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ESPACE, POPULATIONS, SOCIETES, 2005-1 pp. 45-56

Bénédicte THIBAUD Département de géographie Université de Poitiers Laboratoires : UMR 8586 PRODIG/EA 2252 ICOTEM 1 rue de la Charmille 17330 LIGUEUIL [email protected]

Le pays dogon au : de l’enclavement à l’ouverture ?

Longtemps retranchés sur les hauteurs du grande partie des plaines jusqu’à la frontière plateau de au Mali, les Dogon y burkinabé. On distingue désormais le vieux ont trouvé un site refuge contre les incur- pays du nouveau pays ; ce dernier rassem- sions peul (fig. 1). Forts d’une identité blant la majeure partie du peuplement socioculturelle marquée, ils ont su tirer parti dogon. d’un site particulièrement contraignant. Cependant, les liens avec le plateau originel L’eau, les terres arables sont rares sur le pla- sont restés très soutenus, tant pour les rituels teau gréseux de Bandiagara. Néanmoins, au que pour les alliances entre les membres. La prix d’un effort acharné, les Dogon y ont forte cohésion sociale qui marque la société développé une agriculture intensive très soi- dogon permet à ce groupe de défendre avec gnée en remodelant profondément les sur- force ses intérêts. L’union a été très efficace faces occupées. L’irrigation des terrasses de dans les négociations mises en place dans le culture et des casiers maraîchers construits cadre de la récente décentralisation1. Si l’en- sur les dalles rocheuses témoigne des efforts clavement sur les hauteurs a limité le déve- fournis pour survivre sur le plateau. loppement économique, la force des liens L’habitat perché sur la falaise est tout aussi unissant les individus qui en a résulté, est à remarquable. Mais, si l’enclavement subi a l’origine de la puissance actuelle des Dogon permis à la société dogon de conserver une dans cette région du Mali. identité socioculturelle forte, le site d’im- Si l’expansion spatiale se poursuit toujours, plantation difficilement accessible s’est par le biais des migrations lointaines qui se révélé rapidement trop exigu pour une popu- sont amplifiées, le développement récent de lation en pleine croissance. Avec des densi- l’activité touristique au sein du plateau ori- tés dépassant par endroit les 600 hab/km2, le ginel, est le nouvel enjeu que doit affronter départ du noyau originel est vite devenu la société dogon. En effet, l’ouverture de indispensable. Bénéficiant d’un contexte l’enclave originelle, avec la multiplication socio-politique favorable, un nouveau pays des circuits touristiques guidés, la vente par- dogon s’est peu à peu constitué dans les fois frauduleuse d’objets anciens et l’accès à plaines attractives situées en contrebas. La certains lieux de culte, ne risque-t-elle pas colonisation a été progressive mais affirmée. de porter atteinte aux fondements même de Aujourd’hui, le pays dogon s’étend sur une l’identité dogon ?

1 Depuis 1993, la création de 703 communes rurales et sources environnementales est désormais confiée aux urbaines dotées d’un conseil élu, la gestion des res- nouvelles collectivités territoriales. LIL89630_THIBAUD 13/06/05 11:40 Page 46

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Figure 1. Le pays dogon dans la Boucle du Niger au Mali

Réalisation : B. Thibaud, 2004. LIL89630_THIBAUD 13/06/05 11:40 Page 47

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LE PLATEAU DE BANDIAGARA : UN SITE CONTRAIGNANT À L’ORIGINE DE L’IDENTITÉ DOGON

Surplombant les plaines alentour peu sûres, en puissance avec l’instauration de la Dina 3 les reliefs de Bandiagara ont longtemps en 1818 marque un tournant dans l’occupa- constitué un espace refuge pour les Dogon. tion humaine de la région car l’empire Cependant, l’enclavement sur les hauteurs créé est un État centralisé et belliqueux. La présente des difficultés d’installation nom- guerre sainte qui fonde idéologiquement breuses. l’Empire peul du Macina, va contraindre les Dogon à rester repliés dans les hauteurs, Une forteresse au cœur du Sahel malien sous peine de se convertir ou d’être réduite Situé dans la boucle décrite par le Niger, le en esclavage. Même après l’effondrement vaste plateau de Bandiagara (80 km dans sa de la Dina sous l’emprise des Toucouleur, la plus grande largeur) s’étire le long de la rive menace demeure. droite du fleuve. Incliné en pente douce vers Afin de conserver leur liberté, les Dogon le delta intérieur, le relief s’élève rapidement restèrent dans les zones les moins acces- pour atteindre plus de 750 mètres à proximi- sibles du plateau (sites rocheux surplombant té de son rebord oriental (fig. 1). L’imposant les surfaces planes) et les villages de la escarpement créé, communément qualifié de «falaise » ont été fondés de préférence en «falaise » [Daveau, 1966], se présente sous haut de la pente d’éboulis, à proximité la forme d’une corniche rocheuse, haute de immédiate de l’à-pic ou bien, ont été inscrits 200 à 400 mètres, dominant un pied d’ébou- directement dans la paroi sous forme d’ha- lis qui laisse place ensuite à une dépression bitat troglodytique. Adossé à la paroi qui sableuse. constitue une muraille pratiquement infran- Malgré l’hostilité apparente des milieux 2, chissable vers l’arrière, le village peut sur- après avoir émigré par vagues successives veiller la plaine d’où vient le danger. Il n’y a depuis les monts Mandingue, les Dogon pas véritablement d’habitat type mais c’est vont s’installer sur ces hauteurs et y rester un habitat perché, sous forme groupée dans plus de quatre siècles [Marti, 1957]. lequel, les ruelles sont étroites et les maisons L’histoire politique mouvementée de cette tassées les unes contre les autres [Huet, région du Mali explique le long confinement 1994]. L’habitat, s’il montre un caractère des Dogon sur le plateau. J. Gallais (1994) défensif, est avant tout l’expression d’une évoque la notion de centres étatisés et de structure sociale. périphéries razziées pour définir les sys- tèmes d’organisation en place. Seules les Une identité culturelle forte malgré une hauteurs pouvaient être durablement occu- grande diversité des groupes humains pées; l’insécurité régnait dans les plaines en L’enclavement a favorisé l’émergence d’une raison des guerres nombreuses nées de la identité dogon même si existent de pro- constitution de grands empires ou de leur fondes divisions entre les groupes humains. destruction. Durant des siècles, s’opposèrent Comme le souligne J. Gallais ( 1975), la dis- des groupes ethniques minoritaires, canton- position périphérique du peuplement dogon nés aux espaces les plus difficilement ac- par rapport au plateau de Bandiagara révélé cessibles et en même temps les moins l’ambiguïté géographique entre unité natu- attrayants, et un groupe ethnique dominateur relle et aire ethnique. En fait, l’appellation régnant sur l’ensemble des plaines ouvertes. générale « Dogon » a fait oublier que les Dès le 17ème siècle, ce sont les Peul qui pren- populations réfugiées, diverses, sont demeu- nent possession de la région, et leur montée rées indépendantes et, le plus souvent, enne-

2 La terre est rare sur le plateau de grès. Mais à la faveur ment des sites privilégiés d’installation car elle bénéfi- de nombreuses fractures qui affectent la roche en place, cie de l’existence de nombreuses sources résurgentes se sont développées des petites dépressions, dont les [Gallais, 1965], [Thibaud, 1997]. fonds colmatés retiennent les eaux de ruissellement. 3 La Dina est le nom donné à la société théocratique Ces espaces plus accueillants ont été largement mis à fondée par Sêku Ahmadu lors de la création de l’empi- profit par les hommes. La zone d’éboulis offre égale- re peul du Macina. LIL89630_THIBAUD 13/06/05 11:40 Page 48

48 mies les unes des autres. La disposition ponible, de le protéger de l’érosion et par- périphérique traduit dans l’espace le cloi- fois même de gagner de nouvelles terres. sonnement politique de chaque groupe L’agriculture y est intensive sur les cinq replié dans des villages, sous l’autorité types d’aménagement résultant des diverses religieuse et judiciaire de chefs élus, les positions topographiques. Les champs de «ogon » . La diversité linguistique du pays mil sur le plateau sont les plus vastes mais dogon reflète la marqueterie politique ne sont pas les plus productifs. Lorsque les [Calame-Griaule, 1956]. Ces divisions seront pentes sont fortes, les parcelles sont entou- retrouvées lors de la descente du plateau rées de petits murets de pierre qui freinent avec la conquête agricole des plaines. le ruissellement durant la saison des pluies. Cependant, l’organisation sociale pour tous Les éboulis au pied de l’escarpement sont les groupes dogon est similaire, basée sur la aménagés en terrasses de culture : ces reconnaissance de l’appartenance à un champs étagés, qui reçoivent une part lignage issu d’un ancêtre commun [Bouju, importante de la fumure de case, portent la 1995]. céréale la plus exigeante (le sorgho), le hari- Le gina 4 est le symbole de l’unité du grou- cot, le tabac et l’oseille de Guinée. La pe rassemblant, par les hommes, tous les dépression de piémont qui ceinture la falai- descendants de l’ancêtre qui bâtit la premiè- se et qui bénéficie de sources nombreuses, re maison. Les membres d’un même gina peut porter des cultures variées quand l’in- sont liés par la résidence autant que par le sécurité ne règne pas dans les plaines. sol. Les liens économiques et religieux au Ce sont les jardins - espaces maraîchers sein de cette « grande famille » expliquent la étagés sur le versant ou logés dans les cohésion sociale des groupes dogon. La infractuosités du plateau - qui présentent les force du groupe, issu du gina, a permis de pratiques culturales les plus originales. Ces faire face aux dangers multiples de l’exté- espaces concentrent l’essentiel de la main- rieur et aux difficultés d’installation sur des d’œuvre pour leur construction et pour leur hauteurs hostiles. En ce sens, l’enclavement irrigation. Quand l’irrigation par gravité topographique a renforcé une identité cultu- n’est pas possible sur les parcelles situées en relle, politique et religieuse. Enfin, quelles haut de versant, le transport de l’eau s’effec- que soient les gina considérées, les stra- tue à l’aide de calebasses : les températures tégies économiques, mises en place pour élevées en saison sèche accentuent la péni- satisfaire les besoins vitaux des hommes, bilité du travail [Gallais, 1975, Thibaud, présentent aussi de grandes similitudes. La 1997]. spécificité de pratiques agricoles, élaborées Si le plateau dogon possède la vitrine la plus au fil des siècles, est aussi un des éléments éclatante de ces jardins maraîchers installés de la définition de l’identité dogon. au cœur du Sahel, compte-tenu des tech- niques en place, l’intensification agricole a Une agriculture intensive atteint un plafond. Très vite, la terre ne peut mais des hommes trop nombreux plus nourrir l’ensemble de la population. À Le repli forcé des Dogon sur des espaces où partir de 1930, date de la dernière grande seulement 20% des terres sont cultivables, a famine, la croissance démographique, soute- donné lieu à des pratiques culturales très soi- nue par une forte fécondité6, devient pro- gnées. Pour faire face aux fortes densités 5 blématique. Le recours à d’autres stratégies qui caractérisent le plateau, le paysan dogon de survie s’avère rapidement une nécessité : a fait preuve d’opiniâtreté et de savoir-faire. progressivement, la descente du plateau et la Au prix d’un labeur acharné, les cultivateurs conquête des terres de plaine vont modifier dogon ont su organiser l’espace de façon durablement la configuration du « tradition- originale afin d’utiliser au mieux le sol dis- nel pays dogon ».

4 Le gina , littéralement maison grande, est la maison de mais elles atteignent par endroit près de 400 hab./km2 l’ancêtre dont les descendants peuplèrent et peuplent cultivables [Gallais, 1975], [Thibaud, 1997]. encore aujourd’hui le village. 6 Une moyenne de 10 enfants par femme est fait courant 5 Les densités sont en moyenne de 50 à 60 hab./km2 chez les Dogon [Thibaud, 1995]. LIL89630_THIBAUD 13/06/05 11:40 Page 49

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LA CONSTITUTION D’UN « NOUVEAU » PAYS DOGON

Les seeno, plaines sableuses, du Gondo (au d’augmenter les productions, et les échanges pied de la falaise) et du (plus à entre le haut et le bas se sont multipliés. l’Est), constituent des domaines pastoraux Avec le calme revenu, sous protectorat fran- traditionnels pour les éleveurs peul de la çais, les changements vont s’accélérer car, région (fig. 1). Cependant, pour les cultiva- désormais, les plaines sableuses sont sécuri- teurs dogon, ces espaces représentent des sées et la faim de terre va y pousser les surfaces potentiellement cultivables car, populations dogon. partout ailleurs, hormis dans les zones de bas fonds qui bénéficient de sols argilo- La colonisation agricole sableux et d’une nappe phréatique peu des plaines s’affirme profonde, ce sont des glacis impropres à la La conquête des seeno va se faire en plu- culture qui dominent. sieurs étapes. Dans un premier temps, de nombreux dogon partent saisonnièrement La descente du plateau est progressive dans les plaines pour y cultiver, puis revien- L’attraction pour les plaines en contrebas a nent au village de départ après les récoltes. toujours été forte. Malgré l’insécurité qui y Progressivement, les hameaux de culture régnait, les Dogon ont toujours parcouru la vont devenir des villages permanents, et la brousse au pied de leurs falaises refuges. Le colonisation agricole va alors être massive. recours à la cueillette y était souvent indis- Cependant entre les deux espaces de peuple- pensable pour passer le cap de la soudure. ment distincts, du « nouveau pays dogon » En fait, jusqu’à la mise en place du et du « vieux pays dogon » 8, les liens demeu- Protectorat français en 1895, les tentatives rent forts. d’installation dans les plaines sont marquées En effet, la colonisation dogon des seeno de flux et de reflux car la domination peul ne présente des couloirs de migration bien dif- permettait pas une installation définitive. férenciés : chacun des territoires claniques L’habitat en revanche se diversifie et com- du plateau de Bandiagara possède dans la mence à descendre au pied des escarpe- plaine un espace de colonisation. Ainsi, dans ments. On distingue alors le village d’en le Mondoro, deux axes organisent le peuple- haut perché et le village d’en bas au pied des ment ; celui des Dogon du Fombori 9 (Yirma sources. Cette descente de l’habitat se serait un des premiers villages créés) et, double d’une modification, d’une diversi- celui des Dogon de Banani 10 (Sari et fication des pratiques agricoles. Faute de Mondoro en seraient issus) (fig. 2-3). terres suffisantes, la culture de mil était peu L’expansion s’est réalisée ensuite par essai- développée sur les hauteurs. Désormais, les mage à partir de ces premiers centres d’oc- cultures vont pouvoir s’étendre, et un liseré cupation, là où l’eau était disponible. La de champs, parsemés d’acacias albida, va colonisation de la bordure sud du Séno marquer la première descente du plateau. Mango montre des disparités dans l’occupa- Cependant, cette mobilité ne remet en cause, tion. Dans leur première conquête des terres ni l’organisation sociale, ni les liens soute- à mil, les Dogon sont d’abord attirés par les nus entre les membres restés sur le plateau et installations peul car ils y trouvent des puits. ceux nouvellement installés au pied de la Ainsi, dans le Gondo, autour de , falaise. Les rituels ont toujours lieu dans le les Dogon sont sous la dépendance des Peul. village perché et les plus anciens y prennent En revanche, vers l’Est, dans le Mondoro, toujours, sous le Toguna 7, les décisions pour l’eau est moins profonde et, surtout, les Peul l’ensemble du gina. En revanche, la descen- sont moins bien implantés. L’installation te d’une partie de la population a permis dogon va y être d’autant plus importante que

7 Le Toguna : construction au cœur du village qui ras- (Gallais, 1975). semble les hommes lors des réunions où siègent les 9 Village situé au pied de la falaise près de . anciens. 10 Village proche de Sanga, dans la partie sud de la 8 J.Gallais différencie le « nouveau pays » ( dans la falaise. plaine) du « vieux pays » ( site d’implantation initial) LIL89630_THIBAUD 13/06/05 11:40 Page 50

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Figure 2. Peuplement Dogon : “vieux pays et nouveau pays”

Réalisation : B. Thibaud, 2004.

le système foncier favorise l’expansion. En tresses du sol qu’elles ont initialement défri- effet, les communautés lignagères sont maî- ché, la dévolution des terres au sein des LIL89630_THIBAUD 13/06/05 11:40 Page 51

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Figure 3. L’expansion agricole dogon au sud du Seno-Mango

Réalisation : B. Thibaud, 2004.

communautés se faisant en faveur des aînés Guésséré qui a lui-même engendré Ouagani, qui sont responsables des rituels [Marti, Dinangourou a donné naissance à Douari et 1957]. Toute augmentation de la population à Yeremdourou (fig. 2-3). masculine du lignage implique la colonisa- Il faut rappeler également que la propriété tion de nouvelles terres. Les cadets rejetés, foncière appartient au clan ayant réalisé la vont créer des hameaux de culture qui première occupation. La volonté pour cha- deviendront à leur tour de nouveaux vil- cun des clans d’accroître son emprise fon- lages : Mondoro a ainsi donné naissance à cière est grande. L’implantation permanente LIL89630_THIBAUD 13/06/05 11:40 Page 52

52 de l’habitat sous la forme de gros villages, deux mesures de mil mais, en période de au sein desquels dominent les immenses soudure, c’est désormais deux mesures de greniers à mil, marque le centre du terroir lait contre une de mil, alors que la produc- autour duquel champs de case et champs de tion laitière est faible et que les besoins en brousse sont répartis. En réalité, l’emprise mil sont aigus. Par ailleurs, les Dogon qui agricole est beaucoup plus vaste avec l’exis- possèdent désormais du bétail, donc du lait, tence des vastes jachères en périphérie. En imposent le troc en nature. Ils refusent le lait fait, chaque village tend à définir de la contre de l’argent, ce qui aurait permis aux manière la plus extensive qui soit les limites Peul d’acheter du mil durant la période pen- de son terroir, qui ne s’arrête qu’aux limites dant laquelle le mil est le moins cher. d’influence d’autres villages dogon. Enfin, En ce qui concerne les contrats de fumure, la le front pionnier agricole dogon a pu se situation s’est elle aussi fortement dété- mettre en place car le rapport de force entre riorée. Les cultivateurs refusent désormais cultivateurs dogon et leurs anciens ennemis, l’entrée des troupeaux des éleveurs sur leurs les pasteurs peul, s’est inversé. champs et l’accès au puits villageois. Ne pouvant plus accéder aux pâturages du Les Peul perdent le contrôle des seeno Mondoro, faute de puits suffisants en saison La création de ce « nouveau » pays dogon a sèche, certains éleveurs ont été contraints de été facilitée par la péjoration des conditions se fixer définitivement sur la bordure nord climatiques et par les dissensions à l’inté- du Séno-Mango (fig. 3). rieur des chefferies peul de la région. Pendant longtemps, la possession quasi Permanence des liens entre « vieux » exclusive du bétail avait permis aux éleveurs et « nouveau » pays dogon Peul d’instaurer des relations d’échanges La mobilité de la population dogon a permis avec les Dogon et de maintenir, dans les de satisfaire les besoins liés à la croissance zones parcourues par leurs troupeaux, une démographique. Malgré l’éloignement des certaine emprise territoriale. deux noyaux de peuplement les liens restent Ainsi, après les récoltes de mil, en janvier- vivaces et le modèle d’organisation sociale février, les éleveurs transhumants faisaient et religieuse n’est pas vraiment remis en paître leurs troupeaux sur les chaumes lais- question. sés en place par les cultivateurs du Les pratiques agricoles diffèrent cependant ; Mondoro. Le stationnement du bétail per- la culture intensive en « jardins », dans mettait ainsi la fumure des champs. Les éle- laquelle l’irrigation demandait un travail veurs avaient un « logeur », cultivateur avec pénible, n’est plus nécessaire car, désormais, lequel ils établissaient un contrat de fumure, les surfaces cultivables sont vastes, et l’ex- en échange de quoi ils obtenaient le droit tension des défrichements est rendue pos- d’abreuver leurs troupeaux aux puits villa- sible par le refoulement plus au nord des geois. Le troc « lait contre céréales » consti- éleveurs. tuait un deuxième type d’échanges, indis- En fait, les Dogon de la plaine vont subvenir pensable aux deux groupes. aux besoins de ceux restés sur les hauteurs. Cette coexistence pacifique et fructueuse Chaque année, les fils, définitivement instal- dont parlait J. Gallais (1975) n’existe plus. lés dans la plaine, versent une part de leur En effet, la constitution d’un cheptel chez récolte à leurs parents restés sur le plateau. les cultivateurs du « nouveau » pays dogon Le gina demeure fonctionnel : la « grande aprofondément modifié les termes des famille » est l’axe d’échanges privilégié échanges traditionnels. Après les terribles entre les deux noyaux de peuplement. Une sécheresses, la reconstitution partielle des solidarité active existe entre les deux extré- troupeaux des éleveurs a été lente alors que mités de la filière de migration [Petit, 1998]. les cultivateurs dogon, lors des meilleurs Enfin, les pratiques religieuses sont inchan- hivernages, ont pu créer des surplus céréa- gées. Ainsi, les plus âgés reviennent au vil- liers. L’achat de bétail à permis aux Dogon lage d’origine de la falaise pour y mourir et de maîtriser l’échange à leur profit. Ainsi, être inhumés selon les rites animistes qui juste après les récoltes, les éleveurs peuvent définissent le groupe dogon. toujours échanger une mesure de lait contre La distance géographique facilite une plus LIL89630_THIBAUD 13/06/05 11:40 Page 53

53 grande indépendance économique et sociale dèrent toujours que le pouvoir est lié au du migrant. Il peut disposer de ses récoltes statut d’aînesse et à l’âge alors que, pour les comme bon lui semble et en vendre une par- fils, le pouvoir est avant tout économique. tie pour acheter du bétail. En se constituant À partir des années 1970, des changements un troupeau, il s’affranchit définitivement plus profonds s’opèrent entre ceux qui par- des éleveurs peul. Une autonomie écono- tent et ceux qui restent au pays initial. C’est mique se met en place progressivement la survenue des sécheresses qui va, indirec- entre « vieux » et « nouveau » pays dogon tement, perturber les modèles d’organisation sans remettre en cause l’identité culturelle sociale et religieuse qui avaient été jusque-là du groupe. Des tensions naissent cependant transposés en grande partie dans la plaine. entre les générations car les anciens consi-

LES TRANSFORMATIONS RÉCENTES : LA TRADITION DE MOBILITÉ SE POURSUIT

Les crises climatiques survenues dans les bourou) et au-delà de la frontière burkinabé. années 1973-1974 et 1984-1985 vont être Vers l’ouest, l’extension est difficile car les durablement et difficilement supportées par villages de Douari et de Sari sont trop tous les groupes humains de la région. proches ; seul l’ancien hameau de culture de L’appauvrissement des éleveurs leur a fait Guesséré a pu donner naissance à un nou- perdre le contrôle des espaces pastoraux des veau village. Au sud, l’expansion est d’au- seeno au profit des cultivateurs. Certains tant plus bloquée que, vers Yoro, la maîtrise d’entre eux sont devenus, par nécessité, ber- foncière doit être partagée avec d’autres gers des familles dogon possédant des trou- groupes ethniques tels que les Mossi : il ne peaux. Si le « nouveau pays » rassemble reste que le nord, au-delà de Yirma. Le vil- désormais la majeure partie de la population lage de Mondoro y a déjà des extensions dogon, la péjoration des conditions clima- avec les nouveaux villages de Sambaladio et tiques a fragilisé de nombreuses familles de d’Issey, dont l’implantation sous la forme de cultivateurs. La baisse des rendements, hameaux de culture date du début du siècle. voire l’absence de récolte certaines années, Cependant, l’avancée vers le nord du front les a rendues très vulnérables, et le recours à de colonisation agricole est très risquée. de nouveaux défrichements n’a pas toujours Suite à la diminution notable des pluies, été possible. nous sommes ici à la limite de la culture plu- viale. Une extension des défrichements dans Le « nouveau » pays : cette zone ne peut pas permettre de nourrir une puissance économique et politique une population toujours plus nombreuse affirmée mais la terre est « finie » [Thibaud, 2004]. Le « nouveau » pays est aujourd’hui le cœur De nouvelles stratégies doivent être trou- économique du pays dogon. La richesse de vées. La mobilité, qui est ancienne et fait la plaine se traduit par la multiplication de partie de l’identité dogon, va une nouvelle villages imposants, repérables de loin par fois permettre la survie du groupe. le nombre et la taille des greniers à mil. Autour, gravitent quelques campements Les mobilités s’accentuent mais peul, désormais dépendants. Mais, le besoin l’émancipation est porteuse de tensions de terre se fait toujours sentir, alimenté par Les tensions qui couvaient entre les généra- le mode de transmission des terres et le tions vont être exacerbées par les difficultés poids démographique. croissantes rencontrées par les familles. Les hameaux de culture dogon se sont mul- Elles vont conduire les plus jeunes à recher- tipliés autour des villages-mères (fig. 2-3). cher une plus grande liberté individuelle : le Si l’on observe le cas de Dinangourou, l’ex- départ du village est vivement souhaité. pansion s’est réalisée vers l’est (Akoum- Dans la plaine, les départs saisonniers, vers LIL89630_THIBAUD 13/06/05 11:40 Page 54

54 les villes les plus proches, permettent de ment dure alors plus longtemps, plusieurs passer le cap de la soudure, en attendant la années parfois. Ces migrations lointaines venue d’années pluviométriques plus clé- révèlent surtout les tensions sociales au sein mentes. Les hommes partant, le statut de la de la famille et du groupe. Le départ est femme va alors changer : devenant pour un envisagé comme une échappatoire au carcan temps chefs de famille, elles en garderont villageois même si l’aventure internationale une certaine autonomie. En revanche, sur le reste limitée à l’Afrique occidentale. La plateau, les conditions de survie sont ren- migration lointaine de ces jeunes, partis dues encore plus difficiles avec les séche- chercher fortune vers le Ghana ou la Côte resses : certaines sources sont taries et, d’Ivoire, est motivée par la recherche d’une compte tenu des trop faibles potentialités reconnaissance sociale individuelle. des milieux, de nouvelles pratiques agri- Si la migration du plateau vers la plaine coles sont difficilement envisageables. Dans n’était qu’une transposition géographique ces conditions, le recours au départ va être de la société d’origine : la mobilité résultait massif et toucher tous les genres [Petit, d’une recherche de meilleures conditions de 1998]. vie, sans rejet de la société traditionnelle. Si les femmes mariées partent vers la capita- L’émigration internationale des jeunes est au le régionale , elles en reviennent sans contraire la traduction d’une volonté de que de profondes modifications sociales rupture avec l’ensemble des valeurs qui interviennent. En revanche, les plus jeunes faisaient l’identité du groupe dogon. Les qui connaissent par trop la pénibilité du tra- migrants remettent en cause une société qui vail sur le plateau, auront tendance à rester dicte à chacun des membres les rôles, une en ville. Employées comme cuisinières ou histoire, une culture et un mode d’organisa- femmes de ménage, elles quittent définitive- tion qui sont l’essence même de la société ment le noyau originel et s’affranchissent dogon [Petit, 1998]. Ainsi, au sein des des lourdeurs du gina. familles, les pratiques qui consistaient à Les déplacements sont différents pour les déposséder de leurs économies les jeunes, hommes. Les plus jeunes, non encore instal- revenus après plusieurs mois passés en ville, lés, partent volontiers vers la capitale ne sont plus acceptées. Bamako et surtout à l’étranger. Le déplace-

CONCLUSION

La société dogon, longtemps repliée sur les interventions extérieures ont contribué à hauteurs refuges du plateau de Bandiagara, a cette inversion du rapport de forces. développé des pratiques agricoles et un L’autosuffisance alimentaire, prônée par mode d’organisation sociale et religieuse, l’État malien, a favorisé le secteur agricole, particulier. En ce sens, l’enclavement a et les interventions de l’administration en favorisé la création d’une identité dogon. matière foncière ont facilité la constitution L’expansion spatiale, rendue indispensable du front pionnier agricole aux dépens des par le surpeuplement du site originel, a espaces pastoraux. La législation accorde, donné naissance à un pays dogon beaucoup en théorie, à l’État la maîtrise des terres et plus vaste mais sans jamais s’affranchir des favorise la contestation du droit traditionnel, liens prescrits par le gina : « vieux » et principalement sur les terres ne faisant pas «nouveau » pays sont toujours étroitement l’objet d’une exploitation agricole [Couli- dépendants. La puissance du groupe s’est baly,1991], [Kindtz, 2002]. affirmée dans l’ensemble de la région. Les Enfin, le découpage communal, effectué éleveurs peul, qui les avaient contraints à avec la mise en place de la récente décentra- l’enclavement, ne sont plus en mesure de lisation, a affermi la puissance des Dogon freiner le front de colonisation agricole dans dans les plaines : de vastes espaces pasto- les plaines. Les options nationales et les raux ont été appropriés par les villages LIL89630_THIBAUD 13/06/05 11:40 Page 55

55 dogon [Beridogo, 2002], [Thibaud, 2004]. les particularités de cette enclave a forte- Cependant, la société dogon doit faire face ment contribué au développement touris- aujourd’hui à des enjeux cruciaux liés aux tique. Même si le tourisme n’est pas encore formes nouvelles d’une mobilité qui fait massif, l’ouverture de certains lieux de pourtant partie intégrante de son histoire. culte, le caractère parfois folklorique de Les départs lointains et de longue durée des certaines manifestations, sont une menace jeunes, même s’ils relèvent de considéra- pour les fondements de la société dogon. tions économiques, sont surtout motivés par Enfin, les retombées financières touchent un besoin d’affirmation personnelle. Cette seulement quelques familles et non pas l’en- volonté d’individualisation, en opposition semble du village concerné. Les inégalités aux valeurs traditionnelles, risque de porter de revenus qui en découlent sont en contra- atteinte à la cohésion du groupe dogon. diction avec les principes de partage des Sur le plateau, l’attrait touristique de l’en- ressources dictés par le gina. clavement, perçu comme le creuset de Si le départ du site originel, quelles que l’identité dogon, est un autre enjeu de taille. soient les formes prises, n’avait pas profon- Afin de trouver de nouveaux revenus, le dément modifié l’organisation sociale et développement touristique, pris en main par religieuse de la société, l’ouverture de l’en- les plus jeunes (aguerris par les voyages), clave, qui constitue le cœur de l’identité semble être le danger le plus difficile à com- dogon, risque de lui être fatale. battre. La multitude des études menées sur

BIBLIOGRAPHIE

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