Le Mystère De L'auberge Rouge
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Le mystère de l’auberge rouge Jean-François Lacour Le Gouleyron 07 600 Vals les Bains [email protected] A Manue… - Il paraît que ces gens-là ont deux âmes, et qu’ils peuvent en sacrifier une. Quant à moi, je n’en ai qu’une, et je ne veux pas la perdre, mais la sauver ! Elle a parlé sans marquer la moindre hésitation, laissant le Président du Tribunal la bouche en croix. Elle, c’est Marie Armand, la petite ravaudeuse de Saint Cirgues en Montagne. Marie fait crânement face à Louis Barthélémy Gustave Fornier de Clausonne, Président de la Cour d’Assises de l’Ardèche. Il a essayé de la faire changer de point de vue, revenant plusieurs fois sur le sujet, insistant de la voix et parfois d’un geste menaçant, mettant en exergue des témoignages contraire… Il répète inlassablement : - Où étiez-vous dans la soirée et dans la nuit du douze octobre mille neuf cent trente et un ? - J’étais chez moi ! ré-affirme-t-elle avec conviction . Marie était chez elle, à Saint Cirgues en Montagne dans la nuit du douze au treize octobre de l’année mille huit cent trente et un. Pourquoi changerait-elle de vérité ? De vérité, il n’y en a qu’une. La petite et jolie jeune femme blonde résiste aux coups de boutoir du juge. Elle persiste et signe alors que d’autres se sont reniés. Elle a prêté serment de la main droite disant « je le jure ». On ne jure pas à tord et à travers. Surtout devant la justice des hommes et par delà, celle du Seigneur… Elle s’en tient donc à une seule et unique version, la sienne, d’autant qu’elle veut sauver son âme, la seule qu’elle possède ! D’autres en auraient deux. Une pour le Diable. Une pour le Bon Dieu. Au cas où… Marie est droite comme un piquet dans une robe bleue nuit fleurie de dentelles. Elle adresse au président un regard noir tout aussi rectiligne que la barre contre laquelle repose sa main gauche. Sa main droite est levée… imperturbablement fière de sa vérité. Lui semble pincé. Monsieur Fornier de Clausonne est un homme d’à peine quarante ans qui en impose par sa distinction bourgeoise et son intransigeance. Il a un visage carré, légèrement joufflu et de temps à autres, il porte des lorgnons à ses yeux comme pour mieux ausculter son interlocutrice. Il présente fort bien de sa personne. Il est très élégamment coiffé avec une houppe bouclée qui vient en contrepoint d’un cache- fronces blanc impeccablement posé sur l’austère e néanmoins magistrale boutonnière de sa robe noire. Marie pense toutefois que ce juge a de l’allure sans avoir de prestance et la frilosité dont il fait preuve dans une trop large toge, donne à penser qu’une simple contrariété peut le froisser. Et de toutes évidences, son témoignage le contrarie… Après s’être affrontés de la parole, juge et témoin campent désormais sur leurs positions dans un affrontement visuel. Monsieur Fornier de Clausonne souhaite que Marie reconnaisse avoir passé la soirée, puis la nuit qui a suivi le douze octobre, dans la demeure des époux Martin, à Peyrebeille, aux abords de la voie royale, entre Aubenas et le Puy en Velay. Il en est réduit aux souhaits malgré toutes ses tentatives d’intimidation. En effet, la petite ravaudeuse de la montagne ardéchoise tient tête au premier président de la Cour d’Assise de Privas, après une longue et laborieuse instruction et six jours de procès. Marie Armand est venue de Saint Cirgues en Montagne, un village qui se trouve à deux jours de marche, usant ses esclops pour ne pas abîmer ses bottines. Lui est arrivé de Nîmes à bord d’un attelage princier ; six soldats de la garde à cheval sont allés l’attendre, en habits de cérémonie, aux portes de la ville préfecture de l’Ardèche. Le pot de terre affronte pourtant le pot de fer ! Marie Armand, la petite ravaudeuse, témoin au procès de l’affaire de l’auberge rouge, défie le baron Fornier de Clausonne. Leurs yeux se toisent dans le plus grand silence. Il est tard. Dehors, il fait nuit noire. Aujourd’hui encore, l’audience a été très longue… Tout le monde est las. Eux aussi. Pourtant aucun des deux ne baisse la garde. L’auditoire jusqu’alors assez bruyant ne s’autorise pas d’autre souffle que celui du suspense. Cédera-t-elle ? Il n’y a pas d’incompréhension sur le sens des mots. Pas cette fois ! Marie s’exprime dans un bon français contrairement à la plupart des témoins qui ne parlent que leur patois. Les accusés ont eux aussi déposé en parler occitan face à des magistrats qui s’accordent de la meilleure des façons dans la langue des notaires. Personne ne traduit. Alors, les uns et les autres, se comprennent, plus ou moins... L’échange entre Marie Armand et le président du Tribunal emprunte le même registre de langage. Ce qui ajoute à la vivacité des débats et à leur intensité. Marie n’a qu’une âme et ne veut pas la perdre ni la vendre. Pour une fois, depuis six jours, tout est clairement dit et entendu. Pouvait-elle afficher sa conviction de plus éloquente façon ? Elle ne s’est pas accordé avec juge et elle l’affirme encore : elle ne pliera pas ! Il est tard. La flamme des chandelles éclaire la salle d’audience et lui donne une ambiance incertaine en s’agitant au gré des courants d’air. Ces lumières forment un ballet d’ombres et de lumières autour d’un duel inattendu à ce stade du procès. Elles le font dans un parfait silence, procurant une couleur jaunâtre au prétoire. Marie regarde le président, Monsieur Fornier de Clausonne regarde la petite ravaudeuse, et aux moins cent cinquante paires d’yeux les regardent se regarder… Ils sont là depuis huit heures ce matin, attentifs au point de retenir leur respiration, qu’ils soient magistrats, jurés, gendarmes, accusés, avocats de la défense, et autres auditeurs curieux qui, bien avant l’ouverture des portes du tribunal, s’impatientaient, peureux de ne pas pouvoir assister aux débats. Auraient-ils parié sur un tel duel ? Marie n’a pas bougé un sourcil. Le Président de la Cour d’Assises savait les gens des hauts pays trempés dans un rude caractère. Il a en fait plier plus d’un et notamment au cours de cette session, mais cette jeune femme, la bougresse ! de quel bois est-elle faite ? Son témoignage et son entêtement à ne dire « que la vérité, rien que la vérité et toute sa vérité » contredit d’autres témoignages. Et ce témoignage là, précis, rigoureux et immuable ! peut valoir plus que les dires assermentés d’autres témoins qui sont revenus sur leur parole… Ce témoignage-là, monsieur de Clausonne n’en doute pas et ça se voit, peut sauver la tête des accusés ! Pierre et Marie Martin, Jean Rochette et André Martin sont suspendus à ses lèvres. Marie Armand peut contribuer à leur rendre la liberté et pourquoi pas leur honneur. Ils le savent. Leurs avocats les ont prévenus de l’importance de ce que Marie dirait à la barre. Cette jeune femme s’oppose non seulement au juge mais elle contredit plusieurs témoins qui ont accablé les accusés. Aujourd’hui, Marie Armand, une femme issue du petit peuple est en train de défier ce qui est en train de devenir une légende. Celle de l’auberge de Peyrebeille. La France entière est au courant de cette histoire vivaroise : la terrible affaire de l’Auberge Rouge. Et pour cause ! Cela fait plusieurs mois que la presse de tout crin et que les colporteurs d’histoires s’en donnent à cœur joie. A les lire ou à les entendre, l’auberge du hameau de Peyrebeille qui se trouve en bordure de la voie royale reliant la Vallée du Rhône à l’Auvergne, aurait été, pendant plus de vingt ans, le pire des coupe gorges. L’auberge de Peyrebeille, c’est l’auberge où les affreux époux Martin, aidés d’un domestique curieusement devenu négroïde au fil des mois d’instruction, alors qu’il est blond aux yeux bleus à l’identique de beaucoup de ses concitoyens nés sur le plateau ardéchois, auraient paisiblement assassiné une cinquantaine de passagers, pour les dépouiller de leurs biens. Cinquante trois disent certaines chansons… dont le texte est vendu sur les champs de foire. On dit volontiers que ces trois mécréants auraient transformé une auberge apparemment accueillante, une auberge située dans un pays désert et souvent glacé, en véritable Enfer. Pas moins, si ce n’est pire… Les époux Martin auraient usé de la plus hypocrite comédie de l’honnêteté et de la plus horrible des cruauté pour devenir riches, égorgeant femmes, enfants, et gentilhommes, à la seule fin de les détrousser. Pierre Martin dit Le Blanc, est âgé de soixante ans ; c’est l’ ancien aubergiste à Peyrebeille sise sur la commune de Lanarce en Ardèche ; à ses côtés se trouve son épouse née Marie Breysse ; elle est âgée de cinquante quatre ans ; se trouvent aussi dans le box des accusés, leur domestique Jean Rochette, quarante sept ans, et leur neveu, Henri Martin, trente deux ans. Il y a deux ans à peine, juste après que les époux Martin se soient retirés dans leur ferme voisine, laissant leur auberge en gérance, celle-ci avait une bonne réputation. Et pour cause… Combien de voyageurs isolés dans ce pays désert et inhospitaliers, des voyageurs parfois prisonniers de la tourmente, de la neige et du froid meurtrier, ont trouvé réconfort et vie sauve en se réfugiant à l’abri des larges murs de l’auberge de Peyrebeille ? Combien y ont apprécié une table généreuse et réputée ? Combien y ont profité d’un bon lit, après une longue route, quand tout vacille dans la montagne ardéchoise ? A ces questions, on peut répondre sans se tromper.