Études rurales

171-172 | 2004 Les « petites Russies » des campagnes françaises

Rose Marie Lagrave (dir.)

Electronic version URL: http://journals.openedition.org/etudesrurales/2974 DOI: 10.4000/etudesrurales.2974 ISSN: 1777-537X

Publisher Éditions de l’EHESS

Printed version Date of publication: 1 July 2004

Electronic reference Rose Marie Lagrave (dir.), Études rurales, 171-172 | 2004, « Les « petites Russies » des campagnes françaises » [Online], Online since 01 July 2004, connection on 22 September 2020. URL : http:// journals.openedition.org/etudesrurales/2974 ; DOI : https://doi.org/10.4000/etudesrurales.2974

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TABLE OF CONTENTS

Le marteau contre la faucille Introduction Rose Marie Lagrave

I. Terres d'implantation, terres d'élection

L’implantation du PCF Bastions ruraux, bastions urbains Julian Mischi and Michel Streith

La résistance du vote rural (1981-2002) Jean-Claude Bontron and Agnès Roche

Socialistes et communistes dans l’entre-deux-guerres Edouard Lynch

Être communiste en milieu rural Julian Mischi

La petite propriété fait le communisme (Limousin, Dordogne) Laird Boswell

Paradoxes et diversité du communisme rural drômois (1945-1981) Alain Chaffel

Les nouveaux « Bonnets rouges » de Basse-Bretagne Ronan Le Coadic

II. Un département témoin : l'exception bourbonnaise

Un terreau favorable Agnès Roche

Tensions entre socialisme et communisme en Bourbonnais (1945-2002) Fabien Conord

Propagande et effets de propagande Le canton de Bourbon-l’Archambault dans l’entre-deux-guerres Vincent Fabre

Un parti ouvrier en milieu rural Julian Mischi

Culture bourbonnaise, culture communiste (1920-1939) Haksu Lee

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III. FIGURES PAYSANNES DANS UN PARTI OUVRIÉRISTE

Les paysans du « Maitron » Militants de l’entre-deux-guerres Ivan Bruneau and Emmanuel Le Dœuff

Élus et responsables politiques (1920-1940) Romain Henry

Renaud Jean un tribun des paysans Gérard Belloin

L’Étoffe d’un dirigeant : Jean Vigreux

Postface Bernard Pudal

Bibliographie générale Michel Streith

*

Évolution de la pensée religieuse dans un village chiite de l’Iran contemporain Anne-Sophie Vivier

De l’attache des chevaux à la fécondation des femmes en passant par la cuisine Quelques pistes pour l’exploration des notions altaïques de chaud et de froid Carole Ferret

Autour du thème

Mircea Vultur, Collectivisme et transition démocratique. Les campagnes roumaines à l’épreuve du marché. Laval, Les Presses de l’Université Laval, 2002, 180 p. Michel Streith

Philippe Gratton, La lutte des classes dans les campagnes. , Anthropos, 1971, 482 p. Michel Streith

Comptes rendus

Bertrand Vissac (avec le concours de Bernadette Leclerc), Les vaches de la République. Saisons et raisons d’un chercheur citoyen. Paris, INRA, 2002, 505 p. (« Espaces ruraux »). Jean-Pierre Digard

Willem Floor, Agriculture in Qajar Iran. Washington D.C., Mage Publishers, 2003, 692 p. Jean-Pierre Digard

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Jack Goody, L’islam en Europe : histoire, échanges, conflits. Paris, La Découverte, 2004, 177 p. Yazid Ben Hounet

Hosham Dawod ed., Tribus et pouvoirs en terre d’Islam. Paris, Armand Colin, 2004, 304 p. Yazid Ben Hounet

Laurence Bérard et Philippe Marchenay, Les produits de terroir. Entre cultures et règlements. Paris, CNRS Éditions, 2004, 229 p. Mohamed Mahdi

Jean-Pierre Digard, Une histoire du cheval. Art, techniques, société. Arles, Actes Sud, 2004, 232 p. Carole Ferret

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Le marteau contre la faucille Introduction

Rose Marie Lagrave

1 LE LOGO de La Voix paysanne1, journal devenu communiste après la scission du congrès de Tours, représente des épis de blé enserrant une faucille et un marteau frappés des rayons d’un soleil radieux. L’univers symbolique des lendemains qui chantent, clairement affiché à travers un soleil exultant, masque, autant qu’il révèle, la valence inégale du marteau et de la faucille censés figurer l’alliance des classes paysannes et ouvrières [Barthes 1957]. Dans la doctrine marxiste-léniniste, l’alliance ouvriers- paysans, parce que ce sont les deux seules classes productives, est une condition nécessaire à la victoire de la révolution et à l’édification d’une société socialiste. Toutefois, le rôle historique d’avant-garde conféré à la dictature du prolétariat institue l’inégalité fondatrice entre les deux termes de l’alliance, en sorte que l’on est fondé à saisir le rapport entre ces deux classes comme un rapport de force entre dominants et dominés, bien que ces deux entités soient appelées à lutter contre le même ennemi : les classes possédantes et la bourgeoisie. Du fait que la lutte contre la bourgeoisie présuppose des intérêts communs à une fraction de la paysannerie et au prolétariat, s’est opérée, subrepticement ou volontairement, une sorte d’amalgame et d’annexion des intérêts paysans aux intérêts de la classe ouvrière. À partir de là, le primat donné à la classe ouvrière, classe téléologique, devient la logique structurante de la vision des paysanneries et de la place politique qui leur est assignée dans l’édification de la société socialiste, tant dans les régimes communistes orientaux que dans les partis communistes occidentaux. La classe paysanne y est toujours et partout une classe subordonnée à la classe ouvrière.

2 En effet, dans la doctrine léniniste, la figure du paysan est marquée au sceau de sa propre négation. Catégorie flexible et en devenir, sans existence propre, le paysan n’est que ce qu’il devrait être : soit un futur prolétaire, soit un bourgeois en puissance. Plus généralement, la question agraire semble constituer une pierre d’achoppement de la pensée léniniste. Malgré les effets de la division du travail, de la technique et de l’intensification des échanges dont Lénine pressent qu’ils resteront insuffisants, la terre est ce qui ne disparaît pas. Dès lors, cette sorte d’ordre éternel de la nature, cette identité de l’être et de sa manifestation concentrée dans la figure du paysan

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demeureraient en dehors de l’histoire ou, mieux, seraient son point zéro, ce que Lénine ne peut accepter. Il faut donc arracher le paysan à l’ordre de la nature et, par le biais du salariat, baptême obligatoire, l’intégrer à l’histoire en le dépossédant de sa terre et en programmant la dépaysannisation des campagnes.

3 Ce rappel lapidaire de la position léniniste entend simplement restituer le sens des propositions doctrinales concernant les paysanneries. Elles constituent le fond d’un récit plus ou moins adapté selon les moments, les conjonctures et les pays. Ce que l’on doit en retenir pour notre propos, c’est cet arrière-plan de perception et d’action dans les stratégies politiques communistes à l’égard des paysanneries, dont le lecteur ne peut faire l’économie pour situer les articles de ce numéro.

4 Cette évocation induit aussi un réexamen des termes de l’alliance entre ouvriers et paysans, alliance inégale on l’a dit, qui suppose une entreprise de discrédit des paysans, même et surtout lorsqu’il s’agit de les glorifier pour mieux les persuader d’embrasser la cause prolétarienne. Ainsi convient-il d’appréhender cette alliance comme une tension ou un assujettissement des paysans aux ouvriers et de se représenter les paysans comme une catégorie dominée, dans le discours communiste. On ne peut, certes, totalement comprendre le discours « ouvriériste » à propos du parti communiste français, analysé dans cette livraison, si on ne le rapporte à sa matrice léniniste, qui discrédite les paysans et les soumet à la dictature du prolétariat. Ces contraintes idéologiques sont revisitées, recodées en une version française, souvent euphémisée, le temps du moins que pointent à l’horizon des velléités de dérive paysanniste, comme avec les prises de position de Renaud Jean2.

5 Ce rappel pourrait attirer les soupçons sur notre démarche accusée de vouloir articuler de façon systématique et mécanique les politiques communistes, soviétique et française, à l’encontre des paysanneries ; rien ne lui est plus étranger. Si l’internationalisme et le poids du Krestintern [Kriegel 1969 ; Vigreux 2000] ont pesé sur les décisions du PCF, on ne saurait céder à la complaisance et à la paresse intellectuelle consistant à faire des politiques menées par les partis communistes de simples appendices du parti soviétique, notamment pour ce qui concerne le monde occidental. Grâce aux auteurs du Siècle des communismes3, on tient que le communisme est pluriel en fonction de ses conditions d’émergence nationales. Plus encore, à la lecture des configurations régionales et locales du communisme agraire français, celui-ci apparaît dans toute son hétérogénéité et dans toutes ses divergences. Ne céder ni au diktat sans appel de Moscou sur la juste ligne à suivre ni à la seule marge de liberté d’action des partis communistes nationaux : telle est notre position.

6 Cette approche implique que l’on précise d’abord les paradoxes fondateurs de la politique du PCF vis-à-vis du monde rural, puis que l’on présente le dispositif d’analyse qui a servi d’armature aux recherches menées par les contributeurs de ce numéro. On pourra ensuite proposer une interprétation de la stratégie adoptée par le parti communiste eu égard à la paysannerie et enfin préfigurer un réseau est-ouest de recherche européen sur les communismes agraires. User et ruser avec les paradoxes 7 Ce qui précède conduit à interroger un premier paradoxe : le corps doctrinal marxiste- léniniste, en donnant à la classe ouvrière un rôle historique sans partage, attribue logiquement à la classe paysanne une position de force d’appoint et, à terme, programme sa disparition. Or les régimes communistes se sont imposés dans des pays où les « masses paysannes » étaient les plus nombreuses et le prolétariat quasi

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inexistant4. Sauf à imaginer les paysans en moutons de Panurge suicidaires, il reste à saisir comment les pouvoirs communistes ont manié la faucille et le marteau pour gagner du crédit auprès des paysans, en redistribuant des terres, dans un premier temps, puis en programmant une collectivisation à marche forcée5, menant à la déportation les plus récalcitrants d’entre eux stigmatisés sous le terme de koulaks et dénoncés en tant que tels.

8 Le second paradoxe concerne la situation en . Marx souligne dans Le 18 Brumaire : La grande masse de la nation française est constituée par une simple addition de grandeurs de même nom, à peu près de la même façon qu’un sac rempli de pommes de terre forme un sac de pommes de terre. Dans la mesure où des millions de familles paysannes vivent dans des conditions économiques qui les séparent les unes des autres et opposent leur genre de vie, leurs intérêts et leur culture à ceux des autres classes de la société, elles constituent une classe. Mais elles ne constituent pas une classe dans la mesure où il n’existe entre les paysans parcellaires qu’un lien local et où la similitude de leurs intérêts ne crée entre eux aucune communauté, aucune liaison nationale ni aucune organisation politique. […] Ils ne peuvent se représenter eux-mêmes, ils doivent être représentés [1976 : 127]6.

9 Sur plusieurs points, les différents articles de ce numéro opposent un démenti formel à ce fragment de texte, commenté, par ailleurs, à l’envi. Nombre d’études historiques ont attesté l’existence de communautés, la similitude des conditions de vie, les règles de vie commune et de partage du travail [Chiva 1958 ; Dussourd 1962]. Dans ce fascicule même, Ronan Le Coadic retrace une sorte d’archéologie du communisme rural à travers la constitution de « quévaises » en Basse-Bretagne, qu’il décrit en ces termes : À son arrivée, chaque hôte reçoit un lopin de terre dont il a la jouissance illi mitée sans jamais en être propriétaire. En échange, il doit payer une rente annuelle. Les lopins sont tous exactement de même taille et il est interdit de bâtir des clôtures sur les terres communes. La quévaise se caractérise par une véritable vie communautaire dans un habitat groupé, rare en Bretagne.

10 Si, comme Marx le précise, les paysans parcellaires n’ont pas créé d’organisation politique, ils ont néanmoins créé des syndicats de défense de leurs intérêts, dans la mouvance du syndicalisme révolutionnaire qui voit le jour dès la fin du XIXe siècle [Agulhon 1970 ; Gratton 1971 et 1972 ; Hubscher et Lagrave 1993]. Par ailleurs, si par « parcellaire » on entend la petite propriété, comment comprendre contre Marx que, dans tous les départements étudiés dans ce volume, la corrélation statistique la plus régulière et la plus forte soit celle qui lie présence de la petite propriété, d’une part, et implantation du communisme et fidélité à ce vote, d’autre part, ce qui fait dire à Laird Boswell que « la petite propriété est au cœur du dispositif communiste » ? Ce résultat disqualifie également certaines analyses de Michel Augé-Laribé [1923 : 197 et 1950], contemporain de la genèse du parti communiste français, qui ne cache pas, à l’instar de Marx, son scepticisme : Aucune propagande n’est possible pour le communisme dans ce pays de petits propriétaires, jaloux de leur liberté. Le seul socialisme qui aurait quelque chance de progresser dans nos campagnes, c’est celui de Proudhon basé sur le mutualisme, conciliant la liberté et la justice ; ce n’est certainement pas celui de Marx, collectiviste et autoritaire.

11 Les paysans parcellaires seraient-ils voués à se détourner du communisme ou voteraient-ils contre les intérêts ou, mieux, pour les intérêts de la classe ouvrière que le PCF dit représenter ?

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12 Répondre à ces questions, c’est montrer qu’il n’y a pas de paradoxes ou, plutôt, qu’ils ne sont qu’apparents. C’est montrer que le communisme français ne préexiste pas à ses conditions d’actualisation historique et qu’il a joué de ces paradoxes pour s’adapter de manière pragmatique, par la ruse et le détour, aux réalités des paysanneries françaises que Renaud Jean ne manquait jamais de rappeler.

13 La politique du PCF envers les paysanneries distingue deux types d’action et deux appellations – la question agraire et la question paysanne [Guillerot 1973] – utilisées tantôt de façon marxiste-léniniste orthodoxe, tantôt en substituant une question à l’autre selon les lieux, les moments et les interlocuteurs, pour mieux brouiller les pistes. Ce subterfuge est la ruse que le PCF a utilisée pour contourner ou détourner l’épineuse question de la propriété et de la collectivisation des terres, sans perdre son crédit auprès des gardiens du dogme, tout en préservant son rôle de défenseur de la paysannerie. Pour ménager la chèvre et le chou, le PCF a louvoyé entre question agraire et question paysanne. La question agraire est censée penser et résoudre les formes d’appropriation socialiste ou individuelle de la terre et des moyens de production. Nul ne s’avise, du haut en bas de la hiérarchie des responsables du travail communiste dans les campagnes, de parler de collectivisation. À ce mot impie qui assimile les communistes aux « partageux », le PCF va substituer le mot d’ordre : « la terre à ceux qui la travaillent ». Pour ambigu que soit ce slogan puisqu’il laisse sous-entendre que métayers et fermiers peuvent devenir propriétaires, il aura permis de rassurer les paysans français, farouchement opposés à leur transformation en kolkhoziens. Le PCF garantit la propriété de la terre et le droit d’héritage ; les responsables de la question agraire l’écrivent noir sur blanc : L’économie agricole socialiste de la France de demain ne suppose nullement la disparition de la propriété paysanne ni, au préalable, la collectivisation des centaines de milliers d’exploitations familiales qui sont l’ossature et font la valeur comme la qualité de l’agriculture française. Le rapport de G. Plissonnier au comité central des 3 et 4 décembre 1973 l’indique clairement : « Le socialisme garantit le droit de propriété de la terre, fruit du travail et de l’épargne, avec tout naturellement le droit d’héritage, le droit de vendre la terre et de la louer à des paysans qui la travaillent eux-mêmes. » Le marxisme n’est pas un dogme mais un guide pour l’action, dans les conditions qui sont celles de la France [Clavaud, Flavien, Lajoinie et Perceval 1974].

14 Progressivement, le PCF devient le garant des petites, puis des moyennes exploitations familiales, relayé sur le terrain par le MODEF (Mouvement de défense des exploitations familiales). Dans la logique de la collectivisation des moyens de production et pour ne pas céder sur toute la ligne, il incite les paysans à créer ou à s’intégrer à des collectifs de travail, tels les CUMA (coopératives d’utilisation de matériel agricole), les GAEC (groupements agricoles d’exploitation en commun) ou encore les coopératives de production et d’achat. Il soutient également l’action des SAFER (sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural) destinées à réguler le marché foncier par le biais de commissions paritaires départementales réunissant représentants de l’État et élus des syndicats agricoles7.

15 Pour compléter sa panoplie d’intervention, le PCF double la question agraire de la question paysanne afin d’élargir son aire d’influence.

16 Résoudre la question paysanne consiste pour l’essentiel à participer à la modernisation de l’infrastructure des campagnes qui réclament des travaux d’électrification, d’adduction d’eau et de réfection des routes. Toutefois, on n’a pas procédé à cette

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torsion politique en faveur du monde rural et paysan de gaieté de cœur : c’est sous la pression de responsables communistes locaux qui ont résisté à la bolchevisation de la politique agraire du PCF que ce tournant a été possible. Certains d’entre eux, dont Renaud Jean [Belloin 1993], ont été destitués de leurs fonctions par les tenants de la lutte des classes. « L’affaire Renaud Jean » met aux prises ce dernier avec Trotski, alors rapporteur des questions françaises à l’IC (Internationale communiste), qui lui reproche d’être la cause d’un déviationnisme paysanniste. Après plusieurs rappels à l’ordre prolétarien, Trotski publie un réquisitoire dans L’Humanité du 22 mai 1922 contre Renaud Jean : Doit-on dissoudre bonnement le prolétariat français dans la notion de travailleurs ? Cet argument du camarade Jean nous semble dangereux au plus haut point. […] Assimiler la petite bourgeoisie agraire au prolétariat et réduire les revendications du prolétariat au point de vue du petit paysan, c’est renoncer à la base effective de classe du parti et semer ainsi cette même confusion à laquelle la France parlementaire présente un terrain extrêmement favorable. […] Le prolétariat ne saurait se faire paysan.

17 Ce débat inégal est l’illustration de l’agencement des pouvoirs et de la marge étroite de négociation entre la préservation de l’autorité politique réaffirmant la puissance du prolétariat, et son impuissance à penser et à construire une alliance autrement que par la négation de la singularité de la classe paysanne.

18 Un autre exemple permet de saisir la stratégie adaptative du PCF aux réalités paysannes. La lutte des classes, martelée sur tous les tons, était, il est vrai, compréhensible pour des paysans et des ruraux en lutte, mais peu efficace pour s’attirer durablement les « masses paysannes ». En la transposant en affrontement entre « petits » et « gros » – antagonisme immédiatement perceptible et repérable dans chaque département où coexistaient grandes et petites exploitations –, en s’appropriant donc le langage utilisé par les paysans pour se distinguer et s’opposer entre eux, le PCF a réélaboré la catégorie des « paysans pauvres » et des « exploiteurs » tout en préservant le rapport de force sous-jacent, tout en impulsant une rhétorique manichéenne. À partir de ce clivage entre « gros » et « petits », pour simpliste qu’il soit, le génie du communisme a été de reconvertir la catégorie hétérogène des « petits » en catégorie politique. Ainsi, bien avant d’abandonner la doctrine de la dictature du prolétariat dans les années quatre-vingt-dix, le PCF avait déjà renoncé à la lutte des classes dans les campagnes, reprise dès les années 1965-1968 par le Mouvement des paysans-travailleurs [Lambert 1970].

19 À mesure de l’implantation du PCF en milieu rural s’affirme par conséquent un communisme négocié tenant compte de la diversité de l’assise sociale de ses militants. Réduire la force de frappe du marteau en introduisant le tranchant de la faucille : telle est la stratégie à laquelle le parti a eu recours pour élargir et asseoir son électorat à l’échelle nationale, enjeu voué à l’échec sans la conquête des campagnes, ce qui supposait de sa part la reconnaissance de la propriété familiale.

20 Sans entrer dans des controverses sans fin sur l’esprit et la lettre, il faut toutefois indiquer que le reproche de déviationnisme paysanniste à l’encontre de la politique agraire du PCF est recevable, du point de vue des pratiques politiques recommandées par l’IC, mais contestable d’un point de vue strictement marxiste et léniniste en raison des fluctuations de position de ce dernier dans son œuvre et de l’exégèse qu’on en a faite, concevable et cohérent du point de vue de la stratégie électorale du PCF. Il

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souligne que la prétention de l’IC à homogénéiser les politiques communistes de ses diverses composantes butte sur les modes nationaux d’organisation du communisme.

21 La singularité du communisme français doit beaucoup à son ancrage rural et aux débats qu’il a suscités, véritable garde-fou face à une bolchevisation sans entraves. Certes le communisme rural n’est pas le seul à s’être opposé à la stalinisation du PCF : une fraction de la classe ouvrière, certains intellectuels communistes ont fait leur travail de contestation, mais il demeure remarquable que la part prise par les paysans soit constamment occultée.

22 En mettant au jour les paradoxes idéologiques et pratiques à partir desquels le PCF a su adapter sa politique agraire, on a, sans le dire, privilégié une démarche accordant une réelle importance aux questionnements sur les données factuelles pour éviter tout essentialisme, démarche que l’on se propose, à présent, d’expliciter. Pour une histoire croisée 23 L’histoire croisée a désormais acquis ses lettres de noblesse [Werner et Zimmermann 2003] et, dans le cas qui nous occupe où tensions et paradoxes rendent très opaques les logiques à l’œuvre, elle est d’un grand secours. En effet, la méthode qu’elle préconise porte « sur les interactions entre objets mais également sur les interactions entre chercheurs et objet. Elle intègre dans l’analyse le point particulièrement sensible de l’articulation de l’objet et de la démarche, en l’occurrence un objet “croisé” et une démarche qui “croise” » [ibid. : 8]. Ce dispositif de connaissance a l’immense mérite de concilier sans artifices des approches souvent réputées incompatibles, voire antagonistes, car elles masqueraient des positions politiques affirmées ou inconscientes.

24 Tout se passe comme si on était en présence d’une sorte de division du travail scientifique dans l’examen de l’histoire du PCF, appréhendée selon deux modalités majeures – une histoire politique et une histoire sociale –, polarité que le langage commun retraduit en termes d’histoire « par le haut » et « par le bas », celle des élites s’opposant à celle des obscurs. L’histoire croisée permet de surmonter ces fausses dichotomies et de croiser les jeux d’échelle, du local à l’international en passant par le national, en intégrant ces différentes composantes en une construction analytique supposant de surcroît une réflexivité sur les relations des chercheurs à l’histoire de ce parti. Aux tenants de l’histoire politique mettant en lumière la fonction tribunitienne du PCF dans le champ politique français [Lavau 1981] se sont adjointes « la variante “implantation” de Jacques Girault, la variante “stratégie” de Roger Martelli et Serge Wolikov ; la première, en valorisant l’implantation au cœur des réalités hexagonales, et la seconde, qui soulign[e] que des impératifs avant tout nationaux se trouv[ent] à l’origine de sa stratégie, désign[ent] le PCF comme un produit essentiellement français » [Courtois et Lazar 1995 : 34]. À cela on peut ajouter l’approche en histoire sociale de Bernard Pudal [1989]. Toutes ces positions s’opposent à celle d’Annie Kriegel [1968], faisant du PCF une simple courroie de transmission du communisme international.

25 De façon réductrice, on vient de restituer ce que Marie-Claire Lavabre nomme « les conflits d’interprétation du communisme » [1985], qui sont aussi des conflits entre les approches et la construction de l’objet. Dans le sommaire présenté ici, toutes ces démarches ont été croisées, qu’il s’agisse d’évoquer les effets de la révolution russe sur certains coins retirés des campagnes françaises, les rappels à l’ordre de Trotski au sujet de la politique agraire du PCF ou encore la formation de certains dirigeants paysans, tel

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Waldeck Rochet à l’École léniniste internationale de Moscou. À une autre échelle d’analyse, on apprend comment le communisme est venu aux paysans et aux ruraux8, en reconstruisant les réseaux de sociabilité9, les trajectoires des militants10 et les modalités de propagande11.

26 Les archives attestent que certaines localités se nommaient ou étaient nommées « les petites Russies » ou « le petit Moscou », témoignant de ce que les villageois avaient fabriqué leur version de la révolution d’Octobre [Lavabre 1994]. Toutefois, ils savaient combiner en un bricolage dont ils avaient le secret les directives de l’appareil du parti à des propositions et des actions de leur cru. Les articles de ce numéro révèlent que les campagnes françaises n’ont pas été le réceptacle passif d’une idéologie partisane venue d’ailleurs et imposée d’en haut.

27 En articulant plusieurs approches et plusieurs disciplines, l’histoire croisée nous permet également de ne pas dériver vers un relativisme culturel ou territorial de mauvais aloi. En effet, l’historiographie récente du communisme rural butte toujours sur la même énigme : pourquoi vote-t-on communiste dans tel village et pas dans tel autre, seulement distant de quelques kilomètres ? Les uns et les autres12, nous nous sommes efforcés de corréler tous les indicateurs sociaux et économiques pertinents pour tenter de dégager des éléments objectifs censés préparer le terreau du communisme. Or, si cela s’est avéré efficace dans certains départements, ce ne fut pas le cas dans d’autres. Seul le poids de la petite propriété, comme l’a mis en évidence Laird Boswell [1998], est un élément agissant et quasi invariant.

28 C’est pourquoi il a fallu retenir d’autres critères, politiques, par exemple : la concurrence du PC local avec la SFIO, le moment du Front populaire, de la Résistance, ou la période de la doctrine « classe contre classe »13. La présence de figures locales charismatiques, les enjeux économiques liés à l’intensification de la pénétration de formes capitalistes en agriculture, le souvenir des luttes paysannes et de la Grande Révolution de 1789 sont apparus, à l’analyse, comme des facteurs importants. C’est encore le regard de l’histoire croisée qui offre cette décentration par rapport à une histoire positive du communisme rural. On a pu ainsi concilier les antinomies entre paramètres objectifs et paramètres dits irrationnels mais agissants, redonner toute leur épaisseur à des acteurs politiques obscurs tout en suivant la formation et l’élection des responsables de la question agraire au PCF.

29 Toujours dans la logique d’une histoire croisée, restent à examiner les interactions entre les chercheurs et leur objet, et ce, d’un double point de vue : les liens entre militantisme politique et recherche, et les raisons d’une lacune historiographique concernant le communisme rural.

30 Les bibliographies relatives à l’histoire du PCF comportent des livres d’historiens adhérents ou compagnons de route du parti communiste, d’historiens repentis, des témoignages entendant livrer les secrets du PCF ou retraçant des trajectoires de militants déçus14. L’impression qui en ressort c’est de se trouver face à des « consciences scientifiques douloureuses », pour reprendre la belle expression de Gaston Bachelard. Toutefois joue un effet de génération. De jeunes historiens sont désormais moins engagés que leurs aînés dans les controverses touchant l’histoire légitime du PCF.

31 Souvent inclus dans leur objet, par excès ou par défaut, nombre de chercheurs ont pensé avec ou contre le communisme sans penser le communisme. Mais quand ils ont pensé le communisme, c’est uniquement à partir de sa matrice ouvrière, à partir de

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cette évidence première non interrogée selon laquelle il y aurait un lien « naturel » entre classe ouvrière et adhésion, sinon mécanique du moins potentielle et prévisible, au PCF. En négligeant les autres groupes professionnels et sociaux ou en leur consacrant un chapitre en fin d’ouvrage, ces chercheurs ont épousé la vision ouvriériste du PCF. Plus encore, en délaissant l’histoire du communisme rural ou de la question agraire, ils ont scientifiquement légitimé le discrédit que le discours a jeté sur les paysans15 et les ruraux du PCF.

32 On constate ainsi une sorte d’homologie entre la marginalité de la paysannerie dans la politique du PCF et la marginalité de la paysannerie dans le champ de la recherche. Cette lacune quant au communisme rural est tout autant à imputer aux « ruralistes », lesquels, en raison du poids du vote paysan à droite, ont privilégié l’étude des liens entre paysanneries et droites en France.

33 Ces constats nous obligent à examiner le rapport à l’objet des auteurs de ce volume. D’évidence, et les articles en témoignent, le communisme n’est plus pour eux une passion française [Lazar 2002]. Pour la plupart, la curiosité a été le moteur de leur recherche. Habitant pour certains dans ces fameux « bastions rouges », ils ont cherché à en comprendre les conditions de constitution et de pérennité, alors que, de façon récurrente, la presse annonce : « Le monde paysan vote Chirac ». À l’exception de Bernard Pudal, nul spécialiste du PCF dans ce groupe composé de jeunes historiens, en majorité doctorants, qui se sont intéressés au PCF par le biais du rural16. Sans adhésion et sans passion pour le communisme, ils portent un regard éloigné sur leur objet, sans s’investir outre mesure dans les débats d’interprétation qui ont jalonné son histoire.

34 Ce numéro s’inscrit dans un moment qui correspond à une phase de cumul de données, de comparaison entre des monographies départementales ou locales, pour pouvoir s’aventurer sur le terrain théorique. En conséquence, ce chantier en cours se veut un appel à d’autres analyses, à l’émergence d’une équipe de recherche qui ne construise pas le communisme rural comme un objet à part mais comme un chantier à part entière de l’histoire du PCF. Cela implique que les spécialistes de cette histoire ne considèrent pas ce petit groupe comme marginal17. Tous les articles ne parviennent pas toujours à allier les différents niveaux d’analyse, mais une lecture attentive de leur ensemble restitue ces configurations. C’est cet ensemble qu’il faut, à présent, interpréter. L’erreur de casting du PCF 35 On ne refait pas l’Histoire, mais on peut néanmoins l’interroger de façon réflexive, en croisant des moments historiques et des regards militants, en comparant des données départementales et en confrontant les divers niveaux d’intervention des pouvoirs communistes. Par une démarche régressive [Wachtel 1990] prenant acte du déclin actuel du PCF [Lavabre et Platone 2003] et ressaisissant les conditions sociales et politiques de sa genèse, il est possible de mettre au jour ce qu’il faut bien appeler une erreur stratégique du parti, du moins si l’on suit au plus près sa logique et qu’on le prend au mot sur son propre terrain. Elle consiste à ne pas avoir reconverti le capital électoral et le militantisme des ruraux et des paysans en force politique. C’est cela l’erreur de casting : avoir choisi de mettre en scène « son »18 prolétariat en effaçant la figure de la paysannerie. Le PCF s’est adapté contraint et forcé au communisme rural, mais il est resté aveugle aux bénéfices politiques que pouvait lui apporter une force militante d’appoint, qui aurait pu être un partenaire au même titre que le monde ouvrier. Reste à démontrer que le PCF aurait eu tout intérêt à ne pas sous-estimer les apports du communisme rural.

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36 L’actualité électorale la plus récente vient conforter cette hypothèse. Dans un article de ce numéro, Jean-Claude Bontron et Agnès Roche procèdent à une comparaison des votes communistes lors des élections présidentielles de 1981 et 2002, en distinguant cantons ruraux et cantons urbains19. Dans une période de recul drastique du PCF, puisqu’il « perd 78,3 % de ses voix entre les deux présidentielles », on constate que « les ruraux votent autant communiste que les urbains ». Les autres contributions affinent ces résultats électoraux concernant plusieurs régions ou départements et différentes élections20, et vont tous dans le même sens : le vote communiste en milieu rural est à la fois plus précoce, plus fidèle, tout au long du siècle, et résiste mieux qu’en milieu urbain. Ce constat est confirmé par la conclusion de l’article de Julian Mischi et Michel Streith : Dans les années 1980-1990, la crise du parti est donc moins sévère dans les bastions ruraux que dans les bastions urbains.

37 Pour un parti qui n’a cessé de glorifier jusqu'à la mystique la classe ouvrière, la fidélité électorale des paysans et des ruraux fait l’effet d’une bombe à retardement, et pourtant les chiffres sont là « en dépit de » : en dépit du faible accès des ruraux aux écoles du parti, en dépit du manque d’encadrement politique des paysans, en dépit du fait que la direction des cellules rurales est souvent confiée à des ouvriers, en dépit du discrédit politique dont les paysanneries ont fait l’objet, éléments récurrents dans toutes les recherches présentées ici.

38 Ce résultat inédit et inattendu fait vaciller les certitudes les plus établies et invite à réexaminer la stratégie du PCF. Son ouvriérisme a constitué une clôture, tant dans les schèmes de pensée que dans le travail politique en faveur des campagnes. Le PCF n’a pas vu ou n’a pas voulu voir que les ruraux, perçus comme incapables de développer une conscience de classe, ont été les plus fidèles à un parti de classe. Cette assertion appelle toutefois quelques nuances. Le communisme rural, régulièrement taxé de déviation par les gardiens du dogme parce qu’il est l’invention partielle des sociétés rurales, sorte de communisme endogène, apparaît comme un puissant ressort de fidélité. Plus encore, tous les auteurs montrent que la vitalité du communisme rural et paysan est fonction du désintérêt du PCF pour ce communisme marginal qui a su inverser le stigmate qui lui était attaché pour s’inventer et s’affirmer, moins contrôlé qu’il était par l’appareil du parti. À l’inverse, la fidélité au parti peut s’expliquer par une moindre politisation des ruraux au bénéfice d’une forte socialisation forgeant des habitus partisans hérités de génération en génération, qui ne risquent pas de se perdre, pour des raisons de ligne politique.

39 La cécité du PCF quant à l’usage stratégique qu’il aurait pu faire de la fidélité électorale des ruraux21 prévaut dès ses origines, et singulièrement lors du congrès de Tours 22 [Courtois et Lazar op. cit. : 60]. Annie Kriegel [1964 : 836] souligne ainsi : Sans en faire donc un phénomène absolument général et uniforme, on doit retenir ce fait important : que la paysannerie socialiste a constitué une composante sociale majeure du courant en faveur de la IIIe Internationale.

40 Stupeur dans les rangs de l’époque, stupeur encore et toujours chez les chercheurs contemporains puisque Stéphane Courtois et Marc Lazar [op. cit. : 60] retracent l’événement en ces termes : Le congrès commence par entendre pendant presque deux jours les représentants des fédérations. Il s’en dégage un attachement des vieux ouvriers au socialisme

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traditionnel et, paradoxalement23, un mouvement des fédérations rurales vers la révolution.

41 Malgré les controverses dans les interprétations du congrès de Tours, un constat s’impose : les ruraux et non les seuls paysans, comme l’indique pourtant Annie Kriegel, ont fait la victoire de la motion Cachin24 et sont donc présents et agissants au tout début du communisme. Au moment du congrès de Tours, ils ne représentent pas une simple force annexe : ce sont eux qui font la différence entre les motions. Ils sont l’un des piliers fondateurs du communisme français. Les commentaires historiographiques et politiques ultérieurs se sont empressés d’étouffer la chose. L’inculture politique dont sont taxés les ruraux se résume à peu près à ceci : « Pardonnez-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font. » En effet, la matrice rurale de la création du communisme français faisait désordre et tache originelle pour un parti censé procéder au baptême du prolétariat français. Cette réécriture partisane du congrès de Tours visant à effacer le rapport de forces rural/ouvrier des fédérations est la première erreur stratégique du PCF. Pour ce parti, il n’était pas envisageable de s’appuyer de façon égalitaire sur ses deux piliers, la faucille et le marteau, bien que les conditions objectives fussent réunies. Cette erreur va ensuite être légitimée idéologiquement et dans les pratiques en minimisant et en marginalisant le poids et l’apport militant et électoral des ruraux, alors que, ironie de l’histoire, ce sont eux qui se sont révélés être le plus fidèle soutien.

42 Ainsi, en croisant genèse et déclin actuel du PCF, s’éclaire et se comprend l’ouvriérisme, non pas seulement comme univers de pensée mais comme continuité d’une logique fondatrice. Dans cette optique, les accusations de déviationnisme paysanniste et la faiblesse du travail politique dans les campagnes sont beaucoup plus qu’une négligence : ce sont des ratés historiques.

43 En soulignant l’erreur stratégique du PCF, on a mis en évidence le déni d’un rapport de forces dont il aurait pu tirer bénéfice. Cependant, en utilisant le terme « erreur », on ne peut ignorer qu’il faisait partie de la rhétorique et de la pratique de l’autocritique recommandée rituellement et jusqu’à l’absurde par tous les régimes communistes [Pennetier et Pudal 2002]. Pour Lénine, reconnaître ses erreurs et travailler sur celles-ci est un gage de sérieux : L’attitude d’un parti politique en face de ses erreurs est un des criteriums les plus importants et les plus sûrs pour juger si ce parti est sérieux et s’il remplit réellement ses obligations envers sa classe et envers les masses laborieuses. Reconnaître ouvertement son erreur, en découvrir les causes, analyser la situation qui l’a fait naître, examiner attentivement les moyens de corriger cette erreur, voilà la marque d’un parti sérieux, voilà ce qui s’appelle pour lui remplir ses obligations, éduquer et instruire la classe, et puis les masses [cité in Pennetier et Pudal op. cit. : 29].

44 Partout, la leçon léniniste semble avoir porté ses fruits25 et, dans le cas français, l’erreur décelée par l’analyse sociologique ne pouvait être tenue pour une erreur politique de la part du PCF. En effet, dans l’esprit du dogme ouvriériste, l’erreur eût été de consentir à mettre sur un pied d’égalité la paysannerie et le monde ouvrier et de se voir taxé de parti réformiste, les paysans étant soupçonnés d’accomplir la prophétie selon laquelle ils deviendront, à terme, bourgeois. La trahison toujours possible de la classe paysanne ne pouvait donc figurer dans les conditions d’avènement du communisme français. Pour ce dernier, nulle erreur mais simple soumission à l’IC.

45 Rares sont les chercheurs spécialistes du PCF qui ont entrevu cette erreur stratégique puisque le communisme rural ne faisait pas partie de leur objet. Seules des études

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régionales [Girault 1995 ; Pennetier 1979]26 le prennent en compte, mais ruraux et paysans n’ont jamais été intégrés dans les recherches « généralistes »27. Et pourtant les ouvrages sur le PCF sont légion ; aucun autre parti politique n’a suscité autant d’intérêt. Il faut rapprocher, dès lors, la marginalité des ruraux dans la politique du PCF et la marginalité des études sur le communisme rural dans le champ de la recherche. On perçoit ainsi que l’effet d’homologie redouble non seulement une lacune en la légitimant scientifiquement mais témoigne plus largement d’un seul univers de pensée donnant le primat au monde ouvrier, en sorte que la relation dite historique entre le communisme et la classe ouvrière reste un impensé du communisme français et de ceux qui l’ont pensé28.

46 Ce numéro d’Études rurales n’entend pas combler cette lacune. Son ambition est plus modeste : susciter des vocations pour que ce chantier fasse des émules, notamment chez les doctorants, pour poursuivre l’analyse des archives, collecter des données électorales, retracer des trajectoires militantes. Cette entreprise manquerait son but si elle reproduisait le faux clivage entre spécialistes du communisme rural et spécialistes du monde ouvrier et du PCF. C’est à la condition de conjuguer nos efforts et nos connaissances qu’une histoire du PCF revisitée et libérée de ses schèmes de représentation ouvriériste pourrait voir le jour. Mais il faudrait aller encore plus loin et s’aventurer vers une histoire européenne des partis communistes. Paysans au-delà et en deçà du Mur 47 Il faut non seulement que les investigations sur le communisme rural réinterrogent l’histoire du communisme français telle qu’elle a été « faite », mais on doit parallèlement et résolument faire tomber le mur entre spécialistes des paysanneries à l’est et spécialistes des paysanneries à l’ouest de l’Europe. Les deux livraisons d’Études rurales – Paysans au-delà du Mur [Conte et Giordano eds. 1995] et Les « petites Russies » dans les campagnes françaises – sont deux analyses en miroir, au demeurant inégales car il eût fallu disposer d’une comparaison entre plusieurs pays de l’Europe de l’Ouest. Leur lecture conduit à mettre au jour les convergences et les divergences entre les régimes communistes au pouvoir et les partis communistes en place dans les démocraties parlementaires afin de saisir les effets différenciés de la nature de ces deux régimes politiques sur les paysanneries.

48 En premier lieu, on remarque que les chercheurs travaillant sur les pays « au-delà du Mur » s’attachent à définir les modes d’imposition de la collectivisation et les conséquences des modalités de sortie du communisme pour les paysans, quand les chercheurs travaillant sur la France s’efforcent de comprendre les raisons de l’adhésion d’une fraction de la paysannerie au communisme. Les paysans sont victimes dans les pays de l’Est et sont rétifs dans ceux de l’Ouest. D’un côté imposition, de l’autre adhésion : le clivage est simplificateur alors qu’il serait intéressant de se demander si certains groupes de paysans – et lesquels – ont adhéré aux régimes communistes, comme il serait intéressant de considérer les paysans restés fidèles au PCF malgré son recul.

49 Ces regards croisés sont nécessaires pour que les chercheurs prennent de la distance par rapport aux approches obligées. De ces transactions scientifiques devraient surgir de nouvelles questions : par exemple, celle du déclin numérique différentiel des paysanneries à l’Est et à l’Ouest. En effet, quoique la vulgate marxiste-léniniste prévoyait à terme la disparition de la classe paysanne, cette classe a mieux résisté dans tous les pays de l’Est qu’en Europe de l’Ouest. Le plan Mansholt et les lois d’orientation

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agricole de 1960 et 1962 ont programmé et accompagné, avec le soutien de la FNSEA29 et du CNJA30, « la fin des paysans » [Mendras 1964] et la promotion des agriculteurs puis des entrepreneurs agricoles. Cette logique économique libérale s’est avérée beaucoup plus efficace que celle des régimes communistes pour éliminer la petite paysannerie dite retardataire.

50 Dans la mesure où désormais les régimes communistes sont morts à l’Est et les partis communistes moribonds à l’Ouest, il s’agit à présent de porter l’attention sur les effets sociaux, économiques et politiques de la sortie du communisme sur ceux qui s’en réclamaient. Il n’est pas jusqu’au concept de transition, concept idéologique et non heuristique, il est vrai, qui n’aurait pu être appliqué au cas français lors du passage à la concentration du foncier, à l’intensification du pouvoir des firmes industrielles et commerciales, conduisant à l’exode des paysans. Pour les pays occidentaux, le pendant de la transition a été appelé « développement agricole », et pourtant des éléments identiques sont présents à l’Ouest comme à l’Est. Les exemples pourraient être multipliés. L’enseignement qu’on peut en tirer tient à ceci : l’intelligence de l’Europe communiste ne peut aujourd’hui s’élaborer à partir de simples collaborations entre des chercheurs spécialistes des communismes agraires dans les deux Europe. Il faut passer de l’histoire comparée à l’histoire croisée en articulant des temporalités différentes, des expériences paysannes diverses, des discontinuités et des décalages de rythme et d’échelle.

51 Au reste, il n’y a plus deux Europe. Dès lors, il faut se donner comme objet d’investigation non pas un cadrage géographique ou politique, celui de l’Europe ou de l’Union européenne, mais l’espace configuré par les processus dynamiques qui ont ancré, fait évoluer et se déliter les communismes agraires. Et dans cet objet ainsi reconfiguré, le régime soviétique et ses politiques ultérieures occupent une place de choix, en raison du maillage politique et de la tutelle plus ou moins puissante du parti communiste soviétique et de ses appendices internationaux sur l’ensemble des autres partis, mais aussi en raison de ce que j’appelle « les effets différés du communisme », continuant à peser sur le cours du temps et des vies. Cette approche de l’Europe communiste ne peut se satisfaire d’une synthèse de comparaisons entre pays, en travaillant à partir de chaque histoire nationale. C’est pour autant que nous serons capables de nous arracher aux traditions historiographiques élaborées dans des contextes nationaux et marquées par eux que nous aurons quelque chance de construire le même objet, sans effacer les façons respectives de dire et de faire mais en intégrant cette diversité scientifique à l’objet.

52 Les chantiers en cours pour une « fabrique de l’histoire » européenne invitent à inscrire l’histoire de l’Europe communiste et, singulièrement, du communisme agraire dans cette perspective. En connexion avec l’histoire des élites, des transferts culturels, des transactions économiques et des transversalités politiques, l’analyse d’une Europe des hommes sans qualités [Musil 1982], représentée partiellement par les mondes paysan et ouvrier, a toute sa place puisque ces mondes viennent en tension, voire en opposition, avec les acteurs dominants du jeu politique.

53 On l’aura compris, à double titre, ce numéro sur les communismes agraires est un véritable enjeu. Il prend acte du déni politique et scientifique à l’égard des paysans dans l’historiographie du communisme, et il appelle à la vigilance pour que cette lacune ne se reproduise pas au moment où commence à s’affirmer une histoire européenne. Elle ne saurait s’écrire sans y insérer les mondes du travail manuel et les traditions et

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inventions politiques auxquelles ils ont contribué. À l’heure où ces deux mondes se décomposent en se recomposant, on peut les considérer comme quantité négligeable ou les constituer en vestiges de la vieille Europe. On peut souhaiter, à l’inverse, que les paysans et ouvriers bénéficient d’une égalité de traitement politique et scientifique, ce qui n’a jamais été le cas, comme le soulignait déjà Simone Weil : Si les ouvriers souffrent cruellement de se sentir en exil dans cette société, les paysans, eux, ont l’impression que, dans cette société, au contraire, les ouvriers sont chez eux [1963 : 75].

54 Au terme de cette analyse, il importe de revenir sur les rapports entre dominants et dominés. C’est parce que le PCF a construit une alliance inégale entre les paysans et les ouvriers et parce qu’il a assigné à la classe ouvrière une mission historique que les deux catégories ont été confrontées l’une à l’autre. La domination des ouvriers sur les paysans a été politiquement construite, ce qui fait toute la différence entre « classes réelles » et « classes sur le papier », pour reprendre l’expression de Pierre Bourdieu. En conséquence, participer à une histoire européenne du communisme suppose que soit restitué le poids différentiel du marteau et de la faucille mais également que l’on déconstruise leur alliance factice pour procéder au croisement des solidarités et des antagonismes entre ces deux mondes.

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NOTES

1.. La Voie paysanne, créée par la SFIO en février 1920 et dirigée alors par Compère- Morel, responsable des questions agraires dans ce parti, devient le seul journal communiste à l’adresse des paysans entre 1921 et 1925, sous la houlette de Renaud Jean. Il devient ensuite le journal du CNP (Centre national paysan) entre 1925 et 1929, puis, jusqu’en 1937, le journal de la CGPT (Confédération générale des paysans-travailleurs) animée par Renaud Jean. Après le congrès de Tours, L’Humanité, en date du 28 janvier 1921, annonce la parution prochaine de La Voix paysanne, désormais sous obédience communiste. Sur les tensions entre socialistes et communistes, voir, dans ce numéro, l’article d’Édouard Lynch. 2.. Cf., dans ce numéro, l’article de Gérard Belloin sur Renaud Jean. 3.. Voir l’introduction au Siècle des communismes par M. Dreyfus, B. Groppo, C. S Ingerflom, R. Lew, C. Pennetier, B. Pudal et S. Wolikow [2000 : 9-13]. 4.. Que l’on songe à la Russie au moment de la révolution d’Octobre, au Viêtnam, à Cuba, ou encore à la Chine. Cf. en particulier M. Lewin [1966]. 5.. Pour le cas de l’Union soviétique, voir par exemple S. Fitzpatrick [1994] et N. Werth [1984]. 6.. Cet ouvrage est paru à New York le 20 mai 1852 (note de l’éditeur, p. 7). 7.. Pour ce qui concerne « l’agriculture de groupe », se reporter à P. Rambaud, A. Carof et R. M. Lagrave [1973]. 8.. Cf., dans cette livraison, l’article de Fabien Conord sur les tensions entre socialistes et communistes au niveau local. 9.. Voir l’analyse de Lee Haksu dans ce volume. 10.. Dans l’article présenté ci-après, Romain Henry s’intéresse aux trajectoires des parlementaires paysans. 11.. À l’échelle d’un canton, Vincent Fabre tente d’apprécier et de pondérer les effets de la propagande communiste. 12.. Ce numéro est le fruit d’un travail collectif et d’un séminaire tenu à l’École des hautes études en sciences sociales au cours des années universitaires 2000-2004, séminaire sous la responsabilité de Rose Marie Lagrave et d’Agnès Roche. 13.. Tous ces moments et ces paradoxes sont abordés dans la contribution d’Alain Chaffel. 14.. Même lorsque les chercheurs ont noué peu de relations avec le PCF, ils se sentent obligés de passer aux aveux et de préciser la nature de ce lien. L’ouvrage de G. Lavau [1981: 7] commence avec cette phrase : « Ni communiste, ni, à aucun moment, compagnon de route, il m’est arrivé, notamment lors des batailles menées en France en faveur du Viêtnam et de l’Algérie, de travailler aux côtés des communistes : coopération les yeux ouverts et sans illusions. » 15.. Le clivage entre paysans et ruraux aurait dû faire l’objet d’une analyse plus approfondie dans ce numéro et, particulièrement, dans cette introduction qui ne prend que des précautions terminologiques sans définir les frontières entre ces deux

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catégories, au demeurant évolutives durant toute la période considérée. Nous renvoyons plus spécifiquement sur ce sujet à l’article d’Ivan Bruneau et Emmanuel Le Dœuff. 16.. Pour ma part, c’est l’étude des gauches syndicales et, notamment, du MODEF qui m’a conduite à m’intéresser au PCF. Voir R. M. Lagrave [1990]. 17.. Quelques signes indiquent que les nouveaux entrants dans ce champ de recherche ne sont pas toujours les bienvenus s’ils ne font pas partie des réseaux consacrés : refus d’accès à des bases de données statistiques, engagement de chercheurs à participer à ce numéro suivi de leur désistement. C’est ainsi qu’il a fallu avoir recours à un bricolage statistique pour appréhender les votes aux différentes élections sans jamais être en mesure de raisonner sur des séries complètes pendant toute la période considérée. 18.. Le possessif renvoie à l’analyse de B. Pudal [2000 : 524] sur la tradition inventée : « Cette tradition inventée elle-même repose sur le caractère partiellement mythique de la relation “nécessaire” entre les ouvriers et le mouvement ouvrier, comme si la politisation ouvrière s’exprimait “naturellement” dans et par les organisations de toutes sortes qui revendiquaient le titre de légitime représentant des intérêts ouvriers. » 19.. Se reporter à cet article pour la définition légitime du rural et de l’urbain par l’INSEE. 20.. Nous n’avons pas pu disposer de bases de données permettant une analyse sérielle et comparée entre les votes ruraux et urbains par cantons, de 1924, date de la première élection législative où le PCF présente des candidats, jusqu’en 2002. Les interprétations avancées sont donc à lire sous réserve d’inventaire statistique exhaustif. 21.. Les politistes, spécialistes des élections, n’ont pas non plus trouvé remarquable cette constante électorale des ruraux en faveur du PCF. À notre connaissance, cette ébauche statistique qui distingue le rural de l’urbain s’agissant du vote communiste est une première tentative. Si tel n’est pas le cas, nous serions ravis d’être démentis. 22.. « Le XVIIIe congrès de la SFIO s’ouvre le 25 décembre à Tours, dans la salle du Manège, sous la présidence d’honneur des emprisonnés parmi lesquels Loriot et Souvarine – les deux secrétaires du comité de la IIIe Internationale –, en présence de plus de 370 participants, dont 285 délégués. » 23.. C’est moi qui souligne car, cinquante ans après le congrès de Tours, on s’étonne encore que des fédérations rurales puissent avoir des visées révolutionnaires. 24.. Lors du congrès de Tours, trois motions sont mises au vote : « La première motion, de Cachan et Frossart, est en faveur d’une adhésion sans réserve à l’IC […] La deuxième motion est celle de Longuet qui, dans l’espoir d’une reconstruction de l’Internationale, se prononce pour une adhésion avec réserves à l’IC […] La troisième motion est celle de Léon Blum. Intitulée “Résolution” pour l’unité internationale, elle s’accompagne bientôt d’un “Manifeste” du Comité de résistance socialiste. Ces deux textes refusent l’adhésion à l’IC. » Cf. S. Courtois et M. Lazar [1995 : 57 et 58]. 25.. Cette pédagogie par l’erreur est le leitmotiv de nombreux régimes communistes aux prises avec les « étapes » de la collectivisation et de la décollectivisation partielle, tel le Viêtnam dont les dirigeants scandent chaque réforme ou volte-face de leur politique par un « il faut oser reconnaître et rectifier les décisions erronées », tant et si bien que la politique agraire vietnamienne se présente comme une vaste correction d’erreurs successives. Cf. Nguyen Truc Duyen, « De la collectivisation à l’économie domestique. Le cas du Delta du Fleuve Rouge ». Thèse de doctorat en cours d’achèvement à l’EHESS, sous la direction de R. M. Lagrave.

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26.. Cf. la bibliographie générale présentée par Michel Streith à la fin de ce volume, p. 219. 27.. Le communisme rural n’est jamais rattaché à l’histoire du PCF ; il fait l’objet soit d’un chapitre restreint, soit d’un numéro thématique de revue, comme l’atteste cette livraison. Voir le numéro spécial Le PCF. Implantations, identité, structures (Communisme 51-52), 1998. 28.. À notre connaissance, seul B. Pudal [2000 : 513] a commencé à poser un regard critique sur « la relation nécessaire entre communisme et classe ouvrière ». 29.. Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles. 30.. Centre national des jeunes agriculteurs.

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I. Terres d'implantation, terres d'élection

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L’implantation du PCF Bastions ruraux, bastions urbains

Julian Mischi et Michel Streith

1 En l’absence d’études comparées, sur la longue durée, des votes communistes en zone urbaine et en zone rurale (la comparaison supposant de privilégier l’échelon cantonal, comme le suggère l’article de Jean-Claude Bontron et Agnès Roche dans ce volume), on est conduit à faire la synthèse des travaux antérieurs concernant la part du vote communiste dans différentes élections et sa distribution géographique. Il s’agit dès lors, à partir de données de seconde main sur les élections législatives, de tenter de restituer la formation de bastions ruraux et urbains, d’apprécier la délitescence ou la stabilité des votes en milieu rural selon les cycles de croissance ou de déclin du parti, par rapport à ce qui se passe en milieu urbain.

1920-1958 : croissance et constitution des bastions

2 Entre 1920 et 1958, le parti communiste français connaît deux phases distinctes dans ses résultats électoraux [Goguel 1951 et 1970]. Une première phase correspond à une montée progressive, hormis en 1932, du pourcentage des suffrages obtenus, de 9,5 % des suffrages exprimés en 1924 à 15,2 % en 1936. Une seconde, entre 1945 et 1958, est marquée par le maintien des scores à un haut niveau, environ 25 %. Il convient cependant de prendre en compte la répartition géographique des électeurs en mettant en relief les zones de forte implantation.

3 En 1924, le PCF obtient ses scores les plus élevés, supérieurs à 20 % des suffrages exprimés, dans quatre départements : la , la Seine-et-Oise, le Cher et le Lot-et- Garonne. Plus globalement, deux zones se dessinent, où le PCF est bien implanté (plus de 10 % des voix) : l’une, « ouvrière », comprend le et surtout la région parisienne (qui représente le tiers du total des voix communistes) ; l’autre, plus « rurale », inclut les bordures nord et ouest du Massif central (Cher, Allier, Corrèze, Dordogne, Lot-et- Garonne) et le Midi méditerranéen (Gard, Bouches-du-Rhône, Vaucluse).

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4 En 1928, les positions sont analogues à celles de 1924 avec un renforcement des scores dans le Centre, sur la côte méditerranéenne et dans la région parisienne. Le maximum de voix est recueilli dans le Cher.

5 En 1932, le PCF perd des électeurs dans toute la France (8,4 % des suffrages exprimés), mais les bastions demeurent intacts, en particulier dans le Cher où le parti enregistre ses meilleurs résultats (entre 15 % et 20 %).

6 En 1936, le PCF progresse (15,2 % des suffrages exprimés) et ses bastions s’étendent. Le nombre de départements dépassant les 5 % augmente. Les maximums sont atteints dans la Seine-et-Oise, dans la Seine et dans le Lot-et-Garonne, où le PCF réalise entre 30 et 40 % des suffrages. Dans les départements du Cher, de l’Allier, de l’Ariège, des Bouches-du-Rhône, du Var et du Gard, le parti est crédité de 20 % à 25 % des suffrages.

7 Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les élections de 1946 se traduisent par un renforcement des bastions en dépit d’un resserrement des scores entre les zones de force et les zones de faiblesse. Dans le Nord et la région parisienne, le Centre (Berry, Bourbonnais, Marche et Limousin), le Sud-est méditerranéen et rhodanien, les communistes obtiennent plus de 25 % des suffrages exprimés. En dehors de ces zones, seuls le Lot-et-Garonne et les Côtes-du-Nord affichent pareil taux.

8 Les élections de 1951 et 1956 confirment l’implantation du PCF dans les trois bastions avec des pourcentages en hausse au sein des départements acquis en 1936.

9 Deux enseignements majeurs peuvent être tirés de la lecture de ces résultats électoraux. D’abord, l’émergence des bastions ruraux est contemporaine de la création du parti communiste français. Le phénomène n’est pas lié aux événements de 1936 ou à la Libération. Dès les premières élections législatives de 1924, deux zones se distinguent : les bordures septentrionales et occidentales du Massif central et le pourtour méditerranéen. De plus, l’implantation n’est pas conjoncturelle. Elle s’affirme et s’affermit au fil des élections.

10 Il est intéressant de confronter ces données aux discours produits par les politologues et les sociologues. Les cartes sont commentées et donnent lieu à un traitement différencié selon qu’il s’agit des bastions industriels ou des bastions ruraux. Les premiers (la région parisienne et le Nord) ne font l’objet que d’une maigre justification : les territoires industriels votent communiste au regard de la présence des ouvriers. La relation de causalité prolétariat-vote communiste va de soi. Certes reconnaît-on tout au plus que le PCF ne se propage pas dans toutes les régions industrialisées de France. Concernant les seconds, la situation est plus complexe. Les textes avancent, pour chaque élection, des arguments explicatifs du vote communiste dans les départements ruraux : le charisme d’un dirigeant local, une tradition radicale, socialiste, d’extrême gauche ou anticléricale, remontant parfois au XIXe siècle. Tout se passe comme si le vote communiste en milieu rural était uniquement lié à des facteurs culturels et politiques. L’importance de la structuration sociale et économique, admise au sein des régions industrielles, est niée dans les campagnes.

1958-1978 : renforcement des bastions ruraux

11 Après les bons résultats obtenus sous la IVe République, l’organisation communiste entre dans la Ve République avec un premier choc électoral lors du scrutin législatif de

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1958, puis stabilise son électorat dans les années 1960-1970 sans toutefois retrouver ses positions antérieures.

12 Avec 19 % des suffrages exprimés, les élections législatives de novembre 1958 constituent la première chute électorale du PCF depuis la Libération. Dans ce contexte de régression, le communisme résiste relativement mieux dans ses bastions historiques que dans ses zones de faiblesse : les régions rurales où l’implantation électorale du parti remonte aux années vingt, comme les campagnes du nord et de l’ouest du Massif central, le soutiennent toujours fortement.

13 Après la baisse de 1958, l’audience électorale du PCF remonte, avec 22 % en novembre 1962 et 22,5 % en mars 1967. La pro- gression est plus marquée dans la moitié nord du pays que dans la France méridionale, c’est-à-dire davantage dans les terres industrielles et urbaines que dans les régions rurales. En juin 1968, avec un score de 20 %, le PCF perd à nouveau une grande partie du terrain conquis en 1962 et 1967. Le recul est net dans ses zones de faiblesse, à savoir l’Est et l’Ouest intérieur, mais aussi dans certains bastions, surtout ouvriers et urbains. En revanche, les pertes sont plus mesurées dans ses zones d’implantation rurale : le parti résiste particulièrement bien dans les départements du Centre et du Sud-Ouest.

14 En mars 1973, avec 21 % des suffrages exprimés, le PCF progresse légèrement, d’une façon générale, mais recule en plusieurs endroits, notamment au sein des terres ouvrières où il est bien implanté, à savoir dans la région parisienne et en Lorraine, mais aussi dans les régions plus rurales et moins communistes de Bourgogne et des Pays de la Loire.

15 Cette situation différentielle entre milieu urbain et milieu rural est confirmée au scrutin de mars 1978 qui voit une perte d’ensemble de l’influence du PCF correspondant à 21 %. Alors que son déclin se poursuit dans les grands centres ouvriers traditionnels, telle la région parisienne, l’organisation communiste améliore ses résultats dans une quarantaine de départements, presque toujours moins industrialisés. Cette hausse est essentiellement notable dans trois grandes régions rurales : le Sud-Ouest (Hautes- Pyrénées, Ariège, Tarn-et-Garonne, Haute-Garonne), où le PCF profite de la régression des réseaux socialistes et radicaux, le Centre-Limousin (Nièvre, Creuse, Allier, Cher, Haute-Vienne, Corrèze) et certains secteurs du Midi viticole en crise. Si l’audience électorale du PCF se renforce dans ses bastions ruraux, elle stagne ou diminue dans les campagnes qui ne lui sont pas historiquement favorables, c’est- à-dire dans l’Ouest et l’Est. Le recul est, par exemple, sensible dans les départements traditionnellement peu communistes du Finistère, du Calvados et du Cantal.

16 Vingt ans après 1958, le PCF continue donc de représenter aux environs de 20-22 %. Globalement, la géographie du vote communiste intéresse, depuis la Libération, les mêmes zones de faiblesse (concernant les campagnes, il s’agit principalement de l’Ouest intérieur, de l’est et du sud du Massif central) et les mêmes bastions (du Nord, de la région parisienne, des bordures septentrionales et occidentales du Massif central, et du pourtour méditerranéen). On peut néanmoins discerner de légères modifications dans la physionomie de l’implantation communiste en milieu rural, avec un relatif affaiblissement du Midi rouge.

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1980-1990 : déclin du PCF et résistance des zones rurales

17 À partir de 1981, l’audience électorale de l’organisation communiste décline fortement et régulièrement. Lors du scrutin législatif de juin 1981, le PCF n’obtient plus que 16 % des suffrages exprimés. Cette baisse touche surtout les secteurs modestes ou moyens alors que les bastions s’en sortent mieux [Platone et Ranger 1981]. Malgré une rétraction brutale en volume, l’électorat n’est pas affecté dans sa géographie puisque l’implantation communiste se structure toujours autour de ses secteurs tradi- tionnels : Midi, Centre-Limousin, Nord et région parisienne.

18 En mars 1986, le déclin s’accentue : pour la première fois, le PCF passe sous la barre des 10 %. Les régions rurales font mieux face à la situation : de façon significative, les trois meilleurs scores départementaux se situent dans l’Allier, la Creuse et la Haute-Vienne [Platone 1986]. Tandis que les électeurs de la bordure nord et ouest du Massif central freinent la décrue du PCF, en terre ouvrière et urbaine, l’organisation communiste subit la concurrence du FN.

19 La résistance des régions rurales rouges à l’œuvre en 1986 est confirmée en juin 1988. Le rétablissement électoral (par rapport au scrutin de 1986, avec 11 %) est en effet plus net dans les bastions et, particulièrement, dans les bastions ruraux. Cinq des sept départements où le PCF détient au moins 20 % des voix sont ruraux. Les trois premiers sont l’Allier (28 %), la Haute-Vienne (28 %) et le Cher (23 %), et les deux derniers sont le Gard (20 %) et la Corrèze (20 %). Reste toujours vaillante la seule zone de forte implantation communiste dans l’Ouest : les Côtes-d’Armor. Ce rétablissement s’explique en grande partie par la stratégie du PCF, qui investit pour les élections législatives auprès des notables locaux [Courtois 1988].

20 En mars 1993, le PCF accuse à nouveau un score très faible : 9 % des suffrages exprimés [Courtois 1993]. Contrairement aux diminutions des années quatre-vingt, c’est là où il était traditionnellement plutôt marginalisé qu’il fait bonne figure. Le parti perd ses deux députés de l’Allier et son député du Cher, et ses élus sont désormais concentrés dans des zones urbaines telles que l’ancienne banlieue rouge de Paris et le nord de la France. En termes de suffrages exprimés cependant, l’organisation communiste régresse autant dans ses bastions ouvriers de la région parisienne et du Nord que dans ses fiefs ruraux. Le PCF n’atteint 20 % que dans les deux départements sociologiquement opposés de l’Allier et de la Seine-Saint-Denis. Le bastion communiste du Centre est néanmoins fragilisé : la chute de la Creuse et de la Haute-Vienne (face à des listes dissidentes) fait sauter l’articulation entre le Cher et l’Allier, d’une part, et la Dordogne et la Corrèze, d’autre part.

21 En 1997, le PCF connaît une accalmie, avec 10 % des voix [Platone 1998]. Ce sursaut concerne à la fois certains de ses bastions traditionnels et plusieurs de ses terres de mission. Ainsi ses progrès se situent-ils dans les aires d’influence médiocre de la façade atlantique mais aussi dans les secteurs de bonne implantation du Centre et du Sud- Ouest. L’inégale assise des zones de force traditionnelles dessert les régions urbaines du Nord et profite aux régions rurales du Centre : avec le gain de sièges en Dordogne, dans le Cher et dans l’Allier, ce bastion se redessine. S’observe également une reconstitution partielle de la façade méditerranéenne grâce à l’élection de députés dans l’Hérault, le Gard et les Pyrénées-Orientales. En règle générale, si les progrès relatifs sont sensibles

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là où le PCF est faible, les zones rurales favorables sont de toute façon moins affectées que les régions ouvrières.

22 Dans les années 1980-1990, la crise du parti est donc moins sévère dans les bastions ruraux que dans les bastions urbains. Après un recul électoral qui maintient la répartition traditionnelle du communisme entre zones de force et zones de faiblesse, les pertes d’influence les plus significatives s’enregistrent en milieu urbain. A contrario, le vote communiste tend à se réduire, à la fin des années quatre-vingt-dix, à la France rurale et républicaine, celle qui a été successivement radicale et socialiste, à l’exception notable du Midi rouge, où l’on assiste à un véritable décrochage du PCF.

BIBLIOGRAPHIE

Courtois, S. — 1988, « Parti communiste : les dernières cartouches ? », in P. Habert et C. Ysmal eds., Les élections législatives de 1988. Paris, Le Figaro-Études politiques : 26-29. — 1993, « Le déclin accentué du PCF », in P. Habert, P. Perrineau et C. Ysmal eds., Le vote sanction. Les élections législatives des 21 et 28 mars 1993. Paris, Presses de la FNSP : 217-228.

Goguel, F. — 1951, Géographie des élections françaises : de 1870 à 1951. Paris, Armand Colin. — 1970, Géographie des élections françaises sous la IIIe et la IVe République. Paris, Presses de la FNSP.

Platone, F. — 1986, « Parti communiste : sombre dimanche, triste époque », in É. Dupoirier et G. Grunberg eds., Mars 1986 : la drôle de défaite de la gauche. Paris, PUF : 189-210. — 1998, « Le vote communiste. Le verre à moitié plein », in P. Perrineau et C. Ysmal eds., Le vote surprise. Les élections législatives des 25 mai et 1er juin 1997. Paris, Presses de la FNSP : 161-188.

Platone, F. et J. Ranger — 1981, « L’échec du parti communiste aux élections du printemps 1981 », Revue française de science politique 5-6 : 1015-1036.

RÉSUMÉS

Résumé L’analyse des études consacrées aux résultats du PCF lors des scrutins législatifs de 1924 à 1997 permet de mettre en évidence la répartition géographique et l’évolution historique de l’audience électorale de l’organisation communiste en milieu rural et urbain. Il apparaît notamment que l’émergence des bastions ruraux sur les bordures septentrionales et occidentales du Massif central et sur le pourtour méditerranéen ne s’opère pas à la Libération ou pendant le Front populaire mais remonte à la création du parti, c’est-à-dire aux années vingt. Par ailleurs, à l’occasion du déclin électoral du PCF, à partir de 1958 mais surtout à partir de 1981, les pertes d’influence les plus fortes s’enregistrent en milieu urbain. Le parti résiste mieux dans ses fiefs ruraux et, en particulier, dans les régions traditionnellement républicaines du Centre.

Abstract Analyzing studies of the ’s results in legislative elections from 1924 to 1997 reveals the geographical distribution of the vote and historical trends in its voter base in both rural and urban areas. Rural strongholds along the Mediterranean and in northern and

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western parts of the Massif Central were not established during the or Liberation; instead, they date back to the Party’s creation in the 1920s. The Party’s heaviest losses of influence in elections can be observed in urban areas as of 1958 and even more after 1981. The Party has held up better in its rural strongholds, especially in traditionally republican areas in Centre Region.

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La résistance du vote rural (1981-2002)

Jean-Claude Bontron et Agnès Roche

1 Dans la littérature scientifique, le lien entre communisme et classe ouvrière a souvent été posé comme une évidence, l’association entre grands centres urbains industriels et vote communiste considérée comme « naturelle ». Pourtant, à notre connaissance, aucune étude exhaustive n’a porté sur l’analyse comparée des votes communistes en milieu urbain et en milieu rural pour valider ou invalider, statistiques à l’appui, le bien- fondé de cette assertion. L’objet de cette contribution est d’ébaucher une évaluation comparative du vote communiste en zone rurale et urbaine, à l’échelon cantonal, en appréciant l’influence du degré de ruralité d’un espace donné et les corrélations entre éventuels facteurs explicatifs.

Questions de définition, choix de méthode

2 En l’absence de données électorales informatisées, au niveau cantonal, sur la longue durée, nous avons pris le parti d’examiner les résultats locaux du vote PC lors de deux élections : les présidentielles de 1981 et celles de 2002 (premier tour)1. Nous avons retenu les présidentielles et non les législatives pour deux raisons. La première tient au fait que le candidat communiste aux présidentielles étant le même pour toute la France, cela évite l’effet « personnalité locale », présent dans une législative. La seconde est d’ordre pratique : les premières élections législatives dont les données sont informatisées sont celles de 1988 alors que le PC a déjà subi un large déclin électoral.

3 L’élection présidentielle de 1981 marque le début d’une phase de forte décrue mais permet d’identifier les bastions du parti susceptibles d’être comparés à ceux qui demeurent vingt ans plus tard. En effet, lors de cette élection, obtient 4 412 949 voix, soit 15,4 % des suffrages exprimés, en France métropolitaine ; en 2002, recueille 954 880 voix, soit 3,4 % des suffrages exprimés. Le parti communiste perd ainsi les trois quarts de ses électeurs. En 1981, le PC atteint 10 % des

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suffrages exprimés dans 2 644 cantons (sur un total de 3 6442) ; en 2002, il n’en conserve que 113 à ce même seuil.

4 Appréhender l’évolution du vote communiste en milieu rural nécessite de préciser préalablement ce que l’on entend par « rural ». Deux définitions ont été utilisées et mises en relation avec les données électorales. • Traditionnellement, pour l’INSEE, une commune rurale est une commune sans agglomération de plus de 2 000 habitants. À partir de là, 5 groupes de cantons ont été établis par la SEGESA3 en fonction du poids relatif de la population des communes rurales et urbaines dans la population totale et de la proximité d’une grande ville : cantons ruraux, cantons mixtes à dominante rurale, cantons mixtes à dominante urbaine, cantons périurbains, cantons urbains. • Depuis 1997, l’INSEE a élaboré une nouvelle nomenclature spatiale, le zonage en aires urbaines (ZAU), qui découpe le territoire en 4 catégories : pôles urbains (unités urbaines offrant 5 000 emplois ou plus), couronnes périurbaines et communes multipolarisées (plus de 40 % des actifs travaillent dans une aire urbaine), et espace à dominante rurale (qui compte des petites unités urbaines et des communes rurales)4. Suivant le même principe, on a pu identifier les catégories suivantes : cantons à dominante urbaine, cantons à dominante périurbaine, cantons à dominante rurale, cantons exclusivement ruraux.

5 Au-delà de ces catégories permettant de mesurer le degré de ruralité des cantons, le monde rural est loin d’être un espace homogène, et il a donc semblé utile de croiser les données électorales avec des types de cantons constitués sur des données plus complètes.

6 Dans le cadre des travaux de l’instance d’évaluation de la politique de développement rural et de préparation de la Loi rurale, la SEGESA a, en effet, proposé une typologie des cantons (à l’exclusion de ceux de plus de 150 hab./km2 entièrement inclus dans un pôle urbain et des cantons de plus de 500 hab./km2), sur la base de 24 critères socioéconomiques caractérisant la situation 2000 et l’évolution 1990-2000. Construite selon les techniques de l’analyse multicritère, cette typologie distingue 8 groupes homogènes de cantons5, plus les cantons exclus.

Suffrages urbains et suffrages ruraux

7 En reprenant les critères définis ci-dessus, il s’agit à présent d’apprécier la part des suffrages ruraux dans les suffrages communistes. Sur l’ensemble des votes communistes, en 1981, 21,1 % des voix proviennent de cantons exclusivement ou essentiellement ruraux6 (917 000 voix sur un total de 4,35 millions). En 2002, cette proportion a légèrement augmenté (22,4 %, soit 211 000 voix sur un total de 944 000). En 1981, le PC recueille 14,12 % des voix dans les cantons exclusivement ruraux, 13,80 % dans les cantons à dominante rurale, 13,88 % dans les cantons à dominante périurbaine et 16,45 % dans les cantons à dominante urbaine. En 2002, ce léger écart entre urbain et rural disparaît quasiment : le PC obtient 3,54 % dans les cantons exclusivement ruraux, 3,31 % dans les cantons à dominante rurale, 2,90 % dans les cantons à dominante périurbaine et 3,59 % dans les cantons à dominante urbaine. Si l’on raisonne par rapport aux inscrits, l’écart est faible en 1981 et presque inexistant en 20027. Les électeurs urbains n’ont donc pas une propension beaucoup plus forte que celle des ruraux à voter communiste. Dans la mesure où les ruraux représentent environ 20 % de

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la population, il est logique que les voix rurales correspondent à un cinquième des voix communistes totales.

8 Le PC perd cependant 78,3 % de ses voix entre les deux présidentielles, les pertes étant comprises dans une fourchette allant, selon les cantons, de 25,6 % à 98,3 %8. Pour faire apparaître les zones dans lesquelles le vote communiste résiste le mieux, nous avons ordonné les pertes sur une échelle, des plus faibles aux plus élevées. On constate que les 10 % de cantons qui connaissent les pertes les plus limitées sont très majoritairement des cantons ruraux (69 %). Ceux-ci sont des zones de vote moyen en 1981 (16,5 % contre 15,4 % de moyenne nationale)9. À l’inverse, le premier décile des plus lourdes pertes est composé de 60 % de cantons urbains et périurbains10. Il apparaît très nettement que la décrue communiste la plus forte est urbaine, la plus faible concerne principalement des espaces ruraux.

9 Si les ruraux ont une propension à voter communiste à peu près équivalente à celle des urbains, cette propension varie beaucoup d’un département à l’autre, et encore plus d’un canton à l’autre. La répartition des voix communistes est très structurée, avec des zones de force particulièrement saillantes, comparées à celles d’autres partis politiques.

Les bastions communistes et leur devenir

10 Sont qualifiés de « bastions » les cantons appartenant au premier décile des plus forts votes communistes11. Dans ce premier décile, 33 % des cantons sont ruraux en 1981, 41 % en 2002. C’est ainsi qu’une proportion assez importante de conseillers généraux communistes sont élus en milieu rural. Toujours dans le premier décile mais, cette fois, en nombre de voix, le rural représente 15 % des suffrages exprimés en 1981, et 21 % en 2002. On peut en conclure que, depuis vingt ans, les bastions communistes qui se défendent le mieux sont ruraux.

11 Dans ses bastions urbains, le PC perd 79,5 % de ses voix contre 75,3 % dans ses bastions ruraux. En points de pourcentages relativement aux suffrages exprimés, le parti perd 22,6 points dans l’espace urbain et 21 points dans l’espace rural. Par rapport aux inscrits, cela correspond à 19,1 points en milieu urbain, et 18,2 points en milieu rural. Quelle que soit la méthode retenue pour calculer les pertes dans les bastions, la baisse est légèrement moindre dans l’univers rural. Robert Hue réalise un meilleur score dans les bastions ruraux (8 % des suffrages exprimés et 5,8 % des inscrits) que dans les bastions urbains (7,4 % et 5 %).

12 Les 360 cantons qui constituent les bastions (décile 1) apportent 231 040 voix au PC en 2002 contre 1 153 837 en 1981 : ils fournissent donc au parti le quart de ses voix12.

13 En 1981, les bastions communistes se répartissent en cinq zones (cf. carte ci-contre) : • l’arc méditerranéen, notamment les cantons des Alpes-Maritimes, des Bouches-du-Rhône, du Gard, de l’Hérault, du Var et des Pyrénées-Orientales et, dans une moindre mesure, des Alpes-de-Haute-Provence ; • le Sud-Ouest, particulièrement en Ariège, le Lot-et-Garonne, les Hautes-Pyrénées et les Landes ; • le nord de la France, surtout le bassin minier du Nord et du Pas-de-Calais, la Somme, les Ardennes et l’Aisne ; • la ceinture « rouge » autour de Paris, avec la Seine-Saint-Denis et le Val-de-Marne et, dans une moindre mesure, les Hauts-de-Seine et le Val-d’Oise ;

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• les bordures nord et ouest du Massif central : Cher, Allier, Corrèze, Dordogne, Haute-Vienne.

14 Il faut ajouter à ces vastes espaces l’exception bretonne des Côtes-d’Armor (10 cantons de ce département sont des bastions communistes en 1981, 13 en 2002).

15 Vingt ans plus tard, ces terres d’élection (ou ce qu’il en reste) ont évolué de façon très inégale (cf. carte p. 40).

16 Le Midi méditerranéen accuse les plus lourdes pertes : il représente environ 247 000 voix en 1981 pour un ensemble de 80 cantons, 29 900 voix en 2002, avec 40 cantons13, soit une régression de 88 % des voix. Le « Midi rouge » est de moins en moins rouge.

17 Le Sud-Ouest résiste mieux au déclin communiste, et un certain nombre de cantons des Landes et des Hautes-Pyrénées font partie des zones de force du PC en 2002. Ce bastion compte 24 614 voix en 1981, avec 16 cantons, 10 351 voix en 2002, avec 27 cantons. Dans le Sud-Ouest, les pertes du PC sont limitées (- 57 %). La zone rouge du Sud-Ouest s’agrandit légèrement.

18 Le nord de la France est en très fort repli (82 %), passant de 353 592 voix en 1981 à 63 454 voix en 2002. L’Aisne, les Ardennes et la Somme perdent quasiment tous leurs cantons communistes, alors que la Seine-Maritime, elle, résiste mieux au déclin.

19 La autour de Paris demeure un vrai rempart pour le parti communiste. Toutefois la baisse est considérable (81 %) : Georges Marchais recueille 240 800 voix en 1981 ; Robert Hue n’en obtient plus que 44 900 en 200214.

20 Le pourtour du Massif central est le bastion qui s’en sort le mieux15. Les pertes, dans cet espace, se limitent à 62 %, et l’influence communiste se propage géographiquement : c’est ainsi que le Puy-de-Dôme, la Creuse et la Nièvre, peu présents dans les bastions historiques, apparaissent dans la nouvelle géographie du communisme16. Dans cet ensemble, seule la Haute-Vienne perd des cantons. Globalement, cet espace du centre de la France représente le tiers des fiefs communistes. En voix, cela équivaut à 43 000 suffrages en 2002, c’est-à-dire autant que la région parisienne. Et 79 de ces 112 cantons sont ruraux (Nivernais, Bourbonnais, Cévennes, Corrèze).

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Importance du vote communiste en 1981

Source : SEGESA, d’après les données du CIDSP.

Recul du vote communiste entre 1981 et 2002

Source : SEGESA, d’après les données du CIDSP.

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Facteurs socioéconomiques et historiques

21 En zone rurale, le vote communiste s’inscrit dans la longue durée et les bastions du parti pèsent proportionnellement plus lourd aujourd’hui qu’il y a vingt ans. Néanmoins le monde rural est loin d’être homogène, c’est pourquoi il est intéressant de savoir si certains des types de cantons identifiés par la SEGESA offrent une résistance plus importante au déclin que d’autres

22 (cf. tableau 1 p. 42).

Tableau 1

23 En 1981, le vote communiste est à son maximum (19,9 %) dans les cantons de type « rural ouvrier en déclin » (surtout situés dans le Nord-Pas-de-Calais, les Ardennes, la Somme, l’Aisne, la Seine-Maritime et en Lorraine), dans le « rural à attractivité résidentielle et touristique » (17,4 %) (arrière-pays méditerranéen) et dans le « rural peu dense, agricole et vieilli » (16,8 %) (France du Centre et du Sud-Ouest).

24 Robert Hue réalise ses meilleurs scores dans les cantons « ruraux peu denses, agricoles et vieillis » (4,8 %) ainsi que dans le « rural ouvrier en déclin » (4,4 %). Demeureraient ainsi deux sortes de bastions communistes : des espaces ruraux ouvriers en crise et des espaces ruraux agricoles en déclin. Les pertes du parti ont été néanmoins particulièrement massives dans les « cantons fortement urbanisés » et dans les cantons « ruraux ouvriers en déclin ». En revanche, la résistance du PC est plus vive dans le « rural peu dense, agricole et vieilli ».

25 L’analyse des corrélations (cf. tableau 2 ci-contre) montre que, globalement, il n’existe pas de lien statistique entre le vote PC et la proportion d’ouvriers : les cantons très ouvriers n’ont pas, plus que les autres, tendance à voter communiste. La désindustrialisation ne semble pas non plus avoir d’influence. Cependant, le vote communiste en 1981 est corrélé, de façon significative, au taux de chômage (0,52) et, dans une moindre mesure, au pourcentage de population étrangère (0,22).

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Tableau 2

26 Lors des présidentielles de 2002, si le vote communiste dépend encore du taux de chômage, il dépend également de l’indice de vieillissement de la population. Les cantons en recul démographique votent davantage pour Robert Hue (0,32).

27 On note aussi un lien significatif entre le vieillissement et la baisse relative des scores communistes (- 0,34) : plus les cantons déclinent, du point de vue démographique, plus le communisme résiste, du point de vue électoral. Ceux de moindre érosion sont aussi ceux où la proportion d’agriculteurs est forte (- 0,25). Ces deux corrélations renvoient sans doute à l’existence des bastions ruraux, notamment du Centre et du Sud-Ouest : il s’agit de cantons qui perdent des habitants, dont la population est âgée, et la population active agricole assez importante.

28 Sur la période considérée (1981-2002), on constate que les ruraux votent autant communiste que les urbains. Ce comportement politique ne peut s’expliquer uniquement par l’existence de traditions ouvrières à la campagne : les cantons les plus ouvriers ne votent pas plus communiste que les autres, et les situations locales sont contrastées. Ainsi les suffrages communistes étaient-ils nombreux dans les cantons ruraux à forte concentration ouvrière du Nord-Pas-de-Calais mais aussi dans les campagnes du Midi méditerranéen et du pourtour du Massif central, qui ne se caractérisent pas par une présence ouvrière forte.

29 Plus que chercher des facteurs socioéconomiques explicatifs de l’implantation communiste, il convient d’orienter l’analyse du côté des traditions historiques locales, chaque terroir (rural ou urbain, ouvrier ou agricole) présentant sans doute une combinaison particulière de facteurs et d’éléments d’ordres différents que seules des études départementales ou régionales peuvent appréhender dans toute leur complexité et leur singularité.

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NOTES

1. Les données électorales utilisées nous ont été fournies par le Centre d’informatisation des données sociopolitiques (CIDSP) de l’IEP de Grenoble. Nous remercions chaleureusement le directeur du CIDSP, Bruno Cautrès, ainsi que Pierre Martin, qui nous a transmis les données. 2. Entre 1981 et 2002, les cantons français ont été redécoupés (3 696 en 1981, 3 879 en 2002). Ce sont les zones urbaines, en croissance démographique, qui sont les plus touchées. Lorsqu’un canton a été coupé en deux, nous avons reconstitué le canton d’origine. Mais parfois le redécoupage est plus large et nous oblige à des reconstitutions plus importantes. La Corse a été exclue de l’analyse car les redécoupages empêchent toute comparaison. Ont été également exclus les territoires d’outre-mer. Par ailleurs, pour établir des corrélations avec les données sociodémographiques de l’INSEE, et pour confronter les données électorales avec la typologie cantonale établie par la SEGESA, nous avons dû regrouper les cantons d’une même ville. 3. Société d’études géographiques, économiques et sociologiques appliquées. 4. Cf. « Pôles urbains et périurbanisation. Le zonage en aires urbaines », Insee Première, n° 516, avril 1997 ; « Recensement de la population 1999. Évolutions contrastées du rural », Insee Première, n° 726, juillet 2000 ; « Le zonage en aires urbaines en 1999 », Insee Première, n° 765, avril 2001. 5. Voir Quelle France rurale pour 2020 ? Contribution à une nouvelle politique de développement rural durable, La Documentation française, septembre 2003. 6. Calcul à partir de la définition du rural en ZAU. Si l’on utilise la définition traditionnelle du rural, on arrive à un taux de 19,8 % de voix en 1981, et 21,5 % en 2002. 7. Par rapport aux inscrits, en 1981, le PC atteint 11,46 % dans les cantons exclusivement ruraux, 11,29 % dans les cantons à dominante rurale, 11,47 % dans les cantons périurbains et 13,09 % dans les cantons urbains. En 2002, les chiffres sont respectivement de 2,55 %, 2,40 %, 2,10 % et 2,48 %. 8. Il s’agit de pertes en nombre de voix (voix du PC en 2002 moins les voix du PC en 1981 divisées par les voix du PC en 1981). En pourcentage, les pertes sont de 77,86 %, comprises entre 36,68 % et 92,21 % (pourcentage du PC en 2002 moins le pourcentage du PC en 1981 divisé par le pourcentage du PC en 1981). En pourcentage des inscrits, les pertes sont de 81,36 %, comprises entre 30,81 % et 93,47 %. 9. Si l’on prend en compte les deux premiers déciles des moindres pertes, on arrive à 62 % de cantons ruraux. 10. Dans ce décile, le PC recueillait 15,08 % des suffrages exprimés en 1981 ; il en recueille 2,23 % en 2002. Si l’on prend en compte les deux premiers déciles des plus fortes pertes, on arrive à 62 % de cantons urbains et périurbains. 11. C’est-à-dire les 10 % de cantons qui votent le plus pour le PC. 12. Pour les données qui suivent, on a conservé les cantons originels de l’INSEE sans procéder à des regroupements qui auraient sous-estimé le nombre de cantons urbains.

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13. Entre 1981 et 2002, le nombre de cantons-bastions passe, dans les Alpes-de-Haute- Provence, de 7 à 3 ; dans les Alpes-Maritimes, de 10 à 7 ; dans les Bouches- du-Rhône, de 20 à 11 ; dans le Gard, de 21 à 9 ; dans l’Hérault, de 17 à 9 ; dans le Var, de 5 à 1. 14. En 1981, dans les quatre départements des Hauts- de-Seine, Seine-Saint-Denis, Val- de-Marne et Val-d’Oise, 45 cantons sont des bastions communistes. En 2002, on en dénombre 52, en raison des redécoupages dans les cantons peuplés de la région parisienne. 15. À titre d’illustration, on note que le canton le plus communiste de France en 1981 est celui de Port-Saint-Louis-du-Rhône dans les Bouches-du-Rhône avec 55,4 % des suffrages exprimés. En 2002, le canton le plus rouge est celui de Bourbon-l’Archambault dans l’Allier, avec 20,65 %. Cf. l’article de Vincent Fabre dans ce numéro. 16. Dans l’Allier, 13 cantons sont des bastions en 1981, et 23 en 2002. Le Cher passe de 5 à 13, la Corrèze, de 12 à 18, la Creuse, de 4 à 9, la Dordogne, de 11 à 17, le Puy-de-Dôme, de 0 à 5, la Nièvre, de 1 à 6. Le Lot-et-Garonne est stable, avec 6 cantons. La Haute- Vienne régresse de 23 à 15 cantons. Au total, dans cette France centrale, le PC compte 75 cantons-bastions en 1981, et 112 en 2002.

RÉSUMÉS

Résumé L’objet de cet article est de mesurer l’importance du vote communiste en milieu rural, à l’échelon du canton, lors des présidentielles de 1981 et de 2002, et de tester des corrélations entre ce vote et des variables sociodémographiques. Il apparaît que les électeurs urbains n’ont pas une propension plus forte que les ruraux à voter pour le PC, et que les cantons qui résistent le mieux au déclin électoral sont majoritairement ruraux. Les zones de force du communisme ont évolué de façon contrastée : le Nord, le Midi méditerranéen et la région parisienne enregistrent des pertes considérables, alors que les espaces, souvent ruraux, du sud-ouest et du pourtour du Massif central se défendent mieux. Les cantons ruraux les plus résistants correspondent aux campagnes en déclin démographique, où la proportion d’agriculteurs est élevée.

Abstract How to measure the French Communist Party vote in rural areas, at the level of the canton, during presidential elections in 1981 and 2002? How is this vote correlated with sociodemographic variables? Urban areas were not more inclined than rural areas to vote for the Party, and most of the cantons where the Party’s share of the vote decreased the least were rural. Trends differ from one heavily Communist area to another. In northern France, around the Mediterranean and in the greater Paris area, the FCP suffered considerable losses, whereas it put up more resistance in the more often rural areas of southwestern France and along the edges of the Massif Central. The rural cantons that stayed loyal to the Party correspond to areas with a high proportion of farmers and a decreasing population.

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Socialistes et communistes dans l’entre-deux-guerres

Edouard Lynch

1 Le communisme rural, comme l’ensemble du communisme, s’est construit contre le socialisme, dans le prolongement du congrès de Tours et des affrontements des années vingt. Cette tendance a été amplifiée par l’historiographie du mouvement ouvrier longtemps dominé par une logique militante. La proximité des deux formations est pourtant une donnée essentielle de leur analyse, notamment durant la période de recomposition de l’entre-deux-guerres. Par la suite, l’émergence de nouvelles générations de dirigeants et de militants contribue à l’élaboration de pratiques politiques plus autonomes, la Seconde Guerre mondiale et la Résistance générant une rupture décisive.

2 Cette approche comparative dévoile les thèmes sur lesquels se déchirent ou se rassemblent socialistes et communistes de l’entre-deux-guerres et prolonge un débat esquissé, il y a quelques années, dans un numéro de Ruralia [Lynch 1998 ; Vigreux 1998]. Les divergences idéologiques et théoriques entre les deux partis se nourrissent également de l’évolution de la conjoncture politique (la marche au pouvoir de la SFIO, les directives de l’Internationale communiste) et économique, avec l’irruption de la crise agricole des années trente qui suscite de nouvelles formes de lutte mais aussi des courants contestataires concurrents. L’étude des rapports entre socialisme et communisme concerne tout à la fois l’histoire de la doctrine et des idéologies, autour notamment de la diffusion de l’agrarisme dans le discours de l’extrême gauche, ainsi que les modalités de pénétration de ces deux mouvements dans des milieux qui ne leur sont a priori pas favorables, tant d’un point de vue électoral que dans le développement des fédérations. La comparaison des réseaux militants et de leur sociologie, l’élaboration d’une culture politique autonome sont autant de champs trop peu explorés.

3 Dans le cadre de cet article, nous nous limiterons à une présentation générale des relations entre les deux partis pendant l’entre-deux-guerres, en soulignant quelques aspects déterminants. La relecture nécessaire du congrès de Tours (événement fondateur dans l’histoire des deux organisations), sous l’angle des logiques paysannes,

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permet de constater le décalage entre la réalité de l’implantation paysanne et son instrumentalisation, reflet des représentations dominantes du monde paysan au lendemain de la guerre. Au cours des années vingt, les affrontements entre les deux formations portent moins sur des questions proprement agraires que sur un positionnement stratégique par rapport aux impasses de l’action parlementaire. La crise des années trente provoque en revanche des fractures plus profondes, bien qu’elle corresponde à un rapprochement apparent.

Le congrès de Tours et l’instrumentalisation des questions paysannes

4 L’OUVRIÉRISME : UN HÉRITAGE VIVACE

5 Les rapports qu’entretient la gauche marxiste avec la paysannerie sont largement déterminés par l’héritage idéologique qui place, au cœur du processus révolutionnaire, l’ouvrier et non le paysan. Ce dernier est considéré comme le rempart de l’ordre social et de la bourgeoisie. Marx et Engels ont, sous les yeux la Seconde République française et l’élection de Louis Napoléon Bonaparte. Quelques décennies plus tard, l’image de la commune écrasée par les Versaillais réactive les tensions entre villes et campagnes : « majorité rurale, honte de la France », s’exclame le député républicain Adolphe Crémieux après les élections de février 1871.

6 Certes, la pensée agraire de Marx et de Engels, succincte, hétérogène, ouvre la voie à des interprétations opposées. Toutefois, le spectre de la paysannerie réactionnaire reste la référence dominante, et toute offensive en direction des petits exploitants passe pour une dérive idéologique. Ainsi, lorsque le POF (Parti ouvrier français) de Jules Guesde propose, lors du congrès de Marseille, un programme pour les petits propriétaires, Engels en dénonce immédiatement la teneur réformiste. Que l’on pense à Édouard Bernstein en Allemagne ou surtout à Gerolano Gatti en Italie, c’est par le biais de la question paysanne que surgissent les remises en cause des postulats marxistes : la résistance de la petite propriété à la concentration est le plus prégnant d’entre eux. Les enjeux ne sont pas seulement doctrinaux : les socialistes, engagés dans l’action électorale, ne peuvent négliger la recherche des électeurs paysans, dont les attentes sont différentes de celles des ouvriers.

7 En 1908, au congrès de Saint-Étienne consacré à la question agraire, face à Adéodat Compère-Morel qui réclame un programme agraire spécifique, la gauche du parti, par la voix de Gustave Hervé, s’indigne des conséquences d’une telle démarche : Prenez garde, Compère-Morel, qu’à force de désirer, je ne dis pas dans un but personnel, dans l’intérêt du parti, des succès électoraux près des paysans, vous ne soyez amenés, députés des campagnes, à subir l’obligation où se trouvent presque tous les députés des campagnes de faire du protectionnisme, et vous ne ferez du protectionnisme que contre les salariés des villes et contre les salariés des campagnes1.

8 Au-delà des affrontements de tribune, l’opposition entre villes et campagnes persiste, ravivée par la question de « la vie chère ». Plus largement, bon nombre de militants entendent préserver le cœur de la doctrine – la lutte des classes – contre ceux qui préconisent de se pencher sur les intérêts des petits propriétaires. Telle est l’opinion de G. Lévy dans Le Socialiste :

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Il n’est donc pas intéressant, je crois, de vouloir protéger ces petits fermiers car, d’une part, les ouvriers ont intérêt à la concentration capitaliste et, d’autre part, ce n’est pas parce qu’ils sont plus petits qu’ils sont moins exploiteurs2.

9 La guerre contribue à relancer le débat sur le rôle politique de la paysannerie, du fait que le conflit, en renchérissant le prix des denrées, a apporté la prospérité dans les campagnes. Une situation qui contraste avec les ambitions révolutionnaires que paraît alors manifester la classe ouvrière. Au congrès de Strasbourg, en marge des discussions sur l’Internationale, les responsables du parti tentent d’expliquer l’échec aux élections législatives. Ludovic-Oscar Frossard, secrétaire général, invoque le poids du vote paysan : Une des constatations qu’il importe de relever à cette tribune, c’est que, si nous avons été battus le 16 novembre, c’est notamment parce que l’état d’esprit des paysans n’est plus celui que nous avons connu en 1914 (très bien !). En 1914, les paysans étaient, dans une certaine mesure, avec nous, parce que le gros effort, l’effort de propagande que nous avions développé avec succès à ce moment-là, c’est contre la loi militaire de trois ans qu’il était dirigé. Mais pendant la guerre, la situation des paysans de France s’est singulièrement modifiée. Ils avaient, avant la guerre, leur maigre domaine hypothéqué ; ils connaissaient la gêne et, parfois, la misère : la guerre a amélioré leur situation matérielle. Ils sont devenus tout naturellement (il ne faut pas le leur reprocher) – il vaut mieux essayer de les comprendre – des conservateurs parce qu’ils ont désormais quelque chose à conserver3.

10 D’autres orateurs de l’extrême gauche n’acceptent pas cette interprétation. Raymond Lefebvre considère au contraire que la guerre a amené les paysans à la révolution, comme le prouve la conclusion de son discours très chahuté : Je souhaite, pour le succès de cette révolution à laquelle peu d’entre vous semblent croire et qui pourtant semble devoir secouer les campagnes plus encore que les villes […] (bruit et interruptions). Un délégué : […] les campagnes sont pour la contre-révolution4.

11 Il s’agit ici aussi de solder de vieux affrontements de tendance, les échecs électoraux de 1919 n’étant que la conséquence d’une dérive bien antérieure, ainsi que le précise Clavier, de la fédération de la Seine : Il ne faut pas oublier non plus que la propagande socialiste, avant guerre, a été, dans les milieux ruraux, quoi qu’en pense Compère-Morel, une politique socialiste mitigée. […] J’ai été abonné au Socialisme [pour Le Socialiste] de Guesde. Je sais bien ce qu’on y écrivait. Ce n’était pas un socialisme orthodoxe, c’était une sorte de mutuelle ligne de concessions, de sorte que nos paysans ont, dans la majorité, oublié beaucoup de nos principes fondamentaux, et vous aurez beaucoup de peine à les leur rappeler5.

Les débats autour de Tours

12 C’est dans cette perspective qu’il convient de relire le congrès de Tours de 1920 et les débats sur l’adhésion. Si les paysans y sont sans cesse mentionnés, ce n’est pas parce qu’ils « jouent à ce moment un rôle exceptionnel dans le parti socialiste », comme l’écrit Annie Kriegel [1964 : IX-X]. Leur présence inhabituelle est de l’ordre du discours et de la représentation, avec comme enjeu l’adhésion à la IIIe Internationale et le choix d’une stratégie révolutionnaire en rupture avec la perte d’identité du parti dans l’Union nationale. Or, il importe de montrer que cette stratégie est possible : pour cela, les paysans constituent la preuve a contrario, la ferveur des militants ouvriers et urbains allant davantage de soi. En revanche, avoir les paysans de son côté témoigne de

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l’imminence de la révolution, d’où l’insistance avec laquelle de nombreux délégués parlent de l’enthousiasme révolutionnaire des ruraux.

13 L’exemple de la Creuse, dont les délégués se déchirent, illustre ces tensions : La Creuse est un département spécialement rural, Aubusson seulement est industriel et a donné la majorité à la IIe. C’est la preuve précisément que ce sont les paysans et les petits propriétaires qui, eux, sont plus révolutionnaires que les industriels. […] Je dois même dire qu’à l’heure actuelle l’accueil que nous trouvons dans les campagnes est des plus chaleureux, des plus enthousiastes. L’autre jour, dans une petite localité de la région, nous parlions devant un auditoire d’au moins 700 paysans qui ont applaudi le communisme que nous leur avions exposé et ils ont demandé avec enthousiasme que l’ordre du jour indiquât leur état d’esprit6.

14 Le lendemain, un représentant des adversaires de l’adhésion expose une position totalement opposée : Je tiens à m’élever contre le bluff ou l’illusion qui consisterait à croire que les paysans de la Creuse sont communistes. Je tiens à m’élever contre ceux qui pourraient laisser croire à nos amis des villes que, lorsqu’ils engageraient un mouvement, ils pourraient compter essentiellement sur les paysans (applaudissements). Les paysans ne connaissent pas encore les idées communistes. Je connais suffisamment mon département et je crois pouvoir l’affirmer. Cela peut vous gêner, mais c’est ainsi7.

15 Les monographies sur la scission qui s’efforcent de « vérifier » les propos des délégués concluent la plupart du temps que la place des paysans a été exagérée. Roger Pierre [1973] met en avant la faconde méridionale du délégué Jules Blanc dans la Drôme. Jacques Girault [1995 : 6-7] et Claude Pennetier [1979] sont également plus nuancés, rappelant en particulier la différence entre rural et paysan. Il faut aussi rapprocher les dires de certains délégués de l’état de leur fédération. Lorsque celui de la Sarthe souligne l’adhésion massive des ruraux à la IIIe Internationale, pour une fédération de 300 membres, on peut s’interroger sur le nombre de paysans qu’elle recèle… Il ne s’agit nullement de nier l’existence de militants paysans ou ruraux, mais celle-ci doit être replacée dans le contexte de l’époque, à savoir dans la structure militante du parti socialiste, où les paysans sont peu nombreux.

Une dimension symbolique

16 Marcel Cachin écrit dans L’Humanité, en novembre 1920, à propos de la Drôme : Dans les fédérations de plusieurs milliers de membres qu’ils [les militants] ont dressées, presque tous les adhérents sont des cultivateurs, et dans le débat qui retient actuellement tous les esprits de notre parti, ceux qui sont ici à l’avant-garde, ce sont surtout les paysans8.

17 Dans La Voix paysanne, René Cabannes lui oppose la sage détermination des paysans cévenols, plus instruits que les ouvriers des villes et donc rétifs à l’agitation révolutionnaire : Il est à remarquer d’ailleurs que les populations montagnardes sont généralement mieux instruites que celles des autres régions. Les ouvriers des centres industriels n’ont pas le loisir d’étudier, peuvent-ils même en avoir le goût ? Tandis que les paysans cévenols, durant la période de l’hiver, lisent et discutent en pleine tranquillité ; c’est une des causes de leur supériorité intellectuelle et de leur belle tenue dans les assemblées9.

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18 Les débats sur l’adhésion sont ramenés à de simples querelles de chapelle auxquelles les paysans sont indifférents.

19 Quelques semaines après la scission, dans La Voix paysanne reprise en main par les communistes, Amédée Dunois tire la leçon de l’événement en matière agricole. Tours marque à ses yeux la fin d’une dérive regrettable dans un parti qui, à force de chercher le soutien des petits propriétaires, a oublié les intérêts des travailleurs des villes et des prolétaires : Sera-t-il permis de dire que ça a été jusqu’à ce jour une des faiblesses du socialisme que cette contradiction un peu criante entre la tournure qu’il a donnée à sa propagande dans les villes et celle qu’il lui a donnée dans les campagnes ? […] Ce que nous voudrions, ce que nous sommes en droit de réclamer, c’est que le socialisme conserve à la campagne sa véritable figure, c’est qu’il n’hésite pas à se montrer ce qu’il est : le grand parti des prolétaires, le grand parti des sans- propriétés. […] Après le congrès de Tours et l’adhésion du parti à l’Internationale communiste, le socialisme français cesse d’être un parti réformiste et démocratique pour devenir – ou mieux pour redevenir – un parti révolutionnaire, menant sur le terrain politique la lutte des classes sans compromis ni déviation. Il ne s’agit pas, je le répète, d’éloigner brutalement de nous les petits propriétaires que notre lutte violente contre la grande propriété rurale ne manquera pas d’amener progressivement à nous – à tout le moins de neutraliser – mais nous avons à choisir entre eux, petits propriétaires, et ceux qui n’ont pas de propriété du tout. Nous avons à choisir et à nous décider10.

20 Ainsi, après avoir célébré au moment de Tours le ralliement enthousiaste des paysans – et surtout celui des petits propriétaires – à la IIIe Internationale et à la révolution, certains militants retrouvent rapidement une ligne beaucoup plus ouvriériste, en rappelant la nécessité de « neutraliser » des ruraux toujours susceptibles d’appuyer la contre-révolution.

Affrontements et incertitudes doctrinales

Critique socialiste du programme communiste

21 La tentative des communistes de refondre la doctrine agraire est un des terrains de conflit avec les socialistes. Dans leur volonté de rompre avec l’héritage du parti socialiste unifié, les premiers entreprennent un travail de réflexion sur le programme agraire, aboutissant aux thèses adoptées au congrès de Marseille. Philippe Gratton [1972 : 102-104] a beau mettre en avant les ambitions doctrinales du PCF en matière agraire, les positions prises par les communistes diffèrent très peu de celles des socialistes. Face à l’importance de la petite propriété paysanne, Renaud Jean, responsable des questions agraires du nouveau parti, ne peut faire autrement que d’en garantir le maintien, sous la forme d’une « jouissance absolue et perpétuelle », ce qui n’est pas très éloigné du respect de la petite propriété individuelle, depuis longtemps inscrit dans le programme du POF et martelé par la propagande. Cette « ambition doctrinale » provoque d’ailleurs quelques remous lors des discussions préparatoires au congrès de Marseille.

22 Dans la Seine, au début du mois de décembre 1921, le congrès exécutif de la fédération propose de renvoyer la discussion, considérant que de nombreux points demeurent incertains :

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Soutif indique que le comité exécutif fédéral comprend la nécessité de la propagande paysanne ; mais il a estimé que la thèse du comité directeur contient un grand nombre de contradictions et d’obscurités. […] Alors que l’ancien parti admettait la remise de la grande entreprise agricole à la collectivité, la thèse du comité directeur veut morceler la grande exploitation. C’est revenir en arrière, nous ne pouvons pas l’accepter11.

23 Cette opposition de la majorité de la Seine est significative et s’inscrit dans la tradition de méfiance de cette fédération envers la propagande paysanne, réformiste par « nature ». Avec la scission, le parti communiste hérite de ce courant, désormais beaucoup moins visible à la SFIO, tout au moins dans la première moitié des années vingt. Le congrès de Marseille suscite de nouveaux affrontements sur le sujet. L’Humanité en aborde quelques-uns, principalement celui qui tourne autour de la question de la jouissance perpétuelle considérée par certains comme une négation de la doctrine collectiviste12.

24 Pour les socialistes, la tactique ouvriériste excluant les petits propriétaires n’est pas viable dans un pays comme la France, et le congrès de Marseille traduit le retour à une certaine sagesse. Tel est le propos de Compère-Morel dans un article au titre, sans équivoque, « Rien n’a changé » : C’est qu’au point de vue de la propagande chez les ruraux, rien n’a été changé par les néocommunistes aux vieilles méthodes d’éducation et de recrutement – qu’ils avaient pourtant véhémentement vitupérées – que nous n’avions jamais cessé et nous ne cessons pas d’employer. Aujourd’hui comme hier, tenant le même langage que nous, faisant les mêmes affirmations que nous, prenant les mêmes engagements que nous, nos révolutionnaires « en verbe » s’adressent aux petits et aux moyens propriétaires, aux petits fermiers et aux métayers, et leur affirment ne vouloir en rien porter une main sacrilège sur leurs propriétés et les déposséder !13

Élaboration du programme communiste

25 Après les heurts du congrès de Marseille, les communistes adoptent une ligne effectivement fort modérée sur la question de la petite propriété. Ainsi, en 1927, Ernest Girault publie une brochure intitulée Paysans ! À bas les partageux !, où il s’efforce de retourner les invectives contre ses adversaires « bourgeois ». Dans la préface de cette brochure, Renaud Jean réaffirme l’attitude des communistes vis-à-vis de la petite propriété paysanne, rappelant que cette dernière n’est nullement menacée par une doctrine « soucieuse des réalités économiques ». Il s’agit là de l’exacte réplique de thèmes répétés par Compère-Morel dans ses éditoriaux. Ernest Girault reprend à son compte une image « classique », celle de la propriété, « instrument de travail du paysan » : Pour le petit ou le moyen paysan, il est bien évident que la part du sol qu’il possède est son instrument de travail. Il en vit parce qu’il la travaille. […] Mais, dès que le possesseur de la terre emploie de nombreux ouvriers, dès que son entreprise devient une industrie, cette terre n’est plus et ne peut plus être considérée comme un instrument de travail.[1927 : 6-7]

26 Toutefois, comme Compère-Morel, il n’hésite pas à employer le terme « moyen propriétaire », nécessairement imprécis. Plus encore, s’attachant à distinguer la petite propriété de la grande, il choisit un seuil plutôt élevé : Quant aux entreprises agricoles de plus de 100 hectares, elles ne sont évidemment plus des instruments de travail ; ce sont des entreprises d’exploitation ; elles ont dépassé le type de l’artisanat et sont du type capitaliste.[ibid. : 20]

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27 Il n’est pas question ici de nier toute originalité à la position agraire des communistes, dont les efforts d’élaboration d’un programme provoquent des conflits avec l’Internationale, Renaud Jean étant souvent mis en difficulté. Surtout, la référence ouvriériste demeure sous-jacente, même dans les écrits d’un militant paysan comme Marius Vazeilles [1925], notamment quand il s’exprime dans Les Cahiers du militant et non en direction du grand public. Les paysans sont alors présentés comme des alliés qui ne peuvent prétendre au même rôle que le prolétariat urbain : Pour étendre l’influence communiste sur les masses, il nous faut marcher avec les paysans, mais cela ne veut pas dire que nous devons faire un parti ouvrier paysan et ignorer les faits différents qui caractérisent chacune de ces deux classes. Il ne s’agit pas de faire, en théorie, un grand mélange du prolétariat et des paysans. Nous devons considérer les paysans comme des alliés. Mais nous devons maintenir mieux encore notre caractère prolétarien. Le bloc ouvrier et paysan en face du bloc des classes possédantes est une tactique nécessaire pour conquérir la masse des paysans-travailleurs. […] La base du parti communiste reste donc toujours la classe ouvrière et, dès lors, il va sans dire que nous risquerions d’altérer cette base si nous ouvrions largement les portes aux masses paysannes non organisées.

28 Le lancement du Conseil national paysan obéit à des considérations tactiques : pour arracher la paysannerie à l’influence des classes possédantes, il est indispensable de mettre l’accent sur les réformes immédiates. Telle est la position de Nicolas Boukharine devant l’Internationale communiste [1925] : Nous avons besoin de la grande masse des petits paysans, c’est pourquoi une vaste organisation paysanne est bien préférable. Il n’est pas nécessaire de présenter à ces paysans le programme communiste complet. Notre but n’est pas de provoquer une constipation communiste (rires). Il nous faut établir des revendications assez élémentaires mais beaucoup plus radicales que toute autre organisation.

29 Ces différents textes doivent être resitués dans les temps d’incertitude politique que connaît l’URSS, où les questions paysannes sont aussi au cœur des luttes pour s’assurer la direction du parti, luttes qui n’épargnent pas les partis frères [Belloin 1993].

L’affrontement au Parlement

30 La critique communiste dans les années vingt porte moins sur les questions doctrinales que sur la stratégie politique de la SFIO, en particulier au moment du cartel des gauches. Compère-Morel, rapporteur du budget de l’agriculture, est vertement critiqué par Renaud Jean : Aujourd’hui, par un renversement bizarre, M. Compère-Morel rapporte un budget de 192 millions semblable à celui du bloc national qu’il combattait jadis (rires à droite et au centre. Très bien ! Très bien ! À l’extrême gauche). […] Je sais bien que le rapport de M. Compère-Morel est le rapport d’un homme qui n’est pas entièrement content, mais je sais aussi que, cependant, il l’a écrit et qu’il le défend14.

31 La réponse du député du Gard illustre bien les difficultés de la politique de soutien : Je tiens à lui dire que si je rapporte ce budget de 192 millions, c’est en affirmant que c’est un budget ridicule, misérable et inopérant. J’ai été très heureux d’être rapporteur du budget de l’agriculture pour dire au monde paysan tout entier que ce budget ne peut en rien lui donner satisfaction15.

32 Il reconnaît ainsi implicitement que les socialistes n’ont aucun moyen de pression sur le gouvernement qu’ils soutiennent. Et Renaud Jean n’a pas de mal à se présenter comme

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le seul héritier de la doctrine socialiste que défendait autrefois Compère-Morel mais qu’il a reniée en passant alliance avec la bourgeoisie.

33 Sur la grande réforme socialiste, à savoir le projet d’Office du blé à la Chambre en 1925, la position communiste évolue. Renaud Jean indique qu’il est favorable au principe mais qu’il ne croit pas son application possible, en raison de l’hostilité des radicaux16. Cette attitude correspond à celle qu’il a, au même moment, dans les organisations du parti. Le premier congrès du Conseil national paysan en janvier 1926 s’achève par l’élaboration d’un programme de revendications immédiates en direction des petits exploitants, petits propriétaires, fermiers et métayers. Il comporte un projet de contrôle du marché du blé, très proche du concept de l’Office préconisé par les socialistes. Le retour de Renaud Jean au Parlement en 1932, alors que culmine la tactique « classe contre classe », relance la critique contre les socialistes accusés de soutenir un parti radical qui conduit une politique réactionnaire. Les projets socialistes d’offices apparaissent comme le symbole de cette dérive capitaliste de la social- démocratie, qui a renié les fondements même du marxisme : Lorsque le parti socialiste prétend ainsi résoudre la crise du blé, résoudre chacune des manifestations partielles de la crise, autrement dit, la crise dans son ensemble, dans le cadre du régime capitaliste ; quand il prétend réglementer, harmoniser, pacifier un système qui n’est que concurrence et que lutte, il nous donne une preuve nouvelle de l’oubli complet d’une doctrine dont certains des membres du parti socialiste se recommandent encore (applaudissements à l’extrême gauche communiste ; interruptions à l’extrême gauche)17.

34 Il faut attendre l’année 1934 pour voir socialistes et communistes s’opposer ensemble, et de plus en plus systématiquement, aux orientations du gouvernement. Lors de la discussion du projet du gouvernement Flandin, en décembre 1934, Renaud Jean accepte de se rallier à la proposition socialiste en précisant cependant que les communistes se réservent la possibilité de l’améliorer par des amendements sur l’exonération, pour les petits producteurs, de la taxe à la production, provoquant cet échange « prophétique » : — M. Léon Blum. Nous accepterons votre amendement. — M. Renaud Jean. Je remercie le futur président du Conseil (sourires)18.

Un rapprochement difficile

Exploiter la crise paysanne

35 C’est à la faveur de la crise agricole que les communistes reprennent pied dans les campagnes en dénonçant les ravages du capitalisme et en exigeant le versement immédiat d’indemnités aux victimes de la chute des cours, petits propriétaires et fermiers frappés par la mévente. Exploiter la colère des paysans pose toutefois le problème des liens avec les autres formations paysannes, généralement conservatrices, qui mobilisent les foules. Renaud Jean est partisan d’un rapprochement, stratégie qu’il met en œuvre dès 1933 dans le Lot-et-Garonne en nouant des contacts avec les organisations agrariennes et qu’il tente de faire triompher avec le soutien de Jacques Doriot avant de se désolidariser – à temps – de ce dernier. Ce n’est qu’après le tournant de 1934 que la direction du parti encourage de telles initiatives, à l’image de la tentative de la CGPT (Confédération générale des paysans-travailleurs) d’adhérer au Front paysan, qui rassemble, en 1935, les agrariens, Dorgères, Fleurant Agricola et Le Roy Ladurie.

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36 Au niveau national, les positions sont un temps incertaines, comme en témoigne la réaction de L’Humanité face à la manifestation en faveur de Salvaudon, un grand propriétaire qui refuse de payer les cotisations sociales de ses ouvriers agricoles et dont la saisie provoque de violents incidents avec les forces de l’ordre. L’attitude des communistes n’est pas dénuée d’ambiguïté, tiraillés qu’ils sont entre la volonté de profiter du mécontentement paysan et le souci de ne pas apparaître aux côtés des grands exploitants défendus par Dorgères. L’Humanité titre : « À Bray-sur-Somme, la garde mobile charge les paysans s’opposant à une saisie ». Le quotidien précise qu’il s’agit d’un grand propriétaire dont les ouvriers s’opposent à la loi sur les assurances, qui s’inscrit dans le cadre des revendications communistes : Ce que le prolétariat des campagnes comme des villes veut, ce sont des vraies assurances sociales, sans versement ouvrier !19

37 Relatant les incidents, L’Humanité veut se convaincre qu’ils sont dus à la détresse paysanne et non à la volonté de défendre Salvaudon : Ce n’est pas pour cela que les paysans pauvres se sont battus avec la police. C’est pour protester contre la misère, contre les saisies qui, avec la crise accentuée, les menacent tous. Cette lutte, c’est avec la CGPT, avec le parti communiste, qu’ils doivent la mener20.

38 Le ton change pourtant dès le lendemain, avec un titre plus en rapport avec la tactique classe contre classe : « La démonstration pro-fasciste du koulak de Bray-sur-Somme ». L’article fustige la façon dont les grands propriétaires manipulent les paysans : Le gros propriétaire terrien, Salvaudon, soutenu par les chefs fascistes de la li- gue des contribuables, les Dorgères et Delhayn [sic], dirigeants d’une organisation agraire fasciste de l’Ouest, avait fait appel aux petits paysans, aux ouvriers agricoles, amenés par les koulaks de la contrée. Pour leur agitation fasciste, pour la défense de leurs propres intérêts, les capitalistes de la terre exploitent la misère qui augmente à la campagne.

39 La leçon de ces événements se trouve dans la nécessaire intensification de la propagande pour faire entendre aux paysans un langage conforme à leurs intérêts : Nous devons être dans toutes les manifestations paysannes, en développant nos revendications précises, pour combattre la démagogie fasciste21.

40 À partir de 1934, les communistes multiplient les actions revendicatives, s’efforçant de prendre la parole dans les grands meetings organisés par les syndicats agricoles et à leur propre initiative, dans les départements où ils possèdent une implantation paysanne, tels les Côtes-du-Nord et le Lot-et-Garonne. La lutte contre les saisies, en particulier, devient un archétype de la mobilisation paysanne, immortalisé par Jean Renoir dans La vie est à nous. Dans la perspective des élections de 1936, le parti élabore un programme de revendications immédiates qui consiste principalement en des aides financières et des réductions d’impôts.

Militants contre notables

41 La mise en œuvre de la stratégie d’alliance tous azimuts, même si elle n’est que tactique, suscite de nouvelles difficultés. Du point de vue syndical, les tensions sont vives entre la CNP (Confédération nationale paysanne) du socialiste Élie Calvayrac et la CGPT. La première entend en effet se placer sur le strict terrain de la neutralité politique, rejetant les propositions d’alliance émanant de la CGPT au nom des liens organiques qu’elle entretient avec les communistes. Distinction assez spécieuse lorsque

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l’on sait la proximité de la CNP avec la SFIO, fondée sur la volonté de recruter dans le monde paysan au-delà de ses seules forces. De plus, la CNP juge inacceptable l’alliance recherchée par la CGPT avec le Front paysan, qu’elle considère comme une trahison des idéaux républicains. Enfin et surtout, le dynamisme communiste exaspère les tensions entre des organisations qui recrutent dans des milieux, sociaux et géographiques, très proches.

42 Les formes de lutte contre la crise et l’encadrement de la colère paysanne font également naître des rivalités. À la différence des communistes, tout juste sortis du précepte classe contre classe, les socialistes sont devenus dans certaines régions des notables que l’agitation paysanne déstabilise. La Creuse offre un exemple de cette concurrence, à l’occasion du comice agricole de Pontarion, expression traditionnelle de la sociabilité villageoise. En août 1934, les communistes tentent de détourner à leur profit la cérémonie officielle. L’hebdomadaire communiste régional, Le Travailleur du Centre-Ouest, donne des faits une version « révolutionnaire », le préfet ayant dû assister à une manifestation spectaculaire des militants locaux. L’incident implique de surcroît le député socialiste, Camille Riffaterre, président de l’Office agricole départemental. Dans son rapport au ministre, le préfet conteste cette mise en cause de son autorité : Le Travailleur a été le seul organe de la presse locale à relever des incidents de minime importance qu’il a rapportés avec mauvaise foi et qui se résument à ceci. Après mon discours, au moment de la remise des récompenses, une société de musique joua La Marseillaise. Six jeunes gens distribuant des feuilles communistes et porteurs de pancartes « contre le fascisme, la misère et la guerre » lancèrent quelques timides coups de sifflet et se mirent à fredonner L’Internationale. Après une intervention du maire, secondé par quelques-uns de ses administrés, l’incident prit fin.

43 Les communistes donnent à cet événement une tout autre dimension. Sous le titre « Le Préfet ne reviendra pas », le journal du parti dessine le profil d’une mobilisation communiste idéale : Dès huit heures du matin, à l’entrée même du champ de foire, un magnifique stand offrait aux arrivants La Voix paysanne, Le Travailleur du Centre-Ouest, La Lutte antireligieuse, Front mondial et un monceau de brochures. Les paysans s’arrêtaient, vivement intéressés et c’étaient des cris d’admiration devant les pages magnifiques de URSS en construction, 20 ans et vive la Commune.

44 Mais cela n’est rien comparé à la suite de la manifestation : Le Préfet à peine assis, la fanfare de Genouillac attaque La Marseillaise, un vacarme indescriptible l’accueille et, soudain, L’Internationale, puissante, s’élève, dominant la foule. Les pancartes se dressent au poing des paysans : Payez vos impôts avec du blé ! À bas les saisies ! Du travail et du pain ! Cette vigoureuse démonstration, toujours selon la version communiste, est soutenue par le député. Riffaterre, député SFIO, prend la parole ; il remercie les communistes et leurs camarades de la CGPT de leur magnifique démonstration. Il exalte l’unité d’action et termine en réclamant une transformation totale de la société, comme l’ont réalisée nos camarades d’URSS. Ses dernières paroles sont accueillies au chant de L’Internationale22.

45 Enfin, pendant la distribution des prix, l’un des lauréats aurait effectué devant le préfet le « salut rouge ». Selon les communistes, le préfet aurait subi une manifestation révolutionnaire cautionnée par le député socialiste. Cette scène est vigoureusement démentie par le préfet, qui insiste, au contraire, sur le parfait légalisme du député : Il n’est pas exact que Monsieur le député Riffaterre, président de l’Office agricole départemental, ait remercié, en ma présence, les communistes de leur « magnifique démonstration » qui se réduisait à fort peu de choses et fut désapprouvée par tous

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les spectateurs. Monsieur le député Riffaterre parla, au contraire, en termes très mesurés et rendit hommage à l’esprit de collaboration de l’administration pour l’atténuation de la crise économique. Il n’est pas exact non plus qu’un lauréat du concours, cousin d’ailleurs de Monsieur le député Riffaterre, ait fait devant moi le « salut rouge », provoquant ainsi les acclamations de l’assistance. La relation du Travailleur est purement fantaisiste et le Préfet pourra revenir à Pontarion23.

Un rapprochement de circonstance

46 La dynamique du Front populaire se manifeste néanmoins dans les campagnes et aboutit au rapprochement entre la CGPT et la CNP, qui présentent une liste commune lors des élections aux Chambres d’agriculture dans l’Allier, en 1936. Dans d’autres départements, la protestation contre les saisies rassemble les militants des deux organisations, et certains s’interrogent sur le bien-fondé de la politique d’isolement. L’une des figures montantes du socialisme paysan, François Tanguy-Prigent, suggère l’unité entre les deux mouvements au congrès de la CNP en 1935 : En Bretagne, nous faisons des réunions communes avec la CGPT. Les représentants des deux organisations tiennent exactement le même langage à leurs camarades paysans. Comment voulez-vous qu’à la fin de ces réunions nous demandions aux paysans d’adhérer à une organisation plutôt qu’une autre. […] Ils viendraient avec nous si nous leur donnions vraiment l’impression définitive que nous voulons sincèrement grouper tous les paysans- travailleurs dans un vaste et unique mouvement de défense professionnelle et d’action en faveur de nos justes revendications. Malheureusement, nous avons trop l’air de faire du « patriotisme d’organisation »24.

47 Au Parlement, les députés communistes appuient sans réserve la politique agricole du Front populaire, notamment à l’occasion du vote de l’Office du blé. Ce n’est qu’à partir de 1937 qu’ils adoptent une position plus critique au fur et à mesure de l’enlisement du Front populaire. Paul Loubradou, député de la Dordogne, s’inquiète alors de l’immobilisme de la politique gouvernementale : Il ne s’agit pas – est-il besoin de le dire ? –, ni pour les paysans ni pour nous, de créer des difficultés au Front populaire et au gouvernement qui en est issu. Bien au contraire, nous ne cessons de mettre en garde les agriculteurs contre ceux qui travaillent sournoisement à dresser la paysannerie contre le gouvernement et contre sa majorité ; mais vous sentez bien, Monsieur le Ministre, qu’il y a certaines limites à la volonté même la plus résolue : ce sont celles qui créeraient précisément une inaction gouvernementale, qu’il nous serait impossible de justifier et que, je dois le dire, nous ne pourrions avaliser25.

48 Sur le terrain, les comités de Front populaire, sous l’égide desquels se sont multipliées les manifestations, deviennent un objet d’affrontements, comme l’illustre cette lettre du responsable socialiste de la section de Peyrilhac à son homologue communiste : Cher camarade. Je viens d’apprendre qu’un bal dénommé Front populaire était annoncé pour le 12 prochain. Tu comprendras facilement mon émotion, n’ayant jamais eu connaissance de pareille manifestation. Je pense cependant que notre parti appartient toujours au Front populaire. J’espère que tu voudras bien donner les instructions afin que votre soirée soit dénommée comme il convient, c’est-à-dire bal purement communiste26.

49 Il est vrai que les communistes font preuve de dynamisme dans le domaine de la jeunesse en créant, en 1937, l’Union des jeunes paysans de France, sous l’impulsion de Léon Figuière, tandis qu’au plan national, le lancement de La Terre par Waldeck Rochet inaugure une nouvelle ère dans l’histoire rurale du parti communiste.

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50 On ne peut que gagner à mettre en perspective l’action communiste dans les campagnes avec celle d’autres formations politiques, le parti socialiste, bien entendu, avec lequel les liens sont très étroits, mais aussi les autres courants qui surgissent à la faveur de la crise des années trente (Parti agraire et paysan français et Défense paysanne dorgériste).

51 Par-delà les oppositions idéologiques, les méthodes d’implantation et de lutte et les traditions politiques régionales, le parti communiste est un des acteurs des mutations profondes que connaît la paysannerie dans l’entre-deux-guerres. Les petits exploitants, désormais émancipés de la tutelle des notables conservateurs ou républicains, aspirent à jouer un rôle plus actif sur la scène politique et dans l’exercice de responsabilités syndicales.

52 En ce domaine, le parti communiste, attaché davantage au développement de son organisation qu’aux succès électoraux immédiats, a pu offrir à la petite paysannerie républicaine un espace de promotion autre que celui proposé par les organisations syndicales agrariennes ou par la Jeunesse agricole catholique. Cela a favorisé l’enracinement du communisme rural, qui s’épanouira vigoureusement après la Seconde Guerre mondiale, notamment aux dépens de son rival socialiste, davantage sur le déclin.

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NOTES

1. Parti socialiste (SFIO), comptes rendus sténographiques du VIe congrès national (Saint-Étienne, avril 1909). Paris, Librairie du parti socialiste, 1909, p. 364. 2. « Sur la question agraire dans la Seine », Le Socialiste, 5-12 septembre 1909. 3. Parti socialiste (SFIO), comptes rendus sténographiques du XVII e congrès national (Strasbourg, 25-29 février 1920). Paris, Librairie du parti socialiste, 1920, p. 161. 4. Ibid., p. 265. 5. Ibid., p. 246. 6. Parti socialiste (SFIO), comptes rendus sténographiques du XVIIIe congrès national (Tours, 1920). Paris, Éditions sociales, 1980, p. 249. 7. Ibid., p. 340. 8. « Chez les paysans », L’Humanité, 17 novembre 1920. 9. « Échos. En route », La Voix paysanne, 16 octobre 1920. 10. « Le socialisme dans les campagnes », La Voix paysanne, 15 janvier 1921. 11. « Le congrès de la fédération de la Seine », L’Humanité, 5 décembre 1921. 12. « Le congrès de Marseille délibère sur la thèse agraire », L’Humanité, 29 décembre 1921. 13. « La semaine agricole. Rien n’a changé », Le Populaire, 2 octobre 1921. 14. Journal officiel, Chambre des députés. Débats. Séance du 5 novembre 1924, p. 3 306. 15. Id. 16. Journal officiel, Chambre des députés. Débats. Séance du 12 juin 1925, p. 2 667. 17. Journal officiel, Chambre des députés. Débats. Séance du 10 novembre 1932, p. 2 994. 18. Journal officiel, Chambre des députés. Débats. Séance du 11 décembre 1934, p. 3 018. 19. L’Humanité, 19 juin 1933. 20. Ibid. 21. L’Humanité, 20 juin 1933. 22. « Pontarion. Le Préfet ne reviendra pas », Le Travailleur de l’Ouest, 1 er septembre 1934. 23. Archives départementales de la Creuse, 1M214. Rapport du préfet au ministre de l’Intérieur, 3 septembre 1934. 24. « Chronique paysanne. La question de l’Unité », Le Breton socialiste, 18 janvier 1936. 25. Journal officiel, Chambre des députés. Débats. Séance du 13 décembre 1937, pp. 2 975-2 976. 26. « Haute-Vienne. À propos d’un bal dit “du Front populaire” », Le Populaire du Centre, 4 décembre 1937.

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RÉSUMÉS

Résumé L’étude de la naissance et de l’épanouissement du communisme rural, tout en répondant à des logiques idéologiques et organisationnelles spécifiques, ne peut se passer d’une comparaison avec le socialisme agraire, d’abord en raison des proximités doctrinales. Après l’épisode fondateur du congrès de Tours et au-delà des divergences théoriques et tactiques, les deux mouvements affrontent, pendant l’entre-deux-guerres, des défis communs, qu’il s’agisse d’apporter des réponses à la crise ou de trouver des relais efficaces pour pénétrer et conquérir le milieu paysan.

Abstract Any study of how Communism was born and grew in the French countryside, while referring to ideological and organizational reasons, must entail a comparison, given the doctrinal similarities, with agrarian Socialism. Following the Party’s foundation at the Tours Congress, and beyond theoretical and tactical points of divergence, the two movements had, during the period between the two World wars, to face the same challenges, ranging from the quest for solutions to the economic depression to the search for effective ways to win over the peasantry.

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Être communiste en milieu rural

Julian Mischi

1 Suivant sa matrice marxiste, le communisme français s’est construit autour d’une valorisation identitaire du monde industriel et d’une promotion politique des militants ouvriers. Les cadres communistes sont formés dans un même attachement à la défense du monde ouvrier, propagé aux différents échelons du parti, fussent-ils ruraux. « Bien que divers dans leur origine sociale, les cadres communistes doivent posséder des qualités politiques et humaines indispensables », explique, en octobre 1981, le secrétaire général à l’organisation du PCF, Gaston Plissonier, en rappelant que la première de ces qualités est le « dévouement à la classe ouvrière »1.

2 Contre une vision homogénéisante du communisme héritée de ce discours ouvriériste, il s’agit ici de mettre en évidence les modalités de l’ancrage social du parti dans les campagnes françaises en faisant valoir la spécificité des pratiques et des représentations des militants ruraux. Pour ce faire, nous nous appuierons sur l’analyse de l’implantation du parti au sein de trois sites : le bocage bourbonnais de l’Allier, le marais de Brière en Loire-Atlantique et le bassin minier de Piennes en Meurthe-et- Moselle [Mischi 2002]. Après avoir évoqué la sociographie des réseaux ruraux du PCF, nous nous attacherons à souligner la singularité du travail communiste en milieu rural en termes d’actions menées mais aussi de discours produits.

Les militants ruraux d’un parti ouvrier

3 Le communisme rural n’est pas un phénomène importé des centres urbains. Si la présence de foyers industriels, notamment dans le Midi, peut expliquer l’implantation du PCF dans certaines campagnes, l’existence de ce parti résulte aussi d’un mouvement endogène propre à certains territoires ruraux reposant sur des logiques de constitution et de fonctionnement particuliers.

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Les réseaux communistes dans les campagnes

4 L’étude de l’implantation communiste dans les trois départements retenus révèle, en premier lieu, la solidité des ressorts ruraux de l’organisation communiste, dont on ne peut réduire l’influence aux seuls bastions de la grande industrie. Dans l’Allier, dès les années vingt, les campagnes du bocage constituent ainsi une forte zone de présence communiste tandis que la région industrielle de Montluçon-Commentry est sous hégémonie socialiste. En Loire-Atlantique, le courant communiste reste marginal à Saint- Nazaire tout en progressant dans l’arrière-pays rural du marais de Brière, à partir des années soixante. Dans le Pays-Haut lorrain, le PCF a d’abord investi la zone rurale et minière de Piennes, au cours des années cinquante, avant de conquérir les municipalités des grandes concentrations industrielles de la région de Longwy.

5 Cette analyse localisée nous enseigne, en second lieu, qu’il faut faire une distinction entre communisme rural et communisme paysan. L’ancrage rural du PCF n’est en effet pas réductible au groupe paysan : il s’appuie souvent sur des noyaux de peuplement ouvrier. Au cœur des campagnes bourbonnaises, les mineurs du bassin de l’Aumance jouent un rôle important dans le rayonnement rural du parti. À l’estuaire de la Loire, ce sont les travailleurs manuels employés en usine et vivant dans les communes du marais de Brière qui portent le communisme avec le plus de conviction. Dans le bassin de Piennes, les familles ouvrières d’origine étrangère des cités minières rejoignent le PCF en même temps qu’elles s’opposent aux catégories sociales résidant dans les bourgs, à savoir, aux paysans lorrains.

6 Quels sont donc les acteurs des réseaux du PCF dans les campagnes ? Par rapport aux militants des zones urbaines, les communistes des zones rurales montrent des caractéristiques sociopolitiques distinctes : ils sont plus masculins, plus âgés, ont moins de diplomes et font preuve d’une plus grande fidélité politique2. A contrario, leurs homologues urbains sont relativement plus jeunes, plus instruits et se recrutent davantage dans les milieux féminins et ouvriers. Les sections rurales du PCF se composent d’ouvriers (tels les métallurgistes du marais de Brière et les mineurs des bassins de Piennes et de l’Aumance) et de cultivateurs. Dans le Bourbonnais, elles sont essentiellement paysannes, avec une majorité de petits exploitants côtoyant une minorité d’ouvriers agricoles, y compris dans les chefs-lieux de cantons, où sont pourtant concentrés établissements industriels, administratifs et scolaires.

7 Si, en terre agricole, la base militante du PCF est constituée de paysans, les artisans et commerçants y occupent néanmoins une place politique de choix : issus pour la plupart de familles paysannes, ils forment l’élite militante locale. Ils sont souvent élus et responsables des structures locales du parti et entrent en concurrence avec les vétérinaires et les médecins, à la tête des partis de droite. C’est ainsi que les épiciers, garagistes et artisans-charrons convertissent leurs positions professionnelles en ressources militantes.

8 Ces grandes lignes de la présence communiste dans les campagnes perdurent jusqu’à la fin des années soixante, époque à partir de laquelle les sections rurales suivent l’évolution sociologique générale du PCF caractérisée par l’essor des couches moyennes salariées et, en particulier, du corps enseignant [Pudal 1989]. Cet essor est cependant plus lent et moins marqué en zone rurale qu’en milieu urbain.

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Des identités fédérales peu rurales

9 L’enquête menée dans les trois départements cités met en évidence une même marginalisation des militants ruraux, qui se retrouvent aux places des dominés dans les hiérarchies partisanes fédérales. Le décalage entre l’implantation sociale et la structuration institutionnelle de l’organisation communiste est frappant : alors que les paysans du bocage bourbonnais, les habitants du marais de Brière et les mineurs du bassin de Piennes sont de forts pourvoyeurs en voix et en adhérents communistes, ils n’occupent pas de postes de dirigeants fédéraux de premier plan. Il n’y a pas d’acculturation paysanne ou rurale de l’organisation communiste, qui reste, à l’échelon départemental, ouvrière et urbaine.

10 Cette faible promotion partisane des ruraux renvoie à la stratégie ouvriériste de l’appareil communiste, qui promeut les militants des grandes agglomérations industrielles. En dépit de la diversité des terres d’implantation communiste, les directions départementales sont ainsi relativement homogènes, avec des cadres issus d’usines et formés à Paris, voire à Moscou. L’hégémonie de groupes sociaux urbains au sein des systèmes communistes locaux se mesure à l’aide de plusieurs critères : présence dans les instances fédérales, accession au statut de permanent, ratification des candidatures pour les élections nationales, sélection aux écoles du parti et type d’école suivie. Si les animateurs des sections centrales, c’est-à-dire urbaines et ouvrières, accèdent au secrétariat fédéral et jouissent du statut de permanent, les cadres des sections rurales exercent souvent une activité professionnelle ou sont rétribués sur la base de leurs fonctions électives et syndicales. La carrière proprement partisane leur étant inaccessible, les militants ruraux s’engagent en priorité dans les réseaux syndicaux et locaux de la sphère communiste.

11 Sans être directement un enjeu de conflit, la légitimité fédérale est définie objectivement par le groupe dominant la fédération. Si l’objet de la concurrence entre groupes sociaux à l’intérieur des structures communistes locales porte sur la détention de positions partisanes ou électives, en retour, les individus bénéficiant de la promotion interne colorent, à leur manière, le PC local. Ainsi les fédérations de l’Allier et de la Loire-Atlantique sont-elles essentiellement urbaines et métallurgistes, et celle du nord de la Meurthe-et-Moselle, sidérurgiste. La définition de l’identité fédérale est le produit d’une confrontation locale, de conflits internes à la fédération mais aussi de l’idéologie communiste. Les groupes ruraux sont en effet défavorisés par la culture communiste : le discours du PCF met l’accent sur les ouvriers urbains qualifiés au détriment des petits exploitants du bocage bourbonnais ou des ouvriers, au mode de vie rural, du marais de Brière.

Spécificité de la sociabilité rouge dans les campagnes

12 De quelle manière les militants s’organisent-ils dans leurs villages ? Comment l’organisation communiste s’insère-t-elle dans les sociabilités professionnelles et territoriales d’ordre rural ?

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Formes rurales du militantisme communiste

13 La lecture des rapports internes à la fédération de l’Allier offre une vision fine des pratiques et des lieux du militantisme communiste dans ce département au cours de la période de forte audience du PCF, des années trente aux années soixante-dix.

14 Les militants se retrouvent lors de réunions à la mairie ou au local de la cellule mais aussi dans des lieux ouverts à la population et tenus par les artisans et commerçants, membres du parti : épiceries, bistrots, magasins, salons de coiffure. Les artisans ruraux comme les maréchaux-ferrants sont souvent propriétaires d’un petit commerce ou d’un débit de boissons qui deviennent le centre de discussions politiques. De nombreux maires communistes possèdent l’auberge-restaurant de leur commune, le garage ou l’épicerie. Et lorsque la mairie est conquise, les sociabilités partisane et municipale tendent à se confondre : la fête de la section devient municipale, le vin d’honneur organisé à l’occasion de la reprise des cartes se déroule à la mairie, le secrétariat de la mairie est pris en charge par un responsable de la section du parti… Quelquefois, la mairie, la cellule et le syndicat agricole sont dans les mêmes mains.

15 Dans les villages, la vie du parti tourne principalement autour du maire et du secrétaire de la cellule, parfois issus de la même famille. À Pouzy-Mésangy, Louis Dumont fut longtemps maire, et son fils, également paysan, s’occupa de la cellule avant de prendre à son tour, en 1957, la tête de la municipalité (il fut alors remplacé par son gendre). Dans la commune voisine de Couleuvre, l’activité communiste fut portée par une famille paysanne dont les six membres de la génération de l’entre-deux-guerres furent tous adhérents ou sympathisants. Le communisme villageois est familial : des familles militantes animent sur deux, voire trois générations, le parti.

16 Néanmoins, les femmes occupent une place marginale au sein de ce communisme rural : dans maintes cellules villageoises, seuls les hommes ont leur carte d’adhérent tandis que les femmes aident à la confection du journal et à la préparation des fêtes sans assister aux réunions, hormis quelques épouses de responsables, et ce, en dépit des rappels à l’ordre constants de la fédération. Les cellules s’ouvrent difficilement aux femmes : « Les préjugés tenaces […] subsistent encore, y compris dans les rangs du parti »3, estime en 1967 la direction du PC bourbonnais, qui note, l’année suivante, qu’« il existe des sections rurales où [il n’y a] aucune femme au parti »4.

17 Tout aussi problématique est l’intégration des nouveaux venus dans le village : enseignants, retraités parisiens, employés des services publics… Pourtant communiste à sa sortie de l’École normale de Moulins, un jeune instituteur a des contacts avec les paysans communistes du village où il est nommé, mais ces derniers ne lui demandent pas d’adhérer et de participer aux réunions : Ce sont des paysans et moi je suis enseignant. Il y a une certaine gêne.

18 Son épouse se sent également rejetée lorsqu’ils s’installent dans une autre commune : Si j’ai été mal acceptée au départ, c’est moins comme enseignante que comme femme.

19 Le communisme des terres agricoles est souvent un communisme paysan, et l’ouverture aux autres catégories sociales, y compris aux ouvriers, n’est pas évidente. À Couleuvre, par exemple, la cohabitation entre les travailleurs de la porcelainerie, essentiellement des femmes extérieures à la région, et les cultivateurs communistes, qui détiennent le pouvoir local, est délicate. Les seconds reprochent aux premières leur manque

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d’engagement politique et n’hésitent pas à rayer leurs noms sur les listes municipales. À l’exception des milieux miniers de Buxières-les-Mines et des milieux cheminots de Saint-Germain-des-Fossés, tous deux situés au cœur de zones très paysannes, les foyers ouvriers du bocage bourbonnais ne s’avèrent pas spécialement favorables au communisme, et les communes ouvrières, à la périphérie rurale du centre industriel de Montluçon, restent sous influence socialiste. D’une façon générale, le PC est davantage implanté dans les hameaux que dans les bourgs, dans les villages que dans les communes urbaines.

20 Outre le cloisonnement paysan de leurs cellules, les militants ruraux se voient reprocher « l’opportunisme » de leur recrutement et de leur gestion municipale : les cellules rurales sont souvent critiquées pour leur caractère peu politique, et les équipes municipales sont perçues comme des listes de complaisance sans orientations partisanes claires. Cette indépendance relative des édiles locaux se manifeste par l’importance du nombre de communes sympathisantes où le maire n’est pas adhérent du PCF. Beaucoup de municipalités communistes dans les campagnes ne sont pas directement liées au parti : la direction fédérale regrette ainsi que les communistes « élus sur les listes d’union [soient] difficilement contrôlables ».

Appropriations rurales du communisme

21 Alors que le PCF mène une stratégie qui néglige les ruraux en donnant priorité à la lutte en terre ouvrière et à la concurrence avec les socialistes, dont l’audience est surtout urbaine, son implantation est forte dans de nombreuses campagnes. Ce peu d’attention induit une adhésion rurale au communisme, qui bénéficie d’une certaine autonomie dans ses formes d’actualisation.

22 Dans l’Allier de l’entre-deux-guerres par exemple, la bolchevisation prônant un militantisme sur une base professionnelle est difficilement appliquée : le centre régional demande constamment, et sans succès, aux paysans de se séparer des ouvriers afin que ces derniers organisent de véritables cellules d’entreprises [Mischi 2001]. Sous certaines conditions politiques, un relatif « déviationnisme rural » tend à être toléré. Après la Seconde Guerre mondiale, la direction fédérale du parti vérifie l’identité partisane des responsables agricoles pour ne pas perdre son monopole sur le syndicalisme bourbonnais, mais les militants ruraux jouissent d’une certaine marge de manœuvre symbolisée par la conduite d’une ligne de compromis au sein de la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles).

23 La mobilisation communiste est donc marquée par les sociabilités rurales des territoires qu’elle investit. Dans le marais de Brière, le communisme revêt des traits spécifiques en héritant du ruralisme des pratiques locales. À partir des années soixante-dix, il y trouve un terrain propice en s’appuyant sur la fragilisation du mode de vie communautaire du groupe ouvrier par le développement des activités touristiques, l’ouverture d’un parc naturel régional, la réglementation européenne sur la chasse et l’installation des classes moyennes [Mischi 1997]. Le PCF émerge dans un contexte d’accroissement de l’opposition entre, d’une part, des pratiques ouvrières et rurales menacées et, d’autre part, des loisirs de citadins et de nouveaux usagers du marais en essor. Pour rendre efficace son message politique, l’organisation communiste fait corps avec la culture communautaire du marais caractérisée par de forts accents localistes et s’imprègne des référents identitaires briérons : mise en scène de la

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violence, exaltation de la famille et valorisation des métiers manuels, cohésion face à l’extérieur… Régulièrement déploré par les dirigeants urbains de la fédération de la Loire-Atlantique, le discours des communistes locaux est teinté d’anarchisme, voire de gauchisme.

24 Les conditions résidentielles des mineurs du bassin de Piennes entraînent également une appropriation populaire singulière du communisme caractérisée par un surinvestissement de la sphère syndicale et un éclatement des pouvoirs locaux. La forte cohésion sociale autour d’une seule activité productive est renforcée par le fait que l’environnement spatial est constitué de cités ouvrières insérées dans une vaste campagne, ce qui favorise la relative indépendance des mineurs vis-à-vis du parti. L’organisation syndicale en petites unités minières rend impossible le centralisme : les sections de la CGT sont assez autonomes et luttent davantage pour résoudre des problèmes précis concernant le puits qu’en faveur de mots d’ordre nationaux. Outre ce modèle syndical, le militantisme politique révèle un ordonnancement très décentralisé autour des cités minières à forte identité locale. Malgré les efforts des responsables fédéraux, il n’existe pas de véritable section communiste dans ce bassin, c’est-à-dire de structure commune à laquelle seraient rattachés l’ensemble des adhérents des cellules du canton.

25 Dans les campagnes, l’organisation communiste compose donc avec les sociabilités rurales locales, qui marquent de leur empreinte les formes de mobilisation militante à travers, notamment, relations familiales et investissements syndicaux, qui peuvent primer sur l’affiliation partisane.

La propagande communiste à la campagne

26 Il convient désormais d’étudier la spécificité du discours communiste destiné aux ruraux. Grâce à l’analyse du matériel de propagande produit par le PCF à l’échelon national, mais aussi fédéral et local, pourront être mis en avant les référents ruraux de l’idéologie communiste ainsi que l’existence d’une symbolique communiste propre aux campagnes.

De la lutte pour obtenir un statut du métayage à la défense de la ruralité

27 D’une façon générale, le mouvement paysan intéresse la direction du PCF pour deux raisons essentielles : son rapport aux luttes ouvrières (« l’alliance entre la classe ouvrière et la paysannerie laborieuse ») et son engagement dans les organismes agricoles (« aller où sont les masses »). Au-delà de ces thèmes récurrents, on peut remarquer une évolution historique dans l’appréhension des questions rurales par le PCF.

28 Dans l’entre-deux-guerres, la propagande communiste est surtout centrée sur la question du métayage : la figure du métayer menacé d’expulsion par son propriétaire est au cœur de l’argumentaire des cadres ruraux du parti. Après la promulgation du statut du fermage et du métayage en avril 1946, les communistes se posent en défenseurs des nouveaux droits des métayers, présentés comme le résultat de l’action gouvernementale du PCF et de son chef, . Par l’entremise des syndicats

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des preneurs de baux ruraux, ils œuvrent pour l’application du partage des bénéfices aux deux tiers et du droit de reprise.

29 À partir du milieu des années cinquante, lorsque le nombre des exploitations commence à diminuer sérieusement, la « défense des petits contre les gros » succède aux luttes pour la reconnaissance du métayage. Le PCF dénonce la liquidation des exploitations agricoles familiales au profit des grandes sociétés capitalistes et des gros propriétaires, s’oppose à la concentration agraire qui « permet à quelques privilégiés seulement d’accaparer de plus en plus de terre ». La cible n’est plus uniquement le propriétaire mais également la politique gouvernementale, dont l’aménagement des structures agraires est une « entreprise d’expropriation des petits au profit des gros », justifiée par le progrès technique.

30 Face au déclin des petites unités, les « mesures réalistes » du programme communiste de défense agricole réactualisé en 1964 par Waldeck Rochet insistent sur le volet coopératif, le développement des CUMA (coopératives d’utilisation de matériel agricole) et des GAEC (groupements agricoles d’exploitation en commun), outils « efficaces pour agrandir les petites exploitations et empêcher l’accaparement des terres par les gros »5. Mais, en attendant, il faut défendre l’existence des petites exploitations. Le PCF adopte alors une attitude anti-européenne (le Marché commun est responsable du faible niveau des prix des produits agricoles à la production) tout en réclamant régulièrement les mêmes aides pour le marché de la viande et pour celui des céréales.

31 Cependant, ce ne sont pas tant ces postures idéologiques générales, qui assurent l’audience communiste dans les campagnes, que le déploiement d’actions partisanes de proximité. La direction du PC bourbonnais recommande aux militants ruraux de dépasser, lors des réunions de cellule, les « questions d’ordre général […] comme cela existe encore trop souvent »6 au profit des « petites revendications à la campagne, de l’entretien des chemins à l’obtention des bourses scolaires, afin d’engager les petites luttes qui sont nécessaires et qui appellent à un développement de l’action »7. Il s’agit de « mettre toujours en avant les revendications comme moyens d’aplanir les difficultés », c’est-à-dire les divergences d’ordre idéologique, dans le but de rassembler les paysans sur une base essentiellement sociale. La défense des services publics locaux indispensables aux hameaux isolés (électrification rurale, adduction d’eau et construction des voies de communication) est ainsi au cœur des actions locales des élus et des militants communistes.

32 Ces thématiques plus rurales que proprement paysannes tendent progressivement à occuper une place centrale dans la propagande communiste, à l’échelon local. Elles sont l’expression de la crise des campagnes françaises et du mouvement de marginalisation des activités agricoles. Prenant en compte ces transformations socioéconomiques, le PCF se présente, à partir des années soixante-dix, comme le protecteur d’une ruralité en déclin et des retraités agricoles. Cette image, qui succède à celle de défenseur de la petite propriété, s’appuie sur les luttes que mènent militants et élus pour le maintien des services publics ruraux : postes, gares, écoles… Cette évolution est accentuée par la mutation sociologique du personnel politique, qui, dès les années soixante-dix, se recrute davantage parmi les salariés de la fonction publique. Ces derniers forment une nouvelle élite communiste locale, remplaçant les artisans et commerçants de moins en moins nombreux dans les territoires ruraux et dans les instances du PCF.

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La symbolique communiste des campagnes

33 Les travaux consacrés au communisme nous apprennent beaucoup sur l’ouvriérisme du PCF, qui se traduit, entre autres, par la fabrication de héros ouvriers et la glorification de qualités dites prolétariennes [Lazar 1985]. Or le discours rural du parti hérite de cet ouvriérisme tout en le modifiant selon des référents propres au monde des campagnes.

34 En terre urbaine, les figures héroïques auxquelles recourent les militants communistes sont souvent des ouvriers licenciés. Dans le monde rural, l’image du héros communiste recèle également une attitude sacrificielle : il s’agit du métayer expulsé de ses terres, qui, avant la Libération et la promulgation du statut du métayage, devient domestique ou ouvrier agricole. En Bourbonnais, les journaux communistes mais surtout la tradition orale rappellent constamment l’épisode d’un paysan chassé de sa métairie à la fin du XIXe siècle parce qu’il avait refusé de montrer son bulletin de vote : Le propriétaire a les trois quarts de la commune [et] ses métayers voteront pour lui sinon ce sera la porte8.

35 Il prendra sa revanche en 1925 lorsque son fils sera élu maire communiste de la commune.

36 Alors que, pour les ouvriers, les aptitudes collectives au combat sont mises en avant, la valeur du militant paysan se mesure plutôt au labeur enduré. Le dirigeant bourbonnais, Ernest Montusès, écrit en 1922 : Si nos secrétaires de sections, noyaux de l’action paysanne, n’étaient pas des travailleurs intègres et enthousiastes, seraient-ils suivis par les cultivateurs, esprits pra- tiques et caractères méfiants ?9

37 Le dévouement d’une candidate communiste aux élections cantonales de juin 1964 est à la fois partisan et professionnel : Dès son jeune âge, Rolande connaît la vie dure et pénible des jeunes filles de la campagne. Ses parents exploitent une petite ferme de Meillard. Mais les 15 hectares ne suffisent pas à nourrir une famille de trois enfants et, dès sa sortie de l’école publique, à 14 ans, Rolande fait le dur apprentissage de journalière agricole. Pour 200 francs par jour, elle participe aux travaux des champs, ramassage des foins et des moissons, récolte des pommes de terre, des vendanges, etc.10

38 L’ouvriérisme du PCF s’est notamment construit autour de la personnalité de Maurice Thorez, « fils du peuple » [Pudal 1999]. Dans les campagnes, le dirigeant paysan Waldeck Rochet est présenté comme le « fils de la terre » [Vigreux 2000], version rurale du « fils du peuple ». De même le processus de promotion partisane en milieu agricole s’appuie-t-il sur la valorisation de catégories sociales, sur le modèle ouvrier. L’encadrement partisan en milieu paysan répond en effet à des règles de « pureté sociale », mesurée par la quantité de main-d’œuvre employée et repérable par l’ordre d’apparition dans les brochures de propagande. Ainsi on privilégie les ouvriers agricoles, puis les fermiers et métayers (qui peuvent employer des domestiques ou des ouvriers agricoles) et enfin les exploitants (et, parmi eux, ceux qui possèdent le moins de salariés). Lors du comité central des 19 et 20 octobre 1955, Waldeck Rochet rappelle cette exigence : Lorsqu’il y a des paysans à la cellule, ce ne sont pas toujours les petits paysans ou les ouvriers agricoles qui donnent le ton et qui se trouvent à la direction, mais ce sont parfois des paysans aisés occupant un ouvrier agricole. Or, le paysan qui occupe de la main-d’œuvre salariée, ne serait-ce qu’un ouvrier, peut difficilement

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donner une orientation juste et appliquer de façon conséquente la politique de classe de notre parti en direction des ouvriers agricoles et des petits paysans11.

39 L’ouvriérisme communiste prend donc des inflexions rurales. D’une façon plus générale, la doctrine marxiste trouve une expression singulière dans les campagnes françaises : afin de s’assurer une large audience, le discours communiste s’adapte à ses terrains. Ce « bricolage » idéologique apparaît clairement dans la manière dont le PCF appréhende la thématique fondamentale du socialisme agraire qu’est la collectivisation des terres : la propagande locale passe très tôt sous silence cette revendication au profit de la défense de la petite propriété paysanne [Boswell 1998]. La fiche de propagande du 17 mars 1951 sur les « problèmes paysans », destinée à aider les militants ruraux du parti, indique, par exemple : Les communistes n’imposeront pas la collectivisation des terres. Maîtres du pouvoir politique, ils garantiront aux paysans le droit de choisir librement entre l’exploitation individuelle et l’exploitation coopérative. Les communistes faciliteront simplement le passage du paysan à l’association afin de lui permettre d’utiliser les machines et la technique moderne, mais ce sont les paysans qui seront appelés à choisir librement quand ils le voudront.

40 Lutter contre l’image du communiste partageux, véhiculée par les adversaires, prime sur le dogme marxiste. Le reproche est renversé ; les expropriateurs ne sont pas les communistes mais les gros propriétaires : De 1939 à 1946, 879 000 petites exploitations agricoles ont disparu. Ce ne sont pas les communistes qui ont exproprié ces petits paysans, mais ce sont les gros qui ont accaparé les terres aux petits12.

41 Lorsque la figure de l’URSS est sollicitée en milieu rural, ce n’est ainsi jamais en raison de la collectivisation des terres mais surtout en raison de la modernisation de son agriculture (productivité, machines, moindre pénibilité) et du fait de son combat contre le nazisme et de son rôle de défenseur de la paix dans les relations internationales.

42 Les trois domaines investis (acteurs, sociabilité, discours) au sein de trois sites ruraux hétérogènes soulignent la spécificité de l’implantation du PCF dans les campagnes françaises. Le rapport au territoire étant un facteur essentiel de structuration des attitudes politiques des classes populaires, les pratiques et les discours communistes revêtent des formes originales en milieu rural. Cette originalité se lit également dans la crise contemporaine que traverse le PCF : la désertion militante des terres industrielles est brutale le retrait rural est silencieux et plus lent.

43 Les cultivateurs retraités continuent à cotiser plus longtemps au parti, car ils restent insérés dans des réseaux villageois, alors que l’ouvrier d’usine, qui avait pour consigne de militer dans l’entreprise, est souvent isolé lorsqu’il perd son emploi ou lorsqu’il quitte la cité pour accéder à la propriété. Le maintien d’une sociabilité populaire liée à des conditions rurales d’existence se trouve être un facteur de préservation du militantisme communiste : ses zones actuelles de résistance, à l’image du bocage bourbonnais mais aussi des communes ouvrières du marais de Brière et des anciens villages miniers du secteur de Piennes, ont la particularité d’avoir conservé de forts liens collectifs.

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BIBLIOGRAPHIE

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Pudal, B. — 1989, Prendre Parti. Pour une sociologie historique du PCF. Paris, Presses de la FNSP. — 1999, « Le “peuple” dans Fils du peuple de Maurice Thorez », Société et Représentation 8 : 265-279.

Vigreux, J. — 2000, Waldeck Rochet. Une biographie politique. Paris, La Dispute.

NOTES

1. « Les cadres communistes et le XXIVe congrès », intervention de Gaston Plissonier au BP du PCF, le 27 octobre 1981. 2. Ces résultats proviennent de l’exploitation d’un important matériel biographique constitué à partir de questionnaires, d’entretiens et de la presse partisane. 3. Rapport présenté à la journée d’études consacrée à la situation économique et sociale à la campagne et aux tâches du parti, le 17 décembre 1967 à Tronget (Allier). 4. Rapport du comité fédéral du PCF de l’Allier, 23 novembre 1968. 5. Cf. Fernand Clavau et Waldeck Rochet, « Les communistes et les paysans ». Rapport et discours présentés aux journées d’études sur le travail du parti à la campagne. , 13-14-15 novembre 1964. 6. Rapport présenté à la journée d’études consacrée à la situation économique et sociale à la campagne et aux tâches du parti, le 17 décembre 1967 à Tronget (Allier). 7. Rapport du comité fédéral du PCF de l’Allier, 23 novembre 1968. 8. L’Émancipateur, 4 août 1929. 9. Le Travail, 17 septembre 1922. 10. L’Élan républicain (journal de la section du PCF de Souvigny), juin 1964. 11. Rapport reproduit dans la brochure « Pour l’alliance des ouvriers et des travailleurs de la terre » éditée par le PCF en 1955, p. 60. 12. Ibid.

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RÉSUMÉS

Résumé L’étude de l’implantation du PCF dans trois départements (Allier, Loire-Atlantique, Meurthe-et- Moselle) permet de mettre en évidence la spécificité des pratiques et des représentations des militants ruraux. L’analyse sociographique des réseaux ruraux du PCF souligne la forte mobilisation communiste de zones de peuplement ouvrier ainsi que le rôle clé joué par les artisans et commerçants dans l’encadrement de la paysannerie rouge. Une approche plus ethnographique montre de quelle manière l’organisation communiste compose avec des sociabilités locales qui marquent de leur empreinte les formes de l’engagement militant. Le matériel de propagande produit par le PCF fait valoir les référents ruraux de l’idéologie communiste et l’existence d’une symbolique communiste propre aux campagnes.

Abstract This study of the French Communist Party in three departments (Allier, Loire-Atlantique, Meurthe-et-Moselle) sheds light on rural activists, practices and ideas. This “sociographic” analysis of the Party’s rural networks emphasizes both the strong mobilization of Communists in working-class areas and the leading role played by craftsmen and merchants in organizing a Red peasantry. An ethnographic approach shows how this organization tapped local sociabilities, which left their marks on the forms of activist involvement. The Party’s propaganda highlighted rural elements in the Communist ideology and invoked symbols germane to rural areas.

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La petite propriété fait le communisme (Limousin, Dordogne)

Laird Boswell

1 Ces vingt dernières années, la diversité anthropologique de l’enracinement du communisme français a fait l’objet de nombreux travaux qui soulignaient que le parti communiste français était plus que le « parti de la classe ouvrière », à savoir une formation politique riche d’une assise sociale plus complexe. Aussi les chercheurs se sont-ils également lancés dans l’étude d’une implantation rurale considérée encore comme relativement marginale même si pour certains spécialistes il devient évident que cet enracinement éclaire de façon originale le parcours du communisme français. L’étude du communisme agraire est souvent le fait d’historiens, de politologues ou de sociologues dont l’intérêt porte avant tout sur le mouvement. Rares sont les ruralistes amenés à l’observer sous l’angle de l’histoire politique des campagnes ou de la métamorphose socioéconomique du monde rural au XXe siècle ; l’école française reste, elle, trop cantonnée au siècle précédent. Au-delà des explications propres au domaine des sciences humaines on peut s’interroger sur l’oubli dans lequel est plongé le communisme agraire, notamment dans les régions du Limousin et de la Dordogne.

2 L’école française de géographie électorale affirmait que la présence communiste dans les milieux ruraux était le résultat d’un vote de tradition. Le parti communiste ne faisait que récolter les fruits d’un « républicanisme rouge » et d’un vote « toujours plus à gauche » dont l’origine remontait à 1849. S’étant penché sur les scrutins électoraux, François Goguel [1981-1983] estimait que le communisme dans les départements ruraux, telle la Corrèze, succédait à La Montagne de Ledru Rollin, au radicalisme de la fin du XIXe et au socialisme du siècle naissant1. Le PCF était avant tout un parti « héritier ». Selon lui, cette explication toute faite, reprise aussi par un grand nombre d’historiens et de politologues au fil des ans, dispensait les chercheurs d’élaborer des analyses sociales et politiques du communisme rural. En milieu rural le vote communiste était l’aboutissement d’une vieille tradition de gauche alors qu’en milieu urbain il était dû à des facteurs sociaux et politiques. Au fond, cette vision convenait bien aux historiens du communisme, trop occupés à analyser la relation que le PCF entretenait avec sa « véritable » base sociale : la classe ouvrière. La tradition électorale fournissait une

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réponse toute simple au paradoxe que révélait un parti ouvrier doté de bastions solides dans certaines campagnes. Le discours du PCF, qui s’identifiait comme parti de la classe ouvrière, aura une grande influence sur toute une génération de chercheurs. Il existait donc une similitude entre la vision que le PCF avait du parti et celle qu’en avaient les chercheurs. D’où le désintérêt pour l’implantation communiste dans les campagnes, et une certaine tendance, parmi ceux qui étaient à l’affût d’une explication plus sociale, à attribuer le succès du communisme à des « ouvriers ruraux » ou à des migrants qui rapportaient des centres urbains leur expérience du monde ouvrier et une compréhension plus « moderne » de la politique.

3 Cette contribution vise donc, on l’aura compris, à réexaminer, en étudiant les cas singuliers du Limousin et de la Dordogne, ce qui lie communisme et milieu rural.

Une implantation précoce et inégale

4 Entre sa naissance en 1920 et son déclin à la fin du XXe siècle, le parti communiste français s’implante en Limousin et en Dordogne d’une façon remarquable d’un point de vue tant électoral que militant. Les cartes électorales de la France du XXe siècle montrent clairement que cette région (à laquelle on peut ajouter le Lot-et-Garonne) constitue l’un des trois pôles géographiques de la présence communiste dans le monde rural français, les deux autres étant constitués par les régions du Centre (Allier, Cher, Nièvre) et du pourtour méditerranéen (Drôme, Gard, Var, Pyrénées-Orientales, Vaucluse)2. Peu présent dans les villes moyennes et industrielles (à l’exception de Périgueux, Bergerac et surtout Saint-Junien), le communisme s’établit principalement dans les campagnes limousines et périgourdines et trouve ses plus fidèles soutiens chez les paysans propriétaires ainsi que chez les artisans et petits commerçants ruraux. En Limousin et en Dordogne, le communisme rural est un phénomène nouveau qui s’inscrit dans la longue durée du XXe siècle. C’est aussi un phénomène endogène et relativement autonome.

5 L’enracinement rural du PCF en Limousin et en Dordogne est précoce et inégal. Précoce car, dès 1924, ce jeune parti, qui n’a qu’une emprise marginale sur la vie politique française, s’implante en Corrèze de façon très marquée avec 20,6 % des suffrages exprimés lors des élections législatives – un score qu’il maintiendra, hormis l’année 1932, pendant tout l’entre-deux-guerres. Inégal, car en Haute-Vienne, bastion du socialisme, les résultats du PCF sont en dents de scie, avec des pics plus qu’honorables en 1928 et 1936. Dans ce département, l’influence du communisme ne touche qu’un nombre restreint de communes rurales. En Dordogne, il faudra attendre le Front populaire pour que le PCF double son score et s’implante durablement dans les campagnes (22 % des suffrages exprimés en 1936). Enfin, en Creuse, le mouvement communiste agraire ne se développe qu’après la Libération.

6 Les départements du Limousin illustrent donc la chronologie de la montée du communisme dans le monde rural et prouvent que celui-ci n’est pas le produit de la Résistance ; au contraire, c’est à la présence d’un appareil communiste dans les campagnes et surtout à celle de réseaux de sociabilité et d’entraide entre militants que l’on doit l’essor des réseaux de résistants. Après la Libération, le parti communiste se ruralise et accroît son influence en Limousin : en 1951 la Corrèze avec 40,4 % des voix, la Creuse avec 39,9 % et la Haute-Vienne avec 39,1 % sont les départements dont les

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scores sont les plus élevés3. Et en 1967, 1978 et 1986 c’est le Limousin qui apporte au parti son soutien le plus massif.

7 Mais l’implantation du communisme y est inégale. Dans l’entre-deux-guerres, la montagne limousine (plateau de Millevaches), aux confins de la Haute-Corrèze, de la Creuse et du sud-est de la Haute-Vienne, est le bastion du parti. La France connaît peu de régions dont les villages demeurent de façon aussi unanime et fidèle au PCF ; les cantons de Bugeat (61,4 % des suffrages en 1936), Sornac, Treignac (Corrèze) et Eymoutiers (Haute-Vienne) figurent parmi les plus rouges de France, et on y trouve des villages comme Tarnac (Corrèze) où plus de 75 % des électeurs manifestent leur soutien au jeune parti communiste.

8 Sur ce vaste plateau couvert de lande, la petite paysannerie exploite avec peine des terrains pauvres, très peu propices à une agriculture commerciale. Dès le XIXe siècle, les habitants migrent temporairement vers Paris, déplacements qui, petit à petit, deviendront définitifs au début du XXe siècle. Les zones de force du parti communiste sont toutefois loin de ne concerner que les régions pauvres, voire migrantes. Le plateau de Millevaches, les monts d’Ambazac (Haute-Vienne), le plateau du sud-est corrézien (site d’une migration rurale vers le Cantal) et le Nontronnais (Dordogne) contrastent, en effet, avec des régions plus prospères, mieux intégrées à l’économie de marché et qui ne connaissent pas de migrations temporaires : les collines ondulantes du nord de Tulle, le Bergeracois, le Sarladais, et la frange sud de la Dordogne. Le communisme s’implante donc dans des régions agricoles variées d’un point de vue géographique et économique.

9 Ruralité, autonomie relative et développement endogène méritent une exploration plus poussée. En quoi le parti est-il rural ? Son idéologie est-elle la transplantation d’un certain ouvriérisme ou est-elle adaptée aux circonstances ? Quels sont les vecteurs clés de l’implantation communiste ?

Un parti masculin, paysan et rural

10 La ruralité du communisme en Limousin et en Dordogne présente de nombreuses facettes, à commencer par un militantisme rural et un vote rural. Les adhérents (ils sont 2 000 en Corrèze en 1921, 10 000 en Limousin et en Périgord en 1937) sont principalement issus du monde paysan ; dans les campagnes ce militantisme distingue profondément le parti communiste des autres partis politiques qui, eux, soit n’ont pas l’âme militante soit ont beaucoup de mal à recruter des membres.

11 Dès le début des années vingt, le préfet de la Corrèze parle de parti communiste « paysan » et de « communisme agraire » alors que le PCF, surtout pendant la période « classe contre classe », cherche à tout prix à minimiser le nombre de ses militants paysans4. Sur les 1 420 militants corréziens actifs pendant l’entre-deux-guerres dont nous avons pu, grâce aux listes électorales, identifier les professions, 57 % sont des paysans ; les artisans (16 %) et les petits commerçants (6,5 %), dont la très grande majorité exercent dans les campagnes, constituent les deux autres groupes sociaux les plus importants [Boswell 1998]5. En Corrèze, le parti communiste compte très peu d’ouvriers (4,4 %) et d’employés (2,5 %) et moins encore de femmes : c’est avant tout un parti masculin, paysan et rural.

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12 Après la Libération, avec l’émigration des artisans et des petits commerçants ruraux, la composante paysanne du parti augmente considérablement : en 1947, 70 % des 14 188 militants communistes périgourdins font partie de la paysannerie6. Et là encore l’encadrement des militants est essentiellement le fait de paysans : si les artisans (29,2 %) et petits commerçants ruraux (12,4 %) sont surreprésentés en tant que secrétaires de cellules, c’est parce que, établis dans le village, les sabotiers, charrons, menuisiers et autres cafetiers ont des contacts plus étendus avec la population et davantage le temps d’organiser des réunions7. Les militants de base ne font que très rarement appel aux ouvriers ou aux employés pour diriger les cellules.

13 Une étude du vote communiste en Corrèze atteste également son caractère profondément rural. Pour le mouvement communiste rural les élections sont plus importantes que pour son homologue urbain. L’élection, qu’elle soit municipale ou législative, est un moment clé de l’activisme communiste et c’est le vote qui plus que le militantisme permet d’instituer le communisme au niveau local et lui donne sa tonalité si singulière. Les campagnes électorales permettent au parti de mobiliser adhérents et sympathisants, diffuser ses mots d’ordre, se montrer sur les foires et les marchés, porter la contradiction aux candidats radicaux, socialistes et conservateurs, et de recruter nouveaux militants et nouveaux votants. Le parti communiste s’efforce de présenter des candidats à toutes les élections et, en Dordogne et en Haute-Vienne, le choix des candidats fait souvent l’objet d’une âpre lutte entre les ouvriéristes et les militants proches de la paysannerie. Trop longtemps les historiens se sont focalisés sur le fait que le PCF était un parti « pas comme les autres » et qu’il fallait l’étudier autrement. Par sa structure, son militantisme, son idéologie et son objectif final, à savoir la révolution sociale, il différait profondément des autres partis. Cependant, à force de penser son altérité, les observateurs ont fini par ignorer ses similitudes avec les autres partis et négliger une approche électorale grâce à laquelle il auraient d’une part pu sonder sa force et d’autre part le comparer à d’autres formations politiques.

Électorat et vote communiste

14 L’électorat communiste en Limousin et en Dordogne ne correspond pas à la sociologie du militantisme et ne correspond pas non plus au vote unanimement paysan qu’imaginaient les préfets et les cadres locaux du parti. Utilisant la méthode de la « régression écologique », une étude statistique de l’élection législative corrézienne de 1928 prouve que le vote communiste, plus équilibré socialement que celui des autres partis, est rural et hétérogène8.

15 L’électorat communiste se compose pour un tiers de petits paysans propriétaires, pour un autre tiers de fermiers et de quelques ouvriers agricoles, donc principalement d’hommes qui travaillent la terre ; à cela s’ajoutent un contingent significatif d’artisans et de petits commerçants – un groupe social qui soutient le PCF plus que tout autre parti politique – ainsi qu’un petit groupe d’électeurs migrants. Contrairement à ce que soutenait Philippe Gratton [1972], le parti recueille très peu de suffrages parmi les ouvriers et les employés, ruraux ou urbains, qui, eux, se tournent en majorité vers le radicalisme. Plus surprenant, le PCF trouve peu d’écho chez les métayers, dont les voix vont soit aux radicaux soit aux partis de droite.

16 Comment expliquer cette composition so-ciale de l’électorat ? Les électeurs communistes sont étroitement liés au monde agricole, donc particulièrement sensibles

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à ses crises et à ses fluctuations. À la campagne, les artisans et petits commerçants, qui souvent cultivent un petit lopin de terre, sont touchés de plein fouet par l’émigration de la petite paysannerie en ce qu’elle réduit leur clientèle, et ils sont aussi atteints par la crise agricole (1933-1936) en ce qu’elle affecte très clairement le pouvoir d’achat des paysans. Les fermiers, proches de la petite paysannerie propriétaire parce qu’ils ont en commun des intérêts et une activité économique, se reconnaissent aisément dans un programme agricole qui promet à chacun de devenir propriétaire. Tel n’est pas le cas des métayers, moins aptes à adhérer à un programme axé sur la défense de la petite propriété et qui, dans sa traduction locale, s’investit peu dans les problèmes de métayage.

17 Le parti communiste est donc tiraillé entre les intérêts contradictoires d’une population agricole diversifiée ; une attention trop importante portée aux problèmes des métayers (qui, en 1929, rappelons-le, ne sont en Corrèze que 7,5 % de ceux qui travaillent la terre) risquerait d’aliéner le soutien qu’il a acquis parmi les petits propriétaires.

18 Quels facteurs expliquent le vote communiste ? En Limousin, celui-ci n’est lié ni au dépeuplement des campagnes ni à la nature de l’habitat ou aux structures familiales. Seules la religion et la propriété sont fortement corrélées au vote communiste9. Plus l’hostilité au catholicisme – dont le pourcentage des enterrements civils donne la mesure – est élevée, plus le soutien au parti communiste s’accroît. Et plus le détachement de la pratique religieuse – attesté par le délai médian qui sépare la naissance du baptême – est marqué, surtout en Corrèze, plus le vote communiste augmente. Les communistes trouvent un électorat réceptif dans les communes qui s’éloignent du monde religieux car leur programme prend une vraie résonance là où l’Église catholique est faible voire inexistante. Dans les villages sécularisés l’implantation radicale n’était pas notable car les radicaux avaient besoin de l’Église pour faire valoir et populariser leur programme anticlérical. De là à dire que le communisme constitue une forme de religion séculaire qui bénéficie dans les campagnes d’un transfert de foi il n’y a qu’un pas, qu’on hésite cependant à franchir [Courtois 1994 ; Lazar 2002 ; Le Coadic 1991 : 56-60]. Le communisme en Limousin et en Dordogne s’enracine volontiers dans des communes où l’Église est depuis longtemps absente et le besoin religieux difficile à cerner. Et les scores électoraux communistes sont plus élevés dans les régions de moyenne et de grande – ce qualificatif étant tout relatif en Limousin – propriété où l’exploitation du sol est plus intense et où la production paysanne (veaux de lait, porcs, moutons) dépend beaucoup du marché et de ses fluctuations.

19 Enfin, le vote communiste limousin ne résulte pas d’une ancienne tradition de gauche : les corrélations sont en général très faibles entre le vote pour les démocrates socialistes en 1849 et le vote pour le parti communiste dans les années vingt et trente ; si héritage il y a, il se situe entre la gauche et le vote montagnard. Le lien géographique qui unit le radicalisme fin de siècle au mouvement communiste est moins visible encore. Seule est nette la filiation avec le vote SFIO en 1910, 1914 et 1919 : le parti communiste héritera et agrandira donc une bonne partie de la base territoriale de l’ancien parti socialiste [Boswell 1998 : 54-60]. Le communisme rural est un phénomène social et politique novateur qui, au sortir de la guerre, sera accueilli avec tout l’espoir d’une société rurale lourdement touchée par « l’impôt du sang », désorientée par la perte de crédibilité des anciens notables, les radicaux surtout, et fascinée par le mirage de la révolution russe.

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La Grande Guerre, bien plus que le congrès de Tours (1920), est l’élément fondateur d’un parti qui fera de la lutte contre la guerre l’une de ses revendications clés dans les campagnes.

Une logique qui s’adapte

20 Quels autres vecteurs expliquent l’enracinement communiste dans les campagnes limousines et périgourdines ? Le parti bénéficie tout d’abord d’un programme rural remarquablement bien adapté qui promet « la terre à celui qui la travaille » tout en martelant que « la terre n’est que l’outil de travail du paysan »10.

21 Aux petits paysans qui, le plus souvent, vivotent sur une parcelle de terre et souffrent de la crise agricole des années trente le parti laisse entrevoir une extension de leur propriété aux dépens des « grands propriétaires », d’ailleurs peu présents en Limousin et en Périgord. Aux fermiers, métayers et ouvriers agricoles le parti communiste promet la terre. François Aussoleil, premier député communiste de la Corrèze, déclarait en 1922 que « la petite propriété n’est qu’une apparence. Le communisme seul est en mesure d’en faire une réalité »11. La formule, certes quelque peu ambiguë, souligne à quel point la petite propriété est au cœur du dispositif communiste. Et, à tous, le parti propose une plate-forme agricole défensive dont le but est de protéger les paysans des vicissitudes du marché et de l’exploitation sans vergogne qu’exercent sur eux les intermédiaires.

22 À ce programme à court et à long terme il faut ajouter l’utopie que véhicule la révolution russe qui, dans l’imaginaire des paysans, a « donné la terre aux paysans ». De la collectivisation on prétend qu’elle est avant tout l’affaire des Russes et lorsque les militants l’évoquent, c’est pour étouffer les rumeurs largement répandues par leurs adversaires politiques, qui assimilent les communistes aux « partageux ». Les militants ruraux, eux, clament haut et fort que la collectivisation ne sera jamais appliquée en France.

23 Ce programme rural, qui correspond dans l’ensemble au programme agraire du parti communiste, est diffusé avec beaucoup de doigté à la fois par des militants de base qui parlent la langue des paysans et prennent ici et là quelques libertés avec le contenu de la plate-forme, et par les dirigeants départementaux.

24 Marius Vazeilles, l’infatigable pépiniériste barbu du plateau de Millevaches, communiste de la première heure, élu député de la Haute-Corrèze et qui remplacera le radical Henri Queuille en 1936, en est le meilleur exemple. Vazeilles est, avec Renaud Jean, un des deux experts du parti en matière d’agriculture, un homme de terrain. Fin connaisseur des problèmes agricoles et forestiers, peu dogmatique, chaleureux, respecté par ses amis et par ses ennemis politiques, Vazeilles est un vulgarisateur de premier ordre.

25 Les autres grands dirigeants du communisme limousin et périgourdin sont également proches des milieux ruraux. Jules Fraisseix, élu en 1928 député d’une circonscription agricole en Haute-Vienne, est médecin à Eymoutiers et pour son art il arpente les campagnes. Le corrézien Clément Chausson, propriétaire d’une scierie à Égletons, achète et vend du bois dans les campagnes environnantes. Antoine Bourdarias, qui deviendra éditeur en chef du Travailleur de la Corrèze et permanent du PCF à la fin des

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années trente, s’assure des contacts – et une carrière – politiques en ramassant chiffons et peaux de lapins dans les campagnes du nord de Tulle.

26 Les exemples ne manquent pas, qui confirment combien l’encadrement est assuré par des hommes proches du monde rural. Les rares militants porteurs d’un discours ouvriériste se trouvent en général cantonnés à Périgueux ou à Limoges, et ils ne sortent que rarement victorieux des conflits, souvent très durs, qui les opposent aux militants ruraux. En Limousin et en Périgord, les communistes disposent d’une réelle autonomie vis-à-vis du Centre : les cadres locaux tiennent bien sûr compte des mots d’ordre, mais ils en réinterprètent les directives. Le communisme rural a dès lors tous les traits d’un phénomène endogène : il n’est pas importé par des ouvriers parachutés de Paris ou d’autres grandes villes ; et il n’est pas non plus transféré à partir des centres urbains par des migrants temporaires, dont le nombre est d’ailleurs en chute libre. C’est un mouvement qui s’élabore par le bas et qui s’adapte à une idéologie et une structure venant du Centre.

27 Les adhérents et les militants reprennent avec plaisir, tout en lui donnant une tournure particulière, le vocabulaire ancien de la lutte des petits contre les gros. C’est le monde extérieur, figuré, des gros bourgeois, des gros intermédiaires et des gros bonnets qui menace une petite paysannerie pour laquelle le communisme est synonyme de « la fin des gros ». Les communistes ne font que reprendre le regard souvent binaire d’un monde paysan qui met face à face pauvres et riches, exploiteurs et exploités, petits et gros. Cette hostilité au monde des « gros » traduit aussi l’anxiété profonde que suscite l’économie de marché, le capitalisme.

28 Quant au syndicalisme agricole d’obédience communiste, il constitue un vecteur secondaire de l’influence du PCF en milieu paysan. En août 1920 Marius Vazeilles crée le Syndicat des travailleurs de la terre de la Corrèze dont le but est de simultanément défendre les intérêts de la paysannerie et promouvoir un syndicalisme agricole de gauche. En 1924 cette formation deviendra le Syndicat des paysans-travailleurs qui adhérera d’abord au Conseil paysan français et, en 1929, à son successeur : la Confédération générale des paysans-travailleurs. Implanté en Corrèze plus solidement encore que dans le reste de la France (3 000 adhérents en 1925) ce syndicat n’arrivera jamais, malgré des efforts persistants, à ébranler l’hégémonie de la Fédération Faure (le syndicat agricole corrézien d’obédience radicale), mieux organisée et plus à même de fournir aux paysans outils, engrais et conseils. Il n’arrivera pas non plus à forger une nouvelle forme de syndicalisme agricole de gauche, malgré quelques succès remarqués lors de la crise agraire des années trente12. Philippe Gratton concluait son étude en fondant sur ce syndicalisme agricole « de classe » l’enracinement électoral du PCF dans les campagnes. Selon lui, le communisme s’installait durablement là où les syndicats de paysans-travailleurs en avaient semé les germes. Ce qui reprend l’idée du PCF qui soutenait que l’organisation syndicale était indispensable pour atteindre la classe ouvrière. Il n’en demeure pas moins que c’est à la bonne implantation du parti communiste en zone rurale que l’on doit la présence des syndicats de paysans- travailleurs.

29 Reste un élément, et non des moindres, qui a joué un rôle dans la construction du communisme : la sociabilité. La capacité à reconstruire et à réinventer des réseaux de sociabilité et de culture villageoises là où ils avaient dépéri est au cœur de l’enracinement du communisme rural dans la durée. Les réunions de cellule sont l’occasion non seulement de parler politique mais aussi de boire un verre, jouer aux

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cartes, échanger des nouvelles. Les militants se chargent aussi de tous les bals – rouges, populaires et de conscrits – où l’on danse la bourrée ; ils organisent aussi les noëls rouges et les séances de cinéma. Organisant fêtes prolétariennes et fêtes touristiques, les communistes cherchent à revivifier folklore et traditions régionales, ils chantent la langue d’oc et le patois limousin.

30 Mais la sociabilité villageoise limousine est faible, minée à la fois par les migrations, temporaires ou permanentes, et par les pertes humaines de la Grande Guerre. La veillée est en déclin, les foires sont moins importantes et, dans de très vastes zones détachées de la pratique du catholicisme, la sociabilité religieuse a disparu. Les militants communistes savent combler ce vide et ils créent un nouvel élément qui sait cimenter ces communautés rurales délaissées.

31 L’étude du communisme rural en Limousin et en Dordogne nous mène à repenser l’histoire du communisme français tout comme elle affine notre compréhension des comportements politiques, sociaux et culturels des campagnes au XXe siècle. En milieu rural, loin d’un monde ouvrier et urbain trop souvent privilégié, le communisme se caractérise par sa plasticité, par sa capacité d’adaptation et d’innovation, par son aptitude à développer une stratégie peu marquée par la doctrine, et par sa résistance au Centre. Aujourd’hui, en Limousin et en Dordogne, ne subsistent que des vestiges épars du puissant mouvement social et politique construit dans l’entre-deux-guerres et qui atteindra son apogée dans les années quarante et cinquante.

32 La clientèle du parti communiste s’est évanouie. La petite paysannerie propriétaire, les artisans et les petits commerçants ruraux, base du mouvement, sont laminés par les bouleversements économiques qui touchent les campagnes. Le parti communiste s’avère impuissant à lutter contre le monde financier qui implique l’agriculture et il ne peut faire face au dépeuplement des campagnes. Promettant une démocratie égalitaire de petits propriétaires il aura apporté un espoir idéologique et social. Mais son rôle historique aura surtout été d’accompagner un processus de déclin. Les militants communistes auront certes, par le biais du militantisme et du travail électoral, contribué à étendre les pratiques démocratiques et fait reculer le clientélisme dans les campagnes, mais ils auront également, par leur cécité volontaire envers l’Union soviétique et par leur aveuglement face au bilan de la collectivisation, forgé un mouvement agraire qui se réfugie dans une attitude millénaire et souvent antidémocratique. C’est là toute l’ambiguïté d’un mouvement qui, avec vigueur et fierté, défend un monde rural en déperdition tout en vénérant à distance un régime qui prône la mise au pas d’une paysannerie bien plus misérable que celle du centre de la France. Cet aspect du communisme rural reste encore à penser13.

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NOTES

1. Voir F. Goguel [1981 : 84], D. Halévy [1978 : 182] et E. Labrousse [1946a et b]. Le communisme rural, comme tradition électorale, a été étudié par de très nombreux observateurs. Voir L. Boswell [1998 : 55, note 17]. Pour un exemple récent, voir J. Vigreux [1998]. 2. Pour des cartes électorales, voir L. Boswell [1998] et C. Leleu [1971]. 3. Sur la ruralisation du parti communiste après la Libération, voir P. Button [1993].

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4. Pour les rapports des préfets, voir Archives départementales de la Corrèze 7M22, 4M282 et 1M69, et pour le PCF, voir Archives nationales F7 13118 : « Parti communiste français : région limousine. Rapport moral, 1929 ». 5. L’état de nos sources (notamment des listes électorales) ne permet pas de distinguer métayers, ouvriers agricoles et petits propriétaires. 6. Parti communiste français, fédération de la Dordogne. Conférence fédérale des 7-8 juin 1947 : rapport politique présenté par L. Dutard (sl, nd). 7. Les paysans représentent près de 40 % des secrétaires de cellules. 8. La régression écologique permet d’« estimer » le comportement électoral individuel à partir de données électorales globales. Cette méthode a été notamment utilisée par les chercheurs pour établir la base sociale de l’électorat du parti national-socialiste en Allemagne. Voir J. Falter [1991]. Pour une explication méthodologique, voir J.M. Kousser [1973 et 2001]. Pour les résultats détaillés de l’analyse électorale ainsi qu’une présentation de l’étude statistique, voir L. Boswell [1993 et 1998 : 83-89]. 9. Voir L. Boswell [1998 : 89-109]. Sur le détachement religieux du Limousin, voir les travaux pionniers de L. Pérouas [1985]. 10. Sur le programme agricole du PCF, voir « Thèse sur la question agraire du parti communiste français », in Le parti communiste et la question paysanne, Paris, 1947.Voir aussi R. Jean [1922], G. Belloin [1993] et L. Boswell [1998]. 11. « La petite propriété », Le Prolétaire du Centre et Le Travailleur de la Corrèze, 1er janvier 1922. 12. Voir L. Boswell [1998, chap. 7] et P. Gratton [1972]. 13. Sur la manière dont est perçue l’URSS, notamment par les militants et les sympathisants communistes, voir R. Mazuy [2002] et S. Cœuré [1999]. Pour le regard d’un sympathisant corrézien, voir A. Paucard [1934].

RÉSUMÉS

Résumé À partir des cas singuliers du Limousin et de la Dordogne cet article réexamine le lien entre communisme et milieu rural dans l’entre-deux-guerres. Loin d’être le produit d’une tradition de gauche ou un phénomène importé du monde urbain, le communisme rural est un mouvement neuf, relativement autonome, dont la base sociale se compose de petits paysans, d’artisans et de petits commerçants. Un programme agricole savamment dosé, fondé sur la défense de la petite propriété, et des réseaux de sociabilité et de culture villageoise sont au cœur du dispositif communiste.

Abstract The special cases of Limousin and Dordogne departments serve to reexamine the relation between Communism and rural areas during the period between the two World wars in France. Far from being the result of a left-wing tradition or a phenomenon imported from urban areas, rural Communism was a new, relatively autonomous movement with its social base among small

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farmers, craftsmen and small merchants. The Communists devised a farming program intelligently designed around defending small holders; their actions were grounded in networks of sociability and the village culture.

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Paradoxes et diversité du communisme rural drômois (1945-1981)

Alain Chaffel

1 À partir de 1945, deux moments principaux caractérisent l’implantation communiste dans la Drôme : d’abord un temps exceptionnellement fort après la guerre, ensuite l’amorce d’un déclin historique dès 1981. Jamais, en effet, « l’obsession révolutionnaire n’a été aussi visible dans la politique française » [Furet 1995] qu’à la Libération, en particulier dans la Drôme, où le PCF s’appuya sur un bastion puissant. Inversement, l’effondrement de 1981 y fut supérieur à la moyenne. Comprendre pourquoi un corps social a accueilli si favorablement une idéologie et l’organisation qui l’incarne, avant de s’en détacher hâtivement, est naturellement source de multiples interrogations. Le communisme drômois est-il, avant tout, représentatif du communisme français dans son ensemble ? Serait-il au contraire marqué par son ancrage provincial ? Représente- t-il un certain type de communisme qui correspondrait aux départements du Sud-Est, longtemps dominés par le monde rural ?

2 Si ces investigations réclament une approche comparative, si des questions restent parfois sans réponse, si des pistes ne peuvent être que signalées, on peut cependant mettre en relief un certain nombre de spécificités du communisme « paysan » drômois, qui se distingue de celui des villes, dans sa pratique militante, dans son comportement électoral et dans sa sociologie.

3 En dépit d’une stratégie politique qui accorde assez peu d’importance aux problèmes paysans, en dépit d’une faible représentation du monde rural dans les écoles du parti et dans l’appareil, on observe dans la Drôme un phénomène qui mérite notre attention : le soutien durable et solide d’une partie des zones agraires au communisme, de 1945 à 1981. Cet article tente de souligner ces paradoxes et d’en interpréter les raisons et les effets.

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Le contexte drômois

4 Transition entre le Lyonnais et le Midi méditerranéen, la Drôme n’a pas d’unité réelle. Elle se compose de trois régions naturelles : la dépression rhodanienne à l’ouest, le Vercors au nord-est, le Diois et les Baronnies au sud-est. Le premier ensemble révèle une alternance de défilés et de plaines fertiles. Le deuxième comprend un vaste massif qui culmine à plus de 2 000 mètres. Le troisième montre un relief tourmenté ; les sols y sont rares et médiocres.

5 Fort de 327 000 habitants au recensement de 1851, le département a subi une sévère décrue démographique jusque dans les années trente. L’exode rural a vidé progressivement les zones de montagne et les campagnes reculées (Diois, Baronnies) mais les grandes agglomérations des vallées du Rhône et de l’Isère se sont étoffées. Après la Seconde Guerre mondiale, la courbe s’inverse : le département connaît une vive expansion. Le niveau démographique de 1851 est rattrapé en 1965. Malgré un ralentissement sensible, la tendance continue les années suivantes en raison de l’accroissement naturel et surtout de l’apport migratoire. Or cet essor accentue davantage les disparités internes.

6 L’agriculture domine l’économie drômoise jusqu’en 1945. Peu moderne, elle est axée sur une polyculture céréalière à faibles rendements et emploie encore 50 % de la population active à la Libération. Dans la seconde moitié du XXe siècle, la fragilité des Préalpes augmente. Montagnes et collines vivent essentiellement de l’élevage, dans des conditions de plus en plus pénibles. Seule la vigne valorise les petites exploitations. La double activité s’impose comme une nécessité pour nombre d’agriculteurs des cantons du Diois et des Baronnies. L’efficacité des moyens de transport et la généralisation de l’irrigation favorisent en revanche un développement sans précédent de l’arboriculture dans la vallée du Rhône [Sauger 1995].

7 L’exode rural a entraîné un déclin particulièrement rapide du secteur primaire. Les agriculteurs ne regroupent que 10,6 % de la population active au début des années quatre-vingt. En majorité propriétaires (les salariés agricoles ne représentent que 17,6 % des paysans en 1954 et 15 % en 1982), ils gèrent le plus souvent des petites exploitations en faire-valoir direct. Le monde paysan reste néanmoins plus influent ici que dans l’ensemble du pays. En 1954, les agriculteurs composent plus du tiers de la population active, alors qu’ils ne sont que 26,7 % dans l’espace français. En 1982, leur poids est encore supérieur : 10,6 % contre 7,5 % dans la métropole [Lambert 1975].

8 Le communisme drômois va donc s’implanter dans un terreau longtemps dominé par les petits paysans. La classe ouvrière, dispersée dans des entreprises de taille réduite, ne deviendra prépondérante qu’au début de la Ve République.

9 Cette analyse de l’influence communiste s’appuie sur une documentation riche et variée que j’ai consultée aux archives de la fédération de la Drôme du PCF1. J’ai pu ainsi suivre des cohortes de militants et d’adhérents, comprendre pourquoi et comment les cadres ont été sélectionnés, avoir connaissance de leurs responsabilités successives et analyser leurs réactions. Cela m’a permis de définir une typologie du dirigeant et du candidat communiste à différentes époques et d’identifier la trajectoire personnelle de chacun. J’ai pu également saisir des fidélités inégales selon la profession, le sexe, le milieu familial, l’âge, la période d’entrée au parti et le lieu d’habitation. Cependant, le manque d’informations sur les « simples adhérents », s’agissant des années quarante et

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cinquante, a interdit tout examen approfondi de cette période, notamment pour le monde agraire.

Le PC : du triomphe au déclin

10 Dans la Drôme, les premiers pas du PC ont été difficiles. Des années vingt à la veille du Front populaire, le parti a subi la concurrence d’une SFIO hégémonique qui a pris la suite du radicalisme. En 1928, le parti socialiste gagne, en effet, trois des quatre circonscriptions locales tandis que le PC ne peut dépasser le seuil des 5 % d’inscrits. Ses résultats sont en moyenne deux fois plus faibles que dans le reste du pays, et de nombreux villages ne lui accordent aucun suffrage. Les attaques contre les dirigeants de la SFIO sont particulièrement suicidaires dans un département favorable aux socialistes.

11 En revanche, l’union est profitable aux communistes. L’enracinement du PC dans le tissu drômois commence clairement au moment du Front populaire, où il multiplie par quatre son poids électoral, qui passe de 3,9 % à 15 % des inscrits de 1932 à 1936 (de 4,9 % à 19 % des exprimés). Zone de faiblesse du communisme français avant 1936, la Drôme devient une région d’implantation supérieure à la moyenne nationale.

12 Les grands traits de la géographie électorale du communisme drômois se dessinent alors. La plus forte poussée concerne les régions rurales du sud et de l’est. Les cantons du Diois, du Nyonsais, des Baronnies et du Tricastin constituent des bastions remarquables. À l’opposé, le Vercors, le Royans, les plaines du nord et du centre, Valence et sa région restent rétifs au vote communiste. À Romans, premier centre industriel à l’époque, le score est supérieur à la moyenne départementale mais ne peut être comparé aux performances des campagnes déshéritées.

13 Ces succès électoraux vont de pair avec une très nette croissance des effectifs du PC. Avec 2 500 adhérents en 1937 (200 environ en 1935), la Drôme se situe désormais dans le peloton de tête des départements français pour la densité communiste (9,5 ‰ habitants). Elle participe ainsi à l’expansion du PCF dans le Midi et dans son excroissance rhodanienne [Buton 1985].

14 Les conséquences du pacte germano- soviétique sont, comme ailleurs, dramatiques. En quelques semaines, les effectifs s’effondrent. La défaite et l’installation du régime de Vichy aggravent encore la situation. Ceux qui continuent à avoir confiance dans le parti vont devoir reconstruire une organisation exsangue. Néanmoins, lorsque le PCF apparaîtra comme le grand vainqueur de la Libération, il s’imposera comme la première composante politique du département. Ce potentiel, qu’il conservera durant toute la IVe République, il le devra en partie à ses fiefs ruraux.

15 La progression du PC drômois est spectaculaire à la Libération. Ses candidats recueillent 35,2 % des suffrages exprimés en novembre 1946 (25,2 % des inscrits). Le poids électoral du communisme drômois reste ensuite relativement stable sous la IVe République, malgré un premier recul aux élections législatives de 1956 (29,7 % des suffrages exprimés). Inversement, l’instauration de la Ve République s’accompagne d’une baisse considérable (19,4 % des voix en novembre 1958) qui ne sera jamais compensée. Le PC oscillera entre 22 % et 18 %, de 1962 à 1978, avant de connaître un second effondrement en 1981 (12,1 %).

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16 Si, dans leurs grandes lignes, ces phases de progression et de régression sont les mêmes qu’au plan national, elles ont été plus marquées dans le département. Bastion du PCF à la Libération, la Drôme est devenue un de ses maillons faibles en 1981. Au total, de novembre 1946 à juin 1981, l’impact électoral du parti communiste drômois a diminué de 68 %, alors que, sur l’ensemble de la métropole, le repli est inférieur à 50 % [Courtois et Lazar 1995].

17 Plusieurs facteurs expliquent ces évolutions depuis 1945. Triomphant à la Libération, le PCF bénéficie de la tradition de gauche locale en occupant une partie de l’espace conquis avant guerre par la SFIO. Il engrange aussi les fruits de son activité dans la Résistance. C’est dans les campagnes reculées du Diois et des Baronnies, où il était déjà bien implanté et où les FTP (francs-tireurs et partisans) avaient été puissants, qu’il réalise ses meilleurs scores [Dufour 1989].

18 Dès les élections municipales de 1945, il gagne, en effet, une cinquantaine de mairies – contre deux seulement en 1935 – dirigées, en règle générale, par des agriculteurs. Il progresse également hors de ses fiefs ruraux mais ne l’emporte qu’à Portes-lès-Valence, où un gros noyau de cheminots l’aide à gagner la mairie. Ailleurs, il entre dans les municipalités des principales villes du département mais ne peut occuper le poste de premier magistrat. La même tendance s’observe aux cantonales de 1945 et aux législatives de 1945-1946, où le PC gagne 6 cantons sur 29, dont 5 dans ses bastions agraires, et 2 sièges de députés sur 4 (il n’avait aucun représentant dans ces circonscriptions avant la guerre). En 1946, il parvient à faire élire l’un des siens au Conseil de la République.

19 Si le recul aux législatives de 1956 est dû à la concurrence efficace d’un candidat poujadiste dans les cantons ruraux, il n’en reste pas moins limité. En revanche, le retour au pouvoir du général de Gaulle en 1958 est lourd de conséquences. Handicapé par le nouveau mode de scrutin, le PCF est aussi pénalisé par une campagne particulièrement outrancière et maladroite contre le général qu’il n’hésite pas à comparer simultanément à Louis XVI, aux deux Napoléon, à Franco et, indirectement, à Pétain et à Hitler. Dans un département marqué par la Résistance, il est victime du prestige du chef de « la France libre ». Même dans ses fiefs ruraux, plusieurs maires commencent à l’abandonner.

20 Au cours des années soixante et soixante-dix, le PCF sera mis en difficulté par le vif redressement du courant socialiste, qui lui prend de plus en plus d’électeurs. Il subit également le déclin du monde paysan, qui le prive d’une partie essentielle de sa clientèle électorale.

Implantation du PC et particularité des fiefs ruraux

21 La Libération se traduit logiquement par une meilleure diffusion de l’influence communiste, y compris dans les zones traditionnellement rétives. L’implantation n’en est que plus homogène. Contrairement à ce que laissent entendre les analyses de Philippe Buton [1993], il n’y a pas véritablement de déprolétarisation du PCF au lendemain de la guerre. Aux fortes densités communistes de certaines régions rurales – électeurs et adhérents – répondent de fortes densités dans les villes ouvrières de

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Portes-lès-Valence ou de Bourg-lès-Valence. Par la suite, l’implantation du PC présentera plusieurs constantes. • Ses zones de force et de faiblesse sont toujours les mêmes. Comme au plan national, les terres de mission (la ville de Valence, le Vercors…) enregistrent des croissances supérieures en phase d’expansion, tandis que les bastions (Diois, Baronnies, Portes-lès- Valence…) résistent mieux en phase de repli [Kriegel 1985]. • Le PC souffre durablement de son isolement lié au contexte de la guerre froide et aux tensions avec les socialistes. Dès mars 1947, il perd un siège de député face au MRP, qui obtient le soutien tacite des radicaux proches des socialistes. Isolé, le PC ne peut assurer la réélection de son conseiller de la République en 1948. Lors du renouvellement de leur premier mandat, il perd rapidement les sièges de conseillers généraux conquis à la Libération. Seule une triangulaire lui permet d’en gagner un en 1951. À cette même date, il doit abandonner son dernier siège de député, victime de la loi sur les apparentements. Il le récupère en 1956, à la faveur d’une plus grande division de ses adversaires, mais il ne peut le sauver en 1958 car les socialistes refusent de se désister au second tour. Seul contre tous, il ne parvient pas à conquérir d’importantes municipalités, où les alliances sont indispensables, ce qui limite ses succès aux communes rurales. Il doit enfin attendre 1964 pour retrouver le chemin du conseil général grâce à la création d’un nouveau canton centré sur son fief urbain de Portes-lès-Valence. • Il souffre par ailleurs d’un manque patent de notables, privilégiant quasi systématiquement les « politiques » (membres du bureau fédéral) aux personnalités bien implantées. Les conséquences ne sont pas insurmontables tant que les scores restent élevés, mais elles se compliquent dès la fin des années cinquante. Les communistes peinent également à découvrir des leaders au sein d’un monde paysan qui s’investit faiblement à la tête de la direction fédérale. De plus en plus de citadins se retrouvent ainsi parachutés dans des cantons où ils sont peu connus. Si, en 1967, 21,5 % des candidats du PC aux cantonales étaient choisis parmi les agriculteurs, ces derniers n’ont plus le moindre représentant en 1979. Au total, entre 1945 et 1979, le PC n’a fait élire qu’un seul paysan au conseil général, sur 9 élus. De ses trois parlementaires (deux députés et un conseiller de la République), un seul est agriculteur.

22 Il convient enfin de distinguer deux univers ruraux suscitant des attitudes politiques différentes. Le premier comprend les campagnes relativement aisées de la vallée du Rhône et du nord du département, plus rebelles au communisme. Les densités d’adhérents et d’électeurs y sont souvent médiocres. Le second est celui des campagnes déshéritées, victimes de l’exode rural – Diois, Baronnies –, où le vote communiste et les densités d’adhérents sont toujours supérieurs à la moyenne. En dépit des mutations démographiques, ces deux tendances ont perduré pendant toute la période considérée.

23 Le PC semble profiter, dans ses bastions ruraux, de la tradition républicaine car des zones de force correspondent aux régions où les voix républicaines ont triomphé à partir de 1849 [Girault 1977]2. Il est de surcroît influent dans les communes touchées par le soulèvement contre le coup d’État du 2 décembre 1851 [Pierre 1981], et il obtient fréquemment de bons scores là où les communautés protestantes sont majoritaires.

24 Cependant, si la culture locale a incontestablement joué un rôle important, en particulier dans le Diois, elle ne permet pas de saisir la diversité du phénomène. On relève, en effet, des faiblesses dans des aires apparemment acquises. Inversement, des cantons qui n’ont pas connu de soulèvement en 1851 ou qui n’ont pas de solide

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communauté protestante peuvent voter massivement communiste, comme dans l’extrême sud du département [Chaffel 1999].

25 Il est probable, en revanche, que le PC a su, comme ailleurs, incarner, dans des zones rurales fragilisées, la défense des « petits » paysans contre les « gros » [Boswell 1998]. Il a su dénoncer les « méfaits » du marché commun au détriment des petites exploitations, sans remettre en cause la notion de propriété privée. Des personnalités marquantes et attachantes ont également pu faire bénéficier le parti de leur capital de sympathie, généralement issu du fait qu’elles s’étaient distinguées pendant l’Occupation. Albin Vilhet, petit agriculteur du Nyonsais, ou Aimé Buix, libraire à Buis- les-Baronnies, tous deux anciens chefs des FTP, ont ainsi longtemps compté dans le sud du département comme cadres du parti ou comme conseillers municipaux. Roger Algoud, employé à la cave coopérative de Die, est resté, des années durant, à la tête de la section locale du PC et à la mairie, en tant qu’adjoint.

26 Pourtant – et ce n’est pas le moindre des paradoxes – les dirigeants fédéraux ont accordé assez peu d’attention au problème paysan. Obsédés par leur stratégie de conquête des entreprises (tous les rapports internes en parlent), ils ont régulièrement négligé le monde rural et fait porter leurs efforts sur les villes.

27 L’influence durable du communisme agraire est donc le résultat d’une alchimie complexe qui associe un terreau culturel plutôt favorable, la protection systématique des « petits » contre les « gros » et l’implication inaltérable de cadres de valeur qui véhiculent une image positive du militant communiste, moins sectaire et plus proche des préoccupations quotidiennes de la population.

Position spécifique des paysans à l’intérieur du parti

28 L’accroissement des effectifs communistes à la Libération est impressionnante : 8 797 adhérents en décembre 1946 contre 2 500 en 1937 (la densité communiste passe de 9,5 ‰ habitants à 32,7 ‰). Pourtant le décrochage est précoce et précède le déclin électoral. En 1954, il n’y a plus que 2 176 communistes. Le fond est atteint en 1960 (2 024 membres). Si la courbe s’inverse au cours des années soixante, la reprise est faible (moins de 2 200 adhérents). Il faudra attendre la période 1973-1978 pour que le PC connaisse une brève embellie (de 2 189 à 3 305), suivie d’une décrue, à partir de 1979.

29 Or, si l’évolution des effectifs du PC dans la Drôme a suivi la tendance nationale, les oscillations ont été plus nettes dans le département. Exceptionnelle en 1946, la force du parti s’est amenuisée très vite, dès 1947 [Chaffel op. cit.]. En neuf ans, de 1946 à 1954, le PC local a perdu les trois quarts de ses adhérents tandis que les effectifs nationaux chutaient de moitié.

30 Le parti a d’abord été abandonné par de nombreux partisans, à la suite des grèves dures de 1947. Ayant choisi l’affrontement avec les forces de l’ordre, la CGT et le PC ont déploré trois morts et une quinzaine de blessés à la gare de Valence, le 4 décembre. Ce drame a désorienté et fait fuir les militants les moins convaincus. Le PC a aussi vu se dissiper des cellules et des adhérents dans les zones rurales isolées, victimes d’un exode important. Des microcellules qui vivotaient tant bien que mal depuis la fin de la guerre ont disparu inexorablement au cours des années cinquante. Les exemples de ce type sont fréquents. Gigors-et-Lozeron, fort de ses vingt communistes en 1953, n’en compte plus que quatre en 1959 et plus un seul en 1960. Entre-temps sa population a reculé de

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210 à 138 habitants. À Montauban-sur-Ouvèze, les neuf communistes de 1953 ne sont plus que cinq en 1957 et deux en 1960 ; la cellule s’éteindra l’année suivante. Le manque d’intérêt pour le débat politique, un contexte peu stimulant – comment militer à deux ou trois dans un petit village si l’on n’a pas la foi chevillée au corps ? –, tout a condamné la survie des cellules rurales même si les électeurs communistes sont, globalement, restés fidèles. Pour tenter de contourner la difficulté, les dirigeants ont d’ailleurs demandé aux membres de plusieurs communes de se regrouper, mais la démarche a échoué.

31 En revanche, bien que tardive dans la Drôme, la courte reprise des années soixante-dix y a été un peu plus soutenue qu’ailleurs, principalement en ville, et le déclin des années suivantes n’en a été que plus marqué. Si les périodes unitaires ont attiré davantage d’adhérents, les périodes de désunion les ont massivement rebutés en raison de l’ancrage à gauche du département.

Adhésion tardive et fidélité des paysans au parti

32 L’âge moyen d’adhésion des communistes drômois est tardif : 33,4 ans au milieu des années soixante ; 32,1 ans au début des années soixante-dix. Les moins de 25 ans ne rassemblent que 7,4 % des effectifs en 1979 alors que 19,3 % des Drômois ont entre 14 et 25 ans. À l’opposé, 20,5 % des adhérents ont atteint ou dépassé la soixantaine contre 24,2 % des habitants. Les classes d’âge les mieux représentées sont celles qui vont de 35 à 59 ans. Le parti est donc constitué majoritairement de militants d’âge mûr.

33 Les membres du PC sont surtout des actifs (70 % sont engagés dans la vie active en 1979 alors que 53,5 % des Drômois de plus de 14 ans sont dans ce cas). Bien qu’en diminution, depuis le milieu des années soixante, les ouvriers sont majoritaires et surreprésentés. Ils composent 64 % des nouveaux adhérents en 1964-1967 et 39,4 % en 1979, tandis que les agriculteurs, sous-représentés au milieu des années soixante (12,3 % des recrues en 1964-1967), sont 10,6 % en 1979, ce qui est conforme à leur poids dans la population active. Si les artisans occupent une place marginale mais stable, le pourcentage des employés augmente fortement pendant la même période (de 13,3 % à 27,3 %) ainsi que celui des petits cadres (de 4,3 % à 11,1 %), au sein desquels les instituteurs se taillent la part du lion. Inversement, les catégories supérieures n’ont que peu d’ambassadeurs. Dominées par les professeurs du secondaire, elles comprennent de rares ingénieurs et quelques membres des professions libérales. En net progrès, les femmes sont cependant toujours minoritaires (12,7 % en 1949 ; 37,4 % en 1979).

34 Dans cet ensemble, les paysans se distinguent par un âge d’adhésion particulièrement tardif (40,7 ans en moyenne au milieu des années soixante), tandis que les autres catégories s’engagent plus tôt dans les rangs du parti (32 ans pour les ouvriers et les artisans ; 23,3 ans pour les enseignants). Les communistes des campagnes sont plus vieux que ceux des cités. Ainsi, 37,4 % des membres des sections rurales sont des personnes de plus de 60 ans en 1979, alors que ces mêmes personnes ne sont que 16,6 % dans les sections urbaines.

35 Le taux de femmes est en outre moins élevé dans les zones rurales que dans les centres urbains. Les sections rurales n’accueillent que 30,2 % de femmes en 1979, alors que la proportion est de 40,6 % en ville. Certaines cellules paysannes sont parfois exclusivement masculines.

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36 Reflétant la réalité démographique locale (la moyenne d’âge est plus élevée dans les communes isolées et les femmes y sont moins nombreuses) ainsi que le poids des traditions (le militantisme féminin a longtemps été mal perçu dans les campagnes), les adhérents des régions paysannes sont toujours âgés et masculins.

37 Les paysans entrent néanmoins dans la catégorie des militants fidèles. En effet, si le PC est, selon la formule consacrée, un « parti passoire », les flux, on le sait, ne sont jamais homogènes. Ils varient suivant les générations d’adhérents, les professions et le milieu familial. Or, le monde paysan est plus stable que d’autres couches sociales ; il est même en tête du peloton : 55,5 % des agriculteurs et 50 % des enseignants qui avaient adhéré à la fin des années soixante ou au début des années soixante-dix ont repris leur carte en 1980. Ce premier groupe se détache clairement du deuxième, constitué principalement d’ouvriers (40,2 %). Les employés arrivent bons derniers, détenant la palme de l’infidélité (33,7 %).

38 Les agriculteurs sont ainsi les plus constants, bien qu’ils prennent leur première carte à un âge avancé. La précocité d’adhésion, qui s’accompagne souvent d’un plus grand attachement au PC, n’est donc pas une référence unique. Valable pour les enseignants, elle n’a aucune pertinence pour les paysans. En ce qui les concerne, un engagement tardif est gage de solidité. Est-ce le résultat de la politique du PCF en faveur des petits paysans victimes de la loi du marché ? Faut-il privilégier « une culture plus ancienne ancrée dans les habitus et les modèles traditionnels de comportement, fondée dans la sédentarité rurale » ? S’il est difficile de trancher, il apparaît cependant, comme le souligne Jean-Paul Molinari [1991 : 192], que « c’est parmi eux que le parti compte le moins de défections ».

Un monde paysan sous-représenté

39 La sélection des cadres du comité fédéral obéit à des critères récurrents. Cinq d’entre eux méritent d’être mentionnés : la classe ouvrière occupe les postes clés ; les principaux cadres sont recrutés parmi des adhérents précoces ; les dirigeants sont choisis dans les écoles du PC ; une fraction des responsables provient des organisations satellites du parti ou des syndicats enseignants ; les recrues des périodes difficiles sont systématiquement avantagées. Trois générations vont ainsi dominer successivement l’appareil du parti : celle d’avant 1936, celle de la guerre – qui n’a pas été sacrifiée dans la Drôme – et celle de la guerre froide.

40 On note cependant une évolution, de la Libération au début des années quatre-vingt. Les héritiers – fils ou filles de communistes – vont prendre la relève des anciens au cours des années soixante tandis que progressera le militantisme conjugal (le nombre de couples augmente sensiblement au comité fédéral). Malgré sa prééminence, le poids de la classe ouvrière décline progressivement au profit des instituteurs.

41 Or, dans un département caractérisé par l’importance de sa population rurale, les cadres fédéraux ont rarement été choisis dans les couches paysannes. Elles ne représentent que 19,4 % des dirigeants en 1952, 11,1 % en 1962 et 6,8 % en 1974. Aucun secrétaire fédéral de premier plan n’est sorti de leurs rangs. Même des responsables du secteur agricole ou de la diffusion du journal La Terre ont été recrutés dans d’autres catégories sociales. Les paysans sont, en outre, peu nombreux dans les écoles fédérales et ne participent presque jamais aux écoles centrales.

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42 L’éloignement – les réunions du comité fédéral se déroulent en ville –, le manque de temps – il est difficile d’abandonner la ferme pour une école centrale d’un mois –, le peu de goût pour l’étude théorique, la peur de prendre la parole en public : tous ces facteurs se conjuguent pour freiner l’activité politique des agriculteurs.

43 Comme cette position paradoxale n’entame en rien leur attachement au parti, on peut se demander si elle n’est pas, au contraire, source de liens durables. En effet, l’éloignement des responsabilités permet de se dégager du volontarisme usant et frustrant qui décourage les plus tenaces. Il permet aussi de prendre de la distance par rapport à l’utopie et de fuir le sectarisme fédéral.

44 Ainsi ce communisme rural se présente-t-il sous des aspects singuliers. Il a fréquemment triomphé dans des régions de tradition républicaine et réceptives à la politique du PCF en faveur des « petits » paysans. Il a favorisé une première expansion du parti dès 1936 et amplifié ce succès à la Libération. Il a su trouver des militants de valeur capables de s’adapter à la réalité du terrain.

45 Plus fidèle au parti, le communisme rural a donné une coloration particulière à la pratique politique. Éloigné du militantisme actif, moins impliqué idéologiquement, il a su sauvegarder la fonction tribunitienne du PCF. Un peu comme un « compagnon de route » qui idéalise le parti en choisissant de tout ignorer de son fonctionnement interne, le monde paysan a su gérer son autonomie en intégrant un « communisme » pragmatique basé sur la justice sociale. Grâce à cette attitude il a pu « tenir » plus longtemps en reléguant probablement le « vrai communisme » dans l’imaginaire.

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NOTES

1. Les archives de la fédération de la Drôme du PCF comportent une grande diversité de documents que l’on peut consulter librement : procès-verbaux des comités fédéraux et des comités de sections ; rapports des conférences fédérales ; rapports du secrétaire fédéral au Centre (direction parisienne du PCF) et directives de ce dernier à la fédération ; états d’organisation concernant les effectifs ; biographies destinées à la section des cadres ; comptes rendus sur les écoles du parti ; lettres de militants adressées aux secrétaires fédéraux ; dossiers volumineux sur chaque élection, etc. Ce dépouillement a été complété par les témoignages d’une trentaine de militants, par les notices du Maitron (dictionnaire biographique du Mouvement ouvrier français) et par le dépouillement des archives départementales. 2. Comme dans le Var, la tradition républicaine a sans doute accéléré la progression du PCF dès 1936.

RÉSUMÉS

Résumé Département à forte composante rurale, la Drôme a connu une solide implantation communiste, de la Libération à la fin des années soixante-dix. Le PCF a pu s’appuyer sur plusieurs bastions agraires constitués en majorité de petits propriétaires. Héritant de certains éléments de la culture locale, ce communisme paysan a conservé des traits spécifiques durant toute la période. Différent de celui des villes dans sa pratique politique, dans son comportement électoral et dans sa sociologie, il a constamment affiché, à l’égard du PCF, une fidélité supérieure à la moyenne. Bien qu’éloigné du militantisme actif et moins impliqué idéologiquement dans l’orthodoxie de l’appareil, il a su gérer son autonomie et sauvegarder durablement la fonction tribunitienne de l’organisation.

Abstract From Liberation till the late 1970s, the French Communist Party had a solid base in Drôme, a rural department. It drew support from farming strongholds mostly built out of small holders. This “peasant Communism”, which inherited elements from the local culture, stood apart throughout this period. With practices different from those of Communists in urban areas, and with different voting patterns and a different sociological profile, it was always more intensely loyal to the Party. Though aloof from militant activism and less ideologically committed to Party orthodoxy, this local brand was able to maintain its autonomy and lastingly preserve the organization’s role of defending popular causes.

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Les nouveaux « Bonnets rouges » de Basse-Bretagne

Ronan Le Coadic

NOTE DE L'AUTEUR

L’auteur remercie vivement Jean-Pierre Le Foll [1989] pour son précieux concours.

1 Lors des dernières élections législatives en juin 2002, dans un bloc compact d’une centaine de communes situées à l’ouest de la Bretagne, le parti communiste a obtenu en moyenne 15,43 % des suffrages exprimés, soit plus de trois fois la moyenne française (4,91 %). Trente-six d’entre elles sont même allées jusqu’à lui accorder de 20 % à 31,30 % des suffrages exprimés, soit quatre à six fois la moyenne française.

2 Une telle fidélité au parti de Lénine en pleine période d’effondrement du vote communiste peut surprendre s’agissant du fin fond de cette Bretagne que des observateurs superficiels affublent volontiers et sans nuance de la livrée des chouans. Si, par endroits, « ce pays est le refuge de la réaction, c’est la faute des révolutionnaires, qui n’ont pas su le gagner à eux »1, écrit, en 1913, le révolutionnaire Émile Masson (1869-1923), qui ajoute que « avec le breton, on peut faire un cantique ou chanter L’Internationale »2. Ce que confirme le témoignage d’un étudiant de BTS agricole des Côtes- d’Armor : « Chez nous, on est différent : on est communiste et on parle breton ! Pareil, Patrick aussi est très fier de parler breton. C’est un peu dans la façon d’être rouge. On n’est pas pareil que vous. Vous, vous êtes des chouans : vous parlez le français. Nous, par chez nous, on parle le breton et on est rouge. Dans ces patelins-là, c’est lié au terroir. »3

3 Autre façon de dire que « le bastion communiste chevauche toutes les divisions de Bretagne, anciennes ou récentes, administratives, sociologiques ou ecclésiastiques. Il ne présente d’homogénéité qu’aux points de vue linguistique, puisqu’il se situe à 99 % en pays bretonnant, et géographique, puisqu’il est à 73 % montagneux (au sens breton du terme) et qu’il est dans une très large proportion rural et paysan » [Le Coadic 1991]. Plus précisément, 98 des 99 communes qui forment le « bastion » communiste breton4

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se situent non seulement en Basse-Bretagne5 mais, en outre, en plein cœur de la région où la langue bretonne est la plus pratiquée aujourd’hui. Tous ces éléments, qui peuvent à tort paraître paradoxaux, offrent l’une des matrices d’intelligibilité du communisme paysan bas-breton.

4 Contre les stéréotypes d’une Bretagne archaïque et conservatrice, on voudrait montrer que le communisme a trouvé en Basse-Bretagne un terrain propice où de solides fondations ont été construites au fil du temps, avant de constituer le bastion actuel, qui menace certes de s’écrouler sous l’effet du déclin généralisé du parti mais qui tient encore debout.

Un terrain propice au communisme agraire

5 La genèse du « bastion rouge » s’inscrit dans la longue durée. L’un des plus anciens éléments qui ont pesé sur les conditions d’implantation du communisme dans cette zone aux confins des Côtes-d’Armor, du Morbihan et du Finistère est sûrement la quévaise. C’est « une coutume née de conditions destinées à attirer des défricheurs, puis à les transformer en agriculteurs », explique Jeanne Laurent [1972]. La quévaise s’est perpétuée jusqu’à la Révolution mais est restée prégnante au-delà, tant dans la mémoire collective que dans les pratiques d’organisation et d’exploitation des terres.

6 Les ordres religieux, cisterciens d’abord puis templiers, à l’origine des quévaises, se sont implantés en Basse-Bretagne durant la première moitié du XIIe siècle [ibid.]. La quévaise est une « hostise », institution qui, pour le défrichement, attire des « hôtes » nés sur d’autres terres. Ce sont souvent des personnes en rupture de ban avec la société, car sur les terres des Templiers et des Hospitaliers est accordé le privilège du droit d’asile. À son arrivée, chaque hôte reçoit un lopin de terre dont il a la jouissance illimitée sans jamais en être propriétaire. En échange, il doit payer une rente annuelle. Les lopins sont tous exactement de même taille et il est interdit de bâtir des clôtures sur les terres communes. La quévaise se caractérise par une véritable vie communautaire dans un habitat groupé, rare en Bretagne.

7 Ce mode de vie singulier, qui a fonctionné pendant sept siècles, est susceptible d’avoir façonné les représentations des générations qui l’ont vécu mais également celles des générations ultérieures, en favorisant une attitude positive à l’égard du collectivisme et de l’égalitarisme. En effet, la coïncidence entre la carte des communes et des paroisses à quévaises, sises dans les monts d’Arrée ou en Trégor intérieur (région de Bégard et Guingamp), et la carte de la partie septentrionale du territoire de l’actuel bastion communiste ne laisse pas d’être source d’interrogations.

8 Toutefois, les particularités de la quévaise, parfaitement adaptées au cadre originel du défrichement et de la vie communautaire, deviennent insupportables à mesure qu’évolue la société bretonne. La guerre de la Succession de Bretagne (1341-1381) provoque la désertion des campagnes. Dans des villages aux trois quarts abandonnés, ceux qui restent s’entendent pour réserver les abords de chaque quévaise à leurs tenanciers. Ils bâtissent des talus sur ces parties de terres communes proches de leurs lopins. Les moines les leur refusent, arguant d’un droit qui, d’oral et évolutif, s’est progressivement figé en droit écrit. Les tenanciers engagent donc de nombreux procès contre leurs seigneurs, qu’ils perdent régulièrement. La situation devient explosive et génère des siècles de haine à l’encontre des moines ainsi que de nombreuses révoltes et

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violences. C’est une première source d’hostilité envers l’Église, alimentée par d’autres événements.

9 Selon Georges Minois, de 1500 à 1620, la piété populaire est à son apogée en Trégor : « pardons, pèlerinages, foires, offrandes, fondations pieuses connaissent un essor extraordinaire » [1987 : 73]. Quant au clergé, « les statuts synodaux de Guy Campion, entre 1620 et 1624, dépeignent les chanoines comme des vauriens, qui ne portent même plus l’habit ecclésiastique dans la cathédrale, qui passent leur temps à la taverne, mangent et boivent pendant les offices qui se déroulent d’ailleurs dans la plus épouvantable confusion » [ibid. : 89]. Les fidèles, cependant, n’en veulent pas à leurs prêtres, qui sont au sein de la population trégorroise comme autant de poissons dans l’eau, du moins jusqu’à la contre-réforme tridentine visant à remettre en vigueur la séparation du sacré et du profane.

10 Les paysans trégorrois n’éprouvent pas le besoin de réformer leur foi ni leurs pratiques. La réforme vient de l’épiscopat, et les prêtres chargés d’en diffuser le message d’austérité ne peuvent guère prêcher par l’exemple. De surcroît, elle vient de l’est francophone, et « le Trégor est d’autant plus méfiant vis-à-vis de ces innovations qu’elles sont issues d’une culture étrangère suffisamment proche et présente pour être menaçante » [ibid. : 323]. Enfin, la paysannerie doute d’une réforme qui a séduit la noblesse par son aspect intellectuel et élitiste. Il s’ensuit que la contre-réforme aboutit à un échec : le nouveau clergé est ressenti par la population comme étranger et, de ce fait, il est isolé. Les fidèles se détachent de la religion, continuant, certes, à fréquenter la messe jusqu’au XIXe siècle mais, avant tout, par conformisme et par peur de l’enfer.

11 La baisse de l’emprise du clergé sur la population et la chute de la ferveur religieuse, si elles n’ont pas mécaniquement favorisé l’apparition de courants revendicatifs en Trégor et en Cornouaille, ne leur ont pas été non plus étrangères, en sorte qu’a pu émerger une forte tradition de luttes agraires égalitaristes.

12 Au fil des siècles, une succession de révoltes agraires met les paysans bretons aux prises avec la noblesse et les villes. C’est le cas, dès 1490, en pleine guerre franco-bretonne, puis, en 1589-1590, lors des guerres de la Ligue. En 1675, sous le règne de Louis XIV, la célèbre révolte des « Bonnets rouges » embrase la région, contestant l’ordre féodal dans son ensemble. Or, il faut le souligner, ce sont toujours les mêmes zones qui se soulèvent : le Trégor et la Cornouaille, qui prendront ultérieurement le parti de la Révolution, puis celui de la République. Elles constituent ce que Pierre Flatrès [1986] a appelé la « diagonale contestataire », dont l’actuel bastion communiste est le cœur. Mais comment expliquer ce choix continu pour la contestation, alors que la Haute- Bretagne, le Léon et le Vannetais prennent toujours, eux, le parti de l’ordre ?

13 En premier lieu, les paysans insurgés agissent en vertu de motifs égalitaristes, dotés d’une sorte de conscience de classe les opposant tant à la noblesse qu’aux villes. « Sous le “bruit et la fureur de la populace furieuse et enragée” se dégage d’abord, en 1590 comme en 1675, la revendication de l’égalité. […] Or, la ville comme la noblesse mettent en cause cette égalité. » [Meyer et Dupuy 1975 : 421-422]

14 En deuxième lieu, la fronde est la plus forte là où le sentiment d’injustice est le plus grand, c’est-à-dire en pays de domaine congéable6, et là où les rapports avec la noblesse sont les plus difficiles.

15 Ainsi constate-t-on une remarquable concentration sur un même espace de trois facteurs décisifs qui ont préparé les esprits, comme on prépare un sol : la mémoire

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longue de la quévaise, une sécularisation de la vie quotidienne et un esprit égalitariste, propice à la révolte. Cette triple confrontation de ces populations bretonnes à leur histoire a pu offrir un terrain favorable à l’implantation des idées de gauche, dans leur version communiste. Cette généalogie ne peut pourtant jouer à elle seule ; elle vient s’articuler à des facteurs conjoncturels et structurels qui vont donner au communisme de robustes assises.

De solides fondations

16 Depuis longtemps, le Centre-Bretagne n’est pas exclusivement agricole puisque des industries rurales y sont implantées. Premièrement, les industries de la forêt font vivre, outre des charbonniers et des sabotiers, de nombreux bûcherons qui forment un véritable prolétariat. Ils n’ont que leur force de travail ; ils sont payés à la pièce ; ils ont une vraie conscience de groupe ; certains d’entre eux travaillent en usine l’été ; leurs conditions de vie sont précaires. Deuxièmement, le sud du bastion compte beaucoup d’ardoisières. En 1911, on en dénombre 24, faisant vivre 5 000 personnes, avec des salaires très bas, par assimilation aux ouvriers agricoles. Troisièmement, dès le XVIIIe siècle, la grande industrie est également présente dans la région. En 1732, la Compagnie des mines de Basse-Bretagne est créée pour exploiter les mines de plomb argentifère de Poullaouën et Huelgoat. Ses cadres sont originaires d’autres provinces du royaume et surtout de Grande-Bretagne et d’Allemagne ; en revanche, l’immense majorité de la main-d’œuvre est composée de journaliers recrutés sur place. Dans son Voyage dans le Finistère, en 1794 et 1795, Cambry parle de « 2 400 hommes, femmes et enfants employés à la mine ». Ceux-ci ont une mentalité paysanne mais se révoltent aussi parfois, notamment en 1767 quand la Compagnie veut diminuer le salaire des casseurs. Une grève, menée à l’initiative des femmes, conduit la Compagnie à capituler. Les mines ferment certes leurs portes dès les années 1870, mais on ne peut totalement exclure qu’une partie de la population locale ait conservé de cette époque le sens des luttes sociales. Par ailleurs, Carhaix, dotée de la première gare à réseau métrique de France, comporte dès 1890 un grand centre cheminot qui a compté jusqu’à 400 ouvriers. Contrairement aux catégories précédentes, ces derniers appartiennent clairement à la classe ouvrière et le revendiquent, en raison notamment d’une tradition syndicale très comparable à celle d’autres catégories ouvrières.

17 Cependant, d’autres « semeurs d’idées » ont également de l’influence sur les ruraux.

18 Parmi les mécanismes propices à l’apparition d’un vote de gauche, André Siegfried a souligné l’importance de la « circulation des idées ». Avant l’émergence du communisme, deux groupes complètement différents concourent à diffuser des « idées nouvelles » dans la zone concernée. D’une part, les pilhaouerien (les « chiffonniers ») – marchands ambulants qui parcourent la région à la recherche de chiffons vendus aux moulins à papier – introduisent très tôt des idées républicaines dans les monts d’Arrée, par les contacts réguliers qu’ils entretiennent avec les villes. D’autre part, des protestants s’installent en Basse-Bretagne à partir du début du XIXe siècle, à l’initiative de missionnaires gallois. Ils s’implantent dans la diagonale contestataire, sans doute parce que l’Église catholique y est déjà affaiblie. En butte à l’hostilité générale, ils doivent lutter, non seulement contre le clergé catholique mais contre toutes les autorités. Par la suite, certains intellectuels ou certains convertis n’hésitent pas à établir une continuité entre protestantisme et communisme.

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19 Quand le parti communiste apparaît, il peut compter sur divers diffuseurs d’idées. Il ne semble pas que les instituteurs colportent des idées communistes. En revanche, ils permettent aux jeunes d’émigrer dans de bonnes conditions en les dotant d’un solide bagage scolaire. À partir du début du XXe siècle, en effet, la Bretagne connaît un véritable exode, au point que, malgré une forte natalité, entre 1911 et 1946, la population de la péninsule décroît. Le pôle d’accueil essentiel est la région parisienne, notamment autour de Saint-Denis, où les associations de Bretons de Paris sont contrôlées par le parti communiste. Très vite, les Bretons déracinés « virent au rouge » et, quand ils reviennent au pays, ils propagent les idées révolutionnaires. Ces idées séduisent d’autant plus les populations qu’elles ont sous les yeux des figures du dévouement communiste, comme Fernand Jacq à Huelgoat et Marcel Hamon à Plestin- les-Grèves. De même, Marcel Cachin, directeur de L’Humanité de 1918 à 1958, est un homme de grande envergure qui sait rester « proche du peuple » et qui revient fréquemment en Bretagne, où il est aimé et respecté, y compris de ses adversaires politiques. C’est dans ce contexte qu’un traumatisme vient secouer le monde rural.

20 Les années vingt sont une période de prospérité pour l’agriculture bretonne : ses revenus augmentent à mesure qu’elle s’ouvre sur l’extérieur et s’intègre à l’économie globale. Quand survient la dépression des années trente, elle subit le sort de cette économie et s’en trouve fragilisée. Le mécanisme de propagation de la crise est simple : d’un côté, les prix baissent, vraisemblablement en raison d’un excès d’offre dû à l’accroissement des rendements et à des conditions climatiques très favorables ; de l’autre, la demande diminue, du fait de la chute des revenus urbains. Or, les charges continuent de s’alourdir, qu’il s’agisse des machines, des engrais, de la main-d’œuvre ou encore des charges sociales. La situation se dégrade rapidement et, en 1935, le préfet des Côtes-du-Nord craint des troubles politiques. « La crise agricole », écrit-il au ministre de l’Intérieur, « survenue après les dix années de prospérité qui ont suivi la guerre, a profondément transformé l’âme paysanne ; les ruraux ont pris conscience de leur force. »7 Plusieurs faillites se produisent, suivies de ventes-saisies qui consistent à saisir les biens d’un agriculteur, dans l’incapacité de rembourser ses créanciers, puis à les vendre aux enchères.

21 Dans l’ouest des Côtes-d’Armor, les communistes combattent farouchement ces opérations. Ils mettent au point deux méthodes imparables : venir en masse faire pression sur l’assistance afin que personne n’ose proposer une enchère ou, au contraire, surenchérir sans discontinuer pour que les biens mis en vente atteignent une valeur dissuasive (« folle enchère »). Le parti y gagne bientôt une vraie popularité lui permettant, non seulement de s’implanter dans des zones déjà acquises à la gauche mais également, au lendemain de la guerre, de faire basculer vers le communisme les cantons de Plestin-les- Grèves et Plouaret, traditionnellement à droite. L’activisme de Marcel Hamon n’est pas non plus étranger à cela : ce « militant qui parle simplement, en breton », ce « garçon du pays »8, est infatigable et organise deux-cents réunions publiques contre les ventes-saisies. Ces dernières jouent par conséquent le rôle de « grand événement qui bouleverse les sentiments », pour reprendre l’expression de Paul Bois [1971] ; les communistes savent s’y investir à fond et se constituer ainsi un capital de sympathie. Ces ralliements, ces basculements, ces fidélités résolues vont progressivement se cristalliser et se structurer pour faire « Parti ».

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Le bastion

22 La guerre fait passer le parti communiste du stade de petit parti en expansion à celui de parti dominant et omniprésent. Auréolé de sa participation à la Résistance et des sacrifices de ses membres, il devient à la Libération une véritable « organisation de masse », soutenue par une galaxie d’organisations amies qui savent attirer la population vers le communisme. À son apogée, en 1946, le parti compte 4 300 membres dans la région, soit un communiste pour huit électeurs ; ils sont encore 1 700 en 1956. Le maillage est dense : la seule section de Scrignac comprend dix cellules. À l’évidence, il s’agit d’une place forte du PC dans les environs car, passé l’enthousiasme de l’après- guerre, des dizaines de cellules végètent.

23 Néanmoins, si le vivier militant fluctue, il ne disparaît pas et contribue à entretenir la puissance électorale du parti. Comme dans toute la France, les résultats à la Libération sont spectaculaires. Cependant, alors qu’ailleurs le repli est rapide, ici les positions sont conservées, quel que soit le scrutin considéré. Trente maires communistes, dont deux tiers de paysans, sont élus en 1945 quand ils n’étaient que deux en 1935 ; ils sont encore vingt-cinq en 1953. Onze conseillers généraux communistes sont élus en 1945 ; ils sont encore sept après les renouvellements de 1949-1951 et 1955-1958. Sept députés communistes sont envoyés à l’Assemblée nationale par les Bretons en 1946, dont deux sont issus du Centre-Bretagne, où le parti communiste totalise 40 % des suffrages exprimés (et la majorité absolue dans une vingtaine de communes) ; ils sont encore cinq en 1956, dont trois sont originaires de la zone d’étude.

24 La puissance électorale du PC est encore plus grande dans certains secteurs dénommés « petites Russies ». À Plufur, Saint-Nidodème, Coatascorn, son influence est considérable, et ces communes acquièrent ainsi une solide réputation. Trémel, Lanvellec, Plounévez, Louargat, Saint-Laurent, Coadout, Kergrist, Saint-Nicolas-du- Pélem, Berrien, Scrignac, Huelgoat, Motreff, Spézet, Landeleau et Leuhan marient communisme rural et municipal, rayonnent d’un rouge vif, déteignent sur les communes voisines, inscrivant l’emprise communiste dans l’espace et la durée. Les réalisations des élus et l’activisme des militants servent d’exemple et alimentent le discours dominant.

25 De la Libération à nos jours, le parti communiste, qui se présente explicitement comme l’héritier des Bonnets rouges, revendique la lutte en faveur des déshérités. Bien qu’à la fin de la guerre on trouve à tous les niveaux de l’éventail idéologique une lecture « techniciste » et moderniste du développement agricole, seul le parti communiste, du moins par sa voix bretonne, tient des propos qui ressemblent à ceux des agrariens de gauche d’avant-guerre. Il brosse un sombre tableau des campagnes bretonnes et propose diverses mesures pour sauver la petite exploitation et mettre un frein à l’exode rural. En prônant une lutte de classes entre « petits » et « gros » agriculteurs, il se pose en défenseur du petit et moyen exploitant. Ces paradoxes font dire à Edgar Morin [1967] qu’un « dérèglement métabolique » règne en Bretagne : les petits paysans « rouges » sont individualistes et passéistes, tandis que les « blancs » innovent et coopèrent.

26 Pourtant, en son bastion de Basse-Bretagne, le parti communiste offre aux gens qui se reconnaissent en lui un sens à donner à leur vie. Pour l’ancien chef des FTP (francs- tireurs et partisans) du Finistère, Daniel Trellu, « chez les paysans des monts d’Arrée il y a l’espérance d’un monde beaucoup plus fraternel ; il y a une transposition des

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valeurs de l’Évangile dans la doctrine communiste » [Le Coadic 1991]. Le PC promeut, en effet, les valeurs de l’altruisme et du dévouement. Il diffuse une symbolique : à Lesconil, sur les maisons et les tombes des marins, on voit la faucille, le marteau et l’étoile rouge ; en Centre-Bretagne, dans les années cinquante, des secrétaires de section distribuent des portraits de Staline. Le parti fonde sa légitimité sur un sacrifice : celui des « martyrs » de la Résistance. Il s’appuie sur des représentants qui remplissent la mission que les Bretons attendaient jadis du clergé : ils font partie intégrante de la population des « petits », dégagent beaucoup de charisme et se consacrent avant tout aux questions agricoles et à celles de la vie quotidienne. Exactement comme une Église, dans l’optique de Durkheim, le PC renforce et restaure, par ses rites, la solidarité du groupe : l’une de ses principales activités consiste à organiser des cérémonies commémoratives ou funèbres ; les obsèques des anciens résistants communistes sont l’occasion, pour la communauté, de se resserrer autour de ses disparus et d’entendre les discours des nouveaux dirigeants locaux. C’est probablement ainsi que le parti communiste parvient à résister en Basse-Bretagne quand tout s’effondre autour de lui.

27 En marge de la vie politique nationale, le PC conserve, dans son bastion breton, l’essentiel de son capital militant, surtout électoral, et ce, pendant des décennies. Il engrange même de nouveaux mandats électifs au cours des années soixante-dix. L’Union de la gauche lui profite là où il était le plus solidement implanté, et il faut pratiquement attendre 2001 pour que de larges fractures viennent lézarder le bastion. Entre-temps, ses fondations se fragilisent : sa base sociale, la petite paysannerie, s’éteint progressivement. De plus, la population locale vieillit. C’est certes, à court terme, un gage de maintien de la « tradition rouge » mais cela représente aussi une menace pure et simple. Il s’ensuit que la force militante du PC décline9 et que les « petites Russies » disparaissent les unes après les autres.

28 Aux élections locales, les pertes des années 1989 et 1995 sont encore compensées par des gains ; ce n’est plus le cas en 2001. De 1995 à 2001, le nombre de municipalités communistes dans le bastion passe de 20 à 12 et, de 1998 à 2001, le nombre de conseillers généraux passe de 8 à 3. Des élus âgés, qui ont accompli cinq ou six mandats, se présentent une fois de trop. En outre, d’importantes coalitions se forment, qui ne veulent plus d’élus communistes dénoncés comme des « freins au développement » et comme des « symboles de fermeture ». Aux élections nationales, le PC se maintient jusqu’en 2001. Ainsi, aux présidentielles de 1995, Robert Hue arrive en tête de tous les candidats dans le canton de Callac et, en juin 1997, Félix Leyzour est largement élu député. Toutefois, en 2002, les tendances nationales ne sont plus atténuées : Robert Hue n’obtient que 9,82 % des voix dans le bastion et seules 16 communes votent pour lui à plus de 15 %. Aux élections législatives, néanmoins, le parti communiste remonte la pente et recueille 15,43 % des suffrages exprimés ; dans 51 communes il dépasse les 15 %.

29 Longtemps, la force électorale l’a emporté sur l’organisation partisane qui, dans le même temps, contribuait à l’entretenir. Mais, depuis les années quatre-vingt, le vivier ne se renouvelle plus. Au-delà des rites funéraires (obsèques civiles des vétérans), les manifestations non électorales se limitent aujourd’hui à des potées cantonales et à quelques fêtes de section qui attirent les (vieux) convaincus. L’action syndicale subit de manière plus accentuée encore cette évolution, et le MODEF10 n’a désormais plus d’élus aux Chambres d’agriculture.

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30 Le bastion communiste breton ne relève ni du paradoxe ni d’un motif unique et circonstanciel mais d’un faisceau de raisons profondes et convergentes qui s’inscrivent dans la longue durée. Par une sorte d’effet d’hystérésis, il tient encore debout, vaille que vaille, malgré les terribles coups de boutoir qu’il a subis en 2001 et en 2002. Sa vigueur très relative est cependant illusoire puisqu’elle repose sur l’âge d’une population qui se borne à reproduire une « tradition rouge » là où de jeunes défricheurs inventèrent jadis un communisme avant la lettre.

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NOTES

1. Émile Masson (alias Brenn), « Adieux à la propagande bretonne », Les Temps nouveaux, 29 mars 1913. 2. Propos rapporté par son épouse Elsie, dans ses « Souvenirs sur Émile Masson », Breiz Atao, 6 janvier 1935. 3. Entretien à Paimpol avec Jean, 20 ans, in R. Le Coadic [1998]. 4. Ce « bastion » n’a évidemment aucune réalité institutionnelle. Nous avons regroupé sous ce terme, d’une part, le bloc des communes où le parti communiste a recueilli au moins 28,6 % des suffrages exprimés (la moyenne française) aux élections législatives de novembre 1946 et au moins 20 % à celles de juin 1988, d’autre part, les communes contiguës à cet ensemble qui ont eu, dans les années quatre-vingt-dix, un maire communiste (ou rénovateur), et enfin les communes limitrophes qui ont donné au parti communiste le quart, au moins, de leurs voix à au moins douze élections nationales de la IVe et de la Ve République.

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5. La Bretagne est traversée par une frontière linguistique qui va de Plouha à Vannes. À l’est de cette ligne se trouve la Haute-Bretagne, de culture romane, et à l’ouest, la Basse-Bretagne, de culture celtique. 6. Le domaine congéable est le mode de tenure prédominant en Basse-Bretagne à l’époque. Il partage la propriété en deux : le fonds pour le seigneur foncier ; les « édifices et superfices », à savoir tous les travaux et constructions réalisés à la surface du sol, pour le domanier. Ce dernier peut, comme tout fermier, être congédié par le propriétaire du sol. 7. Archives départementales des Côtes-d’Armor 3M. Rapport du préfet du 13 novembre 1935. 8. Entretien téléphonique avec Marcel Hamon, été 1988. 9. La Fête de la Terre de Scrignac s’est transformée en concours de belote… 10. Mouvement de défense des exploitations familiales. Syndicat agricole communiste, créé en 1959.

RÉSUMÉS

Résumé En Bretagne, le communisme a su gagner le cœur des paysans du Trégor et de haute Cornouaille. Le fait peut paraître surprenant car les campagnes bretonnes ont – à tort – la réputation d’être conservatrices. Il n’y a pourtant nul paradoxe à cette vigueur mais un faisceau de causes profondes qui s’inscrivent dans la longue durée. Trois siècles de conflits entre la paysannerie et la noblesse ou l’Église ont préparé le terrain. Puis des « semeurs d’idées » parcourent le pays pendant des décennies. Enfin, le rôle actif des communistes dans la Résistance et le culte qui leur est rendu après la guerre permettent l’épanouissement du parti dans un terroir où il bénéficie d’un véritable transfert de foi.

Abstract In Brittany, Communism won over the hearts of peasants in Trégor and upper Cornouaille. This might come as a surprise in a countryside mistakenly reputed to be conservative. This is no paradox however; it can be set down to a bundle of causes working in depth and in the long run. Three centuries of conflict between the peasantry and nobility or had plowed the field. For decades, ideas had been sown throughout the countryside. The active role of its members in the Resistance during WWII and the prestige thereafter enabled the French Communist Party to expand in an area where it benefitted from a transfer of allegiance.

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II. Un département témoin : l'exception bourbonnaise

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Un terreau favorable

Agnès Roche

1 Lors des élections régionales de mars 2004, le PC a obtenu dans l’Allier 14,66 % des suffrages exprimés, soit le deuxième score du parti, après la Somme (16,67 %) mais devant la Seine-Saint-Denis (14,31 %), le Val-de-Marne (10,43 %) et le Nord (11,31 %). Depuis une dizaine d’années, les résultats du PC dans l’Allier sont supérieurs à ceux des départements de la banlieue rouge. À l’occasion des présidentielles de 2002, 23 des 35 cantons de l’Allier se trouvaient dans le premier décile s’agissant du vote communiste1.

2 Au-delà d’une résistance au déclin communiste actuel plus importante qu’ailleurs, l’Allier présente la particularité, à l’instar de certains départements limousins, d’avoir connu un vote à gauche précoce (dès le milieu du XIXe siècle) et constant, plus ou moins massif selon les périodes.

3 Cette gauche se déploie sur des terres bourbonnaises dotées de caractéristiques de nature à rendre possible l’implantation des « rouges ». Il est certes hasardeux d’établir des corrélations pertinentes entre données socioéconomiques et résultats électoraux mais on peut néanmoins émettre l’hypothèse qu’il existe des facteurs favorables ou des obstacles à l’émergence d’une politisation à gauche. Dans l’Allier, des rapports sociaux très antagoniques (grande propriété terrienne et métayage) et une forte mobilisation syndicale représentent la matrice d’une adhésion au communisme.

Le poids de la grande propriété et du métayage

4 Jusqu’à la Libération, l’Allier reste une terre où domine encore le métayage. Ce type d’exploitation du sol trouve son origine au Moyen Âge. À la fin du XVe siècle, la population est durement touchée par les famines, les guerres et les épidémies, à tel point qu’un feu sur quatre manque de ressources et qu’une partie des paysans doit engager ses biens pour subsister. Les fortunes rurales ou urbaines peuvent alors prospérer en constituant ou en agrandissant des propriétés terriennes. Ainsi « se trouvaient en présence d’une part des paysans sans terre et d’autre part des seigneurs ruraux résidant sur leur sol mais incapables de l’exploiter. L’association des uns et des autres sur la même exploitation, les seigneurs offrant le capital immobilier, sol et

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logement, les laboureurs offrant leur force de travail, mettait en place les conditions du métayage » [Germain 1997]. C’est donc cette paupérisation des paysans à la fin du Moyen Âge qui semble avoir engendré le métayage, lequel va revêtir ensuite diverses formes.

5 Les seigneurs possèdent fréquemment dans leur fief une « réserve » comprenant des bois, des cours d’eau, des terres vaines et vagues, des prés, vignes et terres arables, qui équivaut à une part importante de leurs revenus. Au XVe siècle, les terres cultivables et les prés de la réserve prennent la forme de métairies, sorte de moyen terme entre l’exploitation directe et l’exploitation indirecte. Le métayer a plus de liberté que le serf mais il perd en sécurité puisque son contrat, souvent oral, est temporaire. Il effectue les travaux nécessaires à l’exploitation du domaine en échange de la jouissance du sol et des bâtiments. Les fruits du travail sont partagés par moitié entre le seigneur et le métayer, chargé de surcroît de certaines corvées (charroi, entretien). Le seigneur, absentéiste, délègue la surveillance du domaine à un fermier, « véritable potentat dont les exigences dégraderont très vite les conditions premières du métayage » [ibid.]. Le métayage se développe également chez de « petits » seigneurs bourgeois résidant sur leurs terres mais ne pouvant les exploiter eux-mêmes et cherchant à en tirer le meilleur profit. L’élevage est également touché : à la fin du Moyen Âge apparaît le bail à cheptel, contrat par lequel un seigneur donne un troupeau (parfois quelques bêtes seulement) à un paysan, qui l’entretient et partage ensuite les bénéfices à égalité. Le métayage perdure jusqu’à la Révolution sans changements notoires si ce n’est l’accession au contrat écrit.

6 L’effet, sur la répartition de la propriété terrienne, de la vente des biens nationaux est relativement limité dans le département [Cornillon 1911-19132]. En 1826, l’Allier fait partie d’un ensemble sud-bourguignon (Nièvre, Saône-et-Loire, Rhône, Allier) dans lequel la proportion de grandes propriétés (imposition dépassant 500 francs) est supérieure à la moyenne nationale [Duby et Wallon eds. 1976]. En 1884, la statistique agricole montre que l’Allier relève des départements où domine la propriété de plus de 40 hectares [Farcy 1994]. Pour ce qui est de la très grande propriété (plus de 100 ha), l’Allier se rattache à un bloc central (Allier, Cher, Nièvre, Indre, Loir-et-Cher) au sein duquel elle constitue 40 à 50 % du sol [Dupeux ed. 1966]. Toutefois cette dernière est inégalement répartie dans le département. On ne dispose pas de statistiques exhaustives par communes, mais les divers travaux de recherche disponibles fournissent des matériaux pour 75 communes sur 330 [Delaruelle 1973 et 1977 ; Joubert 1976 ; Paul 2002 ; Touret 1974]. Il en ressort que le département est schématiquement coupé en deux : une large partie nord avec une grande propriété dominante, s’opposant à une partie sud où l’emporte la petite propriété. Dans certaines communes du nord du département, la grande propriété représente plus de 70 % du territoire et se trouve entre les mains d’une poignée d’individus. Cette prépondérance de la grande propriété est également remarquable par sa permanence. Entre 1829 et 1914, dans les vingt communes pour lesquelles on possède des données, la diminution de la part de la grande propriété reste faible (5,6 %)3.

7 Or, la grande propriété s’accompagne du métayage. Dans une très large section nord du département, au-dessus d’une ligne Lapalisse- Huriel, les gros propriétaires terriens font cultiver leur bien par des métayers. L’Allier est l’un des quatre départements français (avec les Landes, le Lot-et-Garonne et la Dordogne) où le métayage domine à la fin du XIXe siècle. D’après l’enquête agricole de 1892, le métayage concerne 40 % de la

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superficie des terres cultivées (contre 7 % en moyenne en France), le faire-valoir direct 35 % (inférieur de moitié au pourcentage de l’ensemble de la France), le fermage 25 % (proportion identique à la moyenne nationale) [Touret op. cit.]. La répartition géographique de la grande propriété recoupe celle du métayage, supérieur au nord, alors que le faire-valoir direct et la petite propriété l’emportent au sud (carte 1 p. 108).

Carte 1. Pourcentages cantonaux du métayage en 1892

Source : d’après J.-F. Viple [1967 : 290].

8 Les conditions de vie du métayer au XIXe siècle s’apparentent à celles de ses ancêtres du Moyen Âge. Outre la moitié de sa récolte, il doit au propriétaire des corvées (charrois, lessives, réparations, travail sur la réserve, entretien des fossés et chemins) et le paiement d’un impôt colonique4. Le bail est conclu souvent pour une année, ce qui accroît la dépendance du métayer, congédiable au moindre conflit avec le propriétaire. Ces conditions très défavorables sont encore plus difficiles lorsque c’est un fermier général qui gère le domaine du propriétaire absentéiste. On estime à environ 1 500 le nombre de fermiers généraux dans le département, sur un total de 3 000 en France.

Un syndicat de pionniers

9 Ces particularités favorisent l’émergence d’un des premiers syndicats de paysans (après ceux de l’Hérault en 1900 et des Landes en 1907). Entre 1904 et 1911, une cinquantaine de syndicats voient le jour dans le département et forment la Fédération des syndicats des travailleurs de la terre [Roche 1998]. Michel Bernard [Pennetier et al. eds. 1997], métayer à Bourbon-l’Archambault, est à l’origine de ce mouvement soutenu par Émile Guillaumin, lequel assure la rédaction du journal de la Fédération : Le travailleur rural. Le premier groupe est fondé en mars 1904 à Bourbon. Le succès est immédiat : en quelques semaines, 150 cultivateurs sur 700 dans quatre communes se portent adhérents. Bernard et ses amis créent une coopérative et une caisse agricole de crédit.

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Au plus fort du mouvement, en 1907, la Fédération compte 1 800 adhérents et 57 groupes, quasiment tous situés au nord de la ligne Lapalisse-Huriel5.

10 Même si tous les adhérents ne sont pas métayers6, les revendications du syndicat sont centrées sur les conditions du métayage : sont réclamées la disparition de l’impôt colonique et des corvées, la réparation des habitations insalubres et l’instauration d’un bail type entre propriétaires et métayers. Le syndicat cherche à négocier avec les propriétaires. Mais les discussions s’enlisent, les moyens d’action sont limités et, en 1911, le syndicat est moribond et les militants sont découragés. On compte également une dizaine de syndicats de bûcherons, constitués à partir de 1900, et des syndicats de domestiques de fermes.

11 À la veille de la guerre de 1914, malgré l’échec de la Fédération, qui n’a pas obtenu d’améliorations dans la pratique du métayage, l’Allier figure un cas exemplaire de mobilisation paysanne, « le plus notoire des départements où se soit formé un syndicalisme de petits paysans dirigé directement ou indirectement contre les gros » [Duby et Wallon eds. op. cit. : 488]. On peut comprendre l’élection du socialiste Pierre Brizon [Pennetier et al. eds. op. cit.], dans la circonscription de Moulins-Ouest, lors des législatives de 1910, comme l’une des conséquences de la mobilisation syndicale. Dès le premier tour, il obtient la majorité des suffrages exprimés et, à Ygrande, berceau du syndicat, il recueille 351 voix sur 491 votants. Il en va de même dans d’autres communes de la circonscription7. Durant sa campagne, Brizon prend fait et cause pour les métayers et, une fois élu, soulève à plusieurs reprises la question du métayage à l’Assemblée nationale8.

Un département rouge dès 1848

12 L’Allier s’inscrit dans un ensemble de départements ruraux acquis très rapidement à la République. Si l’hypothèse d’une continuité entre le vote Ledru-Rollin de 1848 et le vote PC de 1945 relève de l’anachronisme, il est néanmoins possible d’établir l’existence d’un vote « rouge » précoce, dès le milieu du XIXe siècle, qui s’incarne, selon les époques, dans des offres politiques différenciées.

13 Le 2 décembre 1848, alors que la France accorde massivement ses suffrages à Louis- Napoléon Bonaparte, l’Allier semble plus hésitant : le prince-président n’y recueille que 43 % des inscrits, contre 14 % à Ledru-Rollin, ce dernier arrivant en tête dans cinq cantons (Bourbon-l’Archambault, Dompierre, Jaligny, Le Donjon, Lurcy-Lévis). À l’occasion des élections de mai 1849 à la Constituante, l’Allier vote largement pour les démocrates- socialistes (44 % des suffrages exprimés comparés à 35 % pour l’ensemble de la France). Dans onze cantons, tous situés au nord de la ligne Lapalisse-Huriel, les républicains-démocrates dépassent les 60 % (carte 2 p. 110).

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Carte 2. Score des républicains-démocrates en 1849

Source : Archives départementales de l’Allier 3M2840.

14 En juin 1849, tandis que Ledru-Rollin tente de soulever Paris avec l’aide d’un élu de l’Allier, Jacques-Sébastien Fargin-Fayolle, ce dernier essaie, de son côté, de mobiliser les républicains de son département. Le 14 juin, 800 paysans se rassemblent au lieu-dit « La Brande-des-Mottes » pour aller prendre Montluçon, entraînés par Philippe Fargin- Fayolle (frère du premier). L’insurrection tourne court, les insurgés rentrent chez eux9. Toutefois les autorités vont désormais surveiller de près ce département où coexistent vote rouge et agitations populaires.

15 Le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte suscite dans l’Allier une résistance peu commune pour un département rural. Le berceau de l’émeute se situe dans le canton du Donjon, où des rassemblements dans la plupart des communes ont lieu dès le 3 décembre dans l’après-midi, à l’appel des leaders du parti républicain et des notables ruraux, très populaires10. Après s’être rendus maîtres du Donjon, 250 insurgés marchent sur Lapalisse pour s’emparer de la sous-préfecture. La colonne grossit au fur et à mesure qu’elle avance. Après quelques échauffourées, ils prennent Lapalisse mais, ayant vent de la réussite du coup d’État à Paris et de l’arrivée de troupes, ils repartent chez eux. Dans le même temps, un autre groupe, dirigé par Billard, un petit propriétaire paysan (maire en 1848 puis révoqué), prend la mairie de Jaligny. Au total, 500 insurgés tiennent la petite ville et en profitent pour arrêter un grand propriétaire, détesté dans tout le canton. Cependant, les mauvaises nouvelles de Paris leur parvenant, ils décident de s’en retourner.

16 Cette résistance, de courte durée, est sévèrement réprimée. Sur l’ensemble du département, 852 personnes sont jugées pour avoir participé au soulèvement. Dans les trois cantons qui se sont insurgés (Le Donjon, Lapalisse, Jaligny), habitent 40 % des inculpés, signe que la majeure partie d’entre eux (60 %) n’ont participé à aucun mouvement insurrectionnel. Pour le pouvoir en place, le coup d’État est l’occasion de liquider le mouvement républicain, en emprisonnant et en déportant ses militants, dans un département un peu trop rouge. L’origine géographique des inculpés

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correspond sensiblement aux zones d’implantation des républicains. Socialement, qui sont-ils ? En 1851, on note une faible proportion des catégories supérieures et moyennes (8 %) et une large représentation des milieux ruraux de l’industrie et de l’artisanat (60 %), les professions agricoles représentant 26 % des inculpés (18 % de travailleurs, 8 % de propriétaires) [Plazenet 2002]. Les données de 1851 sur les pensionnés11 vont dans le même sens [Conord 2001 12 ; Davos 1992] : une fraction non négligeable de petits paysans, mais surtout beaucoup d’artisans (tailleurs, sabotiers, maréchaux- ferrants, cordonniers) et de commerçants de village (aubergistes essentiellement).

17 Ces chiffres donnent ainsi à voir un département où le sentiment républicain est assez répandu dans les campagnes et confirment les résultats électoraux de 1848 et 1849. À l’exception de l’est de l’Allier, où des notables républicains ont entraîné de larges parties de la population13, les catégories supérieures et moyennes sont peu présentes. Ce sont bien les couches populaires qui se sont mobilisées pour défendre la République.

Républicains et socialistes

18 L’Empire disparu, la République s’ancre rapidement dans les terres bourbonnaises. Des anciens proscrits de 1851 sont candidats, et parfois élus14. Dès les élections législatives de 1876, les républicains sont majoritaires en voix, et les six députés de l’Allier sont républicains15 (carte 3 p. 112).

Carte 3. Score des républicains en 1877

Source : Archives départementales de l’Allier 3M2849.

19 Les socialistes s’implantent dans le département à partir du début des années 1880. La mairie de Commentry, dans le bassin minier, est conquise en 1881 (première municipalité socialiste de France). Le maire, Christophe Thivrier [Pennetier et al. eds. op. cit.], est élu conseiller général du canton de Commentry en 1889 et député de la circonscription de Montluçon-Est la même année. Les municipales de 1892 enlèvent une

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dizaine de mairies. Les élections législatives de 189316, 1898, 1902 et 1906 marquent une stabilité relative des socialistes, qui remportent environ 15 % des voix des inscrits et comptent deux élus, toujours dans les deux circonscriptions de Montluçon.

20 Lors des législatives de 1910, les socialistes doublent leur score, passant de 15,5 % des inscrits à 31 % (et 41,8 % des suffrages exprimés). Ils conservent la circonscription de Montluçon-Est, perdent celle de l’ouest mais gagnent deux zones rurales : Moulins- Ouest, où Pierre Brizon est élu au premier tour, et Lapalisse. À la veille de la guerre, l’implantation socialiste est effective : aux législatives de 1914, la SFIO obtient 32 % des voix des inscrits en moyenne dans le département (carte 4 p. 113).

Carte 4. Score des socialistes en 1910

Source : Archives départementales de l’Allier 3M2874.

21 Dans les campagnes de l’Allier, les tensions entre grande propriété et métayage sont à l’origine de rapports sociaux très antagoniques, surtout dans la partie nord du département. Cette conflictualité va trouver son expression dans une politisation précoce à gauche : vote pour les républicains-démocrates en 1848-1849, résistance au coup d’État en 1851, majorité pour les républicains à partir de 1876, implantation forte des socialistes à l’aube du XXe siècle, syndicalisme paysan. Lorsque l’offre politique se diversifiera en 1920, avec l’apparition du PC, l’enjeu pour le nouveau parti sera de s’adapter à ce terrain et de parvenir à incarner cette radicalité.

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NOTES

1. Voir l’article coécrit avec Jean-Claude Bontron, « La résistance du vote rural (1981-2002) », dans ce numéro. 2. Cet ouvrage recèle des données sur le nombre d’hectares vendus par communes pendant la Révolution mais, malheureusement, on ne connaît pas l’origine sociale des acquéreurs. Selon l’auteur, la part paysanne dans le rachat des biens nationaux a été faible, d’autant plus que beaucoup de nobles ont récupéré leurs terres lors des reventes, reconstituant ainsi de vastes domaines. 3. Et, entre 1914 et 1939, pour les 16 communes sur lesquelles on a recueilli des matériaux, on observe une diminution de 12 points. La grande propriété est encore largement dominante à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Il conviendrait, pour affirmer avec certitude la permanence de la grande propriété, de réaliser des études sur la totalité des communes du département. 4. À l’origine, cet impôt en argent, versé par le « colon », correspond à une partie de la contribution foncière. 5. À l’exception de 7 communes, au sud de Lapalisse. Pour la distribution géographique des syndicats de la Fédération, voir A. Roche [op. cit.]. 6. Le syndicat est ouvert aux fermiers, métayers, journaliers, domestiques agricoles et petits propriétaires exploitants. 7. À Franchesse, Brizon recueille 271 voix sur 369 votants ; à Agonges, 68 voix sur 121 votants. À titre de comparaison, dans la circonscription voisine de Moulins-Est, le candidat socialiste Arthur Mille recueille 79 voix sur 104 à Chevagnes, 333 sur 401 à Saligny-sur-Roudon, 193 sur 303 à Vaumas, 94 sur 149 à Gennetines. Voir A. Touret [1974]. 8. Journal officiel, Chambre des députés. Débats du 13 juin 1910 et des 9, 13 et 19 décembre 1910. À la suite d’une pétition à l’initiative de Brizon, le fermage général est soumis à patente. Mais l’arrêté préfectoral est annulé en 1912. 9. Le 17 novembre 1849, 41 des insurgés sont jugés devant la cour d’assises de Riom, et finalement acquittés. Leur chef, Philippe Fargin-Fayolle, est condamné le 22 février 1850. 10. Georges Gallay est avocat et propriétaire, maire de Neuilly-en-Donjon ; Bernard- Honoré Préveraud est clerc ; Aimé-Jean-Baptiste Giraud de Nolhac est médecin ; les trois frères Terrier sont médecin, propriétaire et notaire. 11. En 1882, un décret présidentiel décide l’indemnisation des victimes du coup d’État du 2 décembre 1851 et de la loi de sûreté générale du 27 février 1858. 12. Fabien Conord recense 203 artisans, 60 commerçants, 86 professions agricoles, 28 ouvriers, 34 journaliers, 5 instituteurs, 11 domestiques, 34 divers, pour un total de 570 individus pensionnés. 13. Ce cas s’apparente à celui du Var décrit par M. Agulhon [1979]. 14. En 1871, Philippe Fargin-Fayolle, emprisonné en 1851 puis déporté en Algérie en 1858, est élu conseiller général de Montluçon-Ouest. Georges Gallay est élu conseiller général du Donjon lors des mêmes élections. 15. Pour ce qui est des résultats électoraux dans le département, voir J.-F. Viple [1967].

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16. Aux législatives de 1893, les socialistes ont une cinquantaine d’élus à l’Assemblée nationale. Voir J.-M. Mayeur [1973].

RÉSUMÉS

Résumé Le Bourbonnais présente certaines caractéristiques favorables à l’implantation précoce et rapide de la gauche. Des rapports sociaux très conflictuels (grande propriété et métayage dominants) et un dynamisme syndical constituent un terreau propice aux « rouges ». La création, dans les premières années du XXe siècle, de la Fédération des syndicats des travailleurs de la terre marque le début de la mobilisation paysanne dans l’Allier.

Abstract Characteristics of the Bourbonnais area in France made it a fertile place where left-wing political forces took root in a short time and at an early date. A thriving union movement and very tense social relations between big landholders and tenant farmers were factors leading to the establishment of a Red stronghold. The creation of the Federation of Farm Workers’ Unions at the start of the 20th century signaled the beginning of a mobilization of peasants in Allier Department.

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Tensions entre socialisme et communisme en Bourbonnais (1945-2002)

Fabien Conord

1 Commentant les élections législatives de 1968, Georges Rougeron, sénateur SFIO et président du conseil général, observe : En Bourbonnais, ce sont les paysans qui demeurent les plus fidèles à la gauche- extrême gauche1.

2 Ce constat résume assez justement un demi-siècle de vie politique dans l’Allier. Socialistes et communistes s’y partagent plus de la moitié des suffrages exprimés, occupant, jusque dans les années quatre-vingt, l’essentiel des sièges de conseillers généraux.

3 La compétition entre les deux formations politiques a longtemps constitué l’enjeu majeur des renouvellements électoraux dans les campagnes de l’Allier, d’où l’intérêt d’examiner les rapports de force entre ces deux partis et leurs atouts respectifs. Les luttes d’influence entre socialistes et communistes permettront ainsi de comprendre les modalités d’implantation de la gauche et, singulièrement, de saisir la progression du PCF dans ces territoires.

Le travail de légitimité historique

4 La gauche bourbonnaise urbaine s’est construit une légitimité en ayant constamment recours aux usages politiques du passé [Conord 2003 ; Hartog et Revel eds. 2001].

5 Dans le monde rural, la première référence concerne le combat des républicains du XIXe siècle. Dans un livre d’entretiens réalisé à l’occasion de la campagne présidentielle de 1988, André Lajoinie évoque les élections de 1849, où, dans l’Allier, « les sept sièges à pourvoir sont allés aux républicains et aux républicains sociaux, c’est-à-dire aux socialistes et communistes en puissance ». Il ajoute :

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[…] les actions néfastes des fermiers généraux, au service des grands propriétaires fonciers, avaient semé la révolte dans les campagnes ; ce mouvement s’est prolongé et amplifié dans le monde ouvrier avec l’industrialization.[Lajoinie et Passevant 1987 : 164]

6 Souligner l’adéquation avec les structures foncières tend à reléguer au second plan le caractère légaliste du soulèvement de 1851. Les socialistes s’en tiennent, quant à eux, à une lecture plus politique, voire institutionnelle, des faits. À cet égard, le titre d’un ouvrage de François Colcombet, alors député socialiste de l’Allier (Moulins), élu local dans le canton de Dompierre-sur-Besbre, est emblématique : La République nous appelle ou comment des républicains d’entre Loire et Besbre ont subi la déportation et l’exil pour avoir défendu la République contre l’attentat criminel du 2 décembre 1851 [2002].

7 Le soulèvement de 1851 apparaît en effet comme le principal marqueur de cette identité républicaine. La résistance au coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte a été spécialement forte dans le sud de la Sologne bourbonnaise, autour de Jaligny et du Donjon2.

8 La Seconde Guerre mondiale occupe également une place importante dans le discours des partis de gauche. En 1944, les pouvoirs sont partagés entre communistes et socialistes, bien que ces derniers soient majoritaires dans le Comité départemental de Libération, dont le président et le secrétaire appartiennent à la SFIO et à l’entourage de Marx Dormoy. Les socialistes rendent régulièrement hommage à cet homme, ancien ministre de l’Intérieur du Front populaire, fusillé en 1941. Ce type de manifestation ne concerne pas les campagnes, et les socialistes ruraux ne semblent pas avoir utilisé particulièrement leurs états de service, pourtant réels.

9 La mémoire de la Seconde Guerre mondiale a fait l’objet d’une sollicitude plus grande de la part du PCF, conformément à un schéma national où la Résistance représente une référence fondamentale. Par l’organisation de maquis, le parti communiste a pu se constituer de véritables fiefs, sans égaler toutefois l’autorité qu’il a dans le Limousin. La référence résistancialiste est d’autant plus prononcée au PCF que le député de la 3e circonscription, la plus rurale, n’est autre que Pierre Villon, de son vrai nom, Roger Ginsburger, vice-président du CNR (Conseil national de la Résistance). Un député SFIO, Henri Ribière, élu entre 1945 et 1946, a, lui aussi, siégé au CNR. Villon s’est très vite imposé comme le principal détenteur de la légitimité en ce domaine, grâce à ses fonctions dirigeantes, à son mariage avec Marie-Claude Vaillant-Couturier, ancienne déportée, grâce aussi au départ de Ribière pour Paris, en 1946. En 1983 paraît, à titre posthume, un dialogue écrit avec l’historien communiste Claude Willard, intitulé Pierre Villon, membre fondateur du CNR, résistant de la première heure [Villon et Willard 1983]. Successeur de Pierre Villon comme député en 1978, André Lajoinie, qui a préfacé cet ouvrage, perpétue la tradition d’hommage à la résistance communiste. En 1996, fait chevalier de la Légion d’honneur, il est décoré par Georges Gavelle, « fondateur du premier maquis de l’Allier »3. Ce maquis a vu le jour au hameau des Champs, à Meillard, en mai 1943 [Rougeron 1983 : 429], commune dont la mairie fut détenue par le PCF jusqu’aux élections municipales de 1989. André Sérézat relève d’ailleurs que « le choix du site [fut] déterminé davantage par le soutien logistique paysan que par la topographie du lieu » [1985 : 160].

10 En 2002, accordant un entretien à La Montagne à l’occasion de son retrait de la vie politique, André Lajoinie évoque encore la Seconde Guerre mondiale, au travers d’un arbre symbolique qu’il veut garder vivant :

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[…] je vais tous les ans voir le chêne de la Résistance dans la forêt de Tronçais. Un arbre qui a quatre siècles et que j’ai fait classer monument historique […]. Chaque été, je vais me promener par là pour vérifier qu’il a bien quelques petites feuilles vertes4.

11 Enfin, de 1985 à 1995, trois publications dues à des militants communistes bourbonnais sont consacrées à l’exaltation de la résistance communiste [Passevant 1995 ; Sérézat 1985 et 1995].

12 Les événements évoqués sont un des ressorts du discours politique mais sont aussi gravés dans le paysage. Plusieurs plaques rendent hommage, à Saint-Léon ou à Meillard, aux victimes du coup d’État de 1851 et de la Seconde Guerre mondiale, sans toutefois dessiner une géographie symbolique aussi prégnante qu’à Commentry ou à Montluçon. Cette absence de marqueurs identitaires forts n’a pas empêché la gauche de dominer la vie politique des campagnes de l’Allier jusqu’au début du XXIe siècle.

Rivalité politique et géographie électorale

13 De manière discontinue certes, tous les cantons ruraux du département ont été détenus par la gauche, hormis ceux de Chantelle et du Mayet-de-Montagne. De 1945 à 1970, les socialistes sont majoritaires au conseil général. En revanche, ils sont devancés par le PCF lors des élections nationales, dès juin 1946 : en 1956, la SFIO accuse 23 373 voix de retard sur son rival de gauche. L’assemblée départementale est pourtant socialiste, les modérés étant souvent absents de la compétition, ce qui fait que la SFIO recueille une majorité de suffrages contre le PCF.

14 Le corps des conseillers généraux socialistes présente une assez grande homogénéité, composé pour l’essentiel d’artisans vivant et travaillant au cœur des villages et non dans les écarts, où résident principalement les agriculteurs. Pour la plupart, les élus SFIO exercent d’anciens métiers artisanaux condamnés par l’évolution économique mais qui permettent encore, dans les années cinquante et soixante, d’être au centre de la sociabilité locale. Parmi eux, on compte deux menuisiers-charrons, un maréchal- ferrant, un entrepreneur de battages et un négociant en bestiaux [Conord 2002].

15 Les élus cantonaux communistes sont alors peu nombreux ; leurs fiefs sont Bourbon- l’Archambault, Le Montet, Lurcy-Lévis. Les trois élus de Bourbon-l’Archambault et du Montet présentent la particularité de n’être pas conseillers municipaux. Il est vrai que Alexis Gaume et Roger Berthon, qui se succèdent à Bourbon-l’Archambault, habitent le chef-lieu de canton, conquis par le PCF seulement en 1977.

16 Les communes les plus agricoles, les moins peuplées, apparaissent comme les plus favorables au PCF [Mischi 2002]. Celui-ci ne pénètre les grosses bourgades qu’à l’occasion des élections municipales de mars 1977, grâce à l’Union de la gauche : il conquiert Bourbon-l’Archambault, Cosne-d’Allier, Saint-Pourçain-sur-Sioule. La dynamique du printemps 1977 est d’ailleurs générale dans l’Allier, avec la victoire du PCF à Montluçon, comme elle l’est en France. En 1979, les communistes, bénéficiaires du redécoupage des cantons montluçonnais, emportent encore la présidence du conseil général, où s’installe un élu urbain, Henri Guichon5.

17 Dans le monde rural, le manque de relève des élus SFIO par le PS et la logique unitaire assurent la prééminence du PCF, qui tire profit de son militantisme, infiniment supérieur à celui des socialistes. En 1968, la fédération communiste compte 37 sections

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et 4 242 adhérents [Bonnet 2003 : 10 et 14] ; la SFIO ne totalise que 920 adhérents et 33 sections [Conord 2002 : 41]. Tous les chefs-lieux de canton comprennent une section du PCF (hormis Le Montet), alors que la SFIO est absente de Bourbon-l’Archambault, Chevagnes, Lurcy-Lévis et du Montet6. L’implantation communiste est néanmoins beaucoup plus forte que ces chiffres ne le montrent, car il faut tenir compte de l’existence de 147 cellules rurales réparties sur tout le territoire départemental, à la différence des sections de la SFIO7. Les années soixante-dix consacrent donc l’hégémonie du PCF.

18 Toutefois, le parti communiste ne tarde pas à subir des revers. En 1982, le conseil général lui échappe au profit d’un modéré, élu, il est vrai, au bénéfice de l’âge. Le PCF perd les cantons de Lurcy-Lévis et de Saint-Pourçain-sur-Sioule. À l’issue des élections municipales de 1983, les deux chefs-lieux de canton basculent à droite8. Ces pertes n’affectent pas le leadership du PCF sur l’ensemble de la gauche, en raison de l’affaiblissement concomitant du PS.

19 Parmi les facteurs favorables au PCF, le « découpage très politique » de 1958, avec la création d’une circonscription s’étendant sur 100 kilomètres du nord au sud et incluant dix cantons, agit de façon positive et contre toute attente : […] le pronostic reposait sur l’idée que le communisme était plus vulnérable en milieu rural qu’en milieu urbain. Il était, bien entendu, erroné, et, dès 1958, la circonscription de Gannat a été représentée par un communiste.[Mazataud 1988 : 199-200]

20 La 3e circonscription, dite de Gannat-Saint-Pourçain-sur-Sioule, compte pourtant cinq conseillers généraux SFIO sur dix en 1958, et un député socialiste y est élu en 1962 ; mais c’est le seul renouvellement où le siège échappe au PCF, entre 1958 et 1993. En effet, les bastions du communisme rural sont tous, à l’exception de Lurcy-Lévis, regroupés dans cette circonscription. À l’inverse, les cantons les plus fidèles à la SFIO se situent aux marges du département, à l’extérieur du triangle formé par Montluçon, Moulins et Vichy : Marcillat-en-Combraille, Huriel, Dompierre-sur-Besbre, Le Donjon, voire Chevagnes et Jaligny-sur-Besbre.

21 Les terres de prédilection du socialisme bourbonnais se trouvent donc morcelées, alors que le PCF peut utiliser toute sa force de frappe dans la 3e circonscription qu’il conserve pendant environ une trentaine d’années. Le redécoupage de 1986 touchant trois circonscriptions attribue au PCF deux cantons supplémentaires, Lurcy-Lévis et Varennes-sur-Allier, qui ne modifient pas foncièrement la donne. En revanche, à Moulins, l’administration enlève un canton à la circonscription la moins peuplée du département, contre l’avis de la commission des Sages. Cette décision a pour conséquences de renforcer le poids de la ville de Moulins (maire RPR) et d’affaiblir la gauche, privée de l’un des cantons les plus ruraux de l’Allier, qui lui est favorable lors des élections nationales9. Quant à la 3e circonscription, sa taille démesurée rend son unité problématique, ainsi que le souligne André Lajoinie, au soir de sa carrière : […] la 3e n’a qu’un seul point central, un seul point de convergence de sa population, son député10.

22 La carte du communisme rural se modifie à la fin du XXe siècle, la perte de bastions traditionnels étant compensée par la conquête de nouveaux espaces, comme les cantons de Hérisson et de Souvigny en 1998. La fidélité de ces terres n’est pas aussi assurée que celle du Centre-Nord bocager. Or cette zone dispose d’élus divers droite, jeunes, tombeurs du PCF durant les années quatre-vingt-dix. Yves Simon est le plus

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représentatif d’entre eux, conquérant tour à tour sur les communistes la mairie de Meillard (1989), le canton du Montet (1992)11 et la 3 e circonscription (2002). Cette dernière victoire marque la fin d’une époque. En effet, si Pierre Villon et André Lajoinie ont pu successivement détenir ce mandat sans résider de manière permanente sur leur terre d’élection, le parachutage, pourtant proche, de Jean-Claude Mairal, communiste domicilié à Moulins, a échoué. Il est vrai qu’André Lajoinie a bénéficié aussi de sa position de directeur du journal La Terre, dont l’efficacité fut grande dans un département où le militantisme paysan occupait traditionnellement une place considérable.

La relégation des paysans dans le syndicalisme agricole

23 Durant les heures difficiles des années quatre-vingt, Pierre Mazataud souligne que, « dans cette aire stable, prévaut une orthodoxie pratiquement sans faille ». Le même auteur précise que « l’action du PC dans les milieux ruraux ne se concevrait pas sans le support logistique qu’assurent les services urbains du parti » [op. cit. : 67 et 113].

24 Les deux fédérations, socialiste et communiste, sont constamment dominées par des militants urbains12. Le secrétariat fédéral n’a jamais été détenu par un agriculteur en activité. Quant aux parlementaires, trois seulement sont issus du monde paysan, entre 1945 et 2002 : Marcel Pouyet, Jean Billaud et André Lajoinie, encore qu’il faille apporter quelques réserves. Jean Billaud est, de fait, proclamé député en février 1968, après le décès du titulaire, mais ne siège que trois mois au Palais-Bourbon ; quand Lajoinie est élu député en 1978, il est permanent et dirigeant du PCF depuis de longues années. La place des agriculteurs est extrêmement réduite au sein des conseils généraux. Depuis 1970, un seul élu cantonal socialiste a exercé cette profession. Les agriculteurs représentent en revanche la moitié des conseillers généraux ruraux du PCF (sept sur quatorze), de 1945 à nos jours. Cependant, les élus les mieux implantés, dans les plus solides bastions du communisme rural, les quatre élus de Bourbon-l’Archambault, par exemple, ne sont pas des paysans. Alexis Gaume, élu entre 1919 et 1961, est commerçant ; Roger Berthon, ancien agriculteur, est également commerçant au moment de son élection en 1961 ; Robert Chaput, élu en 1981, est enseignant ; Gilles Mazuel, actuel conseiller, est secrétaire général de mairie. Parmi les agriculteurs communistes, seul Yvan Déternes, élu dans le canton du Montet entre 1961 et sa défaite en 1992, connaît une longévité exemplaire. Cette rareté des mandats électifs est à mettre en relation avec la spécialisation des militants paysans pour le syndicalisme agricole.

25 Regroupé par l’État français au sein de la corporation paysanne, le syndicalisme agricole retrouve sa liberté d’expression à la Libération. Dans l’Allier, la FSEA (puis la FDSEA : Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles) se dote, en 1946, d’une direction collective où socialistes et communistes se partagent les tâches13. Les militants des deux partis se retrouvent à la CGA (Confédération générale de l’agriculture), créée à Paris les 16, 17 et 18 mars 1945. Les syndicalistes bourbonnais encouragent, eux aussi, la coexistence d’adhérents de différents partis au sein de leur organisation. L’hebdomadaire syndical, Le Réveil paysan de l’Allier, exprime cette volonté :

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[…] si vous appartenez à un parti, restez-y, discutez à vos sections, à vos cellules, de vos idées politiques, c’est là que doivent se faire les discussions de parti, non au syndicat14.

26 Cette unité masque mal la compétition entre socialistes et communistes ; ces derniers prennent rapidement l’ascendant. En 1950, le secrétariat général de la CGA dans l’Allier échappe au socialiste Phelouzat, au profit du communiste Albert Poncet. Dès 1952, tous les éditoriaux du Réveil paysan de l’Allier sont signés par des membres du PCF. La défaite socialiste s’explique en partie par la scission du PSU (Parti socialiste unitaire), dont les adhérents font liste commune avec les communistes lors des élections, de 1952, à la Chambre d’agriculture. Certains socialistes SFIO figurent à leurs côtés, d’autres sur une liste concurrente. L’absence d’une ligne politique ferme irrite fortement le secrétaire de la fédération socialiste, Georges Rougeron15.

27 Les années cinquante marquent donc la domination des communistes au sein du syndicalisme agricole dans l’Allier, élément décisif pour comprendre la marginalisation des socialistes. La Chambre d’agriculture compte néanmoins deux présidents appartenant à la SFIO, entre 1958 et 1975 : Pierre Boulois et Henri Sarron. L’avènement du second, maire de Saulzet, en 1964, constitue en réalité une étape pour les communistes, qui l’ont soutenu dans sa rivalité avec Boulois, conseiller général SFIO (élu dans le canton de Cérilly), et qui profitent de l’occasion pour phagocyter le bureau de l’assemblée consulaire, les trois vice-présidents appartenant au PCF. À la mort de Sarron, c’est un communiste, Georges Mercier, conseiller municipal à Saint-Bonnet-de- Four, qui devient président de la Chambre d’agriculture de l’Allier16. Son décès en 1989 fait d’un autre militant du PCF, Jacky Bélien, le nouveau président de l’assemblée consulaire. Celle-ci est perdue par la gauche en 1995, au profit d’une liste regroupant diverses forces de droite et des organisations catégorielles (syndicat des irrigants, par exemple). Le principal collège, celui des chefs d’exploitation, a donné la majorité à la nouvelle direction. Le collège des retraités a largement voté pour la liste de gauche, ce qui ne laissait guère présager un renversement de situation en 2001 puisque c’est parmi les forces vives que le déclin de la gauche était le plus net.

28 Les élections consulaires de 2001 confirment ce changement considérable dans le vote paysan. Le président sortant de la Chambre d’agriculture est reconduit dans ses fonctions, malgré la présence d’une liste dissidente à droite (qui recueille 6 % des suffrages exprimés). La gauche part au combat divisée : la Confédération paysanne attire sur son programme 12,49 % des voix ; la FDSEA, où se retrouvent militants socialistes et communistes17, doit se contenter de 31,99 %, accusant 958 voix de retard sur la principale liste de droite. Le 4e collège, celui des retraités, reste fidèle à la tradition politique bourbonnaise, en accordant 64,44 % à la liste FDSEA.

29 L’observation de quelques résultats locaux met en lumière l’ampleur du changement : la gauche est minoritaire dans les cantons de Ébreuil et de Hérisson (dont les conseillers généraux sont communistes) ; à Ygrande, commune symbole du communisme rural, la gauche, dans son ensemble, n’obtient qu’une seule voix d’avance sur la droite18.

30 Les raisons d’un tel déclin sont multiples. La gauche, ici le parti communiste, doit faire face à de profondes mutations dans le monde agricole. La disparition de nombreuses exploitations de petite taille la prive d’un électorat souvent fidèle. De surcroît, le département a été classé « zone d’accueil » en 1963 afin d’encourager la venue d’agriculteurs du grand Ouest et aussi de Saône-et-Loire. Ces « migrants », souvent mal

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accueillis, finissent par s’intégrer et par détenir des postes à responsabilités. Or, leur dynamisme et leur volonté de s’investir agissent contre la tradition bourbonnaise. Ces hommes ont une culture politique différente de celle des paysans locaux. À de rares exceptions près, ils s’engagent contre la majorité en place à la Chambre d’agriculture [Mischi op. cit. : 668]. Après deux tentatives malheureuses en 1983 et 1988, c’est l’un d’entre eux, Jean-Marie Lesage, qui emporte la présidence de l’organisme consulaire en 1995. Enfin, il est possible que l’attitude souvent négative du syndicalisme de gauche dans l’Allier ait contribué à lasser les électeurs paysans. Telle est la conviction de Jean- Paul Diry, qui estime que les multiples combats syndicaux contre la Politique agricole commune et, plus généralement, contre la plupart des initiatives gouvernementales « ont usé les énergies et contribué au maintien de la situation existante » [1990 : 136]19. Or le monde agricole demeure l’univers dominant des campagnes bourbonnaises, assez peu industrialisées.

31 Les petites villes représentent, en effet, des pôles d’emploi dont le pouvoir attractif est souvent limité. L’industrie agroalimentaire se résume essentiellement à l’abattoir de Villefranche-d’Allier, fondé en 1935 par « une poignée d’éleveurs » [ibid. : 137 et 142]. L’activité minière a été longtemps un marqueur fort de ces territoires et un élément important de la domination de la gauche. Les mines de charbon de Bert et de Montcombroux-les-Mines ont cessé leur activité en 1950. Ces communes de l’est du département sont demeurées des terres de gauche, acquises aux socialistes, pour la première, aux communistes, pour la seconde. Buxières-les-Mines et Saint-Hilaire, dans le bassin de l’Aumance, appartiennent au canton de Bourbon-l’Archambault et constituent des bastions communistes jugés inexpugnables depuis 1920. Pourtant, en 2001, le PCF a perdu la mairie de Saint-Hilaire. Non loin, Châtillon, autre site d’extraction charbonnière, relève de la même tradition rouge. En revanche, la commune limitrophe de Noyant-d’Allier, socialiste encore dans les années cinquante, a modifié radicalement son comportement électoral (au profit de la droite) après l’arrivée de rapatriés d’Indochine dans les corons de la petite cité. La pagode qui s’y dresse aujourd’hui face au chevalement de mine est le symbole de ce changement d’identité.

32 Le peuple mineur des campagnes bourbonnaises était pour le PCF un précieux point d’appui. Les élections des délégués mineurs qui se déroulent après guerre traduisent un soutien massif à la CGT. FO ne présente même pas de liste à Bert-Montcombroux, Bézenet, Buxières-les-Mines et aux Plamores en 194920. Le PCF comptait sur les cellules d’entreprise chez les mineurs et les ouvriers de diverses usines (dont l’abattoir de Villefranche-d’Allier), atout important face au parti socialiste. Or, en 2000, une seule cellule, celle des cheminots de Saint- Germain-des-Fossés, continuait à fonctionner [Mischi op. cit. : 650]. Le syndicalisme et le militantisme en entreprise semblent donc en crise.

33 Ces reculs n’ont guère été compensés par l’investissement, assez timide, des élus de gauche dans la récente mise en place des structures intercommunales21. Or, la gestion d’associations aussi diverses que les coopératives d’habitat rural ou d’insémination artificielle, les syndicats intercommunaux d’électrification, de cylindrage et d’adduction d’eau avait fortement contribué à l’implantation de la SFIO dans les campagnes de l’Allier. La réduction conséquente du nombre d’élus socialistes et l’achèvement de l’équipement rural ont entraîné la fin de ces pratiques si précieuses pour la constitution et la conservation d’un bastion électoral.

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34 En conclusion, dès 1946, le PCF recueille plus de voix que la SFIO lors des élections législatives mais doit attendre les années soixante-dix pour détenir de nombreux cantons et municipalités. Il domine nettement le syndicalisme agricole, où les socialistes jouent rapidement un rôle de supplétifs.

35 Le PCF a su réactiver à son profit la mémoire des événements fondateurs de la gauche bourbonnaise en milieu rural ; il a bénéficié du dynamisme de ses militants et de la longévité de ses représentants. Son déclin, tardif, est pourtant réel ; il résulte d’une évolution sociologique défavorable mais aussi d’un manque de renouvellement des hommes et des problématiques. La gauche, et particulièrement le parti communiste, éprouve des difficultés d’adaptation vis- à-vis des nouvelles conditions économiques et sociales.

36 La mise en perspective des élections professionnelles (Chambre d’agriculture) et générales conduit à mettre au jour l’importance d’un métier, celui d’agriculteur, dans la gestion des campagnes. Les votes agricoles et ceux de la population rurale bourbonnaise, dans son ensemble, paraissent liés, même quand les paysans sont devenus statistiquement minoritaires. Les espaces ruraux sont donc toujours colorés par une représentation et une identité spécifiquement paysannes, lesquelles peuvent avoir une traduction politique.

37 Préface d’André Lajoinie. Paris, Éditions sociales.

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NOTES

1. « Les élections législatives en Allier », Centre-Matin, 12 juillet 1968. 2. Le travail de F. Colcombet s’inscrit dans une vision contemporaine et militante de l’Histoire. La dédicace est adressée « aux enfants des cantons du Donjon et de Jaligny- sur-Besbre », et la couverture est rouge. 3. La Montagne, 23 juin 1996. 4. É. Moine, « André Lajoinie, ses racines et son chêne », La Montagne, 10 juin 2002. 5. Henri Guichon est issu du monde paysan puisqu’il fut ouvrier agricole à Noyant- d’Allier durant sa jeunesse. 6. Le canton du Montet compte une section du PCF et une section de la SFIO, mais hors du chef-lieu. 7. La SFIO réunit 103 sections en 1946 ; dès 1949, ce chiffre tombe à 56. 8. Lurcy-Lévis avait auparavant un maire socialiste, Saint-Pourçain-sur-Sioule un édile communiste. 9. Les deux victoires de Pierre-André Périssol (RPR, UMP), en 1993 et 2002 (avec 86 voix d’avance), donnent raison à la logique politique qui a présidé au retrait d’un canton à la circonscription la moins peuplée. 10. É. Moine, « André Lajoinie, ses racines et son chêne », La Montagne, 10 juin 2002. 11. Le PCF a reconquis ce canton en 2004. 12. Le seul parti de gauche qu’ont dominé les paysans dans l’Allier est le PSU (Parti socialiste unitaire), dans les années cinquante. La figure de Marcel Pouyet, député SFIO puis candidat sur la liste PCF en 1951, est la plus illustre de cette structure partisane à l’existence brève. 13. Le Réveil paysan de l’Allier, 15 février 1946. 14. Le Réveil paysan de l’Allier, 1er février 1946. 15. OURS, rapports fédéraux 1952 (B479BD) et 1953 (E887MM). 16. Le Bourbonnais rural, 23 septembre 1975. 17. Bruno Vif, président de la FDSEA depuis 1996, est de sensibilité socialiste ( La Montagne, 22 mai 1996), mais les communistes continuent de fait à diriger le syndicat. 18. La Montagne, 2 février 2001 et Le Bourbonnais rural, 9 février 2001. 19. Cette opinion a été émise en 1990 ; elle est toujours valide durant la décennie suivante. 20. Archives départementales de l’Allier, 667W40, procès-verbaux de l’élection des délégués mineurs, 26 avril 1949. En revanche, FO est implantée dans le bassin de Commentry, plus urbanisé.

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21. Quelle que soit leur tendance politique, les élus bourbonnais n’ont, d’ailleurs, pas fait preuve d’un grand enthousiasme à l’égard de l’intercommunalité.

RÉSUMÉS

Résumé Depuis 1945, la gauche est prépondérante dans le conseil général et la circonscription la plus rurale de l’Allier. Les rapports entre socialistes et communistes sont étroitement dépendants des forces respectives des deux partis et oscillent entre concurrence et partenariat. Pour parvenir à une position de suprématie, élus et militants font appel à l’Histoire comme légitimation. Ils usent aussi de méthodes plus pratiques, tel l’investissement dans le syndicalisme agricole, modalité d’implantation privilégiée dans l’Allier. Cet article présente les références, la sociologie et les relais des deux mouvements. Il envisage l’évolution de la gauche par rapport aux mutations économiques et sociales, et face à une droite renouvelée durant les dernières décennies du XXe siècle.

Abstract Since 1945, the left has held a preponderant position on the board of supervisors in Allier department, France, and in its most rural district. Wavering between competition and partnership, the relations between Socialists and Communists closely depend on the strength of their respective parties. To outdistance each other, elected officials and activists appeal to History for legitimacy. They also use more practical methods, such as involvement in farmers, unions, which have given them roots in the department. This sociological study of these two movements also presents their points of references and support. The evolution of the left is seen in relation to economic and social changes, and with respect to a right-wing revival during the last decades of the 20th century.

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Propagande et effets de propagande Le canton de Bourbon-l’Archambault dans l’entre-deux-guerres

Vincent Fabre

1 L’échelle locale, celle du canton1, permet d’appréhender au plus près la manière dont les dirigeants communistes bourbonnais parviennent sur le terrain à gérer les contradictions inhérentes au communisme rural, à savoir l’opposition entre l’idéologie collectiviste communiste et l’aspiration à la propriété de la paysannerie, d’une part, l’opposition entre la volonté affichée du PCF d’une ouvriérisation et la nécessité de s’allier les classes paysannes, d’autre part. Comment les dirigeants réussissent-ils à conquérir jour après jour de nouveaux militants ou de simples électeurs ? Sur quels motifs fondent-ils leur action, quelles stratégies appliquent-ils pour éviter la tension des paradoxes et com- ment contournent-ils les obstacles ?

2 Les façons de faire bricolées au coup par coup font partie de la panoplie de la propagande. Par propagande nous entendons « la production et la diffusion de représentations […] qui établissent l’identité du groupe ou les éléments de sa culture politique » [Lagrove 1985]. En effet, la propagande ne se limite pas à la diffusion de tracts et à l’organisation de meetings. Elle passe par toute une série d’actions moins visibles et plus quotidiennes qui vont de la participation à une fanfare locale au port d’une cocarde rouge. Aussi la propagande communiste traduit-elle surtout une volonté d’emprise sur la société locale grâce à l’invention d’une nouvelle sociabilité. Il s’agit donc d’analyser à la fois les techniques de domination utilisées par les dirigeants communistes locaux et les processus de légitimation qu’ils mettent en œuvre. Jouissant d’une grande liberté d’action, évitant le plus possible les questions économiques, et particulièrement la question de la propriété, les communistes ont recours au thème du pacifisme pour mobiliser autour de l’antimilitarisme d’abord, de l’anti-fascisme ensuite. En outre, au-delà des discours, de la presse et des brochures, ils ont été les seuls qui, par leur action organisée, ont proposé à cette terre du Centre une nouvelle sociabilité et une identité.

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Au-dessus du parti

3 Le canton de Bourbon-l’Archambault étant éloigné des centres de direction du parti situés à Bourges et à Montluçon, les cellules locales se trouvent dans un relatif isolement. De ce fait Le Travail, journal du PCF de l’Allier, leur sert d’espace de communication. Alexis Gaume2, conseiller général, est ainsi interpellé dans le numéro du 1er octobre 1922 afin qu’il s’informe et qu’il informe sur le rapport à remettre au rayon de Buxières en vue du congrès régional. Si les militants s’adressent par voie de presse au conseiller général communiste, c’est tout simplement parce qu’« il n’est pas possible de joindre le secrétaire de la section ». Ces difficultés de communication sont d’autant plus grandes que, durant tout l’entre-deux-guerres, les cellules rurales n’ont cessé d’être ballottées entre différentes régions de propagande3.

4 Cette atomisation spatiale des cellules et le manque de liens entre elles accentuent la marginalisation des militants et des dirigeants du canton de Bourbon-l’Archambault, aucun d’eux n’ayant intégré les instances dirigeantes du parti. Si l’ouvriérisation décidée en 1924 fonctionne à l’échelon local, paradoxalement, la marginalisation des dirigeants locaux leur laisse une plus grande marge de manœuvre. Les communistes du canton de Bourbon- l’Archambault et du bocage bénéficient en effet d’une liberté quasi totale quant à leurs activités et à leurs discours. En 1930, pour répondre à la direction du parti qui critiquait son attitude pendant les sénatoriales de 1929, Gaume peut se permettre de lancer de façon lapidaire : Je ne veux pas accepter aveuglément les ordres qu’on m’adresse.

5 Et son frère, conseiller général de Lurcy-Lévis, commune voisine de Bourbon, de renchérir en ces termes : Je considère certaines directives données par le parti comme absolument illogiques car elles n’ont pour résultat que de conduire des militants en prison sans aucun profit4.

6 Ni l’un ni l’autre ne souffrira de ces déclarations. La direction régionale est consciente de leur indépendance mais impuissante à peser sur eux tant elle sait combien sa structure et son influence reposent sur ce type de personnalités. En 1938, Louis Dumont5, figure locale du parti, est qualifié par la direction régionale de « personnage au-dessus du parti, ayant presque toujours raison tout seul »6.

7 Cette liberté des leaders locaux est d’autant plus forte que même à l’échelle du canton l’organisation du parti laisse à désirer. Les cellules sont en mauvais état de fonctionnement et se réunissent peu. À Saint-Hilaire, mairie communiste dès 1925, la cellule disparaît de 1928 à 19327. La propagande est alors l’œuvre de quelques-uns qui, par leur activité, ont la possibilité de rencontrer les paysans, d’où l’importance et l’impact des artisans et des commerçants dans la sociologie des dirigeants du parti à la campagne. Les cultivateurs, trop « sédentaires » pour être efficaces, ne prennent pas de responsabilités. En 1932, sur les douze dirigeants communistes du canton, sept sont des artisans ou des commerçants8. Les quelques cultivateurs, tels Pierre Laurent ou Louis Dumont, possèdent généralement une caractéristique particulière qui les incite à ne pas rester repliés sur leur terre. Laurent9, à Buxières, donne des cours de solfège et dirige la musique. Dans les campagnes une propagande communiste réussie procède avant tout de relations humaines patiemment tissées et généreusement entretenues. Toutefois, la liberté laissée aux communistes du canton de Bourbon est fondamentale

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pour comprendre la propagande car elle a permis d’adapter le message communiste aux spécificités locales.

L’épineuse question de la propriété

8 La doctrine communiste, dès lors qu’elle se confronte au niveau local, est prise en tenaille entre la collectivisation comme horizon idéologique et l’aspiration des paysans français à devenir propriétaires. Pour les leaders communistes locaux, il n’y a pas à choisir entre la défense de la petite propriété et la collectivisation : il vaut mieux proposer un programme à long terme comprenant des mesures transitoires. L’article intitulé « Les thèses du PCF sur la question agraire »10 entre dans cette logique et, à l’échelon local, les communistes développent une triple stratégie pour parler aux paysans des questions économiques.

9 La première de ces stratégies consiste à éluder la question de la propriété. Il faut attendre 1923 pour voir dans Le Travail deux articles portant sur la question agricole, l’un sous la plume de Jean-Baptiste Gaby, ouvrier agricole de la région moulinoise, l’autre sous celle de Louis Dumont qui s’en prend aux « fermiers généraux »11. Le thème disparaît ensuite de la presse communiste locale. Attaqué comme « partageux » par ses adversaires politiques, le parti contourne le problème soit en se posant en défenseur de la petite propriété12 soit en lançant : « la terre à ceux qui la travaillent » ou « la terre aux paysans » [Montusès 1927], ce qui permet de multiples interprétations tout en mettant l’accent sur la saisie des biens des grands propriétaires terriens.

10 La deuxième stratégie est celle de l’alternative : pour éviter de parler de propriété ou de collectivisation on insiste sur l’amélioration des conditions de vie à la campagne (électrification, modernisation de l’habitat), en s’appuyant si possible sur le modèle de la révolution russe. À cet égard, les comptes rendus des voyages en URSS de Jean Creuzier et d’Andrée Roux sont significatifs. Creuzier est métayer dans le canton de Bourbon-l’Archambault, Andrée Roux, ouvrière à l’usine Saint-Jacques de Montluçon. Ils ont été choisis respectivement en 1933 et 1934 par les AUS (Amis de l’Union soviétique) de l’Allier pour visiter ce pays. En rentrant, ils font le tour du département pour vanter le système soviétique. Lorsque la question de la propriété et de la collectivisation des terres est débattue, tous deux répondent évasivement et reprennent leurs discours sur le bonheur et la facilité de vie des paysans soviétiques [Lee 2002].

11 Enfin, ne pouvant aborder de front les questions économiques, les communistes s’attaquent aux « ennemis du paysan ». C’est sous ce titre que la brochure d’Ernest Montusès publiée par le parti en 1927 décrit la misère du paysan français et en fustige les responsables, obligeant ces derniers à mobiliser à la fois la thématique des « petits contre les gros » et une phraséologie révolutionnaire inspirée du langage de 1789. Le canton de Bourbon se prête d’autant plus à ces antagonismes binaires qu’il comprend de grands domaines découpés en métairies remises entre les mains de « fermiers généraux ». L’usage de ce terme traduit la persistance du vocabulaire de l’Ancien Régime dans ce coin de bocage : en effet, le fermier général est un régisseur placé entre le propriétaire et le métayer. Intermédiaire, il vit sur la récolte, dont il prélève une partie, et sur l’impôt colonique13. Par son comportement, il est la cible du ressentiment paysan dès 1900. Le parti communiste reprend cette revendication à son compte et inscrit dans ses programmes14 la suppression des fermiers généraux.

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12 La mobilisation du vocabulaire propre à la Révolution française s’applique également aux grands propriétaires. Dans Le Travail du 4 août 1929, la dernière campagne électorale pour la mairie de Vieure fait l’objet d’un bien singulier compte rendu : Notre châtelain chassé par la classe ouvrière en 1925 d’où il avait le pouvoir depuis plus d’un demi-siècle voulut une revanche à nos dernières élections […] « J’ai les trois quarts de la commune, disait-il. Mes métayers voteront pour moi, sinon je ferai comme aux dernières élections : ce sera la porte. Je dois être le maître… ».

13 Si les responsables locaux essayent de ruser avec les questions épineuses, à partir des années trente, la CGPT (Confédération générale des paysans-travailleurs), syndicat agricole proche du PC, permet aux leaders locaux de mieux affronter les questions économiques. Dirigée par Laurent et Dumont et tirant profit de la crise agricole, elle remporte d’incon- testables succès, notamment à la faveur des ventes-saisies15. Ainsi, riches de leur liberté d’action, les leaders locaux sélectionnent les thèmes les plus mobilisateurs dans le bocage pour en faire leurs chevaux de bataille ; parmi eux, le pacifisme va se tailler une place de choix.

« Maudite soit la guerre et ses auteurs »16

14 Le canton de Bourbon-l’Archambault n’échappe pas au sentiment antimilitariste qui irrigue les terres du Centre. Ce n’est pas un hasard si Pierre Brizon17 est l’un des premiers socialistes français à rompre l’Union sacrée et à voter contre les crédits de guerre ; en 1916, de son banc à l’Assemblée nationale, il clame : Vous les aurez, les un million cinq cent mille morts !

15 Les élus du parti du canton de Bourbon ont saisi tout ce que ce propos a d’important pour rassembler les énergies de la paysannerie : en effet, nombre de jeunes militants, tel Alexis Gaume, ont fait l’expérience du feu. Dès lors, sans faillir, les communistes se mobilisent autour du thème du pacifisme qu’ils transforment peu à peu en lutte antifasciste au cours des années trente. C’est le point de congruence idéologique entre eux et les populations rurales du canton. Pour que le parti puisse se revendiquer comme le parti du pacifisme, ses dirigeants privilégient, cette fois encore, trois voies.

16 La première s’inscrit dans un refus de commémoration et de glorification de la patrie, dont l’érection de monuments aux morts est un moment emblématique. À Bourbon- l’Archambault, seule mairie restée à droite, la municipalité fait ériger en 1922, sur la place de l’église, un monument aux morts portant l’inscription « Aux enfants morts pour la patrie ». La réaction communiste ne se fait pas attendre. Gaume refuse d’assister à l’inauguration et rédige une lettre ouverte, placardée dans toutes les communes du canton : Je vous remercie de votre invitation mais je ne pourrai assister à la cérémonie ni comme élu, ni comme ancien combattant. Comme élu parce que la volonté des électeurs qui m’accordèrent leurs votes en 1919 et 1922 m’interdit de prendre place dans une cérémonie semblable aux côtés des défenseurs ou partisans d’un gouvernement militaire ou clérical que j’ai le devoir de combattre. Comme ancien combattant, j’estime que la création et l’inauguration d’un monument dans les conditions de celui de Bourbon est un acte militaire mais aussi un acte religieux, le patriotisme étant à l’heure actuelle une véritable religion. Et la plus dangereuse de toutes car jamais aucune autre n’a creusé en cinq ans dix millions de tombes dans le monde sans parler des milliers de malades ou estropiés. Libre à certains d’oublier ces ravages ou de les glorifier, d’en préparer volontairement ou involontairement le

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retour en célébrant le culte de la patrie. Pour mon compte, m’inclinant bien bas devant les victimes, je me souviens18.

17 La deuxième voie du pacifisme communiste consiste à mobiliser, par cercles concentriques, les associations pacifistes d’anciens combattants. L’ARAC (Association républicaine des anciens combattants), fondée dès 1920 à Saint-Hilaire et à Vieure19, compte rapidement une section dans chaque commune du canton. Alors que le PC est essentiellement dirigé par des commerçants et des artisans, l’ARAC est, elle, le territoire des cultivateurs : Émile Debriette et Alexandre Dufloux, fondateurs de l’ARAC de Saint-Hilaire, ainsi que Louis Dumont, à l’origine de la section de Vieure, sont tous trois exploitants agricoles. Contrairement aux cellules du parti, les structures de l’ARAC sont particulièrement actives : les réunions de section sont nombreuses et régulièrement suivies, comme en témoigne la presse communiste locale. Ainsi, en 1923, la section de Bourbon compte 115 membres20. À partir de 1926, l’ARAC sert de « tremplin de lutte » contre le fascisme et va finalement laisser la place aux comités Amsterdam-Pleyel regroupant souvent « la majorité de la population »21.

18 La troisième voie permettant de s’affirmer comme défenseur du pacifisme dans le canton passe par les manifestations publiques. Si les tournées de propagande du PC sont peu nombreuses et peu satisfaisantes, ce n’est pas le cas des tournées organisées par l’ARAC. En 1925, invité par l’association, Paul Vaillant-Couturier, leader national, vient visiter le canton22. Mais c’est surtout autour des manifestations de rue que l’ARAC mobilise. Le 1er novembre de chaque année, elle « invite tous les habitants de Buxières- les-Mines et des communes environnantes à venir manifester leur haine de la guerre » 23. Dès 1921, et pendant tout l’entre-deux-guerres, près de 200 personnes défilent dans les rues de la cité avant de déposer au cimetière une gerbe portant l’inscription « Aux victimes du militarisme ». Les rassemblements les plus importants se déroulent le 12 février 1934 et les manifestants viennent protester contre « la tentative de coup de force des ligues ». Parallèlement à la manifestation de Buxières, les rues d’Ygrande se voient envahies par plus de 600 personnes dans une commune qui en compte 1 300 [Halévy 1938 : 334-335]. L’ARAC utilise même le théâtre pour faire passer son message et s’adresser à des cercles encore plus larges que celui des sympathisants communistes. Elle organise des représentations théâtrales comiques qui tournent en ridicule l’armée française24. À Ygrande, les militants communistes montent une troupe dont les représentations sont essentiellement antimilitaristes25.

Pour une nouvelle sociabilité

19 Ce type d’événements révèle l’essentiel de la propagande communiste dans le canton, laquelle consiste à organiser une nouvelle sociabilité et proposer une matrice identitaire au communisme26. La « der des der » a saigné à blanc la campagne bourbonnaise, la crise démographique commencée au début du siècle touche profondément ce bocage à l’habitat dispersé [Fabre 1997]. La sociabilité traditionnelle faite de veillées et de visites aux voisins a vécu, tout comme a vécu le travail de plusieurs familles sous le même toit27. Le préfet de l’Allier ne s’y est pas trompé : Les cadres traditionnels de l’électorat rural tels qu’ils étaient ont été détruits par la guerre. Tous ne sont pas reconstitués et les élus ont perdu leurs moyens habituels de contrôle sur l’opinion qui les mandate. C’est cette situation qui avait fait dans un premier temps la fortune de la propagande communiste28.

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20 C’est en effet dans cette déchirure des anciens cadres de la sociabilité que l’identité communiste locale se construit. Pour vivre ensemble, pour se sentir membre d’une même communauté, les habitants du canton doivent s’identifier à des symboles qui renvoient au même corps doctrinal. Les communistes utilisent notamment la couleur rouge comme signe de ralliement et d’appartenance à cette nouvelle sociabilité. À Ygrande, le nouveau maire qui succède à celui qui a « trahi le parti »29 décide, dès sa prise de fonction, de faire peindre en rouge la Marianne qui trône dans la salle du conseil [Gagnon 1970]. Le 14 juillet 1920, à Lurcy-Lévis, commune limitrophe de notre territoire d’étude, Joseph Gaume, frère d’Alexis, ôte le drapeau national de la façade de la mairie pour le remplacer par un drapeau rouge portant l’inscription « Comité révolutionnaire »30. Par ce geste les communistes s’exposent, cherchent et réussissent à faire identifier ce coin de bocage aux territoires des « rouges »31.

Régularités, singularités

21 L’étude de cas qu’offre le canton de Bourbon-l’Archambault valide et précise les grandes lignes de la stratégie du parti dans les campagnes et, notamment, dans ses bastions. Il est manifeste que le parti s’appuie sur quelques cadres locaux dynamiques et entreprenants auxquels il laisse une grande liberté, à l’inverse d’autres régions rurales où le « tour à la campagne » de leaders nationaux ou régionaux semble suffire.

22 Contourner la question de la propriété et instrumentaliser le pacifisme semble être une constante de la propagande communiste en milieu rural, quelle que soit la région. Dans la région Centre, par exemple, la direction du parti stipule clairement que « chez les paysans, dans les communes les plus hostiles à notre idée d’émancipation prolétarienne, nous avons créé des sections de l’ARAC »32. Créer une nouvelle sociabilité [Pudal 1989] et une nouvelle identité apparaît également comme un caractère propre aux bastions [Boswell 1988 ; Vallin 1985]. Enfin, l’écart des votes aux élections législatives (SFIO) et locales (PC) dans le canton de Bourbon- l’Archambault est un indice pertinent de ce qu’est le PCF pour les paysans du bocage : une structure porteuse d’une nouvelle organisation sociale plus égalitaire avant d’être le parti de la révolution économique et de la lutte des classes.

23 Mais, comme l’écrit Jacques Lagrove [1985] à propos des processus de légitimation : […] il serait naïf de concevoir ces phénomènes comme procédant d’une stratégie systématique des dirigeants, ce qui viendrait à penser le pouvoir comme un en soi, comme un appareil extérieur à la société, autonome et conscient.

24 Là réside toute la complexité du phénomène. Au-delà de la question du « comment a agi le PC à la campagne », il est indispensable de chercher à comprendre, en suivant Georges Lavau [1981], à quoi il a servi et on ajoutera : à qui.

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BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. Le canton de Bourbon-l’Archambault regroupe 8 communes : Saint-Plaisir, Franchesse, Bourbon-l’Archambault, Ygrande, Saint-Aubin-le-Monial, Saint-Hilaire, Buxières-les-Mines et Vieure. Avec quelque 3 000 habitants, Buxières et Bourbon sont les centres les plus importants. Le canton compte environ 10 000 habitants pendant l’entre-deux-guerres. 2. Né en 1883, il entre dès 1901 au parti socialiste révolutionnaire. En 1911, il est quincaillier à Bourbon-l’Archambault. Au retour de la guerre en 1919 il est, dès le premier tour, élu conseiller général du canton de Bourbon et le sera constamment jusqu’en 1939. Il y est le leader incontesté du PC. Son frère Joseph est conseiller général de Lurcy-Lévis, commune voisine de Bourbon. 3. La fédération communiste de l’Allier est rattachée à la région communiste du Centre jusqu’en 1933, puis elle forme avec le Puy-de-Dôme la région communiste Allier-Puy- de-Dôme. Cela signifie autant de journaux communistes différents pour le canton : Le Travail (PCF de l’Allier), L’Émancipateur (région Centre), et Alerte rebaptisé La Voix du peuple (rayons de Vichy, Gannat et Riom). 4. Rapport du préfet de l’Allier sur l’action des cellules communistes dans le département, AN F713120, 25 mars 1930. 5. Louis Dumont est né à Buxières le 24 juillet 1894. Paysan à Vieure, il est élu maire en 1925. En 1930, il fonde l’union départementale de la CGPT (Confédération générale des paysans-travailleurs). Il est nommé à la commission nationale de cette organisation en

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1937 après avoir conquis le siège de vice-président de la Chambre d’agriculture de l’Allier en 1936. 6. « Quelques remarques sur la situation du parti dans le département de l’Allier, 13 septembre 1938 ». Archives de l’Internationale communiste, bobine 840. 7. Rapport du préfet de l’Allier sur l’organisation du PCF dans le rayon de Buxières-les- Mines, 1932. AN F713098. 8. Ibid. 9. Cultivateur à Buxières, il est élu conseiller municipal en 1919 ; il rejoint la SFIC (Section française de l’Internationale communiste) un an plus tard. En tant que chef d’orchestre de la société musicale « L’Union ouvrière », il est l’un des éléments principaux de l’organisation communiste du canton. 10. La Voix paysanne, 19 novembre 1921. 11. Le Travail, 18 février 1923. 12. Le Travail, 25 mars 1923. 13. Prélèvement en argent imposé aux métayers par les fermiers généraux et censé correspondre à la location des bâtiments de ferme. Il s’ajoute aux versements en nature dus par les métayers. 14. Exemple : 26 mars 1933, « Tract de la CGPT », Archives départementales de l’Allier 1M520. 15. La CGPT organise deux manifestations pour dénoncer les ventes-saisies touchant des cultivateurs de l’Allier : la première en octobre 1934 à Souvigny, la seconde au Theil en octobre 1935. 16. Inscription figurant sur le monument aux morts de Saint-Martin-d’Estreaux (Allier). 17. Pierre Brizon est né à Franchesse le 16 mai 1878. Instituteur, il adhère au POF (Parti ouvrier français) en 1902. Cinq ans plus tard, il est élu conseiller d’arrondissement de Moulins, puis maire de Franchesse en 1912. Entre-temps, en 1910, il a conquis le siège de député de Moulins-Ouest. Réélu en 1914, il est battu en 1919. Après la guerre il fonde à Paris le journal La Vague et adhère à la IIIe Internationale. Il en sera exclu en 1922 sur ordre du Komintern. Vivant principalement dans la capitale, il ne se rend qu’exceptionnellement dans le canton. Il meurt à Paris le 1er août 1923. 18. « Lettre du commissaire spécial de Montluçon au préfet de l’Allier », 5 novembre 1922, Archives départementales de l’Allier 1M1019. 19. Le Combat social, 15 mars 1920 et 12 décembre 1920. 20. Le Travail, 1er avril 1923. 21. L’Émancipateur, 18 janvier 1936. 22. Le Travail, 8 février 1925. 23. L’Émancipateur, 28 octobre 1928. 24. Le Travail, 16 mars 1924. 25. Entretien du 22 décembre 1996 avec Marc Saint-Denis, ouvrier charpentier, retraité à Ygrande, ancien militant communiste. 26. Ici nous nous contenterons de souligner l’importance de la sociabilité dans la construction de l’identité communiste. Voir, dans ce numéro, la contribution de Haksu Lee.

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27. Pour ce thème de la vie paysanne dans le canton, voir É. Guillaumin [1904]. Il réside toute sa vie à Ygrande. 28. « Rapport mensuel du préfet de l’Allier », AN F1C1125, novembre 1923. 29. Jean-Marcel Auboir, maire d’Ygrande, quitte le parti communiste en 1933. La pression des communistes locaux le contraint à démissionner et il est remplacé par Gustave Henry. 30. « Rapport du préfet de l’Allier sur l’esprit public, la situation économique et sociale dans le département », AN F712970, 22 juillet 1920. 31. Le Travail, 4 mai 1924. 32. « Rapport de la région communiste du Centre présenté à la conférence nationale les 9 et 10 avril 1927 ». Archives de l’Internationale communiste, bobine 840.

RÉSUMÉS

Résumé Au cœur du bocage bourbonnais, le PCF s’est constitué, dès l’entre-deux-guerres, un solide bastion rural. Le parti se confond ici avec l’action de quelques individualités qui, par leurs statuts professionnels, jouissent d’une relative liberté. Confrontés aux tensions entre objectifs idéologiques (collectivisation) et réalités de la paysannerie française (aspiration à la propriété), ces dirigeants mettent en œuvre une propagande originale, adaptée au contexte local, loin des axes téléologiques du comité central : ils évitent soigneusement l’épineuse question de la propriété ; ils se servent du pacifisme et de l’antimilitarisme pour mobiliser la paysannerie bourbonnaise ; ils organisent une nouvelle sociabilité, faite de rassemblements et de symboles partagés, permettant la constitution d’une identité « rouge ».

Abstract In the woodlands of the Bourbonnais area, the French Communist Party set up a rural stronghold between the two World wars. The Party’s image mainly came out of the actions of a few individuals who, owing to their occupational status, enjoyed relative freedom. Faced with the tensions between ideological objectives (collectivization) and the reality of the French peasantry (its aspiration to own land), Party leaders resorted to an original propaganda that, adapted to the local context, was remote from the Central Committee’s line. They carefully avoided the thorny question of property, and tapped pacifist and antimilitarist feelings in order to mobilize the peasantry. They organized a new sociability based on meetings and shared symbols in order to shape to a “Red” identity.

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Un parti ouvrier en milieu rural

Julian Mischi

1 L’implantation du PCF dans l’Allier s’organise autour de deux pôles spatiaux et sociaux : la région ouvrière et urbaine de Montluçon, à l’ouest, et les campagnes orientées vers l’élevage bovin et la polyculture, au centre. Plus que l’agglomération industrielle de Montluçon, le pays bocager constitue la principale zone de force de l’organisation communiste dans le département depuis 1920. En dépit de ce socle rural, la fédération du PCF de l’Allier est essentiellement dirigée par des cadres urbains : les militants ruraux sont marginalisés au sein d’un parti qui privilégie les militants ouvriers.

2 C’est cette différenciation sociale interne au communisme bourbonnais que nous entendons analyser ici en effectuant une sociographie de ses sections départementales et locales1. À travers l’exposé des trois grandes phases de structuration du PC bourbonnais, il s’agit de mettre en évidence ses ressorts sociologiques, en soulignant plus particulièrement la position singulière de ses militants ruraux. Alors que le communisme rural est souvent appréhendé sous l’angle urbain, son implantation étant réduite à l’action de quelques militants en mission dans les campagnes, l’analyse localisée permet de déconstruire l’image d’un communisme rural, réceptacle passif d’influences extérieures, tout en dévoilant des logiques de domination sociale reproduites dans et par l’organisation partisane.

Les racines rurales du PC bourbonnais

3 La naissance du communisme français doit beaucoup au monde paysan [Kriegel 1969]. Au congrès de Tours, la plupart des délégués paysans et des fédérations rurales de la SFIO se prononcent pour l’adhésion à l’IC (Internationale communiste). Les militants des campagnes berrichonnes, creusoises et bressoises participent à la fondation du PC tandis que ceux des centres urbains (Vierzon, Bourges, Aubusson, Montceau-les-Mines et Le Creusot) refusent de quitter le parti socialiste. L’attitude des socialistes bourbonnais confirme la sensibilité paysanne à la propagande communiste. À l’issue du congrès de Villefranche-d’Allier, le 23 janvier 1921, qui consacre la rupture du mouvement socialiste bourbonnais, 40 sections socialistes sur 51 rejoignent, en majorité ou en totalité, le courant communiste. En règle générale, les plus vieilles

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sections, essentiellement urbaines, demeurent au parti socialiste, alors que les sections récentes, surtout rurales, rallient la mouvance communiste2.

4 Dans l’Allier, la construction de l’organisation communiste est l’œuvre de jeunes militants des milieux ruraux dont l’adhésion est relativement récente et qui occupaient des postes secondaires dans un parti socialiste dominé par les leaders ouvriers du bassin industriel montluçonnais. Elle apparaît comme une entreprise de relégitimation de militants de la périphérie rurale face au bastion ouvrier historique [Mischi 2001].

5 Bien qu’il soit profondément rural, le nouveau parti est dirigé par un ouvrier d’usine à Montluçon : André Lépineux. Il est cependant assisté de deux militants du bocage : un ouvrier agricole, chargé de la propagande, et un tailleur d’habit, responsable de la trésorerie3. Seize des vingt-deux membres du premier comité fédéral viennent de cantons ruraux et seulement quatre des fiefs ouvriers et socialistes de Montluçon et Commentry4. À l’image des dirigeants, les militants sont essentiellement issus des campagnes : « Les trois quarts de notre organisation sont composés de paysans »5, estime, en 1923, la direction fédérale. Le bocage représente l’aire centrale d’influence du jeune parti révolutionnaire. Les militants sont, dans leur grande majorité, des propriétaires exploitants. Si la base rurale de l’organisation communiste est paysanne, les artisans et commerçants constituent son fer de lance électoral. Parmi les principaux titulaires de mandats électoraux dans le bocage (conseillers généraux, maires), on compte ainsi des négociants en quincaillerie, des maréchaux-ferrants et des propriétaires de commerces ruraux (vente de volaille, de produits agricoles…).

6 Alors que les militants des campagnes forment le noyau actif du communisme naissant, ils ne sont pas pour autant au centre des décisions de l’appareil partisan. La contestation de l’hégémonie socialiste dans le monde ouvrier prime rapidement sur les questions rurales, et la réorganisation du parti, sur une base industrielle, lors de la phase dite de bolchevisation (1924-1927), entraîne une marginalisation des militants ruraux. La promotion partisane leur étant de plus en plus difficile dans un contexte ouvriériste, ils s’investissent progressivement dans la sphère syndicale, en particulier au sein de la Confédération générale des paysans- travailleurs (CGPT), qui se structure à partir du début des années trente. Après la génération pionnière issue de la SFIO, une deuxième vague de militants communistes émerge ainsi dans les campagnes. Ces nouvelles vocations sont suscitées par une effervescence syndicale et un discours pragmatique de défense de la petite propriété, valorisant les revendications destinées à protéger les paysans de l’insécurité économique. Autour du syndicat CGPT dirigé par des petits propriétaires communistes se forment des coopératives d’approvisionnement, de battage, de production et de stockage du blé, surtout à partir du Front populaire et de la création de l’Office du blé.

7 L’itinéraire de Jean Guéret est représentatif de ces militants ruraux venus au communisme par le truchement de la coopérative et du syndicalisme. Après avoir travaillé la terre dès l’âge de 13 ans, il est employé à l’entretien du silo à blé de Jaligny, où il s’occupe également de la coopérative de vente de produits agricoles. En 1935, il adhère à la CGPT puis, en 1937, au PC, où il dirige une section locale. L’effervescence sociale précédant et accompagnant le Front populaire transforme l’engagement syndical de militants ruraux en adhésion politique.

8 Cette deuxième vague rurale contribue à l’essor militant et électoral de la fédération bourbonnaise du PC durant les années trente : bien que, entre 1921 et 1932, le parti perde ses adhérents, en 1936 il retrouve son nombre de militants initial (environ 2 000)

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pour atteindre, l’année suivante, un effectif jamais inégalé jusqu’alors : 2 540 adhérents6. Malgré le développement des réseaux ruraux de la fédération, ses dirigeants demeurent des permanents issus du monde ouvrier montluçonnais et moulinois. Le secrétaire régional est l’ouvrier galochier Marcel Guyot, né dans une famille de Moulins. Il est secondé par le secrétaire de la section de Montluçon, Henri Védrines, électricien de formation et fils de l’aviateur Jules Védrines.

9 À la fondation sociale du PC local à travers la CGPT s’ajoute, quelques années plus tard, une fondation nationale du communisme bourbonnais, avec la participation de ses militants à la lutte contre l’Occupation allemande. L’organisation des réfractaires au STO (Service du travail obligatoire), durant les derniers mois de la guerre, élargit l’audience et le prestige du PCF dans les campagnes du département. Au cours de l’année 1942, des triangles clandestins du PC se mettent en place dans le bocage, sous l’impulsion de paysans syndicalistes [Passevant 1995 : 174-184]. Mais c’est surtout après la manifestation du 6 janvier 1943 à la gare de Montluçon contre le départ des appelés au STO que le PC se réorganise en s’appuyant sur les réseaux syndicaux et coopératifs d’avant-guerre. Les anciens militants de la CGPT, structurés par le parti dans des comités de défense et d’action paysanne, s’opposent aux réquisitions, engagent des grèves de battage et refusent les livraisons aux autorités vichystes. Des responsables de la CGPT, pour qui le Front populaire n’a pas suffi à entraîner l’adhésion politique, s’inscrivent alors au PC. C’est notamment le cas de François Mitton, membre du Comité départemental des céréales de l’Allier en 1936, qui rejoint le PC en 1941 et devient l’un des principaux animateurs du FN paysan (Front national paysan), structure regroupant les diverses organisations paysannes liées aux FTPF (francs-tireurs et partisans français). Les plus jeunes nouvelles recrues rurales s’associent au sein des FUJP (forces unies de la jeunesse patriotique) puis des JPP (jeunes paysans patriotes). Creuset de formation des nouveaux cadres du PCF dans les campagnes, les JPP regroupent, à la Libération, 800 adhérents.

10 Si la Résistance n’est pas fondatrice de l’implantation dans le bocage, elle donne au parti, après les pionniers des années vingt et les syndicalistes des années trente, une troisième génération de militants ruraux. La première génération a subi l’épuration de la bolchevisation et a alimenté de nombreuses dissidences. En revanche, les deux autres vagues d’adhérents portent le PC tout au long de la deuxième moitié du XXe siècle. En 1965, 15 % des communistes du bocage ont adhéré au PC avant la guerre et 32 % entre septembre 1939 et 1947. Au milieu des années quatre-vingt, sur les 354 militants du département ayant rejoint le parti avant 1946, les deux tiers sont venus pendant le Front populaire (1934-1937) et pendant la Résistance (1942-1944). Ces adhérents « historiques » militent surtout dans les campagnes : 234 sont originaires du bocage, essentiellement des cantons de Bourbon-l’Archambault et du Montet, et seulement 71 de la région de Montluçon7.

11 L’Occupation puis la Libération renforcent donc le caractère rural de l’organisation communiste, qui consolide ses réseaux dans le bocage. Cette arrivée massive de ruraux, par l’entremise des associations issues de la Résistance, modifie-t-elle l’identité sociologique de la direction fédérale du parti, dominée depuis la bolchevisation par des ouvriers des centres urbains ?

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L’essor de l’après-guerre : nouveaux adhérents, anciens dirigeants

12 Rassemblant 2 600 communistes à la veille de la guerre, la fédération de l’Allier atteint 13 000 adhérents à la fin de l’année 19458 et déploie de véritables structures parallèles comme l’UFF (Union des femmes françaises), forte de 12 500 militantes9. Durant les premiers mois d’incertitude de la Libération, un employé de banque, clandestin, d’origine italienne, Henri Ramassioti, lequel est dépourvu de toute formation partisane et n’est pas ouvrier, s’impose à la tête de la fédération, en l’absence des anciens dirigeants. Dès la première conférence fédérale, en janvier 1945, le CC (Comité central) lui refuse cette responsabilité, et l’appareil est repris par des cadres ouvriers formés dans le courant des années trente : un métallurgiste de Moulins, âgé de 38 ans, Hubert Jouannin, membre du bureau de la Région communiste depuis 1935, est élu secrétaire fédéral ; les deux anciens responsables du parti lors du Front populaire, Henri Védrines et Marcel Guyot, rentrés d’Allemagne où ils furent respectivement prisonnier et déporté, dirigent à nouveau la fédération.

13 Dans le même temps, plusieurs militants ruraux se retirent de la direction fédérale à laquelle ils avaient accédé grâce à leur rôle au sein du FN paysan. La trajectoire de l’ouvrier agricole François Mitton est emblématique de ces personnes, révélées par leur action résistante, qui occupent d’importants postes partisans durant la clandestinité et l’immédiat après-guerre, puis passent au second plan. François Mitton adhère au parti clandestin qu’il réorganise dans la région du vignoble de Saint-Pourçain-sur-Sioule. En octobre 1943, il est en charge de trois sections et treize communes et participe à la formation du premier maquis du département. Représentant de la CGPT clandestine au Comité départemental de Libération, il entre au bureau régional du PC en 1944. Si son parcours syndical se poursuit après la guerre (il devient vice-président départemental de la CGA10 et secrétaire départemental de la fédération des ouvriers agricoles : CGT), sa candidature aux élections législatives de novembre 1946 n’est pas ratifiée, et ses responsabilités politiques sont essentiellement locales (maire et secrétaire d’une section rurale).

14 Malgré l’importance de la mobilisation communiste dans les campagnes, l’appartenance au monde paysan n’est donc pas un facteur de promotion partisane. Au contraire, l’identité paysanne semble constituer un handicap pour faire une carrière au sein du parti ainsi que pour accéder à des positions électives de premier plan : les trajectoires des élus sont contrôlées par l’appareil partisan et répondent aux mêmes règles sociales de promotion que celles des militants ouvriers.

15 Après l’euphorie de la Libération, les effectifs du PC bourbonnais déclinent dès 1947 et se stabilisent sous la barre des 4 000 adhérents durant les années cinquante11. En 1953, André Puyet est élu premier secrétaire de la fédération. Issu d’une famille paysanne, il a travaillé comme ouvrier agricole dans sa jeunesse mais a surtout été mineur et responsable de la CGT avant de devenir permanent. En 1962, un autre permanent d’origine ouvrière, Yves Bournaud, tôlier de formation, qui a rejoint le PC à la Libération, prend la tête du parti, dont les effectifs augmentent à nouveau pour atteindre le chiffre de 4 300 en 196812.

16 Les plus hautes fonctions du PC bourbonnais sont ainsi tenues par des cadres ouvriers. En fait, un seul cultivateur du bocage appartiendra, pendant quelques années, au

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secrétariat d’une fédération dirigée principalement par des permanents d’origine ouvrière. Animateur de la résistance paysanne et membre du comité régional avant guerre, Albert Poncet y accède après avoir été remarqué à l’École centrale paysanne, fin 1945. Comme la plupart des dirigeants paysans du PC, il quitte cependant rapidement la direction fédérale pour assumer des responsabilités syndicales. Pour ces militants, l’entrée dans la hiérarchie communiste est, en effet, l’annonce d’une promotion syndicale. Lorsque le jeune paysan Roger Giraud est élu au bureau fédéral en mai 1957, « l’orientation est de faire de ce camarade un cadre pour le mouvement syndical paysan »13 ; il deviendra permanent syndical, à l’instar de Georges Mercier, responsable de la section départementale des fermiers et métayers, qui quitte le bureau fédéral en mai 1964. Les cadres paysans du PC se consacrent surtout aux organisations agricoles et ne siègent le plus souvent qu’au comité fédéral. S’ils sont permanents, ils sont rétribués par le syndicat et non par le parti, quand les militants ouvriers peuvent être permanents politiques sans appartenir à la direction de la CGT.

17 Les cultivateurs14 n’ont pas de destin départemental au sein du parti : ils dirigent des sections rurales ou détiennent des mandats électoraux locaux. Ils sont maires ou conseillers généraux mais aucun n’est député : les deux députés communistes de l’Allier sous la IVe République, l’électricien Henri Védrines et l’ancien architecte parisien Pierre Villon, sont éloignés du monde paysan. À partir de 1958, la circonscription rurale du département correspondant au bocage est représentée par le second, Pierre Villon, qui a été envoyé là à la fin de la guerre par le CC pour suivre la fédération.

18 Le caractère quasi exclusivement ouvrier du secrétariat fédéral15 tranche avec le reste du comité fédéral composé à 15 % de cultivateurs. Plus l’échelon hiérarchique augmente, plus la part des ouvriers est prépondérante : il y a, en moyenne, 40 % d’ouvriers au sein du comité fédéral et 60 % au bureau fédéral. Les membres du comité fédéral issus du bocage sont, en majorité, des travailleurs de la terre ou assimilés. Outre les six exploitants et les sept ouvriers agricoles recensés dans les comités fédéraux de 1952 à 1968, on compte un métayer, un garde forestier, un horticulteur, un ouvrier bûcheron et un gérant de silo à blé. Les professions non rurales (deux enseignants, un facteur, un ouvrier et un boulanger) et les femmes (deux cultivatrices, une ouvrière) sont peu représentées.

19 La marginalité des paysans s’observe ainsi également aux postes partisans intermédiaires, mais à un degré moindre. Les questionnaires biographiques remplis par les militants locaux offrent, à cet égard, un matériel très riche pour appréhender la trajectoire sociale des cadres moyens du parti16. Ils concernent des militants de rangs intermédiaires (secrétaires de cellule, membres du bureau de section), avant une entrée au comité fédéral ou avant une sélection à une école centrale, par exemple. Les 156 questionnaires biographiques signés entre 1944 et 1964 recèlent une majorité d’ouvriers (32 %), les cultivateurs formant 21 % du corpus, soit un pourcentage équivalent à celui des employés. S’ils accèdent peu aux structures départementales du PCF, les exploitants et ouvriers agricoles sont donc présents à ces échelons locaux qu’ils animent dans les campagnes. Signe d’une marginalisation dans le processus de promotion partisane, les militants du bocage ne représentent que 28 % des questionnés. Il s’agit de 29 cultivateurs (dont 6 ouvriers agricoles), 5 artisans et commerçants, 6 ouvriers, 2 enseignants et 1 employé. Sur l’ensemble des questionnés, 63 % déclarent avoir au moins trois membres de leur famille adhérents ou sympathisants, traduisant l’importance et la précocité de l’implantation communiste dans le département.

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20 L’analyse statistique des questionnaires biographiques montre que le facteur essentiel de l’intégration familiale partisane est la possession d’attributs paysans : plus la famille du questionné comprend de cultivateurs, plus cette famille est communiste17. En revanche, l’appartenance au monde ouvrier n’est pas un facteur d’intégration familiale partisane.

21 Sans que la physionomie de la direction fédérale ne le reflète, le bocage constitue le fief électoral du PCF dans la région mais aussi son principal territoire d’organisation militante. En 1966, on y compte 1 624 adhérents contre 1 224 pour la région de Montluçon, 612 pour celle de Moulins et 423 pour celle de Vichy18. La moitié des 260 cellules de la fédération sont rurales19.

22 L’enquête réalisée par le PC, à cette date, sur 3 315 adhérents permet, lorsque l’on décompose ses résultats par sections, de relever les singularités sociographiques des militants ruraux : les communistes des campagnes sont plus masculins (plus la section est paysanne, plus sa composante féminine est faible) et plus âgés mais ne se différencient pas quant à leur date d’adhésion, située pour 50 % d’entre eux entre la Libération et l’établissement de la Ve République. Dans les sections du bocage, les cultivateurs (42 % dont 25 % d’ouvriers agricoles) et, d’une façon moindre, les commerçants (8 %) et les retraités (15 %) sont proportionnellement plus nombreux que dans le reste du département. Les ouvriers (20 %) et les employés (6 %) sont moins présents dans le bocage. La moitié des ouvriers militant dans le bocage travaillent dans les services publics.

23 L’ouvriérisation du sommet de l’institution partisane bourbonnaise dissimule par conséquent les racines paysannes de la mobilisation communiste. Au vu de leur poids au sein de la population active et du peuple militant, les ouvriers sont surreprésentés dans la direction fédérale20. En ce sens, la priorité qu’accordent les consignes centrales aux éléments ouvriers est un succès dans l’Allier même si la correspondance entre Paris et Montluçon nous informe que les responsables nationaux du PCF estiment que la promotion ouvrière est encore insuffisante.

Le renouvellement sociologique de l’organisation communiste après 1968

24 Après une première hausse à la fin des années soixante, les effectifs fédéraux progressent fortement dans la deuxième moitié des années soixante-dix pour atteindre 6 500 cartes placées. Comme ailleurs en France, le regain d’influence du PCF se traduit par un développement de ses relais locaux et de ses instruments de propagande, tout en entraînant une modification de la sociologie de ses structures intermédiaires investies par les couches sociales urbaines en essor.

25 Les nouvelles adhésions enregistrées transforment la composante sociale de l’organisation communiste, qui accueille davantage de femmes, de jeunes et d’ouvriers. L’analyse de 141 questionnaires biographiques remplis durant les années soixante-dix dessine le portrait des nouveaux animateurs du parti. Au regard des biographiés de l’après-guerre, la part des ouvriers augmente (de 32 % à 40 %), mais la progression la plus spectaculaire est celle des enseignants, dont la représentation passe de 6 % à 20 %. Piliers locaux d’une organisation en expansion, laquelle reste dirigée au niveau fédéral par des permanents d’origine ouvrière, les instituteurs et professeurs du secondaire

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endossent des responsabilités dans les cellules et les sections. La répartition sociale et géographique des biographiés révèle également un repli de la position des ruraux au sein du parti : le taux des cultivateurs passe de 21 % à 3 %, et celui des adhérents du bocage, de 28 % à 17 %. Les militants du bocage, qui représentent toujours 40 % des effectifs totaux, ne participent pas à l’encadrement des nouveaux venus et à la promotion partisane, qui concerne essentiellement les représentants de la région montluçonnaise. L’inégalité du recrutement scolaire au sein du parti est significative : 54 % des questionnés originaires des campagnes centrales ont suivi une école fédérale, contre 73 % pour l’ensemble du corpus.

26 Depuis 1972, Jean Desgranges, ancien ouvrier mécanicien de Montluçon ayant adhéré au parti en 1956, dirige la fédération, qui est suivie, pour le CC, par André Lajoinie. Un « paysan » intègre ainsi l’encadrement fédéral du PC ; toutefois André Lajoinie n’est pas issu des campagnes bourbonnaises (il a travaillé quelque temps sur l’exploitation de son père en Corrèze) et bénéficie du statut de permanent depuis l’âge de 26 ans. Un autre envoyé du centre parisien remplit la plus haute mission départementale : ancien ouvrier du bâtiment dans l’Essonne et adhérent depuis 1962, Paul Crespin est d’abord instructeur à l’organisation pour le CC dans la fédération avant d’en devenir le premier responsable en 1979. À cette date, le secrétariat comprend également deux permanents d’origine ouvrière de Montluçon et un enseignant de formation, employé par le parti dès sa sortie de l’École normale de Moulins. Le renouvellement sociologique post-68 du PCF, avec la promotion de nouveaux agents sociaux plus instruits [Pudal 1989 : 294-297], touche donc la direction de la fédération bourbonnaise.

27 Les sections du bocage suivent la progression nationale et départementale du PCF et, en 1977, rassemblent environ 2 000 des 6 000 militants de la fédération tandis que le nombre de cellules rurales passe de 209 en 1968 à 226 en 1979. En revanche, les cellules professionnelles ne prennent pas dans le bocage malgré l’existence de plusieurs entreprises (porcelainerie de Couleuvre, verrerie de Souvigny, abattoirs de Villefranche-d’Allier, ateliers mécaniques de Bourbon-l’Archambault) et d’établissements scolaires. Il n’y a que les mineurs de Buxières-les-Mines, les ouvriers du bois d’une entreprise de Varennes-sur-Allier et les cheminots de Saint-Germain-des- Fossés, qui s’organisent au sein de cellules distinctes. Avec les effectifs ouvriers, l’organisation des jeunes constitue l’autre faiblesse de la mobilisation rurale du PCF : les jeunesses communistes comptent la plupart de leurs forces dans l’agglomération montluçonnaise et seuls deux cercles sont réellement actifs dans les campagnes, à Saint-Pourçain-sur-Sioule et à Buxières-les-Mines.

28 L’étude comparative de la composition des comités des sections urbaines et rurales permet de dresser l’identité sociale des cadres locaux du bocage au milieu des années soixante-dix. Les sections rurales sont plus paysannes, plus vieilles et plus masculines que les sections des agglomérations. Si, comme en ville, l’investissement des ouvriers dans l’animation partisane est important (ils forment le quart des comités de section), les enseignants, piliers du renouveau organisationnel en milieu urbain, s’impliquent peu au PC et semblent privilégier l’engagement socialiste : ils ne représentent que 8 % des comités des sections du bocage alors qu’ils sont entre 15 % et 20 % dans les formations militantes urbaines. La prise de responsabilité de jeunes ouvriers et employés ne compense pas un vieillissement des structures rurales communistes, toujours animées majoritairement par des cultivateurs malgré les disparitions d’exploitations paysannes. Nous avons pu identifier 44 secrétaires de cellules du bocage

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en 1974. Ils ont, en moyenne, 43 ans et on ne dénombre qu’une seule femme. Il s’agit de 15 cultivateurs, 8 ouvriers, 6 employés, 3 retraités, 2 artisans, 2 enseignants, 1 cadre et 1 militant sans profession.

29 D’abord urbain, l’essor communiste des années soixante-dix est ensuite rural, le bocage continuant à alimenter en nouveaux adhérents le parti en 1979 et 1980, alors que les classes ouvrières et moyennes des centres urbains, mobilisées lors de l’Union de la gauche, sont plus réticentes après la rupture du . En 1979, Montluçon, Moulins et Vichy perdent des adhérents tandis que le PC se renforce dans les campagnes, où il atteint 2 400 membres. Les cellules rurales accueillent 58 % des nouveaux militants de 1979 (410 sur 764) ; au même moment, elles représentent 48 % des adhérents totaux21. La hausse du nombre des adhérents dans le bocage, pourtant soumis à une accélération de l’exode rural, ne contrarie pas la tendance de l’organisation communiste à se concentrer sur l’agglomération montluçonnaise. À la fin des années soixante-dix, le décalage entre une direction qui s’urbanise et s’ouvriérise et une base essentiellement rurale est à son apogée : les militants du bocage ont 13 élus au comité fédéral contre 30 pour le Montluçonnais. Le secteur paysan est alors sous la responsabilité d’un ancien ouvrier de la région de Vichy.

30 De 1968 à 1980, les structures rurales suivent donc le développement communiste et, bien que leur position au sein de la hiérarchie partisane soit encore plus fragile que par le passé, les adhérents du bocage constituent toujours la principale force militante de la fédération bourbonnaise du PCF. S’ils gardent une identité paysanne en s’ouvrant relativement peu aux ouvriers, les réseaux ruraux sont tout de même marqués par l’ouverture sociologique promue par l’appareil communiste sous l’Union de la gauche : plusieurs enseignants, issus de familles paysannes, accèdent à des positions électives et partisanes. L’élection d’un professeur de collège et fils de paysan à la tête de la municipalité de Bourbon-l’Archambault, en 1977, puis du canton, en 1981, est exemplaire à cet égard.

31 Outre une stratégie ouvriériste privilégiant les militants des usines de l’agglomération montluçonnaise, deux autres facteurs expliquent la place marginale des militants paysans dans le parti : les difficultés propres à leur activité professionnelle et la priorité qu’ils accordent à leur engagement syndical. Les représentants du CC doivent, en effet, constamment intervenir pour persuader les ruraux de rester au comité fédéral et de ne pas délaisser le militantisme. Le déficit paysan de la promotion partisane se manifeste également par une sélection inégalitaire aux écoles du parti. Les paysans bourbonnais ne bénéficient pas, au même titre que les ouvriers du département, d’une formation partisane complète. Si une quinzaine de cultivateurs suivent une école centrale (paysanne ou classique) à la Libération, il s’agit principalement d’ouvriers agricoles car les exploitants propriétaires refusent de quitter leur domaine pour une longue durée et se replient sur les écoles élémentaires. Même si la base paysanne du communisme repose sur des propriétaires, les cadres paysans non permanents sont ainsi plutôt des salariés agricoles qui jouissent d’une plus grande liberté professionnelle.

32 Comparée à celle des cadres ouvriers, la trajectoire des porte-parole ruraux du PCF est ainsi fortement circonscrite au domaine syndical ou municipal, et leurs ressources militantes proviennent plus de leur participation à des luttes sociales ou à la Résistance que d’une formation partisane. L’encadrement politique des ruraux est par ailleurs assuré par des personnes d’extraction ouvrière, y compris pour les sujets ayant directement trait au monde paysan. Après la Libération, seule période où les

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cultivateurs prennent part à la direction fédérale, les problèmes paysans sont pris en charge par des cadres non paysans. Le responsable du travail des paysans, élu en 1961, fut quelque temps ouvrier agricole avant de devenir manœuvre aux sources de Saint- Yorre. En 1968, il est remplacé, à la tête du secteur paysan, par un jeune permanent d’origine ouvrière qui dirige ensuite la section de l’entreprise Dunlop à Montluçon.

33 Malgré le déploiement d’une sensibilité communiste proprement rurale à l’échelon local, il n’y a donc pas d’acculturation paysanne de l’organisation partisane en Bourbonnais, qui reste, par son encadrement fédéral, un parti ouvrier à dominante urbaine.

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. Cette esquisse de la sociologie du communisme bourbonnais reprend certains résultats d’une enquête menée lors d’un doctorat consacré à l’implantation et à la crise du PCF [Mischi 2002a]. 2. « Les anciens des milieux urbains tenaient au socialisme traditionnel ; les nouveaux venus, dans la foulée de l’après-guerre, et pour la plupart des ruraux, se tournaient vers le soleil qui se lève à l’est », estime justement G. Rougeron [1980 : 379]. 3. G. Rougeron, « Il y a 55 ans, la première fédération communiste de l’Allier-Janvier 1921 », Journal du Centre, 25 février 1976. 4. Comité fédéral de la SFIC (Section française de l’Internationale communiste), 1921 (archives de l’IC). 5. Le Travail, 21 octobre 1923.

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6. La Voix du Peuple, 30 janvier 1937. Voir aussi A. Sérézat, « Le Front populaire et le PCF », Bourbonnais-Hebdo, 5-11 décembre 1990. 7. Étude effectuée à partir des cartes des vétérans du PCF recensés en 1984 et 1985 (archives de la fédération du PCF de l’Allier, que nous désignerons par la suite AFA pour simplifier). 8. « Rapport de la conférence fédérale du PCF de l’Allier de février 1946 », Valmy, 11 et 12 février 1946. 9. « Rapport de la conférence départementale de l’UFF de l’Allier de mars 1946 », Valmy, 1er avril 1946. 10. Confédération générale de l’agriculture. La CGA est constituée au lendemain de la Libération par le rassemblement des organisations agricoles issues de la Résistance. 11. Rapports annuels d’organisation et rapports des conférences fédérales du PCF de l’Allier (AFA). 12. Compte rendu du secrétariat fédéral du PCF de l’Allier, 30 octobre 1968 (AFA). 13. Questionnaire biographique signé le 5 novembre 1954 (AFA). 14. Par « cultivateurs » on entend l’ensemble des travailleurs de la terre, c’est-à-dire les propriétaires exploitants, les ouvriers agricoles et les métayers. 15. De 1953 à 1968, les secrétariats fédéraux se composent comme suit : 2 ouvriers tôliers, 2 ouvriers de la SNCF, 1 ouvrier d’usine, 1 mécanicien, 1 électricien, 1 ouvrier chimiste, 1 fraiseur, 1 mineur et 2 employés (Archives du CC du PCF). 16. Voir C. Pennetier et B. Pudal eds. [2002]. Sur l’usage de ces questionnaires dans l’Allier, nous nous permettons de renvoyer à J. Mischi [2002b]. 17. Plus précisément, si 27 % des individus sans attributs paysans ont au moins deux membres de leur famille inscrits au PC, c’est le cas de 82 % des individus possédant au moins un attribut paysan. 18. Rapport d’organisation de la fédération du PCF de l’Allier, décembre 1966 (AFA). 19. Rapport de la conférence fédérale du PCF de l’Allier des 23 et 24 octobre 1965 (AFA). 20. Les ouvriers représentent 26 % et 33 % de la population active départementale en 1954 et en 1968 et, aux mêmes dates, 41 % et 38 % des élus du comité fédéral. En 1965, 34 % des adhérents de la fédération sont ouvriers (résultats départementaux de l’enquête nationale de 1966). 21. État d’organisation de la fédération du PCF de l’Allier, 17 décembre 1979 (AFA).

RÉSUMÉS

Résumé L’étude sociographique des structures militantes de la fédération communiste de l’Allier, de 1920 à 1979, souligne les caractéristiques sociales de ses adhérents ruraux, principalement des travailleurs manuels du monde agricole, ainsi que la singularité de leur position au sein d’un parti qui valorise symboliquement et pratiquement le monde ouvrier de la grande industrie.

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Alors qu’ils constituent sa principale force électorale, les militants des campagnes bourbonnaises n’occupent pas une place centrale dans une hiérarchie départementale dominée par les cadres ouvriers du bassin montluçonnais. Soumis à des logiques de domination sociale reproduites par le PCF, le destin militant des ruraux est essentiellement syndical ou local : ils investissent les instances agricoles et municipales de leurs villages.

Abstract This study of the structures of the Communist Federation in Allier department, France, from 1920 to 1979 draws attention to the social characteristics of its rural members, mostly manual farm hands, and to the peculiar position of these laborers in a Party that symbolically and practically valued big industry’s working class world. Although they represented its main support in elections, these activists did not fill key positions in the departmental hierarchy, which workers from around Montluçon mostly held. Subject to the rationale of social domination reproduced by the French Communist Party, rural activists were fated to activities at the local or union levels. In their villages, they filled positions in farming institutions and town halls.

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Culture bourbonnaise, culture communiste (1920-1939)

Haksu Lee

1 On peut s’étonner de prime abord que le PCF ait pu s’implanter dans l’Allier, terre de grandes propriétés foncières. Dans la configuration d’éléments qui rendent compte de l’implantation et de la fidélité des convictions communistes dans les campagnes bourbonnaises, nous privilégierons ici les dimensions sociale et culturelle. En effet, la culture politique communiste a trop souvent été perçue comme imposée du fait que l’on voyait « le parti communiste comme l’unique producteur d’une identité, ou du moins comme un organisme politique qui détruit une tradition pour la remplacer par une autre, celle des révolutionnaires bolcheviks » [Mischi 1996].

2 Aussi, à rebours de cette approche, nous entendons montrer que les terroirs et les territoires ne sont pas les réceptacles passifs d’une culture exogène, point de vue qui révélerait une vraie méconnaissance de ces paysans bourbonnais communistes attachés à la propriété privée et exempts de rêves kolkhoziens. Bien au conraire, la culture politique communiste bourbonnaise résulte de la rencontre de traditions et de sociabilités locales avec un répertoire communiste qui bénéficie à la fois de l’atonie des sociabilités locales et de la nouveauté des moyens de communication culturels qui émergent à cette époque. Ainsi, pour bâtir l’identité politique des paysans bourbonnais, les dirigeants communistes locaux disposaient de références culturelles flexibles. Et le contexte historique incitait à « choisir » le PCF plutôt que d’autres organisations partisanes. En effet, les paysans bourbonnais, en proie à une crise démographique largement amplifiée par la guerre, assistaient alors à la destruction de leur vie sociale [Férier 1987]. Le parti était à ce moment-là le seul courant à proposer, sous l’impulsion de quelques militants dynamiques, une organisation structurée susceptible de mettre en place de nouveaux liens. Trois points serviront les stratégies culturelles des militants locaux : les fêtes et festivités locales, une forme nouvelle de divertissement, une vision plus attractive des associations.

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Usages du passé et invention de nouveaux rituels

3 Le talent des communistes bourbonnais est d’avoir su en conservant les pratiques socioculturelles existantes leur insuffler une dynamique et une signification nouvelles, tout en élargissant le répertoire et les manières de faire la fête pour donner à celle-ci le sens d’une appartenance politique.

4 En s’appuyant sur la tradition laïque et sur les sociétés de l’association « La libre pensée » de l’Allier, qui amorçait son déclin, les militants communistes étendent leur rayon d’action. Ils tentent de laïciser et d’encadrer le temps de la vie, depuis « le berceau jusqu’à la tombe », en mobilisant l’anticléricalisme déjà présent. C’est ainsi qu’un « baptême rouge » a lieu à Cusset en mai 19351, tout comme dans l’entre-deux- guerres ont eu lieu quelques mariages civils, les paysans communistes ayant progressivement adopté les cérémonies civiles. Plus nombreuses ont été les funérailles civiles, et à cet égard celles d’Ernest Montusès, chef des communistes de l’Allier, furent, en novembre 1927, une sorte de point culminant [Sérézat 1987]. Il ne s’agissait pas de renier le passé mais d’exclure catégoriquement toute intrusion de l’Église, qui longtemps avait été « proche de la bourgeoisie, dans la vie quotidienne ».

5 Les événements de la vie et de la mort vont venir s’insérer dans un calendrier de fêtes ou de rituels dont le parti va peu à peu réécrire les partitions dans un sens plus politique.

6 Il est vrai que la fête du 1er mai – dont l’inventeur Jean Dormoy 2 est natif du Bourbonnais – et les commémorations de la Commune sont d’abord l’apanage des cellules ouvrières, mais les fêtes champêtres communistes sont le résultat d’un syncrétisme culturel où les rituels traditionnels coexistent avec de nouveaux rituels politiques intégrant certains motifs de l’histoire révolutionnaire.

7 Dans l’Allier, la « fête ouvrière » n’est pas l’application d’une consigne de l’appareil politique. Elle a son histoire propre, exemplaire de la frontière qui sépare culture locale et culture d’appareil. Émile Guillaumin, écrivain bourbonnais de renom, mentionne des fêtes organisées en hiver à Ygrande, dont trois en 1910 et 1911 ont attiré chaque fois plusieurs centaines de personnes [Touret 1973]. Dans les années vingt, les fêtes communistes sont rares. Avant que les fêtes champêtres ne soient organisées par le parti, les paysans communistes avaient leurs soirées de ripaille après le battage. Ils entonnaient alors L’Internationale, La Marche rouge et Ah, ça ira, ça ira, ça ira, comme en témoignent, en août 1928, les métayers de Saint-Genest : À côté du château, dans la cour même des dépendances, il y a une petite ferme qu’un jeune cultivateur travaille à moitié fruit. Pendant l’une de ces journées d’août, on y battait. Le partage du blé était effectué à la sortie de la batteuse, sous le contrôle, le pointage et l’œil bienveillant des deux châtelaines en personne, allongées dans des feuilles et sous des parasols. Quand le soir vint, les travaux terminés, on se mit gaiement à table – pas dans le château, mais chez le métayer – oubliant la fatigue de cette rude journée, heureux de goûter tant au repas qu’aux plats qui se succédaient. Le repas terminé, quelques litres de bon vin réconfortant vidés, on causait amicalement ; on se mit même à chanter. À un certain moment, de plusieurs poitrines, sortit – oh ! fureur – L’Internationale, le chant vengeur des travailleurs ; le refrain était repris en chœur par tous les convives3.

8 L’idée de la fête est relancée en octobre 1922 par Pierre Brizon, le fameux pèlerin de Kienthal. Après avoir été expulsé du parti, il envisage de créer un « Cercle des rouges » dans chaque commune de l’Allier et il le présente ainsi :

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Il aurait son siège dans un café honorable. Le Cercle des rouges pourrait organiser des bibliothèques, des fêtes, des bals, un banquet annuel, tout en s’occupant librement, avec un esprit large, des affaires des « petits contre les gros »4.

9 Trois sortes de fêtes avaient déjà leur place dans l’entre-deux-guerres : celles des rayons communistes, celles des municipalités communistes et celles des associations. Mais les fêtes ouvertement communistes ne seront lancées qu’en 1934. Ainsi, depuis cette date, le rayon communiste de Montluçon programme tous les ans au mois d’août une fête champêtre à Lavault-Sainte-Anne.

10 De février 1935 à décembre 1936, juste avant le Front populaire, presque toutes les communes de l’Allier organisent ou participent à ces fêtes. Quand une manifestation se tient dans une commune, les paysans communistes des localités voisines annulent la leur et donnent un « coup de main ». Le nombre des participants est en général de 1 200 à 2 000 personnes à la campagne et de 3 000 à 8 000 personnes dans les villes. À la fin d’une fête, qui se tenait à Saint-Aubin-le-Monial, petite commune de la région de Bourbon-l’Archambault, une adresse fut choisie, consacrée à la libération d’Anna Pauker, communiste roumaine victime des purges de Gheorghiu, déjà à la fin des années cinquante, et à la libération également de Ernst Thaëlmann, communiste allemand emprisonné par Hitler ; des quêteuses recueilleront la somme de 308,35 francs pour la propagande du Front populaire5. La fête se terminera par une ronde endiablée. À Domérat, les paysans manifestent leur solidarité aux ouvriers de Dunlop, qui occupent leur usine, et ils apportent, à l’initiative du maire communiste et futur député Eugène Jardon, des tombereaux de pommes de terre, de la viande, des fruits et des légumes6. À Saint-Menoux, une toute petite commune du canton de Souvigny, tout est prétexte à faire la fête. En décembre 1935, son comité antifasciste rassemble à un banquet amical non seulement tous les militants des partis de gauche mais encore nombre de sans-parti. Cent cinquante convives se réunissent, dont trente-cinq femmes. La signification du repas en commun serait une récupération de la tradition festive républicaine [Ihl 1994]. Les arrière-pensées électorales n’en sont pas absentes car ce banquet est organisé pour la préparation des législatives de 1936. Au dessert, le président du comité d’organisation de la fête, des élus et les représentants des partis prennent la parole. Marcel Gire parle au nom du parti communiste et, pendant les applaudissements qui saluent son discours, sont entonnés les hymnes du Front populaire, soutenus par un orchestre. Le bal qui doit clore la fête débute aussitôt et les enveloppes-surprise viennent à manquer tant la demande est grande7.

11 Nombreux sont donc les paysans qui entrent dans la vie politique avec le Front populaire, la communication étant déjà établie. Ils bénéficient du rapprochement entre citadins et ruraux, entre communistes et socialistes. Sous le Front populaire, les communistes changent leur conception de la fête en raison de la place qu’occupe le parti dans l’organisation des fêtes de Lavault-Sainte-Anne, de Domérat et de Cosne- d’Allier, qui connaissent un franc succès. Avant le Front populaire, les fêtes organisées par le parti étaient sans grand intérêt ; les dirigeants du rayon, en particulier Aucouturier, pensaient que la fête n’était qu’une opportunité de propagande idéologique communiste. Désormais, sans préparation constante ni aide financière extérieure, ils s’empressent de faire donner des concerts et faire jouer des pièces [Villatte 2000].

12 La fête est indispensable pour comprendre la manière dont s’est implanté le communisme politique. L’étude des fêtes champêtres communistes permet de les situer

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davantage dans le prolongement de la vie politique et sociale de l’avant-guerre que dans une rupture avec la tradition bourbonnaise. La particularité du programme politique des paysans communistes du département est alors, comme l’explique Michel Hastings [1987] à propos d’Halluin la Rouge, un mélange d’éléments archaïques et révolutionnaires.

Éduquer et divertir

13 Dans l’Allier, pour une population en majorité paysanne, les moments de loisir, donc de non-activité, sont consacrés « le plus souvent à produire pour soi au lieu de produire pour un patron » [Gérôme 1990]. Avec le Front populaire la notion de temps libre devient réalité et le parti propose des distractions variées, susceptibles de de récupérer et canaliser l’enthousiasme que suscitent les loisirs. Les militants communistes imaginent alors plusieurs types de distractions à l’échelle tant communale que cantonale et départementale.

14 Les « vacances » sont nées. Mettant en contact des mairies communistes urbaines avec leurs homologues rurales, l’organisation de ces loisirs donne lieu à des réseaux d’accueil et d’éducation populaires qui permettent le brassage du petit monde communiste des villes et des campagnes. Les paysans communistes trouvent leur place dans ce nouveau système en hébergeant les vacanciers. Paysans et ouvriers sont ainsi amenés à coopérer. Ils se découvrent également un loisir commun, là encore, traditionnel : la pêche en rivière. Les concours de pêche étaient très courus, même avant le Front populaire : Le dimanche 9 avril 1933 eut lieu le concours de pêche à Vichy, dans une ambiance festive. Cinquante communistes y participèrent. Dès sept heures du matin, le comité avait bien fait les choses. Tout était en place d’une façon impeccable. La ligne à l’eau à huit heures et le casse-croûte à huit heures et demie. L’Internationale, La Jeune Garde et les discours de Cachin, Vaillant-Couturier, enregistrés sur disques, alternaient sans intermittence avec le petit- déjeuner champêtre, sans oublier la vente de L’Émancipateur, du Front mondial et de chansons révolutionnaires. C’est peut-être là le sale coup annoncé par les bourgeois, car en effet, les gars d’un chantier qui ne travaillent pas bien loin, eurent l’écho de cette fête-propagande et les prolos ne cachèrent pas leur vive satisfaction de nous voir ainsi rassemblés !8

15 Après les avancées sociales de 1936, la transformation du mode de vie des paysans avec les vacances des ouvriers a été immédiate et palpable du seul fait des arrivées massives, spectaculaires et périodiques des travailleurs des villes. Mais qu’en était-il des paysans ?

16 Bien que sa mise en place ait été lente, ce nouveau système des VPT (vacances pour tous) a pénétré les campagnes de façon peu spectaculaire mais décisive9. En avril 1937, dans l’Allier, pour populariser le nouveau système10, le bureau de la section départementale des VPT a fait paraître dans les journaux de gauche une série d’informations ; les comités départementaux de l’Allier se chargaient de sélectionner hôtels, appartements meublés, chambres d’hôtes, relais, etc. Les VPT ont également créé des camps et des colonies. Les comités voulaient que tous les enfants puissent avoir quelques semaines de vacances. Les colonies de vacances ont, elles aussi, joué un rôle dans l’ouverture du monde paysan. Grâce aux auberges de jeunesse, la rencontre des jeunes citadins avec les jeunes des campagnes a grandement contribué à leur formation sociale et personnelle [Ory 1994].

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17 Si la politique des loisirs du Front populaire à l’égard des paysans est souvent méconnue, nous pouvons voir à travers les témoignages qu’elle n’a pas été sans répercussions sur leur vie. Les cousins citadins récemment prolétarisés venaient passer les vacances « au pays, dans la famille ». Au village, la multiplication des associations a enrichi d’idées neuves l’emploi du temps disponible, et les paysans communistes ont été des pionniers, dans le domaine sportif notamment.

18 La FSGT (Fédération gymnastique et sportive du travail) entendait faire de l’éducation par le sport et l’entretien du corps un moyen de sa politique [Moustard 1983]. Pour les paysans, dans les petites communes en particulier, la création d’un club sportif restait ardue, malgré le soutien d’une municipalité communiste. Pourtant, entre les deux guerres11, une quinzaine de clubs sportifs communistes ont vu le jour dans le département, notamment des clubs de pétanque, de basket et de vélo, tous moins coûteux que le football. Mais c’est à Lurcy-Lévis, municipalité communiste, qu’en 1920 a été fondée une association sportive de football, la première de toutes les communes rurales du département ; au début, son terrain n’était qu’un pré.

19 L’introduction du sport à des fins de façonnage des corps et des esprits va de pair avec l’organisation de loisirs éducatifs, dont la diffusion se fait grâce aux nouveaux supports culturels, à commencer par la TSF. Quand Maurice Thorez a, le 17 avril 1936, prononcé son discours connu pour sa tirade sur la « main tendue » [Ory op. cit.], peu de paysans bourbonnais pouvaient écouter la TSF. Dans presque tous les numéros des journaux communistes locaux, nous trouvons des publicités pour le magasin de TSF d’Alexis Gaume à Bourbon-l’Archambault12. Dans les années 1936 et 1937 un tiers des paysans de l’Allier disposaient d’un poste de la marque Pioneer ou Philips. Selon un témoin les communistes, plus encore que les autres, aimaient écouter la TSF13. Dès mars 1937, dans le département sont apparues des sections de Radio-Liberté destinées « à ceux qui désiraient une radio-diffusion libre et sincère au service du peuple et de la liberté »14. De même, les paysans sympathisants du parti achetaient les journaux communistes et répondaient massivement aux souscriptions de La Voix paysanne de Renaud Jean ; mais s’ils battaient des records en matière d’abonnement, ils n’étaient pas de grands lecteurs15 : Beaucoup de paysans lisent et comprennent plus difficilement les brochures que les ouvriers. L’ABC du communisme est encore trop élevé ; les jeunes comprennent, mais pas les vieux16.

20 La Voie paysanne était considérée comme le journal des paysans et comme une arme efficace. À l’inverse, la presse communiste de politique générale peinait, elle, sur ces chemins ruraux. Dès qu’elle quittait Moulins ou Montluçon, tout devenait plus difficile. Quelques numéros de L’Humanité parvenaient bien ici ou là, mais leurs lecteurs constituaient des exceptions. Julien Dumont, ancien conseiller général communiste du canton de Lurcy-Lévis, dit que son père était, de sa commune Pouzy-Mésangy, le seul lecteur de L’Humanité17. Daniel Halévy [1995] fut très étonné quand il constata en 1934 qu’à Ygrande dix personnes étaient abonnées à L’Humanité alors qu’une cinquantaine l’étaient à La Voix paysanne.

21 Écouter la radio et lire les journaux sont des activités plutôt domestiques, mais elles précèdent souvent des pratiques plus publiques et plus collectives, telles que le théâtre, le cinéma ou encore la musique. En matière de musique, les communistes bourbonnais appréciaient deux ensembles : la fanfare et le chœur. L’Amicale de Cosne-sur-l’Œil, par exemple, donnait chaque année, dans la salle des fêtes de la mairie, un grand concert-

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spectacle. Au programme de décembre 1926, il y eut des chants, des monologues, des scènes comiques et deux pièces, à savoir Les deux réservistes, vaudeville militaire en un acte d’Ernest Vois, et La marrane de Charlesy, comédie-bouffe en trois actes d’Ordonneau18. Composée de plus de soixante personnes et accompagnée de nombreuses dames et de membres honoraires, l’Amicale de Cosne-sur-l’Œil avait participé à Paris, le 15 août, à un grand concours international, où elle avait remporté un brillant succès : un premier prix de lecture à vue, un premier prix d’exécution, un premier prix d’honneur, une mention artistique au directeur. À cela étaient jointes les félicitations du jury aux meilleurs musiciens. La localité communiste abritait ainsi une élite dont elle était fière et qui portait au loin le renom de la cité19.

22 Pour les communistes, le théâtre devient aussi une arme de combat. Le programme théâtral prend place « sur le front révolutionnaire de la lutte des classes », mais, à l’échelle du département, les représentations restent rares. De temps en temps, les rayons ou les Jeunesses communistes jouent des pièces dont le sujet est très proche des préoccupations du parti, par exemple les deux ans des conscrits ou la solidarité entre les paysans et les ouvriers. Seule la société de musique locale, « La lyre domératoise », propose régulièrement des pièces qui ne sont pas toujours d’un registre très communiste. Ainsi, en décembre 1930, à l’occasion du 10e anniversaire de la fondation de la fédération communiste de l’Allier, elle joue Le médecin malgré lui de Molière.

23 Dans les années trente, dans les villes, toutes les classes sociales allaient au cinéma. Les paysans, eux, ne bénéficiaient que rarement de projections dans leur village. Ils n’allaient au cinéma ambulant qu’au moment de la fête champêtre. Une locomobile fournissait le courant [Delaruelle 1977] dans les petits villages où l’électricité manquait. À cette époque, dans l’Allier, la propagande communiste par le cinéma connaissait trois modes de diffusion : les projections organisées par les AUS (Amis de l’Union soviétique), les séances du parti et les ciné-clubs destinés aux jeunes. Notons que les films soviétiques ont d’abord servi à présenter un pays socialiste et que, par la suite, l’héritage culturel national a été revendiqué grâce à des films qui, comme La Marseillaise, illustraient bien l’esprit de la main tendue. Véhiculant l’information culturelle par voie de presse, par la radio, le cinéma et des débats sur la démocratisation des pratiques culturelles, les communistes du département travaillent à la « libération politique » qui affranchira le peuple. Pour y parvenir, les militants font appel à des associations satellites qui sont autant de relais.

Associations et réseaux de sociabilité

24 L’autonomie au niveau local dont jouissent les associations – moins contrôlées par le parti que ne l’étaient les cellules locales – a permis toute une activité riche d’inventions, et dont l’existence est venue consolider les convictions communistes. Dans le Bourbonnais, le réseau associatif, souvent d’obédience nationale, aura eu des effets tangibles.

25 L’un des objectifs des AUS était, par des voyages éducatifs en URSS, de convertir les sans-parti et les sociaux-démocrates [Cœuré 1998]. Le charisme de Jeanne Labourde [Kriegel 1969 ; Lelong 1998], fille d’un paysan de Lapalisse, se répercute sur nombre d’adhérents à l’AUS, ce qui range l’Allier à la cinquième place des départements français. Si les activités de l’AUS étaient d’abord destinées aux citadins et consistaient principalement en l’organisation de voyages en URSS, suivis de conférences et de

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séances de cinéma, quelques paysans bourbonnais bénéficiaient également de ces réunions. Tel est le cas de Jean Creuzier, paysan anarchiste d’Ygrande, qui part début novembre 1933 « pour enquêter en Russie »20. À son retour, il adhère au parti et donne des conférences dans de nombreux villages. Il reste une exception puisque aucun autre paysan bourbonnais n’a suivi son exemple, mais l’action des AUS dans les villages continue de reposer sur les projections et les conférences. Les orateurs sont très circonspects quant à la collectivisation des terres et les paysans particulièrement satisfaits de voir sur l’écran la « réalité » des avantages sociaux au pays du socialisme : maisons de repos, parcs de loisirs, crèches, soins médicaux, vacances. Souvent, les conférences donnent immédiatement naissance à une section des AUS21. En mai 1933, traversant villes et villages, les AUS projetaient La Ligne générale d’Eisenstein ; Fernand Grenier en a fait un commentaire : […] aucun film bourgeois ne présente les réalisations accomplies à la campagne, le succès du collectivisme au village : à la fin de la marche triomphale des tracteurs, la foule saisie, émue, se lève et entonne L’Internationale22.

26 Le contact que les meetings communistes n’offrent plus est renoué grâce au film soviétique, qui évoque avec une ferveur lyrique ce pays où le socialisme est réalité.

27 Se fondant sur le travail de l’ARAC (Association républicaine des anciens combattants)23 et en orientant partiellement leurs objectifs vers la lutte antifasciste, les comités Amsterdam-Pleyel24 recrutent également chez les ruraux. En avril 1935, à Buxières-les- Mines, la salle était pleine d’une foule composée en majorité de paysans25. Au début de cette même année, sous l’impulsion des instituteurs en qui les paysans avaient confiance, l’Allier atteint 110 comités26, et les dirigeants reconnaissent que «la volonté antifasciste des paysans s’accentue de plus en plus »27. Les comités Amsterdam-Pleyel vont peu à peu s’imposer dans les campagnes comme le pivot de l’antifascisme, héritier de l’antimilitarisme des paysans après la Grande Guerre.

28 La participation des paysans à la lutte antifasciste se poursuit, mais dans une moindre mesure, en s’associant de façon épisodique aux activités locales du SRI (Secours rouge international) par le biais de tournées de ramassage de blé et de farine pour venir en aide aux réfugiés républicains espagnols.

29 Le dynamisme des associations n’a jamais été aussi perceptible qu’au moment où le parti commence à décliner. Leur attachement au parti s’exprime grâce à l’autonomie locale dont bénéficient les associations qui ont su véritablement créer une sociabilité dans les lieux ordinaires. En effet, les réunions se tiennent souvent dans les restaurants ou les cafés dont les patrons sont des camarades. Dans les municipalités qu’ils dirigent, les paysans communistes se réunissent dans la salle des fêtes. À Bourbon- l’Archambault, les militants se pressent dans le magasin d’Alexis Gaume lorsque le marché hebdomadaire ou la foire mensuelle libèrent la boutique. Cette quincaillerie est un lieu d’information sur le comptoir de laquelle les militants trouvent toujours journaux et tracts du parti. De grandes conversations entre les militants de base et les responsables animent le magasin28, ce dont témoigne la fille d’Alexis Gaume : L’action n’était pas très facile à cette époque. En période d’élections, les professions de foi, bulletins de vote et autres étaient mis sous bande dans notre salle à manger où les militants venaient nous aider. Le soir des élections cantonales, les résultats de chaque commune arrivaient chez nous par téléphone29.

30 Cette sociabilité de proximité liée à une offre associative diversifiée qui tantôt pallie les carences ou les prises de position contestées du parti, tantôt amplifie et spécifie son action, est le pilier de l’implantation durable des convictions et de la culture

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communiste naissante dans le Bourbonnais de l’entre-deux-guerres. La vie associative aura été un grand succès pour les militants communistes. « La libre pensée », association du passé, a été re-mobilisée tout comme les comités Amsterdam-Pleyel ont reconverti la haine de la guerre en lutte antifasciste. Dotés de cette panoplie d’action, les paysans ont pu se rassembler contre la guerre, contre les « gros » et pour des actions humanitaires et de solidarité.

31 On peut donc constater que, si fêtes champêtres et vie associative animaient les campagnes bourbonnaises avant la Grande Guerre, les paysans communistes ont su leur apporter des éléments nouveaux qui, en leur conférant une signification politique, ont aidé à fonder plus solidement une identité commune. De surcroît, le cinéma, le sport, le théâtre et les vacances étaient autant de réalités nouvelles dont les paysans communistes se sont emparés pour implanter puis diffuser leurs idées.

32 Qu’est-ce que les paysans communistes ont ajouté aux fêtes traditionnelles ? Dans les premières années, pour véhiculer efficacement leur message politique, ils se sont appuyés sur les formes, les coutumes et les usages de la tradition locale, en ayant simplement soin de les vider de toute connotation religieuse. Après la victoire du Front populaire et dans l’intention d’effacer toute trace d’hostilité à l’égard des croyants – c’était alors la politique dite de la main tendue aux catholiques – ils ont pensé leurs fêtes de manière à ce qu’elles symbolisent la réconciliation avec d’autres couches sociales. Ils ont repris, au nom de l’unité des partis de gauche, de vieux rituels républicains, jadis attributs des radicaux-socialistes. Il semblait nécessaire d’inventer une culture communautaire de traditions folkloriques, de faire renaître une culture paysanne et traditionnelle « autrefois vilipendée par l’Église et les élites comme dégradante » [Kalifa 2001]. Dans les sections communistes, les responsables de l’organisation des loisirs se sont vus alors tiraillés, pour ne pas dire écartelés, entre plusieurs impératifs : contraintes de la rigueur doctrinale, poids des habitudes du cru, souci d’éviter les réflexes anticléricaux, relative obligation de réserve vis-à-vis des socialistes et des radicaux, et cris d’alarme du trésorier de section. Bals, fêtes champêtres et spectacles ont pourtant très souvent permis de mettre en avant, et avec succès, de vrais mots d’ordre politiques. Dans ces processus, les militants de base cherchaient à préserver l’esprit de solidarité et de fraternité du Front populaire. C’est ainsi que, instituteurs, petits paysans, commerçants et artisans de l’Allier ont ensemble participé à la construction de références culturelles communistes, sans rompre avec les traditions laïques et républicaines mais en les adaptant, en les structurant et en les orientant autour d’un projet politique communiste.

33 La clef de cette réussite tient peut-être à ceci : tous savaient que ces ruraux étaient communistes mais tous sentaient bien qu’agir avec ces militants ne signifiait pas se rallier. Enfin, pour beaucoup, vivre dans la région était vivre dans un climat communiste. C’est là que réside sans doute l’identité des paysans communistes et c’est ce qui explique aussi la résistance du vote communiste bourbonnais.

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NOTES

1. La Lutte, mai 1935. 2. Au congrès de Bousset, en 1888, Jean Dormoy avait demandé que fût organisée chaque année une démonstration de la « force imposante, impérieuse, irrésistible, de l’ensemble des travailleurs dressés contre les maîtres ». Cf. M. Mailleret [1994 : 18-23].

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RÉSUMÉS

Résumé On ne peut comprendre l’implantation et la fidélité au communisme des ruraux du département de l’Allier, terre de grandes propriétés, si l’on ne tient pas compte du travail qu’ont effectué les militants pour croiser culture bourbonnaise et culture communiste. Le génie du communisme bourbonnais est d’avoir insufflé une nouvelle dynamique à des sociabilités existantes mais déclinantes, par un recodage politique fondé sur une tradition laïque. Trois registres complémentaires serviront de point d’appui : les fêtes traditionnelles républicaines, une nouvelle offre culturelle à travers une politique d’éducation populaire et de loisirs, des réseaux associatifs. Ce sont eux qui, progressivement, vont façonner l’identité communiste bourbonnaise.

Abstract We cannot understand how Communism took root in Allier (a department in France where large properties were common) or why rural-dwellers remained loyal to the Party if we overlook activists’ efforts to create a mixture of a Bourbonnais and Communist “culture”. Communism in the Bourbonnais area gave a new impetus to existing, but waning, patterns of sociability by politically “recoding” them in relation to a secular tradition. This analysis focuses on three complementary aspects: traditional republican celebrations; networks of organizations; and a cultural policy offering “popular education” and leisure activities. All three of them gradually gave shape to a Communist identity in the Bourbonnais area.

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III. Figures paysannes dans un parti ouvriériste

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Les paysans du « Maitron » Militants de l’entre-deux-guerres

Ivan Bruneau et Emmanuel Le Dœuff

1 Appréhender le communisme rural par une étude qui s’appuie sur le Dictionnaire biographique du Mouvement ouvrier français (DBMOF), plus connu sous le nom de « Maitron » tant l’entreprise fut marquée par l’empreinte de son initiateur, peut de prime abord sembler paradoxal. Cependant, en raison du peu d’archives portant sur les militants communistes et paysans, le chercheur doit procéder à une relecture des documents existants pour en distinguer les militants paysans. Dès lors, le Maitron constitue une source irremplaçable puisqu’il a pour objet de retracer l’histoire des « élites obscures » [Pudal 1989 : 172] tant ouvrières que paysannes. De fait, à côté des figures emblématiques que sont Renaud Jean, Waldeck Rochet ou Marius Vazeilles, si un militantisme paysan irrigue l’ensemble des départements, il reste pourtant mal connu, peu reconnu et laisse de rares traces dans les archives. Mais Jean Maitron [1988] s’était donné pour mission de « retenir les militants, aider à la résurrection des obscurs, être en quelque sorte leur mémoire, permettre une nouvelle approche de l’humain » et il expliquait : Ceux qui participent au mouvement ouvrier sont essentiellement de deux types : ceux qui appartiennent aux sommets syndicaux, politiques, coopératifs, les leaders, et ceux de base, non simples adhérents, certes, mais militants, c’est-à-dire ceux qui, durant un temps, ont lutté, bataillé pour la cause, mais sont demeurés néanmoins les obscurs, les sans-grade. Si le Dictionnaire leur a donné place, et la plus large, dans la mesure au moins où les sources le permettaient, c’est que trop souvent l’accent en histoire, sociale ou non, est mis sur les leaders, sur ceux qui ont joué certes leur rôle, un grand rôle, et ne risquent d’ailleurs pas d’être oubliés ; mais ce qui est passé sous silence ou minimisé, c’est le rôle des humbles, de ceux qui furent pourtant le levain de l’histoire, de ceux qui, en 1848, 1871, 1936, ont été les moteurs des éruptions sociales, éruptions qui ont souvent laissé des traces durables, réformes ou révolution, dans nos sociétés.

2 Projet indissociablement militant et scientifique, l’originalité du Maitron réside dans la réhabilitation des méconnus du Mouvement ouvrier, les « militants de base ». D’abord ambition d’un seul, le Dictionnaire est devenu l’œuvre de quelque 380 collaborateurs, ce qui a nécessité la mise au point de méthodes de travail collectives. Aux correspondants

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départementaux, chevilles ouvrières de l’entreprise, sont venues s’ajouter des équipes constituées autour de corpus spécifiques, objet d’un travail particulier de sélection et de réflexion, tels, notamment, les dictionnaires consacrés aux électriciens et gaziers [Dreyfus 1996] et aux cheminots [Goergen 2003]. Si certains de ces corpus ont déjà fait l’objet d’analyses particulières – ainsi les élus de la région parisienne, les membres des Brigades internationales, les femmes – [Dreyfus, Pennetier et Viet-Depaule 1996], un terrain reste encore à défricher : celui de la paysannerie.

3 Cet article propose donc une première analyse statistique des profils paysans auxquels le Dictionnaire a consacré une notice biographique, et ce pour la 4e période : 1914-19391.

4 Une remarque préalable s’impose toutefois au sujet des représentations des paysans dont le Dictionnaire est le reflet. En effet, le mouvement ouvrier qu’il avait pour mission de dépeindre les range parmi les auxiliaires de la classe ouvrière, selon la terminologie marxiste dominante à l’époque. Par conséquent, pour Claude Pennetier [1994 : 127], coordinateur du Maitron, le Mouvement ouvrier « est compris comme l’ensemble des courants de pensée, des organisations politiques, syndicales, coopératives, mutualistes, des associations culturelles, des organes de presse, qui mettent leurs espoirs d’une meilleure justice sociale ou de transformations sociales dans l’action de la classe ouvrière, des salariés et des couches sociales les plus défavorisées ». Si cette énumération ne mentionne pas explicitement les paysans, elle ne les exclut pas non plus, bien qu’il soit difficile de les intégrer dans le Mouvement ouvrier. Les rédacteurs du Maitron ont néanmoins pris le parti de faire figurer dans l’ouvrage des paysans qui s’étaient investis dans le militantisme de gauche, exception faite de ceux dont l’engagement relevait des courants catholiques et/ou conservateurs.

5 La base de données que nous avons construite à partir des biographies reste donc tributaire d’une perspective centrée sur le monde ouvrier, de sorte que l’on est davantage informé de la manière dont le Maitron appréhende les paysans du Mouvement ouvrier que des différentes dimensions du militantisme paysan dans l’entre-deux-guerres. Il n’en reste pas moins que cette étude encore partielle entend apporter un éclairage inédit sur la place accordée aux paysans dans un dictionnaire consacré au Mouvement ouvrier, place qui a été évaluée à 5,1 % des 55 700 notices du Maitron de la 4e période. Ce pourcentage ne reflète certes pas la part effective occupée par les paysans dans le Mouvement ouvrier, mais cette étude statistique est intéressante parce qu’elle permet d’opérer un déplacement de point de vue. Se focaliser sur une population aux marges du monde ouvrier et l’étudier en tant que telle permet d’aller au-delà des analyses traditionnelles qui réduisent les paysans à un groupe-objet du travail politique des organisations syndicales et partisanes. Appréhender le militantisme agricole « par le bas », comme Jean Maitron lui-même le préconisait, permet de se défaire des analyses centrées sur le « travail paysan » effectué par les appareils, leurs dirigeants et les spécialistes de la « question agraire » [Gratton 1972 : 163-195 ; Vigreux 1996 : 205-218 et 2000a : 391-403] en vue de s’allier « l’autre classe populaire ». Toutefois, détacher la population des militants paysans de l’ensemble des autres militants répertoriés dans le Dictionnaire conduit à occulter d’éventuelles configurations militantes locales et à négliger les relations économiques et sociales qu’entretiennent différents groupes sociaux : artisans, commerçants, ouvriers et, surtout, les paysans entre eux. Aussi l’interprétation des données suppose-t-elle une vigilance particulière dans la mesure où les procédés auxquels nous avons eu recours

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pour construire le corpus des biographies paysannes risquent de peser sur le profil des militants.

Construire une base de données

6 Les paysans, tels qu’ils seront présentés ici, sont le produit d’une double construction2. La première renvoie à la rédaction des notices, marquée par la diversité des auteurs et par les nombreuses manières de concevoir les notices biographiques. La seconde tient au mode de constitution des biographies en corpus qui, lui, procède des auteurs de cet article. La base de données est donc une construction à deux étages qui suppose que l’on en indique les biais et que l’on en retrace les différents moments afin d’éviter des interprétations inadéquates.

7 Voici, en quelques traits majeurs, comment a été conçu le corpus.

8 Dans un premier temps ont été entrés dans la base cédérom du Maitron, 82 mots correspondant à l’extension de 19 principaux critères : « paysan, agriculteur, agricole, cultivateur, éleveur, propriétaire, fermier, métayer, journalier, ménager, laboureur, vigneron, viticulteur, berger, bûcheron, apiculteur, maraîcher, horticulteur, jardinier ».

9 Toutefois, à l’issue de cette exploration, les 9 504 notices biographiques proposées ne pouvaient constituer le corpus des paysans. En raison d’occurrences telles que « fils de paysans », « passionné d’agriculture », « propriétaire foncier », « ingénieur agricole » ou « bloc ouvrier et paysan », etc., il a fallu lire et trier cet ensemble de notices afin d’en isoler les paysans3. Un certain nombre de cas litigieux sont intervenus dans la sélection des notices, et il semble nécessaire de les expliciter.

10 Ont été retenus : 1. les paysans du territoire purement métropolitain ; 2. les individus dont l’activité militante coïncidait avec l’activité agricole ; 3. plus généralement, tous ceux qui ont cultivé la terre, fait de l’élevage ou vécu de l’exploitation de la nature, la mer mise à part ; 4. deux types de paysans « marginaux » qui, à la lecture de leurs notices, semblaient avoir joué un rôle militant important, notamment au sein de la CGT : ◦ ceux que, traditionnellement, on assimile aux paysans : les bûcherons, les apiculteurs4 et les maraîchers, les horticulteurs et les jardiniers (davantage présents en milieu urbain) ; ◦ ceux qui, même s’ils exercent une activité professionnelle non paysanne, ont été paysans à un moment ou à un autre, et dont une partie du militantisme était simultanée à leur activité paysanne. En revanche, ne sont pas inclus dans le corpus : 5. ceux qui ont pu faire partie du Mouvement ouvrier rural, à savoir les intellectuels, les ouvriers, les commerçants et artisans ruraux, ainsi que les propriétaires fonciers non paysans, militants et/ou élus5 ; 6. ceux qui sont devenus exploitants agricoles au moment de leur retraite et dont le militantisme n’a jamais été lié à cette expérience professionnelle.

11 Répondant à ces critères de sélection, le corpus ainsi construit comprend 2 833 notices biographiques. Les informations fournies par chaque notice ont été réparties selon les différents types de paysans : propriétaire, fermier et métayer, ouvrier agricole. Près de

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la moitié des notices ne donnant aucune information autre que « cultivateur » ou « paysan » ont été classées sous la rubrique « non spécifié ».

12 La lecture des notices a permis de dégager d’autres catégories. Les bûcherons, les jardiniers, etc., ont été regroupés sous l’entrée « autres ». La présence massive des viticulteurs a imposé un dénombrement spécifique. Enfin, les paysans ayant travaillé hors du monde agricole ont été répartis en deux catégories selon que cette activité s’exerçait en parallèle ou non à leur travail agricole, ce que l’on nomme plus communément la double activité simultanée ou successive.

13 Le classement a également tenu compte des affiliations partisanes, ainsi les communistes, les socialistes avant et après la scission de la SFIO6, les radicaux- socialistes, auxquels s’ajoutent les anarchistes, les individus affiliés à la droite et à l’extrême droite et les chrétiens rassemblés sous l’entrée « divers ». Parmi ces affiliés partisans figurent des militants avérés, des candidats à des scrutins électoraux et des sympathisants, repérés dans des comités de soutien par exemple.

14 Les affiliations syndicales constituent, elles aussi, un critère de classement. Elles concernent des organisations paysannes telle la CGPT (Confédération générale des paysans-travailleurs), ou encore les syndicats proches du parti communiste (dont les comités de défense paysanne et le Conseil paysan français), les syndicats proches de la SFIO (dont la Confédération nationale paysanne), et, enfin, la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles), ce qui illustre la continuité du militantisme syndical après la Seconde Guerre mondiale. Le classement a également inclus les militants et adhérents des centrales ouvrières : la CGT avant et après la scission de 1922, la CGTU et la CGT réunifiée après 1936. Il s’agit essentiellement d’ouvriers agricoles ayant leurs propres organisations au sein de ces centrales. Les cas de double activité, agricole et non agricole, sont ambigus : nous avons choisi de retenir les individus dont le militantisme paysan était tangible, même si leur adhésion à la CGT n’était liée qu’à leur emploi non agricole. Enfin, nous avons intégré à notre base de données les syndicats autonomes et chrétiens, ou ceux dont on ne connaît pas l’affiliation et que nous avons regroupés sous la nomenclature : « syndicats non spécifiés ».

15 Les responsabilités exercées ont fait l’objet d’un repérage particulier. Pour chaque type de responsabilité (élective, partisane ou syndicale), nous avons distingué les niveaux d’élection : national (députés, sénateurs, membres du Comité central, des commissions administrative, confédérale ou fédérale, etc.), régional-départemental (conseils généraux, fédérations de parti, unions départementales, syndicats départementaux, etc.), local (conseillers municipaux, responsables de cellule, de section ou de syndicat). Ces entrées n’étant pas exclusives, les résultats pourront présenter des doubles occurrences.

16 Les résultats doivent toutefois être interprétés avec prudence car ils reposent sur trois biais méthodologiques.

17 Les sources de première main, celles qui ont servi à la rédaction des notices, nous informent de façon très inégale : 46 % des notices ne précisent pas si le paysan est propriétaire, fermier, métayer ou ouvrier agricole. On peut supposer que c’est à cette lacune que l’on doit la faible représentation des métayers-fermiers (82 notices sur 2 833)7, probablement plus enclins à se déclarer « agriculteur » ou « paysan ». Inversement, les propriétaires sont davantage identifiés en tant que tels. D’autre part,

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la majorité des informations provenant d’archives publiques, notamment celles de la police, laquelle accorde une attention particulière aux organisations révolutionnaires, les activités communistes ont bénéficié d’un suivi plus régulier.

18 Les sources de seconde main, les notices rédigées, introduisent une deuxième série de biais. La répartition géographique, la longueur et la rédaction des notices sont, en effet, très variables. La disparité régionale s’explique par la présence ou non, dans une région, de collaborateurs du Maitron et par la qualité de leur activité, mais elle s’explique plus encore par l’intérêt que ceux-ci portent au militantisme agraire. Ainsi, dans les départements où les paysans sont relativement peu « maitronisés », le lecteur a parfois l’impression de n’accéder à ces militants qu’à travers un prisme ouvriériste8. En outre, les auteurs n’ont pas tous exploité de la même façon les archives disponibles : Jacques Girault, dans le Var, a réalisé une étude exhaustive des élections locales et, de ce fait, influencé la composition du corpus varois.

19 Enfin, la construction du corpus et sa conversion en base de données quantitatives ont rencontré un certain nombre de contraintes. Nous avons dû notamment reprendre à notre compte les taxinomies utilisées dans les notices, elles-mêmes tributaires des archives, et avons donc dû agréger des réalités parfois très éloignées les unes des autres : être métayer dans le Lot-et-Garonne ne renvoie pas forcément à la même expérience sociale dans le Cher. Ces classements reposent également sur des décisions arbitraires, comme celle de rassembler dans une même catégorie divers métiers marginaux du monde agricole, bûcheron ou jardinier, par exemple. Considération plus importante encore, bien que centrées sur la période 1914-1939, la plupart des notices du DBMOF incluent l’activité des militants antérieure à la Première Guerre mondiale et postérieure à 1940 ; intégrer ces données permettant une représentation plus complète des trajectoires militantes présente aussi l’inconvénient d’amalgamer des responsabilités exercées dans des contextes politiques très différents (pour le PCF : sa période de bolchevisation dans les années vingt et ses succès électoraux après la Seconde Guerre mondiale). La manière dont ont été conçus les notices biographiques et le corpus paysan suppose une lecture avertie qui n’empêche pas que l’on interprète un certain nombre de résultats, telle la répartition géographique des paysans du Maitron.

La prédominance du Midi rouge

20 Dès le début de la constitution du corpus, la distribution des notices révèle de fortes disparités régionales. Deux phénomènes difficilement pondérables sont au principe de ces disparités : l’implantation contrastée du militantisme en milieu rural et l’inégale répartition des notices. Mais il est difficile de voir dans quelle mesure l’une est déterminée par l’autre. Il nous faudra commencer par évaluer la part que chaque département occupe dans le corpus national.

21 La carte ci-contre montre tout d’abord combien sont contrastés le nord et le sud de la Loire, contraste essentiellement dû à une remarquable concentration des notices sur une dizaine de départements. On voit ainsi se dessiner ce que l’on appelle le Midi rouge. Constitué par les départements du Var, des Pyrénées-Orientales, de l’Hérault, des Bouches-du-Rhône, du Gard, du Vaucluse et de l’Aude, ce Midi rouge totalise un peu plus de la moitié des notices, dont 29 % pour le seul département du Var. Dès lors, on soulignera à plusieurs reprises les effets de la surreprésentation de ce corpus varois caractérisé par une forte présence des propriétaires et des socialistes (respectivement

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56 % et 45 % des effectifs nationaux), les autres départements du Midi étant davantage représentés par les ouvriers agricoles (60 %). Si, par souci de commodité, les chiffres ont été regroupés par région (division administrative qui n’existait pas à l’époque), certains départements se détachent, notamment le Lot-et-Garonne avec les communistes, la région parisienne avec les jardiniers-maraîchers ; les bûcherons du Cher et de la Nièvre forment également des contingents non négligeables. En revanche, on dénombre relativement peu de militants dans l’Allier ou dans le Limousin bien que l’historiographie les ait privilégiés. À l’inverse, la carte que le Maitron dessine des paysans recouvre partiellement la carte de la France viticole. Ces distributions géographiques masquent également des disparités sociales dues au type de faire-valoir ou à une éventuelle activité extérieure au monde agricole.

Identification sociale des paysans du Maitron

22 Le tableau 1 ci-dessous regroupe trois catégories de données. Quatre premières entrées tentent d’apprécier, fût-ce de manière grossière, « la place sociale » des paysans du Maitron à travers les modes de faire-valoir, même si les « non-spécifiés » représentent 46 % de l’ensemble des notices. Les deux entrées suivantes mettent l’accent sur deux groupes de producteurs spécifiés dans les notices, ce qui n’est pas le cas des simples cultivateurs, agriculteurs et autres éleveurs. Enfin, les deux dernières entrées concernent le degré de « paysannité » de ces paysans. Ces trois catégories autorisent nombre de doubles occurrences : entre elles d’une part, et au sein de chacune d’autre part. Ainsi un ancien ouvrier agricole de la viticulture aura-t-il pu devenir propriétaire ; il figurera donc sous les trois entrées.

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Tableau 1

23 Les 12 % de viticulteurs minorent vraisemblablement le poids statistique du monde viticole dans ce corpus. En effet, dans le Midi notamment, un certain nombre de viticulteurs ont probablement été intégrés dans la base de données au titre de propriétaires ou d’agriculteurs, voire d’ouvriers agricoles ; faute d’une mention explicite, il n’auront pu être introduits dans la rubrique viticole. De même, le chiffre relatif aux fermiers-métayers exprime nettement leur sous-représentation, raison pour laquelle les résultats les concernant ne pourront faire l’objet d’une exploitation fiable. En revanche doit être mentionnée l’importance quantitative des deux marges intérieures du corpus, à savoir les « autres » paysans (11 %) et ceux qui ont eu une activité autre que paysanne (15 %).

24 Enfin, si ce tableau ne fait pas référence au sexe des militants, c’est en raison du caractère presque exclusivement masculin des acteurs en question. Seules trois femmes correspondent aux critères retenus et peuvent être qualifiées de « paysannes du Maitron ». Aussi remarquable et problématique que soit cette absence, elle vient pour partie de ce que, sur la période étudiée, n’ayant pas le droit de vote, les femmes n’apparaissent pas sur les listes électorales ; mais d’une manière plus générale encore, cette absence tient à la confiscation de l’espace public par les hommes, comportement particulièrement efficace dans le monde paysan.

Une gauche paysanne divisée

25 Il convient d’apprécier tant l’impact qu’a eu le congrès de Tours sur le mouvement des militants au sein des divers partis de la gauche que les rapports de force qui ont opposé socialistes et communistes, et de mettre au jour les logiques militantes partisanes et les caractéristiques sociologiques de leurs bases sociales respectives.

26 Les affiliés politiques9 du corpus (2 354 notices) présentent un même pourcentage de communistes et de socialistes. Néanmoins, si l’on tient compte de « l’effet Var », on ne peut que constater une nette disproportion, en partie due à l’intérêt particulier qu’accordent aux militants communistes les rédacteurs du Maitron (tableau 2). Le congrès de Tours n’a pas déséquilibré l’échantillon des affiliés politiques. En effet, 41 % des socialistes d’avant 1920 sont devenus communistes et 43 % sont restés socialistes. Autrement dit, 17 % des communistes ont milité à la SFIO avant 1920 et 19 % des socialistes sont restés dans « la vieille maison ». Signalons en outre que, après 1920, 5 % des militants de la SFIO antérieure à la scission ont été successivement socialistes et communistes, ou communistes et socialistes.

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Tableau 2

Ouvriers agricoles communistes et propriétaires socialistes

27 Lorsqu’on met en relation les affiliations politiques et leur distribution sociale, on relève une large fraction de propriétaires (319) parmi les socialistes (d’après la scission) : ils sont respectivement 5 fois et 12 fois plus nombreux que les ouvriers agricoles et fermiers-métayers. À l’inverse, les communistes sont très fortement implantés parmi les ouvriers agricoles : ils représentent les trois quarts de l’ensemble de ceux dont on connaît l’affiliation politique. Là encore, nous nous trouvons face à « l’effet Var » et à « l’effet Midi » : le corpus des propriétaires est en partie « colonisé » par les propriétaires socialistes varois (38 %), celui des ouvriers agricoles l’est par les ouvriers agricoles communistes du reste du Midi (26 %). Enfin, si le groupe des fermiers-métayers signalés en tant que tels dans le Maitron semble plus communiste que socialiste (45 militants communistes contre 27 socialistes), la faiblesse numérique de cette catégorie, dont l’ensemble se résume à 82 individus, rend délicate toute interprétation. On peut seulement indiquer que cette différence dépend également du poids des métayers communistes du Lot-et-Garonne. Dès lors, un des traits remarquables de ce corpus réside dans une sorte de scission tout à la fois sociale et partisane : les ouvriers agricoles sont communistes, les propriétaires sont socialistes.

Affiliation politique et syndicalisation

28 L’écart important entre les engagements politiques (83 % des notices) et syndicaux (30 % seulement) reflète d’abord la nature des sources mobilisées : les notices du Maitron tiennent plus volontiers compte de l’affiliation politique, et ce en raison des sources privilégiées (les archives publiques s’intéressaient en priorité aux organisations partisanes et aux élections politiques) et de l’attention particulière que la plupart des correspondants accordent au politique. Tout porte à croire que nombre de syndiqués n’auraient pas fait l’objet d’une « maitronisation » s’ils n’avaient, parallèlement, eu une activité politique. Enfin, le pourcentage des doubles affiliés mérite d’être relativisé dans la mesure où quantité de notices se fondent sur une seule source, ce qui peut conduire à ignorer les activités militantes menées par ailleurs. Ce préalable posé, les chiffres nous apportent toutefois quelques enseignements (graphique 1 ci-contre).

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Graphique 1. Types de paysans et formes d’engagement (pour 100 paysans dont l’affiliation politique et/ou syndicale est connue)

29 Les ouvriers agricoles se distinguent à la fois par une affiliation aux partis moindre et par un militantisme syndical plus important. Ils s’opposent en cela aux propriétaires, dont la plupart des syndiqués sont également des militants politiques. Le fait que la CGT – et ses différentes déclinaisons – ait organisé les ouvriers agricoles n’y est pas étranger ; il en est de même pour ceux qui entrent dans la catégorie « autres ». Enfin, on notera l’importance des doubles affiliés, politiques et syndicaux, que des problèmes de source pourraient minorer – en se basant sur un type de source seulement, laquelle ne mentionne généralement que l’engagement politique – comme surestimer – en n’approchant parfois le militantisme syndical que par le biais de sources partisanes. Cette catégorie gagnerait à être appréhendée en fonction des organisations concernées.

30 La lecture du tableau 3 p. 171 met en évidence l’importance relative de l’adhésion aux différentes organisations CGT, généralistes, par opposition aux syndicats spécifiquement paysans : 48 % des syndiqués sont passés par une organisation confédérée, 28 % par une organisation strictement paysanne. Cette disparité vient de la nature des sources consultées, certes, mais procède également d’une meilleure syndicalisation des ouvriers agricoles et des catégories situées en marge du monde agricole (graphique 2 p. 171). Et elle s’explique à la fois par les conditions de travail (salariat, travail collectif, etc.), par un contact avec le militantisme urbain et par l’apport extérieur de permanents confédéraux10. Il apparaît clairement aussi que même au sein des catégories non organisées par la CGT (propriétaires et métayers) un nombre non négligeable de paysans ont rejoint celle-ci à un moment ou à un autre de leur parcours, soit à l’occasion d’une activité professionnelle exercée hors du monde agricole soit comme salariés agricoles ou encore en tant que propriétaires ou métayers. La prédominance de la CGTU (proche du parti communiste) sur la CGT réformiste s’explique, elle, en grande partie par sa forte implantation chez les ouvriers de la vigne,

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dans le Midi rouge. À noter aussi l’importance des cégétistes d’après la réunification de 1936, dont l’activité ne couvre pourtant que trois ans de la période traitée ; elle donne à voir l’explosion syndicale qu’ont connue certaines régions et qu’il convient de rattacher aux grèves d’ouvriers agricoles, notamment dans le Midi. Cette montée en puissance des revendications s’est traduite par la constitution de nouveaux syndicats ou par l’affiliation de syndicats autonomes à la centrale ouvrière nouvellement réunifiée.

Tableau 3

Graphique 2. Distribution syndicale par catégorie de paysans (pour 100 paysans dont l’affiliation syndicale est connue)

31 Le syndicalisme spécifiquement paysan n’apparaît que sur un nombre relativement limité de notices. Les organisations proches du parti communiste, avant et après la création de la CGPT en 1929 (les militants de l’une ont d’ailleurs souvent appartenu également aux autres), sont largement prépondérantes. Ces chiffres souffrent cependant de la part importante de membres des syndicats répertoriés comme « divers » et dont on ne sait s’ils sont véritablement autonomes ou si leur affiliation est seulement inconnue. Tout laisse à penser néanmoins que les propriétaires et les métayers ont plus souvent opté pour des organisations autonomes.

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Les propriétaires à la mairie, les ouvriers agricoles au parti

32 D’une manière générale, le nombre des militants ayant exercé au moins une responsabilité élective (1 436) est nettement supérieur à celui des militants responsables partisans (868). Alors que les populations communiste et socialiste du corpus sont quasi équivalentes en nombre (1 182 et 1 100), elles se répartissent de façon très différente pour ce qui est de l’activité politique : les paysans communistes avec des responsabilités au sein du parti sont, à cet égard, deux fois plus nombreux que les paysans socialistes : 598 contre 255 ; la proportion s’inverse lorsqu’il s’agit des élus : 854 socialistes (dont 405 Varois) contre 459 communistes. Presque tous les élus communistes et socialistes ont assumé une responsabilité au niveau local : 433 des 459 communistes, 831 des 854 socialistes.

33 Si l’on s’intéresse à la visibilité nationale, le Maitron retient trente communistes et trente et un socialistes députés et/ou sénateurs et/ou ministres. Vingt-quatre figurent, à un niveau au moins égal, au Comité central du PC alors qu’ils ne sont que huit à avoir exercé une responsabilité nationale dans les différentes organisations socialistes postérieures à la scission de la SFIO.

34 Les ouvriers agricoles communistes (20 % de l’ensemble des communistes, paysans non spécifiés compris) sont plutôt sous-représentés chez les communistes élus (18 %) et surreprésentés chez les responsables partisans (25 %). Même phénomène chez les ouvriers agricoles socialistes (6 % des socialistes, 5 % des élus, 10 % des responsables partisans). À l’inverse, les propriétaires communistes (15 % des communistes) sont surreprésentés chez les élus communistes (20 %) alors que leur présence parmi les responsables partisans est proportionnelle à leur nombre (16 %). Chez les socialistes (29 % des socialistes, 32 % des élus, 27 % des responsables partisans) les pourcentages vont dans le même sens.

35 Au PC, la répartition des responsabilités entre ouvriers agricoles et propriétaires est particulièrement contrastée : les ouvriers agricoles s’orientent ou sont orientés plus volontiers vers des responsabilités partisanes que vers des responsabilités électives (62 % contre 35 %), les propriétaires étant relativement plus sollicités pour des fonctions électives (53 %). Chez les socialistes, qui d’une manière générale investissent davantage les responsabilités électives, on retrouve cette tendance : 61 % des ouvriers agricoles ont exercé un mandat électif, 40 % une fonction partisane ; cet écart s’accroît chez les propriétaires, avec des chiffres respectivement de 87 % et 21 %.

La richesse d’une source

36 Si l’on ne doit pas oublier que le Maitron n’offre qu’un tableau incomplet du militantisme paysan de l’entre-deux-guerres, il reste un outil indispensable à sa compréhension. De même, si l’on doit rester circonspect pour ce qui est de la correspondance entre le militantisme paysan tel qu’il est représenté dans le DBMOF et le militantisme « réel », ce travail est utile pour évaluer la place des paysans dans le Mouvement ouvrier, leur spécificité et leur autonomie. Cette évaluation statistique ne se veut donc pas exhaustive ; elle se présente plutôt, à l’instar de l’œuvre qui l’a

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inspirée, comme un instrument permettant de compléter d’un étage interprétatif supplémentaire les recherches portant sur le militantisme agraire.

37 C’est dans cette optique que doivent être considérés des résultats encore partiels : une forte implantation des communistes parmi les ouvriers agricoles à laquelle répond une présence tout aussi importante des propriétaires parmi les socialistes ; l’inégalité de l’investissement des ouvriers agricoles et des propriétaires dans les responsabilités partisanes et électives ; et un syndicalisme paysan situé dans la mouvance des centrales ouvrières. Ces quelques résultats mettent en perspective les questions que soulèvent les monographies traitant du militantisme rural11 et les biographies consacrées aux leaders paysans12.

38 Cet article n’utilise pas toutes les ressources de cette base de données. Il aurait été intéressant aussi d’opérer des croisements entre les différents types de responsabilités (électives, partisanes et syndicales) et les échelles nationale, régionale et locale, et de procéder à une comparaison des structures. Le suivi des générations ou la genèse et l’évolution des configurations militantes locales (à partir des coopératives et des associations) viendraient encore affiner le profil des paysans « maitronisés ». Enfin, nous n’avons fait ici que mentionner les formes d’exploitation qui ne correspondaient pas à l’image traditionnelle du paysan (les bûcherons par exemple), ou les agriculteurs ayant une double activité, et les marges extérieures (les militants ouvriers chargés du « travail paysan » par exemple). En raison du rôle qu’elles ont pu jouer au sein du mouvement paysan, ces catégories floues et flexibles méritent qu’on leur consacre une étude spéciale, ce qui permettrait de mieux comprendre comment les paysans ont été intégrés au Mouvement ouvrier. Et en cela le Maitron reste une source irremplaçable et féconde.

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NOTES

1. Mis en chantier à la fin des années cinquante, le Maitron est aujourd’hui le plus grand dictionnaire biographique en langue française, avec 110 000 notices. Quatre périodes ont été définies : de la Révolution française à la Ire Internationale (1789-1864) ; de la Ire Internationale à la Commune (1864-1871) ; de la Commune à la Grande Guerre (1871-1914) ; l’entre-deux-guerres (1914-1939). La 5e période (1940-1968) est en cours d’élaboration. Le premier volume a été publié en 1964 aux Éditions ouvrières, le dernier en 1997 aux Éditions de l’Atelier. Un cédérom a été édité en 1997 sous la direction de C. Pennetier, M. Cordillot et J. Risacher (Éditions de l’Atelier). 2. Pour les problèmes méthodologiques posés par la biographie collective, voir C. Charle [1996 : 51-72]. 3. Ce travail de sélection des notices nous a d’ailleurs laissé entrevoir l’importance (en nombre et en qualité) des militants d’origine paysanne au sein du Mouvement ouvrier. 4. Ainsi l’apiculteur jurassien J. Chaneaux. 5. Voir le cas de l’instituteur isérois G. Brissaud, « spécialiste régional du PC dans le “travail paysan” ».

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6. Nous avons fait le choix de rassembler, au-delà de la SFIO, tous les militants étiquetés comme « socialistes ». 7. Il nous est en fait très difficile de mesurer l’ampleur de l’effet de source sur ce qui a parfois été interprété comme une faible implantation du militantisme de gauche chez les métayers. Pour le parti communiste, voir L. Boswell [1998 : 25]. 8. Sur le militant ouvrier, « archétype du militant », voir l’article de C. Pennetier et B. Pudal [2000]. 9. Par « affiliés politiques » nous entendons l’ensemble des militants qui ont exercé un mandat électif ou ont été candidats sous l’étiquette d’un parti, les militants titulaires d’une responsabilité partisane et, enfin, les sympathisants d’une organisation politique (indication que les rédacteurs de notices ont cru parfois nécessaire de relever). 10. À tel point que, faute de savoir si le militant exerçait bien une activité agricole, de nombreuses notices de responsables syndicaux n’ont pu être retenues dans notre corpus. 11. Voir, entre autres, les travaux de L. Boswell [op. cit.], J. Girault [1995], A.-M. Pennetier et C. Pennetier [1977 : 235-271] et J. Sagnes [1982]. Nous espérons également que cet article pourra éclairer les autres contributions de ce numéro. 12. Voir les biographies de R. Jean [Belloin 1993], T. Prigent [Bougeard 2002] et de W. Rochet [Vigreux 2000b].

RÉSUMÉS

Résumé Ivan Bruneau et Emmanuel le Dœuff, Les paysans du « Maitron ». Militants de l’entre-deux-guerres Cet article constitue une première ébauche statistique des profils paysans ayant fait l’objet d’une notice dans le Dictionnaire biographique du Mouvement ouvrier français, dit le « Maitron », pour la période de l’entre-deux-guerres. Après avoir rapidement exposé le mode de construction de leur base de données, Ivan Bruneau et Emmanuel Le Dœuff présentent les traits saillants de ce corpus caractérisé par une inégale distribution géographique et sociale, en partie déterminée par la prédominance du Midi rouge. En croisant position sociale, affiliation partisane et responsabilités exercées, les auteurs mettent en évidence une double différenciation entre les ouvriers agricoles et les propriétaires.

Abstract Ivan Bruneau and Emmanuel le Dœuff, Peasant Profiles: Activists during the Interwar Period A statistical study is outlined of peasants whose biographies figured in the Dictionnaire biographique du Mouvement ouvrier français (the so-called Maitron) for the period between the two World wars. Following a short description of how the data base has been designed, the significant characteristics of this corpus are pointed out. There is an unequal geographical and social distribution, partly due to a Red southern France. Crossing social position, party affiliation and office-holding brings to light a double differentiation between farm workers and landowners.

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Élus et responsables politiques (1920-1940)

Romain Henry

1 Le milieu rural est une composante essentielle de la société française de l’entre-deux- guerres. L’image du paysan, père nourricier du pays, apporte au monde rural le respect des Français de cette période. Or, selon une étude réalisée par Mattei Dogan, entre 1870 et 1940, moins de 10 % des parlementaires élus viennent du monde paysan1. Les partis politiques semblent incapables d’élire à la Chambre des députés parmi les représentants d’une France agricole dont le poids économique, social et électoral est pourtant considérable. Le parti communiste français, dont l’emblème comprend une faucille symbolisant la défense des paysans, ne fait pas exception. En effet, le nombre des députés communistes issus du monde agricole est très faible entre les deux guerres. Entre 1921 et 1936 on ne trouve à la Chambre, dans le groupe communiste, qu’un seul élu paysan. Mais au sortir des législatives de 1936, sept députés communistes issus de l’univers paysan viendront représenter l’électorat communiste rural.

2 Quels paysans accèdent à la Chambre sous l’étiquette du parti ? Comment expliquer leur faible représentation ? Quelles ont été malgré tout leur place et leur activité ?

Qui sont ces députés paysans ?

3 L’étude des parlementaires communistes en activité entre 1921 et 1940 révèle que huit députés seulement représentent la société paysanne.

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4 Le plus connu de ces parlementaires et le plus présent à la Chambre durant l’entre- deux-guerres est Renaud Jean2 (cf. photo). Ce personnage, que Gérard Belloin [1993] surnomme « le tribun des paysans », est une figure emblématique des parlementaires communistes. Député de Marmande, dans le Lot-et-Garonne, il n’est déjà plus paysan lorsqu’il entame sa carrière politique à la fin de la Première Guerre mondiale. Cependant, dans la rubrique « profession » de la fiche biographique qu’il remplit en arrivant à la Chambre, il inscrit : cultivateur. Il entre au Parlement lors d’une élection partielle en décembre 1920 et, fait remarquable, il est, au congrès de Tours, le seul député paysan à quitter la SFIO pour rejoindre la SFIC (Section française de l’Internationale communiste). Les deux autres parlementaires paysans3 restent, eux, fidèles à la « vieille maison4 ». Cette attitude est d’autant plus notable qu’en étudiant les choix des parlementaires lors de la scission de la SFIO [Henry 2001] on constate que les députés des départements ruraux ont proportionnellement mieux suivi la nouvelle orientation de la SFIC que ne l’ont fait les députés des centres urbains ouvriers. Les élus des départements ruraux du pourtour du Massif central (Lot-et-Garonne, Corrèze, Drôme, Vaucluse) adhèrent donc à la SFIC, ce qui confirmerait une adhésion plus importante dans le monde rural que dans le monde urbain. Cet état de fait ne peut qu’entretenir la méfiance que les dirigeants communistes éprouvent envers les députés paysans5.

5 Jusqu’aux législatives de 19286, où il sera battu, Renaud Jean sera l’unique représentant de la paysannerie dans le groupe communiste. En 1924, des vingt-six députés que compte le groupe communiste, lui seul est membre de la commission de l’Agriculture. À noter le cas d’Ernest Bizet, élu en Seine-et-Oise en 1924 : il avait été un temps ouvrier agricole mais ne l’était plus au moment de son élection7. Il ne siègera d’ailleurs pas à la commission de l’Agriculture. Le problème sera plus épineux durant la législature 1928-1932 : aucun paysan ne figure parmi les parlementaires communistes. Ce qui ne signifie pas que les députés communistes éludent la question paysanne. Marcel Cachin ne cesse de rappeler à la tribune qu’il est le député des ouvriers et des paysans et il rappelle que « ce n’est pas au Parlement, mais dans l’usine et dans le champ, que s’élabore la société de demain »8. Désignés par la direction du parti, les communistes qui siègent à la commission de l’Agriculture et sont missionnés pour défendre les « travailleurs de la terre »9 ne viennent pas du monde rural. Ainsi Jules Fraissex, élu de la Haute-Vienne en 1928, est docteur en médecine. Il est également membre de la commission de l’Agriculture10, et pendant son mandat il déposera plusieurs propositions de lois pour les travailleurs agricoles.

6 Si Renaud Jean retrouve son poste en 1932, ce n’est qu’en 1936 que les paysans communistes sont vraiment représentés à la Chambre. Le groupe communiste compte

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alors sept députés issus professionnellement du monde agricole : Renaud Jean, Auguste Béchard (député d’Alès), André Parsal (député de Sceaux), Waldeck Rochet (député de Saint-Denis), Jean Duclos (élu à Versailles), Henri Pourtalet (député de Grasse) et Marius Vazeilles (député d’Ussel)11. En avril 1939, un viticulteur élu à Montluçon, Eugène Jardon12, viendra étoffer le groupe.

7 Ainsi, dans l’entre-deux-guerres, 8 députés sur 113 élus au nom du parti, donc 7 %, appartiennent ou ont appartenu au monde paysan.

Ces députés sont-ils réellement des paysans ?

8 Cette question peut se poser lorsqu’on analyse de plus près le parcours professionnel de ces députés. Si, comme nous l’avons souligné, Renaud Jean n’est plus cultivateur au sortir de la Grande Guerre, il aura néanmoins travaillé dix ans sur la petite exploitation (6 ha) héritée de ses parents. Cette expérience lui aura laissé une bonne connaissance des conditions de vie et de travail des petits exploitants agricoles de l’entre-deux- guerres. Plusieurs députés auront, au cours de leur histoire politique, dû quitter ce secteur d’activité : ainsi Jean Duclos, Waldeck Rochet et André Parsal.

9 Jean Duclos est élu à Versailles en mai 1936. Son origine rurale est clairement soulignée dans l’almanach des parlementaires de 193613, le PCF le présentant officiellement comme ex-horticulteur. Grièvement blessé au cours de la Première Guerre mondiale14, son état de santé lui interdit toute activité dans le secteur agricole. Notons qu’il a tenté de travailler dans plusieurs usines mais que son handicap l’a contraint à prendre une véritable retraite professionnelle. Malgré un passé ouvrier, il est toujours présenté par le PCF comme un ancien rural alors qu’il n’avait plus de contact avec le monde paysan depuis la fin du conflit. Il ne siègera d’ailleurs pas à la commission de l’Agriculture et n’effectuera à la Chambre aucune intervention portant sur ce secteur. Il est difficile dans ce cas de le considérer comme un représentant de la société paysanne.

10 Waldeck Rochet présente un tout autre parcours15 (cf. photo). Vacher à l’âge de huit ans, jeune homme il devient ouvrier maraîcher à Branges, non loin de son village natal en Saône-et-Loire. Il s’installe comme maraîcher mais doit abandonner cette activité pour se rendre à Moscou et entrer à l’École léniniste internationale. C’est donc son engagement politique qui le pousse à rompre professionnellement avec le monde rural. Il n’est ainsi plus un actif du secteur agricole lors de son élection en 1936 mais reste très proche du monde paysan. Cette rupture avec le monde rural n’altère en rien la capacité et la volonté de cet élu à défendre la condition des paysans français16.

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11 André Parsal17 est le fils d’un agriculteur de l’Hérault. Ouvrier agricole à l’âge de 14 ans, il devient rapidement un cadre du parti communiste et du syndicat CGT de l’agriculture. Ces diverses responsabilités politiques lui font quitter très tôt le métier d’agriculteur. À l’instar de Waldeck Rochet il entre à l’École léniniste internationale de Moscou. En 1936, lors de son élection, il est déjà devenu ce que l’on appelle un permanent18 mais il continuera à se présenter comme ouvrier agricole.

12 Les autres parlementaires issus du monde rural sont, eux, encore en activité. Auguste Béchard, député d’Alès et conseiller général du canton de Lédignan depuis 1913, est toujours agriculteur vigneron lorsqu’il fait son entrée au Palais Bourbon.

13 Marius Vazeilles est un Corrézien ; il représente donc un département à très forte prédominance rurale. Spécialiste en sylviculture et diplômé de l’École professionnelle de sylviculture des Barres, dans le Loiret, il quitte l’administration de l’ONF en 1918 et s’installe comme pépiniériste et expert forestier en Corrèze. Il le restera jusque dans les années sombres de l’Occupation. Au sein du parti communiste il est considéré comme un spécialiste des questions paysannes.

14 Henri Pourtalet est décrit comme passionné par son métier d’horticulteur. Il travaille pour son compte en tant que producteur-expéditeur dans la région de Cannes. Pour l’anecdote, Virgile Barel [1967 : 102] raconte dans ses mémoires combien il a été difficile de convaincre Pourtalet de se présenter aux législatives de 1936, ce dernier ne souhaitant pas abandonner ses semis pendant les deux mois de campagne électorale ! Finalement, il conjuguera son métier avec son mandat de député.

15 Eugène Jardon est, lui, ce que l’on peut définir comme un pur produit de la petite viticulture coopérative. Né dans une famille de propriétaires viticulteurs de l’Allier, il a déjà repris le flambeau familial lorsqu’il est élu en 1939. À son activité agricole il ajoute, tels les autres parlementaires paysans, une très grande activité politique et/ou syndicale.

16 Des huit parlementaires, quatre ont encore un contact professionnel avec le monde agricole au moment de leur élection. Les parlementaires paysans ne sont pas des militants sans expérience ni bagage : ils possèdent tous un curriculum vitae qui leur permet de parler du monde paysan et en son nom.

Pourquoi sont-ils si peu représentés ?

17 La faible représentation des parlementaires issus du monde agricole n’est pas propre au PCF. Nous l’avons évoqué : seuls 3 députés paysans sont présents dans le groupe SFIO, qui compte tout de même 68 membres avant la scission de 1920.

18 La première et principale raison de cette sous-représentation tient au fait que le PCF n’est pas très bien accueilli dans les milieux ruraux. Sans minimiser le poids de certaines régions à dominante paysanne telles que la Corrèze, l’Allier ou la Dordogne, c’est dans les grands centres urbains à vocation ouvrière que l’électorat communiste puise l’essentiel de sa force durant l’entre-deux-guerres [Goguel 1970]. Dès lors il est plus difficile de faire élire des candidats dans les campagnes que dans les villes. L’état- major du parti est conscient de ce sérieux handicap. Les législatives de 1928 ne verront l’élection d’aucun candidat communiste paysan. Renaud Jean n’est pas réélu, aussi le monde agricole sera-t-il à nouveau au cœur des préoccupations de la direction du parti. « Il est urgent que soit précisée notre politique agraire et que soient déterminées

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clairement nos méthodes de pénétration dans les milieux paysans », écrit Paul Bouthonnier [1928] au lendemain des élections législatives19. Il convient de relever à ce propos la divergence de point de vue entre la direction du PCF et Renaud Jean. L’ex- député paysan n’accepte pas la tactique « classe contre classe »20 et il entre en conflit avec la direction du PCF21. Selon lui le parti ne peut ainsi atteindre les couches paysannes. Pour palier ce problème, la quasi-totalité des têtes de file du parti communiste sont élues dans des régions urbaines. Ainsi Waldeck Rochet, militant ascendant, responsable de la section paysanne du parti, que la direction du parti souhaite voir élu en 1936, se présentera-t-il en région parisienne et non dans le département de la Saône-et-Loire à dominante rurale, dont il est issu.

19 La stratégie du PCF face aux échéances législatives et le rôle des parlementaires au sein du parti communiste peuvent expliquer la discrétion du monde rural. Depuis sa création, le parti communiste se méfie de l’institution parlementaire [Henry 2001]. « Ce n’est pas de la Chambre des députés que pourra jamais venir le Salut, la libération de la classe ouvrière », écrit Marcel Cachin dans L’Humanité22. La place et le rôle du parlementaire communiste, s’ils évoluent encore aux échéances de 1936, sont fixés dès les élections législatives de 1924. Connu sous le nom de « rapport Cat », le texte est explicite : l’utilité des députés dans l’action politique est considérée comme négligeable. Les députés doivent servir avant tout à récolter des informations et à faire circuler aisément le matériel jusqu’aux militants. Nos camarades – députés – devront être simplement des agitateurs ambulants23.

20 De fait, la qualité politique du député s’efface derrière celle du militant anonyme, fidèle représentant du parti. Cette orientation couvre la période d’ouvriérisation du PCF des années 1924 à 1934. Cette volonté du parti de placer l’ouvrier au centre de son appareil politique s’inscrit dans son objectif de se démarquer de la SFIO. La direction du jeune parti entre dans une phase identitaire et travaille ainsi, durant cette période de classe contre classe, à la création d’un « code génétique » ouvrier qui lui permet de rejeter le parti socialiste au-delà du champ électoral ouvrier traditionnel [Pudal 1989 : 78-8024]. Par ce procédé le parti veut apparaître comme l’unique représentant politique de la classe laborieuse. Il permet au parti communiste nouvellement créé de déterminer sa zone d’influence et de s’y enraciner. Dans ce cadre le nombre des élus est accessoire et seule importe la « pureté » militante.

21 Cette orientation difficile en matière d’électorat offre désormais au parti communiste une base identitaire qui le détache définitivement du parti socialiste. Le milieu rural n’est pas oublié et il garde sa place dans cette orientation puisque la liste présentée aux élections législatives de 1924 s’intitule « bloc ouvriers et paysans » ; il est vrai toutefois que le monde paysan est délaissé au profit du monde ouvrier. « Je ne vois dans L’Humanité jamais une seule page pour les paysans », se plaint ce militant morvandiau dans les colonnes de l’hebdomadaire communiste25.

22 En 1936, les choses évoluent. Dans un contexte national plus tourmenté le parti communiste souhaite que les législatives changent la donne. Il convient désormais de gagner un maximum de sièges. Le parti veut se doter entre autres d’un solide contingent de députés issus du monde paysan, aussi mène-t-il en direction des paysans une campagne très soutenue. Parallèlement à son programme national, il décide, en outre, d’en élaborer un autre, axé exclusivement sur le monde rural. Intitulé « Programme de sauvetage de l’agriculture française », ce projet est inspiré par Renaud Jean26. Sa grande nouveauté est qu’il vise un consensus auquel il parviendrait grâce à

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des arguments censés rassurer les électeurs ruraux qu’inquiètent des sujets telle la collectivisation des terres, tout en ménageant les doctrinaires : […] si le parti communiste dont on dit tant de mal dans les campagnes appelle les paysans à l’action sur un tel programme, c’est parce qu’il veut qu’un soulagement soit apporté à nos populations laborieuses des campagnes, c’est parce qu’il a le souci de défendre la propriété du paysan- travailleur menacé par les oligarchies financières27.

23 Le PCF s’érige désormais en défenseur de la petite propriété paysanne : […] le parti communiste, suivant Lénine, considère que la propriété privée du paysan, basée sur son travail et celui des membres de sa famille ne peut être expropriée. […] Même en ce qui concerne les paysans riches qui prennent part eux- mêmes au travail physique, en règle générale leur terre ne peut être confisquée… [Rochet 1935]

24 La collectivisation des terres est donc en partie abandonnée au profit d’une vision plus nationale de respect de la propriété privée. Comme l’indique Jean Vigreux [1997]28 : Le poids de la France rurale est encore lourd dans cette première moitié du vingtième siècle. Le PCF ne peut pas se couper des « masses rurales ».

25 La figure charismatique du député paysan est mise à contribution et, sur les ondes de Toulouse-Pyrénées, Renaud Jean s’adresse aux paysans en prononçant une allocution intitulée : « Paysans de France, unissez-vous »29.

26 La direction du parti veut diffuser dans les campagnes cette nouvelle politique agraire et elle sait qu’à cette fin elle peut utiliser avec profit les parlementaires issus du monde rural. Aussi le candidat doit-il être un homme de terrain répondant parfaitement aux contraintes électorales et bien inséré dans ce secteur professionnel. Comme le confirme Virgile Barel [1967 : 102], futur député de 1936 : Mandaté par la direction fédérale, j’avais fortement insisté auprès de Pourtalet qui accepta d’être candidat. […] lui démontrant combien sa candidature correspondait aux milieux sociaux de la circonscription de Cannes.

27 Cette démarche, qui s’appuie sur la capacité du candidat à rassembler, sera à l’origine de la réelle progression du vote communiste paysan.

28 En effet, au soir du premier tour on assiste à une percée du parti communiste dans des départements dits ruraux30. Cette évolution est particulièrement significative pour la direction du parti. Dans son rapport pour le présidium de l’Internationale communiste31 André Marty déclare : […] le parti marque une avancée énorme dans de nombreux départements essentiellement paysans. […] La progression a été plus forte dans les campagnes que dans les centres industriels.

29 Il affirme que l’on peut voir là la nouvelle assise agraire du parti, que « le PCF devient le parti qui a gagné dans les campagnes, il devient le parti des paysans »32.

Quelle est la place des députés paysans ?

30 Compte tenu de leur très faible nombre, il est difficile d’analyser la place qu’occupent les parlementaires paysans au sein de l’appareil. Seul Renaud Jean jouera un rôle vraiment important dans le parti jusque dans les années du Front populaire, et ce parce qu’aucun autre ne sera élu sur plusieurs législatures. Après le congrès de Tours, il

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deviendra un des spécialistes de la question paysanne d’autant que, là aussi, il est le seul parlementaire paysan membre de la SFIC.

31 Entré directement au comité directeur du parti en raison de cette singularité, Renaud Jean est nommé directeur du journal La Voix paysanne33. La direction lui confie la politique agricole du nouveau parti. Il est chargé de présenter les thèses relatives à la «question agraire» qui seront soumises aux militants lors du congrès de Marseille de 1921. Ainsi que l’écrit Claude Pennetier, il s’impose rapidement comme le théoricien et le propagandiste paysan « absolument indispensable »34 au jeune parti communiste. Son travail à la Chambre fera de lui un parlementaire de qualité dans le groupe communiste qu’il préside depuis 1932.

32 Les autres figures du parti en matière de ruralité sont pour la plupart élues en raison de l’intérêt qu’elles portent à cet univers. Ainsi, membre du monde paysan, Marius Vazeilles se voit déléguer certaines responsabilités au sein du parti. Il œuvre alors pour faire de son département le fer de lance du communisme rural et représente la France à la Conférence internationale paysanne de Moscou en octobre 1923. Il deviendra président du présidium du Conseil international paysan auquel participait Renaud Jean.

33 Dès le milieu des années trente, tel Renaud Jean, Waldeck Rochet devient incontournable pour tout ce qui concerne la question paysanne. Son ascension au sein du parti s’accélère avec son élection au Palais Bourbon. Il intègre le Comité central en 1937. Son activité à la Chambre, qui intéresse principalement le monde paysan durant les deux premières années de la législature, lui donne l’occasion de prouver sa force politique, son talent et sa fidélité. Très rapidement il gravit les échelons et finit par occuper un poste majeur au sein du parti. De surcroît, le caractère et les prises de position de Renaud Jean permettront à Waldeck Rochet d’apparaître comme un homme plus sûr pour la direction.

34 Si, nous l’avons noté, Waldeck Rochet s’investit beaucoup dans le rural au début de la législature, grâce à sa compétence dans le contexte des années 1938-1939, il se voit confier d’autres secteurs importants, comme les affaires sociales (cf. tableau ci-contre).

Répartition du nombre d’interventions du député Rochet par années et par thèmes

35 L’élection au Parlement permet aux militants du monde agricole d’accéder à des responsabilités nouvelles et d’atteindre le sommet de l’organigramme communiste, en particulier lors des comités centraux élargis au groupe parlementaire35. Ils intègrent ainsi les organes décisionnels du PCF et deviennent cadres du parti.

36 Le Bureau politique du parti charge les députés paysans de parcourir les campagnes pour expliquer les mesures défendues par les élus communistes36. Du 19 au 21 juin 1936, des députés communistes sont envoyés dans six départements du Sud-Est, officiellement pour « répondre aux aspirations dans les campagnes afin d’élever

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l’activité des campagnes au niveau de l’activité dans les villes »37. Waldeck Rochet se retrouve ainsi sur le terrain, tout entier dévoué au monde paysan38.

L’exemple du Front populaire

37 La victoire du Front populaire au Parlement accorde aux élus communistes paysans une plus grande liberté d’initiative. Et, fait remarquable, la présidence de la commission de l’Agriculture est pour la première fois confiée à un communiste : Renaud Jean, lequel préside également le groupe parlementaire. Nous ne savons pas précisément comment s’est opérée la répartition des commissions du Front populaire39, mais on est en droit de penser que c’est à sa compétence que Renaud Jean doit sa position dans le domaine de l’agriculture40. Il sera secondé par Marius Vazeilles auquel reviendra le poste de secrétaire de la commission. Rappelons que, considéré par l’ensemble des partis de gauche comme particulièrement au fait des questions paysannes, c’est Marius Vazeilles que Léon Blum aurait nommé ministre de l’Agriculture si les communistes devaient entrer au gouvernement41. L’ensemble des élus communistes issus du monde paysan, exception faite de Jean Duclos, sont membres de cette commission et sont épaulés par trois parlementaires du groupe42. Avec dix députés communistes, cette commission est à même de défendre la place qui doit revenir aux questions paysannes au sein du groupe.

38 De l’action du Front populaire pour le monde paysan, la mémoire collective retiendra surtout la création de l’ONPB (Office national professionnel du blé). Que doit-elle aux députés communistes ?

39 Il est difficile de répondre en l’absence d’archives portant sur cet épisode. Ce projet, présenté dans l’hémicycle le 3 juillet 1936, avait été discuté à la commission de l’Agriculture en juin 1936. Or les archives très parcellaires des comptes rendus de cette commission ne rapportent rien avant le 10 juillet 193643. Au nom du groupe, Renaud Jean avait déposé une proposition de loi sur l’ONPB dès le 9 juin 1936, aussitôt retirée sous la pression de Léon Blum44, ce qui n’empêchera pas Renaud Jean de diriger les débats et de défendre cette proposition en séance plénière. La droite manifestera son hostilité en déposant près d’une centaine d’amendements mais, soucieux de hâter les travaux de la Chambre, les communistes ne déposeront aucun amendement. Seul Waldeck Rochet viendra défendre ce projet favorable aux « travailleurs des champs »45.

40 Sur dix-sept propositions de lois touchant le monde agricole et déposées par le PCF on peut en attribuer quatorze aux parlementaires paysans.

41 Au cours de la législature, l’activité des parlementaires paysans décline. L’année 1936 aura été riche en propositions de lois, mais les parlementaires paysans n’ont pas l’exclusivité du domaine rural. Ainsi trois propositions relatives au milieu agricole ne viennent pas des parlementaires paysans. Certains, non paysans mais élus dans des départements ruraux, peuvent s’exprimer dans leurs circonscriptions. Ce que fera Virgile Barel, un instituteur, en déposant un projet de loi visant la préservation des oliveraies et la revalorisation des huiles d’olive, projet à l’origine d’une activité très présente dans sa région46.

42 N’oublions toutefois pas de mentionner que la production législative est bien supérieure dans d’autres domaines et pour d’autres classes sociales. Ainsi, pour le secteur « artisanat et petit commerce », la fraction communiste47 dépose vingt-quatre

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propositions de lois sur la législature48. Et trente-sept propositions de lois concernant l’emploi et la défense des ouvriers révèlent une fois encore l’intérêt particulier des élus communistes pour ce milieu social.

43 Chez les parlementaires paysans les prestations sont variables (cf. tableau ci-contre). Renaud Jean apparaît comme l’élu le plus actif. Même s’il convient de mentionner que quarante-cinq de ses interventions ont été effectuées en tant que président de la commission de l’Agriculture, il semble bien avoir été « le tribun des paysans » [Belloin op. cit.]. Jean Duclos aurait, lui, véritablement rompu avec le milieu rural. Sa qualité d’ex-horticulteur aura surtout permis à la direction du PCF de gonfler les chiffres des élus censés représenter la paysannerie à la Chambre.

Interventions des députés communists issus du monde paysan, de 1936 à 19404950

44 Bien qu’issus du monde agricole, ces parlementaires ne se contentent pas d’intervenir sur le seul secteur dont ils sont les représentants. Auguste Béchard reste, lui, fidèle à son tissu d’origine. Encore en activité lors de son élection et peu familier de l’appareil du parti (ni stage ni formation militante), il se limite au domaine qu’il connaît le mieux. À l’opposé, André Parsal, actif à la Chambre et « révolutionnaire professionnel »51, s’investira dans le logement et la défense des salariés. Nous l’avons dit, les députés paysans n’ont pas le monopole des intérêts de la paysannerie. , député du Nord, intervient pour fixer le prix du sucre afin de réorganiser la production betteravière dans l’intérêt des planteurs et des ouvriers agricoles.

45 D’un point de vue qualitatif, l’activité des parlementaires communistes paysans en direction du monde agricole prend largement en compte la dimension sociale : dettes agricoles52, allocations familiales, retraite, assurances, temps de travail, repos hebdomadaire53, etc.

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46 Les représentants communistes paysans insistent pour faire voter, avant la fin de la session parlementaire de l’été 1936, le complément des lois sociales et en particulier celles qui intéressent les paysans. Ce pour quoi la direction du PCF veut utiliser le contexte social de l’été 1936 [Chevallier, Debouis, Hu et Roger 1986]. Sous la pression des élus communistes, la délégation des gauches demande officiellement au gouvernement Blum de voter, avant les vacances de la Chambre, la loi « concernant l’aménagement des dettes agricoles […], l’application des allocations familiales en faveur des salariés agricoles »54.

47 L’année 1937 est une année dure pour la majorité du Front populaire. Le climat se détériore entre les différentes composantes. La politique sociale des communistes réside essentiellement dans l’obtention d’une retraite pour tous les travailleurs, y compris ceux du monde rural. De même l’extension des allocations familiales à l’agriculture fait à nouveau l’objet d’une sollicitation très forte de la part des communistes. Deux propositions sont déposées par Renaud Jean dès le printemps 1937 et, parallèlement, deux demandes d’interpellation au gouvernement dans ce cadre sont déposées par André Parsal. Cette activité des parlementaires paysans fait écho aux différents mouvements de protestation des ouvriers agricoles, en particulier dans le sud de la France [Lynch 2002]. Cette mesure sociale, attendue dans les campagnes, doit prouver au monde agricole que le PCF est bien « le parti des paysans »55 et pérenniser les bons résultats obtenus par les candidats communistes dans les zones rurales56.

48 Alors, qui sont ces parlementaires communistes paysans ? À l’aune de cette étude, le député communiste paysan apparaît avant tout comme un militant aguerri qui, tel Renaud Jean ou Waldeck Rochet, n’a plus d’activité agricole, certes, mais a toujours à cœur de défendre ce milieu dont il est issu. La faiblesse électorale du PCF dans les régions rurales tout comme sa méfiance et son cloisonnement dogmatique ne permettent pas aux militants paysans de défendre en nombre leurs idées à la Chambre. Il faudra attendre le Front populaire pour voir enfin l’Assemblée accueillir des paysans. C’est là enfin que le parti communiste français joindra la faucille au marteau.

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NOTES

1. Soit 273 députés paysans pour 2 786 élus [Dogan 1965]. 2. De son vrai nom Jean Jean. Dans les archives de l’Assemblée, il est nommé Renaud Jean. 3. Il s’agit de Adéodat Compère-Morel, député du Gard, et de Félix Jean, député de l’Hérault. 4. Expression que Léon Blum utilisera au congrès de Tours pour désigner la SFIO. 5. Cette méfiance envers les paysans est également alimentée par les propos de Marx [1948 : 18], qui ne croyait pas au caractère révolutionnaire du milieu paysan. 6. À noter que, pour cette élection, L’Humanité du 20 avril 1928 présente Renaud Jean comme ex- instituteur. 7. Ernest Bizet devient cheminot puis manœuvre après sa révocation en 1920 pour grève. Il a été le maire, socialiste puis communiste, de Saint-Cyr-l’École, de 1919 à sa mort en 1933 [Jolly 1962 : 612]. 8. Extrait d’une allocution de Marcel Cachin au nom du groupe communiste, Journal officiel. Débats parlementaires du 17 juin 1928, p. 2 308. 9. Ibid. 10. À noter que lors de la composition des commissions aucun commissaire communiste n’est proposé par le PCF. Il faudra attendre quelques semaines. Voir Journal officiel. Débats parlementaires du 19 juin 1928, p. 2 385.

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11. Fière de ses nouveaux députés, la direction du parti communiste ajoute pour la première fois, en juin 1936, un supplément aux Cahiers du bolchevisme afin de présenter aux militants communistes ses nouveaux représentants. Voir Album des parlementaires communistes, supplément des Cahiers du bolchevisme, numéro de juin 1936, Paris, Éditions du Comité populaire de propagande, 1936, p. 166. 12. Lors de l’élection législative partielle qui se tient les 23 et 30 avril 1939, il est élu face au candidat radical socialiste avec 9 849 voix contre 6 157. 13. In Album des parlementaires communistes, op. cit., p. 166. 14. Jean Duclos fut atteint au visage et surtout aux yeux. 15. Pour Waldeck Rochet, voir les travaux de J. Vigreux. Il est l’auteur de la notice biographique sur Waldeck Rochet [Pennetier et al. eds. 1997]. 16. Bien que n’exerçant plus son métier de maraîcher, Waldeck Rochet dépose en 1937 une proposition qui invite le gouvernement à déposer un projet de loi pour réglementer les cultures maraîchères et à instituer une carte professionnelle maraîchère. Cf. W. Rochet, Journal officiel, table nominative, 16e législature, 1936-1940. 17. De son vrai nom André Puech. 18. Pour plus d’informations sur son parcours militant, voir la notice biographique sur André Parsal [Pennetier et al. eds. 1997]. 19. La question paysanne sera au centre de la conférence nationale qui se tiendra du 18 au 21 juin 1928 à Paris. 20. L’orientation prise par le PCF et appelée « classe contre classe » consiste à rejeter toute alliance avec les autres partis de gauche, en particulier avec la SFIO considérée par la direction du PCF comme un parti traitre. Seul le rapprochement avec la base est toléré. Cette stratégie plonge le parti communiste dans un isolement politique très préjudiciable en période électorale. 21. Un long article paraît à ce sujet en juin 1928 dans Les Cahiers du bolchevisme. 22. L’Humanité, 28 janvier 1928. 23. « Rapport sur l’incorporation du groupe parlementaire au sein de l’appareil du parti proposé par la fédération de la Seine », 18 mai 1924, Victor Cat, Archives F7 13091, CARAN. 24. Selon lui, la SFIO a longtemps été le principal organe politique représentant la classe ouvrière. Cependant, à partir de 1920, la présence sur la scène politique du PCF bouscule ce schéma et entraîne un recentrage du PS sur l’échiquier politique. Bernard Pudal se fonde sur l’étude de Albert Wahl qui révèle que le groupe parlementaire socialiste évolue à partir de 1924 et devient presque exclusivement l’expression des classes moyennes au détriment du monde ouvrier. 25. Article d’un lecteur, intitulé « Pas de révolution sans les travailleurs des campagnes », publié dans L’Humanité du 10 février 1928. 26. Renaud Jean présente au VIIIe congrès du parti un rapport intitulé « L’union des paysans de France », Villeurbanne, janvier 1936, 62 p. 27. Ibid. 28. Se référer également à l’ouvrage de L. Boswell [1998]. 29. Pour la première fois la radio est utilisée lors d’une campagne électorale, et ce le 14 avril 1936.

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30. Cette progression massive dans les régions à forte population paysanne est constatée dans le Lot-et-Garonne, la Corrèze, la Dordogne, le Cher et la Haute-Vienne. Ces régions rurales proches du Massif central sont fortement touchées par la crise agricole [Dupeux : 1959]. 31. Dans le Lot, la progression est de 932 %. Cf. A. Marty, « Rapport au présidium de l’Internationale communiste sur les élections législatives », 17 juin 1936, p. 84. RGASPI. Cote 517/1/1767. 32. Ibid., p. 90. 33. Ce journal est fondé en 1920, lors du congrès de Strasbourg organisé par la SFIO. Il devient un journal de la SFIC après la scission du congrès de Tours. 34. Formule que Zinoviev employa à son sujet dans une lettre qu’il lui fit parvenir en juin 1922. Il lui demandait de participer au IVe congrès de l’Internationale communiste qui portait sur la question agraire. Cette lettre figure dans les archives de Renaud Jean déposées aux Archives départementales du Lot-et-Garonne. 35. Cette initiative est plusieurs fois renouvelée, en particulier lorsque le PCF est confronté aux crises politiques qui jalonnent la législature. 36. Décision du Bureau politique du 4 juin 1936. BMP 786. 37. Cf. A. Marty, note 32. 38. Selon Jean Vigreux [1997] : « Durant cette campagne, il traversa le département à motocyclette », démontrant ainsi la force d’abnégation de ces élus. 39. Cette répartition a dû se faire durant la réunion de la délégation des gauches qui, lors de sa première réunion le 4 juin 1936, a fixé les candidatures de chaque groupe pour la présidence et les vice-présidences de la Chambre. Nous ne possédons d’autre d’information qu’un résumé succinct de la réunion paru dans la revue communiste Le Correspondant parlementaire. 40. Le 4 mai 1936, au lendemain des législatives, le secrétariat du PCF se décide à réunir les députés en fonction de leurs compétences afin de constituer des groupes de travail. Pour le monde paysan, les responsables retenus sont Renaud Jean et Waldeck Rochet. Décision du secrétariat du PCF du 4 mai 1936. BMP 786. 41. Cf. la notice biographique sur Marius Vazeilles, in C. Pennetier et al. eds. [1997]. 42. Il s’agit de Lucien Prot, Henri Martel, Adrien Mouton. Eugène Jardon les rejoindra en 1939. 43. L’ensemble des archives de la Chambre des députés pour cette législature a été versé au CARAN et est répertorié sous la cote C/1500 à 1580. 44. Le 9 juin 1936, le groupe communiste dépose à la Chambre une série de propositions de lois contenant les différentes revendications législatives que les députés ont véhiculées durant leur campagne. Léon Blum, désireux de conserver ses prérogatives, reçoit Maurice Thorez et et, ayant promis d’inclure dans ses projets une partie des suggestions communistes, il obtient que le groupe retire ses propositions [Wolikow 1997 : 184]. 45. Intervention de Waldeck Rochet à la Chambre des députés, Journal officiel, séance du 3 juillet 1936, p. 1 748. 46. Virgile Barel est un député niçois. Il dépose une seconde proposition de loi relative à des indemnités destinées, en cas de crise, aux producteurs de plantes à parfum.

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47. Expression employée par la direction du PCF pour désigner son groupe parlementaire. 48. Législature durant laquelle le PCF se rapproche des classes moyennes. 49. Journal officiel, table nominative, 16e législature, 1936-1940. 50. Eugène Jardon n’est élu qu’en 1939, ce qui peut expliquer le faible nombre d’interventions de ce député. 51. Expression employée par C. Pennetier [1997] dans sa notice biographique sur André Parsal. 52. Interventions d’Auguste Béchard en 1937, Renaud Jean en 1937, André Parsal en 1938, Renaud Jean en 1939. 53. André Parsal, juin 1936. 54. Décision de la délégation des gauches. Séance du 24 juillet 1936 retranscrite dans Le Correspondant parlementaire, juillet 1936, p. 56. 55. Cf. A. Marty, note 32. 56. Pour sensibiliser son électorat aux actions de son groupe parlementaire, le PC édite une série de brochures qui énoncent les interventions et les propositions de lois relatives à certains secteurs. Les députés paysans sont à l’honneur dans une brochure de 1937 intitulée « Pour la terre de France », dont la préface est bien sûr rédigée par Renaud Jean.

RÉSUMÉS

Résumé Durant la période de l’entre-deux-guerres, le parti communiste français fait élire à la Chambre des députés issus du monde paysan. Ces élus présentent plusieurs caractéristiques. Pour commencer, leur nombre est très réduit voire négligeable, surtout durant les quatre premières législatures de l’après-guerre. Mais, de ce « petit bataillon » émergent, malgré tout, des individus très charismatiques qui, à l’image de Renaud Jean ou de Waldeck Rochet, ont marqué la vie politique française. Cette faible représentation du monde rural dans les rangs des groupes parlementaires communistes interroge inévitablement la place et l’image des paysans au sein du PCF. De la réalité paysanne de ces communistes, cette étude révèle l’attachement de ces militants pour ce milieu, milieu que beaucoup ont cependant quitté.

Abstract During the period between the two World wars, the French Communist Party ran representatives from the peasantry in elections for the Chamber of Deputies. Those elected were very few, even insignificant, in number, especially during the first four legislative sessions following WWI. However charismatic individuals stood out in this “little battalion” of deputies – men like Renaud Jean and Waldeck Rochet marked French politics. The rural world’s low representation in the ranks of Communist MPs leads us to ask questions about the place and image of peasants within the Party. This study of these rural roots sheds light on the ties of these activists with the countryside, an environment that many of them would leave.

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Renaud Jean un tribun des paysans

Gérard Belloin

1 Renaud Jean, qui allait devenir le leader paysan du PCF dans l’entre-deux- guerres, naquit en 1887 à Samazan (Lot-et-Garonne) dans une famille de petits exploitants agricoles qui avaient accédé à la propriété en se libérant petit à petit du métayage. Ce que cela devait infliger de travail et de privations à ses grands-parents et à ses parents allait le marquer durablement. Il sut très tôt que la « faim de terre » constatée chez les siens et l’« indépendance » qu’ils attendaient de la propriété étaient le moteur le plus puissant des paysans français. Il prit également conscience de la fragilité de ce rêve et du coût humain qu’il allait impliquer. Les témoignages que Renaud Jean a laissés sur ce sujet sont souvent poignants, notamment lorsqu’il évoque – lui qui était fils unique – la catastrophe que pouvait occasionner chaque nouvelle naissance dans un foyer de petits paysans.

2 Renaud Jean ressent la condition paysanne de manière quasi charnelle, et ce dès l’enfance. C’est dans cette première rencontre avec son environnement familial et social que se forme le socle profond des convictions qui marqueront son parcours politique.

3 De sa découverte du monde paysan à sa découverte de la Révolution française il n’est qu’un pas que lui feront franchir un père, conseiller municipal radical, et l’école de la IIIe République. « Apprendre la Révolution française » c’est, pour lui, contracter une dette : le peu de terre que sa famille avait pu conquérir, elle le doit à ceux qui avaient combattu les seigneurs, les nobles, les « gros » ; combat inachevé – donc à poursuivre – puisque la situation des petits paysans demeure précaire. Telle est la toile de fond de l’engagement communiste de Renaud Jean. Mais celle-ci permet également de comprendre pourquoi il fut un communiste atypique, en fréquente rébellion contre la direction du PCF. Dans son esprit, la révolution d’Octobre s’inscrivait dans le prolongement de la Révolution française et en réalisait les promesses. Cependant, à cause justement de l’implication et du sens que lui inspirait son ancrage paysan, il ne cesse de s’opposer aux conceptions communistes qui prévalent en matière de politique agraire et, s’agissant de la stratégie du parti, au rejet des traditions républicaines et démocratiques. Finalement, ce qui constituait le fondement de sa culture politique le préservera de la vision messianique du rôle du prolétariat.

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4 D’autres aspects de sa personnalité, plus intimes, éclairent eux aussi son cheminement. Renaud Jean est quelqu’un qui écrit. Très tôt, avant même de devenir un homme public, il tient un journal : Carnets1. Ce sont des documents précieux dont la qualité rédactionnelle, pour un auteur dont la scolarité s’est achevée avec le certificat d’études primaires, nous invite à réfléchir sur le rôle de l’école républicaine dans la formation des militants de cette époque.

5 Prendre continûment la plume pour parler de sa propre vie est une démarche d’affirmation de soi que l’on peut, dans le cas de Renaud Jean, rapprocher de sa décision de presque changer de patronyme puisque pour l’état civil il s’appelait Jean Jean, comme son père et son grand-père. Difficile de la part de ses parents de lui mieux signifier son assignation dans la lignée familiale. Difficile pour le fils de la refuser avec plus d’éclat sur le plan symbolique qu’en choisissant un prénom qui ressemblait davantage à un nom que son vrai nom. Cet acte lui permet de « se faire un nom » avant même toute reconnaissance publique. Il ne sera plus appelé que Renaud Jean, avec parfois un trait d’union.

« Nous avons vogué en pleine illusion »

6 À l’instar de beaucoup d’hommes de sa génération, la Première Guerre mondiale change complètement son destin. Elle intervient de manière décisive dans son évolution politique et bouleverse sa vie personnelle.

7 Renaud Jean adhère à la SFIO en 1907 mais la quitte en 1911, insatisfait de la synthèse tentée par Jean Jaurès entre les syndicalistes révolutionnaires adeptes de la grève générale comme moyen de transformation de la société et les partisans de la voie parlementaire. Un ami très proche, Henri Beaujardin, communiste libertaire, le fait pencher vers les premiers.

8 Mais la guerre le ramène vers le parti socialiste. Pacifiste, il envisage, au moment de sa mobilisation, de rendre ses galons de caporal. On ne trouve toutefois dans ses carnets aucune condamnation de l’« Union sacrée » à laquelle s’était ralliée la SFIO ni aucune allusion au défaitisme révolutionnaire. Grièvement blessé lors de la bataille de la Marne le 8 septembre 1914, il est soigné à l’hôpital d’Agen. Réformé pour une incapacité qui lui interdit de reprendre les travaux des champs, il suit une formation de professeur d’espagnol. C’est là un changement de cap social et culturel complet qu’accentuera son mariage avec l’une de ses infirmières. La chose est alors des plus banales ; ce qui l’est moins c’est la personnalité de son épouse, Isabelle Mendès, juive, professeur de sciences naturelles, agrégée et de cinq ans son aînée.

9 En décembre 1916 il adhère à nouveau à la SFIO pour contribuer à en renforcer la minorité pacifiste. Son exemple fait tache d’huile dans la fédération du Lot-et-Garonne dont les effectifs, sous son impulsion, progressent rapidement. Il en devient le premier secrétaire en septembre 1918. Il entre alors en politique et en fait son véritable métier.

10 De quelles ressources personnelles dispose- t-il et de quelle légitimité peut-il se prévaloir pour s’avancer sur la scène politique avec l’ambition d’y jouer les premiers rôles ? Son bagage culturel est, on l’a vu, loin d’être négligeable et son comportement a déjà révélé une personnalité aussi originale que forte. L’homme est conscient de sa valeur et son mariage n’a pu que l’aider à s’affirmer. Mais, et surtout, dans une région et une France encore largement paysannes, ce dont il dispose pour asseoir sa légitimité

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politique est exceptionnel en ce qu’il réunit le paysan d’origine2, l’ancien combattant, le mutilé, le pacifiste et l’homme instruit.

11 Retrouvons-le au lendemain de la guerre, à la direction de la fédération socialiste du Lot-et-Garonne. Le puissant mouvement revendicatif de la classe ouvrière engagé début 1919 gagne les cheminots d’Agen et les salariés des modestes et rares entreprises du département. Ils mènent des grèves dures, portés par les espoirs nés de la vague révolutionnaire qui déferle sur l’Europe, la « grande lueur à l’Est », et qu’entretient à sa façon le gouvernement par une vive répression et une intervention militaire en Russie.

12 Renaud Jean se reconnaît parfaitement chez les syndicalistes révolutionnaires, âme de ce mouvement. Ne sont-ils pas en train de résoudre le problème sur lequel avait buté la SFIO ? Comment transformer la société ? Ses écrits dans Le Travailleur ne laissent aucun doute à ce propos et témoignent d’un sentiment d’imminence de la révolution dont on ne saurait surestimer le rôle dans la séquence historique qui va conduire la majorité des socialistes à adhérer à l’IC (Internationale communiste). La Révolution vient […] Une foule jusqu’à présent inconsciente se précipite dans le PS et les syndicats3.

13 Les grèves, aussi combatives soient-elles, n’auraient pas autorisé un tel optimisme s’il n’avait reposé sur l’interprétation de deux événements majeurs : la guerre et la révolution russe. La guerre est venue. On a souffert ; la souffrance a ouvert les yeux, l’indifférent a appris à penser, il se révolte contre le capitalisme dont hier il ne sentait pas le joug. Dans la tranchée, le poilu a compris que la guerre est le produit fatal de la concurrence capitaliste4. Lénine et Trotski […] ont osé le socialisme. Ils ont donné la terre aux paysans, l’usine et la machine à l’ouvrier. […] Si la révolution sociale triomphe en Russie, en quelques années, c’en est fini de tous les capitalismes5.

14 Ces grèves qui, en d’autres temps, auraient au mieux suscité la méfiance d’une population majoritairement paysanne survenaient alors que celle-ci venait de verser le plus lourd des tributs, celui du sang, à une guerre dont l’inutilité se révélait de façon chaque fois plus flagrante. La soif de profit des « marchands de canons » peut sembler expliquer à elle seule son origine, et la « suppression du capitalisme » le remède qui s’imposait, d’autant qu’on le disait à portée de main.

15 L’entrée en lice d’un mouvement revendicatif des métayers apporte une touche supplémentaire à ce tableau. L’impulsion a été donnée par les métayers résiniers du bas Adour landais proche, puis a gagné tout le département et les autres catégories de métayers. En mars 1920, la fédération socialiste met sur pied un comité de vigilance départemental qui, rompant avec le mythe de « l’unité du monde paysan » sur lequel était fondé le syndicalisme agraire traditionnel et pour la défense de leurs intérêts spécifiques, s’emploie à regrouper les métayers, les fermiers et les petits propriétaires.

16 Le Lot-et-Garonne offre un panorama assez complet des facteurs à l’origine de l’adhésion de la majorité de la SFIO à l’IC lors du congrès de Tours en décembre 1920. Ces facteurs sont d’inégale importance, mais doivent tous être pris en considération et leurs interactions appréciées. Ainsi le poids prépondérant des paysans dans les votes des congrès est-il inséparable de l’attraction qu’exerçait sur eux la mobilisation des syndicats ouvriers. De même, s’il importe de prendre en compte la rupture qui a séparé ceux qui devinrent communistes et ceux qui restèrent socialistes, il convient de ne pas négliger ce que la tradition héritée d’un passé républicain, radical et socialiste a pu

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apporter de continuité. Enfin, le caractère tout à fait exceptionnel des circonstances qui ont permis cette période de haute teneur émotionnelle ne saurait être négligé, comme Renaud Jean lui-même le soulignait dès 1922 : Nous avons cru la révolution à portée de la main. Au lendemain de Tours nous fûmes un peu grisés, comme les auditoires qui vibraient d’enthousiasme dans les meetings. […] Nous pensions que la foi suffisait à la préparation révolutionnaire. Nous avons vogué en pleine illusion. Et aujourd’hui nous nous heurtons à la réalité6.

Le rejet des dogmes marxistes

17 Renaud Jean accède à la direction du PCF au lendemain du congrès de Tours pour y occuper les fonctions de « responsable paysan ». De tous les cadres du nouveau parti, il est, et de loin, celui qui connaît le mieux le monde paysan et, de plus, il vient d’asseoir une légitimité déjà bien établie en se faisant élire député du Lot-et-Garonne7 sur un « programme maximum, avec adhésion à la IIIe Internationale » 8. Il peut donc se prévaloir du titre de « premier député communiste »9. La singularité de cette élection est un atout dont il usera dans les conflits qui rapidement éclateront au sein du PCF et entre sa direction et l’IC. Son rôle politique ne se limitera pas à la question paysanne (il fut l’un des porte-parole communistes à la Chambre) et il sera même envisagé pour le poste de secrétaire général du parti.

18 Nouveau député, il est, dès son entrée en fonction, chargé d’élaborer le « programme du PCF pour la transformation socialiste de l’agriculture », lequel sera adopté fin 1921 par le congrès de Marseille. C’est là l’occasion d’une première passe d’armes entre lui et les plus hautes instances du mouvement communiste puisque Lénine en personne y prend part.

19 Dans ses « thèses préparatoires à la discussion »10, Renaud Jean dit combien profonde est, en France, l’aspiration à la petite propriété et il constate : La concentration de la propriété annoncée par les théoriciens du marxisme ne s’est pas produite avec régularité dans l’agriculture [et] la petite propriété terrienne supporte fort bien la concurrence de la grande. Rien ne permet d’affirmer qu’elle sera absorbée, à une date même lointaine11.

20 Sachant impossible une socialisation immédiate de la petite économie paysanne il propose que le PCF batte le capitalisme sur son propre terrain en se prononçant pour le droit des exploitants familiaux à la « jouissance absolue et perpétuelle de leur propriété [qui] serait, en fait, l’avènement du vrai droit de propriété »12.

21 C’était plus que ne pouvaient entendre les tenants de la vulgate marxiste pour qui la « socialisation » était la seule planche de salut d’une paysannerie déjà largement victime de la « concentration capitaliste » qui allait en s’accélérant et vouait à une disparition imminente toutes les petites exploitations. Lénine rejettera les arguments de Renaud Jean au nom de la défectuosité des statistiques françaises !

22 Le programme finalement adopté prévoit l’expropriation des grands domaines et leur transformation soit en coopératives soit en fermes d’État. Les possesseurs d’exploitations tenues par des métayers ou des fermiers seraient également expropriés – avec une indemnisation dans certains cas – et la proposition qui leur est faite est celle de leur regroupement en coopératives. Quant à la masse des petits propriétaires exploitants, le programme leur permet de conserver leur propriété mais l’accent est mis sur les avantages que leur apporterait leur engagement « volontaire » dans la

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coopération. Ce dernier point est censé constituer l’élément programmatique le plus mobilisateur car si la coopération était affaire de choix, tel n’était pas le cas de la survie des exploitations familiales.

23 Mais la petite propriété manifestant une résistance plus tenace que prévu et la collectivisation n’exerçant pas la séduction escomptée, l’ordre des urgences va permuter. La défense de la petite et moyenne propriété prendra rapidement et de plus en plus largement le pas sur la transformation socialiste de l’agriculture, elle, régulièrement renvoyée « à l’avenir ». Ces deux dispositions seront finalement recouvertes par le slogan « la terre à ceux qui la travaillent », mot d’ordre consensuel et doué d’une grande plasticité. Enfin le « programme de transformation socialiste » ne sera plus appelé que « programme agraire du PCF ».

24 Renaud Jean a-t-il adopté ce programme en raison justement des larges possibilités d’interprétation qu’il offrait ? Toujours est-il qu’il ne tardera pas à privilégier sa dimension défensive en matière de propriété et à retourner contre les capitalistes l’accusation de « partageux ». Il maintiendra son analyse des données structurelles de la paysannerie française et tirera une conclusion, vivement combattue par Lénine, à savoir qu’en raison de l’insuffisance de la concentration agraire, la révolution en France, dont il pensait encore qu’elle était à l’ordre du jour, serait « une révolution avant terme »13.

25 Ce n’est pas seulement l’agriculture qui, à ses yeux, ne cadrait pas avec les dogmes de la version léniniste du marxisme, mais la réalité sociale française dans son ensemble : La doctrine marxiste s’adapterait parfaitement à une société qui ne comprendrait que deux éléments : patronat et salariés14.

Une culture rebelle à la « bolchevisation »

26 Le communisme de Renaud Jean n’est pas soluble dans celui que l’IC entreprend d’implanter dans le PCF à partir du milieu des années vingt par sa « bolchevisation ». Celle-ci en effet était fondée sur une vision schématique de la bipolarisation entre bourgeoisie et prolétariat, laquelle était censée conférer à ce dernier une mission historique. L’IC souhaitait éradiquer chez les communistes français la culture politique héritée de la SFIO (en particulier sa composante démocratique) et cet objectif passait par la promotion, à tous les échelons, de nouveaux cadres d’origine ouvrière formés à une discipline de type militaire et dont on attendait une soumission complète à l’appareil de l’IC, lui-même de plus en plus instrumentalisé par la direction du parti- État russe.

27 Ne faisons pas de Renaud Jean quelqu’un qui aurait perçu clairement ces desseins. Ses relations avec l’IC seront contradictoires mais – et c’est le plus important – ses liens avec le monde paysan le rendent sensible aux dangers de l’ouvriérisme et du repli sectaire. Fort d’une assise politique qu’il ne cessera de consolider15, il conteste le monopole de l’esprit révolutionnaire attribué à la classe ouvrière et à ce sujet n’hésite pas à affronter Trotski à Moscou en novembre 1922, lors du IVe congrès de l’IC. À celui qui apparaissait encore comme le bras droit de Lénine et qui avait affirmé que la « conquête des paysans » passait par la soumission de ces derniers à la classe ouvrière, Renaud Jean rétorque après avoir menacé de quitter le congrès : Je pense qu’en France la situation n’est pas du tout la même qu’en Russie, parce qu’en France les paysans sont capables de jouer un rôle dans la Révolution16.

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28 Pour lui, le tempérament révolutionnaire des paysans est aussi vif que celui des ouvriers mais il est plus constant. Renaud Jean se situe ainsi dans la tradition de la paysannerie rouge qui, depuis l’instauration du suffrage universel, vote le plus à gauche possible et, s’agissant de la révolution, sa plume exalte « l’esprit de révolte des jacques, briseurs de châteaux, pendeurs de barons [qui] s’est réveillé durant le martyre des tranchées »17.

29 Renaud Jean devient une source constante de soucis pour les directions du PCF et de l’IC qui, pour creuser le fossé qui les sépare de la social-démocratie, développaient une conception mythologique de la classe ouvrière. Les périodes de tension sont fréquentes et à plusieurs reprises Renaud Jean frôle la mise à l’écart. Mais l’homme en impose par sa stature et il sait cultiver d’utiles relations personnelles, ainsi Marcel Cachin, l’un des leaders du socialisme français, et André Marty, animateur des mutineries dans la flotte française lors de son intervention contre la Russie. Il joue également avec beaucoup d’habileté de son sens de la discipline. Surtout, il demeure le leader irremplaçable du syndicalisme paysan d’inspiration communiste et si, au sein de celui-ci, quelques militants ont commencé à émerger (notamment Marius Vazeilles, animateur d’un mouvement syndical implanté en Corrèze), ils n’avaient ni son envergure ni sa légitimité. Il est, en définitive, le seul auquel la direction peut faire appel aussi bien pour la présidence du CPF (Comité paysan français) que pour celle de la CGPT (Confédération générale des paysans-travailleurs).

30 Ce CPF découlait de la création par l’IC, à l’automne 1923, de l’Internationale paysanne (Kristintern, selon l’abréviation russe). Courroie de transmission du même type que l’Internationale syndicale rouge (ouvrière), son objectif était de rassembler, dans la perspective de la révolution, les syndicats agricoles et certains partis paysans en Europe centrale notamment. Le CPF (la section française du Kristintern) reste une coquille pratiquement vide. Sa subordination étroite à la direction du PCF lui interdit tout essor au-delà de l’influence communiste, d’autant qu’elle craint qu’une activité « trop syndicale » ne donne aux paysans l’illusion d’une amélioration de leur sort sous le capitalisme, ce qui les détournerait de la révolution. Des voix s’élèvent au plus haut niveau du PCF pour les soupçonner de vouloir créer un « PC bis ».

31 La CGPT, édifiée en 1929 sur les ruines du CPF, se heurte là encore aux incompréhensions d’une direction profondément ignorante des réalités, en plein délire ouvriériste et qui entre dans l’ère des « complots ». Lorsque Renaud Jean fait inscrire au programme de la CGPT la revendication d’un Office national du blé, il est accusé de « réformisme ». Ce grief est d’autant plus grave qu’au même moment, en URSS, Boukharine est lui aussi déclaré coupable de la même « déviation » pour avoir défendu l’idée que le pouvoir soviétique devait prêter davantage d’attention aux intérêts des petits producteurs. Le PCF s’alignait de plus en plus sur Moscou où Staline entreprenait de liquider ses opposants.

32 Renaud Jean, qui ne cesse de développer son ancrage dans le département du Lot-et- Garonne, est sensible à des évolutions de la société française que la direction du PCF se révèle incapable de percevoir. Il revoit à la baisse les aspirations révolutionnaires qu’il avait prêtées à la paysannerie mais sait discerner le potentiel inhérent à l’esprit républicain qu’une partie du monde paysan partage avec d’autres couches non prolétariennes de la population. Lorsque, à la fin des années vingt, l’IC et le PCF prétendent que la révolution se profile de nouveau à l’horizon, son expérience lui permet d’affirmer qu’il n’en est rien et il qualifie de « folie » la tactique « classe contre

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classe » en vertu de laquelle le fascisme et la social-démocratie étaient renvoyés dos à dos18.

Agriculture soviétique idéalisée et idéal communiste

33 Renaud Jean ne cessera d’alerter la direction du parti sur le recul de l’influence communiste dans les campagnes et sur les progrès concomitants des idées de l’extrême droite. Déjà à l’automne 1933 il estimait qu’une « course avec le fascisme pour la conquête de la direction des paysans »19 était engagée, exigeant un changement complet de la stratégie du parti.

34 Lors des événements de février 1934 il s’oppose violemment à Maurice Thorez qui persistait à mettre sur le même plan le fascisme et la social-démocratie. Profondément choqué par l’absence de directives lors de la manifestation communiste qui s’est déroulée le 6 février sur les Champs-Élysées non loin de celle organisée par les ligues, il suggère à Jacques Doriot20 de prendre contact avec les dirigeants du PS et de la CGT pour envisager une riposte commune. Face au refus persistant de Thorez, il continuera à préconiser une politique de front unique tant à la base qu’au sommet. Finalement Thorez reprendra cette démarche à son compte en juin 1934, après un voyage à Moscou où l’IC l’informera du changement de la ligne.

35 Maurice Thorez ne pardonnera pas à Renaud Jean cette source supplémentaire de légitimité que lui aura apportée l’antériorité de son positionnement « antifasciste », mais, pour l’heure, il a impérativement besoin de sa popularité. Pour le PCF, la défense de la République et de la démocratie passe au premier plan et sa stratégie de Front populaire ne lui permet plus de faire l’économie d’une mobilisation de la paysannerie. La direction du parti pousse Renaud Jean sur le devant de la scène21 et son « réformisme » qui récemment encore inquiétait le parti se révèle utile pour jouer le rapprochement avec les radicaux, éviter l’enfermement dans un tête-à-tête avec la SFIO et conforter l’impératif de « l’union avec la paysannerie » pour parer aux tentatives « gauchistes » de débordement du Front populaire. Mais le parti prend soin de limiter les risques que comportait sa promotion en confiant la direction de la section agraire à un jeune militant récemment rentré de l’École léniniste de Moscou et qui jouit de toute sa confiance : Waldeck Rochet.

36 Au cours de l’été 1935, Renaud Jean effectue un périple de 6 000 kilomètres à travers l’URSS, ce dont il tire la matière d’une brochure, « La terre soviétique, sovkhoze et kolkhoze ». Publié en 1936, avec une préface de Marcel Cachin, ce texte constitue son seul exposé systématique de sa vision de l’agriculture soviétique. Conformément à la loi du genre, il trouvera dans le « pays du socialisme » ce qu’il était parti y chercher et sa foi lui fera refouler ses interrogations sur la réalité. Il ne fera aucune allusion aux effroyables drames que furent la « liquidation des koulaks », la collectivisation forcée et les grandes famines. Ce mutisme est à rapprocher de son silence sur les premiers procès de Moscou, bien qu’il se soit dit persuadé que les accusés étaient victimes d’une « vengeance personnelle de Staline »22.

37 L’idéal et l’idéologie de Renaud Jean expliquent, sans l’excuser en rien, qu’il ait contribué à la diffusion de représentations de l’URSS, dont on a pu mesurer les conséquences. Pour lui, le système soviétique, en dépit de tous les reproches qui pouvaient lui être adressés, avait l’insurpassable mérite de délivrer les hommes de la source de tous leurs maux, à savoir la propriété privée. Il fait, à ce propos, l’« aveu » à

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ses lecteurs qu’« après avoir pensé […] que la question agraire était avant tout une question de propriété […] il n’en est plus aussi certain »23.

38 Cette interrogation nous permet de rappeler ce que le communisme doit à Babeuf. Pour Renaud Jean, les kolkhozes réalisaient l’idéal des « communautés fraternelles de paysans » imaginées par le chef de la « conjuration des égaux »24 et dont les membres, « rapprochés comme en un faisceau, seront plus à portée de s’entre-secourir et moins disposés à s’entre-nuire ; ils n’auront plus de mauvaises pensées qui se couvent dans l’isolement et s’exécutent dans les ténèbres »25. On ne saurait surestimer, dans la formation de l’idéal communiste, l’idée d’un monde délivré de l’« aliénation » grâce à la propriété collective des moyens de production. Cette dimension philosophique de l’engagement communiste ne fut pas l’apanage des seuls intellectuels et ouvriers, et on la retrouve chez nombre de paysans communistes qui furent d’actifs militants de la coopération dans laquelle ils voyaient l’ébauche de sa réalisation. Au grand dam souvent de leur parti qui redoutait que cette orientation ne les détourne de l’action révolutionnaire.

39 Renaud Jean devient à la Chambre président du groupe communiste du Front populaire. Lorsqu’est envisagée la participation des communistes au gouvernement, son nom circule pour le portefeuille de l’Agriculture. La reconnaissance de sa compétence lui vaut finalement la présidence de la puissante commission parlementaire de l’Agriculture. À ce titre il dépose le projet de loi créant un Office national interprofessionnel du blé qui verra effectivement le jour26, à la différence de nombreuses autres réformes (notamment du métayage et du fermage), effectivement votées mais qui demeureront bloquées par le Sénat.

40 Renaud Jean sait exploiter au mieux l’influence réelle du PCF dans la paysannerie, qui, bien qu’en progrès lors des élections de 1936, restera limitée. On évalue « à quatre millions la population active masculine vivant de l’agriculture et à un maximum de quatre cent mille l’électorat paysan communiste. Un sur dix »27.

41 Il continue de cumuler ses fonctions politiques avec la présidence de la CGPT. Le 4 juillet 1937 celle-ci organise des rassemblements paysans dans tout le pays pour tenter de lever l’opposition du Sénat aux mesures votées par la Chambre, à l’exemple des grèves ouvrières de 1936 qui avaient conduit ce même Sénat à voter en quelques jours les lois sociales du gouvernement Blum. Mais les masses ne seront pas au rendez-vous. Cet échec témoigne des limites de l’influence communiste et renvoie au processus de désagrégation du Front populaire imputable au contexte international.

42 Né du rejet de la guerre, c’est au pacifisme et à l’antimilitarisme qu’il avait développés jusqu’en 1935 que le PCF devait une part de son impact sur les ruraux. Mais après l’arrivée de Hitler au pouvoir, ce qui avait amené l’URSS à se rapprocher des puissances occidentales, les communistes français abandonnèrent leur hostilité envers la défense nationale, prenant ainsi le contre-pied des sentiments pacifistes des campagnes. Sensible à l’état d’esprit de ces dernières, Renaud Jean fera entendre sa différence. Il condamne la « non-intervention » en Espagne, mais demande que tous sachent bien qu’il s’agit de faire respecter le droit international et non d’envisager une quelconque « intervention ». Il vote contre les accords de Munich mais en fait un commentaire prudent dans La Terre (qui avait succédé à La Voix paysanne en 1937). Il estime que s’opposer systématiquement aux exigences de l’Allemagne et refuser toute discussion avec elle est une attitude dangereuse.

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« Fut toujours en opposition… »

43 Lorsque le conflit éclate, il se range résolument du côté des partisans de l’effort de guerre et vote l’augmentation des crédits militaires. Accablé par l’annonce du pacte germano-soviétique, il l’est plus encore, fin septembre 1939, par les directives de l’IC qui demandent au PCF de caractériser la guerre comme une « guerre impérialiste », de renvoyer dos à dos les belligérants et d’orienter prioritairement son action contre « sa propre bourgeoisie ».

44 Arrêté le 8 octobre 1939, et bien qu’en complet désaccord avec cette analyse, il se solidarise avec les autres députés communistes victimes du même sort. Condamné à quatre ans de prison, il ne bénéficiera pas du sursis accordé aux mutilés de guerre et sera immédiatement interné. Libéré le 11 juin 1941, privé de tout contact politique et suspect tant aux yeux de ses amis qu’à ceux de ses adversaires d’hier, il ne joue pratiquement aucun rôle dans la Résistance. À la Libération, il reprend ses fonctions de maire de Samazan et sa place dans le PCF. Mais la direction du parti s’opposera à sa candidature à la députation. Thorez le reçoit le 17 juillet 1945 et lui expose le motif de cette décision : Le tout se résume par : manque de discipline. L’argument [de Thorez] est celui-ci : quelle que fût l’opinion sur le fond, il fallait en octobre 1939 et dans les mois qui suivirent coller au PC28.

45 Par la suite, ses responsabilités politiques n’excèderont pas celles de conseiller général et il se consacrera à la direction de la puissante fédération des exploitants agricoles du Lot-et-Garonne. Son nom a disparu de l’histoire du PCF et son portrait a été gouaché sur les photos représentant sa direction. Il restera cependant adhérent jusqu’à sa mort en 1961.

46 Cette note biographique, rédigée par Thorez en 1943 et retrouvée dans les archives de l’IC à Moscou, éclaire la profondeur et la permanence du fossé entre la direction du PCF et son leader paysan. Renaud Jean […] est demeuré, en fait, en marge du parti. Il ne s’est jamais assimilé la doctrine, la politique du parti et de l’Internationale. Fut toujours en opposition avec la ligne du parti, en 1922 (à propos du Front unique) ; en 1925 (problème de la réorganisation et de la bolchevisation du parti) ; en 1927-1928 (classe contre classe) ; en 1934 (seul avec Jerram à soutenir Doriot dans le Comité central29) ; et enfin, en 1939, où il s’est élevé violemment contre le pacte germano-soviétique et la politique du parti et de l’IC (sans compter son désaccord permanent avec la politique agraire de l’Internationale). Cependant honnête, et aussi susceptible de céder à l’amour-propre, n’a pas voulu se désolidariser du parti au début de l’instruction contre les députés. Il l’a fait le 13 janvier 1940 dans une lettre adressée par voie administrative à son avocat. Il y ébauche la plate-forme d’un prétendu parti communiste libre et national. Condamné tout de même mais avec sursis, a été placé dans un camp de concentration. Mon opinion est qu’il n’a plus sa place dans le parti30.

47 Cette exclusion31 dépassait la personne de Renaud Jean. Celui-ci a-t-il incarné un « autre communisme », le « communisme rural », ou plus simplement son échec a-t-il illustré les impasses du communisme ? Les accusations que Thorez porte contre lui sont autant de constats de l’incapacité de la direction du PCF à prendre en compte la complexité de la société française. Ils nous incitent à opter pour la seconde hypothèse.

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NOTES

1. Archives départementales du Lot-et-Garonne. Fonds Renaud Jean 46J. 2. Il a travaillé sur l’exploitation familiale dès le certificat d’études. 3. Le Travailleur, organe de la fédération socialiste du Lot-et-Garonne, 11 octobre 1919. 4. Le Travailleur, 11 octobre 1919. 5. Le Travailleur, 25 octobre 1919. 6. La Voix paysanne, 7 octobre 1922. 7. Élections partielles des 5 et 19 décembre 1920. 8. Intervention de Jacques Bourdos, délégué du Lot-et-Garonne au congrès de Tours, in Le congrès de Tours, Éditions sociales, 1980, p. 271. 9. Son élection sera saluée par les « travailleurs de Moscou » réunis pour célébrer le 50e anniversaire de la Commune de Paris. 10. La Voix paysanne, 19 novembre 1921. 11. La Voix paysanne, 19 novembre 1921. 12. Ibid. 13. Ibid. 14. Préface à une brochure d’E. Girault « Paysans ! À bas les partageux ! », Paris, Bureau d’édition, de diffusion et de publicité, 1927. Bien que les « partageux » ainsi dénoncés soient les capitalistes on ne peut manquer de noter le caractère équivoque de ce titre. 15. Notamment en faisant de sa circonscription électorale un bastion communiste. 16. Procès-verbal de la commission française. Archives Renaud Jean, 46J8. 17. La Voix paysanne, 16 décembre 1922. 18. Ce qui entraîna pour le PCF un véritable désastre aux élections législatives de 1929 en raison de son refus du désistement des candidats de gauche en faveur du candidat arrivé en tête au premier tour. 19. Lettre du 26 octobre 1933 à la direction de l’IC. Archives Renaud Jean, 46J16. 20. Il était alors l’un des secrétaires du PCF. 21. Y compris au sens propre. On le voit, dans le film réalisé sous la direction de Jean Renoir pour la propagande du PCF aux élections de 1936, conduire une manifestation de paysans contre une vente-saisie. 22. Archives du Komintern. Dossier personnel de Renaud Jean. 23. Archives du Komintern. Dossier personnel de Renaud Jean. 24. Tenu classiquement pour le chef du « premier parti communiste agissant » (Marx). 25. Cité par Victor Daline, in Gracchus Babeuf à la veille et pendant la Révolution française, 1785-1794. Moscou, Éditions du Progrès, 1987. 26. Et qui fut l’une des rares réformes de structure réalisées par le Front populaire. 27. J. Fauvet, Histoire du PCF. T. I. Paris, Fayard, 1964, p. 87. 28. Lettre de Renaud Jean à sa femme, 17 juillet 1945 (collection J. Clémens). 29. Renaud Jean se désolidarisa de Doriot dès que celui-ci rompit avec le PCF.

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30. Note manuscrite de Maurice Thorez (c’est lui qui souligne). Document communiqué par Stéphane Courtois. 31. Elle ne put être tout à fait concrétisée qu’en raison de la popularité qu’il avait conservée.

RÉSUMÉS

Résumé Le parcours de Renaud Jean, leader paysan du PCF de 1920 à 1939, éclaire quelques-unes des sources du communisme français : le pacifisme consécutif à la Première Guerre mondiale, l’aspiration des exploitants familiaux à la propriété et les traditions républicaines héritées de 1789. Cette culture, que la bolchevisation du parti par l’Internationale communiste s’emploie à détruire pour lui substituer les dogmes léninistes, continue à orienter son action. Elle le met en position de rupture à peu près constante, sauf, précisément, en 1935-1936, lorsque la direction du PCF, pour des raisons qui tiennent largement à la stratégie mondiale de l’URSS, la reprend à son compte. Son exclusion de fait, en 1944, illustre les impasses du communisme.

Abstract The career of Renaud Jean, a peasant leader of the French Communist Party from 1920 to 1939, sheds light on the sources of Communism in the country: pacifism following World War I, the aspiration of family farmers to own land, and republican traditions inherited from 1789. The FCP’s Bolshevik turn in line with the Communist International led to an effort to destroy all this and replace it with Leninist dogmas. But Jean’s background still oriented his actions and kept him on the point of breaking with the Party except in 1935-1936, when the Party’s leadership recognized a peasant culture but for reasons mainly related to the ’s world strategy. Jean’s de facto expulsion from the Party in 1944 was evidence that Communism had come to a dead end.

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L’Étoffe d’un dirigeant : Waldeck Rochet

Jean Vigreux

1 Le parcours de Waldeck Rochet s’inscrit dans un moment de l’histoire du communisme français et, en retour, le parti communiste, ses cadres et ses militants, ainsi que le monde rural conservent l’empreinte laissée par ce dirigeant. De nos jours encore, Waldeck Rochet est connu dans le monde paysan : son nom reste attaché au journal La Terre même si, décédé en février 1983, il avait disparu de la scène politique en 1969 pour des raisons de santé1. Restituer des éléments de sa biographie pour retracer une trajectoire de prime abord atypique – celle d’un paysan promu à la direction d’un parti ouvriériste – c’est simultanément mettre au jour les ressorts qui ont permis à des hommes de s’élever ainsi au sein du PCF. Quelle est la part de conviction de l’homme et quelle est la part qui revient au parti dans la fabrication de ses dirigeants et dans cette ascension inattendue de Waldeck Rochet [Vigreux 1999] ?

2 Notre propos est donc de présenter celui qui sera à la tête de la section agraire du PCF pendant trente ans et de comprendre comment un paysan devenu communiste devient ensuite permanent, cadre, élu puis dirigeant du parti. Il s’agit également de comprendre d’une part en quoi Waldeck Rochet fait exception à la règle qui veut que les paysans soient encadrés par des responsables ouvriers, d’autre part comment un paysan parvient à la fonction suprême de secrétaire général du parti.

Du maraîcher bressan au permanent du parti

3 L’héritage politique familial, l’école républicaine suivie de l’école régionale du parti et la condition d’ouvrier agricole vécue très jeune sont les principaux creusets qui ont permis à Waldeck Rochet de façonner son devenir de militant puis de permanent du parti.

4 Le milieu familial et villageois constitue un espace de sociabilité dont la politique n’est pas exclue. Né en 1865 à Ambérieu, le père de Waldeck Rochet, François, arrive à Sainte-Croix à la fin du XIXe siècle. Considéré comme un homme très avancé et ouvert

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sur le monde, il travaille chez un artisan sabotier, profession très répandue « au début du siècle dans la Bresse louhannaise » [Rabut 1970]. François Rochet épouse Marie Fort, une jeune fille du village, et tient un débit de boissons au hameau de Craffes. Le café Rochet est l’un des neuf commerces de ce genre à Sainte-Croix en 1905, année où naît Waldeck Rochet2. C’est une de ces longues bâtisses traditionnelles de la région, sorte de vieille ferme transformée en café, où la famille Rochet exploite un jardin et élève quelques volailles. Ce café assez modeste est aussi le point de rencontre des paysans et des ouvriers au moment des travaux agricoles et de la chasse. Lieu de sociabilité villageoise, on se retrouve chez Rochet pour jouer aux quilles, discuter des travaux des champs ou des exploits des chasseurs, mais également de politique car, comme le souligne Balzac, le café et l’auberge sont des « salles de conseil du peuple ». C’est ce petit peuple et son père que Waldeck Rochet évoque : Mon père était considéré dans la commune comme un homme de gauche et un fervent laïque. Il était même le seul homme de la commune à appartenir à La libre pensée. Il a beaucoup contribué à m’intéresser aux choses politiques3.

5 À l’école élémentaire le jeune élève acquiert les bases de l’éducation : « Waldeck était un enfant sérieux et un excellent élève », rapporte sa fille4.

6 Sa fréquentation de l’école primaire aura duré à peine trois ans et dès 1913, à l’âge de huit ans, le jeune Rochet entre dans la vie active comme garçon vacher chez Auguste Boully qui lui donne «30 francs pour sept mois et une paire de sabots», mais « c’était une bouche de moins à nourrir » [ibid.] pour ses parents. Ensuite, après un apprentissage chez un maraîcher, il devient ouvrier agricole à l’âge de dix-sept ans et travaille chez différents exploitants des environs de Louhans. Parallèlement, en 1917, Waldeck Rochet réussit brillamment un examen important pour l’époque: le certificat d’études primaires. En effet, il est reçu premier du canton de Monpont. De son passage à l’école il garde une soif de lire. Il dévore les romans réalistes tels La Curée, Le Ventre de Paris et La Terre ; il devient un jeune révolté par l’injustice sociale. C’est un itinéraire classique chez de nombreux jeunes militants [Thorez 1937]. Ainsi, les conscrits de Waldeck Rochet aiment à souligner qu’il sortait peu et préférait passer des nuits entières avec des livres ou Le Progrès de , journal radical auquel son père était abonné5. Trop jeune pour connaître physiquement l’horreur de la Grande Guerre, il est séduit par la révolution d’Octobre mais n’oublie pas le désarroi causé par le premier conflit mondial. Un jour, le facteur de la commune laisse chez son père un exemplaire de La Vie ouvrière, organe des syndicalistes révolutionnaires de la CGT. C’est pour Waldeck Rochet le début d’une lecture suivie qui le conduit vers d’autres brochures : À partir du contenu de cet organe il s’est intéressé aux ouvrages philosophiques et politiques, en dépit d’une instruction sommaire qu’il va parfaire au fur et à mesure qu’il prend de l’âge6.

7 Il approfondit sa réflexion grâce à La Vie ouvrière, qui lui fait découvrir aussi quelques revues anarchistes adaptées à sa curiosité débordante : Pour ma jeune cervelle qui rêvait déjà d’une autre société, tout apparaissait nouveau.[Rochet 1956]

8 Rochet a lu Lénine, et ce assez tôt semble-t-il7.

9 Le jeune homme, devenu ouvrier maraîcher chez Émile Mathy8 à Branges, non loin de son village natal, lit aussi L’Humanité, qu’il achète régulièrement à Louhans. Dès le début des années vingt, il assimile le discours socialiste et communiste et suit régulièrement la « campagne conduite par Marcel Cachin pour l’adhésion à la IIIe

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Internationale » [ibid.]. Toutefois, malgré la lecture régulière du quotidien communiste et des sentiments favorables à la cause, Waldeck Rochet n’adhère aux Jeunesses communistes qu’en 1923, et au parti en 1924. De son passage aux Jeunesses communistes, il ne reste aucune trace ; mais cet engagement, qui paraît être la suite logique de son orientation, est peut-être dû aussi à l’influence de son frère aîné, Armand Rochet, membre des Jeunesses communistes, et à celle de l’un des sabotiers de Sainte-Croix, le père Beiche9, fondateur du noyau communiste de la région.

10 Tous ces éléments prédisposent le jeune Waldeck Rochet à adhérer au PC, comme le souligne Jean-Paul Molinari [1996] : Tradition républicaine, exploitation précoce, haine de la guerre : n’a-t-on pas ici la matrice la plus générale, le trépied et le tréfonds, quelles que soient les variétés et variations de pays et d’époques de l’adhésion paysanne au communisme, dans les fils entrecroisés du passé et de l’actualité, de l’héritage et de son actualisation, du non-conscient et du conscient, de la passion et de la raison ?

11 De simple adhérent Waldeck Rochet devient un militant mais, à cette époque, il est militant stagiaire. On ne peut, en effet, entrer à la SFIC (Section française de l’Internationale communiste) sans une période probatoire : il faut faire ses preuves et atteindre les objectifs proposés, telle la vente d’un certain nombre d’exemplaires du journal de l’organisation. Les premières années de militantisme de Waldeck Rochet ont lieu dans son Louhannais natal. Ses convictions politiques sont renforcées lorsqu’il est mis aux arrêts à la suite d’une permission pendant laquelle il avait activement milité en Saône-et-Loire. Après son service militaire il reste ouvrier agricole et ouvrier maraîcher. En 1930, il achète même un lopin de terre ; il n’a guère le temps d’en profiter car il est remarqué dans une école régionale du parti et, en 1931, envoyé à l’École léniniste internationale.

12 Ce passage à l’école des cadres du komintern est décisif puisque Waldeck Rochet abandonne définitivement son métier pour embrasser la carrière de permanent politique. À son retour de Moscou, il prend la tête de la région lyonnaise du PCF. Suit une période où il fait ses classes de dirigeant : à plusieurs reprises il propose l’unité aux socialistes, en particulier pour les élections municipales de Pierre-Bénite. Cette pratique unitaire caractérise son action, même pendant la période sectaire de « classe contre classe ». En outre, il s’emploie à créer de nouvelles cellules rurales dans sa région. Distingué pour toutes ces raisons par la direction du parti, Waldeck Rochet profite de l’éviction de Renaud Jean en 1934 pour devenir dirigeant de la section agraire du PCF.

Le dirigeant de la section agraire du PCF (1934-1964)

13 Trente années durant, Waldeck Rochet est en charge des questions agraires au sein du comité central du PCF. À ce titre, il bénéficie d’une relative autonomie, le monde paysan étant souvent étranger à la culture ouvriériste des dirigeants. Au cours de son mandat il dote le parti d’un nouveau journal, La Terre [Delaspre 2004 ; Vigreux 2004], crée des comités de défense de la petite paysannerie et asseoit la formation continue des jeunes paysans, trois démarches destinées à donner une nouvelle dynamique à l’action du parti dans les campagnes.

14 Avec La Terre Waldeck Rochet offre au PCF un important organe de presse. Après la scission du congrès de Tours dans les années vingt, Renaud Jean avait pris la direction

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de La Voix paysanne, journal créé par Adéodat Compère-Morel mais qui se présentait surtout comme une émanation de la CGPT (Confédération générale des paysans- travailleurs) et dont l’aire de diffusion ne dépassait pas le sud-ouest du Massif central. Il a gardé le même nombre de lecteurs depuis cette époque mais, n’ayant pas su profiter de la vague d’adhésions qu’a suscitée le Front populaire, il est sacrifié en 1937, au moment ou naît La Terre [Vigreux 1998]. Cet hebdomadaire devient un formidable outil de propagande qui touche largement le monde paysan grâce à un discours politique habile. Dès les premiers numéros, son succès couvre cinq départements : la Côte-d’Or, le Nord, la Seine, la Seine-et-Oise et la Nièvre. Sa diffusion suit le tracé de la crise agricole, ce qu’atteste le fait que rapidement le journal bénéficie d’une forte audience qui va de la Bretagne au Nord, puis du Nord au Bassin parisien pour rejoindre le sillon rhodanien et les Alpes-Maritimes. Fin 1937, il tire à plus de 30 000 exemplaires10 et deviendra après la Deuxième Guerre mondiale l’hebdomadaire le plus lu dans les campagnes, notamment par les jeunes auxquels on a ouvert une rubrique hebdomadaire et un bulletin mensuel.

15 Face au succès de la JAC (Jeunesse agricole chrétienne), Waldeck Rochet élabore « un plan de bataille pour attirer et former les jeunes à la culture et à l’idéologie du parti ». Dès la Libération, outre des conférences, il crée des écoles paysannes destinées à des militants paysans sélectionnés11. Comme dans les écoles de formation continue pour la paysannerie mises en place dès la fin du XIXe siècle par les syndicats agricoles, on initie les paysans aux techniques nouvelles tout en respectant le calendrier agricole, de sorte que les cours ont lieu seulement l’hiver. En trois semaines, les élèves assistent à dix- sept cours portant sur les matières tant fondamentales que spécialisées. Il s’agit véritablement d’un stage intensif alliant la théorie marxiste aux analyses concrètes du monde rural français. Waldeck Rochet n’hésite pas à donner comme conseil de « faire valoir la corde laïque et républicaine »12 du PCF. Il assure une grande partie de la formation, entouré des cadres de la section agraire. Ses cours sont minutieux et structurés, et il se révèle un véritable enseignant communiste. Mais il ne suffit pas de former les jeunes et de s’attacher un lectorat : il faut encore doter les paysans communistes d’un instrument de lutte.

16 En 1948, dénonçant avec violence le plan Mayer13 qui « conduit à la ruine », Waldeck Rochet demande aux paysans de s’organiser au sein de la CGA (Confédération générale de l’agriculture) et de le faire aussi au sein de comités de défense. C’est la première fois que le PCF décide de « concurrencer » la CGA, mais il reste prudent puisque la direction demande d’« accélérer la création de comités de défense paysanne, tout en veillant à ce qu’ils ne se substituent pas à la CGA »14. Quatre ans plus tard, devant le BP (Bureau politique), Waldeck Rochet « insiste pour développer partout des comités de défense paysanne dirigés par les communistes »15. La rupture avec la CGA est en cours et le PCF s’oriente davantage vers un combat de protestation. Ainsi, en 1953, lors des barrages paysans16, Waldeck Rochet s’attache à redéployer le travail du parti à la campagne et à « œuvrer au développement de ce mouvement, afin qu’il se conjugue avec les actions de la classe ouvrière »17. Ce mouvement dépasse le cadre des fédérations départementales, regroupées dans le comité de Guéret, « dont les directives [sont] suivies dans 14 départements, le 12 octobre » [Barral 1968 : 308-309].

17 En octobre 1955, il anime un CC (comité central) consacré aux problèmes paysans18 et constate que le nombre des cellules communistes dans les campagnes est en chute libre : de 12 060 en 1946 elles tombent à 5 924 en 195419. Il définit la ligne à suivre pour

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soutenir ces mouvements revendicatifs afin que le parti retrouve une meilleure place. Lors des mouvements paysans de 1956, Waldeck Rochet exprime son désaccord avec la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles) : Il y a lieu de souligner que parmi les départements où il n’y a eu aucun barrage se trouvent notamment ceux du centre de la France, où dominent les petits exploitants qui organisèrent la grande journée des barrages de 1953. Cette réserve des petits paysans à l’égard des dirigeants nationaux de la CGA ne signifie pas qu’ils sont satisfaits, mais elle s’explique par le fait qu’ils n’approuvent pas l’orientation réactionnaire des gros agrariens qui dirigent la Fédération des exploitants20.

18 Au cours de ces années cinquante, la section agraire du PCF s’écarte de la CGA et de la FNSEA. Waldeck Rochet et la direction du parti préfèrent mettre sur pied des comités de défense paysanne ou des ligues de vignerons21. Tactique d’autant plus facile que le PCF n’est plus un parti de gouvernement et que, comme l’affirme Marcel Faure [1966 : 203] : […] le rôle du PC à la campagne s’est borné presque uniquement à faire du poujadisme avant et après Poujade « afin » de rassembler les marginaux, les déshérités pour récupérer le mécontentement.

19 En février 1959, Waldeck Rochet doit développer « la protestation et l’action contre les mesures gouvernementales »22 en prenant appui sur les ligues et comités de défense. Le programme de défense paysanne est de lutter « contre l’accaparement des terres des petits par les gros ».

20 Ce qui, en avril 1959, donne naissance à un nouvel outil de propagande communiste dans les campagnes : le MODEF (Mouvement de défense des exploitations familiales). La rupture est définitivement consommée avec les principes unitaires et c’est au sein du MODEF que se regroupent les paysans communistes.

21 Waldeck Rochet jouit là d’une véritable autonomie, même si le Secrétariat lui demande parfois de réorienter son travail auprès des paysans (ce qui s’était produit en 1948-1949 et avait abouti à la conférence de Montreuil). Comme il est le seul dirigeant à bénéficier d’une telle indépendance, on peut y voir une marque de confiance et la reconnaissance de sa compétence, certes, mais peut-être aussi un certain mépris du paysan de la part de dirigeants d’un parti ouvriériste. Waldeck Rochet est toutefois tenu de présenter chaque année au BP un rapport ou deux sur l’activité paysanne. En 1950, il est l’objet d’une critique assez sévère : selon le BP il faut « considérer que le rapport présenté est trop technique »23 et il aurait fallu « souligner les larges possibilités d’union et d’action existant parmi les masses paysannes ». Ce reproche correspond à la stalinisation du parti ; en effet, lors du congrès précédent, en avril, les membres du CC ont été jugés l’un après l’autre24. Lecœur vient de remplacer Mauvais « un peu vieilli » [Robrieux 1981 : 289] pour redresser l’organisation. Cette ambiance d’autocritique systématique et surtout de purification s’explique aussi par l’absence de Thorez, que la maladie tient éloigné depuis le début des années cinquante25. Il faut donner des gages de rigidité. S’agit-il d’un conflit de personnes qui jusque-là était demeuré latent ? Il est clair que Waldeck Rochet doit faire son autocritique et le BP suivant prévoit d’« orienter la Commission centrale paysanne vers un travail plus efficace », sous la responsabilité de Lecœur associé à Waldeck Rochet. Une nouvelle fois, ce dernier a dû passer sous les fourches caudines de la direction stalinienne. La parenthèse refermée, son travail est désormais toujours apprécié par la direction du parti. En 1948, il réorganise la section agraire pour palier les séquelles de la guerre (le PCF a perdu Marius Vazeilles, André Parsal, Renaud Jean) et la mort de camarades, mais il la réorganise aussi parce que le

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PCF entre dans la guerre froide. En 1960, Waldeck Rochet rajeunit encore les responsables de ce secteur. Au côté des quatre membres du CC (Waldeck Rochet, Gaston Viens, Hubert Ruffe et Maurice Carroué) on compte des représentants départementaux comme Fernand Clavaud (Haute-Vienne), Soulie (Hérault), Albert Poncet (Allier), etc. Waldeck Rochet s’entoure d’une équipe plus étoffée et couvre tous les secteurs d’activité et la géographie communiste paysanne du pays. La démarche de cette équipe est protestataire.

22 Malgré son action en faveur du monde paysan, Waldeck Rochet ne réussit pas à obtenir le poste de président de la FDSEA (Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles) en Saône-et-Loire, qui vient d’adhérer à la CGA : il fait figure de « partageux », ce qui effraie la majorité des membres du syndicat. Cet échec ne doit pas masquer la réalité de son travail. Grâce à son action, le PCF devient aussi un parti rural : il n’est plus seulement un parti des villes, il est aussi un parti des champs [Buton 1993 : 275-278]. Dans l’après-guerre, le PCF avait récolté les fruits de la Résistance et les maquis avaient été la matrice du communisme rural [Molinari op. cit.]. Mais le déclin s’amorce en 1947, de façon assez rapide, et les effectifs paysans ne cesseront de décroître sous la IVe et la Ve République : « 14,2 % des adhérents au PCF en 1954, […] 9,8 % en 1966 » [Gaborit 1972 ; Rossi-Landi 1969]. Cette érosion fait suite à l’exode rural, derrière lequel existent cependant certaines terres de résistance, comme c’est le cas dans l’Allier. Là encore, on retrouve le problème récurrent du communisme dans les campagnes : conserver, faire vivre et développer les cellules rurales.

23 Waldeck Rochet dirige la section agraire du PCF depuis 1934. Ce n’est qu’au XVIIe congrès national du PCF, en 1964, qu’il quitte cette fonction, que reprendra Fernand Clavaud.

Émanciper ceux de la terre

24 Si Waldeck Rochet a doté le parti communiste de modalités diverses et complémentaires pour intensifier le travail politique dans les campagnes, il a également développé de l’agriculture et du monde paysan une vision communiste que l’on peut reconstituer à partir de ses prises de position dans différents congrès ou dans le journal La Terre, mais également dans deux ouvrages importants : Vers l’émancipation paysanne [1952] et Ceux de la terre [1963].

25 Fort de ces différents moyens de propagande, le PCF oscille entre une ligne syndicale et une ligne politique en contact direct avec la réalité. Ce qui se produit lors du Front populaire, quand le parti soutient activement l’ONIB (Office national interprofessionnel du blé) créé par Georges Monnet, le ministre socialiste du gouvernement Léon Blum, ou bien après la Libération, quand il fait voter une loi sur le statut du fermage et du métayage. Le PCF, qui participe au gouvernement, reprend alors la ligne qu’il avait adoptée au moment du Front populaire, dans le cadre de la bataille de la production.

26 Waldeck Rochet invite donc les paysans à produire plus : produire pour vaincre, produire pour reconstruire. Cette orientation perdure et un article publié en 1948 en résume le programme : « Une grande tâche nationale : produire du blé pour nos besoins et assurer la rénovation de notre agriculture »26.

27 Dès le Xe congrès du PCF, le 29 juin 1945, dans son rapport intitulé « Programme de restauration de l’agriculture française », Waldeck Rochet dégage les grandes lignes du

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PCF concernant la paysannerie et s’applique à évaluer les besoins agricoles du pays en insistant sur la nécessité d’une reconstruction et d’une réforme agraire. Il précise que l’accession à la propriété familiale doit se faire avec certaines règles – en particulier, ce qui deviendra le droit de préemption des SAFER (sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural)27 : une terre ne doit pas être vendue pour que sa mise en valeur agricole disparaisse. Il affirme aussi qu’il faut prévoir « la mise en vente des terres de certains grands propriétaires fonciers n’ayant jamais participé aux travaux de l’agriculture »28. C’est une nouvelle interprétation du programme de Marseille. Le PCF propose de procéder à des ventes, et ce afin de ne pas effrayer les paysans. Pour comprendre cette position, il faut ne pas oublier que le PCF participe au pouvoir, que la paysannerie française est attachée à la propriété et que Waldeck Rochet sait qu’il serait suicidaire d’évoquer une quelconque collectivisation des terres. Le PCF diffuse toujours un discours de défense de la petite propriété familiale, érigée en modèle dans l’esprit du mot d’ordre « guerre aux châteaux, paix aux chaumières »29.

28 Contre toute attente doctrinaire, Waldeck Rochet multiplie les appels à la défense de la petite propriété et le PCF publiera dans ce sens des brochures et des affiches, dont celle qui servira de support aux élections cantonales et titrera : « Pour la défense de la propriété paysanne »30. Comme avant guerre, la défense de la petite propriété figure après guerre au programme du Xe congrès du PCF. On retrouve là l’héritage de l’agrarisme de gauche [Vigreux 1998]. Le PCF s’approprie véritablement tout le discours républicain et celui du programme radical et radical-socialiste31. Ce programme sera à nouveau corrigé en avril 1949 lors de la conférence de Montreuil, puis en 1950 lors du XIIe congrès du PCF à Gennevilliers. À Montreuil, dont la conférence est « centrée sur les questions d’organisation », le programme agraire est repris par Maurice Thorez, qui rappelle que « le socialisme, c’est enfin la terre à ceux qui la travaillent, la paix, l’expropriation des expropriateurs»32. Dans son discours, le secrétaire général du PCF revient sur l’idée de redistribuer aux paysans- travailleurs les terres confisquées aux oisifs et il parle même d’un « transfert des grands domaines, ayant une importance économique, à la collectivité en vue de leur transformation en entreprises socialistes modernes » [Rochet 1949 : 722].

29 Quatre ans après le Xe congrès du PCF, Maurice Thorez réaffirme des principes plus intransigeants et plus conformes à l’idée révolutionnaire : il ne s’agit plus de vente dans le cadre d’un système libéral mais véritablement d’une rupture, mais il reconnaît « la consécration absolue des petits propriétaires exploitants à la jouissance continue et héréditaire de leurs terres » [id.]. L’exploitation familiale demeure le modèle et le PCF précise qu’il faut supprimer les droits de succession.

30 Ces prises de position constituent également la matière de Vers l’émancipation paysanne, le livre de Waldeck Rochet paru en 1952. Il y dresse le constat du « drame paysan »33 que constituent l’exode rural et la « menace de mort des exploitations familiales ». Pour rendre sa lecture plus vivante, l’auteur utilise les récits de cultivateurs en provenance de l’ensemble du territoire national (Côtes-du-Nord, Ain, Charente-Maritime, Cantal, Deux-Sèvres, Jura, Haute-Savoie, Saône-et-Loire), où nombre de jeunes quittent la terre, bientôt rejoints par des adultes. Ce constat amer conduit Waldeck Rochet à rappeler la rude vie paysanne à travers les souvenirs de jeunesse de Thorez34. Il précise que le paysan est « volé par les grands capitalistes » (Olida, Bel, etc.) [Rochet 1952 : 31-36] lorsqu’il vend ses produits, « rançonné » lorsqu’il achète ce dont il a besoin. À la faveur de ce bilan, Waldeck Rochet insiste sur la crise viticole, le problème du blé,

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l’insuffisance de la mécanisation et « l’absence de crédits pour les calamités agricoles, la reconstruction des sinistrés ». Après avoir brossé un sombre tableau quasi atemporel du monde paysan, il propose de « s’allier avec la classe ouvrière pour rompre avec le capitalisme », conformément aux enseignements de Thorez et Staline. Outre différentes mesures sociales, Waldeck Rochet livre sa vision de la modernisation des campagnes. Dans cette optique, il demande de réduire les dépenses en arrêtant la guerre d’Indochine. Il reprend aussi le modèle des pays de l’Est. Toutefois, il popularise davantage le droit à la propriété privée [ibid. : 223] que la collectivisation, présentée comme une redistribution aux exploitants de la propriété devenue nationale. Il insiste sur le modèle polonais [Tepicht 1973], qui garantit la propriété paysanne privée.

31 La dernière grande intervention de Waldeck Rochet en faveur de la paysannerie est la publication en 1963 de son livre Ceux de la terre35, synthèse de toutes ses prises de position en ce sens. Il analyse le « profond malaise des campagnes » qui s’est manifesté par le barrage des routes et y voit des problèmes telle la mécanisation qui a condamné les petits exploitants parce que les coopératives n’ont pas suivi cette évolution. Les « cumulards » (hobereaux, gros exploitants, sociétés anonymes, notaires, colons rapatriés d’Afrique du Nord et même Allemands de l’Ouest qui ont acheté des terres en France) s’emparent des terres des petits exploitants. Les conditions des fermiers et métayers sont dégradées. Ce bilan tragique présente aussi les dures conditions de vie des femmes à la campagne, dont le foyer, de surcroît, est en général gravement vétuste. Enfin, Waldeck Rochet déplore l’abandon de la terre par les jeunes mais admet que les excédents sont un faux problème.

32 Ce résultat déplorable procède du système fondé sur le productivisme capitaliste qui sacrifie l’agriculture familiale sur l’autel du profit. Après avoir présenté ce triste tableau, Waldeck Rochet propose des solutions immédiates. Il s’agit de défendre la petite exploitation familiale dans une politique agricole nationale, et ce au moyen de lois sociales et d’une modernisation des campagnes. Il dénonce les « ragots » qui présentent les communistes comme des partageux. Ces communistes, certes, sont favorables à une propriété sociale mais ils sont favorables aussi à la propriété individuelle, fruit du travail et de l’épargne du paysan. Pour Waldeck Rochet, le Marché commun n’a rien résolu. Au contraire, il accentue les dispa-rités ; les revenus de la production agricole n’ont pas augmenté, le coût des machines est toujours exorbitant et les excédents impliquent des méventes. Il nous faut ici souligner à la fois le discours anti-européen et anticapitaliste du PCF et une certaine justesse dans l’appréhension des réalités : plus de vingt-cinq ans avant la réforme de la PAC, les dangers sont bien perçus et la devise « produire toujours plus » montre ses limites. Il ne s’agit pas de faire de Waldeck Rochet un visionnaire mais de constater que la modernisation agricole fondée sur la concentration a sacrifié toute une agriculture non rentable qui faisait pourtant vivre les campagnes et entretenait le paysage. Entre archaïsme et modernité, n’était-il d’autre voie ?

33 Ceux de la terre demeure l’ouvrage de référence de Waldeck Rochet et son succès dépasse largement le monde communiste. C’est sous son impulsion que le PCF adopte, en 1964, un nouveau programme concernant le monde paysan. Il engage la rénovation du PCF où il risque le moins de rencontrer une opposition farouche. Ce secteur, qu’il a dirigé pendant plus de trente ans, est le premier à subir les mutations indispensables à ses yeux. Aux journées d’études sur le travail du parti à la campagne, la teneur de la ligne nouvelle est ainsi définie : on défend toujours la petite propriété mais le PCF

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reconnaît l’évolution économique qui conduit à la disparition de nombre d’exploitations36. C’est une ligne très pragmatique, où l’on devine le « bon sens » de Waldeck Rochet et sa volonté d’adapter le PCF aux circonstances. C’est la victoire de la modernité sur l’archaïsme, même si le discours défend toujours la petite exploitation familiale.

34 La nécessaire évolution, les changements liés à la PAC naissante sont enfin reconnus, mais les excès, liés au productivisme et à la concentration, sont toujours montrés du doigt. Il s’agit de dénoncer le pouvoir gaulliste et la politique dirigiste de son gouvernement en matière agricole alors que le Marché commun prône le libéralisme économique. Le PCF veut démocratiser à la fois la République et l’Europe tout en proposant aux paysans de développer la coopération.

35 Armé de ce programme qui a su évoluer avec le temps sans perdre la matrice du congrès de Marseille, le PCF peut partir à la conquête des campagnes. Toutefois, il ne faut pas négliger qu’il se veut un agent du progrès dans le monde rural et du bonheur pour tous, dans la suite logique de la Convention [Vigreux 2000b ; Vigreux et Wolikow eds. 2003].

36 Waldeck Rochet fait figure d’exception parmi les cadres dirigeants du PCF puisqu’il est le seul secrétaire général d’origine paysanne. Son ascension débute avec sa formation à l’École léniniste internationale de Moscou et elle se poursuit avec la politique d’exclusion de certains dirigeants et avec la disgrâce de Renaud Jean qui lui permettent d’être retenu comme successeur potentiel de Maurice Thorez.

37 Malade depuis les années cinquante, ce dernier sait qu’il doit préparer l’avenir. Waldeck Rochet devient le numéro deux du parti au congrès de Saint-Denis en 1961 lorsqu’il est promu secrétaire général adjoint. Il sera l’héritier. Philippe Robrieux [1975] y voit la promotion d’un homme que Maurice Thorez juge « très fort » et qui, de tous les dirigeants, est celui qui pourrait le mieux incarner une évolution conforme à la volonté du secrétaire général. Jean Baudouin s’inscrit dans la même perspective, lorsqu’il affirme [1978 : 21] : « Waldeck » était, en effet, susceptible d’accomplir les réformes que Thorez pressentait […]. Sa longue fidélité au parti et à son secrétaire général semblait garantir que les réformes n’iraient pas au-delà d’un certain seuil et préserveraient en particulier les fondements historiques du parti communiste.

38 Si la démarche générale peut a posteriori être ainsi formulée, il n’en demeure pas moins que la décision de Thorez comporte des paramètres également plus subtils, dont certains reposent sur la connaissance des hommes avec lesquels il travaille. Servin est écarté depuis janvier 1961 et Plissonnier et Figuères sont trop « jeunes » dans l’appareil ; restent donc Duclos et Rochet. Le premier, fidèle parmi les fidèles, numéro deux du parti depuis le Front populaire, n’a pas, aux yeux du secrétaire général, l’envergure nécessaire : il est certes docile et dévoué, mais passe pour un opportuniste et, surtout, il est marqué au fer rouge du Kominform depuis 1947 car c’est à lui que l’on a reproché le « ministérialisme » du PCF.

39 Finalement, il ne reste que Waldeck Rochet, lequel a toujours agi avec un souci d’unité et dans l’intérêt du PCF. Mais Thorez a-t-il choisi l’homme qui le mieux saura prendre le tournant nécessaire, ou bien a-t-il choisi un homme qui ne lui fera pas d’ombre, même après sa mort ? S’agit-il du dernier acte d’un «despote éclairé »[id.] ?

40 On sait toutefois que, pour Thorez, Waldeck Rochet incarne la synthèse entre la France rurale et la France urbaine, entre la culture nationale du PCF et l’internationalisme. Par

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ailleurs, les aptitudes de cet homme enthousiasmé par Khrouchtchev et les qualités humaines que Thorez aura pu estimer au fil des ans ont sans aucun doute pesé sur sa décision. Maurice Thorez n’aurait pas sacrifié son parti.

41 Partisan du processus de déstalinisation entrepris par Khrouchtchev, Waldeck Rochet arrive à la tête du PCF en 1964 ; cette même année Thorez meurt et Khrouchtchev est écarté de la direction soviétique. Entre Paris et Moscou les relations se tendent : ainsi, en 1965, lorsque Waldeck Rochet s’oppose à l’agence Tass qui approuve la politique extérieure de de Gaulle, puis, en 1966, lorsqu’il demande à Aragon de défendre deux écrivains dissidents russes, prélude à une réunion que Waldeck Rochet organise à Argenteuil en faveur de la liberté des artistes et intellectuels. L’affaire tchécoslovaque souligne l’ampleur de la rupture ; Waldeck Rochet soutient la ligne de Dubcek. Il tente en vain d’éviter la répression russe, et, sous son autorité, le Bureau politique exprimera sa réprobation.

42 Acteur de l’Union de la gauche, Waldeck Rochet rencontre plusieurs fois François Mitterrand, lequel deviendra le candidat de la gauche aux présidentielles de 1965. Le processus est en marche et se concrétisera avec la signature du Programme commun en 1972. Waldeck Rochet, un des pères de l’Union de la gauche, ne participera pas à son élaboration. Bouleversé par l’échec du printemps de Prague, fatigué, usé, il tombe malade en juin 1969 et sera remplacé par Georges Marchais.

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Vigreux, J. et S. Wolikow eds. — 2003, Les cultures communistes du XXe siècle. Entre guerre et modernité. Paris, La Dispute.

NOTES

1. Pour plus d’informations se reporter à J. Vigreux [2000a]. 2. Annuaire de Saône-et-Loire, Annuaire Fournier, Mâcon, 1905. 3. « Souvenirs de militants », L’Humanité, 30 mars 1956. 4. Témoignage recueilli auprès d’elle le 17 avril 1992. 5. ADSL, série T 426 et témoignage d’A. Moninot, élève à Sainte-Croix en même temps que Rochet, rapporté par F. Basset (10 octobre 1996). 6. Archives J. Maitron, fiche Batal. 7. Même si les premières traductions en français datent de 1919-1920, puis de 1924, l’effort le plus important porte sur le témoignage de W. Rochet en 1928. Voir L. Sève [1971]. 8. Archives départementales de la Saône-et-Loire, série M 3892. Liste nominative du recensement de 1926. 9. Témoignage d’E. Bouly, recueilli le 3 octobre 1996. 10. « Deux ans d’activité au service du peuple. Rapports du CC pour le IXe congrès national du PCF », Arles, 25-29 décembre 1937, p. 61. 11. Ces écoles suivent le même mode que les autres écoles du PCF.

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12. Archives privées Crusserey : cahiers de ce viticulteur à Fixin, élève à l’École paysanne du PCF du 3 au 22 décembre 1945 ; W. Rochet, « Le programme paysan du parti », cours IX, cahier cours spécifiques. 13. « Le plan Mayer, c’est la destruction de l’agriculture », La Terre, 29 janvier-4 février 1948. 14. Archives du PCF. Secrétariat du PCF, 19 janvier 1948. 15. Archives Maitron, fiche Batal, BP du PCF, 27 février 1952. 16. Premières grandes manifestations paysannes de l’après-guerre qui soulignent le malaise du monde rural. 17. Archives du PCF. Secrétariat du PCF, 13 octobre 1953. 18. La Terre, 27 octobre 1955. 19. Chiffre proposé par Servin au XIIIe congrès du PCF à Ivry en 1954. 20. La Terre, 24 mai 1956. 21. La Terre, 31 mars 1955. 22. La Terre, 4 février 1959. 23. Archives du PCF, place du colonel Fabien, BP, 12 octobre 1950. 24. N’oublions pas que Prenant essuie les foudres d’Annie Besse (future Annie Kriegel) et de (deuxième femme de Thorez) pour douter de la science prolétarienne. 25. Deux jours avant le BP, le 10 octobre 1950, Thorez est « victime d’une attaque d’hémiplégie » [Robrieux 1975]. 26. L’Almanach ouvrier et paysan, 1948, pp. 78-85. 27. D’après la loi complémentaire de 1962, dite loi Pisani. 28. W. Rochet, « Pour la restauration de l’agriculture française », rapport au Xe congrès du PCF, Paris, 29 juin 1945, p. 23. 29. Un lointain écho du décret du député Cambon, adopté le 15 décembre 1792, qui abolit la féodalité en réquisitionnant les biens seigneuriaux et ecclésiastiques. 30. Photothèque du PCF. Cette affiche a été étudiée par S. Berstein [1986]. La Documentation photographique n° 6 083, diapositive n° 6, livret-commentaire, pp. 17-18 (élections de l’automne 1937). 31. Voir S. Berstein [1980]. La défense de la propriété est au cœur des préoccupations des congrès de 1902 et de 1909, entre autres. 32. Compte rendu de cette conférence par W. Rochet [1949]. 33. Titre du chapitre premier de l’ouvrage. 34. M. Thorez, « La femme au village », L’Humanité, 3 juillet 1939. 35. Pour cet ouvrage, l’auteur a bénéficié du concours de J. Flavien de la section agraire du PCF et de L. Geay, rédacteur à La Terre. 36. « Les communistes et les paysans », rapport de F. Clavaud, discours de W. Rochet aux journées d’études sur le travail du parti à la campagne, Aubervilliers, 13-14-15 novembre 1964.

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RÉSUMÉS

Résumé Waldeck Rochet, paysan bressan, devient un cadre important du PCF dont il est le dirigeant paysan pendant trente ans. Créateur du journal La Terre, sa carrière politique ne s’arrête cependant pas au monde rural puisqu’il finit secrétaire général du PCF. Cet homme du sérail ouvre le parti à la démocratie et condamne l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie. Son secrétariat est aussi marqué par la relance de l’Union de la gauche et par la première opposition majeure avec l’URSS. Ces changements s’expliquent-ils par la biographie de cet homme discret, fidèle, et qui disparaît de la scène politique en laissant la place à Georges Marchais ?

Abstract Waldeck Rochet, a farm worker from La Bresse in the Vosges Mountains, held an important position in the French Communist Party and served as the Party’s peasant leader for thirty years. He founded the newspaper La Terre. His political career was not limited to rural areas and issues: he became the Party’s secretary-general. This man from the Party establishment opened the FCP to democracy and condemned the Soviet intervention in Czechoslovakia. Under his leadership, the Union of the Left was revived; and the Party took a stand against the USSR for the first time. Can these changes be explained by the biography of this reserved, loyal man who, on departing from politics, left his place to Georges Marchais?

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Postface

Bernard Pudal

1 DANS SON INTRODUCTION, Rose Marie Lagrave affiche l’ambition de ce numéro d’Études rurales : […] rapprocher, dès lors, la marginalité des ruraux dans la politique du PCF et la marginalité des études sur le communisme rural dans le champ de la recherche. On perçoit ainsi que l’effet d’homologie redouble non seulement une lacune en la légitimant scientifiquement mais témoigne plus largement d’un seul univers de pensée donnant le primat au monde ouvrier, en sorte que la relation dite historique entre le communisme et la classe ouvrière reste un impensé du communisme français et de ceux qui l’ont pensé. Ce numéro d’Études rurales n’entend pas combler cette lacune. Son ambition est plus modeste : susciter des vocations pour que ce chantier fasse des émules, notamment chez les doctorants, pour poursuivre l’analyse des archives, collecter des données électorales, retracer des trajectoires militantes. Cette entreprise manquerait son but si elle reproduisait le faux clivage entre spécialistes du communisme rural et spécialistes du monde ouvrier et du PCF. C’est à la condition de conjuguer nos efforts et nos connaissances qu’une histoire du PCF revisitée et libérée de ses schèmes de représentation ouvriériste pourrait voir le jour.

2 Je ne saurais que souscrire à un tel constat et à un tel programme. Au-delà de leurs apports intrinsèques dont le lecteur a pu « faire son miel », les études réunies dans ce volume témoignent d’une sorte d’énigme dont il importe de prendre toute la mesure et dont il serait vain de penser qu’elle est résolue. Le fait qu’elle soit établie dans toute sa dimension est déjà un incontestable acquis. Cette énigme tient au mystère d’une implantation électorale et militante du communisme français dans certains univers ruraux, implantation souvent précoce et fréquemment tenace, largement sous-évaluée, parfois instrumentalisée par les spécialistes du communisme, implantation dont les mécanismes restent, après analyse, sinon mystérieux du moins apparemment aléatoires. Implantation d’autant plus curieuse qu’elle concerne un mouvement qui, tout en souhaitant instrumentaliser le monde paysan, privilégie effectivement dans sa politique, dans sa théorie et sa symbolique, le monde ouvrier. Pour nombre d’ouvriers communistes en France, la faucille renvoie à l’évidence au monde russe, lointain, plus qu’à la France socialiste qu’ils ambitionnent de bâtir un jour.

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3 Cette énigme, Renaud Jean l’incarne à lui seul. Il est ce dirigeant communiste à la fois fidèle et instrumentalisé, tourmenté, parfois découragé, concepteur et animateur d’une politique agricole bien éloignée de la collectivisation des terres que le PCF défend du bout des lèvres. Même si ce spécialiste des questions paysannes refuse de se soumettre de façon inconditionnelle aux instances dirigeantes, la direction du PCF ne peut se passer de lui. En 1933, par un courrier adressé le 4 août au secrétariat du parti, il appelle à un travail de mobilisation du monde paysan que rend urgente et nécessaire l’aggravation de la crise. Après un long raisonnement, il livre ce qu’il perçoit comme étant le sentiment qui prévaut dans les campagnes à l’égard du communisme : Nous sommes en face d’un anti-communisme que je ne soupçonnais même pas il y a cinq ou six ans. Un vrai mur. La formule « il a raison mais il est communiste », c’est- à-dire « bien qu’il ait raison, nous ne voulons pas de lui », traduit l’état d’esprit de l’immense majorité des paysans qui connaissent tant bien que mal notre doctrine et nos mots d’ordre… Quant à ceux qui ne nous connaissent pas, c’est naturellement encore pire1.

4 Lassé de n’être pas entendu autant qu’il le souhaiterait, il écrit à nouveau, le 28 août, au secrétariat du PCF : Je suis fatigué. Et, ce qui est plus grave, découragé de constater que c’est toujours la même chose, qu’en dépit de toutes les déclarations, vous continuez à vous désintéresser des questions paysannes. Quand j’ouvre L’Huma et que j’y vois des colonnes entières consacrées aux exploits d’un boxeur ou à des colonies de vacances, ou même à Monsieur Bouisson, et rien sur le blé alors que des centaines de mille de paysans volés, acculés à une impasse, sont prêts à venir vers nous… ou à aller au fascisme. Je ne sais que penser2.

5 Nous sommes en 1933, quand s’amorce la phase ascendante du PCF, celle de la période antifasciste et du Front populaire pendant laquelle ce parti va engranger une moisson dont il n’a pas véritablement semé les grains. Isolé, Renaud Jean observe les flottements politiques que suscite la dégradation de la condition paysanne et exprime ses craintes. Dans ce moment d’incertitude qui précède une remontée électorale qui révélera une forte implantation communiste dans le monde rural, Renaud Jean use d’une formule dont l’écho traverse aujourd’hui encore les travaux sur ce sujet : les paysans « acculés à une impasse, sont prêts à venir vers nous… ou à aller au fascisme. Je ne sais que penser ». L’énigme, ici, sur laquelle ce propagandiste bute n’est pas tant celle de l’orientation (électorale, militante) de certains paysans que celle de la relation entre « des » agents sociaux et la politique.

6 Tout l’intérêt du dossier que présente ce numéro, c’est qu’il oblige à poser de front cette question dans la mesure où la relation entre les paysans et le communisme français n’est qu’un cas particulier des relations entre classes populaires et politique, entre profanes et professionnels de la politique. Et Renaud Jean nous met peut-être sur la piste si l’on veut bien entendre ce qu’il dit. « Je ne sais que penser » doit peut-être s’entendre littéralement comme « je ne sais – rien faire d’autre – que penser ». Parce qu’il est du côté de la pensée, comme les militants, cadres et dirigeants du PCF, mais aussi comme les historiens et sociologues du communisme, il n’est pas impossible qu’il ne puisse penser l’impensable pour lui – et pour nous : des formes de politisation qui entretiennent une sorte de rapport d’extériorité aux « rationalisations » politiques, ce qui ne veut pas dire qu’elles sont « insensées » ni qu’elles ne disposent pas d’un langage propre. Un paysan qui vote communiste, qu’est-ce sinon un paysan auquel parlent les usages de la marque communiste, parfois quasi indépendamment du sens que lui prêtent le parti ou le commentaire électoral ou scientifique ? On ne peut se fier par

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conséquent aux scores électoraux ni à leur relative permanence. De ce point de vue, c’est sans doute l’idée même de l’implantation du communisme, en milieu rural comme ailleurs, qu’il faut interroger. Ce mot du vocabulaire politico-électoral fut aussi un mot- concept des travaux sur le communisme (Jacques Girault) dont le mobile était de sortir d’une histoire par trop instrumentalisée par le PCF tout en rendant compte de l’importance du phénomène communiste en France. Les métaphores de l’« implantation », comme celles du « fief » ou des « traditions » électorales, ne relèvent-elles pas tout à la fois des fantasmes des anticommunistes, du désir des hommes politiques, des croyances des chercheurs ? Ce sont ces images et les impensés qu’elles véhiculent qu’il importerait de questionner. Le communiste « raciné » comme le « français raciné » sont principalement enracinés chez ceux qui cultivent cette racine.

7 L’histoire récente de l’effondrement des régimes communistes en Europe de l’Est témoigne du fait que la sphère étatico-politique utilise un langage qu’il serait sot pour un non-initié de remettre en question quand l’heure n’est pas venue, mais qui n’engage pas pour autant tout l’être social. Plus encore, sous les différences proclamées, les continuités idéologiques ont rendu possibles des « transitions » d’autant plus pacifiques qu’elles s’opéraient entre soi et soi, la période actuelle mettant simplement des mots sur une partition jouée depuis longtemps3. Mais, avant comme après, on fait parler « l’autre » sans se poser au préalable la question de savoir dans quelle langue il pense ses rapports au monde social. Pierre Bourdieu, on le sait, n’a cessé d’être préoccupé par ces logiques d’entente dans le malentendu, de rencontres « incertaines » entre position et prise de possession, par ces formes d’alliances (électorales ou plus constitutives d’une identité personnelle et sociale) moins fondées sur « l’identité » des alliés que sur des identifications par homologie grosses de différences, de quiproquos, voire d’antagonismes non perçus.

8 C’est probablement de ce côté-là qu’il faudra reprendre le dossier et ce n’est pas le moindre mérite de ce numéro que d’avoir déblayé les fausses pistes en laissant ouverte une énigme qu’il faut préserver pour qu’elle puisse faire son chemin jusqu’à l’élaboration d’un programme de recherche susceptible d’en rendre compte. C’est ce lieu « énigmatique » qu’il faut investir scientifiquement en allant probablement jusqu’au bout – ou du moins le plus loin possible – des effets de contre-sens que ne cesse de sécréter la disposition scolastique, quelle que soit l’orientation politique qui lui est donnée. Ainsi la marginalité de la question des relations entre paysannerie et communisme ne tiendrait pas tant à la marginalité de la question paysanne dans l’histoire du communisme français et dans les recherches sur ce sujet qu’à un obstacle épistémologique. Si les spécialistes des relations entre communisme et paysans se retrouvent donc, par un étonnant retournement de conjoncture intellectuelle, au cœur de questionnements d’une réelle portée scientifique, c’est précisément parce que ce communisme « à côté » met en évidence, comme malgré lui, les limites de problématiques politiques, historiennes ou sociologiques habitées par une conception terriblement restrictive des multiples dimensions de la politisation.

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NOTES

1. Lettre de Renaud Jean au secrétariat du PCF, 4 août 1933. Archives de Moscou, RGASPI, 517 1 1488. 2. Lettre de Renaud Jean au secrétariat du PCF, 28 août 1933. Archives de Moscou, RGASPI, 517 1 1488. 3. Cf. sur ce point les pages sans appel que consacre au « national-communisme » A.-M. Thiesse dans La création des identités nationales, Paris, Le Seuil, 1999.

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Bibliographie générale

Michel Streith

1 ÉLABORER UNE BIBLIOGRAPHIE sur le thème du communisme agraire revient à faire des choix embarrassants qui, de toute façon, présenteront des lacunes. En effet, chacun de ces termes donne lieu à une littérature abondante. De surcroît, associer ces deux notions oblige à croiser les perspectives thématiques, les échelles d’analyse et les ordres chronologiques. Au regard de ces contraintes, nous préciserons le parti que nous avons pris pour composer ce corpus.

2 Les bibliographies déjà constituées dans les ouvrages, mémoires ou projets de recherche procèdent à des ajustements d’optique qui vont, par exemple, du national au régional, du politique au syndical, du groupe social à la biographie. Néanmoins, trois grandes lignes peuvent être dégagées.

3 Tout d’abord, soulignons l’importance des travaux universitaires de type mémoire ou thèse. Sans doute faut-il y voir la volonté des directeurs de thèse d’approfondir la connaissance des relations complexes entre le fondement idéologique du PCF et les applications de sa politique dans les campagnes.

4 Ensuite, et cela découle de l’observation précédente, les recherches régionales sont effectuées à l’échelle de la fédération du parti, c’est-à-dire, généralement, à l’échelle du département. Cet aspect trouble quelque peu la perception de la place des agriculteurs dans le fonctionnement local du PC. À de rares exceptions près, les paysans n’apparaissent pas en tant que tels et y sont relégués à la marge des études, y compris dans les départements ruraux.

5 Enfin, la majorité des livres consacrés aux applications locales de la politique du PCF insistent sur les temps forts de la vie du parti : sa fondation, son implication dans les mouvements sociaux et son rôle pendant et après la Résistance. À l’inverse, les lignes de rupture de l’histoire de la paysannerie, notamment la fin des années vingt et le début des années soixante, ne font pas l’objet d’investigations spécifiques. Échappent cependant à cette tendance les trois ouvrages publiés par la Fondation nationale des sciences politiques [Coulomb et al. eds. 1990 ; Fauvet et Mendras eds. 1958 ; Tavernier, Gervais et Servolin eds. 1972], lesquels proposent, à la suite de diverses contributions, une chronologie détaillée de la vie sociale agricole.

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6 Cette alliance d’une lecture politique et économique a inspiré la présentation de notre bibliographie. Nous partons des études locales, qui reflètent, de façon précise, des interactions multiples entre l’univers social des agriculteurs et leur engagement dans le PCF. En effet, l’adhésion ou le vote communiste du paysan tient autant à la volonté de survivre à la montée du capitalisme et au désir de sauver son exploitation qu’à un choix idéologique ou partisan. En proposant une bibliographie allant du général au particulier, règle absolue dans les recueils sur le communisme agraire, on induit une lecture strictement politique du phénomène. Afin de rendre compte de toute l’épaisseur sociologique du comportement des acteurs, nous prendrons le contre-pied de cet usage.

7 Ainsi, la bibliographie ci-après traite, en premier lieu, des études régionales en mettant l’accent sur les travaux de terrain (mémoires, thèses et biographies). Les ouvrages généraux prolongent la réflexion sous l’angle de l’approche politique. Enfin, un répertoire des centres de ressources rappelle l’importance des matériaux informels : archives, récits de vie, films et presse.

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Évolution de la pensée religieuse dans un village chiite de l’Iran contemporain

Anne-Sophie Vivier

1 La révolution islamique a attiré bien des regards vers la société iranienne. Nombreuses ont été les études cherchant à analyser les bouleversements sociaux et religieux dans lesquels a plongé cette population depuis plus d’une vingtaine d’années. Malheureusement, les recherches se sont presque exclusivement tournées vers le monde urbain, principal protagoniste, affirme-t-on, des transformations actuelles. Le phénomène religieux lui-même ne fut étudié qu’à travers le prisme urbain, que l’on songe à l’apparition et au développement d’un discours islamiste, aussi bien féminin que masculin, au degré relatif d’islamisation des relations sociales et des pratiques de sociabilité, ou encore à la réaction de plus en plus contestataire de la jeunesse, partagée entre un total rejet des valeurs religieuses et une aspiration à une religion plus personnelle et mystique qui privilégierait l’intériorité de la foi sur sa manifestation publique [Adelkhâh 1991 ; Kamalkhâni 1998 ; Khosrokhavar 1993 ; Khosrokhavar et Roy eds. 1999]. Aussi justes que soient ces travaux, on risque, si l’on s’en tient à cela, de se faire une image trop tranchée des évolutions de la pensée religieuse iranienne, comme déchirée entre fondamentalisme, mysticisme et agnosticisme.

2 L’étude de la pensée religieuse en milieu rural, que propose cet article, permettra peut- être d’apporter quelques nuances à ce tableau. Les transformations décelables devraient être pensées moins en termes de rupture et de conflit que d’une lente intégration de nouvelles valeurs et de nouvelles interprétations des articles de foi et des pratiques, dans laquelle la République islamique joue un rôle certain mais dans le droit fil d’un mouvement qui prit son essor bien plus tôt.

3 Afzâd, la communauté rurale qui constitue le cadre et la matière de cette recherche, est un village de 200 habitants de la région de Kermân, à proximité de la petite ville de Kuhbanân, dans lequel j’ai effectué un séjour de quinze mois répartis sur les années 2001-2003. Kuhbanân et ses environs sont aujourd’hui entièrement persanophones et d’obédience chiite1 et se démarquent par une haute culture religieuse héritée sans

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doute des temps glorieux où de nombreux sheikhs, dont Nematollah2, enseignèrent dans la khânqâh3 de la ville, désormais en ruine. Plus récemment, la présence de religieux relativement lettrés est attestée à Afzâd même, aussi loin que remonte la mémoire orale, et il semble qu’au début du siècle, sept religieux, tous d’origine locale, aient cohabité entre les murs de cette petite communauté rurale.

4 Une telle situation donne à ce village valeur d’exemple pour le sujet qui nous occupe. Toutefois, cette recherche ne saurait refléter l’évolution de l’ensemble du milieu rural, pas même dans son espace chiite et persanophone. Cette analyse est donc à prendre pour ce qu’elle est : une étude de cas qui, je l’espère, viendra éclairer les nuances et la diversité des transformations religieuses de la population iranienne dans les dernières décennies.

Une transformation progressive

5 À Afzâd, sous l’influence du courant réformiste général qui traversa ce siècle et n’épargna aucun pays musulman, les enseignements des religieux se sont progressivement transformés depuis une quarantaine d’années, entraînant l’évolution parallèle de la foi populaire. Ceux-ci abandonnèrent peu à peu les longs poèmes lus autrefois lors de chaque rowze4 et dont se nourrissaient les croyances traditionnelles. Jugeant sans doute ces récits empreints de trop de merveilleux, que les villageois risquaient de prendre à la lettre, ils les délaissèrent au profit de sermons de portée plus concrète, et s’attachèrent à développer au sein de la population une connaissance plus exacte des ahkâm5 et à parfaire ainsi la pratique encore trop aléatoire de ces paysans.

6 Il faut, à cet égard, souligner le rôle éminent d’un religieux, né à Afzâd au tournant du siècle. D’abord installé à Kermân, où il jouissait d’un certain renom, après des études de religion relativement poussées dans les grands howze6 de Kermân, de Qom et d’Esfahân, il décida, devant la politique antireligieuse de Rezâ Shâh qui avait en particulier entrepris de s’attaquer au port du voile féminin7, de se retirer dans son petit village d’origine, où ses femmes et ses filles seraient à l’abri, loin du contrôle de cet État tyrannique. Tout en cultivant ses terres, il poursuivit sa carrière de clerc à Afzâd. Même s’il ne fut ni le premier religieux du village ni le seul en son temps, il passe pour avoir eu une influence décisive due au prestige dont il était entouré et aux nombreuses initiatives que lui inspirait sans doute son savoir reconnu et acquis en ville, quand les autres religieux, instruits localement et ne détenant pas de diplôme, ne pouvaient guère prétendre transformer la culture qui les avait formés.

7 L’avènement de la République islamique ne fit que renforcer ce mouvement. Le nouvel État multiplia les bâtiments scolaires – c’est après la révolution que fut construite la première école primaire du village –, rendant désormais accessible à tous les enfants un enseignement qui comporte une part obligatoire de matières religieuses. Or les connaissances prodiguées par les manuels scolaires sont bien loin des thèmes chers aux vieux poèmes et contribuent à creuser, un peu plus chaque jour, entre les générations, une réelle différence dans la compréhension de la foi chiite.

8 Quelle est la nature exacte de cette évolution de la pensée religieuse populaire ? C’est à cette question que je tenterai de répondre en mettant particulièrement l’accent sur les conceptions liées aux principales figures religieuses de la foi chiite et sur

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l’interprétation donnée aux actes cultuels et aux catégories religieuses les plus importantes.

Dieu, Mahomet et les Imams

9 Représentations de Dieu : de la crainte à l’amour

10 Pour les plus anciennes générations (au-delà de 50 ans), quand il s’agit de parler de Dieu, une qualification s’impose devant toute autre : Dieu est grand, Dieu est plus grand que toute chose, Dieu commande à toute chose.

11 À cette sensibilité très forte à l’absolu pouvoir de Dieu correspond une relation marquée par la crainte et l’obéissance. Lorsque j’interrogeais les villageois d’Afzâd sur leurs sentiments envers Dieu, ceux-ci faisaient presque systématiquement des réponses déroutantes pour moi et dont je livre ici quelques exemples : Il nous faut obéir à Ses ordres. Quel que soit le commandement de Dieu dans le Coran, dans la religion, dans l’islam, sur quelque point que Dieu ait dit, il faut obéir à Ses ordres. Il faut Le remercier (homme, 51 ans, paysan). Il nous faut accomplir Ses commandements. Plus nous avançons dans Sa voie, moins nombreux sont nos péchés.(femme, 50 ans, épouse de berger)

12 Je dirais donc que, pour ces villageois, la relation à Dieu relève moins du sentiment (ehsâsât) que de l’acte, acte de soumission, d’obéissance aveugle. Peut-être l’acte peut-il être compris comme l’expression de la crainte, sentiment que tout homme doit éprouver face à la toute-puissance divine et qui apparaît souvent dans les réponses : Il faut que l’homme ait de la crainte. Oui, une bonne créature a peur de Dieu, une créature qui ne craint pas Dieu commet tous les actes mauvais, elle médit, elle frappe… Quand quelqu’un a peur de Dieu, il n’a pas la force de faire n’importe quoi. Quiconque a peur de Dieu, ses actes sont justes, il va droit selon la voie de Dieu. La crainte de Dieu est très importante.(femme, 60 ans, épouse de paysan)8

13 À travers ces propos, l’obéissance semble cependant prendre le pas sur la crainte, la crainte n’étant bonne que comme condition nécessaire de l’obéissance. Si crainte et obéissance sont les deux facettes d’une même relation à Dieu que l’on pourrait qualifier de soumission absolue de la créature au Créateur, il n’en demeure pas moins que l’acte prime sur le sentiment.

14 Différente est la réponse des plus jeunes. Lorsque je les interrogeais sur Dieu, ils commençaient le plus souvent par évoquer sa bonté et sa compassion, citant les termes de la fameuse bismillah, l’ouverture coranique par excellence, qui décrit Dieu comme « clément » et « miséricordieux ». Quant à leurs sentiments pour Dieu, ils les formulaient en termes d’amour. Une jeune fille, étudiante en religion dans un howze de la région, m’expliqua même que l’amour de Dieu était de loin préférable à la crainte, et que tout acte rituel accompli dans la crainte de Dieu et de l’enfer n’avait guère de valeur.

15 On pénètre là dans un autre état d’esprit, où la relation à Dieu est moins perçue comme une soumission-domination que comme un échange réciproque d’amour, et s’incarne donc plus dans des sentiments que dans des actes. L’individu se définit moins comme acteur obéissant que comme subjectivité aimante. Cette nouvelle appréhension de la relation à Dieu est le fruit de l’enseignement dispensé dans les écoles de la République islamique, qui s’exprime en ces termes dans les manuels scolaires, comme j’ai pu le vérifier. Mais il serait erroné de se contenter d’opposer aussi simplement les

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représentations des aînés à celles des plus jeunes, et de nombreuses nuances restent à apporter.

16 Tout d’abord, il ne faudrait pas en déduire une autre opposition entre formalisme rituel et prédilection pour la foi et l’intention. Comme nous le verrons à propos de la prière, le discours des jeunes insiste également sur la nécessité d’accomplir les rites alors que les plus anciens comptent parmi ceux qui accordent une large place au pardon divin.

17 En effet, il ne s’agit pas d’un enseignement nouveau, en rupture avec le précédent, mais plutôt d’une meilleure propagation d’un enseignement islamique, sur ce point très traditionnel. C’est la personne âgée la plus lettrée du village, fils et petit-fils de sheykh9, qui déclama la plus belle tirade que j’ai entendue à Afzâd sur l’amour de Dieu pour Ses créatures : Dieu aime toutes Ses créatures, de la plus petite fourmi au plus gros éléphant. À tous Il donne sa subsistance et Il veut que tous se dirigent vers Lui. Nous, les hommes, Il nous aime tous, que nous soyons riches, pauvres, infirmes. Son cœur brûle pour nous et Il désire qu’à la fin, nous revenions à Lui. Il est prêt à pardonner au pire mécréant si seulement celui-ci se repent. Dieu est clément et miséricordieux…

18 Cette perception de la bonté divine apparaît d’ailleurs, de façon diffuse mais très présente, dans bien des discours villageois. L’attention de Dieu se révèle dans deux images : Dieu râzeq, le pourvoyeur, qui fournit sa pitance à la moindre et à la plus détestable de Ses créatures, et Dieu bakhshande, le miséricordieux, qui pardonne aux pires pécheurs dès que ceux-ci expriment le plus petit repentir. Je dirais que la bonté de Dieu n’est pas absente de la foi populaire ancienne mais qu’elle n’est pas conceptualisée en tant que telle.

19 C’est cette conceptualisation qu’offre l’enseignement actuel, et si les jeunes mettent tous l’accent sur l’amour pour évoquer leur relation à Dieu, ce n’est peut-être que l’effet d’une leçon bien apprise, sans que leur compréhension de Dieu soit radicalement différente de celle de leurs parents. Plus généralement, l’enseignement religieux scolaire serait comme un vernis tandis que le cœur vivant de la foi des jeunes générations est nourri des traditions et des pratiques de leurs prédécesseurs. On assiste donc moins à une rupture qu’à une synthèse progressive.

20 Par ailleurs, les aînés ne se contentent pas de reconnaître la bonté de Dieu mais savent, eux aussi, répondre par l’amour. Quiconque a un peu fréquenté ces villageois ne peut pas ne pas être touché par l’émotion, la tendresse et la passion qui débordent de leur discours. Simplement, cet amour ne s’exprime pas directement envers Dieu mais envers ces intermédiaires que sont les Imams ou, pour être plus précis, les Quatorze Immaculés. Le Prophète Mahomet, sa fille Fâteme et les douze Imams (Ali, mari de Fâteme et cousin du Prophète ainsi que onze de ses descendants) polarisent sur leur personne cette relation d’amour réciproque. L’enseignement actuel ne fait ainsi que déplacer l’épicentre de cette relation, cherchant à minimiser ces « intermédiaires de l’amour » que sont les Imams pour privilégier un rapport plus direct à Dieu10.

Les Imams et le Prophète

21 Dans la foi populaire, nourrie de longs poèmes regorgeant de merveilleux, les Imams et le Prophète sont des figures d’une envergure cosmo-religieuse inégalable : le monde est dit avoir été créé pour eux et leur lumière, c’est-à-dire leur essence, fut tirée de la

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lumière même de Dieu. Présents dès avant la création du monde, les Imams possèdent un rôle d’abord mystique et cosmique puisque c’est leur lumière qui permet « au monde de tourner et, à nous autres hommes, de nous mouvoir et de vivre ». Partout où elle luit, elle apporte aisance, bénédiction, richesse, santé et représente la capacité des Imams à guider intérieurement les hommes vers le bien et, plus encore, à les sortir de toute détresse par une intervention miraculeuse. Parmi les Quatorze Immaculés, qui sont d’une certaine manière conçus comme un tout, partageant même nature et même relation à Dieu et aux hommes, les pandj tan se détachent par leur primauté : Mahomet, sa fille Fâteme, son gendre Ali et ses petits-enfants, Hasan et Hoseyn.

22 Ces cinq personnes sont investies d’une égale importance, mais si l’on considère de près les poèmes religieux traditionnels, la figure d’Ali domine nettement. Censé posséder mille des mille et un noms de Dieu, il apparaît dans divers récits plus puissant et surtout plus intime avec Dieu que les différents prophètes, Mahomet y compris, dont il se joue amicalement à l’occasion de l’ascension mystique de ce dernier11. Quelques vers prononcés par lui à la fin de maints poèmes merveilleux le concernant reflètent son statut privilégié dans la foi populaire : Mon essence est une avec l’essence de Dieu Je suis Ali, et Ali est le nom de Dieu ; à chaque instant, Ali est le guide.

23 Quant au martyre de Hoseyn, commémoré chaque année par les célébrations d’Ashurâ, il prend un sens tout aussi cosmique et mystique que l’essence même des Quatorze Immaculés : ayant accepté de mourir avant la création du monde pour le salut de celui- ci et, plus particulièrement, pour obtenir le droit d’intercéder, lors du Jugement dernier, en faveur du futur peuple chiite, il aurait volontairement renoncé à combattre pour honorer sa promesse originelle.

24 Ce qui constitue donc le cœur de la foi des anciennes générations est aujourd’hui, de façon surprenante, complètement ignoré des plus jeunes. Dans leurs explications ne sont évoqués ni la lumière des Imams, ni leur apparition antérieure à la création du monde, ni leur rôle sotériologique. Loin des dimensions quasi divines qu’ils possédaient dans les récits d’autrefois, les Imams ne sont plus perçus que comme des personnes entièrement humaines et historiques, détentrices toutefois d’une science particulière grâce à laquelle ils ont le devoir et le droit de diriger la communauté chiite dans le droit chemin. Leur discours se fait là le pur reflet de l’enseignement des religieux et des manuels scolaires actuels.

25 Selon le livre de religion de deuxième dabirestân12, le rôle des Imams consisterait à expliquer et enseigner l’islam, former des savants versés dans les sciences religieuses, sauver de l’abstraction les valeurs de l’islam en les mettant en œuvre concrètement dans leur propre vie, mener une lutte politique visant l’institution d’un « gouvernement islamique ». Les merveilleuses traditions entourant les figures d’Ali, de Fâteme et de Hoseyn restent inconnues, remplacées qu’elles sont par des anecdotes réalistes, à portée essentiellement morale. Pour exemple, voici ce qu’une jeune fille de 15 ans me conta lorsque je l’interrogeai sur Ali : Ali était un jour assis sur une pierre devant la porte de la mosquée. Il vit un homme passer précipitamment devant lui et devina que cet homme courait un grand danger. Il se leva alors et alla s’asseoir sur une autre pierre. Lorsque surgit un autre homme qui lui demanda s’il n’avait pas vu passer un jeune en fuite, il lui répondit : « Depuis que je suis assis sur cette pierre, je n’ai vu personne », et parvint ainsi à sauver le jeune homme tout en évitant de mentir. Une autre fois, Ali croisa une veuve très pauvre dont le mari avait été tué à la

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guerre. La voyant peiner à porter une outre pleine d’eau, il chargea l’outre sur ses épaules. Puis il alla régulièrement chez elle pour lui apporter de la nourriture, lui cuire son pain et accomplir d’autres menues tâches, sans jamais lui révéler qui il était, de peur que la vieille femme, honteuse de laisser travailler ainsi une figure aussi sainte, ne refuse ses services.

26 On a affaire à une valorisation de la réalité zâheri, ou intramondaine, des Imams par rapport à leur réalité bâteni, extramondaine13. Ce déséquilibre s’accentue davantage dans le contexte idéologique développé par la République islamique durant la guerre contre l’Irak, à savoir l’exaltation du martyre et de la mort14, qui est aussi la caractéristique essentielle de la réalité zâheri des Imams. Là où l’iconographie traditionnelle aimait à représenter les Imams sous l’allure de vaillants guerriers auréolés de gloire, la lance ou le glaive à la main et montés à cheval, l’iconographie moderne se complaît dans la représentation du drame de Kerbalâ15 et des corps saints agonisant sur le champ de bataille. Hoseyn, Ali Asghar16, Abu-l-fazl : autant de corps brisés et transpercés dont les visages se tournent vers le ciel avec imploration, dans un chromatisme violent où dominent un rouge sanglant et un vert islamique tonitruant.

27 Enfin, point capital s’il en est : la prédilection ressentie dans la culture populaire pour Ali, Fâteme ou Hoseyn cède la place à une plus grande vénération du Prophète. Les jeunes tiennent systématiquement et sans ambiguïté ce dernier pour la figure la plus importante des Quatorze Immaculés. Ali apparaît toujours dans une position subordonnée, à l’inverse des récits traditionnels : recueilli par le Prophète dans sa plus tendre enfance, il le suit partout, le sert, écrit ses moindres paroles, le Coran comme les ahkâm17, et apprend tout de lui, sa science, humaine comme divine. Tout aussi significatif, lorsque les jeunes évoquent le douloureux destin de Hoseyn, ils me racontent à chaque fois l’anecdote suivante qui témoigne non de la prescience de l’Imam mais de celle du Prophète, son grand-père : Mahomet avait l’habitude d’embrasser ses deux petits-fils, encore enfants, de façon différente, embrassant Hasan sur la bouche et Hoseyn dans le cou. Hoseyn finit par se vexer d’une telle discrimination et se plaignit à sa mère. Celle-ci alla trouver Mahomet pour lui demander des éclaircissements. Il répondit : « Car on coupera la gorge de Hoseyn tandis que Hasan mourra sous l’effet du poison. » C’est depuis ce jour que Hoseyn connut son destin.

28 Selon la même logique, on m’affirma que ce ne fut pas Hoseyn qui choisit de se sacrifier mais Mahomet qui en décida pour lui. Ainsi, le martyre de Hoseyn perd tout aspect transhistorique, cosmique et sotériologique et, s’il est toujours considéré comme nécessaire à la victoire de l’islam, c’est dans une perspective très historique et rationnelle : en préférant la mort à la soumission, Hoseyn réveilla la conscience de bien des fidèles et marqua de façon indélébile la mémoire des chiites, les rappelant, de deuil en deuil, à leur devoir de résistance et de fidélité, dont il est l’exemple suprême.

l’homme

29 À cette minimisation de la nature et du rôle du Prophète et des Imams correspond, en retour, une valorisation de l’homme. Rappelons que les Imams ne sont plus créés pour justifier et soutenir la création dans sa globalité mais pour guider la communauté humaine. Si, traditionnellement, ils passaient pour être au service des hommes, ils l’étaient toujours par bienveillance et par grâce, alors que, suivant l’enseignement actuel, ils le sont par nature et par devoir.

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30 La création elle-même apparaît plus directement centrée sur l’homme. Ce furent plutôt des jeunes qui me dirent que Dieu avait créé ce monde pour pouvoir éprouver les hommes et voir qui se montrerait réellement fidèle et obéissant. Le monde, et ses lois physiques rigoureuses, s’expliquerait comme une preuve volontairement fournie par Dieu à la raison humaine pour la convaincre de Son existence.

31 Dans cette optique, il n’est point fait non plus référence au pouvoir d’intercession des Imams. Les chapitres des manuels scolaires concernant le Jugement dernier insistent au contraire sur la seule responsabilité humaine et décrivent le sort de l’homme dans la vie à venir comme une stricte rétribution de ses œuvres, illustrant cette idée par l’image récurrente de la récolte de fruits ou de blés.

32 Les seuls facteurs qui puissent atténuer la peine requise par les péchés sont le repentir, les bonnes actions accomplies en cette vie terrestre et les souffrances et épreuves endurées. Quant aux Imams, s’ils seront bien présents au jugement de chacun, ce sera en qualité de simples témoins et non pas d’intercesseurs. Le terrible Jour de la résurrection ou Jour du jugement, autrement appelé dans ces textes « Jour des comptes », ruz-e hesâb, est donc, lui aussi, totalement recentré sur l’homme, qui en sera la figure principale.

33 Cela implique également de recentrer la vie religieuse sur l’individu et le monde d’ici- bas. Se détournant de toutes les cérémonies à la gloire et à la mémoire des Imams, celle-ci devrait plutôt donner la priorité à une observance scrupuleuse du rite et des prescriptions morales. L’enseignement actuel consacre la supériorité de « la voie de la Loi » sur « la voie des Imams ».

La Loi religieuse

34 Le respect de la Loi religieuse définie principalement par le Coran et les hadith18 n’était cependant pas absent de la foi populaire traditionnelle. Sans être instruits de toutes les subtilités casuistiques du fiqh19, les villageois en connaissaient au moins les grands principes et lui accordaient une valeur capitale dans la voie du salut. Pour les anciennes générations, qui pensent leur relation à Dieu en termes de crainte et d’obéissance, le respect de la Loi est le devoir de tout bon croyant, le moyen essentiel de manifester à Dieu amour et soumission. Ainsi, la différence de conception entre jeunes et vieux tient moins au degré d’importance accordé à la Loi qu’au sens donné à ses divers commandements. L’analyse des interprétations de quelques pratiques et catégories parmi les plus structurantes de la religiosité populaire permettra de mettre en lumière cette évolution de la pensée religieuse.

La prière

35 La prière est l’acte rituel le plus quotidien aux yeux des villageois. Accomplie trois fois par jour20, elle rythme la journée au fil des travaux et semble constituer le véritable critère de la foi : on désignera quelqu’un de pieux par le terme de namâzi, « qui accomplit sa prière », auquel s’oppose bi-namâzi, « sans-prière ».

36 De nombreuses personnes me dirent que la prière était sotun ed-din, « le pilier de la foi », sans lequel nul salut n’est possible. À cet égard, il est intéressant de souligner que ceux qui me tinrent ce discours et connaissaient cette expression étaient tous des

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jeunes d’une trentaine d’années au plus. À l’inverse, les quelques-uns qui répugnèrent à faire de la prière une condition essentielle du paradis, soit en le niant catégoriquement, soit en se contentant de répondre par « Dieu seul sait », dépassaient la cinquantaine. Pour ces derniers, des actes de générosité pouvaient bien compenser les manquements au rituel, et ce, grâce à la largesse du pardon divin.

37 La prière était en effet une pratique mal maîtrisée autrefois, qui gagna en précision et en intensité sous l’influence du religieux déjà cité. Un vieillard de 85 ans me conta ainsi comment, quand il n’avait pas encore 10 ans, ce clerc avait rassemblé dans le hoseyniye21 toute la population du village pour lui enseigner les gestes et les paroles qui composent la prière, science jusqu’alors réservée à quelques familles aisées et lettrées.

38 Il paraît normal que les générations les plus anciennes aient hérité de leurs parents quelque indulgence vis-à-vis de la faiblesse de la pratique rituelle, tandis que la position des plus jeunes reflète l’idéologie rigoriste de la République islamique. Les livres d’éducation religieuse insistent sur l’importance de la prière dès les premières années de l’école primaire, et les enfants sont entraînés à l’accomplir sous la direction de leur maître avant même l’âge légal de 9 ans, pour les filles, et de 15 ans, pour les garçons22.

39 Le discours varie aussi d’une génération à l’autre en ce qui concerne le sens et la fonction accordés à la prière. Les plus âgés y voient rarement autre chose qu’un simple exercice d’obéissance et d’adoration, source de mérite dont Dieu seul sait l’utilité précise. Un paysan d’une soixantaine d’années m’en parla en ces termes : La prière, c’est comme le travail. Il nous faut bien peiner dur chaque jour pour gagner notre pain, alors, de même, il nous faut prier chaque jour pour obtenir le paradis.

40 Les plus jeunes présentent la prière comme le moyen de communiquer avec Dieu, la lecture du Coran venant en complément : cette dernière permet au fidèle d’entendre la parole divine quand la première offre l’occasion de s’adresser à Dieu lui-même. Cette idée de communication avec le divin, nouvelle par rapport à la foi populaire traditionnelle23, est, elle aussi, le fruit de l’enseignement contemporain. On la retrouve dans les manuels de religion, où la prière est couramment désignée par l’expression râz o niyâz kardan, que l’on pourrait traduire par « faire des confidences, ouvrir son cœur ». Plus que de communication, il s’agit donc de réelle intimité avec un Dieu perçu comme un confident plein de compassion. Je l’ai d’ailleurs entendu dans la bouche du vieil Hâj Hasan, fils et petit-fils de lettré.

41 Hâj Hasan m’a de même exposé d’autres bienfaits de la prière que j’ai retrouvés dans le discours des jeunes. Celle-ci correspondrait à une gymnastique du corps, qui, par ses génuflexions et ses prosternations, permettrait à l’individu d’entretenir sa forme. La prière n’est donc plus destinée à servir Dieu mais l’homme, physiquement et spirituellement, comme cela m’a été confié un certain nombre de fois : Dieu n’a pas besoin de notre prière. C’est pour nous-mêmes qu’il nous l’a imposée.

42 Si la prière est toujours un adjuvant de l’homme sur la voie du salut, c’est moins en ce qu’elle serait source automatique de mérite qu’en ce qu’elle offre à l’homme la possibilité de s’épanouir et de grandir spirituellement. Apparaît au cœur du projet divin la figure de l’individu et l’importance de son développement personnel, notion tout à fait étrangère à la pensée villageoise d’autrefois.

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Le jeûne

43 Comme la prière, le jeûne est compris différemment selon les générations. Les anciens ne perçoivent dans cette pratique qu’un acte d’obéissance bénéfique pour la vie à venir, les plus jeunes cherchant à lui donner un sens plus rationnel. Selon eux, le jeûne aurait trois principales fonctions. Il s’agirait tout d’abord d’un entraînement pour le Jour du jugement, cette terrible journée de feu, longue de 50 000 ans, où les corps ressuscités seront soumis à une soif et une faim sans précédent. Éprouver la faim et la soif reviendrait aussi à partager les souffrances des plus pauvres et nous rendrait par là même plus enclins à la compassion et à la générosité. Enfin, de façon plus terre à terre encore, le jeûne aurait été institué par Dieu pour ses conséquences très positives sur la santé : le repos accordé à l’appareil digestif (sic) durant toute cette période lui permettrait de se renouveler et de se purifier.

44 À travers cet exemple, comme à travers celui de la prière, les rites seraient créés par Dieu pour l’homme, qui se voit investi d’une valeur et d’une place bien supérieures au sein de la création à celle que lui offrait la pensée traditionnelle.

45 Représentation nouvelle et représentation traditionnelle se rejoignent cependant sur l’absence de logique ascétique. Loin de concevoir le jeûne comme devant briser les appétits du corps et minimiser l’attrait de ce monde, l’une comme l’autre le justifient par des bienfaits spirituels qui n’impliquent nulle « condamnation de la chair ». La pensée actuelle le voit même au service du corps et de son bien-être.

46 La Loi religieuse n’ordonne pas que des actes d’adoration mais régit également l’ensemble de la vie quotidienne en l’enserrant dans un réseau de distinctions contraignantes entre diverses catégories, dont les principales retenues par les villageois sont celle du hallâl, le permis, opposé au harâm, l’interdit, et celle du pâk, le pur, opposé au najes, l’impur24. Or ces différentes catégories religieuses sont, elles aussi, l’objet d’interprétations variées suivant les générations.

L’impureté

47 Dans la pensée islamique traditionnelle, on distingue nettement impureté et saleté, et les ablutions ne sont jamais considérées comme de simples actes de nettoyage. La preuve en est qu’elles peuvent être effectuées avec du sable si on n’a pas d’eau à disposition. De plus, on peut sans souci manger ou travailler la terre entre le temps de l’ablution et celui de la prière, nulle impureté n’étant contractée. C’est ce qui fit répondre Khadije à sa fille, laquelle se plaignait de la poussière envahissant la pièce du four à pain : « Ce n’est pas grave, ce n’est pas najes », c’est-à-dire que le pain n’était pas souillé.

48 En réalité, plus que la saleté, c’est l’altérité qui pourrait caractériser l’impureté. La catéorie du pur est étroitement définie par la Loi, et tout ce qui échappe à cette classification familière peut être soupçonné d’impureté. Il y a de cela bien trente ans, le commerçant Hasan avait été le premier à introduire à Afzâd des bouteilles de coca-cola, mais quelle ne fut pas la méfiance des villageois vis-à-vis de ce nouveau produit, si éloigné de leurs boissons habituelles ! Longtemps, ils refusèrent d’en acheter et d’en boire, pressentant qu’il pourrait être impur puisqu’il n’entrait pas dans les catégories établies par la Loi religieuse25.

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49 Or les jeunes générations tendent de plus en plus à réduire la pureté à l’hygiène, gommant ainsi son aspect proprement rituel. L’effort de rationalisation observé par ailleurs s’applique également à cette notion et l’explique en des termes utilitaires à tonalité scientifique : le porc a été décrété impur car il se nourrit d’ordures et développe des parasites dangereux pour la santé, le sang de même car il est porteur de virus ; les ablutions permettent à l’homme de respecter une hygiène minimum ; quant à la circoncision, sans laquelle aucun adulte ne peut être déclaré pur, elle prévient l’infection du prépuce, voire diminue les risques de cancer (sic).

50 Dans ce domaine aussi, on note donc un recentrage de la pensée religieuse sur l’individu et son épanouissement en ce monde : les prescriptions coraniques ayant trait aux notions de pur et d’impur répondraient moins aux besoins du rite qu’à ceux de la santé humaine. Quand la pensée traditionnelle expliquait tout par l’adoration de Dieu, faisant de l’homme un simple électron tournant autour du noyau divin, la pensée moderne, sans renverser totalement la perspective, la bouleverse en envisageant un Dieu tourné vers l’homme et soucieux de son bien-être, qui enseigna dans le Coran les clefs du bonheur, non seulement à venir mais aussi présent.

Harâm, péché et pardon

51 Pour ce qui est de l’interdit, harâm, des divergences d’interprétation se révèlent à travers la hiérarchisation des péchés, définis comme transgressions des interdits.

52 Les plus anciens considèrent d’une voix unanime l’adultère, zenâ, comme le pire des péchés, suivi de près par qeybat, la médisance. Cette dernière peut néanmoins être pardonnée s’il y a repentir, alors que le premier ne peut l’être. Il s’agit d’un crime si terrible que, selon la tradition populaire, deux gouttes de sang tombent du ciel sur le lambeau de terre témoin de l’acte coupable et le rendent à jamais sec et infertile. Des supplices particuliers attendent en enfer les deux adultères26.

53 Ces traditions ne sont pas sans intérêt. En faisant de l’adultère la cause d’une pluie de sang et de l’infertilité de la terre, elles indiquent ce que représente en réalité cet acte pour les villageois : au-delà d’une atteinte à l’ordre religieux, une atteinte à l’ordre social et cosmique. Comme dans beaucoup d’autres contextes, ces trois ordres sont intimement liés. Or commettre l’adultère, c’est ébranler le fondement d’une société qui repose sur le principe de filiation patrilinéaire légitime et sur la préservation jalouse de l’honneur familial. Par ailleurs, sexualité humaine et fécondité agricole sont incluses dans un même ordre sacré, et introduire le désordre dans l’une, c’est provoquer le désordre de l’autre27, d’où l’infertilité de la terre souillée par l’acte répréhensible.

54 La gravité du péché tient donc à sa nature sociale : il n’est réellement impardonnable que lorsqu’il bouleverse trop profondément les fondements de la société, voire du cosmos. La place de second attribuée à la médisance découle du même principe : quoi de plus nuisible à l’ordre social que ces propos qui risquent à tout moment d’exciter la haine ?

55 Autres semblent être les critères des jeunes générations. Elles n’évoquent guère l’adultère, ni tout autre acte précis, préférant utiliser des catégories inconnues de leurs parents et placer au premier rang les péchés commis contre haqqu-l-nâs, le droit des gens. Ceux-ci désignent tous les actes accomplis aux dépens d’un tiers, tant l’adultère et la médisance que le vol et le mensonge, et s’opposent aux péchés commis contre haqqu-

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l-llâh, le droit de Dieu, c’est-à-dire les manquements aux actes rituels prescrits (jeûne, prière, aumône, etc.).

56 Alors qu’il ne tient qu’à Dieu de faire œuvre de miséricorde pour les atteintes à son propre droit, pour les atteintes au droit des gens, Son pardon serait conditionné par le pardon du tiers, comme Il l’aurait lui-même décrété. Le repentir ne suffit pas, encore faut-il obtenir auparavant le pardon de la personne lésée.

57 Là est bien le seul critère. Aucune hiérarchie n’est introduite entre les différents péchés contre haqqu-l-nâs : adultère, vol, mensonge ne font qu’un. Au respect de l’ordre social se substitue le respect de l’individu, et à la figure d’un Dieu garant d’un ordre sociocosmique se substitue celle d’un Dieu garant des droits et de la liberté de chacun.

58 Une évolution certaine de la pensée religieuse apparaît donc au fil des générations. À travers les représentations de Dieu, des Imams, du Prophète et de l’homme, et à travers l’interprétation des pratiques rituelles et des catégories juridico-religieuses, c’est tout un mouvement puissant et cohérent de rationalisation de la foi qui se dessine, au profit de son recentrage sur la personne humaine. L’individu gagne en dignité et en importance, devenant la fin du projet divin, sens de la création et de la révélation. Les Imams et les prophètes perdent l’aura cosmo-religieuse qu’ils détenaient dans la foi traditionnelle et sont pensés aujourd’hui d’abord en termes anthropologiques et sociopolitiques. On pourrait en conclure que la foi populaire est rattrapée par le courant réformiste qui travaille l’islam depuis la fin du XIXe siècle, redonnant à l’homme et à sa relation au divin sa juste valeur. On s’éloignerait là d’une perception du monde centrée sur le bâten, vérité ésotérique héritée des plus grands penseurs et des mystiques et qui, selon plus d’un, est le propre du chiisme, pour se rapprocher d’une perception centrée sur le zâher, l’exotérique, incarné par le souci du social et du politique, dont Shariati28, notamment, se fit le chantre.

59 Il convient toutefois de nuancer une telle appréciation, en insistant sur la confusion relative qui existe dans les propos. Les jeunes sont en effet influencés par le discours de leurs parents, lesquels parents sont sensibles, de leur côté, aux nouveaux enseignements. On ne peut par conséquent délimiter deux types stricts de croyances mais plutôt deux pôles selon lesquels s’ordonnent les conceptions religieuses, de façon singulière pour chacun. Une chose est sûre : il n’y a pas de rupture. Le changement progressif des croyances ne semble guère avoir engendré de tensions. Seul effet, peut- être, d’une telle évolution : le dédain de certains vieux villageois pour ces nouveaux religieux qui « ne possèdent pas la science de leurs prédécesseurs » et traitent parfois à tort de « fables » ces traditions auxquelles eux-mêmes donnent toujours foi. Quant aux jeunes, lorsque j’évoquais devant eux les anciennes croyances, ils réagissaient par un aveu d’ignorance des plus humbles et des plus neutres, sans raillerie ni rejet.

60 En réalité, la situation est d’autant plus complexe que l’enseignement des religieux ne se conforme pas toujours à celui des manuels, et qu’on ne peut opposer en bloc un enseignement actuel prétendument uniforme à des discours et pratiques populaires prétendument hérités du passé. Le discours de la République islamique n’a donc d’influence effective que dans la mesure où les clercs locaux y font écho. Dans le cas précis d’Afzâd, si le religieux habitant Machhad adhère à une vision des Imams relativement conforme à celle des manuels contemporains, il accorde cependant foi à leur mission d’intercesseurs et encourage fortement les pratiques religieuses leur étant destinées (vœux, dons de nourriture, pèlerinages). La vitalité extraordinaire de ces pratiques indique que, même si les traditions liées au rôle cosmo-religieux des Imams

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ont été oubliées, ceux-ci gardent dans le cœur des plus jeunes la place qu’ils occupaient dans le cœur de leurs parents.

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. Si l’on excepte la petite ville de Pâbedanân, à 30 kilomètres de Kuhbanân, centre minier qui a attiré, depuis une quarantaine d’années, une population bigarrée de tous les coins d’Iran : Turcs, Arabes, Baloutches, pour la plupart sunnites. 2. Maître soufi relativement célèbre, fondateur d’une confrérie encore très présente en Iran. Il aurait enseigné à Kuhbanân de 1373 à 1406 après J.-C. avant de partir pour Mahân, petite ville située à 30 kilomètres de Kermân où son tombeau s’élève aujourd’hui. 3. Résidence et lieu d’enseignement des soufis. 4. Cérémonie célébrée par un religieux, qui commence par une sorte de sermon et se termine toujours par l’évocation des souffrances des Imams. 5. Règles religieuses portant sur les modalités d’accomplissement du rituel. 6. École religieuse distincte du système universitaire étatique, héritière des anciennes madrasa. 7. Interdiction du port du voile décrétée en 1936. 8. J’ai choisi d’utiliser dans ma traduction « peur » autant que « crainte » afin de souligner qu’il ne s’agit pas du terme théologique « crainte révérencieuse », de l’arabe

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taqvâ, mais bien du simple mot persan, tars, employé pour désigner tout sentiment de peur, dans le sens le plus simple et le plus concret qui soit, et sans subtilité théologique. 9. Nom autrefois donné aux lettrés. 10. À en croire H. Corbin [1971], la tradition chiite la plus classique a toujours privilégié cette polarisation de l’amour sur la figure des Imams. La tradition populaire semble bien plus proche de la tradition classique que l’enseignement actuel, aux tendances relativement rationalistes. 11. Il s’agit du mi’râj, le fameux voyage mystique accompli par Mahomet, qui fut développé par la tradition en de longs poèmes bien connus des villageois afzâdi. 12. Deuxième classe de lycée (15-16 ans). 13. Dans la pensée chiite, le cosmos est soumis à une dichotomie fondamentale entre bâten, l’essence véridique mais cachée, et zâher, l’apparence trompeuse. 14. Sur cette idéologie, voir les travaux de F. Khosrokhavar [1993] et F. Khosrokhavar et O. Roy eds. [1999]. 15. En 680 après J.-C., c’est dans la plaine de Kerbalâ (Irak actuel) que le 3 e Imam (Hoseyn) trouva la mort face aux armées du 1er calife omeyyade, Mu’awiya. Ce combat et le martyre de Hoseyn sont devenus par la suite l’un des « mythes fondateurs » de la communauté chiite. 16. Le nourrisson de la femme de Hoseyn tué lors du drame. 17. Corpus de prescriptions rituelles. 18. Traditions sur la vie de Mahomet rapportées par ses épouses et ses compagnons. 19. Science juridique islamique. 20. Les chiites reconnaissent les cinq prières rituelles par jour mais les font en trois fois, regroupant les prières du midi et de l’après-midi, puis celles du couchant et du soir. 21. Bâtiment propre au monde chiite destiné aux cérémonies du muharram commémorant la mort de l’Imam Hoseyn. 22. Qu’on n’aille pas cependant en déduire que les jeunes sont forcément plus pratiquants que leurs aînés, car dire est une chose et agir en est une autre, surtout quand votre interlocuteur est un anthropologue, qui note avec soin vos propos. Mon statut ne pouvait que jouer sur les réponses qui m’étaient données. Il ne s’agissait pas seulement de vouloir garder secret un fait répréhensible, socialement et religieusement, mais il s’agissait aussi du désir sincère de me donner la « bonne réponse », celle apprise à l’école, référence par excellence en matière de vérité dans cette société si récemment ouverte à l’alphabétisation généralisée. 23. Mais non pas bien sûr en ce qui concerne la pensée musulmane classique. 24. Ces deux couples d’opposition se recoupent en partie puisque, en ce qui concerne l’alimentation, ce qui est impur est aussi considéré comme interdit à la consommation. 25. Au-delà d’une simple question juridique, le pur et l’impur sont de véritables catégories structurantes opposant culture à nature, humanité à animalité, le rite de purification permettant d’humaniser le monde et de s’approprier l’altérité. Sur ce point, voir l’étude de H. Benkheira [1996] sur un interdit alimentaire. 26. « En enfer, on place d’abord la femme tout en haut et l’homme en bas et, lorsqu’on brûle la femme, son sang coule dans la bouche de l’homme. Ensuite, on inverse, et c’est

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l’homme qui brûle en haut en déversant son sang dans la bouche de la femme. » Quel supplice quand on sait que le sang est impur et que son ingestion est une abomination ! 27. Il s’agit d’un fait commun à de très nombreuses sociétés rurales et que nous ne tenons pas à développer, d’autres l’ayant fait en profondeur bien avant nous. Voir, entre autres, P. Bourdieu [1980] et M. Wynne [2001]. 28. Penseur chiite de la période prérévolutionnaire, qui prôna une compréhension plus sociopolitique du chiisme traditionnel, insistant sur sa vocation révolutionnaire.

RÉSUMÉS

Résumé Les campagnes iraniennes ont connu de grands bouleversements depuis quelques décennies, non seulement d’un point de vue socioéconomique mais aussi d’un point de vue religieux. En effet, le courant réformiste a transformé nombre de conceptions chiites traditionnelles, ce qu’on désire montrer ici par l’analyse de la pensée religieuse dans un village de la région de Kermân. Les représentations de Dieu, des Imams et du Prophète Mahomet se voient profondément modifiées, et une place accrue est accordée à l’homme, désormais centre et fin de la création. Parallèlement, la compréhension de la Loi religieuse évolue et gagne en rationalisation : les prescriptions divines n’auraient d’autre but que le bien-être et l’avancement spirituel de l’homme.

Abstract The Iranian countryside has undergone upheaval during the past few decades, not just socioeconomically but also religiously. The reformist current has changed many traditional Shiite conceptions, as is shown by this analysis of opinions in a village in the Kermân area. Ideas about God, the Imams and Mohammed are undergoing deep changes; and more emphasis is being given to humanity as the center and end of the creation. In parallel, the understanding of religious law is being rationalized: divine commands have no purpose save mankind’s well-being and spiritual progress.

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De l’attache des chevaux à la fécondation des femmes en passant par la cuisine Quelques pistes pour l’exploration des notions altaïques de chaud et de froid

Carole Ferret

1 En étudiant les techniques équestres des peuples turcophones de Sibérie et d’Asie centrale, j’ai été intriguée par un fait particulier. Il s’agit de l’obligation d’attacher les chevaux après le travail, les privant de nourriture et d’abreuvement pendant plusieurs heures ou même des journées entières. Cette habitude, qui ne laissait pas de surprendre les observateurs russes du XIXe siècle, est répandue de la Iakoutie au Turkménistan, et tous les éleveurs de cette zone respectent ce principe bien que les races de chevaux et leurs usages diffèrent fortement.

2 Comment expliquer ce caractère général et impératif de l’attache, et que peut-elle nous apprendre sur la perception altaïque du monde ? Tentons de résoudre cette énigme en faisant leur part à l’idéel et au matériel tout en reconnaissant leur étroite imbrication.

L’énigme de l’attache

3 Ces sociétés pastorales pratiquent toutes, à l’exception des Turkmènes, un élevage extensif où les troupeaux de chevaux paissent en liberté. Dans un espace ouvert, où les enclos sont rares, il existe deux moyens pour contrôler la mobilité des chevaux afin de disposer de montures en permanence : l’attache et l’entrave. L’entrave ne fait que limiter les déplacements de l’animal et n’empêche pas le pacage, alors que l’attache, si la corde est suffisamment courte, interdit à la fois tout déplacement et toute alimentation. L’herbe de la steppe étant l’aliment principal sinon unique du bétail, attacher signifie priver de nourriture.

4 Le cheval est attaché à un piquet, à un poteau d’enclos chez les Iakoutes ou encore à une corde fixée en hauteur entre deux poteaux chez les Mongols [Aubin 1986 : 135], ce

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qui lui donne le loisir de faire quelques pas, mais non de brouter. De nombreux auteurs ont décrit les poteaux d’attache pour les chevaux, particulièrement le sèrgè iakoute1, et ont insisté sur la signification rituelle et symbolique de cet objet anthropomorphe. Mais peu se sont intéressés à l’attache en tant que geste technique, qui représente pourtant, selon moi, la clé de l’usage altaïque des chevaux.

L’attache, première étape du dressage

5 Les poulains en prennent connaissance très tôt puisqu’ils sont attachés dès leurs premiers mois pour permettre la traite et la fabrication du kumys (lait de jument fermenté). Ils sont capturés, attachés pendant la journée à une corde fixée à ras de terre entre deux petits piquets, nommée žele (žele kirghize ; želì kazakh ; sèlè iakoute ; zèl mongol)2, et détachés la nuit pour pouvoir téter. La longueur du žele est signe d’abondance : plus la corde est longue, plus les poulains sont nombreux, donc les poulinières également, et le kumys coule à flots. Aussi « étendre sa corde d’attache des poulains » est-il l’expression d’un souhait de prospérité.

6 L’apprentissage de l’attache constitue souvent la première étape du dressage, même pour les poulains dont la mère n’a pas été traite. Capturé dans la taïga iakoute, le cheval est attaché à un poteau solide et y demeure plusieurs jours en attendant d’être débourré. Après chaque étape du dressage, il est de nouveau attaché afin de se calmer et de « refroidir» avant d’entamer l’étape suivante. À l’autre extrémité de l’aire culturelle, les Turkmènes – qui élèvent leurs chevaux de manière totalement différente – débutent, eux aussi, le dressage par l’apprentissage de l’attache. Le poteau d’attache représente un point fixe qui fait connaître au cheval l’inflexibilité de la volonté humaine.

Entraîner, c’est attacher

7 C’est dans l’attache que réside également le secret de la réussite de l’entraînement aux courses. Paradoxalement, entraîner un cheval, c’est d’abord l’attacher, comme en témoigne la terminologie locale. L’entraînement aux courses comme la préparation du cheval à un long trajet s’appellent baajyy en iakoute, mot qui signifie littéralement « attache ». En mongol, l’entraîneur est dit uâačin, soit : celui qui attache le cheval à la longe (uâa). En kirghize, kuu mamy, « le piquet d’attache blanc [ou sec ?] », désigne le mode d’entraînement traditionnel et le verbe suutu veut dire à la fois entraîner un cheval, l’attacher et le refroidir. Il est permis de supposer que cette conception turco- mongole de l’attache a aussi induit une des significations du mot russe vyderžka, autrefois synonyme d’entraînement3.

8 Des sources anciennes, chinoises et mongoles, datant du XIIIe au XVIIIe siècle, décrivent le rôle primordial de l’attache dans la préparation physique des chevaux de selle et ses variations saisonnières selon la méthode mongole [Meserve 1993 : 489-497]. L’entraînement turco-mongol, conçu avant tout comme l’art de l’attache, se distingue principalement par le fait que les phases d’exercice physique et d’alimentation sont dissociées4. En règle générale, le cheval qui fournit des efforts est peu nourri. Les cavaliers occidentaux, considérant que la nourriture se traduit par un gain de calories et l’exercice par une perte de calories, s’efforcent d’équilibrer quotidiennement le bilan énergétique : plus un cheval travaille, plus il est nourri, et, s’il reste au box, sa ration

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est diminuée. Chez les peuples altaïques, cet équilibre se fait sur un laps de temps plus long : non plus quotidiennement mais annuellement, ce qui conduit au résultat inverse. L’année se divise en périodes d’engraissement, où le cheval fait peu d’exercice et est nourri abondamment, et en périodes d’amaigrissement, où le cheval, tout en travaillant davantage, est moins nourri. C’est particulièrement net pour l’élite des chevaux de sport centrasiatiques, dont les rations sont inversement proportionnelles aux efforts fournis, mais c’est aussi vrai pour l’ensemble des chevaux des steppes, qui, vivant de pacage, disposent de moins de temps pour se nourrir lorsqu’ils travaillent.

9 Le climat continental de ces régions détermine des saisons très contrastées, avec de grandes variations des ressources nutritives pour le bétail, dont la corpulence ne reste jamais longtemps stable. Les hommes n’atténuent guère cette alternance due aux conditions naturelles et l’accentuent au contraire en l’érigeant en méthode d’entraînement. Le cheval apte au travail n’est pas simplement un cheval « en état » ; c’est, plus précisément, un cheval successivement engraissé et amaigri. Le régime des champions comme des bêtes de somme connaît donc de grandes fluctuations, entre périodes d’embouche et cures d’amaigrissement. Au cours de ces deux phases, c’est l’attache qui permet de réguler l’alimentation.

10 L’attache remplit une autre fonction d’importance mineure : empêcher que le cheval ne se couche, position jugée trop contraire à l’activité. Les entraîneurs kazakhs estiment qu’un cheval de bäjge (course de longue distance) doit rester debout durant la dernière semaine qui précède la course, et un cheval de kôkpar (jeu d’« arrache-bouc », équivalent du bozkachi afghan), la veille de l’épreuve. Convaincus que le sommeil en position couchée rend l’animal paresseux et faible, ils l’attachent court quelques jours avant la compétition. Nombre d’entre eux déclarent même passer la dernière nuit à l’écurie pour s’assurer que leur cheval ne dorme pas.

L’axiome de l’attache après le travail

11 L’obligation impérative d’attacher les chevaux après le travail se rencontre chez tous les peuples altaïques que j’ai étudiés. C’est le premier souci du cavalier dès qu’il a mis pied à terre. Maints témoignages d’époques variées concordent à ce sujet5. Tous les soirs pendant le voyage, les Iakoutes prennent grand soin, après avoir ôté le bât, d’attacher les chevaux la tête en l’air à des arbres jusqu’à ce qu’ils refroidissent complètement, et ce n’est qu’ensuite qu’ils leur permettent de paître. [Middendorf 1869-1877 : 540] Après chaque séance d’entraînement et après chaque grand déplacement, les chevaux mongols sont attachés plusieurs heures avant d’aller paître [Holevinskij 1923 : 34, 63 ; Meserve op. cit. : 492]. En Cisbaïkalie, les chevaux bouriates, échauffés par le travail, sont gardés immobiles, en plein vent, par des températures de - 30 à - 40° C, pendant trois à quatre heures. Le a taru kazakh, qui, au cours de l’entraînement, correspond à une phase de dégraissage, a une deuxième signification : il s’agit de fixer les rênes au pommeau de la selle après être monté à cheval, afin que la monture en sueur ne puisse pas baisser la tête et donc s’abstienne de manger et de boire pendant quelques heures.

12 Le cheval peut être dessellé ou non, mais il faut veiller à ce qu’il ne mange pas, ni surtout, ne boive. Les chevaux de bât iakoutes étaient débarrassés de leur fardeau dès leur arrivée à l’étape, mais ils gardaient leurs tapis une heure pour se refroidir

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progressivement [Majdel’ 1894 : 419]. Paradoxalement, c’est sous les climats chauds que les chevaux sont couverts et jamais dans la glaciale Sibérie. En arrivant à l’étape, les chevaux sont attachés à un piquet ou à un arbre de façon à ce qu’ils ne puissent pas manger de neige. Même s’ils sont en sueur, on ne leur met pas de couverture ; ils sont donc rapidement recouverts d’une épaisse couche de givre.[Maak 1887 : 153]

13 À l’inverse, les couvertures de feutre dont sont constamment couverts les chevaux akhal-téké et auxquelles est imputée la finesse de leur poil leur tiennent lieu d’écurie, les protégeant du torride soleil turkmène [Gorelov 1928 : 29]. Le paradoxe n’est qu’apparent – ou plus exactement ethnocentré – puisque, comme l’avait remarqué Ella Maillart [2003 : 114], il y a « deux manières de combattre la chaleur du soleil : l’orientale, à l’abri d’épais vêtements, l’occidentale, grâce au nudisme ».

14 Certes, les auteurs classiques de l’Antiquité affirmaient déjà la nécessité d’observer un temps de repos sans faire boire ni manger les bêtes, immédiatement après le travail6. Pour les hippiatres chinois, « un galop véloce et l’absorption trop rapide d’eau froide » provoquent « le Froid du Poumon et rejet par la bouche d’écume, c’est le souffle qi qui se condense dans la cavité du Poumon » [Obringer 1989 : 198]. Les Arabes disent aussi : Ne fais jamais boire un cheval après une course rapide, tu risques de le voir frappé par l’eau : Medroube bi el ma (arrêt de transpiration).[Daumas 1853 : 131]

15 En Europe également, on « coupe » l’eau du cheval en sueur en lui laissant le mors dans la bouche à l’abreuvoir. Mais, en Sibérie et en Asie centrale, la durée de l’attache et son caractère systématique vont bien au-delà de cette simple précaution.

16 La durée de l’attache varie suivant l’état du cheval – gras ou maigre –, la nature de la nourriture – sèche ou humide –, le travail fourni, la longueur du trajet et l’allure à laquelle il a été parcouru, enfin suivant la région et la saison [Kovalik 1895 : 34 ; Meserve op. cit. : 495-496 ; Seroševskij 1993 : 160-161]. Elle est d’autant plus longue que le cheval est gras, qu’il se nourrit d’aliments humides, que son travail est fatigant. De toute façon, un cheval ne doit jamais être détaché avant d’être totalement sec et froid. La saison influence la durée de l’attache de manière contradictoire : le foin hivernal, plus sec, pourrait être distribué rapidement après l’effort, mais les suées et les refroidissements qui leur sont consécutifs peuvent être fatals par grand froid et sont à éviter scrupuleusement par le biais d’une attache prolongée [Gabyšev 1957 : 146 ; Middendorf op. cit. : 771]. Il arrive que l’attache s’éternise et dure pratiquement tout le temps de l’étape [Gol’man 1877 : 128]. Racontant les miracles d’endurance dont sont capables les chevaux iakoutes, V.L. Seroševskij [op. cit. : 159] cite le cas d’un alezan aux yeux blancs « de poisson » qu’il monta deux jours de suite sans qu’il fût nourri mais seulement un peu abreuvé, et qui passa les six heures de la nuit attaché pendant que son cavalier dormait.

17 Dès la fin du XIXe siècle, les observateurs allogènes de l’élevage équin proposèrent d’abréger l’attache, dont ils jugeaient que l’excessive longueur épuisait les chevaux. Les Soviétiques menèrent des expériences avec des chevaux kirghizes, prouvant qu’une réduction drastique de la durée de l’attache ne nuisait en rien à leur santé [Gabyšev 1957 : 146]. L’attache telle que la pratiquent les éleveurs turco-mongols dépasse donc manifestement la nécessité physiologique.

18 Un passage d’un manuscrit d’hippiatrie tibétaine dont l’origine et la signification conservent une part de mystère peut utilement être rapproché de ces pratiques :

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Après avoir réglé de la sorte allure et course, si les muscles [du cheval] sont très tendus mais qu’il semble ne pas [pouvoir] courir, après lui avoir fait galoper le sùr- thun7 médian, le jour où on l’envoie au ressuyage (bsan [bouchonnage ou pansage]), on le lance dans une grande course, et, le soleil s’étant couché, quand apparaît le vent froid, s’il y a une grande étendue d’eau [à proximité], on le fait nager. S’il n’y a pas de grande étendue d’eau, on lave sa queue et la graisse (?) qu’il y a en les trempant dans de l’eau ; après avoir lié la queue en rond, on attache [le cheval] sur une petite colline ou à un endroit [où souffle] un vent froid continuel et, tout de suite après le crépuscule, il se mettra à trembler ; alors on l’envoie au ressuyage, et [on fait comme pour les chevaux] ordinaires. Cette [façon de procéder] s’appelle « refroidir et mouiller ».[Blondeau 1972 : 281]

19 Trouvant ce manuscrit sur l’entraînement des chevaux particulièrement obscur, Anne- Marie Blondeau émet l’hypothèse qu’il pourrait s’agir d’une traduction d’un texte d’origine étrangère. Ces pratiques ne seraient donc pas proprement tibétaines, ce qui pourrait expliquer leur similitude avec des usages centrasiatiques. En tout état de cause, c’est dans ces deux verbes « refroidir et mouiller » que doit être cherchée la clé de ce traitement particulier.

Les justifications de l’attache

20 Elles sont multiples. Les premières, négatives, consistent en l’énumération des conséquences désastreuses qu’entraîne son non-respect. « Après le travail, on garde le cheval attaché sans eau et sans nourriture, sinon il tombe malade », dit un ancien gardien de troupeau iakoute ; « les poumons deviennent complètement blancs et le foie est comme bouilli » [Middendorf op. cit. : 771] ; « le foin le fait “flamber” et il devient poussif » [Gol’man op. cit. : 128]. On estime en effet qu’un cheval insuffisamment attaché avant ou après le travail peut devenir emphysémateux8. Des explications semblables se retrouvent sous d’autres longitudes : le traité d’hippiatrie médiévale de Jordanus Rufus attribue la pousse à un travail excessif chez un cheval gras [Prévot 1991 : 62-63].

21 L’abreuvement hâtif passe pour être encore plus nocif que l’alimentation et il ne doit jamais la précéder. Il est censé provoquer chez le cheval échauffé divers troubles, dont le plus grave est la maladie dite du « cœur de glace » (muus sùrèh iak.). L’abreuvement est surtout dangereux en hiver, du fait de la température de l’eau des lacs sous la glace – d’où une préférence donnée à la neige –, mais aussi en été, où la chaleur incite les chevaux à boire beaucoup. Un entraîneur turkmène explique qu’après l’entraînement, il faut attendre trois heures avant d’abreuver car sinon « l’eau va dans les membres » et, pour un autre, « dans le dos ». Les Kazakhs disent d’un cheval qui a été mal attaché qu’il a la « graisse rouge » ( yzyl maj), soit parce qu’il a bu de l’eau après avoir travaillé, soit parce qu’il a fourni un effort important alors qu’il était gras. Un cheval yzyl maj a le poil terne et hérissé, il sue et maigrit facilement [Benkevič 1905 n° 23 : 1034], « il est triste, distrait et mange mal » [Kavrajskij 1923 : 45]. Il a été « gâché » par un mélange de chaud (le travail) et de froid (l’eau) ou par une surchauffe, la chaleur de l’effort venant s’ajouter à celle de la nourriture accumulée sous forme de graisse. Dans ce dernier cas, le cheval est dit ìšì yzgan at, « cheval dont les entrailles ont surchauffé ».

22 Tout en reconnaissant par expérience la nécessité de l’attache, certains spécialistes soviétiques du cheval avouent ignorer les mécanismes physiologiques qui la fondent [Gabyšev 1948 : 519], aveu qui confirme son caractère axiomatique. Insatisfaits de son

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obscurité, ils admettent cependant sa relative efficacité et ont échoué à la remplacer par une autre méthode « plus rationnelle ».

23 D’autres sources affirment que l’attache « endurcit » le cheval (zakalivanie en russe). C’est la première idée qui vient à l’esprit des observateurs étrangers, frappés par la continentalité du climat, la rusticité des chevaux et la dureté du traitement qui leur est imposé. Joseph Kler [1947 : 17] retient cette hypothèse dans son étude sur le cheval chez les Mongols Ordos : During the three or four winter months the Mongols subject their riding horses to severe treatment in order to make them more hardy. For example the geldings are tied on nice clear evenings outside to a rail where they must endure the terrible cold during the winter nights. […] Some Mongols pour a bucket of cold water on the backs of the horses before tying them at night so that they have to stand the whole night on ice.

24 Pourquoi infliger un tel traitement ? Les chevaux se tremperaient-ils comme l’acier chauffé ? Et pourquoi des animaux dont le nourrissage prouve qu’ils sont déjà parfaitement acclimatés auraient-ils besoin d’être aguerris davantage ?

25 C’est sous des climats tempérés – et notamment en Angleterre – qu’est née au milieu du XVIIIe siècle l’idée qu’on s’insensibilise au froid en s’y exposant, et que cette exposition affermit les corps comme elle endurcit les esprits [Vigarello 1993 : 159]. Mais les habitants des pays froids évitent de lutter de front avec les frimas. Les étrangers voyageant dans l’empire russe notent souvent à quel point les gens s’emmitouflent et surchauffent leurs maisons9 alors qu’eux-mêmes montrent plus de stoïcisme, tel le capitaine de la marine britannique J.D. Cochrane [1993 : 115-116] : À Iakoutsk, chez M. Minitskiï, le thermomètre à alcool montrait 27° Réaumur de froid [- 33° C], presque le même nombre de degrés Fahrenheit sous zéro. Je marchais pourtant dans les rues de Iakoutsk vêtu seulement de mon surtout en nankin, d’un pantalon en nankin, de chaussures et de bas de laine peignée ; un gilet de flanelle, qui avait perdu ses principales vertus, était le seul vêtement chaud. Mais je peux dire sans mentir que je n’étais pas du tout incommodé. Les autochtones étaient surpris ; ils avaient pitié de mon pauvre aspect et de ma situation désespérée, et semblaient oublier que les intempéries ont peu d’effet sur quelqu’un dont l’esprit et le corps sont constamment en mouvement.

26 La notion d’affermissement par le froid semble étrangère aux représentations indigènes. Certes, ce qui est exclu pour les hommes pourrait être appliqué aux animaux, mais il me paraît néanmoins un peu court d’expliquer de telles pratiques par la seule volonté d’aguerrir, sans examiner plus avant les catégories du chaud et du froid. C’est vraisemblablement la même conception occidentale de l’endurcissement par le froid et le même ébahissement devant le climat iakoute qui ont fait se répandre le cliché erroné que les Iakoutes « frottent les nouveau-nés avec de la neige plusieurs fois par jour ou les arrosent d’eau froide en disant : “Si tu supportes le froid maintenant, tu le supporteras plus tard ; si tu supportes le gel maintenant, tu le supporteras plus tard” » [Kostrov 1878 : 270]. Des observations plus dignes de foi montrent qu’au contraire, dès la mise au monde, les nouveau-nés sont approchés du feu et rapidement aspergés d’eau tiédie dans la bouche avant d’être frottés avec de la crème.

27 Une explication indigène de l’attache, présente à la fois chez les Iakoutes et chez les Kazakhs, est plus mécanique que thermique : un cheval gras ne doit pas fournir d’effort violent car sa graisse pourrait rompre sous l’effet d’un mouvement brusque. Les Iakoutes racontent qu’en automne, il est fréquent que quelques juments trop grasses

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périssent quand le troupeau s’effraie de quelque chose et part au galop parce que « leurs entrailles chargées de graisse se déchirent » [Seroševskij op. cit. : 163-164]. L’attache et la diète qui y est associée, en dégraissant le cheval, écartent ce risque. Au Kazakhstan, les chevaux de bäjge (course de longue distance), devant être totalement exempts de graisse, subissent une attache prolongée, tandis que les chevaux de kôkpar (« arrache-bouc »), devant demeurer un peu gras, sont soumis à un travail mesuré grâce auquel la graisse, en fondant régulièrement, devient plus élastique et peut subir sans dommage des efforts effrénés.

28 D’autres auteurs précisent que l’attache permet de réduire la suée lors de l’effort et le refroidissement qui s’ensuit. En effet, les chevaux ne sont pas tondus. Un cheval gras, monté directement au retour du pâturage sans avoir été préalablement attaché, sue énormément. Le refroidissement du corps consécutif à une grosse suée nuit gravement à la santé, surtout par grand froid [Gabyšev 1948 : 509]. Les Iakoutes soignent leurs chevaux de travail de manière principalement à les protéger des refroidissements et des suées abondantes. Vu leurs conditions de vie, il leur était impossible de recourir à des couvertures ou à des écuries, alors ils ont habilement exploité la capacité de l’animal à endurer la faim, longtemps, impunément.[Seroševskij op. cit. : 162]

29 Affamer, dégraisser et refroidir les chevaux par l’attache avant le travail éviterait donc – ou limiterait – un refroidissement involontaire et nuisible après le travail. Cette dernière explication semble la plus plausible. Mais, comme la précédente, elle ne rend compte que de l’attache avant le travail. Pourquoi exposer de nouveau le cheval au froid après le labeur ?

30 Qu’elle prenne place avant le débourrage, pendant l’entraînement ou après l’effort, l’attache est désignée d’un même mot et est par conséquent conçue comme une même réalité. Après le travail, elle est aussi censée « refroidir » le cheval. Et plus il a sué en travaillant, plus il doit rester longtemps au piquet. Bizarrement, j’ai observé sur le terrain qu’à la fin d’une journée de marche, les cavaliers iakoutes faisaient trotter leurs chevaux en arrivant au village pour qu’ils s’échauffent un peu avant d’être attachés. Pourquoi réchauffer avant de refroidir ? C’est le contraire de ce qui se passe chez nous, où les randonneurs prennent soin de finir l’étape au pas, favorisant un refroidissement progressif. De même, les Iakoutes font trotter un cheval qu’ils viennent d’abreuver au trou à eau pratiqué dans la glace d’un lac. Les animaux y sont tellement habitués que, lorsque, libres, ils viennent d’eux-mêmes boire au trou à eau, ils s’ébrouent et repartent au galop. Et quand les Ouzbeks sont contraints d’abreuver un cheval après l’effort, ils le font immédiatement galoper à fond de train « afin que la température de l’eau atteigne celle du corps » [Borns 1848-1849, t. III : 32]. Le jeu du froid et du chaud exige de subtils dosages et motive nombre de pratiques équestres.

Une solution hygrothermique

31 Que ce soit avant le travail, après l’effort ou pendant l’entraînement, l’attache représente toujours un intervalle séparant des éléments dont les caractéristiques thermiques et hygrométriques – réelles ou supposées – sont telles qu’on estime qu’ils ne doivent pas se côtoyer. Elle répond aux exigences d’un système d’oppositions binaires exposé dans les tableaux ci-contre.

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Succession des activités des chevaux de travail

Caractéristiques hygrothermiques des aliments

32 Le premier tableau montre la chronologie qui doit être respectée afin d’observer une stricte alternance des processus échauffants et refroidissants, humidifiants et asséchants, règle qui impose une période d’attache avant et après le travail. Le travail et l’alimentation ne doivent pas être contigus car ils sont tous les deux échauffants.

33 La nature humide ou sèche, froide, neutre ou chaude des aliments telle qu’elle est décrite dans le deuxième tableau détermine l’ordre dans lequel ils peuvent être distribués quand les chevaux sont affouragés : d’abord le foin (élément « neutre », dont le cheval ne se gave pas), ensuite l’eau (élément froid) puis le grain (élément chaud) [Kaller 1885 : 60-61 ; Kolosovskij 1910 : 141]. Cet ordre imposé prévient en même temps un échauffement excessif et l’ingestion de froid après du chaud.

34 L’effort et l’eau ne doivent pas se côtoyer, non parce qu’ils sont tous les deux chargés d’humidité mais pour éviter un contraste trop violent entre le premier, chaud, et la seconde, froide. C’est le pôle thermique qui prime, l’hygrométrique n’étant que secondaire.

35 Les deux précédents tableaux peuvent être résumés par un schéma (p. 252) situant les aliments et les activités des chevaux dans un plan déterminé par deux axes, celui de la chaleur et celui de l’humidité, illustrant la signification hygrothermique des divers processus auxquels ils sont soumis.

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36 En plaçant les vecteurs, non plus à partir d’un centre arbitrairement neutre mais deux à deux, l’un à la suite d’un autre, on obtient les deux schémas suivants, qui rendent compte des enchaînements permis et interdits.

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37 De façon générale, ils montrent que les suites d’actions centripètes sont plutôt préférées aux suites d’actions centrifuges. Mais ce n’est pas tout. Plus précisément, ils mettent en évidence la singularité du pôle chaud, seul jugé réellement dangereux : les enchaînements bannis sont, d’une part, les successions de deux actions échauffantes, entraînant un déséquilibre vers le chaud, d’autre part, le contraste chaud-froid dû à l’abreuvement après le travail. Les autres successions sont normales ou autorisées, même lorsqu’elles engendrent un déséquilibre vers le froid (attache après abreuvement), le sec (attache après affouragement), l’humide (abreuvement après pacage) ou encore un contraste froid-chaud (affouragement après abreuvement). Il en résulte qu’après le travail, on ne peut rien faire sauf attacher, tandis qu’après l’attache, tout est permis.

Entre le chaud et le froid : la sueur

38 La sueur, sécrétion humide et chaude, est à la fois l’indicateur de l’échauffement dû au travail et un moyen de refroidissement. À la fois symptôme et remède, la sueur a un statut paradoxal et une importance capitale. Étant concomitante du travail et automatiquement induite par lui, la sudation ne constitue pas une étape indépendante dans la chronologie des processus. Et elle refroidit toujours moins que le travail n’a échauffé. C’est pour cette raison que, même accompagné de sudation rafraîchissante, le travail échauffant doit toujours être suivi d’attache refroidissante. Plus encore : un cheval sera attaché d’autant plus longtemps qu’il a sué davantage, l’apparition de l’écume signalant une surchauffe. Mais la sudation transforme aussi le cheval en « l’asséchant », dans le sens où elle extirpe progressivement la graisse et l’eau de son corps. Les chevaux gras suent d’abord beaucoup ; puis, au fur et à mesure des suées accompagnant l’entraînement, ils s’échauffent moins vite, l’exsudation se ralentit, la sueur change de goût et d’aspect. C’est à ce titre que les suées représentent l’élément

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fondamental de la mise en condition. La sudation est un processus naturel de régulation qui tempère l’effet échauffant et humidifiant du travail. L’homme peut l’accentuer en couvrant son cheval à l’entraînement, mais elle survient même sans son intervention. En revanche, il n’existe pas de processus naturel qui, de manière analogue, modérerait les effets de l’alimentation. Cette absence oblige l’homme à intervenir par le biais de l’attache.

39 En plaçant les différents vecteurs les uns à la suite des autres, on obtient le cheminement parcouru par un cheval, sur le plan hygrothermique, vers un point d’arrivée dont l’emplacement varie en fonction du but poursuivi (p. 254). L’art de l’entraîneur consiste non seulement à respecter la chronologie mais aussi à bien doser l’intensité des divers processus, tout excès faisant tendre le cheval vers un pôle déséquilibré (l’attache vers le froid-sec, l’affouragement vers le chaud-sec, le pacage vers le chaud-humide et l’abreuvement vers le froid-humide), pour atteindre le but fixé sans le dépasser, un entraînement trop prolongé conduisant à un assèchement excessif.

40 Bien que son application ne soit jamais évidente a priori, puisque c’est parfois un excès (chaud-chaud) qui doit être évité, parfois un contraste (chaud-froid), la prise en considération des caractéristiques thermiques attribuées aux différentes activités des chevaux permet donc de donner sens à tout un ensemble d’usages équestres qui, sans elle, paraissent mystérieux. C’est elle qui, notamment, motive la pratique de l’attache et entraîne le principe général de la séparation de la nourriture et de l’exercice.

Les catégories du chaud et du froid

L’attache appliquée aux hommes

41 Ce principe de séparation de la nourriture et de l’exercice vaut non seulement pour les bêtes mais aussi pour les gens. Les Iakoutes disent : Quand un cheval rentre après avoir travaillé, on le garde attaché ; de même les hommes ne mangent pas, ne boivent pas et ne se baignent pas pendant une ou deux heures. Cet interdit supplémentaire portant sur le bain confirme mon hypothèse relative à la crainte du contraste thermique. Mais un principe identique peut conduire à des applications opposées. Des Kazakhs alourdis par un repas trop copieux se baignaient dans une rivière après s’être goinfrés, espérant qu’un bain pourrait faciliter leur

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digestion, de la même manière qu’il « refroidit » le cheval trop gras [Vul’fson 1913 : 15]. Arrivant à une fête funéraire, un sultan kazakh se vit reprocher par un mollah de ne pas faire ses cinq prières quotidiennes. Il lui répondit que son embonpoint l’empêchait d’effectuer les ablutions sans lesquelles toute prière est inefficace. Puis il refusa de dîner bien qu’on ait abattu un poulain en son honneur, prétextant qu’il se sentait fatigué et qu’il lui fallait ta atyru [Ibragimov 1876 : 53-57]. Cette expression, qui signifie littéralement « attendre l’aube », est synonyme de a taru et décrit l’attitude du cheval qui reste toute la nuit attaché sans nourriture ni abreuvement.

42 Après un travail pénible, les Iakoutes s’interdisent de boire du lait caillé ou fermenté, susceptible de provoquer des douleurs dans les jambes [Kovalik op. cit. : 34]. C’est peut- être un excès d’acidité qu’ils craignent ici plus qu’un choc thermique. Néanmoins les faucheurs ne consommaient pas de kumys pendant les premiers jours de la fenaison parce que « c’est mauvais d’en boire quand il fait chaud » [Hudâkov 1969 : 239]. Les parturientes primipares devaient s’abstenir durant neuf jours de nourriture froide, acide et de produits laitiers pour ne pas souffrir de maux d’estomac.

La cuisine du chaud et du froid

43 Ces interdits rappellent les préceptes de la médecine des humeurs liée à une classification des aliments en aliments chauds et aliments froids. Ce système est attesté dans de nombreuses sociétés d’Asie centrale. Les adjectifs « chaud » et « froid » ne doivent pas être pris au sens propre car ils n’indiquent pas la température du plat mais correspondent plutôt à sa teneur en calories, bien que les critères soient en réalité multiples (non seulement la valeur énergétique, mais aussi l’humidité, le goût, la couleur, le sexe et l’âge de l’animal mangé, etc.) [Bromberger 1994 : 192-200]. Dans la cuisine ouzbèke, marquée par la séparation entre plats froids (sovu lik) et plats chauds (issi lik), les modes de cuisson importent aussi, ce qui autorise à jeter un pont vers le triangle culinaire construit par Claude Lévi-Strauss [1968 : 399-411]10. Le pain cuit au four est « neutre », mais il est chaud s’il est grillé. La viande de bœuf ou de mouton est « froide », si elle est bouillie, et « chaude », si elle est frite ou grillée. La viande de cheval étant chaude en soi, elle ne doit jamais être grillée. Parmi les aliments chauds : les noix, la crème. Parmi les aliments froids : les fruits, les légumes, les autres produits laitiers. Les Kirghizes partagent aliments et boissons en trois groupes, selon qu’ils sont ysylyk, « échauffants », comme la viande de cheval, suuktuk, « rafraîchissants », comme la viande de bœuf ou mùnôz tamak, « neutres », comme la viande de mouton. Cette classification, on le voit, est sujette à de grandes variations. La valeur calorique est loin d’être le seul critère. Par exemple, le thé noir est considéré comme chaud, et le thé vert, comme froid, car celui-ci fait baisser la tension. Ce qui reste constant, c’est le principe d’une division en aliments chauds et froids et leur correspondance avec des maladies également divisées en chaudes et froides, qui sont provoquées par un excès du même type d’aliments et se soignent par un régime composé d’aliments de type contraire.

44 La physiologie hippocratique, définissant la santé comme la juste proportion, tant qualitative que quantitative, et le mélange parfait des quatre humeurs – le sang (chaud et humide), le phlegme (froid et humide), la bile jaune (chaude et sèche) et la bile noire, ou atrabile, (froide et sèche) –, prône, par le biais de l’exercice et de l’alimentation, le même équilibre entre les quatre qualités : le chaud, le froid, le sec et l’humide11.

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45 En Chine, liée à la célèbre théorie du yin, principe d’inertie représentant le féminin, le froid et l’interne, et du yang, principe de force représentant le masculin, le chaud et l’externe, prévaut une classification des aliments en chauds et froids indépendamment de leur température.

46 Mon propos se limite ici à mentionner la possibilité de passerelles entre ces divers systèmes de représentation du monde et de l’homme, sans entrer dans le détail de leur étude ni examiner l’existence ou le sens d’éventuels mécanismes de diffusion les concernant.

La sueur comme panacée

La transition entre la chaleur et le froid s’effectuant par la sudation, la sueur devient une panacée. Les Kazakhs pensent que de nombreuses maladies peuvent se soigner par des suées. Un informateur kazakh m’a raconté que, lorsque des enfants étaient malades à la maison, leur père les enveloppait d’une couverture et se couchait sur eux, presque jusqu’à les étouffer, si bien qu’ils perdaient connaissance ; il espérait simplement qu’ils guériraient s’ils étaient en nage. En transpirant, l’homme est censé se débarrasser de sa maladie comme le cheval se débarrasse d’une chaleur excessive. Suer, c’est évacuer la fatigue, qui fait entrer du froid dans l’organisme. Cette affirmation semble contredire l’interprétation de la sudation évoquée plus haut, qui refroidit et assèche les chevaux. Mais cette contradiction apparente se résout si l’on considère la sudation comme un mécanisme de régulation qui, dans le cas du cheval gras, donc « trop chaud », le refroidit et, dans le cas de l’homme malade, donc « trop froid », le réchauffe. Le lendemain de l’accouchement, les parturientes doivent manger de la viande et boire du bouillon chaud d’un mouton fraîchement abattu ( alža), procédé sudorifique qui contribue à leur prompt rétablissement. Arriver à sécréter une sueur chaude (ysty ter) signifie déjà être presque guéri.

47 Transpirer c’est l’image du bien-être. Même si la sueur est parfois symbole de travail, elle ne revêtait pas initialement chez les Kazakhs la même connotation laborieuse qu’en Occident.

Valorisation du chaud, dévalorisation du froid

48 Bien que la santé soit déterminée par un équilibre dynamique entre le chaud et le froid, ces deux pôles ne sont pas équivalents sur les échelles de valeurs altaïques. Dans l’ensemble des systèmes symboliques de la sphère turco-mongole, la chaleur est associée à des valeurs positives tandis que le froid est associé à des valeurs négatives. En iakoute, une femme qui enduit mal sa iourte12 est dite avoir « la pelle froide » ; une famille qui nourrit mal ses invités a « le foyer froid ». Comme en français, « refroidir » (tymnyt) peut signifier « tuer ». À l’inverse du Français que la colère fait « bouillir », le Iakoute dit qu’il « se refroidit intérieurement » (i im tymnyjar) pour exprimer son ire. Un individu qui en a vu de toutes les couleurs a « gelé dans le froid et cuit à la chaleur ». « Pour le meilleur et pour le pire » se dit « brûler dans son chaud et geler dans son froid », en kazakh comme en kirghize. Outre l’œil froid (suy kôz kaz.), qui correspond à notre regard froid ou mauvais ; le visage froid (suy žùz kaz.) est sévère, antipathique ; la main froide (suy ol kaz.) est celle du voleur ; la bouche froide (suuk ooz kir.) est une

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mauvaise langue ; une nouvelle froide (suy habar kaz.) annonce la mort de quelqu’un ou l’apparition d’un danger ; une marche froide (suy žùrìs kaz.) désigne soit une expédition risquée ayant pour but le vol ou la vengeance, soit une liaison adultérine. Les langues turques disposent de plusieurs adjectifs signifiant « chaud », selon l’intensité de la chaleur et l’objet auquel ils s’appliquent13. Tous sont connotés positivement. Les premiers, équivalents de « chaud, tiède », dénotent une chaleur modérée. Comme pour le français « chaleureux », une parole chaude (žyluu sôz kir.) est tendre, agréable ; un homme au visage chaud (žyly žùzdì adam kaz.) est amical, accueillant. « Ça me fait plaisir d’entendre ça » se dit littéralement « la chaleur m’a touché les oreilles ». Les seconds dénotent une chaleur plus intense. Pour les Kazakhs, les enfants sont des êtres « chauds » (ysty ). En kirghize, un ami chaud (ysyk dos) est proche, intime. Une vision agréable fait « chaud aux yeux », et une attention, « chaud au cœur ». Comme en Occident, la sexualité est symboliquement liée à la chaleur. Les Kazakhs parlent aussi d’étreintes (ysty uša ) ou de baisers (ysty sùjìs) ardents14. Les Iakoutes disent qu’une jeune fille « a dix feux dans son lit » [Kulakovskij 1925 : 46] et condamnent les relations sexuelles à la belle étoile car elles font « brûler la terre » [Hudâkov 1969 : 197]. Le même interdit se retrouve d’ailleurs chez les Samo du Burkina- Faso, bien que les valeurs attribuées au chaud et au froid y soient exactement inversées puisque « la notion de froid (nyentoro) est associée au concept de prospérité, de bien, de paix. Quand on s’adresse aux ancêtres, on les prie d’apporter le froid » [Héritier 1996 : 72]. La chaleur est symbole de fertilité. La stérilité est généralement associée au froid [Castagné 1930 : 142], qui est aussi susceptible de provoquer la mort in utero. Elle est le plus souvent imputée aux femmes, quoique l’expression iakoute muus o oh, « cheminée de glace », désigne injurieusement un homme sans enfant. D’une femme qui n’enfante pas, les Kazakhs disent qu’elle « a du froid ». Pour la guérir, ils l’enveloppent dans la peau encore chaude d’un mouton qui vient d’être écorché. Les Kirghizes craignant une fausse couche réchauffent le ventre d’une femme enceinte avec un estomac de mouton rempli de sang tiède et de sept petites pierres noires chauffées au feu [Abramzon 1949 : 93-94]. Les femmes ouzbèkes qui désirent enfanter s’assoient sur des cendres chaudes et boivent du thé avec du miel pour bien suer. Estimant que « la chaleur est bonne pour les ovaires », « le chaud est bon pour l’utérus », les Turcs déconseillent les ablutions d’eau froide, stimulent la fécondité par des bains chauds et des fumigations, voire installent les femmes stériles dans les fours après la cuisson du pain [Nicolas-Özönder 1970 : 72]. Sans doute s’agit-il ici de cuire symboliquement la femme, comme est « rôtie » l’aînée célibataire mise sur la voûte du four pendant les noces de la cadette dans le Pas-de-Calais. En effet, comme la vieille fille, la femme inféconde « relève du “monde pourri” », et la cuisson permet d’éloigner cette menace de pourrissement [Lévi-Strauss 1964 : 340-344]. À Denisli, en Turquie, certaines femmes s’enterrent momentanément jusqu’à la taille pour transpirer et se guérir de leur stérilité.

49 Cette dernière pratique montre que les Turcs de Turquie considèrent la terre comme un élément chaud. Je serais encline à penser qu’en raison du lien établi entre chaleur et fertilité, les cultivateurs conçoivent la terre comme un élément chaud, tandis que les pasteurs la conçoivent comme un élément froid, ainsi qu’en témoigne un mythe d’origine kazakh :

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Après avoir créé Adam-ata, Dieu l’envoya sur la Terre. Il y tomba sur les genoux, c’est pourquoi les hommes ont toujours les genoux froids. Puis il envoya sur Terre la première femme Haua-ana. Elle tomba sur les fesses, c’est pourquoi les femmes ont les fesses froides.

50 Néanmoins, dans la région d’Aralsk, au Kazakhstan, les femmes stériles s’enfoncent dans de la boue salée chaude en vue de concevoir. S’enterrer dans le sable chaud a des vertus thérapeutiques, comme le révèlent les premières images du film La bru du réalisateur turkmène, Khodjakouli Narliev. Le froid a des propriétés compressives, la chaleur des propriétés extensives. Les corps comme les esprits sont rendus étroits par le froid et sont élargis par le chaud. « Pendant le ys šìlde15, le froid resserre les os, alors qu’il les dilate en été », aux dires des entraîneurs. En kazakh, ys (l’hiver) correspond à l’impératif du verbe ysu (serrer) et žaz (l’été), à l’impératif du verbe žazu, qui signifie à la fois « écrire » et « étendre ». Le proverbe annonce « l’hiver survient, sortant son sabre », cependant qu’en été, « le Kazakh ouvre son col jusqu’à l’estivage et envoie ses pensées rêver ». Pour les Turkmènes, estiver (âjlamak), c’est aussi vivre dans l’aisance et la liberté. En iakoute, ky yn (hiver) rime avec ky aj (presser, embarrasser, mettre dans une situation difficile) dans le dicton « l’hiver est arrivé, nous mettant dans la gêne ». Homophonies fortuites ou véritables liens génétiques, j’ignore la valeur scientifique de ces étymologies populaires, que le linguiste rejette souvent comme fallacieuses, mais qu’importe leur véracité linguistique, elles révèlent à tout le moins l’existence de telles associations dans les représentations.

51 Les Mongols élèvent cinq espèces de bétail qu’ils divisent en animaux à museau chaud (cheval et mouton) et animaux à museau froid (chèvre, vache, chameau). Comme les langues turques, le mongol valorise le chaud et dénigre le froid : Chaud en langue mongole est synonyme de proche, intime, préféré, favori et cher. Froid signifie quelque chose d’étranger, d’antipathique, d’hostile et on n’offre pas à un hôte, même inconnu, des mets composés de chair de bétail à museau froid, et ce n’est qu’exceptionnellement que l’on en sert. C’est pourquoi les chamanes mongols sacrifiaient aux esprits ancestraux et aux génies chamaniques des chevaux et des moutons.[Rintchen 1977 : 156]

52 De même, « jamais on ne donnerait à un malade de viande “refroidissante”, serüün čanartaj, celle des espèces “à museau froid” : vache, chèvre, chameau » [Hamayon 1975 : 104].

53 L’opposition entre le chaud et le froid, fortement orientée, sous-tend donc un large spectre de représentations et motive bien des pratiques dans les sociétés turco- mongoles. Mais elle ne dit pas tout. À la différence des écuyers occidentaux, les cavaliers altaïques ne parlent pas, à ma connaissance, de chevaux chauds ou froids pour qualifier un excès ou un manque d’impulsion.

54 Je n’ai pas trouvé non plus de nette analogie entre l’opposition chaud/froid et l’opposition masculin/féminin, telle qu’elle existe chez les philosophes grecs de l’Antiquité et dans nombre de systèmes symboliques. Le présocratique Empédocle, cité par Aristote et Aétius, affirme la détermination du sexe de l’embryon par la chaleur de l’utérus : Les semences qui entrent dans un utérus chaud deviennent des mâles, les autres, qui entrent dans un utérus froid, des femelles16. Les mâles et les femelles se forment selon le chaud et le froid. C’est ainsi

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qu’Empédocle narre que les premiers mâles sont nés de la terre plutôt vers le Levant et dans le Midi, et les femelles au Nord17.

55 Tout en critiquant cette théorie simpliste de la conception, Aristote conserve cependant l’association entre masculinité et chaleur, d’une part, féminité et froideur, d’autre part.

56 En Iakoutie, relier la féminité au froid serait sans doute contraire à la position relativement dominante de la femme18. Son confinement au foyer, contre lequel se proposaient de lutter les soviets des années vingt, ne joue pas contre elle autant que dans d’autres sociétés car la chaleur du foyer en fait le premier lieu de vie pour tous. Si tant est qu’elle existe, cette correspondance serait plutôt inversée avec, d’un côté, le chaud et le féminin et, de l’autre, le froid et le masculin. Mais en réalité, l’opposition de la chaleur et du froid est vraisemblablement trop polarisée dans l’univers turco-mongol pour recouvrir adéquatement l’opposition des sexes, sauf à dénigrer totalement l’un d’eux.

57 En ce qui concerne les représentations des deux sexes, l’analogie pertinente avec la religion grecque ancienne est plutôt à chercher du côté du couple Hestia-Hermès, lumineusement interprété par Jean-Pierre Vernant comme « l’opposition entre l’espace du foyer, clos et fixe, et l’espace pastoral, ouvert et mobile » [1963 : 40]. Ni la mobilité du foyer due au nomadisme et la quasi-exclusivité de l’activité pastorale, ni la patrilocalité faisant de l’épouse turco-mongole comme de l’épouse grecque l’élément mobile dans le mariage – puisqu’elles doivent quitter leur foyer natal pour rejoindre leur foyer conjugal –, ni la division interne de la iourte en une sphère féminine et une sphère masculine ne remettent en cause l’existence d’une polarité fondamentale « entre le fixe et le mobile, le fermé et l’ouvert, le dedans et le dehors […], qui s’inscrit jusque dans la nature de l’homme et dans celle de la femme » [ibid. : 28].

58 La classification mongole des cinq espèces de bétail comprend, outre la distinction entre « museaux chauds » et « museaux froids », une autre opposition, qui ne recoupe pas la première, entre « jambes courtes » et « jambes longues », correspondant au clivage féminin/masculin. Les chevaux et les chameaux appartiennent au bétail aux jambes longues car ils ne reviennent jamais au campement et ce sont seulement les hommes qui vont les chercher dans la steppe, souvent pendant plusieurs jours. Les chameaux errant tout l’été et une partie de l’automne s’éloignent à quelque cent kilomètres et c’est un long chemin qu’il faut faire pour les retrouver. Pour cette raison, on nomme les hommes « les gens aux jambes longues ». Les moutons, les vaches et les chèvres reviennent au campement et sont nommés « le bétail aux jambes courtes », et les femmes qui s’occupent d’eux se nomment « les gens aux jambes courtes » car, en gardant leurs troupeaux, elles chevauchent seulement dans un rayon de cinq kilomètres.[Rintchen op. cit. : 156]

59 La dichotomie des sexes est assurément plus dynamique que thermique.

Pas de boissons froides

Cet ensemble relativement univoque d’éléments montrant la valorisation du chaud et la dévalorisation du froid contredit la thèse de Xavier de Planhol [1995 : 313-314, 319, 321], affirmant qu’à l’inverse des Arabes, les Turcs de la Haute-Asie aiment à consommer de la neige et des boissons froides. Je ne connais pas la Turquie, mais sur le terrain centrasiatique, c’est bien le contraire que j’ai observé. Si les Turco- Mongols ont

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la « manie du froid », je l’entends comme une hantise et non comme une passion. Cet auteur cite Guillaume Capus, qui, voyageant au Pamir à la fin du XIXe siècle, explique le mauvais état des dents des Kirghizes par leur habitude de consommer de « l’eau de neige ou de glace » [ibid. : 260], mais il me semble que cette expression se rapporte plus à l’origine de l’eau – par opposition à l’eau de source, jugée de meilleure qualité – qu’à la température à laquelle elle est bue car « les Kirghizes [Kazakhs] ne boivent pas d’eau froide » [Žarkov 1851-1852, t. 115 : 31]. Les Kazakhs distinguent en effet l’eau de source, qu’ils appellent ara su, « eau noire », de l’eau de neige, dite a su, « eau blanche ». Les Iakoutes aussi utilisent de la glace pour boire et de la neige pour abreuver leurs bêtes, mais pour la simple raison que, sous leur climat, l’eau ne se trouve pas sous une forme autre que solide. Cela n’implique pas qu’ils la boivent glacée, loin de là. Dans les villages iakoutes, un camion distribue régulièrement de grands blocs de glace prélevés dans les lacs au moment de l’embâcle, que chacun place dans un bac en aluminium et laisse dégeler pour sa consommation courante. Cette eau n’est bue que bouillie et infusée avec du thé. À la saison chaude, la glace entreposée dans la cave, qui ne fond pas de tout l’été, est utilisée pour la boisson, et l’eau du lac, trouble et jaunâtre, pour la vaisselle et la toilette.

60 On peut certes recourir aux vertus du froid dans quelques rares cas, par exemple pour réveiller l’ardeur chasseresse d’un oiseau de proie défaillant : Tourganbaï sauta de son cheval et prit une poignée de neige poudreuse, la modela en un glaçon allongé qu’il glissa dans le bec de l’oiseau pour que celui-ci sentît le froid et se jetât avec plus de goût sur sa proie.[Aouezov 1960 : 228]

61 Mais, de manière générale, le froid est considéré comme la source de tous les maux et doit, à ce titre, être évité à tout prix. Devant un enfant malade, un chamane kazakh s’exclame : […] le mauvais esprit […] a saisi de son froid pénétrant le côté gauche de l’enfant : il faut supprimer ce froid par une réaction. Amenez-moi quelques petits moutons ; il faut laver le malade avec le sang tiède d’un agneau alezan.[Castagné op. cit. : 144] Les Kazakhs se plaisent à dire : bärì suy tan, « tout vient du froid » (sous-entendu : toutes les maladies). Cette croyance est solidement ancrée dans la mentalité populaire mais aussi dans les établissements de santé publique, comme j’ai pu l’expérimenter en allant me faire soigner dans les hôpitaux d’Asie centrale. Nombre de maladies étant imputées au froid (réel ou métaphorique), elles se soignent par la chaleur. Une Kazakhe âgée et malade déclare : Tous les matins, je bois de la graisse de queue de mouton. La meilleure, c’est celle de mouton noir, parce que la couleur noire absorbe l’énergie solaire alors que le blanc la rejette. C’est pour ça que la graisse de mouton blanc est moins forte. La graisse ôte le froid des poumons et fait remonter le cœur.

62 Pour la même raison, les nouveau-nés sont enduits avec de la graisse d’un mouton noir, de préférence, mais pas avec de la graisse de cheval, jugée « trop chaude », ni avec de la graisse de chèvre, « trop froide ». Une jeune Bouriate de Cisbaïkalie m’a raconté comment on l’avait soignée par des enveloppements de tissu imprégné d’eau chaude et de plantes, puis en disposant les organes encore chauds d’un mouton tout juste abattu à l’emplacement de ses propres organes : respectivement le foie sur le foie, le cœur sur le cœur… à l’exception de la rate posée sur le front. Quant aux boissons quotidiennes, elles ne sont pas consommées glacées ni rafraîchies. Les produits laitiers se boivent frais, c’est-à-dire à température ambiante, mais je n’ai

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pas trouvé mention qu’ils aient été réfrigérés d’une manière ou d’une autre. Ils sont simplement gardés à l’ombre pour éviter qu’ils ne se gâtent. En Iakoutie, ceux qui ne sont pas destinés à une consommation immédiate peuvent être congelés en toute saison, en étant entreposés à la cave, mais ils sont alors dégelés avant d’être bus. Le kumys se boit frais mais pas froid. Les Iakoutes le buvaient même quelquefois tiède, sans enthousiasme, quand il gelait la nuit en automne et qu’ils devaient le réchauffer [Seroševskij op. cit. : 299]. En kazakh, susyn désigne la « boisson désaltérante », dont le besoin n’est ressenti qu’en été pour étancher la soif. Il peut s’agir de ymyz (lait de jument fermenté), de šubat (lait de chamelle fermenté), d’ajran (lait de vache ou, plus rarement, de brebis caillé, équivalent du yaourt), de šalap ( ajran additionné d’eau froide), d’ìrkìt (babeurre de la veille), de ojyrtpa (mélange de kumys et de lait de brebis), de kôže (divers aliments liquides composés de blé ou de millet pilé). Tous sont bus frais, mais en aucun cas glacés. La bière locale (bozo kir., boza kaz., poza khakasse) se boit même franchement chambrée. La seule exception – mineure et, si je puis dire, « tempérée » – que j’ai trouvée est le sinè iakoute, boisson désaltérante composée de lait bouilli additionné d’eau glacée. Les Mongols « se gardent bien de boire de l’eau pure », notait Guillaume de Rubrouck [1985 : 97]. Bien que le mot susyn kaz. soit construit sur la racine su, « eau », l’eau n’est pas considérée comme une boisson. On ne met jamais d’eau dans le torsy , gourde en cuir fixée à un anneau sur le côté de la selle. Des expressions poétiques chantent le « vent frais », sal yn samal, mais pas l’eau fraîche (les sources, éventuellement, mais pas l’eau elle-même). Toute boisson doit être en même temps une nourriture. « Boire de l’eau froide non bouillie ne mène à rien, elle n’apporte que du froid à l’organisme », dit une Kazakhe. La précision « non bouillie » est loin d’être anodine. L’eau non bouillie apporte du froid car elle n’a pas subi l’action de la chaleur. Elle est dédaignée non seulement parce que sa température est froide et qu’elle est dénuée de valeur calorique, mais aussi parce qu’elle est « crue », tirée du puits et bue immédiatement sans avoir été « cuite ». Il ne faut pas voir là un simple souci de décontamination microbienne mais un réel trait culturel. Les hommes ne doivent consommer que des produits qu’ils ont « cuits », c’est-à-dire qu’ils ont acculturés en les soumettant à l’action de la chaleur ou de la fermentation19.

63 Le lait des différentes espèces n’est jamais non plus utilisé cru, rarement simplement bouilli, le plus souvent caillé ou fermenté [Accolas, Deffontaines et Aubin 1975 : 60 ; Seroševskij op. cit. : 298]20. Les peuples turcophones – mais pas les Mongols – préparent même l’ajran avec du lait bouilli [Abramzon 1990 : 163]. Contrairement à ce que laisse penser le cliché du steak tartare, les nomades centrasiatiques répugnent à consommer des produits crus. Les Iakoutes se démarquent nettement sur ce point car ils mangent de la viande, du foie et du poisson crus21. Les copeaux de poisson cru et gelé sont un de leurs mets favoris. Les éleveurs de rennes mangent crus la graisse, la moelle, les yeux, la cervelle, le foie, le cœur et le sang de ces animaux au moment de l’abattage [Gurvič 1977 : 75]. Cet usage éloigne les Iakoutes de leurs « cousins » turco-mongols et les rapproche de leurs voisins nord-sibériens, consommateurs de produits crus22. La facilité de la conservation des aliments, au pays de la merzlota, a vraisemblablement encouragé ce goût du cru. Nul besoin de réfrigérateurs ni de congélateurs pour les Nord-Sibériens, comme le dit plaisamment l’histoire tchouktche23 suivante : Un Tchouktche se rend dans un magasin pour acheter un réfrigérateur. Étonnement du vendeur. « Pourquoi, diable, les Tchouktches ont-ils besoin de

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réfrigérateurs ? » « Pour y être au chaud », répond le Tchouktche.[Milovskij 1990 : 67]

64 La quasi-disparition de la pointe pourrie du triangle a modifié l’équilibre d’un polygone culinaire iakoute qui reste à construire. Pour mon propos actuel, il suffit de constater que les Iakoutes mangent gelé – ce qui les éloigne du modèle turcique – mais ne boivent pas glacé.

65 Enfin, tous ces peuples sont de grands buveurs de thé. Ils ont beau chanter les louanges du kumys dans leurs chansons, c’est surtout du thé qu’ils boivent quotidiennement, à toute heure du jour. Chez les Iakoutes, « les riches en boivent trois à quatre fois par jour, à raison de six à dix tasses à chaque fois » [Seroševskij op. cit. : 312]. Bien qu’il soit un emprunt relativement récent, surtout aux marches de l’empire, le thé est largement utilisé par les nomades turco-mongols. Dès le milieu du XVIIIe siècle, Johann Georg Gmelin [1767, I : 80] note à propos des Tatares de Sibérie : Le thé est la boisson qu’ils aiment le mieux.

66 Au début du XIXe siècle, le thé est encore un luxe chez les Iakoutes [Cochrane op. cit. : 217 ; Kostrov op. cit. : 267] et chez les Kazakhs [Levchine 1840 : 323] mais, bientôt, il est répandu partout [Kovalik op. cit. : 21].

67 Le thé constituait et constitue toujours la principale, pour ne pas dire l’unique pitance de bien des familles. Habituellement, les Bouriates ont si peu de nourriture que je ne suis pas surpris qu’ils deviennent hypocrites. Une brique de thé constitue leur nourriture habituelle, cinq jours par semaine.[Cochrane op. cit. : 226] C’est le « thé sec » ( urga šaj kaz.), une expression apparemment étrange pour une boisson, qui, comme notre « pain sec », ne dénote pas la sécheresse de l’aliment mais son absence d’accompagnement.

68 Le thé lui-même n’est pas assez « chaud » ; aussi doit-il être bu avec du lait. En effet, pour les Kazakhs, « le thé est nu », « le thé lave les intestins », « le thé rince la graisse du cœur » ou encore « le thé rend le cœur humide et froid ». Gras, donc caloriquement chaud, le lait « qui brille à la surface du thé » empêche le thé de refroidir et d’affamer le cœur. Selon les régions, divers additifs au thé remplissent la même fonction : beurre, poivre noir, graines de camomille dans l’Aral kazakh ; millet dans la région d’Aktûbinsk ; graisse, lait, pain, poivre et sel chez les Ouïghours ; sel à Touva, en Mongolie ; crème du lait chez les Argyn, au nord du Kazakhstan, etc. Le thé mongol n’est pas préparé avec de l’eau mais avec du lait bouillant, additionné de sel, éventuellement de beurre fondu ou de fromage émietté ou pilé [Abramzon 1990 : 156 ; Accolas, Deffontaines et Aubin op. cit. : 60].

69 Pas d’eau froide donc, mais du thé parce qu’il est thermiquement chaud ; pas de thé vert mais du thé noir parce qu’il est gastronomiquement chaud ; pas de thé nature mais du thé au lait (voire à la crème ou au beurre) parce qu’il est énergétiquement chaud, grâce à la graisse des produits laitiers. Tout, dans cette boisson, exprime l’aversion pour le froid.

Une opposition polarisée mais pas manichéenne

70 Face à cette nette polarisation du chaud et du froid, la tentation est grande pour l’ethnologue d’en déduire que les représentations symboliques indigènes placent le froid du côté de la nature et le chaud du côté de la culture. Tout semble bien se passer

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ainsi en Iakoutie, dans ce pays où l’hiver est si long et les températures descendent si bas. Au cœur d’une nature objectivement froide, les Iakoutes se mettraient résolument « au chaud » par leurs pratiques quotidiennes (maisons surchauffées, nourriture ultra- riche) et religieuses (culte du feu) tandis qu’ils garderaient leurs chevaux « au froid », en leur refusant catégoriquement tous les attributs de l’élevage intensif (écuries, affouragement) et en les refroidissant à tout prix par l’attache, d’où le proverbe : Un cavalier rassasié et un cheval affamé font une paire idéale.[Seroševskij op. cit. : 161]

71 On aurait donc, d’un côté, la nature et le froid, connotés négativement et, de l’autre, la culture et le chaud, connotés positivement. Ce système dualiste a le mérite de la clarté, mais il est sans doute trop simple pour être adéquat. Comment concilier la malignité du pôle chaud révélée par la pratique de l’attache avec l’univoque dévalorisation symbolique du froid ? Si le froid est uniquement délétère, pourquoi y exposer ses chevaux ? L’hypothèse dualiste tendrait à faire croire que c’est pour mieux affirmer son humanité, par opposition. Mais les tenants de l’animisme ne tiennent pas tant à marquer une coupure entre animalité et humanité24. D’ailleurs, tous les animaux domestiques ne sont pas soumis au même régime. Les vaches, elles, sont maintenues tout l’hiver dans la chaleur des étables. Or, dans l’interprétation de leurs rêves, les Iakoutes se voient comme des chevaux et représentent les Russes comme des vaches [Hudâkov 1969 : 236]. C’est dans le syncrétisme des pensées analogique et animique que pourrait être cherchée l’origine de ces distorsions25.

72 Sans céder à une autre tentation, celle du déterminisme écologique, il semble que des considérations d’ordre pratique aient pesé dans ce choix. Dans la mesure où les Iakoutes ne peuvent garder constamment leurs chevaux au chaud (cela nécessiterait de prodigieuses quantités de fourrage), ils doivent scrupuleusement les garder du chaud afin de leur conserver leur rusticité.

73 Dans les conditions climatiques extrêmes de Iakoutie, il n’y a pas de moyen terme possible. Entre le chaud et le froid, il faut choisir car l’écart thermique est insoutenable. Par ailleurs, ce ne sont pas les peuples qui vivent dans les régions les plus glaciales qui dénigrent le plus le froid. Les Iakoutes retirent même une grande gloire de la rigueur inouïe de leur climat, comme le montre la rivalité opposant Verhoânsk à Ojmâkon, toutes deux prétendantes au titre de « pôle du froid ». À mon arrivée à Verhoânsk, le chef de l’administration locale m’a dit cette phrase surréaliste : Nous sommes le pôle du froid et nous nous efforçons de le rester.

74 Son exceptionnelle intensité fait du froid un vecteur identitaire en Iakoutie.

Le fatal chaud et froid

Plus qu’une opposition statique entre la chaleur, chargée de valeurs positives, et le froid, chargé de valeurs négatives, le point crucial est la transition dynamique entre le

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chaud et le froid. Le changement brusque de température est jugé particulièrement néfaste. Dans la littérature orale, l’entrechoquement du chaud et du froid manifeste une grande frayeur. Ainsi, quand le héros iakoute, Uluu Kudansa, mande le chamane, Čačygyr Taas, pour qu’il marie ses enfants à ceux des Abaa y (mauvais esprits), celui-ci s’écrie : Ah ! Voilà pourquoi j’ai eu un mauvais pressentiment, voilà pourquoi j’ai eu un mauvais rêve. J’ai froid, oh ! Je frissonne et le chaud me prend, mes cheveux se dressent !26

75 Et, plus tard, au cours de la noce, il s’adresse aux démons : Comment pourrait-il [l’homme] résister aux grands du ciel élevé, à ses hauts dignitaires, à cette force de feu, à leur souffle de dragon à la gueule enflammée, à leur haleine violente et froide aussi ? On ne peut plus tolérer votre haleine de dragon, le froid du feu qui sort de votre bouche27.

76 Certes, la littérature occidentale use aussi parfois de l’antonymie du chaud et du froid, telle Louise Labé dans son célèbre sonnet décrivant les tourments de l’amour : Je vis, je meurs ; je me brûle et me noie. J’ai chaud extrême en endurant froidure ; La vie m’est et trop molle et trop dure. J’ai grands ennuis entremêlés de joie28.

77 Mais, en Asie centrale, ce contraste des températures est tellement redouté qu’il peut être utilisé comme punition contre les criminels, ainsi que le rapporte cette légende kazakhe : Un jour, un voleur de chevaux fut capturé par la fille du propriétaire. Elle l’enveloppa d’une pièce de feutre pour empêcher qu’il ne s’échappe et attendit le retour de son père. Ce dernier, pour châtier le voleur, lui offrit du thé bouillant avec de la pastèque glacée. Les dents du voleur se mirent à tomber les unes après les autres. Le père prit alors des graines de pastèques et en bombarda le voleur en les pressant entre le pouce et l’index. Les graines s’incrustèrent dans le visage du voleur, que le contraste de la chaleur et du froid avait totalement amolli.

78 Les prémisses de ce châtiment nous semblent bien douces parce qu’en Occident, nous sommes moins sensibles à l’énantiose29 du chaud et du froid. Dans l’aire altaïque, elle revêt une signification fatale, comme l’illustre le trépas d’un colosse kirghize. Le Géant-Bleu doit maintenant se résigner à mourir : il ne peut plus résister au feu ardent et au froid mordant que souffle sur lui le héros Töshtük. Tantôt il s’embrase, et tantôt il gèle. Il est près de sa fin, son corps chancelle30. Et les Nogaï de la région d’Orenbourg imaginaient qu’au tamu yy (« enfer »), les âmes des défunts étaient torturées en étant arrosées d’eau, alternativement froide et chaude [Moškov 1895 : 62].

79 Du point de vue climatique également, la hantise des éleveurs, ce n’est pas tant le froid en soi, quelle que soit sa rigueur, que des vagues successives de chaud et de froid, formant une couche de glace que les sabots ne peuvent briser. C’est le terrible džut (žut kir., žut kaz., sut iak.), la plaie des steppes, qui, empêchant le pacage, décime bêtes et gens. L’épopée iakoute témoigne de cette phobie dans cette hyperbole : Puis un grand malheur s’introduisit. La mère hiver haletante, d’abord en flocons menus, envoya le gel sur un courant d’air chaud et couvrit tout de givre. Tcholbon, l’étoile Vénus, brilla plus fort que jamais, le froid envahit tout, et puis une gelée aiguë transperça l’Ouest, du Nord chevaucha un courant glacé, la tempête tourbillonna, féroce, et de l’Orient arriva, avec un cri strident, un froid vif avide de sang […] Les petits lacs capturés par le gel se fendirent, leur eau faisait bruit et

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bulles comme si elle bouillait en jaillissant, un coup de vent glacial, les bulles se figèrent et, craquant çà et là, des mamelons de glace s’élevaient sur la plaine unie, pointus tel le garrot du cheval. Des chevaux dans les prés se figèrent de froid, dans les étables le bétail se glaça sur place, la queue du taurillon cassa, les cornes de la génisse se tordirent de froid31.

80 Ailleurs, un ennemi du héros iakoute, Haan-D’argystaj, demande à une chamane d’envoyer d’abord un froid « tel que les cornes des vaches se brisent » puis une chaleur « telle que la peau du front des taureaux brûle » [Hudâkov 1890 : 208-209].

81 Le tableau offert par le žut kazakh n’est pas moins apocalyptique : Les chevaux avaient un aspect effrayant. Les étalons et les juments les plus robustes se traînaient comme des ombres. Leur poil avait poussé, s’était ébouriffé et emmêlé ; leurs pattes avaient gonflé et leurs articulations enflées saillaient comme des nœuds énormes. Il n’y avait plus un poulain, seules les bêtes fortes avaient survécu. […] Ces files de squelettes ambulants étaient des visions de fin du monde […] beaucoup avaient tout perdu. Sur les mille chevaux qui avaient été menés en automne sur les pâturages d’hiver des clans Torgaï, Jouantaïak, Topaï, Jiguitek et Bokenchi, il en revint soixante-dix à quatre-vingts.[Aouezov 1958 : 342]

82 Le džut survient périodiquement, tous les dix ou douze ans, ce qui en fait le principal facteur limitant le développement de l’élevage et l’accumulation de richesse. Même si la notion de džut s’est étendue, devenant synonyme de disette ou de calamité, la première de ses causes est bien le verglas dû à un écart de températures.

83 Cette hantise du contraste thermique nous ramène à l’attache des chevaux, prévenant comme danger le plus menaçant le chaud-froid que subit un cheval en buvant de l’eau froide après avoir été échauffé par le travail. L’interprétation thermique m’a paru décisive pour comprendre la pratique jusqu’alors énigmatique de l’attache, que je considère comme a pierre angulaire de l’usage altaïque des chevaux.

84 Mais l’attache peut également s’analyser du point de vue spatiotemporel. Attacher revient à réduire l’espace et à allonger le temps. Le cheval est symbole de mouvement : il est un moyen de transport et l’espèce du bétail la plus rapide chez les nomades. Attaché, il est contraint à l’immobilité. Accorder tant d’importance à l’attache revient à souligner l’action du temps car, à l’attache, le cheval ne fait rien : il ne bouge pas et ne se nourrit pas, il ne dépense pas d’énergie et n’en gagne pas. En termes sémiotiques, l’attache relève de l’empêchement, manipulation du type « faire ne pas faire » [Greimas et Courtés 1979 : 220]. C’est une période de repos où seul le temps agit. Les Russes l’expriment par différents verbes formés avec le préverbe vy- : vyvâzyvat’, « attacher jusqu’au bout » ; vyderžat’, « entraîner », littéralement « tenir jusqu’au bout » ; vystoât’, « être debout jusqu’au bout ». Le temps agit en favorisant le refroidissement progressif d’un animal chauffé par l’effort ou la nourriture. L’attache est une transition obligatoire, un moment tampon permettant d’éviter une surchauffe ou un passage trop brusque du chaud au froid.

85 Cette inaction, qui n’a rien pour attirer l’attention, constitue cependant un instrument fondamental de la mainmise de l’homme sur l’animal.

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NOTES

1. La fonction symbolique des sèrgè, érigés aux moments marquants de la vie de la maisonnée, a toujours dépassé leur fonction pratique, aux yeux non seulement des ethnologues mais aussi des Iakoutes eux-mêmes, qui, tout en hérissant leur paysage de sèrgè, n’y attachent guère leurs chevaux qu’avec une intention folklorique. Bien qu’on

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traduise sèrgè par « piquet d’attache des chevaux », la grande majorité des sèrgè, variés dans leur forme et dans leur emploi, n’a jamais été destinée à y attacher des chevaux. 2. Hormis les ethnonymes, écrits en transcription francisée, j’utilise la translittération internationale des caractères cyrilliques en caractères latins selon la norme NF ISO 9 de juin 1995. 3. Cet emprunt – qui reste à démontrer –, ajouté aux conseils sur la mise en condition des chevaux prodigués par les Mongols aux Mandchous [Meserve 1993 : 489], illustre le fait que les échanges entre colonisateurs et colonisés ne sont pas à sens unique, et notamment pas en matière de techniques équestres. 4. Pour plus de détails sur les techniques d’entraînement, cf. C. Ferret et A. Toktabaev, « Le choix et l’entraînement du cheval de course chez les Kazakhs », Études mongoles et sibériennes, à paraître. 5. Cf., entre autres, Û.N. Barmincev [1958 : 52] ; V.Â. Benkevič [1905 n° 23 : 1033-1034] ; J.D. Cochrane [1993 : 119] ; M.F. Gabyšev [1957 : 146] ; Kaller [1885 : 61] ; R.K. Maak [1887 : 153]. Ces témoignages ont été confirmés par mon étude de terrain menée en Iakoutie, Bouriatie, Khakassie, Touva, Kirghizstan, Kazakhstan et Turkménistan entre 1993 et 1997. 6. Varron, Économie rurale, II, I, 22. 7. Expression correspondant à une phase de la course et dont la signification exacte est inconnue [Blondeau 1972 : 123-124]. 8. Emphysème pulmonaire, dite « pousse » : maladie due à une dilatation anormale et permanente des alvéoles pulmonaires, se manifestant à l’effort par des mouvements du flanc et une toux caractéristiques, handicapant plus ou moins gravement le cheval. Limitant fortement, voire interdisant toute activité à l’animal, cette affection incurable est considérée aujourd’hui en France comme un vice rédhibitoire. 9. Théophile Gautier note avec justesse : « Oui, – les Russes ne sont pas ce qu’un vain peuple pense. On s’imagine qu’aguerris par leur climat, ils se réjouissent comme des ours blancs dans la neige et la glace ; rien n’est plus faux : ils sont au contraire très frileux et prennent, pour se préserver de la moindre intempérie, des précautions que négligent les étrangers à leur premier voyage. » [1997 : 98] Il signale à plusieurs reprises « la température de serre chaude des maisons » [ibid. : 116, 141]. 10. Pour la conversion du triangle culinaire en « double losange mongol », cf. R. Hamayon [1975]. 11. Hippocrate, Œuvres complètes, Paris, J.-B. Baillière, 1839-1861, 10 vol., t. VI : 39-41 passim. Au sujet de la théorie moyen-orientale des humeurs, voir C. Bromberger [1985 : 14-34], P. Centlivres [1985] et R. Tapper [1994 : 220-222]. 12. La « iourte » iakoute, dite balağan, n’est pas une tente de feutre ronde mais un tétraèdre tronqué fait de bois enduit d’argile et de fumier. 13. Pour l’analyse lexicologique du découpage du spectre des températures dans les langues française, anglaise et polynésienne (marquisien de l’île de Ua Pou), cf. H. Lavondès [1972]. 14. Habituellement « chaudes », les relations sexuelles peuvent néanmoins parfois être « froides » quand elles sont jugées amorales (cf. supra l’expression suy žùrìs kaz.). 15. Période de quarante jours jugés les plus froids de l’hiver, du 25 décembre au 5 février.

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16. Aristote, Génération des animaux, IV, I, 765a. 17. Aétius, Opinions, V, VII, 1. 18. C’est du moins l’impression que m’a laissée mon expérience de terrain. Peut-être le hasard ne m’a-t-il fait croiser que des femmes fortes et indépendantes, des bas d’ahtar, citées comme des exceptions par V.L. Seroševskij [1993 : 554, 556]. La littérature ethnographique abonde en textes qui affirment le contraire, insistant sur le statut inférieur des femmes iakoutes, sur les interdits auxquels les soumettent l’exogamie, la patrilinéarité et la patrilocalité, enfin sur l’âpreté parfois tragique de leur sort. Et la littérature orale de même, qui foisonne de proverbes misogynes. La seule concession faite au statut univoquement bas de la femme est la mention de quelques vestiges de matrilinéarité, parfois qualifiée de matriarcat originel. 19. Ce thème de la nécessaire médiatisation par la cuisson a été amplement développé en anthropologie, à partir de C. Lévi-Strauss [1964 : 342] citant M. Zingg et H.C. Conklin. 20. Les gens chez qui j’habitais s’étonnaient souvent des grandes quantités d’eau ou de lait frais que je buvais. Ils me demandaient avec sollicitude si cela ne me donnait pas mal au ventre. Et moi j’éprouvais la même sollicitude en les voyant transformer tout le bon lait trait et tant peiner pour séparer la crème ou battre le beurre à la main, alors qu’il me semblait si simple et si naturel de le boire tel quel. Aujourd’hui, a posteriori, cet étonnement réciproque me paraît révélateur d’une différence culturelle fort significative. 21. De même, certains Bouriates mangent cru le foie de cheval et de mouton [Hamayon 1975 : 103]. 22. L’ethnonyme Esquimau, « mangeur de viande crue », relève d’une triple erreur : non seulement ce n’est pas une auto-appellation, mais le mot signifierait en fait « tresseur de raquettes » et enfin il ne désignait pas originellement les Inuit. Cela n’enlève cependant rien au fait que « l’essentiel de la cuisine inuit, c’est […] le cru » [Roué 1996 : 174, 176]. 23. Comme les Belges pour les Français, les Tchouktches sont les acteurs favoris des histoires drôles soviétiques. 24. Plus que les Australiens, adeptes du totémisme, selon A. Testart [1987 : 187-188], mais, dans l’animisme, la distinction entre âme humaine et âme animale est « sur fond de similitude » [Hamayon 1990 : 331]. 25. P. Descola distingue quatre grands modes de relations entre humains et non- humains, selon que l’intériorité et la physicalité des autres êtres sont pensées par ego comme similaires aux siennes ou différentes d’elles. 26. Les guerriers célestes du pays yakoute-saxa. Elleï : son origine, sa descendance. Niourgon le Yakoute, guerrier céleste. Grand Koudansa, le présomptueux. Paris, Gallimard, 1994, p. 152. 27. Ibid. : 161. 28. Poètes du XVIe siècle, Paris, Gallimard, 1969 : 283 (« Bibliothèque de la Pléïade »). 29. L’énantiose est une opposition essentielle, à la différence de l’antithèse, qui est rhétorique. 30. Aventures merveilleuses sous terre et ailleurs de Er-Töshtük le géant des steppes. Épopée du cycle de Manas. Traduit du kirghiz par P. Boratav, introduction et notes de P. Boratav et L. Bazin. Paris, Gallimard/Unesco, 1965, p. 222. 31. Cf. note 26, pp. 140-141.

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RÉSUMÉS

Résumé L’attache des chevaux, récursive dans l’usage que les peuples turco-mongols de Sibérie et d’Asie centrale font de cet animal, ne s’explique que par les représentations indigènes du chaud et du froid et peut être rapprochée d’autres pratiques motivées par des justifications d’ordre thermique, dans des domaines aussi divers que la cuisine, la reproduction ou la médecine. L’étude d’un obscur détail des techniques équestres peut donc amener à dévoiler tout un pan des systèmes symboliques, certaines catégories qui structurent obstinément une vision du monde.

Abstract Tethering of horses, widely used among the Turkic- Mongol peoples in Siberia and central Asia, can only be explained through native ideas about hot and cold. They can be likened to other practices justified in “thermal” terms in activities as diverse as cooking, reproduction and medicine. This study of an obscure detail in techniques related to horseback-riding sheds light on large parts of the system of symbols and on categories that persist in shaping the world view.

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Autour du thème

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Mircea Vultur, Collectivisme et transition démocratique. Les campagnes roumaines à l’épreuve du marché. Laval, Les Presses de l’Université Laval, 2002, 180 p.

Michel Streith

1 Loin des approches présentéistes de la transition, le livre de Mircea Vultur aborde, de manière originale, la question de l’héritage socialiste dans le comportement des paysans roumains face aux recompositions actuelles de l’économie de marché et de la démocratie. L’ouvrage est remarquablement structuré. En trois parties, il propose successivement un éclairage théorique, un rappel historique et une étude empirique portant sur les transformations des campagnes roumaines.

2 Son hypothèse est la suivante : « Le mode de reconfiguration de la démocratie et de l’économie de marché naissantes dans le monde rural de la Roumanie s’explique en grande partie par les structures comportementales et les traits de mentalité hérités de l’ancien régime communiste. » (P. 15) Le pouvoir communiste a détruit les identités et les facteurs culturels traditionnels, et il a modifié les comportements économiques et individuels. En conséquence de quoi, écrit Mircea Vultur, le paysan postcommuniste roumain est un « homo sociologicus radicalisé ». L’ouvrage s’attache à développer le poids de cet héritage.

3 La première partie du livre précise les choix conceptuels et méthodologiques. Les référents intellectuels sont clairement exprimés. Ainsi, l’auteur emprunte à Tocqueville la notion d’« État social » pour rendre compte de comportements et d’attitudes relevant de valeurs sociales spécifiques, en l’occurrence les valeurs du communisme. À Max Weber il emprunte la notion d’« éthique de l’action » grâce à laquelle il pourra comprendre la manière dont les structures de production collectiviste ont modifié en profondeur le comportement économique. Ces deux outils conceptuels, « État social »

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et « éthique de l’action », sont fondamentaux pour saisir les façons de penser et d’agir des acteurs sociaux dans les recompositions politiques et économiques en cours.

4 Pour valider son hypothèse, l’auteur doit au préalable réexaminer les enjeux théoriques liés au changement social, à la notion de transition et à la spécificité des bouleversements en Europe centrale. Il réfute les dichotomies couramment admises en termes de changements : déterminisme/contingence, endogène/exogène, structurel/ événementiel. Soulignant qu’il n’y a pas de figure unique du changement, il évoque Max Weber qui s’est intéressé aux relations entre le protestantisme et le capitalisme. Quant à la transition, il se refuse à écrire une énième version historique, préférant plutôt saisir les « vecteurs conceptuels » qui la traversent. Il renvoie aux travaux de Maurice Godelier qui mettent en relief la difficulté pour les sociétés en transition de reproduire l’ancien et, dans le même temps, de construire du nouveau, de faire et défaire l’histoire. Pour aborder la spécificité de la transition est-européenne, l’auteur souligne quelques faits majeurs. Après la Seconde Guerre mondiale, les pays de l’Est en transition ont connu des redécoupages territoriaux et des déplacements de population. L’étatisation des moyens de production a fortement déstructuré leur économie, les élites communistes ont introduit quelques éléments de pré-modernité dans leur politique et le contexte économique mondial, au moment de la chute du mur de Berlin, ne favorise pas les politiques de solidarité de type keynésien. En cela on ne peut comparer le cas de l’Europe de l’Est avec celui de l’Amérique latine ou de l’Europe du Sud.

5 La méthode adoptée consiste à conduire des entretiens auprès d’agriculteurs. L’idée est de les questionner sur la manière dont, aujourd'hui, ils conçoivent leur métier et leur rôle dans la société à la lumière des expériences professionnelles qu’il ont vécues durant le communisme ; mais il convient de les questionner également sur la manière dont ils se voient par rapport paysan traditionnel d’avant la Seconde Guerre mondiale. Le référent est donc l’individu, avec ses choix et ses conceptions, inséré dans des contextes historiques et sociologiques variables.

6 Avant de procéder à l’interprétation des données qu’il a recueillies, l’auteur consacre une deuxième partie à l’historique de la question agraire. Il faut effectuer ce détour pour comprendre le discours des agriculteurs quant à la représentation qu’ils se font d’eux-mêmes.

7 La réalité sociale de la Roumanie a toujours été une réalité paysanne. Après la Première Guerre mondiale, un processus de modernisation transforme la vie des campagnes. Avec un large accès à la propriété et l’acquisition du droit de vote, le paysan roumain prend une importance sociale supplémentaire. Il participe à la politique et à l’économie du pays. C’est ainsi, nous montre Mircea Vultur, que s’est constituée l’identité du « paysan-citoyen », proche du modèle ouest-européen. Malheureusement, le processus n’est pas consolidé lorsque survient la Seconde Guerre mondiale. Nous avons affaire à un phénomène courant, entre les deux guerres, dans les campagnes d’Europe centrale : le non-achèvement de la modernisation de l’agriculture. Le nouveau pouvoir communiste s’installe en 1945 avec l’accord tacite des forces occidentales. Pour l’auteur, ce régime se distingue par sa méconnaissance et son mépris du monde paysan. Il rappelle comment évolue le regard que l’on porte sur la paysannerie : sac à pommes de terre où se mêlent toutes sortes de réalités sociales hétérogènes pour Marx, catégorie à collectiviser pour Lénine, ennemi de classe pour Staline, sans oublier Gorki qui parle d’« individualisme zoologique ». Les dirigeants s’emparent de ces outils

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théoriques pour mettre à l’écart cet « être arriéré » qu’est le paysan traditionnel et promouvoir le collectivisme. De fait, tout en prônant cette « éthique sociale », le pouvoir agit davantage en transformateur social qu’en appareil idéologique. Il commence par modifier radicalement, par la création des coopératives, les pratiques de sociabilité et de solidarité. Dès lors, ce n’est plus la famille mais la brigade qui, dans l’exploitation agricole, constitue l’unité sociale du travail. Puis, en industrialisant et en bureaucratisant la production, le pouvoir multiplie les structures économiques et productives, souvent parfaitement artificielles. Ainsi assiste-t-on à une efficace recomposition des groupes sociaux.

8 La troisième partie de l’ouvrage développe les données de l’enquête de terrain. L’auteur a mené ses entretiens dans deux villages de Transylvanie, l’un collectivisé, l’autre pas. Au total, ce sont environ cent agriculteurs qui sont interrogés. D’une manière générale les questionnaires portent sur l’identité et, plus précisément, sur la manière dont, durant le collectivisme, l’identité traditionnelle des villageois a glissé vers une éventuelle nouvelle identité. Le questionnaire introduit deux variables. Celles-ci concernent la façon de vivre et de penser des villageois et leurs relations avec la communauté. Un chapitre est consacré à la vie professionnelle, un autre aux comportements électoraux. Les questions sont précises et originales, et c’est avec intérêt que l’on chemine au fil des pages dans la pensée des informateurs. Les propos sont très différents selon que l’on appartient ou non à un village collectivisé. Ce qui confirme l’hypothèse d’une profonde modification des références mentales des acteurs durant la période communiste et nous éclaire sur les comportements actuels, au moment de la transition démocratique. Mircea Vultur parle de « refaçonnement identitaire ». Des principales conséquences du collectivisme il cite la mise à distance de l’historicité, la fracture de l’individualisme collectif caractéristique du fonctionnement durant l’Ancien Régime, l’incorporation identitaire du paternalisme, le rapport à l’histoire et au présent, le mimétisme et les formes de langages. Nous sommes en présence d’un habitus au sens où le définit Pierre Bourdieu. Le collectivisme a produit une éthique sociale que la disparition du communisme n’a pas effacée et dont les éléments constitutifs sont, aujourd’hui, en contradiction avec la construction d’une démocratie et l’économie de marché. Si cet héritage complique singulièrement le passage au capitalisme, il nous aide à comprendre les phénomènes de résistance et la recherche d’alternatives aux réformes libérales en cours.

9 Le travail de Mircea Vultur est salutaire. En démontrant la centralité de la notion d’héritage dans le débat sur la transition, il rompt avec une décennie d’analyse présentéiste. En effet, après l’effondrement du communisme, les interprétations sociologiques privilégiaient l’approche qui insistait sur les processus d’effacement du collectivisme. Il est vrai que la rapidité des changements économiques – notamment la restauration de la propriété privée – et politiques, et la recomposition du pluripartisme allaient dans ce sens. Mais les structures sociales n’ont pas évolué à la même vitesse. Il existe des domaines de la vie sociale qui échappent fondamentalement au modèle occidental. L’agriculture en est un, et non le moindre. Le passage inéluctable au capitalisme, qui, en matière d’agriculture, peut se résumer à l’extension de la ferme productiviste, n’est pas garanti. Il est partiel et soumis à de fortes résistances. Selon Mircea Vultur, cela tient à l’« État social » né de quarante-cinq années de collectivisme, à « l’incompatibilité des comportements paysans avec l’économie de marché » (p. 179). Ce point est essentiel et mérite d’être discuté ; il doit donner lieu à d’autres recherches. Au risque de faire de l’héritage l’enjeu de débats et de jugements ambivalents –

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héritage négatif ou héritage positif –, il conviendrait de prolonger l’analyse de l’auteur en y intégrant d’autres approches disciplinaires. Ainsi, il serait intéressant d’aborder, sous l’angle de l’anthropologie, la question de la transmission des savoirs et des pratiques paysannes au sein de l’espace domestique, durant la période collectiviste. Il conviendrait également d’explorer davantage d’aspects de l’instrumentalisation des paysans par le régime communiste. S’il est vrai que les paysans étaient haïs par le pouvoir, ce dernier a largement puisé dans l’imagerie paysanne pour asseoir sa légitimité politique et sociale. Enfin, il est peut-être dommage d’avoir comme référent historique en matière de tradition paysanne le seul monde d’avant la Seconde Guerre mondiale. Contre toute attente, le système communiste pourrait avoir participé à l’émergence de comportements paysans. La question est ouverte.

10 Après un formidable travail d’éclairage conceptuel, l’ouvrage de Mircea Vultur nous invite à poursuivre la recherche. Il nous y convie dans la conclusion de son texte. Puisse-t-il être entendu.

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Philippe Gratton, La lutte des classes dans les campagnes. Paris, Anthropos, 1971, 482 p.

Michel Streith

1 L’ouvrage de Philippe Gratton, publié en 1971, semble désormais anachronique. Tout d’abord, il fait référence à la lutte des classes, une notion disparue des discours politiques et sociologiques depuis trois décennies. Ensuite, il l’applique à un champ d’investigation, les campagnes, « traditionnellement » absentes des analyses d’inspiration marxiste, au profit du monde ouvrier et urbain. Néanmoins, la « relecture » de ce texte éclaire aujourd’hui de manière originale la question du communisme agraire, du moins celle de ses prémisses.

2 La recherche couvre une période qui va des années 1870 au tout début des années vingt. Dans le premier chapitre, l’auteur rappelle les débats théoriques qui traversent les différentes composantes du marxiste naissant. Mais une constante demeure : la question paysanne se réduit à celle de la propriété, et les mesures proposées par les socialistes et les syndicalistes consistent en des mesures concrètes qui, à des degrés divers et pour des raisons de stratégie interne, négativisent la possession de la terre. Ce parti pris débouche sur des impasses programmatiques. En effet, au sein des cinq grandes tendances socialistes de la fin du XIXe siècle, les analyses divergent. Seuls les « guesdistes » et les « possibilistes » présentent un programme paysan. Les autres, « allemanistes, blanquistes ou indépendants », n’ont pas, à proprement parler, de ligne politique directrice en matière d’agriculture et ils se contentent de soutenir les constestations. Aux uns et aux autres il est difficile de mobiliser les petits propriétaires, les métayers du Bourbonnais mis à part. Cette impasse tient à la faiblesse des analyses socialistes portant sur le devenir de la paysannerie et à un objectif politique qui se limite à une éventuelle intégration des petites propriétés dans des structures collectives. Ce sont les conflits sociaux qui, petit à petit, viendront combler ce vide programmatique.

3 Philippe Gratton souligne l’importance de la question paysanne qui se syndicalise et s’investit dans les partis de gauche. Les chapitres suivants analysent dans le détail

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l’émergence et le développement des grandes grèves qui secouent le monde rural à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. À partir d’exemples précis, l’auteur définit la chronologie et le contexte des mouvements de protestation chez les bûcherons du Centre, les feuillardiers du Limousin, les résiniers landais, les viticulteurs du Midi méditerranéen, les viticulteurs de la Champagne, les ouvriers jardiniers et agricoles du Bassin parisien et les métayers du Bourbonnais. Il s’appuie sur un imposant appareil d’archives et sur une lecture détaillée de la presse locale et nationale.

4 Le choix de l’auteur, à savoir placer la grève au centre de la réflexion, nous permet de mieux cerner les interactions entre le capitalisme, le socialisme et le syndicalisme en milieu rural. Pour chaque cas d’étude, il faut adopter une grille de lecture qui tienne compte à la fois de la chronologie des grèves, des changements dans les rapports de production et des prises de position politiques ou syndicales.

5 Les grandes grèves en milieu rural se concentrent sur deux décennies, 1890-1910, avec des phases d’expansion, de repli et de reprise. Généralement, on observe deux stratégies : avant 1900, l’organisation est spontanée, proche de la révolte, la syndicalisation est contemporaine des luttes ; après 1900, les mouvements sont plus structurés et ils sont encadrés par des organisations professionnelles. L’adoption des idées socialistes précède les grèves et se poursuit après elles, et les luttes enrichissent toujours la réflexion au sein des partis. Il n’y a cependant pas de lien direct entre l’émergence d’un électorat socialiste et l’intensité des conflits. Si les grévistes trouvent dans le monde politique un relais à leurs revendications, cela ne se traduit pas systématiquement par un renforcement de la gauche en termes d’électorat. Enfin, et c’est un point crucial, dans les campagnes la pénétration du capitalisme est bien antérieure aux luttes syndicales et politiques. Philippe Gratton montre que les droits et les acquis des travailleurs agricoles sont remis en question dès les années 1850, phénomène qui s’accélère à partir de 1870. Et c’est là où les attaques des grands propriétaires sont les plus brutales qu’éclatent, quelques années plus tard, les grèves les plus dures. Cette approche met à mal l’idée courante qui veut que la propagation des luttes accentue la conscience politique ou que, inversement, elle en soit la conséquence. Une autre lecture est possible, qui tient compte de l’antériorité du capitalisme. Les exigences du monde capitaliste engendrent un nouveau prolétariat, lequel affronte le patronat et devient ainsi objet de répression. Ce paramètre sera à l’origine d’une radicalisation syndicale et politique. L’implantation du communisme agraire dans les années vingt ne sera que le fruit d’une terre sur laquelle se sont accumulés, par couches successives, capitalisme, syndicalisme et socialisme.

6 Cette relecture de l’ouvrage de Philippe Gratton est partiale et partielle. Si l’auteur n’explicite pas cette archéologie du communisme agraire, cela est sans doute dû au stade de développement de la sociologie rurale dans les années soixante-dix. Il nous faut revenir aux enjeux théoriques de cette période et aux débats que suscitait le communisme dans les campagnes, donc aux conditions de production de l’ouvrage. Dans son introduction, Philippe Gratton signale, à juste titre, le caractère innovant de son travail. Il constitue le premier pas vers une connaissance de la progression « des idées et des influences socialistes et communistes dans la paysannerie française ». Mais, trente ans plus tard, nous ne pouvons que constater la faible prégnance des recherches en ce domaine. De surcroît, La lutte des classes dans les campagnes devait précéder un ouvrage intitulé Le parti communiste et les paysans. Le projet figure dans une note de bas de page, mais ce livre n’a jamais vu le jour. Et, là encore, nous ne pouvons que regretter

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le peu d’intérêt des chercheurs pour ce sujet. Ce que traduit la bibliographie, parcellaire et trop souvent limitée à des mémoires, c’est-à-dire à des recherches en gestation.

7 Dans les premières pages de son livre, Philippe Gratton rappelle que, avant les années soixante-dix, son propos aurait été jugé aberrant, déplacé. Parler à la fois de paysannerie et de parti politique, surtout de gauche ou d’extrême gauche, aurait semblé incongru. Selon lui, « l’histoire des rapports de la paysannerie française avec les partis politiques reste donc toujours à écrire » (p. 19). Même en trois décennies nous n’avons guère évolué. Peut-être pouvons-nous supposer un lien entre la perte d’influence du monde rural en France – conjuguée à la difficulté des penseurs marxistes à aborder le thème de la paysannerie – et la faiblesse quantitative des études portant sur le communisme agraire.

8 Le texte de Philippe Gratton offre un double intérêt. Il nous éclaire sur une période méconnue des luttes dans le monde rural mais constitutive de savoirs politiques chez les paysans et nous invite à nous interroger sur l’histoire de la sociologie rurale française. En cela, il est toujours d’actualité.

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Comptes rendus

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Bertrand Vissac (avec le concours de Bernadette Leclerc), Les vaches de la République. Saisons et raisons d’un chercheur citoyen. Paris, INRA, 2002, 505 p. (« Espaces ruraux »).

Jean-Pierre Digard

1 Toute la valeur et toute la force de ce livre, témoignage portant sur la mutation de l’agronomie et plus particulièrement de la production du bétail en France dans la deuxième moitié du XXe siècle, tiennent à la personnalité de son auteur. Fils d’un agriculteur auvergnat « monté » à la capitale pour « faire l’Agro », Bertrand Vissac devint le chef du département de génétique animale de l’INRA et fut, à ce titre, l’un des principaux promoteurs de l’amélioration des races bovines après la guerre ; puis, après avoir « viré sa cuti » « en prenant conscience des limites de ces rapports volontaristes entre la recherche et l’action et des perspectives bio-technologiques qui les prolongeaient », il y fonda en 1979 le département SAD (systèmes agraires et développement) pour « aider la société à comprendre et à maîtriser l’utilisation des connaissances scientifiques sur le matériel vivant de l’agriculture » (p. 24).

2 Du chapitre I, censé initier le lecteur à l’évolution des stratégies de sélection des éleveurs au cours de l’histoire, depuis le Néolithique jusqu’à la première moitié du XIXe siècle, on retiendra surtout que les « races » de bétail n’ont guère plus d’une centaine d’années, qu’elles nous sont venues d’outre-Manche, non sans résistance de la part des paysans français, pour qui les vaches durham ressemblaient à des cochons. Mais ce long, trop long détour historique, et qui emprunte beaucoup à Nicholas Russel1, n’était peut-être pas indispensable.

3 L’apport original de l’auteur commence avec le chapitre II, consacré aux trente glorieuses et l’impulsion venue cette fois des États-Unis avec le plan Marshall. La certitude du progrès technique et économique entraîna la mise en œuvre d’une

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amélioration du bétail fondée sur les avancées de la physiologie, de la génétique et de la zootechnie et ce pour en tirer un profit maximum. C’est dans ce contexte qu’en 1946 fut créé l’INRA. Le fonctionnement de l’organisme était, à ses débuts, fortement marqué par l’idéologie des chrétiens de gauche de la JAC qu’animait « une foi quasi illimitée dans le progrès technique et dans ses bienfaits supposés au service de l’humanité » (p. 135). L’enthousiasme de ces promoteurs de la modernisation de l’élevage n’était, dans les années 1950-1955, tempéré que par le clivage entre adeptes et adversaires de l’insémination artificielle. L’élevage moderne était si bien partagé que le prix du beefsteak devint un indicateur clé du gouvernement, d’où le célèbre slogan « suivez le bœuf » lancé par le ministre du Commerce de l’époque, François Missoffe. De Gaulle lui- même conçut un grand dessein pour l’élevage : en créant un cadre de fonctionnement systémique à niveaux d’organisation emboîtés (national, départemental, etc.), à deux sens (montant et descendant), la loi sur l’élevage du 28 décembre 1966 entendait assurer la maîtrise technique collective de la génération animale et garantir à tous les éleveurs l’accès libre à un sperme de la meilleure qualité, grâce à l’insémination artificielle. Cette « véritable révolution silencieuse » (p. 170) connut cependant un bilan socio-économique contrasté : exportations en hausse, baisse des prix à la production, mais hausse des prix à la consommation et perte de 55 % des emplois agricoles ; sur le plan technique, les schémas de sélection favorisèrent en Europe occidentale le développement des hypertypes : blanc-bleu-belge pour la viande, holstein pour le lait. Comme le montre le chapitre III, cette période restera dans les mémoires comme une lune de miel entre des chercheurs et des acteurs engagés dans la sélection et la promotion des races animales (p. 27). La grande affaire du moment était la recherche expérimentale d’assemblages rationnels des trois constituants de base que représentaient le support reproductif (le « contenant »), l’information génétique (le « contenu ») et le milieu d’élevage :

4 Les grands domaines expérimentaux fleurirent : La Minière-Versailles, Bourges, Avord (avec le « vachotron »), Carmaux, Le Pin-au-Haras et d’autres encore accueillirent les tests portant sur l’intérêt de l’hypertrophie musculaire des races à viande, de la mixité ou de la spécialisation des populations traites, de la diversification des races paternelles pour la production de taurillons et du croisement des races maternelles allaitantes. Puis, de l’analyse expérimentale il fallut passer à la réalité des élevages. L’aura du « tout biologique » que conforta le Nobel français en 1965 était telle que ses interrogations critiques valurent à Bertrand Vissac de se faire traiter de « philosophe » – suprême injure ! – par certains de ses collègues (p. 280). Toujours est-il que les déséquilibres lait- viande et la crise des années soixante-dix débouchèrent sur les quotas de production.

5 C’est dans ce contexte que naquit la RCP2 Aubrac qui associa zootechniciens (dont Bertrand Vissac), historiens (tel Charles Parain) et ethnologues (André Leroi-Gourhan, Georges-Henri Rivière, Corneille Jest) pour procéder à l’étude croisée d’un système d’élevage appréhendé dans sa globalité. À la différence de mariages (relativement) ratés entre sciences humaines3, la RCP Aubrac mérite de rester dans les annales comme

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l’expérience pilote de l’approche pluridisciplinaire d’un système de production malgré, encore une fois, les commentaires peu amènes du camp des « pragmatiques » selon lesquels cette recherche allait valoriser des éleveurs archaïques en leur faisant ainsi « manquer le train du miracle breton » (p. 291). Or, non seulement la RCP Aubrac a donné des résultats, ne serait-ce qu’en favorisant la maîtrise de la génération animale dans le respect de l’« esprit des lieux » (la race aubrac), par un établissement humain auparavant menacé par l’« esprit du ranching américain » (le croisement avec le charolais), mais elle a fourni les instruments permettant d’intervenir « aux marges de l’empire technique » : implantation d’une population bovine dans des groupes humains isolés à La Réunion et en Guyane, intégration de l’innovation technique dans des cultures paysannes de Corse et de Côte d’Ivoire.

6 Tentant, dans le cinquième et dernier chapitre, une synthèse entre les certitudes exagérées du tout biologique et les flous du relativisme ethnologique, l’auteur passe la filière génétique animale française au crible du « biopouvoir » (concept qu’il emprunte à Michel Foucault), en quête d’une attitude plus citoyenne à l’occasion des innovations touchant le vivant domestiqué. Celle-ci voudrait, selon lui, que l’on soit plus modéré quant au productivisme et à la spécialisation et que l’on tende vers un nouvel objectif de développement durable. Elle nécessiterait un nouveau contrat impliquant la nation, ses éleveurs et ses chercheurs, et ce pour davantage, non de productivité comme dans les années soixante, mais de développement durable des territoires. Plus précisément, les « contrats territoriaux d’exploitation » devraient permettre de prendre en compte la nécessaire multifonctionnalité de l’élevage à travers des populations bovines variées adaptées aux divers systèmes agraires : 1) des populations non établies comme races et limitées à un berceau géographique (Corse) ; 2) des races régionales possédant une UPRA (Union nationale de promotion de race) comme l’aubrac, la salers ou la tarine ; 3) des populations spécialisées (normande, pie-rouge alpine) ; 4) des variants géographiques aux clones (holstein).

7 L’ouvrage est nourri par une abondante documentation dont témoigne la bibliographie comportant quelque 250 titres. Cette matière n’est cependant pas exempte de défauts, notamment pour ce qui concerne les sciences sociales – déformation professionnelle de biologiste ? – : l’auteur ignore certains ouvrages4, fait référence à des travaux secondaires ou grand public5 ou encore mal compris, tel A.-G. Haudricourt présenté, page 467, comme un adepte du déterminisme climatique ! ; enfin – tic d’agronome ? –, il oublie de façon remarquable des travaux effectués par et sur les vétérinaires6.

8 Que penser, au total, de ces « vérités d’un chercheur citoyen » ? Leur lecture laisse une impression mélangée. Autant les prises de position de ce spécialiste de génétique animale passé à l’économie et à la sociologie rurales paraissent décapantes et salutaires, autant leur crédibilité semble quelque peu affaiblie par le décalage, frappant, qui existe entre la compétence et le langage technique du zootechnicien et du généticien d’une part, et, d’autre part, les insuffisances, les naïvetés et la langue de bois qui entachent les parties consacrées aux sujets relevant des sciences humaines. Loin de constituer un simple témoignage, comme peut le donner à croire son titre aux accents à la fois bucoliques et militants, ce livre apparaît plutôt, à la lecture, comme un essai scientifique souvent ardu, parfois inégal, mais toujours captivant et généreux.

9

10 P.S. Au moment de mettre ces lignes sous presse, nous apprenons le décès de Bertrand Vissac, à l’âge de 73 ans, survenu à Langeac (Haute-Loire) le 1er septembre 2004. La

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Rédaction d’Études rurales présente à sa famille ses sincères condoléances et rend hommage à la mémoire d’un homme de conviction, d’un chercheur courageux et d’un agronome remarquablement ouvert aux problèmes et aux sciences de l’homme.

NOTES

1.. Like Engendring Like. Heredity and Animal Breeding in Early England. Cambridge, Cambridge University Press, 1986. 2.. Recherche coopérative sur programme. 3.. Voir les constats tantôt désenchantés tantôt ironiques d’André Burguière, Bretons de Plozévet, Flammarion, 1977, et d’Edgar Morin, Journal de Plozévet, Bretagne, 1965, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2001. 4.. J.-P. Digard, L’homme et les animaux domestiques, Fayard, 1990 ; J.-L. Mayaud, 150 ans d’excellence agricole en France, Belfond, 1991. 5.. Par exemple cet article de P. Bouretz sur M. Foucault dans un Magazine littéraire de 1994. 6.. R. Hubscher, Les maîtres des bêtes, Odile Jacob, 1999.

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Willem Floor, Agriculture in Qajar Iran. Washington D.C., Mage Publishers, 2003, 692 p.

Jean-Pierre Digard

1 Sous les Qâjâr, dynastie turcophone d’origine tribale qui régna sur la Perse de 1787 à 1925, le pays connut des transformations considérables qui conduisirent, sur le plan politique, à la révolution constitutionaliste de 1906-1911 et à la prise du pouvoir par le moderniste et tyrannique Rezâ Shâh (1925-1941). Dans le domaine agricole, l’Iran conserva longtemps une économie de subsistance qui entretenait un commerce chroniquement déficitaire avec l’Inde (par le golfe persique), déficit compensé – mais pas toujours – par les exportations de certains produits, au nord vers la Russie et à l’ouest vers la Turquie ottomane voisines. La population iranienne était alors agricole à 80 %.

2 Selon une opinion dominante parmi les chercheurs, l’agriculture iranienne du XIXe siècle, pourtant période de grand changement, représentait un secteur en stagnation, qui fut la cause de l’appauvrissement de la population et l’origine de la dépendance économique de l’Iran durant tout le XXe siècle. Willem Floor est d’un avis contraire. Pour lui, cette opinion a le tort de se fonder trop exclusivement sur les chiffres des exportations, déficitaires, et celui de méconnaître la fonction interne, structurante, de l’agriculture, qu’avaient déjà mise en évidence trois chercheurs au moins, Ann K. S. Lambton1, Vahid F. Nowshirvani2 et Gad Gilbar3. La question est donc, pour notre auteur, de savoir si l’Iran rural est, au XIXe siècle, passé d’une agriculture vivrière à une agriculture commerciale, et si cette transition est le fait de changements structurels ou simplement due aux évolutions déjà en cours.

3 Pour tenter d’y répondre Willem Floor entreprend de dresser, sur la base d’un vaste dépouillement de la littérature et des archives, surtout britanniques, néerlandaises et persanes, un tableau complet de l’agriculture iranienne à l’époque qâjâr. Après avoir décrit les conditions de commercialisation des produits agricoles (partie I) et d’accès à la terre, notamment à travers les relations villes-villages (II), puis les structures sociales (III) et les conditions de vie de la population rurale (IV), l’auteur passe en revue les

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principales techniques agricoles (partie V) et plantes cultivées (partie VI), sans oublier les fibres (soie, laine, coton…), les espèces addictives (opium, tabac, thé), les gommes, les plantes tinctoriales, les épices et l’eau de rose. Dans cet ensemble, l’élevage (partie VII) fait un peu figure de parent pauvre, sans doute parce qu’il est pour l’essentiel aux mains des tribus, sur lesquelles la documentation historique fait souvent défaut. Les touches finales sont apportées par les activités non agricoles (poterie, chaussures, tapis, charbon) (VIII) et l’exploitation des ressources forestières et halieutiques (IX). Les quelques blancs qui subsistent dans ce tableau sont volontaires, le lecteur étant invité à se reporter aux autres ouvrages du même auteur4.

4 À lire Willem Floor on voit bien que, vers 1850, d’une agriculture prémarchande l’Iran s’oriente vers une agriculture commerciale. Mais on reste toujours perplexe lorsqu’il s’agit de trancher entre changement structurel ou évolution de structures. En 1840, l’économie iranienne était déjà bien intégrée, avec des échanges interrégionaux actifs. Mais ceux-ci étaient néanmoins freinés, non pas tant par l’insuffisance de l’offre que par l’insuffisance de la demande, et ce en raison de bénéfices que réduisaient des coûts de transport élevés du fait surtout de la quasi-absence de voies de communication. En 1900, on se heurtait aux mêmes obstacles. Entre 1860 et 1910, dans certaines parties ou secteurs de l’Iran, la faiblesse des échanges interrégionaux a été compensée par le développement des échanges internationaux lié à la présence de plus en plus nombreuse des Européens et des Russes.

5 Le niveau de vie des paysans dépendait beaucoup, et directement, des facteurs naturels. Pour augmenter leur production les villageois disposaient de plusieurs moyens. Ils pouvaient valoriser leurs terres (en surface ou grâce à davantage d’irrigation et de travail), améliorer leur productivité (notamment par des apports d’engrais), pratiquer des cultures plus rémunératrices (opium, coton, soie, tabac, fruits), ou enfin développer des activités non agricoles (tapis). La mise en œuvre de la plupart de ces moyens nécessitait des capitaux, soit indigènes (commerçants des bâzâr investissant dans la culture du pavot) soit étrangers (négociants de Lyon ou de Liverpool spécialisés dans l’exportation de la soie ou du coton). Les premières victimes des spéculateurs étaient, d’une part les paysans qui, en cas d’incident de parcours, se retrouvaient sans terre (khoshneshin), d’autre part les ouvriers agricoles (mozdur). La parade résidait dans le repli prudent sur des cultures vivrières, ce qui a contribué à figer durablement le système, à encourager le conservatisme des propriétaires, à éloigner les investisseurs et à retarder la monétarisation de l’agriculture. C’est aussi pourquoi l’Iran rural a longtemps présenté, bien après 1925, l’aspect d’une mosaïque d’îlots d’ancien système et de larges pans intégrés à l’économie mondiale.

6 Voilà donc, au total, sur un domaine relativement négligé par l’histoire classique de l’Iran, un livre largement et solidement documenté, aux conclusions novatrices et stimulantes, le tout utilement complété par une bibliographie de quelque 650 références et par un index d’un millier d’entrées. Le plaisir du lecteur est cependant quelque peu gâché par de nombreuses imperfections de détail : transcription erronée ou imprécise, absence de traduction des termes persans, dépouillement bibliographique inégal, classement alphabétique des noms d’auteur défectueux, reproductions trop petites et exemptes d’indication de sources… Il faut dire que l’auteur est employé à la Banque mondiale, où il est spécialiste des questions énergétiques, et que l’histoire de l’Iran est son violon d’Ingres. Voilà qui incite à plus d’admiration que de sévérité !

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NOTES

1.. Landlord and Peasant in Persia. Londres, Oxford University Press, 1969. 2.. The Beginning of Commercialized Agriculture in Iran. New Haven, Conn., Yale University Press, 1975. 3.. « Persian Agriculture in the Late Qajar Period, 1860-1906. Some Economic and Social Aspects », Asian and African Studies 12 (3), 1978, pp. 312-365. 4.. En particulier : The Persian Textile Industry in Historical Perspective 1500-1925. Paris, L’Harmattan, 1999, et The Traditional Crafts in Qajar Iran (1800-1925). Costa Mesa, Cal., Mazda, 2003.

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Jack Goody, L’islam en Europe : histoire, échanges, conflits. Paris, La Découverte, 2004, 177 p.

Yazid Ben Hounet

1 « Il y a fort à parier que l’orientation de cet ouvrage ne trouvera pas un écho très favorable dans les cercles du pouvoir des grandes puissances. » (P. 16) Ainsi s’exprime Jack Goody dans l’introduction de ce livre engagé et qui vient fort heureusement recadrer le débat trop passionnel sur l’islam (en particulier depuis les événements du 11 septembre et l’occupation de l’Irak). Dans cet ouvrage, rédigé pour un large public et qui reprend certaines conclusions de deux livres plus denses1, Jack Goody critique le fait que l’islam soit défini en tant que civilisation « autre » par l’Europe et plus largement par l’Occident. La thèse principale qu’il défend est que l’islam, bien que souvent écarté de la tradition judéo-chrétienne, lui est en fait consubstantiel et fait également partie intégrante de l’histoire et de l’actualité de l’Europe.

2 L’ouvrage se compose de quatre chapitres-articles : « Treize siècles d’échanges », « Icônes acides et nettoyages ethniques », « L’islam et le terrorisme », « Les talibans, Bamyan et nous – l’Autre des musulmans » qui abordent des question récurrentes et d’actualité à propos de l’islam. Dans le premier chapitre, le plus long, Jack Goody resitue le rôle de l’islam dans l’histoire du continent européen. Tout en récapitulant le déploiement géographique (conquêtes arabes par le sud, puis ottomanes et mongoles par l’est) et les trois axes (militaire, religieux et politique) de la pénétration de l’islam en Europe, l’auteur donne à voir la complexité et la diversité des mouvements tant humains, politiques et culturels que religieux initiés par la diffusion de l’islam. Loin de s’arrêter à la seule analyse des conquêtes militaires, Jack Goody au contraire souligne les influences et les empreintes multiples attribuables à l’expansion de l’islam en Europe. Par ailleurs, en montrant quelles ont été, sur la longue durée, les contributions de l’islam en Europe (sans pour autant omettre les situations conflictuelles), l’auteur remet en question le jugement ethnocentrique qui s’est développé au XIXe siècle et qui voulait voir dans la religion musulmane un frein au progrès. Outre les apports culturels et scientifiques (architecture, médecine, astronomie…) dus aux penseurs musulmans,

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lesquels ont largement contribué à la transmission de l’héritage grec, il relève aussi les influences de l’islam dans des domaines jusqu’à présent peu connus, notamment l’agriculture (pp. 71 sq.), la littérature (en particulier la poésie lyrique et la littérature romantique), la musique et les techniques culinaires, ainsi que le rôle de Venise en tant que point de rencontre entre l’Orient et l’Occident. Il met également en lumière la faiblesse des explications relatives aux différences entre les valeurs de l’islam et celles de l’Europe judéo-chrétienne, notamment celles de liberté et d’égalité. Le chapitre, pour finir, traite de l’immigration. Jack Goody insiste sur le fait que l’islam est aujourd’hui une religion majeure en Europe, d’où la nécessité de compter avec elle. En s’appuyant sur les cas de l’Italie et de la France, il situe le rôle actuel de l’islam en Europe à partir de certains de ses modes d’expression (réseaux, mouvements de revendications…). Ce premier chapitre, qui constitue l’analyse la plus dense de l’ouvrage, aborde de manière assez synthétique le rôle de l’islam dans l’histoire de l’Europe. On peut arguer qu’il est difficile de relater, en une centaine de pages, treize siècles d’échanges. Mais l’entreprise habilement menée et destinée à un large public est, dans le contexte actuel, tout à fait bienvenue car elle recadre de manière très pertinente le débat concernant le rôle de l’islam en Europe. À l’opposition tranchée et schématique entre l’islam et l’Occident, Jack Goody rétorque par une analyse érudite et fine du contact et de l’échange culturel.

3 Dans le deuxième chapitre, l’auteur insiste sur la religion, facteur de différenciation plus important que l’identité ethnique ou nationale, notamment dans les situations de conflits. Pour lui, la question ethnique est bien souvent « l’arbre qui cache la forêt ». Il remet ainsi en cause les conceptions qui ont longtemps dominé et qui ont déconsidéré la religion en tant que phénomène de première importance s’agissant des enjeux et antagonismes identitaires. Pour Jack Goody, la religion, en tant que système idéologique, imprègne et divise profondément les sociétés. Cette analyse ne vaut pas seulement pour l’islam, mais on comprend pourquoi la question de l’islam en Europe a suscité et suscite toujours autant de réactions. Ainsi soutient-il qu’aujourd’hui encore le « nettoyage ethnique » qui a présidé à la constitution de nombreux États est souvent – mais pas toujours – motivé par des facteurs religieux (p. 141). Abordant la question du terrorisme dans le troisième chapitre, Jack Goody rappelle qu’il s’agit là d’une notion très élastique (p. 149) et que le fait de réduire l’adversaire à un terroriste n’aide pas à comprendre ses vues politiques ou religieuses. Il conteste les raccourcis entre islam et terrorisme et souligne par ailleurs les rapprochements entre les actes de terreur des mouvements dits terroristes et ceux des soi-disant États de droit, notamment Israël. Dans le dernier chapitre, l’auteur traite de la destruction par les talibans des statues géantes de Bamyan et il ouvre le débat sur le problème plus général du rapport de l’image à la divinité. Il rappelle que le rejet des icônes n’est pas propre à l’islam : on le retrouve également dans l’histoire du protestantisme et du judaïsme. L’auteur nous montre, en effet, que si l’aversion pour l’image est récurrente dans l’histoire de l’islam elle l’est aussi dans celle de l’Europe judéo-chrétienne. Reprenant les analyses de Walter Benjamin, il avance pour conclure que c’est paradoxalement l’omniprésence des images qui a mis fin à cette aversion au cours de l’histoire de l’Europe.

4 L’approche de Jack Goody vient compléter avec bonheur celles d’un Edward W. Said2 ou d’un Maxime Rodinson3. À leur manière, ceux-ci ont participé à la critique de la perception occidentale de l’islam et de l’idée reçue d’une opposition entre Orient et Occident. Jack Goody prolonge ce débat, non plus en insistant sur l’image que l’on a de l’islam, mais en révélant de manière très concrète les multiples liens qui se sont tissés

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entre l’islam et l’Europe. L’ouvrage de Jack Goody aide à éclairer le rôle de la religion en tant que facteur identitaire et partie prenante dans les situations de conflits. On appréciera par ailleurs les quelques mises au point concernant les rapports de l’islam avec le terrorisme et la question iconique.

NOTES

1.. J. Goody, L’Orient en Occident. Paris, Le Seuil, 1999 (The East in the West. Cambridge, Cambridge University Press, 1996) et La peur des représentations. L’ambivalence à l’égard des images, du théâtre, de la fiction, des reliques et de la sexualité. Paris, La Découverte, 2003 (Representations and Contradictions. Ambivalence towards Images, Theatre, Fiction, Relics and Sexuality. Oxford, Blackwell, 1997). 2.. E.W. Said, L’orientalisme, l’Orient créé par l’Occident. Paris, Le Seuil, 1997 (1re éd. française, 1980 ; 1re éd. anglaise : Orientalism, New York Vintage Books, 1978). 3.. M. Rodinson, La fascination de l’islam. Paris, Maspero, 1980. Réédité à La Découverte en 1993.

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Hosham Dawod ed., Tribus et pouvoirs en terre d’Islam. Paris, Armand Colin, 2004, 304 p.

Yazid Ben Hounet

1 Répondant à certains questionnements suscités par l’actualité politique au Proche- Orient (à propos du rôle des tribus dans le contexte de l’occupation de l’Irak et de la guerre en Afghanistan), cet ouvrage se veut plus largement une contribution à l’analyse du fait tribal en terre d’Islam. Il réunit à cet effet les textes de différents spécialistes du monde musulman, lesquels abordent le rôle actuel des tribus dans divers pays du Maghreb (Alain Mahé, Mohamed Tozy et Abderahmane Lakhassi), du Moyen-Orient (Martin van Bruinssen, Hosham Dawod) et d’Asie centrale (Olivier Roy, Pierre Centlivres), mais aussi les influences historiques de l’islam dans le système tribal (Constant Hames), les structures de la tribu et les fondements de la hiérarchie et du pouvoir en milieu tribal (Pierre Bonte). Deux textes enfin viennent élargir le débat en proposant des analyses théoriques sur la notion de tribu dans le contexte de la mondialisation (Jonathan Friedman) et en rapport avec les concepts d’ethnie et d’État (Maurice Godelier).

2 L’influence de la tribu dans le contexte du développement de l’islam a été longuement étudiée, celle de l’islam sur le monde tribal peut-être moins1. En ce sens, la mise au point que nous fournit Constant Hames, certes incomplète du fait qu’il ne s’agit que d’une contribution, permet d’apprécier la manière dont s’imbriquent islam et tribus. Hames esquisse en effet quelques transformations des structures tribales dues au développement de l’islam. Ainsi retient-il trois faits importants : le droit successoral musulman qui a influencé les systèmes d’héritage, donc le régime de filiation dans certaines tribus ; les mouvements prophétiques – mais aussi le développement des confréries – qui ont entraîné des réorganisations au niveau des hiérarchies tribales et des jeux d’alliances, et se sont répercutés sur le déplacement ou l’extension de territoires tribaux ; et l’écriture qui a joué un grand rôle en permettant de fixer des généalogies (tarikh), de créer des actes de propriété (agd), d’élaborer des talisman (hîjab), renforçant ainsi au sein de la tribu le pouvoir des hommes de religion et des clercs.

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3 Ayant choisi le Sahara occidental comme laboratoire tribal potentiel – on y observe plusieurs formes tribales –, Pierre Bonte nous livre dans son papier quelques précisions concernant la structure de la tribu et la nature du politique dans ce milieu. Reprenant certaines analyses d’Ibn Khaldûn, l’auteur souligne le caractère partiellement idéologique de la filiation (nasab) et met en exergue l’importance, dans la constitution des solidarités tribales, des rapports entretenus par l’intermédiaire des femmes (silât al- arham : « liens de l’utérus ») et celle du consensus (muta’ araf) autour de la représentation du nasab. Se démarquant de l’approche segmentaire, Pierre Bonte montre comment s’établissent les hiérarchies tribales, notamment par les pratiques de compétition, de défi et de protection. En insistant sur les capacités de fermeture (mariage arabe) et d’ouverture des alliances matrimoniales en milieu tribal, il rappelle la grande souplesse du modèle tribal et sa compatibilité avec des hiérarchies et un pouvoir centralisé. L’analyse de Pierre Bonte contribue à resituer la complexité et la capacité d’adaptation de ce système. Cette mise au point, qui se base sur de nombreuses observations menées au Sahara occidental, est d’importance pour comprendre le fonctionnement du système tribal et, partant, les rapports de pouvoirs et le politique en milieu tribal.

4 Critiquant la pertinence de l’opposition tradition/modernité, Alain Mahé rappelle la manière dont les assemblées villageoises de Kabylie (tajmats) ont su se transformer et s’adapter à un ordre politique imposé par l’État français d’abord, algérien ensuite, et il évoque l’investissement des plus jeunes, en particulier à partir de 1980, année du mouvement culturel berbère. Si l’auteur estime que la tribu n’a plus aucune existence politique depuis la fin du XIXe siècle et que la perte de vitalité des lignages profite à la cohésion du village, il remarque tout de même que celle-ci (dont la cohérence est surtout fonction de la permanence de son territoire comme unité administrative) demeure tout de même le cadre de réseaux de socialité privilégiés. Dans leur contribution, Mohamed Tozy et Abderahmane Lakhassi reviennent sur la théorie segmentaire et sur celle des leff-s pour en souligner là encore les limites. Puis, dans leur tentative pour rendre compte de l’actualité du fait tribal dans le Maroc contemporain, les auteurs nous montrent comment la tribu peut servir de levier dans le domaine du développement et ils entendent ainsi prouver sa survie, fortement modifiée certes, au niveau local. Donc, si sous sa forme d’antan, à savoir une entité composée de douars, la tribu n’existe plus, elle demeure néanmoins sous l’aspect de la coopérative ethnolignagère.

5 La capacité d’adaptation du modèle tribal à un contexte étatique est encore attestée au Moyen-Orient. Abordant les rapports entre États et tribus chez les Kurdes, Martin van Bruinssen rend compte de la manière dont les alliances et solidarités tribales arrivent à se pérenniser, avec toutefois quelques ajustements. La formation de milices kurdes par les États irakien et turc, les élections et la contrebande s’appuient sur ces alliances et solidarités et, quelque part, les maintiennent. Dans son analyse de la situation irakienne sous Saddam Hussein ou, plus récemment, sous l’occupation militaire étrangère, Hosham Dawod insiste sur la persistance et le renouveau du type d’allégeance factionnelle et de l’esprit de corps (açabîyyâ) propres au modèle tribal et à son éthique. Il souligne l’importance de l’État dans le maintien, la subordination et l’essor de certaines formes de structures triballes et claniques. Et si les tribus ne sont pas totalement impliquées dans le jeu du pouvoir, elles peuvent cependant bénéficier,

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par le biais de leurs cheikhs et des grandes maisons, de certains avantages que leur offre le pouvoir central ou, actuellement, l’armée d’occupation.

6 Olivier Roy et Pierre Centlivres, dans leurs contributions respectives, élargissent l’analyse du fait tribal en la rattachant à celles de l’ethnie, des nationalités et de l’État. Pour Olivier Roy, si le système tribal a perdu sa spécificité du fait de l’évolution contemporaine, le jeu plus général des açabîyya (groupes de solidarité que l’auteur définit comme un réseau reposant sur les relations familiales et personnelles) reste cependant fondamental pour la compréhension du politique dans les régions du Moyen-Orient et de l’Asie centrale. Olivier Roy soutient notamment que les groupes de solidarité sont le fait d’« une recomposition de réseaux d’allégeances dans un espace politique et territorial définitivement modifié par le fait de l’État » (p. 42). Mettant en évidence l’importance du critère territorial et les différences entre les groupes de solidarité dues aux découpages administratifs et aux modalités de gestion territoriale (notamment les systèmes kolkhozes et sovkhozes), l’auteur souligne par ailleurs la perspicacité de la thèse de Bénédict Anderson2 quant à l’avènement des nationalités dans les États anciennement sous dépendance. Outre les recompositions des açabîyyâ par l’État, l’auteur aborde enfin celles qui relèvent d’un branchement sur l’extérieur, du fait notamment de l’émigration, du rôle des commandants (en temps de guerre et dans leurs rapports avec les ONG), des confréries soufies… Pierre Centlivres associe la dynamique tribale afghane à la construction de l’État d’une part, aux mouvements du renouveau islamique de l’autre. Il met en exergue le rôle des tribus afghanes en tant qu’auxiliaires de la construction de l’État, sans négliger les tensions existant entre ces dernières et le pouvoir central. Il traite de la place de l’islam, en particulier celle des mullahs (des « mad mullahs »), dans le processus d’unification tribale. Revenant sur le présupposé du tribalisme, l’auteur remarque que les tribus afghanes ne sont nullement opposées à la constitution d’un État et d’une nationalité afghans pour autant que l’État soit efficace et s’attache à redistribuer places et pouvoirs.

7 Deux contributions théoriques et de portée plus globale (ne concernant pas seulement le monde musulman) viennent clôturer l’ouvrage. Dans la première, Jonathan Friedman met en relation l’analyse du fait tribal avec les soubresauts de la mondialisation et le déclin hégémonique des États-Unis. Selon lui, les fissures qui apparaissent dans l’ordre du système mondial entraînent une désintégration des grandes entités politiques, une fragmentation qui va du haut vers le bas. Pour rendre compte de ce phénomène, Jonathan Friedman préfère parler d’ethnisation et suggère d’utiliser le terme de néo- tribalisme plutôt que de tribu, ce qui, d’après l’auteur, convient mieux à sa forme contemporaine. Dans la seconde, Maurice Godelier définit les distinctions entre tribu, ethnie et État, et souligne très concrètement le caractère fortement solidaire des communautés tribales. Ainsi, « appartenir à une ethnie vous donne une identité culturelle et linguistique […], mais ne vous donne ni terre ni femme ni pain. C’est seulement l’appartenance à une tribu qui vous les donne » (p. 291). Réfutant l’opposition radicale entre société étatique et société tribale, il rappelle que dans nombre de sociétés étatiques la tribu coexiste avec le développement de l’État. Enfin, l’auteur aborde la question du pouvoir politico-religieux et le rôle des contenus imaginaires du pouvoir.

8 Tribus et pouvoirs en terre d’Islam est un ouvrage qui s’inscrit dans un débat déjà engagé par plusieurs travaux assez récents3. Ces derniers ont par ailleurs insisté sur le rôle actuel des tribus, de la symbolique et des solidarités tribales au sein des États du monde

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musulman. L’ouvrage dirigé par Hosham Dawod est intéressant en ce qu’il nous fournit sur la question des analyses variées, parfois complémentaires, parfois divergentes. À ce propos, un travail introductif de mise en perspective aurait été profitable pour apprécier les apports et les limites des différentes contributions. Les thèses développées ne sont certes pas nouvelles mais l’intérêt de l’ouvrage réside dans le fait qu’il récapitule certaines conclusions importantes sur le sujet tout en abordant différents terrains du monde musulman. On appréciera, entre autres, l’ouverture théorique sur la question du grand retour de la tribu (J. Friedman et M. Godelier). Toutefois, il est regrettable que l’ensemble n’ait pas fait l’objet d’une relecture attentive.

NOTES

1.. Parmi les quelques ouvrages abordant ce sujet, cf. Ahmed Akbar et David M. Hart eds., Islam in Tribal Societies. From the Atlas to the Indus. Londres, Routledge et Kegan Paul, 1984. 2.. Imagined Communities. Londres, Verso, 1983. 3.. Notamment le numéro spécial coordonné par Pierre Bonte : Tribus en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, L’Homme n° 102, 1987 ; P.S. Khoury et J. Kostiner eds., Tribes and State Formation in the Middle East, Oxford, University of California Press, 1994 ; P. Bonte, É. Conte et P. Dresch eds., Émirs et présidents. Figures de la parenté et du politique dans le monde arabe. Paris, CNRS Éditions, 2001.

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Laurence Bérard et Philippe Marchenay, Les produits de terroir. Entre cultures et règlements. Paris, CNRS Éditions, 2004, 229 p.

Mohamed Mahdi

1 Associant les concepts de produit et de terroir, le terme « produit de terroir » désigne des productions agricoles et alimentaires liées à un lieu, à une société et à une culture. De plus en plus convoités, ces produits entrent aujourd’hui dans le débat portant sur la relation qu’entretiennent le national et le local, le microdéveloppement local et les cultures régionales.

2 L’attrait pour ces productions est ici présenté comme une réaction à la surmodernité et à l’évolution des sociétés qui remettent en cause des éléments aussi structurants que le temps et l’espace. Pour Bertrand Hervieu, rapportent les auteurs, « l’agriculture contemporaine a modifié le rapport à la terre […] elle est en passe de devenir une activité à localisation précaire et révisable ». Les aliments deviennent des objets comestibles non identifié, détachés à la fois du temps et du lieu de leur élaboration.

3 Ces productions agricoles recouvrent des réalités nombreuses et variées et toutes s’inscrivent dans une culture. Paradoxalement, elles sont mal connues et leur spécificité culturelle reste ignorée. C’est pour cette raison, entre autres, qu’elles se sont constituées en un vaste domaine de recherche auquel participent économistes, sociologues, géographes, agronomes, etc.

4 L’ouvrage explore le champ très peu étudié qu’est l’ethnologie des productions agricoles, « ce qu’elles sont concrètement, la façon dont elles s’élaborent, les savoirs et pratiques qu’elles mettent en œuvre, la place qu’elles occupent dans la société, les usages alimentaires sur lesquels elles reposent ».

5 Très explicite, la démarche adoptée par les auteurs s’appuie sur des matériaux patiemment collectés et analysés, un corpus d’une connaissance approfondie des produits de terroir qui a servi à aborder « des questions plus générales ayant trait à la

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tradition, au statut des produits, au sens de la durée, aux préférences alimentaires ou au contenu du lien à un lieu ».

6 Le résultat de cette recherche est exposé en trois parties riches par la pertinence des questions qu’elle pose et par la qualité des réponses qu’elle contribue à apporter. Ces parties concernent respectivement l’identification et la connaissance des produits, la réglementation qui les protège et ses effets, et, enfin, leur valorisation. Qu’est-ce qu’un produit de terroir ? 7 « Produits de terroir » est une expression fourre-tout qui renseigne mal sur le monde complexe qu’elle définit. Clarifier ce terme passe par un travail très fouillé qui inventorie quelque 200 produits de terroir dans la région Rhône-Alpes et que complètent des investigations menées dans le Tras-os-Montes (Portugal), en Catalogne (Espagne), en Émilie-Romagne, en Ligurie et dans le Piémont (Italie).

8 Si ces produits sont si difficiles à définir, c’est parce qu’ils sont foisonnants et relèvent de secteurs qui vont des produits laitiers à la charcuterie en passant par une gamme qui inclut aussi bien les boissons fermentées que les huiles ou les farines.

9 Pour apprécier ces produits il faut savoir les préparer, les accommoder et les consommer. On le voit, ces produits se situent au croisement du naturel et du culturel.

10 Inscrits dans le temps et dans une histoire, c’est l’ancrage historique qui donne du sens au lieu – terroir – auquel ces produits sont rattachés.

11 Aussi, « pour organiser et penser cette diversité », les auteurs retiennent-ils les critères d’espace, de temps et de savoir-faire. Comment protéger ces produits ? 12 Le fait de désigner un produit par son lieu d’origine établit de façon quasi spontanée un lien entre la provenance, la qualité et la notoriété. Mais la notoriété qui s’attache alors au produit l’expose à des abus. La protection du nom géographique d’un produit devient donc un enjeu et sa réglementation à l’échelle nationale et européenne soulève de nombreuses questions.

13 Comment concilier les réglementations nationale et européenne ? Dans le marché unique européen, la réglementation (éditée le 14 juillet 1992, elle propose un cadre juridique destiné à préserver la relation entre un produit et un lieu ou une tradition) rencontre des problèmes d’application et peut s’inquiéter du devenir de ces productions « de qualité particulière » et, plus largement, de celles qui sont propres à chaque État.

14 Comment attester l’origine d’un produit ? L’histoire joue un rôle dans les procédures de légitimation visant la protection mais, la preuve historique n’étant pas toujours aisée à apporter, les producteurs recourent à la construction mythique (narration, anecdote, légende). L’histoire et le mythe se joignent alors pour asseoir l’ancrage temporel d’un produit.

15 Comment délimiter le territoire ? Délimiter un territoire c’est par la même occasion enlever à d’autres la prétention de porter son nom géographique. Qu’est-ce qui peut justifier cette exclusivité ? Pour les auteurs « ce sont les activités anthropiques – savoirs, mode d’organisation sociale, pratiques et représentations – qui vont donner un sens à ce lien au lieu ». Ce qui en somme définit le terroir, c’est sa potentialité physique (prédispositions, aptitudes) révélée par l’activité humaine.

16 Comment prouver la typicité ou la « qualité particulière » d’un produit ?

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17 La zone de protection que l’on propose tient à la combinaison de critères écologiques avec des savoir-faire locaux et la situation économique actuelle et historique, le tout pondéré par la logique politique locale. Dans les faits, soulignent les auteurs, et devant des règles du jeu aussi peu précises, les critères économiques tendent à primer sur les autres.

18 Comment faire valoir la dimension culturelle pour défendre la typicité ? Il faudrait consigner la culture technique locale, ce qui ne va pas de soi parce que celle-ci n’est pas immuable. Elle est souvent le lieu de confrontation entre un savoir traditionnel et un savoir scientifique. Par ailleurs, parce qu’elle n’est pas homogène, bien au contraire, elle est très diversifiée. Opérer des choix dans la culture technique locale, ce serait perdre cette richesse qu’offrent les variantes de chaque produit. Comment valoriser les produits de terroir ? 19 La troisième partie est consacrée à la mise en valeur de la spécificité culturelle. En effet, la dimension culturelle ajoutée aux produits alimentaires peut aisément se traduire par des retombées économiques. Cette plus-value dépend de la dimension patrimoniale conférée au produit. Alors comment patrimonialiser ?

20 Les auteurs montrent comment la notion de patrimoine, en s’élargissant pour inclure aussi bien des monuments que des hommes vivant aujourd’hui, a ouvert de nouvelles perspectives à l’acte de patrimonialiser les produits du terroir. Ceux-ci forment dès lors un patrimoine « en activité » et qui « participe au devenir de la société locale ».

21 La garantie que constitue l’obtention d’une AOC ou d’une IGP (Indication géographique protégée) donne au produit valeur de patrimoine et représente aussi une forme de valorisation culturelle. C’est, selon les auteurs, toute l’agriculture qui est ainsi pensée autrement.

22 Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que de grandes enseignes – Carrefour, Leclerc, Casino, etc., – s’emparent de ce nouveau créneau en portant une attention particulière aux produits de terroir à partir des marques de distribution. D’ailleurs, se demandent les auteurs, même si productions locales et grandes enseignes ne font pas toujours bon ménage, comment les commercialiser autrement ?

23 Et le consommateur dans tout cela ? Éloignés des lieux de l’élaboration des produits, les consommateurs en ignorent tout. Une information de qualité entre dans la stratégie du dispositif de valorisation. Il est important de savoir s’il faut adapter le produit au consommateur ou amener le consommateur vers le produit. C’est à ce niveau que la valorisation rencontre la question du goût, reflet de la société dans laquelle vit le consommateur et sujet à bien des changements. Éduquer le goût alors ? C’est ce que semble suggérer l’expérience de slow food exposé à la fin de l’ouvrage.

24 Le grand obstacle auquel se heurte la valorisation des produits de terroir reste la réglementation internationale. Depuis sa création en 1962, le Codex alimentarius édicte la norme en matière d’hygiène. Celle-ci n’est devenue imposable aux États qu’avec la création de l’OMC (Organisation mondiale du commerce) en 1995. La dimension sanitaire des produits est dominante ; le terroir et la typicité ont du mal à susciter l’intérêt. L’application de l’ensemble des normes auxquelles sont soumises toutes les productions engendre des coûts que les petites entreprises ne peuvent supporter. Et les grosses unités de fabrication ont la partie belle pour affronter la concurrence des petites entreprises.

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Jean-Pierre Digard, Une histoire du cheval. Art, techniques, société. Arles, Actes Sud, 2004, 232 p.

Carole Ferret

1 Aucun lecteur ne peut se départir d’une certaine réticence devant un « beau livre », comme si les images happaient nécessairement la puissance des mots et que, pour n’être pas creux, l’écrit était condamné à l’austérité. L’équilibre jamais atteint entre la qualité du texte et la beauté des images est là remarquablement harmonieux. Dix ans après un galop d’essai – Le cheval, force de l’homme1, admirable synthèse qui recelait déjà beaucoup de la matière exposée ici, mais dont le format de poche entravait l’expression esthétique –, Jean-Pierre Digard se jette « héroïquement » à l’eau avec Une histoire du cheval. Cette fois, l’iconographie, imprimée sur papier mat, est servie par un grand format, plus large que haut. L’auteur qui, encore dix ans plus tôt2, déplorait la rareté et la médiocrité des histoires de l’équitation (griefs repris p. 10), n’a donc pas hésité à mettre la main à la pâte et œuvre efficacement pour (re)nouer le dialogue entre hommes de cheval et « véritables » chercheurs, qui s’ignorent superbement.

2 Dans l’éternel conflit entre analyse et synthèse, J.-P. Digard a clairement choisi son camp, en relevant la gageure de décrire en quelque deux cents pages l’évolution des rapports entre l’Homo Sapiens et l’Equus, sur trente millénaires. Son ouvrage n’est pas pour autant un catalogue un peu fastidieux des pratiques équestres, reproche qui pourrait être adressé à une autre histoire équestre écrite par un anthropologue3. Moins foisonnant, le livre de J.-P. Digard est assurément de lecture plus agréable, grâce à l’iconographie mais aussi à un goût affirmé pour contrecarrer les idées reçues tout en conservant une saine mesure dans les jugements.

3 Renonçant explicitement à l’exhaustivité (p. 15), il dresse un tableau néanmoins fort substantiel et fait le point, de façon salutaire, sur quelques grandes querelles classiques : la domestication, l’attelage antique, l’étrier, la monte a la gineta et a la brida, Baucher-D’Aure, le statut actuel de l’animal. Il ose arrêter un bilan original et établir un sombre pronostic mais n’aborde pas les terres encore inexplorées, telles la géographie de l’hippophagie, la disparition des barrettes de mors, l’universalité (?) de la monte par

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la gauche, pour ne citer que quelques exemples qui représentent autant de propositions de pistes à suivre.

4 Le choix de la hauteur de vue est crucial. Entre le regard du myope, qui ne laisse passer aucun détail mais se noie dans le brouillard dès qu’il prend un peu de recul, et celui de l’hypermétrope, qui brosse une toile à grands traits si vides qu’ils tournent à la lapalissade, le chercheur doit savoir ajuster ses lunettes avec discernement et à propos. L’auteur chausse ici les siennes avec bonheur.

5 Les obstacles étaient nombreux. Non seulement, c’est évident, l’ampleur du sujet, puisque le cheval accompagne quasiment toute l’histoire de l’homme et que les cultures équestres revêtent, par conséquent, des formes multiples, mais aussi l’hétérogénéité des sources : la littérature spécialisée – en règle générale plus prolixe sur l’extérieur du cheval que sur les techniques équestres –, les récits de voyages, les textes de littérature orale, les fouilles archéologiques et les enquêtes ethnographiques, enfin les œuvres d’art figuratif, ici privilégiées – probablement, et ce n’est pas la pire des raisons, en vertu du plaisir qu’elles procurent.

6 J.-P. Digard pose d’emblée les étroites limites de l’utilisation de l’art par la science. C’est, d’une part la coïncidence, dans l’espace et dans le temps, de l’artiste et de son sujet ; d’autre part le réalisme de la représentation, susceptible d’être contrarié à trois étapes de l’évocation du réel : observer, voir, rendre. J’en ajouterai une autre : la représentativité, c’est-à-dire le caractère, soit normal, soit pathologique, de l’objet ou du phénomène représenté. Ainsi, devant un bas-relief du IIe millénaire avant J.-C. montrant un cavalier égyptien assis sur la croupe, tenant des rênes démesurées et disjointes (p. 49), l’œil se perd en conjectures, à se demander qui est le plus maladroit, du cavalier néophyte ou de l’artiste qui le représente. Il n’est sans doute pas raisonnable de tenir cette position pour la norme, surtout au galop. Il s’agit plus vraisemblablement d’une représentation fidèle d’un phénomène exceptionnel. Il est possible qu’en sculptant une position aberrante l’artiste ait voulu précisément signaler le statut particulier du cavalier, à savoir un déserteur fuyant la bataille sur un cheval d’attelage.

7 Séduit par une telle clairvoyance dans la critique des sources artistiques, le lecteur alléché se dit qu’il a enfin affaire à un auteur bien armé. Il est donc déçu de constater qu’en fin de compte l’iconographie sert ici plus d’illustration que de document. Le lien entre les images et le texte aurait pu être plus appuyé. Dans ce domaine, J.-P. Digard va moins loin que son prédécesseur souvent cité, Lefèbvre des Noettes. Les légendes sont, à l’occasion, agrémentées de commentaires techniques, mais rares ou un peu minces. Les explications (pp. 38, 46, 91), les précisions (pp. 86, 114, 116) et les comparaisons (telles que, pp. 80-81, entre les positions des lanciers brodés sur la « tapisserie » de Bayeux) auraient pu être multipliées et étoffées, à défaut sous une forme interrogative (comme p. 73). Il est vrai que, parfois, la juxtaposition des images parle d’elle-même, tels ces deux bronzes (pp. 22 et 23), séparés par vingt-huit siècles, un continent, des postures opposées, des dimensions disparates, et pourtant étonnamment proches.

8 Les « erreurs » classiques de la figuration équine sont présentes : la disproportion entre hommes et chevaux (pp. 27, 55, 87, 89, 90), un iris anthropomorphique (pp. 30-31, 50, 53, 55, 74-75, 98, 112) et des yeux trop rapprochés (pp. 109, 112), une denture continue, sans barres (pp. 31, 104, 129), une musculature non conforme à l’anatomie (pp. 108, 109), des allures fallacieuses, mystérieusement constantes – le galop volant (pp. 49, 66, 71, 124-125) et le galop cabré (pp. 32, 43, 59, 72, 94, 106-107, 108, 112, 120, 124-125, 133),

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un pas passagé (pp. 78, 97, 103, 104). À contempler une eau forte du XVIIe siècle (p. 32), on se prendrait à douter que le cheval soit un quadrupède.

9 De nombreux détails restent inexpliqués et quelques imprécisions demeurent dans les légendes : ainsi la « capture » d’un cheval, qui se révèle être un étalon mordeur déjà harnaché (p. 30). L’auteur qualifie les mors anciens d’élémentaires sur le plan technique malgré leur riche ornementation. Le mors en bronze du Luristan représenté page 44 a effectivement un canon droit, d’une seule pièce. Son ornementation n’a toutefois pas qu’une fonction décorative : ce sont des barrettes, telles qu’en comportaient beaucoup de mors antiques (à ne pas confondre avec les branches des mors de bride). Ces barrettes limitaient les déplacements latéraux du mors et permettaient de fixer les montants de la bride en deux endroits (ici, aux deux anneaux placés sur la tête et la croupe de la figurine), double point d’attache qui stabilisait l’ensemble du harnais tout en durcissant l’action du mors par un pincement des ganaches. En outre, ces barrettes-ci sont dotées de picots (sur la face interne des figurines) qui appuient douloureusement sur le creux des joues ou sur la commissure des lèvres quand la rêne est tendue. Les barrettes ont par la suite totalement disparu et, avec elles, les montants bifurqués ; montant et rêne se fixent désormais à un simple anneau. Peu d’auteurs se sont penchés sur la fonction des barrettes de mors et personne, à ma connaissance, n’a étudié les causes de leur disparition ni les conséquences de cette dernière sur la maîtrise de l’animal.

10 Si l’art occupe la première place du sous-titre (Art, techniques, société) et s’il attire l’œil de prime abord, il n’a pas la primauté du contenu. Cet ouvrage a pour objet l’histoire des techniques et leurs liens avec la société. Le singulier utilisé (« Art »), en dépit de la multiplicité des disciplines représentées (peinture, sculpture, photographie, etc.), signale cette moindre attention portée aux œuvres concrètes. C’est un art qui donne à voir plus qu’il ne démontre. Dans sa conclusion, J.-P. Digard souligne à nouveau – parfois dans des termes identiques – l’exiguïté de la valeur documentaire des productions artistiques, comme pour se justifier d’avoir finalement peu exploité celles qui étaient exposées ici. Le fait qu’elles renseignent autant sur l’artiste qui les a créées que sur le sujet qu’elles représentent complique la tâche mais n’invalide pas toute tentative d’interprétation.

11 La table des matières annonce un plan clairement chronologique, mais en réalité, dans la construction de l’ensemble, des découpages thématiques et géographiques interviennent également. C’est heureux car un plan rigoureusement chronologique aurait conduit à des aberrations. Ainsi, le chapitre sur la préhistoire est en fait consacré à la domestication du cheval. C’est pourquoi y sont logiquement incluses des domestications récentes. À partir des Lumières, le propos se resserre exclusivement sur l’Europe occidentale, voire parfois sur la France. De ce fait, l’examen du « système équestre » des steppes eurasiennes, par exemple, se trouve disséminé entre les chapitres I, III et V, sans que cette répartition ait un sens réellement fondé puisqu’aux dires de l’auteur lui-même, il demeure d’une étonnante stabilité jusqu’au XXe siècle. Aucun découpage n’est pleinement satisfaisant ni ne dispense de quelques redites. Un index thématique aurait peut-être permis de pallier ces écueils, pour une grande part inévitables.

12 Le texte est complété d’une utile chronologie, l’auteur ne manquant d’ailleurs jamais de fournir les repères nécessaires au cours de son exposé, et d’un précieux glossaire technique reprenant des termes usuels ou plus rares, issus de cultures équestres

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variées. L’absence de cartes révèle un parti pris (délibéré ?) favorisant la dimension temporelle sur la dimension spatiale. La bibliographie est très riche, illustrant bien toute l’étendue du champ couvert, dans l’espace et dans le temps. Tout en ne se réduisant pas à ceci, elle privilégie plutôt les travaux occidentaux récents et les sources de seconde main. L’index des noms propres n’est pas très commode d’utilisation pour les références aux auteurs (le lecteur étant renvoyé à d’immenses pages de notes sur quatre colonnes).

13 Le premier chapitre est consacré aux « chevaux libres ». Le choix de l’intitulé préserve de l’emploi abusif de l’adjectif « sauvage » et inclut, aux côtés des vrais chevaux sauvages, désormais disparus, les animaux marrons, ensauvagés après avoir été domestiqués. En revanche, y associer les chevaux élevés en troupeaux peu surveillés tend à entretenir la confusion et on ne comprend pas très bien pourquoi leur évocation précède l’exposé sur la domestication. L’élevage extensif en liberté porte sur des animaux domestiques (notamment parce que des mâles sont castrés). J.-P. Digard le souligne lui-même maintes fois, montrant à quel point cette sauvagerie est parfois cultivée sciemment. Plus encore, il n’hésite pas à affirmer que « en tant qu’il résulte d’un travail des hommes, l’état sauvage des chevaux représente, dans ce cas précis, le plus sûr indice de leur domestication » (p. 34). Une certaine ambiguïté demeure toutefois à ce sujet parce qu’après avoir établi à juste titre que « de l’Asie centrale à l’Amérique, les troupeaux de chevaux domestiques en semi-liberté sur les pâturages naturels ont longtemps représenté, et représentent encore dans de nombreux cas, la situation normale de l’élevage équin » (p. 30), l’auteur continue à définir la domestication comme une privation de liberté (p. 42). En réalité, si ces chevaux trouvent leur place dans ce chapitre, hors du temps et loin des hommes, c’est à la fois parce que leur élevage varie peu mais surtout parce qu’on ignore son évolution.

14 La composition de la famille zoologique des Équidés est suivie d’un survol de leur évolution (pp. 17-18). Les chemins de l’homme et du cheval se croisent vite (pour ne plus se quitter) avec un « âge du cheval » à la fin du Paléo-lithique eurasien, où l’Equus est la première espèce représentée dans l’art. Devait-on pour autant chercher l’explication de cette attirance dans une synergie entre un animal naturellement timide et fuyard (le cheval) et un animal agressif et poursuiveur (l’homme) ? Dans la série des interprétations « psychologisantes », les « conséquences cognitives du simple fait de monter à cheval » (évoquées en conclusion, p. 205) semblent avoir plus de poids, mais elles n’interviennent que vingt millénaires plus tard.

15 Le cheval fut d’abord un gibier, chassé de manière plus subtile que ne l’a colporté la légende de Solutré. L’ébauche de sélection qui accompagne cette chasse représente un premier pas vers la domestication. L’origine des chevaux domestiques se perd encore dans un épais brouillard que ne dissipent pas de fumeuses tentatives de classification des races. À l’élimination, dans l’Ancien Monde, des derniers équidés sauvages (le tarpan et le couagga furent exterminés, le Prjevalski parqué, mais ainsi sauvegardé et actuellement réintroduit) répond la prolifération, dans le Nouveau Monde, des animaux marrons, représentés par les mustangs américains et les brumbies australiens. Le phénomène du marronnage, cher à l’auteur, révèle bien toute l’instabilité de la domesticité. La faiblesse de la densité démographique et la grande extensivité de l’élevage ne suffisent néanmoins pas à l’expliquer puisque ces deux caractéristiques sont également présentes dans le berceau du Prjevalski. Un autre contraste digne, selon moi, d’être relevé oppose la précision parfois étonnante du recensement des chevaux

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sauvages et marrons (la diffusion du cheval en Amérique est étroitement balisée dans l’espace et dans le temps) au flou du cheptel domestique (vers 1916, l’estimation du nombre de chevaux en Mongolie varie entre deux et vingt millions !).

16 Le deuxième chapitre commence par une définition de la domestication, motivée par une tendance naturelle de l’homme à s’approprier la nature et non par un besoin de produits animaux. L’espèce équine fut domestiquée tardivement, vers le IIIe millénaire, alors qu’elle s’était raréfiée. Critiquant avec justesse les conclusions hâtives de fouilles récentes menées en Ukraine, J.-P. Digard plaide pour une multiplicité des foyers de domestication. Il énumère les droits et les devoirs de l’homme domesticateur, qui est en même temps protecteur, gardien, nourrisseur, sélectionneur et dresseur, toutes fonctions qui fondent son pouvoir sur l’équidé. À une domestication primaire, utilisant l’animal mort à des fins alimentaires ou religieuses, l’auteur fait se succéder une domestication secondaire exploitant l’énergie de l’animal vivant par la traction et le portage (bât et monte). Il souligne la lenteur et l’inachèvement du processus domesticatoire, évoque d’éventuels emprunts et transferts spécifiques (du renne ou vers le renne pour l’équitation ; du bœuf pour le trait). L’invention puis la diffusion du char de guerre léger favorisent l’apparition d’une classe aristocratique guerrière. L’équitation, postérieure au trait (figurée dans l’art babylonien à partir de - 2000), mène à la création de la cavalerie et à l’irruption de l’archer scythe. Cette « centaurisation » agit comme un catalyseur conditionnant – sans le déterminer – le développement du nomadisme, au milieu du IIe millénaire. Trois mille ans plus tard, la diffusion du cheval entraîne des conséquences similaires chez les tribus amérindiennes, qui deviennent plus mobiles et plus belliqueuses : c’est la « troisième » domestication du cheval. La civilisation eurasienne des steppes est essentiellement pastorale ; la culture indienne du cheval demeure cynégétique, sur un continent américain moins volontiers domesticateur. En outre, dans ce dernier cas, l’appropriation de l’animal consiste en une acculturation ; elle est donc nettement plus rapide, le cheval étant livré « avec son mode d’emploi ». Le chapitre s’achève sur l’évocation de quelques tentatives de domestication, d’acclimatation et d’hybridation auxquelles furent soumis d’autres équidés (hémione, zèbre, couagga) et sur les raisons de la prédilection pour l’âne et le cheval.

17 Le troisième chapitre est consacré à l’Antiquité, période qui ne vit pas de grandes innovations équestres ni de grand progrès hippologique. Il apparaît qu’avec les chevaux, les peuples et les époques « barbares » se montrèrent plus inventifs. Toutefois l’exposé tend vers une négativité un peu systématique, consistant à énumérer toutes les nouveautés dont se seraient privés les Anciens, comme si on était en droit d’attendre mieux de la part des Grecs et des Romains. Les légions de fantassins entérinent le déclin du char de combat, qui ne renaîtra qu’en 1916. L’auteur porte un regard mesuré sur la question de l’attelage antique, dont l’inefficacité, selon Lefèbvre des Noettes, aurait induit le recours à l’esclavage, thèse qui suscita une polémique sur plus d’un demi-siècle. Les progrès de l’infanterie sont motivés par des raisons tant techniques que symboliques. En Perse, avec le char à faux disparaît toute forme de trait, civil ou militaire. La médiocrité du réseau routier conduit la monte et le bât à évincer le véhicule à roues ; cependant, à y réfléchir, cet argument est plus à même d’expliquer la non-apparition du trait que sa disparition. Les Perses, bons cavaliers, se dotent d’une cavalerie cuirassée de cataphractaires, dont l’équipement est décrit de façon détaillée, avec différents dispositifs améliorant la stabilité du cavalier en l’absence d’étriers. Un dialogue entre Darius Ier et le roi des Scythes, rapporté par

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Hérodote, montre à quel point la tactique fuyante des archers scythes pouvait être déroutante. Harcelés par la cavalerie légère, les armées perses, grecques et romaines finissent par l’adopter, se résolvant à user de procédés qu’ils condamnaient comme sournois, éventuellement en incorporant dans leurs rangs des cavaliers indigènes (numides ou scythes). À la suite des Scythes et des Saces indo-européens, des peuples prototurcs, tels les Huns, propagent la civilisation des steppes, diffusant notamment l’étrier et son indispensable corollaire, la selle à arçon. L’auteur trace les grandes lignes du système équestre des nomades eurasiatiques, basé sur un élevage très extensif, un dressage sommaire et une polyfonctionnalité de l’animal, qui envahit littéralement le champ culturel et le champ social.

18 Dans le domaine équestre, l’Antiquité a son serpent de mer : l’attelage ; le Moyen Âge aussi : c’est l’étrier. Rendant possible la charge à fond, la lance coincée sous le bras, cet instrument essentiel à la stabilité du cavalier aurait suscité l’émergence de la chevalerie, selon L. White. L’exposé des débats, toujours clair et pondéré, fournit l’occasion d’une réflexion plus générale sur l’histoire des techniques. Plus que l’origine des inventions et leurs voies de diffusion, ce qui est ici en jeu, c’est leur poids sur l’évolution des sociétés. Une formule de M. Mourre (citée p. 84) résume ainsi les bouleversements militaires et sociaux liés à la naissance de la chevalerie : « combattant = cavalier = chevalier = noble ». Le cheval de selle devient l’apanage d’une classe qui se ferme, cependant que le cheval de trait favorise le développement de l’agriculture, grâce au passage de l’araire à la charrue, grâce à l’invention du collier d’épaule, et enfin grâce à l’apparition des traits souples permettant l’attelage en ligne. La taille de certains chevaux augmente, fonctions et types se diversifient et le fossé se creuse entre bêtes nobles et ignobles. Dernière innovation, la ferrure à clous, en se généralisant, autorise un emploi plus intensif du cheval et conduit à la naissance d’un nouveau métier, celui du maréchal-ferrant, qui se chargera également des soins vétérinaires.

19 Le chapitre suivant, sur la « Renaissance », opère un déplacement plus géographique que temporel, vers l’Orient puis l’Amérique. J.-P. Digard commence par sonder le creuset « moyen-oriental » (tel qu’il l’intitulait en 19874, mais qui devient ici « musulman ») des techniques équestres. À partir de l’époque seldjoukide (XIe siècle) se syncrétisent trois grandes traditions hippiques : « celle des Ira-niens monteurs d’étalons, celle des Turcs monteurs de hongres et celle des Bédouins arabes monteurs de juments » (p. 100). Elles donnent naissance à l’équitation musulmane classique, qui connaît son apogée entre le XIIe et le XIVe siècle. Les mamelouks doivent leur victoire sur les Mongols, à Homs (en 1299, naguère décrite par R. Grousset comme une défaite), pas tant au sexe de leurs montures qu’à des pratiques équestres plus sophistiquées, formalisées dans des traités d’hippologie, perfectionnées par des exercices en manège, usant d’outils plus sévères et plus précis : éperons et mors de bride à anneau. L’usage de l’arbalète – malgré son interdiction chrétienne et sa condamnation musulmane – favorise, à partir du XIVe siècle, l’adoption de la monte en suspension, avec des étrivières raccourcies. L’auteur s’attache à montrer que l’équitation dite « arabe » ne l’est que fort peu, notamment en ce qui concerne les sources d’inspiration des traités de furûsiyya. L’adjectif « musulman » n’est d’ailleurs pas exactement approprié non plus, puisque la monte mongole y est décrite au nombre de ses sources périphériques, avec la bédouine et l’iranienne. Après avoir évoqué la question de la transposition de la selle entre le cheval et le dromadaire, J.-P. Digard dégage de l’écheveau des selles orientales

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deux grands modèles dont tous les autres sont issus : la selle des steppes du Nord et de l’Est, avec ses deux bandes d’arçon ; et la selle du Khorezm, faite d’une seule pièce de bois.

20 Avec la Conquête, l’équitation arabo-berbère pénètre en Espagne, où se distinguent deux manières de monter, correspondant à deux positions, deux types de selles et deux formes d’utilisation : la monte a la gineta, en suspension, probablement d’origine berbère, et la monte a la brida, jambe descendue, qui deviendra caractéristique de l’équitation académique, en Italie puis en France. Parfois complémentaire, cette dualité se stigmatise en un véritable affrontement culturel. Avec la colonisation, elle s’exporte en Amérique, avec un cheptel si considérable qu’il engendre une « conception équestre du monde » (P. Cahuzac, cité p. 116) où « tout se faisait à cheval ou en fonction du cheval » (P. Deffontaines, cité p. 117). Au XVIe siècle, l’équitation turque s’introduit en Europe par le biais de la cavalerie ottomane, ou plutôt de ses satellites versatiles, tels les stradiots, originaires d’Europe méridionale, qui vinrent grossir les rangs des armées occidentales et leur transmirent les techniques de combat de la cavalerie légère orientale. Malgré quelques résistances, l’avènement des armes à feu entraîne le déclin de la cavalerie lourde, au profit de l’infanterie et de la cavalerie légère.

21 En Europe, les premières académies équestres furent créées en Italie – sous une forte influence espagnole –, puis en France. Par la répétition d’exercices complexes exécutés à des allures relevées, les écuyers visent l’assouplissement, le rassembler et la légèreté de leurs montures. La soumission du cheval à son maître, toute en verticalité, manifeste le pouvoir de ce dernier sur les autres hommes. Mais ce divertissement de la noblesse de cour est bientôt condamné par les militaires, qui se gaussent de ces raffinements futiles. J.-P. Digard montre à quel point l’équitation académique et l’équitation militaire sont antagonistes, l’une ne pouvant progresser qu’avec le déclin de l’autre.

22 Dans la sphère agricole (qui occupe 88 % du cheptel en 1784), les chevaux jouent un rôle croissant en dépit de leur cherté. Après deux millénaires d’éclipse du trait, les voitures hippomobiles se perfectionnent (coche, puis carrosse, berline et chaise de poste) et se multiplient en se diversifiant, détrônant le portage grâce à l’amélioration du réseau routier (excepté en Bretagne, en Écosse, au Japon et dans plusieurs pays méditerranéens qui demeurent longtemps réfractaires à l’attelage). Des lignes régulières s’organisent pour le transport des voyageurs, des marchandises et du courrier. Parmi les véhicules privés de la noblesse, une « course au luxe » institue le nombre de chevaux attelés et le décor du carrosse comme marques de distinction. Pour remédier à la pénurie et à la médiocrité du cheptel, l’État monarchique décide de réguler la reproduction équine par la création de haras (en 1668), les saillies étant désormais autorisées aux seuls étalons royaux. Cette mesure n’empêche cependant pas la poursuite d’importations massives. Un siècle plus tard (en 1762) est fondée, à Lyon, la première école vétérinaire du monde. Soigner les animaux, ce fut avant tout soigner les chevaux et d’abord étudier leur anatomie.

23 En Europe occidentale, le cheptel équin atteint son apogée à l’époque des inventions qui le rendront obsolète. Traditionnellement limitée au nord-est de la France, les travaux agricoles étant assurés ailleurs par des mulets ou des bovins, l’aire du cheval s’étend vers l’ouest puis vers le sud ; sa vitesse est appréciée pour le hersage des semis. Loin d’amoindrir le rôle de l’animal, la mécanisation de l’agriculture l’a d’abord accru, de nombreuses machines ne fonctionnant qu’activées par son énergie. Le modèle de certains chevaux de trait s’alourdit, avec la création, tardive, de races locales et la

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distinction entre « tireurs », qui vont au pas, et « carrossiers », au trot. Poursuivant sur l’utilisation élargie du cheval dans les transports, l’auteur nous fournit de savoureux détails sur la mise en selle du postillon, sur les chevaux de halage dressés à « (dé)culisser », sur les encombrements urbains ou sur de dangereux gadgets destinés à arrêter les chevaux emballés (pp. 153-154). Les savants se penchent sur l’animal, menant des études scientifiques qui visent à améliorer l’efficacité du trait ou à réduire son coût. Avec les guerres napoléoniennes, la cavalerie revient sur le devant de la scène, mais une cavalerie légère, plus démocratique, à l’équitation rudimentaire. Pour couvrir ses énormes besoins de remonte, l’armée recourt à des réquisitions qui grèvent l’élevage et dont seule la poste est dispensée. En agronomie, la notion de race surgit, améliorée par croisement ou élevée dans la pureté. C’est le règne de l’hyperspécialisation, aussi bien des animaux que des régions d’élevage. L’omniprésence du cheval engendre une foule de métiers et induit une familiarité généralisée avec l’animal. La figure bourgeoise de l’« homme de cheval », qui connaît et respecte l’équidé, remplace celle de l’aristocrate à cheval.

24 Toutes les classes côtoyant l’animal, la France du XIXe siècle tendrait-elle à devenir un peuple cavalier ? Non pas ! Face à cette massification du cheval, J.-P. Digard analyse l’anglomanie régnante comme une volonté de distinction sociale, avivée par de virulentes querelles (arabe/anglais ; trotteur/galopeur ; Baucher/D’Aure) qui, il faut l’avouer, constituent de vraies mannes pour le sociologue ou l’historien des sociétés. Sa démonstration perd un peu de précision à propos de l’engouement pour le cirque ou les courses, qu’il qualifie à la fois de populaires et d’élitistes mais qui ne relèvent pas de la même logique : le premier glorifie l’artifice du dressage ; les secondes, la vélocité naturelle. Et le raisonnement aurait pu être poussé plus loin. Plus essentiel que la vitesse de l’anglais qui maintient la « distance sociale » (B. Lizet, citée p. 172), ou les rondeurs du demi-sang qui évoquent l’opulence, métaphores certes parlantes mais un peu courtes, le véritable enjeu porte ici sur la question de l’inné et de l’acquis, autrement dit naître (noble, pur-sang) ou devenir (bourgeois, dressé). Sans qu’il soit formellement interdit à la plèbe de monter, elle est néanmoins mise à pied de fait par l’élimination des petites races polyvalentes, condamnées par les progrès de la zootechnie. L’auteur expose clairement les motivations des promoteurs de l’hippophagie (autorisée en France en 1866), mus par des préoccupations humanitaires – aussi bien vis-à-vis des hommes que des chevaux –, et les réticences qu’elle dut combattre, venant des deux extrémités de l’échelle sociale.

25 Le XXe siècle assiste à la décimation du cheptel (passant, en France, de plus de 3 millions de têtes en 1913 à moins de 300 000 en 1989), l’animal étant désormais inutile. Après avoir perduré un moment dans les campagnes, les chevaux de trait s’effondrent, leur part régressant de 85 % à 8,5 % du total entre 1930 et 1995. La consommation de viande chevaline, sur le déclin, ne parviendra vraisemblablement pas à les sauver, à telle enseigne que l’hippophagie française est envisagée par J.-P. Digard comme une parenthèse bientôt refermée. En élargissant le propos, on pourrait se demander si elle n’est pas l’apanage des peuples cavaliers.

26 Le cheval s’installe dans la sphère du divertissement. C’est d’abord le développement des courses, avec leurs deux mondes parallèles (trot et galop) qui représentent, grâce aux paris, le premier poste financier de la filière équine mais traversent actuellement une crise. C’est ensuite l’essor des loisirs équestres, marqué par une diversification des pratiques (plus récréatives que sportives) et une féminisation du public. Les causes

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psychanalytiques, voire tout bonnement sexuelles, de cette féminisation paraissent plus décisives (pour une fois !) que les facteurs sociologiques avancés (plutôt riches et oisives à la fois, les cavalières disposeraient de plus de temps et de plus d’argent à consacrer à leur dada). Depuis qu’elle monte à califourchon, la femme enserre entre ses cuisses un animal puissant qu’elle domine et dirige par un contact de corps à corps, pratiquement sans médiation. Que les filles bichonnent davantage leurs chevaux, c’est un fait, mais de là à en conclure qu’elles font de l’équitation pour le seul plaisir de les materner…

27 D’innombrables manifestations de sensiblerie « animalitaire », auxquelles s’ajoute le phénomène du « cheval-potager » gardé à la maison, révèlent que l’équidé occupe désormais une position intermédiaire entre le groupe des animaux utilitaires – qu’il a définitivement quitté – et celui des animaux de compagnie – que sa nature l’empêche à jamais de rejoindre. Cet inconfortable entre-deux le condamnerait à terme. Au-delà de la mécanisation (en 1899, P. Giffard signait La fin du cheval), c’est la zoolâtrie qui pourrait lui porter le coup fatal.

28 L’idée maîtresse de ce livre, fil d’Ariane qui court de siècle en siècle et d’un continent à l’autre, est l’opposition entre peuples cavaliers et sociétés à écuyers (pp. 76, 96, 146 sq.). « Dans les premiers, tous les acteurs, hommes, femmes et enfants, montent peu ou prou à cheval ; il s’agit d’équitations de travail, privilégiant la simplicité d’emploi du cheval, l’économie de moyens et l’efficacité. À l’inverse, dans les sociétés à écuyers, l’équitation est réservée à une minorité, par nécessité de fonction et/ou par privilège de classe ; c’est généralement là, nous l’avons vu, que les techniques équestres atteignent leur plus haut degré de perfectionnement, ou, en tout cas, un raffinement que les équitations de travail, qui sont soumises à des contraintes de productivité, ne peuvent généralement pas se permettre. » Chez les peuples cavaliers, « culture équestre et culture générale sont intégrées » ; dans les sociétés à écuyers, « la culture équestre représente une entité fermée, d’autant plus élaborée et survalorisée qu’elle sert à marquer des distances et à manifester une supériorité » (p. 203). La description des premiers comme des « usagers du cheval pressés par la nécessité » (p. 204) ne doit cependant pas conduire à une méprise. Si cette simplicité rudimentaire et efficace prévaut, à peu de choses près, dans les techniques de monte, elle s’évanouit dans l’échafaudage symbolique qui entoure l’animal. Personne ne croira qu’un éleveur a besoin de centaines de noms de robes pour identifier ses chevaux. L’auteur prône une saine défiance vis-à-vis des interprétations utilitaristes qui ne doit pas souffrir d’exception.

29 La dichotomie entre peuples cavaliers et sociétés à écuyers en subsume d’autres : entre élevage intensif et extensif, entre polyvalence et spécialisation ; et elle en croise d’autres encore, également récurrentes dans l’histoire du cheval : entre cavalerie lourde et légère, entre selle et trait, entre jambe fléchie et jambe descendue (du cavalier), entre animaux nobles et ignobles, illustrée par le tacheté hirsute de la page 141 face au pie enrubanné faisant la pesade page 143. Aux bêtes bonnes à tout faire des steppes et des prairies, à être montées, mais aussi mangées et même pensées, s’opposent les belles oisives des villes et des campagnes, d’autant plus choyées que l’éventail de leurs utilisations se referme. Tout se passe comme si la valeur individuelle des chevaux était inversement proportionnelle à leur utilité. Dite sous cette forme, l’idée outrepasse peut-être la pensée de l’auteur, mais elle est séduisante et, somme toute, guère éloignée de la réalité.

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30 Cette capacité à dégager de l’enchevêtrement des faits des clivages majeurs qui structurent les rapports de l’homme et du cheval sur la longue durée et des tendances qui orientent leur évolution fait la grande qualité de cet ouvrage. Son ambition, immense, est néanmoins tempérée par l’article indéfini (« Une histoire »), laissant penser que d’autres pourraient et pourront être écrites. L’histoire du cheval n’est donc pas close, et, tel qu’au bai cerise de la couverture, un large champ s’ouvre au regard des chercheurs impatients de le fouler.

NOTES

1.. Paris, Gallimard, 1994 (« Découvertes »). 2.. « Techniques d’équitation et antagonismes sociaux. À propos de trois ouvrages récents », Techniques et Cultures 3, 1984, pp. 141-156. 3.. H. B. Barclay, The Role of the Horse in Man’s Culture, Londres, J. A. Allen, 1980. 4.. « Le creuset moyen-oriental des techniques d’équitation », in B. Koechlin, F. Sigaut, J.M.C. Thomas et G. Toffin eds., De la voûte céleste au terroir, du jardin au foyer. Mosaïque sociographique offerte à Lucien Bernot. Paris, EHESS, 1987, pp. 613-618.

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