1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze Revue de l'association française de recherche sur l'histoire du cinéma

67 | 2012 Varia

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/1895/4511 DOI : 10.4000/1895.4511 ISSN : 1960-6176

Éditeur Association française de recherche sur l’histoire du cinéma (AFRHC)

Édition imprimée Date de publication : 1 juin 2012 ISBN : 978-2-913758-69-8 ISSN : 0769-0959

Référence électronique 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 67 | 2012 [En ligne], mis en ligne le 01 juin 2015, consulté le 02 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/1895/4511 ; DOI : https://doi.org/ 10.4000/1895.4511

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© AFRHC 1

SOMMAIRE

Point de vue

Pathos et Praxis : Eisenstein contre Barthes Georges Didi-Huberman

Persona : le regard du refus François Albera

Études

Des parents italiens pour les Enfants du Paradis Jean-Pierre Berthomé et Guillaume Vernet

Bazin/Aristarco : une relation en montage alterné Delphine Wehrli

Archives Ouvrons Bazin ! dossier coordonné par François Albera et Laurent Le Forestier

Introduction François Albera

Bazin no kamikakushi (la disparition Bazin) Hervé Joubert-Laurencin

« Bazin, ouvre-toi ! » Laurent Le Forestier

La profondeur de champ et la crise du sujet en débat (1945-1949) Georges Sadoul et André Bazin

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Actualités

Chroniques

Livres

Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, Écrits Textes réunis par Philippe Lafosse et Cyril Neyrat, Paris, Independencia éditions. Benoît Turquety

Thomas Elsaesser, Malte Hagener, Le Cinéma et les sens : théorie du film Rennes, Presses Universitaires de Rennes Michèle Lagny

Olivier Mœschler, Le Cinéma suisse, une politique culturelle en action : l’État, les professionnels, les publics Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, collection « le savoir suisse Frédéric Gimello-Mesplomb

Une histoire du film utilitaire : le « Gebrauchsfilm » suisse des années 1900 à 1960. Enjeux et perspectives : Yvonne Zimmermann, Pierre-Emmanuel Jaques, Anita Gertiser Schaufenster Schweiz. Dokumentarische Gebrauchsfilme 1896-1964, Limmat Verlag, Zurich Roland Cosandey

Revue

Studies in East European Cinema (2010-2011) Ania Szczepanska

Notes de lecture

Susan Hayward, French Costume Drama of the 1950s, Fashioning Politics in Film Bristol, UK, Intellect, The Mill, and Chicago, Intellect, Chicago Press University Michèle Lagny

Román Gubern et Paul Hammond, Luis Buñuel, The Red Years 1929-1939 Wisconsin, University of Wisconsin Press Mélisande Leventopoulos

Jessie Martin, Décrire le film de cinéma : au départ de l’analyse Paris, Presses Sorbonne Nouvelle Marie Frappat

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Livres reçus

Livres reçus

Revues reçues

Revues reçues

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Point de vue

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Pathos et Praxis : Eisenstein contre Barthes Pathos and praxis : Eisenstein against Barthes

Georges Didi-Huberman

NOTE DE L’ÉDITEUR

Cet article reprend une intervention prononcée lors de la Journée d’études du 28 mai 2011 à l’INHA – « S.M. Eisenstein. Histoire, Généalogie, Montage » – organisée par le Centre de Recherche en Esthétique du Cinéma et des Images et l’Institut de Recherche sur le Cinéma et l’Audiovisuel, sous la direction d’Antonio Somaini. Il paraîtra en anglais avec d’autres essais dans le volume consacré aux Notes pour une Histoire générale du cinéma d’Eisenstein à Amsterdam University Press en 2013.

1 Les notes inédites d’Eisenstein pour une Histoire générale du cinéma1 apparaissent, dans leur globalité, comme l’esquisse protéiforme d’une grande entreprise dialectique constamment animée par un double rythme, quelque chose comme une respiration ou un perpétuel battement de cœur. D’un côté Eisenstein comprend le cinéma comme une sorte de gigantesque diastole, une extraordinaire ouverture du champ de l’image : il en appelle donc à une anthropologie dans laquelle viennent se bousculer les dithyrambes grecs et les pèlerinages chrétiens, le théâtre de marionnettes et la peinture en grisaille, les Égyptiens et Picasso, les rouleaux chinois et les retables de Van Eyck, les poteries péruviennes et les poèmes de Verlaine, le théâtre javanais et le photomontage constructiviste, parmi les innombrables exemples convoqués… Il s’agit de situer le cinéma à la pointe d’une observation générale sur l’efficacité des images et les mouvements – psychiques, physiques, sociaux – qu’elles requièrent et qu’elles suscitent en même temps. Voilà pourquoi Eisenstein, en dépit du scientisme « socialiste » et des prises de parti auxquelles il fut constamment requis de rendre des comptes, n’a jamais hésité à concevoir les images dans la perspective pluridisciplinaire d’une sorte de mythopoïétique, perspective que l’on trouve à l’œuvre chez nombre de ses

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contemporains tels qu’Aby Warburg ou Marcel Mauss, Carl Einstein ou , par exemple.

2 D’un autre côté – qui n’a rien de contradictoire avec le premier –, Eisenstein aborde le cinéma en praticien et en penseur matérialiste. Il engage alors, par un mouvement de systole, pourrait-on dire, un resserrement du point de vue sur le lieu crucial de sa théorie du montage, là où tout se refend et se réorganise concrètement : je veux parler du choc visuel que suppose sa conception dialectique et dynamique des images. Voilà pourquoi il se situe également dans la proximité avec des artistes ou des penseurs tels que Bertolt Brecht ou László Moholy-Nagy, Walter Benjamin ou Ernst Bloch. Il faut rappeler, par exemple qu’Ernst Bloch aura compris le montage comme la procédure centrale de toute la modernité artistique – l’« héritage de notre temps », disait-il, soit tout ce qui nous reste de la « cohérence effondrée » d’un monde ayant eu à subir les ravages du premier conflit mondial2.

3 Rappelons aussi comment Walter Benjamin situait cette économie du choc dans les montages épiques – théâtraux, mais d’emblée saisis dans leur proximité au cinéma – chez Bertolt Brecht : Le théâtre épique, comparable en cela aux images de la bande cinématographique, avance par à-coups. Sa forme foncière est celle du choc, par lequel des situations particulières de la pièce, bien détachés les unes des autres, vont se heurter les unes aux autres. […] Ainsi se créent des intervalles qui entravent plutôt l’illusion du public. Ils paralysent sa disposition à s’identifier. Ces intervalles sont réservés à sa prise de position critique (envers le comportement représenté des personnages et envers la manière dont il est représenté)3.

4 La difficulté de comprendre Eisenstein tient, évidemment, à la dialectique hétérodoxe qu’il met en œuvre en dépit de tous les usages idéologiques et théoriques habituels. Il ne réduit jamais sa « vérité », ni à un savoir absolu qui serait issu du dépassement spéculatif des antinomies, ni à une position absolue qui serait issue du conflit entre deux partis opposés (« illusion » contre « vérité », par exemple). Dans sa dialectique interviennent constamment – voilà l’hétérodoxie – le mythos dans le logos (selon la leçon des anthropologues ou de la psychanalyse freudienne) et le pathos dans la praxis (selon la leçon des poètes ou, encore une fois, de la psychanalyse, mais aussi de la psychologie des émotions développée par Lev Vygotski4). Il lui fut, par exemple, impossible de dégager une connaissance du Mexique contemporain sans faire appel à ses mythes, ses croyances, ses superstitions, ses rituels, ses survivances, tout cela qui forme un matériau temporel où devait se comprendre, à ses yeux, l’énergie même des Mexicains pour s’émanciper de leurs séculaires aliénations et pour trouver les conditions de leur propre futur révolutionnaire.

5 Il fut tout aussi vain, aux yeux d’Eisenstein, de vouloir comprendre la praxis révolutionnaire sans faire appel au pathos qui en fournit, pourrait-on dire, les prémisses mêmes de passage à l’acte corporel. Parce qu’elle a été mal comprise – ou tout simplement refusée –, cette dialectique hétérodoxe du pathos et de la praxis a conditionné en grande partie les débats inhérents à la réception de l’œuvre d’Eisenstein. Par exemple, l’affiche conçue par Alexandre Rodtchenko pour le Cuirassé Potemkine, en 1925 (fig. 1), construit une antinomie violente de canons pointés et des foules massacrées sur l’escalier d’Odessa ; elle suggère donc la prise de parti que furent obligés d’adopter les différents corps d’armée vis-à-vis du peuple qui se soulevait. Tandis que le montage, produit ultérieurement par Naoum Kleiman à partir des photogrammes du Cuirassé Potemkine, suggère une prise de position bien plus complexe,

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bien plus anthropologique, comme réglée sur un atlas – un montage – de multiples « formules pathétiques » (fig. 2), ainsi qu’Eisenstein lui-même en avait donné l’aperçu dans la double page conçue en 1930 pour la revue Documents à partir des photogrammes de la Ligne générale (fig. 3-4).

6 Le rapport établi par Eisenstein entre pathos et praxis – soit entre les modifications corporelles des sujets atteints par l’histoire et les modifications historiques agies par les sujets politisés –, ce rapport semble bien construit, composé, monté à chaque fois, dans quelque chose dont la complexité nous empêche, finalement, de réduire son œuvre à une mystique jungienne d’un côté (soit à un art de l’extase ou du lyrisme pathétique), à une propagande stalinienne de l’autre (soit à un art du message ou du mot d’ordre). Les images d’Eisenstein fascinent, mais elles exaspèrent aussi. Car rien n’est plus exaspérant d’être fasciné, ou de se voir « transporté hors de son siège de spectateur », comme le cinéaste prétendait en susciter l’expérience. Rien n’est plus exaspérant, pour un discours de la vérité, de se sentir risquer d’être dupe de l’image.

*

7 On sait le rôle considérable qu’a joué en France, dans la reconnaissance des phénomènes idéologiques dont les images sont investies, la critique, par Roland Barthes, de nos « mythologies » contemporaines5. Barthes a rejeté le mythos en tant que mensonge sur la praxis historique (au bénéfice de l’épos, par exemple), comme il a rejeté le pathos en tant que mensonge esthétique contenu dans les effets de « choc » (au bénéfice du punctum, par exemple). Certes, il a introduit un légitime soupçon face aux images « médiatiques » de la douleur, en particulier lorsque celles-ci font montre de sensationnalisme et de sentimentalisme. Mais il a, dans le même temps, simplifié le problème de manière si élégante que ses disciples auront, comme pour prolonger l’élégance du style de sa pensée, reconduit ses simplifications sans trop y prendre garde. Par exemple, Barthes s’est penché sur une « photo-choc » qui représentait « la douleur de la fiancée d’Aduan Malki, le Syrien assassiné » : ayant à peine dénoncé dans d’autres photographies une « surconstruction » qui veut trop « signifier l’horrible pour que nous l’éprouvions », il admettait que dans celle-ci « le fait surpris éclate dans son entêtement, dans sa littéralité, dans l’évidence même de sa nature obtuse ». Mais il refusait aussitôt de recevoir le tragique de cette image qui n’incite, selon lui, qu’à une « purge émotive », par différence avec la construction épique de l’histoire, celle qui, selon Brecht, permettrait seule une « catharsis critique » (mais le mot catharsis ne veut- il pas, justement, signifier la « purge émotive » ?)… Tout cela pour ramener – pour simplifier – l’horreur photographiée à la seule situation du spectateur confortablement installé devant la photographie : « L’horreur vient de ce que nous la regardons du sein de notre liberté »6.

8 Roland Barthes, dans les mêmes années, fit un mémorable compte rendu critique de l’exposition photographique The Family of Man conçue par Edward Steichen7. Il s’est alors retrouvé devant d’autres images pathétiques, d’autres images de la douleur (mais aussi du plaisir), d’autres images de la mort (mais aussi de la vie) ; il a vu les pleureuses d’Alvarez Bravo au Mexique, de Margaret Bourke-White en Inde et en Corée, d’Eugene Smith dans les ghettos noirs américains8… Or, plutôt que de regarder ces images pour elles-mêmes – dont certaines, il ne le dit jamais, sont tout simplement admirables –, Barthes aura préféré élargir son point de vue et, du coup, protester en général contre la

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« très vieille mystification » qui, selon lui, donnait à l’exposition son principe même : « supprimer le poids déterminant de l’Histoire » en postulant « l’universalité des gestes humains » sur la base d’une « communauté de Nature », d’une « grande famille de l’Homme » formant unité – unité « magique » et ambiguë dans ses conséquences politiques – par-delà toutes ses variations, toutes ses injustices historiques9. Ce que Barthes tentait là de simplifier ? D’abord, que l’exposition Family of Man ne fut peut-être pas, autant qu’il voulut le dire, éloignée d’un point de vue sur l’histoire : en témoignent, par exemple, les nombreuses références aux guerres récentes, aux génocides, à la terreur politique. On pourrait presque voir dans cette exposition une réponse photographique à l’introduction, par le tribunal de Nuremberg – qu’évoquent certaines images choisies par Steichen – du concept juridique de « crime contre l’humanité ». D’autre part, nous savons qu’à travers des œuvres telles que l’Espèce humaine de Robert Antelme10, il était possible, en ces mêmes années, de parler des « gestes humains » sans sacrifier à la mièvrerie spiritualiste que Barthes veut, à bon droit, dénoncer.

9 L’une des grandes préoccupations de Barthes, dans son regard porté sur les images, aura toujours été de distinguer deux régimes de sens que l’article des Mythologies consacré aux « photos-chocs » nomme déjà très précisément : d’un côté s’impose le « signe pur », c’est-à-dire le signe visuel qui cherche la « lisibilité parfaite » et donc, à ce titre même, « ne nous désorganise pas », comme Barthes l’écrit superbement ; de l’autre côté surgit la « nature obtuse » d’une « évidence » irréductible, cela même qui, dans une image, peut nous atteindre, nous bouleverser, délivrer une vérité11. Nous devons, alors, convenir d’un renversement des hiérarchies auxquelles veut nous obliger le raisonnement iconographique standard : la « lisibilité parfaite » d’une image est désormais à envisager comme un effet rhétorique comparable à ce que, dans un contexte littéraire, Barthes nommait, justement, « l’effet de réel »12, quelque chose comme un cliché réaliste. À l’inverse, quand « le fait surpris éclate dans son entêtement » et, du coup, rend l’image mystérieuse, le réel fait retour par une sorte de contre-effet où se délivre une expérience de l’étrangeté que, plus tard, Barthes choisira de nommer le punctum.

10 Cette distinction – ô combien féconde – entre les deux régimes signifiants de l’image a été théorisée par Barthes, entretemps, sous la terminologie du « sens obvie » et du « sens obtus »13. Or, il n’est pas sans intérêt de remarquer que l’exemple sur lequel Barthes développait sa distinction n’est autre qu’une série d’images de lamentations prises dans le Cuirassé Potemkine d’Eisenstein. Il s’agissait donc de situer où de telles images ne rendaient visible que de la « signification » (sens obvie) et où elles parvenaient à délivrer de la « signifiance » (sens obtus), selon un vocabulaire manifestement emprunté à Jacques Lacan. Barthes ne voit d’abord, dans ces femmes éplorées, que du « sens obvie […] à l’état pur » : manière de « lire » le cinéma d’Eisenstein comme une iconographie saturée d’emphase, de sursignification, de « décoratisme » gestuel – jusque dans le rapport établi avec la tradition picturale de la Pietà –, soit, pour finir, une simple rhétorique réaliste, pétrie de clichés, et à laquelle il dénie toute polysémie, toute puissance d’ambiguïté :

11 L’« art » de S. M. Eisenstein n’est pas polysémique : il choisit le sens, l’impose, l’assomme (si la signification est débordée par le sens obtus, elle n’est pas pour cela niée, brouillée) ; le sens eisensteinien foudroie l’ambiguïté. Comment ? Par l’ajout d’une valeur esthétique, l’emphase. Le « décoratisme » d’Eisenstein a une fonction économique : il profère la vérité. Voyez l’image IV [fig. 5] : très classiquement, la

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douleur vient des têtes penchées, des mines de souffrance, de la main qui sur la bouche contient le sanglot ; mais tout cela une fois dit, très suffisamment, un trait décoratif le redit encore : la superposition des deux mains, disposées esthétiquement dans une ascension délicate, maternelle, florale, vers le visage qui se penche ; dans le détail général (les deux femmes), un autre détail s’inscrit en abyme : venu d’un ordre pictural comme une citation des gestes d’icônes et de Pietà, il ne distrait pas le sens mais l’accentue ; cette accentuation (propre à tout art réaliste) a ici quelque lien avec la « vérité » : celle de Potemkine. Baudelaire parlait de « la vérité emphatique du geste dans les grandes circonstances de la vie » ; ici, c’est la vérité de la « grande circonstance prolétarienne » qui demande l’emphase. L’esthétique eisensteinienne ne constitue pas un niveau indépendant : elle fait partie du sens obvie, et le sens obvie, c’est toujours, chez Eisenstein, la révolution14.

12 Puis, Roland Barthes saisit au vol, dans la même séquence de Potemkine – où sont mises en scène les funérailles du matelot Vakoulintchouk –, un unique photogramme qui fait tout à coup chanceler, selon lui, la signification obvie des images et leur « message de douleur » :

13 La conviction du sens obtus, je l’ai eue la première fois devant l’image V [fig. 6]. Une question s’imposait à moi : qu’est-ce donc qui, dans cette vieille femme pleurante, me pose la question du signifiant ? Je me persuadais vite que ce n’étaient, quoique parfaits, ni la mine ni le gestuaire de la douleur (les paupières fermées, la bouche tirée, le poing sur la poitrine) : cela appartient à la signification pleine, au sens obvie de l’image, au réalisme et au décoratisme eisensteiniens. Je sentais que le trait pénétrant, inquiétant comme un invité qui s’obstine à rester sans rien dire là où on n’a pas besoin de lui, devait se situer dans la région du front [et cela dans] un rapport ténu : celui de la coiffe basse, des yeux fermés et de la bouche convexe. […] Tous ces traits (la coiffe loustic, la vieillarde, les paupières qui louchent) ont pour vague référence un langage un peu bas, celui d’un déguisement assez pitoyable ; joints à la noble douleur du sens obvie, ils forment un dialogisme si ténu, qu’on ne peut en garantir l’intentionnalité. Le propre de ce troisième sens est en effet […] de brouiller la limite qui sépare l’expression du déguisement, mais aussi de donner cette oscillation d’une façon succincte : une emphase elliptique, si l’on peut dire…15.

*

14 Ces deux passages méritent que l’on s’y penche un instant. Dans le premier, Roland Barthes ne parle de l’« art » d’Eisenstein qu’entre guillemets : des images qui « foudroient l’ambiguïté » par « emphase » et « décoratisme », un cinéma qui prétend « proférer la vérité » de la révolution prolétarienne, tout cela ne fait selon lui que du « sens obvie », quand l’art véritable ne se reconnaît, du moins est-ce la thèse implicitement contenue dans ces lignes, qu’à délivrer son précieux « sens obtus ». Si la toute fin du texte est consacrée par Barthes à une lourde défense du photogramme comme « saisie » authentique du film – je la dis lourde parce que je la sens gênée par ses propres paradoxes et, notamment, par ses références à la théorie eisensteinienne du montage qui propose exactement le contraire , c’est peut-être qu’il pressent, dans son analyse des images isolées et immobiles des pleureuses, tout ce qu’il perd des images montées et explosives du film lui-même.

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15 Il suffit de revoir la séquence d’où ces photogrammes ont été extraits pour s’en rendre compte. Cette séquence fait partie, bien sûr, d’une narration épique ayant la révolution pour motif principal. Mais le motif n’y fonctionne justement pas comme « sens obvie », « signe pur », unité narrative douée de « lisibilité parfaite » : il ne se donne à voir que dans un montage de différences d’où le « sens obtus » fuse à chaque instant, dans chaque intervalle, pour peu qu’on veuille bien se rendre attentif au rythme, à la pulsation même de ces différences. Nous sommes au début de la troisième partie du film, intitulée à la manière d’un slogan politique ou d’un chapitre des romans de Victor Hugo : « La mort demande justice ». Mais ce qu’on voit alors défait immédiatement le sens obvie de cette phrase : c’est un espace de brume inquiétante d’où surgissent, comme dans les tableaux de Caspar David Friedrich, de lents et silencieux voiliers. Tout, alors, s’organise en jeu de contrastes : gréements à l’ancienne (voiles, mâts, cordages) sur fond de docks industriels (grues mécaniques), par exemple. Puis, lorsqu’on aura aperçu le cadavre exposé de Vakoulintchouk, on continuera de voir les hommes pêcher tranquillement dans le port et un petit chat manger son bout de poisson. Lorsqu’on verra la foule descendre l’immense escalier vers le mort ou marcher sur la majestueuse jetée courbe, on s’attardera néanmoins sur le linge qui pend, les triviales culottes, les filets de pêche suspendus en l’air.

16 Ce que Barthes ne voit pas, surtout, est que la douleur des femmes devant le mort – douleur « classique », dit-il, douleur unilatéralement « décorative » selon lui – n’apparaît pas comme une forme fixe, mais comme un rythme musical, un motif toujours dialectisé, un geste toujours complexifié, un affect voué à sa nécessaire transformation. Si Eisenstein ne se contente pas de montrer des pleureuses et choisit plutôt de les monter dans une extraordinaire variété d’images adjacentes – ainsi, la vieille femme sur laquelle Barthes aura concentré son attention apparaît-elle à trois moments très différents de la séquence, manifestement pour raconter trois états différents de son corps de douleur –, c’est que la lamentation est comprise ou, mieux, construite par le cinéaste dans un sens qui n’est ni fixé, ni obvie. On découvre que le deuil n’affecte si « classiquement » les corps, selon la forme Pietà qu’Eisenstein tire des canons iconographiques de l’icône russe, qu’à trouver en lui-même une énergie autre destinée, précisément, à détruire cette forme classique : d’une image à la suivante, la lamentation se fait imprécation ; les pleurs de chacun deviennent chants de tous ; l’abattement religieux fait place aux protestations politiques de la pasionaria et du jeune militant dont on comprend que les discours, désormais, « réclament justice ». Nous voici donc passés de la sphère religieuse à la sphère politique, et il fallait l’effet (l’emphase) de la première pour que se délivre le contre-effet (le passage à l’acte) de la seconde.

17 Un moment crucial de la séquence est celui où, parmi la foule, un bourgeois, devant les gestes traditionnels de la déploration – gestes chrétiens orthodoxes, gestes de piété « populaire », comme on dit – va crier, en toute irrationalité, « Mort aux youpins ! » (sans doute vise-t-il les jeunes tribuns, mais on comprend alors qu’Eisenstein n’aime rien tant que construire des situations manifestes sur la base de significations latentes ou symptomales). À partir de ce moment, les « corps de douleur » et de lamentation se verront animés d’une toute nouvelle énergie : le bourgeois se fait lyncher, les femmes hurlent de colère, une sorte de joie sauvage s’empare de toute la foule en deuil. Révolution, en effet : révolution dans les affects, dans les gestes, dans les corps, dans les décisions collectives.

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18 Eisenstein ne s’est pas contenté de mettre en regard un monde ancien (celui des vieilles pleureuses) et un monde nouveau (celui des jeunes révolutionnaires), puisque les hommes aussi, dans cette séquence, laissent couler leurs larmes et que les veilles pleureuses, elles aussi, savent transformer leur douleur en fureur et en révolte. Le cinéaste introduit là un désir et une violence qui dépassent tout sens obvie. Or, il le fait grâce à la mise en œuvre d’une mémoire plus subtile, plus profonde que tout ce que Barthes aura voulu reconnaître dans le côté « loustic » – expression un peu canaille choisie pour dénoter l’effet de punctum visuel lié au seul accoutrement – de la vieille pleureuse. Cette vieille pleureuse est bien plus que « loustic » : elle est anachronique en ce qu’elle puise dans les formes les plus traditionnelles du geste funéraire pour en retirer une forme nouvelle de protestation révolutionnaire. On s’aperçoit enfin que, par le montage constant d’ordres de grandeur hétérogènes – le cadavre du matelot avec le petit chat qui mange, la foule gravement réunie avec les sous-vêtements qui sèchent au soleil –, Eisenstein donne à voir en permanence ce « sens obtus » que Barthes ne reconnaît qu’une seule fois dans le contraste statique entre la « noble douleur » de la pleureuse et son « déguisement assez pitoyable ».

*

19 Roland Barthes aura donc suggéré, jusque chez ses meilleurs disciples postmodernes, cette attitude de recul qui tient pour regard critique ce qui, souvent, se révèle comme un refus de regard. C’est ainsi que, dans un numéro célèbre des Cahiers du cinéma intitulé « Images de marque », Alain Bergala n’a voulu voir, dans les images photographiques de douleur et de lamentation, que « l’identification poisseuse à la victime, à ce semblable dont le destin bascule » et par quoi, selon lui, « la photo se donne à désirer comme fétiche, souvenir-écran »16. Moyennant quoi, devant l’image célèbre du groupe de femmes et d’enfants arrêtés par les nazis dans le ghetto de Varsovie, pour ne pas avoir à s’apitoyer, il aura préféré « surprendre » – ou plutôt soutirer – du « troisième sens » barthésien dans le seul accessoire vestimentaire, la casquette du petit juif17, sans dire un mot de l’événement lui-même que constituent, au premier regard, toutes ces mains levées, tous ces corps pétrifiés et tous ces regards fous de peur sous la menace de mort que l’image documente avec une insupportable précision. On pourrait dire que, pour une bonne partie de la critique post-barthésienne – et post-lacanienne –, le pathos serait le pire de l’image, étant entendu que l’Imaginaire serait déjà le pire du Symbolique : une illusion lamentable, en somme. Une « captation », une méconnaissance, une erreur. N’y aurait-il donc, dans les images de lamentation, que des images lamentables ?

20 Mais ce point de vue est trivial, défensif voire moraliste. Le mépris du pathos dans le champ politique s’apparente au rejet du kitsch – le « mauvais genre », la « faute de goût » – dans le champ esthétique. On peut le déconstruire de différentes façons : grâce à l’esthétique des intensités selon Friedrich Nietzsche, l’anthropologie des Pathosformeln selon Aby Warburg, la métapsychologie des affects et des représentations selon Sigmund Freud, l’ethnologie de l’« expression obligatoire des sentiments » selon Marcel Mauss, la poétique des passions selon Erich Auerbach, la « sociologie sacrée du monde contemporain » selon Georges Bataille ou, plus récemment, ce qu’on pourrait nommer la « politique pathétique » selon Pier Paolo Pasolini et Glauber Rocha. Comment ne pas voir, surtout, que la meilleure réponse à la critique barthésienne du pathos se trouve

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dans le film même d’Eisenstein et, plus généralement, dans la poétique du grand cinéaste et théoricien qu’il était ?

21 D’une part, les scènes de deuil et de lamentation occupent presque toujours chez Eisenstein des positions charnières dans ses constructions dramaturgiques : on peut le voir dans la Grève, qui se termine sur la vision des cadavres de grévistes assassinés, vision dont l’axe légèrement plongeant, à hauteur d’homme, est celle-là même de quelqu’un qui viendrait constater (selon le point de vue de l’histoire ou de la praxis) ou se recueillir (selon le point de vue du deuil ou du pathos). Il y a aussi, dans Octobre, des révolutionnaires morts que « pleure », pour ainsi dire, la caméra elle-même ; sans compter l’inversion structurale de cette situation dans la fameuse scène d’« Orphée mis à mort par ses ménades (ses bourgeoises) mêmes »…

22 Dans la Ligne générale, on pleure collectivement un taureau empoisonné. Dans Que viva Mexico !, les rituels de deuil – mi-païens, mi-chrétiens – traversent toute la narration, dans une économie des images qui oscille constamment entre style documentaire et composition surréaliste. Quant à la construction du Pré de Béjine, elle est tout entière tendue entre deux scènes funéraires, deuil de la mère au début et deuil de l’enfant à la fin. Dans Alexandre Nevsky, on pleure bien sûr la bravoure des soldats morts au champ d’honneur. Dans Ivan le terrible, enfin, les veillées funèbres sont grandiloquentes et menaçantes comme elles l’étaient sans doute sous Staline : elles sont paranoïaques et politiquement détournées, amoureuses mais aussi vengeresses, conspiratoires et excessives jusqu’à la folie.

23 Il faudrait, d’autre part, engager un travail spécifique pour prendre la mesure de la réponse théorique apportée par Eisenstein lui-même en vue de dégager le pathos de toute faiblesse « psychologique », c’est-à-dire en vue de produire des images de lamentation qui ne fussent pas pour autant des images lamentables : bref, des images du pathos qui ne fussent pas pour autant déconnectées de la praxis et de l’histoire politique. Dès 1922, Vladimir Maïakovski prenait position contre le cinéma « pleurnichard » d’Hollywood : Pour vous le cinéma est un spectacle. Pour moi, c’est presque un moyen de comprendre le monde. Le cinéma – pourvoyeur de mouvement. […] Le cinéma – un semeur d’idées. Mais le cinéma est malade. Le capitalisme a recouvert ses yeux d’or. D’habiles entrepreneurs le conduisent par la main dans les rues. Ils ramassent de l’argent en touchant le cœur avec leurs sujets pleurnichards. Nous devons mettre fin à cela18.

24 Eisenstein lui-même a repris cette critique. Mais il n’a pas voulu ignorer pour autant l’ancrage du pathos au cœur même de la praxis révolutionnaire. Ce que construit la scène du deuil, dans le Cuirassé Potemkine, n’est autre que la transformation dialectique des peuples en larmes vers leur puissance historique en tant que peuples en armes. C’est ainsi que le deuil apparaît comme une charnière – Eisenstein dit : une césure, reprenant implicitement, sur le plan cinématographique, le principe hölderlinien de la césure poétique – entre l’inertie d’accablement du peuple et son mouvement d’émancipation :

25 En effet, approximativement en son milieu, le film est coupé par le temps mort d’une césure ; le mouvement tumultueux du début s’arrête complètement, pour reprendre une deuxième fois son élan dans la seconde moitié du film. […] Le rôle d’une telle césure incombe à l’épisode de Vakoulintchouk mort et aux brumes d’Odessa. […] Quelques plans de poings qui se serrent, [voilà qui] permet au thème du deuil du supplicié de faire le bond dans le thème de la colère [fig. 7-8]19.

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26 Eisenstein a dit quelque part – dans son essai de 1933 sur le cinéma et la littérature – que la scène du deuil, dans le Potemkine, était intimement liée pour lui au souvenir d’un vers poétique : « Un silence de mort était suspendu en l’air »20. Comment ne pas se souvenir aussi du chapitre composé par Victor Hugo, dans les Misérables, sous le titre « Un enterrement : occasion de renaître », et où l’on peut lire, entre autres phrases : « Comme tout ce qui est amer, le deuil peut se tourner en révolte »21 ? Comment ne pas reconnaître au pathos son rôle charnière dans toute praxis historique ?

NOTES

1. S. M. Eisenstein, Notes pour une Histoire générale du cinéma (1946-1947), établi par Naoum Kleiman, introductions de N. Kleiman, Antonio Somaini et François Albera [à paraître en français à l’AFRHC]. 2. Ernst Bloch, Héritage de ce temps, trad. J. Lacoste, Paris, Payot, 1978 [1935], p. 9. 3. Walter Benjamin, « Qu’est-ce que le théâtre épique ? » [2e version], trad. P. Ivernel, Essais sur Brecht, Paris, La Fabrique, 2003 [1939], p. 45. 4. Cf. Lev Vygostski, Psychologie de l’art, trad. Françoise Sève, Paris, La Dispute, 2005 [1925]. Id., Théorie des émotions. Étude historico-psychologique, trad. N. Zavialoff et C. Saunier, Paris, L’Harmattan, 1998 [1931-1934]. 5. Roland Barthes, Mythologies, éd. É. Marty, Œuvres complètes, I, Paris, Le Seuil, 2002 [1957], pp. 671-870. 6. R. Barthes, « Photos-chocs », ibid., pp. 751-753. 7. R. Barthes, « La grande famille des hommes », ibid., pp. 806-808. Cf. Edward Steichen (dir.), The Family of Man, New York, The Museum of Modern Art, 1955. Sur cette exposition elle-même mémorable, cf. E. Steichen, A Life in Photography, Londres, W. H. Allen, 1963, chap. 13 (non paginé). The Family of Man. Témoignages et documents, Luxembourg, Centre national de l’Audiovisuel- Éditions Artevents, 1994. E. J. Sandeen, Picturing an Exhibition. « The Family of Man » and 1950s America, Albuquerque, University of New Mexico Press, 1995. P. Di Felice et P. Stiwer (dir.), The 90s : A Family of Man ? Images de l’homme dans l’art contemporain, Luxembourg, Casino Luxembourg- Forum d’Art contemporain, 1997. J. Back et V. Schmidt-Lisenhoff (dir.), The Family of Man, 1955-2001. Humanismus und Post-moderne. Eine Revision von Edward Steichens Fotoausstellung, Marbourg, Jonas Verlag, 2004. 8. E. Steichen (dir.), The Family of Man, op. cit., pp. 138-141 et 146-149. 9. R. Barthes, « La grande famille des hommes », art. cit., pp. 806-808. 10. Robert Antelme, l’Espèce humaine, Paris, Gallimard, 1957. 11. R. Barthes, « Photos-chocs », art. cit., pp. 752-753. 12. R. Barthes, « L’effet de réel », art. cit., pp. 25-32. 13. Id., « Le troisième sens. Notes de recherche sur quelques photogrammes de S. M. Eisenstein » [Cahiers du cinéma n° 222, juillet 1970], éd. É. Marty, Œuvres complètes, III, Paris, Le Seuil, 2002, pp. 485-506. 14. Ibid., p. 489. 15. Ibid., p. 492. 16. Alain Bergala, « Le pendule (la photo historique stéréotypée) », Cahiers du cinéma, n° 268-269, juillet-août 1976, p. 46.

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17. Ibid., p. 43. 18. Cité par François Albera, Eisenstein et le constructivisme russe, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1990, p. 154. 19. S. M. Eisenstein, la Non-indifférente Nature, I, trad. L. et J. Schnitzer, Œuvres, II, Paris, Union Générale d’Éditions, 1976 [1945-1947], pp. 54 et 56. 20. S. M. Eisenstein, « Le cinéma et la littérature (de l’imagicité) », trad. A. Zouboff et M. Iampolski, le Mouvement de l’art, éd. F. Albera et N. Kleiman, Paris, Le Cerf, 1986 [1933], p. 28. 21. Victor Hugo, les Misérables, Œuvres complètes. Roman, II, éd. A. Rosa, Paris, Robert Laffont, 1985 [1845-1862], p. 834.

RÉSUMÉS

En dépit de tous les usages idéologiques et théoriques qui en sont faits Eisenstein met en œuvre une dialectique hétérodoxe. Il ne réduit jamais sa « vérité » ni à un savoir absolu, ni à une position absolue. Dans sa dialectique interviennent constamment le mythos dans le logos et le pathos dans la praxis. La connaissance du Mexique contemporain que propose Que Viva Mexico ! fait appel à ses mythes, ses croyances, ses superstitions, ses rituels, ses survivances, tout ce qui forme un matériau temporel où doit se comprendre l’énergie même des Mexicains pour s’émanciper de leurs séculaires aliénations et pour trouver les conditions de leur propre futur révolutionnaire. De même la compréhension de la praxis révolutionnaire fait appel au pathos qui en fournit les prémisses mêmes de passage à l’acte corporel, soit les modifications corporelles des sujets atteints par l’histoire et les modifications historiques agies par les sujets politisés. Cette dialectique hétérodoxe a souvent été mal comprise ou refusée. Ainsi Roland Barthes a-t-il rejeté le mythos en tant que mensonge sur la praxis historique (au bénéfice de l’épos, par exemple), comme il a rejeté le pathos en tant que mensonge esthétique contenu dans les effets de « choc » (au bénéfice du punctum, par exemple). Il introduisait là un légitime soupçon face aux images « médiatiques » de la douleur, au sensationnalisme et au sentimentalisme, mais il a, dans le même temps, simplifié le problème de manière si élégante que ses disciples ont reconduit ses simplifications sans y prendre garde et adopté une attitude de recul qui tient pour regard critique ce qui se révèle souvent comme un refus de regard. En reprenant l’analyse barthésienne de « quelques photogrammes » du Cuirassé Potemkine cet article montre que le pathos joue un rôle charnière dans toute praxis historique.

In spite of the many ideological and theoretical uses that are made of it, Eisenstein sets in motion a heterodox dialectic. He never reduces his “truth” to an absolute knowledge, nor to an absolute position. In his dialectic there is a constant interaction between mythos and logos, between pathos and praxis. The understanding of contemporary Mexico that is proposed by Que Viva Mexico ! includes the country’s myths, beliefs, rituals, traditions, everything that makes up the temporal material from which the Mexicans can draw the energy to free themselves from their centuries- old alienation and to discover their revolutionary future. Likewise the understanding of revolutionary praxis appeals to pathos, which provides the pre-conditions for the bodily taking of action, i.e. the bodily changes of subjects touched by history and the historical changes enacted by politicised subjects. This heterodox dialectic has often been misunderstood or denied. Thus Roland Barthes rejected mythos as a lie in relation to historical praxis (in favour of épos, for example), just as he rejected pathos as an aesthetic lie contained within “shock” effects (in favour

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of punctum, for example). While he was rightly suspicious of “media” images of pain, of sensationalism and sentimentality, at the same time he simplified the problem in such an elegant fashion that his disciples have tended to reproduce his simplifications uncritically and have adopted a posture of distance that mistakes for a critical gaze what is often no more than a refusal to look. By re-engaging with Barthes’s analysis of “a few photograms” of Battleship Potemkin, this article demonstrates that pathos plays a key role in any historical praxis

AUTEUR

GEORGES DIDI-HUBERMAN Georges Didi-Huberman, maître de conférence à l’École des hautes études en sciences sociales (Paris), auteur d’une trentaine d’ouvrages qui s’attachent à penser le devenir des images, et plus généralement le travail des formes (avec des outils théoriques empruntés aux champs de la philosophie, l’anthropologie, l’histoire de l’art, la psychanalyse), il s’intéresse plus particulièrement désormais aux conditions photographiques de la visibilité de l’histoire au XXe siècle. Derniers ouvrages parus : Atlas ou le gai savoir inquiet. L’Œil de l’histoire 3 et Ecorces. Georges Didi-Huberman, lecturer at the École des hautes études en sciences sociales (Paris), author of more than thirty volumes, his work explores the becoming of images, and more generally the work of forms (drawing on philosophy, anthropology, art history, psychoanalysis). He is particularly interested in the photographic conditions of visibility of the history of the 20th century. Recent publications include Atlas ou le gai savoir inquiet. L’Œil de l’histoire 3 and Ecorces.

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Persona : le regard du refus

François Albera

1 La photographie de « l’enfant juif de Varsovie » – pour reprendre le titre d’un livre qui lui est consacré1 – est devenue, comme on dit, une « icône » ; on ne compte plus les utilisations qu’on en a faites et que déplore Frédéric Rousseau, car elles procèdent à une décontextualisation qui lui fait perdre son sens historique. Cependant il n’en a pas toujours été ainsi, c’est précisément l’histoire que retrace son livre. La photographie qui fut prise par un photographe nazi pour le compte du responsable SS de la région de Varsovie, le général Jürgen Stroop, devait témoigner, avec 52 autres, au sein d’un rapport destiné à Heinrich Himmler, de la destruction du ghetto de la ville et de la reddition des « bandits juifs »2. Cette photographie-là, précisément, était légendée ainsi : « Mit Gewalt aus Bunkern hervorgeholt » (tirés de force de leurs trous). Se retournant contre son commanditaire, le rapport Stroop servit de pièce à charge au procès de Nuremberg et Stroop lui-même3 fut condamné à mort en Pologne et exécuté, sur les lieux mêmes du ghetto qu’il avait « nettoyé », en 19524. Mais ni à Nuremberg, ni par la suite, « l’enfant juif de Varsovie » n’occupa une place centrale. Pour qu’elle devienne cette « icône », il a fallu que cette image entre dans une nouvelle compréhension du génocide des Juifs d’Europe pendant la Deuxième Guerre mondiale, qu’elle « cadre » avec une nouvelle attente, que Rousseau fait correspondre au moment du procès Eichmann et au changement qui s’opère alors en Israël et dans le monde avec l’avènement de l’image « victimaire » des Juifs. La faveur qu’elle connaît ensuite l’a conduite de l’assomption à une certaine banalisation – voire à la contestation de son authenticité – et Alain Bergala, quand il la commente dans le numéro spécial des Cahiers du cinéma consacré aux « Images de marque », en 1976, n’y voit que stéréotype5.

2 Susan Sontag, qui a consacré une longue analyse à Persona, ne s’est pas attardée sur la présence de la photo de « l’enfant juif de Varsovie » dans le film. Elle ne la mentionne que comme « la fameuse photographie d’un petit garçon en train d’être sorti du ghetto de Varsovie pour être massacré »6, et cette formulation donne à penser qu’elle l’inclut au sein de cet « immense inventaire photographique de la détresse et de l’injustice dont le monde est rempli [qui] nous a, d’une certaine façon, familiarisés avec l’atrocité, en faisant apparaître l’horreur plus ordinaire : familière, lointaine (“ce n’est qu’une photo”), inévitable ». Ce qui la conduit à cette conclusion : « À l’époque des premières

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photographies des camps nazis, de telles images n’avaient rien de banal. Trente ans plus tard, un point de saturation a peut-être été atteint »7. Pourtant le traitement que Bergman accorde à cette photographie ne va pas dans le sens de cette banalisation, il procède même à rebours de celle-ci.

3 Car si, au cinéma, cette photographie était déjà apparue brièvement dans Nuit et brouillard (Alain Resnais, 1956)8, puis dans Mein Kampf (Erwin Leiser, 1960) et le Temps du Ghetto (Frédéric Rossif, 1961), c’était en tant que document9. Son apparition dans Persona (1966) est d’une autre nature : c’est un document mais au sein d’une fiction qu’il interrompt ou suspend. Un document qui vient déstabiliser, déchirer un univers fictionnel lequel, en retour, lui donne un autre statut que celui d’une archive historique et l’ouvre à une autre compréhension qui demeure toutefois – peut-être même justement en raison de la « célébrité » qui est sienne – de nature historique10.

4 Bien qu’il ne parle pas de l’irruption de cette photographie, Noël Burch, a justement souligné l’importance de cette pratique de l’« intervention brutale d’éléments extérieurs à “l’action” » chez Bergman et dans ce film en particulier11. Il y voyait une « extension […] de la vieille conception eisensteinienne du montage d’attractions »12. Il se référait à la séquence – qui a frappé la plupart des commentateurs de l’époque – où une comédienne, soudain atteinte d’aphasie en jouant Electre et se murant désormais dans le silence, voit, sur un écran de télévision, un bonze vietnamien s’immoler par le feu à Saïgon. Ce fragment d’un réel extérieur à la chambre d’hôpital où se trouve Elizabeth (Liv Ullmann) et extérieur à l’univers du film a, en effet, la force d’interruption et de choc sensoriel voire physiologique par laquelle Eisenstein définissait l’attraction au théâtre – ici, au sein de la diégèse, sur la personne de la comédienne. L’horreur de la scène à laquelle elle assiste « en direct » conduit à une crise ; elle en est si effrayée qu’elle se cache le visage dans les mains pour ne plus voir.

5 La séquence de la photographie diffère profondément de celle-ci puisque là, au contraire, Elizabeth, regarde longuement et de manière apaisée. C’est que, même si le sacrifice du bonze est, de toute évidence, diffusé après qu’il a eu lieu – comme le suggère l’atroce répétition d’une même phase de la chute de l’homme en flammes tombant sur son coude –, le mouvement et la durée font vivre la scène au présent aux spectateurs de la scène et du film, et les laissent, au sens propre, désemparés. Tandis que le morceau de passé de la photographie, cette immobilité qui témoigne de l’horreur de l’extermination nazie, ouvre un autre espace tant pour Elizabeth que pour le spectateur du film, un espace qui se déploie moins dans le registre du « fait » brut, qui impose sa violence, que dans celui de la méditation, du monologue intérieur – référence que prit progressivement Eisenstein pour définir « l’attraction intellectuelle » fondée sur les associations d’idées et leurs enchaînements afin de conduire le spectateur à une réflexion sensible et plus seulement une réaction réflexe.

6 Dans la fiction, la jeune femme découvre la photographie par hasard, glissée dans un livre qu’elle vient d’ouvrir. Cette fonction de marque-page atteste bien de la banalisation des images, fussent-elles historiques et tragiques comme celle-ci, due à leur reproduction et leur diffusion industrielles. Pourtant ce que commence par mettre en scène Bergman c’est qu’Elizabeth est saisie, médusée en étant confrontée ainsi, à l’improviste, à ce qu’elle voit en retournant machinalement la photo comme on le fait d’une carte postale. Elle délaisse alors son livre, tient la photo entre ses doigts et la pose contre le pied de la lampe de chevet qui l’éclairait ; puis elle augmente l’intensité de cette lampe (fig. 1) et s’étend à courte distance pour la contempler et s’y abîmer (la

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fig. 5 isole le seul visage et le regard d’Elizabeth). À cette construction narrative et dramatique (diégèse) succède alors un montage autonome de 15 plans fixes qui se livre à une exploration, un démontage et une reconstruction de cette image arrachée à l’immobilité du « moment » saisi par le photographe et creusée, dépliée, déployée, exposée enfin, ce qui lui redonne, pour le spectateur, un pouvoir d’effraction, de stupéfaction en même temps qu’un espace de réflexion13. Les ressources mobilisées à cet effet du cadrage, du montage et du tempo – celles aussi de la musique dissonante de Lars Johan Werle – nous re-mettent face à cette image sans qu’un sentiment de « déjà- vu » en atténue la violence et, du même coup, nous permettent de l’appréhender au- delà du saisissement jusque dans son opacité14.

7 Les 21 photogrammes (un par plan) qui suivent commencent donc par cette intensification de la lumière de la lampe sous laquelle a été placée la photographie (fig. 1). Il s’agit bien de voir plus, mieux, de (pouvoir) regarder. Il s’agira ensuite – les 15 plans suivants – de faire voir.

8 Il faut souligner, en effet, que la séquence ne se clôt pas par un retour au gros-plan d’Elizabeth dont le regard, la pensée, voire le rêve « encadreraient » ou « contiendraient » cette suite d’images fixes, prélevées à l’intérieur de la photographie, au titre de moment « subjectif ». Elle s’achève sur une image noire (fig. 20) et fait lui succéder un plan très sombre d’Elizabeth étendue, endormie comme un gisant (fig. 21). Ce plan, comme les premiers (fig. 1, 2, 3), font écho au début du film : dès le générique, Bergman introduit la référence à la lumière et à l’éblouissement du projecteur de cinéma, à la brûlure de l’œil, au trauma de l’image projetée ; dès les premières images du film, il introduit le thème du jeune garçon à la fois confronté au corps étendu d’une femme morte dans une morgue, figure de mère, et à l’inatteignable image d’un visage fantomatique sur un écran qu’il effleure de ses doigts. Dès le début du film, il introduit des images fixes, sans liens narratifs entre elles (araignée, pénis en érection, paume ouverte où l’on enfonce un clou, grimaces de comique « des premiers temps ») et une mise en scène de la machine cinéma elle-même (charbons du projecteur, clignotement de l’obturateur, boucle de la pellicule) qui, par la suite, s’enrayera (déchirure de la pellicule). Il désigne ainsi le dispositif « cinéma » qu’il met en jeu dans son film, y compris à propos d’autres médias (la télévision, la photographie)15.

9 Ce n’est qu’après cette mise en place qu’apparaît, en contrechamp, la photographie entière (fig. 4)16.

10 Le montage joue sur trois paramètres : un montage d’intensités – fondé sur l’échelle des plans touchant en particulier les visages et les mains –, un montage de gestes – mains levées, positions, regards – et un montage de relations – relations de pouvoir mais aussi de solidarité ou de détresse partagées. Ces trois paramètres se déploient dans deux « formats » affectant la reprise de la photographie : le découpage en plan général des différentes situations en jeu dans l’image globale (fig. 6, 8, 9, 12), et l’isolement de gros- plans qui forment un ensemble lacunaire (fig. 7, 10, 11, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19). Dans le premier « format », on peut presque reconstituer entièrement l’image en assemblant les différents fragments comme en un puzzle, avec parfois des chevauchements partiels ; dans le second « format » des intervalles importants séparent les détails retenus en même temps que l’augmentation des contrastes du noir et du blanc et le flou conduisent à l’effacement (fig. 13)17. Deux mouvements, centripète et centrifuge, qui s’interpénètrent. Les deux ensembles sont presque homogènes, n’était l’image 12 qui se

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trouve « déplacée » au sein du deuxième groupe. Une seule image se répète, celle du jeune garçon en gros-plan (fig. 7, 18-19) sur laquelle s’achève la séquence avant le noir.

11 Cette série de cadrages, de changements d’échelle, d’élection de détails, d’associations nouvelles, d’exclusions et d’inclusions et surtout les nouveaux espacements qui en règlent la mouvante scénographie, les blancs des intervalles, défont l’image donnée au départ comme un tout, une monumentalité et la rendent, pour un temps, éclatée. Dans les intervalles de la perception qu’on en a, l’autonomie – relative – que gagnent ces visages, ces corps, ces regards se trouvent témoigner à la fois de ce qui, avant l’événement, réglait leurs échanges, et de ce que, potentiellement, ils vont peut-être revivre dans l’exode, l’incarcération et la mise à mort (on pense en particulier au plan de la figure 17), deux temps que le « moment » saisi par le photographe abolit dans sa « coupe » temporelle qui ne veut signifier que la débandade, la défaite, la reddition, et que l’« icônisation » de la photo fige également en un emblème de pitié.

12 Bergman n’offre-t-il pas de la sorte une alternative possible, réclamée par Jean Cayrol, aux images d’archive – qui plongent le spectateur dans « le bain refroidi de l’histoire » –, en faisant « entrer l’actualité dans le temps, c’est-à-dire en [en] cherch[ant] les suites, les remords, les prolongements »,18 nous permettant d’appréhender cette image-là « malgré tout »19 ?

NOTES

1. F. Rousseau, l’Enfant juif de Varsovie. Histoire d’une photographie, Paris, Seuil, 2009. 2. Le titre du rapport est : « Es gibt keinen jüdischen Wohnbezirk in Warschau mehr ! » (« Il n’y a plus de quartier juif à Varsovie ! »). Outre les photographies, il comportait la liste des soldats nazis tués au combat et un récit de la répression de l’insurrection juive du ghetto de Varsovie au printemps 1943 ainsi que la reproduction de documents attestant des événements. 3. Après Varsovie, Stroop exerça son « savoir-faire » répressif et exterminateur en Grèce puis en Lorraine. 4. Le soldat qui tient la mitraillette, identifié sous le nom de Josef Bloesche, a été jugé et exécuté en Allemagne de l’Est dans les années soixante. 5. Alain Bergala, « Le Pendule (La photo historique stéréotypée) », Cahiers du cinéma, n° 268-269, juillet-août 1976, pp. 40-46. Dans l’exposition « Le temps des victimes. La représentation contemporaine des victimes » (Centre d’histoire de la résistance et de la déportation de Lyon, 2005), Philippe Mesnard la présente comme l’un des principaux stéréotypes iconographiques de la destruction des Juifs d’Europe. 6. « …staring at the famous photograph of a little boy from the Warsaw Ghetto being led off to be slaughtered » (« Persona’s Bergman » dans S. Sontag, Style and Radical Will, New York, Delata Books, 1969). À deux autres reprises dans son texte, il y est fait allusion au moyen de la seule expression « Six Million ». 7. S. Sontag, Sur la photographie, Paris, 10/18, 1983 [On photography New York, Farrar, Straus and Giroux, 1977], p. 35. C’est exactement ce thème que développe à son tour F. Rousseau dans son livre : « … brouillée, travestie, abusée, détournée, [la photographie de l’enfant juif de Varsovie] a perdu sa capacité d’alerte ; elle n’informe plus ; elle s’est usée de ses mésusages. Elle s’est altérée,

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consumée ; initialement porteuse d’une vérité fondamentale, elle est devenue le support de mensonges au service des délires les plus fantasmatiques » écrit-il (op. cit.). 8. Sur les paroles « Raflés de Varsovie » qui débutent une énumération : « … déportés de Lodz, de Prague, de Bruxelles, d’Athènes, de Zagreb, d’Odessa et de Rome, internés de Pithiviers, raflés du Vel’ d’Hiv’, résistants parqués à Compiègne… » (Jean Cayrol, Nuit et brouillard, Paris, Mille et une nuits, 2010, pp. 16-17). Voir le bref commentaire que lui consacre Sylvie Lindeperg qui précise que « Resnais l’avait choisie à Varsovie comme une trace parmi d’autres traces dont il recueillait le signe et respectait largement le cadrage » ( Nuit et brouillard un film dans l’histoire, Paris, Odile Jacob, 2007, pp. 64-65). 9. De surcroît rarement cadrée intégralement : dans Nuit et brouillard, Resnais l’a recadrée de manière à insister sur le face à face de la femme en noir marchant au premier plan les bras levés et qui se retourne en direction des soldats allemands – eux apparaissant au fond en clair –, qui tiennent le groupe sous la menace de leurs mitraillettes. L’enfant étant immobile entre les deux. 10. Contrairement à la proposition que fait, au même moment, Antonioni dans Blow-Up avec un document dont l’indice de réalité est interne à la fiction (celle-ci distingue des niveaux de réalités mais ils sont tous inclus dans le monde fictif, il n’y a, dans ce film, aucun « dehors » sinon joué – les clochards, le meurtre, etc.) et d’ailleurs y retourne in fine. 11. L’opposition violente d’un monde fictionnel fermé sur lui-même (chambre d’hôtel, maison familiale, île…) et d’un dehors historique, politique (les chars défilant sous les fenêtre de l’hôtel dans le Silence) est une constante chez Bergman. Cette pression de l’histoire extérieure au « roman familial » est même donnée comme un motif de suicide (les Communiants) ; ici de retrait du monde. 12. N. Burch, Praxis du cinéma, Paris, Gallimard « Le Chemin », 1969, p. 221. 13. Démarche de « mise en mouvement » d’une image fixe par découpes successives que pratique Johan van der Keuken sur une photographie qu’il avait réalisée à Madras (Femmes et enfants à Madras octobre 1987) au gré de ce qu’il appelle un « raisonnement en images » étalé sur un an et demi de sa rubrique dans Skrien (repris dans J. van der Keuken, Aventures d’un regard, Paris, Cahiers du cinéma, 1998, pp. 68-74). 14. Ce qui se trouve hors-champ, dans l’espace du photographe, est certainement le pire de cette scène qui, en même temps, nous échappe à jamais. Godard, dans Histoire(s) du cinéma (chapitre 4b « Les signes parmi nous »), opère à l’inverse de Bergman en resserrant encore le cadre, en éliminant les soldats afin de trouver une analogie avec une photographie de film « noir » d’une femme dans un escalier tenant un bougeoir et de situer la menace dans un incertain hors-champ (Paris, Gallimard-Gaumont, 1998, Tome 4, p. 143). Mais, à plus longue distance, on pourrait la rapprocher du « fameux » Tres de Mayo de Goya (reconstitué dans Passion et présent dans les Histoire(s)) avec l’homme aux « petits bras crucifiés » en chemise blanche face aux fusils, que Malraux proposait, dans la mise en page iconographique de la première édition de son Saturne. Essai sur Goya (Gallimard, 1950, pp. 116-117), de mettre hors-champ, afin d’arracher la scène au « reportage » et la situer dans le « poème » (p. 110). 15. Nick Browne a donné l’analyse la plus aiguë de Persona dans « Dispositif/inconscient/ spectateur » (dans D. Chateau, A. Gardies, F. Jost, dir., Cinémas de la modernité. Films, théories, Paris, Klincksieck, 1981, pp. 199-207). 16. L’épreuve donnée ici comme étant la photographie intégrale (n° 4) ne l’est pas tout à fait, elle est coupée légèrement à gauche où se trouve la petite fille qu’on trouve pourtant, dans les plans de détail, cadrée intégralement (fig. 12, 13) ; ils ne proviennent donc pas de cette photographie- ci. On peut y voir un indice supplémentaire de l’autonomie de la séquence par rapport à la fiction. 17. Cf. le flou photographique reproduit en peinture par Christian Boltanski – qui le lie précisément au devenir de l’extermination.

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18. Jean Cayrol, Claude Durand, le Droit de regard, Paris, Seuil, 1963, p. 23 (cité par Sylvie Lindeperg, « Le cri sans fin » dans J. Cayrol, Nuit et brouillard, op. cit., p. 69). 19. Cf. Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, Paris, Minuit, 2003.

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Études

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Des parents italiens pour les Enfants du Paradis Italian relatives for les Enfants du Paradis

Jean-Pierre Berthomé et Guillaume Vernet

Remerciements à Élodie Gilbert et Éric Le Roy (Service des archives du film du CNC), Véronique Rossignol (Médiathèque de la Cinémathèque française) et Stéphanie Salmon (Fondation Jérôme Seydoux-Pathé).

1 Lorsque, le 8 septembre 1943, la décision est prise d’interrompre les prises de vues à Nice des Enfants du Paradis de Marcel Carné, c’est un désastre difficilement imaginable pour le cinéma français tout entier. On est alors en pleine Occupation de la France par les Allemands et ce projet grandiose confirmait l’ambition et la vitalité intactes du cinéma national, attestées déjà par le triomphe, l’année précédente, des Visiteurs du soir. Deux mois plus tard, heureusement, le projet renaît, porté par un nouveau producteur auquel reviendra l’honneur de présenter au public, dans un pays enfin libéré, ce film qui demeure le plus célébré, sans doute, du cinéma français.

2 De cet épisode, on croit tout connaître, par le récit qu’en fit Carné dans ses Mémoires1, récit repris ensuite par les biographes du cinéaste et les historiens du film. D’abord la préparation du projet avec le scénariste Jacques Prévert et le producteur André Paulvé, artisans essentiels de la réussite des Visiteurs du soir. Puis, à peine le tournage commencé, le débarquement anglo-américain en Sicile, l’interruption du film ordonnée par les autorités dans la panique qui s’ensuit, et l’interdiction de produire faite à Paulvé par les Allemands, en raison de lointaines origines juives et à l’initiative sans doute d’Alfred Greven, le principal responsable de la société concurrente Continental Film, financée par les Allemands.

3 Les choses, évidemment, ne sont pas si simples et on ne peut saisir entièrement les vicissitudes du film sans prendre en compte quelques aspects toujours mal explorés du cinéma français de la période. Sans évoquer aussi les soubresauts de la « grande » Histoire qui s’obstinent à imposer leur vérité. Le débarquement allié en Sicile a eu lieu en réalité un mois avant le début du tournage à Nice des Enfant du Paradis et les Anglo- Américains sont rendus à Salerne, au sud de Naples, quand ce tournage est interrompu.

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Mais c’est un autre événement qui se produit alors, bien plus susceptible de compromettre la production : l’armistice de Cassibile signé secrètement par les Italiens le 3 septembre avec les Britanniques et les Américains et rendu public le 8, qui entraîne l’invasion immédiate de la zone non occupée jusque-là par les Allemands et, dès le 11 novembre, l’installation de ceux-ci à Nice. Du jour au lendemain, les Italiens sont devenus des adversaires potentiels de leurs anciens alliés allemands. Il reste à comprendre pourquoi ce changement d’alliances met en cause la continuation du film. Et pour cela, il faut d’abord revenir en arrière.

Retour en arrière 1 : les Italiens en France

4 Les stratégies de pénétration de l’industrie cinématographique italienne sur le marché français ont été, avant la guerre comme durant l’Occupation, largement identiques à celles du cinéma allemand.

5 Si, à la fin des années 1930, on tourne dans les studios berlinois des coproductions en plusieurs versions telles que le Joueur (Der Spieler) de Gerhard Lamprecht et Louis Daquin, voire des productions entièrement françaises comme Gueule d’amour et l’Étrange Monsieur Victor de Jean Grémillon ou l’Entraîneuse d’Albert Valentin, les studios italiens ne sont pas en reste et c’est à Rome que sont filmés, en versions multiples ou en version française seulement, l’Homme de nulle part (Il fu Mattia Pascal) de Pierre Chenal en 1937, Angelica (Rosa di sangue) de Jean Choux, le Père Lebonnard (Papà Lebonnard) de Jean de Limur et Dernière Jeunesse (Ultima giovinezza) de Jeff Musso en 1939 et, l’année suivante, la Comédie du bonheur (Ecco la felicità) de Marcel L’Herbier, avec des interprètes aussi connus que Pierre Blanchar, Viviane Romance, Raimu, Michel Simon, Madeleine Sologne, Micheline Presle ou Pierre Brasseur.

6 La défaite française et la perspective de voir les Allemands installer leur zone d’intervention directe au nord de la ligne de démarcation ne font qu’aiguiser les appétits italiens. Sous l’impulsion d’Eitel Monaco, directeur général de la Cinématographie au ministère de la Culture populaire à compter de 1941, et celle surtout de Luigi Freddi, son prédécesseur à ce poste, l’Italie se lance dans « la course avec les Allemands pour savoir lequel des deux arriverait le premier hors des frontières dans le domaine cinématographique »2. Écarté de la direction générale de la Cinématographie, Freddi cumule maintenant les responsabilités en assurant les présidences des trois principales sociétés d’État engagées dans le cinéma : l’Enic, distributeur de films et exploitant d’un important réseau de salles, la Cinès, structure de production, et Cinecittà, qui gère des installations techniques (studios et laboratoires) parmi les plus modernes d’Europe. C’est Freddi, probablement, qui détermine les modalités d’une intervention qu’il qualifie lui-même de tentative « pour soustraire, en accord avec les Français, ce qui pouvait encore être sauvé de leur cinéma aux convoitises des Allemands »3. Cela signifie se doter à Paris de structures de production et de distribution capables de rivaliser avec la Continental Films ou l’Alliance cinématographique européenne (ACE) – sociétés de droit français mais financées par les Allemands – et aussi de studios permettant de garantir la relative indépendance de la production à venir.

7 Dans un livre de Mémoires publié aussitôt après la guerre, Freddi se souvient avoir ainsi encouragé l’apparition à Paris de trois sociétés nouvelles, Zenith Film, Francinex et

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Scalera Film, filiales respectives des firmes italiennes Lux Film, Consorzio Cinematografico « EIA » et Scalera Film.

8 Première à être mentionnée dans la presse professionnelle, la société française Scalera Film commence à annoncer sa production durant l’été 1941, mais ce n’est qu’à partir de 1942 qu’elle s’engage physiquement dans la distribution d’une dizaine de films en un peu plus d’un an. Scalera ne commercialise en France que des films produits par sa maison mère italienne et trois des œuvres en question sont interprétées par le Français Michel Simon : la Tosca (Tosca, 1940), de Carl Koch, commencé par Jean Renoir, le Roi s’amuse (Il re si diverte, 1941) de Mario Bonnard et la Dame de l’Ouest (La Signora dell’Ovest, 1942) de Carl Koch, préparé à l’origine par L’Herbier. Nous verrons plus tard que Scalera est aussi, de ces trois sociétés, celle qui s’est le plus impliquée dans la production de films en France.

9 Francinex apparaît dès l’automne 1941 et affirme immédiatement sa vocation à distribuer en France des films italiens de producteurs indépendants. Il y en aura une petite vingtaine en dix-huit mois, dont les premiers succès d’Alida Valli ainsi que Terre de feu (Terra di fuoco, 1938) de Marcel L’Herbier et l’Intruse (Abbandono, 1940) de Mario Mattoli, restés inédits à Paris en dépit de la présence des actrices françaises Mireille Balin et Corinne Luchaire dans leurs distributions respectives. En 1942, la société étend son activité à la production et elle met en chantier le Voyageur de la Toussaint de Louis Daquin, puis Service de nuit de Jean Faurez, deux films au générique desquels n’apparaît aucune trace d’une possible interférence italienne.

10 Quant à Zenith Film, qui distribue en France les films de prestige de l’Enic et de Lux Film (c’est elle qui diffusera en 1943 la Couronne de fer (La corona di ferro) d’Alessandro Blasetti), cette société n’apparaît qu’au début de 1942, mais il faut considérer que la Lux italienne ne date elle-même que de juillet 1941. Zenith Film n’aura le temps de distribuer que dix films, tous italiens, avant sa disparition de fait durant l’été 1943. Et elle ne s’engage pas dans la production, sinon pour reprendre, au printemps 1943, celle du Capitaine Fracasse d’Abel Gance, film tourné à Paris mais produit initialement par la Lux italienne et qui connaîtra deux versions nationales différentes. Zenith annoncera encore la production à venir, en octobre 1943, d’un film de Serge de Poligny, le Coffre et le Revenant, mais le projet n’aura pas de suite, pour les mêmes raisons certainement que celles qui imposent l’interruption des Enfants du Paradis.

11 Au bilan, c’est donc une quarantaine de films italiens nouveaux qui sont distribués en France de février 1942 à juin 1943 par ces trois seules sociétés. Résultat modeste comparé aux cinquante-trois longs métrages de fiction inédits allemands montrés dans la même période par les sociétés ACE et Tobis4, mais bien supérieur au total des films transalpins importés dans les douze années qui précèdent.

12 Pour ce qui concerne les studios et laboratoires, les Allemands monopolisent les plateaux de Paris- Studio-Cinéma à Billancourt, rouverts en février 1941 pour le tournage du Dernier des six de Georges Lacombe, et ceux du studio de Neuilly, qui a suivi immédiatement avec l’Assassinat du père Noël de Christian-Jaque. Petit à petit, d’autres studios compléteront l’offre pour accueillir des productions moins dépendantes de l’Occupant, d’abord ceux de la rue Francœur ou de Saint-Maurice, puis les studios Photosonor, d’Épinay, de Courbevoie, des Buttes-Chaumont et de la rue François-Ier. Il faut leur ajouter les studios Marcel Pagnol à Marseille, peu commodes car médiocrement équipés et dépourvus de laboratoires, ceux de la Nicaea Film à Nice et surtout, à Nice toujours, ceux de La Victorine, gérés depuis 1939 par le groupe

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Centrazur après la mise en liquidation de la société Gaumont-Franco-Film Aubert (GFFA) qui les exploitait.

13 La première étape de la résurrection de La Victorine est la reprise du bail et du fonds de commerce à la Banque nationale de crédit, fort embarrassée de ces actifs hérités de la faillite de GFFA et dont elle ne sait que faire. La chose est réglée en décembre 1940, et les installations sont confiées à une Société d’exploitation des studios de la Côte d’Azur (Sesca), créée à cet effet à l’instigation du Comité d’organisation de l’industrie cinématographique (Coic). Parmi les dirigeants de la Sesca apparaît déjà le distributeur de films André Paulvé, directeur de la société Discina, qui détient le tiers des parts5. Dans ces installations de la Sesca et dans celles de la Nicaea Film sont tournés, de l’automne 1940 à l’été 1942, une douzaine de films6, dont l’Assassin a peur la nuit de Jean Delannoy, première production de Paulvé pour Discina, dont les prises de vues débutent en mars 1942.

14 La localisation du studio est idéale pour les Italiens qui n’y seront qu’à quelques kilomètres de chez eux, loin surtout des Allemands avec qui ils prétendent entrer en concurrence, et la présence en son sein d’une succursale du laboratoire GM Film garantit à ses utilisateurs une indépendance complète par rapport à Paris. Au terme de longues négociations menées au niveau gouvernemental des deux pays, un accord de cogestion des studios de Nice est signé entre la France et l’Italie en février 1942, puis ratifié le mois suivant à Rome par Maurice Couve de Murville, directeur des Finances extérieures et des Changes du gouvernement de Vichy. Cet accord prévoit la création parallèle de trois sociétés : la Société cinématographique méditerranéenne d’exploitation (Cimex), chargée de gérer les studios, la Société cinématographique méditerranéenne de production (Cimep), chargée de mettre en œuvre des films dans ces studios, et la Société cinématographique méditerranéenne de distribution (Cimedis) chargée d’en assurer la distribution dans les salles7. La Cimep entre immédiatement en action en produisant à Paris, dès février 1943, Donne-moi tes yeux de Sacha Guitry, en collaboration avec la société Les Moulins d’or. Elle installe ses bureaux à Nice aux alentours du 15 mars 1943 et y produit trois films avant l’été : le Mort ne reçoit plus de Jean Tarride, Béatrice devant le désir de Jean de Marguenat et les Petites du quai aux Fleurs de Marc Allégret, en plus de mettre en chantier la Malibran de Guitry qui sera repris par Sirius avant le début de son tournage à Paris8. La Cimedis est également mise en place, mais ses quatre projets annoncés de distribution (les quatre productions de la Cimep !) seront finalement offerts aux salles en 1944 par l’Union française de production cinématographique (UFPC) dont le gérant, depuis le 31 décembre 1942, se trouve être Robert Chabert, qui dirige déjà Francinex, la filiale française de la Lux Film italienne9.

15 Quant à la Cimex, elle est constituée le 8 août 1942 et son siège social est fixé à Nice, aux studios de La Victorine10. Elle a pour objet d’exploiter conjointement les studios de La Victorine, encore gérés par la Sesca qui lui cède 60 % de ses actions11, et de Saint- Laurent-du-Var, propriété de la société Barbier. Pour cela, elle louera à la Sesca le matériel d’exploitation des studios et signera des baux avec la Banque nationale de crédit, toujours propriétaire de La Victorine, et la société Barbier. Le capital de la société est constitué de 5 000 actions de 1 000 francs réparties inégalement entre les Italiens, qui en possèdent 60 %, et les Français qui détiennent le reste. Des 3 000 parts italiennes, 2 800 sont acquises par la société Cinecittà, le reste étant également réparti entre quatre représentants de celle-ci : Luigi Freddi, son directeur, Angelo Foffano, Guido Oliva et Ugo Capitani. Côté français, les 2 000 actions sont détenues par André

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Paulvé (1 400), Jean Sarrus, administrateur de la Sesca (450), Jean Beauchamps, administrateur de Discina (100), et Jules Terisse, administrateur de société (50). C’est Terisse qui est nommé président-directeur général de la Cimex, lors du premier conseil d’administration tenu le 11 août 1942 en présence de Louis-Émile Galey, directeur général du Cinéma12. L’intérêt des pouvoirs politiques français et italien pour cette entreprise sera confirmé, au début de 1943, lors d’une visite des studios de La Victorine par Galey et son homologue italien Monaco accompagnés, entre autres, de Freddi, Paulvé et Joseph Victor Sampieri, délégué en France du directeur général de la Cinématographie italienne, qu’on verra bientôt siéger dans le conseil13. Une précision supplémentaire est apportée par Freddi qui note que le déséquilibre entre les associés n’était que leurre destiné à satisfaire les Allemands et qu’un accord tacite promettait de ramener les participations nationales à égalité dès que les circonstances le permettraient14. Mais ce sont bien les Italiens qui contrôlent les studios de La Victorine et de Saint-Laurent-du-Var depuis l’été 1942 (voire plus tôt, au moment de l’acquisition par eux de 60 % des parts de la Sesca) jusqu’à leur fermeture en septembre 1943. Et il est clairement établi, lors du conseil d’administration du 17 janvier 1943, que « les deux principaux clients envisagés pour la réalisation de films dans les studios sont la société Cimep et la société Discina, qui durant la plus grosse partie de l’année 1943, se partagent les studios »15.

Retour en arrière 2 : André Paulvé et Discina

16 Administrateur de la Sesca avant de devenir le principal actionnaire français de la Cimex, André Paulvé est une des personnalités majeures du cinéma français des années 1940. D’où il vient, il est difficile de le dire avec précision et les historiens de cinéma, qui le font naître en 1898 dans l’Yonne, s’accordent généralement pour le créditer d’un passé dans la banque ou dans la finance. Le dossier constitué en 1941 par le Crédit national au moment de la première demande de financement par Paulvé, pour son film Premier Bal, nous en dit davantage : M. André Paulvé, président directeur général de la société [Discina] est surtout connu comme président directeur général de la maison « André Paulvé », société anonyme au capital de 10 millions, spécialisée dans le courtage sur les céréales et les produits coloniaux. Cette maison a connu des hauts et des bas, réalisant successivement d’importants bénéfices et de grosses pertes ; elle aurait perdu notamment 7 à 8 millions dans l’affaire des poivres : des enquêtes judiciaires, faites en 1932 au sujet de cette maison sur le marché des grains, n’auraient révélé aucune charge à retenir contre l’entreprise. Des appréciations diverses ont été données sur M. Paulvé, qui passe pour être assez entreprenant et spéculateur. M. Paulvé s’est également intéressé à diverses affaires de production de films (Spéra-Films16, Lumen-Films) jouant un peu au mécène. Avant 1939, assez belle fortune personnelle, grand train de vie : était propriétaire de l’hôtel particulier qu’il habitait, 4, rue Jules Picot. Serait actuellement domicilié 28, rue de Franqueville17.

17 Paulvé a fondé en 1937 la société anonyme Maison André Paulvé qui semble n’avoir aucune implication dans le cinéma, mais son nom est associé dès cette date aux destinées des productions cinématographiques Adolphe Osso, sans pour autant paraître aux génériques. L’année suivante, il crée Discina-Films, qui distribue en France avant l’armistice une demi-douzaine de films, parmi lesquels le Père Lebonnard et Dernière Jeunesse, deux des productions d’essence française réalisées à Rome par Scalera Film. La

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même année, il s’associe avec Michel Safra pour créer une modeste société de production, Spéva-Films, dont l’unique film avant guerre, Pièges de Robert Siodmak, est distribué par Discina.

18 Après l’armistice, Discina est parmi les premières sociétés de distribution à reprendre son activité en France et elle propose presque immédiatement un catalogue où se mêlent quelques rééditions, principalement des films produits par les frères Hakim ou par Osso18, mais aussi Pièges19, Hôtel du Nord de Carné, deux nouveaux films italiens produits par Scalera et quelques inédits du catalogue Osso, achevés avant la guerre mais qui n’ont pu être montrés alors20. Discina rachète aussi les droits pour la France de plusieurs films demeurés inédits dont elle finance si nécessaire les finitions avant de les distribuer21.

19 En juin 1941, Paulvé et Discina se lancent dans la production des films. Est-ce ensemble ou séparément ? Il est difficile de le dire puisque les annonces de l’époque, et jusqu’aux génériques des films, ne semblent pas faire la différence, même s’il est établi que Paulvé crée aussi une société des Films André Paulvé, dont toutes les productions sont distribuées et sans doute coproduites par Discina. Paulvé en tout cas, qui avait choisi jusque-là de demeurer dans l’ombre, s’affiche dorénavant en bonne place, comme le prouve la mention manuscrite de son nom qui commence à apparaître sur les affiches et les génériques des films distribués par Discina : « André Paulvé présente… ».

20 Le palmarès de Paulvé producteur pendant l’Occupation a tout pour impressionner : neuf films en trois ans, et parmi eux les Visiteurs du soir de Carné, Lumière d’été de Grémillon, l’Éternel Retour de Delannoy, les Mystères de Paris de Baroncelli. Bien qu’administrateur de la Sesca, Paulvé ne tourne aucun film à Nice avant l’Assassin a peur la nuit en février 1942 et les deux productions qui précèdent sont filmées dans des studios parisiens22. Au début de 1942, il déplace entièrement son activité de production à Nice, en dépit des directives officielles imposant que, « pour garder au cinéma français son unité » 23, les producteurs de la zone non occupée devront avoir leur siège à Paris. Il restera à Nice jusqu’au débarquement allié en Normandie puisque le tournage de Mademoiselle X… de Pierre Billon y débute encore en mai 1944.

21 Rendant compte un mois plus tard du bilan des productions entreprises en France depuis l’armistice, le Film, principale revue professionnelle de l’industrie cinématographique durant les années d’Occupation, donne à constater l’activité exceptionnelle d’une firme indépendante telle que Discina en la plaçant au quatrième rang avec huit films produits, derrière Continental Film (trente films), Pathé-Cinéma (quatorze films) et Gaumont (dix films), à égalité avec Regina et Sirius dont les films sont beaucoup moins ambitieux24. Durant cette période, Paulvé aura vu son statut se transformer pour devenir celui d’une sorte d’autorité intellectuelle et morale du cinéma français qui plaide, un an avant les Enfants du Paradis, pour que soit davantage utilisée « une remarquable source de documentation pour la production cinématographique : le cabinet des estampes de la Bibliothèque nationale »25, préconise « l’obligation du dépôt par tous ceux qui éditent des documents photographiques relatifs au cinéma »26, et présente fièrement aux autorités religieuses, civiles et militaires un documentaire « de qualité » sur Notre-Dame de Paris produit par Discina. Nul autre producteur n’est aussi souvent cité nommément dans le Film, nul autre n’y voit paraître aussi souvent sa photographie, prise sur des tournages ou lors des soirées de présentation des films.

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Retour en arrière 3 : Scalera Film

22 Dès la création de Discina, la société italienne Scalera Film a été son partenaire international le plus habituel. Il s’agit d’une firme relativement récente, fondée à Rome en 1938 pour répondre à la demande faite par le pouvoir italien aux industriels d’investir lourdement dans l’industrie cinématographique. Les deux frères Michele et Salvatore Scalera, dépourvus d’expérience du cinéma, sont des entrepreneurs de travaux publics dont la fortune, constituée grâce aux chantiers routiers en Libye et en Albanie, dépend étroitement de la bienveillance du pouvoir27. La structure qu’ils ont mise en place en Italie est calquée sur le modèle vertical hollywoodien fondé sur la concentration, dans la même compagnie, des activités de mise en œuvre technique des films (dans leurs studios de la Circonvallazione Appia à Rome), de production et de distribution. Comme les Allemands, ils renforcent leur positionnement international en accueillant dans leurs studios des films tournés en français par des réalisateurs français et avec des acteurs français28. Dès 1941, on l’a vu, ils ont également ouvert à Paris une filiale de distribution de leurs propres films et de production de films français. C’est aussi pour la Scalera Film italienne que sera tourné à Rome, en 1942, Carmen de Christian-Jaque, avec des comédiens et une équipe technique très majoritairement français. Les premières collaborations de Scalera avec Discina se font pour la Comédie du bonheur, production Scalera rachetée par Discina pour sa distribution en France, et pour la Dame de l’Ouest, longtemps annoncé par Discina comme la prochaine réalisation de L’Herbier avant d’être filmé en Italie par Koch pour Scalera.

23 Parallèlement, la filiale française de Scalera se lance dans la production en finançant, dans les studios de la Cimex, la Vie de bohème de L’Herbier, filmé à partir de décembre 1942, puis, en 1943, les Enfants du Paradis et la Boîte aux rêves d’Yves Allégret. La Vie de bohème et la Boîte aux rêves ne seront distribués qu’après la Libération, non par Scalera, mais par Discina qui s’associe alors avec la firme italienne pour produire plusieurs films à Rome29.

24 C’est en Italie, cependant, que l’activité de Scalera Film est la plus remarquable. De 1939 à 1943, la firme s’y impose comme une des sociétés de production les plus actives, responsable de nombreux films historiques, et surtout de plusieurs films semi- documentaires de Francesco de Robertis, de La nave bianca (le Navire blanc, 1942) de Roberto Rossellini et des œuvres majeures de Goffredo Alessandrini.

25 En juillet 1943, la production par Scalera de La carica degli eroi d’Oreste Biancoli et Anton Giulio Magano est interrompue à Rome par la chute de Mussolini. Les frères Scalera transportent alors leurs opérations cinématographiques à Venise où ils reprennent tant bien que mal une production sans éclat dans des studios improvisés dans les hangars de la Biennale puis, plus durablement, dans les studios du Cinevillagio à la Giudecca.

Les Enfants du Paradis, production de Scalera Film

26 Lorsque le projet des Enfants du Paradis est d’abord mentionné dans la presse sous le titre provisoire Funambule, au printemps 1943, il semble qu’il ne soit fait état nulle part de la société qui le produira. Ainsi, le long écho publié dans Comœdia le 24 avril 1943 est suffisamment riche de détails pour donner les noms de Carné et Prévert, ceux des six

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principaux comédiens et de leurs personnages, et même ceux de Léon Barsacq et Raymond Gabutti qui construiront à La Victorine les importants décors. Mais on n’y trouve pas celui d’un producteur, autrement dit de celui qui serait le mieux placé pour laisser filtrer « officieusement » ces informations. En fait, c’est bien avec Paulvé, agissant pour Discina, que Prévert a signé, le 17 février 1943, un contrat prévoyant la remise du scénario au plus tard le 15 mai30. C’est Paulvé qui, lorsque Claude Autant-Lara lui écrit en date du 27 avril pour s’inquiéter d’un éventuel plagiat, met en garde Prévert31. Barsacq confirme ce rôle de producteur de Paulvé quand il indique un mois plus tard que « le film de Carné, qui subit beaucoup de tribulations, devait se faire ici, mais il y a une semaine Paulvé a décidé de le tourner à Paris (pour économiser des défraiements sans doute) »32.

27 Pourtant, quand le projet est annoncé pour la première fois dans le Film, c’est comme une production Scalera qui n’a pas encore été officiellement autorisée mais devrait voir son tournage débuter à Nice le 2 août 33. Quinze jours plus tard34, la production n’est toujours pas autorisée, mais le producteur est devenu Discina et les prises de vues sont repoussées au 9 août. Deux semaines encore et Scalera est à nouveau annoncé comme producteur d’un film toujours non autorisé dont le début de tournage est maintenant prévu le 17 août35. Le numéro suivant du Film confirme que le tournage a commencé, le 17 août, pour la société Scalera dont la maîtrise du projet ne sera plus contestée jusqu’à la reprise de celui-ci par Pathé.

28 Paulvé, Scalera, Discina, Scalera de nouveau, comment expliquer cette valse-hésitation initiale des producteurs, et surtout l’unanimité avec laquelle les participants font de Paulvé le premier responsable du projet alors qu’il n’en est pas le producteur officiel ? La réponse est à chercher dans les relations privilégiées que Paulvé et Discina ont nouées avec les productions Scalera et dans les avantages que chacun peut y trouver. Après une période difficile de redémarrage de l’industrie cinématographique, un premier contingentement de la production pour la période allant du 1er mai 1942 au 30 avril 1943 prévoyait d’autoriser 72 longs métrages mis en chantier par 43 sociétés, à l’exclusion de Continental-Films qui bénéficiait d’un contingentement spécial36. La réalité économique a imposé des révisions à la baisse, justifiées par la pénurie des matières premières et tout particulièrement de la pellicule37, et ce sont finalement 26 sociétés seulement qui ont été autorisées à produire à la fin de 194238. La situation n’a fait qu’empirer ensuite et le contingentement 1943-1944 ne prévoit plus que 30 productions, réparties entre une douzaine de groupements de producteurs et de distributeurs organisés autour d’autant de « firmes-pivots »39. Pathé s’y taille la part du lion avec cinq autorisations, suivie de la Société nouvelle des Établissements Gaumont qui en obtient trois, mais Discina disparaît de cette liste, qui ne prend pas en compte la production à venir de Continental-Films ni celle de « deux consortiums d’intérêts italiens ». Sauf à imaginer une interdiction soudaine de la production de Paulvé et Discina (mais comment la concilier avec le fait qu’ils sont, au même moment, en train de réaliser à Nice l’Éternel Retour et les Mystères de Paris sur le contingent 1942-1943 ?), on peine à s’expliquer l’élimination du producteur des Visiteurs du soir, la plus prestigieuse réalisation française de l’après-Armistice. À moins que ce ne soit Paulvé lui-même qui ait préféré se retirer de la compétition ouverte entre les producteurs français en alliant son sort à celui de l’Italien Scalera, son partenaire de longue date. C’est ce qui est proposé dans une note verbale du 18 mars 1943 remise à Sampieri à propos du programme de production française pour 1943-1944 :

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Les firmes pivot comprises dans le contingent normal devraient travailler au moyen de capitaux exclusivement français ; cette règle conduit à ne pas faire rentrer dans le contingentement normal la firme Discina, en raison des intérêts qui la lient à la maison italienne Scalera. Afin de permettre à Discina de bénéficier néanmoins des licences de production – ce que ses réalisations récentes justifient hautement – il a été envisagé qu’au point de vue de la répartition 43-44, Discina serait classé dans le contingent spécial italien, qui serait pour cette raison augmenté d’une unité.40

29 L’arrangement est confirmé dans une lettre de Sampieri à Galey, en date du 27 avril 1943, décrivant les « décisions que la direction générale de la Cinématographie italienne a prises d’accords avec les firmes intéressées » et prévoyant d’autoriser deux groupes : l’un rassemblant les activités de Cimep, Francinex, Zenith et Ufpc, l’autre associant les sociétés Scalera et Discina « dont la fusion est en cours »41. Il permet à Paulvé de produire de fait les Enfants du Paradis, grâce à l’apport de capitaux italiens et en échappant au contingentement de la production comme aux restrictions des matières premières. Ce dernier point est particulièrement important puisqu’il est entendu dès l’origine que les Enfants du Paradis sera montré en deux époques42, alors que le manque de pellicule oblige à limiter la durée des films à 90 minutes43. Par sa position aux commandes de la Cimex, Paulvé est le mieux placé pour superviser la fabrication d’un film tourné à Nice, et il permet du même coup aux Italiens qui le financent de s’introduire plus ambitieusement dans la production cinématographique française. Ce n’est que le 1er septembre 1943, une semaine seulement avant l’interruption du tournage, que Discina cède à Scalera ses droits sur le scénario de Prévert, tout en se réservant celui de distribuer le film en France. Mais les Italiens sont officiellement impliqués depuis plus d’un mois dans la production du film et c’est eux qui ont signé, le 30 juillet, un contrat de location à Pathé des deux plateaux de la rue Francœur, disponibles pour la construction des décors à partir du 18 octobre, avec un tournage prévu du 11 novembre au 9 décembre44.

30 On devine alors la catastrophe qu’a représentée pour le film l’armistice signé par les Italiens. Ce qui faisait la force du projet devient son talon d’Achille et le film, à peine commencé, doit être interrompu, non pas en raison de la défaveur où serait tombé Paulvé, mais parce qu’une production italienne n’est plus la bienvenue dans la France des derniers mois de l’occupation allemande. Il suffit, pour s’en convaincre, de noter que Scalera interrompt à cet instant toutes ses activités en France. De son côté, loin de se trouver interdit de produire, Paulvé met alors en chantier Mademoiselle X… de Pierre Billon, il fait reprendre par Discina la production de la Boîte aux rêves, dont les droits ont été rachetés à Scalera45, et il prépare pendant les premiers mois de 1944 la Belle et la Bête de Cocteau (avant que ce projet soit repris par Gaumont et Pagnol46), puis la Princesse de Clèves avec Delannoy et Cocteau.

31 On ne peut exclure, cependant, l’hypothèse que l’Armistice italien n’ait été que le déclencheur d’une crise déjà rendue inévitable par la situation financière de la Cimex. C’est en tout cas ce qu’expliquent Marc Dubu, délégué adjoint, et Lucien Barret, chargé de mission, de la direction générale du Cinéma à Nice, dans un courrier adressé le 11 septembre 1943 à Galey : Il faut bien dire que si, pour une part, la capitulation de l’Italie a suggéré, tant à monsieur Dandi, directeur général de la Cimex et de la Cimep, qu’à monsieur Baratollo, président de la société Scalera47, et à monsieur Ambrosio, son homme de confiance, un départ un peu précipité, il n’en est pas moins vrai que la raison essentielle qui a motivé le renvoi du personnel de La Victorine et de la Nicaea est uniquement le manque de trésorerie de la Cimex, provenant surtout du découvert

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abusif de plus de 5 millions qui a été consenti à Scalera et, d’autre part, du léger découvert de 900 000 francs à 1 million dû par la Cimep.48

32 S’il fallait une preuve supplémentaire que c’est bien à Scalera qu’incombe la charge de la dette initiale des Enfants du Paradis, on la trouverait dans les comptes rendus des conseils d’administration de la Cimex. L’interruption forcée de la production en septembre pèse lourd sur les résultats de l’exercice 1943 puisque le manque à gagner des plateaux désertés se double des frais engagés pour la construction des décors, habituellement pris en charge par les studios qui les refacturent ensuite aux producteurs. Le bilan de l’année 1943, communiqué aux commissaires aux comptes de la Cimex le 4 mai 1945 et présenté au conseil d’administration le 15 mai, fait apparaître « une provision de 1 900 000 francs pour une créance Scalera probablement irrécouvrable »49. Cette créance représente donc à elle seule près de 40 % du capital de la Cimex et on ne peut la rattacher qu’à trois films : la Vie de bohème, la Boîte aux rêves et les Enfants du Paradis. La réalité de la dette est probablement plus importante, trop peut- être pour pouvoir être avouée, puisque Paulvé évoque, lui aussi, un montant de 5 millions de francs dans une lettre adressée à Foffano le 3 janvier 1944. Quelques mois plus tard, un nouvel administrateur italien représentant Cinecittà, M. Piergili, mentionne dans un courrier à Paulvé une créance de 4 millions de francs et vieille de huit mois de Scalera, toujours impayée au 24 avril 1944, et il suggère que Cimex passe par Cinecittà et les pouvoirs publics italiens pour en obtenir le règlement50. On ne peut douter, donc, que ce sont bien les capitaux italiens de Scalera qui ont financé, avec l’appui de Cinecittà, la première partie de la réalisation des Enfants du Paradis et que personne, alors, ne songe à rendre Paulvé, toujours à la tête de la Cimex, responsable de l’ardoise laissée par la production, même s’il a choisi d’y jouer le rôle d’éminence grise en charge de toutes les décisions. Paulvé, dix ans plus tard, se retournera vers Pathé afin de demander une compensation financière pour sa participation à la production d’un film devenu triomphe international : C’est moi personnellement qui avais pris la décision de réaliser le film en question après de nombreux et longs échanges de vues avec Marcel Carné. […] C’est moi qui ai négocié et arrêté les conditions d’engagement de Marcel Carné, de Jacques Prévert, de Jean-Louis Barrault, d’Arletty et des principaux techniciens. J’ai contrôlé l’établissement du devis et du plan de travail. En un mot, c’est sous ma direction que s’est faite toute la préparation du film.51

Reprise par Pathé-Cinéma

33 La reprise des Enfants du Paradis par Pathé-Cinéma 52 ne se fait pas sans mal. La firme n’est officiellement sortie de sa situation de faillite que le 3 août 194353, et son activité de production, dirigée par Raymond Borderie, a adopté la voie de la prudence. Elle n’a recommencé à produire que depuis l’Armistice, à raison d’une petite demi-douzaine de films par an, qu’on peut qualifier de productions de moyenne ambition54. Le 6 mai 1943, le conseil d’administration prend acte des difficultés nouvelles engendrées par la diminution du nombre de séances et les restrictions sévères de pellicule et d’électricité, et il décide d’adopter une politique de précaution « comportant le choix de sujets à devis modérés », sans rejeter « la participation de producteurs extérieurs dans les films »55. Le 11 juin, le conseil confirme sa stratégie « excluant l’entreprise dans les circonstances actuelles de toute production d’une ampleur exceptionnelle »56. Le 5 août, il tire les conséquences des restrictions apportées au contingentement pour constater

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que le groupe 1 (Borderie) constitué autour de Pathé ne dispose que de cinq licences dont trois doivent être réservées à des coproductions. Celles-ci étant déjà engagées, Pathé peut encore mettre en chantier deux films en production propre, et envisage un film de Jacques Becker à déterminer et Sylvie et le fantôme, un projet d’Autant-Lara qui sera finalement produit deux ans plus tard par Discina. Pour Pathé, reprendre les Enfants du Paradis met donc en cause de deux façons ses stratégies : d’abord en engageant la société dans une aventure risquée et coûteuse, ensuite en interdisant toute autre production avant le printemps 1944 puisque le projet de Carné représente à lui seul les deux longs métrages encore susceptibles d’être mis en chantier sur son contingent. La décision finale sera prise au terme de négociations complexes qui impliquent non seulement Pathé et Scalera, mais aussi la direction générale du Cinéma qui a immédiatement jeté son poids dans l’affaire.

34 Paulvé, à l’en croire, s’est porté candidat sur-le-champ pour reprendre le film après son interruption, comme il l’avait fait aussi pour la Boîte aux rêves. C’est du moins ce qui ressort d’un vif échange entre Borderie et lui lors d’une réunion des producteurs du Coic le 5 juillet 1944 où, à Borderie affirmant que le directeur général Galey a « insisté » pour que Pathé reprenne le film de Carné, Paulvé rétorque : « Il ne vous y a pas obligé. Si vous ne l’aviez pas voulu, vous ne l’auriez pas fait. Je vous montrerai la copie d’une lettre dans laquelle je disais à M. Galey que je voulais terminer les Enfants du Paradis »57.

35 Les Enfants du Paradis n’est pas évoqué parmi les « principales productions à venir » à la convention Pathé-Consortium-Cinéma réunie rue Francœur dans la semaine du 28 septembre58, mais, les 29 septembre et 7 octobre 1943, les procès-verbaux du conseil d’administration de Pathé retracent l’évolution des pourparlers entamés avec les mandataires de Scalera Film pour « la reprise de deux films (un même sujet, deux époques) : les Enfants du Paradis »59, dont les scènes déjà tournées ont été présentées entre les deux réunions au conseil. Un accord de principe est donné, mais il demeurera subordonné, un mois encore, à l’aboutissement des pourparlers engagés « tant avec le Directeur de la Cinématographie nationale qu’avec le ministère des Finances, en ce qui concerne l’assurance pour risques politiques et risques de guerre des décors édifiés à Nice »60. Au cas où cette assurance lui serait refusée, Pathé s’affirme prêt à renoncer à l’opération et le procès-verbal fait état d’une discussion en cours entre la direction générale du Cinéma et Scalera Film pour « faire admettre par cette dernière société que les indemnités éventuelles pour sinistre soient retenues sur les sommes devant lui revenir sur la part des ventes à l’étranger »61. Il ressort en effet du même procès-verbal que Scalera ne disparaît pas aussi totalement de la production du film que ce que laissent supposer le générique et la publicité, puisque la société n’a cédé, le 14 octobre, ses droits sur le film à Pathé que pour une durée de dix ans et en se réservant une part sur son exploitation à l’étranger62.

36 Pourquoi la direction générale du Cinéma insiste-t-elle aussi fermement pour que ce soit Pathé qui reprenne les Enfants du Paradis, à son corps défendant, plutôt que Paulvé qui en manifeste, lui, le désir ? On peut imaginer ici trois hypothèses. La première est que, même si elle n’est pas rétablie depuis bien longtemps, la santé financière de Pathé, appuyée sur un important réseau de salles, est beaucoup plus capable que celle de Discina de supporter les risques d’une opération aussi ambitieuse. La deuxième est que Paulvé et Discina se sont exclus d’eux-mêmes du jeu des contingentements et que leur attribuer deux productions non programmées mettrait en cause des équilibres entre producteurs difficilement négociés. C’est oublier qu’en pratique Paulvé et Discina n’ont

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pas de vraie difficulté à reprendre au même moment leur production. La troisième est que la société Pathé se trouve déjà impliquée, de fait, dans la production des Enfants du Paradis, par l’immobilisation pour le film de ses plateaux de Francœur et de Joinville. Mais la production des Enfants du Paradis a été interrompue avant la date prévue pour l’entrée des équipes de construction sur les plateaux de la rue Francœur, seuls retenus alors par Scalera, et on ne peut imaginer que ce manque à gagner compromette gravement les comptes d’une société si importante. Reste alors à imaginer une autre hypothèse : celle de la nécessité politique d’exclure Paulvé du jeu pour la raison qu’il est trop associé aux intérêts italiens pour être encore acceptable – sur ce projet précis dont tout le monde mesure l’importance exceptionnelle – par les autorités d’Occupation.

37 Dorénavant assurée par Pathé qui a signé de nouveaux contrats à tous les artistes et techniciens concernés, et les a dédommagés pour leurs deux mois d’inactivité forcée, la production des Enfants du Paradis reprend donc le 9 novembre 1943 au studio de la rue Francœur, où est édifié l’immense décor du théâtre des Funambules. Vers le 10 février, la troupe se transporte à Nice, où les attend un décor épargné par les intempéries, en dépit de ce qu’affirmera ensuite Carné63. Entre-temps, Robert Le Vigan, qui interprétait le personnage de Jéricho, a choisi la fuite en Allemagne après quelques jours seulement de tournage, et Pierre Renoir l’a remplacé, non sans que Pathé, soucieux de mobiliser les exploitants, ait le temps d’éditer une étonnante brochure de douze pages essentiellement consacrée à la reconstitution par Barsacq et Gabutti du boulevard du Crime et où Le Vigan figure en bonne place.

38 Carné, dans ses Mémoires, explique encore comment, quelques jours avant le débarquement allié en Normandie, il a enfin regagné Paris pour y filmer deux raccords du boulevard du Crime dans des décors dont la construction n’était pas encore achevée et qui demanderaient deux semaines supplémentaires. Belle occasion pour lui, dit-il, de retarder autant que possible les finitions pour que son film soit « présenté comme le premier de la paix enfin retrouvée »64. L’idée est belle, mais elle ne résiste guère à l’examen des faits. Les prises de vues principales des Enfants du Paradis ont été terminées à Nice le 15 mars, date officielle de la fin du tournage. Comme toujours en pareil cas, il y aura des raccords à filmer, mais la pratique n’a rien d’inhabituel, spécialement pour un film aussi long et complexe. Ce qu’il faut garder en mémoire, surtout, pour comprendre le délai de près de dix mois entre la fin du tournage et la sortie publique du film, c’est le contexte du moment. À partir du printemps 1944, plus aucun film important ne sort en France, faute de pellicule pour tirer des copies, faute de trains pour les faire circuler, faute surtout d’écrans pour les montrer puisque « 500 salles, soit 12 % du parc, sont fermées faute de courant électrique ou suite aux bombardements et que les autres fonctionnent de façon réduite, de 22 h à 23 h 45 seulement sur semaine »65. Comment imaginer dans ce cadre l’exploitation d’un double film de plus de trois heures alors que dix-sept films français sont terminés ou en cours de montage et que d’importantes productions déjà prêtes telles que la Vie de bohème, Carmen, la Fiancée des ténèbres ou le Bossu attendent une sortie qui n’interviendra, dans le meilleur des cas, qu’en décembre 194466 ? Le sort des Enfants du Paradis est celui de toutes les autres productions françaises d’alors suffisamment importantes pour que leurs producteurs préfèrent attendre des temps meilleurs pour les montrer, plutôt que de les dévaluer en les jetant sur un marché qui n’existe provisoirement plus.

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39 Lors du conseil d’administration de Pathé du 12 juillet 194467, un exposé est fait sur la situation des Enfants du Paradis qui ne réclament plus que quelques travaux de finition. Le coût total des deux films est maintenant estimé à la somme énorme de 57, 584 millions de francs, dont 42, 561 sont supportés par Pathé, les 15, 023 restants revenant à Scalera Film. Ces chiffres font apparaître par rapport au devis initial un dépassement de budget considérable que le directeur général Adrien Rémaugé et Raymond Borderie expliquent par « une erreur d’estimation, les sommes dépensées étant bien “sur l’écran” ». Le conseil « souligne, en conclusion, la nécessité impérieuse d’éviter le retour de semblables accidents, qui viennent fausser toutes les provisions et peuvent mettre en péril la trésorerie de la société ».

Réécrire l’histoire, construire la légende

40 À bien y réfléchir, on peut s’étonner que la réalisation des Enfants du Paradis, à peine engagée au moment de son interruption, n’ait pas été purement et simplement abandonnée, quitte à présenter l’ardoise des impayés aux Italiens de Scalera et de Cimex. L’explication n’en peut tenir que dans la volonté politique des instances nationales du cinéma, déterminées à faire reprendre par Pathé, une des deux firmes françaises les plus enracinées dans l’Histoire, un projet qui témoignait à la fois de la grandeur du cinéma national et de la capacité de la France à résister – dans tous les sens du terme – à l’adversité.

41 Roger Régent, plaidant, dans les Nouveaux Temps, pour le soutien par l’État de la reprise du film, fait remarquer que : Prévert, Carné, Brasseur, Arletty ou Barrault ont été parmi ceux qui ont le plus contribué au rayonnement artistique français. Aux heures sombres ils sont demeurés sur le sol de leur pays alors que les propositions étrangères les plus avantageuses, nous le savons, ne leur ont pas manqué : ce serait une curieuse façon d’encourager les Français les plus dignes de travailler que de les contraindre au silence.68

42 Quand il souligne le courage de ceux qui « sont demeurés sur le sol de leur pays », Régent vise aussi, indirectement, ceux qui ont préféré l’exil. Il annonce ainsi déjà l’identification qui sera bientôt faite des Enfants du Paradis au triomphe d’une résistance intérieure face aux diktats de l’occupant. Mais cette identification ne peut être réalisée qu’au prix d’une série de réécritures de la vérité historique qui supposent la complicité au moins passive de tous ceux qui ont été impliqués dans la première phase de la production du film.

43 La première réécriture passe par l’élimination pure et simple de toute mention du rôle joué dans la production par Scalera, et donc de ce qui ferait des Enfants du Paradis l’équivalent exact des productions financées au même moment par les capitaux allemands de Continental. Scalera, on l’a dit, y consent dans son contrat de cession des droits à Pathé, tout en se réservant le droit de voir mentionner son rôle pour l’exploitation du film hors de la France et de ses territoires associés. Dans la cinquantaine d’articles consultés accompagnant la sortie du film de décembre 1944 à mars 1945, il ne sera pas fait mention une seule fois de Scalera, ni même des « Italiens » qui seront assez vaguement évoqués plus tard.

44 La deuxième réécriture est l’effacement du rôle véritable joué par Paulvé. La partie est à la fois plus facile et plus délicate. Plus facile parce que Paulvé n’apparaît plus nulle

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part dans les contrats d’un film dont il a cédé les droits à Scalera avant même le début de sa réalisation, plus délicate parce que c’est bien pour le compte de Paulvé que Carné, Prévert et d’autres se souviendront ensuite d’avoir préparé le film. Dans la cinquantaine d’articles évoquée à l’instant, Paulvé n’est cité que deux fois, sans autre précision, comme le producteur auquel Pathé a racheté les droits des Enfants du Paradis. La discrétion de Paulvé sur le sujet ne peut être dissociée de ses démêlés durant plusieurs années avec les commissions d’épuration successives69, qui l’empêcheront longtemps d’évoquer ses liens privilégiés avec les occupants italiens. Paulvé, on l’a dit, reviendra bien plus tard vers Pathé afin de réclamer ce qu’il estime lui revenir, mais ce sera discrètement, après dix ans de silence, à l’occasion d’une négociation de producteurs qui échappe à toute publicité.

45 La troisième réécriture est la mise en relief dans beaucoup d’articles de l’acte de résistance que représente le film et tout particulièrement des deux « collaborateurs dans la clandestinité » mentionnés à son générique lors de sa sortie. Que Trauner et Kosma aient contribué de façon décisive à la conception des décors et de la musique des Enfants du Paradis ne fait aujourd’hui aucun doute. Mais il est non moins certain que l’essentiel de la création concernée a été réalisé par Barsacq et Gabutti d’une part, par Maurice Thiriet et Georges Mouqué de l’autre, sans que ni Trauner ni Kosma se trouvent en position d’intervenir autrement que comme conseils à distance. Mais ils participent tous deux à la construction d’une légende héroïque dont tous les éléments sont déjà rassemblés dans un entretien avec Carné antérieur à la sortie publique du film70. Carné y évoque les rencontres de travail, au prieuré de Valette, avec Prévert, Trauner et Kosma71 ; il oublie les contrats signés par Scalera, évoque un premier tournage à Nice de six semaines, mentionne le rachat du film à Paulvé par Pathé et insiste sur les retards volontaires qui lui ont permis de ne laisser sortir le film qu’après la libération complète de la France. Tout est déjà là de la légende en train de se construire. Tout sauf l’évocation de la tempête qui aurait ravagé le décor pendant l’interruption, épisode dramatique provisoirement remplacé par une explication plus prosaïque, mais hautement improbable : M. Carné, J. Prévert et leur équipe revinrent à Nice en février 1944. Là aussi des difficultés les attendaient : le grand décor principal du Boulevard du Crime avait été conçu et orienté pour tourner normalement dans la journée suivant le soleil de Nice de septembre. Il fallut tout modifier puisque la troupe ne se retrouva à Nice qu’en février où la lumière est très différente.72

46 Avec ce discours rempli de distorsions et de manques se trouve établie la doxa sur laquelle se développera, reprise par d’innombrables relais, la légende d’une production des Enfants du Paradis continuellement contrariée quand, au contraire, toutes les forces se sont mobilisées à chaque instant pour favoriser son achèvement. La plus impressionnante entreprise, certes, de toute la période de l’Occupation en France, mais pas, sans doute, l’entreprise, absolument résistante et absolument française, qu’on a voulu nous donner à rêver.

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NOTES

1. Marcel Carné, la Vie à belles dents, Paris, Ollivier, 1975, pp. 217-239. Édition définitive : Ma vie à belles dents, Paris, Archipel, 1996. 2. Entretien avec Eitel Monaco dans Jean A. Gili, le Cinéma italien à l’ombre des faisceaux (1922 – 1945), Perpignan, Institut Jean-Vigo, 1990, p. 167. Sur cette question, voir aussi Jean A. Gili, l’Italie de Mussolini et son cinéma, Paris, Veyrier, 1985, pp. 47-68. 3. Luigi Freddi, Il cinema, Rome, L’Arnia, 1949, p. 315 (rééd. : Il cinema. Il governo dell’immagine, Rome, Centro sperimentale di Roma, Gremese, 1994). 4. « Répertoire alphabétique des nouveaux films de long métrage projetés à Paris du 1 er janvier 1942 au 30 juin 1943 », le Film, n° 73, 25 septembre 1943, p. 8. 5. Sur cette question et la suite, voir René Prédal, 80 Ans de cinéma : Nice et le 7e art, Nice, Serre, 1979, et Bertrand Nicolas et Pierre-Jean Benghozi, « Stratégies individuelles ou mimétisme : l’organisation des studios de cinéma », Vingtième Siècle, vol. 6, 1995, pp. 84-97, ainsi que l’importante documentation conservée aux Archives nationales, F 42 / 120. 6. Parmi lesquels Untel, père et fils de Julien Duvivier, Vénus aveugle d’Abel Gance, Après l’orage de Pierre-Jean Ducis, Une femme dans la nuit d’Edmond T. Gréville, le Soleil a toujours raison de Pierre Billon, l’Arlésienne et Félicie Nanteuil de Marc Allégret et les Deux Timides d’Yves Allégret. 7. On consultera les statuts de ces trois sociétés aux Archives nationales, F 42 / 120. 8. Un autre projet, l’Inconnue d’Arras de Marc Allégret, autorisé au début de 1943, ne sera jamais réalisé. Voir le Film, n° 62, 3 avril 1943, p. 14. 9. Freddi précise encore que l’Italie possède 60 % des actions de la Sesca (société à responsabilité limitée au capital de 8,3 millions de francs) et que la Cimep, qu’il confond avec la Cimedis, est établie avec un capital de 8 millions de francs, souscrit à égalité par les partenaires français et italien, « dont sept sont consacrés à secourir l’Union française de production cinématographique » (L. Freddi, op. cit., pp. 315-316) 10. Les archives de la Cimex, que nous avons pu consulter aux Archives françaises du film du CNC, contiennent de précieuses informations sur le fonctionnement de cette société et ses relations avec la Sesca qui la précédait. 11. Cette précision est donnée dans le dossier concernant Paulvé de la Commission nationale interprofessionnelle d’épuration du 24 janvier 1949 (Archives Nationales, F 12 / 9638). 12. Nous tirons ces informations des procès-verbaux des conseils d’administration conservés aux Archives françaises du film du CNC, fonds Cimex, boîte 1. 13. Jean Fauvez, « M. Galey à Nice », le Film, n° 58, 6 février 1943, p. 9. 14. L. Freddi, op. cit. pp. 315-316. 15. Procès-verbal du conseil d’administration du 17 janvier 1943, Archives françaises du film du CNC, fonds Cimex, boîte 1. 16. Coquille pour Spéva-Films. 17. Cinémathèque française (BiFi), fonds Crédit national, boîte 1, dossier de Premier Bal (Christian-Jaque / Paulvé – Discina) 18. Dont la Bête humaine de Renoir, Lumières de Paris de Pottier, Naples au baiser de feu de Genina, Samson de Tourneur et Battement de cœur de Decoin. 19. Le film avait été produit par Safra pour Spéva-Film mais un article à l’initiative de Discina paru dans le Film, n° 24, 27 septembre 1941, p. 28, le présente comme « tourné pour Discina ». 20. L’Enfer des anges de Christian-Jaque, Nuit de décembre de Kurt Bernhardt, la Piste du Nord de Jacques Feyder. 21. C’est le cas de la Comédie du bonheur, devenu production Discina lorsque les raccords nécessaires sont filmés à Saint-Maurice en février 1942, et de l’Enfer du jeu de Delannoy, distribué

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par Discina en décembre 1942 après que les nouvelles scènes remplaçant Erich von Stroheim par Pierre Renoir ont été filmées en octobre à La Victorine. Discina annonce en revanche en octobre 1940 la sortie d’un autre inédit, Remorques de Grémillon, qui sera en définitive terminé et distribué par l’Alliance cinématographique européenne. 22. Aux studios de Saint-Maurice pour Premier Bal de Christian-Jaque, à ceux de la rue Francœur pour Histoire de rire de L’Herbier. 23. Le Film, n° 38, 11 avril 1942, p. 5. 24. « 220 films français de long métrage ont été entrepris depuis l’Armistice », le Film, n° 92, 1er juin 1944, p. 3. 25. Le Film, n° 8, 1er février 1941, p. 10. 26. Ibid. 27. Voir, entre autres, les témoignages d’Alfredo Guarini et d’Eitel Monaco dans Jean A. Gili, le Cinéma italien à l’ombre des faisceaux (1922-1945), op. cit. 28. Rappelons qu’ils ont ainsi produit Angelica, le Père Lebonnard et Dernière Jeunesse. 29. Dont la Chartreuse de Parme de Christian-Jaque et les deux épisodes de Rocambole de Baroncelli. 30. Une copie du contrat original est annexée à la lettre par laquelle Prévert autorise la rétrocession de son contrat à Pathé (Lettre de Prévert à Pathé, 18 octobre 1943, Fondation Jérôme Seydoux-Pathé). 31. À lire l’annonce parue dans Comœdia, Autant-Lara a eu le sentiment que Prévert voulait réutiliser dans Funambule l’idée de finir le film au milieu d’un cortège de carnaval, une idée que le scénariste avait déjà employée dans son adaptation pour Autant-Lara de Mon associé M. Davis. La coupure de presse incriminée figure toujours, avec les copies des courriers échangés à cette occasion entre Autant-Lara, Carné, Prévert, Paulvé et Discina, dans le fonds Claude Autant-Lara de la Cinémathèque Suisse sous la cote 161/4 A7. 32. Lettre de Léon Barsacq à son frère André écrite à Nice le 22 mai 1943, citée dans Bernard Chardère, les Enfants du Paradis : le scénario original de Jacques Prévert, Paris, Monza, 1999, p. 31. 33. Le Film, n° 69, 24 juillet 1943, p. 11. 34. Le Film, n° 70, 7 août 1943, p. 6. 35. Le Film, n° 71, 21 août 1943, p. 6. 36. Le Film, n° 40, 9 mai 1942, p. 1. 37. « La pellicule est rare. Nous exigeons des producteurs et des réalisateurs qu’elle soit utilisée à bon escient. Il n’est plus un mètre de film qu’on ait le droit de gâcher » (déclaration commune de Louis-Émile Galey et Raoul Ploquin, ibid., p. 2). 38. « Liste des entreprises ayant reçu du ministère de l’Information et des autorités occupantes l’autorisation d’exercer leur activité » (le Film, n° 48, 12 septembre 1942, p. 6) et « Liste des entreprises ayant reçu du ministère de l’Information et des autorités d’Occupation l’autorisation d’exercer leur activité » (le Film, n° 52, 7 novembre 1942, p. 4). 39. « Liste des groupes français autorisés à produire pendant la campagne 1943-1944 » (le Film, n° 62, 3 avril 1943, encart non paginé). 40. Archives nationales, F 42 / 120. 41. Ibid. 42. La précision est donnée dès la première annonce officielle du projet dans le Film, n° 69, 24 juillet 1943, p. 11. 43. « Le contingentement de 72 productions était, avant tout, fonction de la pellicule disponible. C’est pourquoi aucun film ne pourra excéder une longueur de 2 800 mètres. De même, le nombre de copies à tirer de chaque film dépendra de la qualité de la production réalisée. Une marge de 25 à 33 copies par film est prévue. » (déclaration commune de Louis-Émile Galey et Raoul Ploquin, art. cit.). 44. Les contrats évoqués ont été consultés dans les archives de la Fondation Jérôme Seydoux- Pathé.

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45. Lettres de Discina et Scalera à Galey, les 15 et 16 octobre 1943 (Archives nationales, F 42 / 120). 46. Cette version, que Pagnol devait coréaliser, ne se fera pas non plus et c’est finalement vers Paulvé que Cocteau reviendra, deux ans plus tard, pour produire enfin le film. 47. Il en est plus vraisemblablement le simple « représentant » en France, ainsi qu’indiqué dans plusieurs courriers officiels. 48. Archives nationales, F 42 / 120. 49. Cette provision et d’autres facteurs défavorables de moindre importance n’empêchent pas que le résultat de l’année 1943 se solde par une perte inférieure à 250 000 francs. Archives françaises du film du CNC, fonds Cimex, boîte 1. 50. Cette lettre, conservée dans les archives de la Cimex aux Archives françaises du film, peut être datée de la seconde moitié de 1944 ou des premiers mois de 1945 puisque Piergili intègre le conseil le 26 mai 1944 et que Térisse, autre destinataire du même courrier que reçoit aussi Sampieri, meurt avant le conseil d’administration du 26 mars 1945. 51. « Note de monsieur André Paulvé au sujet de la production du film les Enfants du Paradis », 5 décembre 1955. Fondation Jérôme Seydoux-Pathé. C’est Paulvé qui souligne. 52. Nous regroupons sous cette appellation générique des actes successivement attribués, dans les comptes rendus officiels, à la Société d’exploitation des établissements Pathé-Cinéma, à Pathé-Consortium et à la Société nouvelle Pathé-Cinéma. 53. C’est la date indiquée dans le Film, n° 72, 4 septembre 1943, p. 3, qui fait état d’un jugement du tribunal de commerce de Paris. Aurélie Chateau date la sortie de faillite du 5 juillet 1943 (« Un sauvetage laborieux », dans Jacques Kermabon, dir., Pathé, premier empire du cinéma, Paris, Centre Georges Pompidou, 1994, p. 268). 54. Seul ou en coproduction Pathé met en chantier dix-sept films de 1940 à 1943, parmi lesquels Romance de Paris (Jean Boyer), Nous les gosses (Louis Daquin), Pontcarral, colonel d’empire (Jean Delannoy), Monsieur des Lourdines (Pierre de Hérain), Adieu… Léonard ! (Pierre Prévert) et Premier de cordée (Daquin). 55. Procès-verbaux des conseils d’administration de la Société d’exploitation des établissements Pathé Cinéma, du 4 juin 1942 au 7 octobre 1943, Fondation Jérôme Seydoux-Pathé. 56. Ibid. 57. Procès-verbal de la réunion des producteurs du Coic du 5 juillet 1944, Cinémathèque française (BiFi), fonds Autré, boîte 1, dossier « Autré 12 ». 58. « Pathé-Consortium vient de réunir ses directeurs d’agences et représentants », le Film, n° 76, 6 novembre 1943, p. 7. 59. Procès-verbaux des conseils d’administration de la Société d’exploitation des établissements Pathé-Cinéma, du 4 juin 1942 au 7 octobre 1943 et du 7 octobre 1943 au 13 février 1945, Fondation Jérôme Seydoux-Pathé. 60. « Conseil d’administration du 4 novembre 1943 », Procès-verbaux des conseils d’administration de la Société d’exploitation des établissements Pathé-Cinéma du 7 octobre 1943 au 13 février 1945, Fondation Jérôme Seydoux-Pathé. 61. Ibid. 62. Ces clauses, qui feront ensuite l’objet de plusieurs litiges, occasionnés en particulier par l’absence de la mention de Scalera sur les génériques internationaux, seront modifiées à plusieurs reprises, Scalera renonçant à la limitation décennale le 12 novembre 1945 avant de céder tous ses droits à Pathé lors de sa mise en liquidation de 1956 (ibid.). 63. Carné est démenti par Pierre Rocher, « Marcel Carné fait revivre à Nice le “Boulevard du Crime” pour les dernières prises de vues des Enfants du Paradis », le Film, n° 84, 4 mars 1944, p. 5. 64. Marcel Carné, op. cit., p. 234. 65. « Le cinéma français fait tous ses efforts pour maintenir une activité », le Film, n° 91, 17 juin 1944, p. 4.

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66. La pénurie de nouveaux films est telle que les Petites du quai aux Fleurs de Marc Allégret sort en exclusivité, le 27 mai 1944 dans cinq salles parisiennes alors que, pendant toute la période de l’Occupation, une sortie sur deux écrans demeure l’exception. 67. Procès-verbaux des conseils d’administration de la Société d’exploitation des établissements Pathé-Cinéma du 7 octobre 1943 au 13 février 1945, Fondation Jérôme Seydoux-Pathé. 68. Roger Régent, « Il faut terminer le film les Enfants du Paradis », les Nouveaux Temps, 5 octobre 1943. 69. Paulvé n’en sortira blanchi qu’en 1949. 70. Rivesalt, « Marcel Carné nous dit : comment du Boulevard du Crime sont nés les Enfants du Paradis », Mondes nouveaux, 14 décembre 1944. 71. Dont le patronyme est ici écrit « Kosmath », comme il le sera dans d’autres articles à la sortie du film. Une erreur qui insiste implicitement sur les origines judéo-hongroises du compositeur, alors que le nom francisé de Kosma était déjà familier au public de la fin des années 1930, et que son patronyme original, jamais usité en France, est en fait Kozma. 72. Rivesalt, op. cit.

RÉSUMÉS

Beaucoup de légendes entourent la production des Enfants du Paradis. Fondé sur l’exploration d’archives peu étudiées, cet article vise à mettre au jour une réalité plus complexe en replaçant l’histoire du film dans un triple contexte. D’abord celui des stratégies de pénétration du cinéma français par les Italiens durant l’Occupation. Ensuite les activités du producteur André Paulvé à la tête des studios de Nice pendant cette période. Enfin le rôle joué en Italie et en France par la société Scalera Film au même moment. Il en ressort que les restrictions imposées au cinéma français de l’Occupation ont obligé Paulvé à proposer à la firme italienne Scalera de devenir le producteur des Enfants du Paradis. Pour cette raison, c’est l’armistice séparé signé par les Italiens qui a provoqué en septembre 1943 l’interruption du tournage. La reprise de la production par Pathé-Cinéma a été ensuite fortement encouragée par les Pouvoirs publics français. Dès avant la sortie du film, un discours consensuel s’est immédiatement constitué pour faire de celui-ci une sorte d’emblème de la Résistance nationale, au prix d’un certain nombre de distorsions de la vérité historique largement nourries par les déclarations de Marcel Carné.

There are many legends around the production of Marcel Carné’s Les Enfants du Paradis. Using little known archival sources, this article aims to reveal the hitherto unknown and more complex reality by exploring three questions. First, the strategies developed by the Italians to penetrate the French film industry during the Occupation. Second, the actions of producer André Paulvé as head of the Nice film studios. Third, the part played by the company Scalera Film in Italy and in France at that time. From this analysis it appears that the restrictions imposed upon the French film industry during the Occupation forced Paulvé to bring in Scalera as the producer of Les Enfants du Paradis, with Italian financing. This is why the production was interrupted in September 1943 when the Italians signed a separate armistice with the Allies. Pathé Cinéma then took over the production after much insistence from the French authorities. Even before the film was officially released, a large consensus had been formed, encouraged by Carné himself, to present it as a testimony to French national Resistance.

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AUTEURS

JEAN-PIERRE BERTHOMÉ Jean-Pierre Berthomé, professeur émérite d’études cinématographiques à l’université Rennes 2, est l’auteur d’une douzaine de livres et de très nombreux articles, principalement sur l’histoire et l’esthétique du décor de film ou sur les cinéastes Orson Welles, Jacques Demy et Max Ophuls. Jean-Pierre Berthomé, professor emeritus in film studies at Rennes 2 University, author of a dozen books and many articles, principally on the history and aesthetics of production designing for the cinema and on filmmakers Orson Welles, Jacques Demy and Max Ophuls.

GUILLAUME VERNET Guillaume Vernet, doctorant de l’université Rennes 2, sa thèse porte sur les discours et les pratiques de production du cinéma français des années 1940-1950 : « “Une tradition de la Qualité” ? Objectiver la qualité cinématographique en France après la Seconde Guerre mondiale » (sous la direction de Laurent Le Forestier). Il enseigne la théorie et l’histoire du cinéma, ainsi que l’économie de l’audiovisuel, dans les Universités Paris 3, Paris 8 et Paris 10. Courriel : [email protected] Guillaume Vernet, PhD candidate at Rennes 2 University, under the direction of Laurent Le Forestier, his doctorate subject is the study of the discourses and production practices in French cinema in the 40s and 50s : « A “Tradition of Quality” ? Objectivation of “quality” in French cinema after World War 2” ». He teaches theory and history of cinema, and the economics of audiovisual production at Paris 3, Paris 8 and Paris 10 Universities. Email : [email protected]

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Bazin/Aristarco : une relation en montage alterné

Delphine Wehrli

Il n’y a pas en art d’erreurs absolues. La vérité en critique ne se définit pas par je ne sais quelle exactitude, mesurable et objective, mais d’abord par l’excitation intellectuelle déclenchée chez le lecteur : sa qualité et son amplitude. La fonction du critique n’est pas d’apporter sur un plateau d’argent une vérité qui n’existe pas, mais de prolonger le plus loin possible dans l’intelligence et la sensibilité de ceux qui la lisent, le choc de l’œuvre d’art. André Bazin, « Réflexions sur la critique », Cinéma 58, n° 32, décembre 19581

1 Le récent article de Laurent Le Forestier « La transformation Bazin ou Pour une histoire de la critique sans critique »2, nous donne l’occasion d’engager un débat sur la formation et la transmission du discours bazinien3 et de développer une réflexion originale à ce sujet. L’axe de notre recherche se centrera sur la relation entre André Bazin et le critique italien Guido Aristarco. Pour ce faire, nous recourrons à une série de documents inédits (correspondance, notes manuscrites, annotations, articles) en soulevant certaines questions : quand et comment les deux critiques se sont-ils rencontrés ? Comment leurs rapports ont-il évolué et sur quelle base ? Nous observerons les cas de convergences théoriques, mais surtout de désaccords durant le temps de leur relation, période allant de 1948 jusqu’à la mort de Bazin en 1958. Nous tâcherons également de comprendre pourquoi une telle relation est si peu documentée : ce « manque » est porteur de sens, et nous chercherons à en définir les raisons. Notre travail portera d’une part sur la réception de chacun des critiques dans le pays de son interlocuteur (Italie pour Bazin, France pour Aristarco), en se focalisant sur les problèmes de traductions4. D’autre part, il se centrera sur une lettre-essai de

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Bazin à Aristarco, « Défense de Rossellini » écrite en 1955 et dont les thèmes reprennent les discussions développées entre les deux critiques.

2 André Bazin et Guido Aristarco sont contemporains, car nés tous les deux en 1918. Aristarco a dix-huit ans quand il commence à écrire en 1936, dans des journaux tels que La voce di Mantova, La gazzetta di Mantova ou Il Corriere Padano ; il collabore ensuite à Bianco e Nero, Sipario, La Stampa et Il Secolo XIX. Théorisant certains aspects du cinéma, notamment le montage, il participe activement aux débats culturels de l’entre-deux- guerres. Son ouvrage L’arte del film. Antologia storico-critica en est une première tentative en 1950, suivi de près de Storia delle teoriche del film, en 1951. Aristarco se fait connaître comme théoricien et critique mais surtout comme fondateur – suite à son « expulsion » de la revue Cinema, pour d’apparents désaccords politiques avec son directeur Adriano Baracco – de Cinema Nuovo, revue qu’il dirigera de 1952 jusqu’à sa mort en 1996. C’est en cette qualité qu’il entra en relation avec André Bazin, alors co-directeur des Cahiers du cinéma, pour lui demander sa collaboration au sein de la nouvelle revue. Dans une lettre du 8 novembre 1952, Bazin lui répond, de Paris, qu’il « ignorai[t] absolument qu’il y eut une crise à Cinema analogue à celle de Bianco e Nero » et se dit « d’avance tout dévoué » et « enchanté de [lui] rendre service ». Mais, submergé de travail, il précise « Si vous tenez absolument à mon nom pour le premier numéro, peut-être pourrais-je vous faire quelque chose de court sur un sujet qui me tienne à cœur […] ». C’est donc à partir de 1952 que les deux critiques entretiennent une correspondance et commencent à se fréquenter lors des festivals de Cannes et de Venise.

3 Pourtant Aristarco ne répondra pas à la lettre que Bazin lui adresse, cette « Défense de Rossellini », publiée dans Cinema Nuovo lors du Festival de Venise et reprise dans Qu’est- ce que le cinéma ?5. C’est Aldo Paladini qui s’en chargera dans « Il caso Rossellini (Una risposta a Bazin) », où il traite de la réception critique de Rossellini au début des années 1950 et analyse les différentes interventions de la critique italienne et étrangère6.

4 Nous aurions pu nous attendre, en effet, à ce qu’Aristarco, auteur d’une Storia delle teoriche del film 7, discute les thèses de Bazin puisqu’il y était précisément opposé et puisque le débat à cette époque pouvait impliquer des critiques et des théoriciens occupant des positions philosophiques et politiques fort éloignées. Compte tenu du rapport direct entre les deux critiques, il est d’autant plus curieux que le débat ne se soit pas établi publiquement, bien que Bazin ait continué d’écrire irrégulièrement pour Cinema Nuovo8. Les seules références bibliographiques qui attestent de cette « dispute » manquée sont : un article dans Cinema Nuovo datant de 1969 de Roman Gubern9 – qui se demande pourquoi Aristarco n’a jamais parlé de Bazin, vu qu’ils se sont tous deux attaqués notamment au problème du montage –, et le livre d’Ivan Tubau de 1983, Critica cinematografica española. Bazin contra Aristarco, la gran controversia de los años ‘6010. Ce dernier traite de la réception en Espagne des théories d’Aristarco après leur parution et reprend la controverse avec Bazin. Concernant Bazin, on peut encore mentionner l’ouvrage de Marco Bertoncini de 2009, Teorie del realismo in André Bazin11 qui ne fait cependant aucune allusion à Aristarco ou à d’autres théoriciens du réalisme de cette époque.

5 Ce n’est que quarante ans plus tard qu’Aristarco fera allusion à cet épisode dans un article paru en 1994 en France, et republié en Italie sous une forme un peu différente, dans son dernier livre Il cinema fascista : il prima e il dopo12, où il règle ses comptes avec la majorité de ses détracteurs, opposants, voire amis. Aux yeux de la critique, leur relation semble alors cristallisée dans ce seul et unique événement, éclipsant un

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rapport bien plus ample, complexe et également négligé de cet amour jamais éclos, de cette haine esquissée entre Bazin et Aristarco : l’un phénoménologue-chrétien, l’autre matérialiste-marxiste (malgré un passé philo-fasciste qu’il se gardait bien d’évoquer !), rapport décelable par certaines connexions subtiles dans leurs théories respectives.

6 Les textes d’Aristarco ont cependant mal vieilli, peut-être en raison d’une méthodologie aujourd’hui inacceptable, tandis que ceux de Bazin sont encore lisibles. En somme, il semble que Bazin soit devenu une « sainte relique » de la critique, en Italie du moins, où il est plus souvent cité que lu. Et c’est ainsi que se produit l’habituel tort que l’on a tendance à faire subir aux intelligences passionnées et talentueuses comme la sienne : quel sens y a-t-il, en effet, à l’extraire de son contexte, à ne le considérer que trop rarement en relation avec d’autres intelligences comme celle, justement, d’un Aristarco, même avec ses indéniables défauts ? Le lien de Bazin avec d’autres intellectuels de son temps mériterait d’être étudié, comme le suggère Le Forestier, mais sans doute certains d’entre eux font-ils moins bien sur la photographie de groupe des figures tutélaires de Bazin13.

Ignorances et rejets de la théorie

7 La méthodologie promue vers 1950 par Aristarco, développée par la suite dans Cinema Nuovo et qui reposait sur un socle de principes référés à l’esthétique marxiste, plus précisément celle de György Lukács, était proposée dans Storia delle teoriche del film. En Italie, les réflexions sur le rapport entre cinéma et histoire ont été confiées aux critiques cinématographiques d’orientation matérialiste du courant lukácsien, qui, en reprenant l’Esthétique14 de l’auteur hongrois, appréhendaient la forme en tant que « reflet » abstrait, et créditaient la création artistique du pouvoir d’agir sur des consciences elles-mêmes susceptibles de modifier la réalité. De Sanctis et Gramsci jouent un rôle important pour Aristarco qui affirme que « l’exigence de renouvellement trouve en leurs noms une perspective nouvelle, une méthodologie non pas frigide mais militante ». L’auteur espérait un « reniement motivé de l’esthétique idéaliste »15 et le début d’un discours qui fît référence à des normes esthétiques valides sur un plan plus général : considérer le film selon un critère résolument historiciste16, dépasser tout ce qui était décadent et expérimental dans le néoréalisme et revenir au schéma du roman du XIXe. Malgré son importance, la voix d’Aristarco ne fut pas écoutée, en particulier par les historiens, et, jusqu’aux années 1970, beaucoup de critiques croyaient encore que : le seul cinéma en mesure d’accomplir une fonction historiographique, comprise non comme mythologie mais comme philologie du passé, est celui construit à partir de […] documents de l’actualité cinématographique. Les images d’époque sont les vrais, voire les seuls pré-textes historiques qui puissent tendre à un texte cinématographique historiquement fondé17.

8 Par la suite c’est Guido Oldrini qui poursuivit cette exigence critique en proposant un abandon des canons formalistes, un refus d’une spécificité pseudo-esthétique tournée vers la construction de théories du cinéma abstraites et leur substitution par des canons évaluatifs importés de l’art et de la culture en général, afin d’insérer le film dans une logique unitaire de la culture. Ainsi se trouvaient abolies les frontières entre les différentes sphères de la création. Rétrospectivement, Barthélemy Amengual18, ami proche d’Aristarco, résuma la question ainsi :

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C’est d’un point de vue français, du sein de la critique « exclamative » et de la presse cinématographique de mon pays, que Cinema Nuovo assume à mes yeux une dimension exemplaire. Nous n’avions pas besoin d’avoir lu une seule ligne de Lukács, sans parler de Gramsci, pour bénéficier del’apport positif de la revue. […] Cinema Nuovo était tellement différente de ce qui se publiait en France (entre le farfouillé, l’esthétisant, l’improvisé, le dogmatique ou l’élémentaire) que certains de nous ont songé pendant longtemps à un Cinema Nuovo français qui aurait intégré les motivations et les méthodologies complémentaires d’un Aristarco, d’un Bazin et d’un Kracauer19.

9 En France, la situation était tout autre, comme l’atteste encore Amengual, presque vingt ans plus tard : Convaincue de sa suprématie culturelle, de la richesse de son rayonnement spirituel, la France s’est accommodée longtemps de son « hexagonocentrisme ». Pays où l’on traduisait peu, il n’est pas étonnant que les livres sur le cinéma y aient été moins traduits encore que les autres. Les intellectuels du cinéma, en France, vécurent la révolution du parlant comme une décadence ; le fait est que c’est durant le « vide » des années 1930 que Barbaro, Chiarini, Pasinetti, Poudovkine, Eisenstein, Arnheim et Balázs publièrent leurs premiers travaux dans leurs pays. Pour les cinéphiles français, ils arrivèrent trop tard. D’un côté, certains principes, actes de foi unanimement partagés (de Delluc, Epstein, L’Herbier, Gance), constituaient à cette date toute l’esthétique française du cinéma, et les théoriciens français encourront très vite l’accusation de mysticisme, d’idéalisme ; ils célébraient un miraculisme de la caméra qu’ils dotaient de pouvoirs surhumains. D’un autre côté, le snobisme s’en mêlait – mouvement positif selon Bazin […]20.

10 En somme, les enjeux théoriques, qui se matérialisent autour du néoréalisme, s’inscrivent précisément dans le vaste champ de recherches et de tendances esthétiques qui se relient, comme à leur première matrice, aux fondements du développement chrétien de l’existentialisme, dans la version moderne offerte par la phénoménologie. Il s’agit ici fondamentalement d’une tentative pour apporter une ultérieure correction à la théorie de l’« objectivité » du néoréalisme, pour en surmonter les défauts de naturalisme pur, reconduisant l’aspect phénoménal de ce qui se présente comme objet ou combinaison d’objets, à son essence et son objectivité authentique, à l’« objectivité phénoménologique ». Une grande partie de la littérature cinématographique française de l’époque sur le néoréalisme peut entrer dans cette catégorie générale et avant tout, Bazin, le « vrai » initiateur de l’examen phénoménologique du néoréalisme et de sa réduction, en même temps, à la phénoménologie. Entrent aussi en ligne de compte, sur le modèle de Bazin, Nino Frank et Amédée Ayfre, considérés par Henri Agel, lui-même engagé dans ce groupe, comme les « exégètes les plus pénétrants du néoréalisme »21. Ces critiques et leurs disciples ont cru pouvoir localiser l’« humanisme révolutionnaire » du néoréalisme dans sa capacité à subvertir les conventions narratives traditionnelles, en restituant au plan et à l’image une signification concrète, grâce à la « régénération réaliste du récit », afin de remettre ce dernier en mesure d’« intégrer le temps réel des choses, la durée de l’événement, auquel le montage classique substituait insidieusement un temps intellectuel et abstrait »22. Aussi le « réalisme phénoménologique » devient-il « l’une des formules les plus productives pour cerner le noyau fondamental de la leçon rossellinienne » 23.

11 Rossellini a été découvert deux fois à l’étranger. Tout d’abord avec Roma, città aperta (Rome ville ouverte) en 1945, qui obtint un succès retentissant partout, surtout aux États- Unis ; ensuite en France avec Europa ’51 (Europe 51) et Viaggio in Italia (Voyage en Italie / l’Amour est le plus fort). Cette seconde découverte, opérée en France par les Cahiers du

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cinéma, est remarquable car elle survint dans une période de déclin du succès critique de Rossellini, auquel on reprochait une transgression du néoréalisme24. Les accusations les plus graves venaient d’Italie, où le néoréalisme était un courant non seulement esthétique mais avant tout politique. En fait, le débat sur Rossellini cristallise les grandes tensions politiques de l’époque, polarisées entre les deux camps ou fronts que représentaient la démocratie-chrétienne et le parti communiste. Aristarco se disant communiste et Bazin proche de la gauche chrétienne, on comprend mieux la nature de leur dispute idéologique, même si Bazin précise : […] que reproche-t-on essentiellement à cet itinéraire esthétique ? D’abandonner de plus en plus apparemment le souci du réalisme social, de la chronique d’actualité au bénéfice, il est vrai, d’un message moral de plus en plus sensible, message moral qu’on peut, suivant le degré de malveillance, solidariser avec l’une des deux grandes tendances politiques italiennes. Je refuse d’emblée de laisser descendre le débat sur ce terrain par trop contingent25.

12 En dehors de l’Italie, les réactions étaient plus confuses : les films de Rossellini, à partir de Stromboli, décevaient pour différentes raisons, sans qu’aucune d’elles n’apparût convaincante. Dans ce contexte, les réactions les plus positives, du côté français, furent celles de Bazin, Rohmer et Rivette. Claudio Bondì, dans un article publié le 28 mai 1958, propose son interprétation du soutien critique français à Rossellini :

13 La raison pour laquelle Rossellini a toujours été protégé par la critique française nous est rendue plus claire. Les théoriciens transalpins ont eu par le passé un gros complexe d’infériorité à l’égard de notre néoréalisme ; dans leur pénible tentative de se l’approprier culturellement, ils ont même exalté toutes les œuvres dont l’apparence seule était néoréaliste. Nous ne pouvons justifier autrement la longue lettre à Guido Aristarco écrite par le meilleur critique français d’après-guerre, André Bazin, en faveur de Voyage en Italie (1953).26

14 Pour Bazin, Viaggio in Italia fut en effet un film authentiquement réaliste : le critique expliqua ses raisons au moyen de la fameuse métaphore des pierres et des briques27. Il défendait une esthétique phénoménologique de la réalité que le cinéma peut représenter et trouvait en Rossellini un idéal non seulement de réalisme mais de cinéma tout court.

15 En ce sens, sa conception et, plus généralement, celle des Cahiers du cinéma, était, pour utiliser un terme cher à Aristarco, « antihistorique ». Elle mettait l’accent sur certaines qualités esthétiques d’un film, les référant à une conception abstraite de son auteur comme s’il s’agissait de la source pure de toute pratique artistique. Elle ne rendait pas compte historiquement du tournant pris par Rossellini, et des raisons, aussi bien internes qu’externes, de la ligne de développement qui va de Roma, città aperta, au début de la période néoréaliste, en passant par Europa ’51 et La paura, jusqu’à Il Generale della Rovere et au-delà. Alors que pour les critiques « non-rosselliniens » (la majorité), le tournant de Rossellini révélait une incohérence, pour les « rosselliniens » le problème de la cohérence ne se posait pas ou était résolu a priori. Pour eux, Rossellini était fidèle à lui-même, même s’il faisait des choses différentes d’un film à l’autre. Il s’agissait, en fait, d’une conception purement « auteuriste ».

16 Est-ce qu’il faut voir dans cette conjoncture intellectuelle française cultivant une approche « antihistorique », les raisons du rejet de fait dont Aristarco fut l’objet en France où il ne fut pas traduit, fût-ce dans ses travaux les moins partisans comme cette

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Storia delle teoriche del film dont on a déjà parlé plus haut et qui eût comblé un manque patent dans la littérature de cinéma française ?

De la non-publication d’Aristarco en France

17 Dans sa lettre du 8 novembre 1952 à Paris, où il répond à une sollicitation de collaboration à Cinema Nuovo (et propose : « une opinion sur Limelight ? ou bien sur Umberto D ? ou encore la présentation d’un metteur en scène français comme René Clément ? »), Bazin évoque déjà, à la toute fin, l’édition française de la Storia delle teoriche del film : « Que devient l’affaire de la traduction de votre livre ? dont votre éditeur ne nous a pas encore parlé ».

18 En effet, le livre, publié en Italie en 1951, aurait dû paraître en « feuilletons » dans les Cahiers du cinéma puis, en volume, aux éditions du Seuil. Bazin avait mis Aristarco en contact avec le directeur de cette maison d’édition, Paul Flamand. Pourtant le projet n’aboutira pas au prétexte de l’inadaptabilité de son contenu au public français – mais pas seulement, comme nous allons le voir.

19 Il faut attendre le 29 septembre 1954 pour que soit mentionnée à nouveau cette traduction de la part de Bazin dans sa correspondance avec Aristarco : […] Je n’ai pas besoin de vous redire l’estime dont vous jouissez en France parmi au moins la critique qui sait ce qu’est la critique et j’ose dire que c’est de cette estime que vous êtes en l’occurrence la victime. En effet nous avons pratiquement tous commis l’imprudence de recommander votre livre sans le lire soit que, comme moi, je ne déchiffre que quelques mots d’italien, soit que comme tel ou tel autre votre nom et vos articles aient constitué une caution légitime. Or ce n’est pas que votre livre, bien sûr, soit inférieur à ce qu’on pouvait espérer de vous et du sujet, mais il est très différent. Il s’explique ensuite sur les raisons : À ne lire – péniblement – que des hebdomadaires comme Cinema et Cinema Nuovo et à connaître personnellement les meilleurs critiques italiens, je me suis fait une idée assez fausse de la critique italienne sous ses formes plus théoriques et exhaustives et je crois que cette idée est partagée finalement par d’autres que moi en France. Vos magazines de Cinéma sont les mieux présentés, les mieux composés, les plus intelligents et les plus attrayants du monde. Vos ouvrages critiques sérieux sont les plus sévères, les plus universitaires, les plus analytiques, les moins littéraires qui soient. […] J’ai un moment envisagé de vous proposer […] d’adapter votre livre. Cette adaptation aurait essentiellement consisté à substituer une forme synthétique à la méthode analytique adoptée par vous. […] Je crois que le résultat de cette adaptation aurait été de réduire sensiblement le volume de l’ouvrage (point important pour la vente en France) et d’en faire moins une histoire des théories du film qu’une histoire de la pensée sur le cinéma. Comprenez-moi bien, je ne prétends pas que cette adaptation aurait été intrinsèquement supérieure à l’original, je crois seulement qu’elle aurait été la seule forme publiable en France pour un tel sujet. […] Est-il besoin aussi de vous dire combien je suis désolé pour la critique française qui aurait bien besoin de s’éduquer – et – pour vous, sur le plan de l’amitié que les choses tournent finalement ainsi.

20 Quelques mois plus tard, dans la dernière partie de sa lettre du 2 mars 1955, Bazin reprend le sujet et propose de faire « adapter » la Storia delle teoriche del film par Henri Agel qui est, à ses yeux, « le seul homme qui en soit capable » et « l’honnêteté personnifiée ». Agel avait utilisé cet ouvrage, dans le cadre de ses cours à l’Idhec et, comme l’explique Bazin, « il l’avait en quelque sorte déjà virtuellement adapté et

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complété à l’usage d’étudiants français ». Bazin craint cependant la réponse d’Aristarco pour des raisons morales car l’adaptation française de son livre impliquerait des remaniements et des coupures. Mais, à en juger par ce qui suit, les choses prirent une autre tournure. En 1957, en effet, Agel publie son Esthétique du cinéma, « inspirée par l’ouvrage italien de Guido Aristarco », et qui « n’avait pas d’équivalent en France »28. Les deux notes manuscrites d’Aristarco qui suivent, liées à la Question de la non- publication de la Storia delle teoriche del film, nous renseignent sur son interprétation du déroulement de l’affaire. Dans la première, on lit : « Qu’est-ce que le livre d’Agel sinon un [résumé] de notre Histoire ! ».

21 En d’autres termes, Aristarco accuse Agel de plagiat. Dès lors, nous comprenons mieux pourquoi la publication de la Storia delle teoriche del film d’Aristarco a été retardée et n’est finalement jamais parue sur le marché français. Il serait alors intéressant de s’attarder sur la version proposée par Agel, afin d’en dégager les inspirations qu’Aristarco a pu y laisser et de voir finalement si, comme Bazin le suggérait, il s’agit plus d’une histoire de la pensée sur le cinéma qu’une histoire des théories du film.

22 Dans la seconde note, Aristarco évoque l’ignorance de la critique italienne par les Français et semble en vouloir à Bazin qui « dit ne pas connaître (c’est une des raisons de la non-traduction des “ teoriche ”) les revues italiennes […] », sous-entendant qu’eux, les critiques italiens, connaissent les françaises : Les études italiennes n’existent pas ? Les études et les positions italiennes de cette période (et non seulement les positions matérialistes) sont quasiment inconnues à l’étranger [.] On les connaît surtout à travers la lettre ouverte de Bazin à Cinema Nuovo d’ailleurs avec référence à Bazin lui-même [illisible] sur films et jugements – reportée en appendice à Qu’est-ce que le cinéma, sans la réponse donnée à diverses occasions – Lettre prouve comme [illis.] par les neveux baziniens en Italie (les néo- avant-gardes, le Gruppo 63) [flèche qui indique correspondance avec Bazin en marge] et les altérations faites par Agel et Ayfre (Agel et l’Histoire des théories) Qu’est-ce que le livre d’Agel sinon un [illis. – résumé ?] de notre Histoire ! Agel avait la traduction en français – garant Bazin – il a du retard par rapport à nous dans la connaissance des classiques de la théorie du cinéma ([illis.] des traductions dans Bianco e Nero et des éditions de Bianco e Nero [… ]29. « Ignorance du côté français de la critique italienne [en marge gauche, sorte de second titre annoté : Question de la non-publication des Teoriche] Amengual – Cinema Nuovo sur Balázs. Je me suis souvent demandé : comment se fait-il que la critique, et en particulier la cinématographique est si peu connue en France ? [insère un signe qui renvoie à une note en marge : question qui s’est présentée à moi dans l’immédiat après-guerre – à propos des Teoriche : lettres de Bazin et Flamand] Une réponse peut être trouvée chez Amengual (et article sur Cinema Nuovo) et dans une [dans la est biffé] lettre que Bazin m’écrivit sur la non- publication en France de mes Teoriche (déjà traduite elle ne fut ensuite pas publiée = résumé d’Agel – dédicace autographiée. Les différences entre Cinema Nuovo et les Cahiers = situation différente avec la Revue d’Auriol – Bazin dit ne pas connaître (c’est une des raisons de la non-traduction des Teoriche) les revues italiennes (telles que Il Convegno et Cineconvegno – mais nous connaissions… L’altération des Cahiers = dit que l’échange avec Cinema Nuovo n’intéresse pas (suivi ensuite aussi par la Revue) »30.

23 Enfin, Aristarco confesse à Amengual, dans une lettre du 8 mars 1992 envoyée de Rome, qu’il « souhaiterait reprendre ses Teoriche » mais qu’il n’en a pas le temps, en raison de ses cours à l’Université. En post-scriptum, il ajoute que René Prédal lui a écrit et qu’il

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voudrait un article sur le néoréalisme et qu’il lui a promis quelque chose au sujet de sa réponse à la lettre ouverte de Bazin31.

Accord et désaccord théoriques

24 Afin de répondre à la question « Pourquoi André Bazin défend-t-il Rossellini face à Aristarco » (de même qu’il défendra Fellini et d’autres), il est important de replacer la lettre ouverte dans son contexte.

25 Durant une grande partie des années 1950, un débat se poursuit au sujet de la définition du néoréalisme, notamment dans la revue Cinema Nuovo. Cette bataille culturelle est l’occasion de marquer une nette opposition entre les deux idéologies alors présentes dans la société italienne : la catholique et la communiste. La querelle reprend ensuite à la sortie du film Senso (1954) de Visconti. Toute la question est de savoir si certains réalisateurs n’ont pas renié leurs convictions néoréalistes, s’ils ont jamais adhéré à ce courant, de définir l’appartenance de la poétique néoréaliste à l’un des pôles idéologiques, et finalement de la définir comme partie plus authentique de l’identité culturelle nationale. L’intransigeance est donc un instrument stratégique essentiel.

26 Remontant à la genèse de cette lettre, nous pouvons lire quelques mois auparavant, soit le 2 mars 1955, une première lettre que Bazin adresse à Aristarco, dans laquelle il annonce son intention d’écrire un article sur la question du néoréalisme italien ; en fait, il y anticipe déjà ses points de désaccord théorique, lesquels seront développés dans son futur argumentaire : J’envisage depuis quelques temps un article de mise au point sur le néo-réalisme. Il me semble en effet discerner à travers divers articles, études ou critiques publiés, en Italie et notamment dans Cinema Nuovo, des discordances assez profondes sur la conception du néo-réalisme et, je crois comprendre que la vôtre (je veux parler de Cinema Nuovo) tend à mettre l’accent sur le caractère social du néo-réalisme et même à en faire son essence principale : le néo-réalisme comme cinéma de témoignage historique et social ! Cette conception vous amène à répudier quasiment les derniers films de Rossellini et même, si j’ai bien compris, un film comme La Strada. Or il me semble quant à moi que la définition du néo-réalisme doit porter davantage sur la mise en scène que sur le scénario […]. Ce que j’admire fortement dans Rossellini c’est qu’il perce le social pour atteindre à l’éthique et cette connaissance morale y est intimement liée à un style de mise en scène. Vous voyez quel serait en gros le sens de mon article. Mais je le voudrais précis et documenté or je n’en suis qu’au début de mes réflexions et je préfère attendre pour le rédiger que toutes mes idées soient bien mûres. […] Vous me demandez aussi d’avertir mes confrères [de ce qui précède] mais que leur dirai-je ? Je crois qu’il vaudra mieux régler cela personnellement au Festival de Cannes où j’espère que vous viendrez cette année.

27 Aristarco lui répond le 23 mars 1955 de lui envoyer « sans autre l’article sur le néo- réalisme, tel que [il] le [conçoit]. Il servira à approfondir l’argument, ouvrir toujours plus la discussion ». Il revient ici sur leur divergence de conception et se défend : Certes, nous avons du néo-réalisme une conception différente : La Strada ou les films de Rossellini (les derniers) ne sont pas pour nous néo-réalistes, mais non pas parce qu’ils sont éthiques et non sociaux. Mais le discours nous conduirait loin, et du reste ce sera en partie fait dans le prochain numéro de Cinema Nuovo avec un article de Chiarini sur Senso et ma longue réponse 32.

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28 Même Senso peut alors apparaître comme la trahison d’une cause, comme le retour au traditionnel plan spectaculaire, une « concession » au mélodrame. La réponse d’Aristarco est à comprendre comme la tentative la plus accomplie de défendre Senso de Visconti en tant que moment essentiel du passage du néoréalisme au réalisme (selon sa propre formule). Les positions d’Aristarco sont en opposition avec celles de Chiarini. L’idée de Chiarini est esthétiquement normative, de sorte qu’il aura de nombreux disciples chez les défenseurs d’un certain goût cinématographique national. Par rapport à de telles positions, la vision d’Aristarco est moins puriste. Pour lui, avant tout, la distinction entre film authentique et spectaculaire n’est pas soutenable jusqu’au bout : l’histoire de l’art est faite de contaminations ; Senso de Visconti ne représente pas une trahison, une régression face au néoréalisme, mais un passage, un dépassement en direction d’une poétique réaliste plus aboutie. La célèbre thèse du passage du néoréalisme au réalisme est défendue par Aristarco à travers une série d’extraits entièrement orientés sur le système des personnages. En effet, il y analyse surtout la structure narrative. Dans le raisonnement d’Aristarco, nous pouvons observer l’idéologie au travail, dans une forme assez pure : une lecture marxiste (partiale donc) de l’Histoire se fait passer pour l’analyse de l’essence même des phénomènes historiques. Visconti ne tombe pas dans l’ébauche et dans la narration épisodique (défauts encore perceptibles dans certains films néoréalistes), parce qu’il opte toujours pour la prédominance de la narration sur la description, et il le fait en récupérant les grandes traditions du roman du XIXe siècle. On est là en plein Lukács : au réalisme de Zola, fait d’observation et de description, son esthétique réaliste préfère se modeler sur Balzac, qui participe et narre. Il faut y voir une opposition entre le réalisme phénoménologique de Bazin, qui correspond à la description dans le modèle lukácsien, auquel Aristarco préfère la narration (que Bazin confond avec le scénario).

29 Chiarini avait exprimé un soupçon irréductible à l’égard des grandes narrations romanesques transposées au cinéma. Aristarco, au contraire, prend le parti du récit, voyant en lui l’instrument qui permet au réalisateur de définir de manière plus précise la physionomie des types humains. Chiarini avait contesté au film la belle forme, l’image recherchée. Mais Aristarco démontre que le calligraphisme est une forme d’identification dialectique mise en acte pour mieux exprimer la splendeur extérieure et décadente du monde des protagonistes. Suivant cette stratégie analytique, on arrive à un retournement du jugement de valeur, justement à partir de la contestation de certains points mis en discussion par Chiarini.

30 Ce type de confrontation classique du discours critique à plusieurs voix33 à propos d’un film, va avoir lieu de la même manière avec La Strada ou Viaggio in Italia, comme nous allons le voir. C’est en relevant une série de défis – paradoxes, contorsions intellectuelles et stratégies diverses – que Bazin participe au lancement d’un lieu commun de la critique française : l’encensement de Viaggio in Italia, quand ce n’est pas de l’œuvre entière de Rossellini, dans la lettre qu’il adresse à Aristarco le 25 août 1955.

31 Dans sa version italienne, le plaidoyer bazinien est précédé d’une accroche, complétée par une brève note de la rédaction, certainement de la main d’Aristarco, précisant la participation au débat : Afin d’éclaircir et d’approfondir les problèmes complexes posés à la critique il est non seulement nécessaire que la discussion soit ouverte avec les auteurs de films, mais il est également important que s’établisse un débat serein entre les différentes composantes de la critique en Italie et à l’étranger. C’est ce que démontre, croyons-

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nous, cette lettre-essai, intéressante à plus d’un titre, de Bazin dont les positions sont très éloignées des nôtres, et pas seulement des nôtres34.

32 Le cinéma néoréaliste se cherche donc, et fait appel à tous les horizons pour tenter de se définir et de définir quels sont ses membres. En publiant cet article, Aristarco donne plutôt l’impression, dans sa rigueur idéologique, de présenter un avis divergent, feignant l’ouverture théorique, pour aussitôt pouvoir le contredire, s’y opposer radicalement.

33 Aristarco souligne la question, dans une note manuscrite, « Bazin théoricien ? » puis annote : « je continue à considérer Bazin comme un critique et non un théoricien, ou du moins plus critique que théoricien – à propos du reproche que m’adressa Adriano Aprà » et recopie la citation qu’Aprà a publiée dans l’introduction à sa traduction italienne de Qu’est-ce que le cinéma ? : « On ne consent plus aujourd’hui, comme il y a quelques années encore, à accepter ici en Italie André Bazin sans réserves, pour la seule raison que nos vices idéologiques l’ont pratiquement ignoré (sic !), au point qu’une Histoire des théories du film n’en cite même pas le nom »35.

34 Présente dans la version française de Qu’est-ce que le cinéma ?, la lettre-essai de Bazin est absente de la version italienne établie par Aprà. Il serait dès lors intéressant de s’interroger sur les raisons réelles d’un tel choix, qu’Aprà justifie dans le passage ci- dessous retranscrit par Aristarco : C’est fini depuis quelque temps, c’est désormais clair, aussi bien dans le champ pratique que dans le théorique, la nécessité (et le goût) de la « défense » d’auteurs, films, poétiques. On ne peut plus mener aujourd’hui, même tactiquement, une politique de la « valeur » à opposer à d’autres valeurs, à l’intérieur d’une situation d’assaut culturel paranoïaque. La fameuse « défense de Rossellini » opérée par Bazin sur les pages de Cinema Nuovo – d’ailleurs sans résultats – date maintenant de 1955 […]36.

35 Bazin, qui s’excuse au préalable de son « impréparation théorique par rapport au sérieux et à la persévérance avec lesquelles la critique italienne de gauche étudie et approfondit le néo-réalisme », commence par répondre en prenant apparemment le contre-pied de sa théorie précédente. En 1952, il affirmait que : la vraie révolution s’est faite beaucoup plus au niveau des sujets que du style : de ce que le cinéma a à dire au monde, plutôt que de la manière de le lui dire. Le « néoréalisme » n’est-il point d’abord un humanisme avant d’être un style de mise en scène ? Et ce style lui-même ne se définit-il pas essentiellement par un effacement devant la réalité ?37 En 1955, il écrit à Aristarco : le néo-réalisme s’oppose aux esthétiques réalistes qui l’ont précédé et notamment au naturalisme et au vérisme en ce que son réalisme ne porte pas tant sur le choix des sujets que sur la prise de conscience. Si vous voulez, ce qui est réaliste dans Païsa, c’est la résistance italienne, mais ce qui est néo-réaliste, c’est la mise en scène de Rossellini, sa présentation à la fois elliptique et synthétique des événements.

36 Néanmoins, il va, dans cet essai, proposer une définition personnelle du néoréalisme italien, celle d’un critique français, prenant un certain nombre de précautions, évoquant des malentendus, des divergences d’opinions, l’erreur de sa propre opinion qu’il peut aussi remettre en cause, reprenant à plusieurs reprises certains termes qu’il emprunte à Aristarco.

37 En somme, ce que semble reprocher Bazin à la critique italienne, c’est sa tendance à vouloir figer le réalisme et à vouloir lui donner des critères. Aristarco aurait utilisé le terme « involution », manière polie, mais tout de même incisive, de dire que le cinéma

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néoréaliste de Rossellini, entre autres, serait en régression, créerait son propre contraire. Mais Bazin ajoute que le cinéma italien est devenu un véritable vivier de création, un cinéma en évolution, en « admirable floraison », et qu’il est réducteur, sinon réactionnaire, et même dangereux pour ce dynamisme de vouloir lui imposer un cadre théorique : […] quand je vous vois chercher des poux dans la tête ébouriffée de Gelsomina38 ou traiter comme moins que rien le dernier film de Rossellini, force m’est de trouver que, sous couvert d’intégrité théorique, vous contribuez à stériliser certaines des branches les plus vivaces et les plus prometteuses de ce que je persiste à nommer le néo-réalisme. […] j’avoue répugner à l’idée d’un néo-réalisme défini exclusivement par rapport à l’un seulement de ses aspects présents et limitant à priori les virtualités de ses évolutions futures.

38 Bazin accuse Aristarco de faire preuve de dogmatisme en imposant « des cadres esthétiques a priori aux créateurs », de faire preuve de sectarisme, de « jeter des exclusives théoriques » en réservant le titre de néoréalistes aux seuls films qui correspondent à sa propre définition.

39 Cela dit, la définition que donne Bazin du néoréalisme est tout d’abord une définition négative : à travers ce que refuse Rossellini dans le cinéma, une idée de ce qu’a remis en cause le néoréalisme apparaît : « il n’est pas de metteur en scène italien dont on puisse moins dissocier les intentions de la forme, et c’est justement à partir de là que je voudrais caractériser son néo-réalisme ». Il s’agit d’une forme de réalisme, mais un réalisme qui a totalement rompu avec le réalisme traditionnel et brut. On ne donne pas à voir une réalité pure et objective, mais une réalité subjectivée, pensée, traduite, par une conscience, par un point de vue, que ce soit celui du metteur en scène ou celui d’un personnage du film.

40 « Le néo-réalisme est une description globale par une conscience globale » : Rossellini n’exprime pas tant une conscience collective, un point de vue général, que, comme Bazin le précise lui-même, une prise de conscience générale qu’il cherche à provoquer chez le spectateur. La conscience singulière du personnage doit être partagée par le spectateur ; ce dernier ne verra jamais plus que ce que le héros voit, d’où un jeu permanent d’ellipses et de hors-champs dans le cinéma néoréaliste : la réalité du personnage (qui en devient presque une personne) est celle que vit le spectateur. Par là, le public est comme dépossédé du pouvoir quasi divin de dominer l’action du film, du pouvoir de remonter le temps ou de pouvoir être dans différents lieux au même moment. C’est pourquoi, pour Bazin, « le néo- réalisme est nécessairement anti- spectaculaire… ». Le néoréalisme contiendrait donc moins de « réalisme », étant une vision globale d’une réalité traduite par une conscience.

41 À ce stade, Bazin coupe court au débat sur la définition du néoréalisme39 et en fait presque apparaître le ridicule : Si mon analyse est exacte, il s’ensuit que le terme de néoréalisme ne devrait jamais être employé comme substantif, sinon pour désigner l’ensemble des metteurs en scène néo-réalistes. Le néo-réalisme n’existe pas en soi, il n’y a que des metteurs en scène néo-réalistes, qu’ils soient matérialistes, communistes ou tout ce qu’on voudra.

42 Aristarco, au contraire, plaide pour les néoréalismes40, s’attaquant à certaines idées reçues au sujet du néoréalisme en général, et à l’esthétique de Rossellini en particulier – « les choses telles qu’elles sont ; objectivité absolue ; totale indépendance ; montrer et non démontrer. Ce leitmotiv devient obsédant (chez lui encore plus que chez ses

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hagiographes) » –, afin, d’une part, « de marquer les limites de l’épaisseur humaine et culturelle de ce dernier » et, d’autre part, « de voir confirmée la pauvreté des formulations théoriques publiées par les auteurs du néoréalisme (exception faite de Zavattini), et les équivoques dans lesquelles nombre de ces auteurs sont tombés – à commencer par celui que beaucoup considèrent comme le “père putatif” de cette heureuse saison »41. Ici il semble qu’Aristarco fasse allusion à André Bazin.

43 Il poursuit en revenant sur la citation de Bazin – « Le néo-réalisme est une description globale par une conscience globale » – qu’il juge « erronée » car, selon lui, « elle témoigne d’une médiocre connaissance des termes de la question, de superficialité ou d’inexpérience ». Il considère également que la conscience qui ressort de la poétique de Rossellini, est une compréhension déformée de la réalité (ou limitée, personnelle) et il ironise en ajoutant : en tant que telle, [elle] ne relève pas du concept de Marx et Engels d’idéologie. Ce qui, de toute façon, reste incompréhensible, c’est pourquoi, parmi la pluralité de langages néoréalistes, le néoréalisme de Rossellini devrait être tenu pour le seul, le vrai, et non pas – comme je l’ai opposé respectueusement au spiritualiste André Bazin – pour l’une des poétiques, tendances et stylistiques, serait-elle parmi les meilleures, de ce cinéma42.

Conclusion

44 On peut conclure que si leur point de départ coïncide – le problème de la crise du montage entendu comme spécificité filmique –, les conclusions auxquelles ils aboutissent divergent en raison de « deux méthodes critiques différentes et, en dernière instance, de deux visions philosophiques cohérentes – chrétienne chez Bazin, marxiste chez Aristarco – qui, sur le plan de l’esthétique cinématographique, devaient se développer vers d’ultérieures conséquences ». La thèse de Roman Gubern est que Bazin développe une théorie préstructuraliste fondée sur une analyse de l’image qui débouche sur des modèles sémiologiques 43. Il rappelle l’importance de Bazin comme critique et théoricien au-delà de « toute discussion », particulièrement si l’on considère son apport à la critique cinématographique d’avant-guerre, souvent schématiquement réduite à deux positions erronées : la critique « contenutiste » de gauche, basée uniquement sur l’analyse idéologique du sujet, et la critique « formaliste » de droite, intéressée par la photographie, l’interprétation, à laquelle Aristarco reprochait de ne jamais se demander pourquoi et de quelle manière le film avait été pensé. Dans cette optique, Bazin a, au contraire, tenté une interprétation sémiologique de la profondeur de champ et du montage mais avec un fétichisme technique discutable. En fait, la véritable erreur méthodologique est celle qui a conduit Bazin à fausser l’évaluation de la photographie, examinée uniquement comme moyen de reproduction et non d’expression, au moins dans la mesure où le subjectivisme humain intervient toujours et nécessairement de manière déterminante : la photographie n’est pas une « machine intelligente », mais bel et bien un instrument créé et manipulé par l’homme. En outre, Bazin voit dans le cinéma l’accomplissement de la photographie dans la mesure où le cinéma donne aux événements leur durée réelle. Il ne se contente pas de remettre en question, comme Aristarco, le montage comme dimension spécifique du film, il va, la thèse est bien connue, jusqu’à en « interdire » l’usage dans certains cas. Ce qui signifie que l’unité spatiale de l’image doit être préservée. Pour Gubern, Bazin tombe dès lors dans des contradictions difficiles à surmonter lorsqu’il ramène le réalisme à la seule continuité

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spatio-temporelle du plan comme il le fait dans ses thèses sur le plan-séquence dans les films de Wyler et Welles, qu’il oppose au montage classique auquel Balázs donnait pour fonction de guider l’œil du spectateur. Ce qui est aujourd’hui évident, dit encore Gubern, c’est que l’ambiguïté du réel ne dépend pas de la présence ou non du plan- séquence mais de la structure dramatique, du degré de naturel donné aux conflits en jeu, et du réalisme dans le traitement des personnages. Il considère en outre que Bazin élève arbitrairement une technique particulière de la représentation spatio-temporelle au plan de catégorie morale.

45 On trouve aussi chez Aristarco une analyse du plan-séquence et du montage classique qui sont, pour lui, des traits stylistiques plus que le fondement spécifique du cinéma, parce qu’ils sont liés à la nécessité de l’expression plus qu’à la manifestation d’une métaphysique44. Si Bazin donne des analyses plus précises, Aristarco évite le piège de considérer la technique du plan-séquence comme un système moral, comme le fait Bazin dans une généralisation dogmatique pleine de risques. Dire de Bazin qu’il est dogmatique n’est pas courant, mais c’est le reproche que Bazin lui-même adresse à Aristarco. Même si le débat n’est pas si tranché, la frontière reste malgré tout incertaine lorsqu’il s’agit de prendre parti pour les uns ou pour les autres. En effet, Bazin, considéré comme appartenant à la gauche chrétienne en France (la mouvance d’ Esprit), écrit en Italie dans Cinema Nuovo, publication très à gauche45. L’idéologie pourrait-elle alors être placée au second plan dans l’appréciation des qualités d’un film ? Peut-on se placer davantage sur le plan de l’esthétique que sur le terrain politique ? Il faut reconnaître que l’art cinématographique trouve sa place par-delà les vertus politiques ou sociales que chacun veut bien accorder ou dénier à un film particulier. Mais rien n’est aussi simple si l’on ne veut tomber ni dans l’outrance simplificatrice qui nie toute valeur aux qualités esthétiques d’un film, ni dans l’aveuglement qui ne prend en compte que la beauté formelle. Si débat il y a, après coup, entre Bazin et Aristarco, il ne peut se situer sur le terrain de l’idéologie, qui demeure au niveau du non-dit, de l’implicite, mais bien sur celui de la théorie ou du fondement philosophique à partir duquel s’établissent l’une et l’autre théories.

NOTES

1. Il s’agit du numéro de décembre 1958 – janvier 1959 ; l’article se trouve pp. 91-96. Repris dans André Bazin, le Cinéma français de la Libération à la Nouvelle Vague (1945-1958), Paris, Cahiers du cinéma/Éditions de l’Étoile, 1983 (pp. 297-309 de la réédition de 1998 à la Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma) ; cet article, paru de manière posthume, n’a jamais été traduit en italien. 2. Laurent Le Forestier, « La “transformation Bazin” ou Pour une histoire de la critique sans critique », 1895 revue d’histoire du cinéma, n° 62, décembre 2010, pp. 9-27. Cette réflexion s’insère dans le cadre de mon travail de doctorat, qui a pour titre : « Le réalisme cinématographique : débats culturels et théoriques au sein des revues italiennes de cinéma (1945-1960) » (Université de Lausanne, sous la direction de F. Albera). Les traductions de l’italien au français (ci-après) sont miennes et les archives présentées, fidèlement retranscrites, sont issues de la Bibliothèque Renzo Renzi, Cineteca di Bologna, Fonds Aristarco, n° 005 « Bazin ». Dans ce fonds, outre la

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correspondance entre les deux critiques, on trouve de nombreux articles et textes divers qu’Aristarco rassemblait de manière systématique, annotant la moindre intervention faite au sujet de Bazin. Ainsi peut-on trouver un article de Dudley Andrew, « La politica cinematografica francese nella Francia del dopoguerra » [La politique cinématographique française dans la France de l’après-guerre], Cinéaste, vol. XII, n° 1, 1982 ; Zoltán Novák, « André Bazin’s film aesthetic conception », Film Kultura [Budapest], n° 3, mai-juin 1981, extrait de « Eisenstein versus Bazin, Kracauer and Lukács (Glosses on the Problem of the Intellectuality of Film Art) ». 3. Engagé par Dudley Andrew et Hervé Joubert-Laurencin à l’occasion du colloque franco- américain Yale-Diderot « Ouvrir Bazin/Opening Bazin » du 25-29 novembre 2008 ; publié dans D. Andrew, H. Joubert-Laurencin (dir.), Opening Bazin : Postwar Film Theory and Its Afterlife, New York, Oxford University Press, 2011. 4. Il sera donc nécessaire de garder à l’esprit le fait que les traductions de Bazin qui existent en Italie et celles d’Aristarco en France ont souvent été adaptées et diffèrent des textes en langue originale, parfois mal traduits, ceci afin d’adopter une approche comparatiste critique des textes traduits. 5. André Bazin, « Difesa di Rossellini », Cinema Nuovo, n° 65, 25 août 1955, pp. 147-149 ; puis dans André Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Cerf, 2000 [1958], p. 347 ; republié dans G. Aristarco (dir.), Antologia di Cinema Nuovo : 1952-1958 : dalla critica cinematografica alla dialettica culturale, Florence, Guaraldi, 1975, p. 685. Voir aussi « Lettre au directeur – Bazin e il neorealismo » de Pietro Carlini, dans Cinema Nuovo, n° 74, janvier 1956. 6. Aldo Paladini, « Il caso Rossellini (Una risposta a Bazin) », Cinema Nuovo, n° 69, 25 octobre 1955 (IV), pp. 306-308 ; repris dans Guido Aristarco, Antologia di Cinema Nuovo, op. cit., pp. 691-695. 7. Histoire des théorie du cinéma. Cet ouvrage massif publié en Italie ne sera finalement jamais traduit en France (voir plus loin les raisons de cette non-publication, en particulier le différend entre Aristarco et Agel). Pourtant, Aristarco avait, dès 1949, fourni aux lecteurs français un article intitulé « Théories sur le cinéma », publié dans le n° 18 de la prestigieuse Revue du Cinéma de Jean George Auriol, qui reprend dans son ensemble la série d’articles qu’il publie dans Bianco e Nero, par exemple : « Teoria di Pudovkin », Bianco e Nero n° 5, juillet 1948 ; « Germaine Dulac e Hans Richter », ibid., n° 1, janvier 1949 ; « Béla Balázs », ibid., n° 6, juin 1949 ; « Teoria di Eisenstein », ibid., n° 1, janvier 1950, etc. 8. Par exemple « Il dopoguerra dei registi francesi » [sur René Clément], Cinema Nuovo n° 2, 1 er janvier 1953 ; « Il successore di Max Linder » [sur Jacques Tati], ibid., n° 12, 1er juin 1953 ; « Charlot può morire ? », ibid., n° 1, 15 décembre 1952 ; « Teleobiettivo per Richie Andrusco » [sur Little Fugitive], ibid., n° 19, 15 septembre 1953, etc. 9. Román Gubern, « André Bazin, sistema critico di un pre-strutturalista », Cinema Nuovo, n° 201, septembre-octobre 1969, pp. 352-359 ; repris ensuite intégralement dans G. Aristarco, Sciolti dal giuramento : il dibattito critico-ideologico sul cinema negli anni Cinquanta, Bari, Dedalo, 1981 ; ce sont des réflexions sur la pensée et la réception critique de l’œuvre de Bazin, qui comportent également une analyse comparée des méthodologies respectives d’Aristarco et de Bazin. Mais à vrai dire, il ne compare pas tant leurs thèses qu’il ne les juxtapose et donne très rapidement les idées principales d’Aristarco alors qu’il développe largement celles de Bazin. 10. Ivan Tubau, Critica cinematografica española. Bazin contra Aristarco, la gran controversia de los años ’60. Conversaciones con Félix Martialay, Barcelone, Publicacions edicion Universitat de Barcelona, 1983. 11. Marco Bertoncini, Teorie del realismo in André Bazin, , LED Edizioni Universitarie, 2009. 12. G. Aristarco, « Bazin, Rossellini, les néoréalismes et moi », numéro spécial sur « Le néoréalisme italien », CinémAction, n° 70, 1994, pp. 92-107 ; repris dans G. Aristarco, Il cinema fascista : il prima e il dopo, Bari, Dedalo, 1996, pp. 175-197. 13. Art. cit., p. 15.

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14. G. Lukács, Estetica, Turin, Einaudi, 1975 ; s’il ne manque pas de traductions françaises des ouvrages de Lukács consacrés à la littérature – Goethe et son époque, le Roman historique, Balzac et le réalisme français, la Théorie du roman, Problèmes du réalisme, Thomas Mann, etc. –, hormis son écrit de jeunesse, l’Art et les formes (1911), sa réflexion générale sur l’esthétique demeure inconnue. 15. « L’esigenza di rinnovamento trova nei loro nomi una prospettiva nuova, una metodologia non frigida ma militante. », « motivato ripudio dell’estetica idealista » (G. Aristarco, Storia delle teoriche del film, op. cit., pp. 56-64). 16. Ce terme élaboré par Antonio Gramsci, a un sens particulier au sein du marxisme italien ; il peut sembler ambigu en France où il a été combattu par le courant althussérien (cf. « le marxisme n’est pas un historicisme »). Althusser, philosophe particulièrement lu en Italie en raison d’un débat au sein du marxisme qui, avant les premiers écrits althussériens, avait déjà mis en crise la présumée dépendance hégélienne de Marx. C’est le philosophe Galvano Della Volpe qui proposa, avant Althusser – qui d’ailleurs se réfère à lui –, une interprétation anti-hégélienne, radicalement anti- idéaliste, et tentait de prendre ses distances avec la conception gramscienne de l’historicisme alors dominante. Pour Gramsci, l’historicisme absolu était l’attribut d’une théorie philosophique qui, à l’encontre de l’hégélienne, se considérait elle aussi comme transitoire, c’est-à-dire historiquement déterminée et ainsi prédisposée à être « dépassée », quand le contexte de l’époque aurait profondément changé (voir R. Orfei, Antonio Gramsci. Coscienza critica del marxismo, Varese, Arti Grafiche Varesine, 1965, pp. 197 et sq). 17. « … l’unico cinema in grado di assolvere una funzione storiografica, non intesa come mitologia ma come filologia del passato, è quello costruito a partire da […] documenti dell’attualità cinematografica. Le immagini d’epoca sono i veri, anzi gli unici, pre-testi storici che possono far arrivare a un testo cinematografico storicamente fondato », Lino Miccichè, Cinema e storia, dans La Ragione e lo sguardo, Cosenza, Lerici, 1979, pp. 181-189. Nous développerons plus loin plus en détail la polémique instruite par Aristarco en faveur du passage du néoréalisme au réalisme. 18. Alessandro Cadoni remarque que « […] la place d’Amengual dans le canon reste toujours difficile à déterminer. En Italie par exemple, peut-être parce qu’il était proche de Guido Aristarco, qui a été longtemps injustement oublié, sa critique était moins connue : parmi ses œuvres, il n’y a qu’un livre – Clefs pour le cinéma – qui a été traduit dans la collection dirigée par Aristarco [« Ombre sonore »] ; quelques essais, en plus, l’ont été dans Cinema Nuovo et Filmcritica » (« Barthélemy Amengual. Traces de réalisme pour la constitution d’un canon », acte du congrès d’Udine, mars 2010, p. 185 ; et Barthélemy Amengual, Clefs pour le cinéma, Paris, Seghers, 1971 ; traduction italienne, Per capire il film, Bari, Dedalo, 1981). Soulignons cependant qu’il ne s’agit pas que de « quelques essais » mais d’un grand nombre d’articles qu’Amengual publie en Italie : pas moins de vingt dans Cinema Nuovo entre 1968 et 1996 ; huit dans Filmcritica entre 1951 et 1954, auxquels s’ajoutent un dans Cinema en 1953, deux participations à des ouvrages collectifs et une préface à G. Aristarco, Il cinema fascista : il prima e il dopo. Mentionnons dans l’autre sens la traduction française, par Amengual de « Marx, le cinéma et la critique de film », pour Études cinématographiques, n° 89-92, 1972 (préface de György Lukács ; il s’agit de la traduction du premier chapitre de l’ouvrage d’Aristarco, Il Dissolvimento della ragione – Discorso sul cinema, paru en 1965 chez l’éditeur milanais Feltrinelli). 19. « È da un punto di vista francese, dal seno della critica “esclamativa” e della stampa cinematografica del mio paese, che Cinema Nuovo assume ai miei occhi una dimensione esemplare. Non c’era bisogno, per noi, di aver letto una sola riga di Lukács, non parliamo di Gramsci, per beneficare dell’apporto positivo della rivista. […] Cinema Nuovo era così diversa da ciò che si pubblicava in Francia (tra il rovistato, l’estetizzante, l’improvvisato, il dogmatico o l’elementare) che alcuni di noi sognarono a lungo un Cinema Nuovo francese che avrebbe integrato le motivazioni e le metodologie complementari di un Aristarco, di un Bazin e di un

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Kracauer. » (B. Amengual, « Un punto di vista francese », Cinema Nuovo, n° 200, juillet-août 1969, pp. 289-290). 20. Amengual, « Perché il silenzio su Balázs degli studiosi francesi », Cinema Nuovo, n° 299, janvier-février 1986. Argument qui rejoint celui de François Albera au sujet du livre de Kracauer, Theory of Film (Théorie du film. La rédemption de la réalité matérielle) et du décalage français dans la publication de sa traduction : « Le lecteur français qui ouvre ce gros volume [...], récemment traduit, se trouve d’emblée en face d’une série de difficultés. La première est évidemment le retard avec lequel ce texte lui parvient […] il fut publié en 1960 aux États-Unis. Traduit deux ans plus tard en italien, il prend place dans les différents panoramas des « théories du cinéma » dressés en Italie (Guido Aristarco, Francesco Casetti) ou aux États-Unis (Dudley Andrew, Noel Carroll). C’est donc depuis longtemps un classique, sauf en France ». (« Siegfried Kracauer, Théorie du film. La rédemption de la réalité matérielle », Études photographiques, Notes de lecture, juillet 2011, disponible à l’adresse suivante : http://etudesphotographiques.revues.org/index3198.html). 21. Henri Agel, Esthétique du cinéma, Paris, PUF, 1957, p. 51 ; Nino Frank, Cinema dell’arte, Paris, André Bonne, 1951 ; Henri Agel, Vittorio De Sica, Paris, Éditions Universitaires, 1955 ; Amédée Ayfre, « Néoréalisme et phénoménologie », Cahiers du cinéma, n° 17, novembre 1952 ; « Un réalisme humain », Revue Internationale de Filmologie, Paris, tome V, n° 18-19, juillet-décembre 1954 ; voir aussi « Du premier au second néo-réalisme », une des dernières publications de l’auteur, Études cinématographiques, numéro spécial « Le néo-réalisme italien. Bilan de la critique », n° 32-35, été 1964. 22. A. Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ?, op. cit., p. 80. 23. « Il realismo fenomenologico si trovò ad essere una delle formule più produttive per indicare il nucleo fondamentale della lezione rosselliniana […] » (Giorgio De Vincenti, « I Cahiers tra pratica e critica », introduction à les Cahiers du cinéma, indici ragionati 1951-1969, Venise, Marsilio, 1984, p. XIX). 24. N’oublions pas que, dans un premier temps, ce sont les critiques de gauche et en particulier communistes, tel Georges Sadoul, qui découvrent le néoréalisme et le caractérisent. Dans l’Écran français, Sadoul fait un bilan du festival de Cannes 1946, dans lequel il évoque la « victoire » réelle de la France (Grand Prix pour la Bataille du rail) et celle, symbolique et donc en un sens plus forte, du néoréalisme italien. Peu après, il interroge Rossellini et fait précéder l’entretien d’un chapeau dans lequel il réaffirme le rapport du néoréalisme avec le cinéma soviétique et (donc) le réalisme. Il est suffisamment convaincant pour être repris sur ce point par Alexandre Astruc puis par Bazin. L’idée du néoréalisme couronné en France tardivement reste très « bazino-centrée » (cf. son texte sur « l’école italienne » de 1948). En revanche Bazin opère un déplacement significatif de la notion de réalisme. Sadoul et les autres sont sur une ligne assez proche (avec des différences) de celle d’Aristarco (voir également le chapitre « Gestation du Néo-Réalisme italien (1940-1944) » dans le tome VI de son Histoire générale du cinéma, Paris, Denoël, 1954). 25. A. Bazin, « Défense de Rossellini », Qu’est-ce que le cinéma ?, op. cit., pp. 350. L’article « Note sur de Sica » (extrait d’un essai plus ample, publié par l’éditeur Guanda et dont la préface est signée Guido Aristarco, Parme, 1953) semble déjà exprimer certaines des implications politiques les moins productives du discours critique bazinien : « Les ambiguïtés de Miracle à Milan, Voleur de bicyclette et Umberto D. ont été abondamment sollicitées dans un sens chrétien ou communiste. Tant mieux car c’est le propre des vraies paraboles d’apporter à chacun son compte » (Cahiers du cinéma, « À propos du cinéma italien », n° 33, mars 1954, p. 36). 26. Claudio Bondì, « Il neorealismo di Rossellini e la critica francese », La voce repubblicana, Rome, 28 mai 1958 (« Ci è però più chiaro il motivo per cui Rossellini è sempre stato protetto dalla critica francese. I teorici d’oltr’alpe hanno avuto in passato un grosso complesso d’inferiorità nei confronti del nostre neorealismo ; nel faticoso tentativo di appropriarsene culturalmente hanno portato alle stelle anche tutte quelle opere che di neorealista avessero solo l’aspetto. Non possiamo giustificare altrimenti la lunga lettera a Guido Aristarco scritta dal migliore critico

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francese del dopoguerra, André Bazin, in favore di Viaggio in Italia [1953]. »), cet article se trouve dans le dossier « Bazin » du fonds Aristarco étudié. 27. Cf. A. Bazin, « Défense de Rossellini », op. cit., p. 354. Par-delà la métaphore, il s’agit d’une question de structure : celle, supposée fermée, que forme l’assemblage standard d’un matériau précontraint ; celle, supposée ouverte, de faits bruts simplement juxtaposés comme par hasard – un hasard tout concentré, bien entendu : il faut quand même que le film, par son organisation au moins rebelle à l’apriorisme classique, permette « à notre conscience de passer d’un fait à l’autre, d’un fragment de réalité à un autre ». 28. François Amy de la Bretèque, « Henri Agel : (1911-2008) L’herméneutique du cinéma à l’université », Le Dit de l’UPV (Bulletin d’informations de l’université Paul-Valéry-Montpellier III), n° 110, sept. 2008, pp. 2-3. 29. Note manuscrite non datée, probablement aux alentours du début des années 1990, lorsqu’Aristarco préparait sa longue défense, publiée en 1996 sous le titre Il cinema fascista : il prima e il dopo. « Gli studi italiani non esistono ? Gli studi e le posizioni italiane di quel periodo (e non soltanto le posizioni materialistiche) sono quasi sconosciuti all’estero si conoscono soprattutto attraverso la lettera aperta di Bazin a Cinema Nuovo peraltro con riferimento dello stesso Bazin [illisible] su film e giudizi –riportata in appendice a Che cos’è il cinema, senza la risposta data in diversa occasione – Lettera prova come [ill.] dai nipotini baziniani in Italia (le neoavanguardie, il Gruppo 63) [corrispondenza con Bazin] e le alterazioni fatte da Agel e Ayfre (Agel e la Storia delle teoriche) Che cos’è il libro di Agel se non un [ill. - riassunto] della nostra Storia ! Agel aveva la traduzione in francese – garante Bazin – ha ritardo rispetto a noi nella conoscenza dei classici del cinema teorico (… dalle traduzioni in Bianco e Nero e dalle edizioni di Bianco e Nero. […] ». 30. « Ignoranza da parte francese della critica italiana [Questione della non pubblicazione delle Teoriche] Amengual – C. N [Cinema Nuovo] su Balázs. Mi sono spesso domandato : come mai la critica, e in particolare quella cine [matografica], è così poco conosciuta in Francia ? [domanda che mi si affacciò nell’immediato dopoguerra –a proposito delle Teoriche : lettere di Bazin e Flamand] Una risposta la si può trovare in Amengual (e articolo su C. N) e in una [nella biffé] lettera che Bazin mi scrissi sulla non pubblicazione in Francia delle mie « Teoriche » (già tradotta non venne poi pubblicata = résumé di Agel – dedica autografa. Le differenze tra « C. N » et i « Cahiers » = diversa la situazione con la Revue di Auriol. Bazin dice di non conoscere (è una delle ragioni della non traduzione delle « Teoriche ») le riviste italiane (quali Il Convegno e Cineconvegno – ma noi conoscevamo… L’alterazione dei Cahiers = dice che non interessa il cambio con « Cinema Nuovo » (seguito poi anche dalla Revue) » 31. Il s’agit de l’article publié dans CinémAction en 1994 « Bazin, Rossellini, les néoréalismes et moi ». 32. « mi mandi pure l’articolo sul neorealismo, così come lei lo intende. Servirà per approfondire l’argomento, aprire sempre più la discussione. Certo noi abbiamo del neorealismo una concezione diversa : La Strada oppure i film di Rossellini (gli ultimi) non sono per noi neorealistici, ma non perché siano etici e non sociali. Ma il discorso porterebbe lontano, e del resto viene in parte fatto nel prossimo numero di Cinema Nuovo con un articolo di Chiarini su Senso e una mia lunga risposta. », L. Chiarini, « Tradisce il neorealismo » et G. Aristarco, « È realismo », Cinema Nuovo, n° 55, mars 1955. 33. Le débat sera souvent à trois voix et le « tiers exclu » qu’est ici Chiarini ou, plus tard, Gubern, est intéressant pour comprendre le débat. Il n’est, en outre, pas exclu que les propos de Bazin soient aussi à entendre, au sein du « débat » français nettement plus feutré que l’italien, par rapport aux positions de Sadoul et de la critique communiste (voir plus haut note 24). 34. En confrontant les deux articles, on trouve en outre dans l’article italien des illustrations différentes de celles retenues dans sa publication française, avec des légendes suggestives, cf. A. Bazin, « Difesa di Rossellini », art. cit. Bazin avait de toute évidence lu la « Lettre sur Rossellini »

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que Jacques Rivette publia quelques mois auparavant dans les Cahiers (n° 46, avril 1955), où il parle précisément de Voyage en Italie (1954). Rivette s’enthousiasme pour ce film qu’il présente comme une petite révolution et l’avènement du cinéma moderne, en ce sens qu’il bouleverse le mode de représentation figé qui ne correspond plus aux préoccupations contemporaines. De cet enthousiasme, il résulte une lettre écrite comme une envolée lyrique, assez exaltée mais qui, en complément de la lettre de Bazin, nous dévoile bon nombre de points concernant l’esthétique de Rossellini et nous explique la rupture d’avec le cinéma qui le précède. Rivette fait le même rapprochement que Bazin entre Rossellini et Matisse, qui réside dans la forme, le goût pour les grandes surfaces en aplats, ornées de discrets détails. La forme encore dans la fluidité qui caractérise les deux artistes : on retrouve, par exemple, les courbes de Matisse dans l’enchaînement chorégraphique des plans et séquences chez Rossellini. 35. « Bazin teorico ? Continuo a considerare Bazin critico e non teorico, o per lo meno più critico che teorico – a proposito del rimprovero che mi rivolge Adriano Aprà : « Non è più consentito oggi, come ancora qualche anno fa, accettare qui in Italia André Bazin senza riserve, per il solo fatto che i vizi ideologici nostrani lo hanno praticamente ignorato (sic !), al punto che una Storia delle teoriche del film neppure ne cita il nome. » […]. » 36. A. Aprà, préface à A. Bazin, Che cosa è il cinema ? (recueil d’essais choisis et traduits du français par Adriano Aprà, Milan, Garzanti, 1999 [1973]), p. IX (« È finita da qualche tempo, è ormai chiaro, così nel campo pratico come in quello teorico, la necessità (e il gusto) della « difesa » di autori, film, poetiche. Neppure tatticamente si può oggi portare avanti una politica del « valore » da contrapporre ad altri valori, all’interno di una paranoica situazione d’assedio culturale. La famosa « difesa di Rossellini » operata da Bazin sulle pagine di Cinema Nuovo – peraltro senza risultati - data ormai dal 1955 […] »). 37. A. Bazin, « Le réalisme cinématographique et l’école italienne de la Libération », Qu’est-ce que le cinéma ?, op. cit. [1952], p. 138. 38. Gelsomina est le nom du personnage féminin de la Strada de Fellini. « […] Un matérialiste dialectique comme [Amengual], qui se réfère souvent à Lukács, n’hésite pas, au moment de choisir pour le canon, à se rapprocher de Bazin. Bien qu’il soit proche, en Italie, des animateurs de la grande critique militante de Cinema Nuovo – qui a mené plusieurs batailles pour le canon : rappelons la polémique entre Aristarco et Bazin – Amengual, en jugeant Fellini, renverse leur perspective ». (A. Cadoni, art. cit., p. 188). 39. En 1956, après le constat que livre Oreste Del Buono dans « La crisi del neorealismo » s’ensuit la publication d’enquêtes sur l’état du cinéma italien à laquelle participent des critiques et théoriciens français, tels que Henri Agel, Jean-Paul Sartre, Jacques Doniol-Valcroze, Georges Sadoul et André Bazin, dont les réponses ont été publiées dans l’article « Il cinema italiano, enfant chéri della critica e del pubblico francese » ; Henri Agel, rubrique « Parlatorio » (questions sur le néoréalisme de Benvenuto Cantinori di Ancona), Cinema Nuovo, n° 75, 25 janvier 1956 ; « Tre domande a Sartre » (sous la direction de Stelio Martini), Cinema Nuovo, n° 93, 1er nov. 1956 ; André Bazin, Jacques Doniol-Valcroze et Georges Sadoul, « Il cinema italiano, enfant chéri della critica e del pubblico francese », Cinema Nuovo, n° 80, 10 avril 1956 ; tous repris dans Antologia di Cinema Nuovo, op. cit., pp. 768-777. 40. En 1994, Amengual revient sur la polémique dans sa préface à l’article d’Aristarco : « […] il nous a paru nécessaire de demander à Guido Aristarco son point de vue argumenté car, si la polémique passée ne gagne rien à être ravivée, le retour aux données exactes du problème est fondamental pour nourrir un débat toujours nécessaire et sans lequel le cinéma italien d’après- guerre deviendrait une affaire classée abandonnée aux oubliettes de l’histoire. La thèse d’Aristarco reste donc vivifiante : se méfiant du néoréalisme, il plaide pour les néoréalismes. » (dans G. Aristarco, « Bazin, Rossellini, les néoréalismes et moi », art. cit., p. 92). 41. Ibid., p. 97. 42. Ibid., p. 99.

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43. R. Gubern, « André Bazin, sistema critico di un pre-strutturalista », art. cit., p. 352. À propos duquel Aristarco écrit : « Gubern, quelque pouvoir qu’il puisse avoir aujourd’hui, est toujours un espagnol, non un français. » (« Gubern, per quanto potere possa avere oggi, è sempre uno spagnolo, non un francese », Il cinema fascista : il prima e il dopo, op. cit., p. 139. 44. Ibid., pp. 355-356. 45. Rappelons que Bazin a fait ses débuts à Travail et Culture (c’est à cette association qu’appartient aussi Amengual en Algérie), qu’il écrit dans l’Écran français, deux institutions qui étaient dans la mouvance communiste. C’est la guerre froide qui durcira les positions respectives et qui fera adopter à Bazin sa position anti-stalinienne.

RÉSUMÉS

Cette étude porte sur les relations qu’ont entretenues André Bazin et Guido Aristarco en prenant pour point de départ la lettre-essai de 1955 du premier au second, « Défense de Rossellini ». Destinée à Cinema Nuovo, la revue que dirige Aristarco, cette lettre, à laquelle son destinataire ne répondra jamais, sert de point de réfraction des relations entre les deux hommes, conduisant à s’interroger sur les conditions de leur rencontre et l’évolution de leurs rapports, sur la base de documents inédits (correspondance, notes manuscrites, annotations, articles). Convergences et surtout divergences sur la question du réalisme forment le nœud de ces relations. L’article cherche également à comprendre pourquoi les échanges entre les deux hommes ont été si peu documentés et, à cette fin, il examine la réception de chacun des critiques dans le pays de son interlocuteur (Italie pour Bazin, France pour Aristarco), en se focalisant sur les problèmes de traductions.

Bazin/Aristarco : the cross-cutting of a relationship This article discusses the relationship between André Bazin et Guido Aristarco, beginning with Bazin’s 1955 letter-essay addressed to Aristarco, “Defence of Rossellini”. Written for Cinema Nuovo, the journal edited by Aristarco, this letter, to which the Italian never replied, will serve as a point of refraction for the relations between the two men, leading us to examine the conditions of their first encounter and the evolution of their relations, via the study of unpublished documents such as correspondence, handwritten notes, annotations, articles. At the heart of this relationship are common concerns and above all disagreements regarding the question of realism. This article tries to understand why the exchanges between these two men have remained largely unknown, and in order to do this we examine the reception of each of these critics in the other’s culture (Bazin in Italy, Aristarco in France), notably focusing on the problems of translation.

AUTEUR

DELPHINE WEHRLI Delphine Wehrli, doctorante à l’Université de Lausanne, sa thèse porte sur « Le réalisme cinématographique : débats culturels et théoriques au sein des revues italiennes de cinéma

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(1945-1960) » (Université de Lausanne, sous la direction de François Albera). Elle est l’auteur de plusieurs articles dans les revues Décadrages et Archipel. Delphine Wehrli, doctoral candidate, Université de Lausanne, her thesis topic is « Le réalisme cinématographique : débats culturels et théoriques au sein des revues italiennes de cinéma (1945-1960) » (supervisor François Albera). She has written several articles in the journals Décadrages and Archipel.

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Archives Ouvrons Bazin ! dossier coordonné par François Albera et Laurent Le Forestier

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Introduction Dossier : On “Opening Bazin”

François Albera

1 Le dossier Archives que nous consacrons à André Bazin a une motivation de longue durée et une autre plus circonstancielle. Cette dernière, nous l’avions annoncé dans le numéro 64, tient à la série de conférences qui s’est tenue à l’occasion du cinquantenaire de la mort du critique, aux États-Unis et en France, en 2008, et à la publication d’un volume d’essais coordonné par Dudley Andrew et Hervé Joubert-Laurencin sous le titre Opening Bazin ; Laurent Le Forestier revient de manière approfondie sur ce volume et les ouvertures et propositions de lecture de Bazin qu’il contient.

2 Cette « relance » de l’intérêt pour l’œuvre de Bazin – qu’à sa façon la nouvelle traduction anglaise de What is Cinema ? à Montréal a réactivée également – a rencontré et stimulé une curiosité, que nous sommes nombreux à partager et quelques-uns à chercher à étancher par des recherches de plus ou moins grande ampleur, à l’endroit du corpus complet des écrits de Bazin. Dépouiller la presse des années 1940-1950 nous fait forcément rencontrer des textes qui n’ont pas été repris dans Qu’est-ce que le cinéma ?, et comparer les différentes versions des mêmes textes selon leurs lieux d’éditions et leurs moments, retrouver des formulations voisines de celles de Bazin chez d’autres ou des allusions, références ou répliques qui complexifient sans cesse l’idée qu’on se fait de son action et de sa pensée, en dévoilent des méandres ou des constantes, révèlent des croisements ou des confrontations. Joubert-Laurencin a établi, il y a déjà quelque temps, le catalogue de ces textes et l’on a fini par savoir qu’il comportait plus de 2500 items ! C’est pourquoi, comme il le rappelle plus loin, on l’a invité, depuis plusieurs années, à nous entretenir d’une question à la fois philologique, éditoriale et théorique, celle de l’édition de « tout Bazin ». C’est pourquoi on lui a ici donné la parole sur le sujet : « éditer Bazin ? » Le faut-il et comment ?

3 C’est là une des facettes de cette préoccupation de long terme : tous les habitués des ciné-clubs des années 1950-1970, les cinéphiles, les étudiants, les chercheurs ont lu et étudié les textes de Bazin que ce soit dans les volumes édités au Cerf, selon le dessein de leur auteur, sous le titre Qu’est-ce que le cinéma ?, que ce soit au gré des rééditions augmentées ou réduites, des recueils inédits ou factices que ses « héritiers » publièrent

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régulièrement par la suite (Welles, Chaplin, Renoir, le Cinéma de la cruauté, le Cinéma français de la Résistance à l’Occupation, etc.), que ce soit dans la discussion dont il fut l’objet dans le bref épisode « matérialiste-dialectique » des Cahiers du cinéma et des débats avec Cinéthique, que ce soit enfin à travers les commentaires qu’en donnèrent et les reprises qu’en ont faites Gilles Deleuze, Stanley Cavell et bien d’autres. On peut dire que la référence à Bazin est ininterrompue en France depuis la fin des années 1940, même si cette référence a connu diverses modalités, diverses intensités (entre ses contemporains comme Agel ou Mauriac, ses « disciples » comme Rohmer ou Truffaut et des « successeurs » comme Metz par exemple, sans compter ceux qui le discutent comme Mitry puis Comolli). Et quelques passages à bas bruit (Praxis du cinéma de Burch inaugurait un discours esthétique qui ne passait pas par Bazin ; Cinéma : théorie, lectures un renouvellement qui ne l’ignorait pas – il figure dans la bibliographie – mais privilégiait d’autres entrées alors méconnues en France). Précoce en Italie – puisqu’il y publie dans les revues –, plus diffuse en Allemagne de l’ouest, plus tardive aux États- Unis (son absence dans Theory of Film de Kracauer en est un indice) où il occupe maintenant une place centrale dans le discours universitaire, sa présence dépasse le cadre français. Ne faisons pas le tour du monde, bornons-nous à ce constat qui a produit l’effet « réducteur » que déplore Joubert-Laurencin (5 % du corpus seulement, quelques formules, un vade mecum, un appauvrissement) et corrélativement appelle à un développement des études baziniennes.

4 Notre revue y a récemment contribué de deux manières depuis deux ans. Par une étude de cas, concrète, documentée, due à Thomas Tode, « Le détonateur de la culture cinématographique allemande d’après-guerre » (n° 60), qui révèle le rôle de Bazin (et de Marker), en Allemagne de l’ouest de l’immédiat après-guerre, dans l’émergence d’une culture de ciné-clubs et de revues dans ce pays ; par un Point de vue de Laurent Le Forestier, « La transformation Bazin » (n° 62), plus programmatique, proposant une méthodologie pour l’approche de ce corpus critique indexé sur un nom et, comme on vient de le voir, appauvri par cette seule indexation.

5 La proposition de méthode de Le Forestier passait par une contextualisation de ces écrits et une mise en œuvre de cette contextualisation qui déplace, en somme, l’œuvre en la faisant participer à des ensembles discursifs qui se croiseraient sur sa surface réfléchissante.

6 On a donc engagé ici de deux manières cette perspective historico-critique : dans la partie Études avec l’examen d’un aspect jusqu’ici peu ou pas documenté, celui des relations de Bazin avec Guido Aristarco, directeur de la revue Cinema Nuovo à laquelle le critique français collabora de manière non négligeable, jusqu’à y publier une fameuse lettre ouverte, sa « Défense de Rossellini ». L’exploration des archives d’Aristarco, à laquelle s’est attachée Delphine Wehrli, jette une lumière nouvelle sur cette collaboration et corrélativement sur la manière dont Aristarco fut (mal) reçu en France… Au débat d’idées se mêlent les questions de place occupée par les uns et les autres dans un champ donné avec les effets de concurrence qui s’y exercent (compte tenu des enjeux éditoriaux notamment).

7 La dernière partie du dossier consiste en une série de textes de 1945-1949 suivant le fil de la « profondeur de champ » et de la « crise du sujet » dans le cinéma américain. Le premier est, on le sait, un motif fameux, central dans l’édification par Bazin d’une « esthétique de la réalité » et on ne peut manquer de renvoyer à ses textes connus car republiés (comme « William Wyler ou le janséniste de la mise en scène ») qui font écho

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à ceux-ci. Ce motif engage, plus largement, la question de la technique. Le second est généreusement attribué à Sadoul qu’on voit enfermé et enferré dans une critique seulement « idéologique ». Or on donne ici à lire des textes où s’entrechoquent et s’échangent les positions mobiles de Bazin et de Sadoul. Une manière de dialogue entre les deux hommes (qui se connaissaient et échangeaient personnellement beaucoup, fût- ce au sein de la fédération des ciné-clubs et des revues où ils publiaient tous deux et aussi par lettres), que l’on a peu coutume d’envisager aujourd’hui eu égard aux positions respectives qu’on leur fait occuper dans la « cartographie » de la « pensée sur le cinéma » (chacun à sa place !). Or, comme cet échantillon de textes, pour la plupart oubliés, le révèle, ils débattent, se répondent et se discutent et souvent partent des mêmes points de départ dans leur appréhension des films et de l’évolution du cinéma : ainsi Sadoul attentif, en 1945, à la modernité de la mise en scène en profondeur « primitive » (Bourgeois) – valeur historique – ou chez le Renoir de 1938 – valeur esthétique actuelle –, préoccupation traditionnellement prêtée au seul Bazin ; ainsi Bazin, soucieux de la question du sujet qui paraît n’appartenir qu’à Sadoul. Dire que l’un tient compte de ce qu’écrit l’autre est indubitable – et les références explicites qu’ils font l’un à l’autre suffisent pour l’affirmer –, mais ne devrait pas incliner à les croire seuls en scène… La question du sujet par exemple, aujourd’hui écartée ou fixée sur la seule critique « de contenu », s’énonce aussi bien sous la plume de Roger Leenhardt qui déplorait, en 1945 dans les Temps Modernes, que le cinéma, « son style enfin fixé, […] nous para[isse] terne. Derrière une technique définitive, comme simplifiée, devenue invisible, transparaît enfin – cruellement – le vrai problème, le problème de fond. S’il y a une crise du cinéma, c’est une crise du sujet »1. Bazin reprend exactement cet argumentaire dans le texte 4, de 1949. Sur la technique on pourrait citer tout autant le débat qui se tient à « la Tribune de Paris » le 9 août 1946 sur les antennes de la Radio au sujet des « apports de la nouvelle technique américaine au cinéma » – avec Georges Charensol, Roger Leenhardt et Denis Marion. On y parle évidemment, et pour l’essentiel, de Wyler (pour la Vipère) et de Welles2.

8 Le débat Sadoul/Bazin se développe précisément à propos des bouleversements formels qu’apportent les films de Welles ou de Wyler et de la place qu’il faut accorder à cette instance de la « forme ». Les positions respectives sont-elles si tranchées qu’on puisse parler de critique esthétique/formaliste là et de critique idéologique ici ? En tout cas chacun occuperait-il une position déterminée (à dire vrai il y a deux options différentes sur la notion de « réalisme » que les films d’après-guerre mettent à l’épreuve des œuvres et qui s’élaborent par approximations), il n’en serait pas moins amené à tenir compte de la position de l’autre pour préciser la sienne, c’est-à-dire à l’intégrer pour partie dans son argumentation pour mieux s’en distinguer. Relevons ainsi que Sadoul poursuit parallèlement à son entreprise proprement historienne une investigation très soutenue sur le « langage » cinématographique – qui d’ailleurs interfère largement avec la première – au point d’annoncer, en 1951, un volume séparé intitulé Origines et développement de la syntaxe du film (1895-1930) pour l’année suivante, mais qui ne verra pas le jour et reste dispersé et synthétisé dans les volumes de l’Histoire générale du cinéma3.

9 Les textes retenus par Bazin dans Qu’est-ce que le cinéma ? donnent l’état de sa pensée à la veille de sa mort, y compris quand ils repassent par des sujets dont il a traité à plus d’une reprise au long des douze années précédentes : soit qu’il ait écarté des textes que, dès lors on ignore, soit qu’il les ait modifiés. Rien là que de très légitime et, à cet égard, il est vain de déplorer que l’on ait « fixé » la pensée de Bazin à partir de la construction

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qu’il a faite de ses articles en un livre (en quatre ou un seul volume). Mais le travail historique peut alors se déployer en étudiant la genèse, les tâtonnements, les variations de cette pensée, nourrissant par là les interprétations esthétiques aussi bien que philosophiques qu’on peut en faire.

10 Le fil de la profondeur de champ et de la crise du sujet qui nous a guidés dans ce choix fait apparaître d’autres thèmes qui s’entrelacent avec lui. Ainsi ce plaidoyer de Bazin, en 1949, pour une critique de cinéma « scientifique » que, manifestement, lui inspirent la récente mise en place de l’Institut de filmologie – dont il passe pour un des plus déterminés contempteurs –, le développement des études historiques comme celle de Sadoul, et la multiplication des ciné-clubs. Reconnaissons qu’il « cadre » mal avec l’idée reçue d’une critique qui tiendrait toute dans le style, l’écriture et « l’élan cinéphilique ». En tout cas il oblige à s’interroger sur une dialectique plus complexe que prévu chez cet auteur.

11 De même évoque-t-il l’émergence d’un public « d’élite pour une critique d’élite » et considère cet écueil : « malheureusement […] il n’existe pas de cinéma d’élite ». La récusation du cinéma « d’avant-garde », au profit d’un cinéma commercial « destiné aux foules du monde entier », énoncée l’année précédente4, n’est donc pas non plus exempte de contradictions et d’hypothèses sur le développement du cinéma – aujourd’hui effectives : il y a un cinéma d’élite qui a ses canaux de diffusion (cinéma d’art et d’essai, festivals, musées, centres culturels, internet).

NOTES

1. R. Leenhardt, « Bilan autour d’une crise », les Temps modernes, n° 1, octobre 1945. 2. Cette source que sont les émissions de radio, peu exploitées jusqu’ici dans les études sur la critique, est susceptible de révéler bien des aspects de ces débats. Il n’était pas rare en outre que Bazin, Sadoul et d’autres y participassent (comme par la suite au « Masque et la plume »). L’exemple qu’on vient de citer nous a été fourni par Pascaline Bonnet, étudiante à Rennes 2. 3. Voir G. Sadoul, Histoire générale du cinéma 3. Le cinéma devient un art 1909-1920, 1er volume, Paris, Denoël, 1951, pp. VIII et X de l’Avertissement. Ce traitement « à part » des questions de syntaxe s’expose pleinement dans la contribution au premier numéro de la Revue internationale de filmologie (1947), « Georges Méliès et la première élaboration du langage cinématographique », et en partie dans celle de la Revue du cinéma (n° 1, 1946) où, au milieu de considérations qui vont d’Edison à Méliès, The Shadow of a Doubt de Hitchcock est qualifié de « très brillante recherche de nouvelles possibilités de langage cinématographique » (« Les apprentis sorciers », p. 38). 4. « Défense de l’avant-garde », l’Écran français, n° 182, 21 décembre 1948, p. 2.

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RÉSUMÉS

Les colloques franco-américains consacrés à Bazin en 2008 et la publication des interventions dans un volume en 2011 (Opening Bazin) sont l’occasion de poursuivre la réflexion et les investigations concernant le critique engagées dans la revue (n° 60 et 62). L’étude consacrée aux relations entre Bazin et Aristarco publiée dans ce numéro y participe en exploitant des fonds d’archives inédits ainsi que les deux articles de Laurent Le Forestier – revenant sur la teneur de la ré-actualisation de Bazin dans Opening Bazin – et de Hervé Joubert-Laurencin s’interrogeant sur la « disparition » de Bazin entre 1958 et 2008. Ce dossier comporte en outre cinq textes de Georges Sadoul et André Bazin croisant leurs arguments à propos des questions de la profondeur de champ et du sujet.

The Franco-American conferences devoted to Bazin in 2008, and the publication of the papers in a collected volume in 2011 (Opening Bazin), provide an opportunity to continue the critical discussion and paths of enquiry about Bazin already proposed in recent issues of this journal (60 and 62). The study of the relationship between Bazin and Aristarco in the present issue participates in this debate by examining unpublished archive material, as do the articles by Laurent Le Forestier – reflecting on the nature of the re-actualisation of Bazin in Opening Bazin – and by Herve Joubert-Laurencin, who wonders about the reasons for Bazin’s “disappearance” between 1958 and 2008. This dossier also contains five texts by Georges Sadoul and André Bazin comparing their views about depth of field and the film subject.

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Bazin no kamikakushi (la disparition Bazin) Bazin no kamikakushi (the disappearance of Bazin)

Hervé Joubert-Laurencin

Le souvenir fait de l’inaccompli un accompli, et de l’accompli un inaccompli. La mémoire est pour ainsi dire l’organe de modalisation du réel, ce qui peut transformer le réel en possible et le possible en réel. Or si on y réfléchit, c’est aussi la définition du cinéma. Le cinéma ne fait-il pas toujours ça, transformer le réel en possible, et le possible en réel ? Giorgio Agamben1

1 André Bazin, il y a peu, était devenu dans son propre pays plus incompréhensible que, pour la majorité des lecteurs d’une revue de cinéma de langue française, un titre japonais sans l’aide d’un dictionnaire. Je parle d’expérience. Mais de deux expériences opposées.

2 La première est celle des étudiants à qui j’ai donné des cours sur Bazin, par exemple des étudiants français en troisième année d’un cursus universitaire de cinéma au XXIe siècle, pour qui la langue d’une infinie clarté de Bazin, parce que justement elle est celle, impeccable et autoritaire, d’un normalien des années 1930 qui a trouvé sa voix en se polissant au marbre du papier quotidien, une langue qui sait aussi bien exprimer ses sensations intimes que synthétiser ses raisonnements, un très bon, et souvent un très beau français, leur est en partie inconnue et presque barbare. Tant pis. Tant mieux plutôt : il faut d’abord traduire avant de comprendre, et, avant toute interprétation, comprendre le sens sans le séparer de la langue qui l’exprime, plus qu’elle ne le véhicule, cette langue à la fois puissamment rhétorique, allusive, pétillante d’intelligence et de références littéraires, esthétiques et philosophiques, et en même temps didactique, logique et pleine de l’autorité calme de l’instituteur de campagne2. Tout traducteur d’une langue étrangère sait qu’il connaît mieux un auteur dont il a

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revécu, dans le doute, les choix grammaticaux3. La seconde expérience est celle de la lecture des théoriciens, écrivains, professeurs ou critiques de cinéma français qui vont répétant, sur un Bazin que j’ai du mal à reconnaître, un discours d’autorité, des formules et des idées usées, les mêmes depuis une cinquantaine d’années. Bazin serait un théoricien du « non-montage », un penseur chrétien, un spiritualiste essentialiste, ou bien au contraire existentialiste, le père de la Nouvelle Vague, ou bien son Saint Esprit puisqu’elle est née après sa mort, le défenseur malgré lui de la Politique des Auteurs, qu’il a pourtant clairement contestée dans deux articles avant de mourir, le représentant de la ligne des Cahiers du cinéma à travers les temps, qui l’ont pourtant très majoritairement enterré, tantôt en parfait accord, tantôt en pleine opposition avec ses idées, un réaliste naïf, un adversaire de la manipulation et du trucage, aidé en cela par son compère Rossellini, un obsédé de la ressemblance photographique dont la théorie est censée exclure du vrai cinéma le dessin animé et tout le cinéma d’animation, qu’il connaissait pourtant bien mieux qu’un critique de cinéma moyen d’aujourd’hui. Lorsqu’on leur oppose un Bazin qui fait l’éloge de McLaren et de Fischinger, qui théorise une forme moderne de montage en décrivant la naissance de l’essai cinématographique dans les premiers films de Marker, qui attaque le montage hollywoodien précisément pour sa « transparence » ou qui défend de façon matérialiste le rapport du cinéma au réel, même textes à l’appui à opposer à des résumés pédagogiques ou polémiques, on a parfois l’impression de parler japonais à des locuteurs franco-centrés. L’absence provisoire d’un savoir d’étudiants qui demandent à apprendre cède la place, dans cette seconde expérience, au trop-plein d’un savoir partiel mais sûr de ses positions, qui a remplacé la lecture de première main par l’infinie lecture des lecteurs trop savants d’un « Bazin » fétichisé, mort, et non réédité depuis trop longtemps.

3 « Bazin no kamikakushi » : c’est bien, en effet, à la « mystérieuse disparition d’André Bazin » que ma génération a assisté.

4 La référence n’est pas très catholique peut-être (elle est shintoïste), mais je ne suis pas convaincu, personnellement, à force de les lire, du caractère essentiellement catholique, ou chrétien, ou même spiritualiste des écrits d’André Bazin. Au moins mon allusion est-elle cinéphilique. C’est la fille de onze ans, la petite Chihiro de Hayao Miyazaki qui « disparaît mystérieusement » dans le titre original du Voyage de Chihiro (Japon, 2001) en compagnie d’une encore plus mystérieuse « Sen ». Sen to Chihiro no kamikakushi, veut dire, littéralement : « La mystérieuse disparition de Sen et Chihiro ». Le « kamikakushi » est un intraduisible qui désigne le rapt d’un humain par un esprit plus ou moins courroucé, « Sen » est le nom de prolétaire que la patronne des grands Bains impose à la petite fille unique Chihiro en lui volant une partie des signes qui permettent d’écrire et de dire son nom. Le voyage de « Chihiro » est donc, dans sa langue originale, seulement un voyage des signes, Sen et Chihiro ne font qu’une, et l’aventure, qui n’est qu’un surplace, consiste à perdre et à retrouver son nom et son être véritable. Comme le dit Miyazaki dans son film à travers l’un de ses personnages : « Tu ne dois jamais oublier ton nom ».

Où est passé Bazin ?

5 Où est donc passé Bazin dans l’intervalle 1958-2008 ? Voilà ma question. Au-delà de Bazin, à quoi mène cette question ? Elle mène, me semble-t-il, à la place faite à la

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critique dans les études de cinéma, plus largement la place faite aux écrits suscités par le cinéma, aux énoncés cinématographiques complexes, eux-mêmes relevant de l’art. Je vais tenter de répondre à ces deux questions, pressé fortement depuis quelques années par François Albera, au nom de 1895, de dire aux historiens du cinéma ce qu’il en est : de Bazin aujourd’hui, de l’édition de Bazin, de l’ouverture des papiers et des idées de Bazin, de l’avancée des études baziniennes que je cherche à promouvoir, actuellement en compagnie de Dudley Andrew (Yale) et d’Angela Dalle Vacche (Gatech, Atlanta), et en discussion, paradoxalement et sans l’avoir cherché, plutôt avec des Italiens (Monica Dall’Asta, Marco Grosoli…), des Brésiliens (Ferñao Pessoa Ramos…) et des Québécois (Timothy Barnard, Pierre Hébert…) qu’avec des Français.

6 Du moins jusqu’à la présente invitation publique au travail par 1895, revue de l’association française des historiens de cinéma, sous la forme, outre d’une amicale sollicitation d’Albera, d’une note polémique de celui-ci dans le n° 64 (« Note de lecture » sur Opening Bazin ), et d’un article de fond tout aussi polémique, témoignant d’un nouveau travail en cours sur Bazin, de Laurent Le Forestier dans le n° 62 (« La “transformation Bazin” ou Pour une histoire de la critique sans critique »). Ma réponse prendra donc aussi la forme polémique, ou du moins contradictoire, qui a été proposée par ces deux historiens du cinéma.

7 François Albera, en nouvel avatar des fameux « yeux de la momie » inventés par Jean- Patrick Manchette, a « ouvert », si l’on peut dire, la discussion à sa manière bien connue – et dont j’accepte volontiers la vivacité polémique en ce qu’elle est une invitation à réagir – en traitant le premier résultat, en anglais, du travail que j’ai mené avec Dudley Andrew à partir de 2008, et qui s’intitule « Opening Bazin », de : « Eyes wide shut »4 … Sa recension pourtant, « les yeux grands fermés » sur le livre lui-même, ne commente aucun des 33 articles de ce collectif et donc aucune de ses multiples propositions. Elles me paraissent pourtant « ouvertes » au sens où elles ne sont pas dogmatiques, ni unifiées par une ligne générale et où elles se situent au-delà de la question d’être pour ou contre Bazin. Albera a raison, en revanche, de conclure que les croisements et différences entre, par exemple, Eisenstein et Bazin, sont « plus productifs qu’exclusifs » (à condition qu’on les étudie, faut-il encore préciser). Elle propose, pour éviter un « recentrement » sur Bazin, qui serait a priori moins valable qu’une « extériorisation » ou un « décentrement » tels que proposés par Le Forestier dans 1895, de recenser les importants auteurs que nous aurions oubliés et qui auraient su critiquer Bazin (c’est-à-dire qui en ont fait une critique négative pour contester soit ses postulats, soit son sérieux) : quelques Français sont cités, dont Gérard Guégan, confondu avec le moins connu Gérard Gozlan5, et Noel Caroll. Mais Ouvrir Bazin n’était pas un projet historiographique ; et s’il avait dû en passer par là, pourquoi n’aurait-il dû considérer qu’une seule face du fétiche « Bazin » ? Les hagiographes ont été historiquement parfois tout aussi trompeurs sur la réalité du texte bazinien que les contempteurs, cités ici au passage par Albera. Et ce n’est pas un historien qui peut contester le fait qu’un auteur doit être lu, afin d’être réellement cerné, au-delà d’un infime pourcentage de morceaux choisis, ce qui est pourtant le type de lecture opérée par tous les auteurs cités (l’intérêt, ou pas, de ces lectures n’étant pas ici la question6). « Bazin », dès l’année qui suivit sa mort, et en partie même de son vivant, est devenu une sorte de signifiant fétiche (positif autant que négatif) pour les critiques de cinéma, dont les positions polémiques furent par la suite intellectualisées par les théoriciens et les professeurs de cinéma, et servirent de support pour établir de nouvelles théories,

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sans que celles de Bazin fussent jamais discutées puisqu’elles étaient censées être connues et figées. Enfin un reproche étonnant d’Albera est que Opening Bazin ne serait pas (pas assez sans doute ?) revenu au « corpus complet de ses écrits »… Remarque bien peu historique, puisqu’il s’agit du premier livre qui part du principe, et assez spectaculairement pour que tout le monde l’ait compris dès 2008, lors du moment parisien du colloque dont l’ouvrage est issu, qu’il serait désormais nécessaire de travailler non plus à partir des quelques 130 articles disponibles depuis la mort de Bazin, mais en trouvant son corpus dans les quasi 2 600 articles écrits par lui, et jamais republiés pour environ 95 % d’entre eux7. Ni Andrew ni moi-même n’avons jamais refusé d’ouvrir nos recueils de photocopies actuellement riches de 2 593 textes de Bazin à aucun collègue qui s’y intéressait. Nous avons rendu accessible mon moteur de recherche et nous avons suscité plusieurs dizaines de conférences en encourageant chaque chercheur à consulter l’intégrale. C’est évidemment dans le détail des citations de chacun des 33 articles d’Opening Bazin que l’on rencontre un Bazin tel qu’il n’avait plus été cité depuis les années 1940-1950. Comment le contester quand on n’en cite pas même un seul ? Il faut donc entendre le reproche, ou le regret d’Albera d’une autre oreille : nous n’avons – et c’est vrai ! – jusqu’ici pas réussi, malgré nos efforts régulièrement renouvelés, ni Andrew ni moi, ni en anglais ni en français, à publier ou faire publier l’intégrale de Bazin.

8 Sur cette très longue et très désagréable histoire si française, si parisienne et si bien en cohérence historique avec la disparition théorique et idéologique de Bazin en France (l’intensité, elle, n’a jamais disparu : l’admiration de Bazin par ses lecteurs de bonne foi est toujours très grande), je préfère ne pas m’appesantir, sinon pour prendre date : cela fait 16 ans que je tente d’aider à l’édition de l’intégrale de Bazin ; les interlocuteurs furent ou sont les éditions des Cahiers du cinéma et Janine Bazin, aujourd’hui décédées, son fils Florent Bazin, ayant-droit, remettant toute décision éditoriale, en mémoire de sa mère et en respectant sa volonté, entre les mains d’André Labarthe, ainsi institué depuis un peu plus d’une quinzaine d’années, de fait sinon de droit, exécuteur testamentaire, Labarthe à qui j’ai remis, il y a un peu plus d’une douzaine d’années, un premier ensemble classé des articles dans le but, à l’époque, de publier une intégrale aux éditions des Cahiers du cinéma.

9 C’est pourquoi, dans sa note de lecture injuste, Albera a raison de se moquer du fait que la première édition critique de Bazin a vu le jour, en langue anglaise, au Québec francophone. La seule biographie de Bazin fut, de même, écrite par Andrew, alors jeune chercheur américain du lointain Iowa, et Barnard, le nouvel éditeur montréalais, fut plus tard son étudiant à Yale. Si cela est un signe de la vieillerie de la France du XXIe siècle, au moins le cosmopolitisme de sa vie posthume est-il un signe de la vitalité du jeune Bazin (mort à quarante ans, il n’eut jamais le temps d’être vieux).

10 Plus fondamentalement que la brève « Note de lecture » d’Albera, renvoyant à un « dossier Bazin » dans 1895 (enfin ! nous y sommes, espérons qu’il prélude à de nouvelles études), c’est Le Forestier qui, avec son article « La “transformation Bazin” », a proposé en 2010, ce qui me semble un véritable « positionnement français », tout en appelant, lui aussi, à un dialogue avec mes travaux par une polémique plus discrète mais non moins réelle.

11 D’abord il effectue dans son article un résumé de travaux récents qui semble valoir pour une historiographie française de la réception bazinienne (Andrew s’y trouve annexé par la traduction française de sa biographie). Je crois cependant que la

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réception de Bazin en France est un champ encore trop peu balisé pour que l’on puisse le réguler ainsi sans erreurs en amalgamant des lectures très variées par opposition avec sa proposition personnelle (on a l’impression que tout le monde recentre l’époque sur Bazin, à l’opposé du seul Le Forestier qui, comme Albera le dit plus haut, décentrerait Bazin en le rendant ainsi à son temps). Ensuite, Michel Foucault à l’appui, il défend une méthode historique que peu de chercheurs contesteraient aujourd’hui, et qui me semble plutôt une vulgate qu’une trouvaille. J’ai peur de simplifier, bien sûr, mais je lis qu’il faut éviter une histoire du grand homme de génie, continue et centrée sur lui, pour préférer une histoire stratifiée et discontinue qui privilégierait les énoncés en tant que « discours » plutôt qu’en tant qu’« œuvre ». Je suis frappé, en revanche, que Foucault soit saisi dans une de ses scènes de ménage académiques dont il avait le secret au sein de l’université française, en train de défendre la « transformation Cuvier », à savoir l’importance hautement paradoxale d’un penseur français dans la révolution darwinienne, tout en passant pour un esprit libre et subversif auprès de scientifiques éberlués. Sans aucune ironie de ma part, je conseillerai à Le Forestier de se méfier de cet effet boomerang : il veut faire disparaître Bazin tout en lui consacrant une étude, comme l’indique le sous-titre de son article : « Pour une histoire de la critique sans critique », à comprendre au sens de : « en se passant de la personne encombrante du critique », puisque suivi des paroles provocatrices suivantes de Foucault de 1970 données en exergue : « l’auteur n’existe pas ». Le « kamikakushi », paradoxalement, devient un périlleux exercice lorsqu’il est conscient et volontaire. Dans sa conférence intitulée « La situation de Cuvier dans l’histoire de la biologie », Foucault écrit tout de même à propos de sa « transformation Cuvier » : « cette critique de l’espèce telle qu’on la voit fonctionner chez Darwin n’a pu se faire qu’à partir d’une transformation, d’une réorganisation, d’une redistribution du savoir biologique, laquelle se fait à travers l’œuvre de Cuvier », et parle rien moins que d’« un remembrement entier du champ épistémologique de la biologie qu’on voit s’opérer dans l’œuvre de Cuvier » (c’est moi qui souligne). Malgré la coquetterie de Foucault8, bien dans l’air du temps, de vouloir oublier le nom des auteurs, voilà qui, objectivement, dans le fond de sa conférence, arrange bien le génie français.

12 En somme, d’accord, évidemment, avec une contextualisation de Bazin et avec tout mouvement énonciatif qui fera sortir son nom propre de son carcan de « grand homme » (Bazin ne demandait que ça, je ne demande que ça). Je souhaite ardemment que le plus de travaux contextuels possibles concernant les écrits suscités par, notamment, le cinéma puissent exister, afin que Bazin, un jour, ne soit plus que l’une des multiples subjectivités s’étant exprimé sur les films de son temps. Je crois simplement que cela ne se proclame pas, ni ne se réalise seul, et vite. Pour cela, cher Le Forestier, cher Albera, nous sommes condamnés à travailler en équipe.

13 J’ai été frustré par le manque d’énoncés offerts dans l’article, ceux, annoncés, dont Bazin serait redevable et qui l’attacheraient à son temps. Je ne vois pas très bien non plus pourquoi la question « Qu’est-ce que le cinéma ? », voire la seule tournure « Qu’est-ce que ? »9, accèderait au rang d’unité de « discours » au sens de Foucault, ni en quoi elle s’attacherait spécifiquement à Bazin (en tous cas avant que le titre de son premier ouvrage posthume ne fasse fortune associé à son nom et à son mythe). En revanche, la tournure « Ça c’est du cinéma ! » a effectivement une généalogie, qui croise Bazin, comme l’a montré un article de Marc Cerisuelo dans Trafic10 et encore plus souvent qu’il ne le dit. Pourquoi, même, ne pas faire l’hypothèse que le fameux titre des quatre volumes du Cerf marque le bout de la chaîne énonciative collective de ce

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récurrent énoncé performatif, tantôt affirmé et tantôt dénoncé ? En revanche, Jean- François Chevrier et moi (j’associe ce chercheur non spécialisé dans le cinéma – mais l’un des rares à avoir lu Bazin pour lui-même, ce pourquoi je l’avais invité au colloque « d’ouverture » – car nous avons plusieurs fois reparlé de cela depuis 2008), pouvons citer, par exemple, des énoncés qui préludent historiquement au grand essai de jeunesse de 1944 « Ontologie de l’image photographique » : Malraux explicitement et, par lui, la trace invisible de Walter Benjamin se trouvent cités – certes nous étions quelques-uns à avoir vu, avant la note de Barnard, n’en déplaise à Le Forestier, que la citation de Malraux est apocryphe lorsqu’elle est entre guillemets, j’ajouterai qu’elle est précise lorsqu’elle résume sans guillemets une page de l’Esquisse d’une psychologie du cinéma et que les articles précédents publiés dans Verve par Malraux compliquent un peu la question – mais par ailleurs, l’« hallucination vraie » vient d’André Breton (cela est étudié en détail, et archéologiquement, par Chevrier dans Opening Bazin), les considérations d’Alain sur « l’art de l’écran » (texte daté du 3 juin 1923)11 expliquent la formule pourtant si « bazinienne » de « l’absence de l’homme », idée pareillement présente par ailleurs, avec les mêmes mots du jeune Bazin, chez Henri Focillon dans son « Éloge de la main » (1934)12, Louis Lavelle et sa « momification » transfiguratrice du souvenir (1945)13 permet l’invention de la fameuse « momie du changement », les idées de ces trois derniers auteurs faisant, chez Bazin, l’objet d’un complet retournement. Chaque retrouvaille de Bazin avec son époque est un étonnement et un grand plaisir : j’aurais aimé que l’article de Le Forestier en offre d’autres, je serai heureux de lire bientôt ses propres découvertes.

Pourquoi y a-t-il « transformation Bazin » ?

14 Allons plus loin, puisque la polémique a été ouverte, et allons précisément là où elle peut servir la réflexion. Prenons comme objet expérimental d’analyse historiographique la proposition contenue dans le titre de l’article de Le Forestier. Pourquoi y a-t-il « transformation » Bazin pour Le Forestier ?14

15 Nous savons que Foucault emploie le terme pour Ricardo dans la citation en exergue (et pour Cuvier dans la conférence qui précède le long débat cité, au titre d’un exemple de ce que Foucault appelle une « transformation épistémologique »), et que Le Forestier le reprend pour titrer son article et son futur livre sur Bazin. Le terme revient à nouveau, cité depuis l’Archéologie du savoir, en tant que l’une des régularités des « formations discursives » (art. cit., p. 21), après que Le Forestier a expliqué que « la plupart des exégètes baziniens ont, jusqu’ici, sacrifié plutôt à l’histoire des idées, mais en la dissimulant sous des oripeaux foucaldiens » (Ibid, p. 19).

16 En ce qui me concerne, ma « référence à Foucault souffre d’une certaine bévue » (Ibid, p. 18 : on n’utilise pas pareille tournure tous les jours, faut-il comprendre que je suis affecté, littéralement, d’une maladie de « double vision » ?), car mon travail « philologique », en cela « foucaldien », oublierait l’unité et la taille de l’objet à étudier, à savoir « justement le discours » (Ibid, p. 19), et se transformerait en une vision arbitraire, linéaire, évolutive, fondée sur l’idéologie du génie, de l’évidence ou de l’influence. Il s’agit d’un procès d’intention, puisque je n’ai fondé aucune de mes études sur Bazin sur les principes méthodologiques de Foucault : si je le faisais, je crois que je serais plus prudent que Le Forestier. Sur le fond, je ne comprends pas pourquoi une analyse minutieuse d’un texte renverrait obligatoirement à un enfermement et à une

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conception linéaire de l’histoire. Ou plutôt je pense le savoir un peu, et c’est ici que nous quittons les noms propres. Je pense que Le Forestier parle comme un « historien du cinéma » au moment où il se saisit d’une « critique de cinéma », dont il ne sait pas trop quoi faire en tant que telle. Prenant de la hauteur et de la distance pour écrire l’histoire, il lui faut voir disparaître l’auteur comme le texte.

17 Il existe, paraît-il, une « objection bien connue à toute tentative d’histoire de la critique » (art. cit., p. 27). Bazin lui-même serait d’accord avec cette assertion. C’est même la conclusion de l’article qui cite l’Avant-Propos de Qu’est-ce que le cinéma ? : « [...] si l’histoire de la critique est déjà une bien petite chose, celle d’un critique particulier n’intéresse personne [...] ». Pourtant, l’objection selon Le Forestier n’a aucun rapport avec la prudence et la formule de modestie de Bazin car, quoique condamnant la « politique des auteurs » si elle veut dire que l’auteur a toujours raison, Bazin n’aurait jamais cherché à séparer un énoncé de celui qui l’énonce. Objection il y a, mais elle est classique dans tous les domaines sous-investis par l’écriture historique : elle va à l’histoire événementielle bio-chronologique de la critique dont, effectivement, l’historien sérieux n’a que faire. Pourquoi, en revanche, devrait-elle aller à l’histoire « du critique » en général ? Ce serait jeter le bébé avec l’eau du bain.

18 Ainsi, au moment où Le Forestier s’empare pour la première fois en son nom du mot « transformation », en conclusion de son article, dans son désir de voir « derrière l’auteur les transformations qui s’opèrent dans les discours » (art. cit., p. 27), on entend beaucoup plus : « sans l’auteur ». Ici, « transformation » devient un mot mana qui désigne une sorte de machinerie historique non-humaine. Dans son avant-propos, Bazin écrit quant à lui une phrase sans ambiguïté, qui prouve que, malgré sa modestie réelle, il n’a pas peur de la subjectivité : Dans la mesure, si modeste soit-elle, où un article critique procède d’un certain mouvement de la pensée, ayant son élan, sa dimension et son rythme, il s’apparente aussi à la création littéraire et l’on ne saurait, sans briser le contenu avec la forme, le faire passer par un autre moule15.

19 Si, comme le disent Deleuze et Guattari dans leurs « Postulats de la linguistique »16, il y a toujours beaucoup de voix dans une seule voix, encore faut-il, pour s’en rendre compte, saisir cette voix dans un corps, une langue et une subjectivité. Autre occurrence finale et conclusive du mot « transformation » dans l’usage personnel de Le Forestier : de point de convergence elle [la pensée de Bazin] se mue aussi en lieu d’une transformation, qui reste à approfondir : conciliant une visée plutôt sociale et une approche résolument formaliste, Bazin redonne à cette dernière une visibilité et une légitimité presque inédites en France depuis les années 192017.

20 Ici, l’inconscient, non de Le Forestier mais de son texte, dit clairement que des actualisations historiquement dépassées de la querelle Bazin informent une posture involontairement « anti-Bazin ». À l’époque où Bazin écrit – dit en substance la conclusion de l’article –, la critique est en train de passer d’une visée sociale de gauche à une visée formaliste de droite. Et en toutes lettres, après une comparaison entre deux textes sur Wyler, dont le deuxième n’est pas cité, et pour cause, nous pouvons lire : « En passant en quelques mois de l’hebdomadaire engagé à gauche à la revue plutôt formaliste, Bazin inverse en quelque sorte son propos, sans qu’il faille y voir de l’opportunisme » (Ibid.). Le second texte, non cité, est bien connu car il s’agit du très long essai sur William Wyler qui clôt le premier tome de Qu’est-ce que le cinéma ?, publié en deux parties dans la Revue du cinéma (février et mars 1948), dans lequel Bazin évoque

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la profondeur de champ et le plan-séquence d’une manière bien plus subtile qu’on ne le retient en en lisant des résumés express depuis cinquante ans, et dont la première livraison se termine par un nouvel exemple de l’ironie bazinienne : « La profondeur de champ de William Wyler se veut libérale et démocratique comme la conscience du spectateur américain et les héros du film ! »18. Ce texte n’est pas cité, semble-t-il faute de place, par Le Forestier. C’est dommage, car on voudrait bien savoir en quoi les deux textes seraient « très dissemblables » et témoigneraient de « retournements brutaux dans [les] propos [de Bazin] ». J’y lis, pour ma part, strictement les mêmes idées sur The Best Years of Our Lives (les Plus Belles Années de notre vie), données avec la même pondération. Même les mots cités par Le Forestier, tirés du premier texte d’octobre 1947, censés témoigner de l’hebdomadaire « de gauche », se retrouvent dans l’article de février 1948 dans la revue « formaliste » : « prédilection évidente pour les scénarios psychologiques sur fond social », « pour l’analyse psychologique et le réalisme social » (p. 38 en revue, pp. 149-150 en volume) ; « un scrupule méticuleux d’exactitude quasi- documentaire » (p. 42 en revue, p. 154 en volume) ; « Faire vrai […] honorable intention […] ne dépasse pas le plan de la morale » (p. 45 en revue, p. 157 en volume). Le tout étant sans doute plus clairement compris par les lecteurs de 1947-1948 que par les lecteurs d’aujourd’hui puisque Bazin avait publié dans les Lettres françaises l’été d’avant (n° 166 du 25 juillet 1947) un texte assez général sur la question, intitulé sans équivoque : « Tout film est un documentaire social ».

21 Ici, c’est donc Bazin lui-même qui se trouve en fin de compte « transformé ». J’en tire deux conclusions, je garde la seconde pour la fin et pour conclure en généralisant mon propos.

22 Vraie ou fausse (juste ou approximative, belle ou banale), cette écriture de l’histoire est, dans tous les cas, elle-même informée involontairement par la querelle Bazin qui a eu lieu dans l’histoire de la critique de cinéma en France. Il semble encore difficile de décrire Bazin sans être pour ou contre. Voilà une disparition qui a du mal à disparaître. Seconde conclusion sur laquelle je vais revenir : c’est au prix d’une lecture de vérification sur les textes que je peux contester une affirmation d’historien, non pas fausse en soi, mais injustifiée précisément au point de son articulation, lorsqu’elle s’appuie sur un critique de cinéma.

Tous les textes

23 Qu’il soit clair que je ne conteste pas les présupposés de Le Forestier parce que je serais dans un autre camp et que je préfèrerais me situer dans les pro-Bazin. Je crois, au contraire, que, sans méconnaître l’importance et le plaisir des bagarres dans cette histoire, on peut en faire un objet d’histoire et passer à une autre étape. Plus précisément, nous devons vérifier nous-mêmes en permanence, dans nos travaux que nous sommes bien en train de passer, pour les études sur Bazin, à une autre époque et c’est paradoxalement en donnant à connaître le détail de l’héritage français sur un mode critique et historien que nous quitterons les rivages rances de la Franco-France, ce à quoi, je le crois, doivent travailler les intellectuels français, pas à pas sur leur sujet, le plus petit soit-il, afin de sortir de ces années saumâtres de la guerre de tous contre tous, notamment mémorielle, orchestrée de surcroît, depuis quelques années, par le régime sarkozyste, avatar français provisoire du plus large « capitalisme culturel ». Que l’on doit, par exemple, comme le propose Foucault dans la discussion après sa

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conférence sur Cuvier, distinguer soigneusement « l’erreur-Cuvier » (« l’erreur-Bazin ») de la « transformation-Cuvier » (de l’importance historique de Bazin). C’est ce que j’essaye souvent de faire en étudiant Bazin. C’est ce que j’ai voulu montrer à partir de l’« erreur » de visionnement de Crin blanc (Albert Lamorisse, France, 1953) au moment crucial que discute le fameux article « Montage interdit »19.

24 Ainsi (et ce sera ma dernière réponse à la polémique), je suis contraint de préciser que je ne me situe aucunement dans une posture arrogante, considérant que personne ne travaille sur Bazin dans l’université sauf moi, comme le prétend une note de Le Forestier qui me cite à mauvais escient (op. cit., p. 10, note 7) : « L’ampleur de cette exégèse bazinienne contredit l’affirmation de Joubert-Laurencin selon laquelle, pour Bazin, au sein de l’Université, “son compte avait été réglé” (le Pantalon dérobé ou l’objet du cinéma, op. cit., p. 133). » Le Forestier vient de citer des travaux parfaitement estimables et importants s’échelonnant de 2004 à 2009, et mentionne une partie de mon travail d’habilitation qui évoque les années, toutes différentes, de ma formation universitaire, soit 1978-1985 comme il est précisé dans mon texte, pendant lesquelles, oui, je persiste, le cas de Bazin avait majoritairement et sévèrement été réglé. Certes, le rapport à Bazin a bien changé, je ne saurais dire depuis quand exactement sans m’engager dans une étude plus longue, sans doute par étapes successives dans les années 1990 puis 2000 ; un étudiant de cinéma d’aujourd’hui n’est plus obligé de découvrir Bazin par hasard et comme par effraction, comme ce fut mon cas, j’en suis heureux ; j’accompagne cette transformation-là, j’en suis joyeux.

25 Je reviens au deuxième point de ma conclusion, afin de sortir de toute polémique et du seul Bazin. C’est au prix d’une lecture complète et détaillée de tous les textes mis en jeu, de comparaisons entre différents textes de la même époque ou sur le même sujet, de la prise en compte du degré polémique ou ironique de certaines phrases, et à l’aide d’une approche stylistique qui vise à faire entrer dans le sens du texte les images mises en jeu (images métaphoriques qui, souvent, recoupent de près ou de loin les images du film étudié) que peut être modifiée une affirmation d’historien du cinéma se justifiant du texte d’un critique de cinéma. C’est dire le risque d’une lecture rapide (et, en l’occurrence, Le Forestier, qui se trouve ici l’objet de la polémique en vertu de la circonstance, n’est vraiment pas l’historien le plus blâmable) de ces objets délicats que sont les écrits, plus ou moins littéraires, suscités par le cinéma. Ils ne peuvent être étudiés par les historiens du cinéma au même titre que les autres matériaux « non- film ». Cette évidence n’est pas une banalité dans les faits, voilà ce que le « non- historien » que je suis selon les normes académiques peut dire aux « historiens ». On laisse aux « esthéticiens », aux « théoriciens » le soin de comprendre les écrits visant, volontairement ou pas, à la théorie ; longtemps, ils ont pensé avoir dépassé, dans plusieurs sens du terme, Bazin, et ne l’ont plus lu. Les historiens, de leur côté, ne sauraient en rester, pour de bonnes raisons, aux « sources écrites » de la critique de cinéma, informatives certes, mais limitées en informations fiables et complètes ; longtemps, ils n’ont pas eu de raison de se « centrer » sur Bazin, donc de travailler sur ses textes. La disparition Bazin des études françaises s’explique peut-être parce qu’il est apparu, pendant au moins quarante ans, trop vieux aux esthéticiens, et pas assez vieux aux historiens. Mais alors, au-delà du cas Bazin (exemplaire, paradigmatique, mais seulement un cas parmi beaucoup), à qui revient institutionnellement le travail philologique, en France, dans les études cinématographiques ? À bien peu ! À un chercheur isolé comme moi, qui a appris à lire des textes de grande valeur littéraire, à

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les traduire et à les éditer parce que j’ai travaillé sur un écrivain (Pier Paolo Pasolini) qui fut aussi cinéaste. À quelques autres, j’en connais certains, j’en imagine d’autres, mais dispersés.

26 Je crois que, depuis que j’ai commencé à lire la littérature des études cinématographiques, j’y ai trouvé des protestations sur cet absurde clivage histoire- théorie (ou histoire-esthétique). Il s’agit, paradoxalement, d’un « lieu commun ». Cette protestation, ce regret est notre lieu commun : alors retournons-le en acte. Faisons travailler l’opposition, probablement nécessaire en termes de spécialisation et d’efficacité, et construisons délibérément des points de rencontre qui permettent d’additionner les efforts : lisons-nous, continuons à nous critiquer, cessons le système de la disparition, de l’autre cette fois-ci, par l’absence de citation des chercheurs du champ opposé. Les études cinématographiques ne sont pas un domaine assez immense pour cela20. Il me semble que le CHAC (Collège d’Histoire de l’Art Cinématographique) tel que l’avait conçu et dirigé Jacques Aumont à la Cinémathèque française, a donné un exemple de rassemblement des forces. Mais qu’est-ce qui le remplace aujourd’hui ? L’INHA (Institut National d’Histoire de l’Art), aurait pu être un lieu de croisement des méthodes pour étudier l’art, ou devrait l’être idéalement. Mais, le cinéma, déjà parent pauvre de cette institution depuis le début, a désormais tout à fait disparu de ses programmes transversaux propres ? Qu’a proposé, en vingt ans d’existence, la Bifi, bibliothèque du film aujourd’hui réintégrée à la Cinémathèque française pour réunir, autour des textes archivés, les spécialistes du sens et du déchiffrement et les spécialistes des traces et du contexte ? Pour ainsi dire : rien, en termes de dynamique de recherche, rien qui puisse égaler son travail d’archivage et de consultation. Certes, les rencontres se font dans les centres et les programmes de recherche, mais la concertation et l’élan collectif font largement défaut. Il faudrait songer à y remédier, par une action sur les institutions, mais aussi par les choix des travaux.

27 La possibilité d’une histoire des énoncés, à laquelle se réfère Le Forestier, est ouverte. C’est l’un des points de rencontre possibles que je peux imaginer.

28 Qu’est-ce que l’art abstrait ? demande Georges Roque, dans une étude exemplaire, qui ne préjuge jamais de la réponse, mais la déroule, notamment dans un tableau récapitulatif de 1860 à 1949 dans quatre langues européennes à partir des énoncés21. C’est de ce type d’étude que l’on pourrait s’inspirer pour le cinéma.

29 Nous n’avons, par exemple, jamais réglé la question des mots : « néo-réalisme » (avec ou sans tirets, en français ou en italien), « expressionisme », « documentaire », « cinéma d’animation » (j’ai tenté de décrire autrefois le problème historique de cette expression dans ma thèse de doctorat, et repris le travail récemment sur un mode plus historien, notamment dans 1895 à propos d’Émile Cohl). Or, lorsque l’on fait vraiment la théorie de ces énoncés problématiques, on fait de l’histoire, et si l’on en fait vraiment l’histoire, on théorise.

30 La première thèse qui fait usage – et bon usage – de mon moteur de recherche « Baz- in » et des idées de travail qu’il implique, et qui pourrait entrer, avec certains de mes travaux sur Bazin, que je souhaite publier prochainement en un ouvrage « centré » sur Bazin et le décentrant de l’intérieur, dans une histoire des énoncés, est italienne. Son auteur, Marco Grosoli, définit mon approche de Bazin et situe la sienne de la manière suivante : La stratégie que l’on adoptera dans le présent travail diverge en partie de celle d’Hervé Joubert- Laurencin, dont le rapport de récupération de Bazin […] consiste

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plutôt à valoriser le développement autonome de l’écriture comme antidote immédiat aux cristallisations dogmatiques de la pensée bazinienne, celles qui en ont limité la portée au cours des dernières décennies. Dans notre cas, au contraire, on tentera d’embrasser précisément l’idéalisme apparemment le plus négatif pour mieux recueillir la déflagration de ses contradictions22.

31 L’apport nouveau des systèmes automatisés de recherche des textes, et à l’intérieur des textes, modifiera inéluctablement, dans les années à venir, nos approches, et on aura tout intérêt à savoir lire, à savoir repérer ce que dit vraiment, et le plus souvent sous- entend un texte, comment se répondent les mots, les idées et les images formées à l’intérieur de celui-ci, et à l’extérieur dans sa relation avec des ensembles logiques de textes.

32 Le programme du groupe de recherches que j’ai contribué à créer (Declic : acronyme pour « Discours et écrits de cinéma : littérature, interprétation, critique », amorcé à Paris Diderot et à l’INHA, aujourd’hui actif à l’université de Picardie) se donne pour programme l’observation, l’étude et la valorisation des discours et écrits, non pas « sur le cinéma », mais suscités par le cinéma. Par un renversement non des objets d’études mais du point de vue porté sur ces objets, la critique de cinéma, la théorie du cinéma, les livres de cinéma et toute production discursive concernant cet art sont considérés non comme des discours sur le cinéma, dont le caractère serait d’emblée fixé et connu, mais comme des créations et des formes de pensée spécifiques suscitées par le cinéma, et le faisant exister réellement en retour. Ce changement de perspective ne cherche ni à anoblir des objets dénigrés ou secondaires, à donner par exemple un statut plus glorieux à la critique de cinéma, ni à minimiser l’importance de l’étude des films eux- mêmes, des cinéastes ou des conditions historiques et économiques de production. Il tend au contraire à objectiver la démarche de création dans ce domaine singulièrement collectif que constitue le cinéma et à rendre au film sa qualité de sujet actif : social, voire anthropologique. Le postulat initial du programme de recherche consiste en effet à affirmer que le cinéma produit des objets de pensée et des formes de vie qui n’existaient pas avant lui. Sans doute ce programme de travail tend-il à rendre à la définition de l’œuvre cinématographique sa dimension spectatorielle (le spectateur comme « producteur », « réalisateur » et « acteur »), mais alors en dehors du champ classique des études de réception, à quoi il s’oppose délibérément, du moins de toutes celles qui supposent le film comme un « objet naturel » leur préexistant. Si des relevés documentaires classificateurs concernant les écrits suscités par le cinéma se systématisent, autrement dit si les études cinématographiques se réapproprient la somme des écrits déjà existant, l’histoire ne s’écrira plus exactement avec les mêmes mots, et l’esthétique pourra difficilement se passer de son histoire.

NOTES

1. Giorgio Agamben, « Le cinéma de Guy Debord », conférence à Saint-Gervais, Genève, en novembre 1995, publiée en revue dans Trafic, n° 22, été 1997, p. 58, et en volume dans Giorgio Agamben, Image et mémoire, Paris, Desclée de Brouwer, 2004, p. 91 [Paris, Hoëbeke, 1998, p. 91].

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2. L’archive confirme que Bazin était bien, comme on le nomme parfois par dérision et comme le révèle souvent son style, en bien et en mal, un « premier de la classe » : j’ai pu consulter le registre des notes de l’École normale d’instituteurs de La Rochelle dans laquelle il a été formé (un seul grand livre contient toutes les notes de toutes les promotions depuis le 1er octobre 1917 jusqu’à la page « 1968-1969 » sur laquelle est notée : « à partir de cette année scolaire, suite aux événements de mai 1968, il n’y a plus de moyennes trimestrielles, ni de classement »). Bazin n’est dépassé par messieurs Machefert et Lescommières que trois semestres sur six, entre octobre 1934 et juillet 1937, il n’est alors que deuxième, le reste du temps il est premier et sort premier de sa promotion en juillet 1937. (Voir aussi, dans D. Andrew, H. Joubert-Laurencin (dir.), Opening Bazin. Postwar Film Theory and Its Afterlife (New York, Oxford University Press, 2011, p. 14), la reproduction de son Brevet supérieur acquis en première session durant l’été 1937 avec « enseignement nautique » comme matière à option… Ce qui justifie qu’on le choisit, selon un principe d’ascenseur social lié au système du « primaire supérieur », pour intégrer une nouvelle École normale, à Versailles, afin de préparer, lors d’une « quatrième année », l’entrée à l’École normale Supérieure de Saint-Cloud, où il continuera sa scolarité jusqu’à la mobilisation. Je remercie de m’avoir fait consulter ce registre, à La Rochelle, Monsieur Patrick Motillon, le dernier directeur de l’École normale déjà devenue un « IUFM » (Institut universitaire de formation des maîtres) formant des « professeurs d’école », que nous avons rencontré, Angela Dalle Vacche et moi lors d’un voyage de recherches sur les lieux baziniens en juin 2011, dans son immense bureau de l’ancienne École normale de filles, peu de jours avant son déménagement, avant que l’État français ne vende les bâtiments à l’encan (l’École normale d’instituteurs qu’a fréquentée Bazin avait déjà été offerte aux associations de la ville), et que l’IUFM ne soit dissous par le processus dit de « mastérisation » (toute l’institution englobée par l’université la plus proche devient un master parmi d’autres). Dans ces cathédrales laïques que sont les deux bâtiments des écoles normales d’institutrices et d’instituteurs de La Rochelle, cernés autrefois par une ferme d’application et par des jardins, dans lesquels les élèves instituteurs apprenaient à jardiner afin, au début du XXe siècle, de vivre en autonomie dans les villages les plus reculés avec un très bas salaire (le premier texte connu de Bazin est un éloge de l’instituteur et une défense du système d’ascenseur social du « primaire supérieur », dont il a lui-même bénéficié, tout juste abrogé par le gouvernement de Vichy : Rencontres, n° 3, 20 juillet 1941, « L’enseignement primaire supérieur » suivi de « Péguy et les instituteurs », article signé André Basselin ; voir aussi, pour des informations sur la suite de la formation de Bazin, Ludovic Cortade, « Cinema Across Fault Lines : Bazin and the French School of Geography », dans Opening Bazin, op. cit., pp. 13-31), devant ce registre unique et ininterrompu, le sentiment qu’un pan d’histoire du système éducatif français s’effondrait sous le dernier coup de pioche du gouvernement Sarkozy (la transition vers la « mastérisation » a été particulièrement bâclée institutionnellement en 2010-2011) fut très fort pour moi qui venait de lutter, sans résultats, contre la mastérisation dans ma propre université. 3. Il a fallu attendre Timothy Barnard, c’est-à-dire la fin des droits patrimoniaux au Canada (50 ans après la mort de l’auteur, contre 70 ans en France et aux États-Unis) pour que « Montage interdit » retrouve, traduit en anglais, sa force de provocation : « Editing prohibited » (What is Cinema ?, Montréal, Caboose, 2009, édition, traduction et notes critiques par T. Barnard), après la traduction explicative et généralisante de Hugh Gray : « The Virtues and Limitations of Montage » (What is Cinema ?, Berkeley, University of California Press, trad. Hugh Gray, 1967, et constantes rééditions jusqu’en 2012). Combien de temps faudra-t-il aux Français pour comprendre à leur tour que ce titre magnifique d’ironie était une hyperbole (Barnard) et non une prescription (Gray) ? 4. Ouvrir Bazin / Opening Bazin, est le titre d’un colloque international qui se tint en continuité à Paris Diderot et à Yale University du 25 novembre au 7 décembre 2008 ; Le regard de Bazin est le titre donné à la rétrospective de 160 films critiqués par Bazin, que j’ai programmée en parallèle à la Cinémathèque française avec Jean-François Rauger et Olivier Père entre septembre et

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novembre 2008 ; Une année Bazin celui d’un cycle de cours et de conférences qui se sont tenus dans divers lieux à Paris entre novembre 2008 et mars 2009 ; l’ouvrage en anglais issu de ce travail, D. Andrew, H. Joubert-Laurencin (dir.), Opening Bazin, op. cit., a reçu le prix du meilleur livre collectif d’études cinématographiques en anglais pour l’année 2011, remis par la Society for Cinema and Media Studies. Je prépare une édition française pour 2013 aux Éditions de l’Œil. 5. Malheureusement, le très long article donné en deux livraisons dans Positif n° 46 et 47 de juin et juillet 1962, « Les délices de l’ambiguïté. Éloge d’André Bazin », de Gérard Gozlan, traditionnellement cité en France par les anti-Bazin tendance Positif comme un remarquable essai, n’est lui-même jamais lu. Il m’apparaît plutôt comme un long pensum de bagarre cinéphile sur le dos de Bazin à partir de quelques citations que comme une étude articulée. (Je ne sais pas si Gérard Guégan a écrit sur Bazin.) 6. À l’exclusion du livre de Jean Ungaro (André Bazin. Généalogies d’une théorie, Paris, L’Harmattan, 2000), qui va lire les textes dont il a besoin largement au-delà des trois ou quatre textes et des quelques phrases habituellement prélevés (6 articles non publiés en ouvrage sont cités, et 35 au total dans la bibliographie pp. 228-231). Malheureusement, le livre n’est pas à la hauteur de son ambition, très grande (et peut-être vaine), de vouloir définir « la théorie » de Bazin « comme un ensemble cohérent » (4e de couverture), et Bazin comme celui qui « édifie une pensée » (p. 22), et « donne une cohérence [aux idées « géniales » de son époque] de manière à former le fondement théorique dont le cinéma avait besoin » (p. 10). 7. Les chiffres actuels provisoires que je donne ici, issus d’une recension personnelle datant de 2003 et de mon moteur de recherche in progress, dans son état actuel, intitulé « Baz-in », qui permet de retrouver toutes les citations de films et de cinéastes dans l’intégrale des articles de Bazin, sont : 194 pour les articles publiés dans des ouvrages français, dont 134 disponibles en 2003 – chiffre qui a vraisemblablement peu évolué en 2012 –, et 2 593 pour le nombre d’articles actuellement reconnus, en mars 2012, par « Baz-in », disponible pour les chercheurs depuis 2008 en ligne sur une page de Yale University (et depuis 2012 sur une page du Centre de Recherches en Arts de l’Université de Picardie Jules Verne). En conclusion, de prétendus lecteurs de Bazin le citent généralement en disposant de 5,27 % de son œuvre écrite. 8. Et par ailleurs son ironie, puisque sa conférence décrit précisément une avancée dans le discours de la biologie, et de Cuvier, effectuée « de telle manière que l’individu puisse vivre » (Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994, p. 33). Ce double jeu est ensuite retourné par le rusé Canguilhem en fin de partie, lorsqu’il cite, par deux fois, les noms des participants du débat et rend à Cuvier, après cette longue discussion sur l’évolution « le nom de son père » (Ibid, p. 66). Comme Miyazaki, il dit ainsi : « Tu ne dois jamais oublier ton nom ». 9. Le Forestier cite Jean Paulhan (la question : « Qu’est-ce que la littérature ? » figure au début des Fleurs de Tarbes dès l’édition de 1938 : certes !), Alberto Consiglio et Philippe Algoud et considère polémiquement que le fait de ne pas avoir noté que Bazin aurait pu lire ces usagers de la tournure interrogative « Qu’est-ce que ? » dans le domaine culturel constitue autant d’« étonnantes omissions des exégètes baziniens » (op. cit., p. 16)… Je ne trouve pas cette remarque très sérieuse. 10. M. Cerisuelo, « “Ça, c’est du cinéma !” », Trafic, n° 50, été 2004 (repris dans Fondus enchaînés. Essais de poétique du cinéma, Paris, Seuil, « Poétique », 2012, pp. 167-180). 11. Alain, Préliminaires à l’esthétique, Paris, Gallimard, 1939. 12. H. Focillon, la Vie des formes, suivi d’éloge de la main, Paris, PUF, 1943 (7e édition, 1981). 13. L. Lavelle, la Dialectique de l’éternel présent : du temps et de l’éternité. Philosophie de l’esprit, Paris, Aubier Montaigne, 1945. 14. Un livre qui portera ce titre est annoncé, le mot est donc important ; bien entendu, sans rien en préjuger, je ne réponds ici qu’aux affirmations et usages du mot dans l’article de 1895. 15. A. Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Cerf, 1975, p. 8 (édition dite définitive). Par ailleurs, l’Avant-propos a été assez désastreusement modifié en 1975 au moment du passage au volume

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unique, et l’allusion aux quatre tomes contenait des phrases beaucoup plus affirmatives théoriquement. 16. Capitalisme et schizophrénie 2. Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980. 17. Art. cit., p. 27. C’est moi qui souligne. 18. La Revue du cinéma, op. cit., p. 47 (et en volume dans André Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ?, tome 1 « Ontologie et langage », Paris, Cerf, 1958, p. 160). 19. Pour situer l’ensemble « Montage interdit » (quatre textes et non un seul), voir H. Joubert- Laurencin, la Lettre volante. Quatre essais sur le cinéma d’animation, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1997, pp. 15-34. Pour l’« erreur » dans Crin blanc, H. Joubert-Laurencin, « Re-Writing the Image : Two effects of the Future-Perfect in André Bazin », [« La réécriture sur image. Deux effets de futur antérieur dans l’écriture d’André Bazin »], dans D. Andrew, H. Joubert-Laurencin (dir.), Opening Bazin, op. cit., pp. 200-212. 20. Et n’attendons de tomber dans l’excès inverse en vertu des injonctions d’une absurde évaluation chiffrée des citations des uns par les autres, le « facteur Q », qui ne manquera pas d’arriver au train où vont les choses dans l’université française. 21. Georges Roque, Qu’est-ce que l’art abstrait ?, « Folio essais », Paris, Gallimard, 2003, pp. 280-285 pour le tableau. 22. Marco Grosoli, « La tela del tomiside. André Bazin riletto attraverso l’integralità del corpus », [« La toile de la thomise. André Bazin relu à travers l’intégralité du corpus »], Dottorato di ricerca in Studi teatrali e cinematografici, Alma Matter Studiorum-Università di Bologna, sous la direction de Monica Dall’Asta, 2010, p. 16. Bibliographie complète des articles tirée de « Baz-in » pp. 476-570.

RÉSUMÉS

André Bazin, devenu, dans son propre pays, incompréhensible, aurait-il disparu ? Si les étudiants ne parviennent plus à le lire, les critiques, les théoriciens, les enseignants l’enferment de leur côté dans un discours d’autorité, des formules et des idées usées, les mêmes depuis une cinquantaine d’années. Bazin serait un théoricien du « non-montage », un penseur chrétien, un spiritualiste essentialiste, ou bien au contraire existentialiste, le père de la Nouvelle Vague, née après sa mort, le défenseur malgré lui de la Politique des Auteurs, qu’il a pourtant clairement contestée, le représentant de la ligne des Cahiers du cinéma qui l’ont pourtant très majoritairement enterré, tantôt en parfait accord, tantôt en pleine opposition avec ses idées, un réaliste naïf, un adversaire de la manipulation et du trucage, un obsédé de la ressemblance photographique dont la théorie est censée exclure du vrai cinéma le dessin animé et tout le cinéma d’animation, qu’il connaissait pourtant bien mieux qu’un critique de cinéma moyen d’aujourd’hui, etc. Où est donc passé Bazin dans l’intervalle 1958-2008 ? Voilà la question. Au-delà de Bazin, à quoi mène cette question ? Elle mène à la place faite à la critique dans les études de cinéma, plus largement la place faite aux écrits suscités par le cinéma, aux énoncés cinématographiques complexes, eux-mêmes relevant de l’art.

Today incomprehensible in his own country, has André Bazin disappeared ? While students are no longer able to read him, critics, theoreticians and teachers have enclosed him in a discourse of authority, in formulas and worn-out ideas, the same for the last fifty years. Thus Bazin is the theoretician of “no montage” ; a Christian thinker, an essentialist – or indeed existentialist –

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spiritualist ; the father of the New Wave (born after this death), the defender of the “auteur theory” (which he clearly disagreed with) ; the representative of the Cahiers du cinéma tradition, although the journal later contributed to his embalming either by being in total agreement with his ideas or by rejecting them entirely ; a naïve realist, an enemy of manipulation and effects, a fetishist of photographic likeness whose theory supposedly excluded animation from true cinema, even though he knew far more about it then the average film critic does today, etc. So what happened to Bazin between 1958 and 2008 ? And beyond Bazin himself, where does this question lead us ? It leads us to the status given to criticism within the study of film, more broadly to the status of writing inspired by cinema, of complex filmic utterances, themselves a question of art.

AUTEUR

HERVÉ JOUBERT-LAURENCIN Hervé Joubert-Laurencin, professeur d’études cinématographiques à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense, mène de front des recherches et des publications liées à Pier Paolo Pasolini, André Bazin et au cinéma d’animation. Dernier ouvrage paru : Salò ou les 120 journées de Sodome. Hervé Joubert-Laurencin, professor of film studies, Université Paris Ouest Nanterre La Défense. His research and publications are devoted to Pier Paolo Pasolini, André Bazin and animation. Latest publication : Salò ou les 120 journées de Sodome.

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« Bazin, ouvre-toi ! »

Laurent Le Forestier

Dudley Andrew et Hervé Joubert-Laurencin (dir.), Opening Bazin. Postwar Film Theory and Its Afterlife, Oxford University Press, 2011, 351 p. André Bazin (traduction, édition et notes de Timothy Barnard), What is Cinema ?, Montréal, Caboose, 2009, 338 p.

1 Exercice périlleux que ce compte rendu puisqu’il prend place dans notre « Dossier Bazin » au côté d’un texte rédigé par l’un des deux co-directeurs du premier volume cité. Dans d’autres cas, ce voisinage ne manquerait pas d’éveiller l’ombre d’un doute, celui du copinage, mais chacun comprendra, après avoir lu le texte d’Hervé Joubert- Laurencin, que ce compte rendu s’expose au soupçon exactement contraire. Disons même que tout point de discussion soulevé par la présente recension sera sans doute lu comme une forme de réponse à ce texte, qui devait être une réflexion sur l’entreprise éditoriale en cours autour de Bazin, et qui se révèle être un violent réquisitoire contre la conception, développée chacun à sa manière par François Albera et moi-même, de ce que Joubert-Laurencin appelle les « études baziniennes » et de ce que je nommerai plutôt « l’histoire des discours sur le cinéma en France au sortir de la Seconde Guerre mondiale ».

2 Précisons donc en préambule, et de manière un peu inhabituelle dans cette rubrique, que l’écriture de ce compte rendu a débuté avant la réception du texte de Joubert- Laurencin, mais qu’elle s’est largement poursuivie après. Cependant, il ne saurait être question d’adopter ici une position comparable à celle de Joubert-Laurencin, c’est-à- dire de décider ce qui, dans ce champ de recherche, est « blâmable » ou non, de prétendre analyser « l’inconscient des textes » de ce volume, voire de faire dire aux auteurs de ce livre le contraire de ce qu’ils affirment (je me permets de préciser que je n’ai jamais émis le souhait de « faire disparaître Bazin » mais juste de le « désingulariser » ; je pensais que la nuance serait comprise). Malgré ce que peut laisser croire ce dernier exemple, cette recension ne sera pas non plus une réponse au texte de notre invité (même s’il serait aisé de s’y opposer point par point ; laissons cela pour le débat privé, entre chercheurs), mais plutôt une interrogation sur l’adéquation entre les intentions annoncées par l’ouvrage, la méthode utilisée pour y parvenir et les résultats proposés. Bref, si polémique il y a, ce ne sera que dans quelques échos estompés au

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réquisitoire de Joubert-Laurencin, d’autant que l’ambition de « La “transformation Bazin” » n’était aucunement de polémiquer, mais juste, comme en introduction à toute recherche, de faire un état des lieux, certes rapide et partiel, et d’essayer de définir un territoire à explorer (et cela n’aurait donc aucun sens que de reprocher aux autres chercheurs de ne pas l’avoir fait).

3 Les intentions de l’ouvrage paraissent assez transparentes, dès lors qu’on s’arrête aux titre et sous-titre de l’ouvrage, à la préface « binoculaire » (plutôt qu’à quatre mains) et à la structure du livre. Le choix du titre s’avère très judicieux : Opening Bazin c’est tout à la fois « en ouvrant Bazin » (donc en le feuilletant) et « ouvrir Bazin », c’est-à-dire plus qu’autopsier sa momie (sans complexe), envisager l’œuvre du critique dans une durée et dans un espace qui excèdent son existence. Ajoutons que Opening Bazin ce n’est pas « Reading again Bazin » et qu’un tel titre suscite donc une attente qui va au-delà de nouvelles relectures du critique, même si un certain nombre de textes s’en tient à cette forme de service minimum (finalement, s’il ne s’agit que de relire, chacun peut le faire par soi-même). Attente d’autant plus forte que l’intrigant sous-titre proposé suggère quelques pistes quant à la nature de cette « ouverture » : il paraît s’agir d’ouvrir Bazin à la théorie cinématographique d’après-guerre, c’est-à-dire le confronter à d’autres discours (Epstein, filmologie, que sais-je ?), tout en se demandant comment, par le miracle de la postérité, on passe des théories (Elsaesser parle d’ailleurs, dans son texte, de la « première génération des théoriciens d’après-guerre », p. 8) à une théorie (celle de Bazin, évidemment), comment se produit, dans le temps, une sorte de processus de sélection qui confère à la pensée bazinienne une forme de suprématie sur d’autres (celle de la filmologie, par exemple). Dudley Andrew le dit d’ailleurs à sa manière dans son introduction (p. XI) : « Tandis qu’une certaine idée du cinéma propre à l’après- guerre a certainement émergé en Europe sans lui, Bazin exprime cette idée avec tant de subtilité et de solidité qu’on peut dire qu’une école de pensée s’est développée autour de lui ». L’enjeu est donc bien de comprendre comment, au sein du multiple (une nouvelle pensée sur le cinéma, que j’ai appelée ailleurs la « scientifisation » du cinéma) se distingue du singulier (Bazin), au point que le singulier puisse finir par éclipser le multiple. Et la question se pose avec d’autant plus d’importance que certains auteurs, lorsqu’ils tentent de définir l’importance de Bazin, utilisent des termes qui pourraient s’appliquer à d’autres théoriciens : il en est ainsi de Thomas Elsaesser, qui affirme que Bazin sent que le cinéma change « définitivement notre conception du temps, de la linéarité et de la succession temporelle » (p. 5), ce qui décrit très bien (et peut-être mieux) une dimension essentielle de la théorie d’Epstein.

4 Cependant, dès son introduction, Dudley Andrew insiste beaucoup plus sur les « racines » de la pensée bazinienne, laissant entendre que l’ouverture se fera peut-être moins vers la postérité qu’en direction de l’antériorité, de ce qui a pu constituer Bazin et qui permet de le voir comme l’héritier d’une pensée française. La partie « Joubert- Laurencin » de l’introduction confirme qu’il sera finalement peu question non pas de cet « afterlife », mais de cette manière d’envisager l’« afterlife ». En effet, comme il a pu le faire en d’autres endroits (son habilitation à diriger des recherches, son entrée « Bazin » dans le Dictionnaire de la pensée du cinéma, et bien sûr dans le texte qu’il nous propose pour ce numéro), Joubert-Laurencin règle son compte de manière lapidaire à l’après-Bazin français : « En haut de la liste de ceux qui l’ont [Bazin] maltraité se trouvent les enseignants de cinéma avec leur parodie délibérée ou inconsciente des catégories baziniennes, de manière particulièrement emblématique durant la période de son rejet complet après 1968 » (p. XIV). Bref, après avoir été de son vivant et, grosso

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modo, pendant la décennie qui suit sa disparition une sorte de référence (« la critique de cinéma […] prend l’habitude de se situer, en bonne ou mauvaise part, par imitation ou opposition, ouvertement ou secrètement, en fonction de tel ou tel bon mot attribué au maître absenté » – Joubert-Laurencin dans le Dictionnaire de la pensée du cinéma), Bazin devient en France un « repoussoir » (id.).

5 Par conséquent, c’est en toute logique que dans la première partie du livre, intitulée « Lignage », la question des liens français entre Bazin et d’autres penseurs fait totalement l’impasse sur la période des débuts de l’enseignement du cinéma à l’université et n’est traitée qu’au travers de l’influence présumée de Bazin sur Deleuze et Derrida. Cette partie permet d’ailleurs de préciser la conception de l’ouverture proposée par l’ouvrage. Ici, ouvrir Bazin revient, semble-t-il, à ne plus l’envisager comme le point d’arrivée, voire d’accomplissement, d’une évolution intellectuelle (par exemple la critique à la Leenhardt), pas plus qu’à le concevoir comme le point de départ d’une autre et nouvelle pensée sur le cinéma : Bazin constitue une étape dans un lignage. Disons déjà que le seul texte à tenir pleinement cette promesse est celui d’Elsaesser, en ce qu’il articule l’avant et l’après-Bazin, là où la plupart des autres travaillent soit plutôt l’avant, soit plutôt l’après. En d’autres termes, ce lignage qui passe par Bazin (et non qui arrive ou part de lui) n’est construit pour l’essentiel que par l’assemblage des fragments de ce chapitre mais très peu à l’intérieur de chaque fragment. En un sens, le renouvellement visé achoppe ici sur les modalités d’existence propres à un ouvrage collectif.

6 La dimension d’ouverture apparaît de manière moins évidente dans l’intitulé de la deuxième partie (« Esthétiques »), qui semble plutôt dévolue à des exercices de relecture de Bazin. On remarquera d’ailleurs que le texte de Thomas Elsaesser, placé en ouverture de la première partie, c’est-à-dire à une place presque programmatique, appelle explicitement à « lire Bazin plus attentivement » et à « relire et réinterpréter » les classiques de la théorie du cinéma comme Bazin (p. 4). Pour autant, certains textes de cette partie dépassent très largement ce programme. La troisième partie ouvre Bazin en le replaçant dans toute la complexité de l’époque qui le voit œuvrer, et dans toutes les dimensions du cinéma de cette période : l’étude de l’« historical moment » de Bazin est aussi l’occasion, en fait, d’opérer un passage du filmique (la critique, la théorie) au cinématographique (la censure, les crises du cinéma français, etc.). On pourrait ajouter que les deux premières parties sont plutôt du côté de la théorie et de l’esthétique, ouvertes à la diachronie des pensées sur le cinéma (première partie) puis à la synchronie plurielle des principes baziniens (deuxième partie), tandis que la troisième et la quatrième sont un peu plus du côté de l’histoire, cette fois d’abord sur le plan synchronique (Bazin et – le cinéma de – son temps) puis diachronique (la dissémination des idées baziniennes dans le monde entier, essentiellement à partir des années 1960). Finalement, l’ambition du livre paraît être de vouloir singulariser Bazin en l’ouvrant et/ou par l’ouverture, c’est-à-dire d’étudier ce qui fait de lui plus que d’autres un penseur singulier parce qu’ouvert au passé (une certaine tradition de la pensée), au présent (la diversité du cinéma, de ses approches possibles) et donc, logiquement, au futur (potentiellement une référence pour continuer, plus tard, à penser le cinéma). C’est là une ambition méritoire mais qui demande, pour être menée à bien, c’est-à-dire pour pouvoir détacher Bazin du fond (et des fonds) où il s’inscrit, des connaissances très aiguës de ces fonds et, pour tout dire, un savoir historique.

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7 La structure du livre répond donc assez précisément aux intentions affichées dans le titre, le sous-titre et l’introduction, mais on a vu qu’elle peut poser problème dans sa dimension – inhérente à tout ouvrage collectif – d’assemblage de fragments, dès lors, par exemple, que ceux-ci reposent sur la segmentation de ce qui a été prévu pour être envisagé comme continu (le lignage passant par Bazin). Cependant, Opening Bazin est loin d’être dépourvu d’intérêt sur le plan méthodologique. Cela tient surtout à ce que son principe d’ouverture se trouve en quelque sorte redoublé (la dimension polysémique du titre l’annonce) par la méthode utilisée : l’ouverture, non des archives Bazin, mais de la masse impressionnante des textes écrits par Bazin (qui ne cesse de s’accroître encore, comme je le mentionnais dans « La “transformation Bazin” » – voir le cas du texte de la Documentation française –, et parfois grâce à ces historiens voués aux gémonies par Joubert-Laurencin). De plus, fait rare dans un ouvrage de ce type, presque tous les contributeurs semblent s’être plus ou moins pliés à ce principe méthodologique de mise en série des textes les plus célèbres avec des articles moins connus, ce qui permet au livre de renouveler grandement le corpus de citations de Bazin. Par conséquent, on ne s’étonnera pas que cette caractéristique soit naturellement mise en avant, quand il s’agit de défendre le livre (voir le texte, ci-avant, de Joubert-Laurencin) ou de le présenter, comme le fait Dudley Andrew dès le début de sa préface : « Que se passerait-il si l’on ouvrait le tout Bazin, dont 90 % est resté ; invisible et non lu après une brève diffusion dans un journal fragile ou une revue ? Ce défi a été relevé par les chercheurs de ce volume, qui ont entendu et répondu à l’invitation envoyée par moi et mon co-enthousiaste, Hervé Joubert-Laurencin, une invitation à “ouvrir Bazin” largement et en profondeur pour voir ce qu’il y avait aussi bien dans les essais que nous avons tous lus depuis des décennies et que nous avons par erreur cru comprendre, que dans les documents éphémères amassés dans nos bureaux, les “archives” Bazin » (p. X).

8 Cependant, si la plupart des contributeurs ont incontestablement fait l’effort de se référer à des textes de Bazin moins ou pas cités jusqu’ici, il convient de remarquer que toutes les études ne sont pas égales sur ce point : Dudley Andrew montre ainsi l’exemple en exhumant un nombre étonnant de textes inconnus de Bazin consacrés au film sur l’art, mais on ne peut en dire autant de Tom Gunning, qui s’appuie en tout et pour tout sur quatre textes de Bazin, tous édités dans Qu’est-ce que le cinéma ?. Surtout, en dépit de cet affichage alléchant, force est de constater que la majorité des contributions se base pour l’essentiel sur moins d’une dizaine de textes, tous déjà très connus (« Évolution du langage cinématographique », « Pour un cinéma impur », « Le mythe du cinéma total », etc.). La palme revient à « Ontologie de l’image photographique », cité dans pas moins d’une vingtaine de contributions (sur un total de trente-trois). On pourrait bien sûr tirer de cette constatation la conclusion que le renouvellement promis, l’ouverture de Bazin à son vaste ensemble d’écrits s’avère décevants, comme on pourrait retourner l’argument en disant que ce texte se trouve légitimement surreprésenté, compte tenu de son importance même dans le système de pensée bazinien. Néanmoins, on ne peut qu’être frappé par le fait que les textes les plus exploités sont systématiquement ceux qui ont la portée théorique la plus évidente et qu’ainsi c’est l’activité critique de Bazin, pourtant essentielle, qui souffre globalement d’un déficit de présence dans ce volume. Et nous voilà déjà face à l’un des résultats proposés par ce livre : ce qui singularise Bazin, de manière plus ou moins explicite pour presque chacun des contributeurs, c’est son statut de théoricien. Cela semble aller de soi, avoir déjà été dit (dans le livre d’Ungaro, notamment) et s’il n’est pas absolument nécessaire de le répéter, au moins peut-on en préciser la nature particulière, par

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exemple en remarquant que Bazin, en prétendant davantage à la critique qu’à la théorie, accède toutefois au statut de théoricien, là où la filmologie, qui se revendique comme entreprise théorique, peine à faire sortir de ses rangs un théoricien (si ce n’est plus tard et indirectement, Christian Metz).

9 Mais là où le livre va plus loin que cette affirmation un peu attendue et guère surprenante, c’est dans sa volonté de faire de Bazin un théoricien « visionnaire ». En effet, non seulement il est parfois explicitement désigné comme tel (par exemple dans le texte de Jeremi Szaniawski, p. 245), mais, dans d’autres cas, il n’est même pas utile d’user du qualificatif pour l’affirmer (ainsi Elsaesser envisageant Bazin « as Media- Achaeologist », p. 6). La récurrence de cette hypothèse au sein des diverses contributions lui donne le rôle de principe structurant. Au point qu’elle finit par donner l’impression de justifier à elle seule cette entreprise de recherche, au moins à deux titres :

10 D’abord dans une sorte de mouvement dialectique, le résultat devient le présupposé : il faut relire Bazin parce qu’il est visionnaire, alors que le volume feint de montrer que ce sont les (re)lectures qui prouvent son caractère visionnaire (celui-ci étant d’ailleurs annoncé clairement dans le texte d’Elsaesser basé, tout comme celui de Gunning, sur la simple lecture des textes reproduits dans Qu’est-ce que le cinéma ?). C’est là en quelque sorte un écho à la position introductive de Dudley Andrew.

11 Ensuite il faut revenir à Bazin contre ceux qui l’ont dénigré, justement parce qu’il est visionnaire et qu’il conserve donc, contre ce que l’on a pu lui reprocher, une pertinence, aujourd’hui encore. Cette position paraît ici répondre à ce que Hervé Joubert-Laurencin annonce dans sa partie intro- ductive.

12 On objectera peut-être que voir dans cette idée un principe structurant ne peut qu’être excessif dès lors que le livre ne se consacre pas seulement à la postérité bazinienne, à l’influence et à la pertinence de ces idées au-delà de son époque. Pourtant, il me semble que l’ouverture de Bazin au passé et au présent peut être perçue également comme reposant sur ce principe. Dans ce cas, Bazin serait un théoricien visionnaire par sa capacité à voir mieux que les autres la force et l’intérêt de certains penseurs du passé, ou de son époque, pas encore pleinement reconnus sur un plan académique ou dans le champ de la réflexion cinématographique. On peut citer parmi les contributions, et à titre d’exemple, le texte de Monica Dall’Asta sur les hypothétiques liens entre Benjamin et Bazin qui, dans certains passages de sa théorie, « paraît vraiment engager un dialogue avec quelques hypothèses essentielles de l’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » (p. 58). Également celui de Tom Conley qui envisage, sans vraiment la développer, l’influence de Focillon sur Bazin, à une époque où l’historien de l’art, après s’être intéressé lui-même au cinéma (notamment éducatif), n’est guère revendiqué comme un maître à penser par la critique de films. Ou encore l’article d’Elsaesser qui instaure Marey en « prédécesseur » de Bazin. Cela surprendra peut-être ceux qui se souviennent que, dans « Le mythe du cinéma total », Bazin affirme que le cinéma ne doit « presque rien à l’esprit scientifique ». En revanche, difficile d’intégrer le lignage Bergson-Bazin à cette perspective, tant l’annexion au cinéma de l’héritage bergsonien ne cesse d’être discuté des années 1920 aux années 1940 et excède donc largement le seul cas de Bazin.

13 Cependant, il est vrai que cette vision en quelque sorte « presciente » du passé n’est pas la direction la plus frayée par les contributeurs, au sein de ces recherches sur Bazin. La pratique la plus répandue consiste bien à envisager Bazin comme un précurseur à la

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plupart des grands penseurs en sciences humaines, et particulièrement en art et en cinéma, de la seconde moitié du XXe siècle. Ainsi le livre nous gratifie-t-il, dans des développements plus ou moins longs et convaincants, de Bazin comme annonciateur de Lyotard, Derrida, Barthes, Deleuze, Althusser, Badiou, Didi-Huberman, ou Kittler (pour ne pas citer que des francophones), etc. Que Bazin ait pu avoir une influence, plus ou moins explicite, sur certains d’entre eux, on peut en convenir sans difficulté. Mais, outre l’étonnant portrait de Bazin en mouton à cinq pattes de la pensée que cela contribue à dresser, cette façon d’envisager le critique pose souvent problème sur un plan méthodologique. Que peut vraiment signifier, par exemple, une phrase comme « Bazin ouvre la voie à l’image-cristal de Deleuze » (Diane Arnaud, p. 92) ? Je serais tenté d’ajouter, dans un registre un peu blagueur, que, comme le dit Joubert- Laurencin à mon endroit, « je ne trouve pas cette remarque très sérieuse ». En effet, il est entendu que Deleuze a été un lecteur très attentif de Bazin (la même auteure va jusqu’à dire que sa compréhension du texte de 1948 sur Wyler est… « visionnaire » !) mais ce fait incontestable suffit-il à justifier cette inversion de la chronologie et le caractère fortement téléologique de cette affirmation ? « C’est au prix d’une lecture de vérification sur les textes que je peux contester une affirmation d’historien », écrit Hervé Joubert-Laurencin dans l’article qu’il nous a proposé. On voit avec cet exemple combien il est aisé de retourner cette phrase puisqu’ici, c’est au prix de l’application d’une méthodologie historienne que nous pouvons contester une affirmation de théoricienne. En effet, au-delà de son caractère indubitablement téléologique, cette affirmation repose aussi sur une forme d’enquête historienne… peu orthodoxe sur le plan méthodologique. Diane Arnaud se réfère en effet, entre autres, au manuscrit du texte sur Wyler publié dans la Revue du cinéma, dans lequel figure le terme de « cristallographie ». Curieusement, le fait que ce mot ait été biffé sur ce manuscrit pour être remplacé, dans le texte publié, par « travail moléculaire » ne retient guère son attention. Ainsi donc, Bazin préfigure une notion construite par Deleuze, à partir d’un terme qu’il a choisi de ne pas retenir. Ce travail « historique » étonnant dispense du même coup de toute réflexion sur le choix réel du vocable (pourquoi « travail moléculaire » plutôt que « cristallographie » ?) et d’une véritable mise en série des textes de Bazin… au sein desquels, au-delà de cet exemple peu probant, on trouve de multiples occurrences du mot « cristal » et de ses dérivés. Ainsi, pour n’en donner que deux exemples un peu pris au hasard, Bazin évoque-t-il le tableau qui « cristalliserait immédiatement son espace propre dans le macrocosme de l’écran » (« L’espace dans la peinture et le cinéma », Arts, n° 210, 15 avril 1949), ou, ailleurs, au sujet de Gilda, « cette perfection de cristal où le style se confond avec la nécessité » (« À propos de l’échec américain au festival de Bruxelles », Esprit, n° 137, septembre 1947). Les exemples sont très nombreux et il faudrait voir ensuite, évidemment, si l’usage que Bazin en fait s’avère pleinement comparable à sa « reprise » par Deleuze, mais c’est une autre question, qui outrepasse mes compétences.

14 Le même texte de 1948 sur Wyler porte en quelque sorte les stigmates du dialogue que Bazin entretient avec d’autres critiques au sein de la majorité de ses articles : « À partir de cet instant, tout l’intérêt dramatique réside, comme l’a très justement fait remarquer Denis Marion, dans la mise en valeur de l’immobilité de Bette Davis » (la Revue du cinéma, n° 10, février 1948, p. 40). Un rapide coup d’œil au précieux index qui clôt le livre d’Andrew et Joubert-Laurencin indique, par l’absence du nom de Marion (celui-là même qui, à la radio, conclut une discussion sur les apports de la nouvelle technique américaine au cinéma et en particulier sur l’influence du théâtre chez Wyler,

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par : « Je crois que tous les arts doivent faire des emprunts mutuels et qu’ils s’enrichissent. Ils ne doivent pas être jansénistes en cette matière », la Tribune de Paris, 9 août 1946 – merci à Pascaline Bonnet), que personne ne s’est enquis de l’origine de cette phrase. Rien d’étonnant à cela, cependant, puisque aucune contribution ne se présente comme l’étude de « William Wyler, ou le janséniste de la mise en scène ». Mais cet index révèle tout de même que la plupart des congénères de Bazin ne font l’objet d’aucune mention dans la majeure partie des contributions. On cherchera donc en vain les noms d’Auriol, d’Altman, de Barjavel (alors même qu’il est l’auteur du Cinéma total auquel Bazin se réfère implicitement dans « Le mythe du cinéma total »), de Bourgeois, de Chartier, de Desternes, de Frank, etc. L’ouvrage ne va donc pas jusqu’à ouvrir Bazin à son contexte le plus direct : celui de la critique de films. Cette occultation me paraît aller de paire avec ce portrait de Bazin en visionnaire, dessiné à gros traits, puisqu’elle offre en quelque sorte une manière de position surplombante à Bazin, au-dessus du vulgum pecus de la critique. La confrontation des textes de Bazin avec ceux de Sadoul, que nous proposons plus loin, montre pourtant tout ce que l’on a à perdre en figeant le critique-théoricien dans cette position qui n’était pas la sienne.

15 Si ce compte rendu s’arrête sur une dimension absente du livre, c’est moins pour en faire le reproche (dans l’absolu, cette tendance des « études baziniennes » en vaut sans doute bien d’autres) que pour signaler les flottements engendrés par ce choix. Ceux-ci sont visibles notamment dans la contribution de Joubert-Laurencin à ce volume collectif. Sa réflexion part d’une hypothèse inédite selon laquelle Bazin aurait inventé le terme de « plan-séquence », parce que la découverte de Citizen Kane, qui invente lui- même un « type de plan qui devint la signature » de Welles, l’y aurait obligé (p. 203 ; on peut par ailleurs avoir un aperçu en français de cette hypothèse dans l’entrée « plan- séquence » du Dictionnaire de la pensée du cinéma). En un sens, une invention esthétique engendre une invention théorique (et/ou lexicale). On voit tout l’intérêt de cette idée pour les baziniens : elle fait de Bazin, sur le plan théorique, l’égal de ce qu’est Welles sur le plan cinématographique (un inventeur… et, encore et toujours, un visionnaire). S’il n’y a pas lieu, en l’état de nos connaissances, de contester ce brevet d’inventeur accordé à Bazin, on peut se demander néanmoins dans quelle mesure cette invention- là, comme bien d’autres, ne résulte pas d’un processus collectif, à partir d’un contexte sans doute plus large que le seul cas de Citizen Kane. Il y aurait un travail à faire autour de la fascination à cette époque, chez nombre de cinéastes, pour les plans longs (de Robert Montgomery et sa Dame du lac jusqu’à Hugon, qui annonce dans Opéra, en août 1945, le tournage d’un film en cinq travellings… qui deviendra l’Affaire du grand hôtel, en bien plus que cinq plans), redoublée par celle de nombreux critiques, qui inventent des périphrases (Astruc à propos de Welles, en février 1948, dans la Table ronde : « il traite ses séquences en plans presque fixes où l’action se déroule sur différentes profondeurs sans que l’appareil ait besoin de bouger. Plusieurs actions simultanées sont donc menées dans un même cadre fixe ») ou puisent du côté du vocabulaire technique anglophone (Tacchella et Thérond qui, dans l’Écran français n° 187, début 1949, expliquent, au sujet de la Corde, qu’« Hitchcock adopte, dans son découpage, le fameux long cutting (découpage en plans très longs) ») pour cerner l’apport de cette nouvelle pratique. Ce détour par quelques pistes à creuser, loin d’invalider l’hypothèse de Joubert-Laurencin, suggère simplement que cette « contextualisation » (dont on se demande parfois si ce n’est pas pour certains un mot honni) permettrait de mieux comprendre les conditions de cette invention lexicale (par exemple la nécessité de trouver un terme qui déplace les questions du terrain technique vers le champ

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théorique). Surtout, redisons que cette contextualisation (présente d’ailleurs dans certains textes : notamment ceux de Ludovic Cortade, Philip Rosen, Antoine de Baecque et Marc Vernet) aurait aussi l’avantage de minorer la désagréable impression que l’on cherche à tout prix à édifier la statue de Bazin en « visionnaire ».

16 Le dernier problème posé par ce principe structurant tient d’ailleurs à ce qu’il se fonde sur une sorte de tour de passe-passe : l’escamotage de la manière dont a été transmise la pensée bazinienne. On le sait, et on l’a vu, l’un des gimmicks du discours de Joubert- Laurencin, dès qu’il traite de Bazin (par exemple, p. XIV), réside dans l’affirmation que pendant longtemps (au minimum la période 1978-1985, mais Joubert-Laurencin la fait parfois débuter en 1968), Bazin a été perçu dans le milieu académique français comme un « repoussoir », qu’on ne pouvait donc découvrir que « par effraction » (comme il le dit ici même). À cette époque au moins, il n’y aurait donc pas eu de transmission officielle de la pensée bazinienne, et si l’on en retrouve depuis quelques années des traces chez les penseurs les plus importants (ceux de la liste susmentionnée), Bazin le doit moins à un discours, voire à un enseignement le mettant en valeur, qu’au caractère visionnaire de ses réflexions ou, version à peine moins hagiographique, à la « subtilité et à la solidité » de sa théorie (D. Andrew). Si je partage l’appréciation d’Andrew (ne faisant partie des opposants à Bazin qu’inconsciemment, s’il faut en croire Joubert- Laurencin), il me semble néanmoins que cet escamotage a tout d’un tour de force, voire d’une contre-vérité. Certes, il m’est difficile d’étayer ce qui relève plutôt d’une intuition, mais on peut tout de même remarquer que cette question de la transmission n’est curieusement abordée dans ce livre qu’en dehors des frontières françaises, dans la quatrième et dernière partie, « Influence mondiale ». Toutes les contributions qui la composent, parmi les plus intéressantes du volume, échappent à cet étonnant tropisme français (si tant est qu’il faille généraliser au-delà du cas Joubert-Laurencin) et envisagent de manière très précise et scrupuleuse la question de la dissémination internationale de la pensée bazinienne, égrenant les dates de parutions des principaux textes, voire des éditions locales de Qu’est-ce que le cinéma ?, et les reliant toujours au contexte cinématographique et politique national. Il ressort de cet état des lieux le constat que la circulation des écrits de Bazin n’est jamais insignifiante : elle dit quelque chose d’un état ponctuel du cinéma et de la société. Ainsi, en Tchécoslovaquie (cas traité par Alice Lovejoy), la traduction de Bazin est contemporaine, dans les années 1960, de la critique du stalinisme par le régime et des débats sur le réalisme (forcément non socialiste) qui agitent alors le milieu du cinéma.

17 Ce passionnant ensemble consacré à la présence de la pensée bazinienne en URSS, dans l’Europe de l’est, au Brésil, en Chine et au Japon rend d’autant plus criante l’absence, dans et hors de ce livre, de tout travail comparable pour ce qui concerne la France. De fait, une histoire tant de l’édition des quatre volumes de Qu’est-ce que le cinéma ? puis de sa réduction en un seul tome que de l’usage des réflexions baziniennes dans les études cinématographiques à l’université demeure presque totalement à faire. Et il y a fort à parier que les résultats d’une telle investigation contrediront passablement les remarques lapidaires de Joubert-Laurencin en la matière.

18 Commençons par dire que, comme je l’ai déjà affirmé dans « La “transformation Bazin” », la prétendue opposition des Cahiers du cinéma « période politique » aux propositions de leur co- fondateur relève partiellement du fantasme : si l’on trouve bien une forme de rébellion contre l’héritage bazinien, elle émane généralement de personnalités « exogènes » (non « formées » au sein de la rédaction et ne la rejoignant

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que temporairement, à l’image de… Gérard Guégan, par exemple dans le n° 172 de novembre 1965, p. 24), tandis que les piliers de la rédaction adulent autant qu’ils critiquent le théoricien historique des Cahiers (il suffit de comparer le traitement qui lui est réservé dans « Technique et idéologie » de Comolli, comparativement à Mitry et Lebel). À la même époque, dans le champ élargi de la critique, la stature de Bazin est incontestée : Pierre Ajame, dans un ouvrage pourtant très violent contre certains de ses confrères (le Procès des juges. Les critiques de cinéma, Flammarion, 1967) considère Bazin comme « le critique le plus intelligent et le plus intelligible » (pp. 34-35), et Amengual salue, dans Clefs pour le cinéma (Seghers, 1971), celui qui fut « le plus grand des critiques assurément que le cinéma (en France, en tout cas) ait connus » (pp. 19-20). En 1974, au moment où le cinéma commence à entrer en France à l’université, Éric Rohmer (pas connu pour être un farouche opposant à Bazin) enseigne à Paris 1, tandis qu’à Paris 3 une partie des cours est prise en charge par ce qu’on appelle alors le « groupe Cahiers du cinéma » (notamment Jacques Aumont qui, lui aussi, a toujours reconnu sa dette envers Bazin), et l’autre par de jeunes sémiologues qui, dans la mince bibliographie de leur ouvrage didactique Lectures du film (pourtant sous-titré « Éléments pour une sémiologie du cinéma », Albatros, 1976), font une bonne place aux quatre volumes de Qu’est-ce que le cinéma ?. En province, l’antibazinisme n’est sans doute pas plus virulent à Montpellier, où professe Henri Agel, qui, à cette époque, rend hommage à Bazin dès le début du chapitre 2 de l’Espace cinématographique, publié en 1978 (chez Jean-Pierre Delarge). Dans les décennies qui suivent, les références à Bazin ne paraissent pas diminuer : à titre d’exemple, Michel Marie fait un cours à Paris 3, à la fin des années 1980, sur le Mépris (d’où sortira un livre, en 1989) où il commence par s’arrêter longuement sur la citation apocryphe de Bazin en ouverture du film (« découverte » sur laquelle Joubert- Laurencin reviendra plus tard) ; Jean-Louis Leutrat publie un texte intitulé « Le Cinéma, “momie du changement” » dans lequel il opère un rapprochement entre le célèbre texte de Bazin et Du temps et de l’éternité de Louis Lavelle (dans l’ouvrage collectif dirigé par Aumont, l’Invention de la figure humaine, édité par la Cinémathèque française en 1995), rapprochement que Joubert-Laurencin paraît d’ailleurs s’approprier dans le texte qu’il nous livre ; etc.

19 On objectera – et en un sens, Hervé Joubert-Laurencin l’a fait par anticipation – que ce travail autour de la transmission de la pensée bazinienne a déjà commencé d’être entrepris, mais en dehors du livre. Sans doute certains rangeront même dans cette catégorie l’étude de Marc Cerisuelo sur la circulation de l’énoncé « Ça c’est du cinéma » que Joubert-Laurencin pose en modèle. Mais que penser d’un texte qui interroge cette transmission en affirmant (Trafic, n° 50, été 2004, p. 271) que « l’histoire commence avec Bazin en 1952 parce qu’il éprouve la nécessité de marquer une distance esthétique et temporelle avec la génération précédente représentée par le critique communiste Georges Altman » (auteur d’un livre intitulé Ça c’est du cinéma en 1931) ? La phrase suggère que le hiatus entre Bazin et Altman serait autant générationnel que politique mais elle le fait en attribuant au second un engagement qui ne correspond en rien à la réalité historique. Toute affirmation qui trouve son assise sur des fondements historiques ne peut le faire qu’au prix de prudence et de vérification. En l’occurrence, il n’est guère difficile de savoir qu’Altman, après avoir été membre du PC qui l’exclut en 1929, fut l’un des cofondateurs, fin 1947 début 1948, avec Jean-Paul Sartre et David Rousset, du Rassemblement Démocratique Révolutionnaire, qui embarrassa le PC plus qu’il ne fut son allié. De plus, à la même époque, dans un article consacré aux rapports entre le cinéma et la morale d’un point de vue marxiste, Paul Léglise présente Altman

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comme « un Français non communiste dont les critiques du cinéma capitaliste sont très voisines de celles des communistes » (Bulletin de l’IDHEC, n° 3, juillet 1946, p. 3). On appréciera la nuance, typique d’une époque ou communistes et non communistes comptent leurs rangs avec soin et où il ne saurait être question de classer Altman parmi les seconds. Exit le hiatus politique. Quant à sa dimension générationnelle, elle s’avère tout aussi chancelante : durant toute son activité, Bazin n’a jamais cessé, intimement autant que publiquement, de dialoguer avec la génération précédente (Sadoul, Jeander, etc.).

20 Après ce détour nécessaire hors de Opening Bazin, les lecteurs de ce compte rendu ne seront guère surpris si, au moment de faire le bilan de cette vaste et ambitieuse entreprise, s’impose, en guise de conclusion, le constat que le meilleur de ce livre survient lorsque, par l’histoire (justement), notre connaissance de Bazin se trouve renouvelée (ainsi avec de Baecque qui, loin de l’image qu’il participa à construire de Bazin en « saint », propose un portrait du critique en « pompier pyromane » sachant fort bien se départir de sa gentillesse pour polémiquer). En revanche les lecteurs seront peut-être surpris de découvrir l’unanimité avec laquelle les contributeurs louent le travail de traduction (renouvelé, lui aussi) que Timothy Barnard a opéré pour sa version de What is Cinema ? Non pas qu’il faille, à l’inverse des auteurs, en penser du mal, bien au contraire. Mais cet enthousiasme mérité ne doit pas cacher le fait que, dans une large mesure, le parti pris de Barnard est exactement inverse à celui de Opening Bazin. En effet, là où, d’un côté, il s’agit d’ouvrir Bazin à l’intégralité des textes qu’il a pu écrire, de l’autre, le traducteur a fait le choix au contraire de le « refermer », du moins de le resserrer : à la précédente édition anglophone du livre, traduite par Hugh Gray (deux volumes publié en 1967 et 1971), qui contenait 26 textes, celle-ci oppose une réduction à 13 textes, dont trois qui ne figuraient pas chez Gray (sur Wyler, Hulot, Painlevé). Ce resserrement tire son explication du fait que chaque traduction s’accompagne d’un impressionnant travail philologique, qui consiste soit à retrouver l’origine d’une citation déformée par Bazin, soit à émettre des hypothèses, preuve à l’appui, sur le sens que Bazin a pu accorder à tel ou tel mot. De ce point de vue, la recherche la plus imposante (et qui s’avère très concluante) concerne la signification d’un terme essentiel chez Bazin, celui de découpage. Barnard consacre à ce mot, et à la difficulté de le traduire, une note de 20 pages (pp. 261-281) qui se révèle être un véritable exercice de sémantique historique. Des premières occurrences (repérées grâce au précieux Lexique du cinéma français des origines à 1930 de Jean Giraud) jusqu’aux usages des historiens et théoriciens actuels, Barnard montre toutes les nuances que l’histoire a pu apporter à ce mot, histoire au milieu de laquelle prend place Bazin. Tout juste peut-on regretter qu’il ne développe pas plus l’étude des usages du terme à l’époque de Bazin, afin de montrer comment, peut-être, le critique se singularise sur ce point. Mais c’est un travail qui conviendrait sans doute mieux à un chercheur français, qui a les sources à sa disposition. Encore faut-il avoir le désir de le faire... Quoi qu’il en soit, voilà donc une étude qui aurait eu pleinement sa place dans la partie « Lignage » de Opening Bazin, en ce qu’elle conçoit Bazin comme un moment dans l’histoire de l’usage du terme, sans l’envisager tout à fait comme point d’arrivée ou de départ (ajoutons qu’avec tous les scrupules qui le caractérisent, Barnard référencie à la fin de sa note, sur deux pages, toutes les sources qu’il a consultées pour ce travail sur le mot « découpage »). Surtout, on voit ainsi que toute l’entreprise de Barnard consiste à réintroduire de l’histoire dans un ensemble d’où elle a largement disparu. En effet, on sait (et notamment grâce aux travaux philologiques de Joubert-Laurencin) que Qu’est-ce

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que le cinéma ?, tout en indiquant l’origine de chaque texte, a consisté en une refonte partielle (et parfois importante) des textes, dont la dimension historique a été en quelque sorte abrasée. De plus, ces recueils ont fait le choix de ne conserver, généralement, que les articles les moins « marqués » historiquement (en l’occurrence, retenir les textes théoriques plutôt que les critiques). Enfin, la réunion des éléments disparates en volume leur a conféré une autre temporalité, effaçant leur diachronie au profit d’une apparente synchronie. Au point que l’on peut se demander dans quelle mesure cette disparition de l’histoire n’a pas contribué à déterminer, au moins partiellement, l’absence d’un vrai point de vue historicisé dans les études actuelles sur ces textes. Par ses choix éditoriaux, Barnard retourne donc en quelque sorte What is Cinema ? comme un gant, faisant réapparaître une partie de la dimension historique dissimulée. Lestés des notes pertinentes de Barnard, les textes de Bazin retrouvent en un sens tout leur poids historique. De fait, on ne dira jamais assez combien, en l’état des études baziniennes, cette entreprise est non seulement nécessaire mais salutaire.

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La profondeur de champ et la crise du sujet en débat (1945-1949)

Georges Sadoul et André Bazin

1. L’équivalent du montage moderne (1945 et 1947) [par Georges Sadoul]

1 […] La poursuite dramatique avait apparu, sous une forme assez élémentaire dans un film de Williamson l’Attaque d’une mission en Chine, actualité reconstituée au moment de la guerre des Boxers (1900). Dans ce film, Williamson emploie le montage, et utilise les décors naturels dans toute leur profondeur ; ce dernier point est essentiel.

2 Car en règle générale, les films de Méliès, imités du théâtre, se déroulent dans deux dimensions. Les personnages se déplacent parallèlement aux spectateurs, ils sortent des coulisses, ou ils y disparaissent, mais ils ne se dirigent jamais sur le spectateur jusqu’à occuper la majeure partie de l’écran.

3 Cet effet était pourtant connu. L’Arrivée d’un train de Lumière (1895) lui doit son succès. La locomotive arrive au fond du décor et fonce sur le spectateur. Puis ce sont les voyageurs descendus du train qui s’avancent à plusieurs reprises vers la caméra, jusqu’à occuper la moitié de l’écran.

4 Méliès obsédé par l’idée qu’il avait de filmer le théâtre, ne pensa pas à utiliser ces effets, pour la raison qu’ils n’ont pas d’équivalent à la scène. Mais Williamson comprit l’intérêt dramatique des personnages fonçant sur les spectateurs. Un de [ses] films le plus remarquable est Big Swallow (1900-1901) où l’on voit un acteur furieux de se voir photographié, marcher sur la caméra jus-qu’au moment où sa bouche occupe l’écran presque en totalité. Il avale alors le photographe et l’appareil. Ce truc particulièrement heureux donna peut-être à Méliès l’idée de son Homme à la tête de caoutchouc, où il supprima le mouvement de l’acteur vers l’appareil, en gardant seulement le grossissement.

5 L’idée du personnage fonçant sur l’écran inspire à Williamson les meilleurs passages de l’Attaque d’une mission en Chine (1900) … […]

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On chercherait vainement dans la production française de 1900 un film qui ait l’intensité et la valeur dramatique de ce film de 70 mètres, caractérisé surtout par des changements de plans qui sont le fait des acteurs, et non de l’appareil. […]

6 Dix femmes pour un mari film réalisé pour Pathé par Georges Heuzé en mars 1905 est le départ de la grande tradition comique française : il est notre premier film poursuite.

7 […] En France Dix femmes pour un mari enseigne l’importance de la poursuite et du montage rapide en plans successifs. Mais on ne retient pas – hors des plagiats de Zecca – l’importance des plans pris à différentes distances. [ …]

8 Dans une œuvre aussi remarquable que les Victimes de l’alcool de Gérard Bourgeois (1912), la caméra reste toujours à la même distance du plateau, la distance que Charles Pathé considérait comme réglementaire.

9 Le montage est une suite de « tableaux » séparés par des sous-titres. Mais Bourgeois sait utiliser le décor en profondeur. Il n’utilise pas le mouvement d’appareil, mais le déplacement des acteurs dans la troisième dimension. Et il obtient ainsi des effets dramatiques qui sont l’équivalent du montage moderne. Il a compris la leçon de Train en gare et celle de Williamson. Il a utilisé au studio un objectif qui permette d’obtenir des images également nettes en l’employant pour l’infini et pour un personnage apparaissant à mi-corps1.

10 Il faut regretter que nos films modernes aient perdu le goût du déplacement des acteurs en profondeur. Nos gros-plans, qu’ils soient obtenus au montage ou le travelling isolent par le flou des fonds, le personnage de son milieu. En règle générale, un duo d’amour ne se situe pas (sitôt après que les indications de décor ont été données par un plan général) dans une gare, un salon ou une forêt au clair de lune, mais au milieu de lambeaux de coton hydrophile regardés par un myope. Convention qui devrait être employée exceptionnellement par système et non en règle. Il faut regretter que nous ayons perdu en général le précieux secret des primitifs – celui de Paolo Uccello ou de Gérard Bourgeois – qui est de donner aux fonds la même netteté qu’aux portraits. Renoir est peut-être le seul qui ait, en France, réagi contre cette tendance, dans certains plans de la Bête humaine, par exemple […]. Cet enseignement de l’Ecole de Brighton : un personnage doit évoluer en profondeur, est aujourd’hui presque perdu.

11 b) « [The Big Swallow] est l’un des premiers emplois dramatiques d’un personnage se déplaçant dans la profondeur du champ, et fonçant sur le spectateur. Nous en avons déjà eu un autre exemple dans Attack on a China Mission, avec le cavalier qui sauve la jeune fille. Le procédé sera largement utilisé avant 1914 et il connaîtra une nouvelle vogue à Hollywood en 1941, après son utilisation par l’opérateur Gregg Toland dans le Citizen Kane d’Orson Welles ».

2. À propos de l’échec américain au festival de Bruxelles (1937) [par André Bazin]

12 […] C’est que le cinéma est un art, naturellement et artificiellement, presque aussi difficile d’accès matériel que la peinture ; le nombre des « copies » de chaque œuvre est au fond très limité si on le compare à celui d’une œuvre littéraire et, surtout, les lois du commerce ou de la propagande raréfient singulièrement leur apparition sur les écrans ou plutôt elles en commandent la géographie selon des normes absolument étrangères

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à l’intérêt artistique. L’un des plus grands metteurs en scène d’Hollywood, Wyler, n’a vu du cinéma italien de ces dernières années que Rome ville ouverte et du cinéma français que la Femme du boulanger, plus un ou deux films de Duvivier ou de Carné. L’inculture historique et géographique est à peu près générale dans la création cinématographique. Partie par la force des choses : difficulté de revoir les chefs-d’œuvre vieux de dix ans, soumission de la distribution des œuvres modernes aux impératifs du commerce ou de la diplomatie. Partie par l’indifférence des metteurs en scène qu’on ne voit guère dans les cinémathèques non plus que dans les festivals où ils ne passent, comme les vedettes, que pour récolter leur prix. Les cinéastes vivent dans un isolement technique et intellectuel certainement très supérieur à celui d’un théologien du Moyen-Age, d’un écrivain de la Renaissance ou d’un peintre du XVIIe. J’en veux pour preuve l’émotion suscitée par quelques caractères insolites du premier film d’Orson Welles par exemple qui, sur le plan proprement technique, se bornait à remettre à neuf quelques procédés de prise de vues couramment utilisés quinze ans plus tôt. En parlant, comme ils l’ont fait, d’objectif à double foyer (ce qui est scientifiquement indispensable), certains critiques prêtaient inconsciemment à Orson Welles l’équivalent de pouvoirs magiques ou tout au moins un secret technique fabuleux, vaguement alchimique. Quant aux metteurs en scène européens, j’en ai entendu tenir sur Orson Welles des propos qui l’eussent condamné quatre siècles plus tôt au bûcher. Renseignements pris, la profondeur de champ extraordinaire de Citizen Kane n’est due qu’à la sensibilité de la pellicule permettant de diaphragmer suffisamment l’objectif. Dès 1937, Renoir, déjà, avait poussé si loin le raffinement qualificatif de la profondeur de champ qu’il ne la voulait obtenir qu’avec de vieux objectifs Zeiss, auxquels Zecca devait les mêmes effets en 1910. Mais la sclérose des techniques esthétiques est telle dans le cinéma que la réutilisation à d’autres fins, cinq plus tard, d’un procédé abandonné provoque d’abord l’incompréhension, la colère et l’imprécation. Le metteur en scène apprend à l’assistant à découper une scène dialoguée avec plus d’empirisme têtu qu’un peintre du XVIe n’en devait mettre à enseigner à son atelier le broyage d’une couleur. Encore les secrets techniques étaient-ils alors le soutien ou le canal d’un style tandis que l’assistant n’apprend trop souvent de son patron qu’un certain nombre de trucs élémentaires promus par ignorance à la dignité de lois fondamentales du cinéma2.

13 Ce paradoxal isolement des artisans d’un art qui ne vit pourtant matériellement que de sa diffusion géographique mériterait sans doute une étude plus subtile de ses causes psychologiques, techniques et économiques.

14 […] Si les comédies américaines, qui nous eussent amusés il y a six ans, nous ennuient aujourd’hui, ce n’est point que leurs qualités formelles aient baissé, mais bien plutôt que la mythologie implicite des thèmes essentiels de leurs scénario n’est plus accessible au monde actuel. […] D’un autre côté l’humour de la comédie américaine classique cède la place à un comique à la fois plus réaliste et plus absurde, plus actuel et plus abstrait, comme l’est par exemple Helzapoppin, bourré à la fois de références à l’actualité comme une revue montmartroise et de gags qui reculent les limites métaphysiques du rire.

15 […] Les gags d’Helzapoppin sont une véritable désintégration du fait cinématographique. Par l’intrusion d’une illusion supplémentaire ou la suppression d’une illusion existante dans le jeu des illusions cinématographiques normales, on assiste à une opération analogue à la pénétration d’un neutron dans une molécule équilibrée. Tout éclate (de rire naturellement). Il est significatif que la nouveauté la plus originale d’Hollywood : la naissance d’un nouveau comique, n’ait trouvé d’authenticité que dans la négation de

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tout contenu. Pour cette raison on peut d’ailleurs prophétiser une descendance aussi courte que brillante à Helzapoppin : le temps d’une explosion atomique.

16 Mais dans les genres dits sérieux : épopée, drames réalistes, psychologiques, sociaux, etc., qui n’ont pas les recours d’une justification par le néant, la matière souffre irrémédiablement d’une carence humaine dont les causes pourraient bien être celles que j’indiquais plus haut : l’isolement d’Hollywood qui entretient le monde cinématographique dans un microcosme aussi fermé, aussi artificiel que pouvait l’être la cour de Louis XIV.

17 […] Il arrive qu’on aperçoive ce que pourrait être la Tragédie d’Hollywood. Quelque chose d’aussi nécessaire et parfait qu’une tragédie de Racine. Je pense par exemple à Gilda de Charles Vidor avec Rita Hayworth. Derrière le prétexte d’une rocambolesque histoire d’espionnage, les personnages se meuvent sur la ligne de leur destin comme les automates des horloges allemandes. La solennité luxueuse et parfaitement artificielle du décor, le raffinement glacé des cadrages de Maté, je ne sais quel climat de nécessité, une densité des personnages plus métaphysique que psychologique, une sexualité tout à la fois réduite à son minimum d’apparence et portée à un paroxysme de tension perpétuellement mortelle, distinguent imperceptiblement un film comme Gilda des demi-superproductions avec lesquelles on l’a confondu et qu’il serait, n’était cette perfection de cristal où le style se confond avec la nécessité. Seulement la tragédie d’Hollywood ne révélerait à l’analyse que du néant. Cette perfection et cette nécessité sont comme négatives. Leur grandeur est inversée. À la limite de la falsification absolue, de la facticité intégrale, l’intrigue et les personnages dépouillés de tout accident naturel développent une singulière beauté. Jamais, en tout cas, Rita Hayworth n’a atteint à l’aisance mythologique qu’elle déploie dans Gilda […].

18 Mais le paradoxe d’une telle réussite est par essence insoutenable, il recèle évidemment sa propre destruction. On ne peut fonder une esthétique sur le vide existentiel non plus que la navigation sur la dépression barométrique qui fait la mer d’huile au centre des cyclones. Mieux vaut essayer de voir ce qui sépare encore Hollywood de la vie pour comprendre les causes de sa décadence.

19 […] Car c’est bien à des contraintes de cette nature que sont finalement soumis scénaristes et metteurs en scène par l’office d’auto-censure de la MPPA par la « Légion de la Décence » ou par le souci commercial du « happy end ».

20 […] Aussi bien à Bruxelles les deux films américains intéressants échappaient-ils l’un à l’artifice et l’autre à la censure.

21 The Best Years of Our Lives de William Wyler prouve que les meilleurs parmi les metteurs en scène d’Hollywood ne sont pas inconscients de leur faiblesse par rapport à l’Europe. Wyler, dans cette sorte de long documentaire romancé sur la réadaptation de trois soldats démobilisés, s’est laborieusement efforcé de serrer de près la réalité : en tournant en décor naturel, en proscrivant le maquillage des acteurs, en utilisant pour l’un des rôles (celui du mutilé) un non professionnel auquel il a confié en quelque sorte l’interprétation de son propre personnage social et en demandant à Gregg Toland une prise de vue aussi neutre que possible. Le résultat est, par certains côtés, excellent, la conduite des acteurs et le sens dramatique du metteur en scène sont toujours admirables, mais le souci du réalisme y confine à l’obsession. Il alourdit et allonge démesurément le film. On ne nous fait grâce de rien, pas même du borborygme d’estomac de Frédéric March après un verre de bicarbonate de soude. On applaudit à tant de conscience, mais on est obligé de constater qu’il manque totalement de cette

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aisance et de la familiarité dont le film italien fait preuve avec la réalité. Retrouver le réel représente maintenant pour Hollywood un colossal effort intellectuel, technique et financier. Sans préparation, presque sans matériel et sans acteurs Rossellini fait mouche à tout coup. Cependant c’est bien de films comme The Best Years of Our Lives qu’Hollywood peut attendre le salut. Il témoigne d’une saine inquiétude et de la volonté chez certains scénaristes et metteurs en scène de retrouver le monde tel qu’il est.

3. La métaphysique de la profondeur de champ (1948) [par Georges Sadoul]

22 Qui s’intéresse aujourd’hui à ce qui se dit et s’écrit sur le cinéma sait que cet art a été récemment « révolutionné » par « l’utilisation de la profondeur de champ » et aussi par « les films à la première personne du singulier », la « caméra-stylo », le « retour en arrière », la nouvelle valorisation des « plans fixes », le déclin du « champ – contre-champ » et les perspectives ouvertes par l’emploi des « décors naturels »…

23 Il faudrait beaucoup de temps et de place pour étudier chacune de ces innovations. Contentons-nous aujourd’hui de dire quelques mots du « champ en profondeur ».

24 Un objectif à « champ profond » est celui qui permet d’obtenir, comme la vision par un seul œil, une égale netteté pour les objets lointains et les objets rapprochés. Louis Lumière utilisait un tel objectif en 1895, pour sa fameuse Entrée du train en gare, où l’on voyait la locomotive arriver à l’horizon, grossir, foncer sur les spectateurs3. Pendant trente ans, ces objectifs furent les plus répandus. Après 1925, l’image des pellicules « panchromatiques », alors peu sensibles, obligea à les abandonner pour des objectifs plus lumineux ; et ceux-ci, lorsqu’ils photographiaient des premiers plans, noyaient les détails un peu plus éloignés dans une brume confuse. On trouva dans ces inconvénients mille avantages techniques. Les objectifs à champ profond auraient pu à nouveau être utilisés quand la sensibilité de la pellicule s’améliora. Mais ils étaient démodés, et l’excellente école des opérateurs français les méprisait.

25 Ce fut donc pour certains techniciens une « révélation » quand on présenta chez nous Citizen Kane, le film américain d’Orson Welles, où le grand opérateur Gregg Toland utilisait brillamment le champ profond. Par exemple, dans la scène du suicide de la maîtresse de Kane, un verre de poison gigantesque, en gros plan, occupe presque tout l’écran, tandis que dans une lointaine perspective apparaît le minuscule citoyen Kane.

26 Il n’est pas niable que le retour à une ancienne technique ait transformé le style de certains films, en permettant l’emploi de nouveaux moyens d’expression. Avant Citizen Kane, la mode avait été aux découpages morcelés en très grand nombre de plans, ou bien à l’emploi forcené de travellings poursuivant les héros dans leurs déplacements. Avec la profondeur du champ, on peut supprimer les mouvements des appareils et les remplacer par les mouvements des personnages dans les trois dimensions. Ces effets nouveaux permirent de diminuer sensiblement le nombre de plans dans les découpages. La découverte de nouveaux procédés d’expression est chose intéressante. Mais faut-il, pour cela, considérer un nouveau style comme une nouvelle conception du monde ?

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André Bazin et la profondeur de champ

27 André Bazin paraît avoir adopté ce point de vue dans un long article de la Revue du Cinéma (février-mars 1948) : « William Wyler ou le Janséniste de la Mise en scène ». Texte intéressant à citer parce qu’il est documenté, et plus médité qu’une chronique quotidienne ou hebdomadaire.

28 Pour l’auteur, l’emploi du champ en profondeur par Renoir, Welles, Wyler, entraîne « des conséquences esthétiques (il faudrait mieux dire métaphysiques) qui sont d’importance ». En partant de cette forme particulière de style, Bazin classe les films en deux catégories : « réalistes » et « subjectifs ».

29 Pour lui, un bon type de film « réaliste » est par exemple les Plus Belles Années de Notre Vie de William Wyler. Il emploie systématiquement la profondeur de champ, il ne comporte que 190 plans par heure, et dans chacun de ces plans, le réalisateur, parfaitement objectif, ne paraît jamais prendre parti.

30 « La fréquence des plans généraux, et la parfaite netteté des fonds, écrit André Bazin, contribuent énormément à rassurer le spectateur et à lui laisser le moyen d’observer et de choisir… La profondeur de champ de William Wyler se veut libérale et démocratique comme la conscience du spectateur américain et les héros du film. »

31 Par opposition au « réalisme » de Wyler, un style « subjectif » est celui qui, sans recourir par système au champ en profondeur, morcelle à l’extrême le découpage. Tel Antoine et Antoinette de Jacques Becker, qui comporte 600 ou 700 plans par heure, trois fois plus que le dernier film de Wyler.

32 « Cette esthétique, poursuit André Bazin, subjectivise l’événement à l’extrême, puisque chaque parcelle est due au parti pris du metteur en scène. Elle n’implique pas seulement un choix dramatique, affectif ou moral, mais encore et plus profondément une prise de position sur la réalité en tant que telle… »

33 « Si Nominalisme et Réalisme ont leur répondant cinématographique, ils ne se définissent certainement pas seulement en fonction d’une technique de prise de vue et de découpage, mais ce n’est certainement pas un hasard si Jean Renoir, André Malraux, Orson Welles, Rossellini et William Wyler… se rencontrent dans l’emploi fréquent de la profondeur de champ… ; pas un hasard si, de 1938 à 1946, leurs noms jalonnent tout ce qui compte réellement dans le réalisme cinématographique. Non de ce réalisme sans intérêt de la matière et du sujet, mais de celui qui procède d’une esthétique de la réalité ».

34 C’est ici que gîte le lièvre. Pour l’auteur, le réalisme de la matière ou du sujet est « sans intérêt ». Le vrai « réalisme » est celui de « l’esthétique de la réalité », de l’emploi de tel ou tel procédé de style. André Bazin est si convaincu de cette évidence que, dans son article, il n’y a pas vingt lignes, sur vingt pages, qui soient consacrées à rappeler le sujet des films étudiés. S’il analyse par exemple avec minutie un plan important des Plus Belles Années de Notre Vie, presque rien n’est dit sur le sens dont cette scène dénoue et conclut l’œuvre. Il insiste par contre « sur la tension créée dans un plan par la coexistence de deux actions d’importance inégale », « le déplacement soigneusement calculé dans le naturel des acteurs, la robe blanche de Theresa Wright dessinant une sorte de ligne de faille dramatique » et sur la photographie.

35 Cette analyse – semblable par bien des points aux analyses de textes telles qu’elles se pratiquent dans certaines universités – aurait peut-être plus de sens si l’on avait

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rappelé le sujet dont cette photographie apportait la conclusion. Résumons donc la situation qui conduit à cette scène.

36 Trois Américains démobilisés ne réussissent pas à s’adapter aux conditions de l’après- guerre. Le premier, chef de service dans une banque, n’a pas suivi les instructions reçues ; il a accordé des prêts à d’anciens combattants peu solvables, ce qui menace sa propre situation. Le second, mutilé des deux mains, est persuadé que son infirmité l’empêche d’épouser sa fiancée. Le troisième, ancien officier aviateur, est redevenu barman dans un Uniprix, mais a été réduit au chômage pour avoir corrigé un client qui préconisait la guerre immédiate contre les « Rouges ». Les situations sont exposées longuement, minutieusement, avec toutes les ressources du « champ en profondeur », et comme si les acteurs se défendaient de prendre parti. Mais, au dénouement – dont André Bazin analysait esthétiquement la scène centrale – le film propose au public américain des solutions qui dépassent les limites d’une habituelle happy end.

37 À droite de cette photographie, finale se trouve un premier couple : le mutilé et la jolie fille qu’il épouse. L’homme tient entre les horribles pinces qui lui servent de mains un anneau nuptial qu’il passe au doigt de la mariée. Au centre, – et dans la « profondeur du champ » –, se trouvent le banquier et son épouse. Ils sont sans souci ; la société financière a dû se montrer plus compréhensive. À gauche de l’écran, se découvre un dernier couple : l’officier-chômeur (en gros plan) et la fille du banquier (encore dans la profondeur du champ). Car le chômage de l’ancien garçon de café a été court : il va pouvoir épouser la fille du banquier.

38 La morale des Plus Belles Années de Notre Vie, et de son emploi « démocratique » du champ en profondeur, est donc que, dans l’Amérique du Président Truman, les plus hideuses mutilations de guerre ne rebutent pas les jolies filles, les financiers savent être humains et compréhensifs, et les filles des banquiers naturellement promises aux chômeurs énergiques. La technique et l’esthétique qu’on disait réalistes « en elles-mêmes », sont ici employées à défendre le pire et le plus irréaliste des conformismes. Il ne nous paraît pas, à nous, sans intérêt d’analyser, avec les procédés de style, « la matière et le sujet ».

Le néo-réalisme et le réalisme

39 Ramener le « réalisme » essentiellement à l’emploi de certains procédés n’est pas le propre d’André Bazin. Nombreux sont les amis du cinéma qui attachent plus d’importance à la forme qu’au contenu. Depuis la Libération, un public sans cesse élargi s’intéresse aux problèmes de la technique du film. Un excellent journal comme l’Écran Français – réagissant contre les feuilles commerciales et publicitaires qui se contentent de raconter platement les scénarios des films – s’est appliqué à satisfaire ce désir passionné de mieux connaître les moyens d’expression cinématographiques. La Fédération Française des Ciné-Clubs a poursuivi de son côté une pareille initiation pour ses membres. Mais on peut aujourd’hui se demander si de trop longues explications données sur le montage, la photographie, les éclairages, les mouvements d’appareil n’ont pas fait oublier à une certaine « élite » du public – et de la critique – que, si le cinéma est un langage, c’est d’abord parce qu’il raconte des histoires. Et que, par conséquent, le contenu des scénarios est essentiel, parce qu’il doit commander le style.

40 Perdre de vue les sujets aboutit à classer les films d’après leur technique. Tous les films de la nouvelle école italienne sont par exemple indistinctement qualifiés de réalistes ou néo-réalistes parce qu’ils ont délaissé les studios, les maquillages, les costumes, un style

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photographique recherché et même les acteurs, souvent remplacés par des « hommes de la rue » jouant dans le décor naturel des villes ou de véritables appartements.

41 Ce qui est penser que le crû d’un vin se détermine par la forme de sa bouteille, Champenoise, Bordelaise ou Bourguignonne. Plusieurs films italiens ont bien été réalistes dans certaines de leurs parties, non pas tellement parce qu’ils ont été tournés en pleine rue, mais surtout par ce qu’ils racontaient. La scène la plus belle de Rome, ville ouverte montre la mort d’une femme du peuple superbement incarnée par une des plus grandes actrices contemporaines, Anna Magnani. Elle nous émeut d’abord par son sujet et par son humanité directe. Le cadrage, la profondeur de champ, tel frémissement de la caméra, une photographie volontairement et savamment « neutre » sont ici des moyens, non une fin en soi. Si le réalisateur a adopté le style des actualités filmées, c’est en raison de l’histoire vraie qu’il entendait reconstituer.

42 La fuite hors du studio ne suffit pas à atteindre le réalisme. On le voit bien dans les films américains récents qui reprennent certains procédés italiens, les adaptent et les perfectionnent selon les nécessités hollywoodiennes.

43 Un des maîtres de ce nouveau style (que certains dénomment abusivement réaliste), Henry Hathaway, s’est, par exemple, imposé dans le Carrefour de la mort de ne pas tourner une seule scène en studio. Ce qui n’empêche pas son film d’obéir à toutes les conventions du film policier, pis : du film de mouchardage. Hollywood renouvelle l’emballage, mais pas la marchandise. Et ce style « hors les murs » est, comme tous les autres styles « en-soi », un style à-tout-faire. En Italie, Luigi Zampa vient de l’employer dans les Années Difficiles, pour transformer les dignitaires fascistes en hommes candides, sages, intelligents, modérés, humains. En Amérique, William Wellman, pour authentifier son feuilleton antisoviétique, le Rideau de Fer, a tourné toutes ses scènes, spécifie la publicité, « sur les lieux mêmes » où s’étaient déroulés des événements… forgés de toutes pièces. Ainsi a-t-il été « réaliste » comme Gringoire, écrivant jadis : « Le 3 janvier 1928, à 11h 25 du matin, devant le 6 de la rue Ribera, à Barcelone, Dolorès Ibarruri, dite la Passionaria, enfonça ses dents dans la gorge d’un prêtre et lui suça jusqu’à la dernière goutte de son sang ». L’« objectivité » des prémisses, la précision des détails servent à « authentifier » un mensonge sciemment forgé. Dans beaucoup de cas, le « réalisme » hollywoodien a ce caractère.

La technique et le sujet

44 À l’inverse, un film réaliste peut utiliser avant tout acteurs et studios. Tel le Tournant décisif de Frédéric Ermler, où le plein air n’apparaît guère et qui est l’un des films les plus importants de l’après-guerre, sur le plan esthétique comme sur certains autres.

45 « Nous avons pris le parti, ont déclaré les auteurs de l’œuvre consacrée à la Bataille de Stalingrad, de nous abstenir de retracer le déroulement exact des événements. Tout en leur conservant leur sens historique, nous avons laissé libre cours à notre imagination ; nous avons porté principalement nos efforts sur l’étude des caractères. Nous nous sommes intéressés, non pas aux épisodes de la bataille en elle-même, mais aux réactions que cette bataille suscitait dans l’esprit et dans le cœur des hommes ».

46 Ermler entendait transporter le spectateur dans l’esprit et dans le cœur des héros. Pour cela, il devait utiliser des acteurs, et tout centrer sur eux. Le film presque tout entier se déroule dans des décors de studio. La technique est simple, et l’on se borne à quelques mouvements d’appareils, toujours justifiés et bien réalisés – pour ne pas condamner le

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spectateur à la contemplation d’une scène fixe. Par le décor très dépouillé et par l’acteur qui a médité longuement sa création, on atteint à un réalisme qui dépasse largement le « néo-réalisme » italien. Car l’enregistrement mécanique, « objectif », de la vie n’est pas le réalisme. Il entraîne souvent ses praticiens vers le goût des beautés formelles. Ce qui est vrai pour Wyler – (à savoir que le formalisme des Meilleurs années est pour un spectateur attentif plus frappant que son « objectivisme ») – l’est aussi pour l’école italienne qui, par sa sainte horreur d’un certain esthétisme photographique, a fini par créer une nouvelle esthétique de la photographie.

47 Le vrai réalisme ne décalque pas, il transpose. Il ne prend pas le monde en bloc, il choisit ses épisodes les plus significatifs. Il ne se contente pas de décrire, il analyse. Et selon les sujets ou les tempéraments, il peut user du montage court ou du montage rapide, du studio ou du plein air, de l’acteur, ou de l’homme de la rue. Ceci dépend des buts qui veulent être atteints.

48 Revenons en France. La recherche du réalisme – qui est, depuis les origines, une des constantes du cinéma français – a pu aux diverses époques employer divers styles. Mais ce n’est pas un artifice de style qui pourra aujourd’hui guider seul nos metteurs en scène dans leur quête de réalité. Le champ en profondeur (entre autres) est un nouveau procédé, ou comme aurait dit Méliès, un nouveau « truc ». Rien de plus. Tout dépend de l’usage qu’on en fera. Il peut convenir à tous les genres, à toutes les tendances. André Bazin le croit indispensable au réalisme. Le critique cinématographique du Figaro littéraire, Claude Mauriac, à propos d’un film récent, entonne un hymne au champ en profondeur, et aboutit en apparence à d’autres conclusions. Le film dont il est question, Bagarres, d’Henri Calef est, d’après le scénario, une histoire paysanne dessinée à gros traits, sans vraisemblance ni véritables « caractères ». Mais son écriture, assez recherchée, sacrifie à certaines modes du jour.

49 « En ses instants privilégiés, écrit Claude Mauriac, l’action s’y déploie dans l’épaisseur même et avec le recul de la vie. Les distances sont respectées entre les acteurs, qui, ainsi que cela se passe dans la réalité, ne sont en général placés sur le même plan que par la convergence de leurs positions métaphysiques, non physiques… Ainsi le chant de l’humaine profondeur s’élève-t-il de la profondeur mécanique du champ ».

50 Ce qui importe, conclut le critique, ce n’est pas une anecdote qui n’est qu’un support, mais la « Vision » d’Henri Calef, « qui a choisi pour s’exprimer la plume neuve et le pinceau vierge de la caméra… ».

51 Le pinceau d’une « Vision » qui méprise le support de l’anecdote, n’est pas si vierge qu’il le paraît.

52 Au début de l’autre après-guerre, tout un parti de cinéastes réclamait déjà une vision subjective du monde, le flou concerté déformait un paysage comme la vision d’un peintre et les scènes d’ivresse étaient vues dans les miroirs déformants. Plus tard, la mode se porta sur un montage rapide, ou un montage accéléré, exprimant l’angoisse montante des personnages du drame. Ce furent une autre fois des caméras automatiques placées sur un cheval emballé, pour avoir la vision du cheval emballé, ou lancées à travers le studio pour avoir la vision d’une boule de neige traversant l’air.

53 Lorsque nous revoyons aujourd’hui ces recherches anciennes, nous leur trouvons de l’intérêt dans la mesure seule où elles furent des moyens d’expression. Sinon, elles sont devenues énervantes et surtout quand leurs tenants, méprisant le « support de l’anecdote », se mirent à diriger des romans-feuilletons. Le cinéma français, à

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dédaigner ainsi la réalité française pour les fantômes formels, perdit alors ses meilleures forces et faillit périr.

54 La métaphysique du champ en profondeur (ou de la profondeur du chant, comme dit l’autre !), on s’en moquera demain comme Mme Colette, en 1918, se moquait de certains suiveurs : ceux qui, trois ans après Forfaiture, rabâchaient gratuitement : gros plans, éclairages à la Rembrandt, virages multicolores…

55 « Un film sensationnel, écrivait-elle, est un film qui n’est pas d’actualité. On le reconnaît aux éclairages. Si, dans les 35 premiers mètres de la bande, vous constatez que le metteur en scène a déjà utilisé, par exemple, les éclairages rose argenté pour un bureau d’usine, les noir et or Rembrandt en l’honneur d’un figurant qui met son pardessus dans un vestibule, et les premiers plans genre tête-coupée-sur-un-velours-noir, pour un monsieur qui hésite entre une sortie à cheval et une promenade en auto, il y a de grandes chances pour que le film soit sensationnel… ».

56 Ces déluges de technique pour des scènes ou des sujets insignifiants, cette sauce sur les cailloux, caractérisent toujours les films « sensationnels ». Comme aussi le mépris totale de « l’actualité », des problèmes de l’époque…

4. USA 1938-1948 : technique, mise en scène et sujet (1949) [par André Bazin]

57 Il était possible de discerner, dans les toutes dernières années de l’avant-guerre, les signes précurseurs d’une crise cinématographique américaine dont nous découvrons plus aisément aujourd’hui qu’elle était à la fois de forme et de fond, de technique et de sujet et que la guerre en a précipité la déclaration. On pourrait la qualifier de maladie de la perfection. Depuis plusieurs années, Hollywood avait trouvé tout à la fois un équilibre économique relativement stable, un style et des thèmes. Avec l’aide de quelques talents puissamment originaux comme ceux d’un John Ford, de Capra ou de Wyler, elle avait produit des chefs-d’œuvre, achèvement parfait de leur genre. Or, à y regarder de près, ces œuvres étaient l’aboutissement d’une science classique du scénario et de la mise en scène, il n’était pratiquement plus possible que d’en répéter les effets et les thèmes. Et l’on sait qu’un art ne peut vivre de la répétition. C’est par rapport à cette conjoncture qu’il faut situer Citizen Kane.

58 Le mérite de Welles, c’est d’abord d’avoir su faire éclater les cadres de cette rhétorique. Pour la première fois peut-être et bien qu’il ne s’agisse pas d’une adaptation, l’écran nous donnait un équivalent acceptable de quelques-uns des caractères les plus originaux du roman américain. Il n’est que de comparer Citizen Kane avec les romans de Dos Passos d’une part et, de l’autre, avec le film consciencieusement « fidèle » que Sam Wood a tiré de Pour qui sonne le glas. C’est en effet un aspect paradoxal de la production américaine depuis 15 ans, qu’elle emprunte de plus en plus de sujets aux romans contemporains, sans rien traduire en fait de ce qui en constitue l’originalité essentielle : leur technique de récit (bien que les critiques littéraires persistent à nous assurer par ailleurs qu’elle est précisément dérivée du cinéma). Mais l’audace du scénario et l’étrangeté de sa construction sont moins importantes encore ici que les procédés de mise en scène. La profondeur de champ systématiquement utilisée par Orson Welles et son opérateur Gregg Toland, n’aurait que peu d’intérêt si elle ne servait à bouleverser radicalement les lois du découpage et du montage tel que 12 ans de cinéma parlant les avaient codifiées dans cette fameuse mise en scène invisible comme du verre.

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59 Sans vouloir exagérer l’influence directe de Welles, il est du moins possible de constater que Citizen Kane a été la préface à une série d’œuvres qui, par des voies parfois très différentes, ont définitivement dépassé les ressources du découpage classique tel que le léguaient à la jeune génération un Ford, un Vidor ou un Capra. Seul parmi les grands de la « génération » d’avant guerre, Wyler semble avoir su renouveler si puissamment sa technique qu’il s’est pleinement intégré à la nouvelle évolution ; Hitchcock y était préparé ; les autres, à deux ou trois exceptions près, comme Dmytryk, Delmer Daves ou Mark Robson qui ne sont pas des noms tellement nouveaux dans la mise en scène, mais ils étaient restés jusqu’en 1940 relativement au deuxième plan, tels Siodmak, Elia Kazan, J. Huston et surtout , G. Stevens, Otto Preminger (qu’il ne faut évidemment pas juger sur Ambre). Ils ont introduit dans le cinéma américain une subtilité d’écriture, une richesse rhétorique, une variété de style ignorée lors de la décade précédente.

60 Mais une technique ne fait pas à elle seule un art et il nous faut bien à présent reconnaître que la révolution de la mise en scène n’a pas été accompagnée d’un renouvellement aussi fécond des sujets. On peut signaler une mutation importante, celle du film de gangster en film « criminel noir », où l’on peut sans doute voir une influence directe de la littérature qu’autorisaient les ressources des nouveaux styles. […] Mais en dépit d’excellents films, cette tendance paraît déjà sur son déclin, sans avoir encore donné l’équivalent de Scarface. Reste le fameux « néo-réalisme » d’après guerre, qui n’a pas épargné Hollywood ; ses premières promesses ne semblent pas devoir être tenues : Elia Kazan ou Hathaway reconstruisent en décor naturel, et à la lumière du soleil, un univers qui n’est pas, après tout, moins conventionnel que celui abandonné dans les studios californiens.

Maladie esthétique

61 C’est plutôt sur les genres traditionnels que s’exerce, à notre sens, depuis quelques années, curieuse et séduisante maladie esthétique, une sorte de processus d’autophagie. Certains d’entre eux sont, de toute évidence, en pleine disparition, et en premier lieu la comédie américaine qui fit les principaux triomphes de l’avant-guerre. Les causes de cette agonie nous sont clairement révélées par les seules comédies réussies depuis la guerre : celles de Preston Sturges. Le génie de Preston Sturges, qui lui permet de survivre momentanément à Capra, c’est d’avoir su passer de l’humour à l’ironie. Il nous découvre que ces comédies légères et attendrissantes étaient nourries de leur époque, accordées à sa sensibilité, et surtout alimentées par toute une mythologie. Elles constituaient la forme la plus sérieuse du cinéma américain. Il n’est pas étonnant qu’elles ne survivent pas à la guerre, cette grande tueuse de mythes. Nul ne se sentirait plus le cœur aussi naïvement libéré de rire parce qu’un banquier est touché par la grâce paternaliste en prenant de Lyonel Barrymore des leçons particulières d’harmonica.

62 Preston Sturges, lui, se garde bien (comme le fait Capra) de croire à la morale de son histoire. S’il reprend les thèmes de la comédie, c’est pour en faire le sujet même de son film. Il porte la mythologie, jusqu’alors implicite, à ce degré de sursaturation qui la fait cristalliser en paillettes sur toute la mise en scène et devenir la vraie matière du scénario. Dans Sullivan’s Travels, il a osé pousser la dichotomie du mythe et de la réalité au point où le scénario se détruit par sa seule existence.

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63 […] Certes il peut apparaître que d’autres genres ne sont pas aussi gravement atteints, mais c’est peut-être faute de déceler les signes de leur décomposition. On a traité, semble-t-il, bien trop légèrement un film comme le Banni ; on eût mieux fait de voir en Howard Hugues le Preston Sturges du western. Il retourne comme un gant usé cette vénérable mythologie de la femme et du cheval. À la vierge héroïque, objet des épreuves chevaleresques du bon cow-boy, à la prostituée au grand cœur, qui constituaient traditionnellement les emplois féminins de l’Odyssée américaine, Howard Hugues substitue avec cynisme le corps animal de Jane Russel et se plaît à affirmer, tout au long du film, qu’il ne mérite même pas d’être préféré aux faveurs d’une bonne monture. Un noir humour préside au code amoureux de ce néo-western dont les hommes « achèvent bien les femmes ».

64 […] Parvenue vers les années 1930 à une manière de classicisme des genres et de leur technique, Hollywood a su trouver des issues dans la muraille de Chine esthétique dont elle s’était elle-même entourée. S’il ne s’en est cependant pas suivi autant de très grandes œuvres que dans le courant de la décade précédente, c’est que le renouvellement des sujets et des thèmes n’a pu suivre celui, particulièrement brillant, de l’expression. Les meilleurs scénarios de ces dernières années ont presque tous, au mieux, quelque côté parodique ou vengeur à l’égard des sujets traditionnels. Il reste à savoir si le cinéma américain pourra sortir de ce jeu dont la grandeur ne dépasse pas celle qu’autorise l’ironie, le désenchantement ou le cynisme. Il est temps pour lui de croire à d’autres sujets, de réinventer sa mythologie. On pourrait sans crainte, lui faire cette confiance, si la puissance et l’organisation de la censure n’avaient parallèlement cessé de croître.

5. Doctrine chrétienne du cinéma. Misère, servitude et grandeur de la critique de films (1949) [par André Bazin]4

65 Mon intention n’est pas de poser et de résoudre tous les problèmes de la critique cinématographique française. La tâche en vaudrait pourtant la peine, mais elle est plus vaste et plus incertaine qu’il n’y paraît avant réflexion. Je voudrais seulement proposer quelques réflexions.

66 La première portera sur l’impuissance et l’inutilité de la critique cinématographique. Il suffit au critique de film de comparer son efficacité à celle de son confrère dramatique pour mesurer son néant. Les conséquences d’une bonne ou d’une mauvaise presse théâtrale sont en effet certaines et vérifiées. […]

67 Au contraire, prenons un film parfaitement nul comme Ali-Baba et les 40 voleurs, par exemple, à l’égard duquel la critique fut unanimement défavorable ; il est malheureusement prouvé que sa carrière n’en a pratiquement pas été modifiée. […]

68 Une récente enquête portant sur la région parisienne, organisée par l’un des plus grands cinémas de la Capitale, fait ressortir que 24 % seulement des spectateurs vont au cinéma d’après la critique et la publicité dans les journaux. Je serai généreux en attribuant à la critique le 1/4 de ces 24 % car la publicité journalistique est, certes, bien plus importante pour l’exploitant que l’opinion du chroniqueur. […] C’est donc au maximum, à Paris, 5 à 6 % des spectateurs qui vont voir un film sur l’opinion des

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critiques. Or Paris est certainement, et de loin, la ville de France, sinon du monde, où la critique est la plus lue et suivie. […] Ceci dit, qu’on me permette de m’émerveiller : 1° de l’existence d’une critique cinématographique ; 2° de l’étendue de son audience.

69 De son existence, car il existe en France une critique cinématographique honnête, libre, indépendante et, en somme, dans bien des cas intelligente. […] L’immense majorité des critiques de cinéma français sont groupés dans une Association française des critiques de film dont les statuts interdisent formellement aux membres d’avoir les moindres rapports avec la publicité. Un conseil de discipline veille farouchement sur leur observation […]. Avant guerre il n’en était pas tout à fait ainsi et il faut rendre ici hommage à ceux qui, comme Jean Wahl ou Léon Moussinac furent entre quelques autres, les pionniers de la critique indépendante. Leur compétence alliée à une vertu exemplaire a fait beaucoup pour nous permettre de trouver aujourd’hui tout naturel qu’un critique ne soit pas acheté.

70 On peut seulement alors se demander pourquoi les journaux s’offrent le luxe inutile d’une critique indépendante. Il y a là un petit problème de psychologie de la presse à résoudre, qui n’est pas sans intérêt. Il faut sans doute tenir compte de la contamination et du prestige des autres critiques traditionnelles et consacrées. Paradoxalement la critique valorise dans une certaine mesure la publicité. […]

71 Quant à l’audience de la critique, je me suis attaché plus haut à montrer son insignifiance par rapport à l’ampleur du commerce cinématographique. Mais cette évaluation est toute relative. Si au lieu de comparer le nombre de spectateurs influencés par la critique à la clientèle cinématographique dans son ensemble, on se borne à considérer les chiffres en eux-mêmes, on ne pourra au contraire que s’étonner de leur importance. […] Prenons un film français de succès moyen : il est vu par 5 à 6 millions de spectateurs, c’est donc 50 à 60 000 personnes qui lisent régulièrement les critiques de films et en tiennent compte. Il me paraît douteux que la critique théâtrale ou littéraire puisse prétendre à un chiffre sensiblement supérieur […].

Une tendance scientifique de la critique

72 Mais même dans la mesure où peut s’exercer une critique cinématographique spécialisée et libre de ces servitudes journalistiques, sa situation intellectuelle n’est pas encore celle de la critique littéraire. […] Elle a, depuis 50 ans, assimilé l’apport des méthodes de recherche et d’analyse universitaire auxquelles la plupart des critiques ont été rompus. Même quand elle réagit contre La Sorbonne, elle en sort. Il en est de même pour le théâtre. Dans le cinéma, au contraire, aucune tradition, aucune méthode qui ait fait ses preuves. Aussi sont-ce souvent des écrivains ou des critiques littéraires qui prennent dans les hebdomadaires la chronique de cinéma […] Ainsi est née une critique impressionniste et distinguée qui, d’ailleurs, apprend peu à peu son métier mais reste fatalement marquée par son origine. Il faut lui reconnaître le mérite du bon goût, de la bonne volonté et, surtout, de l’amour sincère du cinéma. […]

73 Une observation attentive des chroniques de cinéma depuis 1940 permet pourtant de distinguer l’apparition de ce qu’on pourrait appeler une tendance scientifique de la critique. Cette évolution est due en grande partie à la publication de certains ouvrages techniques sur le cinéma. La monumentale Histoire générale de Georges Sadoul, critique aux Lettres françaises, est sans doute le principal, mais il semble que la chose soit dans

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l’air car on a vu depuis 5 ans se multiplier les livres « sérieux » sur le cinéma. […] Cette tendance se manifeste moins gravement mais encore fortement surtout en Angleterre et en Italie. Elle participe de tout un mouvement d’intérêt pour les problèmes intellectuels du cinéma dont la manifestation la plus active et la plus intéressante est sans doute la multiplication des Ciné-clubs. Ceux-ci fournissent d’ailleurs à ces livres le plus clair de leur clientèle. De même les critiques du genre « scientifique » écrivent plus ou moins pour ce public. Ainsi se constitue depuis 4 ou 5 ans une situation partiellement comparable à celle de la littérature : un public d’élite pour une critique d’élite.

74 Malheureusement ce n’est pas si simple parce qu’il n’existe pas de cinéma d’élite et que, tout « scientifiques » ou distingués qu’ils soient, les critiques sont bien obligés de parler des films indignes de cette attention. Voici donc la difficulté déplacée. Comment appliquer à l’ensemble de la production cinématographique une réflexion critique également valable ?

75 […] C’est qu’en quelques décades le cinéma semble avoir condensé l’évolution que les autres arts ont mis des millénaires à suivre selon leur rythme.

76 […] Au sein de notre civilisation le cinéma résume l’histoire des arts comme le fœtus dans le ventre de sa mère refait en quelques mois toute l’évolution du règne animal.

77 […] À l’influence des arts évolués s’ajoute au surplus l’incidence de l’évolution technique. Le cinéma muet était en moins de trente ans parvenu à un point de perfection qu’on peut presque considérer comme suprême. En quelques mois l’apparition du parlant est venu anéantir ces conquêtes esthétiques. Aujourd’hui la couleur, demain le relief et la télévision vont venir compromettre le fruit de 20 ans de cinéma sonore.

78 Que peut faire, face à un phénomène esthétique aussi radicalement inédit et dont les infrastructures économiques, sociologiques, psychologiques, présentent des complexes à ce point inextri-cables, une critique privée au surplus de toute tradition méthodologique ? […]

Le débat que Georges Sadoul a ouvert

79 Mais il en a été de cette critique comme du cinéma lui-même, elle a été ébranlée par l’apparition du parlant. […] Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la France a eu quelques bons critiques de cinéma, intelligents, perspicaces, sincères, on ne saurait dire qu’elle ait eu « une » critique.

80 L’a-t-elle aujourd’hui ? Je n’oserai l’affirmer encore que l’Association française de la Critique de film comprenne quelques 150 membres ; mais une nette évolution s’est dessinée depuis la guerre. Il existe du moins déjà des tendances, et, presque, des mouvements critiques dont on peut espérer qu’ils se seront – dans quelques années – plus nettement cristallisés. Je répugnerais à qualifier et plus encore à classer les hommes qui les représentent […] parce que beaucoup d’entre eux participent à la fois de plusieurs tendances et que les forces de celles-ci demandent encore à se préciser. Peut-être, si j’ose me mettre en cause, évoquerai-je pourtant le débat que Georges Sadoul a ouvert dans la Nouvelle critique contre un article sur Wyler dont j’étais l’auteur. Georges Sadoul me reprochait, ainsi qu’à Claude Mauriac, d’attacher une importance

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excessive aux problèmes formels par rapport au sujet. Il me faudrait pour me défendre rentrer dans les détails, aussi bien n’ai-je cité cet exemple personnel que comme le signe d’une certaine ligne de faille qui paraît se dessiner dans la nouvelle critique française. Du côté attaqué par Georges Sadoul, se trouveraient sans doute le plus souvent des critiques comme Roger Leenhardt, Alexandre Astruc, Pierre [sic. Maurice] Schérer. Dans un journal spécialisé comme l’Écran français, qui rassemble une large équipe de critiques, le lecteur attentif distinguera sans peine des différences de ton, certaines constances dans les schémas critiques qui dépassent les oppositions de goût personnel.

81 Ce qui sortira de cet état transitoire de recherche, il est difficile de l’augurer. La majorité des critiques resteront et c’est souhaitable, des journalistes de goût, cultivés et intelligents, une minorité seulement se classera plus ou moins selon certaines conceptions de la critique. Mais ce que l’on peut dire c’est que ces conceptions, pour être valables et fécondes, devront intégrer beaucoup plus d’idées critiques que n’en a besoin la critique littéraire. Il lui faudra élaborer une théorie de la sociologie de l’art appliquée au cinéma, se servir des recherches encore à peu près vierges sur la psychologie du spectateur, pousser jusqu’à la psychanalyse sociale et individuelle, savoir découvrir et analyser les mythes transportés par les scénarios, les acteurs ou les styles, pour seulement commencer à entrevoir la place et la signification de telle ou telle œuvre cinématographique. Alors seulement pourra commencer l’analyse proprement esthétique avec quelque chance de succès. Nous entrons sans doute dans une nouvelle époque de la critique cinématographique, un temps où l’intelligence même du cinéma, toujours indispensable, ne pourra plus suffire. La naissance et le développement rapide du Centre International de Filmologie dont l’initiative est partie de France, en est un signe précurseur. Non certes, que le critique de demain se devra d’être filmologue, mais simplement qu’il ne pourra pas plus ignorer tout un ensemble prodigieusement complexe de recherches préalables, qu’un Albert Thibaudet les travaux de l’histoire littéraire et de la philologie.

Textes :

1. L’équivalent du montage moderne5 – Georges Sadoul, « L’Ecole de Brighton (1900-1905). Les origines du montage, du gros plan et de la poursuite », Cours et Conférences de l’Institut des Hautes Etudes Cinématographiques, n° 2, 2e trimestre 1945, Paris, IDHEC, Jacques Melot, pp. 49-50. – Georges Sadoul, Histoire générale du cinéma. 2. Les Pionniers du cinéma, 1897-1909, Paris, Denoël, 1947, p. 183 (rééd. 1978, p. 168).

2. À propos de l’échec américain au festival de Bruxelles – André Bazin, « A propos de l’échec américain au festival de Bruxelles », Esprit n° 137, septembre 1947.

3. La métaphysique de la profondeur de champ – Georges Sadoul, « La métaphysique de la profondeur de champ », la Nouvelle Critique, n° 1, décembre 1948.

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4. USA 1938-1948 : technique, mise en scène et sujet – André Bazin, « USA 1938-1948 », Sur le champ d’azur. Festival international de Cannes 1949 (catalogue).

5. Doctrine chrétienne du cinéma. Misère, servitude et grandeur de la critique de films – André Bazin, « Doctrine chrétienne du cinéma. Misère, servitude et grandeur de la critique de films », Revue Internationale du cinéma, Première année, n° 2, [1er mai] 1949, pp. 17-20 (Publication trimestrielle de l’Office Catholique International du Cinéma. Edité en trois langues : anglais, espagnol, français)

NOTES

1. Cf. « [Les Victimes de l’alcool] est encore divisé en tableaux comme au temps de Zecca. Chaque scène est filmée d’un seul trait, sans qu’aucun effet de montage vienne couper le cadre fixe d’un plan d’ensemble. Cette technique retarde sur celle que Feuillade emploie en s’inspirant des comédies Vitagraph. […] Mais Bourgeois, avançant ses acteurs près de la caméra au cours des scènes, les montait souvent à mi-corps. Leurs expressions de physionomie devenaient alors perceptibles par les spectateurs… Cette innovation constitue une des premières applications dramatiques du “champ en profondeur”… Cette continuelle variation des images à l’intérieur d’un même cadre évite la monotonie dans un récit mené avec beaucoup de fluidité et de traits justes. Bourgeois est plus proche du vrai réalisme que Feuillade. […] Les Victimes de l’alcool ont un charme et un ton qui les rapprochent de l’école néo-réaliste italienne. » 3 (Histoire générale du cinéma Le cinéma devient un art 1909-1920. Premier vol. L’Avant-guerre, Paris, Denoël, 1951, pp. 210-211). 2. Cf. La Petite grammaire cinématographique de M. Berthomieu (NdA). 3. La bande Lumière à laquelle se réfère ici Sadoul ne saurait être le « fameux » l’Arrivée d’un train à La Ciotat dont la première projection date de 1897. Il ne peut s’agir que de l’Arrivée d’un train en gare [de Villefranche-sur-Saône] dont la première projection est du 25 janvier 1896. L’imprécision de la description comme du sujet n’invalide pas le propos sur le type d’objectif utilisé. 4. Il est précisé : critique cinématographique du Parisien Libéré et de l’Écran français. 5. Les intertitres sont de la rédaction de 1895 Revue d’histoire du cinéma.

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Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, Écrits Textes réunis par Philippe Lafosse et Cyril Neyrat, Paris, Independencia éditions.

Benoît Turquety

RÉFÉRENCE

Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, Écrits, textes réunis par Philippe Lafosse et Cyril Neyrat, traductions de Bernard Eisenschitz (allemand), Giorgio Passerone et Jeanne Revel (italien), portfolio de Renato Berta, Paris, Independencia éditions, 2012, 287 p.

1 La publication de ces Écrits de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub s’inscrit incontestablement dans le cadre d’une vigueur ou d’une vogue éditoriale autour des cinéastes, contemporaine de la publication progressive de leur œuvre en dvd par les éditions Montparnasse depuis 2007 – six coffrets ont été réalisés, dont un de documentaires sur leur travail, l’ensemble étant dirigé notamment par Philippe Lafosse, co-éditeur du présent ouvrage. Or ces publications sont restées largement centrées sur la parole des auteurs : réédition augmentée par les Beaux-Arts de Paris et du Mans des Rencontres avec Jean-Marie Straub et Danièle Huillet de 1995 (sous la direction de Jean-Louis Raymond), deux livres de retranscriptions de débats signés du même Philippe Lafosse, l’Étrange Cas de Mme Huillet et M. Straub (Toulouse/Ivry-sur-Seine, Ombres/À propos, 2007) et Maintenant dites-moi quelque chose (Hoenheim/ Lusignan, Scribest/Al-Prod, 2010), etc. Et il est vrai que la parole est certainement perçue depuis longtemps comme l’aspect le plus crucial de la présence des Straub dans le champ culturel : mise en forme spécifique et singulière de la parole dans leurs films ou leurs mises en scènes théâtrales, et importance du « personnage » Straub dans un milieu culturel plus ou moins large selon les époques, liée à la publication d’un grand nombre d’entretiens, à la pratique systématique du débat en salle après projection, voire – plus rarement – à de fracassantes apparitions télévisées. D’une manière similaire à – encore ! – Godard, quoique à une échelle certainement moindre, Jean-Marie Straub

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représente sans doute aujourd’hui une figure d’orateur, et l’oralité apparaît comme l’objet principal de leur travail filmique (les sujets de mémoire ou de thèse les concernant optent d’ailleurs souvent pour cette approche).

2 Dans ce contexte, la publication d’écrits se pose comme un contrechamp, et entraîne d’emblée des problèmes de délimitation du corpus : qu’est-ce que les « écrits » d’un cinéaste ? Les auteurs du recueil ici ne s’en expliquent pas, la préface et la quatrième de couverture n’explicitant qu’un seul critère – ce sont des écrits publiés –, mais compliquant singulièrement la question par une autre affirmation deux fois répétée : ce sont ici tous les écrits publiés par Straub et Huillet. Or pourtant, leurs partis pris ne sont pas neutres. Les ambiguïtés se retrouvent d’ailleurs dans la structure du livre, séparé en trois parties : un premier ensemble intitulé « textes », et constituant selon les éditeurs « tous les écrits publiés » à proprement parler ; suit un portfolio de photographies de Renato Berta (qu’il commente) ; enfin une troisième partie, « atelier », constituée de documents de travail commentés par Jean-Marie Straub.

3 Le critère de la publication antérieure exclut a priori deux types d’écrits : les textes privés (notamment la correspondance, qui forme en l’occurrence un assez vaste ensemble, dans des collections privées ou des fonds d’archives répertoriés), et justement les textes de travail. Toutefois, on le sait, le milieu des études littéraires notamment s’intéresse depuis longtemps à ces productions, pour un éventail de raisons qui peuvent aller du pur fétichisme de l’auteur jusqu’aux entreprises théoriques parfois ambitieuses, de type poïétique ou de critique génétique. Les correspondances de Kafka ou de Flaubert sont aujourd’hui lues autant que leurs œuvres ; et l’on exhume brouillons, plans, épreuves annotées, versions inachevées, marginalia, etc. Ce volume d’ Écrits participe d’ailleurs pleinement à cette tendance par sa partie « atelier », qui consiste en la reproduction en fac-similé de pièces diverses : lettres de Danièle Huillet, plans au sol préparatoires, itinéraires et plans de tournage, scénarios annotés. S’y trouve également une lettre privée (de Jean-Marie Straub à Julie Koltaï), et des dossiers de presse, qui furent pourtant sinon publiés en « bonne et due forme », du moins distribués aux spectateurs dans les salles où étaient projetés les films. Le déplacement de ces dépliants en section « atelier » est lui aussi un choix non neutre, qui implique que l’acte de composition de ces montages de textes et d’images, pour lequel Straub affirme dans le commentaire son intérêt non strictement publicitaire, n’est pas un acte d’« écriture », signifiant et en lien avec l’art et la pratique straubiens. Or ces agencements texte/image, qui sont fondamentalement liés à la page imprimée, donc à l’écrit, renvoient d’une part au constant souci pédagogique des Straub, et d’autre part à leur rapport à la production artistique, fondée depuis toujours sur des œuvres antérieures, textes montés ensemble sans commentaires explicites. Cela a pour autre conséquence qu’un texte écrit et signé par Huillet et Straub et publié dans ce cadre, tel la note d’intention de Quei loro incontri, se trouve étrangement exclu des « textes », pour apparaître seulement incidemment et non sourcé comme tel dans la partie « atelier » (p. 243).

4 Ces ambiguïtés de statut inhérentes à l’« écrit » se trouvent nettement renforcées dans le cas de Huillet et Straub. D’une part, ils n’ont eu de cesse eux-mêmes de faire publier une part de leur correspondance – une large part des « textes » de la première partie est constituée de lettres – et d’en laisser publier par d’autres, de François Albera dans son Hommage à Danièle Huillet à Hans Hurch et Astrid Ofner pour le catalogue de la Viennale 2004 (lettres non incluses dans ces Écrits). D’autre part, le volume des

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publications signées Huillet et Straub consiste très largement en documents de travail : scénarios (annotés ou non), découpages, etc., parurent dans plusieurs pays en revues dès 1968 (en France dans les Cahiers du cinéma, Ça cinéma, la revue de poésie Nioques, la revue d’art Saison ; en Allemagne dans Filmkritik ; en Italie dans Cinema & film, Bianco e nero, Film-critica ; en Angleterre dans Screen ; en Suisse dans Décadrages ; etc.), et depuis la même époque et jusque récemment (Nicht Versöhnt, découpage et dvd, Weimar, VDG, 2009) également en volumes (notamment aux éditions Ombres en France). Cette vaste entreprise de publication constitue même une spécificité historique des Straub, liée à la fois à leur statut dans le champ critique à une certaine époque (les Cahiers du cinéma pouvant leur consacrer des numéros complets), ainsi qu’à, justement, leur rapport au texte, à l’écrit, sous la forme papier, mais aussi sous celle des sous-titres, qui constituent depuis longtemps chez eux un enjeu formel important. Inclure ces écrits publiés dans les Écrits aurait sans doute rendu l’entreprise trop vaste pour être concrètement possible, mais cette exclusion silencieuse reste problématique. Adriano Aprà avait lui décidé d’inclure les découpages des films dans son volume Testi cinematografici (Roma, Editori riuniti, 1992), qui sert manifestement de source à celui- ci ; mais il ne couvrait que les années 1950-1960.

5 C’est donc dans la partie « atelier » que sont finalement présentés quelques-uns de ces documents souvent passionnants, eux inédits, dont l’aspect est, pour certains, bien connu des amateurs du travail de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub. On remarquera notamment les textes annotés complets d’Une visite au Louvre, formant une partition rythmique précise pour la lectrice du commentaire Julie Koltaï, et de Quei loro incontri, dans la version de Jean-Marie Straub à laquelle est ajoutée trois pages de celle de Danièle Huillet, permettant de visualiser la différence de leurs approches. Les « schémas de repérage pour la Mort d’Empédocle » montrent une étape de la construction formelle établissant la confrontation de la structure préétablie du découpage et de la forme du lieu de tournage. Tous ces documents confirment le niveau de précision et d’exigence des cinéastes, ainsi que leur attention constante à la dimension matérielle à la fois du travail filmique, et du travail organisationnel – particulièrement, surtout pour ce dernier aspect, chez Danièle Huillet, dont les lettres montrent aussi combien une équipe de cinéma est aussi le lieu de problèmes très concrets, de rapports de pouvoir, et d’enjeux financiers donc politiques (payer les techniciens en début de semaine, faire en sorte que tous sachent comment l’argent est réparti, etc.). Cela renforce également un discours constant chez les Straub : la mise en avant de la valeur travail, des vertus de patience et de précision, vertus ouvrières.

6 Ces documents sont plastiquement splendides, renvoyant à leur double matérialité comme textes sur une page et comme voix et souffle à venir, ce en quoi ils ont pu aussi intéresser des poètes et des plasticiens contemporains. En cela, ce sont certainement des « écrits ». Mais ils appelleraient aussi un travail de confrontation avec les films eux- mêmes, un travail d’analyse précis tentant d’en démêler la logique interne, l’articulation avec les autres aspects du film, leur puissance heuristique éventuelle. Cela reste à faire.

7 La partie « textes » elle-même, prétendant rassembler « tous les écrits publiés par Jean- Marie Straub et Danièle Huillet depuis 1954 », s’en tient donc, de fait, à un certain type d’écrits, excluant non seulement (sauf exception) les « propos » de source orale, mais aussi ces documents. Cette exclusion n’est d’ailleurs pas radicale, puisque quelques documents de travail, probablement remis en forme pour publication, apparaissent

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(« Autour des Affaires de M. Jules César », « Petit Supplément historique (Moïse et Aaron) »), qui donnent un aperçu intéressant d’une part moins connue de leur travail, non pas sur mais autour des textes sources : reconstruction du contexte de production (la pensée de Brecht au moment de l’écriture de son roman), ou du contexte historique du déroulement de l’action (la vie des peuples nomades de l’époque mosaïque).

8 Cette partie « textes » pose en outre d’autres problèmes. D’abord, et même en s’en tenant aux critères implicites des éditeurs, l’ensemble reste en-deçà de la prétention plusieurs fois réaffirmée à l’exhaustivité : plusieurs textes manquent, dont certains importants. L’ouvrage contribue ainsi notamment à alimenter l’idée d’une marginalisation progressive des Straub dans le champ critique, les textes se raréfiant à partir des années 1980 – idée qui mériterait d’être relativisée à la lumière d’autres publications. Ensuite, les sources indiquées en fin de volume sont parfois erronées, ignorant l’existence de traductions préalables, la publication d’une version allemande avant l’italienne donnée pour originale, annonçant comme version originale française un texte signalé dans d’autres sources comme traduit de l’allemand, etc. L’absence d’un pan de la production écrite des Straub rend en outre plus difficile de saisir un certain nombre de spécificités d’écriture directement en lien avec leur pratique cinématographique – notamment celle du montage textuel dénué de commentaires, dont on trouve ici quelques occurrences (exemplairement le texte retitré « Filmcritica, Eisenstein, Brecht »), mais qui prendrait mieux son sens en lien avec d’autres textes plus tardifs, non repris ici, comme celui de 1988 pour le Cicim de Munich (nous nous permettons, pour plus de précisions, de renvoyer à la bibliographie de notre Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, « objectivistes » en cinéma, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2009). Ces pratiques strictement écrites se trouvent d’autant moins mises en lumière qu’apparaissent parmi les « textes » des éléments qui sont en fait des transcriptions d’entretiens oraux, que cela soit indiqué en bibliographie (comme pour « Le Bachfilm », où la note de Danièle Huillet qui le spécifie a été supprimée du bas de première page pour n’être donnée, sans appel, qu’en fin de volume) ou non (comme pour la « Présentation de Non réconciliés », indiquée comme provenant d’un texte dactylographié perdu, alors que la source originale la décrivait comme un entretien…). Il est vrai que ces entretiens, remis en forme, relus et éventuellement corrigés par les auteurs, peuvent se voir légitimement accorder le statut d’« écrits » ; ils n’en mettent pas moins en jeu des stratégies textuelles assez différentes.

9 En outre, l’organisation des contributions présentées apparaît la plus neutre possible, mais ses implications sont encore problématiques. Comme l’expliquent les éditeurs en préface, « [l]es textes se succèdent suivant l’ordre chronologique d’écriture – les rares entorses à cette règle visent à regrouper les écrits relatifs au même film ou au même cinéaste admiré » (p. IX). Ceci a pour première conséquence certains décalages, et la compression temporelle de démarches étalées parfois sur plusieurs années. Deux textes sur Nicht Versöhnt se suivent immédiatement, qui furent écrits à six ans d’intervalle. Deux textes sur Peter Nestler, le premier écrit en 1967 et le second un montage de textes de 1968 et 1972, se trouvent placés après un texte de 1972 sur Nicht Versöhnt et avant un de 1966 sur Chronik der Anna Magdalena Bach. La production des Straub se trouve ainsi rangée, ordonnée, quand elle ne cessa d’être le lieu de mouvements de retours, de reprises, d’insistance, de projets tenus pendant de longs intervalles avant réalisation, etc.

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10 Quitte à organiser cette production textuelle, on aurait pu imaginer d’autres critères, notamment de distinguer les modes d’intervention que constituent ces publications. Pourquoi un cinéaste écrit-il ? Pourquoi un cinéaste décide-t-il de publier un texte ? On le voit ici, les raisons peuvent être multiples, relevant de politiques diverses : soutien d’une œuvre (explication du projet avant production pour obtenir de l’argent, ou accompagnement promotionnel/pédagogique du film après la sortie) ; réponses à des questionnaires ou sollicitations amicales ; interventions dans le champ cinématographique pour soutenir un artiste ami ou pour dénoncer certaines pratiques (de la critique, des festivals, des chaînes télévisées) ; interventions dans le champ politique général ; etc. Jean-Marie Straub particulièrement a toujours eu le souci, perceptible surtout dans certains textes non repris dans ce volume, de rendre publiques les iniquités dont il fut l’objet, faisant publier des lettres de réponses parfois cinglantes voire très violentes (mais les plus radicales n’apparaissent pas dans le volume) qui étaient a priori privées. De même, les éditeurs n’ont, volontairement ou involontairement, pas retenu les textes polémiques très durs contre certains collègues : il est étonnant de lire ici une note élogieuse non datée de Straub sur Alexander Kluge, quand on connaît la violence de certains de ses textes des années 1970 contre le même Kluge.

11 Enfin, les éditeurs décidèrent de ne pas distinguer les textes écrits par Jean-Marie Straub de ceux écrits par Danièle Huillet ou en couple. Ceci a un caractère d’évidence étant donné la spécificité intéressante des Straub dans un champ critique qui, « politique des auteurs » oblige, tend toujours à chercher à spécifier l’apport individuel de chaque personnalité. Pour Huillet et Straub, l’accord tacite général accorde le statut d’auteur au couple comme unité indivisible ou indifférenciée. Pourtant, certains films ont été spécifiquement signés de Jean-Marie Straub seul, notamment Der Bräutigam, die Komödiantin und der Zuhälter (1968), ou Einleitung zu Arnold Schoenbergs Begleitmusik zu einer Lichtspielszene (1972) ; mais ils n’ont jamais été distingués du corpus d’ensemble, alors que leurs particularités sont discernables. De même ici, on aurait pu imaginer de séparer les contributions : on aurait pu alors voir apparaître notamment la cohérence de l’approche propre de Danièle Huillet, et sa spécificité même par rapport à celle de son mari. C’est d’ailleurs sur le corpus de Danièle Huillet que les manques du volume sont particulièrement lourds : quelques-uns de ses textes les plus importants – et les plus connus – manquent ici inexplicablement. On peut citer les « Notes sur le “Journal de travail” de Gregory Woods », texte fondamental et publié à maintes reprises (Cahiers du cinéma, Filmkritik, Enthusiasm, le volume Moïse et Aaron des éditions Ombres), mais aussi l’importante « Filmografia di Jean-Marie Straub » (Filmcritica, 1973, reprise dans l’ouvrage publié par la revue chez Bulzoni en 1984), ou la belle « Supplique ! » (dossier de presse d’Antigone). L’un des problèmes à éditer les « écrits » de Danièle Huillet est que sa production consiste presque uniquement en textes qui déjouent toute forme de valorisation « littéraire » : annotations, filmographie, traductions, rassemblement de données factuelles, itinéraires, plans de travail, etc. La « Filmografia » est pourtant exemplaire et unique, indiquant budgets, métrages tournés et des copies montées, modèles de caméra et types d’émulsions utilisés, etc. Elle est vraiment « huilletienne », si l’on ose dire. Il est sans doute d’autant plus gênant qu’elle attribue les films à Jean- Marie Straub seul. Curieusement, l’un des « écrits » les plus directement artistiques de Danièle Huillet est reproduit mais non sourcé dans le volume : il s’agit du photomontage intitulé « Sorcières (La Chimera ?) », sous-titré « danièle [sic] à J.-M. S. par amitié pour les Cahiers », publié originellement dans le n° 323-324 des Cahiers du

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cinéma dans le cadre d’un « Hommage » lié au trente ans de la revue, numéro dont le sommaire attribuait typiquement la page à Straub. Ce montage juxtaposait des photogrammes de leurs films représentant des figures féminines révoltées, et des paysages, avec des citations de Duras, Corneille et Mallarmé. La problématique féministe affleure ici comme rarement.

12 Cette pratique du montage d’images a été utilisé à d’autres reprises par Jean-Marie Straub, notamment dans l’affiche réalisée par lui pour la Viennale 2004, qui juxtaposait une photographie renvoyant à leur Von Heute auf Morgen (1996) et un photogramme de The Long Gray Line de John Ford (1955) : cela aurait-il pu constituer un « écrit » ? D’autant que le premier représente un graffiti écrit sur un mur… Ce type de « montage » leur est par ailleurs familier par une autre pratique « parafilmique » (et paratextuelle), celle de la programmation : de nombreuses « cartes blanches » ont été l’occasion de séances croisées présentant un de leurs films avec un autre, de Renoir, Buñuel, Mizoguchi, les Marx Brothers, etc. Ces programmes ne sont-ils pas des « écrits » ?

13 Par ailleurs, on aurait pu rêver que les traductions de Danièle Huillet soient incluses ici comme « écrits », puisqu’ils en furent. Après tout, depuis la Renaissance et jusqu’à Ezra Pound ou Jacques Roubaud, la traduction fut un haut lieu de la recherche littéraire, et donna des œuvres importantes. Si Huillet et Straub co-signèrent la traduction de Moses und Aron, elle signa seule les suivantes, notamment les traductions du théâtre de Hölderlin et de l’Antigone de Brecht, publiées chez Ombres. Huillet fut l’une des seules traductrices de langue française à adopter radicalement les principes de littéralité de la théorie benjaminienne de la traduction, et son entreprise n’a que peu d’équivalents (on pense à la version de l’Énéide par Klossowski, sur des bases différentes).

14 Ainsi, la production textuelle de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, que ce soit par leur approche de la fonction artistique (ce que j’ai appelé ailleurs leur recherche d’une « objectivité radicale »), ou par leur statut de « couple-auteur », met en lumière un certain nombre de problèmes généraux liés à la publication d’écrits de cinéastes. Il apparaît d’abord que de tels « écrits » ne se voient attribuer d’existence réelle qu’à posséder, comme écrits d’artistes, eux-mêmes une dimension manifestement artistique. La production écrite de Huillet et Straub, et singulièrement celle de Huillet, amène à rendre difficile la distinction entre des écrits « littéraires » et des écrits purement fonctionnels, ainsi que la définition même d’un « écrit », confrontée à un ensemble comprenant transcriptions de contributions orales, montages de citations ou d’images, traductions, filmographies, etc. La neutralité apparente de ces formes à peine textuelles – neutralité qui renvoie à celle chez eux de la forme filmique – rend problématique l’attribution d’un auteur, d’autant plus ici que cet auteur est double et que sa cohérence comme auteur, admise comme évidence dans un champ critique pour qui « les Straub » en constitue même une sorte de paradigme, brouille des différences pourtant réelles.

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Thomas Elsaesser, Malte Hagener, Le Cinéma et les sens : théorie du film Rennes, Presses Universitaires de Rennes

Michèle Lagny

RÉFÉRENCE

Thomas Elsaesser, Malte Hagener, Le Cinéma et les sens : théorie du film, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2011, 227 p.

1 Titre alléchant de cet ouvrage paru en 2010 chez Routledge (Film Theory : An Introduction Through the Senses) : il annonce une « nouvelle théorie du film » fondée sur la relation entre « cinéma, perception et corps humain », entre le corps et l’esprit d’un spectateur théorique et l’écran où s’agitent les ombres séductrices. Le projet, « concevoir une nouvelle introduction à la théorie du cinéma pour le XXIe siècle », est d’autant plus ambitieux qu’il vise à la fois à inventer de nouveaux fondements pour une pensée théorique du cinéma et à inventorier les multiples tentatives du même genre qui ont proliféré dès les années 1920 et sur lesquelles il s’appuie. La nouveauté et la difficulté viennent de cette double exigence : expérimenter l’efficacité analytique d’une nouvelle approche et, en même temps, réutiliser et reclasser les propositions des chercheurs venant de diverses sciences humaines, dont Francesco Casetti (1993) et Robert Stam (2000) ont amplement rendu compte en leur temps

2 L’organisation du raisonnement se fait par association étroite entre commentaire d’extraits filmiques en termes d’interaction écran/spectateur et discussion des théories du cinéma référées à celles de l’art ou de la littérature, à la linguistique, à la psychanalyse, à la phénoménologie, au cognitivisme, voire même aux sciences sociales et à leurs nouveaux avatars (Cultural studies). C’est dire la complexité de la démarche et du texte, qui provient de la remise en forme de conférences soigneusement pensées pour des universitaires (étudiants ou enseignants) ou des critiques de cinéma, voire un public averti. Il fait suite à une publication princeps en allemand en 2007, reprise et complétée en anglais, puis traduite en français. Les auteurs retiennent

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sept configurations de « l’expérience cinématographique », décrite moins comme effet du film que comme interaction dynamique entre l’écran et les sens (du moins certains) de l’homo-spectator. Dans tous les cas, les films ne sont jamais considérés comme des objets stables en soi, extérieurs à des spectateurs affectés par une position culturelle ou sociale déterminée, mais les uns n’existent que par rapport aux autres, l’expérience cinématographique qu’il s’agit d’explorer les remodelant réciproquement .

3 Ainsi, pour prendre un exemple, les propositions de l’image filmique et les effets qu’elle suscitent sont d’abord envisagées dans le cadre du « régime scopique » qui caractérise communément le cinéma, à travers la question du cadrage (« fenêtre » et « cadre ») déterminant la perspective visuelle. L’activité spectatorielle de James Stewart observant la maison d’en face dans Rear Window (Fenêtre sur cour) devient la métaphore de « la vision spécifique au cinéma classique » qui fonde l’investissement du spectateur distant, à travers une fenêtre assurant le raccord avec un monde extérieur indépendant et un cadre qui organise sur l’écran un espace filmique imaginaire. Elle permet de reprendre à nouveaux frais l’opposition entre réalismes (le cinéma fenêtre sur le monde extérieur) et formalismes (monde filmique entièrement produit par l’image-cadre), distinguant « films ouverts » centrifuges et « films fermés », centripètes. Puis, le chapitre sur les « portes » et « seuils », à la fois ouvertures et clôtures qui dissimulent autant qu’elles révèlent, appelle au secours la narratologie (et ses différents avatars filmologiques) pour analyser l’entrée dans le film d’un spectateur « captivé » et son passage effectif dans le monde produit par le récit (en particulier grâce aux scènes d’ouverture, comme celle de The Most Dangerous Game [les Chasses du comte Zaroff], étudié par Thierry Kuntzel).

4 Les jeux du visage et du miroir puis ceux de l’œil et du regard engagent différents modes d’implication du spectateur et la question du double, explorés à travers les troubles identitaires de Persona et la pupille géante reflétant des explosions qui ouvre Blade Runner. L’importance accordée au « cinéma-miroir » interroge (en partant des réflexions de Béla Balázs et Gilles Deleuze) le visage, notamment en gros plan, et le corps comme mode d’accès visuel aux émotions et aux affects, puis le miroir comme instrument auto-réflexif provoquant l’identification du spectateur grâce à ce qu’on appelle désormais « le dispositif » cinématographique (Jean-Louis Baudry), en particulier chez Christian Metz, influencé par la psychanalyse. Le film peut aussi se retourner sur lui-même grâce à différents procédés producteurs d’effets de réflexivité au point de se mettre lui-même en question, comme dans le Mépris, et de troubler le spectateur, distancé autant que captivé.

5 Je ne m’attarderai pas sur le motif de l’œil, dont le rôle central de révélateur, évident au cinéma, analysé dans ses interactions avec le regard, le sien propre et celui de l’autre, est étudié en particulier dans la perspective du « Panoptikon » de Michel Foucault, et de son pouvoir de contrôle et de maîtrise ; ni le rapport de l’oreille et du son qui affecte le public au point d’induire des manifestations somatiques et émotionnelles. L’un et l’autre sont des organes humains qui permettent une interaction directe entre le cinéma qui les manipule grâce à des prothèses technologiques, et la sensibilité du spectateur qui y réagit. L’un et l’autre ont une place centrale dans les mythes fondateurs de la culture qui constituent le fondement des possibilités de lecture et d’interprétation du public. L’un et l’autre ont été étudiés dans leurs fonctions esthétiques et affectives bien avant la théorie du cinéma qui analyse leurs dispositifs

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filmiques et leurs effets sur la réception spectatorielle, dont il serait téméraire d’explorer les variantes en quelques lignes.

6 En revanche, l’étude paradoxale des interactions sensorielles dans le chapitre sur la peau et le toucher, qui se fonde sur les qualités « haptiques » du mode de présentation du corps et les réactions physiologiques des spectateurs, reste pour moi un peu rhétorique bien qu’argumentée à partir de prémisses phénoménologiques. Certes la peau est « un champ de références sémantiques » utilisées de manière variée par l’image, mais elle reste au cinéma une représentation qui ne sollicite que métaphoriquement le sens du toucher, quel que soit le « savoir charnel » du spectateur, en dépit de l’excitation instinctivement produite par les films porno, ou plus décemment (hypocritement ?) par les baisers hollywoodiens. Quant au duo « esprit et cerveau », les approches cognitivistes en font, à juste titre, moins un sens qu’un processeur qui règle les perceptions sensibles et articule un univers mental. Grâce à sa fonction mémorielle, à sa capacité à utiliser les images subjectives, à résoudre les défis posés par les « films rébus », il fait du cinéma un producteur non seulement de processus psychiques mais de concepts.

7 Curieusement, il n’y a pas à proprement parler de conclusion, le chapitre ainsi intitulé visant surtout à intégrer le « cinéma digital » qui, produit par une mutation technologique majeure, ne semble pourtant pas, pour les auteurs, modifier fondamentalement les formes de l’expérience cinématographique décrites tout au long du livre, sinon en favorisant l’immersion du spectateur dans le film.

8 La simplification drastique à laquelle je viens de me livrer permet de saisir à quel point tenter de résumer ou de synthétiser les analyses et les discussions théoriques que les « sept propositions » entraînent relève de la chimère, tant chaque chapitre, appuyé sur un réseau de références aux mailles serrées sans cesse reprises et réarticulées en fonction du paradigme choisi, est dense et synthétique. Et encore ai-je délibérément sacrifié les diverses critiques (idéologiques ou féministes) des théories évoquées, et évité de m’interroger sur le passage fréquent d’une évaluation des interactions entre image cinématographique et spectateur à une analyse de contenu sur le discours socio- politique des films, qui engage leur fonction sociale. Il faut s’accrocher au texte, car l’ampleur de la démarche comme la quantité de théoriciens, de cinéastes et de films cités, certes nécessaire, rendent parfois la lecture laborieuse ; mais, au risque de quelques méprises dont je me suis à coup sûr rendue coupable et qu’on me pardonnera (ou pas), on y apprend beaucoup, même si l’on est familier à la fois de l’exercice analytique, de la lecture des théories du cinéma (ou de quelques-unes d’entre elles) et de la pratique pédagogique.

9 Pourtant je reste un peu sur ma faim en ce qui concerne la justification euristique de la théorie. La démarche, inductive, semble se fonder sur les apports des théories interactionnistes, sans qu’on puisse évaluer exactement la part des principes de l’analyse et la dimension empirique de « l’observation participante », dont les modalités ne sont pas précisées On imagine bien les possibilités d’interaction du film, de la vue, de l’ouïe, nettement moins celui du toucher, pour ne pas parler de l’odorat et du goût, abordés en annexe bien qu’ils soient parfois sollicités par les suggestions du récit ; par ailleurs, on peut se demander si le cerveau peut être placé sur le même plan que les « sens ». Deux questions demeurent donc : comment les perceptions et les réactions des spectateurs se manifestent-elles, et comment fonder un modèle relationnel qui prenne en compte tous les éléments qui le constituent. Puisque le

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processus d’interaction est ici décrit dans le cadre du spectacle cinématographique traditionnel (même dans le cas du numérique et des installations IMax) reste à savoir ce qu’il en advient quand les conditions qui lui permettent « d’envelopper le corps du spectateur » changent avec l’usage du DVD, la salle de cours ou de conférence, le salon familier ou le bureau du chercheur remplaçant la séance et le rituel social, les écrans de la télévision ou de l’ordinateur, voire du Smartphone, celui de la salle. Question juste évoquée à la fin de la conclusion. Qu’en est-il du pouvoir émotionnel qui a fait la force de ces images animées collectivement reçues ? Comment la perception spectatorielle va-t-elle se modifier ? À vrai dire, sur ce point, la réaction d’enfants regardant Monsters en DVD peut interroger : bien qu’avouant que c’est idiot, ils préfèrent se boucher les yeux ou passer derrière le poste de télévision quand ils sentent que « ça va faire trop peur ». Ils semblent donc à la fois être sensibles à l’effet immersif et capables de se mettre à distance. Peut-être parce qu’ils pratiquent, sur console ou sur Internet, grâce au numérique, le jeu vidéo où le spectateur intervient directement ?

10 L’intérêt de l’ouvrage, c’est qu’il provoque lui aussi une interaction (intellectuelle plus que sensible, à la différence de celle du film avec le spectateur) entre le texte et le lecteur, et engage ainsi un effort de réflexion sans aucun doute bénéfique pour les propres analyses de chacun, sans qu’on puisse espérer prendre pour « modèle » celles développées par les auteurs et en appliquer les grilles telles quelles. En revanche, la démarche incite chacun à inventer ses propres configurations ; je sais bien que j’ai l’air de dire « débrouillez-vous ! », mais c’est peut-être en cela que réside l’efficacité herméneutique du livre. Son principal apport est d’interroger le cinéma au moyen de l’interaction film-spectateur, non à partir de théories plus ou moins rivales et contradictoires, mais en profitant de celles-ci pour réfléchir la perception et le rôle du film en fonction de sa propre perspective. Il me semble que c’est ainsi, par la dynamique engagée et son pouvoir de suggestion, que la promesse de renouvellement de la réflexion théorique est tenue. Par exemple, un avantage de l’exercice proposé serait de permettre de repenser à nouveaux frais une « histoire du cinéma », ici articulée à partir des « formes du cinéma dominant », mais dont les contours, les périodisations et les justifications sont flottantes. Amorcée ici brièvement à plusieurs reprises par l’ouverture de mini-récits à partir des transformations des modes d’interpellation filmiques, cette histoire serait fondée sur l’articulation des variations thématiques et formelles des films, des transformations des désirs et des compétences spectatorielles, modifiés par le passage du temps, et des problématiques soulevées par l’histoire des théories elles-mêmes.

11 En tous cas, en affirmant constamment sa propre historicité, la nouvelle proposition des auteurs offre une possibilité de survie à une théorie du cinéma un peu envahie par la philosophie comme par les sciences cognitives, et qui saurait s’adapter aux formes futures du cinéma lui-même, sans doute transformées par le digital et la démultiplication des écrans. Cette position ouverte élimine toute nécessité de conclusion définitive !

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Olivier Mœschler, Le Cinéma suisse, une politique culturelle en action : l’État, les professionnels, les publics Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, collection « le savoir suisse

Frédéric Gimello-Mesplomb

RÉFÉRENCE

Olivier Mœschler, Le Cinéma suisse, une politique culturelle en action : l’État, les professionnels, les publics, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, collection « le savoir suisse », 2011, 140 p.

1 Les Presses polytechniques et universitaires romandes nous ont récemment livré, dans leur collection « Le savoir Suisse », un étonnant petit livre de 140 pages, en format poche, et à l’écriture dense : le Cinéma suisse, une politique culturelle en action : l’Etat, les professionnels, les publics. Son auteur, Olivier Mœschler, sociologue de la culture, auteur d’une thèse sur la genèse de la politique du cinéma en Suisse et sa réorientation vers le cinéma d’auteur (Université de Lausanne, 2008), n’analyse pas les films en critique, comme se fait fort de préciser la couverture de l’ouvrage, avertissant quiconque pourrait penser qu’il s’agit ici d’une nouvelle monographie sur le cinéma helvète. Il propose ni plus ni moins qu’une histoire institutionnelle du cinéma en Suisse depuis 1935. En dépit de son ambition ouvertement sociologique, la veine historique taraude cet ouvrage articulé en sept chapitres retraçant chronologiquement sept grands « moments » d’une histoire reconstituée en partie grâce aux archives de Swiss films (Centre suisse du cinéma) et étayée d’entretiens avec les directeurs de la Section cinéma. Trois acteurs collectifs sont passés au crible : le Département fédéral de l’intérieur, les professionnels suisses du cinéma, la clientèle des salles. S’inspirant des travaux de la nouvelle génération de sociologues posant un regard pragmatique sur les politiques culturelles (Ethis, Thévenin, Dubois…), Mœschler met en tension les registres

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de justification de l’action (et surtout des réactions) du milieu suisse du cinéma, en se détachant des approches centrées seulement sur le champ de la création, pour y inclure l’État, mais aussi les spectateurs ordinaires. Proposant ainsi une sociologie de l’action à trois niveaux, l’auteur fait émerger un certain nombre de paradoxes riches d’enseignement.

2 D’abord, il apparaît que la Suisse s’est finalement dotée assez tôt, dès 1963, d’une véritable politique fédérale du cinéma, bien organisée, légalement financée, quand bien même l’existence d’une politique culturelle helvétique d’envergure nationale était volontairement refusée et laissée à la compétence des cantons. Découlant de cet état de fait, Mœschler ne manque pas de souligner les tensions qui se nouent, en Suisse, autour de la justification d’un système d’aides qualitatives destinées à développer un cinéma d’auteur(s) voisinant dans le même temps avec un système d’aides automatiques, aux relents clairement protectionnistes, visant plutôt au renforcement d’une industrie nationale. L’auteur fait de la Conférence sur le développement du cinématographe de Berne, en 1935, un moment-clef dans la genèse de l’intervention publique, en consacrant le chapitre 2 (« L’état spectateur : une première politique du cinéma et son avortement 1935-1945 ») aux jeux qui se trament durant près d’une décennie autour de ces questions. La confédération helvétique commence en effet à s’intéresser au cinéma depuis le succès en salles, en 1934, du premier « biopic » consacré au héros national Guillaume Tell. Dès lors, les projets de studios d’un « Hollywood sur Léman » fleurissent du côté de Montreux, mais aussi à Lugano, Bâle, Zurich… (p. 24). Pas moins de quatre rapports pour la promotion d’un cinéma « de qualité » sont produits en 1936, ce qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler la fécondité de l’actualité législative française avec les rapports Clerc, De Carmoy et Petsche (voir Jacques Choukroun, « Aux origines de « l’exception culturelle française » ? Des études d’experts au « Rapport Petsche » (1933-1935) », 1895, revue d’histoire du cinéma, n° 44, 2003, pp. 5-27). Parvenir à maintenir une qualité « standard » (mais populaire) du film de fiction suisse pour servir de rempart aux prétentions allemandes sur le marché ses salles (p. 28) est le fil d’Ariane qui parcourt l’histoire d’un cinéma aux ambitions locales plus qu’internationales. Le dernier chapitre, consacré aux enjeux actuels, ironise d’ailleurs sur la viabilité du slogan « populaire et de qualité » scandé par les directeurs successifs de la Section cinéma. Cette intéressante analyse du registre de justification de la politique du cinéma helvétique identifie de nombreux autres points de clivage qui ne cessent de renvoyer directement ou indirectement à des situations voisines, notamment françaises et allemandes : l’auteurisme cinématographique et la tentation identitaire, l’opposition passagère de l’État au financement de la fiction (p. 68), la programmation « à la carte » des distributeurs en raison des goûts du public alémanique, les relations ambiguës entretenues avec l’Europe (Plan Media, Eurimages…), les pressions de la Section en raison de la surproduction de films (on apprend ainsi que la Suisse produit annuellement autant de films que la France, mais pour une part de marché ayant rarement dépassé les 3 % sur les écrans durant les quarante dernières années, ce qui provoque des tensions politiques et industrielles récurrentes), etc. Cet ensemble de contradictions (qui défrayent parfois la chronique avec les Assises de Locarno de 1994, ou les tentatives de publication d’un « Livre Blanc ») est mis en exergue dans ce petit ouvrage passionnant, court et aisé à lire. On ne peut que se réjouir que la sociologie de la culture, où l’institution cinématographique était ces dernières années relativement peu abordée en raison de réticences concernant la « spécificité » du cinéma, produise aujourd’hui ce type de travaux.

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3 Historiens ou politistes plus aguerris apprécieront cependant différemment les chapitres. Ainsi, le troisième (« L’État négociateur : vers une loi sur le cinéma 1945-1963 ») est davantage centré sur la construction de la politique suisse du cinéma par une Confédération qui caressa un temps des rêves hollywoodiens. Une impulsion est donnée à l’occasion de la remise de l’Oscar du meilleur scénario au film pacifiste de Léopold Lindtberg consacré aux enfants français recueillis par la Croix-Rouge (Marie- Louise, 1944), film qui connaîtra un important succès en salles en dehors des frontières helvétiques. Ce film ouvre la voie à des coproductions internationales associant les producteurs zurichois des studios Praesens (les Anges marqués de Fred Zinnemann, 1947) avant que l’État ne reprenne la main en encourageant des productions nationales destinées au marché des salles suisses. Cette stratégie de repli identitaire semble porter ses fruits puisque deux films tournés en dialecte (Uli le valet de ferme et Uli le fermier de Franz Schnyder, 1954 et 1955) réunissent plus d’un million et demi de spectateurs, rapportant à leurs producteurs quatre fois plus que leur coût. Les trois chapitres suivants (« L’État arbitre (1963-70) », « L’État mécène (1970-1993) » et « L’État opérateur (1993-2010) ») sont consacrés aux développements ultérieurs de la politique suisse, aux conflits professionnels (notamment au rôle joué par l’ASRF (Association suisse des réalisateurs fondée par Alain Tanner) et l’ARC (Association romande du cinéma) ou à l’analyse de dispositifs de financement comme « Succes Cinema » introduit en 1997 en réaction aux tentations de financement d’un cinéma trop populaire. Le dernier chapitre (« Les enjeux et les défis d’une politique du septième art »), essaye de revenir, en forme de conclusion, sur la dimension sociologique du propos après l’évocation historique ayant dominé la quasi-totalité de l’ouvrage, mais la tentative reste assez peu convaincante. Ainsi, Mœschler a parfois tendance à sur-interpréter les travaux d’économie culturelle du québécois François Colbert, considéré comme « un grand analyste des politiques culturelles » (p. 126) ce qui le conduit à des usages maladroits de sa théorie des « trois stades » (2006). Callon, Heinich, Urfalino Morin ou Darré sont indistinctement convoqués, mais pour parvenir au constat que le cinéma suisse a, en définitive, connu trois âges d’or dont le premier s’est épanoui sans l’aide de l’État (p. 123), laissant ensuite la place à un « champ organisationnel » (Urfalino), zone de concurrence mais aussi « champ de production » (Bourdieu) né de la mise en place de diverses sources de subventions. Rien de très nouveau ici, l’auteur reconnaît d’ailleurs, dans les toutes dernières lignes de l’ouvrage, que toute politique du cinéma reste « indéniablement tributaire de l’histoire ». Mais c’est surtout dans les dernières pages que l’avis porté par Mœschler sur la politique suisse du cinéma s’exprime de manière plus limpide lorsqu’il conclut que « d’une politique qui était bien souvent perçue comme allant à l’encontre du public et de ses penchants, mais qui se concevait pour cette même raison “pour” lui – en misant sur son émancipation à moyen ou long terme –, on passe à une politique qui se veut pour le public. On lui donne ce qu’il demande. Mais on agit “contre” lui parce qu’on ne le croit pas capable de vouloir autre chose » (p. 133). Reste que la simple prise en compte du rôle du marché (comme outil de mesure de la qualité par les spectateurs et les pouvoirs publics) est la grande absente de l’ouvrage. Elle permettrait de relativiser et surtout de mieux comprendre ces coups de balancier contradictoires que Mœschler semble, en définitive, dénoncer comme autant d’errements de la politique fédérale helvétique du cinéma. Elle permettrait aussi, en changeant de focale et en considérant dans son ensemble la diversité des écrans de la sphère audiovisuelle (salles, mais aussi TV, DVD, VOD, P2P, streaming…) de mieux suivre la circulation des films et de savoir où disparaissent (ou plutôt sont vus) finalement

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tous ces films suisses dont il nous est souvent rappelé qu’ils sont la conséquence d’un phénomène de surproduction encouragé par les subventions.

4 Alors que le travail universitaire original fait plus de mille pages, on peut évidemment regretter dans cette édition de poche la disparition de l’appareil de notes de bas de pages, de même que la minceur de la bibliographie (notamment la liste des sources d’archives consultées auprès de Swiss films et du DFI). Mais surtout, à trop vouloir vulgariser, en raison des contraintes de la collection, l’auteur frôle de peu les raccourcis historiques. Ainsi l’opposition entre les concepts « Filmwirtschaft » (acteurs économiques du cinéma) et « Filmkultur » (artistes et milieux culturels attachés au 7e art) expliquée par la seule opposition idéologique classique entre droite et gauche reste assez caricaturale (p. 41). Plus loin, en commentant la distribution socioprofessionnelle des 25 membres de la Commission fédérale du cinéma mise en place en 1963, l’auteur présente le cinéaste Alain Tanner comme le seul représentant, avec le délégué du festival de Locarno, de la vision « culturelle » (« Filmkultur ») du cinéma contre les visions mercantiles des producteurs et du « marché ». Or, pas moins de 9 sièges sur 25 sont pourvus par des organisations culturelles et/ou institutionnelles de spectateurs (p. 59), ce qui distingue singulièrement cette commission de ses homologues européennes de la même époque où les spectateurs n’avaient guère droit au chapitre en matière de jugement des films. En validant une distribution sociale des goûts qui ne serait fonction que des qualifications professionnelles des individus (il aurait d’ailleurs été intéressant de savoir sur quels critères ou sources s’appuie l’auteur pour valider le fait qu’à propos de cette commission « on en a souvent dénoncé l’incompétence » [p. 58]), l’auteur a parfois tendance à présenter les cinéastes comme des hommes de culture par excellence au contraire des spectateurs et surtout des producteurs, considérés comme incompétents pour juger de la qualité artistique des objets, une asymétrie qui paraît un peu abusive et trouble souvent le plaisir de la lecture. Alors que le sous-titre propose au lecteur une observation tripartite (l’État, les professionnels, les publics), les publics suisses restent bien souvent au second plan de l’analyse, comme une masse uniforme, prétexte commode aux producteurs et aux politiques pour reconduire les subventions fédérales au cinéma comme le rappelle justement l’auteur, mais une masse largement méconnue, et dont le seul pluriel orthographique laisse seulement imaginer une diversité des attentes et des goûts.

5 L’autre interrogation qui ressort de ce petit livre concerne la fréquente confusion entretenue entre politique du cinéma et soutien à la production, tendance qui devient récurrente ces dernières années dans tous les travaux publiés sur le sujet. Comme chacun le sait, le soutien à la production n’est que l’un des nombreux axes d’intervention des pays qui se sont dotés d’une politique du cinéma, et la focalisation sur cette activité masque d’innombrables initiatives qui participent de plein droit à l’animation des politiques du cinéma. Qu’en est-il, par exemple, en Suisse en matière de politique d’éducation aux images, de restauration ou simplement de conservation des films (aucun mot n’est dit, par exemple, du rôle joué par la Cinémathèque suisse de Lausanne), de soutien aux salles, du devenir des films suisses après leur carrière en salle (télévision, DVD…), de valorisation des films (rôle des festivals dans la formation des spectateurs), ou simplement du rôle joué par la Section cinéma dans des secteurs moins exposés comme le court métrage ou la formation des professionnels ? Évidemment, le choix fait par l’auteur de prendre comme clef d’entrée la politique de soutien à la production de longs métrages permet d’obtenir très rapidement des faits saillants comme le montrent les passages « Commission fédérale, comités d’experts,

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jury » (pp. 58-60) ou celui sur les primes spéciales pour les maisons de production suisses connaissant des difficultés financières (pp. 63-64), mais on ne saurait limiter une politique culturelle – a fortiori cinématographique –, à la seule redistribution de subsides publics. Si le soutien financier à la production est traité de manière rigoureuse, puisque tel était le propos central de la thèse, est-ce à dire que les autres secteurs de l’intervention publique pour le cinéma suisse sont parcellaires ou inexistants, ou peut-être simplement encore émergeants ? Rien ne permet formellement de l’affirmer en l’état de la lecture. Il est vrai que l’exercice d’un ouvrage sur ce sujet dans la collection « Le savoir suisse », version transalpine de nos fameux « Que sais-je ? », relève de la gageure, et une publication de tout ou partie de la thèse sous un autre format serait sans doute précieuse.

6 Les puristes trouveront sans doute que l’on parle beaucoup de cinéma mais bien peu de films dans les travaux de cet acabit, et c’est sans doute un peu vrai, mais, loin des clichés résumant le cinéma suisse à quelques grands noms de cinéastes, ce jeune auteur parvient à brosser un vibrant portrait du petit milieu suisse du cinéma que les approches purement historiques ne faisaient qu’effleurer jusqu’ici. Et c’est sans doute là, malgré ses quelques imperfections, la principale qualité de cet ouvrage. Ajoutons que les titres et sous-titres des chapitres sont incisifs et pimentent, avec une pointe d’humour, l’aventure de la politique du cinéma suisse qu’Olivier Mœschler raconte à la manière d’une saga trépidante avec ses « figures » et ses clans. Le Cinéma suisse, une politique culturelle en action est un livre qui peut déjà rejoindre la bibliothèque de tout amateur d’histoire institutionnelle du cinéma. Pour les autres, ce travail, notamment pour son regard sociologique sur l’industrie suisse du cinéma et les informations de première main qu’il apporte, apparaît comme un bon complément des deux volumes de la monographie de Hervé Dumont et Maria Tortajada (Histoire du cinéma suisse, 1966-2000, tome I et II, Lausanne, Hauterive/Cinémathèque suisse/Gilles Attinger, 2007).

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Une histoire du film utilitaire : le « Gebrauchsfilm » suisse des années 1900 à 1960. Enjeux et perspectives : Yvonne Zimmermann, Pierre- Emmanuel Jaques, Anita Gertiser Schaufenster Schweiz. Dokumentarische Gebrauchsfilme 1896-1964, Limmat Verlag, Zurich

Roland Cosandey

RÉFÉRENCE

Une histoire du film utilitaire : le « Gebrauchsfilm » suisse des années 1900 à 1960. Enjeux et perspectives : Yvonne Zimmermann, Pierre-Emmanuel Jaques, Anita Gertiser, Schaufenster Schweiz. Dokumentarische Gebrauchsfilme 1896-1964, Limmat Verlag, Zurich, 2011, 581 p., 199 ill. 1.

1 Il peut sembler curieux que la recension d’un ouvrage spécialisé sur le cinéma débute par l’éloge de ce qui paraîtrait, à degré de spécialisation égale, en histoire de l’art ou en histoire tout court, aller de soi.

2 En l’occurrence, une délimitation programmatique du champ d’étude, une iconographie jouant un rôle de documentation et non d’ornement, une filmographie localisant les copies, une bibliographie générale au moins trilingue, qui ne mélange pas sources primaires et secondaires, et, last but not least, une rigoureuse batterie de notes – et des index !

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3 La chose ne surprendra que ceux qui s’imaginent, devant le poids matériel de certaines publications, sinon à leur usage déceptif, que l’histoire du cinéma, en Suisse, est une discipline à l’unisson méthodologique de ses consœurs établies.

4 Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que Schaufenster Schweiz. Dokumentarische Gebrauchsfilme 1896-1964, ouvrage à trois mains et en allemand issu de travaux soutenus par le Fonds national de la recherche scientifique, qui est un organisme de financement académique, vient établir un standard par rapport auquel, à l’avenir, tout effort éditorial devrait être mesuré.

5 La remarque ne porte évidemment pas sur le seul apparat critique et la souplesse de navigation qu’il permet dans ces quelque six cents pages solidement contenues par une reliure bienvenue. Consacré aux manifestations diverses du « cinéma utilitaire » ou « appliqué » (« Gebrauchsfilm ») durant une période longue, Schaufenster Schweiz circonscrit et impose avec autorité un nouveau champ de recherche.

6 En s’attachant à l’étude de tout ce qu’une longue tradition critique, partisane même quand elle s’habillait d’Histoire, avait écarté par indifférence pour l’économie, par religion de l’auteur, par idéologie esthétique ou encore par conformité avec ce qui fait norme pour l’étude nationale des grands pays producteurs, les auteurs s’avancent sur un terrain que cette tradition avait décrété, plus ou moins explicitement, ne pas appartenir à ce qu’elle considérait être le cinéma, soit le long métrage de fiction.

7 Il faut rappeler qu’entre 1915 et 1964, cette dernière catégorie représente tout au plus, pour la Suisse, quelque 200 titres canoniques et que l’inflation des années de guerre (un quart de cette production entre 1939 et 1944 !) ne fait que mettre en évidence l’impermanence de ce secteur de l’économie nationale du cinéma.

8 Par ailleurs, à partir de 1964 et plus particulièrement de 1969, une fois qu’une inaugurale loi fédérale sur le cinéma aura remodelé à la fois le rapport économique de l’État avec la production et la définition même du cinéma national, la statistique prend un tour et un sens nouveaux. Pour Schaufenster Schweiz, cette décennie constitue le terminus ad quem d’une période que l’ouvrage fait commencer dès les premiers films réalisés en Suisse, soit en 1896, des sociétés autochtones prenant peu à peu, à partir des années 1910, le relais d’Urban, de Pathé ou de Welt-Kinematograph ou des tourneurs locaux dans la production d’images helvétiques « documentaires ». 2.

9 Émergeant lentement à partir de la fin des années 1980, les conditions qui rendent possibles et légitiment des objets si peu parlants dans la perspective cinéphilique, en dehors peut être de l’attractivité des « premières fois » – le film touristique (Pierre- Emmanuel Jaques), le film de commande industriel (Yvonne Zimmerman), le cinéma scolaire (Yvonne Gertiser) – semblent désormais établies, qu’il s’agisse de la reconnaissance universitaire, de l’intérêt d’un important éditeur d’ouvrages d’histoire comme Limmat Verlag (Zurich), et de la collaboration avec les archives nationales (Cinémathèque suisse), cantonale (le Département audiovisuel de la Ville de La Chaux- de-Fonds), régionale (Lichspiel, Berne), ou avec celles qui relèvent de régies fédérales (les Chemins de fer fédéraux, la Poste) et d’entreprises privées (Georg Fischer, Knorr, Nestlé, Novartis, Sulzer).

10 Significative par sa variété, cette liste indicative des lieux de conservation sollicités par les auteurs à l’échelle du pays, pour le film comme pour le papier, témoigne d’un véritable travail de sourciers. En abordant une production dont les traces matérielles

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sont dispersées, dont l’état de conservation est fragile, en partie parce que c’est le sort naturel de ce qui a servi et qui est tombé dans l’obsolescence, en partie parce que la conscience patrimoniale ne s’en est pas encore vraiment emparée, ils évoluent sur un terrain qu’en quelque sorte ils constituent en avançant, car cette production, ceux-là mêmes qui en assurent la sauvegarde sont la plupart du temps loin de l’avoir recensée, identifiée, située.

11 Un terrain se constitue aussi dans le regard rétrospectif et l’établissement d’un corpus ne se résume pas à une somme de films, si délaissés qu’ils aient été jusqu’ici.

12 Pour ce qui est de l’historiographie, un des chapitres de la mise au point préliminaire n’a pas de peine à montrer ce que nous avancions plus haut : l’objet n’existe pas ou à peine, car il ne correspond à aucun des critères de légitimation traditionnellement opérants. Et s’il apparaît, c’est dans l’effacement de ses propriétés, parce qu’on peut le désigner comme une œuvre signée Hans Richter, Alberto Cavalcanti ou Hans Trommer, oubliant pour le premier le Werkbund suisse, pour le second Pro Telephon et le GPO Film Unit et pour le dernier l’Office du tourisme zurichois. La méconnaissance de la production du cinéaste allemand Hans Richter durant les années où il fut actif en Suisse, avant son départ pour les États-Unis au printemps 1941, au service de la Bourse zurichoise, de Geigy et Ciba, de Wander (Ovomaltine), ou de maisons d’assurances, traduit bien le mécompte, alors même que l’avant-gardisme du réalisateur suppose une participation inventive à la communication intéressée et que, par ailleurs, les films eux- mêmes redeviennent matériellement accessibles.

13 Le mérite de ces pages n’est pas vraiment dans cette démonstration aisée, mais dans le tableau qu’elles offrent de l’écriture de l’histoire du cinéma en Suisse, depuis la fin des années 1930 jusque dans les années 1980, du méconnu Franz Heinemann au renommé Freddy Buache, tableau d’autant plus bienvenu que ce genre d’exercice est demeuré singulièrement rare, malgré les enseignements universitaires institués depuis plus de vingt ans à Lausanne et à Zurich. 3.

14 Quant au corpus, le lecteur aura peut-être sourcillé plus haut à lire l’énumération des trois domaines répartis entre les auteurs et l’affirmation d’une unité de champ. Si la terminologie adoptée là est d’ordre pragmatique, désignant tantôt un sujet, tantôt la relation à un commanditaire, tantôt une fonction, c’est bien à une unification conceptuelle que se livre Zimmermann, maître d’œuvre de l’ouvrage, dans une des parties introductives rassemblées sous le titre de « Topographies du cinéma documentaire utilitaire ».

15 Ce « Gebrauchsfilm » y est défini comme une catégorie, dont les actualisations, pour être multiples – variées dans leur fonction, diverses dans leur usage, adaptables selon les publics –, présentent quelques traits qui la distingue essentiellement du cinéma « commercial », quel que soit le statut artistique attribué à ce dernier.

16 C’est d’abord la reconnaissance du commanditaire comme instance première et avec elle, logiquement, la prise en compte de la prédominance de la fonction assignée au film – (se) faire connaître, faire consommer, faire apprendre. Dès lors, le film n’est pas un produit en soi, mais un moyen. À ce titre, il échappe à la logique qui définit l’économie ordinaire du marché cinématographique, soit la diffusion de spectacles dont on escompte qu’une part contractuelle des recettes remonte à la source. Qu’il s’agisse de persuader les spectateurs d’emprunter le train pour aller en vacances, de le

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convaincre que le chocolat en poudre est une boisson saine ou que l’industrie suisse du textile mérite qu’on achète national, privé ou public, le commanditaire paie pour l’audience, au lieu que le public achète sa place.

17 Dernier grand trait général, les lieux et les modalités de l’usage ne présentent pas la fixité ni l’autonomie du spectacle ordinaire de cinéma. Certes, quand il prend la forme du documentaire culturel (« Kulturfilm »), le film peut apparaître en avant-programme dans les salles dites commerciales, mais son autonomie fonctionnelle lui confère une double plasticité : celle de sa présentation et celle de sa forme. Expositions et foires commerciales, conférences, tournées ; pour un public ciblé ou général ; plus long, plus court ou recyclé, en format standard 35 mm ou en format réduit 16 mm ; sémantiquement ouvert, selon les circonstances ; et rarement isolé d’un ensemble médiatique concerté plus vaste, dans le cadre de campagnes où le film est loin de constituer la dépense principale (ce que la plupart du temps les copies recueillies par les archives ne disent plus, étant sauvegardées certes, mais orphelines de leur contexte).

18 L’ouvrage ne prend pas en compte la réclame que nous désignons aujourd’hui par le terme de « spot publicitaire », ni, à l’autre bout du spectre, le film politique, récemment abordé pour la même période et plus particulièrement dans le cadre socialiste par Stefan Länzlinger et Thomas Schärer, « Stellen wir diese Waffe in unseren Dienst ». Film und Arbeiterbewegung in der Schweiz (Zurich, 2009) – notre recension, en français, de ce dernier travail fait écho aux présentes réflexions (voir Décadrages, n° 16-17, automne 2010, pp. 139-149, en ligne sur le site de la revue : http://www.decadrages.ch/).

19 Un troisième volet préliminaire est consacré à la place du « Gebrauchsfilm » dans une histoire plus générale du documentaire en Suisse de 1896 à 1964. Cet indispensable élargissement du cadre (nous l’appelions jadis de nos vœux ici même, en rendant compte de l’ouvrage qui établissait la filmographie des longs métrages de production suisse, Histoire du cinéma suisse 1896-1964 d’Hervé Dumont, dans 1895, nº10, octobre 1991, pp. 81-94) se justifie par un constat très simple. Maisons de production, personnel technique, laboratoires, soit les éléments qui assurent la continuité productionnelle et économique durant toute la période, et dont certains se risquèrent très sporadiquement dans le domaine du long métrage de fiction, tous opèrent en premier lieu dans celui de l’image documentaire au sens large du terme, y compris les actualités.

20 Ce sont les mêmes Eos Film, Office cinématographique lausannois, Praesens, Cinéma scolaire et populaire suisse (CSPS), Cinégram, Frobenius, Pro Film, Turicia, Condor, ou, quand le cinéaste est sa propre entreprise, les Duvanel, Kern ou Dahinden, que l’on retrouve dans les catalogues des institutions de diffusion comme l’Office national suisse du tourisme (créé en 1917), le CSPS (depuis 1921), l’Office suisse d’expansion commerciale (OSEC, depuis 1927), pour citer trois des acteurs institutionnels principaux de la période. 4.

21 Jaques met clairement en évidence le rôle moteur joué dans les années 1930 par ce dernier organisme, l’OSEC, à la fois diffuseur, éditeur et commanditaire. Sous la direction d’Alfred Masnata, soucieux d’assurer l’efficacité de la promotion cinématographique des grands secteurs de l’économie nationale (alimentaire, construction mécanique, tourisme…), un des protagonistes clé de la branche cinématographique elle-même, à l’origine de l’Association suisse des producteurs en

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1934 et présent également dans la politique fédérale du cinéma qui se met en place dans cet avant-guerre.

22 La prise en compte du rôle indirect, mais effectif, de l’État fédéral, par le biais du subventionnement d’organismes mi-privés mi-publics aux services de l’économie nationale ou par les commandes passées par les grandes régies fédérales, Chemins de fer et Poste, renverse un préjugé solidement établi selon lequel la Confédération ne serait intervenue dans ce domaine qu’au moment où s’annonçait le deuxième conflit mondial, dans le cadre de la « défense spirituelle nationale », puis une vingtaine d’années plus tard, dans le mouvement du « nouveau cinéma suisse ».

23 Ce faisant, les auteurs soulignent à quel point le « Gebrauchsfilm » fut discuté en termes d’identité nationale bien avant que l’accent ne se déplace sur le long métrage de fiction, et souvent en vertu d’une prétendue affinité profonde avec la « bonne » image, celle qui constitue le document dans le documentaire et non le mensonge dans la fiction.

24 Se répercutant aussi d’un chapitre thématique à l’autre, le rôle symptomatique ou moteur, des quatre Expositions nationales qui eurent lieu durant la période en scande l’évolution – rappelons que ces manifestations sont destinées à mettre en valeur l’effort industriel, économique et culturel du pays.

25 En 1896, non pas dans l’enceinte officielle, mais sur le parc d’attractions, l’Exposition de Genève marque le premier contact avec le cinéma projeté, sous la forme principale des vues Lumière présentées par le concessionnaire suisse de l’appareil lyonnais. Curieusement, l’ouvrage ne fait nulle part mention, à ce propos, d’un usage complexe, qui « modélise » d’emblée des opérations dont on trouvera la description ailleurs, en particulier pour toute l’action de Maggi dans les années 1930, traitée par Zimmermann dans un développement exemplaire d’une quinzaine de pages. Le pavillon des Fées de Lavanchy-Clarke est, en fait, une attraction publicitaire du savon anglais Sunlight, reconnue comme telle par le public (mais non déclarée par l’entrepreneur), certaines vues Lumière sont des publicités directes pour ce produit, et les tournées cinématographiques qu’organisa Lavanchy-Clarke avant 1900 mobilisent les ménagères sur présentation d’un bon découpé dans l’Almanach Sunlight, le savon, entretemps fabriqué en Suisse, faisant l’objet d’une association d’images historico-légendaires où le Château de Chillon médiéval côtoie les lacustres helvètes.

26 À Berne en 1914, un cinéma officiel est installé dans un lieu central de l’Exposition et son programme est un échantillon du répertoire de films de voyage et de fabrication surtout, qui allait constituer une bonne part de la production envisagée dans le livre, pour les premiers, par Jaques. Cette sélection était guidée par une pensée « réformiste », exprimées à partir des années 1906-1907, en réaction au spectacle de cinéma en voie de sédentarisation, et l’Exposition est l’occasion aussi d’une réflexion particulière sur le rôle scolaire du cinéma, comme le montre Gertiser dans sa contribution, plus particulièrement consacrée à trois institutions qui marqueront ce domaine particulier dans les décennies suivantes, le Cinéma scolaire et populaire suisse (Milton Ray Hartmann, 1921), la Lehrfilmstelle du Canton de Bâle-Ville (Gottlieb Imhof, 1922), et la Safu (Schweizerische Arbeitsgemeinschaft für Unterrichtskinematographie, Ernst Rüst, 1929), entre usage général de la bonne image « documentaire » et développement d’une production modelé sur des principes pédagogiques internes à l’enseignement de certaines connaissances.

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27 En 1939, à Zurich, le cinéma est omniprésent. Il y figure comme une branche économique, et, comme jamais jusqu’ici, la manifestation n’a mobilisé à ce point la production autochtone, sous forme neuve ou recyclés, pour l’exposition comme telle et pour tous ses secteurs, en 35 mm mais surtout dans ce 16 mm si commode, dans des lieux obscurcis ou clairs, fixant le spectateur ou happant le regard du visiteur.

28 L’Exposition lausannoise de 1964 oblige à considérer la projection plutôt que le cinéma, si l’on veut rendre compte de la manière dont l’image, fixe ou animée, mono-écran ou multipliée, se conjugue à la conception architecturale. Du point de vue qui nous occupe, cette multimédialité reconduit une des raisons qui ont fait rapidement adopter le cinéma pour l’entreprise publicitaire, au sens large du terme : sa modernité. En même temps, 1964 symbolise la césure qui se dessine dans le rôle assigné à l’image cinématographique. Au cœur idéologique de l’Exposition, au bout de la Voie suisse, la série de films commandée à Henry Brandt pour le lieu et la circonstance commence par un topos, le jonglage foklorique du drapeau national sur fond de ciel bleu. La suite de « La Suisse s’interroge », c’est le nom de la série, fait vite comprendre au spectateur que cette introduction est ironique.

29 On regrettera d’autant plus que l’index des « Expositions, foires et festivals » ait été établi avec nonchalance alors que l’ouvrage met en évidence, tout au long de la période étudiée et pour tout genre, l’importance de ces manifestations, qu’elles fussent commerciales, touristiques, nationales, universelles, et parfois cinématographiques. Si l’on se fie au texte, la liste devrait comporter plus du double des entrées retenues. 5.

30 Nous avons évoqué certains éléments de ce riche ouvrage, les ayant retenus en raison de leur apparition transversale et pour leur exemplarité. Nous n’entrerons pas autrement dans le détail des chapitres thématiques, qui abordent chacun dans son domaine trois aspects : la production et son contexte (commande et fonction), les organismes de diffusion et des films singuliers jugés représentatifs, selon une périodisation très générale en trois phases, la constitution (1896-1913), l’établissement (1914-1939), la consolidation (1939-1964).

31 Le lecteur aura compris, même s’il ne s’engage pas dans ces pages, par éloignement pour le territoire ou par incompétence linguistique, que le déplacement de la perspective, de l’auteur à l’usage, confère à la dimension pragmatique de la relation aux images un rôle interprétatif essentiel et oblige à intégrer des réalités déterminantes rarement abordées dans l’écriture de l’histoire du cinéma, comme la politique de communication des entreprises et des institutions, la perception qu’elles ont du consommateur ou de l’usager et celle de leur propre rôle social, la nature de l’efficacité qu’elles attribuent au moyen cinématographique.

32 À ce propos, l’analyse du plus fameux club pour enfants des années 1930-1950, le Fip- Fop Club de Nestlé, parrainé par la figure tutélaire du général Guisan, chef de l’Armée suisse en temps de guerre, est parfaitement révélatrice d’une confusion qui nous étonne aujourd’hui, mais qui est le régime presque constant de ces images : l’entreprise privé et le pays forme une même Patrie. 6.

33 Un dernier point nous paraît mériter ici un commentaire : la filmographie. Donnée par ordre alphabétique des titres, elle sert d’index. Des quelque mille deux cents films consultés dans le cadre de cette recherche d’envergure, elle différencie les titres

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donnés en simple référence et ceux qui constituent à proprement parler le corpus des trois domaines abordés, soit quelque cinq cents films. Elle indique pour chacun de ces derniers non seulement le producteur ou le réalisateur, mais aussi le commanditaire, et précise la localisation de la copie examinée ou repérée, quand on sait si le film subsiste dans quelque archive publique ou privée.

34 Dans un domaine où le format est un précieux indicateur de l’usage autant que du mode de production, le lecteur peut distinguer d’abord entre ce qui est en 35 mm ou en 16 mm, et, dans ce format-là, s’il s’agit d’une réduction ou du format originel. Enfin, comme la durée des films est également un trait déterminant, on s’est donné la peine de l’indiquer en minutes ou en mètres. Quand l’accès aux images n’a été possible qu’en transfert vidéo, VHS ou DVD, la chose est signalée.

35 Voilà qui paraît simple, mais quiconque aura travaillé à l’élaboration d’un catalogue mesurera l’effort que représente, dans un domaine aussi peu balisé par les archives elles-mêmes, la réunion de ces données pour tant de films.

36 Cette filmographie, qui comprend une part d’inventaire puisqu’elle renvoie aussi, autant que possible, à des copies matériellement conservées (qu’au demeurant les auteurs ont souvent contribué à identifier), est une véritable table d’orientation.

37 Elle est aussi le résultat concret d’une réflexion trop peu prise en compte, à notre avis, dans les études cinématographiques et dans la production de ce genre de listes, portant sur la pertinence des informations et leur opérabilité.

38 On notera que les films ne sont pas qualifiés par leur genre présumé, ni selon la distinction usuelle entre fiction et « non fiction » et pour cause. La question de la terminologie parcourt tout le livre, avec une attention très grande aux désignations historiques d’une part, et, d’autre part, un soin particulier à ne pas figer l’image des films par des désignations aussi réductrices et chargées d’a priori. 7.

39 Revenons au titre. Vitrine de la Suisse (« Schaufenster Schweiz ») se lit évidemment dans deux sens. La grande majorité de ces productions – à l’exclusion de certaines applications scolaires de la « vue » cinématographique – est construite sur des stratégies discursives à la fois particularisantes et généralisantes, où l’appartenance du producteur de biens ou de service à un territoire national fait du produit mis en valeur – aliment, paysage, électricité, etc. – par glissement, un produit national, identifié comme tel par son rattachement à la tradition, à la nature ou à des qualités jugées essentielles (la propreté, l’ordre, la capacité d’innovation), dans une adresse qui désigne le consommateur comme citoyen et l’achat comme un devoir patriotique.

40 C’est là que l’on retrouve notre propos initial. En termes de construction sociale, de valeurs véhiculées et partagées, dans un pays où ce n’est que très exceptionnellement que plus de cent mille personnes se trouvent avoir vu le même film de fiction de production nationale, ne serait-ce pas dans ce non-cinéma-là, diffusé en guise d’avant- programme dans les salles ordinaires, montré dans les foires commerciales, apporté à la population des bourgs et des villages par des tournées promotionnelles, goûté dans des clubs d’enfants mobilisés par la collection de vignettes pour album, que se constitua aussi pour quelques générations entre 1920 et 1960, souvent à l’âge où le cinéma ordinaire était interdit, une idée du monde et de son usage ? L’ouvrage ne semble laisser aucun doute à cet égard.

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41 Les historiens de l’histoire culturelle du XXe siècle y trouveront quelques pistes d’autant plus intéressantes, à notre avis, que Schaufenster Schweiz reste un livre d’histoire du cinéma, c’est-à-dire un travail proposant, sur le moyen qu’il étudie, un ensemble de connaissances qui devrait empêcher qu’on s’empare n’importe comment du premier film industriel venu. À cet égard, les analyses de cas qui ponctuent l’exposé des trois ensembles sont particulièrement précieuses, comme l’est, d’une période à l’autre, le souci de mettre en évidence constantes et innovations formelles sans jamais oublier que les unes et les autres relèvent strictement des fonctions assignées au film, qu’il s’agisse de la persistance de l’image muette, d’une modalisation du regard passant de la présentation à la représentation, de l’usage d’éléments fictionnels comme cadre ou comme structure, ou encore du recours à une expression connotée comme moderniste.

42 Enfin, l’ouvrage peut être vu comme un guide également. D’autres se livreront à l’inventaire, au rassemblement, et peut-être aussi à la sauvegarde accrue de cette production. Ils auront besoin de savoir à quoi ils ont affaire, de réaliser à quel point ces films sont orphelins tant qu’on ne les rattache pas à une documentation propre, à imaginer aussi comment mettre en valeur ces objets dans le respect de leur singularité (rares sont encore les programmes de films industriels ou touristiques, quand ils ne sont pas « des premiers temps », dans les cinémathèques et les festivals spécialisés !).

43 Beaucoup d’éléments formels et, de toute façon, les usages eux-mêmes, nous répètent les auteurs tout au long de ces pages, n’ont rien de spécifiquement suisses, même s’ils présentent des inscriptions contextuelles particulières et qu’ils recourent à une imagerie opportunément identitaire. Le guide n’est donc pas seulement à usage interne.

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Actualités

Chroniques

Revue

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Studies in East European Cinema (2010-2011)

Ania Szczepanska

1 Publiée à Bristol chez Intellect, Studies in East European Cinema est la première revue anglaise consacrée exclusivement au cinéma des anciens pays du bloc de l’Est. Son titre pourrait paraître aujourd’hui inactuel, voire « démodé » (selon les propres mots d’Ewa Mazierska, co-rédactrice en chef, vol. 1, n° 1, 2010, p. 14), puisque la référence à une opposition politique et historique Est-Ouest semble désormais révolue. Mais il n’en est rien : l’ambition fédératrice de la revue, affichée par ses fondateurs, ainsi que la richesse éditoriale des quatre premiers numéros (parus en 2010 et 2011) prouvent, s’il en était besoin, le dynamisme des travaux consacrés aux cinémas de l’Est et la pertinence de ce projet éditorial.

2 Comme le souligne son rédacteur en chef, John Cunningham, cette revue bi-annuelle est d’abord née d’un manque dans le paysage éditorial anglo-saxon. Depuis une vingtaine d’années, la multiplication de travaux consacrés au cinéma des anciens pays du bloc de l’Est (monographies, articles, colloques et thèses) contrastait avec l’absence d’une revue capable de rassembler ces recherches et de leur donner une meilleure visibilité grâce à une publication régulière. La ligne éditoriale fixée est ainsi à l’image de ce constat de départ, elle se devait d’être « définie mais aussi inclusive que possible » (vol. 1, n° 1, 2010, p. 3).

3 La revue accueille des textes de diverses natures : articles de fond, comptes rendus de publications ou de sorties dvd, entretiens avec des professionnels et reportages sur l’actualité cinématographique de ces anciens pays de l’Est dont elle entend se faire l’écho le plus largement possible. Cette variété est particulièrement utile pour les chercheurs qui travaillent sur ces cinémas et qui, trop souvent, se limitent à l’étude d’un seul pays, faute de pouvoir avoir accès, pour des raisons linguistiques, aux cinémas voisins. Grâce à cette nouvelle revue, ils peuvent désormais avoir accès à des publications récentes et inscrire ainsi leur réflexion dans un contexte plus large. Ceci est d’autant plus important que les films de cette partie-là de l’Europe sont aujourd’hui dans l’ensemble peu diffusés en dehors de leur pays de production (ils l’étaient

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davantage à l’époque des deux Europe) et que les éditions dvd pâtissent souvent de l’absence de sous-titrage.

4 La diversité de la revue est également d’ordre méthodologique. Les approches choisies sont – on en sait gré à ses rédacteurs – aussi bien historiques, économiques qu’esthétiques. Par ailleurs les auteurs traitent tout autant de la fiction que du documentaire, du long métrage que du court, de la production cinématographique que télévisuelle. La revue interroge également la circulation des images cinématographiques, en intégrant dès le premier numéro des textes sur des artistes contemporains qui « recyclent » ces images de cinéma, comme l’article de Nikica Gilic sur le croate Tom Gotovac ou celui de Harry Weeks sur l’usage des images documentaires dans l’art contemporain des pays baltes.

5 Fédératrice avant tout, cette vision très large du cinéma de l’Est pourrait être contestée, tant l’entité géographique désignée est problématique. Les auteurs en sont conscients ; c’est pourquoi ils proposent en préambule d’interroger la pertinence du titre choisi pour leur revue. Dans son article inaugural, Ewa Mazierska propose une réflexion très intéressante sur les différentes acceptions de ce territoire identitaire et historique complexe. Son texte retrace ainsi les divers débats qui ont façonné la construction de ce qu’on appelle l’Europe de l’Est, au regard d’autres notions telles qu’ Europe centrale (East Europe ou East Centrale Europe) ou encore Mitteleuropa, distinctions qui ont marqué les études cinématographiques de l’avant et de l’après 1989. L’auteur explique le choix de la rédaction de conserver malgré tout le terme Eastern European Cinema qui lui paraissait le plus flexible et le plus inclusif, ouvrant la voie à une réflexion plus riche pour les chercheurs en cinéma que celle que véhicule le terme Central Europe. Selon Mazierska, la pertinence de cette notion s’illustre avant tout par la production d’avant 1989 mais aussi par la manière dont les cinéastes de l’Est travaillent aujourd’hui la mémoire d’un passé commun. Le terme est d’ailleurs tout à fait cohérent par rapport à la ligne éditoriale défendue par la revue, fondée essentiellement sur une volonté de développer une approche transnationale du cinéma.

6 Les quatre premiers numéros de Studies in Eastern Europen Cinema, publiés en 2010 et en 2011, reflètent-ils ce projet ambitieux ? Sans vouloir rendre compte de tous les articles et comptes rendus publiés en deux ans, essayons plutôt de saisir les apports de cette nouvelle revue. J’en soulignerai quatre qui me paraissent tout particulièrement intéressants.

7 Les deux premiers apports sont d’ordre méthodologique. Tout d’abord, l’usage d’un regard transnational. Plusieurs auteurs cherchent en effet à confronter les productions cinématographiques d’Europe de l’Est en inscrivant leur travail dans un contexte historique et culturel qui dépasse celui du pays de production. Plusieurs articles témoignent de cette approche dont l’intérêt est avant tout de redessiner le territoire cinématographique européen. Karolina Kosinska propose ainsi d’analyser la Série noire (Czarna seria) polonaise – un ensemble de documentaires produits dans les années 1950 – au Free Cinema britannique représenté, entre autres, par Lindsay Anderson. L’auteur confronte deux mouvements cinématographiques qui ont émergé à la même époque mais dans des contextes historiques et politiques très différents. Elle montre que, dans ces deux courants, les documentaristes se sont employés à filmer les marges sociales et la vie quotidienne de ceux qui étaient en général absents des écrans à cette époque, notamment les jeunes. À travers une analyse très fine des outils cinématographiques (mise en scène despersonnages, construction narrative,

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traitement du commentaire, etc.), l’auteure met en lumière les nombreuses similitudes esthétiques de ces deux courants qu’elle réinscrit dans le cinéma européen des années 1950 et qu’elle interroge également à partir de la notion de « réalisme socialiste ».

8 Dans le troisième numéro de la revue, César Ballester utilise ce regard transnational de manière différente. L’auteur s’appuie sur la projection du film l’Homme sur la voie (Człowiek na torze, 1956) au festival de Karlovy Vary en 1959 pour poser la thèse d’une influence du cinéaste polonais Andrzej Munk sur les cinéastes de la « Nouvelle Vague » tchécoslovaque. Selon lui, c’est le tchécoslovaque Vaclav Krska qui aurait, par son film Hic sunt leones (Zde jsou lvi, 1958) et par son enseignement à l’école de cinéma de la FAMU, constitué le pont entre l’innovation narrative de Munk et celle des jeunes cinéastes encore étudiants à l’école de cinéma de Prague. Si, dans le cas de cet article, la notion complexe d’influence mériterait d’être utilisée avec plus de précautions, ces deux types de travaux, et d’autres textes publiés dans Studies in Eastern European Cinema, ont le grand mérite de penser la circulation des films au sein de l’ancien bloc de l’Est et de poser la question des filiations possibles entre les courants cinématographiques à une échelle supranationale.

9 Le second apport méthodologique est fondé sur l’usage de questionnements développés par les gender studies. Ce choix est d’autant plus intéressant que cette approche est encore quasi inexistante dans les travaux publiés dans les pays d’origine de ces films. Comme le souligne John Cunningham dans son éditorial du quatrième numéro, une des questions à se poser est la suivante : « Pourquoi est-ce que le féminisme a-t-il été vu comme une importation de l’Ouest, comme quelque chose d’intrusif et de non voulu en Europe de l’Est ? » (vol. 2, n° 2, p. 141). L’article de Petra Hanakova interroge ainsi un des paradoxes du cinéma tchécoslovaque : c’est dans la période où la censure ciné- matographique était la plus présente, à savoir dans la première moitié des années 1950, que la figure féminine était la plus émancipée. Au contraire, les films de la « Nouvelle vague » tchécoslovaque – que l’on aurait tendance à associer à la libération de la femme –, en donnent une représentation beaucoup plus conservatrice. Cette approche gender des cinémas d’Europe de l’Est se confirme à travers la publication de deux ouvrages dont le troisième numéro de la revue se fait l’écho : Women in Polish Cinema d’Ewa Mazierska et Elżbieta Ostrowska (New York-Oxford, Berghahn Books, 2006) ainsi que Masculinities in Polish, Czech and Slovak Cinema (New York-Oxford, Berghahn Books, 2008) d’Ewa Mazierska.

10 Le troisième intérêt de Studies in Eastern European Cinema est de mettre en valeur des films qui interrogent les liens entre cinéma et histoire. Les auteurs privilégient des films moins connus du grand public, parfois rarement étudiés, mais qui proposent une réflexion critique sur le statut des archives, leurs usages, ainsi que sur la possibilité de construire un savoir historique par le langage cinématographique. L’article de Matilda Mroz sur le film documentaire The General (Zamach na Gibraltarze, 2009) de la cinéaste polonaise Anna Jadowska, produit par la chaîne de télévision TVN, en est un exemple probant. Le film a pour objet la fin tragique du général Sikorski, commandant en chef des forces armées du gouvernement polonais exilé à Londres, mort dans un accident d’avion le 4 juillet 1943. L’auteur est sensible au fait que la cinéaste n’oublie jamais le statut des images qu’elle emploie, fondant son film sur une « historiographie fissurée, inventive et lacunaire » (vol. 1, n° 2, p. 161), puisque la cause réelle de l’accident n’a jamais été découverte. L’esthétique du film confirme la précaution avec laquelle la cinéaste construit son enquête, tout en évitant les poncifs de la célébration et de

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l’héroïsation. Le travail sur la sonorisation non réaliste des images d’archives, l’usage du split screen ou encore la quasi-absence à l’écran du personnage principal qui n’apparaît qu’à travers des récits contemporains, tous ces choix cinématographiques visent à donner au spectateur les moyens d’interroger constamment les images qu’il voit, et non de les considérer comme une reconstruction fidèle d’une réalité passée. C’est pourquoi l’auteur n’a pas tort d’opposer cette démarche à celle d’Andrzej Wajda dans Katyń (2007). Alors que dans des films comme l’Homme de marbre et l’Homme de fer, le statut de l’image était constamment interrogé par le cinéaste, ce n’est plus du tout le cas dans Katyń qui, contrairement au film d’Anna Jadowska, vise à donner au spectateur « l’expérience d’une authentique reproduction » (p. 160. L’expression est de J. Hirsch).

11 Enfin, les quatre numéros construisent également un dernier objet d’étude peu exploré jusqu’à présent : les festivals situés dans les anciens pays de l’Est. La qualité des comptes rendus publiés repose essentiellement sur le fait que les auteurs ne se font pas seulement l’écho d’une actualité, c’est-à-dire d’une programmation précise à laquelle ils ont assisté. La présentation d’un palmarès est en effet l’occasion de présenter l’histoire du festival, sa place au regard des autres festivals européens (nombre de places vendus, budget, types d’événements qui accompagnent les projections, catégories de spectateurs présents, etc.). Ces articles constituent ainsi une contribution importante à un champ de recherche assez récent, celui de l’histoire des festivals européens. Espace de rencontres et d’échanges entre les professionnels du cinéma des deux blocs et leur public, les festivals ont en effet agi sur la notoriété des cinéastes dans leur propre pays, auprès du public, mais aussi auprès des responsables de la politique culturelle de ces pays. C’est l’axe que se propose de suivre le réseau international de chercheurs sur les festivals de cinéma européen EFF (European Film Festival), coordonné par Caroline Moine, Sylvie Lindeperg et Robert Franck, porté par le CERHEC, le CHCSC et l’IRICE (voir : http://www.chcsc.uvsq.fr/reseaux/EFF.html).

12 À la lecture de ces quatre premières publications, il est indéniable que Studies in Eastern European Cinéma a réussi à créer un espace de réflexion particulièrement enthousiasmant où se répondent des chercheurs du monde entier appartenant à diverses générations. Un nouveau « pacte de Varsovie » a donc retrouvé vie à Bristol ! Nous lui souhaitons longue vie ainsi qu’une résonance internationale, à l’image de son ambition éditoriale.

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Actualités

Chroniques

Notes de lecture

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Susan Hayward, French Costume Drama of the 1950s, Fashioning Politics in Film Bristol, UK, Intellect, The Mill, and Chicago, Intellect, Chicago Press University

Michèle Lagny

RÉFÉRENCE

Susan Hayward, French Costume Drama of the 1950s, Fashioning Politics in Film, Bristol, UK, Intellect, The Mill, and Chicago, Intellect, Chicago Press University, 2010, 480 p.

1 Voici une belle entreprise de réhabilitation d’une production arbitrairement dédaignée, en particulier sous l’influence des nouveaux critiques des Cahiers du cinéma, et que l’histoire du cinéma dominante a trop laissée pour compte, entichée qu’elle était de « réalisme poétique » et de « nouvelle vague ». Susan Hayward, nous donne un livre foisonnant, à la fois dense et vivant, qu’on lit avec d’autant plus de plaisir qu’il s’attache, à côté de films dont les auteurs (Renoir, Gance et quelques autres) ont été largement étudiés, à des productions injustement méconnues, alors qu’elles ont à leur époque bénéficié d’un succès populaire. La liste des principaux triomphes ressuscite les films pré-« nouvelle vague » qui firent, des Misérables (Le Chanois, 10 millions d’entrées !) à French Cancan (Renoir, 4 millions) en passant par Fanfan la Tulipe (Christian-Jaque, 6,7 millions), les beaux soirs des adolescents des années 1950, avant d’être refoulés par le politiquement correct de la cinéphilie, et nourrissent encore, en France, nombre programmes de télévision. D’autres, moins appréciés à leur époque, sont entrés dans la catégorie chefs-d’œuvre (comme Lola Montès d’Ophuls, mal reçu de la critique en 1955, et massacré par des coupures variées). Leur public est attiré davantage par les stars qui y brillent et l’éclat des costumes et des décors que par leur valeur historique, d’autant que leur qualité « culturelle » se fonde surtout sur des adaptations de « grands auteurs », pour la plupart du XIXe siècle. Cas particulier de

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« films de genre », ces « costume dramas » de la période de l’âge d’or du cinéma français ne représentent pourtant dans les années 1950 que 11,2 % des films nationaux contre 27 % pour les années 1940, amorçant un déclin qui va s’accélérer dans les années 1960.

2 Fine mouche, Hayward ne les considère pas comme de simples prétextes à évasion pour spectateurs paresseux, mais bien comme des « documents sur la psychè nationale » et, donc, comme tels, actifs sur le plan idéologique. La double perspective de l’étude est dès l’abord mise en évidence par le sous-titre qui donne le ton : « fashioning politics » fait des films « à costumes » un révélateur des prétentions de la France au bon goût (Paris capitale de la mode !) qui se marquent dans l’élégance de ses produits. En même temps, il laisse transparaître les inquiétudes qui rongent la société malgré la reconstruction d’après-guerre, en attendant le coup d’état final qui liquide la IVe République (en 1958-59) minée par son incapacité à mener la décolonisation. Le corpus retenu manifeste, par le choix même des périodes mises en scène (en particulier la « Belle Époque », 37 films sur 109 !) un fantasme de retour en arrière vers des moments heureux, signalant ainsi un déni du passé récent voire des transformations en cours, dont il convient d’évaluer la portée. Le livre en fait davantage les symptômes inquiets d’un malaise qu’une simple (et sympathique) nostalgie car, derrière le soin apporté à l’éclat du spectacle (notamment avec la couleur et le cinémascope) s’accumulent les indices d’une conception ambiguë, plus ou moins consciente, des rapports sociaux et des rapports de sexe, comme de la relation entre la modernisation des fondements économiques (c’est le début des « Trente glorieuses », années de développement accéléré) et les hoquets d’une démocratie trébuchante. Entre autres, si la représentation des femmes, à quelques exceptions près, reste synchrone avec celle qui dominait alors, dénoncée par Simone de Beauvoir dans le Deuxième Sexe dès 1949 (ah ! l’amertume du sort de l’élégante Danièle Darrieux dans Madame de…), on voit, malgré la prévalence des hommes, se lever le spectre d’une « dé-masculinisation » que laisse pressentir le désarroi dû à l’obsolescence des valeurs viriles triomphantes du XIXe siècle, si bien analysée par le tome 3 (XXe-XXIe siècles) de l’Histoire de la virilité publiée en France (fin 2011, après le livre de Susan Hayward).

3 La démarche utilisée s’appuie autant sur l’étude des bases de la qualité proprement cinématographique (restructuration des studios, développement de nouvelles technologies, compétence des techniciens, poids des stars) que sur celle des relations entre les films choisis et le contexte historique des productions de la IVe République triomphante puis expirante sous les coups de la crise liée à la décolonisation et celui, plus global, de la « Guerre froide » et des hésitations de la coexistence pacifique. L’analyse est solidement fondée sur des choix méthodologiques formulés dès la première partie, associant analyse de chiffres et statistiques, fine connaissance de l’atmosphère des années 1950, étude minutieuse des films choisis. Pourtant, le texte ne s’encombre pas de développements conceptuels pesants ni ne s’attarde sur des considérations historiques interminables. Il formule avec vivacité la distinction entre ce que pouvaient ressentir de leur propre actualité producteurs et spectateurs et les réarticulations qu’en proposent les films, suggérant une relecture du passé par la mise en spectacle de l’histoire. Le lecteur peut ainsi saisir intuitivement le rôle, sinon les effets idéologiques et politiques, des décalages voire des incongruités que l’on peut relever dans des images filmiques, expressions involontaires d’un malaise collectif diffus. D’où le plaisir pris à la lecture de cette « histoire des représentations » combinant érudition et sensibilité, proposée en trois parties datées en fonction des

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moments représentés : « mythiques » avant la fin du XVIIIe siècle, « historiques » du XIXe (entre 1796 et 1888) avec un sort à part fait à la « Belle Époque mania » mêlant réalités et fantasmes. Bien que, dans tous les cas, les conceptions des cinéastes n’aient rien à voir avec la rigueur des préoccupations épistémologiques des historiens (qui s’accentuent en France dans les années 1950), l’opposition des deux premières évoque la division historiographique entre deux pratiques du récit historique, l’une reconduisant des récits légendaires et les autres, avec beaucoup de fantaisie, s’appuyant sur des datations d’ordre politique : épopée napoléonienne, luttes sociales et républicaines entre 1814 et 1848, éclat et contrastes d’un Second Empire plus évocateur de la vogue de l’opérette (Violettes Impériales) que des réalités, émergence d’une France moderne sous la IIIe République, s’achevant dans les fastes d’une Belle époque rêvée et consolante, en attendant la guerre.

4 Certains films font l’objet d’une analyse détaillée (les Misérables, en 1958), parfois dans une perspective comparatiste des conditions de production (le Rouge et le Noir, neuf semaines de tournage, vs le Comte de Monte-Cristo, seize), mais tous sont envisagés dans la perspective d’exploiter les indices, quels qu’il soient (textuels ou paratextuels), révélateurs de diverses inquiétudes, par exemple celles manifestées par la censure de Bel-Ami (Daquin, 1955), justifiée par des références à l’Algérie comme à la corruption, ou celles trahies dans les Grandes Manœuvres (Clair, 1954), où la description de mesquineries provinciales laisse deviner les fissures de la volonté et de l’unité nationale derrières celles qui affectent les personnages filmiques. Bien sûr, on peut discuter des choix et des affirmations, avoir envie de revenir sur telle ou telle description, chercher à affiner la lecture, à approfondir les interprétations ; mais ce serait plutôt la preuve de la productivité de l’approche de Susan Hayward, qui nous entraîne avec allégresse dans les arcanes d’une « psychè » nationale à la fois séduisante et trouble, nous donnant envie de poursuivre la réflexion, que ce soit pour contester ou pour renforcer son hypothèse de départ ou ses démonstrations. Chacun, partant des nombreuses études proposées, pourra choisir, en fonction de ses goûts ou de ses intérêts, un personnage, un moment, une œuvre pour développer sa propre analyse ou sa propre critique, pour évaluer la pertinence de la thèse défendue, et pour approfondir sa propre réflexion sur les mises en scène filmiques de l’histoire nationale fondées sur une culture populaire traditionnelle qui va succomber sous les coups aussi bien du yé-yé que d’une nouvelle modernité cinématographique plus ouverte à des influences extérieures.

5 « La France s’ennuie », écrivait Pierre Viansson-Ponté, l’éditorialiste du Monde, avant l’explosion de mai 68. En lisant Costume Dramas, on se sera fait « le Plaisir » (Ophüls, 1952), un peu passéiste, de voir ou revoir ces traces éclatantes d’une période à la fois dynamique et anxieuse, comme de se repaître du spectacle offert par de bons acteurs et de belles actrices, des costumes raffinés et des décors mythiques qui nourrissent, au cœur des « Trente glorieuses », la mémoire rêvée d’un peuple incertain de son identité et de son avenir. Mais on aura aussi compris combien ce passé mythique évoqué avec éclat dans les années 1950 fait paraître d’autant plus terne le blocage socio-politique des années 1960 où la nation ne réussit pas à assumer les changements qui s’imposent et dont les prémisses qui se manifestent sous les célébrations naïves de la décennie précédente font sentir à la fois l’espoir et la crainte. En attendant la crise…

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Román Gubern et Paul Hammond, Luis Buñuel, The Red Years 1929-1939 Wisconsin, University of Wisconsin Press

Mélisande Leventopoulos

RÉFÉRENCE

Román Gubern et Paul Hammond, Luis Buñuel, The Red Years 1929-1939, Wisconsin, University of Wisconsin Press, 2012, 443 p.

1 D’abord paru en espagnol sous le titre los Años rojos de Luis Buñuel (Madrid, Cátedra, 2009), l’ouvrage de Román Gubern et Paul Hammond, publié en anglais par les presses de l’université de Wisconsin, retrace le parcours professionnel et militant du cinéaste espagnol depuis la réception d’Un Chien andalou (1929) jusqu’à son second départ pour les États-Unis fin 1938. Les auteurs y appréhendent la période la moins productive et la plus obscure de la carrière de Buñuel, si l’on passe outre la première partie du livre (chapitres 1 à 3), consacrée – comme il était attendu – au Buñuel surréaliste, où sont approfondis les travaux antérieurs d’Hammond sur l’Âge d’or (1930). S’appuyant sur un très large éventail de sources, pour partie publiées (dont la célèbre correspondance Charles de Noailles-Buñuel), plus ponctuellement sur des documents inédits (conservés, entre autres, au centre des Archives nationales de Fontainebleau et aux Archives de la guerre civile espagnole de Salamanque), le livre s’attache à éclaircir au fil des pages le portrait ambivalent que Buñuel s’est lui-même forgé dans ses témoignages elliptiques et contradictoires sur cette période fondatrice (entretiens avec Max Aub ; Mon dernier soupir…). Comme son titre l’indique, l’enjeu du livre, qui fait suite à un article cosigné par les deux auteurs dans Positif (« Luis Buñuel, de l’Union libre au Front rouge », n° 482, avril 2001), réside dans cette réévaluation de l’activité politique de Buñuel.

2 Une fois le scandale de l’Âge d’or clos, l’activité politique du cinéaste apparaît progressivement, suivant ses déplacements entre la France, l’Espagne et les États-Unis.

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Bien que son appartenance au parti communiste espagnol soit ici attestée dès janvier 1932, les sources concernant l’engagement politique de Buñuel sont extrêmement lacunaires, suggérant davantage encore la complexité d’une recherche en puzzle. Toujours est-il que Buñuel, qui prend le parti d’Aragon lors de l’affaire de 1932 et rompt avec Breton par une lettre de mai de la même année reproduite in extenso dans l’ouvrage, s’investit dans la section photo-cinéma de l’AEAR (Association des écrivains et artistes révolutionnaires) et regarde bientôt vers l’URSS. Los Años rojos retrace ainsi l’histoire d’un basculement du surréalisme vers le communisme (chapitres 5 à 9), lorsque ces deux engagements se révèlent incompatibles. C’est alors que l’Âge d’or devient, en référence à une formule du Manifeste du Parti communiste, Dans les eaux glacées du calcul égoïste (1932). L’engagement de Buñuel se matérialise ensuite dans las Hurdes (1933), un véritable film militant selon les deux auteurs, comparé ici à Misère au Borinage (Henri Storck, Joris Ivens, 1933). De façon plus inattendue, l’investissement du cinéaste dans la société Filmófono – qui se révèle être la principale distributrice du cinéma soviétique en Espagne – est ici considérée comme partie intégrante de son activité politique : en jouant un rôle majeur dans la production et pour partie dans la conception de Don Quíntin, el amargao, la Hija de Juan Simón, ¿Quién me quiere a mí ? et ¡Centinela, alerta ! (quatre films produits par Filmófono que l’on a pu voir à Paris lors de la rétrospective Buñuel organisée par la Cinémathèque française en 2009, le dernier tourné en partie par Jean Grémillon), Buñuel aurait contribué à la consolidation d’un cinéma populaire en 1935-1936, dans l’attente de circonstances plus favorables à la réalisation d’un cinéma politique. Or, l’expérience de Filmófono se clôt avec le déclenchement de la guerre civile, à laquelle la fin du livre est consacrée. Les trois derniers chapitres décrivent la constellation militante et intellectuelle, franco- espagnole, au sein de laquelle Buñuel évolue alors. Proche du critique communiste Juan Piqueras qui trouve tragiquement la mort durant l’été 1936, le cinéaste quitte Madrid pour Paris en septembre 1936 lorsque le gouvernement espagnol le charge d’une mystérieuse mission à l’ambassade d’Espagne, avenue Georges V. Buñuel se trouve pour deux ans au cœur de la machine redistributrice des images de la guerre civile : coordinateur parisien de la propagande républicaine par le film, il fait figure de censeur, si bien qu’il dispose d’un droit de regard sur les rushes rapportés d’Espagne par Joris Ivens avant le montage de Terre d’Espagne (1937). La mission parisienne de Buñuel semble néanmoins dépasser le seul secteur cinématographique : espionnage, renseignements diplomatiques, approvisionnement des républicains en armes, Gubern et Hammond dressent le portrait d’un homme polyvalent, notoirement connu comme un propagandiste rouge côté franquiste. Aussi est-ce en mission officielle que Buñuel quitte la France pour les États-Unis. À Hollywood, les tentatives du cinéaste pour promouvoir le combat républicain espagnol restent vaines ; désespéré, Buñuel aurait rapidement laissé de côté son engagement communiste selon une lettre de Dalí que cite l’ouvrage. Détachement absolu vis-à-vis de l’idéologie marxiste ou simple volonté de garder profil bas ? Reste à savoir si les Años rojos sont véritablement derrière Buñuel. Le choix de l’année 1939 comme date butoir de l’ouvrage est une façon de trancher, excluant par là même les années de guerre où Buñuel est pourtant actif dans le secteur du documentaire de propagande (jusqu’en juin 1943 où il démissionne du MoMA) et où il est, en outre, dénoncé par la League of Decency comme communiste et athée.

3 Formidable bilan historiographique sur cette décennie agitée, l’ouvrage tire sa richesse de l’étude de réseaux politico-cinématographiques dans lesquels on se perd pourtant parfois. Il arrive ainsi que le parcours du cinéaste soit dilué au sein de ces nébuleuses

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militantes – qui ne lui sont certes pas étrangères, tout le propos du livre est là – créant l’impression d’un effacement du personnage principal de labiographie. La nature des sources l’imposait sans doute. Cet effort pour réintroduire Buñuel dans l’histoire de la seconde République et de la guerre civile espagnoles aurait malgré tout peut-être mérité une analyse plus systématique – schémas réticulaires à l’appui – de son agir politique, nourrie de sociologie et de science politique. Mais cette réserve ne doit en aucun cas dissuader de la plaisante lecture des Años rojos, un ouvrage appelé légitimement à faire référence dans le domaine des études buñueliennes et bien au- delà.

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Jessie Martin, Décrire le film de cinéma : au départ de l’analyse Paris, Presses Sorbonne Nouvelle

Marie Frappat

RÉFÉRENCE

Jessie Martin, Décrire le film de cinéma : au départ de l’analyse, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2011, 148 p.

1 Si l’analyse de films fait l’objet de nombreux manuels, peu d’entre eux prennent le temps de s’arrêter sur cette étape préliminaire indispensable qu’est la description, généralement réduite au découpage technique. Le grand mérite des livres de Jessie Martin est de prendre à bras le corps cette question méthodologique si peu traitée dans les études cinématographiques. Dans Vertige de la description : l’analyse de films en question, sorti début 2011 chez Forum/Aléas dans la nouvelle collection « Cinethesis », destinée à la publication de textes issus de thèses universitaires, elle démonte ainsi le fantasme de la description objective pour proposer un modèle de description dynamique.

2 Avec Décrire le cinéma : au départ de l’analyse elle nous offre un nouvel ouvrage à visée plus didactique – le deuxième consacré au cinéma dans la collection « les Fondamentaux de la Sorbonne Nouvelle » après Penser et Expérimenter le montage de Teresa Faucon, paru en 2009. Ce manuel s’adresse aux étudiants mais il profitera aussi plus généralement aux chercheurs, aux analystes et à tous ceux qui souhaitent élaborer un discours sur un film sans adopter une position en surplomb mais en travaillant à partir de lui. Il traite non pas de la description retravaillée qui se trouve dans le texte analytique sous sa forme finale mais de la description comme « instrument », « ébauche, toujours ouverte et perfectible ».

3 Avant de s’intéresser au cinéma, l’auteure nous emmène d’abord dans un long et stimulant parcours à travers les traditions descriptives dans la littérature et les

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théories de la description en histoire de l’art. Ce détour n’en sera finalement pas un puisqu’il irriguera continuellement la suite de l’ouvrage et en constituera l’assise théorique. Elle aborde ensuite le cinéma par la critique du découpage technique, largement pratiqué en premier cycle à l’université. Elle lui reconnaît certains avantages, dont la capacité à saisir le film de façon synthétique, mais elle le considère dans l’ensemble comme une « description normative et incomplète ». Le vocabulaire technique lui apparaît comme imprécis, variable, instable, et finalement inapte à se saisir de l’énergie vitale de l’image. Le film ne peut ainsi pas se résumer à sa conception technique.

4 L’auteure redéfinit alors les enjeux et les objets de la description : celle-ci a pour objectif de « donner à voir et stimuler le sens ». Profondément duelle, elle a pour objet à la fois « un contenu – ce que l’œuvre représente – mais également une représentation – la façon dont ce contenu est représenté ». Elle est donc attentive aux objets mais aussi aux formes, ne se limite pas au fragment entendu de façon conventionnelle comme le plan ou la séquence, oscille entre vision microscopique et vision télescopique pour tisser des liens entre des images parfois éloignées et, enfin, n’est surtout pas un inventaire : « décrire n’est ni énumérer, ni désigner, mais bien déployer, révéler et coordonner ». Il convient donc de « s’éloigner de l’idée familière que décrire un film signifie traduire des images en mots » pour « viser une pratique dynamique qui consisterait à inventer, c’est-à-dire découvrir le visuel derrière le visible », « la description n’est alors pas un décalque du film, elle est bien au contraire son comblement ».

5 Dans une dernière partie, sont exposés les grands principes de la description de film : adhérence (être fidèle au film), dynamisme (ou détachement, s’attacher à ce qui fait saillie dans l’image), impertinence (sémantique), équivalence (possibilité de trouver dans d’autres images des équivalences figuratives ou narratives), indifférenciation (rien n’est a priori à écarter). Un dernier principe est ajouté, il permettra de contrôler l’analyse à visée interprétative : la pertinence descriptive. Celle-ci postule un « domaine de relevance », un angle d’attaque, qui va désigner ce que l’on cherche à comprendre dans l’œuvre et constituer le cadre de la description. Après avoir ponctué et nourri sa réflexion de références et de descriptions variées, l’auteure consacre les deux derniers chapitres à l’application de ces principes sur des films aussi divers que le film d’animation Au bout du monde de Konstantin Bronzit, l’Avventura de Michelangelo Antonioni, l’Homme qui tua Liberty Valance de John Ford, Meurtre dans un jardin anglais de Peter Greenaway, ou encore ces films si singuliers et retors pour le descripteur que sont Pulsions de Brian de Palma, les Saisons d’Artavadz Pelechian et Night Music de Stan Brakhage.

6 Il nous reste alors à prolonger la réflexion sur le film, à passer à l’explication, mais Jessie Martin nous a bien rappelé, suivant en cela Michael Baxandall dans Formes de l’interprétation, que « ce n’est pas parce que “description” et “explication” s’interpénètrent qu’on doit oublier le fait qu’une explication part toujours d’une description ». Ayant bien conscience que description et production de sens sont inséparables, mais forts d’une méthode qui nous permettra d’écarter tout danger de délire interprétatif, notre départ dans l’analyse semble alors bien assuré.

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Livres reçus

Antoine de Baecque, Philippe Chevallier (dir.), Dictionnaire de la pensée du cinéma, Paris, PUF, 2012, 792 p.

1 Le hasard veut que dans ce même numéro nous publiions une étude consacrée aux relations Bazin-Aristarco où l’on découvre que la non-publication de la Storia delle teoriche del film d’Aristarco en français butait sur une divergence « culturelle » : Bazin aurait préféré en faire non une histoire des théories du film mais une histoire de la pensée sur le cinéma. Or Antoine de Baecque et Philippe Chevallier ont choisi de consacrer le premier « Dictionnaire » des PUF – sur le modèle des fameux Dictionnaire de la Psychanalyse, du Marxisme, de la Philosophie, etc. – voué au cinéma à un dictionnaire de la pensée du cinéma. Tout est dans ce « du » : signifie-t-il que le cinéma pense ou que l’on pense à son sujet ? L’introduction de ce dictionnaire penche manifestement pour la première formule, dans le sillage de certains propos godardiens auxquels l’Histoire- caméra se référait déjà : « … affirmer que le septième art est l’égal de la philosophie, de l’histoire, de la littérature ou de la sociologie, de l’anthropologie ». Le medium pense. Cependant, dans l’introduction, la légitimation de cette revendication (ce dictionnaire est un « manifeste » puisque « la “pensée du cinéma” n’est pas une discipline académique »…), s’appuie avant tout sur des noms de philosophes ou d’intellectuels (les « classiques » Benjamin, Kracauer, Morin, Deleuze, leurs successeurs « aujourd’hui » : Rancière, Badiou, Cavell, Damisch, Zizek, Nancy, Didi-Huberman et quelques intermédiaires comme Sartre, Foucault et Barthes) : la liste ne comporte que deux ou trois noms de penseurs « du cinéma » – qui en viendraient, en auraient fait leur objet d’étude – : Balazs, Bazin et Noguez… Quatre types d’objets se plient à l’énumération alphabétique : des concepts (130 – diégèse, embaumement, navet, pornographie…), des noms (de théoriciens-critiques, 110 – Audiberti, Ayfre, Bardèche et Brasillach, Bory, Lourcelles, Metz… ; de cinéaste-penseurs, 50 – Keaton, Moullet, Monteiro), des films (100 – Chéri je me sens rajeunir, Matrix, Napoléon). 73 contributeurs sans unité de pensée (des philosophes, des critiques, des sémiologues, des historiens) à qui l’on a recommandé « le caractère primordial » de la « dimension subjective » de leurs articles : des « empreintes digitales » concluent les directeurs… On aura à y revenir. Erik Bullot, Un film en moins/Filmlessness, Paris, pointligneplan, 2012, 19 p.

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2 Edité à l’occasion de l’exposition « La Fabrique des films » (Maison d’art Bernard Anthonioz de Nogent-sur-Marne), cette brochure se propose d’explorer un projet de film de l’auteur dont le point de départ est la figure de la ventriloquie. Edoardo Caroni, Comicità alla francese. Il cinema di Louis de Funès, Acireale-Rome, Bonanno Editore, 2012, 128 p.

3 Dans une collection d’inspiration universitaire, l’étude de Caroni ouvre des perspectives nouvelles sur les films interprétés par de Funès et explore la réception en Italie d’une forme de comédie éloignée des canons transalpins. Marc Cerisuelo, Fondus enchaînés. Essais de poétique du cinéma, Paris, Seuil « Poétique », 2012, 312 p.

4 Trois parties à cet ouvrage qui recueille des articles précédemment publiés dans diverses revues (Trafic, Critique…) : Poétique des films ; Cinéphilosophie ; Transferts culturels. Le tout mis sous le signe du cinéma considéré comme un « art des relations ». Tandis que la critique s’attache à une singularité (une œuvre particulière ou l’œuvre d’un auteur), la poétique s’intéresse à ce qui outrepasse l’immanence de l’œuvre. Gian Piero Consoli, Mario Monicelli : la storia siete voi, Rome, Carocci Editore, 2011, 156 p.

5 Disparu en novembre 2010, Mario Monicelli alimente la chronique éditoriale, comme si les essayistes découvraient un cinéaste pas toujours apprécié de son vivant. Consoli analyse dans son ouvrage la conception des rapports de l’individu et de l’histoire. Trois films alimentent le propos, la Grande Guerre, les Camarades, l’Armée Brancaleone : « Dans l’Italie des années soixante – note l’auteur –, les comédies de Mario Monicelli assument une véritable fonction sociale : fournir aux masses populaires urbanisées une conscience historique moderne ». Pierpaolo De Sanctis, Domenico Monetti, Luca Pallanch (dir.), Divi & antidivi. Il cinema di Paolo Sorrentino, Rome, Laboratorio Gutenberg, 2010, 228 p.

6 Figure dominante du cinéma italien contemporain, Paolo Sorrentino a installé en cinq films un style baroque qui a sans doute trouvé sa meilleure illustration avec Il Divo, même si tous ses films témoignent d’une inventivité formelle constante. L’ensemble d’études réunies ici explorent toutes les voies d’une œuvre encore en devenir. Hervé Dumont, Jeanne d’Arc de l’histoire à l’écran. Cinéma et télévision, Lausanne, Favre/Cinémathèque suisse, 2012, 176 p.

7 Comme toujours dans les ouvrages d’Hervé Dumont, on ne peut que souligner la précision de l’information et la rigueur de l’analyse. Spécialiste de la représentation de l’histoire à l’écran (on peut rappeler son ouvrage magistral, l’Antiquité au cinéma. Vérités, mensonges et manipulations, Nouveau Monde Edition, 2009), l’auteur, qui a en chantier un travail comparable consacré au Moyen Age, donne là une sorte d’avant-goût avec la section consacrée à Jeanne d’Arc. Fabrice Flahutez, Le lettrisme historique était une avant-garde, Dijon, les Presses du Réel, 2012, 255 p.

8 Cet ouvrage se propose de relever le défi d’une relecture des enjeux historiques du mouvement lettriste que l’on a trop souvent envisagé soit comme le continuateur du surréalisme soit comme l’origine du situationnisme. L’histoire de l’art après 1945 s’est donc écrite sans ce mouvement, oubliant l’apport qu’il avait eu dans la reconstruction des identités artistiques de la France d’après guerre en particulier en se situant en

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dehors de l’opposition abstraction/figuration et en s’instituant en avant-garde. Sans s’attacher en particulier au cinéma lettriste, l’auteur dessine une problématique englobante par laquelle il faudra passer pour aborder, dans cette période (1945-1953) le film. André Gaudreault, Film and Attraction. From Kinematography to Cinema, Urbana, Chicago, Springfield, University of Illinois Press, 2011, 207 p.

9 Edition en langue anglaise de Cinéma et attraction augmentée d’une préface de Rick Altman et de l’échange entre l’auteur et la rédaction de notre revue paru dans le n° 57 de 1895 Revue d’histoire du cinéma. Hervé Joubert-Laurencin, Salò ou les 120 journées de Sodome de Pier Paolo Pasolini, Chatou, La Transparence « cinéphilie », 2012, 124 p.

10 Meilleur spécialiste français de l’œuvre de Pasolini, Joubert-Laurencin décortique savamment un film insoutenable, expérience extrême et non film ultime – Pasolini ignorait qu’il serait assassiné peu de temps après l’achèvement de Salò – d’un cinéaste parvenu au terme de son désespoir à l’égard de la barbarie humaine. Dans cette description des limites du mal, l’auteur s’enfonce sans sourciller, trouvant par la précision de son style la possibilité de décrire l’indescriptible, de nommer l’innommable. Dans l’abondante littérature consacrée à Pasolini écrivain et à Pasolini cinéaste, Joubert-Laurencin trace une voie où l’exégète parvient à rendre compte d’une œuvre « dont la souveraine ambiguïté signifiante peut seule faire pièce à la barbarie ». Il fait le pari que lorsque nous saurons regarder ce film en face, il sera l’équivalent de l’ Enfer de Dante pour Pasolini lui-même. Hervé Joubert-Laurencin, Quatre film de Hayao Miyazaki, Crisnée-Paris, Yellow Now « Côté cinéma », Les enfants de cinéma, 2012, 143 p.

11 Sont réunies dans cet ouvrage quatre traversées de films : Mon voisin Tortoro, Porco rosso, le Voyage de Chihiro et Ponyo sur la falaise, tous signé Hayao Miyazaki. Destinées à « Ecole et cinéma », c’est aussi le premier volume d’une nouvelle collection de pédagogie par et pour le cinéma.

12 Germain Lacasse, Johanne Massé, Bethsabée Poirier, le Diable en ville. Alexandre Silvio et l’émergence de la modernité populaire au Québec, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2012, 303 p.

13 La construction d’une culture canadienne française urbaine et moderne au début du XXe siècle, irrévérencieuse, opposée à celle qu’imposait au Québec l’église catholique (nationalisme, ruralisme, obscurantisme), par le biais de spectacles amalgamant revues d’actualité, monologues, chansons parodiques, sketches, épisodes de films d’aventures américains emmenés en particulier par un homme, Alexandre Silvio. D’abord bonimenteur de vues animées, Silvio devint un des principaux directeurs de théâtre à Montréal dans les années 1920. Gérard Leblanc, Sylvie Thouard (dir.), Numérique et transesthétique, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2012, 225 p.

14 Les innovations techniques ouvrent de nouveaux possibles qui doivent être actualisés par une critique des modes de représentations actuels. L’ouvrage se donne trois directions : le devenir du film à l’heure de la numérisation ; les pratiques artistiques liées à l’internet ; l’imaginaire esthétique accompagnant les dernières technologies.

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Charlotte Leclerc-Dafol, Pietro Germi et la comédie à l’italienne. Cinéma, satire et société, Paris, L’Harmattan, 2012, préface de Jean A. Gili, 274 p.

15 Issu d’un travail universitaire présenté à l’Institut d’Etudes politiques de Paris, le livre décrit avec précision les comédies de Pietro Germi au tournant des années 1960, Divorce à l’italienne, Séduite et abandonnée, Ces messieurs dames, et en montre l’enracinement sociologique ainsi que l’impact sur l’évolution des mœurs. Gilles Marsolais, Cinémas du monde. Toute image est porteuse d’un point de vue, Québec, L’Instant même éditeur, 2012, 462 p.

16 Critique québécois diplômé de l’Idhec, Marsolais est surtout connu en France pour son ouvrage de référence, l’Aventure du cinéma direct publié par les éditions Seghers en 1974. Suivant l’actualité cinématographique pendant de très nombreuses années, il rassemble ici des articles rédigés aux cours des deux dernières décennies pour la revue montréalaise, 24 images. Une vision un peu décalée du cinéma contemporain dans des textes qui brillent par leur finesse d’analyse. Alain Masson, Gene Kelly, Paris, Gallimard Folio, 2012, 292 p.

17 Dans une collection de biographies très diverses couvrant un large horizon culturel, on trouve quelques titres consacrés au cinéma, des acteurs (James Dean, Marlene Dietrich, Marilyn Monroe), des cinéastes (Jacques Tati, , Pier Paolo Pasolini), et même Auguste et Louis Lumière. Le Gene Kelly d’Alain Masson complète un panorama très partiel et peut-être partial. Le livre permet à l’auteur de mettre en œuvre sa familiarité avec le cinéma hollywoodien et avec la comédie musicale pour suivre et détailler avec une acuité rare la carrière d’un acteur, chanteur, danseur, chorégraphe, metteur en scène, auteur de quelques perles inégalables du cinéma américain, Chantons sous la pluie (co-signé avec Stanley Donen) bien entendu, mais aussi Hello Dolly ! mais dont la carrière se révèle semée d’embûches, prise entre une exigence et un certain autoritarisme de Kelly et la dégradation du genre musical liée à la fin des studios. D’une écriture laconique, le livre juxtapose souvent la part artistique et familiale ou sentimentale. On se souviendra que l’une des épouses du danseur, blacklistée en raison de ses opinions politiques et son refus d’être délatrice, put compter sur la solidarité sans faille de Gene. Mario Monicelli, Con il cinema non si scherza. Conversazione con Goffredo Fofi, Bologne, Cineteca di Bologna, 2011, 158 p. (avec DVD).

18 Le livre est une longue conversation entre le vieux maître et un critique qui après avoir honni le cinéma italien est en vieillissant devenu un des plus fervents thuriféraires. L’entretien est passionnant tant le cinéaste, à l’humour tranchant, parcourt sa carrière sans la moindre complaisance et sans les affabulations qui parfois émaillent ce type d’entreprise. L’ouvrage est complété par un DVD de 15 minutes qui présente une conversation entre Monicelli, Ermanno Olmi, Gian Luca Farinelli à propos d’un projet de film à réaliser avec les étudiants d’Ipotesi Cinema. Philippe Ortoli, Le Musée imaginaire de Quentin Tarantino, Paris/Condé-sur- Noireau, Cerf/Corlet, 2012, coll. 7e art, 544 p.

19 Spécialiste du western (avec des ouvrages sur Clint Eastwood), Ortoli analyse longuement l’oeuvre de Tarantino et en démonte les ressorts. Il convoque même André Malraux, voyant dans l’œuvre du cinéaste « un musée de l’imaginaire écranique qui se visite suivant un ordre complexe où importent autant les plans, les séquences, les films,

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les genres, les acteurs qu’elle expose que la manière dont ils sont exposés ». De Réservoir Dogs à Inglourious Bastards, la démonstration est éclairante. Franco Prono, Pavese e il cinema. Primo e ultimo amore, Acireale-Rome, Bonanno Editore, 2011, 120 p.

20 Pavese a été beaucoup adapté au cinéma (Antonioni, Cottafavi et surtout Straub-Huillet – presque dix titres), mais il a aussi écrit sur le cinéma assez régulièrement, notamment dans la revue d’Aristarco Cinema Nuovo. En 2010 avaient été publiés les écrits de Pavese consacré au cinéma. Prono en présente une analyse serrée d’où émerge la figure d’un écrivain troublé par le cinéma et qui rêva d’y trouver sa place. Franco Prono (dir.), Nella solitudine dello sguardo. Il cinema di Daniele Gaglianone, Acireale-Rome, Bonanno Editore, 2012, 272 p.

21 Moins médiatique que Sorrentino, Gaglianone – d’abord documentariste pour le compte de l’Archivio nazionale della resistenza de Turin – pratique un cinéma austère décrivant un monde décharné. Les études réunies ici disent la solitude d’un créateur confronté au mal. Jean-Luc Rigaud, Pathé Marconi à Chatou. De la musique à l’effacement des traces, Paris, Classiques Garnier, 2011, 242 p.

22 Dans un domaine rarement abordé, l’auteur s’intéresse au volet enregistrement du son et production d’appareils de la firme Pathé. L’usine Pathé Marconi de Chatou – magnifique exemple de bâtiment industriel de style Art déco – a été fermée en 1992 puis rasée en 2004. Le livre suit l’histoire d’un site industriel né en 1899, deux ans après la création par Charles et Emile Pathé de La Compagnie générale de phonographes, cinématographes et appareils de précision. En parallèle avec le cinéma et l’enregistrement de l’image, l’histoire de l’enregistrement du son et de son exploitation auprès du grand public est présentée avec une précision qui éclaire en écho le développement de l’industrie du film avant que les deux techniques se rejoignent puis que le disque vive de manière autonome. Léon Rosenthal, Chroniques d’art de l’Humanité 1909-1917, Dijon, Editions universitaires de Dijon, 2012, 552 p.

23 L’historien de l’art (auteur d’une thèse qui fait toujours autorité, Du romantisme au réalisme), conservateur de musée (Lyon) a été aussi un militant socialiste et collaborateur de l’Humanité alors dirigée par Jaurès. Disciple de Roger Marx, il plaida inlassablement pour l’art social en accordant une place particulière aux arts dits décoratifs ou appliqués lesquels correspondaient à l’époque moderne, industrielle en substituant à l’art élitaire l’art pour tous. Ces réflexions et ces propositions font de Rosenthal le thuriféraire, vingt ans avant Benjamin, de la reproductibilité technique de l’œuvre d’art. En 1913 il consacre sa chronique de « l’actualité artistique » à « Art, socialisme et cinéma » où il dit attendre beaucoup du cinéma, appelle ses camarades socialistes à « travailler à en atténuer les vices » car il « a une puissance indéniable, il est capable d’agir sur les imaginations, il peut devenir un instrument de propagande politique ou sociale ». Simon Simsi, Ciné-Passions. Le guide chiffré du cinéma en France, Paris, Dixit, 2012, 384 p.

24 En 2000, Simsi avait déjà publié Ciné-Passions. 7e art et industrie de 1945 à 2000. La nouvelle édition reprend toutes les données chiffrées, année par année, de 1945 à 1999, puis elle présente les mêmes informations pour les années 2000 à 2010 ; en appendice, elle

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fournit les données pour l’année 2011. L’ensemble constitue un exceptionnel ouvrage de référence pour connaître le succès commercial d’environ 10.000 films dès lors qu’ils ont rassemblé lors de leur exploitation en salle plus de 30.000 spectateurs. Jean-Marie Straub, Danièle Huillet, Ecrits, Paris, Independencia, 2012, 287 p.

25 Avec un portfolio de Renato Berta. Edition établie par Philippe Lafosse et Cyril Neyrat de l’ensemble des textes écrits et publiés par les cinéastes depuis 1954. Des textes peu connus et inaccessibles sinon dans leur traduction italienne assurée par Adriano Aprà en 1992 (chez Riuniti), parus dans la revue Rythmes, dans Radio Cinéma Télévision, Filmkritik, Filmcritica, sans compter les Cahiers du cinéma et quelques autres périodiques plus connus. Le livre se divise en trois parties, la première seule dévolue aux textes publiés, la seconde est le portfolio de Berta et la troisième des documents de travail, découpages annotés, lettres, notes. Voir la rubrique Comptes rendus. Aurelia Vasile, Le cinéma roumain dans la période communiste. Représentations de l’histoire nationale, Bucarest, Presses universitaires de Bucarest, 2011, 579 p.

26 Compte rendu dans une prochaine livraison.

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NOTE DE L’ÉDITEUR

Notes rédigées par François Albera et Jean A. Gili Bianco e Nero, n° 570, mai-août 2011.

1 Poursuivant dans le choix d’une formule semi-monographique, la revue du Centro Sperimentale di Cinematografia revient sur Pasolini en présentant notamment les relations du cinéaste italien avec Glauber Rocha (dont sont reproduits les textes « Un intelletuale europeo » et « Amor di maschio »). Dans le même numéro, on trouve aussi des études sur Totò et la 3D, ainsi que des documents cinématographiques sur la guerre de Libye (1911-1912) et la conservation de la mémoire du conflit. L’Avant-Scène Cinéma, n° 592, avril 2012.

2 Née en 1961 (on a oublié combien était précieuse cette revue lorsque n’existaient pas les VHS et les DVD), l’Avant-Scène Cinéma continue de publier des transcriptions de films. La dernière livraison consacrée au Voyage dans la lune de Georges Méliès offre un dossier d’une très grande richesse : entretien avec Serge Brombeg et Eric Lange, responsables de la restauration du film (appuyé par de nombreuses images), les avatars du film avec les copies pirates et le « remake » de Segundo de Chomon, Excursion dans la lune, une série d’études sur Méliès et la présentation d’une trentaine de ses films, une filmographie, un cahier de dessins de Méliès sur le Voyage dans la lune, enfin le découpage plan par plan (30 au total du film) du film. L’ensemble apporte une contribution fondamentale à la connaissance d’une œuvre pourtant largement balisée. Lunapark n° 6, printemps 2011

3 Revue dirigée par Marc Dachy avec des textes de Jean-Michel Alberola, Yannick Haenel (sur Basquiat), Jacques Villeglé (« Contribution à l’histoire des Nouveaux Réalistes »), Emmanuel Moses, Cécile Bargues (sur le dadaïste allemand Johannes Baader), des inédits d’Arthur Cravan de 1916 et 1917, « eimi » un texte du pote américain E.E. Cummings à Moscou, le fac similé d’une édition devenue introuvable de « La terre est ronde » de Gertrud Stein illustré de vignettes d’Elie Dayan. Un intéressant témoignage d’un étudiant récemment sorti des Beaux-Arts, Nicolas Terrasson, « Quand les attitudes

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deviennent uniformes », constat assez amer de l’enfermement de l’art contemporain et de ses écoles, l’évaporation de la pratique au profit du discours. Sociétés & représentations, n° 32, décembre 2011

4 « Faire l’événement » Studies in Russian & Soviet Cinema, vol. 5, n° 3, 2011

5 Riche ensemble d’études dans cette nouvelle livraison avec une réflexion d’Ana Toropova sur « le problème de la comédie cinématographique stalinienne » ; un retour sur un film ukrainien des années 1960, les Nuages blancs de Roland Serhiienko (sur la collectivisation des campagnes en 1930) par JJ. Gurga ; L’examen de la question de la nationalité et la dissidence de la mémoire en Biélorussie par Simon Lewis à partir de deux films, et une étude sur le Kozintzev de Hamlet et de Lear par Alexander Etkind. En outre une importante partie de la revue est dévolue à des comptes rendus d’ouvrages en russe ou en anglais.

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