Le mystère de l’auberge rouge

Jean-François Lacour Le Gouleyron 07 600 Vals les Bains [email protected]

A Manue…

- Il paraît que ces gens-là ont deux âmes, et qu’ils peuvent en sacrifier une. Quant à moi, je n’en ai qu’une, et je ne veux pas la perdre, mais la sauver ! Elle a parlé sans marquer la moindre hésitation, laissant le Président du Tribunal la bouche en croix. Elle, c’est Marie Armand, la petite ravaudeuse de Saint Cirgues en Montagne. Marie fait crânement face à Louis Barthélémy Gustave Fornier de Clausonne, Président de la Cour d’Assises de l’Ardèche. Il a essayé de la faire changer de point de vue, revenant plusieurs fois sur le sujet, insistant de la voix et parfois d’un geste menaçant, mettant en exergue des témoignages contraire… Il répète inlassablement : - Où étiez-vous dans la soirée et dans la nuit du douze octobre mille neuf cent trente et un ? - J’étais chez moi ! ré-affirme-t-elle avec conviction . Marie était chez elle, à Saint Cirgues en Montagne dans la nuit du douze au treize octobre de l’année mille huit cent trente et un. Pourquoi changerait-elle de vérité ? De vérité, il n’y en a qu’une. La petite et jolie jeune femme blonde résiste aux coups de boutoir du juge. Elle persiste et signe alors que d’autres se sont reniés. Elle a prêté serment de la main droite disant « je le jure ». On ne jure pas à tord et à travers. Surtout devant la justice des hommes et par delà, celle du Seigneur… Elle s’en tient donc à une seule et unique version, la sienne, d’autant qu’elle veut sauver son âme, la seule qu’elle possède ! D’autres en auraient deux. Une pour le Diable. Une pour le Bon Dieu. Au cas où… Marie est droite comme un piquet dans une robe bleue nuit fleurie de dentelles. Elle adresse au président un regard noir tout aussi rectiligne que la barre contre laquelle repose sa main gauche. Sa main droite est levée… imperturbablement fière de sa vérité. Lui semble pincé. Monsieur Fornier de Clausonne est un homme d’à peine quarante ans qui en impose par sa distinction bourgeoise et son intransigeance. Il a un visage carré, légèrement joufflu et de temps à autres, il porte des lorgnons à ses yeux comme pour mieux ausculter son interlocutrice. Il présente fort bien de sa personne. Il est très élégamment coiffé avec une houppe bouclée qui vient en contrepoint d’un cache- fronces blanc impeccablement posé sur l’austère e néanmoins magistrale boutonnière de sa robe noire. Marie pense toutefois que ce juge a de l’allure sans avoir de prestance et la frilosité dont il fait preuve dans une trop large toge, donne à penser qu’une simple contrariété peut le froisser. Et de toutes évidences, son témoignage le contrarie… Après s’être affrontés de la parole, juge et témoin campent désormais sur leurs positions dans un affrontement visuel. Monsieur Fornier de Clausonne souhaite que Marie reconnaisse avoir passé la soirée, puis la nuit qui a suivi le douze octobre, dans la demeure des époux Martin, à Peyrebeille, aux abords de la voie royale, entre Aubenas et le Puy en Velay. Il en est réduit aux souhaits malgré toutes ses tentatives d’intimidation. En effet, la petite ravaudeuse de la montagne ardéchoise tient tête au premier président de la Cour d’Assise de , après une longue et laborieuse instruction et six jours de procès. Marie Armand est venue de Saint Cirgues en Montagne, un village qui se trouve à deux jours de marche, usant ses esclops pour ne pas abîmer ses bottines. Lui est arrivé de Nîmes à bord d’un attelage princier ; six soldats de la garde à cheval sont allés l’attendre, en habits de cérémonie, aux portes de la ville préfecture de l’Ardèche. Le pot de terre affronte pourtant le pot de fer ! Marie Armand, la petite ravaudeuse, témoin au procès de l’affaire de l’auberge rouge, défie le baron Fornier de Clausonne. Leurs yeux se toisent dans le plus grand silence. Il est tard. Dehors, il fait nuit noire. Aujourd’hui encore, l’audience a été très longue… Tout le monde est las. Eux aussi. Pourtant aucun des deux ne baisse la garde. L’auditoire jusqu’alors assez bruyant ne s’autorise pas d’autre souffle que celui du suspense. Cédera-t-elle ? Il n’y a pas d’incompréhension sur le sens des mots. Pas cette fois ! Marie s’exprime dans un bon français contrairement à la plupart des témoins qui ne parlent que leur patois. Les accusés ont eux aussi déposé en parler occitan face à des magistrats qui s’accordent de la meilleure des façons dans la langue des notaires. Personne ne traduit. Alors, les uns et les autres, se comprennent, plus ou moins... L’échange entre Marie Armand et le président du Tribunal emprunte le même registre de langage. Ce qui ajoute à la vivacité des débats et à leur intensité. Marie n’a qu’une âme et ne veut pas la perdre ni la vendre. Pour une fois, depuis six jours, tout est clairement dit et entendu. Pouvait-elle afficher sa conviction de plus éloquente façon ? Elle ne s’est pas accordé avec juge et elle l’affirme encore : elle ne pliera pas ! Il est tard. La flamme des chandelles éclaire la salle d’audience et lui donne une ambiance incertaine en s’agitant au gré des courants d’air. Ces lumières forment un ballet d’ombres et de lumières autour d’un duel inattendu à ce stade du procès. Elles le font dans un parfait silence, procurant une couleur jaunâtre au prétoire. Marie regarde le président, Monsieur Fornier de Clausonne regarde la petite ravaudeuse, et aux moins cent cinquante paires d’yeux les regardent se regarder… Ils sont là depuis huit heures ce matin, attentifs au point de retenir leur respiration, qu’ils soient magistrats, jurés, gendarmes, accusés, avocats de la défense, et autres auditeurs curieux qui, bien avant l’ouverture des portes du tribunal, s’impatientaient, peureux de ne pas pouvoir assister aux débats. Auraient-ils parié sur un tel duel ? Marie n’a pas bougé un sourcil. Le Président de la Cour d’Assises savait les gens des hauts pays trempés dans un rude caractère. Il a en fait plier plus d’un et notamment au cours de cette session, mais cette jeune femme, la bougresse ! de quel bois est-elle faite ? Son témoignage et son entêtement à ne dire « que la vérité, rien que la vérité et toute sa vérité » contredit d’autres témoignages. Et ce témoignage là, précis, rigoureux et immuable ! peut valoir plus que les dires assermentés d’autres témoins qui sont revenus sur leur parole… Ce témoignage-là, monsieur de Clausonne n’en doute pas et ça se voit, peut sauver la tête des accusés ! Pierre et Marie Martin, Jean Rochette et André Martin sont suspendus à ses lèvres. Marie Armand peut contribuer à leur rendre la liberté et pourquoi pas leur honneur. Ils le savent. Leurs avocats les ont prévenus de l’importance de ce que Marie dirait à la barre. Cette jeune femme s’oppose non seulement au juge mais elle contredit plusieurs témoins qui ont accablé les accusés. Aujourd’hui, Marie Armand, une femme issue du petit peuple est en train de défier ce qui est en train de devenir une légende. Celle de l’auberge de Peyrebeille. La entière est au courant de cette histoire vivaroise : la terrible affaire de l’Auberge Rouge. Et pour cause ! Cela fait plusieurs mois que la presse de tout crin et que les colporteurs d’histoires s’en donnent à cœur joie. A les lire ou à les entendre, l’auberge du hameau de Peyrebeille qui se trouve en bordure de la voie royale reliant la Vallée du Rhône à l’Auvergne, aurait été, pendant plus de vingt ans, le pire des coupe gorges. L’auberge de Peyrebeille, c’est l’auberge où les affreux époux Martin, aidés d’un domestique curieusement devenu négroïde au fil des mois d’instruction, alors qu’il est blond aux yeux bleus à l’identique de beaucoup de ses concitoyens nés sur le plateau ardéchois, auraient paisiblement assassiné une cinquantaine de passagers, pour les dépouiller de leurs biens. Cinquante trois disent certaines chansons… dont le texte est vendu sur les champs de foire. On dit volontiers que ces trois mécréants auraient transformé une auberge apparemment accueillante, une auberge située dans un pays désert et souvent glacé, en véritable Enfer. Pas moins, si ce n’est pire… Les époux Martin auraient usé de la plus hypocrite comédie de l’honnêteté et de la plus horrible des cruauté pour devenir riches, égorgeant femmes, enfants, et gentilhommes, à la seule fin de les détrousser. Pierre Martin dit Le Blanc, est âgé de soixante ans ; c’est l’ ancien aubergiste à Peyrebeille sise sur la commune de en Ardèche ; à ses côtés se trouve son épouse née Marie Breysse ; elle est âgée de cinquante quatre ans ; se trouvent aussi dans le box des accusés, leur domestique Jean Rochette, quarante sept ans, et leur neveu, Henri Martin, trente deux ans. Il y a deux ans à peine, juste après que les époux Martin se soient retirés dans leur ferme voisine, laissant leur auberge en gérance, celle-ci avait une bonne réputation. Et pour cause… Combien de voyageurs isolés dans ce pays désert et inhospitaliers, des voyageurs parfois prisonniers de la tourmente, de la neige et du froid meurtrier, ont trouvé réconfort et vie sauve en se réfugiant à l’abri des larges murs de l’auberge de Peyrebeille ? Combien y ont apprécié une table généreuse et réputée ? Combien y ont profité d’un bon lit, après une longue route, quand tout vacille dans la montagne ardéchoise ? A ces questions, on peut répondre sans se tromper. Beaucoup. L’importance de cette activité d’accueil fut suffisante pour enrichir d’honnêtes exploitants. Ce qui a été le cas pour Pierre Martin et Marie Breysse. La chose est prouvée : Ils sont riches. Par contre, Rochette n’a pas fait fortune. Il n’est que le valet. L’auberge était largement ouverte aux passagers mais aussi aux gens du crû. Combien, parmi lesquels des gens du village de Lanarce dont plusieurs gendarmes du canton, étaient coutumiers du lieu et de ses amicales soirées ? Beaucoup ! Combien ont passé une bon moment à y jouer aux cartes, se dire des histoires ou tout simplement converser au coin de feu qui pétille la vie, tout en écoutant les chants joyeux des filles de la maison : Marguerite et Marie Jeanne Martin ? Beaucoup ! Combien y ont partagé les agapes pour des fiançailles ou un mariage ? Beaucoup ! Tout serait resté pour le mieux dans la mémoire collective du lieu mais tout a basculé à la suite de la découverte d’un corps sans vie, au pied d’un surplomb, aux abords de l’Allier, à une dizaine de kilomètres au nord du hameau de Peyrebeille. La dépouille était celle de Jean Antoine Anjolras, un paysan de soixante douze ans, originaire du village voisin de Saint Paul de Tartasse. L’homme avait disparu depuis le douze octobre. Ses neveux se seraient souciés de son absence et auraient entrepris des recherches avec les voisins et d’autres membres de la famille, notamment au cours de la foire de Saint Etienne de Lugdarès qui a eu lieu le quinze octobre et celle de Saint Cirgues en Montagne qui se déroula le vingt quatre du même mois. Leurs recherches sont restées infructueuses jusqu’à ce que des pêcheurs découvrent le corps de Jean Antoine Anjolras, le vingt six octobre, au lieu dit Ranc Courbier. Tout au long de cette investigation qui aura duré deux semaines, les neveux auraient d’abord établi que Jean Antoine Anjolras se serait rendu à la foire de Saint Cirgues en Montagne, partant tôt du hameau de la Fayette où il vivait seul le matin du douze octobre. Plusieurs personnes ont témoigné l’avoir vu à cette foire et d’autres l’auraient aperçu sur le chemin du retour. Il était soucieux d’avoir laissé échapper une vache achetée le jour même. Il la recherchait dans les environs de Peyrebeille et certains auraient dit l’avoir vu pénétrer dans la maison de Pierre Martin le soir venu. Entre ces témoignages et la découverte du corps, point de nouvelle, sinon une rumeur naissante : la ferme des époux Martin aurai été son dernier logis ! Par quels fondements fut-elle alimentée ? La parole qui vole peut tout dire et son contraire… Le fait est que le juge de paix cantonal, Monsieur Jean Ducros, du mener l’enquête afin d’élucider cette disparition. Ce qu’il fit le vingt cinq octobre en rendant visite à Pierre Martin, ou sans s’être concerté, il retrouva le maire de Lanarce, lequel était accompagné de plusieurs jeunes gens du village. Jean Ducros et le maire de Lanarce questionnèrent les époux Martin et allèrent visiter l’auberge anciennement exploitée par eux. Sans résultat. On parla alors de perquisition, comme si une conviction était déjà avancée… Par quels motifs les anciens aubergistes et leur nouveau gérant méritaient-ils une telle suspicion ? Les aubergistes avaient-ils un passif ? Comme des vieilles histoires, du linge sale, qui attendaient leur heure pour être dévoilées ? Au terme de ces investigations, aucun indice sérieux n’avait rapproché les enquêteurs du disparu, qu’ils soient patentés ou de fortune. Mais des langues avaient eu du miel à savourer ou du venin à jeter, dans un pays où le mauvais sort n’est pas une légende… La question roulait comme un vent mauvais sur cette haute terre de bourrasque. « Et si les aubergistes lui avaient fait son affaire au vieil Anjolras ? » Des témoins ont dit l’avoir vu entrer chez les Martin après avoir erré des heures, mais en vain, à la recherche de sa génisse. Le soir venu, il a certainement eu besoin de repos. Et les Martin faisant toujours auberge malgré leur retrait à la ferme, quoi de plus naturel à ce que le vieil homme s’arrête pour se restaurer et dormir chez eux ? Certains prétendent que Pierre Martin devait lui rendre une belle somme d’argent. Auquel cas, Jean Antoine Anjolras serait donc passé à Peyrebeille pour récupérer sa créance. Au dela de tous ces bruits, une chose semble certaine : personne n’a prétendu l’avoir vu sortir de la ferme des Martin. Ni le soir du douze. Ni le matin du treize. Et personne n’a dit l’avoir vu en d’autre endroit jusqu’à ce qu’on retrouve son corps sans vie, deux semaines plus tard, dans la rivière Allier. Les incertitudes, les témoignages, et un climat de suspicion ont amené les autorités judiciaires à réclamer une autopsie, laquelle ne révéla rien de probant, contrariant ceux qui pensaient que ce cadavre trouvé au pied d’une falaise, n’était pas celui d’un homme qui aurait fait une mauvaise chute, mais plutôt celui d’un homme meurtri par quelques sauvages assassins… Il n’était même pas dépouillé. Sa bourse était pleine. Pourtant, la rumeur ne perdit rien de sa triste rengaine et s’amplifia… « Et si l’homme avait été la victime de brigands ? Ou plus précisément, si ces brigands étaient pour tout ou partie, les aubergistes de Peyrebeille ? » Les événements donnèrent des débuts de réponse à la rumeur. Tout alla très vite après la découverte du corps ! Quatre jours plus tard, une dizaine de gendarmes à cheval cantonnés à Aubenas, assistés de leurs homologues du poste de Lanarce, arrivaient à la nuit tombée au hameau de Peyrebeille. Ils encerclaient la ferme des époux Martin et arrêtaient Pierre Martin et son neveu André Martin. Le domestique Jean Rochette étant absent, il fut intercepté par d’autres cavaliers alors qu’il faisait son chemin depuis Pradelles pour rentrer à la ferme de ses maîtres. Dès lors, l’affaire de l’Auberge sanglante pouvait prendre toute son ampleur. Et elle l’a prise. Au rythme des paroles et des écrits. Les langues se sont mises à déverser mille maux sur l’endroit maudit dans une incroyable surenchère ! Les échotiers de diverses gazettes sont entrés en compétition pour faire leurs choux gras de cette histoire d’Auberge Rouge. A les lire et à les entendre, l’endroit a été un véritable coupe-gorge. Plusieurs dizaines de victimes y auraient laissé la bourse et la vie, transformant le lieu en ossuaire. Les unes étaient assommées puis bouillies dans un chaudron, ou alors brûlées dans un four ; les autres découpées en morceaux puis ensevelies dans une cave ou jetées dans l’Allier qui coule non loin de là… Les complaintes de Peyrebeille allèrent de place en place et d’un village à l’autre pour raconter de façons certaines aux bons chrétiens tout ouïs : « l’horrible histoire de trois monstres inhumains aux crimes épouvantables, qui pendant vingt ans, assassinaient leurs passants dans une auberge sur le grand chemin… Les noms de ces assassins : Pierre Blanc Martin dit Lucifer, avec sa femme, et Jean Rochette, aussi inhumain, domestique exécrable. Le premier homme assassiné, était marchand de dentelles. Dans le lit, il fut assommé, pour eux c’était une bagatelle. Ce premier coup était garant de vingt–sept ou huit mille Francs… » Les autres couplets étaient à l’avenant pour témoigner d’un cheval qui courrait dans les champs pour annoncer la mort de son maître tué la veille; d’une chaudière dans laquelle la chair cuisait avant d’engraisser les cochons ; de femmes et d’enfants qui périrent dans la même nuit ; d’un enfant de huit ans voyant ses parents morts à terre demandant vie à ces monstres qui l’assommèrent sans pitié ; d’une chambre réservée aux victimes avec une double porte, des cris stridents dans la nuit, de l’huile bouillante et des bouches béantes, des coups de marteau, d’un grand four, des exhalaisons qui empestaient les environs, mais encore… de l’or et de l’argent ! D’une fortune acquise par le meurtre et l’ignominie ! Le rapport était souvent détaillé. Il assurait sans aucun doute et de source sûre la véracité des faits. Alors ! Alors, la résonance de cette affaire fut telle que ce procès semblait devoir être de pure forme. La justice n’aurait qu’à valider un verdict déjà prononcé des milliers de fois par la voix populaire. L’instruction ne permit de retenir que six chefs d’inculpation. Quatre ayant été écartés par la Cour Royale de Nîmes à cause du peu d’éléments de preuves à leur sujet. De ce bain de sang, et de ces ragots fabriqués de peur et de haine, Il n’y avait qu’un homicide présumé : celui de Jean Antoine Anjolras. Si la voix populaire véhiculait la quasi certitude de la culpabilité des époux Martin et de Jean Rochette, il y eut quand même des voix pour s’élever. Elles vinrent de la montagne Ardéchoise grâce à des amis, des voisins, des clients, qui ont malgré tout voulu dire leur sentiment. Ceux-là dont l’estime aux époux Martin et à leur domestique était restée intacte, ces gens de Lanarce ou d’ailleurs, s’opposèrent avec un certain courage à une mauvaise réputation largement répandue… Plusieurs sont venus en apporter le témoignage dans le sein de ce Tribunal, même s’ils étaient cinq fois moins nombreux que les témoins à charge. Des notables ont vanté les mérites de l’un ou de l’autre des accusés. Ils ont évoqué la piété de Pierre Martin. N’avait-t-il pas aidé, et de belle façon, les œuvres du curé de sa paroisse, donnant cent Francs d’un coup ? Plus surprenant, pendant son incarcération à la prison de Privas, l’accusé a décidé de doter le bâtiment carcéral d’une croix de pierre. Le maire de Lanarce et son conseil municipal ont co-signé un certificat élogieux à l’intention d’ André Martin. Le courage de ces témoins est d’autant plus grand que leurs propos et leurs soutiens, seront rapportés. Les échotiers vont s’enrichir de cette chronique judiciaire. Ces journalistes en herbe ont souvent dit ce que beaucoup voulaient lire. Mais cette fois, Marie Armand leur apporte une encre qui n’est pas rouge. C’est d’encre bleue, couleur d’azur et de confiance, couleur de sa robe et peut-être de son âme, qu’elle colore cette audience. Marie témoigne. Elle parle. Elle dit et contredit. Elle sème le trouble. On le voit, on l’entend, Monsieur Fornier de Clausonne est en colère ! Il tenait la vérité, et celle-ci s’en va, chassée par les mots de la petite ravaudeuse de Saint Cirgues en Montagne. Bientôt, les typographes pourraient avoir à s’arranger d’une perspective nouvelle donnée au procès des assassins de Peyrebeille, à mille lieues de ce qui fut colporté… L’acquittement pourrait être prononcé. Les jurés pourront légitimement renvoyer les accusés dans leur maison, à Peyrebeille, libres, dans les landes et les bois du haut pays Ardéchois. Qui aurait parié un sou troué sur les chances des prévenus avant les audiences ? Personne et surtout pas le Président Fornier de Clausonne chez qui on devine, tout à coup ! une soudaine pâleur… Lui qui n’a pas arrêté de s’éponger le visage rougi par la chaleur précoce de ce mois de juin à Privas, Préfecture du département de l’Ardèche, en cette année de mille huit cent trente trois. Il semble moins sûr de son fait. L’issue de cette affaire est tout d’un coup moins établie. A cause de Marie Armand. La petite ravaudeuse n’a rien à redire contre les époux Martin qui l’employaient de temps à autres, ni contre leur domestique ou leur neveu… De surcroît, elle affirme de toutes les façons ne pas avoir été présente dans l’auberge de Peyrebeille au soir du douze octobre de l’année mille huit cent trente et un, contredisant le principal témoin à charge : Laurent Chaze, un mendiant de cinquante six ans, originaire de La Souche, un village proche de Peyrebeille. Laurent Chaze est passé du parfait anonymat, si ce n’est la réputation d’un bon bougre qui va de foire en foire et de boite en boire, mais aussi de ferme en ferme, pour se louer, vivre et survivre, à une notoriété qui dépasse désormais les bornes du département. C’est lui qui a fait pencher la balance au cours des auditions. Il est devenu le principal témoin à charge… En fait, il y a quelques mois encore, M. Ollivier, le juge qui instruisait le dossier de Peyrebeille, piétinait, sans véritable élément de preuve, et cela malgré des dizaines d’auditions et plusieurs chefs d’inculpation. Le procès fut reporté, de mars à juin. Les choses en était au point que Maître Pierre Antoine Dousson, avocat de Pierre Martin, en avait donné l’assurance à son client : « l’accusation ne tiendrait pas. Les jurés capituleraient face à un dossier sans consistance ». « Vous serez acquittés » affirmait le défenseur qui commença toutefois à nuancer son propos, lorsqu’il prit connaissance de la déposition du vagabond Laurent Chaze. Par contre, ce témoignage accusateur et tardif fut accueilli par Louis Barhélémy Fornier de Clausonne comme « une juste et sévère dispensation de la Providence ». De quoi est-il question ?... Laurent Chaze a prétendu avoir passé la nuit du douze octobre mille huit cent trente et un chez les Martin et il a affirmé avoir assisté à l’assassinat d’un vieux paysan couché dans la grange, rapportant avec précision ce qu’il avait de ses yeux vus et de ses oreilles entendu… Jean Antoine Anjolras, aurait été la victime des aubergistes, de leur domestique, et du neveu André Martin. Selon lui, les quatre mécréants auraient assailli l’homme dans son sommeil pour le dépouiller. Il sait. Il était là, faisant mine de dormir à quelques pas de la victime. Laurent Chaze a affirmé qu’en plus des quatre inculpés, quatre autres personnes auraient participé à la veillée dans la salle à manger de Pierre et Marie Breysse : Jean Antoine Anjolras dont on a retrouvé le corps deux semaines plus tard ; deux ouvriers agricoles André Moulin et Jean Reynaud ; et Marie Armand, la petite lingère de Saint Cirgues en Montagne. C’est ce qu’il dit. C’est ce qu’il jure. Ici, au Tribunal de Privas. Lui : le témoin de la Providence. Seulement, voilà ! Marie Armand dit et jure autrement. Ce soir là, elle était chez elle. A Saint Cirgues en Montagne. Elle persiste alors qu’elle aurait pu se désolidariser des époux Martin ,de leur neveu et de leur domestique. Mais Marie Armand en a décidé autrement. Par conviction. Simplement. Quand ils furent arrêtés, d’abord les trois hommes puis Marie Breysse, elle prit parti de les soutenir publiquement… Oui, elle les connaissait. Oui, elle avait de l’estime pour eux. Oui, ils étaient de bons patrons et de bonne fréquentation. Son opinion était sincère. Voilà ce qui lui importait. Mais très vite la voix populaire a incriminé les aubergistes de Peyrebeille de dizaines de forfaits plus sanglants les uns que les autres. Elle décida donc de se taire afin de se préserver, attendant sereinement que la justice dise le vrai. Et cela avec d’autant plus de conviction, qu’elle avait reçu des confidences de Marie Breysse. Ses hommes en prison, l’aubergiste n’avait eu de cesse de prouver leur innocence. Elle allait de village en village et de maison en maison pour faire sa propre enquête. Celle-ci donna des résultats puisque l’épouse Martin confia avoir trouvé une piste à Marie, comme çà, à la croisée des chemins, entre Coucouron et Saint Cirgues, un jour de novembre. Quelques jours plus tard, Marie Breysse fut à son tour arrêtée, laissant derrière elle les échos de sa vérité : Jean Antoine Anjolras aurait bien été assassiné pour des raisons d’argent. Marie Armand tint cette affirmation pour argent comptant et eut le tord de faire partager cette information… Faut-il voir dans cette maladresse l’origine de ses ennuis ? En effet, les choses se sont compliquées pour Marie Armand quand les gendarmes lui apportèrent une convocation à son domicile, au printemps de l’année mille huit cent trente trois, un an et demi après les faits incriminés. Elle était appelée par le juge chargé de l’instruction. Elle répondit à l’invitation et fut reçue par M. Ollivier, juge au Tribunal d’Instance de Largentière. Il lui apprit qu’un témoin avait rapporté qu’une jeune femme se trouvait chez le couple Martin la veille de la disparition du vieil Anjolras. Il y avait à Peyrebeile une jeune femme en plus des deux ouvriers agricoles dont la présence avait toujours été avérée. Jean Reynaud et André Moulin avaient déclaré que la soirée du douze octobre mille huit cent trente fut tout à fait normale. Ils n’ont mentionné ni la présence de cette jeune femme, ni celle de ce mystérieux témoin, dont Marie ignora presque tout jusqu’à cette audience du vingt cinq juin au Tribunal de Privas. A Largentière, le juge Dumas avait informé Marie que cette jeune femme était recherchée. S’agissait-il de Marie ? Telle fut sa question. Elle répondit que non. Elle avait bien travaillé à Peyrebeille en ce début d’octobre logeant sur place, mais elle en était persuadée, ce soir-là, elle était de retour à Saint Cirgues ou plusieurs personnes l’avaient vue. - Qui vous a vue ? Donnez-moi des noms ? répondit le juge. Elle avança le nom de sa logeuse, celui d’une voisine de palier, et déclina l’identité d’un garçon dont elle prenait soin de son linge. Les choses en restèrent là pour cette première entrevue. De retour à Saint Cirgues, elle alla voir les trois personnes leur expliquant son embarras. Elle fut surprise quand, à la demande d’un engagement écrit en sa faveur, les uns et les autres émirent le désir de se donner le temps de la réflexion. - La justice ? L’auberge de Peyrebeille ? Témoigner mais de quoi ? Le douze octobre ? Je ne me souviens plus très bien. Il faut être certain. C’est trop grave… il me faut bien réfléchir. Nous en reparlerons. Mais je suis de tout cœur avec toi. Si tu as besoin de quelque chose… Voilà résumé le discours qui lui fut tenu à trois reprises. Puis ces réticences devinrent refus, un renoncement poli, toujours marqué du sceau de la prudence, « mère de toutes les vertus » selon sa logeuse, une vieille femme dont le principal souci était de ragoter… Révoltée. Marie fut révoltée ! Rien ne parvint à les décider ni les unes ni l’autre. Et moins que les femmes, aucun argument honnête et sincère ne fut prononcé par Serge Porte… qu’elle pria vivement de donner son linge à une autre, le petit comme le grand ! Elle reçut une seconde convocation un mois plus tard. Cette fois le juge se montra plus pressant et l’invita fermement à reconnaître que c’est bien elle dont parlait un témoin qui avait passé la soirée et dormi chez les époux Armand en cette nuit du douze au treize octobre. Elle nia. L’homme n’était pas très affable. Il menaça de l’inculper pour complicité. Le coup porté était dur. Mais comme elle ne céda pas à la peur et résista pied à pied, mot à mot. Elle voulut se défendre en amorçant quelques propos entendues de la bouche de Marie Breysse, mais l’argument d’une autre culpabilité eut pour effet d’énerver le juge. Elle prit donc la résolution de taire le sujet, sans pour autant renier ses précédentes déclarations. Non ! Elle n’avait pas passé cette nuit du douze octobre à Peyrebeille. Elle persista et elle signa. Au bout de quoi, elle ressortit du Tribunal avec un profond sentiment de dégoût. Mais de quelle justice s’agissait-il ? Cette toute puissante pouvait donc tout faire, tout menacer, tout ébranler, la vérité et la chair de celles et ceux, soucieux de ce qui est juste et bon ! Ce n’est pas l’idée qu’elle s’en était faite de la justice des hommes, même si elle n’avait pas attendu cette histoire pour émettre de larges réserves sur l’équité qui régne en ce bas monde. Elle marcha dans la ville de Largentière et elle s’égara dans ses ruelles pavées. Sa tête chavirait. Elle se sentit seule. Vidée de toute énergie, de tout espoir, de toute substance. Elle eut envie de fuir ce monde et ses tourments. C’est ce qu’elle fit d’une certaine façon… Elle ne regagna pas sa montagne Ardéchoise préférant se rendre près d’une lointaine cousine qui séjournait dans un couvent d’Aubenas. Elle fut reçue et écoutée par Louise devenue Sœur Marie Thérèse, la mère supérieure de l’endroit. La religieuse l’accueillit avec Amour et la réconforta en empruntant de nombreuses métaphores religieuses. Elle l’écouta en ne jugeant rien de ce qui lui était confessé. Elle était sœur. Réellement. C’est ce que pensa Marie. Contrairement à ces autres, frères ou sœurs, qui veulent défier le vrai, pour se préserver ! Louise avec qui elle avait tant de souvenirs intimes lui proposa de rester au couvent. Le temps de se ressaisir. De retrouver la paix, et la confiance en la justice divine si ce n’est en celle des hommes. Marie séjourna près d’un mois près de cette sœur et des autres religieuses, donnant toute son ardeur à repriser et supporter les «épouses du Seigneur dans leurs travaux de tous les jours ». Elle participa à leurs prières et partagea leur posture d’accueil et d’éveil. Petit à petit la quiétude revint. Marie en fit part à Louise qui l’invita à ne plus douter de ses convictions laissant à Dieu le seul vrai jugement. Marie avait retrouvé l’humanité dont elle était pétrie. Elle pouvait sortir des murs protecteurs du couvent et affronter l’autre humanité. Celle dont elle ne voulait plus rien ignorer. Ni les forces. Ni les faiblesses. Elle revint à Saint Cirgues au début du mois de mai. Une nouvelle convocation déposée par les gendarmes l’attendait. Elle était citée comme témoin au jugement des accusés de l’auberge de Peyrebeille qui débuterait le dix huit juin au Tribunal de Privas. La peur l’avait quittée. Elle ferait front ! - J’ai dormi chez moi et rien ni personne ne me fera prétendre le contraire. Les mots sont sortis de sa bouche comme s’ils n’avaient pas été réfléchis. Cette fois, l’ensemble de l’auditoire ne doute plus de sa détermination. Elle fera front. Jusqu’au bout. Pourtant elle a été assaillie de toutes parts aujourd’hui. Par Monsieur de Clausonne mais aussi par le Procureur du Roi. Et elle résiste encore, la petite ravaudeuse de Saint Cirgues en Montagne. Le premier véritable assaut fut donné par le témoignage du mendiant Laurent Chaze, surnommé « La Guerre ». Il sait tout. La vérité, toute la vérité, sur le mystère de l’auberge rouge, il la possède… Laurent Chaze s’est présenté le douze octobre mile huit cent trente et un, en fin de journée, chez les époux Martin au retour d’un pèlerinage à La Louvesc. « L’homme est de piètre qualité. Il ment ! Cette part de religion est là pour donner de la vraisemblance à son récit », a pensé Marie. Il mentait. C’est à peu près tout ce qu’elle savait de ce témoin inespéré quand il a débuté son récit. Laurent Chaze a plusieurs fois exercé le métier de berger mais il semble qu’aucun de ses employeurs n’ait pris le risque de s’attacher ses services de façon durable. Alors, il s’est résolu à porter les bonnes ou les mauvaises nouvelles, s’employant ici ou là, à qui veut bien lui faire l’aumône d’un repas et d’un gîte pour la nuit, entre Thueyts qui se trouve aux portes du pays cévenol et Le Puy en Velay, qui est aux premiers abords de l’Auvergne. Laurent Chaze a cinquante six ans mais en parait vingt de plus avec sa barbe grise et mal taillée, ses cheveux blancs ébouriffés, ses habits trop larges et très abîmés. Il affirme avoir trouvé refuge chez les époux Martin la nuit du douze octobre. Il a dormi près d’Anjolras dans la grange à foin. Il a vu les quatre accusés assaillir la victime dans son sommeil puis transporter le corps après l’avoir dépouillé de son argent. Il a rappelé tout cela face aux juges et aux jurés en gesticulant, comme s’il répandait le récit de ses exploits sur un champ de foire. Il a été questionné par le juge, par le Procureur du Roi, puis par les défenseurs des accusés. Ce fut long. Trois heures au moins. Maître Pierre Antoine Dousson intervint en dernier, ce qui lui permit de faire valoir que son rapport sur la tragédie avaient tendance à varier. Au fait, venait-il de La Louvesc ou de la région du Mézenc ? Chaze a répondu qu’il s’agissait bien de La Louvesc. Pour ce qui est du Mézenc, on avait du mal le comprendre. Où avait-il résidé les nuits précédentes ? Près du Puy en Velay. Mais où précisément ? Il a hésité ne se rappelant plus le nom des gens qui l’ont accueilli, ni le lieu exact de son séjour. Laurent Chaze fut encore imprécis sur les circonstances du crime. Selon lui, c’est peu après minuit que Pierre Martin, son neveu André et le domestique Rochette auraient encerclé le vieil Anjolras. La femme Martin ne tarda pas à les rejoindre un pot à la main. Aux dires du témoin qui feignait de dormir à six mètres de là, elle remit ce pot aux trois hommes qui se jetèrent sur Anjolras le forçant à boire le contenu avant de lui asséner un violent coup de marteau. Chaze se souvint, une nouvelle fois, pour répondre à Maître Dousson : - J’entendis au même moment, le patient qui jeta un cri de douleur : « Oh Oh Oh »… Peu d’instants après, deux de ces hommes s’approchèrent de moi, m’examinèrent, et j’entendis qu’ils disaient entre eux : « Il dort, il n’a pas froid ». Ils me quittèrent pour retourner du côté du mort, ils prirent le cadavre à eux trois et le descendirent du grenier à foin. J’entendis que l’un des trois disait : « Tiens ferme, ne lâche pas »… « J’entendis ensuite qu’ils disaient dans la cuisine : « Cette nuit, nous avons fait cent écus ». La cuisine était au dessous de l’endroit où j’étais couché ». Il a raconté avec conviction. Pourtant, Laurent Chaze fut moins sûr de lui lorsque Maître Dousson l’a interrogé pour savoir les raisons qui ont fait varier son témoignage à propos du contenu du seau apporté par Marie Breysse dans la grange. - A moins que l’on ait mal entendu ou compris, encore une fois ! ironisa Maître Dousson. Que contenait ce seau ? Etait-ce de l’eau ou du plomb fondu comme il l’avait également affirmé ? Etait-ce avant ou après cette boisson forcée, que le coup de marteau fut porté ? Sur ces points qui n’étaient pas de détail, la confusion régnait dans les paroles dites en patois. Par contre, ce témoin fut particulièrement précis lorsque le Procureur du Roi le questionna sur les personnes présentes ce soir du douze octobre chez les époux Martin. Il cita les quatre accusés et leur victime, bien évidemment, mais aussi deux autres hommes et une femme. Cette femme, c’était Marie. Lorsqu’elle fut à la barre, elle réfûta cette présence. - Ce n’est pas moi que vous avez vue chez Martin dit elle. - C’est toi , répondit d’une voix solennelle le mendiant, tout en lui posant une main sur l’épaule. Marie ne pouvait laisser dire ce mensonge et malgré l’insistance et les menaces terribles de faux témoignage, la portant presque dans le box des accusés, elle a tenu bon. C’est à ce moment que le juge décida de faire revenir à la barre les ouvriers agricoles présents ce soir là dans la ferme des Martin. C’est de concert, qu’ils ont convenu que Marie a elle aussi participé à cette veillée, près de l’épouse Martin, contrairement à ce qu’ ils avaient prétendu lors de l’instruction et d’une précédente audition. « Ces hommes mentent », songea Marie. « Pourquoi mon Dieu, pourquoi ? ». Elle pensa à tous ces mots que lui avaient confiés Marie Breysse, presque à l’improviste, et qu’elle avait eu le tord de rapporter… En rapportant une autre vérité, elle s’était exposée… Voilà pourquoi on voulait la mêler à cette histoire. Elle devint pâle. Mais resta ferme dans ses propos. Ce n’était pas elle. Marie a été la cible du mendiant, du procureur du Roi, contredite par Moulin et Raynaud, et la voici harcelée par le juge. Elle ne varie pas. - Je ne veux pas perdre mon âme, je veux la sauver répète-t-elle avec une forte émotion. Tout le monde sent qu’elle ne retirera aucune de ses paroles. Le juge l’a bien entendue. Le face à face s’étire. Elle est raide comme un piquet, la tête haute. Non. Elle ne faillira pas à sa vérité. Excédé, le juge porte ses mains à différents endroits de son habit, l’époussetant nerveusement. Il a perdu le duel. Il en est maintenant convaincu. D’ailleurs, il baisse les yeux, pour la première fois, depuis le début d’une déposition qui s’est transformée en interrogatoire serré. Le souffle généreux de cette ultime résistance a tendu l’atmosphère dans une salle d’audience ornée de grands tableaux représentant des scènes mythiques qui témoignent de la précarité du temps, celui des hommes face à celui l’éternité. Ces œuvres rappellent ce que vaut la Justice : L’Eternité. Marie ne renoncera pas à sa vérité ni à son Eternité. Non ! Elle n’était pas chez les Martin, quitte à contredire Laurent Chaze, et ceux qui auraient deux âmes… Monsieur Fornier de Claussonne sait qu’elle ne dira pas le contraire, mettant à mal une longue instruction et une centaine de témoignages parfois approximatifs si ce n’est contradictoires. Au soir de cette sixième journée du procès des bourreaux de l’auberge sanglante, plus rien n’est prouvé. Le témoignage de Laurent Chaze, le seul élément de preuve contre les quatre accusés est mis en doute. Si Marie Armand dit la vérité, Laurent Chaze ment. Les jurés apprécieront. Le doute plane. Son vol aspire l’auditoire avant d’être interrompue par une voix ferme : - Marie Armand, la preuve est acquise que vous mentez ! Monsieur Fornier de Clausonne joue son va-tout. Il est inconcevable que cette petite ravaudeuse offense la Justice du Roi ! Il ajoute d’un air méchant : - Vous avez jusqu’à la clôture des débats pour vous rétracter. La Cour vous entendra demain, si vous êtes disposée à dire enfin la vérité. Sinon Monsieur le Procureur prendra ses réquisitions. Monsieur de Clausonne estime qu’il a pris le dessus. Malgré tout. Et c’est presque avec un air satisfait qu’il lance à l’auditoire épuisé par la chaleur : - La séance est levée. Les débats reprendront lundi matin à huit heures.

Il est bientôt dix heures du soir. Madame Rosine est encore à ses fourneaux, ceux de l’auberge de l’Ouvèze située à seulement trois cents mètres du Palais de Justice de Privas. L’aubergiste a déjà servi tous ses clients qui sont pour l’essentiel des passagers. Madame Rosine a une soixantaine d’années. Elle est petite et ronde, avec des beaux cheveux blancs coiffés dans un chignon voilé d’un élégant tissu jaune et bleu. Elle a un air gentil et son tablier de cuisinière lui va à ravir. Ce soir, comme tous les autres soirs, malgré une rude journée de travail débutée à l’aurore, l’aubergiste de l’Ouvèze ne ménage pas sa peine. Elle aime travailler, pour elle, dans l’établissement qu’elle a fait prospéré au fil des années, même si elle a une nette préférence pour les taches en rapport avec la cuisine : elle trouve plaisir à choisir des plats, sélectionner les condiments, puis les préparer et les assembler, dans le but d’offrir à ses nombreux convives, une nourriture généreuse et appétissante. Elle éprouve une véritable joie quand on se régale de ses petits plats. Madame Rosine a le sentiment qu’on se réjouit un peu d’elle, de son accueil chaleureux, de son grand cœur, de son être profond, de son sens du partage, de ses inventions, de tout ce qui contribue à la saveur de ce qu’elle propose chaque jour que Dieu fait, matin, midi et soir, à l’auberge de l’Ouvèze, un établissement de bonne réputation. Elle en est heureuse mais n’affiche pas le sentiment d‘orgueil. Madame Rosine est une femme sans manière, une femme attentive, peut être parce qu’elle est une femme du peuple. Madame Rosine est née puis a grandi sur les hauteurs Ardéchoises avant de rencontrer et d’épouser son Auguste : un aubergiste de Privas qui est devenu l’homme de sa vie, un tendre compagnon et un vrai complice qui l’a attirée dans sa vallée au centre du département, à Privas, ville préfecture du département de l’Ardèche, un grand bourg de cinq mille habitants, dans un décor de quelques fabriques, toutes les administrations de l’état et beaucoup de commerces cernés au plus près par les champs… qui s’en vont à flanc de colline Madame Rosine savait la cuisine à son mariage mais depuis qu’elle a pris ses fonctions de commis puis la responsabilité des fourneaux à l’auberge de l’Ouvèze, elle n’a eu de cesse de se perfectionner, composant des menus à partir de toutes les richesses du pays. Elle s’est investie sans compter, au point de s’imposer comme la Maîtresse des lieux. Ce qui n’a pas déplu, loin de là, à son Auguste mari. Lui rêvait de grand air et depuis quelques années, il le réalise en s’occupant de transporter des voyageurs. Arrivée à la cinquantaine, profitant de belles routes construites grâce aux grands travaux commandés par Napoléon, il a acheté une voiture et six chevaux pour la tirer, et chaque jour, il fait diligence entre Privas et Valence, qui se trouve à trente lieues de là. Auguste voyage ! Et part tôt le matin pour rentrer tard le soir. Entre temps, son épouse exploite la petite entreprise familiale, une auberge modeste mais très bien tenue. L’homme étant à son occupation, l’épouse a recruté sa nièce pour la seconder, Marguerite Dumas, qui se trouve être une amie d’enfance de Marie Armand, la petite ravaudeuse qui témoigne dans le procès de l’auberge de Peyrebeille, l’affaire dont on parle tant ! Marguerite est elle aussi originaire de Saint Cirgues en Montagne. Elle a trouvé à s’employer à la ville, imitant ainsi de nombreuses filles des campagnes qui ne peuvent rester à la ferme. En effet, si elles ne se marient dans les environs avec un homme qui a du bien, les jeunes femmes des campagnes doivent se louer pour accomplir différents travaux hors de la ferme et parfois s’expatrier, généralement dans quelque usine à soie puisque cette industrie est le fleuron de l’activité ardéchoise. La ferme des parents de Marguerite a été l’héritage de l’aîné des garçons de la famille Dumas, alors Marguerite s’est exilée… Cette même logique du partage et de la pauvreté ont obligé son amie Marie Armand à apprendre la couture, pour assurer son indépendance et sa survie, ce qu’elle fait en reprisant pour les uns et les autres à Saint Cirgues et dans les environs. Cet exil n’a pas été traumatisant pour Marguerite. Elle le souhaitait et elle se trouve très heureuse de son sort. Privas : c’est la ville ! Quand elle ne travaille pas, ce qui est rare mais quand même, elle peut sortir et voir du monde, du beau monde, avec des dames aux longues robes de soie et des messieurs en habits et de hauts chapeaux. Il lui arrive parfois de partir avec l’oncle et de longer les belles avenues de Valence, avec des maisons superbes et des gens de toutes sortes. Ces sorties l’invitent au rêve de rencontres romantiques. Marguerite espère, un jour, un beau monsieur… Cette installation réussie à Privas ne signifie pas qu’elle a quitté Saint Cirgues en Montagne sans peine et sans regrets ; là-haut, il y avait sa famille, ses amis et son cher passé, mais il le fallait et, au final, elle pense avoir trouvé une vie plus douce et plus sereine dans la Préfecture Ardéchoise. Ici le travail lui semble moins dur, les gens plus ouverts, et le climat incomparable. Sûr, c’est à Privas ou non loin de là qu’elle veut trouver un gentilhomme ou tout au moins un bon mari pour fonder son foyer. Elle est née et elle a grandi sur le plateau, mais c’est ici, qu’elle fera sa vie, à Privas où elle accueille son amie d’enfance. Lorsque Marie a été convoquée pour témoigner à la Cour d’Assises, le papier adressé par l’institution judiciaire lui demandait d’être présente au Palais de Justice dès le lundi dix huit juin au matin. Et cela pour un nombre indéterminé de jours… « Vous devez être à disposition de la Justice jusqu’à la fin des débats » était la seule précision de cette invitation lancée par le juge instructeur. Résider à Privas, plusieurs jours, ce n’était pas rien pour une petite journalière de Saint Cirgues en Montagne, à deux jours de marche de là. Privas, c’était loin et grand, un autre univers, et puis comment allait-elle payer sa pension ? Il lui appartenait de s’en débrouiller et c’est en interrogeant son entourage qu’elle a fini par reprendre contact avec Marguerite. - Elles se feront un plaisir de te nourrir et de te loger lui a assuré la maman de celle-ci, qui est également la sœur de madame Rosine. Tel fut bien le cas. Les retrouvailles furent très chaleureuses. Au point qu’au-delà d’un gîte et d’un couvert, c’est un réconfort moral que les deux femmes aubergistes ont spontanément offert à leur hôte, heureuse de se retrouver un peu chez elle, en compagnie de deux pagelles ! La complicité et la solidarité sont de mise. Ce qui préoccupe l’une intéresse forcément les autres, aussi c’est tout naturellement que chaque soir, après les audiences, tout en prenant son repas, Marie leur fait un compte rendu très détaillé du procès, déclenchant de nombreux commentaires et ouvrant la discussion. Marguerite ressemble à Marie. Elle est blonde, d’une taille moyenne et assez menue. Par contre, elle a de grands yeux bleus, des yeux océans qui doivent lui valoir plus d’un galant… Les deux filles ont toujours été complices, et ce séjour privadois qui s’annonçait comme une forte contrainte pour Marie, a trouvé son pendant de bonheur grâce à cette amie retrouvée, et à cet autre qui se dessine sous les traits de la tante Rosine. Ce lundi soir, au terme de la sixième journée d’audience, Marie est arrivée décomposée. Elle était convoquée comme simple témoin mais demain… Elle sera peut-être accusée, mêlée de plus près à cette terrible affaire. - Je n’ai dit que la vérité, je n’y étais pas, je n’y étais pas… a-t-elle répondu en larmes, à madame Rosine et à Marguerite, inquiètes de son état. Contrairement aux autres soirs, Marie n’a pas pu cacher son angoisse et sa colère. Plutôt que de la questionner sur sa forte inquiétude et sur le sens caché de ses propos alarmants, Marguerite et sa tante, se sont empressées de lui servir une énorme omelette à l’oseille et un gros bout de fromage. Marie avait faim et pourtant elle ne pouvait se résoudre à manger. Madame Rosine a choisi de s’asseoir près d’elle et de lui parler, doucement, comme une maman aurait parlé à son enfant. Petit à petit, Marie a exposé les enjeux de sa déposition. Pourquoi fallait-il qu’elle déclare avoir couché à Peyrebeille ce soir là ? sous peine d’être inculpée si elle persistait à prétendre qu’elle a couché dans son petit logis, à Saint Cirgues en Montagne. Que voulait-on démontrer ou lui faire dire comme fausseté ? Le juge l’a vraiment menacée et à y réfléchir, c’est de la haine qu’elle éprouve pour ce petit monsieur qui use et abuse de son pouvoir. Pourquoi et de quoi serait-elle coupable au point de rejoindre le box des accusé ? Elle a quitté le Tribunal dans un état second. Quand elle est arrivée, Marie se sentait seule, désespérément seule. Elle eut le sentiment de la mort… Elle a eu peur. Madame Rosine puis Marguerite s’employèrent à lui démonter qu’elle était aimée, supportée, l’entourant de leur plus belle affection. Leurs gestes et leurs mots furent rassurants comme l’avaient été ceux de sœur Marie Thérèse qui avait revigoré Marie au temps de l’instruction, pendant son séjour au couvent d’Aubenas. Marie a fait le rapprochement entre les mots de réconfort des deux amies et ceux de la mère supérieure : sans les considérations religieuses, ce sont les mêmes sentiments et une identique rigueur morale qui l’ont rassurée. Elle s’est retrouvée. Marie, fille intègre du plateau ardéchois ! La jeune femme a repris pied, et finalement, elle s’est intéressée à une omelette réchauffée et un à bout de lard de circonstance. Elle s’en est régalée ! Marguerite y a ajouté un clafoutis aux cerises, une merveille de douceur et de fraîcheur. Toute la tendresse des aubergistes ou alors toute celle de la vallée de Privas semblait contenue dans ce gâteau. Cette gourmandise a ravivé sa douceur naturelle et lui a presque redonné le sourire. Marie a été choquée par l’attitude du juge. Et les effets s’en sont forcément faits sentir au terme de la confrontation. Elle n’a pas demandé son reste pour quitter la salle d’audience, négligeant tous les regards et toutes les interpellations. Elle a traversé le grand hall puis elle a dévalé les marches du palais de Justice avant d’avaler le chemin qui la séparait de l’auberge de l’Ouvèze et de ses amies. Fuir ! Il valait mieux agir ainsi. Elle le savait. Quelqu’un lui aurait fait une mauvaise manière ou lui aurait adressé un mot de travers, c’est certain ! elle lui aurait décroché un mauvaise parole si ce n’est une baffe, et peut-être aurait-elle sorti ses griffes… Elle est comme çà Marie, entière, de son bon ou son mauvais pas. Et si elle est du mauvais pied, il vaut mieux ne pas la contrarier ! Farouche. Elle peut se montrer farouche et quand elle est en colère, ne s’en approche pas qui veut ! D’abord, elle prévient, vous jette un regard sombre, un regard qui vous fixe et si besoin vous tient en respect. C’est la façon qu’elle a de se défendre. Elle dit volontiers son hostilité. Question de précaution. Parce qu’en réalité, sous un aspect qui peut être revêche, se trouve un torrent de tendresse. Il y a au fond de ses yeux, au-delà d’une menace apparente souvent de mise, une lueur, une fine lumière qui ne s’éteint jamais. Cette flamme qui vient en contre-point de ses mèches blondes, c’est une fine poudre d’or et d’argent d’une infinie douceur. Cette ambiguïté n’est pas sans fondement : Ses yeux curieusement ovales ou ronds, ses yeux qui peuvent être immensément noirs ou délicatement marrons, portent tant de combats passés ou à venir ! qu’ils peuvent tout à la fois menacer celui ou celles qui les défient, et tendre les fils d’une incroyable humanité à autrui. Les yeux de Marie sont généreusement attentifs au monde, et de leur éclat profond, ils annoncent une humeur enfouie toujours prête à cueillir et à aimer la vie. Ses yeux disent un lac de tendresse et de repos, celui d’une femme sincère et vraie ! et par ces promesses, si vous obtenez son attention, les yeux de Marie vous absorbent, vous ramollissent le caractère, dilatent vos humeurs, et vous prennent dans les mailles d’un filet où l’on partage heureux… Les yeux de Marie sont ainsi. Ils sont ses yeux. De rires et de larmes, de rigueur et d’appel, parce que Marie est tout à la fois pétrie, de joie et de peine, de plaisirs et de souffrances. Entière, elle est de mort et de vie ! En équilibre. Juste au milieu. Oscillant, ne sachant parfois de façon désespérée, de quel côté elle va tomber, vers l’ombre ou tout à l’opposé, se jetant à corps entier et perdue pour perdue, dans les vibrations des plaisirs les plus effrontés… Cette jeune femme de vingt cinq ans, va au fil de sa vie tendu sur l’étourdissante communauté des hommes, avec les autres, ceux qui l’entourent ou ceux dont elle veut la compagnie, entre ceux qui furent, ceux qui sont partis, et tous ces autres qu’elle attend, ardemment ! Parmi ceux qui ne sont plus là de leur chair, il y a bien sûr le père Armand, parce que Marie, et c’est là son grand chagrin, a déjà perdu son papa. « Il était de miel » dit-elle lorsqu’elle le confie. « De miel ». L’homme s’en est allé sans prévenir alors qu’elle arrivait à peine sur ses dix ans. L’hiver s’annonçait particulièrement froid dès le mois d’octobre de mille huit cent huit. Le village de Saint-Cirgues-en-Montagne grelotait comme tout le plateau Ardéchois. Cet hiver, il faudrait encore plus de bois pour alimenter la cheminée et faire péter des bûches de joie. Le père s’est levé dans l’obscurité du petit matin, comme les jours précédents. Il a mangé un peu de pain sec et de lard rance, avant de traverser la pièce de vie et de quitter le logis de la famille Armand. Et puis… Marie jouait de sa poupée en chiffon quand la terrible nouvelle est arrivée. C’était peu avant le repas de midi. Quelqu’un a frappé contre la porte de la chaumière « Armand ». Sa mère qui était affairée à la table est allée ouvrir. C’était un des compagnons de coupe de son papa Surprise, elle l’a écouté. L’homme a parlé, la tête basse, avec une petite voix, il semblait s’excuser. Il a parlé juste assez fort pour que la femme Armand entende et comprenne. Marie a perçu les mots « vent », « violent », « accident », « fatalité », et puis une courte phrase : « C’est fini ! ». Elle ne l’oubliera jamais : « C’est fini » a t-il dit. La mère a de suite compris. Elle est resté figée. Debout, face à l’homme et à sa terrible annonce. Cette phrase, Marie se l’est plusieurs fois répétée ; elle s’est enfoncée dans son gosier comme une lance, lui perçant la gorge, le cœur et la vie. L’épouse Armand est d’abord restée droite, sans bouger, puis elle a secoué la tête. Elle semblait s’étouffer. C’est à ce moment qu’elle a pivoté pour aller s’asseoir près de la cheminée, à côté du siège du « père ». Marie ne savait pas encore mais elle devina que quelque chose de définitif venait de se produire. Confirmation, quand on lui annonça que son papa était mort, et bien plus encore, quand elle le veilla avec toute la famille dans la petite maison familiale. Le pire vint au jour de l’enterrement. Tous les gens de Saint Cirgues en Montagne étaient là. Quand elle vit le cercueil porté par quatre hommes vers un trou creusé dans le petit cimetière qui surplombe le village, ce fut un déchirement. Comment pourrait-elle continuer à vivre sans son papa chéri ? Où était-il ? Non pas là, pas dans ce trou ! Elle a pleuré. Beaucoup. Alors, on lui a dit qu’il était ailleurs, là haut, très haut dans le ciel, plus loin que les nuages, qui ne font que pleurer tout les disparus de cette terre. Son miel, sa tendresse, était donc parti au ciel, prématurément, pour se placer quelque part, dans un coin du paradis, quelque part entre la Sainte Vierge et le Bon Dieu. Certainement pas très loin, ni de la grandeur de l’un ni de la grâce de l’autre, tant sa bonté était grande. Marie pensa que c’était injuste ! Pourquoi le Bon Dieu et la Vierge lui avaient-ils pris son grand ours aux belles moustaches, cet homme généreux qui était à la fois son protecteur et son meilleur ami ? Pourquoi ? Alors qu’elle avait tant besoin de lui ? Comment pourrait-elle grandir ? Sans lui… C’est à cause d’un vent violent que la petite fille resta seule, malgré sa maman, malgré ses trois sœurs et ses deux frères, malgré ses amis, elle se trouva définitivement seule, spoliée d’un père qu’elle aimait plus que tout. Elle vécut ce drame comme une profonde injustice qui lui laissa une immense plaie sur le cœur. Les jours, les mois et les ans, ont recouvert cette blessure d’une couche de courage, mais jamais et surtout pas dans ses rêves, elle ne put oublier cette douceur désincarnée. Un jour, c’est une certitude, elle rejoindra ce père, et il la prendra dans ses bras, il la serrera fort, il lui caressera le visage et les cheveux, comme il aimait à le faire, il lui donnera des bisous, toujours autant, tout comme avant, et il lui en demandera à son tour, des bisous d’amour. Ils riront à nouveau et il lui chantera une de ces chansons populaires qu’il connaissait en grand nombre. L’homme avait été chanteur et joueur de cabrette dans une petite formation animant les fêtes paysannes. C’est au cours de l’une d’entre elles qu’il a rencontré Yvette. Le joueur de cabrette était pauvre mais très amoureux. Il résolut de rejoindre celle qui était devenue sa fiancée dans son village de Saint Cirgues en Montagne, laissant derrière lui la région de basse Ardèche dont il était originaire. Sa jeunesse passée au pays des Oliviers, quelque part près de Lablachère, lui conférait un caractère différent des gens des hautes terres. Il était plus ouvert, plus spontané, se livrant plus facilement que les « pageots » et s’adonnant volontiers à de nombreuses facéties. II chantait d’une voix qui épluche les mots pour mieux les faire partager, dévoilant au plus profond les sons et les sens, procurant à l’imaginaire tout un théâtre de personnages campés dans des décors du quotidien, ou alors, dans la même chanson, dans des espaces fabuleux. Il chantait avec des tonalités enivrantes, à l’italienne, des tonalités variées qui disent tout simplement des choses de la vie puis vous arrachent par leurs seuls effets, des frissons ou des rires, sinon des larmes. Yvette disait qu’il chantait avec du sentiment. Il chantait du matin jusqu ‘au soir, encore et encore, à la cantonade ou presque en confidence, pour elle, pour sa Marie chérie, et pour les autres, tous heureux de pouvoir écouter un merle fabuleux ! La petite Marie l’écoutait de tout son coeur. Elle goûtait ses notes et parfois chantait avec lui. Joueuse, elle aimait voir son papa mimer ses chansons et lui sourire. Simplement. Gentiment. Quand il fut parti, son image resta intacte au point que Marie se demandait si elle lui avait vu un autre visage que celui d’un homme bon, généreux, confiant et heureux ? Elle a gardé ses airs préférés en héritage, un trésor inestimable qu’elle met un point d’honneur à connaître par cœur. Elle fredonne ses chansons avec les mêmes intonations que celles de son père, épousant chaque mot et chaque son de sa propre sensibilité, de façon très naturelle. Elle les chante avec son cœur, tout son cœur, et quand elle les livre, elle dit aussi la mémoire vive de son géniteur, ce qui donne à ses interprétations une présence absolument extraordinaire, comme si en écho de sa voix se trouvait celle de son amoureux de la vie. Ses chants sont-ils liés à d’autres chants, plus indicibles, comme si une polyphonie liait sa voix à celle du bonhomme en voyage dans le temps ? En tout cas, récits de soldats ou de paysans, plaintes ou paillardises, ses airs populaires ont la puissance pénétrante des chants guerriers ou celle plus envoûtante, des prières. Marie aime les polkas, les valses, les marches, les gigues, et plus particulièrement les bourrées. Elle ne sait pas vraiment pourquoi. Peut être parce que ce sont généralement des airs très simples, des airs à danser, à être ensemble, qui traduisent le quotidien des gens du peuple, avec leurs soucis, leurs points de vue, leurs joies… Souvent, quand elle ressent quelque chose ou veut exprimer un sentiment ou une idée, Marie chante. Souvent elle chante. A tout propos elle a son mot en chanson. S’il s’agit de parler des gens d’auvergne avec leur caractère singulier, elle glisse un ou deux couplets : « Là bas en Auvergne ils sont malins, Là bas ils ne sont pas bêtes, Ils savent étamer les cuillères, les fourchettes, Ils savent étamer les cuillères, les Auvergnats ! ». S’il lui faut à un moment ou à un autre de la journée évoquer la dureté du labeur et la difficulté que les gens du peuple ont à se nourrir et à se chauffer dignement, elle entonne une chanson qui ressemble à celle des sabots, ces esclops qui sont un trésor pour les petites gens : « Combien t'ont coûté les sabots Quand ils étaient neufs ? Deux sous de bois pour mes sabots Quand ils étaient neufs Deux sous de clous pour mes sabots Quand ils étaient neufs Deux sous de brides pour mes sabots Quand ils étaient neufs Ils étaient bordés de rouge mes sabots Quand ils étaient neufs Ils faisaient flic-flac mes sabots Quand ils étaient neufs ». Marie chante donc pour deux sinon pour cent, et cela lui procure du bonheur, d’autant qu’elle peut donner de la joie. Elle chante, elle vie, son papa aussi, d’une certaine façon, et à cette idée, elle redouble de chansons. C’est ce fil secret que Marie n’a jamais rompu, ce fil tendu qui la relie à celui qu’elle rejoindra un jour. Elle le rejoindra pour chanter, d’abord, et pour qu’ils se disent des secrets, et ils riront à nouveau de concert, de Bonheur et d’Amour, pour l’Eternité. Marie pourra à nouveau poser sa tête ronde sur son épaule. Et le serrer fort, très fort… son papa. Elle chante avec une voix singulière. Une voix vrillée. La sienne, unique et vraie. Cette voix légèrement brisée par la peine, cette voix qui rappelle celui qui fut et qui dit une éternelle communion, cette voix qui porte la cicatrice du temps dans un léger éraillement, lui donne une personnalité, un attrait et un charme tout à fait hors du commun. C’est certain. Sa voix le dit de belle façon : Marie n’est pas si farouche qu’elle n’y paraît, avec son petit air renfrogné, à l’identique de son petit nez… Ce petit nez mutin est il une astuce pour éloigner les mauvais garçons ? Il y en a tant qui tournent autour de ses jupons. Mais des garçons, elle s’en méfie. Elle le sait : aucun ne pourra égaler son cher papa. C’est sûrement pour cela qu’à vingt cinq ans elle a coiffé les Catherinette. Pourtant elle est jolie et séduit qui elle veut… Alors : elle attend car elle pense que les choses sont écrites, et sans aucune soumission, elle avance sur un chemin qui lui parait être juste et bon. Ses cheveux d’or invitent à la lumière, ses petites oreilles à l’écoute discrète, ses lèvres bien dessinées à la parole juste et aux baisers, son menton volontaire à l’action. Cette petite jeune femme est bien proportionnée. Mignonne. Elle est Marie. Tout simplement Marie. Celle que l’on aime sans savoir pourquoi il y a tant de raisons à cela… Son grand protecteur étant parti trop tôt pour le ciel, elle a pratiquement du apprendre à se défendre seule. Et elle a appris ! Ce fut son choix. Elle devait subir ou être et devenir. Elle a choisi d’être et devenir. Comment pouvait-elle faire autrement après toute la tendresse qu’elle avait reçue de son cher papa ? Elle ne pouvait subir dans un monde trop construit sur la raison et les démissions. Elle a choisi d’être et devenir, se fiant plus à l’intuition et son libre arbitre. Elle a très tôt appris la dureté des choses et des gens. Aussi… Elle a voulu être avec fierté, être forte, tenace, si besoin dure comme un acier de Lorraine. C’était question de survie. Pour donner un jour, à son tour, tout cet amour, un amour tellement précieux qu’elle devait préserver de toute agression, de toute frustration. Son combat pour la vie était un héritage dont la source s’était tarie dans la souffrance libérant l’espoir. Gardienne ! Marie se sentait gardienne d’une intimité patrimoniale avec des valeurs, des choix, des sentiments et gare à qui l’offenserait ! C’est pour cela qu’elle paraissait être sur ses gardes. Mais au fond, pour qui passait les premières barrières, elle était à la fois biche et frelon. Curieux mélange, ambiguë, retenant volontiers ses sentiments ou les menant à l’excès, Marie déroutait souvent à cause de cette personnalité partagée. Diable et Bon Dieu, elle pouvait incarner les deux à la fois. Ce caractère déjà bien trempé fut conforté par l’éducation donnée par une mère raide comme un chaîne… Autant le papa de Marie fut de miel, autant la mère Armand a été d’une froide rigueur. Etait-ce le caractère au naturel de Yvette Armand ? Un caractère qui la faisait ressembler à d’autres habitants de ce haut pays…Ou bien, a-t-elle composé un personnage de femme réservée pour se durcir, et résister, suffisamment pour que ses deux garçons et ses trois filles vivent et survivent sans faiblesse, comme elle, au défunt père et mari, dans un rude pays… Marie trouva une précieuse alliance dans les jupons de sa sœur aînée. Paule était, elle aussi, un curieux mélange de ses deux ascendants. Elle pouvait être du pire acier de la mère et miel le plus doux de son papa. Paule contribua beaucoup à l’éducation da sa plus jeune soeur. Elle la conforta dans un creuset résolument religieux, insistant sur chaque nuance d’une véritable foi chrétienne, prolongeant ainsi les tendances apparemment opposées, et pourtant complémentaires, proposées par leurs parents. Si la mère était une grenouille de bénitier, leur père avait côtoyé les gens de la Révolution, et il doutait, non pas d’une existence de l’au-delà, mais du clergé et de ses règles, ses interdits, et ses nombreuses contraintes. Alors, pour se moquer de cette religion ou alors de sa condition d’homme, il raillait parfois le clergé et s’autorisait à croquer du curé, chantant avec audace des airs de la Révolution Française qui avait chassé puis pourchassé les robes pourpres couvertes de diamants mais aussi les pauvres habits noirs. Marie emboîta donc le pas de sa sœur aînée. Elle devint croyante comme leur mère et charitable, mais frondeuse comme leur père. A la fois intègre et rebelle ! De la plus belle des façons, se donnant volontiers pour ce qu’elle croyait juste et bon. Souvent pour les autres ! Quitte à s’oublier ou à être oubliée. La petite orpheline apprit à lire et à écrire dans l’école de la congrégation religieuse installée au village, mais aussi grâce aux leçons de Paule, qui par la suite l’initia aux techniques de la couture. La jeune fille était maligne, vive et très habile. Elle maîtrisa rapidement aiguilles, ciseaux et autres épingles, réalisant même des créations originales. Cet apprentissage fut salutaire et lui permit d’envisager sa vie de femme avec des atouts importants pour une enfant issue d’un milieu très modeste. La famille Armand était pauvre comme beaucoup de pauvres dans l’Empire de France. Beaucoup d’hommes avaient été enrôlés dans les armées de la Révolution ou dans celles des chouans, puis dans celles de Napoléon, vidant d’autant d’énergies et de forces de travail, leurs communautés d’origine. La montagne Ardéchoise ne fut pas épargnée par l’appétit des princes de paroles ou de sang. Quels qu’ils soient ! De plus, cette région d’Ardèche située à plus de mille mètres d’altitude, à la croisée des climats, était une des plus difficiles de France. Napoléon y serait venu avec ses armées, il y aurait trouvé le même accueil glacial que dans ses campagnes de Russie. L‘hiver est long et rigoureux sur le plateau ardéchois. Certains observateurs facétieux, disent de ce pays qu’il n’a que deux saisons. La saison d’hiver dure dix mois et un peu plus, avec des températures largement au- dessous de zéro qui entretiennent un épais manteau blanc pendant de longues lunes. La saison d’été a ceci de particulier : elle s’étale généralement du premier Juillet au vingt Août, quand il ne gèle pas aux matins de cette période de plus grande chaleur ! La terre de ce bord d’Auvergne est grasse. On y vie chichement cultivant des choux, des pommes de terre, des poids chiches, enfin ! On y cultive ce que le climat permet de cultiver. On élève essentiellement des vaches à cause des vastes prairies mais aussi quelques chèvres, des poules, des lapins, des pigeons, et surtout un ou deux cochons dont le poids est autant de viande qui nourrit les foyers tout au long de l’année grâce à de subtiles salaisons. Ceux qui possèdent des bœufs, utilisés à tirer la charrue, font partie des paysans riches. Le jardin est, le plus souvent, une affaire de femmes. Pour le reste les hommes s’emploient aux champs s’ils en ont ; sinon ils se louent chez les plus fortunés ou bien ils s’adonnent aux travaux de coupes du bois. Les forêts sont généreuses de fayards et de résineux dont on débite les troncs avant de leur faire rouler les pentes jusqu’à les porter dans les scieries voisines ou sur les flots des rivières de la vallée, qui les amènent parfois jusqu’au Rhône. Non, la vie n’est pas facile sur cette montagne où on s’accroche à la terre, fruit de toutes les richesses. Le vie y est tellement rude qu’un dicton paysan -certainement inventé par les gens de l’Ardèche d’en bas, là où la terre est plus sèche mais bénéficie de pluies et de chaleurs raisonnables- dit crûment : « Femme qui monte, vache qui descend, toute la vie s’en repend ». Beaucoup de femmes l’auraient vérifié… Ici, dans ce haut pays, un climat rigoureux et une économie de peu, ont contribué à forger un caractère spécifique : Ce n’est pas l’homme qui domestique la nature mais le contraire. Les habitants de cette montagne Ardéchoise sont donc conformes à leur milieu… souvent durs d’accès, repliés sur eux, à l’abri… tout comme ils sont à l’abri des pluies, des neiges et des températures glaciales réfugiés près de l’âtre ou alors quand le vent violent, fouette sans retenue les bois et les champs. Ces Ardéchois des hautes terres se livrent difficilement, à l’étranger bien évidemment, mais aussi au sein de leurs propres communautés ; il y a chez ces gens-là une pudeur mêlée à une grande dignité ; chacun doit tenir scrupuleusement sa place, s’occuper de son bien et seulement du sien, chacun doit savoir se taire, être à l’identique du silence des campagnes alentours, vastes et peu habitées, rarement troublées par les espèces animales ou une présence humaine. Seul le vent dit volontiers ses humeurs, colporte sa colère ou fait des ragots en passant violemment d’un vallon à son suivant. L’été, ce vent est tourment. L’hiver, il peut devenir despote, soulevant et transportant les neiges, créant de hauts amas glacés qui, parfois, atteignent le sommet des clochers ; il tourbillonne à en perdre la raison et transforme les paysages à son gré. Ce vent fou qui impose ses cônes de neige s’appelle la burle et tient son monde, tout son monde en respect. Quand il burle, personne ne se risque au dehors ! Alors, les gens du lieu se plie à sa loi, et comme ils se soumettent à lui, ils se soumettent à l’inaliénable autorité qui régente la vie de chaque foyer. L’enceinte de la ferme est le rempart qui protège de tous les regards et de toutes les autorités. Les seules autorités extérieures qui soient admises dans le logis sont généralement précédées d’enfants de cœur. Pour les autres, on peut toujours en discuter. Ce pays où plusieurs confréries religieuses ont structuré la vie sociale est rigoureusement resté catholique. D’autant que la loyauté est une des premières qualités de ses habitants. Ce haut plateau fut donc tout naturellement un pays de Chouans. Cette présence royaliste, intense aux plus fortes heures de la Révolution Française et de ses représailles sanguinaires, participe sûrement à mieux comprendre le théâtre dans lequel se sont installés les événements jugés au Tribunal de Privas. Madame Rosine, qui connaît autant les légitimistes du plateau que les républicains des vallées, l’a plusieurs fois répété aux deux autres femmes au cours de leurs discussions du soir. Déjà, lundi soir, au terme du premier jour des auditions, l’aubergiste de l’Ouvèze ne cachait pas son sentiment à sa nièce. - Ils veulent restaurer l’ordre dans ce pays de brigands. Ca ne fait aucun doute, la peine sera exemplaire ! - Que dites-vous là ma tante ? Ce sont les crimes commis par les époux Martin et Rochette qui sont en cause. S’ils sont coupables, c’est à ce propos et seulement à celui là que les jurés se détermineront. Vous entendez ma tante. Ce sont des jurés, des gens comme vous et moi, qui vont décider ou non de la culpabilité des accusés. Et s’ils sont coupables, ils seront justement châtiés. - Mais non ma pauvre enfant. Vous n’avez rien compris à cette histoire. L’opinion publique attribue tous les crimes de la terre à ces aubergistes. Cette opinion déteste de la même façon tous les brigands qui font encore la loi par là-haut. Et plus généralement, elle n’aime pas les gens d’en haut. Les Martin et Rochette condamnés feront l’affaire de tout le monde. La haut, ma petite fille, la justice n’y est plus rendue par les gens d’en bas depuis des lustres et la police tout comme l’armée veulent y restaurer leur autorité. - Mais dans quelle époque vivez vous tante Rosine ? Nous ne sommes plus au temps des chouans ! - Certes non… nous n’y sommes plus. Dieu merci. Mais nous sommes toujours à l’époque des brigands. La forêt de Bauzon en est toujours remplie à ce qu’on dit. - A ce qu’on dit. Vous faites comme certaines gazettes. Vous rapportez ce dont vous n’avez aucune preuve. - Comment je n’ai pas de preuve ? Vous me feriez passer pour une bavarde sans cervelle ? Je ne vous parle plus pour ce soir mademoiselle. Marguerite et Madame Rosine s’opposent souvent mais avec un grand respect. Il y a dans leurs disputes une nécessité de femmes. Et une complicité qui les raccorde très vite. Marie les a écoutées sans rien dire. Des brigands ? Oui bien sûr. Il y en a toujours dans les montagnes. Quelques uns mais rien de semblable à ce qui a été… Il y en a depuis longtemps parce que les reliefs, les bois profonds et le climat sont autant d’atouts pour ceux qui désirent se replier et se cacher. Les opposants à la Révolution Française ont largement investi les forêts attenantes au Massif du Tanargues. Si beaucoup de chouans ont mené le combat tout en restant chez eux, d’autres, à cause de plus de conviction ou par obligation, ont pris la campagne, se rassemblant au sein de bandes de quarante à cinquante individus, ou alors se dispersant dans des groupes de cinq à six personnes. Ils ont été des centaines à se cacher dans le haut pays du département, et les troupes républicaines avaient beau faire, ces chouans restaient sinon introuvables, en tout cas durs à prendre, d’autant qu’ils étaient souvent très ressemblants à de paisibles bûcherons, bergers ou agriculteurs. Ils combattaient en prenant d’assaut des places fortes ou des garnisons, mais leur prédilection allait à l’attaque des percepteurs et des diligences. Ils pillaient et massacraient parfois l’ennemi républicain ou tout simplement le nanti citadin… présumé s’être enrichi en rachetant les biens nationaux à bas prix. Ces chouans étaient pour la plupart des déserteurs, des insoumis, des contumaces, des anciens condamnés au fer ou échappés de galères… Leur notoriété royaliste leur permettait de profiter d’une complicité plus ou moins avouée sinon de complaisances de la part des populations catholiques et paysannes du plateau. D’autant que pour ceux qui se seraient opposés à eux, il y avait aussi la menace de représailles. Et puis, la loi du silence est pratiquement une loi naturelle en montagne ardéchoise dans l’immensité des landes et des forêts. Napoléon Bonaparte dont les guerres avaient été la cause de nombreuses désertions et de la constitution de nouvelles bandes armées, avait proposé une amnistie générale. Certains l’acceptèrent, posèrent les armes et rentrèrent chez eux, mais d’autres, habitués à cette vie de vols et d’immoralité son restés dans leur cache. Madame Rosine qui a grandi aux abords de la forêt de Mazan, et qui a vécu de près les troubles de cette période, connaît son sujet. Sa nièce beaucoup moins, d’autant qu’elle baigne désormais dans l’ambiance plus feutrée et plus sécurisante de la ville. Il est évident que ces brigands, tout comme leurs prédécesseurs ont abondamment rançonné, pillé et assassiné ! Sont-ils coupables de méfaits imputés aux aubergistes de Peyrebeille lesquels seraient bouc émissaires de toutes les rancunes colportées dans les vallées du département à l’encontre des gens d’en haut, honnêtes pageots ou malfaiteurs logés à la même enseigne? La Justice sera-t-elle sereine avec de tels contentieux ? La discussion à l’auberge de l’Ouvèze en était à cette question cruciale dès le premier soir du procès. L’Auguste mari n’étant pas encore rentré, madame Rosine animait le débat. Toujours très avenante, l’aubergiste a pris à partie son nouveau pensionnaire, un homme venu de la grande ville, élégant, un homme d’une trentaine d’années aux manières soignées. Que faisait-il ? Elle ne lui l’avait pas demandé. Il s’agissait certainement d’un fonctionnaire récemment affecté dans quelque service de la Préfecture Ardéchoise, et dans l’attente d’une chambre ou d’un appartement à sa convenance, il avait pris pension à l’auberge de l’Ouvèze. Il lui avait payé quinze jours d’avance. Sans discuter le prix. De plus, il était courtois et d’un aspect abordable. Madame Rosine avait senti que la discussion à propos du procès l’intéressait. Il mangeait seul à une table placée en coin de la salle, mais il ne perdait ni une miette de pain, ni un mot de la conversation des trois femmes. - Qu’en pensez-vous monsieur Jean ? L’homme sembla surpris par la demande. Il leva les yeux, des yeux verts presque jaunes, il regarda les trois commères avec un sourire gentil, et après quelques secondes de réflexion, il donna son point de vue. - J’ai entendu parler de cette affaire de Peyrebeille qui soulève bien des humeurs. Ce qui ne me parait pas être une bonne chose pour la justice. En plus, et pour ce que j’en sais, il y aurait un vrai décalage entre ce qu’on en a dit et les faits aujourd’hui incriminés. Tout cela est regrettable. Cependant… Il marqua un temps d’arrêt dans les yeux de Marie, quelques longues secondes, puis il poursuivit… - Cependant, dit-il pour se raccrocher à son propos, sans vouloir vous offenser mesdames, je crois qu’il faut faire confiance à la justice de notre pays. Ce sont des jurés qui décident en Cour d’Assises. Des gens issues du peuple. Je souhaite vivement qu’ils ne nous décevront pas. L’homme se montrait ouvert au dialogue. Il développa son argument et se montra très persuasif. Un homme intègre et dévoué ne se serait pas exprimé d’une autre façon. Les femmes l’écoutèrent, bercées par son bon sens et un timbre de baryton. « Quoi de plus normal pour un serviteur de l’Etat ?» a pensé madame Rosine. Marie qui partageait les idées de sa tante sur une justice au service des tout puissants et de l’ordre moral, eut pourtant une tout autre pensée, à des lieues de Peyrebeille, de son auberge, et de tous les procès de la terre… Une pensée sans rapport avec tout ce dont il avait été question… « Il est beau » songea-t-elle, séduite pas son aspect général, son élocution, sa voix et la lumière de ses yeux. C’est à cet instant qu’elle réalisa être amoureuse de celui qui allait être son voisin de palier pour une semaine au moins…

Elle vient de s’écrouler sur son lit et peut à nouveau verser ses plus chaudes larmes. Marie ne se retient plus. Malgré toutes les gentillesses de madame Rosine et de Marguerite, elle se retrouve seule face à son destin. Il est question de l’inculper, de la mêler à cette sombre histoire. Ce soir le doute est profond et autant elle a eu la force pour affronter Monsieur Fornier de Clausonne, autant l’orage des questions affronté, elle se sent désespérément seule. Avant d’être entendue à la barre du Tribunal de Privas, elle pensait que les intimidations du juge d’instruction n’étaient que des mots enfouis et que le temps avait fait son oeuvre depuis l’interrogatoire de Largentière. Elle espérait aussi que son premier témoignage avait bien été pris en compte, sa parole aussi, et qu’il n’y aurait pas à revenir sur le sujet. Non ! Elle n’était pas à Peyrebeille le douze octobre au soir. Quelle importance y a-t il à cela ? Quel entêtement sournois veut que l’on revienne sans cesse sur le sujet ? Elle ne comprend pas, ou alors sa forte intuition lui laisse t- elle appréhender une redoutable machination… Marie toujours droite et franche attend une attitude semblable et à fortiori dans un tribunal. Et voilà qu’elle se trouve à l’opposé de cette attente, aux prises avec ceux qui font le droit, de la plus grave des façons, au risque de s’y perdre ! Elle se sent fragile, persécutée. Elle cherche à raisonner pour pouvoir se raisonner, se raccrocher à une réalité. Mais elle a le redoutable sentiment que le vrai lui échappe et que tout se joue dans l’obscurité Pourquoi ces manœuvres judiciaires ? Pourquoi fallait-il qu’elle aie passé cette soirée et cette nuit dans la ferme auberge des époux Martin ? Marie Armand redoute. Elle sait depuis que le juge l’a mise en demeure avec une évidente agressivité, que pour faire taire sa souffrance, pour être libre et libérée de cette histoire, il lui suffit de se renier, dire qu’elle était à Peyrebeille ce fameux soir… Et accuser les époux Martin, leur neveu et leur valet de tous les crimes de ce monde. Non ! Elle modère sa réflexion. Elle cherche une issue. Elle n’a qu’à prétendre qu’elle a dormi près de la cheminée et n’a rien entendu de toute la nuit, comme l’ont fait André Moulin et Jean Reynaud, et elle sera tranquille. Sans avoir accusé personne de quoique ce soit. Car en fait, de Saint Cirgues où elle a dormi, elle ne pouvait ni voir ni contrôler ce qui a pû se passer en cette nuit du douze octobre… Pourquoi les deux hommes ont ils changé leur version ? Ils avaient dit au juge d’instruction que Marie n’avait pas participé à la soirée. Elle le savait de la bouche de Jean Reynaud. Alors, pourquoi a-t-il prétendu aux Assises de Privas qu’elle était à Peyrebeille. Le menteur ! Dans quel complot trempe-t-il avec son compère ? Qui manigance quoi ? Pourquoi cet affreux Chaze l’a t-il mêlée à cette histoire ? Madame Rosine aurait-elle vu juste : il faudrait donc que les époux Martin et Rochette soient coupables pour que les brigands du plateau ardéchois et la populace sachent que la justice se donnera les moyens d’en finir avec l’anarchie. Leurs têtes serviront d’exemple. Et pourquoi pas la sienne ? Marie Armand se sent prise au piège. Si les juré la croient présente à la ferme ce soir là, si Chaze change encore de version et prétend que c’est elle, Marie Armand qui était avec les trois hommes autour d’Anjolras, elle peut… Non ce n’est pas possible ! Que va-t-il se passer ? Dans quel traquenard est elle tombée ? Elle a envie de fuir. Où aller ? Elle va pour crier… Les idées tournent, tournent, tournent. Elle a du mal à se concentrer. Pleurer. C’est tout ce qu’il lui reste à faire. Pleurer encore et encore. Pleurer sa vie, pleurer ses combats, pleurer ses défaites, pleurer ses chagrins, pleurer son père. L’appeler. C’est ce qu’elle fait. Papa ! Papa ! Elle peut prier aussi. Elle prie. Mon Dieu… Elle pense, elle pense, à tout, et puis, elle pense à lui. Que fait-il ? Si au moins il était là. S’il pouvait arriver. La prendre dans ses bras. La rassurer. Lui dire que demain sera beau, qu’elle s’en sortira, que sa place n’est ni en prison ni sur l’échafaud, car enfin, de quoi sont capables ces juges ? Que vont-ils lui faire ? Vite ! Qu’il arrive… Gaspard. Curieusement elle se calme à sa pensée. Elle espère Gaspard. Elle repense au procès. Elle a le regard de Monsieur de Clausonne face à elle et son doigt tendu pour mieux l’accuser. Que veut le président du Tribunal de Privas ? Que veulent les juges ? Elle en est presque persuadée. Ils veulent des coupables… Depuis le début du procès, ils manipulent les uns et les autres avec une idée pré- méditée. Le juge et le Procureur du Roi veulent à tout prix que les époux Martin, leur neveu André et Rochette soient guillotinés. Et cela malgré des témoignages très discutables, des histoires qui semblent sortir d’une invention minutieusement établie. Depuis lundi dernier, elle sent que les dés sont pipés et que ce hasard là, celui qui l’a mise ce soir au pied du mur, était prémédité. Par eux, les juges. Voilà la justice en laquelle elle avait eu espoir. La situation lui devient insupportable. « Tout cela est impossible ! » Elle panique et pleure et prie encore. Si au moins il pouvait revenir. - Gaspard ! Elle a crié son prénom. Suffisamment fort pour être entendue. Peut-être par lui. Est-il rentré ? Elle a besoin de lui, de ses bras, de son odeur, de ses mots, de sa voix, de des baisers, elle a besoin de tout son être protecteur. Elle a besoin de lui, elle veut son amour, elle a besoin d’être deux, elle a besoin de son soutien, de ses conseils. Elle veut savoir qu’elle n’est pas seule, non elle n’est plus seule. Il va l’aider. Avec lui tout va redevenir possible… Elle est en maintenant persuadée. Elle a besoin de lui plus que de tout être au monde. Que fait-il ? Pourquoi n’est-il pas rentré ? A moins que… Elle lève la tête. Regarde la porte et se lève. Elle pose la main sur la poignée, ouvre doucement… Il n’y a aucun bruit sur le palier. Aucune lumière ne filtre de la chambre qui se trouve face à la sienne. Il est tard. Pourquoi n’est-il pas rentré ? - A ce soir mon bébé ! lui a-t-il chuchoté en partant ce matin. L’angoisse forme une boule dans sa gorge. Elle sent comme un vertige l’envahir et regagne avec précaution son lit. Il n’est pas là. Où a-t-il mangé ? Que fait-il dehors si tard ? Pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé ? Les questions vont incessamment et abreuvent son tracas. Gaspard Jean, son amour, sa vie, Gaspard son amant n’est pas là pour l’aider dans le pire des moments. Marie a l’impression d’un grand vide et d’être sortie de la réalité. Le procès. Les témoins. Les accusations. Les menaces. Le mensonge. Et maintenant voilà l’homme de sa vie qui par une étrange absence accentue tous les doutes. Elle murmure doucement : Gaspard, je t’aime ! Une porte s’est ouverte en bas. Un pas. C’est le sien. Gaspard Jean est de retour à l’auberge. Il arrive !

Il est à la même table que la veille, elle aussi, et comme lundi soir, madame Rosine et Marguerite ont pris place à côté de Marie après l’avoir servie, pour savoir : « Alors, le procès… » Marie avait commencé à raconter. C’est au cours de son récit qu’il a franchi la porte d’entrée. Marie s’est tue. Elles l’ont d’abord salué d’un regard. Monsieur Jean leur a très courtoisement donné son bonsoir mais c’est à Marie qu’il a offert le plus d’attention. Ce qui l’a profondément touchée. Elle a pensé à lui en se couchant hier soir, à lui et non pas. à l’affaire de Peyrebeille qui la tracasse pourtant depuis des mois. Et c’est encore à lui qu’elle a songé en se réveillant au petit matin. Ca lui a fait une drôle d’impression. C’est bien la première fois qu’elle a des idées comme ça pour un homme. A vingt cinq ans, pourtant ! Elle en a connu des garçons. Elle pense en avoir aimé un. Ou alors croyait-elle que c’était de l’amour ? L’amour ce serait donc autre chose. Et ce quelque chose débuterait par une attirance comparable à celle qu’elle a pour ce monsieur Jean ? C’est troublant, d’autant qu’elle sait, elle est certaine, que ce qu’elle éprouve pour lui, il l’éprouve pour elle… Ses yeux jaunes viennent de lui le confirmer. Non ! il n’a pas seulement dit bonsoir parce que dans son regard insistant, elle a lu : « Marie, je suis là !». Quand elle est montée à sa chambre hier soir, il était déjà dans la sienne. Il a entendu son pas dans l’escalier, il devait la guetter, il a ouvert la porte. Elle l’a vue et s’est arrêtée à quelques pas de lui. Ils ont échangé un long regard et sont restés plusieurs secondes sans oser parler, sans pouvoir bouger… Quoi dire ? Elle ne savait pas. Lui non plus. Mais elle ne pouvait décemment pas rester dans cette troublante situation, alors c’est elle qui a rompu le charme : « Je vous souhaite une bonne nuit monsieur ». Et elle a tournée les talons pour poser la main sur la poignée de sa porte. C’est en l’abaissant qu’elle a perçu une voix tendre lui répondre : « Je vous souhaite une bonne nuit mademoiselle Marie ». Quand elle s’est couchée, encore imprégnée de cet instant magique, elle a eu l’impression de se glisser dans un lit de douceur, et pour la première fois, en répétant sa prière, elle a demandé à la Sainte Vierge de protéger cet homme et de veiller sur leurs destinées. - Comment est il ? Beau garçon ? Marguerite questionne. Elle veut tout savoir sur un témoin capital, ce Vincent Boyer dont il s’agissait avant que l’arrivée de monsieur Jean n’interrompe Marie dans son compte rendu de la seconde journée d’audience. - Plutôt. Grand et costaud. Trente ans environ. répond Marie presque sans y penser, car ses idées sont allées à un autre garçon, puis elle continue dans le même détachement. - Il a les cheveux bien bruns et de grands yeux marrons. Ses mains sont énormes. Quand il tenait la barre, il l’enveloppait littéralement. - Tout cela est très bien ! relève madame Rosine visiblement agacée par ces détails de peu d’intérêt pour elle. Ce qui lui importe, c’est ce que ce ferblantier d’Aubenas a reproché aux aubergistes. Marie répond à son attente : - Le juge l’a questionné sur son identité et les raisons de son voyage. Il a répondu avoir exercé son apprentissage au Puy en Velay et s’être mis sur la route d’Aubenas un matin du mois de janvier mille huit cent vingt quatre. Il pensait arriver jusqu’à Lanarce mais, en fin d’après-midi, la neige a recommencé à tomber. L’homme qui connaissait la région et les dangers de la burle a préféré demander refuge à l’auberge de Peyrebeille plutôt que de continuer son chemin. Vincent Boyer a déclaré avoir vu beaucoup de monde en entrant dans la salle principale. Il y avait Pierre Martin, Marie Breysse, Jean Rochette, Marguerite et Marie Jeanne qui servaient à manger, et puis de nombreux hôtes parmi lesquels plusieurs muletiers. Il a dit avoir remarqué un vieil homme qui n’était pas à table. Il mangeait seul près de la cheminée. On lui aurait rapidement servi une soupe épaisse, du lard et des choux puis un gros morceau de fromage. Il a mangé avec appétit pendant que les muletiers s’occupaient de leurs bestiaux avant de regagner leur chambre. Ce qui m’a choqué, c’est quand il a parlé de Marie Jeanne… L’aparté a fait mouche. Madame Roseline écarquille les yeux et Marguerite ne peut pas s’empêcher de questionner. - Qu’est ce qu’il a dit ? Monsieur Jean est lui aussi très attentif bien qu’on lui ait servi de merveilleuses cailles et un bel assortiment de légumes. Marie très consciente de son auditoire reprend… - Ce monsieur Boyer a trouvé les chansons de Marie Jeanne très légères. Selon lui, elle n’aurait pas arrêté de se frotter aux muletiers pendant le repas et elle serait allée avec eux pour s’occuper des bestiaux… - Oh ! Madame Rosine n’a pû s’empêcher de s’interloquer. Elle est choquée. - Et tu crois cela ? demande Marguerite. - Mais non idiote ! Je crois que monsieur Boyer a pensé ce qu’il avait envie de penser. - Et puis ! s’impatiente madame Rosine… - Et puis, de retour de l’étable, les muletiers étant partis coucher à Lanarce, Marguerite et Jeanne Marie se seraient intéressées de plus près au vieil homme qui se trouvait seul près de la cheminée. Boyer prétend qu’il était riche de soixante écus encaissés suite à la vente d’une vache et que cet argent ne devait pas laisser indifférente la Marie Jeanne. - Il a vite fait de savoir les choses celui-là ! commente madame Rosine apparemment indignée. - C’est justement la remarque que lui a fait Maître Croze, l’avocat de Marie Breysse, répond Marie. Marguerite reprend au vol… - Et la Marie Breysse elle n’a pas réagi ? Entendre de telles choses au sujet de ses filles qui ont été aux bonnes écoles des sœurs religieuses de Thuyets… - Non elle s’est tue. Elle avait la tête baissée et priait. Monsieur Martin aussi. Monsieur Boyer a également laissé planer le doute sur les yeux doux que lui aurait fait Jeanne Marie et Marguerite. Il affirme que les filles Martin auraient été assez entreprenantes jusqu’à l’embarrasser. Au point que leur mère serait intervenue pour mettre fin à leurs petits jeux et c’est à ce moment qu’elle lui aurait engagé une surprenante conversation. - Quelle conversation ? piaffe madame Rosine… - Hé bien, selon Vincent Boyer, elle l’aurait entrepris afin de savoir qui il était, d’où il venait, et patati et patata... Que du banal quoi ! Mais il prétend qu’elle n’aurait pas tardé à se montrer plus que curieuse… - C’est à dire ? demande à son tour Marguerite. - C’est à dire qu’elle l’aurait questionné sur des choses bien surprenantes. Elle aurait voulu savoir combien il gagnait d’argent et quelle fortune il transportait sur lui, prétextant qu’il était dangereux de voyager avec des sommes importantes dans une région aussi peu sûre que celle du plateau ardéchois.. Elle avait bien raison de penser cela et le juge en a convenu à la demande du défenseur de Pierre Martin. Quoi de plus normal que de prévenir les gens des dangers qui les menacent ? Vincent Boyer a répondu qu’il était trop jeune pour avoir de l’argent et qu’il en gagnait peu, apprenti ferblantier. Vous pensez…. Tout juste de quoi répondre à ses maigres besoins et aller au bal du samedi. Alors, la Marie Breysse aurait changé de ton et l’aurait cuisiné encore plus. Elle lui aurait demandé ce qu’il ferait si des brigands en voulaient à sa vie autant qu’à sa bourse. Vincent Boyer a affirmé qu’il s’agissait d’une menace à peine voilée de la part de l’aubergiste. Il se serait levé comme pour se défendre et aurait montré ses muscles pour lui monter que les brigands auraient fort à faire avec un gaillard comme lui. Elle aurait acquiescé et applaudi à son courage puis Marie Breysse lui aurait demandé ce qu’il ferait, si par le plus grand des hasards, dans une auberge de Lanarce, de Meyras ou d’ailleurs, on égorgeait son voisin de palier pour le détrousser dans la nuit. - Et qu’a t-il répondu ? questionne Marguerite décidément très à l’écoute - Il a prétendu qu’à cet instant, il avait deviné les pensées malsaines et les projets des aubergistes, certainement à l’intention du vieil homme assis près de la cheminée, et il a reconnu avoir eu peur et senti une transpiration moite l’envahir et recouvrir son corps. - Alors ! relance l’impatiente amie à une narratrice très minutieuse dans son compte rendu . - Alors il a avoué avoir rapidement analysé la situation et se trouvant brusquement démuni du courage qu’il avait précédemment annoncé, il lui aurait fait la confidence que dans ce cas là, il faut savoir ne pas s’occuper des affaires d’autrui. Il a prétendu que de cette façon, il pensait se mettre hors de danger. C’est au bout de cet interrogatoire que Marie l’aurait laissé mijoter pour s’en aller poser un tas de questions très indiscrètes au vieil homme. Celui-ci se serait rapidement rendu compte d’un traquenard, et au moment de s’en aller coucher à l’invitation de Pierre Martin, il aurait demandé à dormir dans la même chambre que Vincent Boyer. Le ferblantier aurait refusé et Pierre Martin aurait élevé la voix pour que tout le monde regagne son lit, ce qui fut fait à la suite de Marie Jeanne qui aurait ouvert le chemin aux deux hommes une bougie à la main. Quand elle aurait laissé Vincent Boyer au seuil de sa chambre, elle lui aurait souhaité de bien dormir et recommandé de ne s’occuper que de son sommeil. - Pfuuuuu ! C’est une histoire de colporteur qu’il vous a récité ce Boyer s’empresse de relever madame Rosine qui n’y tient plus… - Bien sûr ! répond Marie qui continue son récit : - Mais le plus incroyable est à venir… Quand il s’est retrouvé seul dans sa chambre, Vincent Boyer aurait d’abord inspecté les lieux pour se rassurer puis au moment de se glisser dans ses draps, il y aurait découvert vous savez quoi ? - Noooon ! répondent les deux femmes de concert - Et bien dans le lit, sur les draps, il y avait.. il y avait… Marie laisse planer le suspense… - Vous ne trouvez pas ? Hé bien sachez qu’il y avait des taches de sang tout frais, du sang de précédents clients qu’on aurait assassinés dans leur sommeil. Madame Rosine et Marguerite avait le choix entre rester la bouche en croix, éventuellement gober les mouches, ou éclater de rire. Elles ont choisi la troisième solution. - Il est un peu fou ce ferblantier. Je ne lui confierai pas mes casseroles commente madame Rosine . - Ni casserole ni rien appuie Marguerite entre deux hoquets . - Vous riez. Mais la salle n’a pas ri ! La réaction de la foule est tout à fait incroyable. C’était comme si le ferblantier racontait au mot près ce que les gens étaient venus entendre. - Et les avocats n’ont rien dit ? s’inquiète madame Rosine - Non. Ils ont attendu la fin du témoignage. Parce que vous n’avez pas entendu la suite. Elles sont toute ouïes : - Vincent Boyer était donc dans sa chambre en train de se demander par quel moyen il pourrait fuir, puis il s’est ravisé et il a décidé de se coucher sans dormir tant il se sentait en danger. Au bout d’une heure, il a entendu des pas dans l’escalier ; quelqu’un aurait ouvert sa porte et il aurait vu deux hommes pénétrer dans l’obscurité. Rochette et un autre. Il a fait semblant de dormir pour ne pas s’exposer au danger ; les hommes auraient fouillé ses vêtements et n’auraient trouvé que trente sous qu’ils auraient négligés. Puis ils seraient redescendus dans la cuisine. - Ouf ! Il l’a échappé belle annonce Marguerite en riant. - Oui. Mais ce ne fut pas le cas de tout le monde note Marie - Deux heures plus tard, alors que notre ferblantier veillait toujours en grelottant de peur, il a de nouveau entendu des pas dans l’escalier et, cette fois, ils se seraient dirigés vers la chambre du vieil homme. Rochette aurait tapé à sa porte, le prévenant que l’aube était proche et qu’il fallait se lever. Il aurait tapé encore. Puis il y a eu un grand bruit comme si on avait enfoncé la porte de la chambre. Le vieil homme se serait réveillé, et aurait crié au secours… Marie observe ses auditrices. Elles sont captives… - Il y aurait eu des bruits de bagarre, et puis le silence serait revenu. Vincent Boyer a avoué être resté prostré. Il aurait à nouveau entendu des pas et des voix dans le couloir. Il en aurait déduit que les deux hommes transportaient le corps du vieillard. - Ouh la la… Quelle nuit ! On y dort mal à Peyrebeille. On est mieux à l’auberge de l’Ouvèze plaisante madame Rosine. - Vous êtes bien la seule que je vois plaisanter au sujet de cette histoire, reprend Marie . - Cet après-midi tout le monde y croyait, en tout cas jusqu’à ce que Maître Dousson puis le juge interrogent ce témoin. L’avocat de Pierre Martin a d’abord demandé comment les choses s’étaient passées après ce terrible crime, soulignant que Vincent Boyer qui avait été le seul témoin de cette chose est parti sans être inquiété. - Heureux homme ! se moque une nouvelle fois madame Rosine. Puis, confuse d’avoir interrompu Marie, elle se tait et tend l’oreille… - Maître Dousson a voulu savoir s’il avait été l’objet de menaces à son départ. Et bien non ! Pas un mot. Pas un signe. Marie Martin était à sa cuisine et Rochette vaquait à ses occupations tout à fait normalement. De plus, aucune personne correspondant à ce signalement n’a été portée disparue dans la région et on n’a retrouvé aucun cadavre. J’ai vu les avocats sourire. Ils ont même ri quand le juge s’est adressé à Vincent Boyer pour savoir s’il avait rapporté cette histoire à qui que ce soit, gendarme ou autre. Et bien non ! Il n’a rien dit à personne en huit ans ! et il n’a pas su quoi répondre pour expliquer ce silence. - Il a carrément rêvé ce Vincent Boyer ! Ou alors il veut faire l’intéressant… ponctue madame Rosine Les avis sont unanimes. Ce témoignage ne tient pas. Il n’y a aucune preuve matérielle et cette histoire ressemble fort à celles inventées par les colporteurs lancés dans une surenchère de monstruosités. Les trois femmes se disent encore un peu leurs commentaires. Monsieur Jean est resté à l’écart. A écouter. Il regarde Marie. Onze heures vont bientôt sonner. Madame Rosine s’en aperçoit, elle prévient Marguerite. Elles se lèvent pour terminer leurs travaux du soir, laissant Marie seule à sa table. Marie Armand. Gaspard Jean. Les voilà seuls dans la grande salle à manger de l’auberge de l’Ouvèze. Ils ne peuvent s’ignorer. Le silence les unit. Il lance une interrogation. Elle répond. Il se parlent, du procès, de Privas, de tout et de rien, ils se parlent de la voix et d’autres façons dont ils ne savent rien, dont ils ne comprennent rien, et leurs corps, leurs esprits et leurs âmes communiquent et tissent des liens. Marie Armand. Gaspard Jean. Les voilà réunis, un peu plus. Un peu mieux. Madame Rosine et Marguerite ont tout de suite remarqué cette complicité et font tout leur possible pour éviter de les déranger quitte à négliger certaines tâches ou à feindre de les oublier, eux… Marie Armand. Gaspard Jean.

Il lui a dit qu’elle est très belle ! Il exagère. Jolie, oui ! Belle, elle ne sait pas. Mais très belle… Non ! Elle ne le croit pas. Ou alors si, elle le croit… D’ailleurs, elle le trouve très beau. Est il très beau ? D’autres penseraient que non. Mais elle le trouve très beau… Ils ont monté ensemble l’escalier qui mène à leurs chambres. D’abord, il lui a confié qu’il découvrait les coulisses de cette histoire de Peyrebeille et qu’il trouvait extraordinaire sa façon de voir les choses, la félicitant pour ses analyses et sa lucidité. Elle l’a remercié. Elle était très émue. Il l’a senti. Lui aussi était troublé mais pour voiler sa gêne, à peine étaient ils arrivés sur le palier, qu’il a parlé, parlé, parlé… Il était intarissable. Il lui a parlé de son métier, de son séjour à Lyon, de son plaisir d’être revenu en Ardèche, d’Aubenas, de sa famille… Elle l’écoutait, debout, les yeux grands ouverts, et elle pensait : « Vous me plaisez ! C’est incroyable l’impression que vous me faites. Jamais, je n’ai ressenti cela. Non n’arrêtez pas de parler. J’aime votre voix. J’aime être avec vous. Continuez à me parler » Elle a compris que lui aussi avait du mal à se séparer d’elle. A un moment pourtant, il s’est tu. Elle n’a rien dit. Qu’avait-elle à dire ? Ils se sont regardés, longuement, éclairés par la bougie qu’ils avaient chacun à la main… « C’était comme deux cierges » pense marie… « Nous étions en communion ». C’est elle qui a brisé le charme. Il devenait insoutenable. Alors elle lui a simplement annoncé : - Bonne nuit monsieur Gaspard - Bonne nuit a–t-il répondu. Elle pose sa bougie près de son baquet de toilettes. Elle se déshabille et se lave délicatement. Elle a hésité à enfiler sa chemise de nuit en coton. Elle renonce, elle préfère dormir nue : « Il fait trop chaud… décidemment les températures sont bien supérieures à celles de Saint Cirgues en Montagne ». Elle pense de nouveau à Gaspard… Et lui. Comment va-t-il-dormir ? » Elle sourit. Elle l’imagine. Il est allongé, nu… Elle voit son visage, devine ses épaules… Elle sent une main sur ses seins… C’est la sienne. Elle se rend compte qu’elle est en train de se caresser… Elle a envie de lui. Cette idée la surprend. Elle veut la repousser. Et puis non. Cette idée lui plaît. Elle imagine qu’il est là, qu’il la prend dans ses bras. Il tout doucement glisse ses mains sur sa peau qui la font frémir. Il lui dit qu’elle est belle, qu’elle lui plait, qu’il la veut. Il lui donne un premier baiser. Décidemment Marie se sent envoûtée. « Que fait-il ? » songe-t-elle. « Il doit dormir maintenant. Il doit être minuit ». Elle pense. Elle pense… Cette histoire est insensée…Non elle me plait ! ». Décidemment, elle aura du mal à trouver le sommeil… Il est temps de dire ses prières… Elle tourne ses pensées vers le Seigneur. Puis elle repense à lui. Du bruit ! Sur le palier…

- La demoiselle nous dira bien comment se sont déroulés les débats de ce mercredi… Auguste a lancé l’invitation. Le compte rendu que Marie a fait la veille lui a été fidèlement rapporté par sa femme laquelle était fière de dresser une chronique avertie de ce procès, le fameux procès de l’auberge rouge dont tout le monde parle dans la ville de Privas, mais aussi dans celle, plus importante, de Valence. Auguste était hier et aujourd’hui dans cette capitale de la Drôme. Il y a écouté les conversations et plus particulièrement celle de la taverne où il ne manque jamais d’aller boire un verre de vin de Saint Péray. Il a prêté l’oreille et constaté qu’il n’était question que de Peyrebeille, « ce repère de brigands ardéchois, de voleurs, assassins et autres gens pas très recommandables ». Auguste veut savoir. Se faire une idée. Alors quand il est rentré, il a demandé. Il a parlé de sa voix forte, une voix rude dont se moque parfois madame Rosine qui ne manque jamais de malice, et l’imite à la perfection, son Auguste. Auquel cas, à cette perfide répartie, il renvoie des paroles de charretier auxquelles elle répond volontiers de la même façon, et leur conversation atteint alors des sommets de musicalité. Les sons et les rythmes, changent, varient sur d’autres registres, avec des couleurs plus vives et des reliefs différents. « Drôles de canaris ! » pense Marguerite de son oncle et de sa tante en ces moments de douce folie. Marie a fini son repas. Elle est assise face à Gaspard qui a également terminé de manger. Ils se parlent des yeux, discrètement… Auguste est entré dans la pièce une bouteille à la main. Il a chaleureusement invité Marie et Gaspard à le rejoindre autour de la table d’hôtes. Madame Rosine a été surprise de cette double sollicitation ; elle a souri. Elle sait que Marie et Gaspard sont plus proches qu’il n’y paraît. Ils n’ont pas osé partager la même table. Pourtant, hier soir, vers onze heures, elle les a entendus monter ensemble. Elle sait le temps long qu’il a fallu pour qu’ils rejoignent tous deux leurs chambres respectives. C’était un temps tellement long, que dans le léger silence du premier étage, c’était à se demander si… Madame Rosine aurait bien voulu être une petite souris, grimper discrètement les escaliers, et aller glisser une oreille pour savoir ce que se disaient, ou bien jeter un oeil pour savoir ce que faisaient, les deux pensionnaires sur ce palier. - C’est du vin de noix de ma fabrication, vous m’en donnerez des nouvelles . Auguste a posé cinq petits verres sur la table et les remplit un à un pendant que quatre paires d’yeux regardent le liquide à peine onctueux s’élever jusqu’à un centimètre du col. - Je propose que nous buvions à la santé de mademoiselle Marie et il faut vraiment qu’elle ait une santé d’acier pour avoir échappé à tant de tueries. plaisante-t-il. Marie rougit. Auguste s’en aperçoit et se reprend. - Ne croyez pas tout ce que je dis mademoiselle. J’aime distraire le monde. Cependant, s’il vous plaît, je voudrais avoir votre point de vue… Marie se tait. Elle prend de la distance un temps, lui pose ses yeux bien au niveau de son regard : elle consent à répondre… - Vous savez monsieur Auguste, pour moi cette histoire est une pure invention, une suite de rumeurs dues à la bêtise et la méchanceté de jaloux. Il y a dans cette région quelques paysans acariâtres qui ont vu madame et monsieur Martin s’installer chichement chez le père de madame Breysse qui n’avait pas beaucoup de biens. - C’est vrai que vous avez un drôle d’esprit par la-haut ! interrompt monsieur Auguste-t-il en adressant un sourire taquin à madame Rosine qui l’attendait dans ce registre de galanterie. Puis il se tourne à nouveau vers Marie et poursuit : - Mais tout de même ! On dit bien qu’il n’y a pas de fumée sans feu. Ils sont comment ces Martin ? - Monsieur Martin est très travailleur. Que dire de lui ? Que c’est un très bon catholique qui a fait plusieurs offrandes au curé de Lanarce. C’est certainement un bon époux et un bon père. Il est rude et pas commode comme le sont les hommes de chez nous. Mais pour moi, il a toujours été juste et très gentil. Madame Martin aussi d’ailleurs. - Et Marie Martin ? demande monsieur Auguste. - Madame Martin est une brave femme, également très pieuse. Elle est avenante et s’y entend pour le commerce. C’est elle qui a fait prospérer l’auberge pendant que son mari s’occupait des champs. Elle est exigeante mais elle sait récompenser ceux qui le méritent. Elle a travaillé très dur pour que ses filles aillent à la Présentation des Sœurs de Thueyts. - Ha ha ! Ses filles. On dit justement que… Marie ne le laisse pas conclure : - Monsieur Auguste ! On dit vraiment n’importe quoi sur Marguerite et sur Marie Jeanne. Elles ont grandi et travaillé dans une auberge qui reçoit des gens de toutes sortes. Dans le lot, il y a bien sûr de nombreux journaliers et des muletiers. Ceux-là sont bien connus pour ne pas avoir leur langue, ni même parfois leur main dans leur poche. Marguerite et Marie Jeanne ont sûrement appris des mots ou des choses bien peu convenables, mais croyez-moi, jamais on ne leur a manqué de respect ! Ou alors, elles ont du faire le ménage. Marie parle calmement, fermement. On sent qu’elle a raisonné les tenants et les aboutissants de l’affaire de Peyrebeille. La richesse des Martin aurait donc suscité bien des jalousies. Et tant les filles que les parents auraient été la cible des mauvaises langues… - Au moins elles ont appris à se défendre ! finit par conclure Marie que l’on sent excédée par ce dernier propos. Monsieur Auguste entend bien : On ne plaisante pas avec la vertu des pagelles ! Il se tait et lève son verre. Marie pense qu’elle s’est crispée alors qu’il n’y avait aucune mauvaise intention dans l’esprit de monsieur Auguste. Elle pressent les questions de son interlocuteur et poursuit… - Quant à Rochette et André Martin, ce sont des garçons un peu sévères, des garçons de chez nous. Mais contrairement à d’autres, ils sont bien élevés et courageux. Marie est convaincue. Ses mots sont vrais, sans calcul, sans malice. Tout le monde prend note… Auguste profite de cette bonne écoute et ressert une tournée. Il pose la bouteille minutieusement rebouchée et ose à nouveau : - C’est votre point de vue. Mais ne pensez-vous pas qu’ils vous aient caché leur jeu La question est pertinente. La réponse ne se fait pas attendre : - Ca peut vous sembler curieux mais moi aussi je me suis interrogée de cette façon depuis que l’affaire a éclatée. Hé bien non ! monsieur Auguste. Je ne doute pas de l’honnêteté ou de la dévotion de monsieur ou de madame Martin. Par contre, que Rochette ou André Martin aient pu, à un moment ou à un autre, se joindre à des garnements pour quelques peccadilles ne me surprendrait pas. Mais commettre des vols et des assassinats ! Oh non ! Jamais. C’est impossible. Pas eux… - Qui donc alors ? reprend Auguste à la volée - Des brigands. Tout simplement des brigands comme il y en a des dizaines depuis la nuit des temps sur le plateau ardéchois. Vous le savez bien. Marie parle droit, autant avec son cœur et ses attaches lucides qu’avec sa raison. Madame Rosine, Marguerite et Monsieur Gaspard écoutent sans rien dire. Marie ne cherche pas à convaincre. Et elle y parvient, en toute simplicité, parce qu’elle inspire confiance, parce qu’elle connaît son monde, et parce qu’elle a cette capacité à faire partager ses convictions sans utiliser d’artifice. Une douceur tout à fait singulière s’est mariée à ses mots lorsqu’elle a parlé des accusés. Une douceur qui effleure l’âme. Une douceur qui porte la vérité, la vérité de Marie Armand, lingère de Saint Cirgues en Montagne, un petit bout de femme qui ne baisse pas le pavillon et sait faire partager ses convictions, à force de volonté, de juste réflexion, et d’amour. Tout simplement. D’amour qu’elle porte à des gens qui lui sont chers sans lui être forcément proches. Marie est dans le peuple et d’une certaine façon elle l’incarne. Idéalement. Ce peuple et plus particulièrement celui des vallées de l’Ardèche et des départements voisins a pourtant crû à mille fadaises à propos de ce que l’on a rapidement appelé « l’Auberge Rouge » ou alors le « coupe-gorge de Peyrebeille ». Ce peuple d’Ardèche, de Haute Loire, de Lozère ou d’ailleurs, s’est laissé convaincre par les colporteurs, véritables marchands d’humeurs, qui racontent souvent contre pièces sonnantes sur les places des foires et des marchés. L’affaire était lucrative alors ils ont rivalisé d’imagination. A les écouter, on a tué de toutes les façons à Peyrebeille, et si cette légende d’auberge rouge du sang de ses clients a largement convaincu les foules, c’est parce que le peuple est le peuple, alors il aime les sensations, il aime avoir peur ou se faire peur, il aime le romantisme, il aime l’incroyable, il aime les histoires que l’on se raconte, justement, parce qu’on se les raconte. Il s’est fait tromper à cause de son affection pour les récits mais aussi à cause de son désamour pour les gens d’en haut, ceux que l’on appelle les pageots ! Pour les raoils, c'est-à-dire les gens des vallées souvent républicains, ces pageots sont largement considérés comme des arriérés, des chouans attachés à leur roi et à leur pape, des gens curieux, de connivence avec des malfrats. Ils incarnent aussi la grande solitude de leur pays, les espaces désertés on l’on se sent perdu, les contes légendaires de bêtes ou d’êtres singuliers dévorant les bergers comme les troupeaux. Ce peuple d’en bas, s’est pris au jeu de l’auberge sanglante parce que les pageots sont différents. Il y a entre ces deux communautés des rivalités ancestrales et inexpliquées comme il y en a souvent entre des groupes différents, peut être sans autre principale cause que la différence. Les gens d’en bas ont donc trouvé dans cette affaire un moyen de régler leurs comptes avec des réactionnaires, ces pageots attachés à leur terre, à leur village, à leur ferme et à leur nécessité de survie. - Et bien moi, je vous dis que tout cela, c’est la faute à Brun l’Enfer ! Auguste ne désarme pas ! il est réellement persuadé « qu’il n’y a pas de fumée sans feu ». Il a trouvé une explication au très vif intérêt soulevé par le procès des aubergistes de Peyrebeille et cette bonne raison s’appelle : Brun l’Enfer. C’est tout une histoire et une raison supplémentaire à la mauvaise réputation pour les cabaretiers de la région, et plus particulièrement ceux des montagnes… Déjà, les tenanciers de la montagne ardéchoise n’ont généralement pas l’estime des honnêtes gens. Ils exploitent des établissements souvent peu reluisants d’aspect et leur clientèle est généralement faite d’hommes qui aiment boire et jouer. Les beuveries et autres violences sont souvent rapportées jusque dans les vallées. Il y est question de bagarres et de sang. Parfois de crimes… Auguste se souvient… - Il y a une dizaine d’années, je me suis arrêté à l’auberge d’Amarnier, sur la commune de Meyras. C’était un bouge dont on ne savait pas si on allait ressortir vivant… Le patron était petit mais aussi puissant qu’un bœuf. Il avait le visage mangé par la vérole, une bouche édentée et le regard d’un parfait ivrogne. Une gueule d’assassin en vrai. C’est ce que j’ai pensé. Et la suite m’a donné raison… Auguste se tourne vers monsieur Gaspard car les trois femmes sont évidemment au fait de cette histoire. - Cet aubergiste s’appelait Brun. Il aurait été dénoncé pour être l’auteur d’une agression et d’un vol sur un pauvre bougre par un nommé Suchon. Celui-là fut bien mal inspiré puisque Brun aurait juré de lui régler son compte. Trois ans plus tard, après avoir passé une soirée de beuverie chez Brun, on retrouva le corps de Suchon assassiné. L’enquête ne donna rien, d’autant qu’à cette époque, c’était une belle pagaille puisque Napoléon Bonaparte était de retour. Bref, le beau-frère de Suchon promit à son tour de le venger, et pendant plus de dix ans, il répéta à qui voulait l’entendre, que Brun était le chef d’une bande de brigands associés à d’autres brigands, et qu’il profitait de son auberge pour attirer des voyageurs et les dépouiller. Un matin, c’est le macchabée de ce beau-frère appelé Dufaud que l’on retrouva. Et cette fois, l’enquête aboutit. Elle mena deux ou trois comparses du cabaretier aux travaux forcés. Brun fut reconnu coupable et guillotiné sur la place de Meyras, il y a de cela huit ans à peine.. Ce qui fait le lien avec Peyrebeille Monsieur Gaspard, c’est une chose…. Auguste lève le doigt, le majeur, celui de la main droite, car il sait, il maîtrise son sujet et il va asséner la bonne vérité au jeune fonctionnaire, qui n’en attend pas moins. - Brun était tellement laid et menait une telle vie qu’on l’avait surnommé l’Enfer. Et les derniers mots de Brun avant de mourir, alors qu’il posait le pied sur l’échafaud, ont longtemps fait jaser dans le pays. Brun a dit : « On Guillotine l’Enfer, mais on laisse vivre le Diable ». Qu’est ce qu’il voulait dire par là ? Qui dénonçait-il sans prononcer son nom ? Qui était ce Diable ? Le véritable chef de la bande ? Brun n’était pas un penseur mais il était retord. Il devait avoir quelqu’un à dénoncer lui aussi, et sa vengeance fut de laisser cette idée dans une tête condamnée à être tranchée. - Vous pensez que Brun n’était pas le vrai chef de bande ? Et que ce pourrait être un autre aubergiste complice de celui d’Amarnier ? demande monsieur Gaspard. Auguste hoche la tête de haut en bas. - Je relève que Brun voulait sûrement avouer qu’il y avait pire que lui. Et comme l’auberge de Peyrebeille se trouve seulement à quelques lieues d’Amarnier, et que les deux hommes se connaissaient… Monsieur Gaspard poursuit sa pensée : - Vous êtes en train de me suggérer que les deux aubergistes auraient pû être de mèche et s’envoyer des informations sur les clients à dépouiller. - Je ne prétends rien ! C’est en tout cas ce que l’on raconte dans la ville. confirme l’aubergiste de Privas. - Vous n’y êtes pas du tout monsieur Auguste ! Vous répétez des bêtises ! s’interpose Marie . - Les routes d’Amarnier et de Peyrebeille vont dans des sens opposés. Je ne vois pas quels clients les deux aubergistes auraient pu s’envoyer ou se signaler ! La démonstration de monsieur Auguste, pour convaincante qu’elle ait pu paraître, a plongé Marie dans un sentiment de refus. Son regard est devenu vif et noir. Monsieur Auguste qui était fier de sa thèse n’en demeure pas moins attentif à son auditoire et sent la colère monter chez sa pensionnaire. Il est embarrassé. Il doit se reprendre… - Ce que je vous dis là monsieur est sûrement très contestable. Autant je peux vous assurer que Brun l’Enfer devait être une parfaite fripouille, autant j’ignorais tout de ces aubergistes de Peyrebeille, à propos desquels mademoiselle Marie nous a rassurés. Marie est contente de cette dernière parole. Elle a réussi à convaincre monsieur Auguste qui lui semblait prompt à croire n’importe quelle sornette. Cette idée la conforte dans son souci de vérité et lui fait espérer que son témoignage participera à sauver les époux Martin, leur neveu et Rochette. Elle baisse la tête. Elle semble absente. Elle prie ou bien elle se souvient de sa journée. Elle a vécu une séance particulièrement fournie avec beaucoup d’interventions à la barre des témoins et notamment celles de Michel Hugon et d’André Leyre. Michel Hugon est maquignon à Pradelles, un village très proche du hameau de Peyrebeille. Il est venu raconter une mésaventure qui lui serait arrivée en mille huit cent vingt six. C’était au mois de mai alors qu’il revenait d’une foire de Jaujac, avec une bourse bien remplie, a-t-il précisé avant qu’on ne lui pose la moindre question. Il s’est arrêté à l’auberge des époux Martin pour se restaurer vers midi. Il s’y est régalé d’une bonne collation puis il a repris le chemin de Pradelles. Il n’avait pas marché une lieue, abordant un sous bois, que de derrière un fourré, surgissait un homme trapu et armé d’un manche de pioche. Michel Hugon n’eut pas à réfléchir. Il était urgent de se défendre. L’agresseur voulait le rosser sinon l’estourbir. C’est après avoir reçu deux ou trois coups partiellement esquivés que le maquignon parvint à se dégager et à saisir l’arme de son adversaire avec la ferme intention de s’en emparer et de lui rendre la pareille. C’est à ce moment qu’un second agresseur sortit de la forêt en poussant de longs cris. Lutter contre le premier larron n’avait pas été une mince affaire. Se frotter à deux lui sembla impossible. Michel Hugon choisit donc de prendre ses jambes à son cou, et sans demander ni son compte ni son reste, il courut jusqu’à s’enflammer les poumons et surtout ne plus sentir un danger pressent à proximité. C’est à cette condition qu’il se jeta à terre, étourdi par les coups, le combat, la peur et une course de tous les diables. La campagne était calme. Au loin montait une fumée depuis l’auberge de Peyrebeille, celle de Pierre Martin qu’il soupçonna avoir été son agresseur, le deuxième homme pouvant être Rochette. - L’avez vous formellement reconnu ? Etait-ce bien Pierre Martin ? a questionné monsieur Fornier de Clausonne - Je le crois… a répondu le témoin - Et qu’avez-vous fait par la suite ? - Je suis rentré chez moi pour me reposer et soigner mes blessures - Avez-vous parlé de cette agression à quelqu’un ? - Non monsieur le juge - Et pourquoi donc ? Michel Hugon a semblé être pris au dépourvu. Pourquoi ne pas avoir prévenu les gendarmes, porté plainte, fait rendre justice, et se venger de deux brigands qui l’auraient peut être assassiné après lui avoir pris sa bourse ? - Pourquoi ? a insisté monsieur de Clausonne - Parce que j’avais peur monsieur le juge. J’avais très peur. Je ne voulais pas que cela se reproduise ou que des comparses me fasse payer la dénonciation. Alors j’ai évité Peyrebeille et ses environs et je me suis tu. - Vous n’avez donc rien dit pendant huit ans et vous venez nous raconter cela aujourd’hui. Vous n’avez donc plus peur ? - Si j’ai eu peur au début. Quand on a arrêté Pierre Martin, son neveu et Jean Rochette. J’ai eu moins peur quand Marie Martin les a rejoints en prison. Mais ils pouvaient ressortir. J’ai donc attendu des mois et encore des mois pour me délivrer de cette peur atroce et de cette vérité. - Vous avez tellement patienté que le jugement aurait pu avoir lieu sans vous, ou ne pas avoir lieu du tout ! reprocha monsieur de Clausonne. Michel Hugon, un solide gaillard, se faisait gronder comme un petit garçon et ne trouvait rien à redire. Ni à ajouter à la vue d’une centaine de témoins qui ne manqueraient pas de rapporter et de commenter son comportement à la barre. Le président du Tribunal le remercia non sans lui avoir demandé de rester à disposition de la justice. Les avocats de Pierre Martin et de Jean Rochette sont intervenus pour le questionner à leur tour. Maître Dousson lui a demandé s’il n’émettait aucun doute quant à l’identité de Pierre Martin. Michel Hugon a hésité à répondre. Maître Dousson a tranché son silence : - Je vois monsieur que vous avez l’accusation non seulement tardive mais hasardeuse. Les jurés apprécieront. Je vous remercie ! Michel Hugon a regagné son banc tout penaud. André Leyre est un petit propriétaire demeurant à La Sauvetat, un village en bordure de la route royale Viviers-Clermont, à quelques lieues de Peyrebeille en direction du Puy en Velay. La Sauvetat est aussi très proche de Saint Paul de Tartasse d’où est originaire Antoine Anjolras. André Leyre a fait le récit d’une fort désagréable nuit du mois de juillet mille huit cent vingt huit. Il avait à se rendre à Langogne pour régler une affaire d’héritage, ce qui l’obligeait à transporter une somme d’argent relativement importante. Il prit la route assez tard dans la journée et se trouva à hauteur de l’auberge des époux Martin en fin d’après-midi. Il résolut donc d’y faire halte. Il commanda un repas et décida de dormir sur place. On lui indiqua la grange à foin comme cela se faisait souvent à la belle saison. Dormait-il quand tout d’un coup il se sentit violemment tiré par les pieds ? Si tel était le cas, il ne tarda pas à se trouver bien éveillé et aux prises avec un agresseur visiblement très mal intentionné. André Leyre fit face avec d’autant plus de vigueur que sa vie était mise en danger puisque l’homme était armé d’un objet en fer. Il se mit à crier : - Ah brigand ! Tu veux donc me tuer, assassin, au secours ! L’agresseur voulut porter un coup. André Leyre esquiva et lui donna un violent coup de pied L’autre tomba dans le foin et se releva presque dans le même mouvement. La lutte s’engageait quand tout à coup on entendit du bruit dans la cour de l’auberge... un cliquetis répété, un roulement prolongé et comme des coups de fouets. A n’en pas douter, un attelage arrivait… Cela eut pour effet de décontenancer son adversaire qui lâcha prise avant d’hésiter et de s’enfuir en direction de la porte qui descendait à la salle commune. Là se trouvait une lampe. Lorsque l’homme s’en empara, et du même coup, il projeta une lueur sur son visage. André Leyre le reconnut : c’était Pierre Martin. Dehors un voiturier stoppait son équipage. L’agresseur s’engouffra dans l’escalier et descendit dans la salle commune de l’auberge. André Leyre aurait été la victime de l’aubergiste et c’est l’arrivée tout à fait inattendu d’un attelage qui lui aurait sauvé la vie. André Leyre avait eu très peur. Il ne demanda pas son reste et se précipita vers une issue donnant sur la cour, il l’ouvrit, sauta et prit ses jambes à son cou, en direction de Lanarce. - Pourquoi avoir tu cette agression pendant plus de quatre ans ? demanda immanquablement monsieur Fornier de Clausonne. André Leyre ne sut quoi répondre. - La loi du silence, encore cette peur de représailles souligna Casimir Aymard, le Procureur du Roi. Ces deux témoignages eurent pour effet de faire frissonner l’auditoire. Maître Dousson intervint pour mettre en doute la véracité de ces deux récits, réservant ses explications pour sa plaidoirie. Marie écouta en prenant garde à tous les gestes de Michel Hugon et André Leyre. Ils ne savaient quoi faire de leurs bras ou tout simplement de leur corps. C’est vrai que cet endroit leur était bien peu habituel, d’autant qu’ils pouvaient avoir le sentiment d’être en représentation et de se donner en spectacle. « A moins que ce ne soit d’autres raisons qui ne les rendent aussi malhabiles » pensa-t-elle avant de se dire que ces témoignages faits par des supposées victimes auraient toujours pour effet de faire peser de lourds soupçons sur les accusés et de conditionner un peu plus la décision des douze jurés, par ailleurs eux aussi très attentifs à chaque parole de cette journée d’audience.

- Je ne pensais pas que c’était possible de céder si vite à un homme ! - Hé moi donc ! Céder si vite à une femme. Il la regarde avec un air taquin après s’être exprimé sur un ton faussement indigné. Les yeux noirs à la lueur d’argent de Marie questionnent les yeux jaunes de Gaspard. Elle veut savoir s’il se moque d’elle. Non pas vraiment. C’est ce qu’elle ressent dans la langueur de son regard qui lui dit la douceur d’âme de son amant et toute l’attention qu’il lui porte. Elle ressent également cette douceur par les caresses de la main droite de l’homme qui va et vient infiniment, à fleur de peau de son corps abandonné aux frémissements de l’émoi. Elle a saisi le drap pour se voiler la poitrine et dire sa pudeur mais elle ne se défend d’aucune attention caline sinon coquine. Il l’embrasse encore, le plus tendrement du monde, il effleure son épaule, son cou, ses joues, son oreille gauche, puis il dépose un baiser sur son front, tout en lui chuchotant : « Ma petite fée » Elle a un air fripon ; elle joint ses mains et se mordille un doigt. Femme, elle redevient enfant par ce geste appris il y a longtemps. La paume de ses mains presque rugueuse à force de trop de travail et de tant de peine est en fort contraste avec son visage à la peau si lisse. Marie est heureuse. Ses prunelles brillent l’ardeur de ce sentiment. Elle veut la vie, elle veut la flamme, même si au fond d’elle, elle le sent… la fin est déjà inscrite dans le moment. Elle sait la peine. Elle sait l’absence. Elle sait l’Adieu. Elle l’a appris. Elle l’a pris. Alors elle prend l’amour quitte à se damner et, à cet homme qui lui a fait chavirer la tête et les sens, il n’était pas question de lui opposer la moindre résistance même de convenance. Leur amour est de vérité. C’est sans retenue qu’elle s’est donnée à lui comme il s’est offert à elle. Marie Armand et Gaspard Jean s’aiment depuis la première seconde quand leurs regards se sont rencontrés et se sont parlé. L’une et l’autre n’ont mis aucun frein à ce premier élan, se laissant aller dans le lit de l’amour, sans se connaître vraiment, sans s’être vraiment fait la cour, parce qu’ils se savent, de toutes les façons, unis ! Ce soir, et jusqu’à tard dans la nuit, il ne seront que deux, et tout leur sera permis. La porte de la chambre de Marie est close au monde entier. Ils ont laissé dehors leur rôle et leurs habits de fonctionnaire bien noté ou de ravaudeuse appréciée. Il n’est pas question ni du présent ni de l’avenir d’un serviteur de l’Etat et de son profil de carrière. Elle n’a que faire de ce que racontent les gens à propos de cette Marie que l’on dit impliquée dans l’affaire de l’auberge sanglante de Peyrebeille. Il l’aime. Ils s’aiment. C’est le début et la fin de leur tracas. Elle pour lui et lui pour elle. Que les déclarations outrageantes des aiguilles du temps soient muselées par cet hyménée ! Ce soir, au premier étage de l’auberge de l’Ouvèze à Privas, pour deux amants : Il n’y a que l’instant et son suivant. Il n’est question que de sens, de tous les sens, les plus délicats, les plus attentionnés, les plus en fusion. Il n’est question que de sens et du sens, de celui leur essence, d’un homme et d’une femme uniques et unis à jamais, pour une communion qui restera, quoiqu’il advienne, inscrite à un moment de ce monde, un moment saupoudré d’or par les étoiles là-haut, un moment aussi infime soit-il, mais inscrit tout de même et de façon indélébile dans la grande histoire de leur humanité, à eux, et peut être de l’histoire d’autrui… Doux amoureux qui s’émerveillent ! Marie et Gaspard. A jamais.

- C’est le plus beau mois de l’année ! La nature s’est épanouie et peut offrir ses fruits les plus audacieusement rouges. Il y a encore des polens dans l’air et bientôt, telle une récompense rituelle, on coupera les premiers foins. Ce mois de juin apparaît comme un hommage à la fécondité et l’astre roi s’en régale puisque ce n’est que fort tard qu’il se décide, enfin, à glisser derrière les montagnes, pour quelques heures seulement, pressé qu’il sera de revenir à la fête d’une journée tranquille sur la vallée de l’Ouvèze. L’après-midi a été particulièrement chaude sur Privas mais, ce soir, un petit vent aidant, la température est des plus agréables. Il fera nuit dans une heure. Dans l’attente, les privadois profitent d’une douce soirée. Les uns sont assis devant leur porte. Les autres se promènent. Des cris traduisent la joie des enfants. Des braillements aux timbres plus graves s’enfuient de quelques estaminets. Juin : On va bientôt allumer les feux de la Saint Jean et tous, petits et grands, les sauteront en se tenant par la main. Gaspard pourrait se sentir heureux… Il a retrouvé son pays. Cette Ardèche où il est né et où il a grandi. Cette Ardèche, il la sait tendre et rebelle. Ce qui correspond parfaitement à son caractère. L’homme est aussi tendre que sa mère qui a mis six enfants au monde et a consacré une vie de précaution et d’amour à les élever dans un foyer parfaitement tenu. Il est aussi rebelle que son père, un fervent républicain, qui a pleinement vécu la révolution française et la revendique encore, à qui veut bien lui prêter une oreille. Le père Jean, un citoyen d’Aubenas, est également pionnier en matière de technologie. Il a hérité d’une filature traditionnelle et tente de mettre en place tous les derniers arguments de la technologie pour faire progresser sa petite industrie, dont le bâtiment se trouve en bordure de la rivière Ardèche : l’eau fait tourner ses machines. C’est dans cet univers, celui d’une petite industrie de la soie que Gaspard a grandi. Il a fait ses premières études chez les frères maristes de la ville avant de quitter le cocon familial pour Lyon où il a appris bien des secrets dont ceux de Pythagore et Thalès, pour devenir un géomètre diplômé. Il aurait pu trouver sa place dans l’industrie familiale désormais dirigée par son frère aîné, mais son parcours a été différent, agrémenté de savants calculs et de rigoureux relevés. Gaspard a modestement mis ses pieds dans les traces de pas laissés par les grands Cassini pour redéfinir en aplats cartographiques les formes les plus intimes de l’écorce terrestre. Fort d’un vrai savoir et fier d’œuvrer pour la cause nationale et la chose publique, il est tout naturellement entré au service de l’état, avec tellement d’enthousiasme et de bonnes résolutions, qu’il n’a pas tardé à recevoir une affectation proche de son périmètre de prédilection. Privas lui convient parfaitement, c’est à vingt lieues d’Aubenas. Il est content de ce retour. Il aime ce pays. Son pays. Il aura trente ans dans quelques jours, il est en bonne santé, il a un travail qu’il aime et qui lui apporte un peu plus de cent Francs de revenus chaque mois. Que lui manque-t-il ? L’amour ? Il n’a jamais couru après. Les choses se sont faites comme elles devaient se faire. C’est son point de vue : laisser faire et venir les sentiments comme les choses. Il est plutôt beau garçon. Il s’en sert et s’est plusieurs fois attaché à une donzelle. La première était ouvrière dans la fabrique paternelle. Ce fut une belle histoire mais sans vrai lendemain. Il y eut ensuite la fille d’un riche commerçant d’Aubenas. L’affaire fut beaucoup plus sérieuse, mais en tout bien et tout honneur. On envisagea le mariage mais le jeune Gaspard se rendit compte d’un lien sentimental trop faible et se débrouilla pour faire avorter cette fusion, par ailleurs très opportuniste d’un point de vue social. Il y eut ensuite plusieurs filles de Lyon avec leur petite ou leur grande vertu. Mais rien de sérieux. Il attendait sa moitié dans le confort nonchalant d’une vie de garçon apparemment tranquille. Et puis, tout a changé lundi soir, il en est persuadé… Quand il a aperçu Marie, puis quand il se sont donnés un premier regard, il eut la sensation du plus tendre des baisers, le premier, celui qui unit les frissons et les coeurs... Il a tout fait pour se rapprocher d’elle, cette inconnue aux cheveux d’or, vite, très vite, contrairement à son habitude. Et ce fut réciproque. Marie a promptement réalisé la part du chemin qui lui revenait. Finalement l’amour les a surpris dans cette auberge de l’Ouvèze, et depuis leur vie ont changé. Ils n’imaginent plus une fin de journée ou un lendemain sans partager leurs intentions et faire se croiser leurs routes pour aller dans une même direction. Ensemble ! En cette belle soirée de juin, le géomètre Gaspard Jean pourrait donc se sentir heureux mais il ne l’est pas… C’est pour cela qu’il est là, à huit heures passées, sur les marches du Palais de Justice de Privas. Pour l’attendre, recueillir ses premières émotions à la fin d’une nouvelle journée de procès, et la raccompagner dans ce qui est devenu leur logis. Il veut la questionner. Il veut savoir. Il veut lui dire… Il a consulté sa montre avec une certaine nervosité. Cela fait plus de trente minutes qu’il attend. Il a monté les marches. Puis il les a redescendues. Puis, impatient, il les a remontées. Et caetera. Il les a comptées plusieurs fois. Il y en a quatorze. Drôle de chiffre… Quatorze marches pour quatre colonnes. Gaspard pourrait se sentir heureux : Tout est beau autour de lui. La ville préfecture est l’objet de nombreuses attentions. Cette ville lui plait, elle n’est pas très grande, c’est une ville à la campagne, et c’est sans aucune retenue qu’il s’y installera. Il l’a dit à Marie. Elle n’a pas répondu. Certainement à cause du procès. Elle ne veut pas s’engager. Elle n’a rien à se reprocher. Elle peut tout au plus redouter les menaces proférées par le juge d’instruction qui voulait qu’elle aie passé la nuit du douze octobre chez les époux Martin, la nuit de l’assassinat de Jean Antoine Anjolras, pour peu qu’il ait été assassiné…. Le procès ! Gaspard sait que cette affaire de l’auberge rouge mange la vie à son amoureuse. Il sait que, malgré les apparences, elle traverse cette période judiciaire comme un cauchemar. Il lui tarde que tout soit fini. Il pourra enfin poser de sérieux jalons pour l’avenir, avec au bout de cette session judiciaire, à la fin de ce mauvais rêve, la promesse non encore faite d’une vie commune pourra enfin être échangée. Désormais il veut partager avec Marie, à ses côtés, puis dans un avenir proche, deux ou trois petits canards qui seront aussi beaux que leur maman et aussi instruits que leur papa. L’avenir peut se remplir de promesses. Gaspard se veut confiant, malgré tout. Il le faut. Pour elle. Et pour lui… Il s’est fait une première opinion sur cette affaire de Peyrebeille grâce aux confessions de Marie et aux judicieuses appréciations de monsieur Auguste et de madame Rosine. A les entendre, il ne s’est pas trop inquiété. Puis, il s’en est fait une seconde, bien plus sombre, en parlant de cela avec des fonctionnaires qu’il côtoie. L’un d’entre eux, est aux premières loges. Il travaille à la sécurité intérieure. Cyprien Coste est lui aussi originaire d’Aubenas ; c’est à la fin d’un repas pris aujourd’hui dans une auberge uniquement fréquentée par les commis de l’Etat qu’il a fait des confidences à Gaspard… - Je l’ai entendu de la bouche même du sous-préfet de Largentière. Il lui semble évident que l’autorité doit être restaurée en Ardèche comme sur tout le territoire de France … Et selon lui, ce sera sûrement plus dur ici avec une population aux mœurs sauvages. Gaspard a sursauté : - Aux mœurs comment ? - Vous avez bien entendu monsieur Jean : aux mœurs sauvages ! Certains n’y vont pas avec le dos de la cuillère. Je vous dirai même, mais promettez-moi d’en garder le secret, que le sous préfet a jugé « la trop forte indépendance des montagnards et traité les ardéchois d’ignorants ». - Ignorant lui-même ! n’a pu se retenir de commenter Gaspard, heureusement approuvé d’un clignement des yeux de par son nouvel ami, lui aussi solidaire des gens d’ici, malgré sa fonction tutélaire. Les deux hommes ont disserté sur la nécessité d’en finir avec les brigandages qui ne peuvent qu’entraver la stabilité politique du pays et la bonne marche de son économie. Le policier est allé plus loin dans le raisonnement quand il a argumenté à propos des rebellions causées par la « guerre du bois », plaidant pour que la justice intervienne quand les forces de l’ordre ne suffisent plus… Il a évoqué un procès qui va se dérouler au cours de cette session de juin aux Assises de Privas : - Vous n’êtes pas sans savoir que l’on va juger onze hommes de Saint- Privat. Ils ont volé du bois et se sont violemment heurtés à la gendarmerie. - Ha ! fit Gaspard curieux de tout cela, d’autant que Saint-Privat jouxte les terres où se trouve la fabrique de ses parents. Le policier a senti cette curiosité et a développé son raisonnement: - Hé encore ce n’est rien ! Les pageots ne font pas dans la dentelle. Savez- vous qu’il y a eu un rassemblement de plus de cent hommes masqués dans les bois de . Quand les gendarmes sont arrivés, ils se sont trouvés face à une trop fort partie, et ils ont du reculer. L’enquête menée par les gardes forestiers et le corps de gendarmerie de Lanarce a mis en évidence des dévastations considérables. Les gardes forestiers ont compté plus de quatre mille sapins ébranchés et deux cents coupés par des individus en armes. Dans quel pays sommes-nous ? a questionné le fonctionnaire zélé, qui après avoir pris son souffle ponctuait : - Cent hommes en armes ? Vous entendez ! Que voulez-vous que quelques gendarmes aient pû faire ? - Evidemment ! a approuvé Gaspard, pour donner le change à son interlocuteur. Le géomètre n’était pas au courant de ces affrontements, mais il savait que les gens du peuple avaient perdu un précieux droit d’usage : auparavant, ils pouvaient ramasser du bois dans les forêts appartenant à l’Etat. Et voilà que ce droit a été remis en question par la vente de forêts à des propriétaires privés. Beaucoup de paysans ont considéré qu’il s’agissait d’une forte injustice, d’autant que ces gens sont pauvres et, certains d’entre eux, n’ont plus que le choix entre mourir de faim ou mourir de froid. Cette situation a été à l’origine de quantités de recours en justice et de nombreuses rebellions, notamment sur le plateau ardéchois. Du coup, le goût de l’incendie s’est propagé et l’on a vu plusieurs scieries s’enflammer dans la nuit. A l’approche de l’hiver, des hommes sont tout naturellement allés se servir dans les forêts comme ils l’avaient toujours fait, de gré ou de force ! Et bien évidemment, certains épisodes de cette guerre du bois ont été particulièrement musclés… Rien n’a surpris Gaspard dans tous les commentaires faits par un homme d’ordre. Il ne s’est indigné d’aucune parole, approuvant même parfois son interlocuteur, pour ne pas le contrarier. A quoi cela aurait-il servi ? Cyprien Coste est bien informé. Il prétend que l’Etat, donc le Préfet de l’Ardèche en l’occurrence, compte sur l’appareil judiciaire pour restaurer l’ordre dans une région secouée par la révolte des canuts lyonnais. Les canuts… C’est un sujet sur lequel Gaspard aurait pu en dire long. Il connaissait certains de ces ouvriers de la soie. Pour des raisons de proximité lyonnaise sinon d’affinité, de voisinage ou d’amitié. Il s’est senti proche d’eux tout au long de son séjour à Lyon. D’eux et de leurs revendications, tout fils de petit industriel qu’il soit. Il a vu de près leur révolte et la répression sanguinaire qui a suivi. Il l’a même vue de trop près, pour en parler librement à l’homme de la sécurité ardéchoise… Cyprien Coste a insisté sur la nécessité de châtiments exemplaires pour ces brigands du plateau, puis il a rappelé la mise à mort de Brun l’Enfer, guillotiné sur la place de son village. Il a commenté : - Au moins ses semblables ont pu assister au spectacle de ce qui les attend ! Sans que Gaspard n’intervienne, l’homme fit l’amalgame avec l’affaire de Peyrebeille. - Ce procès aussi doit être exemplaire ! Gaspard le laissa parler… L’homme a raconté plusieurs histoires de meurtres à l’auberge rouge, puis il a évoqué le tempérament des accusés - Ces Martin sont des brutes, des êtres sans loi. Pourquoi seraient-ils innocents ? En effet ! Pourquoi seraient-ils innocents ? se répète Gaspard avec ironie. Cette mentalité, cette présomption de culpabilité ne l’a pas surpris dans la bouche du policier. Il a toutefois gardé le silence et évité tout signe de réprobation pour que Cyprien Coste aille jusqu’au bout de ses confessions… - Le cabaret de Lanarce est réputé être un repère de brigands. Croyez-vous que l’auberge des Martin qui se trouve tout à côté ait été épargnée par d’aussi mauvaises fréquentations ? Gaspard n’a toujours pas pipé mot. L’autre a continué… - Ils sont tous coupables, les hommes comme les femmes, et ils seront condamnés puis châtiés. Vous verrez ! Les femmes ? Le policier a parlé des femmes alors que seulement une femme, Marie Breysse, épouse de Pierre Martin, se trouve dans le box des accusés. Là, Gaspard a rompu le silence et questionné : - De quelles femmes parlez-vous ? Il n’y a que Marie Breysse… Le policier a secoué la tête. Un sourire malin en coin. - Je ne sais si je peux trop vous dire… Enfin, vous êtes un gentilhomme d’Aubenas. Entre gens du pays, on peut se faire confiance… Il se rapprocha de l’oreille complice et baissa le ton de sa voix… - Il se pourrait fort que d’ici à la fin du procès une comparse soit elle aussi inculpée… Une ravaudeuse qui aurait passé la nuit du meurtre à la ferme Martin et qui pourrait avoir donné la main aux meurtriers d’Anjolras. Gaspard resta d’abord sans voix. L’autre prit cela pour une stupéfaction bien légitime. Il considéra que sa révélation méritait un effet de la sorte et il en fut satisfait, se lissant les moustaches avant de reprendre son explication…. - C’est un garde forestier qui l’a affirmé comme il l’a répété à un enquêteur de mes amis. Ce que je vous dis est véritable. Je vous le garantis. Robert est un serviteur de l’état, c’est un homme fiable. Et puis, entre nous soit dit, il connaît très bien cette Marie Armand ou plutôt une Marie couche toi-là… Il se pourrait fort qu’elle rejoigne le banc des accusés avant le terme de ces assises. Cette fois Gaspard fut abasourdi. Que dire à ce bavard qui affichait une mine réjouie de tant de savoirs ?… Fallait- il lui en demander plus ? Ou plus simplement lui faire avaler ses menteries en l’assommant sur place ? Une idée forte traversa l’esprit de l’amoureux : « Convoquer ce paltoquet en duel pour lui faire rendre gorge de ses calomnies ». Il en convint rapidement. Ce n’était pas raisonnable. En tout cas pas pour le moment. Quoiqu’il en soit, Gaspard considéra que ces révélations étaient de taille à justifier une forte inquiétude. Marie était en danger ! parce qu’à y penser ou à y repenser, le policier a forcément accès à des informations que d’autres n’ont pas ; Cyprien Coste fait partie des fonctionnaires qui constituent la garde rapprochée du Préfet de l’Ardèche… Gaspard fut troublé, profondément. Et depuis midi, les idées les plus invraisemblables se bousculent dans son esprit. Marie ? Qui est-elle vraiment ? Qu’a t-elle fait ? Est-elle complice des accusés ? Ce n’était pas possible. Pas Marie. Pas elle ! Il pensa à son amante. Puis il songea à lui, à son amour. Quelques minutes auparavant, il avait tout pour être heureux. Et voilà qu’un terrible destin semblait l’avoir rattrapé comme une mauvaise fortune. Il a accompli ses tâches de l’après-midi avec un seul souci : parler à Marie et savoir la vérité, toute la vérité, et lever le mystère de l’auberge rouge. Gaspard est obsédé par le désir de tout mettre en œuvre pour que Marie sorte de ce mauvais pas. Cyprien Coste a prédit une inculpation. Faut-il le croire ? Gaspard a terminé son travail à sept heures et il a pris la direction du Tribunal sans aucune hésitation. Pour l’attendre. Il va et il vient au sommet des escaliers du Palais de Justice depuis plus d’une heure. Nerveux. Il veut savoir. Où est le vrai ? Où est le faux ? Marie ne peut pas être impliquée dans un meurtre. Pas elle ! Il veut la prévenir. Il veut la questionner. Il faut qu’il lui parle avant qu’elle témoigne. Ce procès fonctionne peut être comme un traquenard… Gaspard sait peu de choses sur l’affaire de Peyrebeille, il a peu de compétences en droit, mais… à bien y réfléchir, certains détails ont heurté son raisonnement… Il y a d’abord l’ambiance autour de cette histoire. Elle est malsaine. Il sent le ragot, la passion et la haine. Il sent l’invention. Il devine un intérêt répressif… Ensuite, il y a des éléments qui tiennent à la procédure… à commencer par le témoignage de Vincent Boyer, qui est apparu soudainement à l’audience, sans que les avocats de la défense n’en aient été prévenus. Les plaideurs ont fait connaître leur mécontentement mais que valait cette indignation de bon aloi face aux pire accusations portées par Vincent Boyer contre les aubergistes de Peyrebeille ? Et ces autres témoins, Michel Hugon et André Leyre… pourquoi on-t-il autant attendu pour se manifester auprès de la justice ? Gaspard essaie de se persuader. Et puis il ne sait plus. Le doute est là et aspire toutes ses pensées, toutes ses énergies. Sa lucidité vacille. Une seule personne pourra lui redonner confiance, une seule voix pourra lui rendre espoir ! C’est pour l’entendre, c’est pour elle qu’il est venu jusqu’au Palais de Justice, plutôt que de l’attendre à l’auberge comme ils en avaient convenu en se quittant ce matin. Elle va arriver et ils feront le chemin ensemble. De cette façon, ils n’auront pas à se soucier d’oreilles indiscrètes qui peuvent traîner à l’auberge. Elle va arriver et dissiper son inquiétude alors que la lumière est de plus en plus faible sur Privas. Ici et là, tout au long de la grand rue, on a déjà allumé des torches. Les passants continuent à se succéder au bas des marches du Palais de Justice. Ce sont pour la plupart des notables qui vont en couples et se disent vraisemblablement leurs journées. Ils sont en paix. Heureuses gens ! Gaspard les envie. Il aime la sérénité des fins de journée. Surtout aux beaux jours. Il aime ces temps de contemplation et de doux échanges. Il se souhaite vivement une longue vie de soirées passées en compagnie de Marie Jean, née Armand. Il la devine dans une robe de mariée. Et pour la première fois depuis les dires de Cyprien Coste, il sourit. Un bruit ! Une porte vient de geindre. Des bruits de pas… Des voix… Une foule arrive. Ce sont les spectateurs de l’audience. Ils parlent fort, très fort, de plus en plus fort ! Leurs mots se bousculent et font chavirer l’espace paisible qui régnait aux abords de la rue principale. Des hommes et presque autant de femmes, des personnes d’un certain age pour la plupart, dans de beaux habits, avancent vers les premières marches du grand escalier tout en se donnant leurs sentiments. Certaines personnes le font avec force : elles gesticulent pour mieux faire entendre leur raison, parfois leur courroux. Elles en paraissent ridicule pense Gaspard… qui s’écarte pour les laisser passer mais aussi pour mieux voir. Où est Marie ? Les hommes se coiffent d’un chapeau, certains prennent un cigare en bouche alors que d’autres prisent. Des petits groupes de discussion se forment. - Va-t-elle arriver ? se demande-t-il. Une forte anxiété le gagne, alors que les dames sans tracas, se passent les mains dans les cheveux, sous les coiffes, ou défroissent leurs habits de soie. Tout le monde semble avoir quitté la salle d’audience qui se trouve à gauche de l’entrée principale. Gaspard scrute ! tournant le dos à la quasi totalité des gens qui continuent à s’ébrouer. Une fine silhouette apparaît. Elle s’approche. Maintenant il peut mieux voir, il peut mieux la voir, il devine ses yeux, sa bouche, son nez, son visage… elle semble fermée sur elle même. Elle avance, elle le voit. Elle est surprise. Heureusement. Elle lui sourit. Il lui répond de la même façon. Elle arrive à deux pas de lui et s’arrête. Ils n’échangent aucun mot. Gaspard pivote et l’invite d’un regard de lumière à se ranger à ses côtés, ce qu’elle fait sous l’attention curieuse de plusieurs personnes, intriguées de voir cette homme de la ville, apparemment un gentilhomme, descendre les quatorze marches du Tribunal de Privas en compagnie de Marie Armand, la petite ravaudeuse de Saint Cirgues, celle dont on a parlé à l’appel des témoins, celle qui doit bientôt s’expliquer ! celle-là, regardez, elle s’en va à petits pas et en bonne compagnie, pour remonter l’avenue principale de la ville. Gaspard et Marie s’en vont, laissant les braves gens se raconter et commenter les chapitres importants de cette nouvelle journée de procès, au nombre desquels les témoignages du dénommé Bourtoul et de la veuve Bastidon, née Ytier… C‘est un petit homme trapu qui s’est approché de la barre à l’appel de son nom : Jean Baptiste Bourtoul, témoin à charge. Rougeot comme le sont souvent les gens de la montagne ardéchoise, endimanché parce qu’il est descendu à la ville et de surcroît pour témoigner au grand tribunal de Privas dans l’affaire du coupe-gorge de Peyrebeille, Jean Baptiste Bourtoul s’est expliqué en patois pour raconter une mésaventure dont il fut la victime le premier septembre de l’an mille huit cent trente. C’était jour de foire à Langogne, et ce riche agriculteur de Saint Alban en Montagne, avait très tôt fait l’acquisition de trente cinq brebis. Jean Baptiste Bourtoul avait d’abord repéré les bêtes, estimé leur valeur, puis il s’était demandé s’il fallait conclure le marché de suite, ou attendre que la journée s’écoule, laissant ainsi le vendeur à son inquiétude d’avoir à retourner à la ferme avec son troupeau. Un autre paysan, un acheteur potentiel, est venu s’intéresser aux trente cinq têtes, et plutôt que de manquer une bonne affaire, Jean Baptiste Bourtoul a préféré dire rapidement son prix et conclure une pache de fort belle manière avec le vendeur. C’est à ce moment de la matinée qu’il rencontra de vagues connaissances, Pierre Martin l’aubergiste de Peyrebeille, accompagné de son neveu André et de son valet Rochette. Ils discutèrent sur la place de Langogne, puis l’invitation fut rapidement lancée : et si on allait boire et manger à l’auberge de la Foresteyre qui se trouve en bout de village ? Ainsi fut fait, le vendeur garderait les bêtes et serait payé après que l’acheteur se soit régalé d’une belle journée de foire passée en bonne compagnie. Les quatre larrons mangèrent et burent comme on mange et comme on boit en pareille occasion ! Quand le repas fut terminé, ils se lancèrent dans une partie de bourre, un jeu de cartes ardéchois, une espèce de poker, une histoire d’enchères, où l’on peut très rapidement perdre bien plus d’argent que l’on en a… Tel fut le cas pour Jean Baptiste Bourtoul. Malchance ou triche de ses partenaires ? Il se posa la question à force de déveine. Les trois autres s’étaient-ils ligués conte lui pour le plumer ? Dans le doute, il déclara à la compagnie que c’en était assez, et qu’il interrompait la partie. Selon lui, les autres ne l’entendirent pas de cette oreille et essayèrent dans un premier temps de le convaincre de continuer à jouer. Il refusa obstinément et se leva en protestant. Pierre Martin et Rochette se trouvèrent debout dans le même élan. Rochette lui posa la main sur l’épaule le forçant à se rasseoir. Bourtoul insista et se mit à gesticuler. Il ne pouvait rester et devait s’en retourner sur le champ de foire pour régler son affaire et s’en retourner chez lui avec le troupeau. Le ton monta et les propos devinrent rapidement menaçants. - On ne quitte pas les amis comme cela ! auraient fait observer Pierre Rochette qui, las des protestations de Bourtoul, lui aurait finalement déclaré : - Si tu ne veux pas perdre ton argent au jeu, il faudra bien que nous l’ayons autrement. - Vous le donner, mais vous voulez rire ! aurait protesté Bourtoul tout en esquissant une nouvelle tentative de fuite. Les trois autres s’étaient levés et une bagarre s’engagea. Rochette s’empara du riche cultivateur par derrière et entreprit un étranglement alors qu’ André Martin se jeta sur lui, un couteau à virole à la main. On voulait le tuer ! Bourtoul cria « Au secours ! ». Les joueurs étaient seuls au premier étage de l’auberge. On parlait trop fort au rez de chaussée. Personne ne vint. Et puis une bagarre de plus ou de moins dans une auberge, un jour de foire, ne dérangeait pas grand monde. Jean Baptiste Bourtoul pensa que son heure était venue et déploya une énergie folle pour se sortir de ce mauvais pas. Il ajusta deux ou trois coups de pied à André Martin qui poussa un cri de douleur. Le couteau tomba à terre. Jean Baptiste Bourtoul devait à tout prix se dégager de l’emprise de Rochette, mais le valet de Peyrebeille était fort comme un turc et le tenait fermement. André Martin, fou de colère, récupéra son arme et voulut en finir d’un bon coup de lame. Rochette s’interposa d’une main, sauvant la vie à Bourtoul. Pierre Martin ordonna à son neveu : - Laisse-le ! Il ne faut pas verser le sang ici… Pendant que Pierre Martin maîtrisait son neveu en alliant le geste à la voix, Rochette parvenait enfin à détrousser sa victime d’une bourse fort bien remplie : elle contenait sept cents Francs or. Heureux de sa prise, le valet pouvait lâcher sa victime. Jean Baptiste Bourtoul se trouva projeté au sol, suffoquant, pleurant de rage et de peur. Pierre Martin le toisait, et tout en ricanant, il lui dit crânement : - Si tu parles, tu n’en seras pas quitte à si bon marché ! Nous te retrouverons à ta ferme et tout y passera ! Va t’en et tiens ta langue! Jean Baptiste Bourtoul ne demanda pas son reste. Il se releva et dans un même élan se jeta dans l’escalier qu’il dévala pour quitter cet endroit, le plus rapidement possible . Une fois dans la rue, il négligea le regard des passants et se rendit en courant à l’autre bout de Langogne, chez un aubergiste de ses amis. C’est en arrivant chez lui, après avoir bu un verre de vin pour se remettre de ses émotions, qu’il sentit un douleur à l’abdomen. Il passa sa main à l’endroit qui le cuisait et se rendit compte qu’il saignait. Il demanda une chambre à l’aubergiste qui l’aida à s’aliter et fit venir un médecin. Celui-ci constata que la blessure n’était pas trop méchante... - Vous l’avez échappé belle; quelques lignes de plus et je n’aurais pas donné cher de votre vie dit-il au blessé. Puis il rassura : - Ce n’est rien. Deux ou trois jours, et il n’y paraîtra plus… C’est chose courante les jours de foire. Vous n’êtes pas le premier à avoir tâté du couteau aujourd’hui. Il interrogea quand même : - Comment cela est il arrivé ? - Est ce qu’on sait… répondit Jean Baptiste Bourtoul qui tint pourtant à préciser : - Il y a des gens pour tout faire, des brigands habillés comme du brave monde dont on ne se méfie pas. Ah les canailles… Bourtoul tremblait de fièvre et de peur. Il redoutait les représailles promises par ceux de Peyrebeille ou quelque brigand de leur bande. Le médecin était habitué à ces rixes de cabarets et des jours de foire. Il savait que l’homme n’en dirait pas plus et n’insista pas. Il avait fait son devoir en soignant le blessé et lui conseilla de garder la chambre pendant deux ou trois jours. C’est ce que fit Jean Baptiste Bourtoul. Il rentra chez lui à bord d’une voiture à bœufs après quarante huit heures de repos à l’auberge de Langogne. Il ne dévoila à personne l’identité de ses agresseurs, mais des bruits auraient circulé désignant Pierre Martin et ses acolytes. - Vous aviez donc si peur que cela ? a questionné Monsieur Fornier de Clausonne - Oui Monsieur le juge ! dit-il sans aucune gêne… - J’ai vu de quoi ces bandits étaient capables. Il étaient trois à Langogne mais combien de complices avaient-ils ? La tranquillité ou la vie ne valent- elles pas sept cents Francs ? L’argument était de poids. Le juge remercia le témoin. Il regagna son banc sous les yeux du public qui avait bu ses paroles. C’est ce moment qu’avait choisi Maître d’Audigier, avocat en charge de la défense d’André Martin, pour faire venir à la barre deux hommes de Lanarce : un forgeron et un riche commerçant. Tous deux affirmèrent se rappeler avoir été à Langogne ce jour-là, en compagnie d’André Martin. Ils se souvenaient de plusieurs détails et assurèrent avoir fait la route ensemble et mangé avec ce troisième compagnon dans une auberge du village. Et pas celle de la Foresteyre. Voilà qui donna de quoi chuchoter dans la salle d’audience. Le président du Tribunal ne se laissa pas déborder par l’équivoque suscitée et appela sans tarder à la barre la veuve Bastidon née Rose Ytier, une femme de soixante ans à peine, demeurant le village de Pradelles. Madame Bastidon s’est approchée d’un pas déterminée tout en levant la voilette qui lui cachait les yeux. Elle prêta serment avant de raconter la terrible nuit qu’elle aurait passée à l’auberge des époux Martin au mois de mai de l’année mille huit cent trente et un. Rose Bastidon se souvint avoir séjourné quelques temps chez sa sœur à Mayres. Au jour de son départ, elle résolut de regagner son domicile de Pradelles en partant dès après le repas de midi. Elle grimpa la côte du col de la Chavade en mesurant son pas car elle savait que l’ascension était rude et que le voyage serait long. Il faisait chaud et très vite le temps se mit à l’orage, ce qui rendit l’atmosphère de plus en plus lourde. Rose Bastidon s’arrêta au col, trois heures plus tard, avec la satisfaction d’avoir fait le plus dur. Elle s’accorda donc un temps de repos et se restaura après avoir tiré du sac un bon bout de pain, un morceau de lard, et un gros fromage au lait de vache. Elle n’oublia pas de se désaltérer abondamment et reprit la route en direction de Lanarce où elle s’arrêta à nouveau pour rendre visite à des parents qu’elle n’avait pas l’occasion de voir souvent. Elle repris la route assez rapidement, vers six heures du soir. Le ciel pesait. Les nuages couvraient l’horizon. L’atmosphère menaçait. Des éclairs jaillirent au loin puis de plus en plus près. Le tonnerre s’invita très vite. Au nord et à l’ouest, il pleuvait fort. Le vent s’était levé et promettait une grosse averse. Rose Bastidon chercha refuge et pensa tout naturellement à l’auberge de Peyrebeille où elle arriva vers sept heures, juste au moment où il se mit à pleuvoir fort. Elle toqua à la porte. Personne ne vint. Elle frappa encore. Sans succès. Elle attendit, persuadée qu’on allait finir par lui ouvrir. Il y avait du monde à l’intérieur. Cela ne faisait aucun doute. D’ailleurs, elle perçut du bruit. Des voix. Elle reconnut celle de Pierre Martin, et une autre. Elle approcha son oreille de la porte et entendit l’aubergiste questionner : - Où porterons-nous ce bougre-là ? - Les fossés autour de la maison sont encore tout fraîchement remués. Il faudra l’enterrer là. répondit un autre homme. Elle sursauta. Incrédule. Elle écouta encore… Mais oui ! C’est bien d’un cadavre humain dont il s’agissait ! Elle se trouvait seule sous une pluie qui tombait en abondance, dans un vent de tous les diables, et à l’intérieur se trouvait un cauchemar… Elle voulut fuir. Mais où ? Elle choisit de faire le tour de la maison et dès qu’elle aperçut la porte de la grange à foin, elle se précipita à l’intérieur. Elle était complètement trempée. Elle avait froid. Elle avait faim. Dehors, les éléments se déchaînaient… Elle s’enfouit sous le foin pour se réchauffer et sans y prendre garde elle s’endormit. Des cris ! Voilà ce qui la réveilla. Il faisait nuit noire. Elle reprit ses esprits, fit se dérouler tous les événements de la journée, et se rendit à l’évidence de la situation de danger dans laquelle elle était… Les cris provenaient d’une pièce voisine de la grange à foin. Un filet de lumière fuyait depuis une porte qui donnait dans ce qui devait être, elle fit appel à ses souvenirs, la salle à manger de l’auberge. Des hommes criaient. Elle écouta. Ils se battaient. Cela ne faisait aucun doute. L’un d’entre eux appelait du secours et demandait grâce… - Ne me tuez pas. Ah mon Dieu, laissez-moi la vie. L’homme gémissait d’une voix étranglée par la peur ou étouffée par une puissante pression. - Il faut que tu y passes ! répondit une autre voix. La veuve reconnut encore une fois Pierre Martin. Non elle ne dormait pas. Elle était tétanisée sous son manteau de paille. Que pouvait-elle faire, sinon prendre la fuite ? L’orage maraudait encore mais loin de Peyrebeille. Elle pouvait sortir. C’est ce qu’elle fit avec de multiples précautions pour ne pas être vue ou entendue. Elle se faufila dans l’obscurité. A peine se trouva-t-elle dans la cour, qu’un homme sauta d’une fenêtre de l’auberge et vint s’abattre à côté d’elle. Il eut tôt fait de se relever tout en gémissant. Elle prit la fuite. Lui aussi. Ils coururent ensemble, sans s’être concertés. Quelques minutes plus tard, ils se trouvaient à l’écart du hameau. Elle s’arrêta à bout de souffle. Elle tomba à terre. L’homme s’écroula à ses côtés. Il ruisselait de sueur et de sang. Elle vit plusieurs blessures sur son visage. Ses vêtements étaient en lambeaux. Cela ne fit aucun doute pour elle : c’est lui qu’elle avait entendu crier au secours depuis la grange à foin. Ils restèrent blottis l’un contre l’autre plusieurs minutes sans pouvoir se parler. Ils étaient à bout. Ils avaient peur. Aussi, dès qu’elle sentit ses forces revenir, elle résolut de reprendre sa route en direction de Pradelles. L’homme s’attacha à ses pas… Ils marchèrent une demie heure. Elle avait de l’énergie mais l’homme avançait péniblement. Ils allèrent donc à petits pas, se retournant fréquemment afin de se rassurer. Quand ils se trouvèrent suffisamment éloignés, Rose Bastidon repéra un fourré et y entraîna son compagnon de fuite. Ils se regardèrent enfin dans les yeux. Elle vit l’effroi. Le visage de l’homme était couvert de coups. Il se mit à sangloter. - Ah ! les misérables, gémissait-il, ils m’ont pris tout mon argent et ils voulaient encore me tuer. - Ils vous ont volé ? demanda la veuve Bastidon - Oh ! oui, ils m’ont volé, ces brigands, et je pourrais quasi le leur pardonner, mais m’assassiner, assassiner un pauvre père de famille comme moi, presque un voisin, c’est trop de barbarie. Il n’y a plus de justice si on ne leur coupe pas le cou un jour à ces bandits. La veuve entendit bien cette réclamation comme elle prit connaissance des circonstances qui avaient valu un si mauvais traitement à l’homme blessé … Il était arrivé fort tard à l’auberge des époux Martin et y avait tout naturellement demandé à souper et un lieu pour dormir. Il fut assez mal reçu et ce n’est qu’en insistant qu’il put manger avant qu’on ne l’oriente vers la grange à foin. C’est en traversant un couloir qu’il commit la maladresse d’ouvrir une porte derrière laquelle se trouvait un cadavre humain, macabre et indiscrète découverte dont Pierre Martin se rendit compte. - J’allais cependant pour me coucher. Jean Rochette m’accompagna cette fois, en m’indiquant la porte de l’escalier du premier. « Tu n’as pas besoin d’aller au foin », me dit-il assez brutalement, « je vais te donner une chambre. Il y en a une près de la grange ». L’homme continua son récit tremblant d’effroi : Rochette le fit entrer dans une petite chambre de piètre qualité. Il ne tarda pas à se coucher, non sans avoir pris la précaution de laisser la fenêtre ouverte, pour s’enfuir en cas de besoin. La peur l’empêchait de dormir. Deux heures plus tard, il perçut du bruit dans le couloir, puis une voix qui chuchotait : « Il n’y a qu’à entrer et ce ne sera pas long, car il doit dormir ». On frappa à sa porte de sa chambre dont il avait bloqué le loquet avec son couteau. Puis on tenta vainement d’entrer. Les coups se firent de plus en plus rudes jusqu’à faire tomber le couteau, libérant ainsi l’accès à sa chambre. L’homme se précipita pour récupérer son arme et se trouva face à deux intrus. L’un d’entre eux avait une lampe à la main qui les dévoilait. Il reconnut Pierre Martin qui ne tarda pas à le saisir à la gorge et à le frapper avec un objet en fer alors que Rochette s’emparait lestement de sa veste pour le dépouiller. C’est à ce moment qu’un courant d’air entra dans la pièce et éteignit la lampe. Le combat continua. L’agressé puisait ses forces dans l’énergie du désespoir. Il profita de l’obscurité pour se dégager et parvint à renverser un de ses assaillants, et, dans un élan, il franchit la fenêtre avant de tomber en contrebas, juste à côté de la veuve Bastidon. Puis ils s’enfuirent ensemble. Elle savait le reste. La vieille dame l’a écouté sans broncher, puis à son tour, elle lui a fait part de ce qu’elle avait entendu avant de s’allonger dans la grange à foin… Elle le questionna pour connaître son identité. Il refusa toute confession à ce sujet. Cela ne fit aucun doute pour Rose Bastidon : cet homme avait peur de représailles et, ayant eu la vie sauve, il préférait s’en tenir à un silence de bon aloi. Elle comprit le danger et décida elle aussi de garder le silence après s’être séparée de lui aux premières lueurs du jour. Sans jamais le revoir. Ni savoir qui il était. Le témoignage de la veuve Bastidon ne manqua pas de provoquer l’émoi dans l’audience d’autant que le Procureur du Roi, Casimir Aymard, ne manqua pas d’ajouter un éloge à la dame de Pradelles, une respectable paroissienne connue pour son aplomb. Comment aurait elle pu inventer des histoires de telle sorte ? Le défenseur de Pierre Martin tenta de balayer le récit en évoquant, encore une fois, cette loi du silence à qui on peut faire dire tout et n’importe quoi… sans négliger de mettre en exergue le sang froid extraordinaire dont aurait fait preuve cette femme qui, au lieu de fuir et s’en retourner dans sa famille toute proche à Lanarce, et allée dormir dans une grange à foin attenante à une auberge où l’on égorgeait à toutes heures ! Et Maître Dousson d’insister sur le parfait anonymat d’un compagnon d’infortune, pourtant présenté comme un voisin de Peyrebeille par Rose Bastidon. « Pourquoi cette victime garderait-elle le silence alors que tous les soit disant coupables sont devant vous ?» questionna l’avocat. Aucune réponse ne vint de la bouche de la veuve Bastidon. Les derniers témoins du jour furent Louis Astier et Joseph Benoit. Ces deux habitants de la vallée auraient reçu, tout comme deux autres de leurs concitoyens, les confidences d’un certain Claude Pages. Ce paroissien de Mayres, un homme de trente neuf ans, aurait sur son lit de mort, rapporté avoir vu Pierre Martin et Rochette, transporter un corps à dos d’un mulet, dans la nuit du vingt cinq au vingt six octobre de l’année mille huit cent trente et un, c’est à dire juste après la visite du juge de paix de Coucouron et de maire de Lanarce chez Pierre Martin puis à l’auberge donnée en gérance à Louis Galland. Claude Pages étant décédé sans que les enquêteurs n’aient pu entendre son témoignage, Louis Astier et Joseph Benoit se sont signalées à la justice.

- Tu es pire que les clabaudeurs professionnels ! Madame Rosine a pris des couleurs. Elle est passée au rouge en s’énervant contre son Auguste. D’ailleurs, elle ne lui l’envoie pas dire… - Tu ne pouvais pas la laisser tranquille cette petite ? Tu vois bien qu’elle se fait un mauvais sang de tous les diables et voilà que tu l’accables avec des suppositions.. - Je n’accable personne. Je n’ai fait qu’une remarque ! se défend le patron de l’auberge de l’Ouvèze, à la fois surpris et confus par l’effet que sa réflexion a produit sur la jeune femme. Marie vient de fondre en larmes et, tout en s’excusant, elle a quitté la table d’hôtes et s’est précipitée vers les l’escaliers qui mènent aux chambres. C’en était trop ! Elle ne pouvait plus, et a préféré fuir… Pourtant, tout semblait aller comme les autres soirs… Marie et Gaspard avaient pris leur repas dès leur arrivée, se mettant chacun à leur table, et mangeant sans s’adresser la parole. Auguste est arrivé de Valence au moment où ils prenaient le fromage, et il n’a pas tardé à inviter les jeunes gens à partager un peu de vin de noix. Ils ont accepté et ont bu cette délicate attention en compagnie de madame Rosine et de Marguerite, celles-ci étant heureuses de pouvoir enfin se reposer après une très longue journée de travail. L’Auguste a raconté deux ou trois choses du jour, celles qui font les discussions dans les rues, au centre desquelles se trouve toujours, le procès de l’auberge rouge. Il n’a pas manqué d’interroger Marie qui, très gentiment, lui a fait un compte rendu sans parti pris de la journée d’audience. Marie a rapidement relaté différentes interventions puis elle a insisté sur les témoignages apportés par Rose Bastidon et Jean Baptiste Bourtoul . Tout le monde l’a écouté avec une grande attention. Puis, elle a relaté la mésaventure contée par Claude Pages, l’homme qui aurait surpris Pierre Martin et Jean Rochette en train de porter le corps d’Antoine Anjolras, faisant ainsi le lien entre les témoignages de ceux qui prétendent avoir vu la victime se diriger vers Peyrebeille et l’endroit où l’on a retrouvé le cadavre du paysan de Saint Paul de Tartasse. Elle a parlé d’une voix détachée, sans humeur et sans rien accentuer. - Louis Astier et Joseph Benoit ont rapporté la même chose. Claude Pages leur aurait dit être allé faire le marché de Pradelles le vingt cinq octobre pour y vendre des fruits et il ne serait rentré qu’à la nuit noire. Chemin faisant, entre Pradelles et Lesperon, il aurait aperçu deux hommes et une mule portant un sac. Claude Pages serait allé à leur rencontre et aurait reconnu monsieur Martin et Rochette. Ceux-là semblaient pressés et c’est justement ce qui l’aurait intrigué . Pages a juré avoir vu ce qu’ils transportaient : un cadavre d’homme dissimulé par des feuillages. Pierre Martin s’en serait rendu compte et il lui aurait ordonné de filer son chemin tout en le menaçant de terribles représailles s’il venait à parler de quoique ce soit ! Claude Pages n’aurait pas demandé son reste et il aurait vite filé vers la côte de Mayres. Quelques minutes plus tard, il aurait entendu des bruits de course derrière lui et devinant une traque, il se serait caché dans un buisson… Il aurait vu Pierre Martin et Rochette passer sans être vu. Il aurait eu très peur, croyant sa dernière heure arrivée et il serait resté blotti sous une sapinière jusqu’au lever du jour, puis il aurait eu le courage de reprendre son chemin pour rentrer chez lui. Aux dires d’Astier et de Benoit, la peur de Pages aurait été tellement grande qu’arrivé à Mayres, il se serait couché sans jamais pouvoir se relever. Il aurait attrapé un drôle de mal, comme une forte jaunisse, et il en serait mort un mois plus tard ! Marie en avait fini avec son récit. Elle avait consciencieusement répondu à l’attente de monsieur Auguste. C’est à ce moment que l’aubergiste supposa à haute voix : - Ils ont pris peur et décidé de transporter le corps loin de chez Martin juste après la perquisition du juge de paix qui a été faite à la grande auberge par erreur ! Auguste regarde les autres avec une certaine fierté. Il a la mine du détective qui arrive au bout de l’intrigue. Il conclut donc par une question qui semble supposer une réponse évidente… - C’est bien ce que racontent les gens. Pourquoi diable ce juge de Coucouron est-il allé fouiller dans une auberge de Peyrebeille qui était donnée en gérance à Galland depuis un an plutôt que de s’en tenir à l’ancienne auberge, c’est à dire au domicile des époux Martin ? Marie a saisi au vol cette déduction sous forme d’énigme : - Vous pensez donc qu’ils ont tué monsieur Anjolras ? a-t-elle demandé. Il a été surpris par cette répartie et il lui a répondu le plus simplement du monde : - Honnêtement je ne sais pas… J’émets des hypothèses. Il s’est ravisé puis il l’a questionnée à son tour : - Cela fait beaucoup de témoignages contre eux. Qu’une personne ou deux inventent des sornettes et soient capables d’aller les porter devant un Tribunal je veux bien, mais là, avouez que ca fait du monde ! Je ne crois pas qu’il y ait de fumée sans feu… Marie l’a écouté et encaissé le coup. Elle l’a regardé sans répondre. Ses yeux étaient mouillés. Ils trahissaient à la fois une énorme déception et un profond désarroi. « Décidément tout m’accuse » pensa-t-elle. Elle a baissé la tête, et s’en est allée… sous le regard désabusé de monsieur Auguste, de Madame Rosine, de Marguerite et de Gaspard. Quand elle est arrivée à sa chambre, elle en a claqué la porte. En bas, le silence s’imposait avant que madame Rosine prenne à partie son mari. - Je n’accable personne répète monsieur Auguste qui tente de sortir des griffes toutes proches de son épouse en cherchant un soutien auprès de monsieur Gaspard. L’autre homme de la tablée. - Je n’ai rien dit contre elle. On a bien le droit de parler non ? - Oui ! répond Gaspard apparemment hébété. Madame Rosine profite de cette réponse laconique pour s’adresser à nouveau à son mari, en élevant la voix. - Ho la ! Tu n’as rien dit, tu n’as rien dit ! C’est trop facile. s’indigne t-elle. - Tu n’as fait que rapporter tout ce que disent ce qui ne savent rien. Je ne sais pas quelle mouche t’a piqué aujourd’hui, mais à t’écouter, il s’en faut de peu pour que tu nous dises que les Martin et leurs semblables sont des tueurs, des voleurs, des vauriens qui ne méritent que la potence. Oh je connais ce genre de discours. Je l’ai entendu mille fois à Privas. Tu n’es pas loin de nous apprendre que ce n’est pas surprenant parce que ce sont des pageots et que les pageots ne sont pas fiables sinon capables de tous les méfaits. Cette fois madame Rosine est en colère. Une pagelle est montée sur ses grands chevaux et la conversation tourne au règlement de compte entre ceux d’en bas, les raiols, et ceux d’en haut, les pageots. - Mais qu’est ce que tu nous racontes là. Je n’ai rien dit contre les pageots. On s’en moque des pageots. Ce qui nous intéresse, c’est cette histoire d’auberge rouge. Les époux Martin sont-ils coupables ? Oui ou non ? - Non ! renvoie-t-elle sans la moindre hésitation. - Tu en sais quoi ? reprend-il à la volée. - Je le sais parce que la montagne, c’est mon pays. Je connais les gens. Je sais distinguer qui vaut et qui ne vaut rien, moi ! Et je peux te dire que cette fille est vierge de toute méchanceté. - Mais qui a accusé la petite ? Pas moi. Je n’ai fait que supposer que ses patrons pouvaient être coupables. - Monsieur suppose… nous voilà dans de beaux draps. Mais mon pauvre Auguste tu ne te rends pas compte que cette affaire de Peyrebeille n’est faite que de rumeurs. - Madame affirme. Elle en sait plus que tout le monde. La rumeur a bon dos. Moi je dis qu’il n’y a pas de fumée sans feu. Auguste s’énerve. Il rougit. Il se congestionne. Et comme dans un dernier souffle, il questionne : - Et pourquoi les Martin n’auraient pas tué l’Anjolras ? - Parce qu’il a été tué ailleurs et autrement ! Madame Rosine vient de parler dans l’emportement. Les mots ont fusé. Elle en mesure le sens. Tout le monde se tait. Cette fois, Auguste en a le souffle coupé. Marguerite est tête baissée. Monsieur Gaspard fronce les sourcils. Apparemment les femmes sont de mèche. Les hommes se questionnent du regard. Jean Baptiste Anjolras aurait donc bien été assassiné. Mais pas à Peyrebeille et pas par les époux Martin ? Mais alors par qui et où ? Pourquoi ? Comment ? Les questions fusent dans l’esprit de l’aubergiste et de son client. Madame Rosine et Marguerite semblent en savoir plus long que tous les magistrats de Privas avant le terme du procès. Elles auraient un secret. Lequel ? Gaspard n’en revient pas. Il a envie d’en savoir plus. Peut-il raisonnablement se mêler à la dispute qui oppose ses hôtes ? Il en a fortement envie. Surtout après ce qui vient de se passer sur le chemin du retour… après qu’il ait retrouvé Marie à la sortie du palais de justice. D’abord, ils ne se sont rien dit. Ils ne voulaient pas paraître trop ensemble à la sortie immédiate du Tribunal. De nombreux auditeurs du procès étaient aux aguets, curieux, voyeurs, traqueurs d’informations à sensations, vraisemblablement prompts à inventer des ragots. L’histoire de l’auberge rouge ressemble à s’y tromper à une trompe d’abondance de l’imagination populaire. Elle a versé des centaines de récits aux mille détails, souvent contradictoires dans la conversation des gens du pays. Marie avait confié à Gaspard qu’elle a beaucoup souffert d’histoires et de propos mal intentionnés à son égard. Elle lui avait dit en avoir subi les conséquences dans sa vie privée mais aussi dans son travail. Même sa famille et ses alliés ont été touchés. - J’ai fait le dos rond pour ne pas mourir dès que l’on me froissait a-t-elle confié à son amoureux. Complice, il a respecté cette volonté de s’effacer au sortir du Tribunal privadois en espérant que peu de regards se portent sur elle. Pourtant les mots tournaient dans sa tête, lui brûlant la langue et le cœur. Il freina son impatience. Il allait savoir. Elle était là, enfin là, tout près de lui, marchant d’un pas uni au sien. Il avait envie de lui prendre le bras, comme un mari tient son épouse pour marcher d’un pas élégant, attentif et satisfait. Marie avait envie d’être blottie contre lui, entourée, protégée, aimée. Il a tourné la tête plusieurs fois, pour la voir et marquer son attention. Elle avait un visage tendue mordillant légèrement sa lèvre inférieure. Elle était apparemment absorbée par de noires pensées et regardait fixement devant elle. Que dire ? Gaspard redoutait de l’aborder. Il ne lui connaissait pas cette expression, sombre et dure, elle qui lui était apparue rieuse, prête à s’enthousiasmer, Marie la joie de vivre, Marie jouant, Marie chantant. Chanter ! Mais oui. Il lui fallait chanter. C’est comme cela qu’il pourrait rompre cette glace derrière laquelle elle s’était réfugiée. Chanter, oui mais quoi ? Autant le répertoire de Marie était riche, Gaspard avait eu droit à plusieurs couplets en forme de confidences, autant les connaissances musicales du géomètre étaient limitées. Un air lui vint heureusement à l’esprit. C’était un air à danser, une bourrée. Il se remémora les paroles, puis quand il se sentit prêt, il se racla le fond de la gorge et lui chuchota à quelques centimètres de l’oreille : - Moi je n’ai que cinq sous, Ma mie n’en a que quatre, Comment ferons nous Quand nous nous marierons ? Message reçu. Marie fredonna la fin du troisième vers de concert pour reprendre le quatrième avec entrain : - Nous achèterons une assiette, une cuillère, nous mangerons tous les deux ! Elle a ri. Enfin ! Lui aussi. Une lumière dans ses yeux noirs disait à Gaspard qu’il n’était en rien responsable de son tracas. Il s’en doutait mais cet aveu complice lui a donné du courage. - Si des choses t’ennuies, tu peux m’en faire part lui a t-il dit très doucement - je ne sais pas si je pourrais t’aider, mais je suis là, près de toi, avec toi, alors… Elle le regarda avec tendresse et gratitude. Un homme veillait sur elle. Il se préoccupait d’elle. Un homme qu’elle aimait. Profondément. Cette situation lui rappela le lien très fort qui l’avait unie à son papa. Elle en était convaincue. Gaspard était l’homme de sa vie. Il lui raconta brièvement les différents travaux qu’il avait effectués dans la journée puis il la questionna sur deux ou trois éléments de la sienne. Combien de personnes avaient témoigné ? Comment se comportaient les accusés, les juges, les avocats, et le public ? Elle répondit de quelques mots. Il ne faisait aucun doute que tout son tracas était là. Lui en parler revenait à lui faire de la peine. C’est autre chose qu’elle attendait de son amoureux. De l’attention, de l’entrain, de la joie, un autre univers. Pas celui d’un procès qu’elle supportait mal. Et pourtant, Gaspard était impatient de savoir ? Pourquoi diable les juges pourraient- ils la mettre en péril ? Les mots du policier à propos des confidences du garde forestier résonnaient en lui. Elle devina son souci. Sans le questionner. Comme les femmes devinent les choses. Elle demanda. - Ca ne va pas ! Dis-moi… Il hésita. Il avait visualisé ce moment de retrouvailles dix fois dans la journée, répétant et affinant ses questions, supposant les réponses de Marie. Et puis là, c’était le trou. Il ne savait plus. Pourtant un mot lui vint à l’esprit. Un seul. Et il le prononça sans vraiment le vouloir. - Robert… - Que dis-tu ? Il fut surpris de sa propre audace. Elle le questionnait des yeux. Il vit de l’étonnement en elle. Cette fois, l’interrogation pesait. Il avait commencé à parler, il lui fallait aller au bout. - Oui Marie. Ne me demande pas comment je sais telle ou telle chose sur cette affaire de Peyrebeille, mais il semblerait… A cet instant, il sentit sa gorge se nouer. Les mots venaient avec peine. Il se reprit et jeta sa question… - Il semblerait qu’un garde forestier, un certain Robert, ait porté témoignage et ce témoignage pourrait avoir des conséquences graves ! Il était étonné. Il avait fini sa phrase sur un ton sec ! Ce qui accentua le trouble de Marie. Elle lui fit part de son émotion par un long silence. Il se rendit compte que le regard qu’elle portait sur lui avait changé. Elle détaillait chaque partie de son visage. Elle semblait dire : « Qui es–tu ? Que me-veux-tu ? Toi aussi…» Gaspard comprit cela. Il fallait la rassurer. Elle en avait grand besoin. Lui aussi. Il tenta de le faire en lui répétant son amour pour elle, son envie de partager ses jours à ses côtés, fonder un foyer, mais auparavant, il fallait qu’elle sorte de ce mauvais pas et soit libre de toute cette affaire à la fin du procès. - De quelles conséquences graves parles-tu ? La question était directe. Elle avait parlé d’une voix sereine. Sans hésitation. Gaspard en fut troublé et content tout à la fois. Mais quoi répondre ? Qu’elle pouvait être inculpée. Il ne voulait pas l’effrayer. Il préféra cerner la situation… - Ce Robert ! Tu le connais ? Comment est-il ? - C’est une crapule. Gaspard fut une nouvelle fois surpris. Non pas par le mot, il se pouvait très bien que le Robert soit ce que Marie en disait, et cela pour un tas de raisons. Ce qui l’avait impressionné, c’était le timbre de la voix de Marie, le son qui portait cette appréciation. Il avait entendu une voix froide, détachée, une voix de métal qui semblait venir d’un ailleurs, en tout cas pas du petit monde singulier qu’il partageait avec Marie. Il avait de la peine à croire que la réponse entendue fut prononcée par elle. Plusieurs secondes passèrent avant qu’il n’ose demander.... - C'est-à-dire ? - Que veux tu savoir ? - Tu connais ce Robert ? - Bien sûr. C’est un garde forestier, un sal type qui fait du mal à tout le monde parce qu’il a du pouvoir. Quand les pauvres, parce qu’il y a beaucoup de gens pauvres là-haut, vont ramasser un peu de bois pour ne pas mourir de froid, il les suit, puis les attend ; quand ils ont fait leur fagot, et il les emmène au poste de gendarmerie. Il est même arrivé qu’il profite de la situation quand il s’agissait d’une jeune fille… Ce type est un salaud ! La réponse a embarrassé Gaspard. Ce rapide portrait du personnage en question lui a déplu, mais ce n’était pas ce qu’il désirait entendre. - Quel est son rapport avec l’auberge de Peyrebeille ? questionna-il avec une voix insistante. Marie sembla hésiter. Puis elle consentit à lui répondre… Robert était un habitué des tavernes et il était client à l’auberge des Martin. Elle l’y avait vu plusieurs fois. En fait, il tournait autour des jupons de Marguerite Martin, la seconde fille, qui se serait laissée approcher avant de le repousser sans égards. Robert lui en aurait gardé une forte rancune. - Ce type se prend pour le seigneur du plateau ardéchois. Toutes les femmes doivent être à ses pieds. J’ai également eu droit à des avances et comme je l’ai envoyé paître, il m’a menacée. - De quoi ? a vivement demandé Gaspard. - De me dénoncer aux gendarmes pour avoir volé du bois - C’est tout ? Elle l’a regardé. Intriguée. Il a senti que Marie était disposée à répondre. Il a poursuivi. - Quel lien y a-t-il entre ce Robert et les Martin ? On m’a dit qu’il pouvait infléchir sur le procès. Que sais-tu à ce propos ? - Mais tu es un vrai policier ! a-t-elle répondu - Tu veux tout savoir - C’est bien çà. Dis-moi tout Marie, je t’en prie, c’est très important.

Le voilà. Il fait face aux juges. La main gauche appuyée sur la barre, il lève la droite qui se trouve presque tendue en direction des accusés. Pierre Martin ne peut cacher sa colère. Marie Breysse a froncé les sourcils et le regarde d’un air mauvais. Rochette semble absent. André Martin baisse la tête. Leurs avocats attendent sans humeur. Le public est impatient. Il l’était déjà avant que l’on ouvre les portes du Palais de Justice, à huit heures précises. Certaines personnes piétinaient depuis les premières lueurs du jour. Les derniers arrivés ont pu pénétrer dans le Tribunal mais pas dans la salle des audiences. Ils assisteront aux débats depuis le couloir. On a laissé les portes ouvertes. Non pas pour donner à voir ou à entendre aux nombreux curieux, mais parce qu’il fait très chaud dans cette grande salle mal aérée. Quelques fenêtres qui se trouvent près des hauts plafonds ne permettent pas aux occupants du lieu de profiter des courants d’air. Marie est assise à gauche, avec d’autres témoins. Hier soir, elle a séché ses larmes quand Gaspard est venue la rejoindre dans sa chambre. Ce matin, il l’a accompagnée jusque devant les premières marches. Avant de la quitter, il lui a souri en disant : « Courage ! Je t’aime ». Ces mots sont au fond de son cœur. Ils lui donnent espoir… On arrive au bout des audiences. Ce soir, ou alors demain, on pourrait en finir. Tout dépendra de la longueur des témoignages, des interventions du procureur et de celles des avocats. A moins que l’on doive revenir la semaine prochaine. A la fin des débats, les jurés se retireront et en compagnie des juges, ils décideront du sort des accusés. Douze hommes encadrés par quatre magistrats décideront de la vie ou de la mort de quatre personnes. Ils ont été choisis pour cela. On pourrait même dire qu’ils ont été sélectionnés. Ce sont des notables, des propriétaires, des rentiers, des notaires, des élus ou des marchands. Ils ont tous du bien. Connaissent-ils le peuple ? Le côtoient-ils ? Marie s’est posée la question dès le début du procès. Ces gens là ne lui semblent pas faire partie du même monde que le sien. Son monde à elle est celui de paysans, des ouvriers agricoles, des employés, des petites mains, des gens qui n’ont souvent que leurs bras pour travailler, et une lourde peine à la fin des journées. Ce sont des gens simples qui, la plupart du temps, ne savent ni lire ni écrire. Elle se sent proche d’eux parce que c’est son milieu d’origine mais elle ne fait aucun complexe à côtoyer les personnes plus aisées, à ceci près, qu’elle les trouve souvent frileuses, méfiantes, peureuses de perdre le peu de biens qu’elles ont, et pour s’en protéger, elles se coupent volontiers des petites gens. Marie sait que les plus grandes des richesses sont celles qui vous procurent de l’amour et vous permettent de vivre en harmonie. Sa foi religieuse contribue à ce point de vue. Elle a peur de la faim mais pas du dénuement. Elle redoute le froid mais pas la pauvreté. Ce qui la gêne le plus dans un partage inégal des biens de ce monde, c’est que les gens riches ont le pouvoir et il leur arrive d’en abuser. C’est le cas de Robert. Il n’est pas vraiment riche mais il s’est mis au service de ce clan privilégié. C’est un homme qu’elle déteste malgré toute la compassion dont elle fait habituellement preuve. Mais celui-là, lui a fait particulièrement mal… En fait, c’était un soir d’été, alors qu’elle allait seule de Lanarce à Saint Cirgues en Montagne, un soir heureux, avec une nuit qui s’annonçait mille fois étoilée. Elle marchait insouciante quand il est arrivé à sa hauteur. Il sortait d’une échoppe de Lanarce et paraissait aviné. Il l’a d’abord saluée puis il lui a proposé de faire un bout de chemin en sa compagnie, prétextant de la protéger de quelque maraudeur tout en lui offrant sa conversation. Elle n’y tenait pas à cause du peu de sympathie qu’elle avait pour lui mais il a insisté. Que pouvait-elle faire ? elle le savait orgueilleux. Elle s’est inclinée. Il lui a parlé de lui. De ses chasses, de ses pêches, de son argent, de ses relations. Il se vantait. Elle se taisait, marchant d’un bon pas. Tout d’un coup, elle a senti une main la saisir vigoureusement. Elle a fait volte-face. Il l’a prise entre ses bras puis l’a violemment poussée à terre, à l’orbe d’un bois de sapins. Il la tenait fermement plaquée au sol. Elle s’est débattue. Elle a eu peur. Elle a crié. Fort très fort. Heureusement, une personne a répondu. Un paysan passait tout près de là avec son troupeau de vaches. Robert l’a entendu, et sans demander son reste, il s’est enfui… Elle a d’abord attendu puis elle s’est relevée. Sa robe était toute déchirée. Quand le brave paysan est arrivé à sa hauteur, elle a eu honte et s’est répandue en pleurs. Elle s’est sentie agressée, le corps meurtri et le cœur aussi. Elle ressentit une forte douleur à la tête. Elle a réalisé ce qui aurait pu se passer avant de regagner sa maison, courant sur les chemins, trébuchant et tombant à plusieurs reprises. Elle était comme une bête traquée. Seule. Battue. Blessée. Traquée. Elle s’est réfugiée dans sa petite chambre. Sa tanière. Elle a pleuré, longtemps, avant de trouver la force de se lever. Elle a revu son agresseur peu de temps après. Il est passé à côté d’elle négligemment. Elle a senti la peur l’envahir, puis la colère et un sentiment de dépression. Elle s’en voulait de ne pas avoir pu lui tenir tête. Elle n’a rien osé dire. Ni à ses proches amis, ni à sa famille. Ce qui la troublait. Elle voulait se venger mais elle ne savait pas comment. Un jour viendrait… Marie a pourtant eu le courage de confesser cette forte rancoeur à la mère supérieure du couvent où elle résida après son audition par le juge d’instruction de Largentière. Celle-ci l’écouta avec une attention et une tendresse qui la bouleversèrent. La religieuse ne voulut pas lui donner de conseil autre que celui de la prière, de la confiance et du pardon. Marie eut l’impression d’un soulagement. Mais ce ne fut que momentané. Elle ne pouvait se résoudre à la compassion. Elle éprouvait la nécessité de lui faire payer, malgré les conseils de la religieuse. Mais elle ne se sentait pas de force à affronter le garde forestier, malgré une immense rancune qui lui brûlait l’âme et le coeur. Elle décida donc de se libérer de ce démon en parlant de lui. Tout simplement. Pour dire sa méfiance vis-à-vis de ce Robert, sans plus, ni moins. Et c’est justement en évoquant le nom du garde forestier, alors que l’affaire de l’auberge rouge occupait toutes les conversations sur le plateau ardéchois, que l’incroyable se produisit au moment des fêtes de Pâques de l’année mille huit cent trente trois. Marie reçut la visite d’une pauvre fille engagée pour servir dans un cabaret de Lanarce. Elle s’appelait Lucienne. Lulu pour ces messieurs. Elle était principalement venue à Saint Cirgues pour visiter ses parents mais la jeune femme devait profiter de son court séjour au village pour régler d’autres affaires, au nombre desquelles une livraison de linge à rapiécer confié à Marie par son patron. Lucienne se présenta donc au domicile de la ravaudeuse. Celle-ci la fit entrer. Elle remarqua de suite que Lucienne était dans un état d’excitation dont elle comprit l’origine quand celle-ci, après s’être confortablement assise, déversa un flot de paroles sans suite. Elle sentait l’alcool, un alcool fort dont elle était une consommatrice patentée. Marie le savait. On lui avait dit qu’elle ne rechignait pas à boire à même le goulot d’une bouteille d’eau de vie. Lucienne était bavarde et vraisemblablement en mal de complicité féminine. Elle parla, beaucoup et plus que de raison. La pauvre femme était dans un état de délire et de paranoïa. Elle redoutait tout. Et en fit part à Marie qui tenta de la rassurer. Cette écoute attentive incita Lulu à parler, beaucoup. Elle raconta les choses du moment et ne put faire autrement que d’aborder le sujet de l’auberge rouge. Elle avait des choses à dire, des révélations à faire… Marie écoutait. Que pouvait-elle faire d’autre face à un torrent d’aveux et de confessions les plus intimes ? D’autant qu’après avoir eu connaissance du témoignage qui la disait présente chez Martin au soir du douze octobre mille huit cent trente et un, elle se sentait concernée par l’affaire de Peyrebeille. Marie fut plus attentive et, très habilement, sous couvert d’amitié et de complicité, elle saisit l’occasion et elle incita Lulu à dire tout ce qu’elle savait à ce sujet. Lucienne lui apprit qu’elle tenait pour secret, des choses sures, sorties de la bouche même de Teyssot, le garde champêtre, également client assidu du cabaret où elle travaillait. Etait-il plus saoul que d’habitude ? Lulu n’aborda pas la question. Un soir, après que Teyssot lui ait fait l’amour, autant qu’il avait pu, il avait été saisi d’une curieuse crise de convulsions alors qu’ils étaient seuls, dans une chambre du premier étage. Teyssot était très angoissé et avait peur de mourir. Il avait besoin de se confesser. Il lui fallait se confier à tout prix. Dans l’urgence, Lulu fit office de curé. Il lui a parlé en lui demandant de garder le secret. Sous peine de mort. Pour lui s’il survivait à sa crise, et pour elle de toutes les façons. Teyssot n’avait plus tous ses esprits et avait du oublier que Lulu était coutumière de certains états seconds où la conscience est très largement dépassée? Il lui raconta une dispute au détour d’un chemin, entre Saint Cirgues en Montagne et Peyrebeille. Elle avait opposé Robert à Jean Antoine Anjolras. Celui-ci revenait de faire foire à Saint Cirgues. Il avait bu comme on boit ces jours là. Il avait perdu une génisse et courrait après… Bref, il était énervé. Teyssot accompagnait le garde forestier qui, toute l’après-midi, avait été une fois de plus, son larron dans une partie de cartes gagnée, sans gloire, mais avec beaucoup de triche. Ils se sont rencontrés par hasard et à peine s’étaient-ils salués, qu’Anjolras invectiva le garde forestier… Robert devait de l’argent à Anjolras. Une belle somme ! Le paysan de Saint Paul de Tartasse impatient de retrouver son du, ne manqua pas de lui le rappeler, en présence de Teyssot ! Robert prit la mouche. Le ton monta et alcool aidant les deux hommes en vinrent aux mains. Ils étaient forts et ne se ménagèrent pas. Les coups pleuvaient. Anjolras voulut prendre l’ascendant en se saisissant d’une grosse branche. Il en asséna quelques bons coups au garde forestier qui, fou de rage, réussit à s’emparer de l’arme de son adversaire, plus âgé et moins agile. Il le frappa, encore, et encore, sur la tête et sur tout le corps.… De plus en plus fort. L’autre criait puis tomba et se mit à gémir. Il demandait grâce. Robert n’entendait rien et continua à cogner autant qu’il le pouvait. Il s’arrêta enfin, pour s’étaler sur le corps de son adversaire, reprenant peu à peu sa respiration et ses esprits. Teyssot avait assisté au combat sans jamais intervenir. C’était la règle ! Robert se releva après deux ou trois minutes. Il regarda Anjolras. Il ne bougeait pas. Il y regarda de plus près. Il ne respirait plus. Il l’avait tué. Teyssot confessa à Lulu que les deux hommes eurent tôt fait de tirer le corps dans un fourré où ils le couvrirent d’un épais linceul de feuillages. Puis ils avisèrent. La nuit allait arriver. Ils l’attendirent sans broncher puis ils décidèrent de fuir chacun de leur côté, pour se procurer un alibi, au cas où… Quelques jours passèrent. Teyssot apprit la nouvelle : un paysan de Saint-Paul de Tartasse avait disparu, on était à sa recherche. Puis une seconde nouvelle vint à ses oreilles : on soupçonnait ceux de Peyrebeille, les Martin, ces aubergistes aisés dont on avait déjà supposé, il y a longtemps de cela, qu’ils avaient assassiné et détroussé un très riche marchand juif. Ce qui avait fait leur fortune… Teyssot ne fut pas dupe. C’est Robert qui avait donné naissance à cette rumeur. Quand il le revit, l’autre fit comme si rien ne s’était jamais passé. Teyssot comprit. Il valait mieux se taire. Ce qu’il a fait. Sans remords. Mais avec la crainte de son compère… Marie n’en croyait pas ses oreilles. Elle laissa Lucienne vider son sac, ce qui prit un long temps, puis elle la réconforta, lui promettant d’être aussi muette qu’une tombe… sur tout ! Elle avisa quand elle se retrouva seule. Que pouvait-elle faire ? Alerter la justice ? Elle en eut envie mais à l’idée de se retrouver face aux juges, confrontée à la parole de Robert, celle de Teyssot et certainement d’autres, elle préféra attendre. Et puis que vaudrait le témoignage d’une petite ravaudeuse déjà impliquée par ce curieux témoin qui déclarait l’avoir vue à Peyrebeille, un soir où elle était à Saint Cirgues ? Ces aveux la réconfortaient et la gênaient. Les aubergistes seraient donc innocents. Si elle témoignait, si elle livrait son secret, la justice pourrait leur reconnaître cette qualité. Si justice il y avait… N’était ce pas cette justice qui sur des ragots, sans aucune preuve, avait arrêté puis emprisonné quatre personnes ? N’était ce pas cette justice qui par la voix du juge instructeur avait menacé Marie de l’inculper pour complicité ? Marie sentait les deux poids et les deux mesures. Elle savait ce monde injuste mais là, elle touchait le fond ! Elle ne pouvait pourtant pas laisser les hommes se tromper à ce point et condamner des innocents, laissant de vrais coupables aller et venir en toute impunité. Sa vie n’était pas facile, surtout depuis ses auditions au Tribunal de Largentière. Il lui fallait prendre conseil. Elle fit son baluchon, et reprit le chemin du couvent albenassien placée sous l’autorité de sa chère cousine. Elle y trouverait la paix, une écoute, et des paroles avisées. Elle resta une dizaine de jours auprès de sœurs religieuses. Louise fut très heureuse de retrouver sa chère cousine. Elle lui proposa d’abord de se reposer après un long trajet et bien des tracas. Marie resta dans sa cellule puis elle se fondit dans la vie tranquille du couvent. Elle finit par avoir un long entretien avec la mère supérieure. Celle-ci l’écouta. Lucienne, Teyssot, Robert, tout fut raconté. Louise fit silence. Quand Marie eut fini, elle vit sa cousine la tête entre les mains : priait-elle ? - Je cherche l’inspiration, confia Louise quand elle releva la tête sans ouvrir immédiatement les yeux… - Ce que tu m’as dit est très grave. Mais il y a une chose plus grave encore Marie, et cette chose tu la portes dans ton cœur. Marie ne pu s’empêcher de marquer son étonnement en inclinant la tête et se reculant légèrement. Louise poursuivit : - Tu es persuadée que les époux Martin, leur neveu et Rochette ont été accusés et sont jugés aux dires de simples rumeurs ? - Oui répondit la jeune femme. - Et que fais-tu en portant pour vérité ce qu’une jeune femme, dépravée et noyée dans l’alcool vient te raconter, à toi, plutôt que d’aller voir les gendarmes ? Il y eut un temps de réflexion. Comment répondre à cette question ? Marie était tellement persuadée de la véracité de l’histoire narrée par Lulu, qu’elle n’avait pas eu le temps ni le bénéfice du doute. - Vous pensez que cette femme m’a menti fit-elle ingénument ? - Je ne pense rien du tout. Je constate simplement que tu agis de la même façon qu’une justice que tu condamnes . Deux mois plus tard. Il est là, au tribunal de Privas. Non pas comme inculpé, les Martin et Rochette occupent cette place. Il fait face aux juges qui vont l’entendre comme témoin à charge. La mère supérieur voyait et disait juste. Quelle preuve avait donné Lulu ? Marie remercia sa cousine et se retira pour aller prier et méditer. Le lendemain, elle questionnait à nouveau sa cousine : - Que penseriez-vous si j’allais voir Lulu pour lui demander de me confirmer ses propos et si je l’incitais à aller trouver la justice ? - Je penserais que tu empruntes une voie plus sage. C’était la solution. Marie ne tarda pas. Le lendemain matin, elle prenait la route de Saint Cirgues en Montagne, avec en perspective, un entretien avec Lulu. Ce qui fut fait des son arrivée sur le plateau ardéchois. Elle alla au cabaret où travaillait Lulu. Quand elle eut poussé la porte d’entrée, elle ne vit qu’une personne dans une grande pièce sombre : Lulu était en train de laver le parterre. Elle vit Marie et vint l’accueillir. - Je voudrais te parler annonça promptement Marie. L’autre afficha sa surprise. - Me parler de quoi ? - Viens dehors. Nous serons mieux. Elle sortirent et firent quelques pas dans la rue principale de Lanarce avant que Marie ne se décide et demande : - Tu te souviens être venue chez moi il y a deux semaines ? - Oui fit naïvement la serveuse . - Tu te rappelles ce que tu m’as raconté ? Lulu donna d’abord une moue pour réponse . Marie proposa une entrée en matière : - Tu m’as parlé de Robert, et Teyssot, de la bagarre de Robert avec Anjolras… - Quoi ? Lulu semblait tomber de la lune. - Oui. Tu m’as dit que Robert s’était battu avec Anjolras, juste avant sa disparition. Marie attendait la suite. Elle ne vint pas. Lulu la regardait avec un regard curieux, attendant vraisemblablement de plus amples explications… - Voyons, insista Marie, tu sais bien ce que je veux dire. - Absolument pas répliqua l’employée de cabaret. Lulu était-elle une parfaite menteuse ? Auquel cas son imagination pourrait faire des ravages. Ou bien, avait-elle dit vrai à propos du meurtre d’Anjolras ? Dans cette hypothèse, avait-elle peur de représailles ? Marie n’eut pas de réponse. Elle fixa Lulu droit dans les yeux. La serveuse ne montra aucune émotion. Marie comprit qu’il n’y aurait rien de plus à savoir de cette fille. Elle la salua puis lui tourna les talons, avec une conviction bâtie à partir de sa seule intuition : Lulu avait dit la vérité sous l’emprise de l’alcool. Elle s’était simplement ravisée. Robert était bien le coupable. Le voilà le coupable. Il fait face aux juges. Il est entendu comme témoin après avoir savamment manœuvré. Anjolras mort, il a semé le doute, certainement auprès des neveux de la victime. Peut-être est il allé les voir pour rembourser la dette qu’il avait auprès de leur oncle ? Il se serait présenté comme un homme d’honneur et de parole, et sa parole, il l’aurait utilisée pour détourner les soupçons, engageant plusieurs raisonnements, à commencer par celui du trajet du vieil homme au soir du douze octobre mille huit cent trente et un… Le voilà à la barre du Tribunal de Privas. Il est grand. Fort. Il en impose. Marie sent un tremblement l’envahir. Elle se rappelle ce que Gaspard lui a confié. Robert aurait des révélations importantes à faire, des révélations susceptibles de prouver la culpabilité des époux Martin et de Rochette ? Est-ce lui le fameux témoin qui a assuré qu’elle a passé la soirée du douze octobre chez les Martin à Peyrebeille ? Pourquoi elle ? Parce qu’elle a rapporté les confidences de Marie Breysse ? L’assassin croit-il que son nom a été prononcé par l’aubergiste à Marie ? Le garde forestier aurait voulu impliquer tous ceux qui ont un rapport étroit avec la vérité… Pense-t-il que Marie, forte des révélations de Marie Breysse, aurait pu l’accuser ?… Il vaut mieux faire le chasseur que le lapin. Robert semblait appliquer cet adage à merveille. Plus Marie réfléchit, plus les choses deviennent confuses. Tout est flou dans son esprit. Elle ne comprend pas. C’est ce qu’elle a dit à Gaspard qui s’est trouvé gêné. - Etes-vous sûr que c’était bien monsieur Jean Antoine Anjolras ? demande monsieur Fornier de Clausonne. - Tout à fait monsieur le juge ! Et je peux ajouter que nous avons devisé quelques instants. - Que vous a-t-il dit ? - Nous avons parlé de choses et d’autres, des choses du jour, sans vraiment d’importance… il était surtout embarrassé à cause d’une génisse un peu trop capricieuse… Alors il ne s’est pas attardé ! - Vous a–t-il donné des détails sur sa destination ? - Non monsieur le juge, ou alors je ne m’en souviens pas. Marie n’en revient pas. Elle était persuadée qu’il allait accabler les accusés en prétendant qu’Anjolras s’était dirigé vers Peyrebeille. - Avez-vous quelque chose à ajouter ? - Oui monsieur le juge. - Allez-y. Faites… - Si je peux me permettre. Je suis un agent de l’état en charge de la surveillance des forêts domaniales. Je connais les gens du plateau ardéchois. Je tiens monsieur André Martin pour un de mes amis. C’est un parfait honnête homme. Je ne crois pas qu’il soit impliqué en quoi que ce soit dans ce que l’on reproche aux accusés. - C’est tout ? - Oui monsieur le juge. - Je vous remercie…. Témoin suivant ! Le Garde forestier regagne sa place. Tranquillement. Marie l’observe. Il se tient très droit affichant son imposante stature. Il n’offre son regard à personne, sinon aux juges qu’il observe, apparemment très attentif à leurs gestes et à leurs mots. Marie est troublée. Pourquoi Robert a-t-il pris la défense d’André Martin ? On ne lui avait rien demandé. Sa conviction vascille. Et si elle s’était laissée emporter par les paroles d’une ivrogne, donnant matière au désir de revanche qu’elle entretenait vis- à-vis de celui qui l’avait agressée ? Marie doute. Après tant de certitudes. Elle se remémore les paroles de la cousine Louise : « Cette chose, tu la portes dans ton cœur ». La religieuse l’avait éclairée en l’incitant à ne pas mélanger les émotions et les événements et à ne pas mêler aveuglément ce qui est ressenti et ce qui est de l’ordre des faits véritables et avérés. Son à priori contre Robert l’aurait donc guidée sur une fausse piste ?… et à l’identique de celle et de ceux qui ont accablé les accusés de l’auberge de Peyrebeille, Marie n’aurait fait que prêter à cet homme des actes issus de l’invention débordante d’une femme qui avait peut être, elle aussi, des comptes à régler avec lui... Les événements de la vie et de notre monde sont ils des exutoires pour réaliser nos désirs les plus enfouis et les plus bas ? Où est le sens de notre être ? Où trouve-t-il sa place au milieu de tous les autres vivants ? Elle pense en se mordillant les lèvres en signe de regrets. Elle pensa aussi à Gaspard. Décidemment cette longue traversée du désert, cette suite de remises en question imputable au procès de l’auberge rouge, hasard aidant, l’ont initiée à un autre parcours. Pour peu qu’elle sorte indemne de ce qui reste pour elle une sale histoire, l’avenir lui paraît radieux. La petite ravaudeuse de Saint Cirgues en Montagnes pose toutefois une condition à cette métamorphose en jetant un regard affectueux du côté du box des accusés : « pourvu qu’ils soient acquittés. Ils sont innocents, je le crois profondément ». Un nouveau témoin s’avance. Il s’agit d’un habitant de Lanarce. Il comprend le français mais il ne le parle pas, à l’identique de nombreux témoins. Il s’exprime en patois, non pas le patois des raoils, mais celui des pageots, un parler plus en rapport avec l’Auvergne. Les juges sont relativement habitués à ce langage, et peu ou proue, comprennent, ce qui leur permet de l’interpréter. L’homme de Lanarce est roux et ses petits yeux obligent Marie à penser à un écureuil. Elle l’avait déjà remarqué. Ce « pays » lui a toujours été sympathique. Il jure de dire la vérité. Toute la vérité. Elle le croira. L’homme se souvient de cette foire du douze octobre à Saint Cirgues. Il y était. Il en est revenu en compagnie d’André Martin, et a passé une grande partie de la soirée à jouer aux cartes en compagnie d’André Martin. Emoi dans la salle. Maître d’Audigier, l’avocat d’André Martin, affiche un sourire qui n’échappe à personne, offrant à son visage un aspect joyeux qui contraste singulièrement avec la mine désabusée d’André martin. Le témoin suivant demeure lui aussi à Lanarce. Il a lui aussi passé cette soirée du douze octobre en sa compagnie. Cette fois André Martin a les yeux qui pétillent. Il semble avoir compris l’importance de ces interventions. On sent la foule frémir. On voit certains des jurés prendre des notes. Les choses sont elles en train de tourner ? Le procès de l’auberge rouge est–il en train de faire faillite ?

- Il a témoigné de leur honnêteté. Le rendez-vous devient rituel et, plutôt que de s’attarder dans un des nombreux cafés de la ville préfecture comme il le fait de temps à autres depuis le milieu de la semaine, Auguste rentre avant dix heures du soir. Il a pris la mesure des longues journées d’audience et il connaît le temps nécessaire pour que Marie ait fini de se restaurer. Son arrivée est donc presque minutée. Il sort de la cuisine où madame Rosine s’affaire encore, sa bouteille de vin de noix à la main, il sourit. Il donne une inhabituelle impression de fierté. Peut-être parce que, pour une fois, c’est lui qui apporte les informations à propos de la chronique judiciaire du moment. - C’est assez incroyable. Non ? Ses yeux malins interrogent Marie. Elle finit à peine la grosse part de clafoutis aux cerises que Marguerite lui avait servi. Elle répond d’un vif éclat qui scintille dans ses yeux. Elle est heureuse. Auguste le voit. Il pose les petits verres sur la grande table près de la cheminée et lance une œillade à monsieur Gaspard. Celui-ci a compris l’invitation. C’est l’heure du digestif. Il se lève et rejoint le restaurateur et Marie. Cinq verres sont sur la table. Madame Rosine et Marguerite doivent avoir la narine fine. A peine le bouchon est-il ouvert laissant se répandre les effluves sucrées du vin cuit qu’elles viennent au petit trop prendre place en si bonne compagnie. Monsieur Auguste commente : - Un notaire. Ce n’est pas rien. - Comment savez-vous déjà ? questionne Marie. - Mon petit doigt, plaisante-t-il. Mon petit doigt… Marie se doute que ce petit doigt là est allé trinquer dans un des cafés qui jouxtent le tribunal où, pour le moins, l’une des personnes membres de l’auditoire, est allée se rafraîchir au terme d’une journée qui fut encore très chaude. Aujourd’hui, plusieurs témoins ont apporté des contributions diverses à la défense des accusés… des paysans ou de commerçants, des gens d’en haut pour l’essentiel, qui ont entre autres qualités, salué la rigueur morale des époux Martin, de leur neveu ou de Rochette. Un agriculteur de Lanarce est venu dire quelle épine Pierre Martin lui a sorti du pied en lui prêtant cinq cents Francs à peu d’intérêts, au sortir d’une récolte qui a été catastrophique. Une voisine de Peyrebeille, une femme de grande vertu à ce qu’on raconte sur le plateau ardéchois, a témoigné de la forte attache religieuse dont les époux Martin font preuve. Maître Dousson, l’avocat de Pierre Martin, a profité de l’aubaine pour relever plusieurs faits avérés. Les époux Martin sont réputés ne jamais manquer un office du dimanche et leurs enfants agissent de la même façon. D’ailleurs, n’ont-ils pas envoyé leurs filles au pensionnat des sœurs religieuses de Thueyts ? Et Pierre Martin n’a-t-il pas fait ériger une croix de pierre dans le sein même de la prison de Privas ? Marie savait tout cela. Elle confirme avec conviction. Mais la plus remarquable des interventions fut celle d’un clerc de notaire du Puy en Velay qui voyage souvent dans cette région et s’arrête fréquemment pour manger et dormir à l’auberge de Peyrebeille. Lorsque les Martin exploitaient l’auberge, à chacun de ses séjours, avant d’aller se coucher, il confiait son argent à Pierre Martin ou à Marie Breysse, qui le déposaient dans un coffre et lui le rendaient le lendemain matin. Il y eut de fortes sommes et jamais cet habitué de l’auberge n’eut à se plaindre de quelque malveillance. - Un notaire. Ce n’est pas rien, s’exclame monsieur Auguste. Vous devez être contente de cette contribution… Marie qui savoure doucement le liquide couleur ambre aux fines senteurs de noix, aquiesce. Marie est d’autant plus heureuse que, cette fois encore ! Gaspard est venu l’attendre à la sortie du palais de justice. Cette confiance et cette audace de la part d’un homme au service de l’état, lui ont donné chaud au cœur et l’ont confortée dans les sentiments qu’elle éprouve pour lui. Sur le chemin de l’auberge de l’Ouvèze, ils ont parlé de leurs journées respectives. Elle l’a rapidement mise au courant du surprenant témoignage de Robert, plaidant la cause d’André Martin. Ce qui l’a étonné ! mais il n’a pas voulu discuter sur le sujet, préférant éluder le sujet quitte à demander des explications à Cyprien Coste, son informateur de la veille. Par contre, il a convenu du bien fondé de sa satisfaction à l’écoute d’un tel déroulement des débats, d’abord avec des mots, puis en lui prenant le bras… sans prévenir et sans lui en avoir préalablement demandé la permission. Cette audace l’a surprise mais ne l’a pas choquée. Elle n’a pas refusé, loin de là. Gaspard l’a sentie frémir. Ce fut communicatif. C’est dans cette complicité qui s’affiche, bras dessus, bras-dessous, à l’identique de nombreux bourgeois privadois en promenade à cette heure là, qu’ils ont regagné le nid où ils se sont rencontrés, découverts, aimés. Madame Rosine les a vus arriver. Elle était sur le pas de sa porte. Elle a fait mine de ne pas les apercevoir et s’est dépêchée de rentrer… - On aurait également parlé de bandes de brigands ? avance prudemment le maître des lieux. Marie était en train de déguster son vin de noix quand monsieur auguste a fait la remarque. Elle l’a entendu. Elle pose son verre pour répondre calmement… - C’est vrai. Un notable de Lanarce, un conseiller municipal, a dit avoir été détroussé au printemps de l’année 1930. Il se rendait de nuit à Pradelles lorsqu’il fut intercepté par quatre hommes. Ils étaient à visage découvert. Il ne les avait jamais vu auparavant. Selon lui, ils devaient venir de Lozère pour rançonner les braves gens au-delà de leur base. C’était la bourse ou la vie ! Il n’a pas discuté. Les quatre hommes lui ont laissé la vie sauve et se sont enfuis. - Vous êtes quand même bien exposés dans votre montagne, constate Auguste. - On ne peut pas le nier, reprend elle. Ca ne veut pas dire que tous ceux qui se cachés là-haut ou qui s’y cachent toujours pour une raison ou pour une autre, sont des bandits. Loin de là. Mais convenez avec moi monsieur Auguste, qu’il y a des crapules partout. Et puis vous savez, quand on a trop faim et trop froid, quand on se sent mourir, délaissés de tous, on peut avoir des excuses à rançonner les collecteurs de l’impôt, les transporteurs de fonds de l’état, ou les riches passagers qui vont en nombre sur la voie royale. Je ne dis pas que je soutiens ces actions malveillantes, mais je pense qu’il faut savoir comprendre. Ainsi on peut mieux pardonner. N’êtes- vous pas de cet avis ? Gaspard est aux anges Il n’aurait jamais mieux exprimé son point de vue parfaitement identique à celui-ci. Marie est intelligente. Elle est vive. Elle est généreuse. Et elle est belle et rebelle. Il comprend autant qu’on puisse le comprendre, pourquoi il est très amoureux de cette femme là. Monsieur Auguste ne partage pas cet avis. Il est moins compréhensif. A-t-il déjà été victime de malfrats au cours de l’un de ses voyages en diligence ? Il ne le dit pas et personne ne lui en fait la demande. Il offre néanmoins un beau sourire, tout particulièrement à la jeune femme, tout en versant une deuxième tournée générale de ce bon vin de noix. Il commente encore… - On aurait également parlé de brigands qui auraient rançonné à la fin de l’année 32 ? - Bien sûr, approuve Marie. Cette fois, ce sont deux hommes cagoulées qui auraient pris sa bourse contenant deux cents Francs à un paysan de La Souche avant de le rosser. Encore au retour d’une foire. Il y avait là tout le prix d’un troupeau de brebis. Maître Croze, le défenseur de Marie Breysse, l’a longuement questionné. Pour ce paysan, il est hors de question que ses agresseurs aient un quelconque rapport avec Pierre Martin, Jean Rochette ou l’auberge de Peyrebeille. - Je pensais que demain serait le dernier sinon l’avant dernier jour de débat, mais je m’étais trompée relève Marie. - Il y a autour de moi plusieurs personnes qui n’ont pas été appelées à la barre. Je crois que mon séjour va se prolonger au-delà de ce que nous pensions. Je vais devoir rester jusqu’à lundi ou mardi. Si vous le voulez, samedi et dimanche je m’occuperai de votre linge… - Nous verrons cela demain soir ou samedi matin. Mais sachez que vous êtes ici un peu comme chez vous. propose madame Rosine qui se tourne vers Gaspard - Et vous monsieur Gaspard. Rentrerez-vous à Aubenas pour ces deux jours ? - que demain sera le dernier sinon l’avant dernier jour, et au terme de cette longue histoire, ils seront acquittés. Le géomètre est pris au dépourvu et bafouille… - Non non non ! Je reste ! J’ai du travail à finir… Marie est surprise par cette réponse et se réjouit de l’embarras de son amoureux. « Du travail à finir ? Pfuuu ! »… Il reste pour elle. C’est sûr. Les regards se confondent dans ces sous entendus. Monsieur auguste libère les tourtereaux de cette attention générale en questionnant à nouveau Marie : - A votre avis ! Les aubergistes de Peyrebeille peuvent-ils être acquittés ? L’audace surprend la petite ravaudeuse. Qui aurait parié un sou sur une telle question formulée par monsieur Auguste il y a seulement quarante huit heures ? - Je ne suis pas très au fait des choses de la justice, mais… avertit-elle… -Vous savez monsieur Auguste, depuis lundi matin j’entends les paroles des juges, des avocats, des accusés et celles des témoins. Je regarde aussi les visages dans le public et je regarde aussi les réactions des jurés… J’essaie de me mettre dans leur peau car ce sont eux qui décideront du sort des accusés. Hé bien, j’ai le sentiment que ce procès n’est pas celui auquel on s’attendait… - Vous fondez cette impression sur quoi ? reprend l’aubergiste. La jeune femme fait une pause. Elle ne se précipite pas sur les mots. Elle lève la tête, les yeux dans le vide, comme pour se souvenir ou réfléchir… puis elle entame sa démonstration : - Plusieurs choses me permettent d’avoir cette opinion. Tout d’abord, la lecture des motifs de l’accusation porte sur six méfaits imputables à l’un ou l’autre des accusés. Six, vous m’entendez bien ? Son interlocuteur l’entend fort bien, Gaspard, Marguerite et madame Rosine également… - Six motifs d’accusations ont été retenus pour dix qui avaient été présentés par le juge d’instruction à la chambre d’accusation. Seulement six ! Où sont passés les quatre autres ? La jeune femme a fait mouche. Elle a le silence en réponse. Ce qui l’incite à reprendre avec entrain : - Je ne suis pas portée sur ces affaires de justice mais je comprends que quatre des dix chapitres du dossier proposés par le juge d’instruction n’étaient pas assez solides. Que penseriez vous si une seule accusation instruite par des juges de métier se trouvait sans fondement ? Et ce fut bien le cas pour quatre d’entre elles… Je n’ai pas dit un dossier, j’ai dix quatre ! Elle a ouvert la main et montre quatre doigts. Le ton, la prose, la fluidité du raisonnement. Tout est là. Gaspard est en admiration. Marie parle, sa Marie !... - Qu’est ce qui a motivé l’arrestation de Pierre Martin, André et Rochette ? Le « quand dira-t-on ». Des racontars ! Le plateau ardéchois est une campagne comme une autre. Vous lâchez un bruit au nord et le vent mauvais des langues trop bien pendues a tôt fait de les porter au sud. Rien ne justifiait cette arrestation. Sinon la disparition d’un homme qui a très bien pu avoir un accident dans la nuit et tomber dans un ravin. Ce monsieur Anjolras a été à Saint Cirgues puis on l’a trouvé dans l’Allier. Entre ces deux moments, c'est-à-dire deux semaines, il y a une grand vide. Qu’est ce qui nous dit qu’il a passé sa nuit à l’auberge. Et puis dans laquelle ? Celle de Galland ou celle de Pierre Martin ? J’ai bien écouté les témoignages. Tout ce que l’on sait c’est qu’un homme ayant perdu sa génisse marchait en direction de Peyrebeille au soir de la foire de Saint Cirgues. Personne ne nous a prouvé cet homme à la génisse était Jean Antoine Anjolras. - Si une personne ! Le garde forestier a dit avoir discuté de cela avec Jean Antoine Anjolras Interrompt monsieur Auguste. Marie convient en faisant une moue qui en dit long. Elle reprend son exposé… - Et cette génisse qui aurait disparu. Où est-elle passée ? Cette question n’intéresse personne… C’est curieux non ? Marie a relevé la tête en signe de défi. Son exposé tient. Pourtant… Plusieurs questions titillent l’esprit à la fois curieux et revêche de monsieur Auguste… - Vous semblez oublier le témoin Pagès. Il a bien vu Pierre Martin et Rochette transporter un cadavre à dos de mule, et comme par hasard, juste après qu’il y ait eu une visite chez Pierre Martin et une perquisition chez Galland.. - C’est facile de faire parler les morts. On aurait mieux fait d’aller chercher son témoignage quand il était encore vivant. Je vous rappelle, monsieur Auguste, que Pages est mort un mois après la découverte du cadavre d’Anjolras et deux semaines après l’arrestation des hommes de l’auberge de Peyrebeille. De plus, cela n’est peut être pas venu à vos oreilles, il aurait avoué à Louis Astier que ce qu’il avait vu était si terrible qu’il ne pouvait le raconter à personne. Et pourtant, non seulement il a livré son secret à Louis Astier, mais aussi à Testud, Crespis, et Benoît. Le procureur n’avait pas un témoin, il en avait quatre. Comment auriez vous fait pour rendre une soit disant vérité plus vraisemblables ? - Vous prétendez qu’ils ont menti ? - Non je n’affirme rien. - Peut-être à t-il réellement surpris des hommes transportant un cadavre ce soir là, en lui en donner une jaunisse mortelle. Mais dans ce cas était ce bien de Pierre Martin et de Rochette dont il s’agissait. Pourquoi pas de brigands ? Sinon des assassins d’Anjolras, les vrais, ceux qui ont monté une cavale contre les Martin et Rochette pour éviter à répondre de quoique ce soit dans cette affaire… Marie sent qu’elle s’est laissée emporter par son raisonnement. A demis mots, elle vient de supposer que ces deux hommes transportant un cadavre auraient pu être Robert et un comparse. Elle préfère reculer dans son raisonnement et conclut, légèrement embarrassée : - Pour ce qui est de Pagès, encore une fois, je vous dis qu’il est bien trop tard pour l’entendre à ce sujet. N’êtes-vous pas de mon avis ? Elle est convaincante. Elle le sait. Monsieur Auguste est presque convaincu. Il est soucieux d’en finir avec cette intrigue. Il veut que tout soit mis à plat pour se faire une bonne idée, une idée juste ! Il demande encore : - Et que faites-vous des témoignages de Vincent Boyer, de la veuve Bastidon et de Bourtoul ? Le tir est groupé. Monsieur Auguste avait des munitions… Marie ne baisse pas la garde. - Vincent Boyer sait que l’on assassine à l’auberge. Il reconnaît avoir été prévenu qu’un meurtre allait avoir lieu dans la nuit. Et il reste sur place plutôt que de fuir… C’est curieux non ? Il s’en échappe de justesse pour finalement garder le silence. Vous trouvez cela normal ? Personne ne répond. Elle continue : - La veuve Bastidon voit du sang gicler en veux-tu en voilà et elle va tranquillement se coucher dans la grange à foin des assassins plutôt que d’aller se réfugier dans sa famille de Lanarce qui est tout proche. Elle devait être trop fatiguée pour sauver sa vie ou celle des autres. Elle aussi a gardé le silence. Le débit s’accélère. Marie se passionne : - Elle est réveillée par un autre meurtre dans la nuit, décidemment à Peyrebeille on travaille dur la nuit ! et elle s’enfuit avec un rescapé apparemment voisin des Martin, dont elle ignore tout. Elle ne le reverra plus. Elle aussi a gardé le silence. Vous trouvez ça normal ? Et pourtant personne ne l’a menacée. Bourtoul joue aux cartes un jour de foire, avec l’argent censé payer un troupeau. Il perd. Une grosse somme. Il avait fait une pache et devait s’acquitter de sa dette dans la journée. Mais le voilà plumé. Autant dire déshonoré. Et puis, à votre avis sa femme lui a passé un savon ou non ? Madame Rosine et Marguerite sont amusées. Madame Rosine en profite pour questionner le visage de son cher et tendre qui se rend compte de la perfidie… Gaspard observe les auditeurs. Ca lui remplit le coeur ! Marie poursuit sur sa lancée… - Bourtoul a tout inventé. C’est évident. De son agression dans l’auberge personne ne sait rien. Ni les patrons dont je voudrais bien savoir ce qu’il en pensent ni un quelconque client. - Et comme par hasard Bourtoul aussi se tait. - Il a été menacé tente monsieur Auguste. - Vous croyez que c’est une bonne solution de garder le silence après avoir été traité de la sorte. Non ! Chez nous, les gens ont du bon sens et ils sont fiers. On ne les maltraite pas impunément. On ne les menace pas non plus. Essayez de les rançonner, vous verrez ce qu’il vous en coûtera. Monsieur Auguste approuve d’un hochement de tête. Il connaît les pageots, fiers, rugueux, forts et courageux, vifs à la querelle et volontiers au combat. Madame Rosine lui a fait savoir tout le reste. - Décidemment vous avez réponse à tout. Vous feriez un bon avocat, suggère-t-il… Et que dîtes-vous à propos des témoignages d’André Leyre ou de Cellier. - Qui est ce Cellier ? interrompt madame Rosine décidemment très attentive. - C’est un témoin important, un voiturier qui collectait pour le compte de son patron entre le Puy et Aubenas ! complète son mari. Il affirme avoir remis une sacoche contenant six cents Francs en écus et en pièces d’or à Marie Martin avant d’aller se coucher. Le lendemain matin, il se serait rendu compte que la sacoche avait été ouverte dans la nuit. Il manquait cent Francs. - C’est tout. Cent Francs seulement. Pourquoi n’ont-ils pas tout pris ? après l’avoir trucidé dans la nuit ?… plaisante madame Rosine, surprise par tant d’égards. Elle continue sur son audacieuse lancée : - Je suppose qu’il n’a pas porté plainte non plus ? - Bien sûr que non, rétorque Marie. Dans cette affaire tout le monde se tait. Et puis tout à coup, tout le monde parle. A tord et à travers. Vraiment, je ne sais pas comment les jurés pourront déclarer les Martin et Rochette coupables de quoi que ce soit. Personne n’a apporté la moindre preuve de leur culpabilité… Pas plus Cellier que Leyre. Ha celui-là ! Il habite à moins de dix lieues de Peyrebeille et il viendrait se faire trucider dans ce qui serait le pire des coupe- gorges, en bon voisin… Pourquoi les Martin et Rochette s’en seraient-ils pris à des gens du pays alors que chaque nuit ils logeaient des gens venus d’on ne sait où, avec parfois des malles pleines d’or ? L’argument fait mouche. Les autres pensent : « Evidemment, pourquoi s’en prendre à des voisins ? ». Pourquoi ces risques inutiles ? Et pourquoi cette avalanche de témoignages sanguignolants après des années de silence ? Monsieur Auguste est presque convaincu. Cela se voit, cela se sent. Il demande encore : - Pourquoi cette cabale contre les Martin ? Cette fois Marie a besoin de rassembler ses idées. Elle devient lus hésitante : - A mon avis, si Anjolras a été assassiné, les coupables avaient besoin de détourner les soupçons. Il y a peu de monde entre Saint Cirgues et Saint Paul de Tartasse. En tout cas peu de gens qui auraient pu accueillir un voyageur flanqué d’une génisse. Peyrebeille, avec l’auberge de Galland ou la demeure des Martin est l’endroit idéal. Certains l’ont vu entre Saint Cirgues en Montagne et Peyrebeille. Personne avant la découverte de son corps. Il fallait forcément que le drame se déroule à Peyrebeille ! Et puis, entre nous monsieur Auguste, vous savez autant que moi comment sont les gens de la montagne, jaloux de leur biens, jaloux de leurs champs, et il n’aiment pas vraiment ceux qui arrivent d’ailleurs et qui s’approprient de la terre. Pierre Martin est arrivé sans un sou. il s’est installé avec son épouse dans la chaumière de son beau père. Madame Martin m’en a parlé dix fois au moins. Elle était fière de la réussite de son mari. C’est lui qui a eu l’idée d’étendre les bâtiments, qui a fait construire des écuries, une remise et des logements. C’est lui qui a compris que cette voie royale devenait plus qu’un gagne pain. Vous pensez, tant de passagers, souvent des gens de la haute société, ont besoin de lieux appropriés pour se reposer. C’est tout cela que l’auberge des Martin a apporté. Et c’est en travaillant dur au fil des ans, que monsieur et madame Martin se sont fait une belle fortune, de l’argent qui leur a permis de bien doter leurs filles et d’acheter de nombreuses parcelles. Vous me comprenez ? Cette fois monsieur Auguste a compris. Madame Rosine et Marguerite aussi. Mais elles avaient eu droit, tout comme Gaspard par ailleurs, à des révélations plus précises sur l’éventuelle identité de l’assassin, et de son complice. Aujourd’hui, la version du meurtre comme étant la conséquence d’une rixe entre Robert et Anjolras est pourtant ébranlée dans l’esprit de la petite ravaudeuse depuis que Robert a fait une déposition neutre vis-à-vis des époux Martin et de plus, il a ouvert la route à l’acquittement de leur neveu. Marie ne jurerait plus de la culpabilité du garde forestier, par contre, elle reste tout à fait convaincue de l’innocence de époux Martin et de Jean Rochette. Ce soir, à la table d’hôtes de l’auberge de l’Ouvèze, elle a su faire passer sa conviction, créant une atmosphère complice. Alors que partout dans Privas et bien au-delà, en Ardèche et dans les départements limitrophes, on n’en est encore à ressasser des histoires qui ont largement emprunté aux démons de la peur issus de l’imagination populaire, les hôteliers de l’Ouvèze et un jeune géomètre de leurs pensionnaires, savent à peu près à quoi s’en tenir sur le mystère de l’auberge rouge. Avec peut être plus d’éléments de réflexion et de jugements que les jurés qui auront à trancher. A moins que Marie soit aussi convaincante au cours de sa déposition. Ce sera lundi… La justice est parfois ainsi… ses fondements les plus fiables ne sont pas à leur place pour qu’elle soit bien rendue. Le sujet de Peyrebeille est épuisé pour ce soir. Les discussions prennent d’autres horizons. Monsieur Auguste verse discrètement un peu plus de vin de noix à Gaspard persuadé que la chose serait exagérée pour ces dames… Madame Rosine ne l’entend pas de cette façon et pousse son petit verre, jusqu’à ce qu’il rencontre le goulot de la bouteille de vin de noix.

- Au secours. Au secours ! Par pitié aidez-moi ! L’homme s’essouffle. C’est à peine s’il parvient à gémir. Il est bout de force. Il est de plaies. Sa chair apparaît en plusieurs endroits de son corps. Ses vêtements sont en lambeaux. Il supplie ses bourreaux les mains en croix, les yeux remplies de larmes. - Ma femme, mes enfants. Pensez à eux… Une matronne en tablier gris lui tourne le dos, offrant un large fessier sans rondeur. La femme s’affaire en grognant. On dirait les sons d’une truie. Le fourneau chauffe. Des flammes jaillissent. Haut. Très haut. C’est un feu de tous les diables qui se répand dans une cuisine rougeâtre. Ce n’est pas assez… Il lui faut des flammes, encore des flammes ! Elle pousse des bûches dans le foyer tout en répétant des mots insensés. Des mots en patois et d’autres en latin ; ce sont certainement des formules de sorcières. Elle parle seule, lâche des jurons et des rires gras. Elle est de toutes évidences à son affaire devant ce four. Elle y va à tour de bras. Elle tourne la tête. On la voit… L’aubergiste de Peyrebeille enfourne à nouveau des branchages pour attiser son sabbat… La pièce est de plus en plus rouge. Des taches de sang ! Il y a des taches de sang qui luisent sur les murs ! Un rire ! Il y a un immense rire grave et méchant qui envahit la pièce. C’est celui de l’aubergiste. Il apparaît dans toute sa laideur. Ses yeux sortent de leurs orbites. De sa bouche, on ne voit que des bouts de dents aux formes incertaines mais acérées sur fond noir. Il boit à même une bouteille d’eau de vie et la vide d’un trait avant de la jeter à terre, où elle se brise. L’aubergiste s’approche de la victime qui se tord de douleur à même le sol. Il le regarde en riant. Cruel. Il lui lance plusieurs coups de pieds dans le ventre et à la tête. L’embout du sabot percute violemment la tempe gauche de l’homme et l’étourdit. Il s’est tu. Est–il mort ? - Vas-y ! Donne-nous encore du feu ! Par Satan. Hurle l’aubergiste à sa vieille et lui tend un rondin de bois dans une main immense. Elle ‘en saisit et l’enfourne. Il rit de plus en plus fort. Elle aussi. Ils se regardent. Ils sont affreux. Inhumains. Il la prend dans ses bras. Lui caresse les seins et a tôt fait de les faire émerger d’une robe déjà entrouverte. La femme est abondamment pourvue. Elle offre ses mamelles, grosses et blanches. Un autre homme paraît en haut de l’escalier qui donne sur le grenier. Il a les mains ensanglantées. Des mains dont la peau est colorée. Il semble être d’un autre continent. Il a la peau noire. Voici le valet de l’auberge de Peyrebeille, les cheveux crépus, les lèvres et les narines épaisses, tout aussi laid que ses maîtres. - Non laisse-la. Elle est pour moi ! crie-t-il avec rage. Il descend les marches en bois, s’avance et repousse violemment l’aubergiste qui tombe à la renverse. La valet s’empare de la mamelue comme de sa chose. L’aubergiste se relève aussitôt. Il saisit un verre et boit un vin rouge épais, puis il revient à son affaire… Un couteau ! L’aubergiste a sorti son couteau à virole. Il observe d’abord les ébats. Les reflets rouges des flammes éclairent sa lame… Va-t-il occire les amants adultères ? Une silhouette parait à gauche du fourneau. Une jeune femme y est assise… L’endroit est dans une lumière douce. Le silence règne. Marie est là. Dans une atmosphère blanche. Tout à côté de la fureur ! Elle coud sans prêter attention à ce qui se passe autour d’elle. Marie est sereine. Elle chante un air à danser. C’est une valse… Marie Armand, la petite ravaudeuse de Saint Cirgues en Montagne aurait assisté à toute la scène et serait restée Impassible… Pourtant, il fait chaud. Très chaud même! Des cris. On entend des cris. Venus de toutes parts. Dedans et dehors. Des cris et des chants ! Il y a de soldats dans la prairie, des soldats de l’armée du Roi. Sabre au clair, ils sont prêts à donner la charge. Une femme est dans le pré de l’auberge et leur fait face. Elle est droite. Fièrement. Elle chante. Un chant des canuts. Et puis un autre. Une chanson d’amour et de paix. Son regard est doux. Infiniment. Ses yeux sont ceux de… Marie Armand. Elle se baisse et pose une main amie sur le visage tuméfié de la victime. Son visage s’est estompé. Ce n’est plus celui de la proie des aubergistes. Ce visage ! C’est celui de Gaspard Jean. Elle lui sourit. Il dort paisiblement. La troupe charge ! Tout n’est que fracas ! - Haaaaaaaaaaaaaaaaaa… Gaspard a failli s’étouffer. Il se réveille dans un semi étouffement. Ouf ! Il respire, enfin. Où est il ? Que se passe–t-il ? La lune. Il voit la lune derrière des carreaux. Elle est pleine. Elle est calme. Il respire profondément et petit à petit retrouve ses esprits. Il a fait un cauchemar. « C’était affreux » pense-t-il… « L’auberge. L’homme blessé. Les aubergistes et leur valet. Coupables ! Et puis… cette femme si douce et si belle ». - Marie ! Il a prononcé son prénom à haute voix. Gaspard retrouve ses esprits, petit à petit. Marie dort sûrement, dans la chambre à côté de la sienne. Il l’a vue dans l’auberge rouge. Quelle tuerie ! Les idées se bousculent. Pourquoi Gaspard a–t-il fait ce rêve atroce ? A quoi a–t-il assisté ? Il cherche du sens à qu’il vient de faire émerger. Des choses semblables ont-elles pu se dérouler là haut, dans la grande solitude du plateau ardéchois ? A l’auberge de Peyrebeille ? L’auberge rouge. Les époux Martin sont ils capables d’avoir commis de tels forfaits ? Marie a–t-elle été assisté ou été complice de quoique que ce soit ? Non ! Il divague. Gaspard freine ses angoisses. Il allait songer que Marie ait… Vite. Il doit se reprendre ! Il passe une main sur son front. Il est en sueur. A–t-il de la fièvre pour expliquer ces terribles pensées ? Et ces soldats qui chargeaient ! Ces soldats de l’armée du roi… Il sent une boule d’angoisse qui l’empêche de respirer convenablement. Le mieux est d’éclairer la lampe à pétrole. Il verra plus clair. Il sera plus lucide. Derrière les vitres, la lune complice offre sa lumière. Elle est en paix. En paix !

C’est Marguerite qui a préparé le repas froid. Avec plein de bonnes choses à l’intérieur. « Pour deux » avait demandé Marie en chuchotant à l’oreille de son amie. « Voilà pour deux tourtereaux. Régalez-vous en ! » a souligné Marguerite en lui tendant un panier à l’intérieur duquel elle a également glissé une bouteille de vin rosé, celui de Lablachère, doux et fruité. Pour en arriver là, Marie a passé toute la journée et une bonne partie de la soirée de samedi à repriser le linge de l’auberge de l’Ouvèze. Elle ne s’est pas donné une seconde, au point que madame Rosine a cru bon d’ intervenir pour freiner son ardeur. Mais rien n’y a fait… - Vous allez vous épuiser ma pauvre enfant a prévenu l’aubergiste. - Mais non c’est mon rythme de travail - Hé bien, si toutes les jeunes filles de Privas travaillaient à cette cadence, on viendrait de loin les chercher pour les demander en mariage a remarqué madame Rosine, avant d’ajouter : - Si vous continuez comme cela, vous aurez tout fini avant demain… - Oui… peut-être ! Ca me laissera mon dimanche. J’irai me promener. Il fait si beau. Marie mettait les bouchées doubles. Pendant que Gaspard faisait un aller-retour Privas-Aubenas pour rendre visite à sa famille, elle se débrouillait pour avoir son dimanche de libre. - Nous irons manger sur l’herbe, au bord de la rivière avait-t-il proposé. - Oui mon amour répondit-elle avant de lui donner un baiser de plus… - Un baiser. Donne-moi un baiser… Il est accroupi dans l’herbe. Le nez en l’air, dans sa direction, comme un chien qui défie son maître. Il la s’affairer. Elle pose sur une nappe étalée sur l’herbe, les différentes nourritures qu’elle sort du panier d’osier qui a voyagé couvert par un torchon blanc avec des carreaux rouges. Tout en posant les mets, elle énonce fièrement le menu, dont les parts semblent abondantes. - C’est pour nous deux ou alors attends-tu d’autres invités ? demande Gaspard. Elle lui répond en souriant. Marie avait dit son intention de pique niquer à Marguerite, qui une fois de plus, lui a préparé un petit festin. - Voici le pain… et du rôti de porc. Elle porte le morceau de viande cuite à ses narines. - Meuhhhh ! Il sent bon… Elle replonge sa main dans le panier - Des radis, ils sont gros... Des pommes de terre cuites à l’eau ; elles sont toujours dans leur enveloppe… Elles sont belles non ? Des fromages de chèvre. Il y en a des secs et des moins secs… Tu aimes ? Il consent d’un hochement de tête. - Et des cerises. Hooooo ! Il doit y en avoir deux kilogs. Au moins… Avec tout çà, je comprends maintenant pourquoi ce panier était si lourd. Tu as du te fatiguer pour porter tout ça mon chéri… Gaspard fait signe que non malgré ses bras endoloris : il a plusieurs fois changé de main, tout au long des vingt minutes de marche. Il dit non avec la tête mais il fait oui avec ses battements de cœur. Sait-elle comment il est amoureux d’elle ? Cette petite fille, qui paraît toute fragile, et pourtant, elle a une incroyable énergie et un moral qui le surprennent, qui le séduisent aussi. Discrètement, il regarde sa montre. Il va être une heure de l’après-midi. En guise d’apéritif, il la mange des yeux. Elle est infiniment belle dans sa robe du dimanche, sous un magnifique ciel bleu, tout près de lui, préparant la table, pour eux, et rien que pour eux ! Il contemple la fête. Tous les mets préparés par Marguerite sont présentés sur une nappe que Marie a délicatement posée à l’ombre, au milieu d’une clairière légèrement arborée, en bordure de l’Ouvèze. L’eau est d’une grande pureté et renvoie des reflets argent au soleil conquérant. Le bruit de ses torrents ajoute au charme de l’endroit avec une musique de bon aloi. Tout est calme. Tout et bleu sinon vert. Sauf la nappe qui est jaune et la robe rose de Marie. Un robe magnifique qu’elle s’est confectionnée seule. Elle en a acheté le patron, les tissus et les dentelles chez une couturière du Puy en Velay. Quand Gaspard l’a vue arriver sur la grand place de Privas, il a failli ne pas la reconnaître. Midi allait sonner. Il avait pris la diligence à Aubenas et avait mis un peu plus de quatre heures pour rejoindre la ville préfecture de l’Ardèche. - Quelle élégance ! lui a–t-il avoué, avant de lui demander où elle avait acheté cette robe. Quand elle lui a dit l’avoir elle même cousue, il ne l’a pas crûe. Ce qui n’a pas étonné Marie, ni fâchée, au contraire, elle était fière. - Vous les hommes, vous ne savez rien de femmes. Et vous ignorez tout de nos talents… Gaspard n’a pas su comment interpréter cette répartie. Etait-ce un reproche ? Si oui, il lui fallait se démarquer… - Je ne suis pas les hommes, je suis ton homme ! Et cette robe est une pure merveille ! Cette réponse en forme de compliment lui a donné du bonheur, et du coup, cette fois, c’est Marie qui s’est emparé du bras de son homme, pour s’en aller en direction du village de Coux où se trouvent, à ce qu’on lui a dit, de très beaux petits coins au bord de l’eau. - Cet endroit est un petit paradis ! C’est vraiment magnifique apprécie Gaspard. - Oui. Marguerite m’a dit que ça s’appelle la Font Vive. Il doit y avoir une source tout près. Elle est intarissable à ce qu’il parait. On ira la voir tout à l’heure ? demande-t-elle tout en s’affairant à éplucher les patates. - Oui. Bien sûr ma chérie. Mais laisse tout cela Marie, tu n’arrêtes jamais de travailler ? Regarde comment tout est beau Elle pose la bouteille de rosé à l’endroit le plus à l’ombre d’un mûrier, et elle ouvre grands les yeux pour contempler le lieu et ses alentours. Elle respire profondément. Une fois, et puis d’autres… Elle se repose, enfin ! Elle s’ennivre de toutes les odeurs… - C’est ça le bonheur ! propose Gaspard Elle consent. Elle s’approche de lui et lui ceinture le cou des deux mains. Elle lui offre un baiser. Leur premier grand baiser de la journée. Une grande journée. C’est çà le bonheur.

Il était à deux mots d’une demande en mariage. Marie a préféré fuir cette situation. Elle a baissé les yeux. Il a compris. Elle ne se sent pas prête. Elle ne se sent pas libre. Elle doit en finir avec ce procès. Après elle pourra accepter. Elle le veut. D’ailleurs a–t-elle été conçue pour un autre destin que celui qu’elle doit partager avec son amoureux ? Ce lundi matin, il est allé au-delà de toute convenance sociale dans le petit monde bien ordonné de la préfecture ardéchoise. Elle ne voulait pas. Il a insisté. Il a voulu l’accompagner, bras-dessus bras-dessous, jusqu’à la porte du palais de justice, celle par laquelle entrent les personnes convoquées pour témoigner. Du coup, il a assisté au triste spectacle d’une foule d’auditeurs se bousculant sur les marches qui mènent à l’entrée principale. Il a vu cette masse se presser, une meute humaine compacte et agitée, ne cachant ni ses haines féroces, ni ses malédictions et ses vœux sévères. A huit heures sonnantes, tout le monde était là, après deux jours de répit. Les juges sont arrivés ensemble. Les avocats qui attendaient leurs clients ont été rejoints par les accusés après que monsieur Fornier de Clausonne ait demandé aux gendarmes de les faire entrer et s’installer dans le box. Marie les a trouvé fatigués. Surtout monsieur Martin. Comme les autres jours, à peine a-t-il été autorisé à s’asseoir, qu’il a courbé la tête pour égrainer en conscience son chapelet et prier. Cette attitude contraste avec celle de sa femme qui se tient parfaitement droite et porte la tête haut, attentive à tout ce qui se dit, osant parfois montrer des réactions qui traduisent sa façon de penser. Elle affronte le procès. La foule ne l’aime pas à cause de cette attitude et de ses rebellions. Rochette, que certaines mauvaises langues font passer pour son amant, est plus distant. Il semble parfois absent. André Martin ne peut cacher son anxiété. Depuis le début des audiences qu’il suit avec une grande attention, il apparaît vraisemblablement comme étant le plus tendu des quatre inculpés de l’auberge rouge. Nous sommes au sixième jour du procès. Il fait déjà chaud dehors et la salle d’audience promet de monter en température d’autant qu’elle est bondée et insuffisamment aérée. Madame Martin a croisé le regard de Marie. Ce n’est pas la première fois. Une complicité les unit. Les deux femmes ont échangé un sourire amical. Combien de soirées ont-elles partagés au coin du feu de l’auberge à discuter de tout et de n’importe quoi ? L’expérience de madame Martin, son bon sens, son âme charitable, l’ont rendue très sympathique à Marie, presque proche, malgré un caractère un peu rude, à l’identique de celui de la madame Armand mère. La foule s’impatiente. On a l’impression d’être dans un poulailler. Les femmes se ventilent avec leur éventail et répandent leurs voix. La salle d’audience du tribunal de privas pourrait faire penser à une fausse d’orchestre, quand les musiciens accordent leurs instruments, avant que le chef d’orchestre n’indique le temps et lance la première mesure. C’est fait ! Monsieur Fornier de Clausonne a martelé son bureau, faisant taire les bavards… Sommes-nous au dernier jour, à la fin de la partition ? Tout dépendra du nombre de témoins, des interventions des avocats et du procureur du Roi, et du temps que les jurés mettront à délibérer. Le premier témoin appelé à la barre n’est autre que le maire de Coucouron. Marie n’a aucune sympathie pour cet homme dans la force de l’âge, un type réputé pour ses emportements et ses trahisons. Il aime les coups d’éclat et lorsqu’on parle de lui, c’est souvent parce qu’il a provoqué une querelle, souvent dans l’auberge dans l’auberge de Sylvestre Haon où il va quotidiennement. Cette auberge est certainement la plus mal famée de la région. Elle reçoit tout ce qu’il y a de plus crapuleux dans la contrée, hommes tarés, brigands, femmes perdues… Drôle de compagnie pour un élu qui, dit-on, briguerait des fonctions plus élevées. On dit à mots couverts que le maire de Coucouron aurait été le receleur d’un assassin nommé Jallat… un bandit recherché dont il aurait empêché l’arrestation. Aujourd’hui il se présente sous un autre aspect, avec ses plus beaux habits, à la Cour d’Assise de l’Ardèche. Il est tout propre, bien coiffé. « Quelle contribution ce gredin pourra–t-il apporter au procès ? » se demande Marie. Le maire de Coucouron raconte, il parle d’une voix sucrée… - J’ai discuté avec Jean Baptiste Anjolras, vers six heures du soir. Il pestait contre sa génisse. Il m’a dit son intention d’aller chez Pierre Martin. Il avait une rancune contre l’aubergiste qui lui devait de l’argent depuis un bon bout de temps. - Vous a-t-il dit de quelle somme il s’agissait ? demande le juge. - Non ! Ces choses ne se disent pas. Mais j’ai compris qu’il était question de beaucoup d’argent. - Et après ? - Après ? Nous nous sommes séparés. Je me suis arrêté à Coucouron et lui a poursuivi sa route en direction de la maison des Martin, avec peut-être des écarts pour retrouver sa génisse. - Avez-vous quelque chose à ajouter ? - Non monsieur le juge - Je vous remercie. Témoin suivant… Marie n’a pas cru un mot de ce qui vient d’être rapporté. Pierre Martin devait de l’argent à Jean Baptiste Anjolras ? Incroyable ! Il lui parait que l’aubergiste est bien plus riche que ne devait l’être le paysan. Et puis, monsieur Martin est réputé être très rigoureux en affaires, qu’il traite d’ailleurs par l’intermédiaire d’un notaire. Ce témoignage lui donne à réfléchir et revenir sur les événements… Le maire de Coucouron et Robert passent pour être comme larrons en foire. « Et s’ils s’étaient partagé la tâche ? » se demande Marie… Son raisonnement est simple : Robert se présente aux juges bien propre de sa personne avec rien à reprocher à qui que ce soit, et pour cause, il a beaucoup à se reprocher ! il en profite néanmoins pour glisser qu’André Martin est innocent, ce qui pourrait laisser à penser que les autres accusés le sont moins, et tant qu’à faire, il affirme que Jean Antoine Anjolras était sur la route de Peyrebeille le 12 octobre en fin d’après-midi. Acte un…. Acte deux : son comparse vient témoigner avoir vu Anjolras un peu plus loin, dans cette même direction, et le paysan de Saint Paul de Tartasse lui dit se rendre chez Pierre Martin pour y régler un différent. Marie s’inquiète… Avant le procès, les accusés semblaient promis à l’échaffaud par la vindicte populaire. Jusqu’à présent, après cinq longues journées d’audience, Pierre Marin et les siens sont plutôt sur le chemin de la liberté. Il ne reste plus que quelques témoignages, quelques cartouches pour l’accusation. Pourvu que rien ne viennent troubler cette apparente conclusion ! Pourvu que… La petite ravaudeuse a une boule dans la gorge : le pressentiment que désormais, tout peut se produire. L’accusation va faire feu de tout bois ! C’est un dénommé André Armand, agriculteur à Coucouron, qui s’approche des magistrats. L’homme lève la main droite et jure de dire toute la vérité, toute la vérité… - Monsieur le juge, j’accuse madame Martin d’être venue chez moi pour me demander de faire un faux témoignage. Réactions dans la salle. On entend des « Oh ! », des « Ah ! » , des « Heins ! » Le paysan de Coucouron vient de susciter une vive attention. Le président du tribunal martelle pour avoir le silence. - De quel témoignage s’agissait-il ? questionne naturellement monsieur Fornier de Clausonne. - C’était peu après l’arrestation de son mari. Marie Breysse est venue me voir avec une forte somme d’argent. Elle a voulu me faire croire que les gens de Peyrebeille n’avaient rien à faire dans le meurtre d’Anjolras. Alors sous prétexte de charité et d’un lointain cousinage que nous avons en commun, elle m’a proposé de l’argent pour dire à tout le pays que, dans la nuit du 25 au 26 octobre, j’avais surpris deux hommes en train de transporter un corps humain, à dos de mule . - Et vous avez refusé ? avance le président du tribunal. - Parfaitement. Je l’ai mise à la porte. - Marie Breysse vous a-t-elle suggéré les identités de ces deux hommes ? - Oui monsieur le juge ! La salle qui avait pensé très fort la question posée par le président, retient son souffle. Elle attend la suivante… - Pouvez-vous nous dire les noms de ces personnes ? - Du garde forestier Robert et de Teyssot. Une partie de la salle frémit à nouveau. Une autre partie glapit. La dernière émet des bruits incertains. Madame Martin n’a pu faire autrement que se lever et crie : - Menteur ! Menteur ! Qu’est ce que tu dis là ? Tu mens ! Le Bon Dieu te punira. Tu iras en Enfer ! La salle aussi se rebelle mais en direction de Marie Breysse : - Ouhhhhhhhhhhhhhh ! - Silence ! hurle le président du tribunal tout en frappant son bureau à se rompre le poignet. Il s’adresse à nouveau à celui qui accuse Marie Breysse. - Vous a-t-elle dit pourquoi il fallait dénoncer ces deux personnes plutôt que d’autres ? - Oui monsieur le juge. Elle prétendait qu’ils étaient les vrais coupables et qu’elle ne tarderait pas à en avoir les preuves. Elle a ajouté que la fonction de garde forestier de Robert l’a rendu détestable dans tout le pays et que les gens me croiraient facilement. - Est-ce tout ce que vous avez à déclarer ? - Oui monsieur le juge. - Je vous remercie. Témoin suivant… Cette fois Marie Armand comprend. Voilà pourquoi Marie Breysse s’est tant agitée à la suite de l’arrestation de son mari et de Rochette. Voilà pourquoi elle a rendu visite à tant de monde. Elle voulait disculper son mari. Elle avait enquêté et trouvé une piste, qui l’avait conduite à identifier les vrais coupables : Robert et Teyssot. Ce que Lulu lui avait avoué ! Marie Breysse a tant fait pour disculper son mari qu’elle en devenait dangereuse pour les coupables qui ont redoublé d’ardeur pour la calomnier et finalement la faire arrêter et emprisonner. Marie se sent mal à l’aise. Elle a la nausée. Voilà la vérité. Lulu n’avait pas menti quand elle était sous l’emprise de l’alcool. « Tout est faux ! » pense-t-elle. Elle a envie de crier. Elle se retient. Un autre témoin est appelé. C’est un autre paysan de Coucouron. Elle a le temps de sortir. Quelques minutes pour prendre le frais et se ressaisir lui feront le plus grand bien… Elle se faufile et trouve enfin la sortie et un peu d’air frais, elle mais ne peut échapper à son tracas. Robert est bien le meurtrier du vieil Anjolras. Le garde champêtre a voulu se dédouaner et faire porter les soupçons de son forfait vers les époux Martin. Il les déteste. C’est de notoriété publique. Il souhaitait marier une de leur fille qui l’a envoyé paître. Il n’a pas accepté d’être éconduit. Il est trop fier, trop orgueilleux ! Il a donc orienté les rumeurs et joué de ses relations pour faire accuser les aubergistes de Peyrebeille. Et les juges jouent le jeu, trop heureux d’avoir des coupables. Des aubergistes ne sont-ils pas des coupables idéals ? C’est vrai. Elle n’y avait jamais vraiment réfléchi. Des aubergistes sont des coupables idéals. Une chanson lui vient à l’esprit, c’est une longue complainte que chantait son papa. Elle parlait d’un militaire qui se rendait dans une auberge pour y dormir… La chanson disait : « Quand vient vers les sept heures le garçon de souper dites dame l’hôtesse souperions-nous ? oui mon brave jeune homme attablez-vous appelle la servante petite Jeanneton donne de ce bon lièvre à ce garçon car ce brave jeune homme a de l’argent »… Jeanneton, il s’agissait encore d’elle. Décidemment. Marie ne connaît pas d’autre Jeanneton que celle de la chanson, mais il lui arrive bien des aventures… Cette fois elle travaille dans une auberge et prévient le jeune soldat que les aubergistes qui l’accueillent vont le trucider pour lui voler sa bourse.… Marie ne se souvient plus vraiment de toutes les paroles mais des bribes lui reviennent en mémoire : « Quand vient vers les neuf heures le garçon demandait dites dame l’hôtesse coucherions-nous ? appelle la servante petite Jeanneton… tout en montrant la chambre la servante pleurait que pleurez-vous la belle que chagrinez ?... mon brave gentilhomme je pleure que de vous là-haut dedans la chambre dessous le lit il y a quatre cadavres je vous le dis… comment pourrais-je faire pour passer cette nuit ? faudra prendre un cadavre dessous le lit le mettre à votre place pour cette nuit quand vient vers les onze heures le garçon de veiller l’hôte avec l’hôtesse ils se sont levés de marteau et de pierre l’ont massacré quand vient vers les cinq heures le garçon s’est levé rendez-moi ma valise assassineurs… appelle la servante petite jeanneton… ramasse ton bagage petite jeanneton car nous irons ensemble dans ma maison nous marierons ensemble à la saison » Tout finit bien. Dans la chanson. La morale est sauve. Et là aussi. Il y a eu meurtre. Il y a procès. Il y a coupables. Il y aura…. Marie se refuse à cette idée. Non ! Les époux Martin, leur neveu et Rochette ne peuvent pas être condamnés. Il n’y a aucune preuve contre eux. Seulement des histoires à dormir debout qui n’ont apparemment pas impressionné les jurés, Marie les a bien observés, et des propos rapportés. Marie n’en revient pas. Cette chanson ? Elle l’avait presque oubliée… Des aubergistes assassinaient déjà, il y a vingt ans ! Pas ceux de Peyrebeile ! Ceux de la mémoire collective, celle qui faisait des chansons et qui les chantait sur les champs de foire, dans les fêtes, à la veillée… « Dans cette affaire de Peyrebeille, les époux Martin auraient-ils été victimes de leur profession ? ». Marie s’interroge à ce propos dans le couloir du palais de justice. Plusieurs dizaines de personnes n’ont pas pu pénétrer dans la salle. Elles suivent les débats depuis couloir, et pour cause, il fait tellement chaud que l’on n’a pas fermé les portes de la salle d’audience. Pourvu qu’on ne l’appelle pas à la barre ! Elle respire encore profondément, fait discrètement une prière, et s’en retourne à sa place. Un homme témoigne. Puis un autre. Il n’est question que du trajet de l’homme à la génisse, entre Saint Cirgues en montagne et Peyrebeille. « C’est curieux ! » songe Marie. Tout le monde parle « d’un homme à la génisse » et tout le monde traduit Jean Antoine Anjolras, sans que son nom ne soit jamais prononcé. « Nous sommes vraiment dans l’à peu près » analyse-t-elle. Le soleil semble être très haut dans le ciel quand le président annonce enfin une suspension de séance pour que l’on puisse se restaurer. - Les débats reprendront à quatorze heures trente Annonce-t-il avant de jeter un nouveau coup de marteau sur son bureau. « Décidemment, cet homme manque de certitude pour utiliser son outil avec un tel acharnement » pense Marie.

Quand il est entré dans la chambre, un incroyable rayon de lumière a éclairé son visage. Elle est devenue une autre femme, presque souriante et certainement aimante. Marie qui ne croyait plus en rien, ni aux hommes, ni en la vie, et peut-être plus en Dieu et en la Sainte Vierge, tout d’un coup, par le seul effet de l’amour et des liens magiques qu’il construit, Marie a retrouvé ses croyances, ses convictions et une partie de la confiance qu’elle avait perdue à la suite de l’audience et des menaces proférées par le juge. Il s’est approché d’elle, il s’est agenouillé, et tout doucement, il l’a prise dans ses bras, la serrant juste assez fort pour signifier sa présence, et pouvoir de sa bouche la couvrir de baisers tendres. N’oubliant ni ses lèvres, ni son cou, ni son front, ni des yeux, ni son nez. Ses baisers étant autant de mots, autant de je t’aime, et de paroles de réconfort. Elle s’est blottie. Il l’a serrée et ne l’a plus lâchée, le temps qu’elle lui raconte… D’abord, il n’a rien dit, il n’a pas questionné, évitant de plonger des mots supplémentaires dans ce qui avait donné matière à son désespoir. C’est elle qui a parlé. Elle lui a tout rapporté. Le tournant du procès, le témoignage du maire de Coucouron, celui d’André Armand, ceux des paysans qui ont vu Anjolras sur le chemin de Peyrebeille, et puis les revirements de Moulin et Raynaud. - Ils sont revenus sur leur déposition pour déclarer que j’étais à Peyrebeille le soir où Anjolras aurait été assassiné. Je ne comprends pas ! Pourquoi ? Pourquoi ont-il fait cela ? Gaspard n’a pas répondu. Il a simplement continué à la caliner. De nouveau, il l’a caressée, embrassée, étreinte. Il lui a parlé doucement, dit des mots rassurants. Il lui rappelé son amour, tout simplement. Cette attitude aura permis de conforter Marie, de la sortir de sa profonde angoisse, de lui permettre d’évacuer son angoisse et de faire front après une journée de tourmente. Grâce à cela, elle est parvenue à lui parler de Laurent Chaze : - Il est sorti dont ne sait où ! Les avocats ont protesté. Il n’était pas prévu qu’il témoigne. C’était comme une carte posée par des tricheurs… Bouhhhhh, poursuit-t elle écoeurée, Il est affreux, sale, puant et menteur. Je ne l’avais jamais vu auparavant et pourtant il a affirmé me connaître… Il a dit que j’étais chez Pierre Martin ce soir là ! Il prétend m’y avoir de ses yeux vus. Ce n’est pas possible puisque je n’y étais pas. Je l’ai dit et répété. Je l’ai juré. On ne m’a pas crûe. Et lui, ce mendiant, ce menteur, ce raconteur d’histoires, acheté par je ne sais qui, on l’a crû. Je lui ai tenu tête. Il n’en a pas démordu. Il a même osé me poser la main sur l’épaule et il a assuré que j étais en compagnie de Marie Breysse ce soir-là. Pourquoi ces mensonges. Pourquoi ? Pourquoi moi ? Elle s’emportait. Elle perdait pieds, à nouveau. Gaspard a redoublé de tendresse et d’attention. Elle s’est perdue dans un sanglot puis, petit à petit, elle s’est retrouvée… C’est là qu’elle lui a parlé du juge, de son intransigeance. - Il veut à tout prix que je reconnaisse avoir été à Peyrebeille, sinon il va me faire accuser de complicité ! C’est faux ! Je n’y étais pas, je ne peux pas ! Je lui ai dit et redit… je n’ai qu’une âme, et je ne veux pas la perdre, mais la sauver ! Tu comprends… Je veux sauver mon âme ! l0 où d’autres sont en train de la perdre. J’ai juré de dire la vérité. J’ai juré ! Gaspard a continué à l’écouter, sans rien dire. Il fallait qu’elle arrive au bout… - Que veulent-ils mon Dieu ? Que veut ce juge ? Il veut que je revienne sur ma parole comme Moulin et Reynaud, et que je passe pour une moins que rien. Comme çà, rien n’arrêtera le mensonge et la calomnie et les jurés pourront tranquillement envoyer les accusés se faire couper la tête ! Ce sont les juges les assassins, des assassins !… Ils ont tout combiné. Tout ! Ce procès est truqué ! Elle en a trop dit... Elle est repartie dans un long sanglot, tellement profond, que Gaspard a l’impression que plus rien ne l’arrêtera. Il attend. Patiemment. Minuit vient de sonner au clocher de l’église. Marie en est toujours là. Dans les bras de son homme. Elle ne bouge plus. Elle ne pleure plus. Vidée… Elle est vidée. Lui aussi est fatigué. Il a travaillé normalement toute la matinée, réalisant scrupuleusement des relevés. Puis à midi, il est allé manger à l’auberge fréquentée par les fonctionnaires de Privas. Il a avalé son repas et il allait pour sortir, quand une voix connue l’a interpellé. Il s’est retourné. Cette voix, c’était Cyprien Coste : - Bonjour cher ami, je vous cherchais. il faut absolument que je vous parle aujourd’hui ! - Ah ! a répliqué Gaspard, surpris. Le policier lui mit la main sur le bras et l’invita discrètement à aller plus à l’écart pour discuter. Ils sortirent ensemble et se retrouvèrent sur une petite place. - Je suis très ennuyé commença le policier qui de toutes évidences, semblait gêné. Il y eut un silence. - Puis-je avoir votre parole de gentilhomme que rien de ce que je vais vous dire ne sera répété, sauf à une personne ? demanda Cyprien Coste. - J’y consens volontiers si vous le croyez indispensable. Mais de quoi est-il question ? Et qui est cette personne ? - Mademoiselle Marie Armand Gaspard accusa le coup. Les idées fusèrent mais il ne savait laquelle formuler. Cyprien Coste brisa une nouvelle fois le silence. Il parla d’un trait sans vraiment regarder son interlocuteur dans les yeux. Il savait tout de leur union. Ce qui n’étonna pas Gaspard, depuis longtemps averti de la surveillance dont les citoyens français font l’objet. Le policier n’y alla pas par quatre chemins. En quelques minutes, il lui expliqua les raisons de son intervention et en guise de conclusion, il lui demanda de faire office d’intermédiaire. Gaspard accepta. Avait-il une autre solution ? Bien sûr que non. Elle est épuisée. Gaspard caresse ses cheveux. Elle se tait. Gaspard a profité d’un long silence pour calculer ses mots. Ce n’est pas facile à dire. C’est d’ailleurs pour cela qu’il est arrivé en retard. En sortant de son bureau, il s’est élancé dans les rues de Privas, cherchant les idées, les phrases, mettant en scène les différentes réactions de Marie… La chose lui paraissait tellement ardue qu’il n’en a pas vu passer le temps. Et puis, il était également question de courage. Il lui fallait trouver la force de jouer ce jeu auquel Cyprien Coste l’avait invité : être un intermédiaire. - Marie. Il faut que je te parle très sérieusement. A-t-elle entendu ? Elle n’a pas bougé. Il poursuit… - Marie c’est très important. J’ai des choses graves à te dire, des choses terribles. Il faut que tu m’écoutes jusqu’au bout. - Au point où j’en suis tu peux tout me dire . Elle est épuisée et pourtant sa voix dit une grande présence. La présence de Marie. - Marie ! Il y a deux mondes, celui des riches et celui des pauvres, celui des puissants qui ordonnent et celui des gens simples qui subissent la loi des premiers . Le propos l’a surprend. Elle écoute avec une question déjà en suspense. Où veut-il en venir ? - Dans ce pays, l’armée, la police, tout ce qui dépend de l’Etat est aux ordres des puissants même si parfois les choses vont pour le bien public… Il faut que tu admettes cette idée et que tu comprennes une chose : il est actuellement impossible de s’opposer aux puissants. Ce qu’ils ont décidé doit être appliqué. Tu seras la seule à le savoir, lorsque j’étais à Lyon je me suis lié avec des organisation politiques républicaines très proches du peuple et forcément très opposés au roi ou à ses semblables. A Lyon, j’ai vécu une révolte incroyable, la rebellion de gens qui ne réclament que leur droit et qui sont pourchassés par la police et par l’armée. Tu as certainement entendu parler des canuts. J’étais à leur côté. Et comme beaucoup d’entre eux j’ai failli perdre la vie. Et encore cela n’est pas fini. Peut être d’autres la perdront encore… Il fait silence. Elle l’écoute avec la plus grande attention. Il peut en venir à l’essentiel. - Tout cela, c’est pour te dire que, quoiqu’il advienne je suis et je serai avec toi. C’est aussi pour te dire que tu es comme moi, une insoumise. Moi c’est par le hasard des rencontres et par affinités. Toi, c’est de naissance. Tu es une pagelle Marie, une pagelle honnête, une fille du plateau Ardèchois. Il se trouve que cette région n’est pas administrée par le pouvoir de l’Etat depuis des dizaines d’années. Et de ce désordre, le pouvoir n’en veut plus. Le pouvoir est le pouvoir. Il veut tout contrôler, tout maîtriser, tout imposer. Il est près à tout, tu m’entends à tout, c'est-à-dire à verser n’importe quel sang pour arriver à mettre fin à cette anarchie. Et c’est là que tu te trouves en danger. Pour le commun de nos concitoyens, le pire des désordres est celui du vol et du crime. En cela votre région est bien placée. Le pouvoir veut en finir. Plus de vol. Plus de meurtre. Et plus de désobéissance. Il ne peut pas envoyer des hommes en armes pour imposer cette volonté. Alors il veut user d’une arme plus terrible : celle de la peur ! Il la regarde à nouveau. S’attarde dans ses yeux .Puis continue… - Un crime, vingt, cent, ont été perpétrés à Peyrebeille. Dans une auberge. Peut être aucun ? Peu importe. Ce qui compte c’est que la justice de l’Etat s’est mise en marche et elle doit aller jusqu’au bout, rien ne doit l’empêcher d’accomplir son œuvre. Il ne s’agit pas de punir ni même d’être équitable ! Non ! Il faut montrer que l’Etat est là comme ailleurs et qu’il est fort, il faut montrer que tout est possible au nom du roi, et gare à celles et ceux qui s’opposeront ! Il arrive au but. Il prend soin de bien la serrer dans ses bras. - Cette affaire de Peyrebeille est certainement un mauvais procès dont les premiers auteurs ont été les gens du peuple. Ils ont eux même désigné leurs coupables, ces gens que l’on veut contenter et tout à la fois mettre au pas. Les princes du pays peuvent-ils refuser des juges, des prisons et des bourreaux à un peuple insoumis ? Dès le début de cette affaire d’auberge rouge, la rumeur a accusé les Martin et leur valet. Je crois sincèrement qu’ils sont victimes d’un coup monté. Mais la justice du roi s’en est mêlée, avec ses petites mains, ses petits esprits, ses petits exécutants. Cette justice n’a aucune grandeur, et si sa petitesse l’oblige à rendre un jugement injuste susceptible de satisfaire le petit peuple et les petits intérêts des puissants de France, elle le rendra, aussi petit et injuste soit-il. - Tu veux me dire que les Martin et Rochette seront condamnés ? - Oui Marie. Tu as compris. - Et pourquoi me dis-tu cela ce soir ? - Parce que ce n’est pas une intuition, ce n’est pas un point de vue, c’est une certitude. Les accusés seront guillotinés. Je le sais. On me l’a dit ! Aujourd’hui même. Elle lève les yeux. Surprise. - Ne me demande pas qui m’a confié cela. Crois-moi. On m’a également dit que le Procureur du Roi t’inculpera si tu continues à prétendre que tu n’as pas couché à Peyrebeille le soir du 12 octobre - Mais je n’y étais pas ! Crie-t-elle. Ce qui n’impressionne pas Gaspard qui va au bout de son argument : - Je le sais. Tu devais savoir trop de choses et on a essayé de t’impliquer. Avec le témoignage de ce mendiant et les revirements des ouvriers agricoles, il n’y a plus que ta parole contre celle de tous les autres. Les dés sont pipés. Si tu t’imagines pouvoir sauver tes amis avec ton seul témoignage, ton cœur parles beau mais tu es dans le faux. Je te le redis. Les accusés iront à l’échaffaud, et si tu persistes tu risques de les suivre. ll ne l’a pas ménagée. Gaspard en est conscient. Et même honteux. Il est en train de lui forcer la main pour qu’elle trahisse la vérité, quitte à laisser partir ses amis à la guillotine. Il est surtout en train de l’inciter à adopter une attitude qu’il n’adopterait peut être pas. Mais il veut la sauver. Malgré elle. Et malgré lui. - Tu veux que je reviennes sur ma déposition, que je prétende avoir couché à la ferme des Martin, et puis ? demande-t-elle à bout de toutes raisons . - Je veux que tu aies la vie sauve répond-il en larmes…

Les formes sont en place. Toutes les formes d’hier, et des jours précédents. On aurait mis des épouvantails dans la salle d’audience du tribunal de Privas, le spectacle ne lui aurait pas paru plus grotesque. Ils sont tous dans une démesure d’inhumanité au point de ne plus être. Ou alors, de quelle façon !… Ils sont là, comme ils l’ont été, identiques, et pourtant, tout a changé. Ce procès a arrêté le temps. Plus rien n’est comme avant. Plus rien ne vie, plus rien ne bouge, plus rien ! Puisque tout le monde ment… Tout n’est que forme incertaine. Pâle représentation de ce que les hommes doivent faire. Elle regarde le juge, monsieur Fornier de Clausonne, vraisemblablement de noble lignée, héritier de sa fonction. Elle ne le trouve même pas laid. Malgré ses gesticulations et ses aboiements, cet homme est décidemment mort, bien avant d’avoir rendu son dernier souffle. Cet homme ne compte pas. Il ne compte plus. Elle regarde ses deux assesseurs dans leurs robes noires parées d’épaulettes blanches qu’elle voit rouges, couleurs de sang. Ils ont le visage aussi fermé que le cœur. Eux non plus n’ont plus aucune importance. Elle regarde le Procureur du Roi, celui qui accuse à tout bout de champ, avec son air plus dérisoire que méchant. Il croit incarner une Nation et son histoire. Il n’est que l’apparence de la véritable légitimité. L’histoire changera un jour, et ce qu’il fut sera balayé. Déjà, lui aussi n’est plus de ce monde. II a vendu son âme contre une charge. Elle regarde les avocats. Ils seront bien payés. Elle regarde les gens dans la foule. Certains se grattent la tête, d’autres le nez, les dames se coiffent, ou se ventilent. Elle voit leurs gesticulations et leur impatience. Chacun de leurs mouvements sont les ondulations du serpent. Morts. Beaucoup d’entre eux sont morts. Ils n’ont pas eu le courage d’ouvrir les yeux, de prêter l’oreille, de vivre de leur corps et de leur conscience, pour sentir les choses et se laisser aborder par la toute simple vérité. Elle a pourtant été lisible tout au long de ce procès, à condition d’avoir un esprit critique, ce que certains animaux possèdent et ne s’en déparent jamais. Ignorants ils étaient. Ignorants ils ont voulu rester. Anesthésiés. Conformes ! Toutes ces formes sont conformes. Les unes, celles de l’appareil judiciaire, n’ont pas voulu enquêter. Trop heureuses d’avoir des coupables offerts, il ne restait qu’à les condamner. Les autres, curieux ou faux témoins, se sont laissés embrigader dans les armées de l’obscurité. Ils sont dans le mal, ils vivent avec lui, peut être pour lui. Qu’ils fassent leur chemin… Ils sont identiques aux feuilles tombées de l’arbre à l’automne. Coupés de leurs racines. Sans sève. Secs. Ils n’auront pour générosité que de nourrir la terre. Elle regarde Pierre Martin. Il égraine son chapelet. Il est en bonne compagnie. Elle regarde Marie Breysse. Digne. La femme de l’auberge de Peyrebeille a toutes les raisons d’être abattue, et pourtant, elle se tient droite. Elle regarde Rochette. Il est apparaît dans toute sa candeur. Il est grand et fort. Il est rustre, mais il ressemble à un enfant. Elle regarde André Martin, toujours aussi angoissé. Et pourtant lui, il peut espérer. Le conseil municipal de Lanarce a présenté au tribunal un certificat d’honnêteté. Le peuple ne veut pas sa tête. Il la sauvera. Il sera le seul. Il sera même acquitté. « Ce certificat est pour lui comme un arrêt… de mort ». Elle le pense. Elle le vit dans sa chair. Plus rien n’est comme avant et elle pense autrement. Elle pense à son enfance et aux jardins du monde, aux joies, aux promesses, aux douleurs du froid et aux caresses du soleil, elle pense au bruit du vent et au confort de la petite maison familiale, elle pense à ses frères, à ses sœurs, à sa mère courage, et à son papa, tendre fil qui l’unit à l’éternité. Elle pense à ses printemps, ses erreurs, ses rires, ses chagrins. Elle pense à son été. Tout récent. Il s’appelle Gaspard. Il l’a inondée de bonheur. Elle voit ses yeux, son visage et ses mains. Elle sent son odeur, unique. Elle entend sa voix, sincère. Elle revit leurs émois. Les images se bousculent… Il apparaît dans l’auberge de l’Ouvèze. Il l’a pend dans ses bras pour la première fois. Il descend la calade qui mène au tribunal. Il rie à l’écoute de monsieur Auguste et se régale de son petit vin de noix. Il murmure une curieuse chanson où il est question de révolte. IL est là, près d’elle, au bord de l’Ouvèze, partageant le pique nique généreux préparé par Marguerite. Il est nu. Elle aussi… Il lui dit « je t’aime ». Elle lui répond « moi aussi ». Ils sont dans le vrai. Le beau. Le juste. Ce qui peut s’assembler. L’idéal. Ils sont vivants ! - Mademoiselle, je vous demande pour la dernière fois de me dire où vous avez passé la soirée et la nuit du 12 octobre 1831. Un juge est sorti de sa tombe pour l’inviter à l’y rejoindre . Elle s’appuie sur la barre pour ne pas tomber. Elle est fatiguée, très fatiguée. Elle est pâle. Prête à défaillir. Sa bouche est sèche. Elle aura de la peine à parler. Où était-elle dans la nuit du douze octobre mille neuf cent trente et un ? Quelle importance au regard des étoiles de cette nuit là et de toutes les autres. - J’ai couché chez Pierre Martin, à Peyrebeille.. La salle explose de satisfaction. Les juges jubilent. Les jurés notent. Les avocats se consultent. Les accusés sont indifférents à l’annonce. - Quelle personne étrangère était dans la maison ce soir là ? poursuit monsieur de Clausonne. - Messieurs Moulin, Raynaud, mais aussi… Sa voix est hésitante… - Un vieux paysan qui prétendait avoir perdu une génisse. Il a mangé puis il est allé se coucher dans la grange à foin. Elle avoue donc ! Enfin… Plus personne n’ose respirer. Que va-t-elle révéler de sanglant ? Elle reste silencieuse. Le juge l’interpelle et la questionne. Elle n’entend pas. Elle n’entend plus, sinon une voix qui raisonne en elle. Celle de Cyprien Coste. Elle ne le connaissait pas. Ce matin, il s’est discrètement présenté à elle à l’entrée du Tribunal et il lui a glissé à l’oreille : « Si vous ne répondez pas comme l’ont fait Moulin et Reynaud votre ami Gaspard est perdu. C’est un révolutionnaire. Nous avons des dossiers sur lui. Obéissez, sinon ce sera la guillotine pour lui aussi » Le juge s’agite. Que veut-il encore ? Elle s’en moque. Elle pense à Gaspard. Elle le sent près d’elle. Il la couvre de baisers. Elle s’enivre d’amour, offrant chaque parcelle de son visage à celui dont elle se sent la propriété. Il n’est pas devenu celui qu’elle voulait pour toujours, il était celui qui devait arriver. Elle ressent cela en tout point de son corps et au plus profond de son âme. Cette âme unique dont elle n’avait pas voulu se départir face aux menaces précises et pressentes du juge, cet âme don de l’au-delà, guide de sa vie, se trouve tout d’un coup unie à une autre âme. Finalement, elle en a deux… puisqu’il lui offre la sienne.

Les chauves souris se cognent désespérément au plafond du sombre couloir. Marie Breysse n’a pas dormi. Le révérend père Chiron, l’aumônier des prisons qui l’a accompagnée durant toute sa détention, est venu lui annoncer la nouvelle hier matin. - Vous partirez demain, aux aurores. Elle l’a regardé, a baissé les yeux, puis dans un sanglot étouffé, elle lui a répondu : - Père vous êtes un saint homme. Vous avez été très bon pour moi. Vous m’avez toujours soutenue. Si je n’ai pas renoncé, je dois vous avouer que c’est en partie grâce à vous. Alors maintenant… bénissez-moi et c’en sera fini ! - Je veux bien vous bénir mon enfant Et il s’exécute tout en parlant : - Mais sachez que demain vous serez accompagnée par mon suppléant et un autre vicaire. - Cela m’importe peu. Maintenant que j’ai reçu votre bénédiction je suis en paix avec Dieu, la Sainte Mère, Jésus et tous les Saint du paradis. Pour le reste, désormais, je n’aurai plus à faire qu’avec des hommes, simplement des hommes, et leur méchanceté ! - Ne parlez pas ainsi ! - Si mon père. Je parle de cette façon et j’en ai le droit. Je vais payer chèrement le poids de mon ressentiment pour ce monde. J’ai le droit… Là, elle s’est mise à pleureur vraiment, sur elle, sur son mari, sur Jean Rochette, sur tous ceux qu’elle laissait avec regrets sur le goût amer que lui avait apporté cette fin. Le prêtre lui a posé les mains sur la tête et les a accompagnées d’un baiser avant de sortir. Quand il fut hors des murs de la prison, il s’est lui aussi répandu en larmes. Et sans trop savoir pourquoi, il est allé dans tout Privas, faire une quête en faveur de trois condamnés. Elle secoue le bol que lui a déposé le gardien. Elle n’a pas faim. Deux hommes entrent dans sa cellule. Il y a un prêtre. Il lui tend la croix. Elle le regarde d’un œil noir et tourne la tête. - Allez viens ! ordonne le gardien. Elle prend son manteau, un châle et leur emboîte le pas. En arrivant à la porte, elle voit son mari et Jean Rochette. Ils l’embrassent. - Quel jour sommes-nous ? questionne-t-elle - Le premier octobre répond l’un des gardiens attroupés autour des condamnés qui prennent place dans une charrette à collier couverte de paille. Tout autour, il y a des hommes en arme. Les trois condamnés se regardent égarés. Quarante gendarmes et autant de fantassins vont les escorter jusqu’à Peyrebeille où l’échaffaud a été érigé, face à ce qui fut leur auberge, mais aussi leur vie et leur malheur. Des gens forment des attroupements tout au long du chemin. Ils sont peu nombreux jusqu’à Aubenas où le convoi fait une première halte. Il en va différemment lorsqu’ils reprennent la route vers Pont de Labeaume. La foule s’agglutine, pour les voir, pour les insulter, les traiter de voleurs ou d’assassins. Cette fois, tout le pays est là. Les soldats doivent fendre au milieu d’une masse qui chanter et qui crie ! Quand ils arrivent à hauteur du château de Ventadour, ils entendent le crin crin d’un vielleux malicieux : perché sur une tour en ruine, il joue la complainte de « l’officier descendu dans une auberge et sauvé par Jeanneton », pendant qu’un comparse vend la partition. Le convoi parvient à Mayres dans la soirée de ce premier jour d‘octobre. Les condamnés sont dirigés vers des cellules où ils passent une nuit agitée, troublés par le spectacle qui leur fut offert tout au long du jour et par ce qui les attend au bout de cette dernière randonnée. Deux octobre mille neuf cent trente trois. Le convoi s’ébranle de bon matin. Pierre Martin prie. Incessamment. Jean Rochette ne parvient plus à retenir ses larmes. La montée du col de la Chavade est rude pour les chevaux. Il y a peu de monde aux abords, mais arrivés au sommet, c’est de nouveau la cohue, la foule est bruyante, haineuse, ignorante de beaucoup de choses mais… persuadée d’une joie qui nettoie les corps ! Il en va ainsi jusqu’à Peyrebeille. Les gens d’Ardèche, de Haute Loire ou de Lozère, se sont levés très tôt le matin, pour ne rien manquer de cette fête. Plusieurs dizaines de milliers de personnes sont là. Pierre Martin commente : - Ca coûtera gros à la foire du Béage Les condamnés voient leur maison se profiler et devinent une forme inhabituelle tout à côté. Elle s’élance vers les nuages. Jean Rochette reconnaît un garçon dans la mêlée. Il lui jette son manteau en criant : - Tiens prends-le ! Là où je vais-je n’en aurai pas besoin. Tout à l’heure, tour à tour, ils vont monter sur l’échafaud. La foule criera et applaudira à chaque fois que le couperet tombera. Les pageots auront inventé leur Golgotha. Un albenassien de trente ans se trouve au cœur de cette mêlée. Un homme plutôt bien habillé. Il est là depuis la veille. Il a dormi dans un pré. Il cherche une femme. Désespérément, tel un enfant qui a perdu sa mère. Ou un mari qui a perdu son épouse. Ou encore le père qui cherche son enfant… Il l’a déjà réclamée à cent personnes au moins. Personne n’a su lui répondre. Cela fait trois mois qu’il l’a cherche. Depuis le vingt six Juin. Il l’a quittée aux abords du palais de justice de Privas, un peu avant huit heures du matin. Il ne l’a pas vue le soir, comme convenu. Depuis, il a visité toutes les personnes de sa famille et toutes ses connaissances. Certains lui ont dit qu’elle a définitivement quitté ce monde, de son plein gré. D’autres prétendent qu’elle est entrée dans les ordres. Dans les deux cas, il l’a perdue. Pour toujours ou tout au moins tous les jours de cette vie. - Pardon ! Il fend la foule, les yeux hagards, il parle tout seul et répètera à jamais : - Marie où est tu ?

Le deux octobre mille neuf cent trente trois, Pierre Martin, son épouse Marie Breysse, et leur valet Jean Rochette, sont guillotinés en présence de trente mille personnes face à l’auberge de Peyrebeille (Ardèche). Cette ampleur marque l’importance accordée aux suppliciés condamnés par la Cour d’Assise de l’Ardèche après un an et demi d’instruction et de longues journées d’audience. Si la voix populaire prête plus de cinquante crimes de sang à ces aubergistes, les jurés Ardéchois n’ont pu délibérer que sur six méfaits, dont un seul leur a parû suffisamment avéré pour les envoyer à l’échafaud. Le mythe de l’auberge rouge est né, un mythe à deux visages énigmatiques : Qu’en est-il des nombreux crimes qui leur ont été abondamment attribués ? Leur procès a-t-il été équitable ? Sont ils réellement coupables ? De nombreux chercheurs, historiens, juristes, romanciers, certains mêlant plusieurs de ces qualités, se sont interrogés à ce propos et ont mené l’enquête. Celles-ci n’ont pas été facilitées par un élément de poids : les archives du procès qui eut lieu au mois de Juin mille neuf cent trente trois à Privas ont disparu… Qu’à cela ne tienne. La volonté et l’inventivité ont été tenaces. Si personne n’est capable d’apporter aujourd’hui la preuve de la culpabilité ou de l’innocence des aubergistes de Peyrebeille, on peut apporter un éclairage qui sera nouveau pour les uns, déterminants pour les autres. Ce roman s’appuie sur ce souci de vérité en proposant une intrigue proposée par la plume de Joseph Malzieu, avocat au barreau du Puy en Velay de 1905 à 1960. Joseph Malzieu qui a étudié cette affaire sous l’angle judiciaire notait à propos du témoignage capital de Marie Armand, une lingère de Saint Cirgues en Montagne : « L’audience est levée. La lingère retourne à son auberge. Quelle nuit y sera la sienne… Quelles sollicitations viendront l’assaillir ? ».

Marie Armand nous invite à lever le voile sur le mystère de l’auberge de Peyrebeille.