Demain ne suffit pas DU MÊME AUTEUR

• Et au bout, l’Océan (Editions Passiflore, juin 2012)

© Editions Passiflore - 2013 15, avenue de l’aérodrome 40100-DAX [email protected] www.editions-passiflore.com Fanny Leblond

Demain ne suffit pas

Roman

Carpe diem...

ALfred

Alfred. Mon nom est Alfred. Et mon surnom n’est pas Al, et encore moins Fred. Un jour, je suis né et maman s’est écriée : — Alfred, c’est Alfred ! Et elle a ajouté : — C’est Alfred en entier. Ni Al, ni Fred. Alfred ! C’est comme ça. Maman, quand elle a dit quelque chose, il est inutile de tenter de discuter. D’ailleurs, papa n’a pas essayé. Lorsqu’il est arrivé devant l’employé de l’état civil, il a déclaré qu’était né le 18 mars 1965, à 7 heures 43, un enfant de sexe masculin prénommé Alfred. Et il a ajouté Archibald. Un hommage au capitaine Haddock, je pense. C’est ainsi qu’au jour même de ma venue au monde, je m’en excuse auprès de mes homonymes, j’ai été affublé des deux prénoms les plus ringards qui soient. Il paraît qu’en salle de naissance, placé sur le ventre maternel, en entendant maman prononcer mon nom pour la première fois le 18 mars 1965 à 7 heures 43 et 25 secondes, j’ai immédiatement cessé de hurler. Et par là même, de respirer.

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Carnation bleue. Bracelet d’identification bleu. C’est un garçon. Premier enfant, accouchement difficile, il était exténué, papa. Il est entré dans la nurserie les mains sur les reins, le visage marqué, d’un pas lent, essoufflé. Il a regardé, dubitatif, tous les berceaux et les nouveaux-nés emmaillotés. L’infirmière lui a aussitôt désigné du doigt celui mis de côté, attaché à une machine bizarre qui clignotait régulièrement. Il s’est approché en soupirant, s’est penché sur moi et a dit dans un souffle : — On dirait un petit rat ! Il s’est alors adressé à la blouse blanche qui l’avait suivi. — Vous êtes sûre ? — Oui, Monsieur. Regardez le bracelet : Alfred. C’est bien votre petit Alfred. Et se tournant vers le paquet blanc au visage violacé, elle a ajouté : — Regarde Alfred, c’est ton papa ! Ouvrant les yeux pour la seconde fois sur le monde dans lequel je venais d’être jeté, je regardai mon père et me mis à hurler sur-le-champ ! L’appareil, sapin de Noël accroché à mon berceau, se mit à clignoter à tout va tandis que l’alarme retentissait. Mon père blêmit, recula pour laisser place à l’infirmière. Lorsqu’elle se retourna pour le rassurer, elle le trouva étendu sur le sol, évanoui.

Sortant de la maternité, alors qu’il peinait à recouvrer ses esprits, mon père traversa la rue et s’accouda au zinc du Bar des Jours heureux qui faisait face à la clinique. Il commanda un whisky qu’il avala d’un trait. — Alfred… Elle l’a appelé Alfred ! Et en plus, il est moche, dit-il au barman. — Vous venez d’être papa ? demanda celui-ci alors

10 Demain ne suffit pas qu’il connaissait pertinemment la réponse. Il en voit passer des jeunes pères, heureux, émus, attendris par le premier jour de vie qu’ils viennent de donner. Débordement d’enthousiasme, tournées générales, accolades et sourires béats d’émotion : son lot quotidien. Il a appris à féliciter, congratuler, compli- menter sur les photos des bébés rougeauds, à la tête parfois difforme : « Il est superbe ! » Phrase maintes fois répétée, en détachant les syllabes pour savourer son effet : « il est su-per-be ! » À ce sujet, il use continuellement de LA phrase magique, celle qui déclenche une vague de fierté non dissimulée : « Qu’est-ce qu’il vous ressemble ! » assorti d’un « Qu’il est beau ! » Alors là ! le coq danse, la collerette gonflée, l’aile tendue… « Tournée générale à la santé du petit ! » oubliant impunément qu’à quelques mètres de là, la poule, aimable et docile pondeuse, récupère comme elle le peut. L’entrée dans l’ère du tout image a radicalement modifié sa vision des hommes, du moins du début de leur vie. La gloire des pères en gros plan. Il ne suffit plus d’écouter, il faut regarder les polaroïds, entrer dans l’intimité des choses, le vif du sujet ! Barman, c’est un peu comme meilleur ami qu’on ne connaît pas encore, confident, psychothérapeute de comptoir. En plus, il vous délivre le médicament sans ordonnance, médecin et pharmacien tout-en-un ! (Pauvre poule, bien loin d’imaginer qu’à l’heure où elle s’endort, la basse-cour reluque son anatomie au seuil de la délivrance !) — Remettez-m’en un, j’en ai besoin ! conclut papa.

Sortant du bar, il passa à la maison. Il but à nouveau un whisky et laissa la bouteille sur le napperon de la

11 Demain ne suffit pas table du salon, il aurait bien le temps de la ranger avant qu’elle rentre ! Il prit ses papiers et, muni du certificat de naissance, se dirigea vers l’Hôtel de ville. Il monta les escaliers menant à l’état civil et se présenta au guichet. — Alfred, elle l’a appelé Alfred ! Et en plus, il est moche, fut sa première déclaration officielle me concernant. Devant le désarroi palpable de cet homme, exténué par une nuit d’enfantement, l’employé lui suggéra : — Vous pouvez y adjoindre un second prénom si vous le souhaitez. — Un second prénom ? Je n’y ai pas pensé… Vous choisiriez quoi, vous ? — Je ne sais pas, c’est à vous qu’il revient de le choisir. Un prénom qui vous fait penser à quelqu’un, à quelque chose que vous aimez. Après quelques secondes de réflexion, papa annonça : — Archibald !

Sortant de la mairie, il avait fait quatre pas sur la chaussée pour traverser lorsqu’un bus le percuta. C’est comme ça que je suis né, le jour où mon père est mort. C’est comme ça que mon père est mort, le jour où je suis né.

Sortant de ma vie avant même d’y être entré. Ce qui a fait dire à ma grand-mère : — J’ai toujours su qu’il aurait du mal à assumer cette paternité ! À L’école

À l’école, j’ai toujours été différent des autres enfants. Maman et moi vivions dans une petite ville. Une maisonnette modeste, mais avec tout le confort. Papa avait été prévoyant et, à l’annonce de ma conception, il avait souscrit une assurance-vie qui nous avait permis de voir venir… — C’est la moindre des choses qu’il pouvait faire quand même ! (Vous l’avez reconnue, c’était ma grand-mère.) Ainsi, maman pouvait vivre sans inquiétude. Elle s’était spécialisée dans l’organisation de réunions de vente à domicile.

J’étais un enfant délicat. Elle ne cessait de le répéter. Roséole, varicelle, rougeole, oreillons, rubéole pour les maladies courantes ! Sans compter les rhumes, grippes, angines, bronchites, otites saisonnières ! Mon carnet de santé était épais comme un annuaire. Produit fragile, j’étais l’objet de grandes attentions. Emballé, emmitou- flé, protégé, voué à une vie enfermée. L’extérieur était une agression à laquelle l’observance maternelle devait me soustraire. Alors bien sûr, l’école, c’était pour moi à temps partiel !

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J’y allais couvert comme un oignon dès le mois de septembre. Col roulé synthétique, gilet en laine, écharpe, bonnet, gants dès que la température descendait en deçà de 10 degrés. — Et n’oublie pas de mettre ta cagoule à la récréation ! me disait maman en me laissant devant la classe. Elle se tournait alors vers les mères d’élèves et d’un air apitoyé, elle ajoutait : — Il a une petite santé, et je n’ai plus que lui… Elle aimait ça, maman, faire pleurer dans les chaumières. Être, l’espace d’un instant, le centre du monde et pour cela, elle n’avait pas trouvé mieux que la pitié ! Aujourd’hui, ça me fait pitié ! Vous vous en doutez, les autres enfants me regardaient, goguenards. Mes tenues vestimentaires n’ayant rien à envier à mon prénom, j’ai débuté comme ringard de service à trois ans. J’étais à la traîne dans le programme scolaire, mis de côté, exclu de leurs jeux. Celui qui reste toujours le dernier assis sur le banc. Il faut dire que pour accentuer encore nos différences, maman avait demandé à la maîtresse de me garder en classe, au chaud, les jours de froid. — Vous en profiterez pour lui donner des exercices de rattrapage, avec tout ce qu’il a manqué ! De toutes les façons, il n’aime pas les jeux en extérieur. Qu’est-ce qu’elle en savait ? Moi, j’aurais adoré être le champion de foot de la cour de récréation. Pour cela, encore aurait-il fallu qu’on me laisse jouer !

Un mardi, alors que je m’étais approché du préau qui servait de terrain, debout au bord des lignes imaginaires, je vivais la partie en esquissant les gestes des buteurs,

14 Demain ne suffit pas espérant secrètement qu’un des joueurs me remarquerait et proposerait que je complète l’équipe. J’étais donc là, comme un commentateur sportif argentin devant un match de Maradona, pris dans le feu de l’action : « Lazinou centre, frappe de Tobbi et BUUUUUUT !!! » Mû par un enthousiasme soudain, je venais de lancer un grand coup de pied fictif qui, à ma grande stupéfaction, avait atterri, bien réellement et malencontreusement, dans le tibia du maître qui surveillait la récréation. Je levai des yeux incrédules vers le visage tordu de douleur. Je compris immédiatement que la partie était perdue pour moi. Carton rouge ! J’écopais d’un mois de suspension de récré !

J’avais cru un instant que j’appartenais au monde des enfants de mon âge et voilà que ma maladresse me ramenait sur terre. Plus bas que terre même ! Mais mieux valait encore la terre que le regard insoutenable de mes camarades. Camarade ? — Pierre, donne ton cahier à ton copain pour qu’il recopie la poésie qui lui manque, avait demandé la maîtresse en me désignant. — C’est pas mon copain ! avait-il répondu tout naturellement en me le tendant. Mes relations avec les autres ont toujours été difficiles. Les yeux baissés, le regard au bout des chaussures que je balançais pour me donner une contenance, je me retranchais derrière maman. — Il est beaucoup trop timide ce grand garçon ! avait fait remarquer la maîtresse. Moi, les yeux obstinément rivés au sol, je détestais cette façon qu’elles avaient de parler de moi, comme si

15 Demain ne suffit pas je n’étais pas là. Au fil de leur conversation, je rentrais de plus en plus la tête dans mes épaules pour disparaître, pour de bon ! J’avais toujours été comme ça, disait maman. « Le pauvre avec tout ce qu’il a vécu… » C’était donc inexorable ! J’étais génétiquement programmé à la timidité, cela allait de pair avec mes yeux verts et mes cheveux bruns. Et pourtant, si ces derniers me rendaient fier lorsque maman y passait sa main en m’appelant « son petit homme », j’avais honte. J’avais mal à la timidité. J’en avais plus qu’assez de cette étiquette collée sur mon front. J’aurais aimé l’enlever, enfant, mais c’était impossible, les autres me faisaient peur, alors je me cachais derrière. L’étiquette a grandi en même temps que moi, et aujourd’hui, c’est une affiche-panneau 4 par 3, beaucoup trop lourde pour être ôtée.

C’est alors que le pire de mes cauchemars a commencé. Pour m’aider à vaincre ma timidité, maman m’a inscrit à un cours de théâtre sur les conseils avisés de la maîtresse. Que je ne remercie pas ! Le premier jour, maman m’a accompagné. — Il faut que je parle à ton professeur, avait-elle dit, sur le ton solennel et grave des grandes annonces. De celles qui vont influencer, à tout jamais, la suite de votre existence. — Je l’ai inscrit parce que je veux qu’il soit un peu moins timide. À cet instant précis, je me suis dit, « juste un peu moins », c’est que ce doit être incurable. Elle ne veut pas que je ne sois plus timide du tout, mais juste « un peu moins ». — N’hésitez pas à le pousser, il faut qu’il se décoince !

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Que je me décoince ? Mais que voulait-elle donc ? Il s’en suivit une année entière de terreur. Lors de chaque séance, j’étais l’objet de sollicitations incessantes que je vivais comme un harcèlement. Le cours d’art était dramatique pour moi ! J’essayais par tous moyens de me faire oublier, c’était sans compter sur la détermination de mon professeur, investi de la mission maternelle. J’avais pour habitude de rester en retrait au fond de la salle, assis sur une chaise. J’écoutais, pourtant avec envie je l’avoue, les improvisations des autres. Mais entre mes envies et mes actions, il y a toujours eu une faille digne de San Andréas. Le cours débutait par un travail de désinhibition… Il fallait marcher et se croiser en se fixant des yeux. Mes camarades ne pouvaient fixer que le dessus de mon crâne et je me faisais violence pour déambuler au milieu d’eux. J’avais peur. L’exercice se poursuivait en touchant les mains des autres, proximité dérangeante, pour les lâcher lorsque l’éloignement était devenu trop important. Je restais en marge du groupe et ne touchais rien de plus que la couture de mon pantalon. Le mouvement suivant voulait qu’on se jette les uns dans les bras des autres. J’étais pétrifié d’émotions, apeuré et souffreteux, comment quiconque pouvait-il avoir l’intention de me prendre dans ses bras ? Je coupais court à cet exercice inventant chaque fois une excuse nouvelle : mon lacet défait que je peinais à nouer, une écharde dans la main, une envie pressante… Puis arrivait le travail de la voix qu’il fallait utiliser pour chuchoter, crier, souffler, hurler… Pour cela, le professeur proposait des sentiments que nous devions traduire, communiquer, partager. Je me souviens du jour où il a suggéré « la timidité ». J’ai commencé à me décomposer, tous les regards étaient

17 Demain ne suffit pas tournés vers moi ! J’allais faire un tabac, c’était sûr ! Ils riaient tous ! Moi, j’aurais pu mourir sur place, on aurait alors posé ici ma pierre tombale avec pour épitaphe « Ci-gît Alfred, le plus profond possible ! ». En fait, j’ai toujours eu envie de mourir, parce que ma vie a toujours été triste à mourir. Mais aujourd’hui… À L’âge que j’ai

À l’âge que j’ai, je me demande si j’ai vraiment envie de mourir. Oh ! Ma vie n’est pas d’une excitation folle ! Il n’est pas difficile de s’en apercevoir. Je travaille comme agent de recouvrement du Trésor public. Rien que ça, c’est déjà déprimant. Statistiques du suicide dans la catégorie ? Ne gravissons pas la macabre échelle du plus fort taux de suicidés dans l’année selon la profession. Je n’en ai pas la moindre idée. — C’est une place d’employé, mais… il est fonction- naire ! répète fièrement maman. J’ai été nommé à Bordeaux. C’est bien Bordeaux. Il y fait souvent beau. Et puis maman, qui est venue s’installer près de moi, s’est tout de suite fait des copines. Je suis dans un bureau climatisé, c’est le confort moderne. J’encaisse les amendes. Les gens envoient leurs chèques, moi je les passe dans une machine à lecture optique et je saisis le montant payé. Parfois aussi, je réponds au téléphone.

Depuis peu, il y a une femme qui me téléphone avec une voix… une voix d’hôtesse de l’air. Une intonation doucereuse, un chant qui vous caresse, un appel pour

19 Demain ne suffit pas s’envoler, du nerf auditif au cœur en ligne directe. (Même sans en connaître, je sais comment parlent les hôtesses de l’air.) Cette voix langoureuse me dit : « Bonjour, trésor… » Et me laisse tomber, en chute libre, au fond de mon fauteuil. La première fois, j’en ai perdu l’équilibre, j’ai regardé tout autour de moi, au cas où quelqu’un aurait entendu. Et puis, elle a raccroché ! Plusieurs jours durant, j’attendais, redoutais cet appel quotidien. Je ne savais trop quoi en penser. J’ai alors commencé à épier toutes mes collègues. Je traînais à la machine à café, ignorant le danger à l’heure où les lionnes s’abreuvent. Mon téléphone portable dans la poche, j’enregistrais. Ensuite, je notais sur un petit calepin la date, les participantes, leurs bureaux dans le service ainsi que le sujet de conversation. Mercredi 28 novembre 2009. Anne-Estelle 104B, Marie 103C. 14 h 22, sujet : recette du cake aux olives. Mercredi 28 novembre 2009. Nathalie 203, Marylise 708. 16 h 31, sujet : comparaison des moyens de contraception. Jeudi 29 novembre 2009. Judith 104A, Laure 103B. 10 h 04, sujet : cette pétasse de Marie (103C) aurait une aventure avec David de la compta. Jeudi 29 novembre 2009. Marie 103C, Anne-Estelle 104B. 10 h 26, sujet : David, un sacré bon coup ! Le soir, rentré chez moi, j’écoutais juste… au début. Curiosité teintée de culpabilité, j’effaçais aussitôt ces enregistrements volés. Puis m’est venue l’envie de conserver ces voix. La mémoire de mon téléphone a vite montré ses limites. J’ai donc acquis un ordinateur, du matériel hifi et je me suis jeté avec passion dans l’espionnage audiophile.

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C’est comme ça que j’ai commencé à collectionner les voix de femmes. Collecteur d’impôts et collectionneur. Après tout, en anglais c’est la même chose : collector ! Malgré le nombre important d’extraits vocaux écoutés, impossible d’identifier LA voix. Au bout de quelques semaines, la déception s’immisça comme une évidence. J’ai découvert que c’était mon collègue Denis qui me faisait une plaisanterie. Tout l’étage y était passé. Quel déconneur, ce Denis !

Quel dommage ! J’aimerais être le trésor d’une femme. Mais pour tout dire, ne tournons pas autour du pot : maintenant, de toutes les façons, on pourra l’ajouter à mon épitaphe, je suis novice. D’accord, d’accord, utilisons le terme approprié : je suis puceau. Voilà, c’est dit ! Ce n’est pas que je n’ai pas eu envie, c’est que je n’ai jamais eu l’occasion.

Mon premier émoi amoureux… Charlotte. C’était à l’école maternelle, cachés dans la cabane, pendant la récréation. Je l’avais embrassée. Sur la bouche. Ou plutôt, pour être tout à fait honnête, elle m’avait embrassé. Elle n’avait pas froid aux yeux, Charlotte. Elle n’avait pas froid du tout d’ailleurs, elle aimait beaucoup jouer au docteur et avait une incroyable collection de culottes qu’elle s’appliquait à nous montrer dès que l’occasion s’en présentait. J’étais encore tout béat de ce premier baiser lorsque Madame Delavigne, la maîtresse, nous a surpris. J’ai été traîné par l’oreille jusqu’au bureau de la

21 Demain ne suffit pas directrice qui, après un sermon de rigueur, a convoqué ma mère.

Un ticket de bus, une crotte de chien écrasée, une capsule de Kronenbourg. Mauvaise graine ! Un rebord de trottoir sur lequel on avait essuyé les restes de la crotte de chien, des graviers. Petit vicieux ! Les racines d’un mûrier, un pigeon qui s’est envolé à mon approche. Pervers en culottes courtes ! Les pieds d’un banc, les marches du parvis de l’église. Quelle honte ! Les chaussettes dépareil- lées de Monsieur Jacques, le coiffeur. Dépravé ! Aïe, mon oreille ! Un rebord de trottoir propre, une bouche d’égout, le gond du portail du jardin, les pavés de l’allée, le bas de la porte d’entrée. Obsédé, tous les mêmes… Me faire ça à moi ! Les mots de maman résonnaient plus que nos pas dans les rues désertes. Parfois, je me réveille encore étourdi sous leurs coups violents. En arrivant à la maison, elle est allée jusqu’au placard, a sorti LA bouteille de whisky, celle-là même dans laquelle mon père avait bu cinq ans plus tôt sa dernière gorgée, et elle s’en est servi un plein verre qu’elle a bu d’un trait avant de s’effondrer en larmes : tout était de ma faute. L’heure était grave, j’avais commis l’irréparable. Plus jamais je ne recommencerais, c’était promis.

Depuis lors, les filles sont devenues pour moi les étranges habitantes d’une planète trop éloignée de la mienne. À l’école élémentaire, cela ne changeait rien, la population mondiale était divisée en deux groupes : les autres et moi. Au collège, j’écoutais à l’occasion leurs conversations, mais j’avoue que leurs sujets de discussion

22 Demain ne suffit pas tout comme leurs comportements relevaient pour moi d’une activité paranormale. Réparties en de nombreuses constellations dans la cour, elles se déplaçaient toujours à plusieurs. Parfois ces associations donnaient lieu à de grandes manifestations d’enthousiasme, ou de désespoir, dont l’origine demeurait toujours très obscure. Les garçons, eux, parlaient sport, foot, mobylettes ou filles ! Cela semblait plus simple. J’avais découvert qu’il y avait trois grands groupes dans la population mondiale : les filles, les garçons et moi. Le distinguo entre garçon et fille était très clair. À l’approche d’un garçon, je restais impassible, plongé dans mes pensées, rien à dire, rien à échanger. Je pouvais même, à cette époque, commencer à lever les yeux et gratifier mes condisciples d’un regard qu’ils trouvaient méprisant, mais qui n’était en fait qu’une ultime défense. Par contre, la présence d’une fille m’angoissait, alors celle de tout un groupe, vous l’imagi- nez ! Les croiser dans le couloir, une épreuve. Être assis à côté de l’une d’entre elles en classe, une aventure. Et pourtant, après avoir tourmenté mes journées, elles hantaient mes nuits. Je me réveillais au petit matin troublé, mais enthousiasmé par des performances que jamais, éveillé, je n’aurais osé imaginer ! Et le meilleur, c’est que j’avais aimé ça ! Je passais des nuits entières dans les bras de Sophie Marceau ou Madonna. Rien que ça ! Je sais, je sais. Mais avez-vous déjà essayé de mener vos rêves ? Vous croyez qu’on peut maîtriser quoi que ce soit ? Dans mes rêves je n’étais pas Alfred, ce pauvre naze d’Alfred. Non ! Là, je devenais Alfred, le grand, le talentueux, l’incroyable Alfred. Celui qui avançait calmement au bord de la plage, bronzé, musclé, le sourire ravageur, le

23 Demain ne suffit pas charme assuré. (Tout moi à n’en pas douter.) Combien en ai-je sauvé des filles en détresse qui succombaient dans mes bras, reconnaissantes ? Je n’étais plus Alfred le zéro, j’étais Alfred 007. Après avoir dégainé mon Beretta, je les faisais tomber dans un lit de pétales et je les gratifiais de toute mon énergie. Et croyez-moi, j’en débordais ! J’étais Al le Magnifique ! Ardeur et endurance, force et vigueur. Je l’avais lu, en cachette bien sûr chez Monsieur Jacques, le coiffeur pour hommes. Magazine automobile, Paris Match et, pour les habitués au bas de la pile, Penthouse. « Ce que veulent les femmes » était le titre de l’article. Au réveil, je restais gêné, portant la marque de ces rêves érotiques et de toute la culpabilité qui les accompagnait. Je n’osais imaginer que maman se doute de quoi que ce soit de cette double vie !

Depuis longtemps déjà, j’ai compris que je ne correspondais pas aux standards de la beauté masculine. Je suis Alfred. Des Al célèbres, il y en a. Al Capone, sulfureux, mafieux, pas un exemple pour moi, mort de la syphilis. Remarquez, moi, de ce côté-là, je ne risque rien ! Albert Einstein, rien ne dit si ses amis l’appelaient Al. Tout comme Alfred Nobel par ailleurs. Et Al Pacino, quel homme ! Pas à proprement parler un beau gosse et pourtant, quel succès ! Un autre moche, voire très moche, Alfred Hitchcock. Quel talent ! Moi, je ne possède rien de tout cela, ni beauté, ni laideur telle qu’elle devienne un atout, ni talent particu- lier. Je suis quelconque, transparent, pour ne pas dire inexistant.

C’est aujourd’hui le 2 décembre 2009.

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Maman est partie en croisière pour quinze jours avec LE club. Le club. Dès son arrivée à Bordeaux, elle s’est inscrite dans quatre associations différentes : les mémés nageuses, les seniorettes (celles qui se prennent pour des majorettes), les folles de la belote, les toquées de la pelote (en inédit, le cadeau de Noël tricoté main ! Cette année, ce sera une chaussette à portable avec mon initiale !) J’avoue ne plus savoir lequel l’a emmenée. Elle ne voulait pas partir, mais j’ai insisté. Je le lui ai offert pour Noël, même avec un peu d’avance, je ne suis pas superstitieux. C’est une œuvre humanitaire que de me débarrasser d’elle pendant deux semaines, merci Senior Croisières. C’est totalement immoral ! Mais c’est tellement bon…

Je sors du cabinet du médecin. Il pleut. Il pleut souvent à Bordeaux. J’étais venu le voir, il y a quelques jours, pour une douleur à l’abdomen. Ça me fait toujours bizarre le pudique « passez à côté et défaites-vous ». Il faut que je me déshabille ?… Inutile de préciser que je le suis déjà, défait ! Embarrassé, voilà que je m’empêtre dans mon pantalon. J’évite de justesse la chute, pas le ridicule. C’est fait, me voici dans une tenue très incommode. Spontanément, comme un réflexe pavlovien, mon nez pique de l’avant, mes yeux cherchent le plancher rassurant et s’arrêtent avec horreur au bout de mes chaussettes. J’aurais dû en changer, j’aurais dû en changer… « Allongez-vous. » Ces mains étrangères sur mon corps, je frissonne, je prends un air dégagé, enfin j’essaie. Je dois me détendre, me dé-ten-dre… Une image flashe dans ma tête : Al 007, lui, il serait cool ! Ces mains sont celles d’une masseuse thaïlandaise… Je ferme les yeux.

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— C’est là que vous sentez une douleur, n’est-ce pas ? dit-il en appuyant de trois doigts sur mon abdomen. C’est bien là. Brutal réveil. Salaud de toubib ! Palpation : - A : Méthode d’examen consistant à appliquer, presser doucement la main, les doigts sur certaines parties du corps pour apprécier l’état des tissus, des organes (quant à leur volume, consistance, mobilité, sensibilité, etc.) ou pour détecter les tumeurs. - B : Action de passer, presser la main sur quelque chose, et principalement sur une partie du corps, afin de goûter un certain plaisir sensuel. (1) Honnêtement, vous choisiriez quoi, vous ? Verdict : il faudra que je vous reparle de Kim, la masseuse. — Je souhaite que vous alliez passer une échographie.

Chose faite. Aujourd’hui, la consultation a duré. Je n’ai pas tout compris. Au moins, il ne m’a pas fait me déshabiller. Compte-rendu d’échographie, vérification Doppler, anévrisme, IRM, chirurgien… J’écoute, sans écouter, la lente litanie des résultats énoncés froidement. Il sourit. Il sourit ? Ah oui, il sourit. Bon, je n’ai pas tout compris, mais ça ne doit pas être trop grave. — Donc, vous voyez (il me tend une sorte de carte du ciel, de nuit, un jour de brume, prise par un télescope dont la lentille devait être rayée), cette image montre clairement votre anévrisme. Il est très important par la taille et je crains qu’en l’état actuel, il ne soit pas opérable. QQue dit-il ? Pas opérer, bien, ce n’est donc pas urgent.

(1) CNRTL= Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales

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— Cela présente un risque… Risque ? Comment ça, un risque ? Quel risque ? Le temps, après avoir marqué une pause, se ralentit. Quelqu’un marche sur ma tombe… Le médecin continue consciencieusement à éplucher les résultats de mes examens. Anévrisme, rupture, trop gros… Quelqu’un vient de frapper sur ma pierre tombale. La question simple, claire, précise, vient de sortir de ma bouche avant même que mon cerveau réalise ce qu’il me fait dire. — Je vais mourir ? — Tout le monde meurt un jour ! répond-il avec un sourire au coin des lèvres. T’es content de toi ? Ce n’est pas ce que je te demande. Tu crois que c’est le moment de philosopher ? Oh, non ! Vu ta tête, tu as tenté une touche d’humour. — Je voudrais savoir si je peux mourir, là, subitement, maintenant, demain ? — Oui. En cas de rupture, vos chances seront infimes.

Je sors du cabinet médical. Il pleut. Je croise Elle. Et ma vie s’arrête. Foudroyé à deux reprises dans la même journée. (Probabilité d’être foudroyé pour un homme : 1 fois tous les 10 000 ans…)

Elle s’arrête, sort son agenda, j’entrevois le mois de janvier 2010. 2010, je vais avoir 45 ans et je suis vieux. Je me souviens du passage à l’an 2000. Avec maman, nous regardions la télévision lorsque l’écran s’est illuminé : 2000, BONNE ANNEE ! Et voilà, nous étions en 2000, j’avais 35 ans et

27 Demain ne suffit pas j’étais vieux. Je suis né vieux, fils de vieux, élevé par des vieux. J’étais vieux au berceau, vieux à l’école maternelle, vieux à l’élémentaire, vieux au collège, vieux au lycée ! Aujourd’hui, je vais mourir comme un vieux de 45 ans. Ça meurt comment un vieux de 45 ans ? Statistique- ment, les causes de la mort à cet âge-là sont les tumeurs, très largement prédominantes (34 %), suivies de loin par les maladies cardio-vasculaires (16 %), l’appareil digestif (6 %), les traumatismes, les accidents et les empoisonne- ments qui représentent, eux, 21 % des décès. 16 % de maladies cardio-vasculaires, quelle déveine ! Elle note quelque chose et referme son agenda. À La regarder

À la regarder, je suis resté figé. Changé en statue de sel. Il y a des choses qu’on voit sans vraiment les regarder. Moi, je n’ai vu qu’Elle. Ralentissement puis extinction du cours de ma pensée. Le monde autour a disparu, une syncope d’Elle. J’ai cessé d’exister. Une brusque bourrade dans mon dos ! — Excusez-moi ! me lance un apollon se précipitant pour attraper le tram qui vient de stopper devant moi. Elle se retourne, son visage est éclairé d’un sourire de madone. Une apparition. Une révélation. Mes feuilles d’examen tombent au sol. Genou à terre, je les ramasse nerveusement. J’ai les mains gelées et moites, je transpire. Mon cœur s’emballe. Maladroitement, je les replie et les remets dans leur enveloppe. J’ai froid. Immobilisé par la fugace impression de délicatesse qu’Elle m’a laissée, je regarde passer deux rames de tram avant de reprendre mes esprits. Mercredi 2 décembre 2009. Monique, arrêt Grand Théâtre, inconnue, arrêt Musée d’Aquitaine. 16 h 28, sujet : cadeaux de Noël, corvée de fin d’année, belle-mère.

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Elle a les cheveux blonds. Elle a l’air d’un ange. Elle a souri. Certainement pas à moi, ou alors c’était un éclat de rire devant le ridicule Alfred, nez à terre à la pêche aux feuilles éparses. Je déteste cette idée, ce sentiment de n’être jamais à la hauteur. Cette impression permanente d’être sous le regard des autres. Je ne suis pas MOI. Je ne suis que ce pauvre moi que je donne à voir. Le spéléologue de la chaussure. Le maître incontesté de l’exploration souterraine et du mal-être. À force de les visiter à chacun de mes déplacements, je pourrais cartographier les sols de tout Bordeaux, en surface comme en profondeur. Dresser la liste des sites selon leur nature : asphalte, béton, pavé, infime espace végétal… Avez-vous déjà songé à ce qui se trouve sous nos pieds, en ville ? Sous cette croûte que nous foulons sans plaisir et sans ménagement, il y a des trésors archéologiques, la richesse fertile des terres agricoles oubliées au profit de l’urbanisation. Qui y pense aujourd’hui ? Qui s’interroge sur la vie cachée des entrailles de notre planète alors que nous tournons nos yeux vers la couche d’ozone, que nous mesurons le CO2 dans l’air ? Et si nous commencions par des questions plus terre-à-terre ? Mais à part moi et quelques névrosés qui partagent mes angoisses, qui regarde le sol ? Qui se penche sur l’existentiel problème : où mets-je les pieds ? À moins d’avancer en terrain hostile, en équilibre précaire ou en zone minée, personne n’y prête attention. En ville pourtant, la présence de nombreuses déjections canines devrait inciter les citadins à plus de circonspection ambulatoire – je n’ai jamais mis le pied dedans, moi. Sans doute est-ce pour cette raison que je n’ai jamais eu de chance…

30 Demain ne suffit pas

Il y aurait, j’en suis certain, un grand intérêt pour le bien-être de l’humanité à étudier ce qui porte les hommes. Personnellement, j’apprécie par-dessus tout les sols intérieurs, avec une très nette préférence pour les bois. Si j’en avais eu le courage, la volonté, j’aurais pu être Docteur ès parquets : en sapin, en pin, en chêne, en cocotier (si, si j’en ai vu !), ou tendance actuelle en bambou… des cirés, des vernis, des vitrifiés, des huilés, des peints… des bruts.

Brut, comme celui auquel je viens de me heurter en rentrant dans mon appartement. Là, ce ne sont pas seulement mes yeux qui ont glissé vers le sol, c’est mon être tout entier qui s’est avachi, irrésistiblement attiré par le plancher. J’avais à peine introduit la clé dans la serrure que j’ai senti un relâchement de tous mes muscles. C’est tout juste si ma main a pu m’obéir et agripper la poignée. Un pas, un appui sur le mur du couloir, mes jambes flageolent, ma tête tourne. Je me liquéfie, je m’effondre, je m’enfonce dans le parquet. Je disparais. Je ne veux pas céder, mais je n’arrive pas à lutter. L’image d’Elle est dans mes yeux. Je sombre.

Est-ce que je suis mort ? Le docteur est derrière son bureau, il sourit toujours. Mes examens volent dans l’air froid. Les trams passent. Apollon me regarde en éclatant de rire. Il me marche dessus, je n’ai pas mal. Il s’essuie les pieds sur moi, je ne sens rien. Je suis toujours au sol, j’ai froid. J’ai très froid. Mon visage englouti dans le béton du trottoir, je me noie, j’étouffe ! Je relève la tête, Elle me regarde, Elle sourit. Je sens qu’une force implacable me pousse à me redresser, je n’y arrive pas.

31 Demain ne suffit pas

Je veux qu’Elle sourie encore. Apollon hurle de rire ! Je le hais. Je m’appuie sur mes mains et retrouve la verticale. Apollon est pris d’une subite grimace, il porte ses mains à son visage, il suffoque, s’étrangle. L’asphyxie l’emporte. Salut !

Est-ce que je suis mort ?

Le retour à la réalité se fait progressivement. Le réveille-matin claironne les infos depuis un certain temps quand je me rends compte que je suis allongé dans le couloir, tout habillé. Je ne suis pas mort ! Ou alors, la mort ressemble à un jeudi matin. J’ai toujours pensé que c’était plutôt comme un dimanche matin. Mal de tête, aspirine, placard, salle de bain, miroir… Il y a quelque chose qui cloche. Miroir, c’est pourtant bien moi… J’ouvre le robinet, verre d’eau. Miroir, c’est MOI ! C’est une percutante évidence. Si je dois mourir maintenant, d’ici une heure, dans une semaine… autant être MOI.

Avez-vous un jour pensé à votre mort ? Bien sûr. Et avez-vous aussi remarqué combien l’être humain oublie cette éventualité ? Pourrions-nous vivre en pensant constamment que nous allons mourir sans sombrer dans la folie ? L’homme est ainsi fait qu’il ne pense qu’à la vie. Moi, je ne l’ai jamais vécue, ma vie. Mais maintenant que la mort s’est ouverte à moi, Moi, je vais vivre. Fini le Nesquick ! Ce matin, Moi, je veux du café noir ! Grimaçant sous l’amertume du breuvage brûlant, je m’efforce de convenir à Moi-même. Je vide la tasse, non

32 Demain ne suffit pas sans une certaine fierté. Ce n’est pas si difficile que ça ! Et pourtant une légère angoisse m’assaille. Que dois-je faire maintenant ? Aller travailler. Douche vite fait. L’usage exige que je m’habille ensuite. Je tombe en arrêt face à mon armoire. Déception. Le temps passe et je reste indécis. Je pourrais bien mettre un pantalon en velours à grosses côtes. Une chemise écossaise et un gilet de laine. Non, c’est trop moi devant le miroir ! Mais existe-t-il un autre choix ? Ma garde-robe est triste à mourir, comme le reste de ce qui compose ma pauvre vie. Je n’y arriverai jamais. Autant renoncer.

— Bonjour, Monsieur Jules. Je suis désolé de vous déranger si tôt, mais mon lave-linge vient d’exploser et je souhaiterais vous emprunter un jean. Je sais que c’est peu vraisemblable, mais plus gros est le mensonge, meilleure est l’illusion. Je suis jambes nues sur le palier et mon voisin me regarde d’un œil interloqué. Le torchon que je tiens pudiquement devant mon slip kangourou (comment croyiez-vous qu’il fût ?) semble avoir bloqué toute communication entre nous. Je renouvelle muettement ma question d’un lever de sourcils et d’une mimique qui lui font comprendre qu’effectivement, je ne suis pas dans la position la plus confortable qui soit. — Oui, je dois pouvoir trouver ça. Il disparaît derrière la porte qu’il laisse entrouverte. Sans invitation, je reste sur le seuil. Des pas feutrés et des conversations me parviennent de la cage d’escalier. — Bonjour, Madame Chatrou. De toute évidence, ma tenue la rend muette.

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Moi, je me sens étrangement à l’aise, j’aurais presque envie de rire. Si j’osais… — GRRRRRRR… en laissant choir mon torchon avec un roulement de hanches de go-go dancer ! Non, ça, c’est encore trop débridé pour moi. Et Monsieur Jules qui me tend un jean n’aurait certainement pas compris. Loin d’être embarrassé par le loufoque de la situation, je le jette sur mon épaule et rentre chez moi, porteur d’une petite étincelle facétieuse dans le regard, assez inhabituelle, mais si piquante.

Lorsque j’arrive au bureau, je suis gelé. J’ai conservé ma chemise, mais le gilet était tout à fait incompatible avec le jean. Premier arrêt, machine à café, histoire de se réchauffer. Je commande un expresso, court, sans sucre. On est un homme ou on ne l’est pas ! J’observe, au passage, discrètement mes collègues. D’habitude, c’était un cacao avec supplément de sucre. Est-ce que quelqu’un s’est aperçu du changement ? À l’évidence, non. Jeudi 3 décembre 2009. Anne-Estelle 104B, Marie 103C. 8 h 48, sujet : poche sous les yeux, crème ou glaçon ? — Ouh ! Chaud le café ce matin ! Le vide intersidéral me répond en écho. Je m’éloigne, l’air de rien. Ou plutôt l’air d’un mec qui boit du café, court, noir, sans sucre ! Un vrai, un tatoué, un qui a des poils. De ce côté-là, la nature, étrangement, m’a doté d’un système pileux avare en surface et généreux en profondeur. Calvitie naissante qui provoque depuis quelques années un surcroît de complexes, assortie d’une pilosité pour le moins abondante du torse aux orteils ! Encore un point

34 Demain ne suffit pas commun avec les James Bond de cinéma, je ne parle pas de Roger, bien sûr ! Mais de Sean, ou Timothy. Cette idée me plaît, je marche donc jusqu’à mon poste de travail en adoptant l’attitude qui convient aux doubles zéros (7). Assurance, léger balancement des épaules, démarche souple. Mais je garde la tête baissée en portant le gobelet de plastique à mes lèvres pour qu’on ne voie pas la grimace que je ne peux réprimer en buvant. J’entre dans le bureau que je partage avec Denis. Bref regard, il note d’un coup de sourcil mon allure nouvelle. — Pfffffffffff ! T’es tombé dans ton armoire, t’as un rendez-vous ? lance-t-il moqueur. Il se croit toujours drôle, Denis. Vous devez bien en connaître un comme lui. Un qui rit toujours plus fort que les autres, un qui a tout vu, tout fait, qui a réponse à tout, une anecdote pour chaque sujet, un avis tranché sur toute chose. Un qui ne supporte pas la contradiction. Un méchant sans en avoir l’air. Il n’existe que par la dévalorisation des autres. Je lui laisse croire que j’aime être son collègue, mais je déteste tout ce qu’il est. Pense-t-il que je n’ai pas compris, depuis le premier jour, qu’il me méprise ? Comme il méprise tout le monde d’ailleurs. En fait, il n’y a pas plus seul que lui ! À part moi peut-être. — Non, j’avais juste envie de changer. Je ne sais pas pourquoi je lui réponds, il a replongé sa tête dans la pile de documents qui occupe son bureau, montrant tout l’intérêt qu’il me porte. Je jette mon gobelet dans la poubelle, passe derrière mon ordinateur.

Je me sens pleinement vide.

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Mon quotidien rassurant est fait d’une succession d’actions dictées par la simple nécessité d’être où je dois être, quand je dois y être. C’est ainsi que chaque matin je badge (avant on pointait, maintenant on badge) à 8 heures 03. Fatidique ? Non, simplement le tram me prend à 7 heures 47 au pied de mon immeuble et me dépose à l’arrêt de la cité administrative à 7 heures 59, ce qui m’amène à 8 heures 03 devant la porte du service. C’est ainsi chaque jour. Je gagne alors mon poste, allume mon écran et entame les séries prévues la veille, qui vont occuper la matinée. Je fais une pause vers 10 heures à la machine à café et je déjeune au restaurant administratif à 12 heures 35. Je reprends le travail à 13 heures 20, je poursuis mes saisies et vers 16 heures, je totalise ma journée pour la donner à la compta. Je prépare enfin les lots que je saisirai le lendemain. Ce matin, j’ai raté le tram de 7 heures 47, j’ai badgé à 8 heures 46 et, étrangement, je ne ressens aucune angoisse face à la pile qui attend sur mon bureau. Je reste impassible, serein. Denis me regarde, interloqué. — Qu’est-ce que tu fais ? Tu ne bosses pas ? Je me renverse dans mon fauteuil en le faisant pivoter. — Eh bien, non ! Je guette une réaction. Denis se lève et quitte la pièce. Je connais bien son pas, il est lourd, pesant, il porte des chaussures de ville à bout pointu. Denis, pour moi, c’est une masse, une ombre, un embonpoint à la mesure de son ego. Il revient peu après, nul doute qu’il a été rapporter dans les bureaux alentours. C’est même une certitude, et je sais déjà à qui !

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Ça, c’est le pas sec et désagréable de Martine de la compta. Dans la race canine, elle aurait résulté du croisement improbable entre un Bull terrier, un Pinscher nain et un caniche (eu égard à sa coiffure). Ouverture de porte. Où l’on comprend que les architectes ont choisi du matériel de qualité, fiable, solide. Fermeture de porte. — Alfred, tes prévisions d’hier donnaient 12 654. À ce rythme-là, tu vas nous planter la journée ! jette la revêche. Ah, cette voix ! Ce caquetage agressif de la poule en chef. J’ai le plus grand respect pour la gent féminine mais Martine parfois, je me demande… si elle est humaine. Il paraît que c’est à cause de sa thyroïde (Jeudi 30 novembre 2009. Anne-Estelle 104B, Marie 103C. 10 h 04, sujet : Martine, colère, thyroïde, rides, libido débridée, haine). Enfin bref, toujours est-il que je pose mon regard sur son visage, ce que je n’avais jamais osé faire. Je découvre une petite bonne femme toute ridée, rouge de rage avec de petits yeux méchants, bouffis de colère. Elle prend son pied, là ! À cet instant précis, elle jouit de toute la supériorité qu’elle pense avoir sur moi. Mais aujourd’hui… C’est Moi ! — Oui. Tu as raison ! Et voilà ! Tu dis oui, tu gagnes une heure ! C’est comme ça avec les filles, à force d’écouter leurs conversa- tions, je l’ai compris depuis longtemps ! Rien ne sert de les prendre de front. Il faut aller dans leur sens, du moins le feindre ou plus simplement acquiescer. Elle tourne les talons et repart en direction opposée, certaine d’avoir rétabli l’ordre (établi) des choses. Ouverture de porte. Où l’on se dit que les architectes ont assurément fait le bon choix. Normes antisismiques. Fermeture de porte.

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Denis me lance un œil satisfait. Je le regarde. C’est extraordinaire, je l’ai vraiment fait. Je viens de le regarder, mais mieux encore, je viens de soutenir son regard. Et je suis toujours en vie ! Je tournicote sur ma chaise, pas envie de travailler, je le sens, c’est une crise de pas de goût. Je laisse mon regard glisser vers l’ouverture de la fenêtre et le miroitement de la vitre me renvoie l’image d’Elle. Qui est-Elle ? Où est-Elle ? Je voudrais La voir, La revoir. L’entreprise est bien plus difficile qu’il y paraît. Je ne sais rien d’Elle, je n’ai qu’une image furtive en tête et un arrêt de tram où Elle est passée hier. Je me lève, tente un nouveau regard vers Denis. Même pas peur ! C’est lui qui baisse les yeux. — Je vais boire un café, dis-je en me dirigeant vers la porte. Ouverture. Où l’on se dit qu’il existe des milliers de façons d’ouvrir une porte. Fermeture. La grande classe. Jeudi 3 décembre 2009. Anne-Estelle 104B, Marie 103C. 9 h 53, sujet : ça gueule à la compta. Jeudi 3 décembre 2009. Nathalie 203, Marylise 708. 10 h 04, sujet : Anne-Estelle et Marie, trop de café, trop peu de travail. Soutien-gorge, bonnet, push-up, décolleté.

Retour dans mon bureau, je n’ai toujours pas envie de travailler. J’éparpille quelques documents pour faire comme si. Je plonge le nez dans mon ordinateur. Le reflet de l’écran me renvoie l’image d’Elle. Elle a les cheveux blonds. Elle a l’air d’un ange. Elle me sourit.

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L’horloge pousse les minutes, les quarts d’heure, les heures… Rêverie. Bosser ? Je n’ai pas envie.

ALerté par un emballement soudain

Alerté par un emballement soudain dans ma poitrine, je me sens pris de vertiges. Mes mains tremblent, j’ai la nausée, du mal à respirer. Je suis assis derrière mon bureau, comme il y a une minute, mais j’ai le souffle court. Une sensation d’étouffement, je vais défaillir. Une douleur violente m’oppresse. Je vais mourir. C’est certain, l’heure est venue. Je vais finir ici, dans les bras de Denis. C’est impossible ! Non ! Pas comme ça ! Je regarde mon collègue qui reste imperturbable, occupé à sa saisie. Je me lève en sueur. Je suis terrifié. Les mots du médecin résonnent : « vos chances sont infimes… » C’est tout moi ça. Je meurs aujourd’hui. Jeudi ! Je quitte la trésorerie, l’air frais du dehors m’apporte un début d’apaisement. Je respire plus aisément, mais l’angoisse me tenaille toujours. La fin est proche, j’en ai peur. Après quelques minutes de déraisonnement, je retrouve un semblant de calme. Je déambule dans les rues grises de Bordeaux, suivant par habitude les lignes dessinées par les bordures des trottoirs. La pluie et le froid

41 Demain ne suffit pas ont effrayé les clients des magasins qui restent désespé- rément vides. Le mois de décembre et de ses réjouis- sances festives débute, les vitrines aguichent à grand renfort de paillettes et guirlandes multicolores. Cette euphorie forcée me laisse totalement indifférent. Je me sens étranger à tout ce qui m’entoure. Je marche seul. Accompagné de la petite voix qui me répète et répète encore : « c’est la fin, c’est la fin, la fin… ». J’avance toujours, que faire d’autre ? Robotisé, lobotomisé ! Seules mes jambes s’agitent, comme ces canards qui continuent à courir alors qu’on vient de leur trancher la tête ! L’idée surgit en passant devant l’étal d’un traiteur landais. Je vous l’accorde, c’est abominable. La vision de cette pauvre bête qui, une fois décapitée sur le billot, s’élance en battant des ailes peut sembler cruelle, sanguinaire, barbare. Mais quelle fin ! Mort, il est mort. Mangé, il sera mangé. Mais pour le moins, son dernier acte aura été mémorable puisque chacun d’entre nous en a entendu parler. Je reste ébaubi de longues minutes devant les carcasses suspendues des grasses volailles.

Voilà, j’y suis ! Si j’ai vécu une vie triste à mourir, ma mort sera un coup d’éclat ! Je ne vais pas simplement mourir, comme vous (et Moi ne convient pas du fait). Je vais décider : où, quand et comment. J’ignore si je parviendrai à courir sans ma tête, mais je vais trouver le moyen de faire parler de Moi. Il me faut commencer par où ? J’arrive sur la Place de la Bourse. Je le sais parce que c’est un des monuments de Bordeaux qui se regarde au sol. À mes pieds, la dalle de granit installée au bord de la Garonne face à l’Hôtel des douanes et à la Fontaine

42 Demain ne suffit pas des trois Grâces est une œuvre étrange qui se couvre d’une pellicule d’eau, transformant le sol en un gigantesque miroir dans lequel se reflètent les façades XVIIIème. J’y contemple mon image un instant. Le ciel est au-dessus de moi, comme au-dessus des autres. L’eau se retire et le sol laisse échapper une brume qui en quelques secondes me plonge dans un épais brouillard, coupant les façades de la circula- tion urbaine à leurs pieds.(1) Parfait pour une mise en scène finale. Reste quand ? Le nuage se dissipe. C’est problématique. Nébuleux. Il pourrait mettre dans l’ombre ce que je veux accomplir et alors ma mort serait comme ma vie. Incolore, inodore, sans saveur. Elle passerait inaperçue. Il faut que je réfléchisse encore. Je reprends ma funeste promenade. Je longe les quais de la Garonne nouvellement aménagés. Mon cerveau tourne à plein régime. Inattendu pour un mourant ! J’observe la rivière et les remous du courant au pied des piles du pont de pierre. C’est fascinant. Les tourbillons qui se forment avec la marée descendante m’hypnotisent. Je me penche par-dessus la balustrade, à l’à-pic du chenal de navigation, je perçois la force du flux. Je suis captivé par sa puissance. Comme deux contraires voués à ne jamais se rencontrer s’attirent, s’absorbent. Je me sens aspiré par le vide. Je glisse, enivré, mes idées tournoient, ma tête se fait lourde, lourde, par-dessus le bastingage. Quand un tram passe dans un souffle caractéris- tique, je la relève cédant à mon destin. Elle est là. (1) Le miroir conçu par l’équipe de l’architecte paysagiste Michel Corajoud a été mis au point par le technicien fontainier J.M. Llorca. 43 Demain ne suffit pas

Elle me regarde. Je me redresse, Elle se penche. Je la cherche, Elle a disparu. ALors que je monte l’escalier

Alors que je monte l’escalier, je regarde le jean de Monsieur Jules. Il vient de me sauver la vie. Je ne pouvais décemment pas mourir dans les vêtements empruntés le matin même à un autre. Cela aurait été malhonnête. La simple idée de ce pantalon ne m’appartenant pas a stoppé net mon élan suicidaire. Du jean prêté, mes pensées ont glissé vers ma facture d’électricité, de ma facture d’électricité à celle du téléphone, de celle du téléphone à mon avis d’impôt sur le revenu, de mon avis d’impôt sur le revenu à mon relevé bancaire, de mon relevé bancaire au classeur dédié à son archivage sur l’étagère du bas du meuble de gauche, celui avec le placage légèrement décollé, dans le salon, juste à côté de la fenêtre et c’est là que je les ai vus. Ils entraient chez moi avec mes clés, fouillaient tout, cherchaient dans les armoires, les placards, les tiroirs. Ils vidaient ma poubelle, retournaient mon matelas. Ils entraient si impudiquement dans ma vie. Que faisaient- ils avec leurs brassards ? Police ? Non, mais arrêtez. Vous n’avez pas le droit ! C’est à moi. Que cherchez-vous ? EH ! Stop ! Ça ne vous regarde pas, posez ces papiers. Laissez mes vêtements… mais, ne fouillez pas dans les

45 Demain ne suffit pas poches. Oui. C’est à moi cette crème antirides dans la salle de bain. On peut être masculin, viril même, et prendre soin de soi. Je tente en vain de les arrêter, parce que je suis déjà mort. Le plus costaud interpelle alors les autres. — Pauvre type, c’est bien un suicide ! — Oui, c’est vrai qu’avec une vie pareille… répond un nabot à l’air patibulaire.

Non. Je refuse. Ce n’est pas possible. En ai-je les moyens ? Si je dois mourir, je ne peux partir en laissant les choses dans cet état-là ! Je ne peux pas penser que demain n’existe pas. Je suis vivant. Je suis en vie. Envie.

Réaliser toutes mes envies. Inachevées par trop de mal de vivre, contenues par trop de timidité, inavouées, elles remontent à la surface, crèvent mon existence de bulles éclatantes, explosent avec violence dans ma tête.

Je glisse la clé dans la serrure, il est 14 heures 48. Elle résiste, je tourne la poignée récalcitrante, sans effet. Je sens l’énervement se propager à la vitesse stupéfiante de connexion de mes neurones (150 m/s, plus rapide je ne peux pas) et atteindre mon cerveau depuis le bout de mes doigts (132 cm en à peu près 9 millisecondes). Il n’est de situation plus agaçante que celle-ci. Décidément, tout aujourd’hui cherche à me déstabiliser, jusqu’à cette fichue clé dans cette satanée serrure. Je force sur les

46 Demain ne suffit pas gonds, de l’épaule, en manœuvrant la clé avec de plus en plus d’agitation, l’agressivité me gagne. — Pu… de S… pe de porte ! Ça y est, je me lâche ! Un grand coup de pied dans le bas de l’huisserie, une nouvelle volée de jurons ! Et le regard incrédule de Madame Chatrou qui revient de prendre le café avec la voisine du dessus.

Pause dans ce récit pour vous parler de Madame Chatrou (où l’on reverra Kim, la masseuse !). Madame Chatrou est ma voisine du dessous, elle est la grande copine de celle du dessus, vous l’aviez compris. Toutes deux adeptes de romans à l’eau de rose, elles sont aussi fans de séries télé et entre toutes, des Feux de l’Amour. Et là, à 14 heures 52, c’est la fin de l’épisode du jour au cours duquel Nick… Je vous épargne le résumé. Addiction au feuilleton sans fin. Imaginez tout de même : 36 saisons et plus de 9 254 épisodes ! De quoi émoustiller plusieurs générations de Madame Chatrou. Ce, sans compter les séries dérivées. À cet instant, la ménagère se pâme, elle se rêve en Newman, en Chancellor, en Abbott. Ça vous change la vie quand vous vous appelez Chatrou, que vous vivez au 3ème d’un immeuble gris – fut un temps où il était beige et vert – et que vos fenêtres donnent sur les boulevards à la limite d’une zone industrielle de Bordeaux Nord. Ça vous fait oublier les bigoudis en montant l’escalier. Elle marche sur un tapis rouge, la mère Chatrou. Elle me jette un regard outré avant de lancer sa tête dans un mouvement ralenti vers la droite pour la relever, les lèvres entrouvertes, sur un balance- ment d’épaule sensuel… parce qu’elle le vaut bien ! Technique de séduction glamour, elle l’a lu dans Lalà.

47 Demain ne suffit pas

Elle s’entraîne. Ou bien mon apparition de ce matin lui a peut-être fait plus d’effet que je ne le pensais… Eh ! bien, voyez-vous, sur ce ton moqueur, je me sens minable. Alfred le raté de service qui se croit au-dessus de ça. Au-dessus des gens qui rêvent, qui romancent leur vie à coups de feuilleton américain. Qu’est-ce que je fais d’autre, moi ? Le double zéro de service. L’agent secret, si secret que personne n’est au courant. Pas même moi. Le tombeur des damoiselles en détresse ou pas, le bourreau des cœurs. Celui qui sait que Kim, masseuse thaïlandaise, est en fait un agent double, et qui malgré cela, pour un instant de volupté, se laisse prendre aux griffes de la tigresse. Pathétique, je suis pathétique et je viens de m’en apercevoir en regardant Madame Chatrou remonter l’escalier, bigoudis et filet résille sur la tête.

Reprenons. La porte cède enfin, et moi avec elle. Je sens partir mes dernières résistances, je m’affale sur le plancher du couloir, je me liquéfie, je sombre. Deux fois en deux jours ! Il ne faudrait pas que ça devienne une habitude de m’évanouir en rentrant dans mon appartement, sinon cela va sérieusement compliquer ma vie. Des complications, parlons-en ! Je ne mesure pas à cet instant précis l’ampleur de ce qui m’attend. Je reprends peu à peu connaissance. J’ai mal à la tête, j’entends, je sens des présences. Je perçois le claquement de la porte d’entrée. Ma vision s’obscurcit à nouveau. Je perds connaissance. Encore ! ALlongé sur le parquet

Allongé sur le parquet. Je me redresse difficilement et tente de rassembler mes souvenirs récents. Mon cerveau semble évoluer librement dans ma boîte crânienne. Il tape et cogne en tous sens. Je me mets à genoux, il tombe violemment sur mon os frontal. Je relève la tête, tout tourne autour de moi. Je m’appuie au mur et contemple stupéfait l’état de mon appartement. Mon crâne amplifie les bruits telle une caisse de résonance. Un puits sans fond m’aspire, je lutte. Oh ! non, ça y est ! C’est la fin ! J’inspire la dernière bouffée d’air de ma vie. J’expire. Tiens ? Je viens d’inspirer à nouveau. J’expire… Oui, je respire même. De toute évidence, je ne suis pas encore mort. Je plisse les yeux pour distinguer en contre-jour la bibliothèque du salon vidée de son contenu qui s’étale sur le tapis, en un amas lamentable. Comme jetés au bûcher de la censure, mes livres, mes magazines, mes amis, mes compagnons gisent le ventre à l’air. Je fais quelques pas, le malaise se dissipe laissant place à la consternation. Je suis atterré : j’ai été cambriolé. Plus exactement, mon appartement a été cambriolé, moi, j’ai le sentiment d’avoir été violé. Mon intimité pénétrée sans ménagement. Intolérable. Au fur et à mesure de

49 Demain ne suffit pas mon avancée, je découvre, révolté, l’étendue des dégâts. De la cuisine à la salle de bain, à ma chambre, tout a été retourné. Les placards aux portes béantes semblent avoir vomi leur contenu au sol. C’est précisément mon envie, vomir. J’ai la nausée. Je progresse difficilement au milieu de la vaisselle cassée jusqu’à l’évier. Je passe mon visage directement sous le jet d’eau glacée. Quelle idée ! Pourquoi avoir vidé ainsi jusqu’aux tiroirs ? Que cherchaient-ils ? Que manque-t-il ? Après deux heures de fouille, l’état des lieux est simple. Seuls la télévision et quelques DVD ont été dérobés, pour le reste rien de bien important. Certaine- ment sans intérêt, alors pourquoi avoir tout éventré ? Du vandalisme gratuit. Passée, l’émotion brute. On dirait ta mère. Sédatif instantané, efficacité garantie. J’arrête les lamentations. Impassible, indifférent, tout ceci est sans importance, après tout. Une forme de relativisme fataliste. J’ai du mal à y croire, pire, je m’en fous totalement. Je m’appuie sur la baie vitrée, le regard dans le vide, cherchant en vain des réponses aux questions qui se bousculent dans ma tête. Mais une seule s’impose brusquement : qui est-Elle ? Que fait-Elle devant la boulangerie en face de chez moi ? Je me précipite vers la cage d’escalier et dévale les marches quatre à quatre. Je déboule dans la rue et traverse sans prendre garde à la circulation. J’évite de justesse l’avant d’un scooter, me glisse entre deux voitures en courant, bute sur le bord du trottoir, vole gracieusement, lancé dans mon élan, et retombe, sur mes pieds. Trottoir d’en face, désert. Elle a disparu. Je scrute le boulevard telle une vigie fébrile par gros

50 Demain ne suffit pas temps. L’air vif m’enivre. Les sens en éveil, je remonte rapidement vers le parc de jeux. Je reviens sur mes pas, cherchant partout la silhouette de mon inconnue. Rien. Rien. Rien. J’entre dans la boulangerie. — Bonjour, Madame Juston, dis-je, essoufflé, m’adres- sant à la boulangère. — Bonjour, Monsieur Alfred. Cette appellation « Monsieur » précédant mon prénom me laisse toujours une sensation désagréable. On donne du « Monsieur prénom » aux proxénètes, aux souteneurs, aux jules. Est-ce vraiment l’impression que je produis ? — Avez-vous vu une jeune femme blonde, là, à l’instant, sur le trottoir devant votre vitrine ? Hirsute, transpirant, la mèche ou ce qu’il en reste collée sur mon front, les yeux exorbités, j’attends, comme si ma vie en dépendait, sa réponse. — Oh ! Monsieur Alfred ! me répond-elle d’un air faussement indigné. — C’est important, Madame Juston. Vous la connaissez ? — Hou ! Vous avez l’œil de l’amoureux, vous ! lance-t- elle à la cantonade en détachant chaque mot comme elle aurait frappé six coups de butoir sur une porte. De quoi se mêle-t-elle, celle-là ? Maintenant, tout le quartier va pouvoir se gausser en pensant à Alfred et sa blonde. Si l’info ne sort pas de la communauté européenne, j’aurai de la chance. Et si ma mère ne l’apprend pas, cela relèvera du miracle. — Mais non. Qu’allez-vous imaginer ? C’est profes- sionnel. L’avez-vous vue ? — Oui, enfin si c’est bien de la même personne dont

51 Demain ne suffit pas nous parlons. Elle est partie dans une voiture avec un Chinois ou un Japonais, bref, vous voyez ! Non, justement, je ne vois pas ! Je n’ai pas vu ! C’est pour ça que je pose la question ! — Bien, merci Madame Juston. Au revoir. Gain de temps, une heure. Déjà deux dans la journée ! À ce petit jeu-là, je vais me rallonger la vie, Moi. Je sors de la boutique, désabusé, mais porteur d’une énergie inaccoutumée. La nuit commence à tomber, les néons des enseignes éclairent le boulevard. De loin, je suis attiré par la devanture d’un concessionnaire automobile. Les voitures ont toujours été du domaine du rêve pour moi. Bien sûr, j’ai obtenu le permis de conduire (après trois tentatives, il est vrai), mais je n’ai jamais possédé de véhicule propre. Pas besoin. Je n’ai pas conduit depuis près de dix ans. Je prends les transports en commun. Une force, impérieuse nécessité, me pousse. Cette concession d’automobiles de luxe est installée dans des immeubles flambant neufs qui ont remplacé ces dernières années les hangars vétustes des industries de proximité déclinantes. C’est maintenant l’ère de l’indus’chic. Consommation tendance, luxe, bâtiments de verre et d’acier, épicerie fine, cours de cuisine, sauna, relooking, salle de fitness… Je suis hypnotisé par ce monde si… si… Je manque de qualificatif tant tout ceci me semble inacces- sible. Je reste de longues minutes devant l’univers de pierre, verre, métal et bois qui sert d’écrin aux plus incroyables des voitures. Celle de mes fantasmes. La mythique Aston Martin. DBS grise, ça vous rappelle quelque chose ? Seul écueil à cet instant surréaliste, le reflet dans la vitrine. Eh oui, c’est bien le mien. J’hésite. Tachycardie. Non, je ne peux pas entrer, ce n’est pas pour moi. Et pourquoi pas ?

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C’est pour qui s’en donne les moyens ! Quelle idée ! Ils vont me rire au nez, regarde bien dans la vitre, c’est moi, Alfred ! Rien qu’une fois, la toucher, la sentir. Et après, tu repars la queue entre les jambes ? Et si j’en ai envie ? Sois réaliste, c’est un autre monde ! Ce n’est pas pour toi. Oui, mais j’en ai toujours rêvé ! Laisse tes rêves où ils sont, qu’est-ce que ça t’apporterait de plus ? J’en ai envie. L’envie furieuse d’en réaliser quelques-uns. Réaliser ses rêves ? Tu fantasmes trop grand, tu t’enthousiasmes là, mais demain ? Tu regretteras… Je pourrais bien regretter aussi de n’avoir pas été au bout si près du but. Regarde-toi, tu ne bouges pas, c’est trop tard maintenant, allez, rentre chez toi ! Je lève les yeux. « Vous créez votre réalité, alors mettez- vous aux commandes de vos rêves ! » en 4 par 3 au-dessus de ma tête. Aux commandes de mes rêves. J’ai les mains et le front moites en poussant la lourde porte de verre. On sait parfois, dès le premier instant, à la taille de l’obstacle, à la pression qu’il faut exercer pour pénétrer, l’effort qu’il faudra fournir pour être reconnu. En un lieu tout entier dédié au luxe, à la haute technolo- gie et à la passion, c’est Moi qui dois entrer. La porte se referme sur moi.

ALcantara

Alcantara. « L’intérieur est entièrement recouvert de cuir pleine fleur et d’alcantara, le tout rehaussé d’inserts de carbone et d’aluminium satiné. » Je relis pour la dixième fois au moins le descriptif de Ma… Superbe… Voiture… de Course. Le commercial a été tout à fait agréable. Condescendant serait plus approprié, mais qu’importe. Je me suis senti si différent lorsqu’il m’a abordé devant un prototype DBS. — Bonsoir, Monsieur. Splendide, n’est-ce pas ? J’ai été aiguillonné, un petit picotement au bas de la nuque en lui répondant avec assurance. — Je suis collectionneur, elle manque à mon tableau ! — Vraiment ? Et vous collectionnez… ? — Uniquement les modèles gris métal des voitures de plus de 500 chevaux… les années impaires. Ma réponse était si invraisemblable qu’elle a fait son effet ! Il s’est tu. — J’hésite encore, je me complais à me décider en fin d’année. C’est mon petit plaisir, la fébrilité de la décision rapide, presque précipitée, tendue par le temps. Si je ne me prononce pas extrêmement vite, ma collection perdra sa

55 Demain ne suffit pas valeur avec les douze coups de minuit de la Saint-Sylvestre. Il faut savoir vivre dangereusement… J’aime le risque. Là-dessus, je prends un air détaché, aussi blasé que mon interlocuteur peut être arrogant ! À l’intérieur, c’est la guerre. Moi s’exalte tandis que moi s’indigne devant une telle mythomanie. Et voilà, électrisé par mes propres mensonges, je me suis enhardi, enflammé même. Une heure à peine d’un rôle joué à la perfection (j’ai suivi des cours) et j’étais en train de signer un bon de commande pour le modèle exposé. J’y passe mes économies, j’emprunte… On verra demain. Et pour moi, demain sera peut-être très court. Livraison dans la journée – une exigence de collectionneur – ne perdons pas de temps, c’est une denrée rare.

Vous saviez que le démarrage de la DBS se fait par encastrement dans la planche de bord d’une clef constituée d’un bloc en cristal cerclé d’aluminium ? J’ai joué l’amateur averti lorsque l’argument a été avancé par le vendeur, mais je n’en revenais pas. Je croyais qu’on ne faisait que des coupes avec ce minéral, des flacons, des carafes à la rigueur. Comme ceux qui s’empoussièrent patiemment dans la vitrine de la salle à manger de maman. Elle les sort pour les grands événements, c’est-à-dire… jamais. Peut-être pour mon enterrement. Je ne doute pas qu’elle reçoive pour l’occasion.

J’ai retrouvé mon appartement et poussé du pied l’immonde bric-à-brac qui jonche le sol pour accéder au salon. Je suis assis sur un fauteuil au coussin éventré, et je prends mon pied ! Moi qui ai toujours vécu de manière…

56 Demain ne suffit pas rangée. Oui, rangée, dans tous les sens du terme. Rangé mon pyjama sous l’oreiller, rangée ma brosse à dents dans l’armoire de la salle de bain, rangées la vaisselle, mes chaussures… rangé mon cœur, rangées mes envies, rangés mes désirs. Une vie rassurante, j’en maîtrisais chaque composante, le temps, l’espace, moi. Aujourd’hui tout a été bousculé, dévasté. Je me suis laissé aller. Quel pied ! Ni remords, ni regrets. J’attrape un paquet de gâteaux apéritifs au sol. Martini… au shaker, pas à la cuillère. Je n’en ai pas. Dommage.

Plan d’action de la journée de demain : lever quand j’aurai fini ma nuit, faire… ce qui me plaira, quand il me plaira. Et cela devrait suffire ! Tu n’y penses pas, et ton travail ? Nul n’est indispensable, ils feront bien sans moi. Regarde aujourd’hui ! Tu perds la raison. Appelle le médecin ! Pourquoi pas maman tant qu’on y est ? Tais-toi ! Tu me fatigues. Je me pose dans un coin de mon lit après avoir replacé le matelas. Je me déshabille et me glisse sous la couette. Tu n’as pas mis de pyjama ! Et alors ? Laisse-moi en paix, j’ai envie de rêver d’Elle. Tu ne peux pas te coucher sans pyjama. Et là, je fais quoi d’après toi ? Lève-toi, cherche-le, il ne doit pas être loin. D’ailleurs, tu aurais dû ranger ! Tu aurais dû appeler la police. Maintenant, j’ai mieux à faire, lâche-moi ! Ma nuit a été… ardente, énergique, dangereuse… excitante, extrêmement excitante. Mes nuits sont très éloignées de mes journées ! C’est mon téléphone sur vibreur, posé sur la table de chevet, qui m’a réveillé. Vrrrrrrrr, Vrrrrrrrrrrrr, Vrrrrrrrrrrr.

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J’ouvre un œil, il est 9 heures. Appel du bureau. Je me redresse, ébouriffe mes cheveux. Enfin, ceux qui me restent ! Je tends la main vers mon mobile. Rappel. Je tombe sur Gildas au guichet, un grand cool. Très grand, très cool. — Ah ! Salut Alfred ! On commence à s’inquiéter, qu’est-ce qui t’arrive ? — Je ne viens pas aujourd’hui, et sans doute pas lundi non plus, et après on verra. — Ah ! Bon ! Je te passe la patronne à la compta ? — Oui, c’est ça, file-moi la furie ! Gildas pouffe. — Martine Gergovie, service comptabilité ! C’est court, sec, ça sent l’humeur mauvaise. Ça sonne comme « représailles à Alésia ! » dans la bouche de César ! — C’est Alfred. — Tu nous as planté la journée d’hier, tu arrives quand ? — Je ne viens pas aujourd’hui. — … Et pourquoi donc ? — J’ai mieux à faire. — Tu sais à quoi tu t’exposes si tu es absent sans raison valable ? — Il n’est de raison plus valable que celle de la nécessité absolue. Et toc ! Une phrase qu’elle va mettre un temps infini à comprendre, si elle y parvient. Un silence singulier remplace d’ailleurs, à cet instant, le déchaînement de paroles auquel m’a habitué cette acariâtre. — Martine ? Tu es toujours là ? — Oui. — Bien. Bonne journée alors ! Sur ce, je raccroche avant même qu’elle ait eu le temps

58 Demain ne suffit pas de fermer la bouche pour avaler sa salive et m’asséner une de ses habituelles et colériques tirades sur ceux qui bossent et ceux qui ne fichent rien. Mon Dieu ! comme c’est bon ! J’ai l’impression mesquine d’exister. Comme si je venais de me libérer d’un costume trop étriqué. Je m’assieds au pied du lit, regarde mon appartement dévasté. C’est ainsi qu’il aurait toujours dû être. Par terre à côté de moi, la brochure Aston Martin me fait de l’œil. Je souris. Allez, café ! J’ai un rendez-vous !

J’ai un rendez-vous, mais toujours pas de tenue vestimentaire adéquate. Je fouille dans le tas de vêtements qui jonchent le sol de la chambre pour finalement enfiler le jean de Monsieur Jules. Ce jean est officiellement déclaré, à partir de ce jour, porte-bonheur. Il m’a sauvé la vie. Temporairement. Mais tout de même.

J’entre dans la concession Aston Martin et la porte semble moins lourde qu’hier. Le vendeur me reconnaît, il s’empresse. — Comment allez-vous ? Quel plaisir de vous revoir ! On pourrait penser que nous nous connaissons depuis des années. Quel savoir-faire ! Je me sens unique. Oui, c’est ça, unique. J’existe. Je suis connu, et reconnu. Je vous l’accorde tout ceci reste très artificiel et ce vendeur fait simplement, extrêmement bien son métier. Il aura sa commission. Je profite de ces égards et prolonge la chose, service café, je lui raconte ma collection inventée. Je suis intarissable sur les Porsche, Ferrari, Lamborghini, Lotus… qui la composent. Voilà des années que je pilote des revues spécialisées, alors je connais la question.

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Sortie de concession au volant de MON Aston Martin DBS grise, salut amical du commercial (ça y est, on est copains !). Je lui ai promis une visite privée de ma collection et même un essai sur piste. Je me suis emballé, juste un tout petit peu… Je débouche sur les boulevards dans un hurlement de moteur. — Il faut se faire à chaque nouvel embrayage ! Le vendeur dodeline de la tête et, la main levée, n’ose rien ajouter. Il esquisse un sourire comme indiqué dans son manuel du parfait commercial. Quelques à-coups plus loin, alors que je viens de justesse d’éviter de caler au feu, c’est Elle. Elle traverse devant moi. Elle me sourit. Cette fois-ci, ce n’est pas un rêve. C’est bien à Moi qu’Elle sourit. Je suis gonflé à bloc ! Il faut que je lui parle. Attendez ! Mais où va-t-Elle ? S’il vous plaît ! Non, ne prenez pas cette rue, c’est… un sens interdit. Et voilà ! Même la plus belle des voitures au monde ne peut aller contre ça. À part dans les récits d’aventures, les romans policiers, d’espionnage… Tiens, James, jamais il ne se serait arrêté à ce simple cercle rouge barré de blanc. Il aurait foncé, évitant les véhicules qui arrivent en sens inverse, roulant sur le trottoir s’il le faut, défonçant quelques vitrines (dommages collatéraux), mais épargnant les innocentes victimes civiles. Ce n’est que le récit de ma vie à Moi, Alfred, que vous lisez, et moi j’ai bien trop peur pour faire des choses pareilles. Alors, je l’ai une nouvelle fois perdue. Mais… j’y ai gagné un sourire qui m’était destiné, j’en suis sûr ! À moins qu’elle ne m’ait pas vu et qu’elle ait juste souri à ma voiture… C’est bon ! Cessez d’user de vos avertisseurs sonores ! Je sais que je suis en plein milieu du carrefour,

60 Demain ne suffit pas voilà, voilà ! Je m’agite, transpire à grosses gouttes. Dans un craquement de boîte de vitesses malmenée, j’essaie de sortir de cette délicate situation. Ce doit être la première. Marche arrière ! M…e ! Je cale. Sourire d’apaisement pour les autres automobilistes, je tente de me donner une contenance. Je parviens enfin à m’extraire de la circula- tion. Une entrée d’immeuble me sauve. Je me gare. Elle, je n’ai qu’Elle en tête ! Je cherche désespérément, Elle a de nouveau disparu. Je suis au volant de la voiture de mes rêves, seul, dans un quartier à la limite de la banlieue bordelaise et je ne sais plus quoi faire ni où aller.

Vous savez ce qui me manque ? Il me manque un ami. Même, des amis. Une bande de copains, une communauté qui vous connaît, qui vous ressemble un peu, quoique dans mon cas… Vous avez certainement la chance d’en avoir. Peut-être même avez-vous un (ou une) meilleur ami(e) ! Moi, mon répertoire téléphonique est vide. À part le numéro de ma mère, celui du docteur et celui du boulot. Remarquez, ça me laisse de la place en mémoire pour mes petits enregistrements. Ces bouts de conversations, volés à l’insu de leurs participantes, sont mon trésor, ma marotte. Ils meublent de voix féminines le silence de ma solitude. Chaque soir, à peine rentré chez moi, j’allume mon ordinateur portable. Je transfère mes enregistrements du jour. Ensuite je range, je classe, j’archive. J’accumule. L’archivage m’a longtemps posé problème. Fallait-il lister chronologi- quement ? Par lieu ? Par nom des participantes ? Par sujet de conversation ? J’ai fini par créer ma propre base de données et aujourd’hui, je suis assez fier de moi. Tout y est. Voulez-vous savoir ce qu’ont raconté Martine et

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Isabelle devant la machine à café, le 27 novembre 2009 ? Un clic et vous apprenez que Martine prend des cours de cuisine asiatique pendant la pause déjeuner chaque jeudi. Et celle-là, inclassable au début, attrapée par inadver- tance entre Martine et une inconnue au téléphone : « … Ce procédé est révolutionnaire, vous pourrez gagner jusqu’à 30 ans ! Je vous en ferai la démonstration lors de notre prochaine rencontre… Le prix reste toujours le même, 50 000 euros. Mais notre accord doit être rapide, j’ai été sollicitée par un de vos concurrents… » J’ai fini par le classer dans un dossier « ? à classer ». J’ai comblé le vide de mes soirées, de mes fins de semaine, par les discussions des autres. Je vis par procura- tion. Côté communication, j’en suis au niveau zéro. C’est assurément pathétique, mais il m’est déjà arrivé d’appeler l’horloge parlante rien que pour entendre une voix au bout du téléphone. Pourtant, j’aimerais avoir un ami, juste un. Un que j’appellerais pour pouvoir discuter. Un avec qui je partagerais tout, un sur qui je pourrais compter aussi fort que lui pourrait compter sur moi. Vous savez, un indéfectible, un véritable ami. Un de ceux qui vous soutiennent, que vous ayez tort ou raison, mais qui n’hésitent pas à vous éclairer si vous vous fourvoyez. Par exemple, vous tuez votre femme, le véritable ami, tout en vous rappelant que c’est interdit, vous aidera à creuser le trou pour l’enterrer. Oui, l’exemple n’est certainement pas des mieux choisis. Si j’en avais eu un ce matin, il m’aurait expliqué que je venais de faire un achat insensé, que je n’aurais pas assez de toute une vie de dur labeur pour rembourser mon crédit. Il m’aurait aussi assuré qu’une vie, on en a qu’une et que je suis incroyable de faire des trucs pareils. Enfin, c’est ce que j’aurais aimé

62 Demain ne suffit pas qu’il me dise. Et moi, je lui aurais parlé d’Elle. Je lui aurais aussi sans doute confié ma visite chez le médecin et cette affreuse épée de Damoclès. Mais voilà, je n’ai pas d’ami. Alors tant pis !

ALlô !

— Allô ? — Bonjour. Monsieur Delestre, s’il vous plaît ! … — Sylvain Delestre, bonjour. — Bonjour. Alfred… Il ne me laisse pas le temps de finir de me présenter. Un client qui rappelle, à peine une heure après avoir pris en main son véhicule, génère chez un commercial une pointe d’angoisse. — Alors, Aston Martin… une nouvelle vie, un autre monde n’est-ce pas ? — Vous ne vous figurez pas à quel point ! Elle est parfaite ! Je souhaite simplement vous inviter à déjeuner aujourd’hui, histoire de… fêter ça. — Bien sûr. Avec grand plaisir ! Il est à son affaire, il a ferré un gros poisson. Je l’imagine, le téléphone à l’oreille, il inspecte le pli de son pantalon, le sourire en coin, prêt à dégainer le clin d’œil, mais son collègue est trop occupé à se curer les ongles avec un coupe-papier pour y prêter attention. — Disons 12 heures 30, aux Toqués. Nous ferons connaissance en mettant la main à la pâte.

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Il semble surpris, mais n’ose rien ajouter. — À tout à l’heure ? — Oui, à tout à l’heure, répond-il. J’appelle en hâte le restaurant – cours de cuisine – Aux Toqués et réserve deux places pour l’atelier formule déjeuner du jour. Ce sera : Landes asiatiques… J’espère que Sylvain va aimer.

Je suis entré dans le salon d’accueil ultramoderne de l’établissement. C’est un immense appartement, un loft, installé à l’étage d’un bâtiment industriel ancien. C’est intime, on se sent comme chez des amis. Au sol, le parquet de chêne a été blanchi et huilé. Les fenêtres sont hautes et une série de poteaux métalliques donne une impression de galerie infinie face à moi. Les cloisons sont en verre, plus ou moins opaque. Il y a quelques fauteuils de cuir, un Ikebana et moi. Pas très à l’aise, j’analyse le chanfrein du plancher : 27 lames larges entre mon pied et la porte. Il est 12 heures 15, je suis en avance. J’ai garé l’Aston devant l’immeuble, sur la place la plus éloignée à l’extrême droite du bâtiment. Il ne faudrait pas qu’on me la raye. Mais pas trop distante tout de même. Il ne faudrait pas qu’on me la vole… Une jeune femme portant un uniforme aux couleurs de la maison passe devant moi. Elle s’arrête. Mocassins bleus. — Bonjour ? Vous venez pour le cours Landes asiatiques ? — Oui. C’est à peine si je me suis entendu… Je relève les yeux. Elle me regarde fixement, mais avec un air si aimable que je lui souris. Je ressens une vague de chaleur me parcourir, une étrange sensation de bien-être.

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Exactement à l’opposé de ce que j’éprouvais il y a deux secondes. Ce simple sourire échangé me fait du bien. — Oui, j’attends un… ami. Et voilà, c’est dit, j’ai un ami. Enfin, j’ai invité quelqu’un qui, peut-être, pourra le devenir. Je crois que cette demoiselle aussi, j’aimerais bien en faire mon amie. — Asseyez-vous, je vous en prie, les autres partici- pants ne vont pas tarder. Regarder le visage des autres, et non plus leurs pieds. Je découvre. Je vais essayer. Sylvain arrive en même temps qu’une jeune femme brune. Elle est souriante elle aussi. Il s’efface pour la laisser entrer, elle le remercie. Il m’adresse un large sourire assorti d’un petit geste de la main. — Comment allez-vous ? Alors, cette voiture ? — Elle ouvre de nouvelles perspectives. Maître dans l’art des phrases sans fond.

Notre hôtesse accueille le groupe. Nous sommes huit. Principalement de la gent masculine. Messieurs, les cours de cuisine pour draguer, ce n’est pas la bonne idée (enfin, sauf si…). Elle nous tend des tabliers gris portant la marque du restaurant et nous indique le vestiaire ainsi que les lavabos. Huit petits gris entrent, toilette faite, dans une grande pièce qui tient du laboratoire, presque du bloc opératoire. Inox et verre. Piano, tables, frigos… Nous pénétrons cérémonieusement dans cet espace. Un aquarium jouxte l’épicerie fine, ainsi les clients peuvent à loisir observer les stages, mise en avant immédiate des produits vendus, et les stagiaires convoiter ceux qui leur permettront de prolonger à domicile le plaisir culinaire. Le chef nous attend.

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C’est un grand homme, son tablier est blanc. Un tablier de chef ! C’est à cela qu’on le reconnaît parce que point de toque, c’est amusant, mais un béret basque noir qui dissimule partiellement un catogan. Il porte une fantaisie pilaire des plus originales : une moustache à la Dali assortie d’une petite tresse en bout de menton. Sylvain et moi avons peu discuté. Il m’observe derrière un sourire toutes circonstances. A-t-il remarqué que moi aussi je l’examine ? — Installez-vous. Appelez-moi chef ! Simple, efficace, il faudra que je la replace. Je suis le mouvement et me place entre Sylvain et un jeune homme corpulent, à l’allure joviale, qui me tend la main. — Bonjour. Grégoire ! Et vous ? Je suis surpris autant que séduit par l’air engageant de mon voisin. — Je, euh… Bonjour. Moi, c’est Alfred ! — Cool, Alfred ? Ça, c’est un prénom marrant… Il se penche alors vers Sylvain. — Bonjour. Grégoire ! Et vous ? — Sylvain, répond-il dans un hochement de tête. Le chef commence. Il nous présente rapidement le menu du jour : entrée-plat, en une heure de préparation suivie d’une heure de dégustation dans la salle à manger. Aujourd’hui, cuisine d’inspiration asiatico-landaise : nems de confit de canard et escalopes de magret de canard Teriyaki.

Je découvre qu’on peut éprouver du plaisir là où je pensais n’avoir que du dégoût. Vous savez, ce qui vous rebute sans même y avoir goûté, sans avoir essayé :

68 Demain ne suffit pas les épinards à trois ans, la morue à dix, les choux de Bruxelles à douze… Ces aversions inexpliquées, celles qui font dire « tous les goûts sont dans la nature ». Moi, je détestais l’idée de la viande froide, ou plus exactement du contact physique avec cette masse sanguinolente. Imaginez-moi en train de séparer le gras du filet d’un magret. J’aime finalement sentir le moelleux de cette chair crue, sa douceur. Il y a une teneur sensuelle dans mes gestes tout à coup. Une sorte de caresse, tenir le maigre, tirer sur le gras et percevoir les dernières résistances s’effacer. Je repense à mon volatile courant sans tête et j’ai envie de rire. À mes côtés, Sylvain est, quant à lui, aux prises avec une cuisse de canard confit qu’il dégraisse sans trop y croire. Nous échangeons un regard ! Il observe ma grimace, entre plaisir de la soumission de ce morceau et effort maîtrisé… et s’esclaffe bruyamment. Je considère ses mains graisseuses et la pièce dodue qu’il caresse, l’air tout aussi inspiré. Je sens mes joues se contracter, mes yeux s’ouvrir en même temps que ma bouche. J’explose de rire moi aussi. Plus je regarde ses doigts recouverts de gras, plus l’irrésistible spasme du fou rire me secoue. Dans un mouvement maladroit, Sylvain laisse échapper le morceau qu’il dépiaute, tente de le rattraper et le projette directement dans la poche du tablier de la jolie brune à sa droite. Je m’esclaffe, Grégoire me tape dans le dos. — Oh, le con ! Lui aussi rit tant qu’il peut. — Excusez-le, Mademoiselle… C’est dans la poche, Sylvain ! lui lance-t-il avec un clin d’œil, tout en se tenant les côtes de rire. Décidément, bien familier, ce Grégoire. Je suis hilare,

69 Demain ne suffit pas appuyé sur le plan de travail, incapable de m’arrêter de me bidonner. J’en mesure pleinement le sens alors que mes abdominaux se crispent au point de me faire mal. Et pourtant je ris, je pleure, je me marre, je me gondole ! Je m’étouffe tandis que Sylvain glisse sa main sous la table, dans la poche de sa voisine déconfite, et en ressort triomphalement la cuisse. Les yeux brouillés de larmes, les zygomatiques endoloris, je me redresse hoquetant. Mon regard croise de l’autre côté de la vitre celui d’Elle. Je peine à croire ce que je vois. Et c’est une douche froide lorsque je constate qu’Elle est en grande conversation avec… Martine. Elles ne m’ont pas remarqué. J’hésite. Je chancelle, embarrassé par mon envie de connaître Elle et mon aversion pour la furie qui l’accompagne. Elle se tourne vers moi, Elle me sourit. Martine suit son regard, ses lèvres feignent un sourire, mais ses yeux me fusillent. Un frisson me parcourt. Entendement en surcharge, je plonge le nez dans mon magret, je lui tranche le gras, lui arrache la peau, je m’acharne sur les nerfs, j’élimine les veines, j’ôte les parties adipeuses, je pare le pourtour graisseux, j’entaille, j’ampute, je balafre, je dépèce… Le chef attendait de l’émincé, je m’y emploie. — Tu l’as ratée. Je suis sûr qu’elle voulait quelque chose, me glisse Grégoire avec un coup d’œil entendu en direction de l’épicerie. — Tu parles de qui ? Il m’a tutoyé aussi, non ?! De la blonde, celle qui vient de sortir. Elle t’a fixé avec insistance, mais tu étais pris dans… dans le massacre au tranchelard ! pouffe-t-il en constatant la charpie de magret qui s’étale sur le billot.

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Oui, elle t’a regardé, et alors ? Je cours derrière elle. C’est absurde ! J’y vais. Dans cette tenue, avec un tablier maculé de sang, tu as la grande classe ! Il faut que j’y aille. Laisse tomber, t’as bien vu qu’elle connaît l’autre chameau, c’est un remède à l’envie, ça ! Mais oui, voilà ! C’est à Martine que je dois demander. Eh ben ! ce sera sans moi, elle me fait froid dans le dos, celle-là. Le ridicule ne tue pas, mais à la limite, il peut assommer. J’hésite, j’attends, je tergiverse. Je me tiens planté là, mon couteau à la main. Allez bouge, fonce ! Maintenant, il faut rester lucide. Ce n’est simplement pas possible ! Tu te dé-gon-fles ! Tu as la trouille, n’est-ce pas ? Eh bien ! peut-être ! Et c’est comme ça ! Martine, c’est hors de question et Elle, je n’oserai pas ! Tu ne changeras jamais, tu n’es vraiment qu’un minable. Ne dis pas ça ! Je vais, je vais… demander à la vendeuse de l’épicerie. Pris au cœur de mes pensées, je n’ai pas senti le coup de feu arriver. Lorsque je me retourne, la cuisine est en ébullition. Le chef semble tout à coup succomber à un accès de frénésie culinaire. Il a huit bras qu’il agite furieusement en vociférant des ordres, enrobés pour l’occasion. Les marmitons ont payé leur place. — Les escalopes ! Prenez le mélange ail, gingembre et zeste d’orange avec Sylvia et massez. C’est à moi qu’il doit parler parce qu’il me fixe en disant cela. Sylvia. Sylvia ? Qui est Sylvia ? Certainement la jeune femme rondelette qui s’approche de moi tout sourire. Il veut que je masse Sylvia ? Là, ça ne va pas être possible non plus ! Pourtant, elle n’a pas l’air farouche, elle se dandine en apportant un bol contenant une pâte odorante. Mais quand même. Elle s’installe à côté de moi. Je regarde mes

71 Demain ne suffit pas acolytes au sommet du désespoir. Faites quelque chose ! supplient mes yeux. — Allez, allez, Alfred… C’est bien ça, il faut masser les escalopes. Elle me prend les mains, elle les pose sur les morceaux de viande en appuyant fermement ses petits doigts boudinés sur les miens. Je déteste ce contact. Je crois que je vais… vomir. Je me retourne livide, la sueur perle sur mon front. Et les deux autres qui continuent à se marrer… Et Elle qui est partie. Et moi qui reste là ! Je ne sens plus mes mains. Sylvia masse. Des fourmillements m’empêchent de bouger les doigts. J’ai l’impression qu’ils ont doublé de volume. Je les regarde, ils semblent normaux pourtant. Voilà que ça gagne mon bras. Mon poignet est endolori. Je transpire maintenant à grosses gouttes et peine à trouver ma respiration. Un poids dans ma poitrine, un poids sur mes doigts, un poids contre moi. C’est Sylvia qui donne de sa personne. Je n’avais pas remarqué qu’elle avait… mes yeux accrochent l’avant-scène de son décolleté qui touche mon bras. Généreuse Sylvia ! Gourmande Sylvia ! Pas du style à sucer une feuille de salade sans vinaigrette. Elle aime, et comme elle aime, elle ne compte pas. Je vais tourner de l’œil. Mon estomac se tord. C’est fini. Je vais mourir sous le massage de la brune pulpeuse. Kim, où es-tu ? Le chef passe derrière nous. — Voilà, oui. De la sensualité dans le geste… Enrobez bien la viande de tous côtés. Caressez-la. Je profite de son approche pour laisser Sylvia, prise

72 Demain ne suffit pas d’euphorie à l’idée de parfaire, sous la guide du mentor, sa technique de toucher d’escalope. Je m’essuie les mains et recule, chancelant. Je commence à retrouver des sensations au bout des doigts. Je jette un œil en direction de Sylvain : un petit signe, il a compris… Je m’éclipse.

À L’évidence

À l’évidence, je ne suis pas mort. Il est vrai qu’à cet instant même on pourrait le penser, tant je déborde d’ac- tivité. Je suis planté dans l’épicerie. Je devrais dire, pour être honnête, planqué ! Aussi réactif qu’un koala sous Prozac. Mon objectif, la jeune femme derrière sa caisse. Elle connaît peut-être Elle. Il suffit de le lui demander. Bien sûr, ça paraît simple comme ça, mais pour moi… Entre le sel rose de l’Himalaya et le duo de pâtes orange chocolat, j’avance comme un condamné à l’échafaud. Très joli, cet effet fumé pour ce parquet. Des mocassins bleus arrêtent mon regard. Je lève les yeux lentement. Une longue expérience de la chose m’a appris qu’il y a imman- quablement quelqu’un dans une paire de souliers, à part dans les magasins de chaussures où là, tout devient plus aléatoire. — Bonjour, je peux vous apporter un conseil ? Oui, bien sûr, un conseil… Elle m’adresse un sourire, c’est ma nouvelle future amie potentielle. Je me sens tout à coup rassuré. — Bonjour, euh… re… Je voudrais un renseignement. Elle me sourit toujours, avec bienveillance. Un éclat

75 Demain ne suffit pas pétillant dans son œil interrogateur m’engage à pour- suivre. — Je cherche… — … Je ne pourrai jamais. Bon, tu te décides ? Tu ne peux pas monopoliser la demoiselle vingt minutes pour sortir une phrase ! Oh ! non, les autres ont fini dans la cuisine, ils se dirigent vers la salle à manger. Allez, tu respires un grand coup et tu lui demandes ! Attends, je cherche comment. Précipitation et bafouillage ne font qu’un dans mon cerveau embrouillé. Sylvain et Grégoire gesticulent en tous sens de l’autre côté de la vitre. Je tente de les ignorer pour me concentrer sur ce qui m’importe. Qui est-Elle ? — Enf… Enf… En fait… je souhaitais savoir… qui… qui... respire, calme-toi, c’est bon ? Vas-y ! … quié- taitlapersonnequi accompagnait Madame Furie ? — … ? Reprends. — Avec Madame Gergovie, ici, il y a quelques mi- nutes, une jeune femme ? — Mademoiselle Despynais ? — La jeune femme blonde qui portait un tailleur bleu… Je ne me suis pas entendu prononcer le dernier mot. Ma voix a imité mes yeux dans un abaissement contre lequel je n’ai pu lutter. — C’est bien elle. Château Roque de Melua, en Côtes de Bourg. Elle est venue nous livrer du vin. Suivez-moi. Et voilà, Elle a un nom maintenant. Ah ! si seulement elle pouvait avoir aussi un prénom ! Je lui jette un regard furtif. Encore ce sourire, cette fille est une invitation permanente. J’avance, à la suite des mocassins bleus. L’espace est

76 Demain ne suffit pas dédié à la cave. Je n’avais pas prêté attention à la grille doublée de verre qui met à l’abri d’une pénombre clima- tisée les précieuses bouteilles. Les chaussures se figent, je suis bien obligé de lever les yeux à nouveau. Trois coups sur la vitre, Sylvain me fait signe, Grégoire s’agite ! J’arrive, j’arrive ! répond mon sourire embarrassé. La vendeuse me tend un frontignan, ligne classique. — Voici. Château Roque de Melua, 2005. — Je la prends !

— Sacré Alfred, toujours sur la brèche ! Pas mal la petite, hein ? Je connais Grégoire depuis à peine une heure et je trouve déjà ça long… Je tiens la bouteille de Roque de Melua, légèrement cachée le long de ma jambe. Je crains fort qu’il ne lance à la cantonade un fatal : — Tu paies ton coup, Al ? Proposition que je serai obligé de décliner, et alors je risquerai de passer pour ce que je ne suis pas. Mais Gré- goire est déjà occupé avec Sylvia. Généreuse Sylvia, tes appâts me sauvent finalement. Autour de la table, je me glisse aux côtés de Sylvain et dépose mon trésor au pied de ma chaise. Vendredi 4 décembre 2009. Sylvia, brune d’à côté. 13 h 22, sujet : célibataire, et toi ? Aussi, mais par choix. Ah ?!

Fin de l’intermède culinaire. Instinct grégaire, se quitter est aussi difficile que se lier. Les rapports humains sont d’une complexité ! — Non, mais je rêve ! C’est ta caisse, ça ? s’extasie

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Grégoire dans un sifflement. Que le temps est long avec ce type ! — Alfred est un grand collectionneur, s’empresse d’ajouter Sylvain. Je le regarde et je souris. Que vouliez-vous que je fasse ? — Oui, ma petite folie du moment. Tu t’enfonces Alfred, tu ne pourras pas t’en sortir avec lui. — Mais t’es pété de thunes alors ? lâche Grégoire en faisant le tour de l’Aston. Nouveau sifflement, bruits labiaux pour marquer son admiration. Il en prend plein la vue. — Intérieur ? — Cuir, bois laqué noir et aluminium. Il s’enhardit, s’approche. Il caresse la carrosserie. Il reluque la sellerie. Lentement il se penche, un œil dans l’intimité de l’habitacle, il respire par saccades. Il imagine la douceur du cuir pleine fleur, à fleur de peau. Il jauge la ligne. Il s’appuie sur l’aile avant. — Les suspensions ? demande-t-il dans un souffle. — Double triangulation, ressorts hélicoïdaux, amor- tisseurs monotubes et barre antiroulis. Sylvain est de la partie ! Une passion mystique semble posséder Grégoire. Il effleure le rétroviseur. Il commence à transpirer… Sa main se fait plus entreprenante, il la glisse sur l’arrière. Son doigt suit fébrilement les ron- deurs du B, la courbe du S. — Colonne de direction réglable en hauteur et en profondeur, ajoute Sylvain. Grégoire garde la bouche entrouverte, je m’attends presque à entrevoir un filet de bave couler. Mais non ! Il se reprend. Il maîtrise ! Il saisit fermement la poignée et

78 Demain ne suffit pas tente une pénétration. L’extase se lit sur son visage béat alors qu’il pense accéder au Saint des Saints. Eh ! Du calme, ce n’est jamais qu’une voiture ! — Monsieur, Monsieur ! Vous avez oublié ceci à la boutique ! Les mocassins bleus arrivent en courant sur le par- king. Elle me tend un portefeuille en tissu synthétique vert et jaune, brodé d’un A orange. Oui. C’est un cadeau de maman… Comment savez-vous ça ? — Vérifiez qu’il ne manque rien, je vous en prie, me demande-t-elle. Je contrôle rapidement, je sors ma carte bancaire, compte 2 euros et 47 cents, ma pièce d’identité. Tout y est ! — Ta carte est bleue !? Je regarde Grégoire sans trop comprendre le sens de sa question. Je retourne la carte dans mes mains, relève les yeux vers Grégoire, fatale évidence. Ben oui ! Ma carte est bleue ! — Et en plus, tu ne la ramènes pas avec la gold ! Tu as la grande classe. Tu me plais, toi ! commente-t-il d’une tape sur mon épaule. Je m’en fous royalement de plaire à un con pareil ! Et pourtant, je l’aime bien ce type ! Je serre toujours entre mes jambes la bouteille du château Roque de Melua. Voilà mon urgence. J’aspire à retrouver le calme de mon appartement. En fait, ça peut être épuisant d’avoir des amis. — Qu’est-ce que tu as acheté à la boutique ? Et merde ! — Une bouteille de vin, c’est pour faire un cadeau. — Roque de Melua 2005… Côtes de Bourg. Un beau

79 Demain ne suffit pas cadeau, dis donc ! dit-il en me l’arrachant d’autorité. — Vraiment ? C’est la vendeuse qui me l’a recom- mandé, moi je ne suis pas un grand connaisseur. — Je peux y remédier ! Sommelier, c’est aussi mon métier. Tu fais quoi demain ? — Demain, je… je n’ai rien prévu. — Une virée en Côtes de Bourg, tournée des châ- teaux ? Je fais le guide ! Oui, tu fais surtout un tour dans mon Aston à ce compte- là ! Mais pourquoi pas… — D’accord ! — Sylvain, tu viens avec nous ? — Je travaille, impossible ! Une autre fois avec plaisir.

Elle est devant moi. Je me sens intimidé. De ma main serrée autour de son cou fin, je laisse glisser mes doigts le long de ses épaules arrondies. Doucement, je caresse son ventre plat. Je m’arrête un instant dans son dos, puis descends jusqu’à son cul léger que je soulève avant de la prendre, inclinée, face à moi. Harmonieuse, élégante. Je suis ému. Je la retourne, insatiable. Despynais, Despynais… Peu importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse. C’est faux ! Je la bois des yeux. Rien n’est plus beau que cette bouteille. Je m’approprie l’instant, grave dans ma mémoire la douceur de l’étiquette qui l’habille. Château Roque de Melua. La calligraphie est raffinée. Le C de Château s’enroule en une volute légère. Une bâtisse très ancienne en arrière-plan. Un porche, un blason. Des coteaux, une falaise. T et A Despynais, propriétaires. Appellation Côtes de Bourg Contrôlée, élevé en fûts de chêne… T et A Despynais ?

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Elle est mariée ! Je repose la bouteille sur le siège passager. À quoi bon ? Tu t’attendais à quoi ? À rien, je reste ce que je suis, j’avais juste imaginé… Et ? Et rien ! Comment ça, rien ? Tu as un nom, une localisation, cherche ! Je démarre l’Aston et quitte le restaurant.

Appris aujourd’hui : regarder les autres dans les yeux, le canard gras glisse, avoir le fou rire fait mal aux abdo- minaux, le sel de l’Himalaya peut être rose, la voiture fait l’homme, une bouteille peut faire rêver ou pleurer ! Et la vendeuse a dit : « Mademoiselle… » Oui, elle a dit : « Mademoiselle Despynais ! »

À L’angle du cours Balguerie Stuttenberg

À l’angle du cours Balguerie Stuttenberg, je tourne en rond pour me garer depuis plus d’une demi-heure lorsque je croise une autre Aston. Le propriétaire m’adresse un large sourire en opinant du chef. Je me redresse et lui exprime le mien, soigné, en retour. Nous sommes entre gentlemen. Le feu passe au rouge. On appartient au même « club » ! Je lui rends son salut courtois. Je relève la tête. Il démarre. La voiture devant moi freine. Je mets un coup de volant ! J’écrase la pédale de frein ! De justesse évite la collision, pas le regard incendiaire dans le rétroviseur de la jeune femme devant moi ! Instantanément, mes jambes commencent à trembler, mon cœur à palpiter. Mon pied sur l’embrayage s’agite sans que je puisse le contrôler. Mon genou le suit et mon autre jambe ne répond plus. Je sens le malaise me serrer la nuque dans un étau, mes yeux deviennent douloureux. J’essaie de respirer, de calmer l’effervescence de sensations angoissantes qui m’oppressent. La peur m’assaille. Je vais mourir ! J’ouvre la vitre, l’air frais me brûle. Je la referme. J’étouffe !

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Un coup d’avertisseur ! Une petite voiture déboîte, me double dans un hurlement d’accélérateur, une volée de jurons ! C’est à moi qu’il parle ? Je… quoi ? Connard ? Ça sert à rien d’avoir une bagnole pareille si tu sais pas conduire ! Je réalise, enclenche la première, tente de calmer les tremblements de ma jambe gauche, ordonne à la droite d’obéir… et roule au pas jusqu’à mon immeuble. Je ne sais pas comment j’ai gravi l’escalier, mais me voici sur le seuil de mon appartement. Mes jambes flageolent, mon cœur accélère en posant la main sur la poignée. La voix de Madame Chatrou me parvient des étages supérieurs. Je dois rentrer, vite ! Je tourne la clé dans la serrure, pousse la porte. Rien ne se passe. Enfin, je veux dire rien d’anormal. Elle s’ouvre et je pénètre à l’intérieur. Je respire lentement, attendant la suite. Les yeux fermés dans le couloir, je n’ose bouger. Je déglutis. Toujours rien. Je risque un œil, dubitatif. Le second le suit, tout aussi dubitatif. Mon cœur ralentit la cadence infernale qu’il m’imposait, il ralentit, ralentit… Je m’adosse au mur. J’ai chaud. Non, froid. Voile noir, je sombre ! J’ai à peine eu le temps d’entrevoir… Des coups sourds. Répétés. Je reprends conscience. Quelqu’un frappe. Je me relève, mes tempes cognent. Je le promets, c’est la dernière fois. Je plaque mon visage à la porte, m’appuie sur l’œilleton. Le saisissement me fait reculer. Le nez difforme de Madame Chatrou s’avance vers moi… ! Qu’est-ce qu’elle veut ??? Elle colle son œil de l’autre côté. Elle ne passera jamais par un trou si petit. Elle insiste, son doigt semble être coincé sur le bouton de la sonnette. Je me mets à l’abri dans la cuisine. Le silence revient. J’ose la tête dans le couloir. Je suis sur mes gardes, en embuscade, mieux vaut être prudent.

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Plus rien. Elle a dû repartir. Je souffle. J’avance jusqu’à l’évier, fais couler un peu d’eau fraîche. Où est passée la vaisselle sale ? Je me retourne progres- sivement. La cuisine est parfaitement en ordre, tout est propre. Entre incrédulité et doute, je me déplace. Salon, rangé ; salle de bain, nettoyée ; chambre, ordonnée. Merde, je me suis trompé d’appartement ! Non, ce sont pourtant mes meubles. C’est à n’y rien comprendre. Que s’est-il produit ? J’ouvre mon armoire, c’est bien ma garde-robe. Terrifiant. Je suis chez moi. La sonnerie de mon téléphone portable m’arrache à l’inutile considération de l’incompréhensible. Appel masqué. Je ne réponds pas. C’est comme ça, par principe ! La moindre des politesses quand on dérange quelqu’un, c’est de se présenter. Je passe mon mobile sur silence. Ce doit encore être un vendeur de pompe à chaleur. J’ai mieux à faire. Assis dans le salon, je scrute l’étiquette de la bouteille. Parfois, comme à cet instant précis, j’ai le sentiment d’être habité par quelqu’un d’autre que moi. Un hôte obscur qui se serait emparé de mon corps, déconnec- tant mon cerveau, et l’infime partie de Moi qui subsistait viendrait de s’éveiller et tenterait de se débarrasser de ce vampirisant moi. Je me demande si je ne suis pas en train de sombrer dans la folie.

Une bouteille, tu es bien avancé... Attends ! Mais attends quoi ? Je vais chercher sur Internet. Et après ? Tu feras quoi ? Je ne sais pas, je verrai bien. Tais-toi ! Tu resteras ici, comme un pauvre naze, comme d’habitude. Arrête ! Que j’arrête ? Non, mais regarde-toi. S’il fallait l’ouvrir

85 Demain ne suffit pas cette bouteille, tu n’as même pas un tire-bouchon… Alors, la boire… et qu’elle te mène à Elle… Ça suffit maintenant. J’ai à faire. Oui, vas-y, c’est ça, fais semblant encore une fois. Pathétique, tu es pathétique ! Je mets en sourdine ces barguignades. Moteur de recherche : Roque de Melua. « Situé sur les falaises de Bourg, le château Roque de Melua domine l’Estuaire de la Gironde. En retrait des rives, le vignoble bénéficie d’un ensoleillement doux, assurant une maturité homogène aux raisins… Port viticole important dès le IIe siècle, Bourg, première filleule de Bordeaux, croît au rythme du commerce du vin, de l’étain et des pierres… » … Despynais ? « Théophile et Adèle Despynais sont les gardiens actuels du domaine. Huitième génération de viticul- teurs de Roque de Melua, le frère et la sœur œuvrent à la pérennité du vignoble et du château dont les bâtiments, datant pour certains du Moyen-âge, sont ouverts au public… Roque de Melua est connu pour ses très vieux millésimes. La découverte fortuite, suite à la tempête de 1999, d’une entrée de grotte dans une carrière sous le château a révélé la présence oubliée d’une cave. De très anciennes bouteilles, dont certaines remontent à 1788, ont été mises à jour. Ce patrimoine, sans prix pour les collectionneurs, est conservé dans le plus grand secret. Glenn Carib, le milliardaire américain collectionneur de millésimes rares, se serait porté acquéreur de ce trésor. Une offre qui a été refusée par Adèle Despynais : “Les bouteilles ne quitteront pas le château. Elles sont notre emblème, le fruit du travail de nos ancêtres, notre héritage. Nous devons les transmettre à notre tour. Leur

86 Demain ne suffit pas valeur commerciale est sans importance”. Théophile Despynais, quant à lui, dit attendre la proposition dont sera digne cette réserve à la conservation extraordinaire. “L’exception a un prix ! Il suffit de trouver le bon…” a-t-il déclaré récemment dans une revue spécialisée. Une première dissension dans la famille Despynais, dont il est à noter que ni Théophile ni Adèle n’ont à ce jour d’héritiers. » Adèle… Elle s’appelle Adèle. Renversé dans le canapé, je réfléchis. Entre contem- plation de la chère bouteille et divagation de mon cerveau rêveur, le temps passe. Lorsque mon téléphone m’extrait de ces instants délicieux, je réalise que la nuit est tombée. Les lumières du boulevard éclairent à peine la pièce. Sur la table, le portable vibre dans un halo surnaturel. Je reste sans bouger. Je comprends bien qu’il sonne, mais répondre ? Non, je n’en ai aucune envie. Je me moque totalement de savoir qui c’est. Un importun, seul un intrus dérangeant et malavisé peut interrompre l’enivrement qui me tient. Non, je n’ai pas ouvert la bouteille. Je me suis délecté de la simple idée qu’Elle l’ait effleurée de ses mains. Adèle… Le téléphone reprend ses tremblements qui résonnent sur le verre de la table basse. Quelle heure est-il ? 18 heures 30, je passe en revue le contenu des tiroirs de la cuisine à la recherche d’un tire-bouchon. Pourquoi n’ai-je pas de tire-bouchon ? Pourquoi en aurais-tu un ? Tu ne bois jamais de vin.

T’es à poil ! Ta gueule ! Ton pyjama. La ferme, tu ne vas pas recommencer ! Laisse-moi dormir à la fin. Mon lit est froid. J’ai beau avoir tiré la couette sur

87 Demain ne suffit pas ma tête à en étouffer, je n’arrive pas à me réchauffer. Les sensations sont altérées par les vapeurs de la bouteille que j’ai fini par ouvrir (non sans mal). Pas de tire-bouchon, qu’à cela ne tienne. Un double zéro ne va pas se laisser malmener par un petit cylindre de liège qui s’oppose. Un temps très court, j’ai envisagé l’éventualité de demander à Monsieur Jules. Après une indécision passagère, j’ai renoncé. Je portais toujours son jean et je n’avais pas vraiment envie, pour l’instant, de le lui rendre. Aux prises avec un goulot étroit, un bouchon, une coiffe par-dessus… J’ai commencé par ôter la capsule, un coup net de couteau sous la collerette. Décapitée ! J’étais sur la bonne voie. Restait ce bouchage, tampon qui me narguait comprimé sous le verre. Il semblait se moquer. Le pousser à l’intérieur risquait de provoquer un débordement, de le bloquer en mauvaise position. Il fallait l’éjecter. J’ai alors essayé de frapper au cul du frontignan avec le plat de ma main. Opération délicate, je me suis fait mal. Quel imbécile ! Moi, je m’y attendais. Tape-la par terre. T’es fou ? Je vais la casser. Armé de ma pantoufle dans le talon de laquelle j’avais glissé ma précieuse bouteille, j’ai tapé, tapé, tapé jusqu’à ce que le bouchon remonte. Quelques millimètres. Je le tenais. Sous l’effet de l’excitation, mes doigts moites ont bien failli la lâcher ! Précipitation, proximité de l’instant de découverte, ce préliminaire acharné m’a mis en transe. Mais je suis parvenu à mes fins, elle a cédé. Il a sauté. Ouverte, je n’avais plus qu’à consommer. Premier verre, l’émoi de le tenir, j’ai en main la quintessence du nectar des dieux (même si c’est dans un verre à moutarde). Je suis invincible, grisé avant même la première gorgée. Je trempe amoureusement mes

88 Demain ne suffit pas lèvres… feu d’artifice d’émotions sensorielles. Face à la baie vitrée, je regarde, sans les voir, les lumières de la ville qui se tapit dans le froid de la nuit d’hiver. Un deuxième suit le premier, sensation de légèreté. Ma réalité devient illusion, éphémère vision. Me voici libéré de moi-même. Mon romantisme exalté n’a plus de limites. Adèle… Allongé sur le dos, les bras sous la tête, je rêve. Un verre après l’autre, j’ai fini la bouteille, omis de dîner et gagné mon lit. Je donne libre cours à mes idées les plus fantasques, mon cœur s’évapore en milliers de désirs. Laisser aller. Je me laisse aller, j’ai perdu toute volonté. Je sens poindre l’étourdissement. Je suis pris dans un tourbillon. Les sensations se font plus violentes à mesure que passe le temps. Furie des éléments dans ma chambre. L’armoire bascule subitement sur moi. Le lit s’élève, tangue et vole, je m’approche du plafond. Le matelas se liquéfie. Mes organes internes tentent de sortir de mon corps, les externes aussi ! Des mocassins bleus, des dizaines, des centaines de paires de mocassins bleus jonchent le sol. Des nains de jardin s’accouplent au pied du lit… Je ferme les yeux, c’est pire encore. Me lever, j’en suis incapable. Et après ? Après, je ne sais plus…

Une sonnerie. J’émerge difficilement. Le jour traverse les rideaux. Sonnerie, encore. Je tends brusquement le bras vers la table de nuit, assomme machinalement le réveil, envoie voler au passage la lampe de chevet. Sonnerie, de nouveau. Je réalise que c’est celle de l’entrée. Je m’extirpe du lit, passe mes doigts sur ma barbe naissante pour essayer de me réveiller. Peine perdue. Le pas traînant, je remonte le couloir. Bizarre, il était moins pentu que ça hier. Je me plante devant la porte, j’attends. Sonnerie

89 Demain ne suffit pas d’une insistance infernale ! Ma tête implose sous le coup. Les miettes de mon cerveau tentent de sortir par mes cavités oculaires. Je ferme les yeux avec force et porte la main à mon front douloureux. J’ai la bouche pâteuse et mon estomac joue au yoyo accroché à ma glotte. Stoooooppp ! Lâchez cette sonnette, par pitié. J’avance mon œil, le colle au judas et me jette en arrière, épouvanté par la vision de celui, disproportionné, de Madame Chatrou ! Encore elle ? Quelle acharnée ! Qu’est-ce qu’elle veut ? J’ai cru qu’elle allait entrer par l’œilleton. Quelle peur ! Je recule lentement, ne pas trahir ma présence, surtout pas un bruit. Je m’immobilise au milieu du couloir à la tapisserie défraîchie. Ce cliquetis… La clé tourne dans la serrure. La porte s’ouvre et je croise le regard atterré de Madame Chatrou. — Monsieur Alfred ? Eh oui ! Monsieur Alfred. — Oh, excusez-moi ! je pensais que vous étiez sorti, dit-elle en baissant les yeux vers la plinthe au bas du mur. — Non, je suis là ! — Je vous laisse alors, je ne voulais pas vous déranger. — Oui, c’est ça, Madame Chatrou, au revoir… Attendez, comment se fait-il que vous soyez entrée chez moi ? Où avez-vous eu les clés ? Que voulez-vous ? — C’est que… enfin… je… — Vous ? Cette femme est d’une timidité maladive. Je ne m’étais jamais encore rendu compte à quel point elle pouvait l’être ! Elle ne cesse de fixer ses pantoufles au pompon en mohair fuchsia. Elle est si timide qu’elle s’empourpre jusqu’aux oreilles, sans parvenir à ajouter quoi que ce soit. Elle tourne les talons et repart comme si elle avait croisé le diable !

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— Madame Chatrou ? Madame Chatrou ? Je tente de la rattraper et sors à sa suite sur le palier. Un léger courant d’air remonte la cage d’escalier. Je le sens très nettement. Un filet de fraîcheur qui glisse le long de mes jambes. D’autant plus nettement que je réalise avec effroi que je viens de courir derrière Madame Chatrou, NU ! Immanquablement, mes yeux se baissent pour cacher ma gêne. Mais avant même d’arriver à mes orteils, mon regard s’arrête, effaré sur ce que Madame Chatrou n’a certainement pas manqué… La partie la plus raide de mon anatomie. Fonctionnement neurologique indispensable à la survie de l’espèce. Je vous l’accorde, je n’y participe pas encore, mais j’y pense ! Et puis la testostérone au réveil, je ne gère pas. Je rentre chez moi en courant. La porte claque. Je m’appuie dos à ma honte. Je glisse vers la cuisine. Café, noir. Il faudra, quand même, que j’aie une explication avec Madame Chatrou au cours du week-end. Je suis assis, nu, sur la chaise en formica léguée par ma grand-mère. C’est froid le formica. Mais avoir froid, c’est être en vie. Toutes ces petites sensations du quotidien gommées par le port de vêtements. J’essaie le carrelage. Oh ! oui, c’est froid ! Sur le tapis du salon… J’en suis là, à savourer la douceur de la bouclette, à moitié endormi, lorsque la sonnette retentit à nouveau. Je me lève, et je me bouscule, je ne me réveille pas… Mes goûts musicaux sont restés ancrés aux années soixante. Je remonte le couloir. Œilleton. Denis ! Je l’avais oublié, celui-là. Quelle heure est-il ? Machinalement, je relève mon poignet gauche, pas de montre. J’ouvre. — Salut ! — Salut !

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— T’es à poil ! Ça va ? — Oui… Oui. — Tu as une sale mine. On s’inquiétait au bureau, c’est pour ça que je suis passé. Qu’est-ce qui t’arrive ? dit-il en pénétrant dans mon appartement, me laissant coi sur le seuil… Il se retourne. — Tu ne t’habilles pas ? Il longe le couloir… — T’as mis une de ces pagailles au bureau ! Martine ne décolère pas. S’installe dans le fauteuil du salon, sans invite aucune. — Je ne savais pas que tu buvais du vin. Il se saisit de la bouteille restée sur la table basse. Il la retourne, lit l’étiquette. Je le regarde interloqué, un sans-gêne pareil ! Fais comme chez toi ! Je suis pourtant incapable de dire quoi que ce soit. — Tu ne t’habilles pas ? Il commence à sérieusement m’agacer, celui-là ! — Non, je suis naturiste. Et voilà, il fallait en sortir une, c’est fait. Quelle bêtise ! Mais qu’est-ce qui m’est passé par la tête ? Un coming-out nudiste ! Denis me regarde différemment tout à coup. Je lis une hésitation, entre stupéfaction, admiration et crainte dans ses yeux. Médusé, sans voix, il paraît aussi stupide qu’il l’est. J’entreprends le tour du salon. Décontracté, je m’approche de la baie vitrée, une main tient mon coude, la seconde portée au menton, l’index pointé le long du nez, le majeur sensuellement posé sur ma bouche entrouverte. Je scrute l’extérieur en tentant de conserver un air naturel. Je me retourne subitement vers Denis.

92 Demain ne suffit pas

— Je t’offrirais bien un café, mais j’ai un rendez-vous. — Je… Tu reviens au bureau lundi ? — Non. — Tu sais ce que tu risques ? — Je m’en doute, c’est sans importance. — Comment peux-tu dire ça ? Sans travail, qu’est-ce que tu vas devenir ? Qu’est-ce que ça peut bien te faire ? — Je dois me préparer maintenant. Au revoir, Denis, lui dis-je, le poussant vers la sortie.

ALlées et venues

Allées et venues n’y changent rien. Je n’arrive pas à m’habiller. Non que je veuille renoncer, à peine découvert, au plaisir de la nudité, mais pour sortir en décembre, mieux vaut être couvert un minimum. De la salle de bain à ma chambre en passant par le salon, je promène mon indécision, mes poils et mon physique d’athlète. Devant mon armoire, un tas de vêtements. J’ai extrait un premier pantalon, sans âge, l’ai laissé choir à mes pieds. Un deuxième, ringard. Un troisième, pas mieux… Rien n’allait ! Pas plus inspiré par mon lot de chemises écossaises, elles ont rejoint les pantalons. T-shirt ? Non. Je ne peux plus porter un de ces maillots de corps (maman les appelle comme ça, ma grand-mère parlait des tricots de peau…). Croyez-moi, il n’y a pas que le nom qui soit vieillot. Je ne peux même pas dire démodé, quelle mode a eu un jour besoin de tricots de peau ? D’une étagère à l’autre, le contenu de mon armoire se trouve vidé au sol. Ultime recours, je reprends le jean de Monsieur Jules. À défaut de mieux, j’opte pour un de ces sous-vêtements, manches courtes, blanc. C’est l’hiver, un pull col V, gris passe-partout. Passage rapide par la salle de bain, je soigne mon sourire dans le miroir.

95 Demain ne suffit pas

Je vous rafraîchis la mémoire ? Aujourd’hui, j’ai rendez- vous avec Adèle. Pour l’instant, c’est Grégoire qui m’attend. Je dois passer le chercher devant le musée d’Aquitaine et je suis en retard. J’attrape mon téléphone, mon baise-en-ville, y fourre une chemise, tant pis, et un gilet. Appels en absence : 2. Je sais, baise-en-ville c’est aussi désuet que tricot de peau. Mais à mon âge, on ne change pas le système de fichiers si facilement. Je descends l’escalier en sifflotant. Passant devant la porte de Madame Chatrou, j’hésite. Je l’imagine à l’affût. Je regarde en direction de l’œilleton. La coupelle de laiton qui sent le Miror, une île au milieu du bois verni, m’interpelle. Je m’approche d’un pas chaloupé. Sûr de moi. Je ferme un œil, dégaine deux doigts, vise et tire à bout portant. Content de moi. Clin d’œil. Je souffle sur le bout de mon arme digitale et me jette brusquement en avant, la prunelle collée au judas. Je perçois alors un cri étouffé, des mouvements précipités puis le bruit sourd d’une chute suivi du fracas d’un objet en céramique qui se brise en heurtant le sol… Madame Chatrou ? Je sors de l’immeuble tourmenté par l’inévitable doute… pourvu qu’elle ne se soit pas fait mal ! Je retrouve le petit picotement facétieux. Je me sens fautif pourtant. J’espère qu’elle n’est pas blessée. C’est bon, pourquoi t’inquiètes-tu ? Quand même, j’ai entendu. Quoi ? Un bruit de chute, des bris de… et après, tu ne l’as pas poussée ? Non, mais c’est de ma faute. Elle devait être derrière sa porte, je lui ai fait peur. Quel délinquant tu fais ! Rase les murs, tu vas avoir des ennuis avec la police, toi !

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Je me dirige machinalement vers l’arrêt du tram. À quelle heure passe le prochain ? Je lève les yeux vers l’affichage électronique. Prochain dans 2 minutes. Tu fais quoi, là ? Je vais… Prendre le tram. Tu n’as pas de voiture ? Bouge ! Non, je ne bouge pas. Je suis tétanisé, Martine est sur le trottoir en face, je crois qu’elle me fait un signe. Elle traverse. Le tram arrive, je monte. Esquive ! J’ai l’air d’un idiot, je vous l’accorde. Descendu à l’arrêt suivant, je repars en sens inverse. À pied. Le sol gelé est pailleté comme une miss France un soir d’élection à côté de Geneviève. Les bouches d’égout libèrent des volutes de vapeur. Un chien lève la patte contre un tronc. Son maître tire un coup sec sur la laisse. L’animal s’étrangle, tousse et suit sur trois pattes en sautillant. J’évite de justesse le dernier jet d’urine fumante. Comme quoi, il n’est pas inutile d’avoir l’œil au plus proche de ses pieds. Je retrouve ma voiture. Pas la clé. La clé ? Clé ? Je la revois très nettement, sur la table basse, à côté de la bouteille. Je l’ai oubliée. Je rentre chez moi, me glissant sans bruit dans l’escalier. Je longe les murs. Silence sépulcral chez Madame Chatrou. Pourvu qu’elle ne soit pas morte. Je vous le jure, j’y ai pensé.

Grégoire bat la semelle devant le musée d’Aquitaine. Je le vois de loin, parce qu’il m’a vu de loin. Il agite ses bras comme un moulin à vent. — AAALLL ! AAALLL ! hurle-t-il. La journée va être longue, très longue. Grégoire n’a pas l’air d’un mauvais type. Un bon vivant, légèrement dégarni, qui a adopté la tonsure volontaire.

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Il semble du style à avoir perdu un pari stupide, à moins qu’il ne se prenne pour un joueur de foot, tout est possible. Il a assorti sa calvitie d’une petite fantaisie : une sorte de microbouc. Il doit utiliser un rasoir à lame édentée qui ne lui laisse qu’un mince filet de barbe au milieu du menton. Allure sportive qui ne cadre pas avec un léger renflement qui tend sa chemise au niveau du deuxième bouton, il porte une veste de cuir et un jean. Il monte dans la voiture. Ses pieds sont immenses, chaussures à bouts pointus, à la dernière mode. Je le sais, Denis a les mêmes. Je regarde mes pieds. J’ai retrouvé ce matin dans mon placard la paire de tennis Stan Smith. Elles étaient à mon père, encore dans la boîte, jamais étrennées. Achetées la veille de ma naissance. J’en ai hérité. — Yes, génial les Adidas en vintage ! T’as trouvé ça où ? me demande Grégoire qui a suivi mon regard. — Dans mon placard. — Sacré Al ! Alors on y va, tu prends l’autoroute direction Paris. — Paris ? — Oui, on va bien sur la rive droite ? Il faut sortir de Bordeaux, direction Paris. Je quitte mon stationnement devant les marches du musée. Pas très à l’aise, je l’avoue, je ne sais pas par où partir. Premier feu. Arrêt. J’implore les panneaux des yeux à la recherche d’une indication. Paris ? Paris ? Paris ???? — T’as qu’à descendre le cours pour rattraper les quais ! Oui, c’est ça, descendre… C’est forcément à droite. Je mets mon clignotant, Grégoire ne réagit pas. C’est bon. Aidé par la circulation ralentie, je réussis à longer

98 Demain ne suffit pas les quais. Je passe le pont de pierre. Vous savez qu’il a autant de piles que de lettres dans Napoléon Bonaparte ? Oui ? Oui, chacun sait ça. Et le pont François Mitterrand construit plus au sud sur la Garonne ? Ah ! vous voyez que vous ne pouvez pas tout savoir. Il n’a que six paires de piles. Moi, je le sais. Parler pour ne rien dire meuble les conversations bordelaises de vacuité convenue. J’ai de l’entraînement. — Alors, t’as fait quoi hier soir ? Hier soir… Un vague relent, l’onde étouffée au fond de mon estomac d’un reste de vin rouge auquel il n’est pas habitué. Une petite nausée et un mal de tête latent me ramènent à ma soirée de la veille. — Hier soir, j’ai réfléchi. — Tu as réfléchi ? — Oui, j’ai… J’étais d’humeur harmonieuse, alors j’ai bu un verre de vin en écoutant de la musique. Je l’ai dit d’un ton si pompeux qu’il n’ose s’aventu- rer plus avant dans une conversation qui le prendrait en défaut. Il change de sujet. J’ai une pensée pour Madame Chatrou, je la vois agonisante derrière sa porte d’entrée. En train de sécher, les yeux glauques, la face livide, son filet résille sur ses bigoudis. Mon portable vibre dans ma poche au même moment. Je me tortille pour le sortir. Je jette un œil sur l’écran rétroéclairé. Appels manqués : 3. Je le pose dans le vide-poches, avec toujours cette petite idée qui trotte dans ma tête : la culpabilité. Je n’aurais jamais dû ! Arrête de flipper, tu me fous le bourdon ! Facile, j’ai une conscience, moi ! Eh bien, si tu étais aussi consciencieux que tu le prétends, tu passerais la quatrième parce que le moteur hurle ! Je rétablis un régime moteur compatible avec la bonne

99 Demain ne suffit pas santé de mes tympans. Nous roulons maintenant sur la rocade et je reste prudent. Des panneaux lumineux ont été installés récemment. — C’est bien, ces nouveaux panneaux. — Lesquels ? me demande Grégoire. — Les panneaux lumineux, là. — Ah ! Ceux-là, mais ils sont en service depuis des années… Ne me dis pas que tu ne les avais pas vus ! s’esclaffe-t-il. — Non, bien sûr que je les ai déjà vus, ce sont les messages dont je voulais parler. — Les indications de temps de trajet, c’est top, on se croirait sur le périph à Paris. Tu suis direction Paris justement, mais on s’arrête avant, me précise-t-il à l’embranchement de l’autoroute. Mon téléphone vibre de nouveau. Je le prends. Je le lève au niveau de mes yeux. Le jette instantanément sur les genoux de Grégoire comme brûlé à son contact ! Regard fixe, j’ai été hypnotisé par le message du panneau au-dessus de moi : « Il est interdit de téléphoner en conduisant. » — Ça ne va pas vieux ? Je n’ose plus bouger. Une vague de chaleur est remontée du plus profond de mes entrailles. Coupable. Ils m’ont vu ! Je jette un œil dans le rétroviseur central. Je m’attends à apercevoir la mobile débouler avec ses motos. Mon cœur bat à la cadence infernale de la trouille. Et ça se prend pour James Bond… — Il y a un problème avec ton téléphone ? Tu veux que je réponde ? — NON ! Je n’aurais pas dû crier, je lui ai fait peur et maintenant

100 Demain ne suffit pas

Grégoire me dévisage comme si j’étais fou. — Non, mets-le dans la boîte à gants, s’il te plaît. Un bruit sourd me pétrifie, je ralentis. Une moto se place à mon niveau dans un vrombissement infernal. Je rentre la tête dans le volant. Le motard me fait un signe. Je demeure concentré, regard droit devant, en mode « c’est pas moi, je ne suis pas là ». Il reste à ma portière, agite son bras. Je tourne lentement la tête, lève les yeux de la route. Ce n’est pas la gendarmerie. Ouf ! Il n’a pas l’air content quand même… Mon front perle de transpi- ration. — Je crois qu’il te fait signe d’accélérer. 70 km/h. Ton petit bijou doit pouvoir mieux faire, non ? À mon avis, il te cherche. Pousse ! Piqué au vif, je presse l’accélérateur. « Sans maîtrise, la puissance n’est rien ». Je ne sais plus quelle publicité le disait. C’est vrai. Je n’en mène pas large en voyant le compteur absorber les kilomètres. Et pourtant, j’ai l’impression de tout maîtriser. Petit à petit, l’absence de trafic en ce samedi matin aidant, je prends plaisir à sentir la peur. Le vent de panique qui m’assaillait, il y a encore quelques secondes, se transforme en frisson de bonheur. Le paysage défile. Je suis sur un rail. Grégoire semble satisfait. Je reste concentré sur la route. Nous passons le pont de Guyenne, remontons sur l’autre rive. Alors James ? Al, my name is Al. — Sortie 42, Saint-André-de-Cubzac, Bourg. C’est la prochaine, lève le pied !

Matinée de décembre froide. Le soleil fait briller la végétation prise dans le givre. C’est une chose qu’on ne voit jamais en ville. Cette campagne blanchie qui s’étend

101 Demain ne suffit pas de chaque côté de la route, une sorte d’espace fantoma- tique, légère brume au-dessus de l’herbe rase. Absorbé par la beauté du paysage, je suis arrêté au rond-point qui suit la bretelle de l’autoroute. — Tu prends la direction de Bourg-sur-Gironde. On fera une pause à la maison des vins pour trouver une carte des châteaux. On visitera le village, tu vas découvrir la petite merveille des rives de l’estuaire. Nous sortons de Saint-André. De la route, un ruban argenté sur la gauche attire le regard. — La Dordogne. C’est elle qui offre ce caractère si précieux aux vins d’ici. — Tu as l’air de bien connaître ce vignoble. — Quand on est du cru, on ne peut qu’aimer ce vin, il a coulé dans notre premier biberon. Et puis, c’est ma passion, j’en ai fait mon métier. Ce n’est pas par hasard si je suis devenu sommelier. Grégoire joue avec mon mobile. Il me semblait pourtant lui avoir demandé de le ranger tout à l’heure. Machinalement, il tapote du bout des doigts sur le clavier. Ça me gêne ce type que je ne connais pas, ou à peine, qui tripote mes affaires. Un téléphone portable, c’est un objet intime. Il paraît même que certaines applications permettent de… excusez-moi, je m’égare. Je cherche ce que je fais là. À quoi est-ce que ça rime ? Mal à l’aise. Je garde un souvenir pâteux de ma soirée d’hier. Mon estomac me rappelle à l’ordre. Je sens la nausée me prendre la gorge. À moins que mon anévrisme… Non. Je préfère écarter cette hypothèse. Profiter. Maître mot des jours qu’il me reste à vivre ! Pro-fi-ter ! De quoi as-tu envie ? Adèle. Tu n’as qu’à te laisser guider par Grégoire.

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— Et toi, tu fais quoi, dans la vie ? — Je suis… en manque d’inspiration… dans la finance. — Et ça marche ? T’en as d’autres des questions sans intérêt ? — Oui, ça va pour moi. Réponse tout aussi brillante. — Je disais ça à cause de la crise. Oui, bien sûr la crise ! S’il savait seulement quelle crise déséquilibre mon monde, mon krach à moi… Et il continue à triturer les touches de mon téléphone. Une voix féminine se fait entendre. Il fallait que ça arrive ! « … l’autre lourdingue qui n’arrêtait pas de se marrer. Comme si je n’avais pas compris son petit manège. Oui, ce n’est pas aujourd’hui qu’on aura fait une rencontre intéressante. Vendredi prochain ? Même heure ? OK ! » Un de mes petits enregistrements venait de s’ouvrir sous les doigts de Grégoire. Et l’autre lourdingue... c’est... suivez mon regard. Mais non, pas moi ! Dans le rétroviseur. Lui ! — Qu’est-ce que c’est ? — Ça ? C’est... juste… C’est classé secret défense ! Non. Un double zéro ne lâche jamais sa couverture de la sorte. — Ça ? De quoi parles-tu ? Je n’ai rien entendu ? Pas la bonne solution non plus. — Ça ? C’est… certainement un message de mon répondeur. Je ne le consulte jamais le week-end. Range-le. Oui, celle-là, c’est la bonne. Plausible et péremptoire, fin de la conversation. Je m’étonne moi-même. Idée lumineuse pour me sortir du pétrin parce que j’ai parfaitement reconnu la voix de Sylvia et de la jolie brune d’hier. Une bribe de

103 Demain ne suffit pas bavardage volée alors que nous quittions le restaurant. Pas eu le temps de la classer hier soir ! Nous sommes en terre viticole, l’alignement parfait des rangs dans le soleil de l’hiver ne trompe pas. Les ceps nus qui tendent leurs moignons semblent attendre, endormis, le retour des jours chauds pour s’éveiller et étirer leurs rameaux nouveaux. Arrivée sur Bourg. De part et d’autre de la route, maisons girondines, demeures de maître, dégustation, vente directe au château… Village ancien de caractère, pittoresque, Bourg est façonné par la Dordogne qui coule au pied de son rempart. J’entrevois une halle couverte, nous nous garons au pied de l’église. La falaise sur laquelle repose la ville haute domine la rivière. Je descends de la voiture, fasciné, oubliant mon manteau malgré le froid. J’avance jusqu’au parapet de pierre. J’ai le souffle coupé. Au pied de la paroi rocheuse, les toits de la ville basse. La rive enherbée s’étire, des rides d’eau caressent la vase qui dessine des entrelacs bruns. Un chenal minuscule. Des voiliers reposent sur leurs bers. Un ponton. Un drôle de bus flottant rouge, mi-péniche mi-bateau-mouche, Ginette, qui se refait une beauté sous le bistouri du piquage. Une épave vers l’aval fait face au bassin verdi de la piscine municipale. Hivernage. La rivière coule avec force. Le courant couche les bouées, tend les amarres.

Je veux qu’on m’enterre ici ! Là, sur la falaise ! Ou qu’on disperse mes cendres dans l’eau vive de la rivière.

Grégoire m’arrache à la contemplation de ce que j’ai vu de plus prenant jusqu’alors. Je reste silencieux, ce village me fait du bien. De la force de ses murs de pierre

104 Demain ne suffit pas se dégage une impression de calme et de sérénité qui m’emplit. Nous le traversons pour gagner la maison des vins qui se trouve à l’autre bout du rempart, d’où nous repartons avec de précieux renseignements : la carte du vignoble avec l’indication des châteaux et la découverte fortuite d’un week-end de festivités à Roque de Melua qui débute aujourd’hui. — On commence par quoi ? — On descend au port pour déjeuner ? Il y a un resto sympa au bord de l’eau.

Je suis mon guide. Nous nous y rendons par des ruelles biscornues. Habitations originales, insolites, accrochées en surplomb de la falaise, creusées dans la roche. Je ne sais plus où donner des yeux. Une cavité, comme un refuge dans la pierre au bas d’un escalier bordé de maisons, laisse entendre le gargouillement d’une fontaine naturelle. Un lavoir couvert. La rivière. Je suis sous le charme. Paisible sous le soleil froid de l’hiver, engourdi, je ralentis le pas. Avançant vers la passerelle du chenal, je remarque la présence sur le parking de 4x4. Cinq voitures, tout terrain grand luxe, rangées au bord de l’eau. Noires, vitres teintées. Dans un mouvement parfaitement synchrone, les portières s’ouvrent et laissent tomber au sol des Asiatiques. Ces 4x4 modernes sont si hauts qu’il leur faudra un marchepied pour y remonter… Une vingtaine de Chinois en costumes débraillés se regroupent bruyamment, puis se détachent et envahissent l’espace, appareils photo au cou, prêts à mitrailler. Chaque platane offre une nouvelle pose immortalisée. Dépliant en main, l’un d’entre eux s’approche de moi. Je plonge mon regard dans la vase du chenal, à travers les planches de bois qui

105 Demain ne suffit pas surmontent l’écluse. Je fais mine d’être extrêmement intéressé par le pas de vis. Il se met face à moi. Je relève imperceptiblement les yeux. Il me fourre son prospectus sous le nez, me sourit de toutes ses dents. ALors là !

Alors là ! Impossible de me dérober. Je ne suis pas à l’aise avec mes concitoyens. Face à un étranger, c’est pire encore. Que me veut-il ? Il se moque de moi derrière son air de ne pas me ressembler. Pourquoi ses yeux me fixent-ils ? Il n’a qu’à aller voir ailleurs. Pas besoin de lui. Je ne lui ai rien demandé moi ! A priori, c’est lui qui souhaite te poser une question. Regarde-le, il ne va pas te bouffer ! T’es sûr de toi ? — Lestaulant ??? — Je... Je ne comprends pas. Je ne parle pas chinois. — Lestaulant, villa mau-lesque ? — No comprendo, sorry, I don’t speak comme you ! — Faites voir, intervient Grégoire en se saisissant du dépliant. Il se tourne vers moi en clignant de l’œil. — C’est en haut, dit-il en pointant la falaise et les escaliers. Up !! Restaurant, en haut ! Le touriste le remercie vivement dans un baragouinage totalement incompréhensible, ponctué de chien-chien, enfin c’est ce que je comprends, à la limite de la grossièreté. — Je croyais que le resto était au bord de l’eau et pas dans la ville haute.

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— Tu as entièrement raison, mais tu n’imagines pas qu’on va se laisser griller la place par un bus de chinois, non ? Nous partons en sens opposé, pressant le pas. Grégoire les surveille du coin de l’œil. Le groupe se reforme bruyamment et contourne le lavoir pour emprunter les escaliers qui mènent au haut du village. — Bien, nous avons le temps d’aller déjeuner maintenant, dit-il satisfait. Le restaurant est situé dans une maison cossue au jardinet clos de murs de pierre. Ça et là, des grilles de fer forgé ouvrent l’espace vers la rivière. L’œil s’y attarde. Récompense, apparition mordorée de beige, évocation maritime, perspective d’un presque voyage. Je reste absorbé un long moment par les eaux de la Dordogne, rêveur. Nous nous asseyons. La table est à proximité des baies vitrées qui donnent sur le jardin. Point d’Asiatiques ! Il est 12 heures 34 et à cette heure-là, d’habitude le samedi, je déjeune avec maman. Je n’ai pas pensé à elle depuis trois jours, ce qui fait soixante-douze heures, quatre mille trois cent vingt minutes ou encore deux cent cinquante-neuf mille deux cents secondes. (C’est cette version-là que je préfère.) L’annonce de ma mort imminente aurait voulu que je me jette sur tout moyen de communication pour chercher au sein maternel le réconfort. Mais non. Si toute ma vie jusqu’alors lui a appartenu, ma mort, je ne la partagerai pas. Ingratitude totale ? Perte d’emprise évidente. J’aspire une grande goulée d’air. Elle n’a pas le même goût que la précédente. Avez-vous remarqué comme de simples pensées peuvent révolutionner, en un instant,

108 Demain ne suffit pas votre perception du monde ? Est-ce lui qui a changé ou est-ce moi ? Je glisse mes doigts sur le cristal de l’Aston. Sourire satisfait. Autosatisfait. Que n’ai-je encore tenté ? Faire l’expérience de ce que je ne connais pas. Goûter à l’ivresse des sens ? Celle d’hier soir m’a ôté l’appétit et je regarde le menu sans envie. Grégoire me parle. Du village, du vignoble, de la vigne, de la viticulture. Je ne l’écoute pas vraiment, tout en ayant l’air de l’écouter. Avez-vous déjà fait ça ? Moi, j’ai un long entraînement. Sembler intéressé par le soliloque de la personne face à vous, tout en laissant vos pensées aller ailleurs, ou nulle part, mais en tout cas pas là où il pense que vous êtes. Lorsque vous reprenez pied dans la conversation unilatérale, vous êtes systématique- ment hors sujet. — … principe de la loi Evin. Imagine le caractère pédagogique de la vulgarisation de la dégustation des vins. Une émission de télé consacrée au vin, qui parlerait du terroir, des vignerons, de la viticulture, avec des dégusta- tions commentées, des avis de médecins, d’œnologues, d’experts, de grands amateurs… Comme une émission de cuisine nouvelle version, itinérante de château en château, l’oenoreportage touristique, une cuvée presque parfaite. Le tout orchestré par un sommelier-présenta- teur, c’est-à-dire par moi ! Voilà ce que je rêve de faire. Qu’en penses-tu ? — As-tu une cigarette ? Grégoire me regarde incrédule. — Oui, mais… Je me sers, l’air dégagé, dans le paquet qu’il dépose devant moi.

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— Mais... ? Je m’amuse un instant à tapoter le filtre sur la table. Décontracté, flegmatique. — Pourquoi pas ? Ton idée est à travailler, le concept est à la mode. Je prends le briquet, porte à mes lèvres le tube de papier empli de tabac. Au premier contact, je n’aime pas l’odeur. Je joue les habitués et allume la cigarette. Enfin, j’essaie. Amenant le feu au plus près du bout, j’attends. Aucune fumée ne sort… Grégoire m’observe, amusé. La flamme vacille sous le courant d’air généré par la porte du restaurant qui vient de s’ouvrir. Arrêt sur image. Ralenti. Kim entre, secouant sa chevelure noire comme la nuit. Elle entrouvre le col en fourrure de son manteau et sa bouche cerise laisse entrevoir un sourire de perles blanches. Je la regarde, bayant, la tige pendouillant et attachée à ma lèvre inférieure par un point de salive. Le briquet toujours allumé dans la main, je… je dois avoir l’air d’un con ! Je la prends entre le pouce et l’index et aspire un grand coup. La fumée emplit ma gorge, mes poumons. Le goût est âpre, la brûlure intense. J’étouffe. Je ne peux retenir une quinte de toux. Mes yeux pleurent. — Excusez-moi, Monsieur, mais il est interdit de fumer dans l’établissement conformément au décret du 15 novembre 2006, me dit le serveur campé devant moi tel un panneau d’interdiction, en me collant sous le nez une affichette au logo on ne peut plus explicite. Mon pouls s’accélère instantanément. Ma tête tourne. Comme un adolescent fautif, j’écrase immédiatement

110 Demain ne suffit pas le mégot dans mon assiette. Le garçon lève les yeux au ciel, s’en empare et se dirige en grimaçant vers l’office. Grégoire est pris d’une de ses crises de fou rire. Moi, j’ai l’impression de sentir ma vie m’échapper dans la sensation de malaise qui accompagne la tentative de mon cœur à sortir de mon corps. Kim passe. Présence évanescente. Mes oreilles bourdonnent, mon cerveau laisse place à une ruche en effervescence à l’approche de l’enfumoir. Je ne vois plus que les dents de Grégoire, face à moi. Autour, tout s’obscurcit. Respire. Calme-toi. Me calmer ? Je ferme les yeux. C’est le noir complet. J’inspire. Peu à peu, les bruits de la salle se font plus nets. Je perçois tout d’abord les cliquetis des couverts dans les assiettes. Puis les tintements des verres qui s’entrechoquent et enfin les bribes de conversations. Il est des expériences dont il faut savoir se passer. Tiens, voilà les Asiatiques ! Dodelinant dans leurs costumes noirs et chemises blanches, ils entrent dans le restaurant. Une colonie de pingouins ne ferait pas moins de bruit. Des lunettes de soleil leur donnent un air abominable. Des yeux qui se cachent. Celui qui m’a abordé près du chenal s’arrête à mon niveau. Il soulève une paire d’Aviator contrefaite, me regarde fixement. Deux petites fentes cruelles et déterminées qui dévisagent, dissèquent. Tous enlèvent leurs lunettes, épient, étudient, explorent, fouillent, inspectent… envahissent. C’est louche, je le sens. — Il faut que je me rafraîchisse. Commande pour moi. Je me lève, ignorant l’homme debout à côté de la table. Grégoire se saisit du menu.

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Samedi 5 décembre 2009. Kim, propriétaire de la Villa Mauresque. 12 h 48, sujet : soirée musicale et gastrono- mique, Roque de Melua, ce soir. Je retourne à ma place en suivant une ligne de spots encastrés dans le parquet de bois exotique. Une touche de déco zen, ultramoderne, s’accorde parfaitement avec la pierre des murs. Les Chinois ont envahi le restaurant, parlant fort, se déplaçant de table en table, ils sourient en permanence. Moi qui imaginais les fils du ciel dociles, disciplinés et réservés ! Je me trouve face aux hordes de Gengis Khan à la conquête du monde européen, et ils commencent par la Gironde ! L’un d’eux se penche au-dessus de mon assiette pour en renifler le contenu, avec un ricanement niais. Coutume bizarre ou sans-gêne total ? Je me le demande encore. Kim passe derrière les uns et les autres, les conduisant à leurs tables respectives. Elle me gratifie au passage d’un sourire, aussi charmeur qu’inattendu. Invitation ? Il faut que je sache qui elle est. — Excusez-nous pour tout ce dérangement, Messieurs. — Je vous en prie, ce n’est rien. Les attraits touristiques de la région sont notre force. C’est un plaisir que de recevoir des hôtes arrivés de si loin. Voyage d’agrément ou affaires ? Comment ai-je fait pour lui parler ainsi ? Je me surprends à me sentir à l’aise. — Ces personnes représentent un groupe d’investis- seurs qui ont acquis plusieurs châteaux dans le bordelais. Mes compatriotes sont friands de grands crus, ils sont à la recherche des millésimes les plus extraordinaires, ce qui nous amène ici aujourd’hui, précise-t-elle à voix basse dans un français à la prononciation teintée d’exotisme. — Ce sont les affaires, dis-je compatissant.

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— Tout est affaire avec ces messieurs, ajoute-t-elle, malicieuse. — Vous parlez un français parfait. — Je vous remercie, je suis traductrice-interprète. La France est la patrie de mon âme. Kim est repartie. Comme elle était apparue, par enchantement, laissant derrière elle l’empreinte fugitive d’un parfum subtil. — Note de fleurs blanches… m’annonce Grégoire, humant l’air.

Kim n’est donc pas uniquement masseuse... suis-je en train de penser en avalant ma dernière gorgée de café. Grégoire me tire de ma rêverie brutalement. — Alfred ? Tu rêves ! Tu es où ? Comment expliquer à ce benêt ? Ce qui caresse mes oreilles dans un murmure léger… le souvenir lointain d’un poème romantique, Kim ma muse. … le vin de la jeunesse Fermente cette nuit dans les veines de Dieu. Mon sein est inquiet ; la volupté l’oppresse, Et les vents altérés m’ont mis la lèvre en feu. Ô paresseux enfant ! Regarde, je suis belle. Notre premier baiser, ne t’en souviens-tu pas…(1) Dur retour à la réalité. Pourquoi faut-il toujours qu’on m’arrache à Kim ? Salaud de Grégoire ! S’appelle-t-elle seulement Kim ? Je savoure par avance le moment où je pourrai me délecter dans la solitude de mon minable appartement de la voix de Kim. Volée. Je serre mon téléphone portable (1) Alfred de Musset, La nuit de mai.

113 Demain ne suffit pas dans ma poche, m’assurant de sa présence. — Alors, quel sera notre programme pour cet après-midi ? me demande-t-il imperturbable. — J’aimerais découvrir Roque de Melua. — Voyons le dépliant… Il se trouve sur la rive, ça a l’air assez proche. Attends… Voilà, regarde ceci : « Millésimes rarissimes. Le château Roque de Melua est à vendre… négociations en cours avec un consortium sino-hongkon- gais spécialisé dans l’hôtellerie de luxe. Les millésimes très anciens découverts en 1999 ont attiré les investisseurs du monde entier. Les spéculateurs des pays émergents, Chine et Russie principalement, font aujourd’hui monter les enchères face aux collectionneurs d’outre- Atlantique. Alors que les ventes 2009 en primeur des mythes bordelais Haut Brion, Lafite-Rothschild, Latour, Margaux, Cos d’Estournel, Léoville-Poyferré ou Pontet- Canet s’annoncent 20 à 30 % au-dessus des prix atteints en 2005, année d’excellence, en sera-t-il de même pour ces bouteilles d’exception aux millésimes les plus anciens connus à ce jour ? » Je crois qu’on y est, lance Grégoire en appuyant son regard sur la procession de Chinois quittant le restaurant. Le dernier sort, remontant son col de veste. Au milieu de cette marée noire comme un jour d’enterrement, un rayon de lumière au cœur de la nuit, touche étincelante au soleil, attire mon attention. Une chevelure blonde. Grégoire est toujours absorbé par son papier. Je penche la tête pour suivre des yeux le groupe mené par une paire d’escarpins vernis dont la cambrure portée par le talon aiguille donne une finesse à la cheville et un galbe au mollet… Adèle. Les luxueux 4x4 se garent en file indienne devant

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La Villa Mauresque. Orques en chasse, ils avalent les pingouins. Dans la précipitation, l’un d’eux fait tomber son téléphone portable en montant dans le véhicule : marchepied en hauteur, repas arrosé, gestes incertains, la probabilité était élevée. Un de ses acolytes se précipite pour le ramasser laissant entrevoir un holster sous son bras gauche. Passé l’instant de stupéfaction, je me focalise sur le dernier homme qui a tout à coup un air encore plus douteux. Je me penche un peu plus pour suivre des yeux le groupe qui s’installe dans les voitures. C’est certain, il y a quelque chose d’anormal. Que fait Adèle au milieu de ces voyous ? À moitié couché sur le reste de ma crème brûlée, mon bras agrippe le côté opposé de la table pour me maintenir en équilibre. Maintenant j’en suis persuadé, il se passe des choses bizarres. Elle est en danger, ils l’ont enlevée ! Je me hisse sur ma chaise, je tends le cou, version mangouste en vigie. Les tout-terrains démarrent en trombe. Je tourne la tête vers Grégoire dans une position improbable, mes fesses étant montées plus haut que mes épaules. Le coup de l’autruche (dont nous reparlerons plus tard). — On y va ! Pas le choix, je me lève et quitte le restaurant précipi- tamment. Grégoire me suit, tenant à bout de bras son blouson qu’il enfile en courant. — Al ? Sois cool, attends ! Attends-moi ! À ce moment-là, je vous l’avoue, je ne sais pas trop où je vais. Ma mission, mon devoir, est de venir en aide à Adèle. Non, bien sûr, elle n’a pas hurlé « Au secours ! ». Je suis pourtant certain qu’elle a besoin de moi. Ou de Moi. Enfin, l’un ou l’autre de moi-même. Rien à perdre, ne rien laisser à la mort tant que je vis.

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Fi des recommandations du médecin ! Je me surprends à courir. Courir ? Je n’ai pas le souvenir de la dernière fois où j’ai couru. Même enfant, je ne jouais pas. Ni chat perché, ni jeux de ballons, ça, vous le savez. Exempté de cours d’éducation physique pour santé fragile. Je n’ai jamais vraiment couru. Accélérer le pas, ça oui ! Je me souviens avoir dû échapper un jour à une bande de jeunes voyous à la sortie du collège. Attroupement bruyant agglutiné à quelques mètres du portail, cette bande de vauriens me regardait passer tous les soirs. Je longeais le mur, trottoir d’en face, sans un mot, espérant me fondre dans le béton, me faire oublier. Les garnements n’avaient d’autre faire-valoir que leur bêtise. Arrogance perchée sur selle de mobylette, à la recherche du bouc émissaire du jour. Victime désignée : moi. Railleries, attaques niaiseuses et ricanements. Je restais impassible. Mieux vaut connaître ses limites, je connaissais les miennes. Le nez dans les savates, les épaules tombantes, l’air transparent. Meilleur plan : la fuite. Le verbe haut, la parole acide pour me défendre, ce n’était qu’en passant et repassant les différents scénarii possibles dans la solitude de ma chambre. Un jour, plus excités qu’à l’accoutumée à mon passage, les invectives habituelles ont fusé. Je me suis tapi au fond de mes chaussettes. Ils ont enfourché leurs mobylettes. Tentatives d’intimidation à grand renfort de poignée d’accélérateur, ils me tournaient autour comme des guêpes sur une assiette de melon en été. Contre toute attente, j’ai commencé à courir, courir et courir alors que le vrombissement des moteurs me poursuivait. J’ai jeté mon cartable et continué à fuir jusqu’à la maison. Sans

116 Demain ne suffit pas me retourner. Ce fut ma première course. À partir de ce jour, les voyous ont cessé de m’importuner. Dans la débandade, ma sacoche passa sous les roues du premier, provoqua sa chute et celle de ses compagnons. S’ensuivirent quelques semaines de répit. La fin des classes s’acheva sur des gamins éclopés et le sentiment délectable d’une justice rendue par un coup d’éclat usurpé. Certes, rien de glorieux, mais tout de même ! Un coup du sort bienvenu.

ALternance

Alternance de ruelles, d’escaliers, d’impasses. Course en direction de l’Aston. Foncer et affronter. Foncer où ? Affronter qui ? Bonne question. L’effort physique n’étant pas dans mes habitudes, j’ai le souffle court, la nuque de nouveau serrée par un étau invisible qui m’empêche même de déglutir. J’ai un point douloureux au côté et mon estomac se soulève. « Évitez tout effort, pas d’émotions vives et tout ira pour le mieux. » Je revois le médecin me raccompagnant à la porte du cabinet, une main sur mon épaule. J’imagine très bien ce qu’il pensait : pauvre vieux, sale coup. Il n’avait pas besoin de ça ! J’en ai rien à foutre de sa condescen- dance. Il affichait cette sorte de fausse culpabilité – vraie satisfaction – des pourcentages macabres sur le dos des autres : le nombre d’accidents mortels sur la route augmente de 3 %, la majorité des morts de la grippe A sont américains… En consommant la même (importante) quantité d’alcool quotidiennement, on a plus de chance d’avoir une cirrhose alcoolique du foie en habitant au nord d’une ligne Bordeaux-Strasbourg qu’au sud ! Je cours, et ça me fait mal, mais je suis en vie. Essoufflé

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– on s’en doute –, j’arrive à la voiture. Dessoufflé serait plus réaliste. Je cherche désespérément à trouver une alvéole pulmonaire qui voudra bien laisser passer un peu d’oxygène. Rouge comme un coulis de tomate au piment d’Espelette. Ma main tremble, mes jambes flageolent. C’est bien ce que je pensais, Grégoire n’est pas plus sportif que moi. Rouge comme une purée de piment à la tomate de Marmande. Il suffoque, tente de me parler, mais aucun son ne sort de sa bouche. Il gesticule, joue les pantomimes de l’autre côté de la voiture. Ridicule. L’image, pas le son. Qu’est-ce qui m’a pris ? Pourquoi est-ce qu’on est partis en courant ? — Toi ? Parce que tu m’as suivi ! — Je ne comprends rien. — Je vais t’expliquer, monte !

Comment lui préciser l’objet de mon voyage aujourd’hui : Adèle Despinay… Que je viens de la voir, peut-être enlevée sous mes yeux, à l’instant. Vous trouvez que j’en fais trop ? Il ne saisira pas ? D’accord. Il faudrait avouer mes mensonges, reconnaître que je suis fou (depuis peu), confesser mes égarements, confier mes états d’âme, m’allonger, admettre mes angoisses, révéler le fond de moi-même. Alors Alfred, reprenons où nous en étions lors de la dernière séance, vous me parliez de votre mère... Arrangeons un peu tout ça. — Quelle mouche t’a piqué, Alfred ? — As-tu déjà suivi une femme ? — Comment ça, suivi une femme ? — Eh bien, t’est-il arrivé, une fois, de cesser toute activité cérébrale logique pour te focaliser sur une seule personne ?

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Sans savoir pourquoi, changer le cours de ce que tu faisais pour simplement marcher sur ses pas. — Comme lorsque tu veux un renseignement dans un magasin de bricolage et que tu suis le vendeur à la trace pour l’aborder dès qu’il aura lâché le client précédent ? Et pour ce faire, tu fais dans son dos, comme un toutou docile, trois fois le tour du rayon ? Ouais, je l’ai déjà fait et ça me gave ! Doté d’un sens pratique à toute épreuve, Grégoire. — Un peu cela oui, mais ici, il s’agit d’une femme. Je suis une femme. Un blanc dans la conversation. L’image de Tootsie et Mme Doubtfire vient de le traverser. Puis son cerveau éminemment pragmatique ayant évacué cette potentia- lité, il se reprend, secouant la tête. — Tu suis une femme… Pourquoi ? — Je ne sais pas. — Qu’est-ce que tu lui veux ? — Je ne sais pas. — ... Il a beau chercher, il ne comprend pas ! — Lui parler. La rencontrer. — Tu la connais ? — Non. Juste son nom. — Je ne vois pas trop. Tu n’es pas une sorte de pervers, n’est-ce pas ? Expression de doute abyssal sur son visage. — Non, bien sûr que non ! Du moins, je ne pense pas. — Où allons-nous alors ? — À Roque de Melua. — Roque de Melua ? Adèle Despinay ?… Je l’ai

121 Demain ne suffit pas aperçue tout à l’heure dans le restaurant. C’est après elle que tu cours ? — Oui. — Alors là ! Gros gibier ! Elle a une réputation sulfureuse… Gibier ? Déroutant, cette façon de voir les femmes. — Je ne pars pas en chasse… — Ah ? Et comment appelles-tu le fait de poursuivre un animal sur son territoire ? Bel animal, je te l’accorde. Mais pour moi, suivre une piste, c’est chasser ! — Je trouve cette expression… — Quoi ? Chasser ? As-tu déjà regardé des femmes entre elles ? Effrayantes, comme une meute aux abois. Je ne sais si l’homme est un loup pour l’homme, mais la femme est une prédatrice-née. Nous ne sommes au mieux qu’un enjeu ! Elles nous jaugent en permanence. Quand l’une te sourit, demande-toi toujours si elle n’est pas en train de se foutre de ta gueule ! Elle s’accorde avec ses congénères, elle manœuvre, manipule, puis élimine ses rivales ne reculant devant rien. Ça, j’en suis certain. Entre elles, elles sont sans pitié ! Et avec nous… — Quand même… — Non, je te dis, impossible de draguer aujourd’hui. Elles sortent en gang, en clan. Si l’une d’entre elles te plaît, tu dois d’abord réussir à la séparer du groupe, l’isoler avant de pouvoir l’approcher. C’est un jeu devenu si difficile que je ne drague plus tout seul. Mais Adèle Despinay… Choix ambitieux ! Beau safari en perspective. Un top, version magazine, classe ! Des airs d’ange qui cachent, paraît-il, un subtil côté infernal. Succube. Dangereuse et inabordable. Mais je ne veux pas te saper le moral. Un safari en décembre, en Gironde. Ça risque de

122 Demain ne suffit pas tomber à l’eau. — Donc, tu la connais. Que sais-tu sur elle ? — Grosse fortune, surtout depuis que le château a été nommé « conservatoire de millésimes rares ». Orpheline. Son frère et elle gèrent le domaine, avec difficulté. Ils ne s’entendent pas et malgré leurs tentatives, ils ne sont ni vignerons ni commerçants. Il paraît que la propriété est en vente. Je ne serais pas étonné que le contingent de Chinois au resto soit là pour ça. — Tout à l’heure, au resto justement, un des gars était armé. — Armé ? — Oui, j’ai vu qu’il portait une arme sous sa veste. Pourquoi des acquéreurs auraient-ils besoin d’être armés ? — Certainement un garde du corps pour un grand ponte du Soleil levant. — Je trouve quand même ça louche. J’ai senti un truc bizarre. — C’est nouveau pour eux le capitalisme et là, pour Roque de Melua, on parle de plusieurs millions, pas tant la propriété mais surtout sa cave. Ce qui est rare, unique même, attire les convoitises des spéculateurs de tous bords, y compris les moins recommandables.

Difficile de circuler sur les petites routes de campagne. Question pratique : où faut-il se tenir ? Réponse théorique : à droite. Mais pourquoi là quand il ne vient personne face à vous ? Où sont les marques de signalisa- tion ? En ville au moins, une devant, une derrière, une de chaque côté, ça guide, ça rassure. C’est comme les fourmis, toujours en ligne, seule la première a besoin de

123 Demain ne suffit pas se servir de son cerveau ! Les autres suivent. Enfin, si les fourmis ont un cerveau. Il faudra que je cherche. Bizarre comme Grégoire semble crispé, pourtant je roule au pas. L’allée de tilleuls qui mène au château depuis la route me glace. Une rangée de gnomes échevelés. Vous parlez d’un accueil ! Au bout, une grille lourde, immense, barre le passage. Déception. À notre approche, un homme en costume sombre se place derrière les barreaux, jambes écartées, air mauvais, coupe biffin, mains jointes dans le dos : chien d’attaque catégorie 1… Il respire la joie de vivre. — Pas d’accès au château ce week-end, Messieurs. Soirée privée. — Mademoiselle Despinay est-elle là ? — Mademoiselle Despinay ne reçoit personne. Sans invitation, je vous demande de quitter les lieux. — Nous souhaitons voir Adèle Despinay, continue Grégoire, imperturbable tandis que j’ai mentalement déjà reculé de deux cent cinquante mètres, abandonnant Adèle à son triste sort. — C’est impossible. Insister est inutile, au revoir Messieurs ! Moi, je le savais. I-nu-ti-le. Je prends néanmoins le temps d’un regard au pied de la bâtisse. Des extras fourmillent autour du camion d’un traiteur. Des hôtesses installent un dais, un tapis, des plantes vertes… Prépara- tifs d’une soirée de prestige. Nous n’en apprendrons pas plus. N’insistons pas. Demi-tour docile devant Médor qui garde. Boulettes empoisonnées et muselière dans la trousse du minimum vital pour super agent, à noter. — Bon et maintenant ? demande Grégoire.

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— Maintenant, je ne sais pas. — Comment ça, tu ne sais pas ? Et alors ? Adèle… Adèèèèle… Sa voix se fait mielleuse, je déteste qu’il ironise de la sorte. Il continue sur un ton moqueur. — Tu lâches le morceau comme ça ? Tu étais où, à l’âge tendre des soirées étudiantes ? T’as eu moins de quarante ans un jour ? Rassure-moi ! Je me mure dans un silence qui n’est ni vexé ni méprisant, mais bien les deux à la fois ! — Allez, fais pas la gueule ! On va se la resquiller, ta soirée. Par contre, il faudra dormir ici. Bouge pas, j’appelle un copain. Bouge pas ! Bouge pas ! Gros malin, je conduis la voiture, tu veux que j’aille où ? Et voilà. Sans savoir comment, me voici embringué dans les complications d’une histoire que je ne maîtrise pas. Sans savoir comment… Oh, je sais très bien comment. Je n’ai pas osé dire non, je n’ai même pas osé réfléchir. Je me suis laissé faire. Il téléphone. Grégoire m’impres- sionne, il est toujours à l’aise, jamais de problèmes avec lui, uniquement des solutions.

À quelques kilomètres de là, au bord de l’eau, les chambres d’hôte de Bruce font face à l’estuaire de la Gironde. — Bruce est un copain, on se connaît depuis une dizaine d’années. Il est néo-zélandais, il a racheté une petite propriété ici et travaille en biodynamie. On sera au calme pour monter notre plan. — Notre plan ? — Oui, il faut trouver comment s’introduire dans le château ce soir.

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— C’est une soirée privée, on ne pourra pas entrer, tu as bien vu le molosse qui se tenait à l’entrée. Pas trop envie de me faire ratatiner, moi ! — Donc, il nous faut un plan. Il faut rentrer. Premier point, se faire discrets, et deuxième point, surtout rester ! Tu veux toujours Adèle ? — Je… Je lis l’excitation dans ses yeux et cela ne me rassure pas. Bruce est une montagne, tous les Néo-Zélandais doivent être piliers de rugby. Les cheveux bruns, longs, en bataille, attachés vaguement par un élastique. Le visage buriné, il n’a pas plus de quarante ans. Il m’impressionne, on s’attend à l’entendre pousser un hakka guerrier en guise de bienvenue. Je me fais tout petit. Grégoire et lui se saluent. Pas de brutale accolade fraternelle, pas de tape vigoureuse dans le dos, pas de coup de poing plus ou moins simulé dans les abdos, pas de code de reconnais- sance – vous savez, une sorte de chorégraphie manuelle à la mode chez les jeunes – ni même un timide « yeah man », ça aurait été cool. Mais non, rien de tout ce qui, je pensais, cimente les rapports entre hommes. — Bruce, comment va ? Grégoire lui serre la main. L’autre lui écrase les phalanges. Grimace retenue. Il s’efface pour me laisser passer. — Alfred. Les présentations sont faites. Je regarde mes doigts, dubitatif, tends la main, avec crainte. Il serait malvenu de ne pas le faire. — Bonjour. Ma voix, qui est allée se percher je ne sais où, trahit mon appréhension. Sourire diplomatique.

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À peine la porte d’entrée franchie, le décor est saisissant : entre Louis XV et années soixante-dix, c’est un mélange détonnant. Le style français vu à travers les yeux d’un Néo-Zélandais… fan de troc’à’troc. — Gunter, l’ami de Bruce, il est allemand et brocanteur. Grégoire, en me le présentant, apporte la réponse rapide à mon questionnement. Je me disais, aussi ! Gunter n’a pas d’âge. Pas de ride, mais il paraît vieux. Il a les cheveux si blonds qu’ils semblent blancs. Il porte des lunettes rondes cerclées d’un fil argenté avec des branches rouges. Gunter ne sourit pas. Il hoche la tête, salut strict, froid, glacial. Polaire. Un frisson me parcourt l’échine, j’ai la sensation que nous ne sommes pas les bienvenus. Je n’aime pas Gunter. Je sais que le délit de faciès n’est pas au goût du jour, mais c’est ma première impression. Et comme dit l’adage : la première est souvent la bonne. — Do not pay it attention, Gunter nous fait sa chieuse en ce moment ! (accentuez le eu de chieuse, entre chiose et chiouse, et vous aurez, à l’oreille, l’accent de Bruce). Prenez la chambre Wellington, dans l’aile droite, nous venons de la refaire et elle est chauffée ! — Bruce, nous n’avions pas prévu de rester ce soir, et nous sortons. Aurais-tu… — Vous trouverez un nécessaire de toilette dans l’armoire de la chambre. — Nous aurions aussi besoin de tenues de soirée. Standing. Nous n’irons pas jusqu’à la queue-de-pie, mais le nœud papillon serait de rigueur. — Mmmm… Pas facile ici, il faut que je négocie avec Gunter. Je reviens.

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— Dernière chose, une connexion Internet. — L’accès est libre en wifi, et si tu veux un ordi, Grégoire, il y en a un dans le salon. — Merci. Discrètement, je reste en retrait, j’observe, laissant Grégoire gérer. Un peu gêné tout de même de notre intrusion. Machinalement, je tapote mon portable dans ma poche de pantalon. Pas pour téléphoner, non. Plutôt histoire de me donner une contenance, de m’occuper les mains, d’avoir l’air moins… ou plus… enfin juste… je tripote mon téléphone, comme un mec très occupé. Comment ai-je pu atterrir ici ? Tu voulais que ça bouge, avoir des amis ! C’est pas mal ici, non ? Moi, je ne le sens pas le plan à la Grégoire. Greg est un type marrant. Tu l’appelles Greg, maintenant ? Ben voyons ! Tu vas un peu vite, non ? On ne peut pas faire simplement pour une fois, mon temps est compté, je te le rappelle ! D’ailleurs, tu devrais te ménager, tu devrais rentrer chez toi. Regarde, tu n’es pas à ta place ici, tu ne connais pas ces gens. Tais-toi ! Ça y est, tu commences à transpirer. Dans une minute, ils verront les flaques que tu as sous les bras. Ils n’ont pas fini de se marrer. Pars, il est encore temps. Tu n’as qu’à dire que tu as oublié un rendez-vous important avec le médecin. C’est bien, ça, l’excuse du médecin, imparable. Tu voudrais que je mente !!!!!! Oh ! oh !oh ! tu ne vas pas nous jouer l’offusqué ! Je te rafraîchis la mémoire ? ALpaga

— Alpaga ou laine 180S ? C’est tout ce que j’ai ! me lance Gunter en me tendant deux costumes sombres.

Comment ai-je pu atterrir dans cette chambre au mobilier hétéroclite ? Qu’est-ce que je vais faire ce soir ? Qu’est-ce que je vais faire demain ? Comment va-t-on dormir ? Tous les deux dans le lit double ou bien je m’installe sur le tapis ? Je me baisse, passe la main sur les poils de laine rase, me revois ce matin, à poil justement, sur celui du salon. Sourire. J’ai fait, en trois jours, plus de choses qu’au cours de l’année qui vient de s’écouler. Flash. Au bord du pont de pierre, marchant dans la rue Sainte-Catherine, lorgnant la devanture du concessionnaire, caressant l’Aston. Mon Aston ! Sylvain, le repas aux Toqués, les mocassins bleus… Grégoire. Grégoire… je ne connais rien de ce type et je me laisse guider. Confiance. Est-ce que je peux lui faire confiance ? Et lui, est-ce qu’il peut te faire confiance à toi ? Tu te rends compte que tout ce que tu fais depuis trois jours est pure folie ? Tu déjantes. Tu deviens fou ! Hallucinations, perte de

129 Demain ne suffit pas conscience, dédoublement de la personnalité… Stop ! Primo, je ne suis pas fou. Du moins pas comme ça. Secundo, je ne suis ni schizophrène ni pervers. Quelques inventions, un surcroît d’imagination ! Qui n’a jamais menti me jette la première pierre. Le mensonge, ce n’est pas douloureux si celui qui l’entend ne se doute pas que vous en usez. Rien de vital dans mes petites affabulations. Quoique…

— J’ai trouvé ! Grégoire a un air de champion du monde en pénétrant dans la chambre. — Je sais maintenant pourquoi ils entourent le château de tant de secrets aujourd’hui ! Ils vont ouvrir certaines des bouteilles anciennes pour les faire déguster. Tu imagines ? — Euh… Tu sais, je n’y connais pas grand-chose. Pour ne pas dire rien ! — La découverte de ces vieux millésimes a été une vraie révolution, elle a modifié la cote de tous ceux qui étaient sur le marché jusqu’alors. Les spéculations se sont instantanément gelées, le temps d’inventorier ce qui composait cette cave. — La valeur du château résulte donc plus de la cave que du vignoble ? C’est à ce point ? — C’est bien l’objet de cette soirée, je pense. Ils veulent en mettre plein la vue aux investisseurs et ils vont en dévoiler le contenu et même peut-être déguster… — Mais des vins de cet âge, comment est-ce possible ? — C’est justement là que je m’interroge. En tenant compte du prix supposé des bouteilles, pourquoi les ouvrir ?

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Surtout lorsqu’on sait le risque pour eux de se trouver face à un vin totalement éventé, qui a perdu au fil du temps toutes ses qualités quand bien même il les aurait possédées au départ. C’est un pari qui pourrait être fatal ! — À combien sont-elles estimées selon toi ? — Ça dépend des années, de la quantité retrouvée, de leur état de conservation et bien sûr de leur authenti- fication, mais ça pourrait aller chercher dans les 50 à 70 000 € pièce. — Effectivement… — Tu as sans doute plus l’habitude que moi de parler avec quatre zéros, me lance-t-il d’un air entendu, tout en levant les cintres pour évaluer d’un œil expert les tenues de soirée apportées par Gunter. Retrait discret du pan financier de cette conversation. — Et tu comptes en faire quoi de ces tenues ? Je regarde ma montre, il est 17 heures. Déjà 17 heures. Grégoire me tend un complet noir. — Celui-là ! Tu mets ce costume, Monsieur Reynolds ! — Comment ça ? Monsieur Reynolds ? — Ce soir tu es Bob Reynolds. — Bob Reynolds ? Qui est-ce ? — C’est un dégustateur américain. Il fait et défait les réputations au gré de ses analyses qui sont tenues pour paroles d’évangile œnologique depuis 1982. D’un mot, il peut porter un vin aux nues comme l’envoyer au fin fond des abîmes de l’oubli. Sa présence ce soir ne pourra se refuser. — Et comment comptes-tu me faire passer pour lui ? — Je table sur son côté inabordable. Il a déserté la France et ses vignobles depuis une dizaine d’années. Il s’est entiché des jeunes régions viticoles : Australie,

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Amérique du Sud, Nouvelle-Zélande… au grand désespoir des viticulteurs d’ici qui s’estiment spoliés par ces contrefacteurs. Je me sens comme un animal de foire. Grégoire me tourne autour, il évalue, soupèse. Sa main caresse son menton dans un mouvement répétitif. Il s’arrête, tire sur son bouc deux ou trois fois. — Il était un peu plus gros que toi dans mon souvenir, mais ça ira ! — Je suis sûr que je ne lui ressemble même pas ! — Qu’importe, la renommée sera suffisante. Si notre public est essentiellement asiatique, rien ne ressemble plus à un Américain à leurs yeux qu’un Européen. — Mais je n’y connais rien en vin, moi ! — Tu es quand même capable de donner le change, tu as déjà assisté à une dégustation ? Tu en bois ? — Oui… (tout petit oui) Le oui était même si petit que j’ai immédiatement senti le regard de Grégoire se poser dans un doute sur moi. Et moi, je vous le donne en mille, je regardais… mes pieds ! — Tu en bois… souvent ? — Euh… J’en ai bu hier soir. — Et ? Et voilà. Mon cou vient de perdre dix centimètres, d’un coup. — … — Et c’est tout ? — Oui. — Mais avant ça, tu… ? — Non. (tout petit non) — Tu ne bois jamais de vin ?

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— Désolé. Cacao, Badoit. — Quoi ? — C’est mon surnom : Cacao, Badoit. — Ben, c’est pas gagné… D’accord, nous avons encore un peu de temps, dit-il en regardant sa montre, je vais t’expliquer mon idée. Quant à la suite, il faudra improviser. Je t’aiderai si besoin, tu me feras passer pour ton assistant, tu resteras à côté de moi. Tu parles anglais, au moins ? — Un peu, quelques restes de terminale… — Bon, on fera avec ! Tu n’auras qu’à baragouiner français avec une sorte d’accent américain. Enfile ce costard qu’on voie ce que ça donne…

Changement vestimentaire. Le costume prêté par Gunter me va parfaitement, mon reflet dans le miroir me satisfait assez. Grégoire acquiesce de l’autre bout de la chambre, il est en conversation au téléphone. Plus mon reflet m’observe, plus je me détache de moi. L’autre dans le miroir, mon alter ego, Moi. Pas mal le beau gosse ! Vraiment ? Fais voir de profil ? Comme ça ? Oui, c’est exactement ce qui te manquait, tu es parfait, Al ! Mister Al ! La tentation est trop grande, deux doigts pointés vers le ciel, la main qui tient le coude, un genou plié dans un déhanché élégant, oui, élégant. Je suis sûr que vous avez pensé à… — Dès que tu auras fini ton casting, on pourra commencer ! Grégoire a revêtu, lui aussi, un habit de soirée qui en fait un autre homme. Nul doute, ce soir ou jamais. Je suis gonflé à bloc.

ALlure

Allure, oui, j’ai de l’allure. Une révolution, illusion qui prend corps en moi et me transforme. Transformer ? Révéler. Elle me révèle à moi-même, ambivalence douloureuse, il n’est pas facile de se libérer de ce que l’on est, de la manière dont on a été façonné. Mais comme la nuit qui avance, je n’y peux rien. J’aime cet instant naturel, après le jour, où les couleurs se fondent pour ne plus exister, instillant une infime vague d’angoisse. À la fois rassurante et effrayante, l’obscurité nous engloutit. D’encre, elle dévore la campagne, la berge et l’eau. Le soleil disparaît, sans prévenir, trop vite, derrière la rive médocaine, dans un éclat orangé, froid. Une brume légère au ras du flot, un côté fantasmatique, et puis le noir intense. Les jours de décembre sont courts. La vie aussi, trop. Je suis devant la vitre de verre ancien de la maison d’hôte, chez des gens inconnus. Le flou des imperfections joue avec mon reflet, le déforme. Des idées, noires comme la nuit, m’envahissent aussi vite que l’ombre vient de tomber. Hier vivant, aujourd’hui encore, mais demain ? Mort, certainement. À quoi bon cette mascarade ? Je vais tout abandonner. Pourtant, mon image, dans le miroitement des carreaux froids, me laisse

135 Demain ne suffit pas un goût d’inachevé. Les mains dans les poches, j’apprécie d’un œil nouveau l’homme qui porte ce costume. On dit que l’habit fait le moine ? Il me donne de l’assurance. À quoi est-ce que je ressemblerais, mort ? Qui a déjà pensé à sa dépouille, étendue dans un cercueil ? Je crois qu’on devient livide. La médecine médicolégale parle de signes négatifs de la vie et de ceux, positifs, de la mort. Tout dépend de l’angle de vue… J’approche mon visage de la vitre, tire sur ma paupière inférieure… Non, œil, rien à signaler. Mon cœur bat. Et quand bien même il cesserait de battre, on s’activerait encore à tenter de le faire revenir, massage, choc électrique, défibrillateur. Seule la mort cérébrale condamne définitivement un homme aujourd’hui. Tout est là. Je pense donc je vis… Donc… je vis. La porte s’ouvre vivement. Je palpe mon téléphone dans la poche intérieure de la veste. 19 heures 07. (Je ne suis pas médium, je l’ai regardé !) — Nous sommes attendus, annonce triomphalement Grégoire ! Allons-y !

L’Aston remonte une nouvelle fois l’allée qui mène au château. Les tilleuls gnomes semblent courber leurs moignons sous les phares de la voiture qui avance. Plus effrayants encore au cœur de la nuit. L’ombre de la grille ouverte sous un projecteur nous met en garde de ses barreaux, immenses griffes accrochées aux ténèbres d’un parc profond. Un cerbère veille. Par malchance, c’est celui qui nous a refoulés cet après-midi. Je ralentis, regarde Grégoire. C’est foutu. Impassible, il sourit et me fait signe de baisser la vitre. Il semble sûr de lui, moi je n’en mène pas large. Il gère !

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— Bonsoir. Monsieur Reynolds… nous sommes attendus. — Bienvenue, Messieurs. Je vous en prie, le parking est sur votre droite au fond du parc, répond GI Joe en tendant le bras. Je remonte la vitre et avance au pas sur le gravier de l’allée. Je questionne mon voisin du regard. Nous étions attendus ? — Comment as-tu fait ça ? — Le plus simplement du monde ! J’ai annoncé ta venue pour une dégustation par mail. Rien de plus facile que de créer une boîte de messagerie au nom de quelqu’un. — Tout simplement ? — Oui, tout simplement. Je réfléchis. Et quand je réfléchis, je me tais. Silence, alors que je gare Ma Superbe Voiture. Au moins, ici, les invités ont les mêmes goûts pour le luxe et les automobiles de prestige. Avec un bémol tout de même, je trouve commun et m’as-tu-vu ces modèles de Porsche, quant aux Ferrari… Non vraiment, l’Aston c’est le raffinement extrême, la quintessence du grand tourisme ! Bon choix. Le long des allées, des centaines de flambeaux ont été allumés pour guider les convives vers le parvis du château. Des hôtesses nous accueillent. Aiguisées comme des épées dans leurs fourreaux, enfilées dans de longues robes noires, agents doubles en puissance, je reste lucide. Grégoire, moins ! Sur le linteau de la vaste porte d’entrée, les armoiries des Melua, ancienne famille propriétaire du domaine, sont mises en valeur par l’éclairage. Remonter le temps, juste en passant le seuil de l’édifice, plonger dans l’histoire.

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Hors du temps. Nous entrons. Murs de pierre, tentures, plafond à la française. La salle de réception est écrasante de démesure. Je me sens tout petit. Grégoire me donne un coup de coude, je reprends mon sourire avenant, de circonstance, comme il m’a appris à le faire. Ambiance cossue, un pianiste joue en sourdine La mer. Nous nous frayons un chemin au milieu des groupes aux conversations discrètes. Nous sommes dévisagés, ce qui me met très mal à l’aise. Malgré la fraîcheur des lieux, je commence à transpirer. Le nœud papillon sur le col cassé m’étrangle, la chemise amidonnée m’oppresse. J’ai l’impression de porter une carapace étriquée. Gunter avait pourtant un air très satisfait en me regardant partir. J’ai bien vu son coup d’œil à Bruce. Du style : je te l’avais dit ! Mais dit quoi ? Je me le demande encore. De groupe en groupe, « bonsoir, comment allez-vous ? », Grégoire est comme un poisson dans l’eau. Moi, comme un poisson hors de l’eau, je cherche désespérément un peu d’oxygène, mais mon système respiratoire semble inadapté. Il me pousse gentiment vers le fond de la salle. Un extra passe, je tends la main vers la coupe de champagne qu’il porte sur un plateau à bout de bras. Un petit remontant ! — Non ! Merci. Grégoire retire mon bras. — Tu ne peux pas ! me glisse-t-il à l’oreille en me désignant du menton le pupitre installé non loin de nous. La majorité des invités est asiatique. Tenue grand soir pour tous, l’argent se lit sur les visages, sur les étiquettes à travers les costumes. Sensation fugace d’être dans un autre monde, et puis non, après tout c’est le même, pour tous. Vous savez ce qui vient de me passer par la tête ? Si on était tous à poil (bon, c’est sûr, ce n’est pas le

138 Demain ne suffit pas moment !), tous égaux face à mère Nature… Non, finalement oubliez, ce n’est pas une si bonne idée. Elle aura au moins eu le mérite de m’apporter un peu de décontraction. Les gens présents sont guindés, empesés et je les sens fébriles. Qu’attendent-ils ? Ces vins hors d’âge sont-ils si précieux que ça ? Et quand bien même, pourquoi ces airs de conspirateurs ? Le jardin d’hiver remplace La mer dans l’indifférence générale, lorsque tout à coup un bruissement emplit la salle, forçant le piano au silence. À moins que ce ne soit le pianiste qui ait défailli au moment de l’entrée d’Adèle. — Déguster, ce n’est pas boire du vin, mais découvrir des secrets. (1) Ça, c’est une entrée ! Regards captifs des invités, dès ses premiers mots, hypnotisés par les yeux d’un bleu intense, glacial. Je tire sur la manche de Grégoire, discrètement. Une robe à donner chaud à tout un village inuit, un décolleté hallucinant… Qui a coupé la climatisation ? — Lâche ma manche, tu vas froisser le tissu… me glisse-t-il à l’oreille. — Lorsque le destin, en 1999, a ouvert avec violence les portes naturelles qui, au cœur de la roche, protégeaient l’entrée d’anciennes carrières, nous étions loin d’imaginer le trésor qu’elles recelaient… La salle boit ses paroles, on sent monter une invisible pression. Un silence religieux remplace le bourdonnement des conversations. — C’est avec plaisir, mais surtout émotion, que ce soir, devant vous, nous allons révéler la plus incroyable des découvertes. Ce qui n’était qu’un mythe devient réalité, et cette réalité nous voulons la partager avec vous… Longtemps considérée comme une légende, la

(1) Citation de Lalou Bize-Leroy

139 Demain ne suffit pas voici qui s’ouvre enfin à nous… Un murmure parcourt la salle alors que trois bouteilles sont apportées avec des précautions dignes d’un organe en attente de greffe. — La connaissance des rythmes cosmiques essentiels pour le travail du sol, sa régénération, a guidé nos ancêtres sur le chemin de l’alchimie parfaite. Par les soins prodigués à la vigne et à la vinification tout au long du cycle de l’année, ils ont produit le nectar des dieux. La source du renouveau, de la jeunesse… la fontaine de jouvence ! — Qu’est-ce qu’elle raconte ? De quoi parle-t-elle ? — De vin, chuchote Grégoire. — Ce vin extraordinaire a été élevé dans le secret, conservé à travers les âges, réservé aux rois de la Terre et aux dieux de la mythologie. Ne dit-on pas qu’Odin y sacrifia un œil ? Ce vin précieux est arrivé jusqu’à nous. À la fontaine de jouvence, on ne puise pas de l’eau mais du vin. Adèle est debout derrière les bouteilles. Maîtresse de cérémonie, grande prêtresse, gourou. Fascinante, elle magnétise littéralement la salle. Elle savoure visiblement son emprise sur l’auditoire. — Qui d’entre nous n’a jamais rêvé de la jeunesse éternelle ? Le désir d’immortalité est ancré au fond de l’homme, la nature nous l’offre. Je ne serai ce soir que son médium… Devant nous, une silhouette, le sentiment incertain de la connaître… Une vague de chaleur me parcourt de la tête aux pieds : qui a monté le chauffage ? Je balance un coup de coude dans les côtes de Grégoire en pliant les genoux pour m’effacer. — Pas bon du tout. Qu’est-ce qu’elle fait là, cette

140 Demain ne suffit pas folle ? Au premier rang, de dos, hochant la tête à chaque mot d’Adèle. Je le sentais que ça allait foirer ! Il ne faut pas qu’elle me voie. Je me déplace lentement avec la souplesse du gallinacé, la ruse de l’huître et la finesse du cochon sauvage. — Excusez-moi… pardon… Rictus stéréotypé, déplacement furtif, besogneux. Je dois avoir une prédisposition génétique au ridicule. Grégoire me suit des yeux, avant de m’emboîter le pas. — Qu’est-ce que tu fais ? souffle-t-il en me rattrapant dans un angle de la salle, à demi caché derrière une plante verte. — Là, devant, dis-je en pointant la silhouette… la sœur de Marie-Paule Belle… C’est une coll… connaissance. — Qui ? — Premier rang, à droite, en beige. — La petite frisottée, moche ? — C’est bien elle, dis-je en tirant une branche pour me dégager. Le ficus commence à me chatouiller. — Tu n’as qu’à faire comme si tu ne la connaissais pas. — Ça risque d’être difficile. Comment veux-tu qu’elle… ne me reconnaisse pas ? — … comment donner un prix à ce qui est sans commune mesure, à la valeur inégalée de ce qui peut offrir la jeunesse dans un breuvage aussi merveilleux… — Je ne comprends pas ce qu’elle raconte, il s’agit de la mise en vente des bouteilles ? — Oui, mais je pense qu’il y a autre chose. Elle ne parle pas de vin ou… pas uniquement. Certainement une stratégie marketing.

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— … nous avons mandaté pour cela un laboratoire indépendant, chargé des analyses pour authentifier les bouteilles, et bien entendu leur contenu… Quelle ne fut pas notre surprise lorsqu’au-delà de tout ce que nous savions sur ce vin, les œnologues lui ont reconnu non seulement des qualités organoleptiques exceptionnelles, mais surtout des propriétés de conservation totalement incroyables ! Cherchant à comprendre ce qui avait permis ce miracle, des analyses plus poussées ont révélé le plus inattendu des secrets. Nous parlons bien d’irrationnel, de ce que la raison, l’état des connaissances actuelles ne peuvent entendre… — C’est toujours comme ça une soirée de dégustation ? — Inhabituel, se contente de répondre Grégoire qui ne perd pas un mot de l’intervention d’Adèle. Je lui glisse à l’oreille : — Je ne peux pas rester. Je pars. — … ce secret ne pouvait appartenir qu’à l’élite que vous représentez ce soir. Cette soirée restera gravée comme étant celle de votre entrée dans le secret des dieux, dans le secret de la vie, de la jeunesse. Qui d’entre vous, d’entre nous, n’a pas désiré conserver l’ardeur du bel âge, les performances intellectuelles, mais surtout les qualités physiques de ses meilleures années ? Éviter à jamais l’emprise du temps sur nos corps… — Chuttt ! Attends ! Il tient fermement mon bras. Asservi, je suis pendu aux mots d’Adèle qui demeurent un mystère pour moi. Soumis à l’autorité de Grégoire. Plus costaud que moi, je n’insiste pas. — Ce vin possède un pouvoir de régénération sur les cellules… — On y est ! Écoute !

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La curiosité de Grégoire, attisée par le discours d’Adèle, vient de basculer en une excitation palpable. Pour être plus exact, il agrippe si fort mon bras que j’en ai mal. — Je ne comprends rien. — Elle vend bien plus que le château et le vin. Suis-moi. Il m’entraîne, serrant toujours plus fort mon bras. Je me soumets, par la force des choses. Je ne comprends pas, le message était certainement trop subliminal pour moi. Des applaudissements accueillent les dernières paroles d’Adèle. Immédiatement entourée, elle remercie, sourit avec grâce. Le haut de mon corps suivant sous la contrainte le bas, je m’éloigne. Je garde les yeux rivés sur Adèle. Je n’entends pas ce qu’elle dit, mais je me doute du contenu : merci, merci beaucoup… oui, bonsoir, heureuse de vous compter parmi nous ce soir… Ils se pressent, assaillent, assiègent, bousculent… Lorsque je percute une des hôtesses. — Oh ! Excusez-moi. Je bafouille, toujours tiré par Grégoire. — Pardon, désolé… Vous ne vous êtes pas fait mal ? Je viens de renverser le plateau qu’elle portait. Dans un éclat de cristal qui attire l’attention de toute la salle, une douzaine de verres a volé et s’est brisée au sol. C’est dans ces moments-là que le temps varie. Il semble s’arrêter. Comme un train entrant en gare, on sent le ralentissement, on entend les freins, mais on est toujours surpris du soubresaut de l’arrêt final. Je reste stupéfait, objet de tous les regards, de tous les questionnements. Fautif : un gamin en flagrant délit de doigts dans le pot de confiture, atterré, confus, consterné, honteux. Je me trouve stupide, pour changer. Grégoire a lâché mon bras. Il se tient à distance, avec un air de c’est-pas-ma-faute.

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L’hôtesse se confond en excuses, je me baisse en même temps qu’elle pour ramasser les bris de verres. Le nez au sol, je reconnais Mocassins bleus. Le visage aux traits fins, souriant malgré tout, me le confirme. Ça se complique, on dirait ! — Bonsoir. Vous êtes… Je ne termine pas ma phrase, coupé par Grégoire ! Il articule quelque chose d’incompréhensible. Il parle, mais sans le son. Il gesticule tentant de rester discret. Il conserve un sourire mesuré. J’apaise d’un geste de la main les inquiétudes de la salle face à cet impromptu. J’espère ainsi regagner rapidement un semblant d’anonymat. Peine perdue. Un homme que j’identifie comme étant Théophile Despinay se penche à l’oreille d’Adèle. Intérêt, trouble, alerte se lisent imperceptiblement sur son visage. Elle se fraie un chemin au milieu des convives et se dirige vers nous. — Monsieur Reynolds, quel plaisir de vous rencontrer. — … — Nous sommes honorés… — … Grégoire, qui s’est approché doucement, s’interpose en délicatesse. — Madame Despinay, très heureux de faire votre connaissance. Je suis Grégoire Roller, assistant de Monsieur Reynolds en France. Ce disant, il me marche sur le pied jusqu’à ce que je grimace. Pas vraiment le sourire charmeur, plutôt sourire douleur. C’est bon, j’ai compris ! Je prends mon accent le plus américain, comme il me l’a appris ce soir. Parle comme si tu mâchais du chewing-gum. L’essentiel, c’est d’y croire et tout le monde le croira. Les autres te renvoient ce

144 Demain ne suffit pas que tu leur donnes à voir. Sois Reynolds et tu seras Reynolds ! — Bonsoir, merci de nous accueillir dans ce lieu somptueux. — C’est moi qui vous remercie. Quelle plus grande reconnaissance peut espérer un vignoble aujourd’hui que la venue du célèbre Bob Reynolds pour une dégusta- tion ? Au loin, la musique jazzy a repris en sourdine. Adèle tourne le dos à un visage interloqué qui reste avec un plateau couvert de coupes brisées à la main. — Monsieur Reynolds, si vous le permettez, je souhaiterais vous présenter mon frère ainsi que nos hôtes venus de Chine. Se retournant vivement pour gagner le devant de la scène, elle bute dans le plateau de bris de verres. — Enfin, mademoiselle ! Allez, qu’attendez-vous pour reprendre le service ? houspille-t-elle. — Je suis confus, c’est moi qui ai bousculé mademoi- selle tout à l’heure. Elle n’est en rien responsable. — C’est elle qui doit être confuse ! Veuillez présenter des excuses et repartir en cuisine, poursuit Adèle d’un ton sec. — Je vous prie de bien vouloir m’excuser, Monsieur, murmure la jeune femme docile, avec un tremblement de colère dans la voix face à l’injustice. — C’est moi qui suis vraiment désolé… Sourire affligé, réconfortant, je ne cautionne pas l’arrogance dédaigneuse. Grégoire me pousse, il suit Adèle. Présentation à Théophile Despinay. Caricature du minet bordelais : chemise Ralph Lauren, pantalon à pinces, mocassins Sébago. Il est en grande conversation avec un de ses congénères : chemise

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Ralph Lauren, pantalon à pinces, mocassins Sébago… — J’ai déchiré la voaale de mon caata cet été sur le Bassssin… — Théo, laisse-moi te présenter Bob Reynolds, coupe Adèle. Il me toise, détaillant chaque parcelle de ma personne comme lors d’une revue militaire, puis semble se détendre. Ouf, premier examen passé. Sois Reynolds, et tu seras Reynolds. Sois comme eux et tu entreras dans leur monde. Il va être difficile d’être aussi arrogant que ces deux-là. Je rends à Théo son regard scrutateur. — Monsieur Despinay… Bonsoir. — Monsieur Reynolds, j’ai lu certains de vos com- mentaires de dégustation. Quel honneur de vous recevoir dans notre modeste demeure ce soir. — Tout le plaisir est pour moi. Il se fout de moi ? Moooodeste demeure… Je note l’œillade assassine qu’Adèle lui jette alors qu’il nous tourne déjà le dos pour poursuivre son histoire de caaata… Le groupe très bruyant que nous approchons est composé d’Asiatiques. Ils semblent avoir oublié les conseils de consommation modérée de ce qui emplit leurs verres. Leurs gestes sont empreints d’une sorte de lenteur accélérée, je vous assure que cet effet est difficilement explicable. Sourires béats, équilibres précaires, fous rires… Kim, stoïque, se retourne à notre approche. — Messieurs, voici Bob Reynolds. Vous connaissez sans doute ce grand dégustateur et son influence sur le cours mondial des vins. Il est ici ce soir pour une dégustation, pour vous ! Kim traduit pour le groupe qui cesse de se balancer

146 Demain ne suffit pas immédiatement comme une colonie de culbutos. Intérêt éveillé ! — Monsieur Wong Lop Kong et ses associés seront très certainement les futurs propriétaires de la cave de Melua, me chuchote Adèle sur le ton de la confidence. — J’ai entendu dire que le domaine était en vente. — Le domaine, non ! Pas exactement, seule la cave d’exception sera vendue. Ces vins sont extraordinaires, nous ne savons pas encore s’ils ont acquis les propriétés rajeunissantes au cours de leur vieillissement ou s’ils ont été élevés avec une méthode particulière. Ces messieurs, leur poids financier est énorme, projettent de déplacer la cave tout entière. Les murs, les bouteilles, jusqu’au sol qui sera creusé sur deux mètres… — Ils veulent tout emmener ? Ils emportent un trou en Chine ? — Oui. C’est une lubie, je vous l’accorde. Nous avions uniquement mis les bouteilles en vente, ils désirent la cave. Leur proposition est en passe de nous convaincre… mais nous avons d’autres sollicitations. Un rire convenu, imbu, supérieur, ponctue cette dernière phrase. — Qu’entendiez-vous tout à l’heure par « rajeunis- santes » ? Al, tu te lâches ! — Imaginez… Dix ans de moins en à peine un mois ! La force, la vigueur instantanément. Pas de chirurgie esthétique, pas de pilule bleue miracle, juste un verre de vin chaque jour ! Mais les quantités sont comptées, il faudra donc que la proposition soit à la hauteur. Je reste sans voix, est-ce possible ? Grégoire, qui suit notre conversation sans déroger à son statut d’assistant, marque lui aussi un certain étonnement. La frénésie

147 Demain ne suffit pas gagne les culbutos, lorsqu’Adèle est sollicitée par Kim en grande discussion avec Wong Lop Kong. Fini le mal de mer dans la houle légère des effluves de vin, je sens monter la tempête. Adèle semble gênée, pour ne pas dire paniquée. L’interprète ne sait plus où donner de la tête. Wong Lop Kong hurle plus qu’il ne parle. Il fulmine. La menace se devine dans son œil aiguisé, injecté de… Euh… là, c’est moi qu’il regarde en serrant les poings et vociférant. Je ne comprends pas un mot de ce qui s’échange entre lui et Adèle, mais c’est sans ambiguïté sur la forme ! Il est en colère, et je suis l’objet de son courroux. Elle me dévisage. Qu’est-ce que j’ai encore fait ? Qu’est-ce que je vais faire maintenant ? Grégoire ? Grégoire, qu’est-ce qu’on fait ? Grégoire où es-tu ? GREGOIRE ! Grégoire a entrepris mocassins bleus, ils discutent de manière anodine à quelques mètres. Quel bazar ! Adèle approche, elle se dirige vers… Je me retourne. Personne derrière ! Vers… moi, donc. Accélération cardiaque, souffle, respire. Je glisse la main dans ma poche, l’air occupé. Je sens le sang battre dans mes tempes, je baisse les yeux. Ma gorge se serre. Je suis perdu. Le malaise monte et je ne me crois pas capable d’y résister. Les gouttes de transpiration coulent le long de mon dos. Pas de panique. Pas de panique. Trop tard ! Mes jambes sont en train de céder. ALtercation

Altercation au sein du groupe. La tension monte. Théophile s’insinue dans la discussion. Houleux. Ce jeune blanc-bec hausse le ton, du pointu au suraigu, devant Kim qui désespère de devoir servir de relais colérique du chinois au français, et du français au chinois. Entre le modeste industriel, parvenu boursouflé de colère, et le petit arrogant, ancien riche, prétentieux. Un cran de plus et je crains de voir sortir une arme de la poche d’un des pingouins. Ce qui calmerait sérieusement Théo… Ils sont sur le qui-vive. L’agitation est telle que les autres convives font silence ne perdant pas une goutte de la nouvelle attraction de la soirée. Adèle m’attrape par le bras. Je me sens défaillir. Elle m’entraîne en direction de l’avant-scène. C’est le pire moment du pire jour du pire week-end de ma vie. C’est le plus bel instant du plus beau jour du plus beau week-end de ma vie : Adèle me tient par le bras. — Venez, la dégustation est prête. Nous allons présenter les vins. Diversion. Devant moi, la table. Dessus, une nappe sur laquelle trônent des bouteilles, des verres, un seau. Et face à moi,

149 Demain ne suffit pas des dizaines de paires d’yeux : des ronds, des grands, des petits, des yeux de biche, des bridés, beaucoup d’yeux bridés, des yeux enfoncés, globuleux, en amande, doux, des yeux de vipère… Les yeux de Martine. C’est le pire moment de la soirée du pire jour du pire week-end de ma vie. Je vais vomir ! Adèle m’attend derrière la table devant la salle comble. Je suis planté là, incapable de bouger d’un millimètre. Du grand Alfred ! Je me retrouve quarante ans plus tôt, cours d’art dramatique. « Regarde le public, a dit Grégoire, ils sont tes alliés, ils boiront tes paroles à la simple évocation de ton nom. Ta parole est d’or. Tu es Bob Reynolds ! » Je suis Bob Reynolds. Je suis Bob Reynolds. Je suis Bob. Je suis Alfred Reynolds… Je suis… paniqué ! J’observe du coin de l’œil les invités qui reportent les uns après les autres leur attention vers nous, laissant choir leurs commentaires au profit d’un silence embarrassant. Je cherche du regard Grégoire pour me rassurer. Les bouteilles deviennent floues. J’enfonce mes poings au plus profond de mes poches pour éviter de sentir mes mains trembler. Tout mon corps est crispé, épaules de bois, cou raidi, nuque douloureuse, visage contracté, gorge nouée. Je me focalise sur la grimace de Martine. M’a-t-elle reconnu ? Je n’y parviendrai jamais. Et pourquoi est-ce que je fais ça ? Comment en suis-je arrivé là ? C’est idiot. Je m’en vais. De la pensée à l’action... Je reste en mode indécision. Incapable. J’en suis incapable. Je suis fiché dans le sol. Fichue soirée. J’entends, sans en saisir la teneur, les mots d’Adèle qui introduit Bob

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Reynolds. C’est donc moi, mais je ne comprends pas qu’il s’agit de moi. Applaudissements. Je me retourne. Personne n’est arrivé. Adèle m’incite d’un signe de tête complice, d’un sourire doucereux. Pas désagréable cette sensation d’être reconnu. Appui que j’attendais, je me retourne de nouveau : Grégoire est juste derrière moi. Elle présente maintenant les vins qui seront dégustés. Bien évidemment, pas ceux de la cave aux millésimes rares (et aux propriétés ésotérico-esthético-médicinales), objets de la négociation avec nos amis du continent asiatique. Mais pour aujourd’hui, et pour occuper les esprits, la dégustation débutera par les vins de garde de Roque de Melua. Nouveaux applaudissements, elle s’efface. Théophile s’avance et prend un premier verre. Il sert, me le tend, se sert, attend. Silence. Inconfortable silence. Adèle et Grégoire sont servis à leur tour. Gorge sèche, bouffée de chaleur, il ne manquerait plus que je bégaie ou que je m’évanouisse. Toujours ces yeux rivés sur moi. Je veux m’enfuir. Bon, maintenant ça suffit ! Reprends-toi ! Tu t’y es mis tout seul ! Regarde autour de toi, que risques-tu ? Ils m’impressionnent, ils me font peur, je suis nul. Lâche du lest. Aie confiance. Pense positif. Repense à hier soir. J’ai la nausée. Mauvaise idée, oublie hier soir. Je ne connais rien au vin, je n’en bois jamais. Ce n’est pas l’initiation de Grégoire, cet après-midi dans la cuisine de Bruce, qui suffira à faire de moi Bob Reynolds. Tu vas y arriver. Pense à une situation dans laquelle tu t’es trouvé à l’aise, une situation plaisante dans laquelle tu t’es senti physiquement bien. À poil sur la moquette… C’est ça ! Détendu, calme et mentale- ment fort. Tu es fort. Et à poil sur la moquette si tu veux !

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Je respire. Fini le cas pathologique. Coup d’œil à Grégoire qui a déjà porté son verre au niveau de ses yeux pour apprécier la robe. In vino veritas. À moi ! Je penche le mien que je tiens par le pied, je le lève. Il y a des techniques de dégustation, des goûts à reconnaître, des calibrages à trouver dans les sens, dans les saveurs. Les mots de Grégoire me reviennent : « dans cet exercice, recherche avant toute chose les sensations de plaisir, le sentiment que t’inspire le vin. Chacun est capable d’exprimer ce qu’il aime ou n’aime pas, ce qu’il ressent, ce qu’évoque un vin, en puisant dans sa mémoire. » Ça, je le comprends, je me souviens de l’émotion éveillée par la bouteille. Une teinte, une perception, un sentiment, un goût, un souvenir, plaisir... — Ce vin est féminité. C’est ma voix qui vient de s’élever, haute et claire devant tous. Je peux le faire. Un regard vers Grégoire, un signe d’acquiescement, un encouragement. — Mystérieux et énergique, le rouge éclate, intense, profond. Ma gorge bloque, s’arrête. Pas un trou de mémoire. Non, je sais qu’il me faut maintenant chercher dans les odeurs la première impression, la légèreté des premiers arômes. Mais j’ai épuisé mes forces dans la résistance au trac qui me submerge. Le cristal au bout des doigts, je change de position, renfonce ma main libre dans ma poche, respire, tente l’apaisement par la concentra- tion sur les conseils donnés par Grégoire. Je porte le verre à mon visage tranquillement, sans agitation. Vérification : Grégoire anticipe et me guide comme un chef d’orchestre, au doigt et à l’œil, faisant tournoyer

152 Demain ne suffit pas légèrement le vin dans le verre. J’y suis, je me souviens, je plonge mon nez…

Quelle merde ! Le bouquet n’est ni floral, ni végétal, ni épicé, ni animal, il n’entre dans aucune des familles que Grégoire m’a obligé à apprendre dans l’urgence. C’est éventé, comme un courant d’air dans une vieille maison poussiéreuse, c’est désagréable, métallique, terreux… Je ne peux décemment pas affirmer une chose pareille ! Du regard, je supplie Grégoire de venir à mon aide. Adèle et Théophile ne bronchent pas, ils attendent, fixés sur ma bouche. « Toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire », assurait ma grand-mère, devise s’appliquant uniquement aux autres à n’en pas douter. Moi je trouve que toutes les vérités ne sont pas bonnes à entendre. Et je me demande, à cet instant, comment dire sans dire, tout en disant pour laisser entendre. Alors, je laisse entendre le silence. Respiration bloquée, une bonne raison s’il en faut. Fonctions intellectuelles ralenties, connexion limitée ou inexistante. Des fourmil- lements dans les pieds, les jambes douloureuses, l’estomac noué, je ferme les yeux. Ma nuque serrée dans un étau une fois de plus. Je suis sur le point de céder au malaise lorsqu’une main posée sur mon épaule me raccroche à la réalité. Grégoire se place à mon côté arborant un sourire assuré. Il joue le jeu de la complicité. Pour ceux qui nous observent, c’est un duo bien rodé, deux connais- seurs qui échangent d’un simple regard un avis, évident. Une ample respiration apporte un peu d’oxygène à mon cerveau, mes idées se recalent, la connexion est rétablie. Rétablie sur un dilemme terrible. Je ne suis pas plus

153 Demain ne suffit pas avancé. Adèle, cette soirée, et moi. Moi, mes peurs maladives, mes angoisses, mes manies, mon apparence improbable, ma mort, cette fichue soirée et Adèle. Grégoire me fait signe, je comprends qu’il a compris. Il porte son verre à ses lèvres, évalue d’un roulement de gorgée, aspire un peu d’air. Je prends modèle, ralentis- sant mes gestes, avant de prendre une attitude des plus inspirées. Je gagne du temps. Champion toutes catégories de l’étirement temporel : Alfred. Le dilemme s’amplifie dans le passage en bouche. Savoir dire j’aime, je n’aime pas… trouver les mots pour l’exprimer. Je n’aime pas ! Agressif, nerveux, le nez de champignons, de sous-bois, de poussière s’efface pour laisser une impression métallique et finir sur une absence frustrante. Inexistant en fin de bouche. Désastreux. Je me tourne vers Grégoire. Il cache avec peine son étonnement. Désagréable surprise. Crachoir ! Improvisons. Ce soir, tout est artifice. Je ne suis plus à une imposture près, mystifions donc puisque plus rien n’est à perdre. Un visage amical, au-dessus d’un plateau de service, me sourit. Un simple sourire heureux, confiant, et je me sens immédiatement bien. Le reste disparaît dans ses yeux. Nous ne sommes plus que deux. — Mystérieux et énergique, le rouge éclate, intense, profond. Rubis, grenat soutenu, lèvres mordues dans lesquelles on a hâte de plonger. La robe brillante attire l’œil, se fait tentation. L’approche apporte la finesse des arômes, l’élégance des fragrances complexes qui suscitent l’envie, la curiosité. Fruits rouges gourmands, cerise, cassis, framboise… Le charme opère, mélodie captivante, les mots trompent

154 Demain ne suffit pas les spectateurs. Je prends plaisir à tenir mon auditoire. Par vague, il me renvoie une incitation à poursuivre. Je suis plongé dans la contemplation du visage charmant. Je ne sais ce qui me pousse, ce qui me porte à dépasser tout ce qui m’entrave d’habitude. Je me laisse aller avec enthousiasme, j’en oublie les gens autour de moi, le vin perd sa réalité quelconque. Des mots, de simples mots et le fantasme prend corps. De ce liquide dans le verre que je tends naît une identité. Les mots. Les mots souvent refusés, retenus, dont l’usage m’est si difficile, viennent à moi. Une féminité se dessine. Je m’emballe ? Non, je découvre. Je n’ai plus honte. C’est moi que je domine. C’est moi que j’oublie. C’est moi qui éclos en même temps que je donne vie à l’illusion. Grégoire est stupéfait. Adèle et Théophile sont satisfaits. De la salle, je perçois des signes d’acquies- cement, quelques hochements de tête entendus, des mimiques d’approbation, des encouragements muets. Je m’amuse intérieurement de tant d’hypocrisie. Je joue une comédie qui convient à tous, je suis ce qu’ils attendent, j’ai le monopole de la pensée ce soir. Ils pensent comme moi. Pourquoi ? Un nom suffirait-il à faire de moi l’infaillible connaisseur des vins ? Le faiseur de crus ? Le destructeur de vignoble ? À quoi tient mon pouvoir à l’instant présent ? À ce qu’ils croient. À ce que je sens qu’ils croient. Ma force nouvelle est dans l’image qu’ils ont de ce que je suis. Je suis Alfred, ai-je envie de hurler avec une ardeur inconnue. ALFRED ! J’ai vaincu l’inconfort des regards sur moi, de la prise de parole en public. Adieu, mon pauvre moi. Je ne rechuterai pas. Ma vie commence peut-être tard, mais elle m’appartient pour quelques heures du moins.

155 Demain ne suffit pas

— … C’est un vin d’une maturité flamboyante qui a su conserver la force et la vigueur de sa jeunesse. Il nous tiendra les mêmes promesses dans de nombreuses années encore. Toujours ses yeux posés sur moi, ce sourire apaisant. Je me tourne alors vers Adèle et Théophile, verre tendu. — À n’en pas douter, vous avez percé le secret des dieux. L’essence de la vie, de la terre de Roque de Melua, est dans ce vin. Des applaudissements marqués. Théophile prend le devant de la scène alors que Grégoire me fait signe. Adèle. Adèle est toujours derrière moi. Elle sourit, mais ce n’est que façade. C’est un moment cruel, celui où se brisent mes illusions. Son visage est sec. Sa beauté froide et distante. Son sourire ne m’est pas destiné, il n’est d’ailleurs pour personne. Il n’est qu’un élément de l’icône de la femme superbe qu’elle veut paraître. Miroir, mon beau miroir, dis-moi qui est la plus belle ? Lorsqu’on est riche, belle, on est forcément souriante. C’est glacé comme une photo de magazine people. Une grimace vampire, exploiteuse, transparente. Un masque. La fascination qui me tenait jusqu’alors vient de laisser place à une totale indifférence. Au milieu des conversa- tions qui m’entourent, je perçois quelques mots de Théophile qui s’adresse à l’assemblée. — Merci, merci à Bob Reynolds. Sa clairvoyance sans limites confirme l’exception de Roque de Melua et l’ouverture d’un nouvel âge d’or de notre domaine. Au-delà du vin, nous trouvons ici le secret, le mystère impénétrable qui nous réunit ce soir. Je voudrais reprendre en conclusion les paroles de Bob : « … au-delà de la terre, du soleil, de la nature et de la vie, au-delà

156 Demain ne suffit pas de l’alchimie qui crée le vin sous la main des vignerons, se trouve le plus grand secret, celui de la naissance de l’âme du vin, celle-là même qui inspire l’homme. Qui lui redonne sa jeunesse ! » J’ai dit ça, moi ? Bob, mon ami, merci ! Je rêve, il a la larme à l’œil, comédie ! Merci de l’intérêt que tu portes à ce château. Il est à toi ! Théophile dans un élan, déplacé, m’attire à lui et me serre dans ses bras. Je frémis de dégoût ! Et dans la salle, le silence de l’instant chargé d’émotion se transforme en nouveaux applaudissements. Kim traduit. Les Chinois se referment sur eux-mêmes. Mon téléphone vibre au fond de ma poche. Théophile me lâche aussi promptement qu’il m’a étreint. Il me sourit de ce même sourire insipide, spécialité familiale. Grégoire, avec un air de conspirateur, m’intime de le suivre d’un coup d’œil. Instinctivement (mon côté animal), je me retourne. Je cherche à accrocher une dernière fois le regard qui m’a porté… Je cherche, en vain. Nous quittons l’agitation de la réception par une porte dérobée juste derrière nous.

ALignées

Alignées, les ombres nous observent. Nous venons de pénétrer dans une pièce étrange dont les hautes ouvertures donnent sur le parc. Lueurs vacillantes des torches, spectres inquiétants des arbres nus, rien d’engageant. Le peu de mobilier qui l’occupe laisse imaginer la splendeur d’un passé révolu. Les tapis élimés gardent la trace des meubles disparus, les murs portent les stigmates des tableaux décrochés. Retirés. De revers de fortune en insuccès, les générations se suivent et ne se ressemblent pas. Destin familial. Les rideaux défraîchis cachent à peine les lézardes qui courent le long des murs et les fenêtres branlantes. Il y fait froid. L’éclairage indirect apporté par des lampes sur pied confère au lieu une ambiance fantasmagorique. Alignées, immobiles comme des sarcophages au musée, des silhouettes semblent monter la garde : des ombres de bouteilles munies d’entonnoirs, posées sur la table immense. — Qu’est-ce que c’est ? — Je l’ignore, répond Grégoire curieux, en approchant. Il en soulève une. — Roque de Melua. Il la retourne, jauge, évalue, cherche dans l’étiquette

159 Demain ne suffit pas ce que le verre cache. — Peut-être du vin qui va être servi ce soir. Tu sais que tu m’as épaté tout à l’heure, tu as joué ça finement, à la perfection. — À un détail près, je n’ai pas aimé ce vin. J’étais pris au dépourvu, j’ai inventé. Je ne pouvais pas… Tu comprends ? Il aurait été mal venu de… alors qu’on… Grégoire part d’un éclat de rire. — Il t’arrive de finir une phrase ? J’ai l’air contrit de celui qui a mis les pieds dans le crottin. — Je suis d’accord avec toi, quelque chose cloche. Ce n’est pas le vin auquel je m’attendais. Il peut s’agir d’une exception. Pourtant, pour une dégustation de cette importance, tu apportes une attention particulière à ce que tu sers. Ce vin n’était pas de son âge, c’était inquali- fiable. Mais toi ! Toi, tu as été phénoménal, inspiré ! Où es-tu allé chercher tout ça ? Même Théophile s’y est laissé prendre, tu as vu ? Et la tête des autres Chinois, ils étaient bouches bées. Ah ! Tu les as échauffés… Des voix, au même moment, nous font sursauter. Voix féminines, sans équivoque, du moins pour moi. Adèle et Martine sont en train de s’accrocher furieuse- ment en entrant dans la pièce. Je tire Grégoire dans un recoin sombre. — Votre vin est imbuvable ! Qu’y puis-je ? Je n’ai jamais prétendu faire d’une piquette un grand cru, assène Martine. Ses hurlements se veulent feutrés, mais sa discrétion teintée d’une colère bien perceptible claironne dans cette vaste pièce. Adèle ne paraît nullement effrayée. J’admire la façon retenue qu’elle a de poser une réponse calme

160 Demain ne suffit pas mais ferme. Moi, je suis habitué aux crises de la naine baba cool et, chose étonnante, il semble même que je sois maintenant vacciné contre son irascibilité. J’observe sans émoi une scène qui, il y a une semaine à peine, m’aurait poussé à adopter la stratégie de l’autruche, la tête sous le tapis ! — Et cet imbécile de Bob Reynolds. Un instant, il m’a fait penser à quelqu’un que je connais, mais qui serait incapable d’une telle performance ! Combien l’avez-vous payé pour qu’il fasse un commentaire aussi éloigné de la réalité ? poursuit Martine avec hargne. — Vous n’y entendez rien ! Le vin de Roque de Melua n’est pas une piquette ! Vous deviez lui permettre de vieillir instantanément avec votre système ! Nous vous rémunérons au prix fort, dois-je vous le rappeler ? Le ton est sec, hautain, aiguisé comme le dard d’une guêpe. — Un procédé révolutionnaire d’électrisation d’un vin jeune pour en faire un bon vin vieux, voilà ce que je propose. Si le vin n’est pas de qualité jeune, il ne le sera pas plus vieux : c’est la faute du vigneron, non la mienne. Acerbe. Martine monte sur ses ergots. Je tremble pour Adèle. Je connais bien la marque qui précède la confrontation physique chez cette harpie, elle se prépare à la dévasta- tion. Ses narines palpitent et mangent son visage, repoussant en arrière sa bouche de dizaines de plis serrés, engloutissant ses yeux dans un mille-feuille de paupières ridées. Ses cheveux se hérissent en touffe. Je vois poindre, derrière la langue fourchue, les crocs prêts à mordre. — Votre soi-disant procédé est une escroquerie, vous n’aurez pas un sou ! Vous m’entendez ? Je ne vous

161 Demain ne suffit pas donnerai rien ! tonne Adèle. — Je ne pense pas qu’il soit dans votre intérêt de vous passer de moi. Cette soirée de mascarade ne réussira pas à sauver le château. Il vous faut conclure avec vos nouveaux amis venus d’Asie. Quelques bouteilles poussiéreuses n’y suffiront pas ! Vous ne pouvez pas faire sans moi, et au prix de mes services s’ajoute maintenant celui de mon silence. 50 000 de plus ou je révèle votre supercherie, là, tout de suite, devant tous. Avec une tête de moins qu’elle, Martine s’est approchée d’Adèle. Se hissant sur la pointe des pieds, elle agresse, elle tente d’impressionner. Adèle ne bronche pas, elle toise. Inattendu. Un mouvement vif, une gifle cinglante, un claquement sec, Martine recule. Un point pour Adèle. Grégoire jubile, ça chauffe ! Adèle rentre dedans, elle avance, volontaire, décidée à en découdre. Avec une force assurée, ses gestes sont pondérés. Elle dresse sa main de nouveau face à Martine, doigt pointé. — Rien, vous m’entendez, vous n’aurez rien ! Vous ne m’impressionnez pas ! Les veines de son cou sont légèrement gonflées, sa violence est contenue. Mademoiselle Despinay ne se bat pas comme une chiffonnière, elle ne s’abaissera pas au pugilat, à l’immense désespoir de Grégoire qui trouve le spectacle divertissant et attend impatiemment la suite des événements. Mademoiselle Despinay monte sur ses grands chevaux, menace d’un regard froid. Une petite marque entre ses sourcils dénote un état de stress, une tension. — Vous ne savez pas ce dont nous sommes capables. Je vous conseille de tenir votre langue si vous ne voulez pas qu’elle vous soit tranchée.

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Passée la surprise, Martine reste à distance raisonnable d’Adèle. Elle s’oppose, lentement détache ses mots. Fureur, vexation, haine… Ah ! Les femmes ! D’un mouvement vers Adèle, elle la fait reculer à son tour, menaçant de son index le décolleté (absolument faramineux) de son adversaire. — Vous… n’êtes… qu’une… petite CONNE de parvenue ! Qui a une tête de plus que toi, mais c’est un détail ! Grégoire pouffe. — Quelle naïve ! Vous pensez pouvoir tout vous permettre ? Vous allez remballer vos menaces, poursuit Martine. Elle appuie maintenant des deux mains sur Adèle et la bouscule pour la repousser un peu plus encore, l’acculant à la porte. — C’est à vous de vous soumettre à mes conditions ou je ferai un tel scandale que votre famille, votre domaine, votre vin minable seront définitivement anéantis. Samedi 5 décembre 2009. Martine, Adèle Despinay. 21 h 06, sujet : différend concernant une proposition commerciale et la qualité des vins de Roque de Melua. C’est alors que la voix de Théophile se fait entendre, forte et claire derrière la porte qu’il ouvre violemment, envoyant un coup magistral dans le dos de sa sœur qui se retrouve projetée dans les bras de Martine. — Où sont-ils ? Où sont Reynolds et son assistant ? hurle-t-il. Le ton employé nous amène immédiatement à perdre quelques centimètres pour tenter de nous cacher un peu plus. — Des bouffons, nous avons été bernés par des bouffons !

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Regarde, dit-il à Adèle en lui tendant une revue spéciali- sée… Bob Reynolds ! — Mais… Bob Reynolds est noir !? Je me tourne vers Grégoire. Sourcils froncés. Comment as-tu pu faire une gaffe pareille ?Oh ! Non ! Tu le savais ! Pas besoin d’explication, ta figure de cocker neurasthénique parle pour toi ! Tu savais et tu as joué ! Sourcils froncés, deuxième phase, je ne respire pas, mais commente à coups de naseaux ! — Les Chinois sont furieux ! Trouvez-moi ces deux clowns qu’on tire ça au clair. Je les veux ici et maintenant ! beugle-t-il. Ça se corse, si j’ai bien toutes mes facultés mentales : les Chinois, dont on connaît la réputation en affaires… pensent (et ils n’ont pas tort après ce que nous venons d’entendre !) que la famille Despinay tente de les escroquer. Mais, et c’est nettement moins agréable, ils croient aussi que nous sommes de mèche avec eux. Ça sent l’embrouille, tout est faux ce soir, je suis le roi de la falsification. Flash maman : « Il n’y a rien de pire que le mensonge, ALLLLLFRED ! Et une mère sait tout ! » Nous avons donc, contre nous, les deux parties en présence. J’ai envie d’aller aux toilettes. C’est bien le moment. Adèle et Martine réagissent comme les mêmes pôles de deux aimants : répulsion réciproque immédiate ! Inondation des aisselles, ruissellement dorsal, coulures frontales… Je transpire, je me liquéfie de peur. Je tente de cesser de respirer pour disparaître définitivement quand un acolyte de Théophile appuie sur l’interrupteur : il éclaire la pièce découvrant les artistes au milieu de la piste ! Ça se complique !

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Sans réfléchir, je me lève d’un bond. Grégoire prend la tangente, enfin, la porte qui est derrière nous, en courant. Je le suis. Couloir aux tommettes cirées, porte de droite : elle résiste. Portraits des ancêtres à l’œil sérieux : pas le temps de m’attarder, mais je sens bien que leur regard est désapprobateur. Porte de gauche : fermée. J’insiste, non. Toujours fermée ! Je persiste. James, lui, l’aurait trouvée ouverte. Une évidence, je ne suis pas lui. Seule issue, la fenêtre au bout du corridor. Une pensée rapide, nous sommes au rez-de-jardin. Ouverture, saut ! Ne me demandez pas comment j’ai fait, je n’en reviens pas moi-même, mais je l’ai fait. — Cours, Alfred ! Cours ! Celle-là, on l’a déjà faite avant moi. Le médecin m’a dit : calme, pas d’émotions, pas d’efforts. On voit bien qu’il n’a jamais été confronté à une bande de BCBG tout droit sortis d’une soirée rallye et un gang de mafieux chinois armés jusqu’au slip ! Nous nous enfonçons dans le gravier crissant de l’allée du château. Avez-vous déjà tenté une course sur ces petits cailloux ? Non ? Je vous le déconseille, c’est très, très inconfortable. Comme chausser du 37 et courir avec des bottes pointure 44. Ça non plus, vous ne connaissez pas ? Derrière nous, j’entends les voix de nos poursui- vants ; devant nous, j’entrevois, jambes écartées et veste ouverte, les gardes du corps de Wong Lop Kong. Changement de direction, nous descendons le long d’un chemin pierreux au milieu des premières parcelles de vigne qui jouxtent le parc du château. — Cours, Alfred ! Cours ! hurle Grégoire en panique totale. Je cours, Grégoire ! Je cours ! Je suis essoufflé, j’ai envie de

165 Demain ne suffit pas vomir tellement j’ai la trouille. Il fait un froid glacial et le vent souffle de plus en plus fort. Mais je cours, toujours derrière Grégoire qui fonce devant moi. Où va-t-on ? — Édouard, Eudes, chopez-moi ces deux guignols ! rugit Théophile à nos trousses. Voilà, c’est foiré ! Juste devant nous se tiennent deux minets gonflés aux milkshakes, mais avec des clubs de golf dans les mains et l’intention d’en user à notre encontre. Là-dessus, aucun doute. Technique de l’autruche ? Impossible ici. De la mangouste ? Impossible. Le coup du bonobo ? Oubliez ça. Vous ne connaissez pas les bonobos ? Ce sont de lointains cousins qui règlent les conflits en… Ce n’est pas le moment pour une dissertation naturaliste au sujet des bonobos. Je lève les bras. Grégoire m’imite. Nous stoppons notre course. Un regard déconfit signe notre capitulation. — C’est bon, c’est bon, on ne bouge plus. Je ne suis pas fier. Désolé, Moneypenny, je ne suis pas à la hauteur ! Nous sommes immédiatement entourés d’une dizaine de Théophile. Sincèrement, au milieu de la bousculade, tous en tenue de soirée sombre, dans la nuit noire, ils ont sinistre figure, et tous la même.

Escortés jusqu’au château. Enfermés dans un bureau. Je me demande si mon cœur bat à tout rompre en raison de la course ou à cause de la peur qui me tient. Des portes claquent. Des voix résonnent dans le corridor, puis s’éloignent. Plus rien. Je reprends souffle. Avec une vigilance accrue, les sens éveillés, l’oreille en alerte, l’œil sur le qui-vive, je reste en attente.

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— Théophile n’y était pas ! me chuchote Grégoire avec un air de conspirateur. — Que dis-tu ? — Je te dis que Théophile n’était pas là. Il a été emmené par deux Chinois, je l’ai vu au fond du parc lorsqu’ils nous ont ramenés ici. — On est mal, Grégoire, dans quel guêpier on s’est fourrés ? Je ne la sens pas, mais pas du tout, cette fin de soirée. — Il n’y a pas de problème, il n’y a que des solutions, Alfred ! Winner, winner, winner ! On est des winners !!! Il est vraiment très con, aussi con que je le pensais ! Qu’est-ce que je fous là ? Moi, je trouve ça tonifiant cette petite course dans le froid glacial ! Je suis fatigué, humide de transpiration, gelé… Enfermé dans ce bureau, redoutant d’être passé à tabac, torturé peut-être. Ah ! parce que toi, tu restes là, à attendre ? Moi, je tenterais de me sortir de ce merdier. Bouge ! La porte est fermée, j’ai bien entendu la clé dans la serrure et il y a des barreaux à la fenêtre, à quoi bon ? Mais à tout ! Tu n’as rien à perdre ! C’est vrai qu’au point où j’en suis... Mourir ici, maintenant ou plus tard, dans une ambulance ou pire, sur un lit d’hôpital ! Allez ! Oui, mourir, je me suis fait à l’idée que ce serait bientôt, mais avant d’en arriver là, je ne voudrais pas souffrir. C’est un détail, mais qui a son importance. Mais qui te parle de mourir, de souffrir ? Je te parle de fuir ! Fuir ? Fuir ? C’est le moment ou jamais, il est temps de révéler ma personnalité exceptionnelle. Palme d’or du festival de la fin d’année dans la catégorie « fin d’année pourrie », les nominés sont : Grégoire pour «Mon pote, ce héros» et Al-007-fred pour «On ne vit que deux fois !» And the winner is…

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Winner, winner, winner ! On est des winners !!! Grégoire s’est levé, il furète de tous côtés, il visite, il inspecte, il explore. Il cherche LA solution. Une plante verte qui n’a pas vu un arrosoir depuis plusieurs semaines, un bureau, une chaise. Il colle son oreille à la porte. Un meuble à rouleaux, une bibliothèque aux étagères à demi vidées, des traces de doigts dans la poussière, une toile d’araignée. Je me poste à proximité de la fenêtre : dehors, nuit noire. RAS. Un guéridon bancal, un tapis mité, une tache d’humidité au milieu du mur défraîchi, l’araignée, un renard empaillé borgne, un fauteuil style américain pivotant. Je m’y assieds. J’ouvre le premier tiroir du bureau. Trombones, épingles, un rouleau de scotch jauni gondolé, un stylo Bic vidé de son encre, un capuchon de stylo Bic mordillé, une gomme rose et bleue, un crayon à papier HB nº 2, une tache d’encre. Deuxième tiroir, papier. Troisième tiroir, un frontignan vide. Je le renifle, il a été plein. Grégoire me regarde. Le fauteuil… basculant aussi ! — Tu fais quoi ? me demande-t-il. — Je cherche une idée. — Il faut qu’on sorte d’ici. — Ça ! C’est une idée… — La porte est fermée. La fenêtre condamnée. — C’est donc une idée qui tombe à l’eau. — On peut chercher une porte dérobée, un passage secret, une trappe à ouverture codée, un tunnel sous le plancher… tente Grégoire, dans un effort de dérision. — Que les gentils arrivent en hélico pour nous sauver… ou… qu’on vienne nous ouvrir ! dis-je alors qu’un bruit de serrure se fait entendre. Grégoire se précipite derrière la porte. Il a attrapé au

168 Demain ne suffit pas passage le renard empaillé et brandit par la queue l’animal qui s’est détaché de son socle. Bras levés au-dessus de la tête, il s’apprête à frapper. Je reste en diversion, nonchalamment renversé dans le fauteuil, les pieds sur le bureau. Est-ce que je deviendrais cool ? Attendant l’adver- saire avec un sourire de circonstance : crispé. Ça va se voir ! Babines retroussées, le croc saillant, le renard est prêt à bondir sur l’ennemi. La queue n’ayant pas pour office de servir de manche, le corps, délivré de son appendice, prend Grégoire par surprise et s’abat sur son chef dans un nuage de poussière. Inutile de vous raconter dans le détail la suite lamentable des événements. Les gus de Théophile sont revenus sans lui. Ils parlent fort, pouffent, se tapent sur l’épaule, titubent, nous toisent avec l’arrogance aristocratique de mise dans un château face à des manants. Décidés à assouvir des instincts primitifs, refoulés depuis leur plus tendre enfance à en juger par l’excitation que je lis sur leurs visages. Ils devaient arracher les ailes des mouches et les pattes des araignées à la maternelle, ceux-là ! Ils s’avancent, les voix se feutrent… se ouatent et… disparaissent. Impression losangée sur une paire de chaussettes horizontales. Enfin, verticales, c’est moi qui suis à l’horizontale, couché, le nez dans la trame du tapis élimé. J’ai dû m’évanouir parce que je ne me souviens de rien d’autre. Je n’ose pas bouger. Ils sont trois, Grégoire est assis sur le fauteuil pivotant au centre de la pièce. Et il tourne ! Un tour à droite, à gauche, au gré des coups violents lancés. Je vais avoir le mal de mer. — Vous vous trompez, explique-t-il avec fermeté. Nous ne sommes effectivement pas ce que nous avons

169 Demain ne suffit pas prétendu être, mais nous ne savons rien des accords commerciaux entre Monsieur Despinay et les Chinois. Nous sommes des pique-assiettes, c’est vrai, des indics pour des photographes people. On espérait trouver du beau monde ici et pour pouvoir entrer, on s’est fait passer pour Reynolds, c’est tout ! Une gifle traverse l’espace et s’écrase sur sa joue. Un tour gratuit ! — J’aime pas qu’on se foute de moi ! Grégoire reprend son souffle, il est secoué. J’ai mal pour lui. Besoin de pisser. — Vous pensez que j’ai envie de plaisanter ? sanglote- t-il à moitié. Qu’est-ce que j’aurais à y gagner ? — C’est ce que je voudrais savoir. Je reconnais la voix de Théophile qui se tient dans l’encadrement de la porte. — Il va falloir être plus clair et convaincant que ça, reprend-il, vous nous avez placés dans une situation très délicate vis-à-vis de nos partenaires. Je joue toujours les beaux endormis. Ça facilite ma réflexion. Oui, pour pouvoir réfléchir, je ne dois rien faire d’autre. Monotâche. Mon sens pratique me dit, par-dessus le marché, qu’attirer l’attention sur moi n’entraînerait aucune solution favorable face au comportement social agressif de la meute de louveteaux dégénérés qui s’en prennent à nous. — La nuit va être plus longue que prévu, mais j’ai du temps devant moi ! Allez demander qu’on nous apporte de quoi manger et boire. Et du café aussi ! Théophile pousse une chaise du pied et l’enjambe à califourchon, un vrai cowboy !

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Les castors juniors bodybuildés ricanent. Les baffes pleuvent. Grégoire encaisse plutôt pas mal, je n’ose même pas respirer. Soyons clairs, je n’aime pas souffrir. Vous non plus ? Si ? Euh… vous devriez consulter… Moi, comme la plupart des personnes sur cette planète (et sur d’autres peut-être), j’ai mal avant d’avoir mal. L’idée même d’avoir mal me fait mal. Je réfléchis toujours, c’est ce qui me semble le plus efficient à ce moment-là. Je commence à avoir des fourmis dans les jambes et mon bras replié sous moi est douloureux. J’ouvre un œil, histoire de vérifier où en sont les forces en présence, et comme personne ne me regarde, j’en profite pour m’étirer discrètement. Théophile se tourne vers moi, je m’immobilise.1, 2, 3, soleil ! Ils n’ont jamais voulu que je joue, pourtant je ne suis pas si nul ! Je sens une bosse le long de ma cuisse, une gêne. Téléphone portable s’inscrit en lettres de lumière dans mon cerveau.

ALlongeant discrètement la jambe

Allongeant discrètement la jambe, j’essaie de l’atteindre. Peine perdue, mes bras sont trop courts et tout mouvement pourrait attirer l’attention. Il faut pourtant que je fasse quelque chose, je ne peux pas laisser Grégoire seul au milieu de la mêlée, surtout en tenant compte du fait qu’il sert de ballon. Je souffre pour lui. On frappe. La porte glisse sur ses gonds découvrant sur les tommettes du couloir une paire de mocassins bleus que je reconnais. — Posez ça là ! ordonne Théophile. Je note une hésitation dans la démarche, une microse- conde de flottement avant d’entrer. Un imperceptible balancement dans le déplacement jusqu’à la table, infime embarras à la découverte de la scène, scrupule à y prendre part involontairement, réticence, et c’est à cet instant que tout bascule. — Autre chose, Messieurs ? — Du café ! J’avais demandé du café ! beugle-t-il. — Je vous l’apporte immédiatement.

Le tic-tac de l’horloge se fait entendre, tic, tac, tic, tac… sévère, montant en puissance sonore jusqu’à cisailler l’air autour de nous au point de le rendre irrespirable. Tic, tac…

173 Demain ne suffit pas colère, tic, tac… agacement, tic, tac… exaspération, tic… fureur, tac… métronome, les talons aiguilles d’Adèle frappent le sol. Ouverture de porte (je suis très étonné, il y avait déjà des normes antisismiques au XVIIIe siècle ?), fermeture, les chambranles tremblent, les verres s’entre- choquent sur la table (je me disais aussi). — Il a parlé ? — Monsieur ne semble pas pressé de coopérer. Il prétend qu’ils sont une nouvelle sorte d’écornifleurs, paparazzi… Nous allons devoir insister, c’est fâcheux. — Peu importe qui ils sont, ils en savent trop maintenant, charge-t’en ! Nous ne pouvons pas prendre le moindre risque, Wong Lop est sur les nerfs, cette transaction doit aboutir. Condamnation sans appel, elle repart comme elle est venue, montée sur ses dards, piquante, venimeuse. Elle claque la porte. Le miroir se brise, celui de mes illusions, Elle, Adèle, trompeuse apparence dont la marque d’irrita- tion inutile laisse au final le battant entrouvert alors que les enragés se tournent vers Grégoire. Des pieds chaussés de bleu se glissent dans la pièce. Je lève le visage vers leur propriétaire, elle me fait signe d’un clin d’œil. Mais signe de quoi ? Veut-elle que je garde le silence ? Certaine- ment. Un geste discret de sa main m’indique de rester au sol. J’inspire longuement, acquiesce d’un battement de paupières. Elle pose une cafetière sur la table. — Votre café, Monsieur, ainsi qu’une bouteille de vin de Pessac-Léognan avec les compliments du chef, dit-elle en y ajoutant quatre verres à pied. — Eh bien ! Voilà quelqu’un qui sait vivre ! Nous aurons tout le temps de jouer avec ces messieurs après, se réjouit-il en s’approchant.

174 Demain ne suffit pas

Ils m’enjambent tous, chacun leur tour, me gratifiant d’un coup de pied. — Oh ! Pardon ! lâche le premier en me déplaçant deux vertèbres. — Mais qui a laissé traîner ça par terre ? s’étonne le suivant en me décochant à son tour un shoot digne d’un match de championnat. — Tu as un nouveau tapis, Théo ? ironise le dernier en s’essuyant généreusement les pieds sur mon dos. Je ne peux retenir des gémissements de douleur étouffés. — Bouge de là, Ducon, tu vois pas que tu gênes ! Théophile me flanque un coup de pied dans les côtes. Je roule sous la chaise de Grégoire, suffoquant. Mais j’ai attrapé au passage mon téléphone. Alors que les quatre fantastiques se gargarisent d’un vin exceptionnel comme s’ils buvaient du soda, j’appuie à l’aveuglette sur les touches de mon portable. Journal d’appel, dernier appel, appel. Les verres tintent. — Force et honneur ! lance le plus nabot des boy-scouts. Encore un qui se croit dans Star Wars ! — Que diriez-vous d’une petite sortie nocturne ? Moi, je pense qu’une chasse serait tout indiquée puisqu’on a du gibier ! — Une bonne bastonnade. Ça fait longtemps ! On va se refaire la main. — Non, Eudes a raison. On n’a qu’à faire un lâcher ! La traque, y’a que ça de vrai ! Chasse autorisée sur mes terres, Messieurs ! Buvons ! conclut Théophile. Ils trinquent à notre mise à mort. Est-ce qu’ils plaisantent ? As-tu vu leurs têtes ? Boule à Z, psychorigidité lisible dans

175 Demain ne suffit pas le col de chemise, trop fils à papa… pour moi, ils ne badinent pas ! Moi, je suis un fils à maman, inutile de le préciser : c’est moi qui ai la gueule dans le tapis. Ça ne va pas être simple de sortir de là. On est foutus. Grégoire est livide, je transpire mes dernières gouttes de sueur. Ils portent les verres, bien haut, cognent bords et pieds dans un rituel qui leur arrache des brames gutturaux. Ridicules ! Ils boivent d’un trait avant de passer leur pouce tendu sous leur gorge et de reprendre leur cri de guerre. Ils sont devenus fous, possédés, excités comme une meute qui flaire la fin de sa proie. Vision d’horreur, ce n’est pas le palmipède gavé qui court sans sa tête, mais bien moi, Alfred, suivi de Grégoire tandis que nos poursuivants rient à gorge déployée. Je perds tout espoir, comment expliquer à maman pourquoi je finis ici ? Je vais encore la décevoir. J’en suis rendu à chercher les prières apprises au catéchisme quand, un par un, nos tortionnaires s’effondrent lourdement comme des pantins dont on aurait coupé les fils, d’un coup d’un seul ! Grégoire se tourne vers moi, incrédule. C’est toi qui as fait ça ? interrogent ses yeux tuméfiés. Je n’y comprends rien, répondent les miens exorbités. Le silence emplit la pièce. Je rampe et m’approche avec d’infinies précautions au plus près d’un de nos prédateurs, quoique là, ils ne semblent pas plus dangereux qu’un ourson de marshmallows recouvert de chocolat dans la main d’une collégienne. Il respire encore, inconscient. Je le touche du bout du doigt. Flasque, mou, anesthé- sié. — Venez. Vite ! Je sursaute (intérieurement, l’extérieur est trop noué),

176 Demain ne suffit pas notre soutien se tient devant nous, mocassins bleus aux pieds. Je me relève, impression d’avoir été passé au rouleau compresseur, me déplie. Je grince comme une vieille porte aux gonds rouillés qu’on ouvre avec peine. Les coups reçus ont porté leurs fruits, j’ai abandonné toute pensée propre. Grégoire me suit et nous partons sur les talons de… comment s’appelle-t-elle ? Pourquoi fait-elle cela ? Qui est cette fille providentielle dotée d’un courage que je n’ai pas et de ressources inattendues ? — Qui êtes-vous ? — Avancez, ne perdons pas de temps. Nous descendons les quelques marches qui, au bout du couloir, mènent à l’office. Nous nous faufilons entre les extras, glissons sous les plateaux, bousculons les maîtres d’hôtel, percutons les chariots, culbutons les commis et fuyons, laissant derrière nous la cuisine sens dessus dessous. À l’extérieur, le froid glacial me saisit et une douleur fulgurante me transperce de part en part. Je me plie sous la brûlure qui envahit mon ventre, souffle coupé, incapable d’avancer davantage. — Je m’appelle Constance. Venez, dépêchez-vous, ils vont découvrir tôt ou tard votre disparition. Allez, il faut continuer. Joignant le geste à la parole, elle me prend par la main et m’entraîne. Suffoquant, je tente de me redresser. Voûté malgré mes efforts pour me tenir droit et aligner les pas, cassé par le passage à tabac, je marche courbé comme un vieillard en manque de canne. — … Constance ? — Oui ? — Les quatre… c’est vous qui ? — Ma boîte de Stilnuix y est passée, ils se réveilleront

177 Demain ne suffit pas avec la gueule de bois. Avancez, allez ! — Venez, il ne faut pas rester là. La voiture est au fond du parc derrière les dépendances, indique Grégoire à Constance. Nous longeons le mur du château, plutôt silencieux pour une soirée mondaine. Décidément, tout est bizarre ! Je dois dire qu’un aventurier comme moi a une grande habitude des réceptions. Sur papier glacé, je vous l’accorde, mais honnêtement, je pensais ça plus bruyant, les images sont parfois trompeuses… J’ai de plus en plus de mal à marcher. — Pourquoi ? Constance, pourquoi êtes-vous ici ? — Chut ! gronde-t-elle de l’œil en portant son doigt à ses lèvres. Nous suivons les halos des torches faiblissantes comme le petit poucet ses cailloux blancs. Nos pas crissent et retentissent sur les hauts murs de pierre. Nos ombres rapetissent à mesure que nous nous avançons vers les pelouses du parc. Un regard en arrière. Fenêtres, vitres à petits bois, on aperçoit quelques silhouettes, verre à la main. Rien d’anormal, une soirée, des invités, du vin, un buffet dînatoire, des conversations. On parle certainement de vignobles, de châteaux, de ski à Megève, de vacances sur le Bassin, de parties de tennis ou de golf, de cuisine asiatique, du cours de la bourse… Et trois ombres fuient à travers un parc glacé. — Constance ? Pourquoi ? — Pourquoi quoi ? — Pourquoi nous aidez-vous ? Ma question reste sans réponse. Alors que Constance se tourne vers moi, je distingue dans la pénombre une crispation soudaine sur son visage. Je me tétanise à mon

178 Demain ne suffit pas tour sous la pression exercée dans mon dos par un objet tubulaire. Une arme ? Grégoire confirme en levant les mains, entre résignation et désespoir.

À La case galère

Retour à la case galère. Ils ont ligoté les mains de Constance dans son dos et l’ont assise dans un vieux fauteuil à la garniture éventrée. Grégoire et moi sommes attachés sur deux chaises, face à face, tous trois gardés de près par un quatuor asiatique. Nous avons échoué dans une cave. Terre battue au sol, l’odeur est caractéristique : moisissure, humidité, poussière. Nous avons pénétré un dédale de coursives taillées dans la pierre, situé sous le château, plongé dans la pénombre. Dès l’entrée de ce qui doit être l’ancienne carrière, la température s’est faite plus douce. Lueur au bout de la première galerie, c’est là que nous sommes retenus. Je tente d’apaiser mes tremblements. Je prends une inspiration, m’efforce de soulager mes mains engourdies par les liens qui tiennent mes poings enserrés au dos de la chaise. Du sol à la voûte, murs de bouteilles poussiéreuses. Où que se pose le regard, du vin, du vin et encore du vin. Je relâche mes épaules, cherche la position la moins inconfortable. Protégées par des grilles de fer forgé, des niches recèlent certainement les mythiques flacons découverts lors de la tempête. Respiration lourde, Grégoire a peur, comme moi. Fatigués, délabrés, démolis, nous ne ressemblons

181 Demain ne suffit pas plus aux gentlemen qui ont franchi l’entrée du domaine dans une Aston flambant neuve quelques heures auparavant. Mon Aston ! Qu’importe… Je ne sens plus mes jambes. Je redoute que Gunter non plus ne se réjouisse de l’état dans lequel se trouve son alpaga. Et je crains que cela ne s’arrange pas. Nos gardes, regroupés au fond de la cave, ne prêtent aucune attention à nous. Ils jouent à ce qui semble être une sorte de jeu de paris qui leur arrache des hurlements de rire. Pas besoin d’être fin observateur pour se rendre compte qu’ils ont plus qu’abusé du produit local. Ils ont jeté leurs vestes au sol, se tapent dans le dos, pliés en deux, riant aux larmes. Le plus petit des quatre est la risée des autres, victime à chaque tour de quolibets et de gages dégradants qui le tournent en ridicule. Grégoire, regard fixe, porte à l’œil droit un cocard qui ne lui permet plus de l’ouvrir (ça n’aide pas). Il doit réfléchir. Son visage tuméfié est marqué des coups reçus : lèvre éclatée, pommette bleuie. Il me fait presque peur, je souffre encore avec lui. Je l’interroge silencieusement, l’encourage par la pensée, le sollicite du sourcil. Son seul œil s’éclaire soudainement. Je reprends espoir, une fraction de seconde. Le silence accueille cet égarement optimiste et le rejette aussitôt : Wong Lop Kong apparaît, suivi de son garde du corps. Cheveux drus sur un petit front marqué de trois rides, il avance d’un pas vif et décidé. Il est celui qui ordonne, qui maîtrise et juge. Ses yeux plissés aux poches prononcées ne laissent aucun doute et si sa bouche sourit, c’est certainement à la pensée de ce qui nous attend. Son regard est effroyable. Les quatre rigolos sont calmés instantanément. Moi aussi.

182 Demain ne suffit pas

— Détachez-les, dit-il en s’adressant à ses hommes. L’espoir renaît. Il a dû tout comprendre. Finalement, il a l’œil intelligent, je sens qu’il va réparer cette terrible méprise et nous aider à sortir de là. Il s’approche, à distance raisonnable. Je tente de me lever. — Merci… Je n’ai pas le temps de finir ma phrase, une paire de mains s’abat sur mes épaules et me rejette avec force sur mon siège. Les petits yeux sont antipathiques, malintentionnés, formidablement haineux, cruels ! L’éclat est sadique. C’est pire que ce que je craignais. Un étourdissement me prend, je respire par saccades. Peur, transpire. Peur, délire. Peur, respire. Je crise, d’angoisse. — Monsieur Reynolds, puisque c’est la personne que vous prétendez être, vous n’ignorez pas que nous, Chinois, avons porté la torture au rang d’art. — J’ai le plus grand respect pour la culture chinoise. Je baisse les yeux. Mes mots ont achoppé, ils n’ont pas passé le cap de ma pensée. Je suis resté muet. — Je vous pose une question simple : pour qui travaillez-vous ? — Je travaille pour le Trésor. Mauvaise réponse ! Une main me tient fermement assis par appui sur mon épaule gauche tandis que la seconde agrippe ma clavicule droite et tire l’os vers le haut. — Vous n’êtes pas Reynolds ! Cessez de mentir ! Qui vous paie ? Voix forte. Demande acérée. Douleur intense. — Vous travaillez pour les Russes ? De ma bouche grimaçante ne s’échappe qu’un cri. Grégoire est maintenu lui aussi par un second sbire aux mains plus fines, plus raffinées. Rien de rassurant

183 Demain ne suffit pas pour autant. Il prend celle de Grégoire dans la sienne et la griffe légèrement sur le dessus avec une lime métallique à l’extrémité très affûtée qu’il a sortie de sa poche, laissant une éraflure sur laquelle perle une goutte de sang. La prise sur mon épaule se relâche. Il saisit à présent le majeur gauche de Grégoire et enfonce la pointe sous son ongle. — Nous sommes des imposteurs, c’est vrai, nous avons usurpé l’identité de Reynolds. Nous sommes des pique-assiettes, simplement des noctambules qui nous invitons dans les soirées de fête. Des resquilleurs, nous ne sommes rien d’autre, gémit Grégoire. — Que savez-vous des bouteilles de vin mises en vente par Mademoiselle Despinay ? Je crie avec force. — Rien. Nous ne savons rien. Et même, nous nous en foutons totalement ! Ma peur vient de se transformer en colère, j’en suis le premier surpris. — Vous pourrez nous réduire en miettes, vous n’obtiendrez rien de plus parce que nous n’avons pas plus à vous donner, dis-je avec calme. — Peut-être que Mademoiselle pourra nous aider en ce cas ? ajoute-t-il en jetant un coup de menton autoritaire vers Constance. Aussitôt un homme râblé, au visage aplati autant que bouffi, se positionne derrière elle, menaçant.Constance ! Cesse de t’apitoyer, c’est inutile, tu dois agir. Agir ? Oui, sans doute, mais ils sont nombreux. Et tu es Al ! Ils ont l’air déterminés et habitués aux situations de crise. TU es une crise permanente ! Tu n’as plus rien à perdre, regarde ! Des amis, tu en voulais, ils sont là, mérite-les ! Le nabot attrape Constance par les cheveux. Elle

184 Demain ne suffit pas m’implore du regard. J’épuise mes dernières ressources, me lève calmement faisant lâcher prise à la main qui me tient. J’avance vers Wong Lop Kong. Il arrête d’un geste ses gardes qui s’apprêtent à me sauter dessus. Il aime cette confrontation, cette résistance. Et moi aussi, je le sens. Campé sur mes pieds, je réajuste mon nœud papillon, époussette les épaules du revers de la main. Gain de temps, 2 minutes et 57 secondes. Je tire sur les pans de ma veste. Ça fait trois (minutes). Je regarde mon adversaire droit dans les yeux. — Lâchez-la ! Le ton est assuré. Il me fixe mais ne réagit pas. — J’ai dit : lâchez-la ! Descente naturelle d’une octave ! Ma voix se fait plus intimidante, profonde, autoritaire. J’ai gagné cinq centimètres en stature et douze en tour de poitrine. (Mon irrésistible charisme.) Rien à perdre ? Rien de rien ! — Qui croyez-vous que nous soyons ? Je toise le petit homme. Al, je suis Al ! Toi, tu n’en as aucune idée et ça, c’est ma force. — Ma véritable identité ne vous dirait rien. Vous n’êtes pas notre cible ici. S’il le faut, nous n’hésiterons pas à vous éliminer pour arriver à nos fins. Grégoire ouvre des yeux médusés. Que se passe-t-il ? Il n’y comprend rien. — Aujourd’hui, nous appelons ça dégâts collatéraux. Et là, je laisse un grand silence, je lui tourne même le dos. Il faut qu’il intègre les nouvelles informations, celles qui changent la donne du jeu (et que, discrètement, je reprenne le contrôle de moi-même…). — Maintenant, c’est moi qui pose les questions !

185 Demain ne suffit pas

Vas-y, lâche-toi, Al ! Et qui mets les baffes, si nécessaire ! Soit vous nous apportez votre aide, soit le reste de mes hommes vous empêchera définitivement de nous nuire. Ce disant, ma main s’est fait menace et, me tournant d’un coup sec des talons vers lui, je dirige deux doigts en canon sur sa poitrine. Constance est effarée, crainte palpable, bouche mordue, œil bas. La situation dépasse son entendement (et le mien ?) ! — Libérez-les ! Immédiatement. — …

Je me sens comme le Colonel Klink dans Stalag 13. Hurleur, bouffon de service… pas plus d’effet qu’un pétard mouillé. Il me reste l’hypnose ! Won glop Kong est hors de lui, il aboie des ordres en chinois, il fulmine, hurle, en pointant son index sur moi. Bon, ça, c’est fait. Je n’ai convaincu personne ! Pire encore, la situation s’est aggravée. C’est à ce moment précis (toujours quand il ne faudrait pas) que mon téléphone sonne, établissant un silence de mort dans la cave. Chacun regarde le voisin, cherche le coupable de cette intrusion sonore indésirable dans un moment de grand recueillement. Grégoire lève les yeux au ciel, lui ne se pose pas la question, il n’a aucun doute, ce ne peut-être que moi. Je réprimande, quant à moi, le gros méchant qui me maintient le bras replié dans le dos, l’œil désapprobateur. Il aurait pu, au minimum, le passer sur vibreur, enfin ! Wong Lop s’approche de moi, glisse sa main dans la poche de mon pantalon, furieux ! Non, jamais à droite, je suis gaucher ! Il poursuit ses investigations et sort

186 Demain ne suffit pas fiévreux mon précieux téléphone. Geste vif, il s’apprête à l’envoyer voler à travers l’espace et se fracasser contre le mur. Mais il arrête son geste. Un sursaut. Parfois, la vie tient à peu de choses. Il l’observe. Allume, fouille. Il est d’une indiscrétion ! C’est comme lire le courrier de quelqu’un d’autre. Pénétrer l’intimité des gens, entrer dans leur quotidien sans réserve, leur disséquer le cerveau, c’est la même chose. C’est inconcevable, gênant pour celui qui se voit livré en pâture. Et en public de surcroît ! Je disparais sous terre. Mes yeux ont plongé, mon nez pèse une tonne, je suis incapable de relever la tête. C’est fini. Comme la situation inextricable dans laquelle nous nous trouvons n’est pas encore assez compliquée, arrive Adèle. Talons aiguilles sur terre battue, robe de soirée en cave, touche de Chanel sur moisissure et vin, elle est parachutée d’une autre planète. Et elle ne vient pas en paix ! Elle me fusille du regard, darde un doigt vengeur vers moi. — Tout est de sa faute ! C’est un imposteur ! Encore ?! Ça, il le sait déjà ! C’est alors que sa propre voix, claire, sonore, résonne, tout droit sortie de la main de Wong Lop. « Vous n’y connaissez rien !… Nous payons le prix fort, dois-je vous le rappeler ? … — Je ne pense pas qu’il soit dans votre intérêt de vous passer de mes services. Cette soirée de mascarade ne suffira pas à sauver le château. Il vous faut conclure avec vos nouveaux amis venus d’Asie. Quelques bouteilles poussiéreuses n’y suffiront pas !… 50 000 de plus ou je révèle votre supercherie, là, tout de suite, devant tous. »

187 Demain ne suffit pas

Voilà qui est fait ! Adèle est stoppée net, prise au piège. Wong Lop fait signe à ses hommes de s’emparer de la jolie Mademoiselle Despinay et de l’amener, contrainte, face à lui. Comme elle ne doute de rien, Adèle se retourne alors vers moi et montre Martine qui l’a suivie et qui, sentant le vent tourner, tente de rebrousser chemin en toute discrétion. — C’est eux qui ont tout manigancé ! Ils veulent vous abuser, ce sont des escrocs que je viens de démasquer, je suis ici pour vous prévenir ! Quel culot ! Jusqu’où peut aller l’imagination des femmes ? Je suis assommé par cette tentative de retournement de situation. Piqué au vif, j’ai tout à coup retrouvé l’usage de mes muscles cervicaux et regarde, atterré, l’ignoble blonde qui m’accuse. Force est de constater que Martine sait rester, dans cette situation délicate, entière et telle que je l’attendais. Elle se rue en hurlant sur Adèle, l’attrape par les cheveux, la jette au sol et la chevauche en lui admonestant une rafale de gifles ! — Sale pute, c’est toi ! S’ensuit une confusion totale. Les fils du ciel, loin de tenter d’apaiser le pugilat, entourent les deux furies qui continuent à se rouler dans la terre battue. Cris, hurlements, morsures… L’une traîne l’autre par la chevelure, qui se débat, lui fait lâcher prise et se retourne. La robe est arrachée, les chaussures volent armant la main d’Adèle d’un poinçon improvisé… sous les encouragements des sbires de Wong Lop qui prennent maintenant des paris sur l’issue des événements. Une bataille de cachalots, au paroxysme de l’affrontement. Chacune tente d’entraîner l’autre vers le fond. Les cris des hommes doublent à présent de rires gras les braillements

188 Demain ne suffit pas des deux folles. Hirsutes, vêtements disloqués, elles assurent le spectacle ! Le combat est si violent qu’elles se jettent, sans retenue, contre les bouteilles dont elles provoquent la chute dans un fracas terrible. Grégoire, Constance et moi profitons de ce moment de désordre anarchique pour nous éclipser. Nous remontons en courant vers l’extérieur. Pas un mot, pas une hésitation, inutile. Nous suivons la même aspiration, sortir de là ! Dégager de ce bourbier. Enfin, l’air glacial nous ramène dehors. Nous continuons, marathoniens dans la nuit noire. Après quelques minutes d’une course effrénée (incroyable, ce qu’on peut déployer comme aptitudes quand on est porté par la peur !), nous ralentissons l’allure, à l’écoute. Le silence nocturne nous rassure.

ALors !

— Alors ! Vous pourriez peut-être penser à me détacher maintenant ? Constance tend ses bras vers l’arrière, Grégoire passe derrière elle. Il s’applique à défaire les nœuds serrés contre ses poignets. Moi, emprunté face à elle, je découvre sous la mèche brune qui cache ses yeux, une sensation étrange. Elle abaisse son regard, n’ose pas soutenir le mien. Je fais de même. — Merci ! Elle frotte ses articulations endolories. Nous restons silencieux un instant. Chacun reprend son souffle, repasse les dernières minutes, cherche à retrouver la maîtrise de l’enchaînement des événements. — Il vaut mieux nous séparer, profitons de leurs querelles pour quitter le domaine, propose Constance. Je rejoins ma voiture et, si tout va bien, j’allume les phares et vous pourrez regagner la vôtre. — C’est d’accord. Attendons un instant ici, à l’abri de la haie, nous vous couvrons, répond Grégoire en s’asseyant sur une pierre de taille posée en bordure. — Au revoir, dit-elle. Constance me sourit. Elle hésite.

191 Demain ne suffit pas

— Je… Il y a un flottement. Une indécision. Un regret avant le regret. Un manque avant le manque. Attends, je… ne pars pas comme ça. Elle est en train de se retourner, au revoir, elle part. Non, attends. Ce n’est pas… Je ne sais pas… Je prends sa main, je l’attire simplement à moi. C’est doux, léger, inattendu. Une aspiration à découvrir plus, une envie, un désir entrouvert, la force d’un espoir infime qui s’impose. Un baiser, un seul et unique baiser et je sombre, noyé au plus profond de ses yeux. Je suis en vie. Elle est partie. Je reste indécis, euphorique, retenu, apaisé autant que troublé. Je suis heureux pour la première fois de ma vie. Je suis heureux et je le sais. Incroyable bienfait qui m’échappe déjà. Sa silhouette s’éloigne. Pas un regard en arrière au cas où on l’observerait. Elle arrive au niveau des premiers cyprès qui entourent l’allée proche du parking. Je ne la quitte pas des yeux. Éclairée par les torches, elle passe maintenant devant la pelouse. Seuls ses habits trop légers pour cette nuit d’hiver dénotent, elle poursuit son chemin vers les voitures. À rester ainsi sans bouger, je sens le froid engourdir peu à peu mes pieds. Je me réchauffe en battant la semelle, soufflant sur mes doigts gelés. Il fait en dessous de zéro. Si maman me voyait comme ça, elle me dirait certaine- ment : « Couvre-toi Alfred ! Tu vas encore attraper la mort ! » Ça ne me porte même plus à sourire. Ces expressions toutes faites sont comme de mauvais sorts. Qui n’a pas déjà attrapé la mort ? Le jour même de notre

192 Demain ne suffit pas conception, nous l’attrapons ! Le rappeler à ceux qui s’en approchent trop vite est d’une cruauté innommable. Il fait simplement froid, et c’est un rhume auquel je risque de ne pouvoir échapper. Une bonne bronchite, une angine, pourquoi pas ? La maladie, c’est toujours la vie qui se défend. Attraper la mort ? Cette expression devrait être passible de poursuites en justice. Une voiture allume ses phares, c’est le signal ! Je montre à Grégoire les deux halos lumineux. Nous y allons. Transi de froid, épuisé par les coups reçus, les membres ankylosés, la remontée vers le château est plus difficile que je m’y attendais. L’assurance d’y revoir Constance me donne pourtant le courage qui me manque. Nous nous glissons entre les véhicules. Le sien est vide, feux allumés, moteur ronronnant. Je pose ma main sur la vitre et cherche à travers la buée et le givre. Personne. Grégoire, pragmatique, m’attire vers une zone d’ombre.

L’ Aston est garée un peu plus loin sur la droite. À pas mesurés, nous traversons l’allée de gravier, attentifs à tout mouvement. J’analyse avec peine la situation. Où peut-elle être ? Que lui est-il arrivé ? La peur m’envahit de nouveau. Je me retourne, sursaute, certain d’avoir entendu un bruit. Rien. Rien que mon imagination. Soulagement. À hauteur de l’Aston, Constance est là. Elle nous attend. — J’ai pensé qu’ils cherchent deux hommes et que les gardes au portail doivent déjà avoir eu des consignes. Il serait plus prudent que je vienne avec vous dans la voiture et que vous preniez la mienne, ajoute-t-elle en direction de Grégoire. Ils ne recherchent pas un couple, ni même un extra.

193 Demain ne suffit pas

Elle se tourne vers Grégoire, lui tend son badge, relève le col de sa chemise pour cacher sa lèvre et essuie les traces de sang séché sur son arcade du revers de sa manche. — C’est juste, partez en premier. Al, on se rejoint chez Bruce, tu sauras retrouver ton chemin ? — Sans problème. À tout à l’heure ! Je lui tape sur l’épaule. Encouragement, signe d’amitié. Voilà, c’est fait ! Nous avons des souvenirs ensemble. J’ai un ami. — À tout à l’heure ! Il s’éloigne, j’ouvre la portière pour Constance. Nous nous installons en silence. L’Aston démarre. Je la regarde. Ses lèvres dessinent une petite courbe qui remonte légèrement vers ses pommettes. Confiance, plaisir, douceur, désir, curiosité, bien-être, impatience, crainte, émotion. J’enclenche la première. L’appréhension me tient alors que nous parcourons au pas les allées de Roque de Melua. La grille est gardée comme nous le pensions. Je passe au ralenti, snobe le vigile d’un regard hautain. Constance joue les fins de soirées ennuyeuses. Facile, trop facile. Portail passé, je réfrène une envie fulgurante d’écraser l’accélérateur et de jeter mon moteur dans les tours. La sortie de Grégoire, dans quelques minutes, en dépend. Je maintiens donc une allure raisonnable en remontant l’allée de tilleuls. Route départe- mentale, je prends à droite. Je lance la voiture. Partir, fuir, évacuer tout ce stress. Laisser loin, très loin, et vite, très vite, derrière nous, l’horreur des dernières heures. Effacer à grands coups d’adrénaline la peur. Répondre à la panique par l’action.

Constance ne dit rien. Nous roulons. Les phares éclairent le ruban d’asphalte. À cheval sur la ligne

194 Demain ne suffit pas centrale comme sur un rail, j’enchaîne les virages. Je libère tout ce que la mécanique peut donner, la vitesse me grise. J’évacue la tension accumulée, je me sens fort, invincible, je maîtrise ma route. Je me sens vivant, vivant ! La trajectoire est tracée, la voiture fait corps avec moi, je domine, je contrôle. Un léger pincement malgré tout, j’aurai le sentiment d’être enfin en sécurité lorsque je serai chez Bruce, Constance et Grégoire avec moi. Je tourne la tête, je la regarde. Écart d’une seconde.

Attaque des virages de Roque de Thau, la plaque de verglas inévitable, une embardée, un coup de volant. Je perds le contrôle de la voiture. Les roues accrochent le bas-côté, je tente de braquer, impossible. Mes efforts sont sans effet. Prise par la vitesse excessive, l’Aston se couche sur le côté, bute sur le talus et s’envole. Combien de temps a duré la chute ? Sensation de perte de pesanteur, attachés par nos ceintures, jetés en tous sens. Fracas des tôles. Les ceps arrachés éventrent les vitres. L’odeur de l’essence envahit l’habitacle. La voiture s’écrase dans un hurlement de métal puis s’envole à nouveau, avant de retomber avec plus de violence encore et partir en tonneaux dans les rangs de vigne en contrebas. Il paraît qu’on voit sa vie défiler devant soi. Je ne vois que le visage de Constance. Elle est ma vie, le peu qu’elle a été, ce qu’il en reste. Je tends la main vers elle. Silence assourdissant. Je la regarde, elle est belle, je sens le froid m’envahir peu à peu. C’est la plus triste minute de la plus belle journée de ma vie.

Bonjour, vous avez six nouveaux messages :

Message reçu vendredi 4 décembre à 17h03 : « Alfred, c’est le Dr Delanouve. Pouvez-vous rappeler le cabinet ? Merci. »

Message reçu vendredi 4 décembre à 18h30 : « Alfred, c’est Maman. Pourquoi est-ce que tu ne réponds pas ? Rappelle-moi tout de suite. »

Message reçu samedi 5 décembre à 10h12 : « Alfred, c’est à nouveau le Dr Delanouve. Je suis au cabinet toute la matinée, rappelez-moi, c’est urgent. »

Message reçu samedi 5 décembre 10h27 : « Alfred, c’est Maman. J’avais demandé à Madame Chatrou de s’occuper de ton ménage en mon absence. Elle vient de m’appeler, je n’ai pas tout compris, elle ne veut plus entrer chez toi. Elle a peur de se faire agresser… Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Alfred, rappelle-moi tout de suite ! »

Message reçu samedi 5 décembre à 20h08 : « Alfred, c’est encore le Dr Delanouve. Nous sommes samedi soir, mon appel concerne vos résultats. Je suis très gêné, mais il semblerait qu’une regrettable erreur se soit produite, vos résultats ont été échangés avec ceux d’un autre

197 Demain ne suffit pas patient. Les vôtres sont sur mon bureau. Vous ne souffrez à priori que d’une colite fonctionnelle, rien d’inquiétant. Rappelez-moi, s’il vous plaît, dès lundi matin. »

Message reçu samedi 5 décembre à 22h34 : « Bonsoir Alfred, c’est Monsieur Jules. J’aimerais récupérer mon jean si possible. »

DANS LA MÊME COLLECTION

• Christiane Audy Baudouin L’irréversible apprentissage de Pénélope (Octobre 2009)

• Martine Lafon-Baillou De Jérôme à Lidoire (Juin 2010)

• Marie-Françoise Raillard La Sainte-Raingarde (Avril 2012)

• Fanny Leblond Et au bout, l’Océan (Juin 2012)

• Léon Mazzella Chasses furtives (Septembre 2012)

• Fabienne Thomas L’enfant roman (Mai 2013)

Achevé d’imprimer en France par les Ateliers graphiques de l’Ardoisière à Bègles (33) Corrections et Mise en page www.comzed.com

Dépôt légal : Mai 2013 ISBN : 978-2-918471-23-3 ISSN: 2105-3995

Programme éditorial soutenu par le Conseil Régional d’Aquitaine