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CHRISTIAN MANABLE LA RÉVOLUTION TRANQUILLE

Le canton de Villers-Bocage pendant la Révolution française (1789 -1799 ) Gravure de la couverture : «Refrains patriotiques : la Carmagnole» Eau-forte anonyme, Bibl. Nat. Paris

ISBN 2-8661 5-026-0 Dépôt légal - 1 ère édition : décembre 1988 Ê C.R.D.P. - , 1988 45, rue Saint-Leu - 80000 AMIENS A tous les Hommes de la Liberté

PRÉFACE

«La réalité du social, la réalité foncière de l'homme se découvre nouvelle à nos yeux et, qu'on le veuille ou non, notre vieux métier d'histo- rien ne cesse de bourgeonner et de refleurir dans nos mains». Cette cita- tion extraite des «Ecrits sur l'histoire» de Fernand BRAUDEL illustre à souhaits le travail d'historien réalisé par Christian MANABLE. Nous voici plongés dans l'Amiénois de 1789 au début du Consulat. Cette publication que j'ai le plaisir de présenter est née de la plume de Christian MANABLE qui n'a pas enfermé l'histoire de son canton dans l'anecdote, mais l'a, au contraire, ouverte sur l'histoire nationale. Les ondes de choc parisiennes ont-elles bousculé traditions et cou- tumes d'une société rurale installée dans ses habitudes depuis des siècles ? Comme le chiendent tient à la terre malgré la pugnacité du paysan à vou- loir l'extirper, les habitudes de la population paysanne ont résisté aux coups de butoir de la révolution parisienne. «La Révolution tranquille» évalue avec finesse la rupture qui s'est opérée, dans ses grandeurs et ses bassesses, au cœur d'une société villageoise incapable d'apprécier la hau- teur du mur idéologique qui, d'un coup, se dressait devant elle. Les ruraux ont senti la forte aspiration libératrice sans comprendre la violence des événements qui la portait. La précision que Christian MANABLE met à rapporter les événe- ments, à présenter les choses et les gens, nous introduit dans l'intimité des communautés de village sur lesquelles il porte un regard attendri mais lucide. Cet ouvrage procède d'une investigation minutieuse des sources que chacun peut consulter pour satisfaire une curiosité que sa lecture aura fait naître. Les professeurs d'histoire, en quête de documents originaux ou d anecdotes significatives trouveront dans cet ouvrage une excellente illus- tration à leurs cours sur la Révolution Française. Août 1988 Pierre DESPLANQUES Inspecteur Pédagogique d'Histoire et de Géographie

INTRODUCTION

Je nourris le regret de ne pas avoir eu 20 ans en 1 789. J'aurais pu ainsi participer à l'épopée révolutionnaire des Hommes de la Liberté et assister à l'éclosion des valeurs républicaines. Peu de moments de l'His- toire de sont aussi chargés d'événements que la période révolution- naire allant du 5 mai 1 789 - ouverture des Etats Généraux - au 3 Novembre 1 799 - coup d'Etat du 1 8 brumaire. Dans cette décennie pleine de bruit et de fureur, il y a, en germe, tous les éléments politiques du monde d'aujourd'hui. Oui, l'héritage de la Révolution française est riche, multiple et durable : Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen, abolition des priviléges et égalité de tous devant la loi, souveraineté populaire, régime républicain et constitutionnel respectant la séparation des pouvoirs, décen- tralisation administrative, séparation de l'Eglise et de l'Etat, système métri- que, limitation de l'autorité paternelle, institution du divorce, partage égali- taire des héritages entre tous les enfants... Certes la mise en place de la liberté et de l'égalité est incomplète ou parfois dévoyée, mais le cap est tracé et le temps achévera cette œuvre. La France moderne est bien la fille de 1 789. Mais les manuels d'histoire occultent l'émiettement du phénomène révolutionnaire en mettant l'accent sur les événements parisiens et en négligeant la complexité régionale. L'étude locale est indispensable pour montrer combien le mouvement révolutionnaire fut divers et diversement vécu et compris. L'analyse historique «à la loupe» d'un microcosme canto- nal - celui de Villers-Bocage - composé alors de neuf communes permet d'appréhender les mentalités rurales face au phénomène révolutionaire, et aussi de mesurer les concordances et les discordances idéologiques entre Paris et la campagne picarde. La rédaction des cahiers de doléances, les réformes administratives, les bouleversements sociaux, la vente des biens nationaux, les problèmes de la religion et du clergé, la guerre révolution- naire et ses conséquences humaines et économiques : tout atteste que la Révolution comme la Contre-Révolution dans le canton de Villers-Bocage, et d'ailleurs dans l'ensemble du département de la , furent emprun- tes de modération. Notre canton ne fut ni le faubourg Saint-Antoine, ni la Vendée. On n'y a pas pris la Bastille, le froid couperet de la guillotine n'y a pas fait gicler le sang des ci-devants. Aucun homme originaire du canton n'a occupé un rôle politique national voire régional durant cette période tourmentée. Les manouvrhrs et les laboureurs adoptent une attitude d'attentisme prudent. C'est la Révolution tranquille. La population locale manifeste une grande force d'inertie ; néanmoins cette résistance passive n'est pas de nature idéologique mais porte sur les problèmes de subsistan- ces, de levées militaires et surtout sur les questions religieuses.

PREMIÈRE PARTIE

LA MONARCHIE CONSTITUTIONNELLE

A LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION

ESPACE ET TEMPS LA CAMPAGNE PICARDE L'espace, qui deviendra en 1790 le canton de Villers-Bocage, s'étend au nord d'Amiens. Il fait partie d'une unité naturelle désignée sous l'appellation de Plateau picard. D'un relief calme, le plateau s'élève progres- sivement de 60 m au Sud, à , à 1 30 m au nord, à Villers- Bocage. Les documents d'archives désignent cette partie de l'Amiénois comprise entre la ville d'Amiens et l'immense forêt de Vicogne : «Le Bocage». Au Moyen-Age, les moines bénédictins de , puis les moi- nes prémontrés de Saint-Jean d'Amiens ont défriché cette vaste forêt qui s'étendait du Nord au Sud, de l'Authie à la Somme, et d'Est en Ouest, de Corbie à l'Etoile. Les défrichements ont cessé au milieu du XIIIe siècle. Le paysage est devenu stable. Bien mieux, les grandes abbayes, principales propriétaires forestières, ont protégé les surfaces boisées. Le bois indispen- sable à la construction et au chauffage est devenu un produit rare et cher. Au XVIIIe siècle, l'ensemble des neuf communes du canton occupe une superficie de 8698 hectares dont 531 hectares de bois (soit 6 %). Les principaux espaces boisés se situent à l'ouest, 121 hectares à et 273 à Flesselles. Leur étendue explique la présence de loups. Pour la période fin XVIIIe siècle - début XIXe siècle, le 24 pluviose an VI (1 4 février 1 798), Jean-Baptiste tue une louve de 6 ans dans le bois de Ber- tangles ; le 29 septembre 1806, deux louveteaux sont abattus dans les bois des environs de Flesselles. En outre, est l'un des deux villages de la Somme (avec ) à porter le blason populaire de : «chés leus d'Montonvillers», est-ce en raison de la présence de ces animaux ou par comparaison avec le caractère de ses habitants ? Aucune commune n'est située à plus de 4 lieues (environ 16 km) d 'Amiens. L'habitat est groupé. Les neuf villages construits autour de leur église paroissiale, Bertangles, , Flesselles, et ses hameaux, Olincourt (27 habitants en 1 772). Grislieu (100 maisons en 1 728) et Savières (44 habitants en 1725 avec sa chapelle Saint-Léger appartenant à l'abbaye Saint-Jean d 'Amiens), Molliens-au-Bois et Molliens-au-Val, deux quartiers d'un même village et son hameau le Bout-de-Molliens près de , Montonvillers, Poulainville, , Vaux-en-Amiénois ou Vaux-les- Amiens et son hameau Monchy-Frémont, et Villers-Bocage, apparaissent de loin comme des ilôts de verdure au milieu des espaces cultivés. Les mai- sons et les fermes sont construites à l'aide de matériaux locaux : bois, argile et paille. Chaque habitation s'accompagne d'un jardin, d'un pré, d'un plant séparés par des haies, en Piardie on désigne sous le nom de «masure» ces parcelles ordinairement encloses, on les dit «amasées» lorsqu elles comportent une maison ou un bâtiment. Un chemin bordé de haies et d'arbres ceinture le village, ce chemin dit «du tour de ville» constitue la limite matérielle entre la propriété individualisée et les champs, domaine de l'exploitation collective. Une seule grand'route traverse le futur canton, du Sud au Nord, c'est la route d'Amiens à Arras par qui dessert Poulainville et Villers- Bocage. A l'époque pré-révolutionnaire, bordée de grands arbres, elle est empruntée deux fois par semaine par les diligences. Les villages sont reliés entre eux par des chemins de terre mal entretenus par les propriétaires rive- rains. Cette défectuosité entrave les lisaisons au moment des saisons plu- vieuses. Les plaintes portant sur le mauvais état des chemins sont d ailleurs multiples dans les cahiers de doléances de 1 789 des villages de Bertangles, Flesselles, Molliens-au-Bois et Montonvillers. Plusieurs communautés villa- geoises se plaignent également des corvées d'entretien des grandes routes. Par un décret du 14-18 décembre 1 789, la Constituante charge les com- munes de l'entretien des chemins à la place des propriétaires riverains. Dans les villages, les seigneurs marquent la voirie de leur empreinte en créant, dans le courant du XVIIIe siècle, des «rues neuves» souvent ouver- tes pour faciliter l'accès de leur château et les communications avec leur domaine foncier. A Coisy, la rue neuve est le prolongement du chemin de Coisy à , construite en 1 725 par Philippe-François de MONT- MORENCY, elle est destinée à mettre en valeur le château. A Flesselles, la rue neuve, perpendiculaire à la façade principale du château seigneurial, est créée en 1 747 par François-Alexandre DEBRAY. A Rainneville, la rue neuve est ouverte en 1721 par Jean-Baptiste de CAUMONT, seigneur de Gau- ville, possédant un fief à Rainneville, comme prolongement de la rue d'Amour pour faciliter l'exploitation des terres qu'il possédait vers Coisy et vers Cardonnette. A Villers-Bocage, le seigneur, Jean-Baptiste Joseph BER- THE, fait percer vers 1700 la rue neuve, reliant alors la rue de Saint- Georges au chemin de Rainneville. LA PAIX RETROUVÉE Le plateau picard fut le théâtre de nombreuses guerres et invasions aux XVIe et XVIIe siècles. Fréquentes étaient les incursions dévastatrices des Espagnols déferlant sur la région depuis l'Artois. En 1636, la triste- ment fameuse «année de Corbie», la plupart de nos villages sont détruits. Ce danger répété a conduit les habitants à creuser des souterrains-refuges appelés «muches» en picard. Creusés sous chaque village, dans la craie a 13

1 0 ou 1 6 mètres de profondeur, ils servaient d'abri secret à la population et même aux animaux domestiques. Le point de départ se situait souvent dans l'église paroissiale ou dans une dépendance de la maison seigneuriale. Constitués de galeries rectilignes s'ouvrant sur plusieurs chambres, les souterrains communiquaient avec les puits du village afin d'assurer le ravi- taillement en eau. En 1 659, le traité des Pyrénées met la Picardie hors d'atteinte des dévastations militaires. La proche rivière de l'Authie cesse de servir de frontière septentrionale au royaume de France. Avec l'annexion de l'Artois, la Picardie n'est plus une zone frontière mais demeure néanmoins une zone de passage vers Paris. Le nord de l'Amiénois subit un dernier asaut à la fin du règne de Louis XIV, dans le cadre de la guerre de succession d'Espagne. Après la défaite française de Malplaquet, entre Maubeuge et Valenciennes, en 1 709, les troupes anglaises de MARLBOROUGH effectuent quelques raids dans le nord du royaume. Des détachements de Marlborough ravagent les environs de Villers-Bocage et de Flesselles. Ils brûlent la ferme d'Ossonville, à proxi- mité de Villers-Bocage. Entre Flesselles et Vaux-en-Amiénois, la ferme de RENONVAL ou REGNAUVAL disparaît après le passage des soldats enne- mis. La terreur est telle que Jean-Baptiste LE CARON de CHOQUEUSE, prieur d'Olincourt, se réfugie à Amiens. A cette incursion dévastatrice fait suite le «grand hiver» de 1 709-1 710 qui sème la famine dans le pays. A l'issue de cette ultime tourmente de l'Ancien Régime, notre contrée entre dans une période de paix et de relative prospérité pendant 80 ans, jusqu'à la Révolution française. Dans l'ensemble, le dynamisme démographique et la santé des activités agricoles et textiles contrastent avec les crises du siè- cle précédent.

LE DYNAMISME DÉMOGRAPHIQUE UNE CROISSANCE IRRÉGULIÈRE A partir de 1720, la population augmente, lentement d'abord, puis rapidement à partir de 1 745 environ. L'essor se poursuit jusqu'en 1 778 puis il se ralentit dans les dix années qui précèdent la Révolution par suite d une forte augmentation de la mortalité liée à des épidémies. Cette crois- sance de la population est due principalement au recul de la mortalité, recul encore faible par rapport à notre époque, mais sensible par rapport au XVIIe siècle, surtout pour la mortalité infantile. D'autre part, le XVIIIe siècle pré- révolutionnaire ne connaît pas de crises de subsistances semblables à cel- les du siècle de Louis XIV : plus de famines meurtrières mais seulement quelques disettes à la suite de récoltes céréalières insuffisantes. Par contre, le recul est moins net en ce qui concerne les épidémies. Villers-Bocage est touché en 1 774-1 775. Si la peste disparaît complètement, on enregistre triepériodiquement et de typhoïde. des épidémies meurtrières de variole, de grippe, de dysen- A titre d'exemple, l'étude démographique de la population rainnevil- loise de 1 737 à 1790 révèle une certaine vitalité. Pour cette période, on enregistre 1 523 naissances et 1216 décès. En vingt ans, de 1772 à 1 792, la population villageoise passe de 591 à 904 habitants. Pourtant les crises subsistent. Le nombre anormalement élevé de décès en 1742 cor- respond à une crise céréalière qui a touché presque tout le royaume dès 1 741.

A Rainneville, la rareté et la cherté de la nourriture provoquent une hémorragie de population en même temps qu'une chute marquée des nais- sances (1 4 en 1 742 contre 21 et 23 respectivement en 1 741 et 1 743). Les restrictions alimentaires provoquent une suspension de l'ovulation dénommée «aménorrhée de famine» pendant 1 2 à 1 8 mois, phénomène qui joint peut-être à un nombre accru de fausses couches et à une limitation volontaire de naissances, expliquerait la chute des conceptions pendant les périodes de crises frumentaires.

La surmortalité de l'année 1 779 (39 décès) a vraisemblablement son origine dans une épidémie de dysentrie bacillaire qui a affecté Rainneville et la région, comme d'ailleurs tout l'ouest et le nord du royaume de France, entre juillet et novembre. Les brusques changements de température, l'absorption de fruits verts et d'eau impure, la sous-alimentation chronique sont des causes favorisant le développement du bacille dysentrique extrê- mement contagieux. La croissance démographique du XVIIIe siècle est ins- crite dans les chiffres mais elle demeure irrégulière en raison des crises fru- mentaires et de l'insuffisance des moyens prophylactiques. LA POPULATION AVANT ET PENDANT LA RÉVOLUTION

Même si les statistiques du XVIIIe siècle ne comportent pas la même rigueur scientifique qu'aujourd'hui, les chiffres traduisent néanmoins une nette croissance démographique entre 1 772 et 1 793. En effet, en 20 ans, la population augmente de 1668 habitants (soit une forte progression annuelle moyenne de 2 %). Avec environ 5800 habitants en 1 792, le can- ton de Villers-Bocage se classe au 1 5ème rang parmi les 1 8 cantons qui composent le district d'Amiens. Il est à noter que Flesselles est la commune la plus peuplée et qu'elle surpasse déjà le chef-lieu de canton. Un «feu» désigne l'ensemble des personnes vivant sous le même toit, autour du même foyer. Dans le canton, le nombre moyen d'habitants par feu se situe autour de 4. En 1 792, l'état-civil, pour l'ensemble des neuf communes du canton, fait apparaître 195 naissances, 66 mariages et 146 décès . Avec un taux de natalité de 33,6 %, un taux de mortalité de 25,1 % et un taux d'accroissement naturel positif de 0,85 %, la population cantonale s'appa- rente alors à celle d'un pays du Tiers-Monde de cette fin du XXe siècle. D'autant que l'espérance de vie n'est que de moitié de ce qu'elle est actuel- lement, pour les hommes. Et pour les femmes qui subissent de nombreuses grossesses, l'espérance de vie est encore plus courte. Au début de la Révo- lution française, la densité moyenne est de 66 habitants par kilomètre carré. Par comparaison, le recensement de 1 982, pour les neuf villages du canton primitif, indique une densité moyenne de 54 hab/km2. Dans les deux dernières décennies du XVIIIe siècle, la campagne semble surpeuplée. La surface des terres agricoles n'assure pas la survie de chaque villageois, les plus démunis doivent chercher dans une activité textile à domicile l'appoint nécessaire. Même si on n'accorde pas une grande valeur scientifique aux don- nées démographiques de l'époque révolutionnaire, les chiffres traduisent néanmoins une légère baisse de la population cantonale entre 1792 et 1 795. Il faut peut-être y voir les conséquences et des enrôlements de jeu- nes hommes dans les armées révolutionnaires et d'une dénatalité corréla- tive. Les guerres révolutionnaires contribuent à répandre dans le peuple les pratiques de restriction des naissances. Les soldats-paysans, à l'occasion des campagnes militaires en France et en Europe, apprennent des métho- des contraceptives au contact des filles de joie. Certains rapportent aussi au pays des maladies vénériennes dénommées poétiquement «venin de Vénus». La libéralisation générale des lois sur le mariage en 1 793 ne sem- ble pas avoir entraîné localement une poussée de nuptialité ni un boom démographique remarquable.

LES PAYSANS SOCIÉTÉ RURALE ET PROFIT Le canton de Villers-Bocage offre l'image classique d'une structure sociale d'un pays de grande culture dans le Nord de la France. Dans chaque communauté villageoise, face à quelques gros laboureurs, véritables «coqs de village», une masse de prolétaires ruraux fournit la main-d'œuvre néces- saire aux grandes fermes. Ces petits paysans mènent une existence miséra- ble, à la merci du bon vouloir des possédants ou d'une mauvaise récolte. Le terme «laboureur» désigne toujours un paysan qui détient les moyens de labourer : le cheval et la charrue, mais aussi la capacité de posséder ou de louer une terre, et souvent d'employer des salariés. Ces derniers sont désignés sous le nom de «manouvrier», sorte d'ouvrier agricole qui loue ses mains, ce sont des petits paysans sans terre ; qui ne possèdent qu'un jardin et qu'une vache, ils complètent leurs maigres revenus par le tissage à domicile. A la fin de l'Ancien Régime, la terre n'appartient pas aux paysans qui la cultivent. L'Eglise et la noblesse possèdent la quasi totalité des terres et des bois du futur canton de Villers-Bocage. Les propriétés de la bourgeosie marchande ou administrative d'Amiens sont peu étendues, mais la Révolu- tion en fera les principaux acquéreurs de biens nationaux. Ni l'Eglise, ni la noblesse, ni la bourgeoisie ne cultivent. Leurs terres sont affermées à des prix qui augmentent à chaque renouvellement de bail et atteignent à la veille de la Révolution de tels sommets que seuls de gros laboureurs peuvent les acquitter à des propriétaires plus ou moins lointains. Cette augmentation des fermages conduit à la concentration des exploitations. Si l'on ajoute le poids des prélèvements seigneuriaux et la lourdeur de la dîme, on perçoit les raisons du mauvais état des campagnes de la région d'Amiens, qui désole l'agronome anglais, Arthur YOUNG, lors de son voyage à travers la France pré-révolutionnaire. Les laboureurs exploitent comme fermiers l'essentiel des domaines des privilégiés et ce faire-valoir indirect a probable- ment protégé ces propriétés nobles contre les convoitises et les risques d'une expropriation généralisée au moment de la vente des biens natio- naux. Certes peu de nobles locaux se dressent contre la Révolution et émi- grent, au total la noblesse du canton réussit à préserver ses domaines fon- ciers. Ce baillage à ferme de la propriété noble et ecclésiastique définit un système capitaliste et même de type colonial dans lequel tous les profits du travail de la terre et aussi du travail de la laine aboutissent dans les mains de quelques personnages, seigneurs, prélats et bourgeois, le plus souvent étrangers à la contrée et concentrés à Amiens. MANOUVRIERS ET VAGABONDS Le groupe des paysans dépendants est de loin le plus nombreux. Comme l'attestent les registres paroissiaux du XVIIIe siècle, la grande majo- rité des habitants du canton sont des manouvriers-tisserands. Ce petit culti- vateur habite une chaumière de torchis et ne possède qu'un jardin et qu'un ou deux minuscules champs. Son cheptel se réduit à quelques poules et quelques brebis se nourrissant sur les jachères et les chaumes, il n'a jamais de cheval et presque jamais de vache. Cette activité agricole ne suffit pas, le manouvrier est aussi sayetteur, il file de la laine et tisse des étoffes de serge légère en laine. La dépendance de ces petites gens était multiple et leur condition de vie précaire et sensible aux crises. Comme cultivateur, il dépend du laboureur du village qui l'emploie et lui prête ses chevaux et sa charrue, comme manœuvre primaire du textile, il dépend du marchand- fabricant d'Amiens qui lui fournit la matière première et le métier à tisser. Leurs conditions de vie sont précaires. La vaisselle est de bois et de terre. La garde-robe et le mobilier sont restreints. Ils couchent sur des pail- lasses et des lits de plume, dans des lits clos en bois avec un tour de toile pour garder la chaleur. Le chauffage est insuffisant, le feu sert sutout à la cuisson des repas. La base de l'alimentation est le pain (2 à 3 livres par jour), pétri à la maison par les femmes et cuit toutes les trois semaines au four commun. On mange des légumes mais la viande est exceptionnelle. Ce prolétariat de petits paysans vit à la frontière de la misère et de l'errance. En cas de catastrophe économico-démographique, ils sont reje- tés vers la mendicité, le vagabondage ou la mort. Le vagabondage dégènère vite en brigandage. Les priviliégiés et la bourgeoisie rurale éprouvent répu- gnance, mépris et effroi à l'égard des déshérités. Leur dépendance écono- mique, sociale, politique et culturelle est totale, et sans espoir d'améliora- tion. Une enquête sur la mendicité, menée dans chaque canton en 1 792, donne la mesure du paupérisme. Dans notre canton, pour une population totale d environ 5800 habitants on dénombre 475 individus ne payant aucun impôt, 721 payant l'équivalent d'une ou deux journées de travail et 96 mendiants - vagabonds. Au total, cette enquête indique que 1 1 56 per- sonnes ont besoin d'assistance, soit un habitant du canton sur cinq. LABOUREURS ET COQS DE VILLAGE Les paysans indépendants ne sont pas propriétaires de la terre, ils sont fermiers d'une robuste institution religieuse ou d'une famille noble. Par contre, les animaux et les outils leur appartiennent en propre. A Coisy, en 1794, sept laboureurs déclarent posséder 16 chevaux et juments «jugés propres au service des haras», comme cette déclaration est établie par deux d'entre eux, on peut raisonnablement penser qu'elle est sous-estimée et que leur cheptel chevalin est en fait plus nombreux. Ces cultivateurs aisés élèvent aussi des vaches et des moutons. Ainsi, à Coisy en 1 796, Léonard DESAVOYE père a 63 «bêtes à laine», Pierre SAGUEZ 58, Antoine CANA- PLE 50, Pierre DOMONT 41 et Léonard DESAVOYE fils 31, ces cinq labou- reurs possèdent à eux seuls plus de la moitié du cheptel ovin communal. L'outillage agricole est constitué de grandes charrues à roues, de herses, de rouleaux, de faux et de charrettes. Ces gros paysans emploient couram- ment des salariés, soit constamment (des valets et des servantes), soit occasionnellement (des manouvriers). Cette situation d'employeur ren- force leur position sociale à l'égard des paysans modestes. Au sommet de la société rurale, un ou deux paysans par village détiennent une position exceptionnelle, on les surnomme les «coqs de vil- lage». En l'absence physique des seigneurs laïcs et ecclésiastiques, ils rem- plissent le rôle de receveurs des droits féodaux, de décimateurs, voire d'intendants des grands propriétaires. Ils perçoivent à leur place, avec fierté et avec profit, les droits seigneuriaux. Au début de la Révolution fran- çaise, les membres de cette bourgeoisie rurale deviennent les premiers mai- res élus de leur commune, c'est le cas de Pierre DOMONT à Coisy et de François-Rémi GAMAIN à Flesselles. Ce dernier, en 1789, habite le châ- teau appartenant au seigneur Alexandre-François DEBRAY. GAMAIN est marié avec Marie-Anne DEMARCY. Par un bail passé devant notaire le 28 avril 1 788 avec le seigneur de Flesselles, François-Rémi GAMAIN afferme une basse futaie du bois, les arbres fruitiers, deux champarts, 1 6 journaux de terre labourable (6 hectares 75 ares) et des bâtiments moyennant 1 753 livres 1 6 sols de redevance. Un autre bail signé en mars 1 786 lui attribue l'exploitation de plusieurs champs du terroir flessellois. Les meuniers constituent une catégorie à part dans le monde rural de l'Ancien Régime. Ils louent le moulin au seigneur, seul personnage autorisé à posséder cet indispensable outil, et ils exploitent souvent quelques terres. Socialement à mi-chemin entre les manouvriers et les laboureurs, les meu- niers sont les intermédiaires obligés entre la production céréalière et la con- sommation alimentaire. A Poulainville, Jean-François HARDY exploite le vieux moulin délabré appartenant au seigneur de Coisy. A Rainneville, Ambroise OGER, décédé en novembre 1 783, est le premier meunier d'un moulin «en tour» vraisemblablement construit entre 1 755 et 1 781 au car- refour des chemins de Rainneville à Corbie et d'Amiens à Molliens-au-Bois. La région, riche en céréales, compte de nombreux moulins à vent mais aucun moulin à eau. On distingue les moulins dits «en tour» construits en en pierre, et les moulins dits «sur pioche» dont la bâtisse mobile en bois tourne sur une solide pyramide de charpente. Au début de l'époque révolu- tionnaire, le canton de Villers-Bocage est équipé de 1 3 moulins ; Bertan- gles, Coisy, Molliens-au-Bois, Montonvillers et Villers-Bocage possèdent chacun un moulin, Flesselles, Poulainville, Rainneville et Vaux-en-Amiénois en ont deux chacun. LABOURAGES ET PÂTURAGES Depuis le XIIe siècle, les paysans pratiquent sans désemparer l'asso- lement triennal. En effet, dans la France du Nord, on emploie la rotation des cultures : sur une même «sole», on cultive d'abord le «grand blé» ou céréa- les nobles destinées à l'alimentation des hommes (froment, seigle ou méteil, mélange de froment et de seigle), puis le «petit blé» ou céréales de mars (orge, avoine ou pamelle, espèce d'orge en Picardie), enfin la jachère est utilisée comme pâturage. Les rendements des céréales -5 à 20 quintaux à l'hectare pour le blé- sont bien inférieurs à ceux d'aujourd'hui, même sur les meilleurs terres. Ces rendements ne progressent guère car l'élevage est sacrifié à la culture, si bien qu'on manque de fumier. Quant à l'outillage, il reste très rudimentaire : la moisson se fait à la faucille, et non à la faux, ce qui exige beaucoup de monde, mais assure des chaumes pour les toitures et favorise le glanage, ressource des pauvres ruraux. Le battage s'effectue au fléau, si bien que le grain nouveau n'arrive que tardivement sur les mar- chés. Une enquête du bureau des subsistances du département de la Somme nous informe sur les productions végétales de l'an III. Malheureusement, pour le canton de Villers-Bocage, seules quatre communes (Coisy, Flessel- les, Poulainville et Vaux-en-Amiénois) ont répondu. La surface agricole utili- sée des quatre terroirs représente 3784 hectares 66 ares, soit 43,5 % de la surface totale du canton. La culture des céréales arrive largement en tête, elle occupe une superficie de 31 1 1 hectares 66 ares (82,2 %) dont environ 1 403 hectares consacrés à l'avoine, 934 hectares au méteil, 402 hectares au froment, 1 75 hectares au seigle, 1 34 hectares au pamelle, 34 hectares au sarrasin et 30 hectares à l'orge. Les cultures fourragères commencent timidement à se développer, elles occupent 404 hectares 58 ares (10,7 %), il s'agit des vesces (172 hectares), du sainfoin (127 hectares), du trè- fle (86 hectares), de la luzerne (17 hectares) et du foin (6 hectares). Ces cultures nouvelles éprouvent des difficultés à s'étendre, elles se heurtent au poids des traditions, en effet tous les villageois ont le droit de vaine- pâture, c'est-à-dire la liberté d'envoyer leur bétail sur tout le terroir après la moisson. Les «légumes» (lentilles, pomme de terre et pois) sont cultivés sur 1 1 9 hectares (3,1 %), la pomme de terre introduite par le picard Antoine- Augustin PARMENTIER ne couvre que 1 0 hectares et demi, il est vrai que la plupart des paysans répugnent à en manger et la considèrent comme de la nourriture à cochons et l'accusent même de causer les maladies. Les arbres fruitiers, sans doute les pommiers, occupent 82 hectares 31 ares (2,2 %). Enfin, les plantes textiles -principalement le lin et très secondairement le chanvre- sont récoltées sur environ 67 hectares (1,8 %). Les cultures de la vigne, des fèves et de l'œillette ne sont pas pratiquées dans les quatre com- munes évoquées dans l'enquête cantonale. Les informations parcimonieuses fournies par les archives ne per- mettent pas de dresser un tableau complet et précis de l'élevage et des pro- ductions animales dans l'ensemble du canton. Les réponses des municipali- tés à une enquête départementale sur la consistance et l'emploi des biens communaux nous apprennent seulement qu'en 1790, le cheptel de Molliens-au-Bois se compose de 26 chevaux, 65 bovins et 230 ovins. Nous savons, par ailleurs, qu'à Coisy il y a 475 «bêtes à laine» en 1 796. Le cheval est apprécié pour sa force de travail, il est réservé à l'élite sociale comprenant les seigneurs laïcs et les laboureurs. L'animal le plus répandu dans nos campagnes est alors le mouton, élevé pour la matière première textile qu'il fournit. Les prairies naturelles sont très rares, les biens commu- naux presque inexistants, et les droits d'usage dans les bois sont de plus en plus réduits par les seigneurs à l'approche de la Révolution. Aussi l'élevage ne peut se développer comme l'écrit Pierre DOMONT, le premier maire de Coisy en 1 790 : «Si nous voulons avoir des bestiaux il les faut nourrir les trois quarts de l'année à la bergerie et en été ils ont la vaine pâture et les prairies artificielles». La pratique communautaire de la vaine pâture sur les champs moissonnés et sur les flégards (bandes herbeuses comprises entre le bord d'un chemin et les propriétés riveraines) constitue le principal sup- port de l'élevage qui demeure donc une activité secondaire à la veille de la Révolution française. Les productions végétales et animales sont consommées principale- ment sur place par la multitude des producteurs agricoles. Néanmoins une partie de la production est commercialisée en direction d'Amiens et aussi à Villers-Bocage à l'occasion du marché qui s'y tient le premier lundi de cha- que mois à la fin de l'Ancien Régime et au début de la période révolution- naire. Ce marché semble être tombé en désuétude entre 1 793 et le consu- lat de Bonaparte. Une délibération du conseil municipal de Villers-Bocage, datée du 10 novembre 1802, propose de le rétablir et d'instituer en plus deux foires annuelles qui auraient lieu le 22 mars et le 23 octobre. L'ACTIVITÉ TEXTILE L'artisanat textile à domicile constitue une activité complémentaire pour bon nombre d'hommes et de femmes du canton. Le filage et le tissage occupent les longues soirées des paysans en hiver. Cette activité rurale de l'industrie textile dépend étroitement des marchands-fabriquants d'Amiens, en amont pour la fourniture des matières premières (coton et laine), et en aval pour le foulonnage et la teinture des tissus. Ainsi les arti- sans ruraux sont à la merci de l'entrepreneur amiénois qui exécute une opé- ration indispensable à la commercialisation du produit textile : la teinture. Cette activité ne devait fournir qu'une maigre ressource aux manouvriers-tisserands locaux. A Amiens, l'industrie de la laine connaît son apogée à la fin de la guerre de Sept Ans en 1 763. L'industrie du coton commence alors à se développer, la brillante carrière du velours d'Amiens débute à ce moment là, elle rencontre néanmoins à la veille de la Révolution française la sévère concurrence du coton anglais. En supprimant le mono- pole des villes pour la fabrication des étoffes, l'édit royal de 1 762 permet le développement de l'artisanat rural. A cet égard, les communes du futur canton de Villers-Bocage bénéficient de la proximité d'Amiens. La crise manufacturière de 1 786 à Amiens a des répercussions sur l'activité textile dans le canton et sur le chômage. L'Etat des métiers à tisser des communes du canton, établi en l'an IH, comporte des lacunes et des imprécisions et ne fournit aucun renseigne- ment sur l'activité textile à Bertangles, Molliens-au-Bois et Vaux-en- Amiénois. Cependant cette enquête fait apparaître qu'on travaille surtout le coton et la laine. Les femmes sont fileuses et cardeuses, les hommes sont tisserands. On recense 108 métiers servant soit au filage, soit au tissage du coton dans les communes de Coisy, Montonvillers, Poulainville et Rain- neville, ces outils occupent une centaine d'ouvriers et d'ouvrières. Les 1 6 métiers à faire des bas se répartissent ainsi : 7 à Flesselles, 6 à Villers- Bocage et 1 à Montonvillers, Poulainville et Rainneville. Les estilles sont des métiers de haute lice à fabriquer des étoffes, elles sont utilisées pour la fabrication de la panne. Cette étoffe de laine est fabriquée à peu près comme le velours mais ses poils sont plus longs et moins serrés. La panne est mise à la mode par les élégants du Directoire. On dénombre 1 66 estilles dont 105 à Villers-Bocage, 35 à Poulainville et 26 à Coisy. L'ANALPHABÉTISME RURAL On peut apprécier le degré d'instruction en dénombrant dans les registres paroissiaux les obligatoires signatures et les «marques» des nou- veaux époux au moment du mariage. Depuis Louis XIV, le curé est tenu d'indiquer qui sait ou ne sait pas signer par des formules telles que : «les- quels ont signé l'acte» ou «laquelle a déclaré ne savoir écrire» ou «a fait sa marque ne sachant écrire». Au XVIIIe siècle, dans les communes du futur canton de Villers-Bocage, les marques des illettrés sont toujours de simples croix. Certaines signatures, très maladroites, péniblement tracées lettre à lettre d'une écriture tremblée, laissent à penser que leurs auteurs ne savent rien écrire d'autres. Etre capable de signer son nom ne signifie pas pour autant qu'on sait lire et écrire couramment. Une étude systématique des actes de mariage de la paroisse de Rainneville de 1 737 à 1 786 permet de quantifier l'analphabétisme des villageois. En effet, pour cette période de 50 années, sur un total de 293 mariages, nous constatons que 40 % des époux savent signer contre 5 % seulement des épouses. Ce dimorphisme sexuel est très contrasté. C'est dire qu'au XVIIIe siècle, les filles sont plus ignares que les garçons, il est vrai que les filles n'ont pas accès à l'instruc- tion. Ce taux d'alphabétisation nous paraît faible aujourd'hui mais il faut savoir que la Picardie figurait alors parmi les régions françaises les plus favorisées au niveau de l'instruction primaire. Seuls quelques opulents laboureurs et quelques artisans ruraux pos- sèdent les rudiments du savoir. La masse du prolétariat rural formé de manouvriers vit en marge de l'instruction. Ces inconnus de l'Histoire n'ont pas de mémoire écrite, nous devinons leur contour social mais nous igno- rons tout de leur existence individuelle. Tous les documents d'archives dont dispose l'historien sont l'expression des groupes sociaux privilégiés. Le pauvre n'écrit pas. Cependant ils ne sont pas exclus de l'instruction, mais pour fréquenter l'école, encore faut-il avoir de quoi s'habiller et se chausser décemment ; et n'être pas indispensable à la maison pour de menus travaux. C'est davantage par honte et par nécessité que les pauvres ne vont pas à l'école. L'instruction paraît liée à l'existence ou à l'absence d'écoles de villa- ges. Les neuf paroisses de notre contrée semblent toutes en être équipées. Ces petites écoles fonctionnent sans obligation de fait, elles sont essentiel- lement fréquentées par les garçons et pendant la période hivernale. L'ensei- gnement est dispensé par des clercs-laïcs ou magisters. Chargés de l'édu- cation populaire, ces ancêtres de nos instituteurs accomplissent des tâches multiples dans le village ; ils sont chantres et sonneurs de cloche à l'église et servent fréquemment de témoins officiels pour la signature des diffé- rents actes d'état-civil. Les clercs-laïcs sont entièrement soumis à l'Eglise qui exerce sur eux un contrôle très strict. Leur nomination dépend de l'évê- que. Un règlement du diocèse d'Amiens, daté du 4 novembre 1789, et signé de la main de Monseigneur de MACHAULT, dernier évêque d'Amiens avant la Constitution civile du clergé, fait état des diverses exigences qu'on attend du magister quant à la religion et à la tenue : «ils sauront leur chant, les principales rubriques et cérémonies de l'Eglise. Ils seront capables d'enseigner la jeunesse à lire et écrire, et de lui apprendre les premiers élé- ments de la doctrine chrétienne, ils sauront tout le catéchisme par cœur. Ils porteront les cheveux plus courts que le commun des Laïcs. Il leur est défendu de boire et manger dans les cabarets du lieu de leur résidence, de jouer en public du violon, d'aller aux danses publiques, aux veilles ou séries, sous peine de révocation de leurs pouvoirs...» L'enseignement est sous l'emprise de l'Eglise. L'analphabétisme ne signifie ni sottise, ni absence totale de culture. Tous ces illetrés sont des chrétiens. Ils baignent dans un climat de religio- sité qui leur procure une culture orale catholique. Par la fréquentation de l'église, ils reçoivent une culture religieuse superficielle a.u travers des lec- tures publiques et des prônes. Tous les villageois vivent sous le signe de la croix, du baptême à l'extrême-onction, à l'ombre du clocher paroissial. LES PRÊTRES LES PAROISSES La paroisse, c'est la communauté des fidèles. Elle s'inscrit sur un ter- ritoire. Elle représente la division administrative la plus importante de l'Ancien Régime. Dans le canton de Villers-Bocage, après la Révolution, toutes les paroisses sont devenues des «communes» sans aucune modifi- cation. L'oeuvre révolutionnaire n'a pas effacée la vieille géographie chré- tienne. L'église paroissiale a son «saint patron», sous le vocable duquel elle a été fondée. Les fidèles y sont particulièrement attachés. L'église de Ber- tangles est consacrée à Saint-Vincent, celle de Coisy à Notre-Dame, celle de Flesselles à Saint-Eustache, celle d'Olincourt et Grislieu à Notre-Dame, celle de Molliens-au-Bois à Saint Léger, celle de Montonvillers à Saint- Antoine, celle de Poulainville à Saint-Pierre, celle de Rainneville à Saint-Eloi, celle de Vaux-en-Amiénois à Saint-Firmin-Le-Martyr, (1 er évêque d'Amiens, ce vocable traduit les liens étroits qui existaient entre cette paroisse rurale et la cathédrale d'Amiens dont le chapitre était le seigneur de Vaux-en-Amiénois d'après une charte de l'évêque d'Amiens, THI- BAULT, en 1196) et celle de Villers-Bocage à Saint-Georges. L'église paroissiale est le centre de la vie du village. Entourée du cimetière, elle est bien entendu le centre de la vie religieuse, mais elle est aussi le seul édifice avec le château seigneurial à se distinguer des autres constructions du vil- lage par sa taille, ses matériaux et sa solidité. C'est aussi le seul bâtiment qui comporte des éléments décoratifs importants : des sculptures, des tableaux et parfois des vitraux. Lieu de réunion de l'assemblée des habi- tants, lieu où sont lus les édits royaux, lieu où sont décidées les nomina- tions des garde-messiers et des bergers, l'église paroissiale est également le centre administratif et politique du village. L'époque de construction des églises paroissiales qui existaient au moment de la Révolution n'est connue que pour quatre d'entre elles. Les édifices religieux de Coisy, Flesselles, Molliens-au-Bois et Poulainville sont difficiles à dater ainsi que celui de Bertangles, situé dans l'enceinte de l'ancien manoir et restauré à plusieurs reprises. Suivant une tradition locale, l'église de Coisy aurait été construite au début du XIVe siècle, avec des matériaux provenant de la Chapelle médiévale de Fesserole, ainsi en la démolissant au milieu du XIXe siècle, on trouva des vestiges d'ornements de style roman. Cette église assez simple comportait une nef terminée par un choeur plus étroit. Le clocher était un campanil laissant apparaître une cloche. Cette cloche date de 1492, comme elle a échappé aux réquisitions révolutionnaires de l'an Il, elle est la plus ancienne du canton. Trois parois- ses - Montonvillers, Vaux-en-Amiénois et Villers-Bocage - possèdent des églises bâties au XVIe siècle. A Montonvillers, la construction, en pierres, date du début du XVIe siècle ; deux chapelles latérales lui donnent la forme d'une croix latine ; l'abside est à trois pans. Des fenêtres en tiers point, à moulures larges et profondes, éclairent le monument. A l'intérieur de ce sobre édifice, on remarque le beau retable du maître-autel, attribué à Nico- las BLASSET (1600-1659), sculpteur amiénois, auteur du mausolée du chanoine LUCAS décoré de l'Ange Pleureur dans le déambulatoire de la cathédrale d'Amiens. L'église de Vaux-en-Amiénois est de plan rectangu- laire. La façade principale, en pignon, présente une porte en anse de panier surmontée d'une croix à demi engagée. Dans le chœur, on trouve les armes du chapitre de la cathédrale d'Amiens, portant le millésime de 1 696. Le tableau du maître-autel, représentant le martyre de Saint-Firmin, fut exé- cuté en 1 775. A Villers-Bocage, le porche principal de l'église est décoré de sculptures gothiques flamboyantes. A l'intérieur, sur le fût d'une colonne figure la date de 1 529, qui correspond bien au style du chœur. Les stalles ont été ajoutées au XVIIe siècle. A Rainneville, la première église connue fut détruite par les Espa- gnols en 1 636. Vers 1 640, la famille noble MAREUIL de BELLEVILLE con- cède un terrain situé à l'angle des rues de Pierregot et de Villers-Bocage pour y construire une nouvelle église et un nouveau presbytère. L'église était orientée Ouest-Est, l'abside était tournée vers le soleil levant. Le presbytère, occupé par Philippe CANAPLE en 1 789, fut constuit au nord du sanctuaire, sur un petit terrain tout-à-fait contigu. Sur la rue de Pierregot, s'élevait la grange des dîmes, à l'extrémité opposée fut bâtie l'habitation, l'espace compris entre les deux bâtisses servit de cour. Il n'y avait ni jardin, ni dépendances, et la maison était cachée du soleil par l'église toute pro- che. Une enquête départementale, réalisée au début de l'ère révolution- naire, fait apparaître que toutes ces églises, vieilles d'environ deux siècles, sont toutes en mauvais état ; certaines semblent être même dans un état de délabrement avancé, les édifices de Villers-Bocage, Flesselles et Rainne- ville nécessiteraient les réparations les plus coûteuses. Dans l'ensemble, les neuf églises paroissiales disposent d'une capacité d'accueil insuffisante par rapport à la population villageoise de la fin du XVIIIe siècle. Aujourd'hui quatre de ces anciennes églises qui ont traversé la période révolutionnaire sont encore debout : Bertangles, Montonvillers, Vaux-en-Amiénois et Villers-Bocage. Les cinq autres églises - Coisy, Flesselles, Molliens-au-Bois, Poulainville et Rainneville - ont été remplacées par des constructions sté- réotypées de style néo-gothique en briques et en pierres dans la seconde moitié du XIXe siècle. Les biens de l'église paroissiale sont gérés, non par le curé, mais par une assembleée de paroissiens appelée la «fabrique». Ses membres, les marguilliers, s'occupent de l'entretien de l'église et du presbytère, et de la perception des rentes et des fondations. LES CURÉS Le curé est d'abord le responsable de la vie religieuse de la commu- nauté villageoise. Il est généralement considéré comme un guide. Par la pré- dication dominicale et par le catéchisme, il enseigne la foi chrétienne. Par Eglise de Bertangles (cliché MPT de Rainneville)

Eglise de Coisy (XIVe siècle) (dessin de DUTHOIT)

Eglise de Montonvillers (XVie siècle) (cliché MPT de Rainneville) Christian MANABLE Professeur d'Histoire-Géographie auteur de- «Rainneville) histoire d'un village picard» et de ccUne seigneurie rurale au dernier siè- cle de l'Ancien Régime : »

Dans la dernière décennie du XVIIIe siècle, avec la Révolution, la France a vécu une extraordinaire accélération de l'Histoire. Mais si le mouvement révolu- tionnaire fut essentiellement parisien, il revêt une grande diversité et une extrême complexité dans les différentes régions du pays. L'analyse historique «à la loupe» d'un microcosme cantonal du département de la Somme - celui de Villers-Bocage, au nord d'Amiens - composé alors de neuf communes (Bertangles, Coisy, Flesselles, Molliens-au-Bois, Montonvillers, Pou- lainville, Rainneville, Vaux-en-Amiénois et Villers-Bocage), permet d'appréhen- der les mentalités rurales face au phénomène révolutionnaire, et aussi de mesurer les concordances et les discordances idéologiques entre Paris et la campagne picarde. La rédaction des cahiers de doléances, les réformes administratives et l'émergence d'une «classe politique» locale, les bouleversements sociaux, la vente des biens nationaux, les problèmes religieux, la guerre révolutionnaire et ses con- séquences humaines et économiques : tout atteste que la Révolution comme la Contre-Révolution dans le canton de Villers-Bocage furent empruntes de modéra- tion. L'oeuvre révolutionnaire est certes appliquée mais avec une tempérance pru- dente. Les paysans approuvent sans retenue l'abolition de la féodalité et la vente des biens nationaux, ils sont par contre réticents à la déchristianisation. Le canton ne fut ni le faubourg Saint-Antoine ni la Vendée. On n'y a pas pris la Bastille ! C'est la Révolution tranquille.

800B4760 . ISBN 2-86615-026-0 Prix : 130 F

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