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Entre les lignes Le magazine sur le plaisir de lire au Québec

Sylvie Moreau Lire pour vivre dans la fiction Colette Lens

Le livre et le cinéma : une histoire d’amour Volume 1, Number 1, Fall 2004

URI: https://id.erudit.org/iderudit/10485ac

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Publisher(s) Les éditions Entre les lignes

ISSN 1710-8004 (print) 1923-211X (digital)

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Cite this document Lens, C. (2004). Sylvie Moreau : lire pour vivre dans la fiction. Entre les lignes, 1(1), 16–19.

Tous droits réservés © Les éditions Entre les lignes, 2004 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/

This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/ Artiste humaniste par excellence, Sylvie Moreau n'en finit plus de nous réjouir par ses multiples talents : à la scène, à l'écran, en écriture, en chanson, en danse, en animation et j'en passe... Artiste éclatée, dire?-vous? Méfiez-vous des apparences : en humour ou en compagnie des grands classi­ ques, Sylvie Moreau ne choisit rien à la légère. Très peu pour elle, les lieux communs, la facilité et la morale bien-pensante. Pas de complaisance non plus dans ses choix de lectures. Avec la finesse et la générosité de son regard, elle nous a donné le goût d'aller voir un peu plus près du côté de chez Proust, James Ellroy, Dan Simmons et bien d'autres encore... Sylvie Moreau: Lire pour vivre dans la

PROPOS RECUEILLIS PAR COLETTE LENS ~ PHOTO : JULIE DUROCHER

Entre les lignes : Lorsque l'on pose a quelque chose chez lui qui m'a à Sylvie Moreau la difficile question donné de la compassion pour le genre très longtemps qu'il veut être auteur, de choisir parmi toutes ses lectures humain et pour moi-même; on est romancier, et qui réalise qu'il n'a pas celles qui ont sa préférence, elle y tellement sévère... Avec Proust, je de sujet sur lequel écrire, qu'il n'a répond sans hésiter : Proust ! voyage... J'aime sa façon d'écrire, la pas de «vécu». Comme c'est un dandy, Sylvie Moreau : C'a changé ma vie ! Au longueur de ses phrases qui s'étalent il promène son oisiveté de salon en ! début, je me disais : c'est de la litté­ parfois sur un paragraphe et demi. salon, et soudain il se dit : je vais ! rature bourgeoise. Mais pas du tout, C'est ce qui me plaît par-dessus tout : écrire au «je», et décrire ces gens-là. ! c'est très amoureux des humains, c'est une évasion dans un univers qui Et c'est ce qu'il fait, il écrit ce qu'il est I une très belle peinture, à la fois com­ existe, qui est plein, structuré. Dans en train de vivre, tout simplement, j plexe et fouillée, de l'intimité des êtres. À la recherche du temps perdu, le nar­ jusqu'à sa mort, pendant 30 ans. j o o rateur est étendu sur son lit, dans un CM On lit ça et on se sent scruté, on se sent révélé. Cette œuvre-là m'a humanisée demi-sommeil. Il se met à rêvasser et ELL : C'est une œuvre vers laquelle ! o et aidée à ne pas laisser entrer le ces trois minutes durent 150 pages! vous aimez revenir? h- cynisme dans ma vie. Malgré les dif­ Imagine le voyage que l'on fait durant S.M. : Oui, ce que j'aime particulière-1 < ficultés, les douleurs, la vilenie, il faut cet espace-temps; à quel point c'est ment relire, c'est son Contre Sainte- [ 00 dense ! Parfois, on perd le fil, mais ce LU être amoureux, humain. Dans la vie, Beuve : une œuvre critique contre la j Z on croit d'une part être unique et, n'est pas important; ce qui compte, critique. Tous ceux qui font du jour­ 8 -J c'est là où on est rendu dans sa tête 00 parallèlement, que tout le monde est nalisme ou de la critique devraient le LlJ après une page. C'est l'histoire d'un _J comme nous. Finalement, ce n'est ni lire, je te jure que ça leur donnerait un LU gars un peu désœuvré qui sait depuis en l'un ni l'autre ; et c'est ça, Proust. Il y méchant code d'éthique parce que \- z LU

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énorme, une transposition du monde y humain dans un monde fabulé, avec £ de nouvelles règles, un véritable « ouvrage d'imagination. Dan Simmons P o a aussi écrit des choses très dures £ comme L'Échiquier du mal, une his­ toire de nazis presque insupportable « Pour Marcel Proust, les critiques sont des gens à lire, mais intéressante parce que de mauvaise humeur, qui s'improvisent éditorialistes, révélatrice de la psychologie humaine. qui parlent beaucoup d'eux-mêmes et très peu Simmons fait le choix de l'humanisme, c'est très clair dans toute son œuvre. de l'œuvre. » Et cet aspect-là est très important pour moi. Plus je vieillis, plus l'humanisme Proust était un artiste amoureux de recherche du temps perdu et, en quel­ prend de la place dans ma vie, dans l'art, de la culture, et il était conscient que sorte, une synthèse de ce qui pré­ mon regard sur les êtres et les choses. de l'importance de la beauté dans la cède. J'aime cette littérature où l'auteur vie. Pour lui, les critiques sont des cherche à donner son point de vue sur gens de mauvaise humeur, qui s'im­ ELL : Avez-vous fait d'aussi belles le monde dans lequel il vit en créant provisent éditorialistes, qui parlent rencontres avec des auteurs contem­ un autre monde. C'est une façon de beaucoup d'eux-mêmes et très peu porains ? nous donner des outils pour nous de l'œuvre. Moi aussi je pense que les S.M. : Oui, l'Américain Dan Simmons regarder en face sans que cela soit critiques devraient être des messa­ qui m'a assez fascinée pour que je rébarbatif. gers, des gens «connaissants», amou­ lise son œuvre entière. J'ai commencé ELL : Comme il est beaucoup ques­ reux de l'art. Ce regard de Proust sur par Les Cantos d'Hypérion, un roman tion de cinéma dans ces pages, y a- l'art est aussi présent dans Le Temps magnifique, foisonnant. C'est de la t-il un livre ou une œuvre dont vous retrouvé, le dernier volume d'À la vraie science-fiction : une fresque aimeriez voir l'adaptation à l'écran? »•

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S.M. : Tous les James Ellroy. J'ai vu morale-là, qui brouille tellement de la transposition cinématographique choses et qui fait qu'on a le jugement de L.A. Confidential, que j'ai adorée. si facile. On doit s'approprier nos pro­ Je trouvais magnifique de voir cette pres pensées, sans se laisser em­ œuvre-là s'incarner. J'aimerais voir brouiller par ce qu'il faut en penser. aussi la trilogie American Tabloïd. Je n'aime pas les lieux communs, je C'est une chronique romancée de la trouve cela suspect. fin des années 50, sur la crise cubaine, le communisme, les années Kennedy, ELL : Pensez-vous qu'il y a des livres la mafia et toute cette période des pour chaque tranche de vie? États-Unis, moitié fiction, moitié his­ S.M. : Oui, bien sûr. Proust, je l'ai lu torique. C'est très librement structuré, à 23-24 ans. À 16-17 ans, j'ai lu Jean- un peu comme si on lisait des archi­ Paul Sartre. J'étais au cégep, La Nau­ ves, des transcriptions de conversa­ sée, c'était moi. Ensuite, quand j'ai tions téléphoniques. Il y a chez Ellroy découvert , je me une grande profondeur; ce n'est pas suis dit que Sartre, franchement, il ne manichéen du tout. C'est bien et tour- l'avait pas pantoute ! Elle est telle-

Dan immons « Quand on était sur la plage, on lisait un livre à haute Hy voix. À chaque chapitre on changeait de lecteur, à tour de rôle. On a lu tout le livre à quatre. C'est une activité extraordinaire ! »

mentant à la fois parce que l'auteur ment meilleure romancière que lui. présente les deux côtés de la médaille, Pour moi, c'est une «vivante» et elle si bien qu'on ne peut prendre position le transmet très bien dans toute sa lit­ pour personne. Il n'y a pas de juge­ térature, notamment dans Mémoires ment dans son écriture et c'est ce que d'une jeune fille rangée. Ce que j'appré­ j'apprécie chez les auteurs. Pour moi, cie particulièrement de son écriture, la morale, c'est une lecture superficielle c'est son aspect «chronique», histo­ des choses. J'ai reçu une éducation reli­ rique. Dans l'œuvre entière de Simone Simone de Beainoir gieuse, très sévère, mais en même de Beauvoir se révèlent la guerre Mémoires temps j'ai été outillée pour aimer tous d'Algérie, le mouvement intellectuel, d'une jeune fille rangée les humains. La morale ambiante, le parti communiste. Ce sont des mises bien-pensante, c'est quelque chose en contexte extraordinaires ; on qui me rebute beaucoup. Je trouve apprend énormément sur l'histoire et que les gens sont remplis de cette en même temps, on baigne dans la fie- o o C\J

Z 2 Ateliers.../*/*iin, àW f ÛÔNrH O h- Concours littéraire annuel Jean-Paul Sartre < FÉDÉRATION QUÉBÉCOISE La nausée DU LOISIR LITTÉRAIRE Soirées de lectures C/) LU Z Information et inscription — Programme de parrainage o t 514.252.3033 f 514.251.8038 i^^—^^— Rencontres d'auteurs www.l0isirquebec.qc.c3/fqll [email protected] —————- Spectacles littéraires a. I_ Z UJ

18 LES CHOIX DE SYLVIE « Pendant cette année de séparation, MOREAU ma soeur et moi avions lu toutes deux les mêmes livres A la recherche du temps perdu I, Du côté de chez Swann, sans nous consulter! » Marcel Proust, Gallimard, 1988 A la recherche du temps perdu II, Le Temps retrouvé, tion. C'est ce qui se passe aussi avec physiquement. J'ai voyagé partout en Marcel Proust, Gallimard, 1990 Les Rois maudits, que j'avais lu quand Europe, en Turquie et c'a changé ma Contre Sainte-Beuve, j'étais plus jeune et que j'ai relu à vie. Quand je suis revenue, j'ai décidé Marcel Proust, Gallimard, 1987 haute voix pour mon chum. Cette de le faire par surprise. Je me suis habitude m'est venue avec ma mère. donc rendue à l'appartement de ma Les Cantos d'Hypérion, À l'époque, elle ne voyait plus qu'à sœur et, en son absence, je l'ai atten­ Dan Simmons, Pocket, 1995 vingt pour cent et ne pouvait plus lire, due dans son salon. On a eu des re­ L'Echiquier du mal, Dan Simmons, mais elle adorait la lecture. À partir de trouvailles extraordinaires, c'est un Denoël, 2000 l'adolescence, je me suis mise à lui des plus beaux moments de ma vie. LA. Confidential, James Ellroy, faire la lecture, et ça me passionnait. Et puis on a réalisé que pendant cette Rivages, 1997 Je souhaitais lui lire À la recherche du année de séparation, on avait lu tou­ American Tabloïd, James Ellroy, temps perdu, mais elle est décédée tes deux les mêmes livres sans se con­ Rivages, 1997 avant. On s'en était beaucoup parlé et sulter ! Il y avait, entre autres, L'Étranger La Nausée, Jean-Paul Sartre, je voulais partager ça avec elle, car je de Camus et Le Seigneur des Anneaux. Gallimard, Folio, 1960 savais qu'elle l'aimerait. J'ai continué On a des vies très différentes, mais c'est Mémoires d'une jeune fille rangée, à le faire pour mon chum. Quand on fou comme on est connectées ! C'est Simone de Beauvoir, va à New York en voiture, je lis à une force incomparable dans la vie, un Gallimard, 1972 haute voix pendant tout le trajet. C'est outil incroyable de connaissance de soi, Les Rois maudits, formidable comme trip ! Tu imagines ? très rassurant. , Pion, 1999 Être en même temps à la même place. L'Etranger, Albert Camus, Quand il y a un punch dans l'écri­ ELL : Une complicité qui vient de Gallimard, 1996 ture, on s'arrête, on se regarde, c'est l'enfance... formidable de partager ça ! On l'a fait S.M. : Oui, toutes jeunes, ma sœur et Le Seigneur des Anneaux, aussi avec des amis en voyage. Quand moi, on jouait beaucoup, on s'inven­ John Ronald Reuel Tolkien, on était sur la plage, on lisait un livre tait des mondes. Quand on a ce rapport- Pocket, 2003 à haute voix. À chaque chapitre on là avec l'imaginaire et la fiction, c'est changeait de lecteur, à tour de rôle. On presque naturel d'aboutir au livre parce a lu tout le livre à quatre. C'est une acti­ qu'on aime ça, être dans un autre vité extraordinaire ! monde. Encore aujourd'hui, j'aime travaillé et de qui je suis très proche. vivre dans la fiction, c'est très clair et Un jour, il m'a offert un livre en cadeau ELL : Avec qui partagez-vous vos c'est pour ça que je fais ce métier-là. et il m'a dit : «C'est le livre le plus meilleures lectures ? Mais quand je travaille beaucoup, important de ma vie. » C'était La Con­ S.M. : En dehors de mes amis pro­ quand je suis en création ou dans un juration des imbéciles de John Kennedy ches, c'est avec ma sœur jumelle. On travail de fiction, je suis incapable de Toole. J'avais hâte de le lire. Je ne l'ai a les mêmes goûts. Toutes petites, on rentrer dans un livre, ni de lire plus d'un pas terminé. J'étais gênée de lui avouer allait à la bibliothèque, chaque se­ livre à la fois. Par contre, quand je lis, que je n'avais pas aimé ça. Ce qui me maine, religieusement, et on adorait ça. j'aime qu'il y ait plein d'animation fatiguait, c'est que c'était un livre de Il nous est d'ailleurs arrivé une histoire autour de moi. Ça me permet de « focu- gars. Il y a des choses que je n'aime extraordinaire en rapport avec nos ser» encore plus. Dans un parc, dans plus lire. Finalement, Louis et moi lectures. Ma sœur est partie de la mai­ le métro, l'autobus, j'adore ça. avons eu une discussion formidable. son avant moi et c'a été pour moi un Cette expérience m'a révélé que la vertige total. Alors je suis partie moi ELL : Croyez-vous qu'en connais­ lecture est un acte très intime et que aussi en voyage pour acquérir une sant les lectures d'une personne, on cette intimité n'appartient qu'à nous. autonomie. Je venais d'un cocon qui peut mieux la connaître ? Même un amoureux n'a pas accès à était extrêmement puissant et sécuri­ S.M. : Pas nécessairement. Je me sou­ tout. C'est pourquoi c'est si fort quand sant. C'était important de me séparer viens de Louis Bélanger, avec qui j'ai la rencontre a lieu."

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