxiste chez Lefebvre, parfaitement assumée, constitue à la fois le socle d’une école internationale de chercheurs intéressés par la problématique des mouvements populaires et un repoussoir pour certains historiens moins engagés sur le plan idéologique. De Francesco discerne une lente mutation qui s’opère parmi certains anciens élèves de Lefebvre, comme Richard Cobb, historien britannique exerçant à Oxford28. Cobb approfondit la piste d’une histoire empirique de la Révolution qui se concentre sur l’impact concret du bouleversement révolutionnaire dans la vie quotidienne et tente d’élucider la réaction des groupes les moins étudiés, notamment en province, à la politique jacobine29.

15 En 1978, toutefois, un véritable tournant se produit dans l’historiographie de la Révolution avec la parution de l’opus de François Furet, Penser la Révolution française30. La présentation qu’en donne de Francesco est ambiguë : s’il reconnaît que Furet a encouragé les historiens, notamment anglo-saxons, dans la voie d’un révisionnisme aux accents conservateurs, il considère dans le même temps que « c’est uniquement grâce à

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Furet que l’historiographie de la Révolution a perdu un trait messianique qui l’avait longtemps accompagnée et que, après son intervention, rien n’a plus été comme avant en matière d’études révolutionnaires » (p. 342). Il est difficile de suivre de Francesco lorsqu’il salue la « grande originalité » (p. 338) de la contribution de Furet à l’historiographie de la Révolution. En effet, la voie révisionniste empruntée par Furet avait été toute tracée par la conférence fameuse d’Alfred Cobban, prononcée le 6 mai 1954 à l’University College London et intitulée « The Myth of the French Revolution » 31. L’historien britannique prônait déjà l’inscription de la « révolution » française dans la longue durée, persuadé qu’il n’y avait pas de rupture nette avec la féodalité et encore moins naissance d’une société bourgeoise. Or, de Cobban à Furet, la thèse d’une révolution qui n’aurait servi à rien semble toujours aussi faible, comme l’a montré Eric Hobsbawm : « [c’est] le type même de proposition contrefactuelle qui ne peut ni être testée, ni revêtir la moindre plausibilité32. » Si la Révolution n’avait été qu’une simple péripétie, si elle n’avait guère modifié la physionomie de la société française du XIXe siècle, qui devait de toute façon émerger des tendances lourdes déjà à l’œuvre sous l’Ancien Régime, pourquoi les libéraux de la Restauration auraient-ils défendu la Révolution, toute la Révolution, et proclamé son rôle historique incontournable dans le progrès des libertés33 ? À force de prendre de la « distance avec l’événement qui avait toujours accompagné la politique française » (p. 342), on peut se demander si Furet n’a pas perdu de vue l’essentiel, c’est-à-dire la différence entre les tendances de fond agissant dans une société donnée et la difficulté d’éliminer le joug féodal autrement que par une secousse révolutionnaire majeure. Il est dommage que de Francesco n’ait pas explicité la dette de Furet envers Cobban, ni indiqué les limites de l’entreprise révisionniste. L’auteur préfère insister sur l’audace d’un Furet « expiant son passé communiste » à travers ses attaques répétées contre les interprétations d’inspiration marxiste (p. 342). Sans nier l’importance du renouvellement de l’historiographie révolutionnaire classique, l’approche révisionniste s’est parfois égarée dans les limbes de l’histoire conceptuelle, tant et si bien que le tournant furetien a vite été dépassé par une autre vague, venue d’outre-Atlantique.

16 C’est à travers l’étude du lien entre les Révolutions d’Amérique et de France que le renouvellement de l’histoire révolutionnaire allait s’imposer. Dépassant la notion d’« exception française », chère à Michel Vovelle34, des chercheurs ont avancé l’hypothèse selon laquelle la décennie 1789-1799 s’inscrirait dans un mouvement plus large de révoltes et de troubles révolutionnaires de part et d’autre de l’Atlantique. Au XVIIIe siècle, cet espace atlantique était devenu relativement homogène grâce à l’explosion des échanges démographiques, culturels, épistolaires et commerciaux. Loin d’être limitées à la France, les Lumières avaient une dimension transnationale, voire cosmopolite. Des travaux précurseurs de Jacques Godechot, pour la partie française, et de Robert Palmer, pour l’aire américaine, présentés au Congrès international des sciences historiques de Rome en 1955, ont été un temps entravés par le contexte de guerre froide35. Pourtant, faisant fi d’un exceptionnalisme américain aux accents souvent conservateurs, Robert Palmer publie entre 1959 et 1964 son étude majeure en deux volumes, The Age of the Democratic Revolution36, où il élabore la thèse d’une « révolution atlantique », mère de la démocratie moderne, ayant commencé en Amérique du Nord vers 1770, rebondi en France dans les années 1780, puis secoué tout le Vieux Continent. Comme le souligne de Francesco, « cette période de tensions finit par prendre la forme d’un formidable défi à l’égard du privilège, c’est-à-dire envers toutes ces élites qui utilisaient les rentes de position garanties par le privilège comme

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un instrument de domination. » (p. 348) La formule condense, en des termes très éclairants, les recherches de Palmer, reprises et développées en France par Jacques Godechot37. Ces travaux ont mis en évidence l’existence d’une culture révolutionnaire et républicaine commune, véritable terreau des crises politiques de la fin du XVIIIe siècle. Plus récemment, Annie Jourdan a repris ce dossier des « révolutions atlantiques », en insistant sur l’influence du modèle américain en France, qui a éclipsé le système de monarchie mixte à l’anglaise, auparavant très admiré. La Révolution américaine a inspiré la Déclaration des droits de 1789. Certes, les Constituants ont ensuite voulu surpasser le modèle d’outre-Atlantique ; deux approches concurrentes se sont alors partagé le flambeau de la révolution, et toutes deux ont eu un fort retentissement dans l’Europe de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle38.

17 Grâce à ces travaux, la page des histoires purement nationales de la Révolution paraît tournée. Ce constat ne semble pas réjouir de Francesco, qui craint la marginalisation de la Révolution française comme objet historique central. Ce pessimisme n’est pas nouveau : Claude Mazauric déplorait déjà, il y a près de quinze ans, que « la Révolution française cesse de miroiter au centre de l’entreprise de sémiologie de l’histoire d’où elle a rayonné si longtemps39. » Pourtant, comparer, mettre en perspective, l’événement fondateur de la modernité politique, est-ce nécessairement le marginaliser ? Cette confrontation avec les autres révolutions de la fin du XVIIIe siècle dans l’espace atlantique n’est-elle pas, au contraire, une source d’enrichissement du prisme interprétatif ? Il convient de nuancer l’image sombre que projette l’épilogue du livre, intitulé « Les cendres de la Révolution ». Replacer la Révolution française au sein d’un espace plus vaste, ce n’est pas nier l’importance, l’impact et les caractéristiques singulières de la décennie 1789-1799, c’est sortir du francocentrisme, en reconnaissant ce que les idées des révolutionnaires français doivent aux mouvements qui les ont précédés, en Angleterre, aux Pays-Bas et aux États-Unis40. Certes, le culte mémoriel a, dans une certaine mesure, remplacé une véritable vision historique de la décennie révolutionnaire. Mais les pistes innovantes de recherche ne manquent pas, et sont soulignées par l’auteur lui-même, lorsqu’il évoque le chantier du Directoire, relancé au début des années 2000 par des historiens tenaces tels que Bernard Gainot et Pierre Serna41. L’essor d’une nouvelle culture transnationale dans les études révolutionnaires peut être perçu comme un signe de renaissance, et non comme la menace d’une submersion de la Révolution française par l’histoire globale. L’ouvrage d’Antonino de Francesco, où se mêlent tant de références historiographiques de pays différents, témoigne non seulement de l’immense savoir de son auteur, mais aussi de sa capacité à s’approprier ce contexte de plus en plus international. Le succès de l’histoire de la Révolution française dépend des nouveaux prolongements que permet justement l’élargissement du cadre culturel et géographique. Cet horizon promet un bel avenir aux recherches révolutionnaires et il est certain que l’ouvrage d’Antonino de Francesco offre une riche base de travail aux historiens qui s’engagent dans cette direction. Avoir mis son excellente connaissance de l’historiographie révolutionnaire au service d’un public varié, des érudits aux étudiants, dans une synthèse claire et complète, mérite toute notre reconnaissance.

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NOTES

1. Pierre SERNA, « Les deux corps du mythe révolutionnaire », in D. Kalifa (dir.), Les historiens croient-ils aux mythes ? Paris, Publications de la Sorbonne, 2016, p. 217-236, spéc. p. 219. 2. Le Second Traité du gouvernement civil paraît en 1690, même s’il a été rédigé antérieurement ; John LOCKE, Two Treatises of Government, éd. Peter Laslett, Cambridge, Cambridge University Press, 1988 ; trad. de l’anglais, avec introduction et notes par Jean-Fabien Spitz, Le second traité du gouvernement, Paris, PUF, 1994. 3. Servane MARZIN, « L’Europe de François Guizot : le dernier échec ? » in François Guizot (1787-1874) : Passé – Présent, Actes du Colloque de la Société d’Histoire Moderne et Contemporaine de Nîmes et du Gard, 20 – 22 novembre 2008, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 319-331. 4. Philippe DARRIULAT, Les Patriotes. La gauche républicaine et la nation, 1830-1870, Paris, Le Seuil, coll. « L’univers historique », 2001. 5. Cf. notamment l’ouvrage d’Olivier BÉTOURNÉ et Aglaia I. HARTIG, Penser l’histoire de la Révolution. Deux siècles de passion française, Paris, La Découverte, coll. « Armillaire », 1989, et le livre, déjà ancien mais toujours instructif, d’Alice GÉRARD, La Révolution française : mythes et interprétations, 1789-1970, Paris, Flammarion, coll. « Questions d’Histoire », 1970. 6. Edmund BURKE, Reflections on the Revolution in France (1790), éd. Frank M. Turner, New Haven, Yale University Press, 2003. 7. « Pour l’Assemblée Nationale de France, la possession n’est rien, le droit et les usages ne sont rien. Je vois l’Assemblée Nationale réprouver ouvertement la doctrine de la prescription. » (cette traduction et celle de la note suivante sont de l’autrice), ibid., p. 127-128. 8. « ... cette fiction monstrueuse qui, en inspirant de fausses idées et de vaines attentes aux hommes destinés à marcher dans la voie obscure d’une vie laborieuse, ne sert qu’à aggraver et à rendre plus amère la véritable inégalité qu’elle ne pourra jamais supprimer. », ibid., p. 32. 9. Ibid., p. 76. 10. Jean-Numa DUCANGE, La Révolution française et l’histoire du monde. Deux siècles de débats historiques et politiques, 1815-1991, Paris, A. Colin, 2014, p. 43. 11. The Collected Works of Walter Bagehot, éd. Norman St John-Stevas, Londres, The Economist, 1965-1986, 15 volumes. 12. Thomas PAINE, Rights of Man, Part I, Part II, Londres, J. S. Jordan, 1791-1792. 13. Augustin THIERRY, Dix ans d’études historiques, Paris, J. Tessier, 1835 ; Claude NICOLET, La fabrique d’une nation : la France entre Rome et les Germains, Paris, Perrin, « Pour l’histoire », 2003. 14. François GUIZOT, Histoire de la civilisation en Europe, depuis la chute de l’Empire romain jusqu’à la Révolution française (1828-1829), ré-éd. Pierre Rosanvallon, Paris, Hachette – Pluriel, 1985. 15. Albert LAPONNERAYE, Histoire de la Révolution française, de 1789 jusqu’en 1814, Paris, chez l’éditeur, 1838. 16. Philippe-Joseph BUCHEZ, Pierre-Célestin ROUX-LAVERGNE, Histoire parlementaire de la Révolution française ou Journal des assemblées nationales depuis 1789 jusqu’en 1815, Paris, Paulin, 1834-1838, 40 volumes ; Alphonse ESQUIROS, Histoire des Montagnards, Paris, V. Lecou, 1847. 17. Alphonse DE LAMARTINE, Histoire des Girondins, Paris, Furne et Coquebert, 1847. 18. Jules MICHELET, Histoire de la Révolution française, Paris, Chamerot, 1847-1853, 6 volumes. 19. Louis BLANC, Histoire de la Révolution française, Paris, Langlois et Leclercq, 1847-1862, 10 volumes. 20. Alexis DE TOCQUEVILLE, L’Ancien Régime et la Révolution, Paris, Michel Lévy frères, 1856. 21. Edgar QUINET, La Révolution, Paris, Lacroix, 1865. 22. Nesta H. WEBSTER, The French Revolution. A Study in Democracy, Londres, Constable and Co., 1919.

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23. Crane BRINTON, The Jacobins. An Essay in the New History, New York, Macmillan, 1930. 24. Crane BRINTON, A Decade of Revolution, New York, Harper, 1934. 25. Alphonse AULARD, Histoire politique de la Révolution française, Paris, A. Colin, 1901. 26. Jean JAURÈS, Histoire socialiste de la Révolution française, Paris, J. Rouff, 1901-1904. 27. Pierre SERNA, « Lefebvre au travail, le travail de Georges Lefebvre : un océan d’érudition sans continent Liberté ? », La Révolution française, 2 (2010), [En ligne], consultée le 15 novembre 2018. 28. Voir Richard COBB, A Second Identity. Essays on France and French History, Oxford University Press, 1969. 29. Richard COBB, The Police and the People. French Popular Protest, 1789-1820, Oxford, Clarendon Press, 1970 ; The French and their Revolution. Selected Writings, éd. David Gilmour, New York, The New Press, 1998 ; La mort est dans Paris. Enquête sur le suicide et la mort violente dans le petit peuple parisien au lendemain de la Terreur, traduit de l’anglais par Daniel Alibert-Kouraguine, intr. Pierre Serna, Anacharsis, 2018. 30. François FURET, Penser la Révolution française, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Histoires », 1978. 31. Voir Pierre SERNA, « Les deux corps du mythe révolutionnaire » in Dominique Kalifa (dir.), Les historiens croient-ils aux mythes ? Paris, Publications de la Sorbonne, 2016, p. 217-236. 32. Eric J. HOBSBAWM, Echoes of the Marseillaise, Two Centuries Look Back on the French Revolution, Londres, Verso, 1990, p. 24 (traduction de l’autrice). 33. Ibid., p. 27. 34. Michel VOVELLE (dir.), Révolution et République. L’exception française, Actes du Colloque des 21-26 sept. 1992, Université de Paris I, Paris, Kimé, 1994. 35. Jacques GODECHOT, Robert R. Palmer, « Le Problème de l’Atlantique du XVIIIe au XXe siècle », X Congresso internazionale di scienze storiche, vol. V : Storia contemporanea, Florence, Sansoni, 1955, p. 175-239. 36. Robert R. PALMER, The Age of the Democratic Revolution: A Political History of Europe and America, Princeton (N. J.), Princeton University Press, 1959-1964, 2 vol. 37. Jacques GODECHOT, Les Révolutions, 1770-1799, Paris, PUF, 2e éd., 1965. 38. Annie JOURDAN, La révolution, une exception française ? Paris, Flammarion-Champs, 2004, p. 353-374. 39. Claude MAZAURIC, « Traditions et tendances dans l’historiographie de la Révolution française » in Philippe Bourdin, Jean-Luc Chappey (dir.), Révoltes et révolutions en Europe (Russie incluse) et aux Amériques de 1773 à 1802, Paris, CNED-SEDES, 2004, p. 42. 40. A. JOURDAN, op. cit., p. 365. 41. Bernard GAINOT, 1799, un nouveau jacobinisme ? La démocratie représentative, une alternative à Brumaire, Paris, Éd. du CTHS, 2001 ; Pierre Serna, La République des girouettes, 1789-1815, et au-delà : une anomalie politique, la France de l’extrême-centre, Seyssel, Champ Vallon, 2005.

AUTEUR

VALENTINE BRUNET Doctorante IHRF-IHMC Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

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