Le Sport Hippique
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LE SPORT HIPPIQUE Sur nos hippodromes de plat, aucun grand cheval ne s'est révélé pendant ce printemps de 1954, aucun cheval du moins domi nant sans conteste ses contemporains de la génération de trois ans. Point de Sicambre, nul Auriban à l'horizon. Jusqu'à la veille du Derby de Chantilly, l'incertitude régnait dans les « enclosures » des champs de courses et les « cours » des entraîneurs. Et, comme il arrive toujours en pareille conjoncture, on se lamentait comi- quement en voyant le héros de la veille battu par celui du jour qui lui-même n'attendait pour baisser pavillon que le héros du lendemain. Année médiocre, génération versatile, performances contradictoires, les malédictions pleuvent... En réalité, si l'on veut bien renoncer un instant à cette marotte du classement établi une fois pour toutes, à cet engouement natio nal pour les concours et les examens, à cette obsession juridique d'une distribution obligatoire de récompenses et de châtiments, on constatera qu'il en fut presque toujours ainsi, sauf en de rares années où l'on voit apparaître le grand cheval très supérieur à tous les autres. D'ailleurs, tant que ce vainqueur n'est pas sacré crack indiscutable par une victoire internationale sur les meilleurs étrangers de son âge, rien ne prouve que cette année-là doive être cochée au crayon rouge. N'est-ce pas plutôt celle où fleurit un bouquet de champions de valeur sensiblement égale qui mérite parfois d'être considérée comme l'an du bon vintage ? Et il y a encore ce fait à considérer que les compétitions du début de l'année réservées aux trois ans sont disputées par des animaux dont beaucoup sont encore en fin de croissance. Que pourrait-on conclure de définitif d'une rencontre sportive entre un jeune homme de dix-huit ans et un adolescent de quinze ? Et pourquoi exiger des pauvres chevaux une valeur ne varietur fixée par un chiffre absolu ? Mais ce sont des jeux de l'esprit à IA EEVUB N" 14 6 354 LA REVUE quoi se distraient les turfistes et se complaisent les rédacteurs sportifs. Pour ceux-ci, ayant ramé sur leur galère pendant quarante ans, je les comprends... Il est plus facile d'expliquer ou de com menter une victoire inattendue que de chercher le gagnant du lendemain, le dark horse qui s'est contenté de montrer son nez à l'entrée de la ligne droite et à qui son jockey n'a pas demandé un effort inutile et prématuré parce qu'il attend sagement le jour où le succès sera certain. J'ai connu cependant un vieux monsieur, charmant confrère plein de talent, qui pratiquait cette seconde manière. Cela permettait parfois aux lecteurs du Petit Journal de toucher un gagnant du « Municipal » à quarante contre un. Revenons au temps présent. Cette incertitude du turf — glo rieuse s'il faut en croire un amiral britannique — a permis à beau coup de propriétaires de se partager le substantiel gâteau offert par Longchamp avec ses poules de produits. Successivement, on vit à l'honneur : M. Masurel avec Major (Prix Grefîulhe), le baron Guy de Rothschild avec Yorick (Prix de l'Espérance), M. Thion de la Chaume avec Popof (Prix Daru), Mme Hinzelin avec Prince Bouge (Prix Hocquart), Mme Volterra avec Le Grand Bi (Prix Noailles), Mme Cochery avec Sica Boy (Prix Lupin)... Que de gracieuses propriétaires sur ce turf 1954 ! On constate avec quelque étonnement — surtout de la part des nouvelles générations qui n'ont pas connu la fameuse éclipse d'Edmond Blanc — que la grande écurie brille à ce palmarès par son absence. Le règne d'Elliot dans le célèbre établissement de Lamorlaye n'a pas conjuré le mauvais sort. En matière de sport hippique, et c'est naturel, les chevaux importent davantage que les hommes... « Je ne pouvais pas venir sans le cheval », disait un mauvais plaisant de jockey à l'irascible duchesse de Montrose. Mais M. Marcel Boussac a déjà pris une revanche en Angleterre, sa pouliche Altana s'étant placée seconde dans les « Oaks » d'Epsom, quinze jours avant qiïElpenor gagne d'une tête, contre son compatriote Silex, la Coupe d'Or d'Ascot. Ce fut une belle double victoire de notre élevage ces arrivées des « Oaks » et du Gold Cup ». La première vit trois pouliches nées et élevées chez nous écraser l'élite de la génération femelle de Grande-Bretagne, Sun Cap à Mme Forget — c'est décidément l'année des dames de France — précédant Altana et Philante. Mme Foreet a la spécialité des grandes juments. Souhaitons à LE SPORT HIPPIQUE 355 Sun Cap de marcher sur les traces de Bagheera et d'enlever le Grand Prix de Paris après les « Oaks », disaient les Français pré sents à Epsom... Programme ambitieux qui ne fut point réalisé. Elles sont rares les Atalante capables de battre les mâles à la course, même chez les chevaux. • .% - Après les Epsom-girls, les demoiselles de Chantilly. Le surlen demain, on courait le Prix de Diane. L'hippodrome des Condés ne voulut pas demeurer en reste de galanterie avec son ancêtre de Grande-Bretagne et la pouliche de Mme Couturié, Tahiti, qui partait favorite, enleva de haute lutte notre Derby des femelles. Course régulière, résultat escompté, tout se passa le plus norma lement du monde. On ne peut en dire autant du Prix du Jockey Club qui fut disputé le 13 à huit jours du solstice, par une tempête digne d'un temps d'équinoxe. La pluie tombait en douche glaciale à défoncer un chapeau haut de forme — fût-il gris perle comme la mode l'exige à pareil jour. Mais les turfistes en ont vu d'autres... Je crois même qu'il existe des pervers assez romantiques pour pré férer le Château et les grandes Ecuries noyés sous les rafales aux dentelles de pierre dorées par le soleil. Pour la forêt, l'autre décor, nous savons qu'elle révèle dans l'ouragan un de ses aspects préférés des poètes, selon la magicienne de Montfort-l'Amaury : « Elle se disperse en brouillards, se taille en baguettes de pluie... et nous pouvons toujours croire qu'à l'extrémité d'un tunnel de futaie une silhouette s'est tenue debout, sur deux pieds indistincts ou sur quatre jambes, et qu'elle a fondu juste au moment où elle nous apparaissait. » (1) Colette a vu de ces apparitions dans les layons de sa chère forêt de Rambouillet... Celle de Chantilly, d'un vert plus noir, doit être encore plus hantée de fantômes et de mystères, à l'image des rugueux donjons du Valois. Théophile l'a bien senti en évoquant le « froid et ténébreux silence (qui) dort à l'ombre des ormeaux... » Ils sont cependant assez rares ces Derbys de tempête, et au mois de juin, cela se comprend. Je n'ai souvenance que de trois (1) Paradis terrestres (Ed. Clairefontaine). 356 LA REVUE ou quatre en quarante ans... celui de 1912 où le cheval du prince Murât, Friant II, battit une quinzaine de concurrents enlisés dans la boue, rapportant plus de trente contre un à ses partisans ; celui de 1926 où Madrigal, fils rustique et râblé du colosse Brû leur, vint toiser son camarade d'entraînement, le gris Biribi, un grand bébé à peine sorti de croissance et encore trop tendre pour savoir peiner et gagner dans le marécage ; celui aussi de 1928 où l'arrivée fut doublement orageuse, l'outsider Le Corrige profitant de l'empoignade entre les favoris Kantar et Ivanhoé sur qui Esling et Garner se sabraient à la cravache en se bouscu lant sans souci des commissaires. L'arrivée de ce dernier Prix du Jockey Club n'eut rien d'aussi dramatique. Le Petit Prince, très à l'aise sur la piste détrempée, faussa compagnie à tout le monde dans la ligne droite et gagna sans être inquiété. Le poulain n'est pas beau mais il est solidement taillé et se livre consciencieusement. On le connaissait assez peu. Après une carrière de deux ans sans éclat sur le turf britannique il était venu finir fort second dans notre Prix Noailles, derrière Le Grand Bi. Evidemment on avait plus parlé du vainqueur que du battu, bien qu'il n'y eût qu'une tête entre eux. C'était, comme on dit en langage d'hippodrome, le cheval qui « venait » et qui a su venir à point pour décrocher la timbale. • L'effort avait été sans doute plus rude qu'il ne semblait puisque le gagnant de Chantilly n'a pu disputer le Grand Prix de Paris. Comme le vainqueur d'Epsom, celui de notre Derby appartient à un propriétaire américain, M. Lawrence qui élève et fait courir chez nous depuis longtemps (en 1945, il sut reconstituer son éle vage normand que les Allemands avaient confisqué). Il n'était pas là pour assister au triomphe de Le Petit Prince et ce fut le bon entraîneur Semblât, recordman des Prix du Jockey Club, qui fut salué de chaleureuses acclamations allant à l'homme sym pathique autant qu'an professionnel averti. Vint la Grande Semaine, la seule, disait le brave Henri Géroule, qui comporte deux dimanches dont le premier est consacré à Auteuil, le second à Longchamp. A Auteuil, les visiteurs du dimanche ont eu la surprise d'entendre LE SPORT HIPPIQUE 357 le haut-parleur qui mugit déjà sur les pistes de sables du Kentucky et les heaths de Newmarket. Les avis furent partagés ; on devrait, au dire de certains, laisser ce bruyant accessoire aux réunions de foot-ball où le public a besoin de connaître les décisions de l'arbitre, alors qu'au champ de courses l'affichage des arrivées renseigne tout le monde sans vacarme.