Expression de soi et subjectivité bouddhiste chez des artistes en arts visuels contemporains de Battambang au Cambodge

Mémoire

Marie-Ève Samson

Maîtrise en anthropologie Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

© Marie-Ève Samson, 2014

Résumé

Ce mémoire vise à mieux comprendre comment des artistes du Cambodge, basés dans la ville de Battambang, font sens de leur subjectivité à travers leur démarche en arts visuels contemporains. Dans un contexte où les arts traditionnels au Cambodge étaient autrefois consacrés à une vocation religieuse ou utilitaire, il est pertinent de s’attarder aux changements qui ont permis à ce que « l’expression de soi » devienne une préoccupation fondamentale pour les artistes contemporains au Cambodge. En 2012, j’ai mené un terrain ethnographique auprès d’artistes visuels contemporains nés et vivants à Battambang. Mes résultats montrent que la subjectivité de l’artiste est signifiée à travers des rôles et des valeurs (humilité, équanimité, compassion, discernement) teintés par le bouddhisme, et plus particulièrement le bouddhisme moderniste cambodgien; ce qui entraîne parfois pour les personnes rencontrées une hésitation ou un refus de s’identifier comme selpakor (artiste). De plus, mes résultats soulignent que ces arts contemporains ne se posent pas en rupture complète avec l’héritage artistique cambodgien. Plus généralement, ma recherche développe divers enjeux concernant l’inscription des arts visuels contemporains de Battambang à la scène artistique globale.

iii

Abstract

The aim of this thesis is to better understand how contemporary visual artists, based in Battambang, , express their subjectivity through their artistic process. In a context where traditional arts have been dedicated to religious and utilitarian purposes, it is relevant to reflect on the changes that have allowed “self-expression” to become a central concern for contemporary artists in present day Cambodia. In 2012, I conducted an ethnographic field study with contemporary visual artists who were born and still live in Battambang. My results show that the artist’s subjectivity is signified through roles and values (humility, equanimity, compassion, discernment) marked by Buddhism, especially Cambodian modernist Buddhism; which consequently leads some of them to reconsider, or even turn down, the selpakor (artist) designation. Moreover, my results underline the fact that these contemporary art forms do not completely break with Cambodian artistic heritage. More generally, my research tackles various issues regarding the integration of Battambang’s contemporary visual arts to the global art world.

v

េសចក្តីសេង្ខប

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vii

Table des matières

Résumé ...... iii Abstract ...... v

េសចក្តីសេង្ខប ...... vii Table des matières ...... ix Liste des tableaux ...... xi Liste des figures ...... xiii Liste des planches ...... xv Remerciements ...... xix Introduction ...... 1 Chapitre 1 | Cadre théorique ...... 11 1.1. La conception moderne occidentale du soi et de la subjectivité à travers l’artiste ..... 11 1.2. Les contributions de l’anthropologie à l’étude du soi et de la subjectivité ...... 14 1.3. Bouddhisme theravāda au Cambodge et en Asie du Sud-Est ...... 22 Chapitre 2 | Cadre contextuel...... 43 2.1. Perspectives asiatiques des arts modernes et contemporains ...... 43 2.2. Historique de la situation des arts visuels et de la figure de l’artiste au Cambodge .. 50 2.3. L’émergence des arts contemporains au tournant des années 2000 ...... 72 2.4. Battambang, la nouvelle capitale artistique du pays? ...... 75 Chapitre 3 | Cadre méthodologique ...... 79 3.1. Problématisation : question et objectifs de recherche ...... 79 3.2. Description des données recueillies, des méthodes de collectes et d’analyse ...... 81 Chapitre 4 | Résultats de la recherche ...... 113 4.1. Être artiste à Battambang : perspectives sur la subjectivité de l’artiste ...... 113 4.2. Être artiste à Battambang : l’expression d’un soi bouddhiste ...... 115 4.3. Être artiste à Battambang : expression d’un soi expérientiel ...... 133 4.4. Être artiste à Battambang : expression d’un soi relationnel ...... 145 4.5. Intersubjectivité et relationnalité : la communauté artistique à Battambang ...... 162 Conclusion ...... 179 Bibliographie ...... 185 Annexes ...... 203

ix

Liste des tableaux

Tableau 1 Les 8 étapes du Noble Chemin Octuple Tableau 2 Résumé des données sociodémographiques des interlocuteurs (2012-2013) Tableau 3 Résumé des valeurs et des rôles attribués à la subjectivité des artistes comparé aux valeurs et rôles relevés dans des écrits bouddhistes

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Liste des figures

Figure 1 Affiche du colloque Cambodge d’hier à aujourd’hui...... 2 Figure 2 Vann Nath en train de peindre Deux Lotus ...... 4 Figure 3 Preah bot en cours de réalisation, Battambang...... 50 Figure 4 Le visage particulièrement atypique de l'apsara ...... 52 Figure 5 Peinture de Nhek Dim, 1974, A village in Kompong Cham...... 57 Figure 6 "Record cover of 's hit Violetta"...... 61 Figure 7 Tang Veuth est le concepteur du Wat Slaket (Battambang) ...... 62 Figure 8 Le magasin Dararath Music de Moeun Chhay situé dans l'ancien local du Sék Meas ...... 63 Figure 9 Le cinéma Sangker sur la rue 1...... 63 Figure 10 Le département des arts visuels et l'école de cirque de PPS ...... 71 Figure 11 La famille de mon amie Phalla et moi à Koh Pich...... 74 Figure 12 Le centre commercial BTB Mall à Battambang...... 75 Figure 13 Sammaki...... 77 Figure 14 Make Maek...... 77 Figure 15 Svay Sareth 2012, The Traffic Circle ...... 116 Figure 16 Peinture de Svay Ken de sa série Sharing knowledge 2008, « Si quelqu’un qui est riche »…...... 118 Figure 17 Kou Sothea, The sadness of people ...... 119 Figure 18 Dessin tiré de In the Land of the Elephants par Srey Bandaul ...... 138 Figure 19 Peinture de Svay Ken de sa série Sharing Knowledge 2008 « Les savants khmers… » ...... 143 Figure 20 Linda en train de met en place son installation à Sammaki ...... 159 Figure 21 Des enfants venus regarder un film à Make Maek ...... 160 Figure 22 Une foule s’est rassemblée pour Selpak Kandia...... 161 Figure 23 « I’m not an artist in Battambang »...... 177 Figure 24 « I'm (not) an artist » ...... 177 Figure 25 Affiche de l'exposition Made in Battambang...... 178

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Liste des planches

Planche 1 Bech Bunngoun Planche 2 Moeun Chhay Planche 3 Ung Meng Leang Planche 4 Preatearcha Neat Korsorl Vichear Chea Hear Planche 5 Chov Theanly Planche 6 Khchao Touch Planche 7 Kou Sothea Planche 8 Long Kosal Planche 9 Mao Soviet Planche 10 Phin Sophorn Planche 11 Pen Robit Planche 12 Sok Somvibol, Heak Pheary et Koeurt Linda Planche 13 Sou Sophy Planche 14 Srey Bandaul Planche 15 Svay Sareth Planche 16 Tor Vutha Planche 17 Yim Maline

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À om Nadda Sok-Cham et om Chamrith Chhem pour leur patience, leur confiance et leur dévouement

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Remerciements

Ce mémoire est le fruit d’une succession de hasards et de rencontres marquantes qui remontent à déjà plusieurs années. D’abord, il est né de ma rencontre avec la peinture sans quoi l’univers des arts me serait probablement resté hermétique et qui ne cesse de m’étonner pour sa diversité et son potentiel enrichissant. Plus importante encore est ma rencontre avec mon complice Rémy Chhem dans un cours d’anthropologie de l’Asie du Sud-Est avec qui au fil du temps, ma curiosité pour le Cambodge s’est transformée en passion. Merci Rémy pour ton support et tes conseils toujours éclairés. Je t’admire pour ta lucidité, ton sens de l’analyse et ton aplomb. Tu es un partenaire de vie en or : je t’aime. Je suis également redevable aux parents de Rémy, Om Nadda Sok-Cham et Om Chamrith Chhem qui m’ont d’abord enseigné mes premières notions de khmer, essentielles et précieuses à mon indépendance et ma crédibilité de chercheure sur le terrain. Vous avez été des accompagnateurs clés pour toutes les étapes de ma recherche. Je ne saurais vous remercier suffisamment pour toutes les heures passées à traduire mes entrevues, à éclaircir pour moi certains aspects de la culture cambodgienne et à partager votre expérience et amour du Cambodge.

Au département d’anthropologie de l’Université Laval, merci à mon directeur de recherche Abdelwahed Mekki-Berrada pour ses remarques et ses encouragements bien sentis et venant toujours à point. Votre approche de l’anthropologie si humaine fait de vous un modèle en tant que chercheur et en tant que personne. Merci à Jean Michaud qui m’a convaincu par la qualité de ses enseignements et sa rigueur intellectuelle de réorienter mes études vers l’anthropologie lors de ce même cours sur l’Asie du Sud-Est en 2008. Je tiens à remercier également les professeures Marie-Andrée Couillard et Isabelle Henrion-Dourcy pour leur disponibilité et leurs conseils lors de certaines étapes cruciales de ce mémoire qui s’est grandement transformé avec le temps.

À Phnom Penh, ma gratitude va aux familles Sok-Cham et Chhem, les cousins, lok mei, ming Mitha et tonton Olivier. Un merci spécial à l’artiste photographe Khiang Hei qui a su avec enthousiasme, spontanéité et générosité me présenter à plusieurs des artistes qui ont accepté de participer à cette recherche. Sa franchise inébranlable en ce qui concerne la situation des arts au Cambodge reste une qualité que j’admire et que je respecte profondément. Merci également à Dana Langlois, John Shapiro, Kate O’Hara, Koam Chanrasmey, Linda Saphan, Suos Sodavy, Vuth Lyno, Yean Reaksmey et à tous ceux qui ont préférés rester anonymes pour avoir partagé leurs impressions sur la situation des arts.

À Siem Reap, Svay Sareth et Yim Maline m’ont chaleureusement ouvert plus d’une fois leur foyer et m’ont permis d’approfondir ma compréhension des arts cambodgiens en y posant un regard différent.

À Battambang, une pensée spéciale aussi pour la famille de ming Ny et Om Hap. Un grand merci aux artistes Chov Theanly, Khchao Touch, Long Kosal et Pen Robit pour leur sincérité et humanisme qui m’ont profondément touché. Ma gratitude se porte aussi envers les artistes et fondateurs de Make Maek, Mao Soviet et Phin Sophorn qui ont su me transmettre leur passion pour Battambang et m’ouvrir la porte de leur univers de création. Mes remerciements à Darren Swallow pour sa générosité et son ouverture. Mon admiration se porte sur le travail

xix acharné des artistes et professeurs du département des arts visuels de l’école Phare Ponleu Selpak Srey Bandaul, Tor Vutha, Lon Lao, Sou Sophy et Kou Sothea. Merci également à Suon Bunrith, ancien directeur de Phare et Khuon Chanreaksmey, coordonnateur du volet social pour leur soutien. Merci et le meilleur succès à tous les étudiants rencontrés, dont plusieurs sont devenus des amis, notamment Chan Lypoung, Cheang Sophanoth, Chhoun Sambath, Chhoeun Daravy, Chhoeurn Vandy, Heak Pheary, Khoun Sokhoeurn, Kert Linda, Ly Hengleng, Nou Puthy, Sarik Kemsan, Som Sokvibol, Tes Vannorng, Yorm Dara et Dara, pour ne nommer que ceux-là. Je souhaite longue vie à Sammaki, Make Maek et Phare Ponleu Selpak et j’espère pour la belle ville de Battambang un avenir artistique toujours des plus florissants.

Je ne saurais omettre de mentionner l’excellent travail de mon interprète et assistante de recherche Chan Leangsan. Sans elle, le défi du terrain aurait tout simplement été insurmontable. Merci également à Khou Sopheap qui s’est jointe sur le tard à la recherche et tous les autres qui se sont improvisés traducteurs en cours de route. Mes remerciements à mon ancienne voisine au Cambodge et désormais précieuse amie Yai Phalla (« wherever we are, friendship never far! ») pour son soutien et ses conseils. Merci à Nem Untac, Pry Nehru et Yonn Seavyi pour leur amitié.

À Québec, une pensée à mes amis qui me suivent depuis plus de 12 ans. Merci à mes collègues en anthropologie pour nos discussions et encouragements dans les moments de doute.

Cette recherche n’aurait pas été possible sans le soutien financier du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH) pour l’année 2011-2012 et du Fonds de recherche sur la société et la culture, Québec (FQRSC) pour l’année 2012-2013. Par ailleurs, les bourses de soutien et de déplacement du Bureau International de l’Université Laval et de l’Office jeunesse internationale du Québec (LOJIQ) ont grandement facilité mes séjours au Cambodge en 2012 et 2013.

Finalement, ma reconnaissance va à mes parents Renald et Danielle et à ma sœur Véronique qui m’ont enseigné la persévérance (« je sais que je peux »), la rigueur et le don de soi.

Introduction

Récit de l’émergence d’un projet de recherche Ce mémoire explore les significations que donnent des artistes en arts visuels contemporains de Battambang au Cambodge à leur subjectivité à travers leurs créations artistiques. Les prémisses de cette recherche remontent à plusieurs années déjà et sont intimement liées à mon parcours personnel et universitaire. Attirée par les arts depuis un jeune âge, ma pratique artistique notamment en peinture m’a toujours accompagnée bien que ces dernières années, les études l’aient rendue plutôt épisodique. En 2008, j’ai rencontré mon copain Rémy avec qui je partage ma vie depuis déjà 6 ans et qui, avec sa famille, m’a généreusement fait découvrir plusieurs aspects de la fascinante et riche culture cambodgienne. Sans ces deux rencontres, avec les arts et la famille Sok-Cham Chhem, il n’aurait pas été possible pour moi d’entreprendre ce mémoire.

Sur le plan académique, je reconnais l’importance du projet Histoires de vie Montréal auquel je me suis jointe à titre de bénévole et de chercheure étudiante au sein du groupe de travail sur le Cambodge en 20091. Ce projet réalisé en collaboration avec le Centre d’histoire orale de l’Université Concordia sous la direction de Prof. Steven High et d’organismes issus de diverses communautés culturelles visait à récolter les récits de vie de Montréalais déplacés par la guerre, le génocide et autres violations des droits de la personne. Au sein de ce groupe, j’ai été amenée à me familiariser avec plusieurs enjeux de la recherche en contexte cambodgien. Puis, j’ai pu consolider mes capacités de chercheure en participant à plusieurs étapes de la recherche notamment à la réalisation d’entrevues avec des membres de la diaspora cambodgienne de Montréal et à l’organisation d’ateliers de discussion. C’est au moment où le groupe Cambodge réfléchissait intensivement à des questions liées au témoignage, à la mémoire collective et au trauma que j’ai été amenée à choisir mon sujet de recherche dans le but de poursuivre des études à la maîtrise en anthropologie.

1 Voir le site internet pour plus de détails (Histoires de vie Montréal s.d. : Internet).

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Désirant poursuivre ma réflexion sur le contexte cambodgien actuel et y combiner mes intérêts pour les arts, ma curiosité s’est portée sur le projet « Cambodge, l’atelier de la mémoire » réalisé en 2008-2009 au Centre Bophana, au Cambodge, par la professeure Soko Phay- Vakalis, les artistes Séra et Vann Nath ainsi que plusieurs jeunes artistes cambodgiens. Ce projet avait pour objectif de sensibiliser à travers un travail d’archives et de création artistique à l’importance du témoignage ainsi que du devoir de mémoire. Ce dernier abordait l’apport considérable des arts en matière d’expression de l’indiscible Figure 1 Affiche du colloque associé à la violence de masse (Phay-Vakalis 2010 : 21). C’était aussi Cambodge d’hier à aujourd’hui. Crédits photo: une occasion pour de jeunes artistes locaux de rencontrer le peintre Groupe de travail Cambodge 2011: Internet. Vann Nath, survivant de la prison S-21 et d’échanger sur son expérience, ces jeunes n’ayant généralement qu’une vague idée de cette période sombre de l’histoire de leur pays2.

Mes préoccupations étaient alors d’étudier les arts visuels comme moyen de témoigner d’un passé difficile, et plus particulièrement, comme une potentielle thérapie pour des ex-réfugiés ou survivants du régime de retour au Cambodge. En 2011, trois jours après avoir assisté au colloque organisé par le groupe Cambodge du projet Histoires de vie Montréal intitulé « Cambodge d’hier à aujourd’hui : les enjeux de la mémoire et des identités plurielles » (Voir Figure 1)3, je partais pour un pré-terrain dans l’optique de rencontrer quelques artistes et chercheurs pour échanger sur mon sujet de maîtrise.

L’objet de recherche : un sujet vivant Ce pré-terrain a été un premier tournant marquant pour ma recherche. D’abord, j’ai été marquée par la vitalité de la scène artistique et convaincue de l’intérêt de poursuivre une recherche sur les arts visuels contemporains au Cambodge, notamment avec les artistes de Phare Ponleu Selpak (PPS), une organisation non gouvernementale (ONG) implantée à Battambang depuis 1994 qui supporte le développement social, éducationnel et culturel de la communauté (PPS s.d. : Internet).

2 Comme l’explique Gellman, la période khmère rouge (1975-1979) est peu enseignée encore aujourd’hui aux jeunes et jusqu’à tout récemment n’était pas inscrite aux manuels cambodgiens d’histoire (2008 : 41-42). 3 Pour plus d’informations voir le communiqué de presse (Centre d’histoire orale et de récits numérisés 2011 : Internet).

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Toutefois, après plusieurs discussions et rencontres, je me questionnais sur la pertinence de mettre l’accent uniquement sur les productions artistiques traitant d’un vécu sous les Khmers rouges4. Effectivement, les thématiques abordées sur la scène artistique locale sont grandement diversifiées et traitent de plusieurs enjeux autres que les questions du témoignage et de la mémoire collective qui méritent aussi d’être étudiés.

Quelques personnes rencontrées m’ont aussi suggéré de faire preuve de prudence face à une certaine tendance à vouloir prioriser la thématique de la guerre et du génocide dans les études sur la question des arts contemporains au Cambodge. Effectivement, bien que ce sujet soit fondamental, il amène potentiellement des dérives en ce qui concerne notamment la représentation de cette période, se traduisant parfois par une victimisation des Cambodgiens, ou l’utilisation de cette histoire tragique pour promouvoir le tourisme au Cambodge (mentionné aussi dans Muan 2001 : 432; Thompson 2013). En me promenant dans les rues, j’avais personnellement pu entrevoir, avec un certain malaise, cette « consommation sensationaliste » du génocide lorsque mon copain et moi nous faisions aborder par des conducteurs de tuk-tuk qui, de manière naturelle, nous offraient un tour au Palais royal et au musée national le matin, suivi en après-midi d’une visite au musée du génocide Tuol Sleng, puis des champs de la mort à Choeung Ek.

Par ailleurs, je me questionnais sur la difficulté d’entreprendre cette recherche avec des artistes autrefois réfugiés, car nécessairement, je me devrais d’aborder directement la question de leur expérience durant cette période pour comprendre leur démarche artistique. En tant que jeune étudiante qui ne maîtrisait pas parfaitement la langue, je me demandais si cette recherche serait utile aux personnes interrogées et si j’étais suffisamment outillée pour leur éviter une répétition douloureuse de leur vécu et de leur possible souffrance associée à ces événements (Rousseau et Mekki-Berrada 2008 : 106).

Enfin, de retour au Québec en novembre 2011, j’ai eu la chance de me familiariser avec les travaux de l’anthropologue Carol Kidron (2009; 2012) qui proposent une étude comparative étoffée de la communauté cambodgienne de Montréal en comparaison avec celle de Juifs

4 Je tiens à remercier particulièrement les artistes Vuth Lyno, Suos Sodavy, Srey Bandaul et Khiang Hei, la fondatrice et directrice de Java Arts Dana Langlois, le co-fondateur et directeur exécutif de Khmer Arts John Shapiro, ainsi que l’anthropologue et artiste Linda Saphan pour avoir aiguillé mes réflexions à cette étape de ma recherche.

3 d’Israël en ce qui concerne la commémoration et la construction d’une mémoire collective par rapport au passé violent. L’anthropologue constatait des modes divers de commémoration qui remettent en question le paradigme du devoir de mémoire tel que développé suite à l’Holocauste, « the twentieth-century’s paradigmatic genocide » (Bauman 1991 dans Hinton 2002 : 5. Aussi dans Kidron 2009; 2012). À ce sujet, Kidron proposait que les Cambodgiens de Montréal ne valorisaient généralement pas la commémoration publique de ces événements, préférant un partage parcellaire au quotidien de leur expérience avec leurs descendants, leur famille et leurs amis, insistant surtout sur « the virtues […] as it pertains to the situations related to the war […] » (2009 : 219). Ses travaux remettaient en question aussi le modèle de « la victime » devenue « résistante » par le biais du témoignage public qui agit à titre de catharsis (Kidron 2012 : 726).

Certes, si « l’amnésie collective » de certaines institutions officielles et de certains dirigeants est préoccupante au Cambodge, « le silence collectif » souvent accolée aux Cambodgiens par rapport à leur vécu personnel sous le régime des Khmers rouges ne doit pas être lu uniquement comme

étant symptomatique d’un trauma, Figure 2 Vann Nath en train de peindre Deux Lotus. Crédits photo : mais plutôt comme une façon Image extraite du documentaire de Guillaume Suon‐Petit (2009) culturelle d’aller de l’avant (Kidron 2009; Thompson 2013). Dans le documentaire accompagnant le livre souvenir du projet Cambodge, l’atelier de la mémoire, on y voit Vann Nath en train de peindre une peinture qui reflétait bien, à mon sens, cette volonté d’aller de l’avant tout en laissant un héritage aux jeunes générations; une peinture que Phay-Vakalis qualifie « d’œuvre-testament » (2010 : 72) (Voir Figure 2).

Les réflexions de Kidron et cette peinture de Vann Nath ont été pour moi une source d’inspiration pour mon mémoire. Grâce à elles, j’ai pu revisiter mon sujet de recherche de départ. Effectivement, à la lumière de ces réflexions et de mon pré-terrain, j’en suis venue à

4 m’interroger sur la question plus générale de « l’expression de soi » à travers les arts. Considérant qu’historiquement et culturellement, l’accent n’était pas mis sur l’expression de l’artiste dans la société cambodgienne puisque l’importance était et est encore aujourd’hui surtout accordée d’une part, au respect de certains critères esthétiques et d’autre part, aux dimensions religieuse et utilitaire des arts qui prédominent au Cambodge (Muan 2001 : 477), ma nouvelle préoccupation se situait donc en amont de celle initialement élaborée. Mais, d’où vient l’idée que les arts sont porteurs de la subjectivité de l’artiste? Les arts contemporains sont-ils un mode d’expression de soi significatif pour les artistes cambodgiens rencontrés et si oui, comment en sont-ils venus à l’être?

La précision de l’objet de recherche Conséquemment, avant d’étudier comment les arts peuvent être porteurs d’une mémoire collective ou comment ils peuvent aider à l’expression d’un passé difficile, il était nécessaire de comprendre comment ces derniers en sont venus à être porteurs de la subjectivité de l’artiste au Cambodge. Or, les écrits de Kidron (2009; 2012), Phay-Vakalis (2010), du Reyum (2002), de Muan (2001) et de Thompson (2013), suggèrent que la subjectivité de l’artiste exprimée à travers ses créations a pris de l’importance justement en parallèle à l’émergence des arts de la mémoire au Cambodge. Au début des années 2000, ce courant envisageait les arts comme : « a therapeutic tool and a reiterated political commitment to enabling agency », un postulat foncièrement occidental (Thompson 2013 : 88).

Progressivement, mon objet de recherche se construisait autour d’une scène artistique contemporaine diversifiée dans un contexte de plus en plus globalisé. En 2011, j’avais entre autres remarqué la présence et la consolidation d’un pôle artistique alternatif à celui de Phnom Penh autour d’artistes de la ville de Battambang qui arrivaient de plus en plus à se faire reconnaître tant au niveau national qu’international, ce qu’exprimaient Gershon et Lindt dans leurs articles parus respectivement dans The Phnom Penh Post en novembre 2011 et dans The New York Times un mois plus tard. Cette même année deux espaces artistiques, Sammaki et Make Maek, avaient ouvert leurs portes à Battambang. D’où mon intérêt de concentrer ma recherche sur la communauté artistique de cette ville.

5

De plus, lors de mon passage en 2011, j’avais constaté par mes observations et mes discussions avec des gens sur place que cette idée « d’expression de soi » était omniprésente dans les propos des artistes en arts visuels contemporains. À la lumière de ce pré-terrain j’ai donc formulé ma question de recherche ainsi : comment ces artistes signifient-ils leur subjectivité à travers leurs processus de création en arts visuels contemporains? De cette question découlent certains objectifs. D’abord, je cherche à comprendre comment ces artistes font sens de leur subjectivité et comment celle-ci s’ancre dans le contexte cambodgien. En outre, je désire documenter les thématiques que les artistes choisissent d’aborder dans leurs créations ainsi que les préoccupations que réflètent ces créations. Ensuite, je m’attarde au statut de l’artiste au sein de la société cambodgienne, c’est-à-dire aux changements possibles qu’il subit, considérant que jusqu’à tout récemment l’expression de soi à travers leurs créations n’était pas l’une de leurs intentions premières, comme je l’ai souligné plus haut.

L’intérêt de la recherche Toute recherche sur les arts visuels au Cambodge se doit de considérer la contribution majeure de la thèse de doctorat d’Ingrid Muan (2001) Citing Angkor : The « Cambodian Arts » in the Age of Restoration 1918-2000. Cette historienne de l’art a entrepris la tâche colossale d’établir comment le Protectorat français a encadré la production artistique au Cambodge entre 1863 et 1953. Durant cette période, les administrateurs du protectorat ont introduit un idéal stéréotypé des arts cambodgiens, ce qui a eu pour effet de les figer dans le passé, c’est-à-dire à l’époque de l’apogée de l’empire khmer entre le VIIe et le XIIIe siècle, puis de légitimer la présence française au Cambodge (Muan 2001 : 20 et 34). Cette conception erronée a par la suite été réappropriée par l’élite locale durant la période suivant l’indépendance, ce qui encore aujourd’hui, influence la manière dont les arts cambodgiens sont envisagés tant au niveau national qu’international (Muan 2001 : 20-34).

Les recherches subséquentes de Muan (2006a; 2006b) et ses efforts conjoints avec Ly Daravuth (Ly et Muan 2001), au sein du Reyum Institute qu’ils ont fondé, mènent à la description jusqu’à maintenant la plus étoffée de la situation des arts à travers leur histoire récente, en plus de contribuer à faire connaître de nombreux artistes cambodgiens contemporains à travers leurs expositions et catalogues (Reyum 2002; 2008). Outre le travail de Muan, Ly et du Reyum Institute, d’autres historiens de l’art se sont intéressés aux arts

6 contemporains en Asie du Sud-Est, et secondairement au Cambodge, dans leurs recherches (Kee 2011; Ly 2012a; Taylor 2011a; Taylor et Ly 2012). Récemment, des historiens de l’art ainsi que des commissaires ont publié, outre les catalogues d’expositions, des réflexions diverses sur certains aspects de la scène artistique cambodgienne (Gleeson 2010; Nelson 2012a; Thompson 2013). Je dois aussi mentionner le travail de l’historienne de l’art Pamela N. Corey dont la thèse, toujours en cours de rédaction, n’est pas encore disponible, mais qui a écrit un article sur l’évolution de la scène artistique contemporaine cambodgienne en parallèle à certaines transformations urbaines et sociales au Cambodge (2013). Ces recherches se concentrent presque exclusivement sur la scène artistique phnompenhoise. À ma connaissance, la seule réflexion écrite qui met actuellement l’accent sur ce qui se fait à Battambang est un court texte de la commissaire et manager de Romeet Kate O’Hara (2013). Dans son texte, cette dernière s’interroge notamment sur la place de ces artistes au sein de la scène artistique globalisée et sur le processus de création d’un espace artistique particulier à ces artistes à l’échelle locale (O’Hara 2013).

Ma recherche contribue donc à approfondir le domaine encore passablement récent de la recherche sur les arts visuels contemporains cambodgiens. L’originalité de ce dernier est de proposer de se concentrer sur un pôle alternatif à celui de la capitale, et ce, en étudiant les arts visuels contemporains tels que compris par des artistes originaires de Battambang. Certes, les artistes de Battambang entretiennent des liens étroits avec ceux de la capitale et ne peuvent être considérés comme vivant en vase clos. Cependant, par cette recherche, je propose qu’ils ont su garder une certaine indépendance ou une certaine distance face aux exigences du marché phnompenhois qui s’inscrit de plus en plus dans un marché globalisé.

De plus, mon apport à la recherche se situe dans la mise à contribution de l’anthropologie à l’étude des arts visuels au Cambodge. Taylor (2011b) souligne que la quasi absence d’une histoire écrite des arts contemporains encourage à opter pour une approche ethnographique de ce sujet d’étude. Comme l’expriment Marcus et Meyers, « la recherche anthropologique ne s’intéresse pas à définir l’art, mais à comprendre comment les pratiques artistiques contribuent à produire de la culture » (1995 : 10). Ayant reçu une formation en anthropologie sociale et culturelle, ma perspective se veut intéressée aux éléments d’expression de soi et de sociabilité liés à l’émergence des arts visuels contemporains dans ce pays plutôt qu’à l’étude de

7 l’esthétique des formes d’arts cambodgiennes en tant qu’objet d’art. Par ailleurs, je ne dispose pas d’une connaissance théorique approfondie des divers courants occidentaux en art. En ce sens, ma position d’anthropologue me distingue de mes collègues historiens de l’art, sans toutefois renoncer à l’apport précieux des travaux qu’ils mènent au Cambodge.

Les grandes lignes de ce mémoire Ce mémoire se subdivise en quatre chapitres. Le premier chapitre propose d’abord un survol des concepts de soi et de subjectivité tels que proposés par la modernité occidentale ainsi que certaines implications épistémologiques qui en découlent au sujet de notre compréhension des arts et de l’artiste. Ensuite, j’explore quelques contributions anthropologiques qui ont permis de resituer cette conception moderne dans son historicité et son contexte, c’est-à-dire l’Occident. J’explicite en quoi l’anthropologie, par le biais de l’ethnographie, a élargi et diversifié notre compréhension de ces deux notions. Enfin, je termine ce chapitre en y développant l’apport du bouddhisme theravāda à la compréhension du soi et de la subjectivité. Mon attention se porte plus précisément sur le courant moderniste bouddhiste au Cambodge et sur ses conséquences quant à la définition des concepts centraux à ma recherche. Ces précisions me permettent d’ancrer les éléments théoriques du bouddhisme et d’ouvrir sur le contexte spécifique au Cambodge qui fait l’objet de mon deuxième chapitre.

Le chapitre 2 examine la situation historique des arts visuels et de l’artiste au Cambodge. Certaines comparaisons avec la situation de pays voisins viennent enrichir la contextualisation étant donné que le champ des arts visuels modernes et contemporains a été peu étudié jusqu’à présent au Cambodge. C’est également l’occasion de dresser un portrait général de la ville de Battambang et de décrire particulièrement son univers artistique à travers certaines données qui ont été collectées sur mon terrain, dans les archives ou lors d’entrevues. Je désire ainsi apporter des éléments contextuels originaux et plus précis par rapport à ce qui a été recensé dans les écrits des auteurs s’étant concentrés antérieurement sur le cas de Phnom Penh. Ces éléments permettront au lecteur de mieux comprendre mes résultats de recherche exposés au chapitre 4.

Le troisième chapitre s’attache à expliciter ma méthodologie. Dans un premier temps, j’y problématise ma question de recherche et mes objectifs. Puis, j'y expose quelques caractéristiques sociodémographiques de mon échantillon et y présente les principales

8 techniques de collecte de données qui ont été mises à contribution dans le but de répondre à ces objectifs. Enfin, j’explicite les méthodes d’analyse utilisées pour mettre en lumière mes résultats. Dans un deuxième temps, je mentionne certains enjeux et défis rencontrés sur mon terrain de recherche, que ce soit en ce qui concerne mon arrivée sur le terrain, la diversité des attentes que les personnes rencontrées avaient envers moi ainsi que mes difficultés à me positionner par rapport à celles-ci. J’explique aussi comment j’ai surmonté certaines difficultés en ce qui concerne ma connaissance limitée de la langue. Par manque d’espace, l’ensemble de ces défis fait l’objet de l’annexe X où le lecteur trouvera une description plus étayée de ceux-ci.

Le cœur de ma recherche se retrouve dans le chapitre 4 où j’y expose mes résultats. Il s’agit d’une part d’un récit de mes rencontres avec les artistes qui vise à mettre en valeur leur travail et le contexte dans lequel celui-ci se situe. Ensuite, je présente les rôles et les valeurs qui sont associés selon eux au fait d’être artiste. Mes résultats démontrent que ces rôles et valeurs sont teintés par une conception bouddhiste5 de la personne qu’est l’artiste. Ce modèle idéal de personne est nuancé à travers des observations faites sur le terrain qui resituent les artistes dans certains dilemmes et contradictions vécus au quotidien. J’y discute d’autres influences dont celles des ONG et du tourisme dans la définition des arts et du rôle de l’artiste. De plus, je propose que ces résultats laissent transparaître des changements quant au statut de l’artiste au sein de la société cambodgienne et, plus globalement, dévoilent certaines transformations qui influent sur la société cambodgienne contemporaine. Ma conclusion ouvre sur ces transformations et entrevoit quelques pistes pour mieux comprendre quelle pourrait être la contribution des arts visuels contemporains du Cambodge au discours de l’art contemporain mondialisé du point de vue des artistes de Battambang. Enfin, À travers les planches 1 à 17 de ce mémoire, je dresse un bref portrait de quelques-uns des artistes rencontrés à Battambang.

5 Le terme « bouddhiste » employé comme un nom réfère aux adeptes du bouddhisme (des moines bouddhistes). L’adjectif « bouddhique » qualifie généralement les choses relatives au bouddhisme (art bouddhique, écrits bouddhiques) bien que le terme « bouddhiste » soit aussi employé comme adjectif (temples bouddhistes) (Le Petit Robert 2015 : Internet; BtB 2012 : Internet). Selon le document Termium Plus, « lorsqu’il s’agit d’abstraction, l’usage est flottant : la pensée bouddhiste, les préceptes bouddhiques » (BtB 2012 : Internet). Pour simplifier ce mémoire et parce que l’usage confondu des adjectifs « bouddhique » et « bouddhiste » est courant, je choisis d’employer l’adjectif « bouddhiste », peu importe s’il réfère à des choses matérielles ou à des abstractions.

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Chapitre 1 | Cadre théorique

Cette recherche se base sur une constatation empirique qui a émergé à la suite d’un préterrain au Cambodge en 2011 : les artistes parlent en termes « d’expression de soi » lorsqu’ils discutent de leurs créations artistiques. Or, mes connaissances acquises lors de ce préterrain me laissaient supposer que « cette expression de soi » n’avait pas toujours été mise de l’avant au Cambodge. Comment cela se fait-il alors qu’aujourd’hui on entende parler « d’expression de soi »? Quand est-ce que cette idée a été introduite dans le discours des artistes? Selon Muan, qui réfère à l’architecte Vann Molyvann dans la revue Kambuja, la notion « d’artiste » (selpakor) comprise dans le sens d’une personne qui « « creates original works » which would show their « artistic personality » and « creative imagination » » apparaît dans le milieu des arts visuels cambodgiens vers les années 1950-60 (Vann Molyvann 1965 cité dans Muan 2001 : 252). Aujourd'hui, à quoi cette idée « d’expression de soi » renvoie-t-elle pour les artistes cambodgiens rencontrés? Ayant toujours en tête cette question, ce chapitre propose un survol de la conception moderne occidentale du soi et de la subjectivité, celle-ci ayant particulièrement marqué le domaine des arts, comme nous le verrons. Ensuite, je traiterai de quelques apports de l’anthropologie à l’étude de la subjectivité et du soi dans des contextes non occidentaux. Finalement, je mettrai l’accent sur l’apport du bouddhisme theravāda à l’étude du soi et de la subjectivité, plus particulièrement à la suite des réformes modernistes au Cambodge.

1.1. La conception moderne occidentale du soi et de la subjectivité à travers l’artiste En Occident, le soi moderne a été conçu comme « acontextuel », « abstrait » et « indépendant » (Clammer, Poirier et Schwimmer 2004 : 9)6. Ce soi est défini par des attributs internes à chaque personne qui constituent une « essence » (Lipuma 1998 : 56). Il s’inscrit dans

6 À noter que la catégorie « Occident », tout comme celles d’« Orient » et de « modernité », sont des construits issus de la pensée euroaméricaine (Chakrabarthy 2008 : 4). Par « Occident » ou « Orient », je ne fais pas référence à un ensemble géographique. De plus, ces deux catégories sont souvent présentées en opposition. Ce dualisme a historiquement servi les intérêts de ceux se réclamant de « l’Occident » (Burke III et Prochaska 2007; Chakrabarthy 2008). Nous y reviendrons plus en détail au chapitre 2 en nous référant à Saïd. En renvoyant à l’idée « d’Occident » et « d’Orient », je réfère plutôt à deux conceptions du monde différentes. Dans le cas de la présente section, ces deux conceptions relèvent du domaine des arts et se définissent comme une conception de l’art objectivée, désenchantée et amorale en comparaison à une conception subjectivée, enchantée et morale (voir Weber entre autres dans Carroll 2011; Jenkins 2000). Ces deux conceptions peuvent être comparées, mais ne sont pas envisagées comme une tendance unidirectionnelle et universelle, comme ironisait Chakrabarthy avec son : « first in the West, and then elsewhere » (2008 : 6-7).

11 une division claire entre le corps et l’esprit, où l’esprit « as a disembodied reason and instrumental rationality » doit impérativement être maintenu autonome pour conserver son intégrité morale et sa liberté (Wilf 2011 : 462-64). Dans cette conception, la subjectivité se veut constituée « as a (1) self-person, (2) individuated, (3) self-referential, (4) authoritative veridical report (or expression) of an (5) occurent (6) mental state (sensation, emotion, thought) » (Oksenberg Rorty 2007 : 44). Par ailleurs, parce que la modernité est élevée au rang de progrès, elle est posée comme le modèle idéal à atteindre et comme une voie que tôt ou tard, toutes les sociétés seront appelées à adopter (Taylor 1999 : 154). Par extension, la conception du soi et de la subjectivité que sous-tend cette modernité est aussi comprise comme une donnée universelle.

Les fondements de la modernité se traduisent au tournant du XXe siècle par l’émergence initialement en Occident d’un courant, le modernisme, qui marque particulièrement le domaine des arts visuels et de la littérature, mais aussi d’autres sphères de la société, notamment la religion7 (Marcus and Meyers 1995 : 3; McEvilley 1996 : 54). Dans les arts, ce courant implique une remise en question profonde des formes traditionnelles, favorisant une « esthétique de rupture » (Baudrillard 2007 : 5) : « modernism opposes itself to the figurative tradition in the visual arts and to the realism and naturalism in the literature » (Barnard et Spencer 2002 : 378). Cette période est entre autres caractérisée par l’apogée de l’art abstrait et par un désir d’explorer « non-objective imagery as a system of color, line, composition of forms » (Sullivan dans Marcus et Myers 1995 : 261). Par corrélation, le modernisme se définit en opposition aux formes d’arts non occidentales qui sont alors qualifiées de « primitives », car considérées comme figées dans le temps et donc exemptes de progrès, ce qui « violates requirements for originality and self-creation » (Marcus et Myers 1995 : 15 et 38). De plus, le monde de l’art est alors considéré comme une entité autonome du reste du social, indépendante de l'expérience quotidienne (Marcus et Myers 1995 : 19).

Comme l’explique Wilf, le courant moderniste occidental a octroyé à l’artiste le statut de figure emblématique (2011 : 464) en le dotant d’une subjectivité spécifique qui le distingue de ses

7 Effectivement, le modernisme a engendré des transformations profondes notamment par rapport à la nature des relations que les sociétés modernes entretiennent avec la question du sacré (Lewis 2011 : 181). Pour une discussion de l’idée d’une « sécularisation » des sociétés modernes suite aux réformes religieuses modernistes, voir Lewis (2011). Également, à la section 1.3.3. de ce mémoire, nous verrons de quelles façons des réformes modernistes ont été mises sur pied par une élite monastique bouddhiste au Cambodge au début du XXe siècle.

12 prédécesseurs (George 2008 : 175). Effectivement, ce courant « […] signale le passage d’un paradigme de représentation de l’artiste à un autre, soit le passage de la valorisation de la production à celle de la personne de l’artiste » (dans Le Coq, 2002 : 63). L’artiste, influencé par les courants du sentimentalisme et du romantisme remontant au XVIIIe siècle, est soumis à une « deep interiority [and] inward sensibilities based on soulfulness, love, passion, genius, inspiration, suffering and authenticity » (Jackson 1996 : 24; Baudrillard 2007; McEvilley 1996). Désormais, le travail de l’artiste est un travail de « self-expression »; sa qualité artistique étant soumise à sa capacité de produire « a singular view of the world » (George 2008 : 176). Si l’œuvre artistique n’est pas reconnue comme une œuvre originale, elle en perd de l'intérêt, car « “art” must be made up of “personal imagery” » (Marcus et Meyers 1995 : 143).

La différence entre les arts modernes et les arts contemporains n’est pas toujours claire. Ceux- ci sont souvent assimilés, car la modernité, introduite dans les arts occidentaux à travers le modernisme, est devenue aujourd’hui synonyme de ce qui est « actuel », de ce qui coexiste temporellement et « d’une esthétique du changement pour le changement » (Baudrillard 2007 : 6). Cette contemporanéité temporelle a permis de réintégrer partiellement dans la discussion les arts non occidentaux en remédiant à l’ahistoricité que l’Occident leur avait autrefois accolée : The Tibetan mandala becomes contemporary by sharing the space of display, not by way of a common history of production. Despite elevation from contemporaneous to the contemporary, it is the lack of shared history that produces authenticity. The less history shared, the more genuine the outsider (Kirshenblatt-Gimblett dans Marcus et Myers 1995 : 239).

Néanmoins, dans une perspective occidentale, les arts contemporains désignent un tournant dans l’histoire de l’art émergeant vers les années 1960. Cette période est entre autres caractérisée par une reconsidération de l’art comme dimension constitutive du social et par la réhabilitation de l’artiste en tant qu’acteur dans le social (McEvilley 1996 : 54-55). Conséquemment, ceci introduit certains enjeux, dont celui de la marchandisation de l’art et de son potentiel politique (Marcus et Myers 1995 : 21). Également, cette période a vu naître de nouveaux courants artistiques dont la montée de la « performance art » et du « conceptual art », en réaction notamment au phénomène de marchandisation des arts, bien que ces courants n’y ont pas totalement échappé au bout du compte (Marcus et Meyers 1995 : 23).

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L’introduction « de l’expression de soi » dans le discours des artistes de Battambang rencontrés me semble être corollaire à une certaine mondialisation des idées, mondialisation qui s’effectue aujourd’hui plutôt unilatéralement. Cette mondialisation implique une pression pour les non Occidentaux à adopter l’idéologie et les valeurs dominantes. La montée en importance de l’idée « d’expression de soi » dans le domaine des arts ailleurs qu'en Occident en est un symptôme. Toutefois, comme l’a montré Sahlins : unified by the expansion of Western capitalism over recent centuries, the world is also being re- diversified by indigenous adaptations to the global juggernaut. In some measure, global homogeneity and local differentiation have developed together, the latter as a response to the former in the name of native cultural autonomy (1999 : ix-x)

Dans cette optique, il est judicieux d’adopter une réserve vis-à-vis d'une conclusion hâtive d'une homogénéisation de la culture à mesure que se déploie le phénomène de la mondialisation. L’anthropologie fournit des exemples concrets de manières trouvées par les communautés pour « indigéniser cette modernité » comme le souligne Sahlins (1999). Par exemple, Abu-Lughod (2000) en propose une illustration détaillée dans son ethnographie des sujets modernes et de l’introduction des téléromans en Égypte. Les téléromans populaires constituent un véhicule privilégié des idées modernes. Abu-Lughod (2000) démontre que ceux- ci en viennent à être mobilisés par des Égyptiennes dans la définition qu'elles se font d'elles- mêmes. Toutefois, d’autres systèmes de valeurs continuent de coexister dans la définition du modèle de personne idéale en Égypte, à savoir une personne définie à travers son réseau familial et de parenté : « Amira’s story, while told mostly in terms of herself as an individual moving through life, evokes [also] the ideal she cannot have – the ideal of a fulfilled person defined by kindship and family » (Abu-Lughod 2000 : 105). À ce stade-ci de ma recherche, un retour sur certains apports de l’anthropologie à l’étude de la subjectivité s’impose afin de clarifier la richesse et la contribution de traditions autres qu’occidentales aux définitions du soi et de la subjectivité modernes.

1.2. Les contributions de l’anthropologie à l’étude du soi et de la subjectivité En Occident, la subjectivité est généralement envisagée comme le lieu de la sensibilité, du jugement et de la réflexivité de chacun, c’est-à-dire comme « the inner lives of subjects » (Biehl, Good et Kleinman 2007 : 5; George 2008). Une des contributions majeures de l’anthropologie a été d’étudier la subjectivité dans sa diversité, ce qui a impliqué de resituer le modèle occidental moderne dans une historicité et un contexte culturel (Ortner 2005 : 34; George

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2008 : 175). Plus précisément, cette mise en perspective de la proposition occidentale moderne engendre une prise en considération accrue des conceptions émiques qui émergent de contextes non occidentaux comme certains auteurs, dont Mahmood (2009), Abu-Lughod (2000), Strathern (1992) et George (2008) se sont appliqués à étudier, dans des régions aussi variées que l’Égypte, la Mélanésie et l’Indonésie.

1.2.1. Une subjectivité et un soi historiquement et culturellement constitués Avant d’aborder quelques définitions émiques cambodgiennes qui enrichissent notre conception de la subjectivité, voyons de plus près certains travaux anthropologiques et sociologiques qui ont contribué à façonner la compréhension du soi et de la subjectivité.

Notons d’emblée que Foucault a réfléchi à « l’histoire de la subjectivité » à travers les transformations « du souci et des techniques du soi » (1981 : 214). Ce dernier met l’accent sur les rapports de pouvoir dans lequel le sujet s’inscrit. Ces rapports sont saisissables dans les discours qui assujettissent les sujets et leur assignent une position dans le social (Foucault 1976 cité dans Ortner 2005 : 36-37). De plus, pour Foucault (1976), « le sujet ne préexiste pas aux rapports de pouvoir comme une conscience individuée, mais il est produit et rendu possible par ces rapports » (cité dans Mahmood 2009 : 36). Soulignant l’impact de ces rapports de pouvoir dans la constitution des sujets et de leur position, Foucault (1976) leur reconnaît aussi une certaine marge de manœuvre au sein des structures sociales. Effectivement, comme l’expose Butler, « selon la conception foucaldienne, il existe toujours une relation à ce régime [de vérité], un mode de construction de soi qui se déroule dans le contexte des normes concernées et qui, plus spécifiquement, négocie une réponse à la question de savoir qui le “je” deviendra en relation à ces normes » (2007 : 22). Par ses écrits, Foucault a notamment contribué à resituer le sujet dans une historicité, en examinant comment les rapports de pouvoir sont productifs du sujet à travers les techniques de soi .

Cette recherche aurait pu être abordée dans une perspective foucaldienne, en étudiant le processus de construction de l’artiste en tant que sujet parallèlement à l’émergence des arts contemporains au Cambodge. Certains lecteurs verront par ailleurs dans mes résultats des liens pertinents à faire avec une perspective foucaldienne de la construction du sujet-artiste au Cambodge. Si telle avait été mon approche, il m’aurait entre autres fallu étudier plus en

15 profondeur, en parallèle aux propos des artistes rencontrés, le processus par lequel le sujet- artiste s’est construit au Cambodge à travers le discours des administrateurs coloniaux dans des documents d’archives, mais aussi, actuellement, dans diverses institutions gouvernementales et non gouvernementales. Toutefois, j’ai fait le choix de ne pas mener cette recherche sous cet angle, mais de plutôt mettre l’accent sur la subjectivité de l’artiste, c’est-à-dire sur ce que les artistes rencontrés désirent exprimer à travers leurs créations et sur les intentions et réflexions qui influencent cette possibilité de s’exprimer à travers leur art8.

Comme l’expliquent Biehl et al., la subjectivité « is not just the outcome of social control or the unconscious; it also provides the ground for subjects to think through their circumstances and to feel trough their contradictions, and in so doing, to inwardly endure experiences that would otherwise be outwardly unbearable. Subjectivity is the means of shaping sensibility » (2007 : 14). Dans cette perspective, ces auteurs s’intéressent à la subjectivité comme une expression d’expériences vécues et incorporées chez une personne (Biehl et al. 2007 : 5). Ils soulignent que la subjectivité n’est pas fixe, elle est dynamiquement constituée à travers les expériences vécues et les circonstances sociales qui modulent l’existence des personnes (Biehl et al. 2007 : 5, 10).

Pour sa part, Ortner, amorce sa réflexion sur l’importance du concept de subjectivité en sciences sociales en l’inscrivant dans la théorie pratique (2005 : 35). À travers leurs écrits, les théoriciens de ce courant ont mis l’accent tantôt davantage sur l’influence de la société et de la culture dans la construction du sujet, tantôt davantage sur la capacité du sujet à négocier ses conditions de vie au sein de cette structure sociale et culturelle. Par exemple, certains ont insisté, tel Bourdieu à travers la notion d’habitus (1977), sur le fait que le sujet se construit, pense et agit à travers l’incorporation de structures, tant culturelles qu’objectives, qui modulent le monde dans lequel ce dernier vit (cité dans Ortner 2005 : 33). Au contraire, d’autres, dont Giddens (1979), se sont concentrés sur la part consciente — au sens « d’intentionnelle » — des choix quotidiens, des actions et des réflexions des sujets dans le social (cité dans Ortner 2006 : 135; 2005 : 33-34). Pour Sewell (1992), la capacité d’agir (agency) de l’individu dans la matrice sociale se constitue à travers ses pensées, ses projets et ses actes, ceux-ci étant « full of

8 Ainsi, lorsque je réfère au « sujet » dans ce mémoire, je ne renvoie pas à Foucault. En général, je réfère plutôt à mes interlocuteurs.

16 intentions […] projected forward, if not toward « definite goals » » (cité dans Ortner 2006 : 135).

Ortner (2005; 2006) a plutôt tendance à définir la subjectivité relativement aux concepts d’agentivité et d’intentionnalité, comme Giddens (1979) et Sewell (1992). Pour que l’agentivité se déploie dans le social, il lui faut la possibilité de s’exprimer subjectivement, notamment à travers la formulation d’intentions et de réflexions plutôt conscientes. En ce sens, Ortner exclut de la subjectivité les pratiques quotidiennes (2006 : 135). Cette auteure explique que la subjectivité englobe une dimension individuelle, car « […] they [actors] have some degree of reflexivity about themselves and their desires, and that they gave some “penetration” into the ways in which they are formed by their circumstances » (Ortner 2005 : 34). Parallèlement, la subjectivité est aussi collective, car elle est constituée à travers les relations sociales qu’entretiennent les personnes entre elles (Ortner 2005 : 34); celles-ci étant aussi imbriquées dans des formations culturelles et idéologiques (George 2008 : 175). De cette manière, Ortner lie les concepts d’agencéité et de subjectivité aux processus de reproduction, de réinterprétation et de transformation de la matrice sociale Ortner (2005; 2006).

Dans son étude du rapport à l’art et la spiritualité à travers l’œuvre de l’artiste contemporain A. D. Pirous, qui est un pionnier de l’art islamique indonésien, l’anthropologue Kenneth M. George suggère de combiner les angles de recherche proposés par Ortner (2005, 2006) et Biehl et al. (2007). Pour lui, l’œuvre artistique de Pirous nécessite une compréhension en relation avec le phénomène d’émergence des arts contemporains en Indonésie et le contexte sociopolitique marqué, notamment, par un réveil musulman qui prend racine dans les années 1970 (George 2008 : 177). Bien que le contexte indonésien diffère en plusieurs points du contexte cambodgien, tel qu'il sera décrit au chapitre 2, la proposition de George me semble pertinente à l’étude des arts contemporains au Cambodge. Effectivement, l’anthropologue explique que « artistic subjectivity » is constitued and reflexively experienced in the open-ended play, conflict, and positionality of social life; that open-endedness and sociality are what make all subjectivities historical, political, provisional, and uncertain. At the same time, the material signs, practices, and social exchanges that characterize an art world introduce special possibilities and perils for the subject […]. The subject’s perduring encounter both with worked objects and with the other actors who make or consume them gives rise to an arena of lived experience and practical activity that both subject and society distinguish as « art » (George 2008 : 176).

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En ce sens, l’expérience artistique — soit la démarche artistique ou le processus de création auquel je me reporterai plus généralement — est un terreau fertile à la réflexion et à la discussion au sein d’une société. De plus, la subjectivité de l’artiste n’est pas uniquement intériorisée et par conséquent elle est accessible ethnographiquement (George 2008 : 190). Elle peut être étudiée à travers les productions artistiques, les échanges entre l’artiste et son public qui en découlent, puis entre l’artiste et sa communauté artistique. Également modulée par l’expérience individuelle et collective, ce qui implique la prise en considération du contexte historique, politique et culturel dans lequel elle s’inscrit, cette subjectivité est donc à la fois soumise à des normes sociales et constitue à fois le théâtre d’une reconsidération de ces normes.

1.2.2. Incorporation et phénoménologie Une autre contribution de l’anthropologie a été de rompre avec le dualisme cartésien, qui suppose une distinction claire entre corps et esprit, ce qui a eu pour conséquence de réintroduire le corps dans la définition du soi (Csordas 1994 3, 7-9; Jackson 1996). En ce sens, les contributions des théoriciens de la pratique, notamment de Bourdieu (1977), sont éloquentes (Biehl et al. 2007 : 8).

Pour cette recherche, mon intérêt se porte davantage sur les contributions du courant phénoménologique en anthropologie qui considère que « human “being-into-the-world” is bodily being » (Merleau-Ponty 1962 dans Jackson 1996 : 31). L’anthropologue Csordas propose « l’incorporation » comme une des constituantes à part entière de la subjectivité (1994). Il suggère cette notion comme étant situated on the level of lived experience and not on that of discourse; embodiment is about “understanding” or “making sense” in a prereflexive or even presymbolic, but not precultural, way (Csordas 1990: 10). It precedes objectivation and representation and is intrinsically part of our being-in-the-world. As such it collapses the difference between subjective and objective, cognition and emotion, or mind and body (Csordas 1994a: 276 cité dans Van Wolputte 2004: 258).

Ces anthropologues s’inspirent notamment des travaux de philosophes comme Dilthey, Dewey, Husserl, du sociologue Schutz et d’autres anthropologues tels que Turner et Bruner. Ils mettent l’accent sur l’importance de l’expérience définie comme « what has been lived through » (Dilthey 1976 cité dans Turner et Bruner 1986 : 3). Également, ils s’opposent à une tendance survalorisant la théorie en préconisant plutôt l’expérience comme mode de connaissance du monde : « for the most part human beings live their lives independently of the

18 intellectual schemes dreamed up in academe, and that the domain of knowledge is inseparable from the world in which people actually live and act » (Jackson 1996 : 1, 4, 6). Cette approche correspond à ce que Csordas décrit comme une « existential immediacy » (1994 : 10). Celle-ci s’attarde aux manières dont les connaissances et les savoirs sont vécus, signifiés et monopolisés, au quotidien au sein du « lifeworld », c’est-à-dire : « [the] everyday, immediate social existence and practical activity […]9 » (Jackson 1996 : 7-8).

Ces écrits sont pertinents à cette recherche d’abord parce qu’ils me permettent de me familiariser avec une façon de penser la subjectivité en tant que processus mis en acte au quotidien. De plus, des liens importants peuvent être proposés entre l’approche phénoménologique et la philosophie bouddhiste, la tradition dominante encore aujourd’hui au Cambodge. Par exemple, le bouddhisme met l’accent sur « a practical knowledge process » qui favorise une meilleure compréhension de « how people create or maintain a sense of self and belonging […] » (Schütz 1962 et Nast 1998 dans Van Wolputte 2004 : 261). Ces liens seront explicités plus bas.

Par ailleurs, la phénoménologie est intéressante à explorer pour une chercheure qui s’intéresse aux arts, car plusieurs des auteurs mentionnés proposent les arts comme le mode de connaissance phénoménologique par excellence (Husserl dans Chagnon 2008 : 11-14). Pour Husserl, l’œuvre d’art offre un mode d’accès privilégié à l’expérience « puisqu’elle mène à une perception pure des choses, à une saisie du sensible pour lui-même, dans son apparaître même » (Chagnon 2008 : 13). Cette remarque est pertinente pour l’importance accordée à la phénoménologie dans sa capacité de dévoiler comment les objets d’art « apparaissent à celui qui en fait l’expérience » (Chagnon 2008 : 12). Par contre, il faut nuancer l’idée d’Husserl « de perception pure des choses » puisque celle-ci reste caractérisée par le contexte dans lequel se situe celui qui en fait l’expérience. La phénoménologie ne pose pas « that human experience is without preconditions; rather, it is to suggest that the experience of these preconditions is not entirely preconditioned » (Jackson 1996 : 10-11).

9 Lifeworld : the « domain of everyday, immediate social existence and practical activity, with all its habituality, its crises, its vernacular and idiomatic character, its biographical particularities, its decisive events and indecisive strategies. Which theoretical knowledge addresses but does not determine, from which conceptual understanding arises but on which it does not primarily depend » (Jackson 1996 : 7-8).

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Enfin, la phénoménologie pose les arts comme des médiums narratifs. Pour Dilthey, « l’expérience nous presse à exprimer ce que nous vivons et apprenons aux autres. Les arts émergent de ce besoin de communiquer » (Turner et Bruner 1986 : 34). Dewey envisage les objets d’art comme expressifs de deux manières. En effet, cette « expression » se situe, certes, au niveau du résultat (l’objet artistique), mais aussi au niveau de l’action (le processus de création); tous deux étant interreliés. « [L’objet expressif] est ce qu’il est à cause d’un acte préalable [mais] il est [aussi] quelque chose de nouveau et différent » (2010 : 152-153). Ainsi, l’objet artistique n’est pas le reflet exact de la subjectivité de l’artiste, la subjectivité étant processuelle (Keane 2002, 2007 cité dans Wilf, 2011 : 462-463). De la même manière, la subjectivité n’est pas réductible au processus de création uniquement, car ce serait la réduire à « une simple décharge émotionnelle personnelle » (Dewey 2010 : 152). Dans cette recherche, la narration de l’expérience par l’expression artistique m’offre un accès privilégié aux représentations que se font les artistes de leur « lifeworld » (Ochs and Tapps 1996 : 21). Dans cette optique, l’anthropologue qui s’intéresse aux pratiques artistiques doit les étudier en tant qu’expérience « situated within relationships and between persons » et conséquemment, étudier « the lifeworld […] as a field of intersubjectivity, not reduced to objective structures or subjective intentions » (Jackson 1996 : 26).

1.2.3. Intersubjectivité, dividualité et relationnalité En concevant la subjectivité comme un processus plutôt qu’une essence universelle ou une entité autonome latente, nous constatons sa « multiplicité » et sa « porosité » (Biehl et al. 2007 : 13). Van Wolputte souligne également son caractère parfois fragmentaire, voire incohérent et contradictoire, étant donné la diversité des expériences vécues et les tensions qui animent le social (2004 : 263; George 2008 : 176). Poser la subjectivité en termes de processus implique de l’envisager à travers sa négociation constante des relations qu’elle entretient avec d’autres subjectivités (French dans Csordas 1994 : 75). En ce sens, la question de la subjectivité est toujours une question d’intersubjectivité : « a person becomes a subject for herself by first becoming an object for others - by incorporating the view that others have of her », comme l’explique Jackson (1996 : 36).

Basé sur une ethnographie du sujet contemporain en Mélanésie, Strathern (1992) nous donne à voir un contexte où la notion de personne est ancrée dans les relations sociales qui la

20 traversent. Pour les Mélanésiens rencontrés, la personne est ses relations (Strathern 1992 : 98). À partir de cette observation, Strathern propose de conceptualiser la personne non plus en tant qu’individu comme le veut la tradition occidentale moderne, mais en termes de « dividu » : « the singularity of the Garia person is conceptualised as a (dividual) figure that encompasses plurality. If in the Garia view there are no relationships that are not submitted to the person’s definition of them, then what the person contains is an apprehension of those relations that he or she activates without » (Strathern 1992 : 97).

En outre, les relations intersubjectives entretenues dans le lifeworld dépassent le monde humain. Comme le précisent plusieurs anthropologues, ces relations s’inscrivent aussi dans un rapport cultivé entre l’humain et le divin, les ancêtres, la nature ou le monde animal, mais aussi à travers les relations entre les humains et les objets (Gell 1994; Ingold 2000; Jackson 1996; Strathern 1992; Van Wolputte 2004). Ces recherches ont permis de reconnaître que ces entités non humaines peuvent être dotées d’agentivité et d’intentionnalité en plus d’être imbriquées dans des relations intersubjectives qui les positionnent comme faisant partie intégrante du social, ce qui reste difficilement concevable et conciliable avec l’ontologie moderne occidentale (Clammer et al. 2004 : 11 ). Bien qu’elles seront peu détaillées dans cette présente recherche, car elles ne constituent pas l’angle d’approche choisi, je reste consciente que ces dimensions entrent dans la construction de la subjectivité et dans la définition de soi. Retenons que penser le soi fondamentalement par ses relations contribue à une compréhension plus fine des manières dont la subjectivité est construite et signifiée. Plus encore, les approches des auteurs jusqu’à maintenant présentés offrent un terreau pour penser la multiplicité.

Ces dimensions processuelle et relationnelle ont des implications importantes dans la définition du sujet-artiste contemporain. Effectivement, comme il a été dit plus haut, « l’idéologie dominante voudrait que l’artiste soit seul; elle le rêve solitaire […] » (Bourriaud 2001 : 85). Pour cette vision romantique de l’art, l’œuvre artistique est le reflet d’une subjectivité intérieure, un univers mental (Bourriaud 2001 : 95-96). A contrario, en considérant la subjectivité comme processuelle et relationnelle, et donc comme émergeant « d’une expérience sociale » (Mead 1934 dans Jackson 1996 : 26), l’artiste est resitué dans une socialité. Cette considération ouvre également la « possibilité d’un art relationnel [défini comme] un art prenant pour horizon théorique la sphère des interactions humaines et son contexte social, plus que l’affirmation

21 d’un espace symbolique autonome et privé » (Bourriaud 2001 : 14). L’art relationnel ne se restreint pas à une prise en considération de la réception des œuvres d’art par un public. Les relations intersubjectives font partie intégrante de la pratique artistique (Bourriaud 2001 : 23). En conséquence, comme Mahmood l’a résumé, dans un contexte certes autre que celui des arts, l’expression de soi et la réalisation de soi [en tant qu’artiste] ne sont plus synonymes de « l’expression d’une volonté autonome » (2009 : 31).

De ce bref retour sur quelques contributions de l’anthropologie à l’étude de la subjectivité et du soi, il faut retenir qu’il est primordial de replacer l’émergence moderne de ces notions dans un contexte occidental. Il ne faut donc pas postuler leur universalité (Jullien 2008). Par ailleurs, l’étude de ces concepts dans un contexte d’altérité à l’Occident — ce qui est le cas au Cambodge — nécessite une précaution supplémentaire; à savoir la responsabilité de l’anthropologue de prendre au sérieux les concepts émiques construits historiquement et signifiés culturellement dans ce contexte autre. Cette pensée autre « doit être prise […] comme une pratique de sens : comme dispositif autoréférentiel de production de concepts, de “symboles” [...] » (Viveiros de Castro 2009 : 168). C’est en ce sens que Chakrabarthy, par son appel « to provincialize Europe », défend la portée de ne plus considérer les traditions intellectuelles non occidentales comme uniquement d’intérêt pour les sciences historiques, puisque ces traditions ont aussi élaboré des outils conceptuels pertinents à l’analyse de la réalité contemporaine (2008 : 6). Ainsi, dans la prochaine section, j’aborderai le bouddhisme, plus particulièrement sa branche theravāda, comme tradition intellectuelle propice à la théorisation des notions de soi et de subjectivité au Cambodge, notamment dans son milieu artistique.

1.3. Bouddhisme theravāda au Cambodge et en Asie du Sud-Est Le bouddhisme est une tradition de plus de 2500 ans qui a émergé en Inde postérieurement à d’autres courants religieux, soient principalement le brahmanisme (pré- hindouisme) et secondairement le jaïnisme, qui encourageait notamment un ascétisme strict (Love 1965 et Gombrich 2006 : 44, 62). À l’époque, le bouddhisme s’impose éthiquement comme « a middle path between the two extremes of the ordinary man’s enjoyment of (sense-) pleasure, and the intense self-mortification practised by many ascetics at the time » (Collins 1982 : 34).

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Pour cette recherche, je m’attarde uniquement au bouddhisme theravāda10, aussi appelé le bouddhisme hinayana, « du petit-véhicule » ou « la voie des ancêtres » (Gombrich 2006 : 3 et Ratanakul 2007 : 233). Cette dénomination est présente surtout au Sri Lanka, en Birmanie, au Laos, en Thaïlande et au Cambodge (Gombrich 2006 : 3). De manière générale, les textes du bouddhisme theravāda sont en pali et sont enseignés soit dans cette langue ou dans les langues locales (Collins 1982 : 23-24). Ce courant reconnait uniquement Gotama ainsi que ses vingt- quatre autres prédécesseurs comme bouddhas, lesquels sont toujours d'origine humaine et non divine Pattana (2005 : 469). Par ailleurs, dans le bouddhisme theravāda, l’atteinte du nibbāna à la fin de la présente vie est uniquement accessible à la communauté de moines, la sangha. Les pratiquants laïcs, soit ceux qui ne sont pas membres de la sangha, s’appliquent quant à eux à atteindre un niveau de renaissance égal ou supérieur à celui de leur vie actuelle (Gombrich 2006 : 18-22).

Au Cambodge, le bouddhisme a progressivement supplanté le brahmanisme pour s’implanter clairement sous sa forme theravadine autour de la première moitié du XIVe siècle (Harris 2005 : 25). Si le bouddhisme a été beaucoup étudié pour sa dimension philosophique, il est aussi pertinent de le considérer d’un point de vue historique et anthropologique pour mieux rendre compte de son ancrage social (Collins 1982). En réalité, le bouddhisme entretient de riches liens syncrétiques avec des pratiques magico-religieuses et animistes issues de la diversité et du particularisme local où cette religion s’est implantée. Les études de Gombrich (2006), Formoso (2000) et Pattana (2005), réalisées au Sri Lanka et en Thaïlande, puis celles sur le Cambodge de Harris (2005), Hansen (2007), Edwards (2007) et Thompson (2006) illustrent cette diversité absente de la doctrine theravāda, mais présente dans la réalité empirique.

1.3.1. Regard sur quelques concepts clés du bouddhisme theravāda Pour cette recherche, mon intérêt, se pose particulièrement sur la définition du concept bouddhiste d’anattā, la doctrine du non-soi, une notion traduite parfois à tort comme « l’élimination du soi »11, mais dont le sens est plus justement saisi sous l’appellation

10 Les deux autres dénominations sont le bouddhisme mahayana présent en Chine, en Corée et au Japon, puis le vajrayana que nous retrouvons par exemple au Tibet et au Népal (Gombrich 2006 : 11). 11 Collins suggère deux biais fréquents dans la compréhension du concept d’anattā. D’abord, le fait de l’envisager en termes « d’élimination du soi » sous-entend qu’il existerait un vrai Soi (caché) derrière le soi-ego décrié par le bouddhisme, ce qui est fondamentalement contradictoire avec ce que signifie l’anattā pour le bouddhisme (Collins 1982 : 9). Également présente en

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« d'impermanence du soi » (Collins 1982 : 9). En fait, considérant l’importance historique et toujours actuelle du bouddhisme au Cambodge, l’examen de cette notion est justifié, car je la suppose influente dans la conception de la subjectivité et du soi, qu’il s’agisse d’un artiste ou non. Mais le concept de l’anattā, n’est pas un concept isolé et doit être resitué dans une constellation conceptuelle (Mekki-Berrada 2013). Dans cette section, je m’efforce d’en dresser un portrait synthétique sans trop en aplanir les détails.

Anicca, anattā et dukkha Les concepts d’anicca, d’anattā et de dukkha sont intrinsèquement interreliés et constituent les trois éléments fondamentaux de la doctrine bouddhiste, toutes dénominations confondues (Gombrich, 2006 : 64). L’anicca ou « impermanence » est le principe qui pose que « everything physical or mental is by nature transitory and cannot be static and stable » (Ratanakul, 2007: 234). L’existence est donc un flux; « momentary arising and disappearing » (Collins 1982 : 252). L’anicca envisage l’existence non pas comme un phénomène changeant, mais plutôt comme un bref moment d’une durée temporelle limitée. Cette brièveté est celle de l’instant; elle est imperceptible puisque d’une étendue temporelle infinitésimale (Collins 1982 : 254).

L’idée d’impermanence se transpose à travers la notion d’anattā puisque le soi ne peut pas, à l’instar de tout autre phénomène de l’existence, être fixé ou compris comme une entité indépendante de ce flux. Le soi est une composition momentanée et éphémère de cinq agrégats ou khandha : « the body, feelings (of pleasure and pain), perception, volitions (including unconscious and inherited drives) and consciousness » (Gombrich 2006 : 64; Ratanakul 2007 : 234). Ces cinq éléments « are not self because they have no “leader”, “no guide”, no “inner controller” […] » qui leur serait supérieur, ces derniers étant perceptibles uniquement phénoménologiquement (Collins 1982 : 97). C’est l’attachement à ces agrégats comme faisant partie d’une unité d’existence, supérieure ou indépendante, qui est la cause de la dukkha.

La notion de dukkha est souvent traduite par celle de souffrance, quoiqu’elle aille au-delà de cette idée. En fait, il est plus juste de la considérer davantage comme une « insatisfaction » ou quelque chose de « opposite to well-being » (Ratanakul 2007 : 235 et Gombrich 2006 : 63). La

Occident l’idée qu’en fin de compte, l’anattā souligne une incapacité chez les bouddhistes de « concevoir » le soi, ce qui est fondamentalement ethnocentrique (Collins 1982 : 10).

24 dukkha « includes the experience of all beings, as a characterisation of samsaric12 life as a whole […] » (Collins 1982 : 191).

Expérience performative du soi et du monde Le bouddhisme implique un mode d’être au monde qui déplace notre préoccupation d’une connaissance du soi et du monde en tant qu’essence vers une préoccupation phénoménologique du soi et du monde en tant qu’expérience. « What should concern us is not [the question] « what exists? » but our experience, namely dukkha; since we can never experience such a thing as the [self], we had better to forget about it » (Gombrich 2006 : 65). Dans cette perspective, les termes de soi (pali : atta) et de personne (pali : purisa/puggala) sont des conventions, et conséquemment, ces termes ne font pas référence à une essence, c'est-à- dire à une entité indépendante dont on peut circonscrire les limites (Gombrich 2006 : 64 et Collins 1982 : 71).

Ce que propose le bouddhisme, c’est « a praxis towards freedom », soit la libération de la dukkha et du cycle des renaissances (samsāra) (Krummel 2005 : 535). Dans cette perspective, l’enseignement du Bouddha se veut davantage une méthode pour arriver à la libération ou le partage d’une expérience déclinée dans les Quatre Noble Vérités (Love 1965 : 308) plutôt qu’une doctrine théorique. La première de ces Quatre Nobles Vérités est constituée de la prise de conscience que le monde est source d’insatisfaction (dukkha). La deuxième situe la source de cette dukkha dans le désir : « in other words, frustration arises only when you want something. Accordingly, suffering can be abolished by eradication of desire […] » (Gombrich 2006 : 63). La troisième insiste sur le fait que l’éradication de la dukkha est possible. C’est un objectif souhaitable en tant qu’aptitude à cultiver (Gombrich 2006 : 63). La quatrième des Nobles Vérités explicite le parcours pour arriver à cette libération, soit le Noble Chemin octuple : Originally, this path was supposed to be trodden by monks alone […] in the course of time, however, as hand, this simple dichotomy became blurred so that on the one hand, all “Buddhists” whether laymen or monks were said to be on the Path, in the sense of progressing slowly through many rebirths toward nibbāna. On the other hand, when the Path was restricted to the sense of having nibbāna as one’s immediate aim, either in this life or very soon thereafter, it came to be thought the concern only of an elite group even among monks (Collins 1982: 89).

12 Voir plus bas la définition du samsāra.

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Ce chemin se divise en trois étapes; l’atteinte de la première étant nécessaire à la deuxième et ainsi de suite, comme l’illustre le tableau 1. L’engagement sur la voie est donc processuel et il suppose une transformation progressive du soi et, par extension, de sa société. L'acquisition d’une capacité à « voir les choses telles qu’elles sont », c’est-à-dire à réaliser l’impermanence des choses, des êtres et du monde doit sans cesse être réactualisée (Fuller 2005 : 1). Ce processus est cyclique et non unidirectionnel, la transformation de soi étant toujours plus subtile et perfectionnée à mesure que l’on progresse dans cette voie jusqu’à l’atteinte du nibbāna (Fuller 2005 : 51).

Tableau 1 Les 8 étapes du Noble Chemin Octuple

P Right speech sīla R O Right action sīla G R Right livehood sīla E Right effort samādhi S S Right mindfulness samādhi I O Right concentration samādhi N Right understanding (view) pañña Right thought (resolve or intention) pañña Source : Inspiré de Collins 1982 : 90 et Gombrich 2006 : 63.

La première étape est celle de la moralité (sīla) et consiste à un engagement à respecter les préceptes bouddhistes, au nombre de cinq pour les pratiquants non membres de la sangha : ne pas tuer, voler, commettre l’adultère, mentir et consommer de substances « intoxicantes » telles que l’alcool13 (Ratanakul 2007 : 241). Ces cinq préceptes sont la base d’une conduite facilitant le vivre ensemble et sont présentés sous forme prohibitive. Toutefois, l’engagement sur le Noble Chemin Octuple nécessite également un travail sur soi permettant l’acquisition de valeurs, ou

13 Le nombre de préceptes varie en fonction du degré d’implication des pratiquants dans la sphère religieuse. Lors des thngay sèl, soit les jours d’observance Uposatha associés aux quartiers lunaires où les activités religieuses sont intensifiées au Cambodge, les pratiquants non membres de l’ordre monastique, sont invités à respecter trois principes supplémentaires : 1) l’obligation de rester chaste, 2) de ne pas manger après midi et 3) de se vêtir modestement et de ne pas se divertir (Satoru 2005 : 513; Gombrich 2006 : 78). À noter que ces trois préceptes supplémentaires sont généralement embrassés en permanence par les femmes pieuses âgées, les daun chy (Népote 1992 : 106). Pour les membres de la sangha, soit les novices et les moines, il y a respectivement 10 et 227 préceptes à suivre. Ces préceptes monastiques sont davantage liés à un serment religieux plutôt qu’aux principes moraux bouddhistes de base à respecter pour les pratiquants non membres de la sangha (Ratanakul, 2007 : 241).

26 vertus positives (Love 1965 : 310). Ces valeurs sont entre autres la sagesse, l’amour et la générosité. Love décrit la valeur la plus estimée comme un « impersonal mother-love », qui regroupe les notions de pitié, de sympathie, d’altruisme, de charité, de sincérité, de bonté et de bienveillance (1965 : 310). Cette valeur est aussi souvent synthétisée par la notion de compassion envers tous les êtres vivants (Ratanakul 2007; Gombrich 2006). La progression sur le chemin de la sīla nécessite une discipline du corps, de la parole et de l’esprit. Cette dernière n’est pas imposée par le Bouddha (Ratanakul 2007 : 240-241). Elle constitue un enseignement dont la mise en action est « self-imposed », puisqu’elle repose sur le désir de l’individu de s’engager dans cette voie. Cette discipline suppose une prise en considération de la loi de la causalité (kamma) et donc, des conséquences de nos actions sur nous-mêmes et sur le monde. J’y reviendrais plus tard, mais pour l’instant, considérons la deuxième grande étape soit celle de la « concentration of mind [or meditation] (samādhi) ».

Tel que mentionné plus haut, il existe des niveaux différentiés dans le Noble Chemin Octuple et selon que l’on est laïc ou moine, le niveau de réalisation préconisé n’est pas le même. En fait, les laïcs s’en tiennent généralement au sīla, où le niveau d’engagement se résume à une reconnaissance que les principaux enseignements du Bouddha sont justes et à une volonté de s’y conformer : « generosity, keeping the moral undertakings, cultivating one’s mind : these three summarize the Buddhist path for a good rebirth and ultimately to release of all rebirth » (Gombrich 2006 : 66). Toutefois, certains poursuivent leur transformation dans le samādhi, dont les moines, ce qui permet « to internalize morality » (Ratanakul 2007 : 242). Par différentes formes de méditation qui favorisent une « concentration », une « awareness » et un « insight » dans l’expérience, ceux qui s’engagent dans le samādhi arrivent à observer empiriquement les principes fondateurs du bouddhisme que sont l’anicca, l’anattā et la dukkha (Gombrich 2006 : 65-66). Ce stade dans le Noble Chemin Octuple est aussi porteur de valeurs éthiques qui sont associées à l’expérience méditative : « attention », « carefulness », « diligence », « equanimity », « detachment » (Gombrich 2006 : 66 et Love 1965 : 313). Ces valeurs déploient leur pertinence dans le samādhi, mais sont aussi valorisées dans la société tant pour les laïcs que pour les moines (Gombrich 2006 : 66).

Le dernier stade, le pañña, n’est pas la préoccupation immédiate des laïcs. Il est traduit comme la « sagesse » ou le « liberating knowledge » (Ratanakul 2007 : 240 et 242). Ce stade est la porte

27 d’entrée vers l’Éveil14. Il consiste à la pleine prise de conscience de l’ultime vérité, c’est-à-dire qu'en voyant les choses telles qu’elles sont, nous les voyons comme impermanentes et insubstantielles. « By being aware of his own physique, feelings, states of mind and thoughts the Buddhist will cease to identify with them as his “self”, to introject a sense of ego into what are but transient phenomena, constantly coming into being and passing away » (Gombrich 2006: 65). Cet Éveil, conditionnel au kamma de chacun, permet de sortir du cycle des renaissances (samsāra) et d’atteindre le nibbāna. Ces trois notions exigent quelques spécifications.

Kamma, samsāra et nibbāna Si le « soi » n’est qu’illusion puisqu’impermanent, y a-t-il une possibilité « [to] conceive or explain experience, action, and moral responsability, without a real subject or agent […] » (Collins 1982 : 5)? Le bouddhisme conçoit cette continuité grâce à la notion de kamma soit la loi de la causalité ou la chaîne de cause à effet. This is interpreted to mean, all that is, is the results of antecedent courses. Each “event” or “happening” acts as the cause or the necessary condition for the arising and following event, which then provokes or causes another event. […] In this sense, the preceding cause transmits its potential force to and is received by the following effect. Life is made possible because each of these factors is both conditioning and conditioned with no beginning and no ending point; the process is an endless cycle (Ratanakul 2007 : 233-234).

Dans cette perspective, ce qui continue dans le présent, c’est l’effet des actions passées. Ce qui continuera dans le futur, c’est l’effet des actions d'aujourd’hui. La continuité du kamma n’est pas celle d’un soi ou d’une personne en tant qu’essence qui renaît au rythme du cycle des renaissances, mais bien la répercussion des actions présentes dans le futur, ces actions étant elles-mêmes conditionnées par les conséquences d’actions passées. La prise de conscience de cette chaîne de causalité et le désir d’agir sous ce principe permet une responsabilité morale chez le bouddhiste sans pour autant postuler l’existence d’un soi permanent.

C’est par la centralité de cette chaîne de causalité dans l’univers de sens bouddhiste que l’on peut envisager cette religion comme une éthique de l’intention (Love 1965 : 312). Comme l’explique Gombrich, « […] the moral quality of an act lies in the intention behind it » (2006 :

14 L’éveil se divise également en quatre étapes graduelles marquées par « un niveau d’éveil » de plus en plus grand ou « conscient » : 1) « The Stream-Entrant » atteindra le nibbanā dans moins de sept vies; 2) « The Once-Returner » est celui qui atteindra le nibbanā dans sa prochaine vie; 3) « The Non-Returner » atteindra le nibbanā sans devoir renaître de nouveau sous une forme humaine et 4) « The arhat » atteindra le nibbanā dans la présente vie (Love 1965 : 313).

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68). Ainsi, une action n’est pas a priori bonne ou mauvaise puisque c’est selon sa finalité, laquelle se doit d’être consciemment déterminée par l’acteur, que l’on juge de sa qualité. Cette éthique de l’intention est donc corollaire à une forte subjectivité chez l’acteur (Love 1965 : 310). Chaque action est modulée par l’intention, ces deux éléments étant interreliés et indissociables : « the way we think affects our actions, and the way we act affects the way we think » (Fuller 2005 :50). C’est pour cette raison qu’en théorie un moine ne peut être puni pour un acte réprimandable qu’il n’admet pas avoir commis ou qu’il a commis par inadvertance (Gombrich 2006 : 69). De la même manière, les cinq principes moraux élaborés pour les laïcs sont exprimés sous forme d’un engagement personnel qui n’a aucune valeur sans la prise de conscience de leur signification et l’acceptation de leur pertinence dans la vie sociale.

C’est à travers cette conscience, cette subjectivité, que le bouddhisme situe pour les gens « ordinaires »15 « the agentive element of rebirth » (Collins 1982 : 214) permettant à chaque être d’influer sur son kamma en fonction de ses intentions et actions et, conséquemment, d’améliorer sa position future dans le cycle des renaissances. Effectivement, si une personne ne peut échapper aux effets de ses actions, elle peut néanmoins agir sur les causes de ces effets dans le concret du quotidien en cultivant des intentions « virtuous or meritorious » (puñña) (Gombrich 2006 : 68; Fuller 2005 : 44-45, 50-53). En outre, cette prise de conscience se veut progressivement transformatrice et s’exprime sous la forme d’un cycle : « if we act in a certain way there will be an effect on the way we think. […] In turn, if we think a certain way, if our mind reacts calmly, there will be an effect on the way we act. As this process unfolds, there is a movement towards increasingly more subtle forms of thought and action. This process is also indicated as the step-by-step discourse […] » (Fuller 2005 : 50-51).

De plus, l’importance accordée à l’affinement de cette conscience rappelle que pour les bouddhistes theravadins, le Bouddha est un être humain et conséquemment, ces derniers ne doivent pas suivre aveuglément ses enseignements. En fait, le bouddhisme met vivement en garde contre toute forme d’attachement, ce qui inclut l’attachement à la doctrine ou aux « objects of cognition » (Fuller 2005 : 2; Krummel 2005 : 533). La voie proposée par le Bouddha est une invitation à l’expérimentation : « one is not to take a teaching on trust but to test it on the touchstone of one’s own experience » (Gombrich 2006 : 73). Néanmoins, comme

15 Par le terme « ordinaire », je veux dire quelqu’un qui n’est pas engagé sur la voie, « an unenlightened man », bref un laïc.

29 le précise Collins, la proposition du Bouddha ne sous-tend pas un relativisme absolu pour lequel toute voie s’équivaut. « [The] Buddha is saying not “Make your own truth” but “Make the Truth your own” » (Collins cité dans Gombrich 2006 : 73). Ainsi, une personne qui s’engage dans la voie considère les enseignements du Bouddha ultimement vrais, c’est-à-dire sur la base de l’expérience plutôt que sur la base d’une confiance absolue.

Dans le bouddhisme, la conscience n’a donc pas d’existence autonome et elle ne constitue pas « un agent derrière l’action », selon les termes de Collins (1982 : 110). La conscience et l’intention sont aussi sujettes au principe d’anicca et de la Dependent Origination : « without a condition there is no origination of consciousness [and intention] »16 (Fuller 2005 : 63). En ce sens, une personne qui s’interroge par rapport à « qui est cette conscience » ou « qui est à l’origine de cette intention » ne formule pas son raisonnement correctement dans une perspective bouddhiste (Collins 1982 : 104). En effet, comme tout ce qui est sujet à existence, la conscience est aussi expliquée dans le bouddhisme par la liste des douze relations causales marquant le cycle de la « Dependent Origination » ou paṭicca-samuppāda17. La loi de la « Dependent Origination » explique, en plus de souligner le rapport causal entre les différents éléments de l’existence, la continuité de l’expérience dans le monde sans la nécessité de l’existence d’un « qui », contrairement à ce qui était exprimé dans le raisonnement précédent, c’est-à-dire sans a « reincarnating self or person » (Collins 1982 : 103 et 107).

Le cycle des renaissances est appelé le samsāra et il constitue la réalité dans laquelle nous vivons. Pour le bouddhisme, le samsāra n’a pas de début ni de fin puisqu’il est aussi modulé par la loi de la causalité et donc qu’il n’a pas d’origine autonome (Ratanakul 2007 : 234). Le monde est source de dukkha, car il est basé sur le désir, la haine et l’illusion. Le bouddhisme incite à un engagement dans le Noble Chemin Octuple; ce dernier permettant une libération progressive culminant dans le nibbāna, c’est-à-dire : « [the] eradication of greed, hatred and delusion. To attain it is open to any human being, and it is ultimately the only thing worth attaining, for it is the only happiness which is not transient » (Gombrich 2006: 24). Le samsāra tout comme le

16 De manière plus générale, la loi de la Dependent Origination est décrite comme : « Things-events come and go on the basis of conditions [causes], and there is no unconditioned absolute, nothing ontologically independent, no essence or substance as the underlying what-ness of things […] » (Krummel 2005 : 518). 17 Ces 12 relations sont identifiées en ces termes par Collins : « With (1) ignorance as condition there arise (2) mental formations; (3) consciousness; (4) name-and-form; (5) the six senses; (6) sense-contact; (7) feeling; (8) craving; (9) grasping; (10) becoming; (11) birth; (12) old age and death, distress, grief, suffering, sorrow and unrest » et ainsi de suite (1982 : 107).

30 nibbāna qui est son opposé, ne sont pas des « choses », mais des expériences intimes (Gombrich 2006 : 65). En ce sens, le bouddhisme ne propose pas de description claire de ce qui relève de ces deux idées; l’expérience du samsāra et du nibbāna « should not be demonstratedd [since it] is self-authenticating » (Gombrich 2006 : 78-79).

Si la majorité des croyants adhèrent aux principes bouddhistes, peu les « réalisent » (Collins 1982 : 19). L’atteinte du nibbāna est en effet réservée à quelques moines devenus arhats tandis que la majorité se satisfait d’une renaissance dans une vie égale ou supérieure dans le samsāra. En ce sens, la voie ou la méthode que le bouddhisme préconise, implique une stratégie sotériologique différenciée selon que l’on a une vie laïque ou monastique. Spiro (1970) a proposé, en raison de ces deux parcours sotériologiques, les appellations « nibbanic bouddhism » et « kammatic bouddhism »; le premier faisant référence au processus visant la libération du cycle des renaissances et l’atteinte du nibbāna tandis que le second est exclusivement centré sur un mode de vie permettant à chacun d’améliorer sa position dans le samsāra en travaillant sur son kamma (cité dans Pattana 2005 : 464).

Comme le précise Collins, ces deux stratégies sotériologiques différenciées font toutes deux parties d’un même système et ne doivent pas être comprises comme les extrémités d’un continuum (1982 : 153). Cette différentiation a des répercussions réelles sur l’appréhension de la réalité vécue par les personnes bouddhistes. J’y reviendrai plus en détail, mais lorsqu’un chercheur travaille dans un contexte bouddhiste, les préoccupations quotidiennes de ses interlocuteurs, surtout s’ils sont laïcs, visent souvent davantage l’amélioration du kamma plutôt que la progression vers le nibbāna. En fait Collins suggère que c’est « this distinction in orientation, this dichotomy in patterns of thinking and types of discourse which is referred to as that between conventional and ultimate truth » (1982 : 153).

Pour ma propre recherche, nous verrons plus loin comment les artistes de Battambang rencontrés signifient leur subjectivité à travers une compréhension du soi et de la personne relative à la vérité convenue plutôt que de l’ordre de la vérité ultime. Effectivement, c’est à travers le raffinement de qualités personnelles liées à l’amélioration du kamma et, par extension, de la personne en tant qu’être moral qu’ils définissent les rôles et les valeurs associés à leur

31 identité d'artiste18. Il est maintenant nécessaire d’examiner plus en profondeur la nature de la dichotomie entre vérité ultime et convenue puis sa fonction dans le social.

Vérité ultime et vérité convenue Au terme de la brève synthèse des principes bouddhistes fondamentaux que je viens d’effectuer, une question émerge : comment arrive-t-on à être fonctionnel au quotidien si comme le propose l’anattā, le soi et la personne sont impermanents? En fait, le bouddhisme reconnaît cette difficulté et c’est pourquoi il admet un double standard de vérité, la vérité ultime et la vérité convenue, qui permet de répondre à cette question. Plus encore, cette distinction permet de se penser, au quotidien, en tant qu'un soi ou une personne sans voir dans cette conception une contradiction ontologique profonde.

D’une part, la vérité ultime est celle de la théorie ou de la doctrine telle qu’exposée précédemment à savoir l’impermanence du soi, de la personne, des êtres et des choses. D’autre part, la vérité convenue pose l’existence du « soi et de la personne » en tant qu’invention sociale essentielle à la communication dans le quotidien lorsqu’il n’est pas question des principes fondamentaux bouddhistes (Ratanakul, 2007 : 235). Dans cette perspective, retenons que le bouddhisme s’oppose à l’emploi des notions d’attā (soi) et de purisa/puggala (personne) pour des questions théoriques concevant la personne et le soi comme une entité autonome et permanente; ces deux notions étant aussi sujettes à la loi de la Dependent Origination et au principe d’anicca. Toutefois, le bouddhisme ne voit pas de problème dans l’emploi de ces idées pour décrire la vie en société marquée par des relations entre individus ordinaires, que ce soit en ce qui concerne les laïcs, mais également les moines qui font aussi partie de cette socialité, en dehors de leurs implications spirituelles et religieuses. Ces hommes et femmes « ordinaires » sont confiants de la véracité des principaux enseignements du Bouddha; ils évoluent dans la société en fonction du kamma, travaillant à accumuler des mérites (puñña) dans l’optique

18 Les notions de « valeurs » et de « rôles » ne renvoient pas dans ce mémoire aux concepts de « valeurs » et de « rôles » tels que développés par le fonctionnalisme, courant qui a été longuement discuté et critiqué en anthropologie. Pour le fonctionnalisme, chaque individu à une fonction dans le système social (Laurin-Frenette 1978 :31; Zine 2005) et son rôle est conçu par « des attentes », « des normes », « des valeurs » et « des sanctions » « qui conditionnent la conduite d’un acteur par suite de la position qu’il occupe dans la structure sociale » (Talcott Parsons expliqué par Rocher 1988 : 64). Dans le présent mémoire, l’utilisation du terme rôle ne renvoit pas à « une fonction » de l’artiste dans la société, mais dans la perspective d’un soi relationnel, à « une responsabilité » envers ses contemporains. Également, lorsque je parle de valeurs, je réfère à des manières de signifier le soi qui, nous le verrons au chapitre 4, sont inspirées grandement par une compréhension bouddhiste de la subjectivité. Les termes de « valeurs » et de « rôles » servent donc ici uniquement à traduire et organiser les propos des artistes rencontrés et ne renvoient pas à un courant théorique particulier.

32 d’améliorer leur condition de renaissance dans le samsāra. Toutefois, ces derniers n’ont pas ou ont peu expérimenté (au sens de « réalisé ») les enseignements du Bouddha. À mesure qu’une personne approfondit et chemine sur la voie du Noble Chemin Octuple, elle est amenée à comprendre et constater la vérité ultime; à cultiver un « insight », c’est-à-dire à voir les choses « telles qu’elles sont » (Fuller 2005 : 63-64).

1.3.2. L’apport de l’anthropologie à la recherche en contexte bouddhiste Pour cette recherche, je considère les notions précédemment exposées, particulièrement l’anicca et l’anattā, comme étant pertinentes à ma compréhension de la subjectivité et du soi chez les artistes rencontrés à Battambang. Ces concepts constituent le dhamma, soit la doctrine qui régule l’éthique enseignée par le Bouddha (Somboon 1993 : 102-103). L’anthropologie, ou plus globalement la recherche en sciences sociales, a contribué à une compréhension affinée de la diversité des contextes dans lequel le bouddhisme s’inscrit. Plus précisément, cela implique de considérer ces principes philosophiques comme « the ideal version of the « Buddhism », et d'accorder davantage d’importance à la manière dont ces principes sont négociés, réinterprétés, acceptés ou refusés dans les contextes spécifiques à l’étude (Ling 1993 : 3-4).

Par exemple, en ce qui concerne les notions de soi et de personne, les études anthropologiques sur le Sud-Est asiatique bouddhiste theravadin fournissent de nombreux exemples empiriques où les gens rencontrés se pensent comme des « unitary and enduring “persons” » (Collins 1982 : 150). Ainsi, Gombrich (1971) explique concernant les rites associés à la transmission de mérites entre les vivants et leurs ancêtres défunts à Ceylan que : […] people do in fact think of themselves as having more or less stable and concrete existence. From this it is a short step to conceiving this existence as extending beyond death… prārthanā [a religious aspiration or wish, ‘prayer’] for happy rebirths and the transfer of merit to dead relatives show that the anattā doctrine has no more affective immediacy with regard to the next life than with regard to this, and that belief in personal survival is a fundamental feature of Sinhalese Buddhism in practice (cité dans Collins 1982 : 150).

Au Cambodge, ce lien entre vivants et défunts est aussi présent, particulièrement lors de la fête Pchum Ben, où les ancêtres défunts reviennent visiter leur famille qui est dans l’obligation de les honorer de manière plus marquée à ce moment de l’année (Ly 2003-2004 : 1). Les honneurs ainsi performés mettent en évidence le lien continu qui unit vivants et morts au Cambodge; les premiers guidant les seconds vers une réincarnation meilleure dans le cycle du samsāra par la performance de ce rite (Ly 2003-2004 : 2; Holt 2012 : 18). Sur un autre plan, remarquons aussi

33 que ces termes abstraits ne sont pas toujours utilisés couramment par les personnes avec qui l’anthropologue travaille. Ainsi, il est nécessaire de nous assurer de leur résonance auprès de nos interlocuteurs, ces termes issus de la doctrine bouddhiste ayant parfois un intérêt concret limité (Collins 1982 : 165).

Ces remarques suggèrent au chercheur que l’étude du bouddhisme ne doit pas s’arrêter à l’étude de ces concepts. Les principes philosophiques fournissent une base à la réflexion, mais ne peuvent être pris pour des vérités indépendantes du contexte. C’est pourquoi, pour ma recherche, il est pertinent d’examiner les legs du mouvement moderniste pour le bouddhisme cambodgien; mouvement qui a entre autres, amené une démocratisation de l’éthique bouddhiste dans son accès et dans son application. Cet examen me permettra d’affiner, à la lumière du local, les principes éthiques qui régissent la société cambodgienne aujourd’hui.

1.3.3. Le bouddhisme moderniste au Cambodge Émergence des mouvements modernistes bouddhistes en Asie du Sud-Est Plusieurs mouvements modernistes bouddhistes ont pris forme dans la région Sud-Est asiatique vers la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle (Hansen 2007 : 5)19. Ces mouvements sont portés par des figures clés et se veulent des réponses à l’impérialisme, souvent colonial, qui s’impose progressivement dans toute la région. Malgré des objectifs semblables, dont celui de fournir une solution à un sentiment de déclin moral et religieux perçu et généralisé à la région, ces mouvements menés par les élites intellectuelles monastiques émergentes prennent une forme particulière selon chaque pays (Hansen 2007). Au Cambodge, le bouddhisme moderniste constitue une relecture du bouddhisme theravāda, la branche du bouddhisme qui s'est implantée dans ce pays. Ses prémisses remontent vers le milieu du XIXe siècle lorsque les rois cambodgiens Ang Duong et Norodom I, qui ne disposent pas d’école d’enseignement supérieur pour les moines de leur pays et qui sont fortement influencés par les rois thaïs Mongkut (Rama IV) et Chulalongkorn (Rama V)20, envoient massivement les moines

19 Hansen (2007) mentionne l’existence de mouvements modernistes également au sein de l’Asie du Sud-Est musulmane. Pour une discussion des parallèles entre les mouvements modernistes dans le bouddhisme et en islam dans cette région, voir les chapitres 3-4 de Hansen (2007). 20 Au XIXe siècle, une partie du Cambodge est toujours annexé au Royaume du Siam (notamment la province de Battambang) et les liens entretenus par les élites cambodgiennes avec ce voisin sont forts. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, le roi cambodgien Ang Duong, craignant que le Cambodge cède aux pressions assimilationnistes grandissantes du Royaume de Siam (aujourd’hui la Thaïlande) et du Viêtnam (faisant alors partie de l’Indochine), entreprend les premiers contacts avec la France.

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érudits cambodgiens poursuivre leurs études au sein de l’ordre thommayut à Bangkok (Hansen 2004 : 49-51; Harris 2005 : 105-110). À l’époque, cet ordre bouddhiste a alors déjà amorcé des réformes modernistes en Thaïlande. À leur retour, les intellectuels monastiques cambodgiens diffusent leurs connaissances aux moines restés au pays, puis créent progressivement un ordre thommayut à leur tour au Cambodge.

Émergence et objectifs du mouvement moderniste bouddhiste au Cambodge Le véritable essor du mouvement moderniste bouddhiste cambodgien remonte toutefois au début du XXe siècle lorsque plusieurs moines influencés par l’ordre thommayut thaï ainsi qu’une faction au sein de l’ordre cambodgien mahānikāy (plutôt traditionaliste), appelée mahānikāy « thmey » (nouveau mahānikāy ou thommakāy), entreprennent des transformations « along rationalist lines » inspirées des réformes thaïes qui favorisent un retour aux écrits bouddhistes fondateurs en pali (Harris 2005 : 110).

Ce mouvement se veut une réponse locale à un contexte social et politique fragilisé par l’influence prolongée des Siams (Thaïlandais), l’implantation progressive du Protectorat français ainsi que des changements qui en découlent (Hansen 2004 : 50). Les intellectuels monastiques thommakāy s’attardent aussi à répondre à certaines questions qui s’imposent de plus en plus dans la société cambodgienne à mesure que celle-ci s’engage dans la modernité : « how to behave as good Khmer Buddhists and moral persons, and simultaneously, how to purify themselves in the context of everyday life in a modernizing world »? (Hansen 2007 : 1) Pour ce faire, ces derniers innovent par leurs méthodes de traduction et d’enseignement21 qui encouragent également une diffusion du savoir à plus grande échelle, notamment aux laïcs, par des productions textuelles imprimées plutôt que manuscrites (Hansen 2007 : 151). Bien que progressistes dans leur façon de voir l’enseignement, les intellectuels de l’ordre thommakāy, ne désirent pas rompre avec les textes traditionnels dans leur recherche de ce qu’est une conduite morale bouddhiste. Au contraire, ils préconisent un retour à l’enseignement d’un contenu qu'ils

Quelque temps avant d’être couronné, le successeur d’Ang Duong, Norodom I, signe un premier pacte de protection avec les Français, ce qui officialise la période du Protectorat français au Cambodge (Harris 2005 : 105). 21 Dans le Gatilok de Ind (1921), cette méthodologie se base sur les conventions littéraires bouddhistes qui préconisent la narration comme mode de réflexion critique (Hansen 2002 : 46). Effectivement, après avoir exposé les enseignements du Bouddha en sélectionnant des extraits de textes traditionnels, un commentaire à l’attention du lecteur est rédigé sous forme de narration (parfois aussi de prose ou de vers) dans le but d’initier la réflexion et de le guider dans l’analyse du sens de l’extrait précédent. C’est pourquoi Hansen conçoit le Gatilok comme une sorte de « laboratoire moral », où le lecteur est appelé à appliquer ses réflexions critiques à sa propre vie (Ricoeur 1992 : 115, 140 dans Hansen 2002 : 46 et 58-59).

35 reconnaissent comme plus « authentique » aux enseignements du Bouddha, car il est celui des textes fondateurs de la branche theravāda rédigés en pali, une langue dont l’usage a progressivement diminué sous l’ordre mahānikāy (Hansen 2007 : 15).

Les défenseurs du courant thommakāy sont surtout centrés à Phnom Penh autour de leur fondateur Preah Mahā Vimaladhamm Thoṅ (1862-1927) installé au Wat Unnālom et premier directeur de l’École Supérieure de pali fondée en 191422 (Hansen 2007 : 13; Hansen 2008 : 48; Harris 2005 : 114-115, 128). Une des principales contributions de Thoṅ est sa participation à l’entreprise colossale de documentation des derniers changements grammaticaux et orthographiques de la langue khmère sous forme d’un dictionnaire cambodgien. « This major work of scholarship became a quasi-official inventory of the language and an intellectual milestrone » (Harris 2005 : 119). En 1915, il est aidé de dix autres savants, dont Ukñā Suttantaprījā Ind (1859-1924) qui est un moine-poète de Battambang reconnu pour sa grande connaissance du vocabulaire23 (Tauch 1994 : 98-99; Hansen 2002 : 45). Toutefois, les tensions entre les traditionalistes (mahānikāy) et les modernistes (thommakāy) retardent la production de l’œuvre qui ne sera véritablement achevée qu’en 1943, sous la direction de l’étudiant de Thoṅ, Preah Sasanasobbhaṅa Chuon Nath (1883-1969), qui reprend aussi après la mort de Thoṅ, la direction de l’École Supérieure de Pali (Harris 2005 : 116-119).

Avec ses collègues moines et amis, Preah Uttamamuni Um-Sūr (1881-1939) et Preah Vajirapanno Huot Tath (1891-1975?), Chuon Nath rédige plusieurs écrits sur la vie monastique, dont le Sameneravinay, un ouvrage critique de certaines pratiques existantes à l’époque au sein de la sangha, qui sont, selon eux, non autorisées par le canon bouddhiste. Ce livre crée une polémique lors de sa parution en 1918, car celui-ci critique le mode de vie de moines traditionalistes depuis longtemps établis et parce qu’il paraît sous forme imprimée (Harris 2005 : 118; Hansen 2008 : 48). Effectivement, Chuon Nath, Um-Sūr et Preah Huot Tath militent en faveur d’un meilleur accès aux textes bouddhistes, ce qui est facilité par l’arrivée de l’imprimerie au Cambodge dans ces années. De plus, ces trois figures modernistes

22 L’École de Pali est fondée en 1914 et a pour gîte la Pagode d’argent à Phnom Penh. En 1922, l’école déménage dans un nouveau bâtiment et est renommée L’École Supérieure de Pali. 23 Tauch Chhuong explique comment le Gatilok, un des ouvrages majeurs de Ind, décrit méticuleusement la vie à Battambang à l’époque du gouverneur Kâthathân Chhum. Ind est alors très connu dans la région. On vient souvent l’écouter parler, et on se prête ses écrits qui sont retranscrits pour être mieux partagés ensuite (1994 : 99). Hansen explique qu’en plus de tracer les contours d’une conduite morale applicable aux laïcs, le Gatilok se veut un moyen pour Ind de proposer une critique sociale (2002 : 59).

36 prônent la démocratisation de l’accès aux textes par leur traduction du pali vers le khmer (Hansen, 2007 : 1-2).

Lancée en 1929, cette vaste entreprise est d’abord dirigée par l’érudit Lvī-Em et est complétée en 1969 sous l’égide de Huot Tath (Harris 2005 : 120). La traduction en khmer des écrits fondateurs bouddhistes pali permet de rejoindre non plus uniquement les moines scolarisés en pali, mais aussi les laïcs. En 1925, la Bibliothèque royale du Cambodge est fondée, suivie en 1930 de l’Institut bouddhiste; deux institutions qui, de concert à l’École Supérieure Pali, contribuent à édifier une nouvelle doctrine sur la base des idées avancées par Ind, Chuon Nath, Huot Tath et leurs contemporains modernistes (Hansen 2007 : 5; Harris 2005 : 129). Effectivement, après 1930, les idées véhiculées par les modernistes bouddhistes « cease to function as […] an opposing critique, ethos, or movement but increasingly as the dominant religious discourse » (Hansen 2007 : 180).

Hansen souligne les conséquences des changements majeurs amorcés par les modernistes bouddhistes en ce qui concerne la conception du processus de transformation de soi et le développement d’une compréhension « juste » de la nature du soi. [this] shift gave a heightened significance to the everyday actions and relationships of ordinary individuals in the here and now of modern life. […] I [Hansen] examine the new ways in which Khmer Theravādins articulated values for living that joined their understandings of what it meant to live in the contemporary world with interpretations of what it meant to be a good Buddhist (Hansen 2007 : 3).

Plutôt que de considérer ce processus de perfectionnement comme un objectif réservé à la sangha, les tenants du mouvement moderniste bouddhiste le proposent comme désormais accessible aux laïcs, et ce, dans l’immédiat. L’étude de quelques idées contenues dans le Gatilok (Ways of the World), une contribution majeure écrite par Ukñā Suttantaprījā Ind en 1921, fournit un prétexte privilégié pour approfondir les préoccupations chères aux modernistes que sont l’authenticité, le rationalisme et particulièrement, dans le cadre de cette recherche, la purification de la conduite morale (Hansen 2007 : 16).

Survol de la conception du soi dans le Gatilok de Ind Le Gatilok (Ways of the World) puise son inspiration autant dans le corpus bouddhiste theravādin que dans l’univers des contes thaïs et khmers, des cpāp’ et dans Les fables de Lafontaine (Hansen 2002; 2007). Par cet ouvrage, Ind propose un « manuel » pratique qui, par le

37 développement de satisampajañña (« mindfulness and clarity »), permet de vivre conformément à une personne morale, peu importe que l’on soit moine ou laïc (Hansen 2007 : 162 et 2002 : 45- 46). Selon Hansen, « the Gatilok represents an effort to apply the ramifications of this idea [Dependent Origination] to the everyday lives of ordinary individuals » (2002 : 46). Le Gatilok se veut un outil concret qui, par sa forme et le choix de son contenu invite le lecteur à progressivement développer ses capacités morales, c’est-à-dire « to recognize and analyze the causes and results of foolish, wicked, and wise behavior » (Hansen 2002 : 47). En ce sens, cet ouvrage est un exemple particulier d’un écrit moderne qui se centre sur la purification et le développement d’une « agentivité morale » chez le lecteur (Hansen 2007 : 163).

Nous avons vu que le monde est conditionné selon la loi paṭicca-samuppāda, « the Dependent Origination » et que l’une des préoccupations principales pour une personne bouddhiste est l’accumulation de mérites afin d’agir sur son kamma. Comme je l’ai brièvement mentionné, les modernistes ont la préoccupation de resituer le processus de purification de la conduite morale dans le temps présent. Hansen souligne ce changement dans la temporalité de l’action où l’acteur est toujours préoccupé par les effets de ses actes, mais ces effets se manifestent dans la présente existence plutôt que lors d’une renaissance future. Hansen explique en rapportant les propos d’Ind : […] “what is Dhamma in these times?” He [Ind] went on to consider the moral values most necessary for living […] “right now”, contrasting the “old” with the “new”, and examining the […] “modern morality that has arisen”. It is necessary “in these present times”, he [Ind] wrote, for “persons who are trying to be good and pure” to be able to clearly recognize “what is wordly [behavior] and what is Dhammic [behavior]" (Hansen, 2007:11).

Cette transformation dans la capacité d’action sur le cours temporel de l’existence se remarque aussi dans les écrits du penseur thaï Phra Buddhāsa pour qui paṭicca-samuppāda « refers to the cycle through which every set of inter-related thoughts, words, and actions are generated throughout the course of a single day » (Hansen 2002 : 48). Désormais, le perfectionnement de soi se comprend comme un processus qu’il est possible d’accomplir dans l’expérience quotidienne « ici et maintenant » plutôt que dans une renaissance ultérieure (Hansen 2002 : 49).

Il découle de ce changement une autre transformation majeure concernant la nécessité d’un travail sur soi. En situant ce travail dans la sphère de la vie quotidienne actuelle, les penseurs modernistes rendent accessible et encouragent la possibilité de cultiver des qualités morales chez les laïcs. Cette préoccupation est explicitement importante chez Ind qui, avec le Gatilok,

38 suggère que « living authentically as a Buddhist [is] measured by conduct according to the Dhammic teachings, not by one’s social role or standing » (Hansen 2007 : 167). En fait, en situant le potentiel d’action dans le temps et l’espace social actuel, le processus de transformation de soi est « démythologisé » au sens où il n’est plus restreint au monde divin ou, au sein du monde humain, à quelques moines, aux arhats et aux rois24 (Hansen 2007 : 149 et 152). En ce sens, la vie courante devient désormais une avenue possible pour accomplir la purification dans la mesure où le laïc prend soin de ses relations avec les autres et agit au quotidien avec attention et discernement (satisampajañña) (Hansen 2007 : 14 et 167). Pour y arriver, un travail est nécessaire sur les mêmes qualités que celles préconisées pour les moines et décrites par Collins (1982); à savoir le développement et le perfectionnement simultané de la sīla, du samādhi et de la pañña. Celles-ci se cultivent pour les laïcs non pas par la méditation comme chez les moines, mais par l’éducation et par l’expérience au quotidien (Hansen 2007).

Si le modernisme bouddhiste cambodgien engendre un meilleur accès au processus de transformation de soi pour les laïcs, il faut toutefois reconnaître que cet accès n’est pas encore égalitaire. Effectivement, il nécessite la capacité de lire le khmer, donc un certain niveau d’éducation, ce qui ne me semble pas généralisé à l’époque au Cambodge. Les propos d’Ind dans son introduction précisent à qui s’adresse le Gatilok : « [it was] written for […] the benefit of « … the sons of good families », enabling them to « … study the ways (gati) of old as examples to use as a basis for comparison to the ways (gati) that have risen the world today » (Hansen 2002 : 46). Ainsi, le perfectionnement de soi qu’offre l’engagement sur le Noble Chemin octuple est certes ouvert aux laïcs, mais à des laïcs généralement aisés, capables de lire et qui plus est, majoritairement des hommes.

Le troisième changement majeur amené par le mouvement des modernistes a brièvement été mentionné plus haut lorsque j’ai souligné son rôle ultérieur dans l’avènement d’un nationalisme cambodgien après les années 1930. Pour que cette influence soit possible, il faut considérer les effets d’un engagement dans une purification de la conduite morale individuelle comme pouvant se répercuter sur la moralité de la collectivité. En effet, Hansen présente « the task of purifying oneself as one that « involves increasing the well-being of others » » (2002 : 50). La

24 Effectivement, « gatiloka » est traditionnellement un terme pali qui fait référence aux types d’existence dans lesquels les hommes et les femmes peuvent se réincarner au sein des mondes divin, humain, animal et de l’enfer. Pour Ind, ce vocable « is reinterpreted as the « ways » of acting or behaving in the immediate present » (Hansen 2004 : 56).

39 purification nécessite des efforts collectifs et une constante prise en considération que les effets de nos actions ont des conséquences pour nos contemporains principalement nos proches. Ind explique : this is a world in which one person’s careless, ignorant, or malevolent actions produce the conditions in which others must survive. It is also a world in which the individual exists, inescapably, in relationship with and to others; from the moment of birth, the individual exists in a set of relationships that continue even after he or she dies (Hansen 2007: 165).

Ainsi, une conduite morale implique une attention constante aux autres qui nous entoure, ce qui pose le travail sur soi comme étant un travail relationnel; la vie quotidienne étant une vie en société.

Dans cette perspective, les apports des modernistes bouddhistes cambodgiens se basent sur une conception du soi non pas en tant qu'entité autonome, mais comme se définissant à travers leurs relations sociales (Hansen 2007 : 163). Le processus de perfectionnement de soi implique une capacité de fonctionner en société tout en ne se laissant pas « corrompre par les désirs ou imperfections des autres » (Hansen 2007 : 177).

De plus, le soi moral se veut un agencement particulier du dhamma et du loka comparable à un alliage d’or et de cuivre qui apparait en proportion différente chez chacun, ce qui permet la constitution d’une identité propre (Hansen 2004 : 56). Le cuivre est le loka, soit ce qui est sujet à « émerger, changer et disparaître tels le corps et les émotions » (Hansen 2007 : 163). L’or y est le dhamma constitué « de la connaissance en l’ultime vérité des choses qui donne à l’alliage son aspect brillant et rayonnant » (Hansen 2007 : 163).

Par conséquent, « a person’s unique identity is thus determined by the combination of dhamma and loka that he or she creates through thought, speech, and actions » (Hansen 2004 : 56). Le processus de transformation de soi en un agent moral invariablement doté de satisampajañña implique un travail constant sur ses pensées, paroles et actions afin de les rendre justes (Hansen 2007 : 165 et 178). La personne qui fait preuve de satisampajañña sait « distinguer les causes des résultats [et] est attentive à ses responsabilités [ainsi qu'à] ses relations sociales », puis elle valorise certaines qualités personnelles que sont la compassion, la bonté, la reconnaissance et la discipline (Hansen 2007 : 177).

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Pour cette recherche, les spécifications contextuelles qui ont été présentées ci-dessus, concernant les courants modernistes bouddhistes en Asie du Sud-Est et précisément au Cambodge, me poussent à porter mon attention davantage sur l’idée de transformation de soi découlant d’une sotériologie kammique plutôt que nibbanique. Les artistes rencontrés sont des gens ordinaires au sens de laïcs. Ils n’aspirent pas à une vie monastique et c’est par conséquent dans la sphère du quotidien immédiat que se définit leur champ d’action. Les préoccupations des artistes sont généralement actuelles : l’amélioration de leur société « ici et maintenant ». C’est par leurs expériences de vie qu’ils peuvent cultiver à travers des paroles, des réflexions et des actions justes, le satisampajañña et ainsi partager leurs connaissances, leurs idées et leurs opinions avec leur société.

Dans cette optique, l’étude du contexte d’émergence de l’expression de soi à travers les arts visuels contemporains à Battambang situe les notions de soi et de subjectivité dans la sphère de la vérité convenue, ce qui rend possible « l'expression de soi » à travers les arts, tout en posant les conditions pour que celle-ci soit souhaitable. Plus précisément, cela implique de s’attarder aux manières dont le soi est signifié à travers des valeurs, des qualités et des rôles positifs associés au fait d’être artiste selon les personnes rencontrées25. Puis, il est nécessaire de regarder comment ces conceptions du soi sont négociées dans l’empirique : quelles sont les digressions, les contradictions qui émergent par rapport au modèle idéal de l’artiste et comment la pratique artistique est vécue au quotidien pour les personnes rencontrées?

Je suis consciente que plusieurs groupes au sein de la société cambodgienne défendent, à des degrés divers, une conception bouddhiste de la personne morale. Il faut donc comprendre que la subjectivité bouddhiste n’est pas propre à l’artiste au Cambodge. Mon objectif global est de mettre en lumière une conception particulière de la subjectivité, celle d’artistes rencontrés au Cambodge, en la comparant à la subjectivité moderne et occidentale véhiculée dans les arts contemporains. Par la prise en considération sérieuse d’autres réalités, nous arrivons à une compréhension plus fine des enjeux et, souhaitons-le, un élargissement des perspectives ainsi qu'un approfondissement des discussions sur les arts visuels contemporains à l’échelle mondiale.

25 Les termes de « valeurs » et de « rôles » ne sont pas compris comme des concepts tels que définis par le courant fonctionnaliste. Ils sont utilisés ici à des fins de traduction et d’organisation des propos des artistes. Voir la note de bas de page 17 pour une explication plus détaillée.

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Chapitre 2 | Cadre contextuel

2.1. Perspectives asiatiques des arts modernes et contemporains J’ai abordé au chapitre 1 comment la subjectivité et le soi moderne développés dans leur conception occidentale ont été posés en universaux. De plus, j’ai expliqué en quoi l’anthropologie a contribué à relativiser cette conception en la resituant dans son contexte historique spécifique et en examinant d’autres conceptions modernes du soi et de la subjectivité ayant émergé dans d’autres contextes, dont celui plus particulier du Cambodge bouddhiste. Jusqu’à maintenant, je n’ai pas beaucoup développé la question de la place accordée aux arts non occidentaux dans le discours dominant sur les arts visuels modernes et contemporains, ce que je tâcherai de faire en premier lieu dans la prochaine section.

2.1.1. Le point de vue de l’Occident sur les arts visuels modernes de l’Orient Dans son ouvrage Orientalism paru en 1978, Saïd développe comment l’Occident s’est défini et légitimé en opposition à un Autre, soit l’Orient, compris comme « une forme de [lui-même] inférieure et refoulée » (Saïd [1978] 1980 : 16). Saïd affirme que ce présupposé euroaméricain de supériorité identitaire a permis l’émergence d’une hégémonie occidentale ([1978] 1980 : 19). C’est sur cette base que « des déclarations », « des prises de position », « des descriptions », « un enseignement », « une administration » et « un gouvernement » ont été mis en place afin d’asseoir « l’autorité » occidentale et justifier la « domination » et la « restructuration » de l’Orient (Saïd [1978] 1980 : 15). Les arts des sociétés orientales ont particulièrement été investis comme domaine d’intervention de l’Occident moderne sur la base que ceux-ci étaient figés dans la tradition et en proie à un déclin grandissant au contact de la modernité. Par exemple, Silpa Bhirasri, Italien d’origine établi en Thaïlande depuis 1924 qui a notamment contribué à la création de l’Université des Beaux-Arts de Bangkok, disait dans Contemporary Arts in Thailand (1960) : A retrospective review of art in Thailand shows that after repetition in its own conventional style for hundreds of years it had reached, at the end of the last century, a stage of inexpressive, stereotyped production. […] such a declining art is accepted as a traditional expression and as such may go on for many more decades, but when some important event comes to alter its cultural status quo, then a part of the intellectual class, particularly those belonging to the young generation, is well disposed to a healthy reaction. […] This was what happened to Thailand and to other eastern countries which adopted western civilization: namely its economic systems, and its scientific application. The new civilization profoundly affected traditional art (Silpa 1960: 3)

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Si cette publication vise certainement à servir la cause des arts thaïlandais auxquels il a dédié une part considérable de sa vie26, il est nécessaire de se questionner sur les présuppositions sur lesquelles repose sa parution. Effectivement, Silpa pose la modernité occidentale, le progrès, comme une voie inévitable. Étant donné que « […] [art] has become a commercial enterprise where the client needs to spend the minimum while the artist needs to profit financially by asking the maximum, […]the word “art” becomes meaningless. […] On the other hand, art is a necessity for the human spirit, so expressions other than the old ones must be created - hence contemporary art » (Silpa 1960 5-6).

Si le texte de Silpa est utilisé ici à titre d’exemple, il n’est pas une exception. L’homme est de son temps, tout comme l’ont été sensiblement à la même époque, mais en contexte colonial, Victor Tardieu au Vietnam (Taylor 2004) et George Groslier au Cambodge (Muan 2001). Nous reviendrons sur l'influence de ce dernier plus loin. En fait, l’article de Silpa pose comme inévitable la transition vers les arts modernes et contemporains en Thaïlande, bien que le contact avec le mode de vie occidental de l’époque soit perçu comme une atteinte « to the pure and innocent [eastern] mind » et à ses traditions artistiques (Poshyananda 1996 : 26). Dans ce contexte, le rôle des Occidentaux — désormais légitimé, car ils sont déjà passés par là et, qui plus est, ils ont « un esprit curieux et scientifique » — est de faciliter cette transition en aidant les (jeunes) artistes thaïs à se libérer du passé vu comme un carcan; « a mental slavery » (Silpa 1960 : 9).

L’exemple de Silpa Bhirasri participe à montrer pourquoi cet Autre oriental, ou plus généralement non occidental s’est vu jusqu’au tournant du XXIe siècle restreindre l’accès aux événements et aux hauts lieux artistiques internationalement reconnus, étant réduit à être un artiste de seconde zone (McEvilley 1996). Par ailleurs, la région de l’Asie du Sud-Est constitue la marge au sein de la marge, car la Chine, l’Inde et le Japon sont des traditions qui, quoiqu’« autres », sont reconnues pour leur richesse en Occident (Taylor 2004 : 7).

2.1.2. Quelques contributions des arts visuels contemporains asiatiques Comme l’explique Kamenarović, la puissance de l’Occident repose sur son paradigme théorique (2009 : 86) développé notamment autour des concepts d’artiste, d’art et d’œuvre

26 Il est d’ailleurs surnommé le père fondateur des arts modernes en Thailande (Silpa Bhirasri National Museum : Internet).

44 d’art qui n’ont pas d’équivalents dans les traditions asiatiques, dont le Cambodge. Ces concepts ont servi d’instruments à l’Occident pour asseoir sa domination et ont entraîné une relecture profonde des traditions artistiques orientales contraintes de participer à « [ce] vaste ensemble qui avait été prédessiné par l’Occident et qui constitue aujourd’hui le cadre de leurs institutions universitaires, politiques, médiatiques » (Kamenarović 2009 : 89). En effet, les transformations profondes que subit le domaine des arts en Asie avec la globalisation doivent être lues en parallèle à celles traversant l’ensemble des sociétés asiatiques contemporaines sur le plan économique, politique et social. C’est notamment le cas en Chine, au Japon et en Inde, mais aussi en Indonésie (Supangkat 1996; George 2008) et secondairement en Thaïlande (Poshyananda 1992; 1996), au Vietnam (Taylor 2004) et au Cambodge (Saphan 2010).

Bien que « the contemporary art world, a somewhat satellite of the dominant culture, is better equipped to swallow cross-cultural influences than to savor them […] » (Supangkat 1996 : 70), on assiste présentement à l’émergence de pôles artistiques contemporains alternatifs de plus en plus reconnus, notamment Hong Kong et Singapour, mais aussi Fukuoka au Japon, Perth en Australie, Kwangju et Chenju en Corée du Sud et Jakarta en Indonésie (Taylor 2011b : 477- 479; Kee 2011 : 375). De plus, le nombre d’historiens de l’art et d’universitaires originaires de l’Asie est en croissance, ce qui favorise une meilleure reconnaissance des contributions de cette région au discours artistique dominant (Taylor 2004; Supangkat 1996).

Par exemple, Supangkat (1996) propose le terme de « multimodernisme » pour arriver à une lecture plus fine des formes de modernisme hors du pôle euroaméricain. À travers l’exemple d’artistes indonésiens, l’auteur explique que le modernisme en dehors du courant dominant qui le décrit comme fixe, absolu et universel se pense en termes pluriels : « thus multimodernism not only analyzes the varying forms of modernism but also views them as material for rereading the analysis of the history of art » (Supangkat 1996 : 78). Dans cette perspective, l’auteur souligne également que la notion « d’art contemporain » devient floue et ambigüe et doit être revisitée à la lumière des nuances qu’y apporte le contexte non occidental. Effectivement, longtemps envisagée comme universelle, cette notion se voit vidée de son sens d’abord parce que la réalité contemporaine est trop vaste pour y être représentée dans son ensemble et dans sa complexité. Ensuite, tout comme l’a été initialement le modernisme, « l’art

45 contemporain » réfère d’abord à un tournant historique du courant dominant, c’est-à-dire en Occident, et non pas l’ensemble des courants actuels (Supangkat 1996 : 78-79).

Kee, pour sa part, inspirée par l’historien de l’art Patrick Flores basé aux Philippines, suggère de remplacer l’utilisation du terme « contemporary » dans le domaine artistique par celui de « contemporaneity » (2011). À partir des années 1990, le terme « contemporain » en est venu à désigner les arts globaux, caractérisés par une prise de conscience de ce qui existe en dehors de « what had previously been described as the international world » (Kee 2011 : 372). Pour Kee, cette prise de conscience ne s’est pas accompagnée d’une reconnaissance égale pour l’ensemble des scènes artistiques, les arts globaux se développant autour de « connections between fragments », qui ne sont toujours pas reconnus comme fondamentalement égaux (2011 : 372).

Si les arts contemporains asiatiques, plus particulièrement ceux de l’Asie du Sud-Est, ont été tenus à l’écart des arts contemporains globaux, c’est peut-être en raison de leur complexité. Kee suggère que « […] the only basis for even thinking about a body of Southeast Asian art is by first admitting the extent of its cultural diversity » (Kee 2011: 273; Clark 2006; Taylor 2011b). Effectivement, les arts contemporains du Sud-Est asiatique nous invitent à considérer leurs propres critères et conditions d’existence qui émergent, certes, en partie de leurs contacts avec le discours dominant en Occident, mais surtout à travers leurs échanges au sein même de la région. En ce sens, comme l’explique Taylor, les arts contemporains du Sud-Est asiatique n’ont pas besoin « to « fit in » or [to] find their own place » dans le discours dominant et sur la scène artistique globale27 « as they are already there; it is not up to scholars to « discover » them, but rather for scholars to stop ignoring them » (Taylor 2011b: 488).

Ce que nous propose l’Asie du Sud-Est n’a jamais été un discours unifié, mais issu d’une constante négociation à plusieurs voix. Par conséquent, la description de l’ensemble de ses contributions est impossible (Clark 2006 : 306; Kee 2011 :373). À titre d’exemple, mentionnons notamment que les arts visuels modernes et contemporains dans les pays étudiés ne défendent pas la nécessité d’une sécularité des formes artistiques comme le démontre

27 On situe dans les années 1990, le tournant global à la suite duquel, la scène artistique internationale, prenant soudainement conscience de l’extérieur, en est venue à se définir comme une scène artistique globale (Kee 2011 : 372). Cette prise de conscience, qui se voulait initialement inclusive, a finalement uniquement redéfini les critères et processus d’inclusion ainsi que d’exclusion régissant la scène artistique globale. Pour une discussion sur le sujet, voir Kee (2011).

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George (2008) par son étude de l’« islamic revival » en Indonésie. Par ailleurs, dans plusieurs de ces pays, le développement des arts contemporains ne s’accompagne pas inévitablement d’une remise en question de l’autorité des institutions artistiques nationales (Clark 2006 : 310-311; Supangkat 1996 : 78-80; Poshyananda 1996 : 102-104).

De plus, l’Asie du Sud-Est fournit une illustration privilégiée pour remettre en question certaines grandes oppositions dualistes au cœur des théories occidentales de l’art. Par exemple, Poshyananda décrit comment les arts contemporains ne supposent pas un rejet de la tradition : « [in Thailand] the artists managed to replace the idea of « the shock of the new » with « the shock of the old », confirming that the past could be reformed as an ideal to criticize the present » (1992 : 199). Au Cambodge, l’approche « néoclassique » de la chorégraphe et interprète Sophiline Cheam Shapiro se sert des techniques et mouvements issus de la danse classique cambodgienne pour proposer une lecture originale d’enjeux sociaux actuels (discussion avec John Shapiro, été 2011). Enfin, les arts contemporains en Asie et en Asie du Sud-Est restent profondément liés à des thématiques de la vie quotidienne, et ce, dans sa diversité (Stanley O’Connor cité dans Taylor 2004 : 4). Supangkat remarque le retour de certains artistes à la vie rurale qui, ainsi confrontés quotidiennement aux problèmes de la population en Indonésie, s’efforcent d’éveiller une certaine conscience politique auprès de leur société (1996 : 79). Ces exemples posent l’artiste comme inséparable de sa société, d’où l’intérêt d’une étude des transformations des rôles sociaux qui lui sont attribués.

2.1.3. L’artiste en Asie du Sud-Est L’intérêt d’une étude de l’art en Asie du Sud-Est du point de vue des artistes est soulevé par Taylor (2004) au sujet des artistes vietnamiens basés à Hanoi. Cette dernière suggère qu’aller initialement vers les artistes plutôt que vers des théories en histoire de l’art permet d’étudier la vie sociale de leurs œuvres tout en contournant les divers stéréotypes reliés à l’origine nationale ou ethnique (Alice Yang cité dans Taylor 2004 : 21). Au Vietnam, cette méthode de type « bottom-up » a nécessité pour Taylor « an analysis of the role of artists as well as an understanding of their shifting identities as they move from being a subject of colonial patronage to clients of the global market » (2004 : 21). Ce que l’auteure cherche à comprendre c’est ce que signifient les arts pour les Vietnamiens et ce que signifie actuellement être artiste dans ce pays (Taylor 2004 : 5).

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D’emblée, il faut rappeler que les notions d’art, d’artiste et « d’artwork » telles que conçues communément en Occident s’implantent en Asie du Sud-Est à partir de la fin du XIXe siècle sous les différents régimes coloniaux, semi-coloniaux ou impérialistes (Clark 1998). En Thaïlande, Silpa Bhirasri est responsable de l’émergence du statut d’artiste professionnel : « he [Silpa] helped elevate them [the Thai artists] from being unknown craftmen (naaj chaang) in the service of others, repetitively copying conventional Thai designs, to artists (silpakam) - persons who were capable of perceiving and rendering new versions of the Thai world » (Phillips 1992 : 6). Pour Silpa Bhirasri, les arts contemporains ont permis à l’expression individuelle des artistes thaïs de prendre forme (1960 : 9). Phillips explique que les artistes, bien qu’encouragés à s’inspirer de la tradition artistique thaïe et à préserver celle-ci, sont essentiellement éduqués par Silpa Bhirasri dans la tradition occidentale, notamment en peinture à l’huile (1992 : 6).

Similairement, mais dans le contexte du Vietnam colonial, Victor Tardieu initie ses étudiants vietnamiens de l’École des Beaux-Arts d’Indochine à la peinture française posée comme supérieure à celle d’origine indochinoise. C’est aussi durant ces années que les artistes vietnamiens commencent à se considérer comme des artistes professionnels (Taylor 2004 : 13). Autant Tardieu au Vietnam que Silpa Bhirasri en Thaïlande considèrent qu’en donnant accès aux techniques artistiques occidentales, les artisans locaux pourront rattraper leur « retard », « évoluer » et mériter le titre d’artiste. Or, ce n’est pas dans tous les contextes que les instances coloniales ou impérialistes octroient aux artisans locaux la possibilité d’apprendre les traditions artistiques occidentales. Par exemple, pendant longtemps, les Hollandais en Indonésie ont maintenu « a system of aesthetic apartheid, defining the indigenous arts as the products of an idealized, but essentially static Indonesian past art », restreignant ainsi l’accès pour les artistes locaux aux techniques occidentales (Phillips 1992 : 4).

En ce sens, le cas du Cambodge se rapproche davantage de celui de l’Indonésie plutôt que de celui de ses voisins thaïlandais et vietnamiens. Effectivement, à travers l’implantation de l’École des Arts cambodgiens, George Groslier ne donne pas directement accès aux artistes khmers à la tradition artistique occidentale. « Drawing from observation, after nature, was not “universal”, Groslier warned. Rather it was a particular form, “proper for our Latin and Western schools, absolutely conforming to our French temperament and to the goals of our art” » (Groslier 1922 cité dans Muan 2001 : 83). Effectivement, durant la période du

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Protectorat français, le dessin d’observation n’est pas enseigné et les étudiants sont amenés essentiellement à copier des modèles bidimensionnels de figures ornementales inspirées de celles que l’on retrouve aux temples d’Angkor (Muan 2001 : 83).

Par conséquent, les connaissances des Français sur place sont mises à contribution pour élaborer un plan de sauvetage des arts cambodgiens et non pour diversifier les techniques des étudiants (Phillips 1992; Poshyananda 1996; Taylor 2004). Ces modèles ont pour effet de suspendre le pays dans un temps révolu à savoir l’époque de la construction des temples d’Angkor et de l’apogée de l’Empire khmer, soit du VIIe au XIIIe siècle (Chandler 2000). « Change was seemingly banished from this scenario », ce qui conséquemment, servait à légitimer la présence française, car : « it is here above all that the French methods have found their place, their purpose, their magnificent role » (Muan, 2001 : 20-34). Par conséquent, le Cambodge offre un contexte particulièrement difficile pour l’implantation de changements dans les arts, et ce, encore plus si l’on considère les conséquences dramatiques pour les arts qu’aura le régime des Khmers rouges (1975-1979), lesquelles seront explicitées plus loin.

Néanmoins, plusieurs transformations se sont manifestées à travers le temps notamment en ce qui concerne les rôles des artistes cambodgiens en société. À travers un bref retour historique sur ces transformations, j’espère dresser un portrait qui saura guider les lecteurs à travers mon cheminement de recherche pour arriver, à la suite de la présentation de mes résultats, à mieux comprendre comment le soi et la subjectivité de l’artiste contemporain sont signifiés de nos jours au Cambodge.

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2.2. Historique de la situation des arts visuels et de la figure de l’artiste au Cambodge 2.2.1. Les arts avant 1863 Traditionnellement, les arts visuels au Cambodge sont surtout décoratifs ou à vocation utilitaire dans le domaine religieux et au service de la Cour (Muan 2006a : 15-16). Dans la sphère religieuse, les temples et pagodes (wat) sont généralement ornés de sculptures, de peintures murales ou de preah bot. Introduits au Cambodge autour du XIVe siècle, ces derniers sont des bannières portatives montées sur des pièces de tissus généralement en coton ou en soie qui peuvent être roulées pour être déplacées plus aisément, au rythme des célébrations religieuses et des cérémonies des villages (Roveda et Yem, 2010 : 11-12, 14). Tout comme Figure 3 Preah bot en cours de réalisation, les murales, les preah bot sont narratifs, c’est-à-dire qu’ils Battambang. Photo : juin 2013. servent à raconter la vie du Bouddha. La réalisation de ces œuvres est liée à l’idée d’accumulation de mérites, ce qui se fait « by either painting, sponsoring or presenting it to the monastery or the monks […] » (Roveda et Yem, 2010 : 15).

Le terme générique pour référer à la peinture et au dessin que ce soit les représentations du Bouddha, les murales du Reamker au Palais royal, les affiches commerciales peintes à la main ou les reproductions en série de scène de campagne ou d’Angkor Wat, est kormnour (គំនូរ) (Ly et Muan 2001 : 241). Dans leur ouvrage, Ly et Muan expliquent que les expressions kormnour boran (គំនូរបុរាណ), « ancien ou traditionnel » et kormnour tomnaeub (គំនូរទេនំ )ើ « nouveau ou moderne », ont été progressivement introduits pour désigner les changements qui surviennent dans ce domaine, suite à l’arrivée de techniques et de styles occidentaux en dessin et peinture

(Ly et Muan 2001 : 242). Aujourd’hui, le terme selpak sorhorsormay (សិលបៈសហសម័យ) signifie arts contemporains (Entrevues, été 2012). Toutefois, l’utilisation de ces termes n’est pas uniforme, leurs définitions ne sont pas systématisées et les artistes emploient souvent les mots anglais ou français pour référer à ces notions, comme l’a démontré mon terrain de recherche.

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La transmission de ces savoir-faire s’effectue de maîtres à apprentis, à la pagode ou dans des ateliers familiaux (Muan 2001 : 74). Sauf exception, la plupart des artisans ne s’adonnent pas à la fabrication d’objets de manière continue, alternant avec d’autres travaux quotidiens tels que l’agriculture (Muan, 2001). Le terme de référence en khmer pour désigner les personnes s’adonnant à ces pratiques est chéang (ជាង) qui signifie génériquement « travailleur manuel »

(Muan 2001 : 42). Ainsi, le chéang kormnour (ជាងគំនូរ) est celui qui sait dessiner ou plus précisément celui qui maîtrise comment dessiner; le chéang chlak (ជាងចាក)់ réfère au sculpteur de la même manière que le chéang meas (ជាងមាស) réfère à un joaillier et le chéang kat soak

(ជាងកាត់សក់) au coiffeur (notes de terrain, été 2012; Muan 2001 : 42). Dans sa thèse, Muan explique que Groslier avait noté une distinction supplémentaire entre les chéang et les neak (អ្នក) qui signifie « personne »; ces derniers référant à des personnes de statut social légèrement supérieur au chéang, notamment les architectes et les dessinateurs de plans ou les designers (Muan 2001 : 42). Toutefois, lors de mon terrain, les termes neak kormnour et chéang kormnour ont été employés indifféremment pour désigner ce que nous connaissons habituellement comme les artisans.

Dans cet art hautement codifié, quelle place est accordée à l’expression personnelle de l’artiste? Il est d’usage de croire que « l’artiste accaparé par son travail pour un dieu ou pour un prince destiné à l’apothéose ne pouvait pas donner librement cours à ses propres émotions; en modelant, il n’exprimait guère que son idéal de beauté […] » (Giteau 1955 : 209). S’il est vrai que la marge de manœuvre de l’artiste est limitée, il serait faux de croire qu’il en est pour autant complètement dépouillé.

Comme l’explique Giteau, la statuaire, les bas-reliefs des temples « et le décor historié accordaient à sa fantaisie [de l’artiste] de larges possibilités dont il a su tirer un parti remarquable » (1955 : 209-210). Dans son article, l’auteure décrit de multiples scènes issues entre autres d’Angkor Wat, de Banteay Srei et de Baphuon où on peut y lire de l’humour, de la malice, de la tendresse autant que de la colère et de la tristesse (Giteau 1955). Ang Chouléan

51 abonde également dans le même sens en expliquant « qu’il est toujours loisible à l’artisan d’exprimer ses vues ou ses projections personnelles » dans les créations artistiques « destinées à être vues »28 (2006 : 188). Il décrit dans son article le choix d’un sculpteur d’Angkor Wat de représenter « des femmes ayant un penchant vers le même sexe », sans doute parce que l’artisan sait que « pour toutes sortes de raisons, le milieu du palais n’en est pas dépourvu » (Ang

2006 : 187). L’ethnologue ajoute également que même la Figure 4 Dans son article, Ang Chouléan représentation de cette beauté idéale est sujette à la fait remarquer le visage particuli‐ èrement atypique de l'apsara de droite subjectivité de l’artiste, reprenant un exemple de Banteay comparativement à celle de gauche. Crédits photo : Ang 2006 : 190. Prei où le physique de certaines femmes est particulièrement atypique en matière de beauté (Ang 2006 : 189-190).

2.2.2. Les arts sous le Protectorat français (1863-1953) Au XIXe siècle, le Cambodge est soumis à plusieurs invasions de la part de ses voisins le Vietnam et la Thaïlande (Chandler 2000 : 117). Ce contexte d’instabilité favorise l’arrivée des Français en 1863, qui y établissent un protectorat, désirant faire du Cambodge une sorte de zone tampon entre le Royaume du Siam, aujourd’hui la Thaïlande, et leur colonie déjà présente en Indochine française, notamment au Vietnam. Lorsque le Siam redonne les provinces de Siem Reap, de Sisophon et de Battambang au Cambodge, l’intérêt de la France pour son protectorat se fait toutefois plus grand, en raison de la présence des temples d’Angkor. En 1907, la France renforce sa présence au pays et obtient la responsabilité de la sauvegarde ainsi que la mise en valeur des temples sous l’autorité de l’École française d’Extrême-Orient (Abbe 2008 : 61-62)29.

Il est primordial de s’attarder sur cette époque, car la légitimation de la présence française au Cambodge se construit autour d’une conception spécifique de ce que sont les arts et l’artiste cambodgiens, puis plus globalement, l’identité culturelle cambodgienne (Muan 2001 : 19). En

28 Ang Chouléan précise : « il va de soi que la marge de manœuvre dont il est question ici concerne les sculptures destinées à être vues. Autrement, on est en droit de concevoir que l’imagination peut se donner libre cours […] » (2006 : 188). 29 L’année précédente, une première délégation du Cambodge se rend en France pour participer à l’Exposition coloniale de Marseille. Il s’agit du premier contact des gens de la métropole qui sont fascinés par l’exotisme du Cambodge (Abbe 2008 : 70).

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1917, George Groslier est chargé d’entreprendre une enquête à travers le Cambodge pour faire état de la situation des arts (Abbe 2008 : 63)30. À titre d’exemple, les résultats de l’enquête à Battambang sont clairs : « il existe des artistes jouissant d’une certaine réputation parmi la population et [sic] décomposée comme suit : sept dessinateurs, quarante-huit bijoutiers, sept sculpteurs, point de fondeurs et de tisseurs » (Roun, Chaufaikhèt de Battambang 1917, ANC- FRSC)31. S’il est vrai que de tous ces artistes, seuls les bijoutiers s’adonnent à leur pratique à temps complet, le Chaufaikhèt de Battambang souligne : « […] je n’ai observé l’abandon complet d’aucun art; mais en raison de la pénurie de la clientèle, ces métiers artistiques ne sont pas exercés d’une manière intensive […] » (Roun, Chaufaikhèt de Battambang 1917, ANC- FRSC). Ce portrait de la situation des arts semble être généralisable à l’ensemble du pays.

Les arts à Battambang durant le Protectorat français Le nom de la ville de Battambang signifie « bâton perdu » (bad dambaung), lequel aurait été retrouvé dans la forêt près de la ville selon la légende (Grant Ross 2003 : 5). Battambang est la capitale de la province du même nom32. Reconnue pour la richesse de ses sols, elle est parfois appelée le grenier à riz du Cambodge (Ministère de l’Information du Cambodge 1968 : 3, ANC-collection Charles-Meyer). Jusqu’en 1907, la ville était sous le contrôle des Thaïlandais qui y avaient posté un gouverneur33. Tauch Chhuong (1994) raconte que ce gouverneur détenait deux troupes de théâtre. La première était composée d’acteurs masculins (lkhaon khaol) dont la salle de répétition se situait près du marché Leu. L’autre, plus modeste, était composée de femmes mises au service du gouverneur (Tauch 1994 : 87-88). En province, il y avait aussi plusieurs troupes qui excellaient dans les représentations d’épisodes du reamke ou dans le yike et plusieurs chanteurs connus performaient différents types de chants comme le chapey ou le smot (Tauch 1994 : 90-92).

Rappelons que dès cette époque, le moine Ind, auteur du Gatilok, était connu pour ses poèmes et apprécié par le gouverneur (Tauch 1994 : 98-99). Dans l’ouvrage de Tauch Chhuong, peu

30 Groslier est le premier Français à naître au Cambodge en 1887 (Abbe, 2008 : 63). Parce qu’il connaît bien le pays, qu’il y a fait déjà plusieurs études et publié déjà quelques textes et qu’il est lui-même peintre, on le charge de mener cette enquête. 31 Le Chaufaikhèt de Battambang dresse une liste des noms des peintres, puis une autre des sculpteurs de la région. Les deux listes sont identiques ce qui laisse supposer qu’il s’agit des mêmes personnes. Voici les noms des peintres et des sculpteurs inscrits à ces deux listes : Tor, Nhek, Sok, Sena, Treng, Leang et Van (Roun, Chaufaikhèt de Battambang 1917, ANC-FRSC). 32 Voir Annexe I pour la carte du Cambodge. Voir Annexe II pour la carte de la province de Battambang et la localisation de la municipalité. 33 Voir Annexe III, figure 1 pour une idée de l’étendue de la ville à l’époque du gouverneur.

53 d’informations concernent les talents locaux en sculpture et peinture, mais l’auteur mentionne que plusieurs pagodes bouddhistes ont une grande valeur artistique, notamment Wat Sangker, Wat Damrey Sarm et Was Pothiveal, ce qui suppose de la qualité du travail des artistes battambangeois (Tauch 1994 : 103-104). Avec la restitution de la province au Cambodge en 1907, la ville devient un centre régional de l’administration coloniale comme en témoignent ses nombreuses villas et le quadrillé des rues de son centre-ville, ce qui en fait encore aujourd’hui sa marque distinctive (Master Plan Team Battambang Municipality 2009 : 34-35; Grant Ross 2003 : 19)34.

Bien que la description du le Chaufaikhèt de Battambang ne soit pas alarmiste, Groslier conclut, « sur la base de sa propre conception, que les artistes travaillaient à temps plein avant l’établissement du protectorat », et que conséquemment, les arts cambodgiens sont alors que les arts cambodgiens sont sur le point de disparaître (Muan 2001 : 43). Pour y remédier, en 1917 l’École des arts cambodgiens est créée à Phnom Penh et il y est nommé directeur. L’important réseau des résidents de France postés en province est mis à contribution pour la sauvegarde : par exemple, dès 1919 trois pensionnaires de Battambang sont acceptés pour venir étudier à l’École des Arts cambodgiens de Phnom Penh35. En 1922, dans une correspondance, Groslier annonce la création de quatre bourses étudiantes au Résident de Battambang Bardez (Groslier 1922, ANC-FRSC). En 1920, le musée Albert Sarraut est aussi créé et ses collections se constituent avec l’aide de ces résidents français. Sous l’ordre de Groslier, ceux-ci sont responsables d’encourager le don d’objets anciens de la part des habitants, en échange d’une compensation financière, comme l’indique une correspondance du Résident de Battambang avec Groslier36 (Résident de France à Battambang 1922, ANC-FRSC). Ces deux institutions ont pour objectif de redonner aux arts cambodgiens leur gloire d’antan avant l’arrivée des Français (Ly et Muan 2001 : 244).

34 Voir annexe III, figures 2 et 3 pour une idée du développement de la ville à durant le Protectorat français. 35 « A la date du 15 janvier 1920, l’École des Arts cambodgiens de Phnom-Penh recevra 25 élèves provinciaux désireux d’apprendre les arts et industries d’art strictement cambodgiens […] Le coefficient fixé par localité et spécialité a été calculé sur l’état des industries d’art de chaque province, les matières premières qu’on y trouve et les possibilités de vente soit sur place soit en liaison avec la capitale. Chaque élève à la fin de ses études, d’une durée de trois ans au minimum, retournera dans sa commune d’origine y exercer l’art appris. Il sera aidé, dans ce centre seulement, pour son installation et ses débuts par l’École des Arts de laquelle il restera le protégé, l’ouvrier accrédité et le représentant pour toutes transactions ou travaux futurs » (T. (illisible), Résident Supérieur au Cambodge 3 septembre 1919, ANC-FRSC). 36 Par exemple, le 19 mai 1922, le Résident de Battambang envoie « un collier en or, une paire de bracelets ciselés en bronze, une paire d’anneaux avec pied en bronze, un collier en argent et un tam-tam qui ont été trouvés par la famille Chau Say Neang Thin, notamment par un enfant de 3 ans, après leur journée de travail comme casseurs de pierres dans la région du Phnom Chi(?)méak dans le khum de Tvak (Battambang) le 6 avril 1922 » (Résident de Battambang, 22 mai 1922, ANC-FRSC).

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Une fois gradués, les étudiants sont invités à se joindre à l’une des cinq corporations de métier sous la supervision de la Direction des Arts dont l’objectif est de faciliter le contact avec les clients et d'assurer ainsi un revenu aux artistes nouvellement professionnels : « les élèves sortants de l’École, entrent naturellement dans les corporations et remplaceront progressivement les artisans actuels appelés à disparaître par voie d’extinction. Dans un avenir relativement proche, toutes les corporations seront presque exclusivement peuplées par l’École et formées à des méthodes de travail et d’exécution infiniment supérieures à celle en usage actuellement » (Baudoin Résident Supérieur au Cambodge, 1922, ANC-FRSC).

Ces méthodes auxquelles réfère Baudoin, sont les modèles d’art pour l’enseignement élaborés par Groslier et son équipe. Ces derniers décident quasi unilatéralement de ce qui est purement « khmer », c’est-à-dire de ce qui selon eux descend directement de l’époque glorieuse d’Angkor (Shapiro 1995 : 12). Ces modèles sont inspirés des ornements et des bas-reliefs décorant les temples et ne présentent aucune perspective puisqu’ils sont réalisés en deux dimensions uniquement (Muan 2001 : 83)37. Une fois ces modèles développés, l’étudiant apprend à les répliquer le plus fidèlement possible. Chaque élève doit d’abord effectuer une année dans une classe de dessin et de peinture avant de se spécialiser en architecture, en modelage, en fonderie, en joaillerie ou en ébénisterie. Ces savoir-faire n’avaient jusqu’alors jamais nécessité la conception de croquis sauf pour les peintures dans les wat (Muan 2001 : 73 et 81).

Selon Muan, c’est aussi sous Groslier que la distinction entre chéang kormnour, « artisan », et selpakor (សិលបករ), « artiste » a été introduite (2001 : 42). D’origine modeste, les chéang kormnour sont près des besoins des gens ordinaires : ils peignent dans les pagodes, élaborent des affiches commerciales ou répondent aux demandes de leurs clients (Entrevue Pen Robit, été 2012)38. Il semble qu’à partir du Protectorat français, ce terme réfère généralement aux personnes s’adonnant à leur pratique artistique à des fins commerciales. Srey Bandaul note que gagner sa vie de cette façon semblait difficile pour une majorité à cette époque. Cette précarité financière rend le métier de chéang kormnour peu valorisé socialement; les parents hésitant généralement à marier leur fille à l’un d’entre eux (entrevue avec Srey Bandaul, été 2012). Pour ce qui est du terme selpakor, il renvoyait au domaine des arts de la scène, c’est-à-dire les chanteurs, les

37 Voir Annexe IV pour un exemple de modèle similaire. 38 Les entrevues citées entre parenthèses ont été réalisées dans le cadre de la présente recherche.

55 musiciens, les comédiens et, avec l’arrivée du cinéma, les acteurs (propos de Srey Bandaul, Chov Theanly et Pen Robit, été 2012). Notons que le terme selpakor semble s’être diffusé à partir de l’Âge d’or des arts cambodgiens à la vocation d’artiste en général, comme nous le verrons plus loin.

Quelle place accordée à l’expression subjective de l’artiste dans ce contexte? Groslier se défend de figer les arts cambodgiens et de contraindre les artistes à être copistes : « aux jeunes gens cambodgiens de demain qui auront du moins, sous notre égide, pris connaissance de leurs vieilles traditions nationales, d’en créer de nouvelles si celles-là ne leur suffisent plus, puisqu’en leur donnant confiance en eux-mêmes, nous leur conférons la liberté de partir dans le sens où les pousseront leur instinct » (1925, ANC-FRSC). Toutefois, les effets des politiques de sauvegarde du Protectorat exposés dans Muan (2001) laissent à en douter, d’autant plus que Groslier affirme lui-même ailleurs que « si le public peut demander n’importe quoi et l’artisan créer de nouveaux thèmes [c’est] à condition qu’ici et là, notre contrôle reconnaisse qu’il s’agit d’objet d’art de bon aloi. […] La production est ainsi assurée à l’abri de toute discussion, entre des limites précises qui conviennent au tempérament de l’individu, dans une collaboration étroite entre lui et l’office de vente » (Groslier 1925, ANC-FRSC). Avec la création de l’École des Arts cambodgiens, l’élaboration d’un cursus scolaire normatif et l’établissement d’institutions oeuvrant dans le milieu artistique, Groslier et son administration introduisent ainsi, « au service du protectorat et d’une entreprise commerciale, une sorte d’art khmer idéal et stéréotypé » (Abbe 2008 : 67). Cette conception de l’art cambodgien n’envisage pas la possibilité que l’artiste khmer puisse s’exprimer à travers son art en dehors du cadre imposé par le Protectorat.

2.2.3. Les arts durant l’époque de l’indépendance (1953-1970) L’indépendance obtenue par le roi Sihanouk en 1953 fait des arts un véhicule du nationalisme favorable à un véritable « Âge d’or » des arts cambodgiens (Ly et Muan 2001). Durant cette époque, on assiste à une réappropriation partielle du discours élaboré à la période coloniale au profit du nationalisme. Effectivement, le retour à l’apogée de l’empire khmer, remontant à l’époque angkorienne, est présenté comme un idéal à atteindre, ce qui se fait notamment remarquer par l’émergence des temples d’Angkor comme symbole national distinctif. Muan

56 démontre bien comment les artistes sont mis à contribution dans le développement d’un sentiment national partagé (2001 : 328).

Effectivement, dans le domaine des arts visuels, une rupture de style importante survient avec l’arrivée du professeur japonais Suzuki, qui introduit les représentations en trois dimensions de sujets inspirés de l’environnement immédiat des artistes, c'est-à-dire le dessin d’observation, ce qui avait été interdit sous Groslier39 (Muan 2001 : 83, 273). Cette rupture de style qualifiée de « moderne » au Cambodge « is in some ways tragically ironic since [these] representational

Figure 5 Peinture de Nhek Dim, 1974, A village forms of painting and sculpture […] were already well in Kompong Cham. Crédits photo : Lors 2001: 25. worn forms of academic impressionism within the context of Western « modern art » » (Ly et Muan 2001 : 248).

Néanmoins, elle constitue une innovation majeure dans le contexte cambodgien où les artistes sont désormais encouragés à développer des créations originales et personnelles (Muan 2006a : 22). Durant les années 1960-70, Nhek Dim est reconnu comme le premier peintre moderne du Cambodge à bien gagner sa vie grâce à ses peintures. Aujourd’hui encore, on retrouve dans les galeries commerciales de Phnom Penh de nombreuses et souvent pâles copies de ses œuvres. Il marque l’histoire par son trait de pinceau caractéristique et ses thématiques avant-gardistes qui se distinguent de celles enseignées à l’ÉAC telle que les paysages, les scènes de la vie quotidienne et les jolies filles légèrement vêtues (Muan 2001 : 307). À noter qu’à peu près à la même époque, des thématiques similaires sont évoquées, à travers la peinture thaïlandaise, comme vecteur d’une identité nationale unifiée sous le signe de la tradition (Poshyananda 1996 : 105).

39 « A curious triangulation emerges in which the form of representation used by Groslier in his own paintings is seen as conservative and passé in relation to the French avant-garde and definitions of Western modernism; in the context of Cambodia however, Groslier’s own style of painting, prohibited under colonialism, will become the « modern » of independence » (Muan 2001 : 102).

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L’École des Arts cambodgiens devient l’Université Royale des Beaux-Arts (RUFA) en 1965 et a pour fondateur et premier recteur l’architecte cambodgien Vann Molyvann (Ly et Muan 2001 : 254). Alors que les étudiants gradués sous Groslier travaillaient essentiellement à produire manuellement des objets, les « graduates of the Royal University of Fine Arts would provide the ideas, designs, and plans for machine made objects, thus helping to establish a truly national industry », participant par le fait même à l’entreprise de modernisation du Cambodge mené par le gouvernement du roi Sihanouk des années 1950-1960 (Muan 2001 : 328). Ces objets, symboles de la nation indépendante, sont de plus en plus consommés par la jeune élite cambodgienne. Rapidement, étant donné la Guerre froide et malgré que Sihanouk ait entretenu le désir de rester neutre, des pays, autant du Bloc de l’Ouest que de l’Est, essaient de l’influencer en finançant notamment le développement des arts. Par exemple, les États-Unis soutiennent financièrement plusieurs projets industriels naissant, dont l’industrie cinématographique, car en encourageant la consommation, ils y voient une occasion de contrebalancer l’influence communiste grandissante dans la région (Muan 2006b : 41-56). Également, vers 1962, la troisième exposition annuelle de peintres cambodgiens présentée par le Service américain d’information (USIS) rassemble 86 artistes à Phnom Penh (USIS ±1962 : ANC-FRSC).

C’est également durant cet Âge d’or que se développe une nouvelle élite artistique qui ne gravite plus nécessairement autour de la royauté, bien qu’elle bénéficie souvent de sa protection (Muan 2006b : 44). Poshyananda (1996) traite également de ce phénomène, dans le contexte thaïlandais. Il suggère que bien que les artistes thaïlandais soient plus libres de s’exprimer, cette expression doit être contenue à l’intérieur des balises qui favorisent une unité nationale, bref « a we-self » (1996 : 106). Ainsi, à l’époque du Sangkum Reastr Niyum au Cambodge il semble se développer une sorte de « consensus art » « geared toward political correctness » analogue à ce que décrivent Poshyananda (1996 : 103-104) en Thaïlande, Supangkat (1996) en Indonésie et plus généralement, Clark en Asie (2006 : 310). Dans le contexte d’un nationalisme émergent, Poshyananda suggère que le contenu des productions artistiques doit concorder à cette identité nationale en formation pour être toléré par les instances officielles, particulièrement le roi; les artistes exerçant eux-mêmes une forme d’autocensure en ce sens (Poshyananda 1996 : 106).

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Au Cambodge, Muan explique que deux groupes d’artistes se forment, le premier étant rassemblé autour de Nhek Dim qui défend des productions artistiques polies et souvent magnifiées correspondant à un idéal cambodgien (et masculin) de beauté (2006 : 23). L’autre groupe, gravitant autour de Sam Yuan, aussi un étudiant de Suzuki qui a étudié en France, adopte plutôt une position critique des politiques de Sihanouk. Effectivement, ce groupe « insisted that life was not beautiful and that painting should represent social reality. In their view, […] the aim of the painting was to bear witness to the socially unconscionable and thus uglier aspects of life in the waning days of Sihanouk’s Sangkum government » (Muan 2006a : 24-25). Au début des années 1960, Sam Yuan et quelques collègues créent « l’Association des artistes khmers » dont le but est de favoriser le réseautage et la tenue d’expositions pour les artistes cambodgiens. Rapidement, ce groupe dérange. Comme certains membres sont associés avec des cellules proches de ce qui allait devenir les Khmers rouges, l’association est dissoute en 1973 ou 1974; leur sécurité étant menacée (Pann Tra dans Ly et Muan 2001 : 294). Malgré cette dissolution qui tend à donner raison à Poshyananda (1996), notons tout de même une diversité « renouvelée » des approches chez les artistes durant l’indépendance, ce qui dénote une ouverture et une effervescence artistique tranchant avec l’époque où les arts étaient enseignés par Groslier.

Par ailleurs, c’est durant le Sangkum Reastr Niyum que plusieurs artistes bénéficient d’une formation à l’extérieur du pays. Ces artistes, autant en arts visuels que dans d’autres domaines artistiques, reviennent avec de nouveaux styles en théâtre et en musique ainsi que de nouveaux genres, dont le cinéma (Ly et Muan 2001). Par exemple, Hang Thoun Tak explique que le théâtre, autrefois uniquement dansé ou mimé, fait son apparition sous forme parlée et que des adaptations de Molière et de Shakespeare sont présentées pour la première fois à Phnom Penh (Ly et Muan 2001 : 80). C’est aussi après l’indépendance et sous les encouragements du Roi Sihanouk que le cinéma cambodgien prend son essor. Les cinéastes et producteurs cambodgiens Sun Bun Ly, Yvon Nem et Ly Bun Yim participent à la réalisation de plus de 400 films entre 1960-1976, selon le réalisateur du film Le Sommeil d’Or, Davy Chou (cité dans Mandelbaum, 2012 : Internet). Durant la même période, un nombre appréciable d’architectes, avec pour chef de file Vann Molyvann conçoivent plusieurs bâtiments institutionnels et icônes architecturales du Cambodge moderne dont le complexe sportif national, le regretté théâtre

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Chaktomuk et le monument de l’Indépendance à Phnom Penh (Ly et Muan 2001)40. Le rock and roll, le mambo, la samba et le twist sont réinterprétés notamment par le crooner cambodgien Sinn Sisamouth (Ly et Muan 2001 : 194, 199). Plusieurs artistes de l’époque sont découverts lors d’un concours, « Samach Cheat, a formal public hearing between people and government that was established by […] in front of the National Museum » (Sok Samphoasphalyka et al. 2011 : 7). Ces changements surviennent en parallèle à la création de plusieurs institutions nationales, notamment de départements d’enseignement dans ces différents domaines artistiques (Ly et Muan 2001).

Battambang à l’époque de l’indépendance Si l’essor des arts cambodgiens durant cette époque passe par le développement d’une scène culturelle à Phnom Penh, la ville de Battambang n’est pas en reste. Comme l’évoquent abondamment les personnes que j’ai rencontrées sur le terrain, la région est le lieu de naissance de plusieurs figures artistiques de l’époque telles que Ros Sereysothea ou Penn Roan, deux chanteuses de l’ère rock and roll cambodgienne.

De plus, Battambang jouit d’une aura romantique représentée à travers sa nature luxuriante, la beauté de ses femmes et son charme citadin. La ville est en effet bordée par de nombreux édifices coloniaux et ses rues étroites longent la rivière Sangker. Cette aura romantique est abondamment décrite par l’écrivain Kong Buon Chhoeun et le chanteur Sinn Sisamouth dans les années 60-70. Sa chanson Champa Battambang est un classique indémodable encore aujourd’hui :

Extrait de Champa Battambang (La fleur Champa de Battambang)/េ្រចៀងេដាយសនុី សុីសាមុត (Sinn Sisamouth)

១-ឱ បាត់ដំបងបណ្ដូលចិត្តេអយើ ខ្ញុំសូមលាេហើយ លាទាំងអាល័យ

តាំងពីខ្លួនខ្ញុំបានឃាតេទៅឆាយ ខ្វល់ខាយនឹកសាយ ពុំមានេពលែល្ហ ។

1- Oh Battambang, mon tendre amour! Je vais partir, le cœur serré.

40 Peycam mentionne également l’influence parmi cette première génération d’intellectuels cambodgiens, outre celle de Hang Thoun Hak et de Vann Molyvann, celle de l’historien de l’art et archéologue Chea Tay Seng, de l’anthropologue et sociologue Man Tay Son, des khmérologues Au Chhiéng et Saveros Pou, du linguiste, historien, poète et écrivain Keng Vannsak (2011 : 18-21). Parmi ces intellectuels, seuls Vann Molyvann, Au Chhiéng, Keng Vannsak et Saveros Pou ont survécu au régime des Khmers rouges, étant à l’extérieur du pays durant la prise de Phnom Penh (Peycam 2011 : 18-21).

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Depuis que je suis loin, je ne cesse de penser à toi.

២- ឱ បាត់ដំបងកងកម្មវាសនា ែដលខ្ញុំ្របាថា គានេពលទំេនរ

េបើសិនជាគូ ខ្ញុំពីបុេព្វ សូមឱយមាសេស្នហ៍ នឹកេឃើញ្រគាេដើម ។

2- Oh Battambang, le cycle du destin! J’aimerais être avec toi à chaque instant.

Si nous étions faits l’un pour l’autre dans une vie antérieure, j’espère mon tendre amour, que tu te souviens de nos débuts. […]

Pour écouter la chanson : http://www.youtube.com/watch?v=CLOW4P7tMwk (Traduction française personnelle à partir de Blog Culture of Cambodia, publié le 3 janvier 2011 : Internet).

Dans les années 1950, Battambang compte environ 40 000 habitants ce qui en fait la deuxième en importance au Cambodge (Tan Kim Huon ~1950 : 3, ANC). Avec l’indépendance, la ville se transforme en un important pôle culturel et économique d’une superficie cinq fois plus grande qu'à l’époque du Protectorat français (Master Plan Team Battambang Municipality 2009 : 36)41. Le roi Norodom Sihanouk y permet la construction de plusieurs universités,

Figure 6 "Record cover of Sinn Sisamouth's hit hôpitaux et usines de textile. Il fait allonger le réseau Violetta". Crédits photo : Sok et al. 2011 : 6 ferroviaire jusqu’à Poipet et bâtir un aéroport42, un musée et une salle d’exposition, un club sportif ainsi que des cinémas et des théâtres (Grant Ross 2003 : 39).

Peu de détails sur la vie culturelle de Battambang sont disponibles, mais durant mon séjour de 2013, j’ai pu rencontrer trois chéang kormnour qui sont tous originaires des environs de la ville et qui y vivaient durant l'époque de l'Indépendance. Il s’agit de Bech Bunngoun, Moeun Chhay et Ung Meng Leang. À cela s’ajoute le témoignage de Preatearcha Neat Korsorl Vichear Chea

41 Voir Annexe V pour la carte des différentes phases du développement urbain de la ville depuis 1795. 42 Voir Annexe III, figure 4 pour une idée du nouveau secteur de l’aéroport et de l’Université de Battambang créé durant le Sangkum Reastr Niyum.

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Hear, danseur de lakhaon khaol et fabricant de masques43. Les données des prochains paragraphes sont tirées majoritairement d’entrevues réalisées avec ces artistes en juin 2013. Elles sont exposées ici à titre exploratoire, de plus amples investigations seraient nécessaires. Elles visent à documenter plus précisément la vie artistique de Battambang à partir du Sangkum Reastr Niyum (1953-1970) jusqu’à l’arrivée des Khmers rouges en 1975.

Durant les années 1960-70, le chéang kormnour originaire de Battambang, plus précisément de Slaket, le plus reconnu pour ses sculptures, ses dessins, ses kbach et ses peintures est certainement Tang Veuth (Entrevue avec Bech Bunngoun, juin 2013). Ce dernier est appelé à travailler aux côtés de Vann Molyvann sur le monument de l’Indépendance à Phnom Penh, plus particulièrement sur les têtes des nagas (Ly et Muan 2001 : 22). Plus tard, il sculpte aussi les kbach de la stuppa de sa Majesté le Roi Suramarit (Ly et Muan

Figure 7 Tang Veuth est le concepteur du Wat 2001 : 22). On lui doit aussi, entres autres, plusieurs Slaket (Battambang) qu’il a dessiné et construit résidences royales en province, notamment celles de entre 1966 et 1972 (Grant Ross 2003 : 51). Photo : juin 2013 Kampot, Kep, Siem Reap et Kompong Som (Discussion avec Om Chamrith Chhem, ancien résident de Slaket, automne 2013)44. Quelques- uns de ses fils suivent ses traces. En 2003, un de ces derniers était encore actif et en partie responsable de la vivacité « de la vieille tradition de sculpture et d’art religieux de Battambang », selon Grant Ross (2003 : 53). C’est avec une certaine fierté que Bech Bunngoun, aussi né près de Slaket, nous dit avoir connu Tang Veuth et pu apprendre un peu de lui.

Outre les peintures dans les pagodes, les chéang kormnour sont surtout sollicités pour la production d’affiches commerciales, particulièrement de billboards pour le cinéma qui connaît alors un véritable essor (Entrevue avec Ung Meng Leang, juin 2013). Dans les années 1960-

43 J’ai aussi interviewé madame Ouk Sunnary, chorégraphe-danseuse traditionnelle qui enseigne aujourd’hui au Département des Arts et de la Culture de Battambang, ainsi que le directeur de ce département, monsieur Top Tan Leang, que je remercie. Malheureusement, l’espace me manque pour décrire en détails leur parcours et j’ai préféré axé sur l’expérience des chéang kormnour rencontrés. 44 Tang Veuth est décédé durant les Khmers rouges. Un de ses fils appelé à lui succéder, Tang Nith, aurait trouvé refuge aux États-Unis, mais serait désormais aussi décédé (Discussion avec Om Chamrith Chhem, ancien résident de Slaket, automne 2013).

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1970, on comptait à Battambang cinq salles pour les représentations de théâtre et de cinéma : le Hap Be, le Hap Chhoun, le Sangker, l’Eden, le Battambang auxquelles s'ajoutait le Prasat Meas qui servait surtout pour la danse et le théâtre45. À la même époque, on dénombrait trois ateliers de peinture commerciale à Battambang : le Stéang Krohorm, un autre nouvellement installé sur la rue 3, puis le Sék Meas sur la rue 2, qui est le plus reconnu et qui a été fondé dans les années 1960 par Hay,46 près du cinéma Battambang. En ce qui concerne les billboards, ce sont des panneaux Figure 8 Le magasin Dararath Music de Moeun Chhay, aujourd'hui situé dans d’environ 5 à 10 par 3 à 6 mètres installés sur la façade l'ancien et dernier local du Sék Meas. Photo : juin 2013. des salles de spectacle.

Ils peuvent être accompagnés de plus petits panneaux installés sur les côtés de l'entrée qui dépeignent généralement les vedettes principales des films à l’affiche, parmi lesquelles les plus populaires étaient chez les hommes Koum Sam Oeun, Chea Youthorn, Nop Nem et chez les femmes Vichara Dany, Dy Saveth et Kim Nova.

Lorsque les propriétaires recevaient de nouveaux films, ils

Figure 9 Le cinéma Sangker sur la rue 1 soumettaient aux chéang kormnour quelques photos des dépouillé de billboard est aujourd'hui un scènes principales de ceux-ci. Ces derniers étaient alors stationnement intérieur. Photo : juin 2013.

45 À titre informatif pour des recherches ultérieures, voici quelques données supplémentaires sur ces salles de spectacle reccueillies dans l’entrevue réalisée avec Moeun Chhay en juin 2013. Dans les années 1980, les cinéma Hap Be et Hap Chhoun ont changé respectivement de nom pour 7 Makara et 13 13 Makara. Le 7 Makara était situé du côté nord en face du marché psar Nath (tandis que le 13 Makara occupait le site actuel du restaurant Battambang town, sur la rue 2 et demi (Entrevue avec Moeun Chhay, juin 2013). Pour ce qui est des cinémas Sangker et Eden, le premier dont le bâtiment est toujours visible, se trouvait près du magasin de livres Indratevy, au croisement de la rue 1 et du pont Sor Kheng. Le deuxième est aujourd’hui démoli, mais se situait autrefois plus au nord par rapport au Sangker, toujours sur la même rue. De nos jours, le cinéma Battambang, localisé sur la rue 2 au sud du marché, diffuse toujours des films sporadiquement. Finalement, le Prasat Meas, autrefois nommé Lakhaon bachsréng, est situé aussi sur la rue 2 au sud du marché, mais plus près de l’école Pi Thnou (Entrevue avec Moeun Chhay, juin 2013; Discussion avec Om Chamrith Chhem, ancien résident de phum Slaket à Battambang, automne 2013). 46 Le nom du propriétaire du Sék Meas ne m’a pas été clairement traduit, il s’agit de Hay ou de Say (Entrevue avec Moeun Chhay, juin 2013).

63 responsables d’en faire une sélection afin de rendre le film attrayant pour les clients. Par exemple, Moeun Chhay raconte comment lors de la projection de Preay bampé konn, traduit comme « le fantôme de la femme qui berce son enfant », lui et ses collègues utilisent une branche d’arbre dans laquelle ils suspendent un hamac avec une poupée. Puis, avec un drap blanc, ils fabriquent la mère dont le bras amovible, actionné par une personne cachée derrière le billboard, berce le bébé le soir venu, créant ainsi une ambiance terrifiante pour les passants (Entrevue avec Moeun Chhay, juin 2013). S’ils sont plusieurs chéang kormnour à travailler sur un billboard, le panneau peut être exécuté en deux ou trois jours. Selon le chéang kormnour Ung Meng Leang, le plus important avant même de voir le film pour le public est d’aller admirer le billboard; le changement de celui-ci rythmant le quotidien de la population (Entrevue, juin 2013).

Parmi les personnes que j’ai rencontrées sur le terrain, plusieurs suggèrent que l’époque de l’indépendance est importante pour Battambang, car beaucoup d’artistes qui deviennent célèbres sont originaires de la région. Toutefois, les vedettes du cinéma et de la chanson doivent s’exiler à Phnom Penh pour faire carrière. Leurs retours dans leur ville natale sont toujours remarqués d’autant plus qu’ils se font rares. Cela peut être à l’occasion d’un tournage en province, par exemple (Entrevues, juin 2013). Du côté musical, pour des raisons de sécurité, les grandes vedettes de la chanson ne se produisent sur scène que lors des visites du roi ou lorsqu’ils sont juges invités d’un concours de chant. Les personnes rencontrées se souviennent de prestations de Sinn Sisamouth, Pen Roan et Ros Sereysothea, mais aussi de Ung Song Soeun, Touch Teng et Houy Meas, à l’aéroport, à l’école Saov Heu et à la sala Kèth, le siège de la province, dans la deuxième moitié des années 1960. Selon les personnes rencontrées, les deux principales raisons pour lesquelles Battambang a donné naissance à autant d’artistes, c’est en premier parce qu'il s'agit de la région la plus abondante en riz et en plantations, donc les gens y mangent mieux. De plus, les gens de Battambang accordent beaucoup d’importance à l’éducation, ce qui se remarque notamment par son nombre d’écoles. Conséquemment, les gens sont de meilleures personnes (Entrevues avec Bech Bunngoun et Ung Meng Leang, juin 2013. Aussi dans les entrevues avec Mao Soviet, Pen Robit et Kou Sothea, été 2012).

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2.2.4. Les arts sous la République khmère de Lon Nol (1970-1975) Cet Âge d’or des arts perd progressivement de sa vitalité à mesure que la situation politique devient plus instable. En 1970, le roi Norodom Sihanouk est destitué lors d’un coup d’État par le général proaméricain Lon Nol. Ce dernier crée la République khmère. Nous ne pourrons entrer en détail sur les répercussions de cette période en ce qui concerne les arts et la situation générale du pays. Notons cependant que durant l’ère Lon Nol, le Cambodge étant une république, toute association à la monarchie dans le domaine des arts est effacée. Par exemple, il n’est plus question de danse « de la cour », mais de danse « classique » (Sasagawa 2005 : 437). Entre 1970 et 1975, la guerre du Viêtnam favorise la venue des Américains au Cambodge qui bombardent massivement la frontière vietnamo-cambodgienne. Ce contexte va renforcer les cellules khmères rouges qui se rapprochent progressivement de la capitale (Chandler 2000 : 208). Parce que les affrontements se font de plus en plus près des villes, les gens ont peur et n’ont plus envie de sortir. Les propriétaires des salles de cinémas et de spectacles ferment progressivement leurs portes vers la fin de 1974 et le début de 1975 (Ly et Muan 2001 : 154). C’est aussi à cette époque que « l’Association des artistes khmers » est dissoute et que l’artiste Sam Yuan rejoint la forêt craignant pour sa sécurité (Pann Tra dans Ly et Muan 2001 : 294).

2.2.5. Les arts sous le régime khmer rouge (1975-1979) L’entrée des Khmers rouges à Phnom Penh se fait le 17 avril 1975. Cette organisation révolutionnaire communiste d’inspiration maoïste désire libérer le Cambodge des étrangers (Chandler 2000 : 209). Pour ce faire, elle propose une réforme sociale qui, entre autres, abolit les classes sociales, collectivise la production et interdit la liberté de culte, de parole ainsi que de circulation (Hinton 2004 : 157). Les villes sont vidées de leurs habitants qui sont envoyés en campagne pour être rééduqués grâce au travail de la terre ou dans de grands chantiers nationaux (Chandler 2000 : 210). Les conséquences du régime sont dramatiques pour le Cambodge puisqu’environ le quart des huit millions d’habitants périt en raison d’épidémies, d’exécutions ou des conséquences des travaux forcés (Hinton 2004 : 157). De plus, les structures sociales sont anéanties ou fortement affaiblies. Les artistes, souvent associés à l’ancienne élite, deviennent une cible de choix pour les Khmers rouges et sont contraints de cacher leur identité sous peine d’être exécutés (Shapiro 1995 : 14). Ainsi, durant cette période, les arts servent uniquement à la diffusion de l’idéologie du régime : « every kind of art production among the masses is intended to wipe out the enemy’s art(s) and to build new art(s)

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[and to] serve the people’s war (sangkriem praciecon) to the extent possible » (Shapiro-Phim 2002: 181).

Dans cette optique, certains artistes, une fois leur identité découverte, sont épargnés dans le but d’en faire profiter le régime. Par exemple, Muan (2001) raconte que Pech Song, un diplômé en « peinture moderne » de l’Université des Beaux-Arts est employé par les Khmers rouges pour la conception des plans de nouvelles routes et canaux à Battambang. Entre 1975 à 1979, plusieurs chantiers, camps de travail et projets de riziculture y sont localisés (Chandler 2000 : 213). Le travail de Pech Song consiste également à peindre des bannières pour les rassemblements de l’Angkar diffusant les slogans propagandistes khmers rouges (Muan 2001 : 389). Il ne resterait aucune trace des travaux réalisés par les artistes employés par les Khmers rouges (Muan 2001 : 390). Toutefois, un autre témoin de l’histoire né à Battambang, Vann Nath, nous rend cette période de l’histoire cambodgienne un peu plus accessible. Ayant travaillé à peindre des portraits de Pol Pot auprès du directeur de la prison S-21 à Phnom Penh, Duch, Vann Nath réalise après la libération un travail de mémoire inestimable étant l'un des seuls survivants de cette prison (Phay Vakalis 2010). Reste que ces artistes sont des exceptions à la règle qui prévoyait l’élimination systématique de l’intelligentsia du pays, dont ses artistes.

2.2.6. Les arts durant la période de la République populaire du Kampuchéa (1979-1989) Le 7 janvier 1979, l’armée vietnamienne libère Phnom Penh des Khmers rouges (Chandler 2000 : 225). Commence alors une période de transition de plus de dix ans qui sera marquée par une guerre civile particulièrement virulente dans le nord-ouest du pays. Effectivement, cette région reste profondément instable entre 1980 et 1991, car les dernières cellules khmères rouges s’y réfugient pour lutter contre l’occupant vietnamien (Chandler 2000 : 231). De plus, d’autres tensions persistent à la frontière thaïlandaise en raison de la présence de 250 000 à 380 000 réfugiés cambodgiens rapatriés uniquement à partir de 1992-1993, suivant la signature des Accords de Paris de 1991 (Shapiro-Phim 2008 : 306).

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La stabilité de la région de Battambang ainsi que des provinces avoisinantes ne survient qu’après les élections de juillet 199847. En effet, « suite au coup d’État de 1997 et à la chute du dernier bastion khmer rouge à Along Veng48 en 1998, plusieurs dizaines de milliers de personnes se réfugient une nouvelle fois en Thaïlande » (Thibault 2001 : 354).

Malgré cette instabilité dans le nord-ouest, Phnom Penh est relativement calme et la population peut revenir s’y établir. En 1980, un recensement est organisé par le ministre de la Culture et de l’Information pour retrouver tous les artistes professionnels. Les résultats indiquent qu’environ 90 % d’entre eux sont morts ou portés disparus (Shapiro 2007 : 4). S’en suit une période de reconstruction des arts intensive où l’on constate les dégâts causés par ces quatre années sous les Khmers rouges. L’Université des Beaux-Arts ouvre de nouveau ses portes au début des années 1980 grâce au travail notamment de l’orfèvre Sam Samai qui en est le nouveau doyen (Muan 2001 : 397).

Les Khmers rouges ont causé une rupture radicale dans les arts et il est difficile d’identifier les éléments de continuité entre l’époque de l’Âge d’or des arts cambodgiens et celle de la République populaire du Kampuchéa, notamment en ce qui concerne la possibilité d’une expression subjective chez l’artiste. Néanmoins, il semble évident que les artistes survivants devenus professeurs à l’Université des Beaux-Arts ressentent « an additional urgency to teach […] “Cambodian subjects” » afin d’assurer la pérennité et la spécificité des arts du pays (Muan, 2001 : 400).

Étant donné le manque de ressources matérielles et financières, on observe d’une part un retour aux dessins d’observation d’objets du quotidien et à l’enseignement à partir des modèles élaborés par Groslier, ces derniers ayant été laissés dans l’établissement entre 1975-1979 (Muan 2001). D’autre part, le régime vietnamien commande plusieurs œuvres artistiques pour stimuler l’effort de reconstruction du pays et célébrer sa victoire sur les Khmers rouges. Plusieurs artistes sont ainsi des travailleurs de l’État appelés à faire la promotion du nouveau gouvernement en place. Shapiro raconte que les danseurs du Ballet classique du Cambodge performent régulièrement sous la bannière du marteau et de la faucille (1995 : 19). En peinture,

47 Voir Annexe VI pour la carte qui situe la zone « sous haute tension », c’est-à-dire où il y a « récurrence des combats et des déplacements internes » (Thibault, 2008 : 167). 48 C’est dans cette ville que Pol Pot vivra ses derniers jours avant de s’éteindre en 1998.

67 les administrateurs vietnamiens introduisent le réalisme socialiste de l’École de Hanoi dans le cursus scolaire de l’Université des Beaux-Arts par le biais de cours d’anatomie, mais aussi par des commandes d’affiches publicitaires pro-vietnamiennes. Pech Song, qui a travaillé à la conception d’affiches de propagande sous les Khmers rouges, raconte comment il a continué ce travail sous les Vietnamiens. Dans les années 1980-90, il assiste aux réunions du parti et ensuite, « he distilled the images and slogans which convey what he considered to be to most important public messages of the party : collaborative work to rebuild the nation, increased rice production, national defence, etc. » (Muan, 2006c : 126). Ses modèles d’affiche sont ensuite envoyés dans des ateliers où d’autres peintres travaillent à les reproduire en grand format4950.

L’esthétique du réalisme socialiste renvoie à deux éléments principaux : « mimesis (realism) and the imaginary (romanticism, idealism) » (Langenbach 2006 : 141), car la réalité que ce courant prétend dépeindre n’est pas « réelle » ou « naturelle » : il s’agit d’une version idéalisée de l’État et de la nation (Taylor 2004 : 62). Comme l’explique Taylor au sujet de ce courant au Viêtnam à l’époque communiste : […] the style chosen emulated the realism of the EBAI [École des Beaux-Arts de l’Indochine] but incorporated the ideologies of Marxism-Leninism and socialist realism […]. Images of the countryside and portraits of Vietnamese people – peasants, workers, and historic figures – were suitable to the ideology of nationalism encouraged by the state (Taylor, 2004 : 61).

Ce fossé entre la réalité et le portrait qui en est donné par les artistes se traduit au Cambodge par des œuvres qui élèvent les Vietnamiens au rang de sauveurs qui ont rétabli la paix et l’harmonie dans le pays alors que la guerre est encore présente dans certaines régions et que plusieurs Cambodgiens vivent toujours dans des conditions précaires.

À Battambang, le Département des Arts et de la Culture est progressivement rétabli. Dès 1979, il engage des artistes survivants pour recréer une troupe de danse, la troupe du Département des Arts et de la Culture khmère de la province de Battambang aussi connue comme la troupe « Monti » (ce qui veut dire « département ») ou « Selpak Khèt » (les arts de la province). Ces artistes sont payés par l’État. Madame Ouk Sunnary, une danseuse alors âgée au début de la vingtaine, qui avait été formée à Phnom Penh dans les années 1970, y devient professeure de danse. Sa troupe se produit tous les samedis et dimanches au théâtre Prasat Meas. Elle y

49 Voir Annexe VII pour un exemple d’affiche. 50 Voir Annexe VIII pour un exemple de devoir demandé à un étudiant dans les années 1980.

68 performe plusieurs types de danse, que ce soit le yiké51, Tum Téov52 ou Mak Theung53. Étant à l’époque sous un régime socialiste, la troupe adapte aussi son style pour plaire aux délégations vietnamiennes, chinoises et laotiennes venues renforcer les liens d’amitié avec le Cambodge (Entretien avec Ouk Sunnary, juin 2013). P. N. K. V. Chea Hear me raconte qu’il recommence en 1981 à faire le sampeah kru. Après avoir trouvé de la terre sous sa maison, il débute la fabrication de nouveaux masques54 : « c’est comme si l’esprit de la danse me revenait : je me souviens des sva, de Hanukman, des yeak. Donc, je vais chercher la glaise et j’essaie de la modeler. J’essaie de me souvenir : « ah, ça c’est le sva, ça c’est le yeak… ça doit être ça » (il ferme les yeux, se concentre et réfléchit sur son souvenir des masques). Ce n’est pas n’importe qui qui peut réussir un vrai masque. Parce que pour faire un masque, il faut que tu aies le cœur, le talent et le souvenir imagé de comment c’était durant le Sangkum [Reastr Niyum]. » (Entretien avec P. N. K. V. Chea Hear, juin 2013).

Après la guerre, à Battambang, Hay rouvre le Sék Meas à quelques pas de l’actuel restaurant Kolab Sor (White Rose) et celui de dumplings maison55. Entre 1980-1990, bien que l’affichage commercial soit peu populaire56, on continue à peindre des billboards. Toutefois, progressivement les gens délaissent les cinémas au profit de la télévision qui permet le visionnement des films à la maison, à peine quelques semaines après leur sortie. Par ailleurs, parmi les salles construites durant le Sangkum Reastr Niyum, seul le cinéma Battambang est encore ouvert aujourd’hui, et ce, de manière épisodique. En 2004, Hay étant décédé, Moeun Chhay ferme le Sék Meas. Les gens préfèrent depuis peu les affiches imprimées, car elles sont plus rapides à produire. Ces affiches sont d’abord conçues avec des machines aérosols puis, à partir des années 2000, à l’ordinateur et imprimées au laser (Entretien avec Ung Meng Leang, juin 2013).

Avec la première génération d’artistes à graduer de l’Université des Beaux-Arts de Phnom Penh à partir du milieu des années 1980, le manque de professeurs se fait d’autant plus présent qu’il n’y a personne pour leur assurer une éducation de niveau supérieur. Ainsi, un programme est mis sur pied par le Viêtnam en partenariat avec des pays frères du Bloc de l’Est pour envoyer quelques dizaines de diplômés étudier à l’étranger, notamment en U.R.S.S., en Hongrie

51 Un style de théâtre dansé et chanté cambodgien. 52 Un classique de la littérature khmère similaire à notre Roméo et Juliette. 53 Également un classique, il s’agit aussi d’une histoire d’amour tragique. 54 Il s’agit d’un rituel dans lequel l’artiste honore l’esprit de la danse en manifestant son respect à ses anciens professeurs qui lui ont enseigné. Ce rituel a pour fonction de le guider tout au long de sa prestation (Shapiro, 1995 : 12). 55 En 1989, Hay s’allie à Moeun Chhay et déménage le Sék Meas dans ce qui est aujourd’hui le Dararath Music. À deux ils travaillent ensemble sur les commandes et partagent les coûts de location de l’espace. 56 Le Cambodge est alors sous un régime socialiste. Bien qu’il y ait des activités de commerce, les propriétaires de commerces ont intérêt à ne pas attirer l’attention des dirigeants vietnamiens sur leurs activités économiques. Pour une description en détails de cette période « in between » à Phnom Penh, voir Muan (2006c).

69 et en Pologne (Muan 2001 : 419-421). Toutefois, ce programme est interrompu avec la fin de la Guerre froide et, par le fait même, avec le retrait du Viêtnam de ce qui devient le Royaume du Cambodge.

2.2.7. Les arts dans la décennie de l’UNTAC (1993) Le début des années 1990 est marqué par l’injection de nombreux capitaux étrangers, particulièrement par The United Nations Transitional Authority for Cambodia (UNTAC) dont le but est d’organiser les premières élections démocratiques et libres. Sur le plan culturel, ces investissements se concrétisent autour d’un programme, « The Restoration Culture », qui pose « the temples of Angkor as the cultural and economic centerpiece of a newly reconstructed Cambodia » (Muan 2001 : 4). Dès 1992, le complexe des temples d’Angkor est classé comme patrimoine mondial de l’UNESCO, justifiant par le fait même sa sauvegarde et sa promotion auprès de l’humanité (UNESCO 2012).

Les élections de 1993 rétablissent la royauté (monarchie parlementaire) et rendent légitime de nouveau l’influence du Roi et de ses proches sur le pays (Shapiro 1995 : 21). La Princesse Bopha Devi, ancienne danseuse étoile du Ballet royal du Cambodge, fait de la restauration ainsi que de la préservation de la danse classique et des arts traditionnels son cheval de bataille. Or, similairement à ce qui a été fait durant l’époque coloniale, le programme The Restoration Culture, également endossé par la Princesse Bopha, « clears the present from its sites, writing out the contemporary from the scholarly work which is their complement. It feels like sometimes, a painter told me, as if there is no room for the present » (Muan 2001 : 6).

D’un côté, le contexte historique permet d’expliquer en partie pourquoi les Cambodgiens tiennent à préserver ce qui a été menacé par le passé. D’un autre côté, il est intéressant de se questionner sur les effets d’un discours qui « point to scarce resources being spent on something new, when traditional knowledge is moving beyond their grasp each day » et qui voit dans les arts contemporains une forme d’atteinte à la culture cambodgienne (Shapiro 2007 : 6). Le revers de ces mesures de sauvegarde est certainement aussi une marchandisation accrue de la « culture cambodgienne », les reproductions de peintures « carte postale » des temples d’Angkor inondant désormais les dizaines de galeries près du palais royal (Stephens 2000 : Internet).

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Tel que je le mentionne plus haut, les années 1992-1993 sont aussi le moment du rapatriement des personnes réfugiées à la frontière thaïlandaise, notamment dans le camp Site 2. Dans ce camp, Véronique Ducrop donnait des cours de dessins aux enfants. Avec la fermeture du camp, plusieurs de ceux-ci, dont Srey Bandaul, Tor Vutha, Svay Sareth et Lon Lao, alors au début de la vingtaine, s’installent à Battambang pour ouvrir une école d’art, Phare Ponleu Selpak (PPS) (http://www.phareps.org/).

En 1994, le défi est grand considérant que ces jeunes Cambodgiens n’ont qu’un vague souvenir du pays. Grâce à leurs efforts, PPS comprend désormais une école d’arts visuels, une école d’arts de la scène en plus d’une école publique. Depuis, le studio de graphisme Sonleuk Thmey (2009), le studio d’animation A 1000 hands (2009) et une galerie à Phnom Penh, Romeet (2011), se Figure 10 Le département des arts visuels (à gauche) et l'école de cirque (à droite) de PPS. Photo : été 2012 sont ajoutés au projet d'école. En 2012, Lon Lao, Srey Bandaul et Tor Vutha y enseignaient toujours. Plusieurs des étudiants rencontrés en 2012 nous ont dit que Phare Ponleu Selpak était comme une famille pour eux tant ils apprécient la façon dont les professeurs s’investissent non seulement dans leur formation, mais dans le développement de relations personnelles solides. La communauté artistique de Battambang ne serait pas aussi soudée sans leur contribution inestimable. À travers les années, ils ont su former une proportion impressionnante d’artistes dorénavant actifs également dans d’autres centres urbains comme Phnom Penh et Siem Reap.

Avec la chute de l’U.R.S.S., les artistes partis étudier dans les anciens pays du Bloc de l’Est reviennent au pays. Leur intégration est difficile, car après plusieurs années, ils ont développé un style particulier dévalorisé par leurs collègues restés au Cambodge, qui le qualifient de « non khmer ou d’étranger », étant donné le contexte de sauvegarde et de revitalisation des arts

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(Muan 2001 : 426)57. Pour remédier à leur exclusion du milieu, ces artistes incorporent « […] « Khmer subjects » into images which, through the mark of the brush or the fracturing of the picture plane, formally exhibited what they considered « a modern style » » (Muan 2001 : 427). Toutefois, d’un point de vue occidental, cette modernité résidant, selon ces artistes dans le trait de pinceau personnel de chacun, est perçue comme dépassée, car l’Occident l’a déjà fortement critiquée : « thus stranded amongst marks borrowed from other pasts, the « modern » work of the « artists » often reads as a belated form that cannot stand outside its local context » (Muan 2001: 435). Par conséquent, cette génération d’artistes se taille difficilement une place centrale dans la scène artistique cambodgienne.

Au début des années 2000 émerge un nouveau compromis permettant aux artistes d’intégrer la scène artistique contemporaine globalisée. Effectivement, le génocide et ses conséquences dramatiques ainsi que le devoir de mémoire deviennent des thématiques évocatrices pour cette première génération d’artistes qui a vécu cette époque58. L’exposition The Legacy of Absence (2000), qui est organisée par le Reyum Institute est l'une des premières initiatives à aborder collectivement les blessures qu’ont causées ces événements pour le Cambodge. Cette exposition survient en parallèle à l’établissement à partir de 2001 des Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens chargés de poursuivre les crimes commis pendant la période du Kampuchéa démocratique (CETC), qui visent à juger les principales têtes dirigeantes khmères rouges et qui recherchent une certaine justice pour la population (CETC 2004 : 4).

2.3. L’émergence des arts contemporains au tournant des années 2000 Dans le but de mettre en valeur le travail de la première génération d’artistes contemporains qui est encore peu reconnu comme je l’ai expliqué précédemment, le Reyum Institute organise Visions of the Future (2002), une exposition qui « testifies to a contemporary renaissance in artistic expression as an important embodiment of a generalized post-war struggle for affirmation » (Reyum 2002 : 3). C’est à travers cette exposition, ainsi que The Legacy

57 Parmi ceux-ci, mentionnons notamment Chhoeun Rithy qui a étudié en Ukraine, Long Sophea (études en U.R.S.S.), Phy Chan Than (études en Hongrie), Sa Piseth (études en Pologne), Soeung Vannara (études en Pologne), Suos Sodavy (études en Hongrie) et Tum Saren (études au Vietnam) (Reyum, 2002 : 82-88). 58 Dans sa thèse Muan explique être en partie responsable de cette intérêt avec la mise sur pied de l’exposition « The Legacy of the Absence », dont elle est la co-comissaire avec Ly Daravuth, son complice du Reyum Institute. De plus, celle-ci dénonce les dérives qu’engendre cet intérêt nouveau pour le génocide khmer rouge en tant que « thématique cambodgienne », car elle remarque l’émergence d’un tourisme du génocide qui se traduit notamment par l’apparition de « genocide paintings » dans les galeries commerciales de Phnom Penh (Muan 2001 : 435).

72 of Absence, que des artistes cambodgiens proposent pour une première fois collectivement une réflexion sur leur société (Entrevue, été 2013).

Ces deux expositions coïncident avec l’ouverture des premières galeries d’art à Phnom Penh. Dana Langlois, fondatrice du Java Arts gallery ouvert en 2000 (http://www.javaarts.org/) est l’une des précurseures. Suivront entre autres en 2007 Meta House (http://www.meta- house.com/), en 2010 le Sasa Art projects du collectif d’artistes cambodgiens Stiev Selpak puis en 2011, Sa Sa Bassac (http://www.sasaart.info/). Ces espaces s’ajoutent à l’Institut français du Cambodge existant depuis 1990 (http://www.institutfrancais-cambodge.com/) et le Centre d’archives audiovisuelles Bophana créé par Rithy Panh en 2005 (http://www.bophana.org/), deux institutions aussi actives dans la diffusion des arts visuels contemporains.

En 2005, l’exposition Visual Art Open organisée par les artistes Pich Sopheap et Linda Saphan a pour principal but de stimuler une solidarité au sein de la scène artistique locale en soulignant l’existence d’un mouvement en art contemporain au Cambodge « in the space between two very long shadows cast by Angkor Wat and Pol Pot » (Stornig 2006 : Internet). L’implication de ces deux artistes est un exemple de plusieurs autres initiatives mises sur pied par des artistes cambodgiens nés au Cambodge, mais qui ont grandi à l’étranger et qui reviennent s’installer au pays durant ces années. Comme l’explique Corey, c’est à travers ces artistes que « the new media forms typically associated with contemporary art, such as mixed media, installation, and performance art, became more familiar sights in the city’s exhibitions (2013 : 115).

Dans ce nouveau contexte, une distinction entre le travail du chéang kormnour et du selpakor s’impose, dans l’optique où les artistes veulent se distinguer clairement du travail de leurs pairs en galerie commerciale. Par conséquent, le terme selpakor n’est plus uniquement réservé au domaine des arts de performance et désigne également les artistes en arts contemporains qui ne s’adonnent pas à satisfaire les besoins d’un marché, mais qui expriment leur point de vue et leurs réflexions à travers leur art, comme l’explique Srey Bandaul : « nous devons faire la distinction entre le chéang kormnour et le selpakor maintenant. En effet, lorsque nous exposons à Battambang, certaines personnes disent : « je vais voir le chéang kormnour ». Je réponds : « non, SVP comprenez que nous avons les chéang kormnour et les selpakor. Nous, nous sommes des selpakor. Les chéang kormnour, ils font des affaires, ils suivent ce que les clients veulent. Si les clients veulent ça, les chéang kormnour leur font ça. De plus, les chéang kormnour ne créent pas en fonction de leurs idées; ils font juste copier. Mais les selpakor, ils expriment leurs propres idées ». Donc je fais juste leur expliquer et maintenant, je remarque que beaucoup de gens commencent à nous appeler « selpakor » » (Entrevue avec Srey Bandaul, été 2012).

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Toutefois, nous le verrons au chapitre 4, les artistes rencontrés critiquent aussi une certaine vision élitiste du selpakor à laquelle ils refusent de s’identifier.

Tout comme l’exprime Corey, depuis la fin des années 2000, d’autres tendances émergent au sein des arts contemporains au Cambodge (2013). Effectivement, la génération née durant le baby-boom des années 198059 et au début des années 1990 s’intéresse à des enjeux propres à son époque. Remarquons que cette génération représente un poids démographique considérable. À titre d’exemple, en 2006 à Battambang, plus de 51 % de la population de la province avait moins de 25 ans (Master Plan Team Battambang Municipality 2009 : 31). Les 18-35 ans regroupaient pour la même année 30 % de la population (Master Plan Team Battambang Municipality 2009 : 30).

L’anthropologue Linda Saphan lie cette génération au retour d’une classe moyenne et urbaine dans un contexte d’émergence d’une société de consommation et de loisirs (Saphan, 2010 : 124 et 269). En effet, selon elle, « les citadins de Phnom Penh sont maintenant […] “membres d’une culture de consommation urbaine” » et les jeunes Phnom Penhois en sont les principaux acteurs, puisqu'ils sont les principaux consommateurs (Saphan, 2010 : 117-118). Ces derniers participent

Figure 11 La famille de mon amie Phalla et également au retour d’une vie sociale dans les espaces moi, en visite à Phnom Penh, profitons de la publics, lieu par excellence où ils peuvent « exprimer soirée pour faire un tour à Koh Pich où est situé un des parcs d'attractions des plus en [leur] diversité, [leur] différence et [leur] conception de vogue de la ville. Photo : été 2012. la vie urbaine qui ne sont pas semblables à celles de leurs parents » (Saphan 2010 : 268). En effet, l’anonymat urbain favorise « l’expression individuelle » peu encouragée dans la sphère privée ainsi que la rencontre « de plusieurs individualités » (Saphan 2010 : 263, 267). Cette vie sociale se manifeste par le flânage dans les parcs, les promenades en moto ainsi que la fréquentation de discothèques, de fêtes foraines et de cafés. Les artistes issus de cette génération s’inscrivent aussi dans l’air du temps. La meilleure stabilité du pays a favorisé une diversification de leurs influences; Internet et les réseaux sociaux ont amélioré leur accessibilité.

59 Voir Annat et Delux (2008) pour un portrait général de cette génération.

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En outre, de nouveaux réseaux permettent aux artistes d’étudier et d’exposer à l’étranger autant en Asie que dans le reste du monde.

Les propos de Corey semblent aller dans le même sens que Saphan. Elle suggère qu’avec l’urbanisation grandissante, le néolibéralisme qui s’implante au début des années 1990 et l’influence de la globalisation, « artists began to explore new avenues of expression as a result of their encounters with these Figure 12 Le centre commercial BTB Mall à Battambang est encore peu fréquenté et est donc probablement peu changes » (Corey 2013 : 117). rentable comme le manifeste son dernier étage quasi inoccupé d’acheteurs et de commerces. Photo : été 2012.

Ces changements engendrent de nouvelles préoccupations pour les artistes qui à travers leurs créations accordent une importance marquée aux problèmes sociaux tels la surexploitation des ressources naturelles, l’écart se creusant entre les riches et les pauvres, la protection du patrimoine, les expulsions forcées, la corruption, la prostitution, etc60. Ainsi, si la guerre, le génocide et l’instabilité politique ont occupé une part considérable des productions artistiques d’une génération, progressivement, on assiste à une diversification des intérêts des artistes. Par exemple, dans son texte, Corey explique comment un désir de s’impliquer activement dans leur société a motivé les Stiev Selpak à implanter leur studio à même le White Building, un bâtiment construit par Vann Molyvann qui aujourd’hui regroupe les habitations informelles d’une faune urbaine diversifiée (2013 : 118-120).

2.4. Battambang, la nouvelle capitale artistique du pays? Selon les dernières données de 2008, la province de Battambang compte 1 024 663 habitants sur un total de 13 388 910 personnes pour l’ensemble du pays, ce qui en fait la quatrième province en importance au Cambodge61 (General Population Census 2008 : vi-vii). La municipalité de Battambang, pour sa part, comptait 142 878 habitants en 2006, répartis dans

60 Dans son texte, Corey distingue brièvement ces « social embedded works » produits par les artistes intéressés à documenter les changements sociaux actuels au Cambodge des projets artistiques organisés par les ONG (2013 : 118). Lors de mon terrain, j’ai aussi remarqué l’existence de concours encourageant les participants à s’exprimer sur des thématiques liées aux orientations de l’organisme organisateur, souvent une ONG. Ces projets rejoignent d’une manière importante les artistes de Battambang. 61 Voir Annexe II pour une carte du Cambodge qui situe Battambang dans le pays.

75 ses 10 communes et ses 62 villages, ce qui en fait l'une des plus grosses villes hormis Phnom Penh (Master Plan Team Battambang Municipality 2009 : 26)62.

Au moment de commencer cette recherche à l’automne 2011, deux journaux s’intéressaient à Battambang comme pôle artistique et culturel important63. The Phnom Penh Post publiait un article de Joel Gershon qui couvrait la première édition d’Angkor Art Explo project, un festival incluant un périple à vélo de trois jours entre Battambang et Siem Reap où les artistes étaient amenés à présenter leurs créations à la population locale croisée sur leur route. Dans cet article, l’auteur suggérait que Battambang, forte de son héritage culturel, artistique et architectural « [was] trying to reclaim its mantle of being the country’s artistic capital, once sung about the so-called King of Khmer Music, Sinn Sisamouth […] » (Gershon, 2011 : Internet). À peine un mois plus tard, The New York Times sortait un article de Naomi Lindt dans lequel la ville était décrite comme détenant « one of the country’s richest artistic communities », « the combination of cultures – Cambodian, Chinese, Thai, French – makes the city open-minded to art » (Lindt, 2011 : Internet). Ces articles ont eu comme avantage de « mettre la ville sur la carte » et ils ont certainement contribué à ce que certains touristes y fassent un détour, celle-ci étant encore en dehors du circuit touristique habituel64.

Battambang est le pôle artistique secondaire le plus important du Cambodge et la communauté artistique vivant dans cette ville mérite d’être prise en considération dans la définition des arts contemporains cambodgiens. Selon mon estimation, près d’une trentaine d’artistes sont actifs à Battambang actuellement65. Pour cette ville, 2011 marque très certainement un tournant majeur, comme l’exprime Som Sangva Sak, conseiller à la planification urbaine de la ville de Battambang : « people are starting to feel proud of their city again » (Lindt 2011 : Internet). Effectivement, c’est en 2011 que Sammaki et Make Maek voient le jour pour remédier à un exil de la communauté artistique, vers Phnom Penh et Siem Reap, et pour offrir un lieu

62 Voir Annexe III pour la localisation de la municipalité de Battambang dans la province ainsi que la carte de la délimitation des communes au sein de la municipalité de Battambang. 63 Il semble que l’année 2011 ait marqué le début d’une attention médiatique pour la ville qui sporadiquement reçoit encore la visite de journalistes venus constater ses charmes comme l’illustrait, en 2014, The National un journal anglophone d’Abu Dhabi aux Émirats Arabes Unis (Dunston 2014 : Internet). 64 Voir Annexe IX pour la localisation des principaux espaces artistiques en 2012-2013. 65 Cette estimation est basée sur les propos de Srey Bandaul qui me disait qu’il y avait au moins 20-22 artistes à Battambang. En regardant le contenu de l’exposition Made in Battambang où 26 artistes ont participé, et en comparant avec les personnes rencontrées pour ma recherche, le décompte serait selon moi plus près de 30, sans compter les étudiants de PPS.

76 d’exposition aux nombreux artistes indépendants qui y vivent, dont une majorité est diplômée de PPS.

Sammaki Projet initié conjointement par Jam, l’organisme Kinyei ainsi que Darren Swallow et Mao Soviet, Sammaki est la première initiative locale à ouvrir ses portes en 2011. Son but est d’offrir aux artistes un espace central où se rassembler pour échanger et faire émerger des initiatives artistiques communes (Entrevues avec Darren, Jam, Soviet, Touch et Linda, été 2012). À Sammaki, tout projet Figure 13 L'entrée de Sammaki, Photo : été 2012. en lien avec les arts peut être organisé, que ce soit un vernissage, une discussion, un atelier de formation ou une projection vidéo. L’idée initiale était qu’après son ouverture, les artistes locaux reprennent par eux-mêmes l’espace et que ce dernier devienne autogéré, ce qui ne s’est pas tout à fait réalisé66. Néanmoins, le lieu agit de toute évidence comme un espace de rencontre et il se pose comme un pont entre l’école d’art PPS et le milieu professionnel, en offrant à plusieurs une première occasion d’exposer professionnellement leur travail à Battambang.

Make Maek Les deux fondateurs de Make Maek sont les artistes Mao Soviet et Phin Sophorn, un espace artistique qui a ouvert ses portes en novembre 2011. Ces derniers sont convaincus de l’intérêt de favoriser les occasions de collaboration entre des artistes cambodgiens et des artistes internationaux, mais préoccupés par le fait que les artistes de Battambang doivent quitter la ville Figure 14 L'entrée de Make Maek artspace. Photo : été 2012.

66 Depuis 2013, Sammaki est financé par Cambodian Children’s Trust (s.d. : Internet). Ce transfert étant survenu après mon départ, il ne m’a pas été possible de constater si cela avait entraîné des changements importants sur le plan de la mission de Sammaki.

77 pour y arriver. L’objectif de Make Maek est aussi de rendre plus accessibles les arts contemporains à un public local, notamment à travers des Arts Walk. Ces parcours déambulatoires dans la ville sont co-organisés par Make Maek, Sammaki et plusieurs artistes. Ils se déroulent également en dehors des espaces artistiques, notamment dans les parcs publics de la ville.

Notons aussi l’existence récente, en plus des studios personnels des artistes, de studios collectifs dont le Romcheik 5 studio qui regroupe les artistes Bor Hak, Hour Seyha, Nget Chanpenh et Mil Chankrim et le Art Studio Battambang qui rassemble principalement Bo Rithy et Roeun Sokhom. Malheureusement, le temps m’a manqué pour rencontrer de manière approfondie les artistes oeuvrant dans ces milieux. Enfin, d’autres espaces, tels que des cafés (Eden, Kinyei) et des resto-galeries (Chocol’Art Café, Lotus Bar and Gallery), supportent cette scène artistique.

En somme, de cette contextualisation retenons que le protectorat français a favorisé la création d’un milieu artistique axé sur la reproduction de modèles stéréotypés de l’art khmer, et ce, au profit de la métropole. L’indépendance a permis une diversification des arts et une plus grande liberté pour les artistes bien que les efforts de plusieurs s’orientaient encore vers une production massive, cette fois, de symboles nationaux. Les années khmères rouges ont mis un frein à la vitalité des arts cambodgiens en s’attaquant directement aux artistes. Leurs exactions ont été désastreuses et ont engendré un avide désir des Cambodgiens de sauvegarder leurs traditions artistiques au tournant des années 1990. Cette urgence de préservation octroyait toutefois peu de place aux changements. Depuis une dizaine d’années, à Phnom Penh, et récemment à Battambang, des artistes cherchent à créer une scène artistique alternative où une plus grande importance est accordée à l’expression de soi à travers des créations artistiques de plus en plus centrées sur le vécu actuel des Cambodgiens et divers enjeux sociaux qui modulent leur existence.

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Chapitre 3 | Cadre méthodologique

3.1. Problématisation : question et objectifs de recherche Comme le laisse entrevoir le portrait de la situation des arts visuels au Cambodge ainsi que l’évolution du statut d’artiste décrit dans la précédente section, la place accordée à l’idée « d’expression de soi » est contextuellement située. Mon interrogation de départ émerge de la convergence de plusieurs observations et réflexions faites au cours de mon parcours personnel et universitaire au baccalauréat. J’en suis venue ainsi à porter un regard particulier sur mon sujet de recherche qui a été explicité dans l’introduction de mon mémoire.

Remarquons que bien que l’écriture donne une apparence de linéarité au processus, ma démarche a été itérative et étroitement liée à une démarche de théorisation ancrée, c’est-à-dire qu’au fil de mes recherches, les orientations données à ce mémoire se sont modifiées au fil des propos recueillis auprès de mes interlocuteurs, mes observations sur le terrain et mes lectures (De Sardan 2008 : 83). Cette souplesse constitue une dimension essentielle de l’approche empirico-inductive préconisée en recherche qualitative (Paillé et Mucchielli 2008 : 75; Tesch 1990 : 95-96). Cette approche suppose de ne pas « forcer le terrain » pour l’adapter à mes exigences et intérêts en tant que chercheure, mais plutôt de m'ajuster constamment selon les directions proposées par mes interlocuteurs et mes observations de terrain (Chevrier, 1992 : 72). Ainsi, le mot d’ordre pour cette recherche est « flexibilité » d’autant plus que le phénomène à l’étude est relativement nouveau et a été peu documenté jusqu’à présent. Dans ce chapitre, j’explicite ma démarche méthodologique. Pour ce faire, rappelons brièvement les liens unissant le contexte et le cadre théorique de ma question de recherche, car cela a permis l’élaboration de mes objectifs de recherche.

En m’attardant aux fondements théoriques et pratiques proposés par le bouddhisme theravāda, j’ai posé dans les premières sections de cette recherche, une conception émique de la subjectivité, du soi et de la personne au Cambodge. Également, j’ai esquissé certaines valeurs morales importantes découlant de cette conception. Par l’exposition de certains éléments de contexte quant aux transformations de la scène artistique cambodgienne depuis le Protectorat français (1863-1953), j’ai souligné que l’intérêt pour « l’expression de soi » chez les artistes en arts visuels contemporains est relativement nouveau. Ma problématique est donc motivée en

79 partie par un problème de rareté de connaissances en ce qui concerne la subjectivité de l’artiste au Cambodge (Gosselin 1994 : 137). Ma question de recherche découle d’observations faites durant mon pré-terrain de 2011 au Cambodge qui supposent que les artistes construisent leur subjectivité à travers leur art. Conséquemment, ma question s’articule ainsi : comment les artistes de Battambang rencontrés en 2012 signifient-ils leur subjectivité à travers leur processus de création en arts visuels contemporains?

Cette question de recherche est articulée à un objectif général qui consiste à (1) mieux comprendre comment les artistes rencontrés se réapproprient l’idée d’expression de soi à la lumière des spécificités historiques et culturelles des arts visuels cambodgiens. En ce sens, je cherche à savoir comment ces artistes font sens de leur subjectivité et comment celle-ci s’ancre dans le contexte cambodgien. Taylor, dans son ouvrage Hanoi Painters : an Ethnography of Vietnamese art, souligne l’intérêt d’une étude à partir du point de vue des artistes qui permet « to avoid stereotyping based on national and ethnic prejudices because it gives meaning to the individual » (2004 : 21). Parallèlement à cet objectif, je désire (2) comprendre les préoccupations actuelles des artistes rencontrés, c’est-à-dire les thèmes qu’ils abordent à travers leurs créations artistiques. Cet aspect de ma recherche est essentiel, car comme nous l’avons vu plus haut, la subjectivité n’a de sens que dans sa matrice sociale (Ortner 2005 : 25). Ensuite, je souhaite (3) documenter certaines ruptures et continuités en ce qui concerne le statut de l’artiste au Cambodge. Je propose, suivant l’exemple de l’étude de Taylor (2004), que ces ces changements au statut de l’artiste sont liés à l’importance accrue accordée à l’expression de la subjectivité de l’artiste aujourd’hui. Enfin, en guise d’ouverture, mon dernier objectif, plus exploratoire, consiste à (4) esquisser quelques contributions des arts visuels contemporains cambodgiens aux arts globalisés, du point de vue des artistes rencontrés à Battambang. Cet objectif implique de considérer certains défis vécus par ces artistes, considérant les transformations rapides de la scène artistique qui se produisent actuellement au Cambodge.

Pour atteindre ces objectifs, j’ai effectué des entrevues ouvertes et semi-dirigées ainsi que de l’observation participante. En effet, j’ai partagé le quotidien des artistes notamment dans leur studio, dans des espaces artistiques comme Sammaki et Make Maek, en classe à Phare Ponleu Selpak et lors de repas entre amis. Des observations ont été aussi faites lors de vernissages, ateliers de formation et autres événements artistiques. Finalement, plusieurs données ont été

80 recueillies en lisant les journaux, les critiques d’exposition, en visitant les sites web des galeries et des artistes, puis par le biais des pages personnelles d'artistes sur Facebook.

3.2. Description des données recueillies, des méthodes de collectes et d’analyse Après un pré-terrain en 2011, j’ai réalisé mon terrain en 2012 sur une période de près de quatre mois entre la fin mai et la mi-septembre. La majorité du temps, j’étais basée dans la ville de Battambang où je louais un petit appartement à Phum Chen dans une maison où vivaient la propriétaire âgée, un conducteur de moto-taxi et sa femme ainsi que deux étudiants à l’Université de Battambang dans la mi-vingtaine. Le reste de mon temps a été partagé entre des séjours à Siem Reap et à Phnom Penh où je vivais chez la tante et l’oncle de mon copain.

En 2013, je me suis rendue une troisième fois au Cambodge pour visiter mon copain qui y effectuait alors son terrain de maîtrise, pour partager mes résultats préliminaires avec mes interlocuteurs ainsi que pour faire des recherches en archives et rencontrer des artistes plus âgés ayant vécu à Battambang avant les années 70. Ces recherches étaient nécessaires afin de mieux contextualiser la situation des arts à Battambang; les informations sur cette époque étant très parcellaires. Ce séjour fut nettement plus court. Je disposais de seulement trois semaines et demie à Battambang et d’une dizaine de jours à Phnom Penh pour poursuivre mes travaux. Dans la section suivante, lorsque l’année n’est pas explicitement précisée, les informations que je partage concernent mon séjour principal en 2012.

3.2.1. Stratégies d’échantillonnage et présentation de l’échantillon Considérant que ma problématique nécessite des connaissances spécifiques qui touchent une population particulière composée d’artistes et de personnes impliquées dans la communauté artistique, mon échantillonnage se veut non probabiliste (Bernard 2006 : 146). Pour cette recherche, trois stratégies d’échantillonnage ont été préconisées. D’abord, j’ai tenté de faire en sorte que les participants soient répartis dans différents intervalles d’âge, présentés plus bas. Ensuite, les personnes étaient sélectionnées parce qu’elles correspondaient à certains critères : il fallait que la personne soit majeure, souhaite me parler, soit impliquée dans une pratique en arts visuels et qu’elle habite à Battambang. Enfin, j’ai aussi eu recours à la méthode « boule de neige ». Effectivement, étant donné qu’une recherche itérative implique de s’adapter « aux divers circuits sociaux et locaux, à leur complexité, à leurs imbrications, à leurs distorsions »

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(De Sardan 2008 : 83), l’échantillon a été aussi constitué selon les recommandations de personnes précédemment rencontrées. En ce sens, lorsqu’on me parlait d’un artiste ou me présentais à un ami, je m’informais auprès de la personne si elle serait intéressée à participer également à ma recherche. Par ailleurs, une part de ces rencontres est le fruit du hasard. La ville étant petite, il est relativement aisé d’y croiser un artiste lors de ses activités quotidiennes ou d’événements artistiques.

3.2.2. Profil sociodémographique des personnes rencontrées Notons, que je ne dispose pas d’un recensement du nombre précis d’artistes à Battambang ni au Cambodge, mais que j’estime qu’au moins 30 artistes en arts visuels y étaient actifs en 201267. Au total, 32 personnes vivant à Battambang, Siem Reap et Phnom Penh ont été rencontrées pour cette recherche entre mai 2012 et juin 201368. De ce nombre, l’accent a été mis sur les témoignages de 15 artistes en arts visuels contemporains qui sont originaires de Battambang, qui y travaillaient et y vivaient lors de mon passage en 2012. Ces 15 personnes peuvent être catégorisées en quatre groupes d’âge : les 19-24 ans (n=5); les 25-30 ans (n=5); les 31-36 ans (n=2) et les 37-42 ans (n=2). Notons que je ne connais pas l’âge d’une des personnes rencontrées, mais j’estime qu’elle appartient à la catégorie des 37-42 ans. Parmi ces 15 personnes, sept sont graduées de PPS, quatre y étudiaient encore en 2012 et cinq y étaient professeurs69. Ces désignations ne sont pas mutuellement exclusives, car il est possible d’avoir gradué à cette école par le passé et d’y enseigner aujourd’hui (n=2). Une seule personne n’avait jamais étudié ou enseigné dans cet établissement. Sur ces 15 artistes, cinq sont des femmes.

Il est important de préciser que sur ces 15 artistes rencontrés, 10 ont été socialisés officiellement70 dans le bouddhisme. Je dis « socialisés », car plusieurs se définissent comme étant des pratiquants occasionnels et même comme des non pratiquants, principalement par manque de temps et parce qu’ils accordent plus d’importance aux valeurs associées au bouddhisme qu’à la pratique rituelle. Dans cette perspective, une personne refuse même de se

67 Voir le chapitre 2 pour l’explication concernant mon estimation de près de 30 artistes actifs à Battambang. 68 Voir le tableau 2 qui résume les données sociodémographiques de mes interlocuteurs. 69 Parmi ces cinq professeurs, trois des personnes rencontrées sont également co-fondatrices de l’école. 70 Je dis « officiellement », car la prédominance marquée de cette religion au Cambodge et son institution au titre de religion nationale en font un univers symbolique transversal (Thompson 2006; Formoso 2006 : 98). Effectivement, malgré les différences religieuses, plusieurs Cambodgiens d’autres confessions connaissent, voire pratiquent certains rites associés au bouddhisme, dont le culte des ancêtres (Voir entre autres l’entrevue effectuée par Ry Duong et Paul Tom de M. Sakara Tom, Projet Histoires de vie Montréal, 29 mai 2010).

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Tableau 2 Résumé des données sociodémographiques des interlocuteurs (2012-2013) No. MM-AAAA Sexe Occupation Religion Âge 1re Région/pays Lieu résidence Entrevue entrevues rencontre d'origine 1 07-2012 M étudiant à PPS n.d. 21 Battambang Battambang

2 07-2012/06-2013 M étudiant à PPS bouddhisme 19 Battambang Battambang

3 09-2012/06-2013 F étudiant à PPS/manager Sammaki bouddhisme 22 Battambang Battambang 4 07-2012 F étudiant à PPS/manager Sammaki bouddhisme 22 Battambang Battambang

5 09-2012/06-2013 F artiste/professeur à PPS bouddhisme 25 Battambang Battambang

6 08-2012/06-2013 M artiste/professeur à PPS bouddhisme 32 Battambang Battambang

7 08-2012/06-2013 M artiste/professeur à PPS bouddhisme 39 Battambang Battambang

8 08-2012 M artiste/professeurà PPS n.d. 37 Battambang Battambang

9 pas d'entrevue M artiste/professeur à PPS n.d. n.d. Battambang Battambang

10 08-2012/06-2013 M artiste/co-fondateur de Make Maek bouddhisme 31 Battambang Battambang et Sammaki 11 08-2012/06-2013 F artiste/co-fondateur de Make Maek bouddhisme 28 Battambang Battambang 12 08-2012 M artiste bouddhisme 28 Battambang Battambang

13 08-2012 M artiste n.d. 22 Battambang Battambang (2012) 14 08-2012/06-2013 F artiste bouddhisme 30 Battambang Battambang

15 08-2012/06-2013 M artiste bouddhisme 28 Battambang Battambang

16 08-2012 M artiste catholique 37 Battambang Siem Reap 17 08-2012 F artiste catholique 30 Battambang Siem Reap

18 08-2012/06-2013 M acteur/co-fondateur Sammaki n.d. n.d. U.K. Battambang

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19 09-2012 M co-fondateur/conseiller Sammaki n.d. n.d. Canada Battambang (2012) 20 09-2012 F commissaire/manager Romeet n.d. n.d. Australie Phnom Penh

21 07-2012 M documentariste n.d. 24 Phnom Penh Phnom Penh

22 06-2012/06-2013 M photographe n.d. n.d. États-Unis Phnom Penh

23 08-2012 M coordonnateur du volet social de n.d. 34 n.d. Battambang PPS 24 06-2012/09-2012 M directeur de PPS n.d. n.d. n.d. Battambang (2012) 25 06-2012/05-2013 M Fondateur Trotchaek Pneik/ n.d. 21 Battambang Phnom Penh organisateur d'évén. cults. 26 06-2013 n.d.journaliste n.d. n.d. n.d. n.d. 27 06-2013 M directeur du département n.d. n.d. n.d. Battambang des Arts et de la Cult., BTB 28 06-2013 F danseuse classique/ bouddhisme 54 Phnom Penh Battambang professeure dép. de la Culture, BTB 29 06-2013 M artiste/ n.d. début 60 Battambang Battambang peintre d'affiches/musicien 30 06-2013 M artiste/fabricant bouddhisme 83 Battambang Battambang de masques/danseur 31 06-2013 M artiste/ bouddhisme 60 Battambang Battambang dessin pagode 32 06-2013 M artiste/ n.d. 59 Battambang Battambang designer graphique

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considérer comme bouddhiste71, car elle assimile cette religion à une doctrine plutôt qu’à l’expérimentation de sa philosophie, qu’il valorise par la pratique méditative. Une des personnes rencontrées est chrétienne. Il m’a été impossible de confirmer pour quatre de ces 15 artistes la religion d’appartenance.

À ces 15 personnes constituant l’échantillon de base s’ajoutent les témoignages de 11 autres personnes qui gravitaient autour des communautés artistiques de Battambang et de Phnom Penh en 2012. Elles ont été recrutées essentiellement de la même manière que pour les artistes. Deux personnes étaient impliquées dans la fondation de Sammaki. Une personne avait fondé le collectif d’artistes Trotchaek Pneik à Battambang, mais vivait désormais à Phnom Penh. Une autre était la coordonnatrice de la galerie Romeet à Phnom Penh, la galerie affiliée à Phare Ponleu Selpak. Le directeur et le coordonnateur de projet de cette école ont également été rencontrés pour leur connaissance du fonctionnement de l’école. Deux artistes de Battambang qui habitent désormais à Siem Reap, dont un est l’un des cofondateurs de Phare Ponleu Selpak, ont été interviewés par rapport à leurs pratiques respectives ainsi que par rapport au regard qu’ils posent sur les transformations de la scène artistique cambodgienne. Un documentariste de Phnom Penh m’a conseillé quant à l’élaboration de mon questionnaire de recherche et a accepté de partager avec moi ses préoccupations quant à la scène artistique de la capitale. En 2013, une personne du milieu journalistique a été interviewée pour sa connaissance de la scène artistique. Par ailleurs, bien que je n’aie pas effectué d’entrevue formelle avec l’artiste Khiang Hei, j’ai eu l’occasion d’échanger avec lui à plusieurs reprises sur sa compréhension de la scène artistique locale et des enjeux que vivent autant les communautés artistiques de Battambang que de Phnom Penh.

71 Il s’agit de Long Kosal. Son refus de se définir comme tel réside dans l’importance qu’il accorde à l’expérience des valeurs bouddhistes plutôt qu’à l’application de la doctrine. En effet, si Kosal refuse de se définir comme un bouddhiste, il accorde néanmoins beaucoup d’importance à la pratique de la méditation vipassana, issue elle-même de la tradition bouddhiste theravāda. Je considère son refus comme une critique à l’égard du bouddhisme cambodgien actuel puisque Kosal déplore qu’une majorité de ses contemporains suivent la doctrine et pratiquent les rituels sans en comprendre le sens. Kosal dit : « la richesse est en dedans de toi, ce n'est pas juste écouter les prières, la lecture des écritures sacrées, etc. Si tu lis et que tu ne peux pas comprendre le sens […] est-ce que tu as la paix intérieure, oui ou non?! Non. Donc, il faut que tu expérimentes toi-même. […] [Sinon] c’est juste de la surface, ce n’est pas vraiment le sens profond. [Au-dessus] de la religion, il y a la loi de la nature [le kamma], parce que la loi de la nature contrôle tout l’univers » (Entrevue Kosal, août 2012). Chov Theanly relève également le même problème « d’application » mécanique de la religion : « ce n’est pas parce que tu te plies à tous les rituels et à toutes les privations que tu es nécessairement une personne pieuse. C’est ta manière de vivre au quotidien qui reflète véritablement si tes actions sont porteuses des valeurs bouddhistes ou non » (Entrevue avec Chov Theanly, juillet 2012).

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Enfin, les six autres personnes qui font partie de mes 32 interlocuteurs ont été rencontrées en 2013 afin de mieux connaître l’histoire des arts visuels à Battambang, de 1960 à aujourd’hui, qui n’est pas substantiellement documentée à l’écrit. Dans cette optique, j’ai d’abord discuté avec le directeur du département des arts plastiques de Battambang, Top Tan Leang, afin d’en connaître davantage sur les arts dans cette ville, sur le rôle de ce département à Battambang ainsi que pour connaître son opinion sur les arts contemporains présents dans la ville. Cet homme m’a suggéré de discuter avec des artistes âgés de plus de 50 ans et j’ai pu rencontrer quatre d’entre eux.

Il s’agissait d’un chéang kormnour et musicien impliqué dans la fabrication de billboards de cinéma durant les années 60-70, un chéang kormnour reconnu pour ses peintures dans les pagodes, un danseur et fabricant de masques pour le théâtre lakhaon khaol ayant commencé à danser à la fin des années 1940 et une danseuse et professeure de 54 ans, aujourd’hui affiliée à la troupe du Département des arts et de la Culture khmère de la province de Battambang qui avait étudié à Phnom Penh au début des années 70. Les résultats de ces entrevues sont nettement plus exploratoires que ceux de ma recherche de 2012 vu le peu de temps sur place et en raison de l’absence de mon interprète avec qui j’étais habituée de collaborer. J’ai aussi pu rencontrer le mentor de l’artiste Chov Theanly, qui est en fait son oncle. Ce dernier exerce la profession de chéang kormnour depuis les années 1970 à Battambang et est aujourd’hui designer graphique.

3.2.3. Les sources des données : entrevues, observation participante, documents textuels et visuels Lors de cette recherche, sur les 32 personnes rencontrées au total, 13 ont été interviewées sous forme d’une entrevue ouverte, parce qu’il s’agissait d’interlocuteurs francophones ou anglophones. En général, je préfère cette forme d’entrevue parce qu’elle se rapproche davantage de la discussion, sans pour autant manquer de rigueur, ce qui rend la personne rencontrée plus à l’aise et lui permet d’aborder les sujets qu’elle juge pertinents pour répondre à mes questionnements. Cela permet également d’ajuster mes interrogations au fil d’une meilleure compréhension du contexte à l’étude (Schensul et al., 1999 : 121-122), de découvrir des aspects nouveaux à explorer et d’ajuster la terminologie à employer lors des entrevues semi-dirigées subséquentes (Quivy et Campenhoudt, 2011 : 59-61).

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Toutefois, ma contrainte majeure étant la langue, il ne m’était pas possible de mener uniquement des entretiens ouverts. Pour les locuteurs khmérophones, j’étais assistée d’une interprète qui se devait de suivre aussi le fil de l’entrevue pour arriver à bien me traduire leurs propos. De plus, je tenais à poser les questions moi-même en cambodgien, ce qui nécessitait un certain apprentissage des formulations de mes interrogations. C’est pourquoi 17 des 32 personnes ont été interrogées sous la forme d’entretiens semi-dirigés. Cette méthode de collecte permet davantage de cibler des questions pour répondre aux objectifs de la recherche tout en laissant de la latitude aux répondants dans leur manière de développer leurs réponses (Schensul et al., 1999 : 149-150). Bien que mes questions soient formulées en khmer, l’ordre selon lequel l’entrevue se déroulait était ajusté en fonction des réponses des personnes rencontrées et d’autres interrogations étaient formulées pour préciser leurs propos. L’aide de mon assistante de recherche était alors essentielle afin de m’assurer de poser correctement ces nouvelles questions ainsi que de comprendre suffisamment les réponses pour pouvoir poursuivre l’entrevue. Les entrevues ouvertes et semi-dirigées ont duré en moyenne de 1 h à 3 h 30. Il est à noter que deux personnes parmi les 32 n’ont pas été interrogées lors d’un entretien formel, mais j’ai abondamment discuté avec elles pour prendre en compte leurs idées.

Ma démarche étant inspirée de la théorisation ancrée, le processus de collecte de données se fait, idéalement, conjointement avec la transcription et une codification préliminaire des entrevues (Charmaz 2008 : 163). Je n’ai pas pu transcrire et traduire les entrevues en alternance avec la collecte comme prévu, étant donné que plusieurs de celles-ci se sont déroulées en khmer, ce qui nécessitait de l’aide pour une compréhension approfondie. Mon assistante Leangsan était étudiante et ne disposait pas suffisamment de temps pour m’aider à temps plein sur le terrain. Par contre, avant et après les entrevues, Leangsan et moi réfléchissions à ce qui avait été dit pour ultérieurement ajuster les questions à poser en entrevue. De cette façon, nous nous assurions de la flexibilité du schéma d’entretien qui changeait au fur et à mesure de la progression de l’entretien, malgré le fait que je devais apprendre les formulations de mes questions principales en cambodgien par cœur. Ensuite, mon retour sur le terrain en 2013 , après la transcription et la traduction des entrevues assistée par la mère de mon copain, m’a permis d’approfondir et de clarifier certains aspects de la recherche et de valider mes résultats préliminaires auprès de mes répondants.

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À toutes ces entrevues, s’ajoutent aussi des documents textuels et visuels en lien avec les artistes rencontrés. D’abord, il s’agit de documents d’archives sur la situation des arts à Battambang trouvés lors de mes recherches aux Archives nationales du Cambodge à Phnom Penh qui me servent à ajouter une certaine profondeur historique à cette recherche. En effet, les quelques livres actuellement disponibles en langue étrangère sur cette ville sont très généraux sur ce point. Ces recherches ont été effectuées en 2013 lors de mon retour au Cambodge et ne sont pas exhaustives notamment parce que je ne lis pas le khmer et parce que j’ai pu consacrer à ce volet de ma recherche seulement cinq jours. Néanmoins, j’ai pu éplucher les principaux dossiers du Fonds de la Résidence Supérieure du Cambodge (1863-1954) qui pour moi a l’avantage d’être en français. Muan (2001) appuie sa recherche principalement sur ce fonds, mais elle ne met pas l’accent sur la situation en dehors de la capitale, ce qui rend ma propre recherche pertinente.

En dehors des documents archivistiques, plusieurs documents en lien avec les expositions et le travail des artistes ont été amassés en 2012 et 2013, ce qui m’a permis de compléter les informations recueillies lors des entrevues réalisées avec les artistes. En ce qui concerne le choix des projets artistiques à l’étude, il s’est effectué avec les artistes puisque je leur demandais de sélectionner les projets qui ont été marquants pour eux. Les œuvres ainsi sélectionnées ont toutes été exposées entre 2011 et 2013 excepté deux72. Ces projets ont donc été réalisés avant, pendant ou dans l’année suivant mon terrain de maîtrise de 2012. Cela m’a permis de questionner les artistes durant leurs processus de création ou peu après le vernissage de leur exposition, durant mes séjours de 2012 et 2013. Lors de mon terrain, j’ai pris plusieurs photos des artistes et de leurs œuvres, ce qui m’a servi autant dans l’analyse des données que pour rendre visuellement explicite leur travail dans la rédaction de mon mémoire. À ces photos s’ajoutent aussi les descriptions des démarches artistiques écrites par les artistes et diffusées lors des expositions, les comptes-rendus critiques de ces dernières ainsi que des articles de journaux et de revues.

Enfin, une recension complémentaire et non systématique de ce qui a été diffusé (photos, liens vers des sites Internet de revues ou d’articles de journaux, commentaires) par les artistes sur leurs blogues et sur Facebook a été effectuée. Je ne m’attendais pas à utiliser ce média social

72 Les projets qui m’ont été présentés ont tous été exposés sauf un. Un projet a été exposé en 2003.

88 pour ma recherche, mais il s’est avéré très utile de rester en contact avec les artistes par le biais de celui-ci. Comme l’expose Mathieu Poulin-Lamarre dans son mémoire, « les sphères réelles et virtuelles ne sont pas des vases clos, et ce qu’il y a à explorer dans le virtuel est souvent le prolongement des dynamiques du monde réel, leurs aboutissements ou leurs points de départ » (2012 : 56). Dans cette perspective, je considère qu’Internet, et particulièrement Facebook, comme un outil secondaire de collecte de données.

Ce nouvel outil de collecte de données nous invite à repenser le terrain anthropologique, comme l’explique Dalsgaard (2013). Effectivement, l’auteur suggère qu’avec l’arrivée des médias sociaux, le terrain doit être compris en termes de « multi-temporalités », c’est-à-dire que « time rather than space has become the crucial axis of isolation or seperation [of the fielwork] » (Strathern 1999 cité dans Dalsgaard 2013 : 213). Une des implications méthodologiques de cet outil de collecte pour cette recherche a été de me fixer une limite de temps maximale où j’étais plus attentive à ce qui circulait en ligne, car j’ai rapidement constaté le danger d’être inondée d’informations. Par conséquent, mon attention s’est portée sur la période entre mon retour du terrain en 2012 et mon second départ en juin 2013. Le recours aux réseaux sociaux m'a permis d'approfondir ma réflexion sur la construction de la communauté artistique à Battambang, sur le statut social d’artiste, les valeurs et les rôles qui y sont associés, puis sur les enjeux qui habitent cette communauté. Je reviendrai sur ce dernier point en fin de mémoire en exposant quelques- uns des résultats issus de mes observations collectées en ligne.

Finalement, l’ensemble de la collecte de données s’inscrit dans une démarche d’observation participante, entendue comme « a process of learning through exposure to or involvement in the day-to-day or routine activities of participants in the research setting » (Schensul et al., 1999 : 91). Ayant vécu à Battambang pendant plus de trois mois, j’ai eu le plaisir de fréquenter plusieurs artistes gravitant autour de Sammaki et Make Maek ainsi que des professeurs et étudiants au département des arts plastiques de l’école Phare Ponleu Selpak. Ma journée se divisait entre des visites dans ces lieux pour discuter avec les artistes alors présents, observer la progression des projets des étudiants dans leurs cours et planifier la recherche avec mon assistante Chan Leangsan. J’allais parfois manger avec certains artistes ou me promener en montagne avec eux. Je passais aussi du temps avec les cousins de mon copain en ville, ma voisine et amie Phalla, puis je visitais la grand-mère de mon copain en banlieue de la ville. Mes

89 soirées étaient généralement occupées à retranscrire mes observations dans mon journal de bord et à préparer les documents nécessaires pour la journée suivante.

Durant mon séjour en 2012, il y a eu deux vernissages d’exposition à Battambang. Il s’agissait d’abord de l’exposition The Blackwood, une collaboration entre les artistes Mao Soviet et Tim Robertson à Make Maek. Puis, en août, Sou Sophy a présenté son projet solo Srae Ngei à Sammaki73. J’ai aussi pu participer à un événement organisé par Darren Swallow et Khchao Touch durant lequel tous les artistes étaient invités à venir s’exprimer artistiquement sur les murs d’un bâtiment qu’ils allaient plus tard rénover. À Sammaki, un Artist Talk avec l’artiste Kim Hout, un diplômé de PPS qui travaille désormais comme designer en Chine, a été organisé. La fin de semaine avant mon départ, les artistes de Battambang étaient occupés à préparer un Art Week-end, événement conjointement organisé par Sammaki et Make Maek, qui regroupait des performances, expositions et installations. En 2013, j’ai pu aussi assister à un atelier de formation sur le dessin portrait et le dessin modèle donné par l’artiste Chov Theanly.

À Phnom Penh, j’ai participé à trois discussions et ateliers du groupe Arts + Society. J’ai aussi assisté au vernissage conjoint des installations Simulacrum de Khiang Hei, Mon Boulet de Svay Sareth et Yelling/Cris de Hiek Vila, à l’Institut français de Phnom Penh. J’ai également visité l’exposition de Svay Sareth Traffic Circle à Sa Sa Bassac en juin de cette même année.

À mon sens, la présence sur le terrain ne peut se restreindre qu’à l’observation d’activités et, comme l’expliquent Jaccoud et Mayer, le chercheur se doit d’équilibrer l’observation et « l’engagement dans les activités propres à la situation » (1997 : 228). C’est pourquoi j’ai tenté par divers moyens de m’intégrer au groupe d’artistes rencontrés, que ce soit à titre d’interprète francophone, de photographe, en faisant des courses pour les artistes, en aidant à l’installation des expositions et même en faisant du ménage. Toutefois, cette intégration n’est pas chose facile, notamment en ce qui concerne les attentes du milieu envers la chercheure. Je reviendrai sur ce point lorsque je traiterai des défis et enjeux de la recherche, lesquels sont explicités à l’annexe X.

73 Malheureusement, je n’ai pas pu assister au vernissage de Sophy, car je m’étais déjà portée volontaire pour organiser une rencontre du groupe Arts + Society. Ce rendez-vous manqué avec une exposition que j’attendais depuis quelques temps peut s’expliquer, car le calendrier des événements artistiques est généralement approximativement fixé dans la communauté. Il m’est aussi arrivée à quelques reprises de planifier d’assister à un événement à Battambang, mais qu’il soit reporter au dernier moment, ce qui a parfois entraîné un conflit d’horaire avec mes obligations familiales.

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3.2.4. L’appropriation des données par un processus de traduction précis Par manque de temps, je n’ai pas pu réaliser sur le terrain les traductions des entrevues. Chan Leangsan, mon assistante continuait d’étudier et d’enseigner l’anglais durant la recherche et je préférais utiliser nos plages horaires communes pour la préparation et la réalisation d’entrevues. C’est pourquoi le travail de traduction se fit ultérieurement avec la mère de mon copain, om Nadda Sok-Cham Chhem. Après avoir écouté par moi-même les entrevues une première fois, retranscrit les questions et les propos en anglais ou français, nous nous rencontrions hebdomadairement chez elle. Comme om Nadda ne m’avait pas accompagnée sur le terrain et ne connaissait pas finement le contexte des arts visuels contemporains cambodgiens, nous avons effectué les traductions ensemble. C’était une occasion pour moi de lui raconter le contexte des entrevues et elle pouvait m’amener des précisions pertinentes afin d’assurer une plus grande compréhension des données. Le père de mon copain assistait aussi à l’occasion à la séance, aidant à clarifier des détails importants pour ma recherche.

3.2.5. Les méthodes d’analyse des données recueillies Une fois les données recueillies et retranscrites à l’ordinateur, j’ai procédé à la codification des entrevues et de mes journaux de bord contenant notes et observations à l’aide du logiciel QDA Miner. Cet outil m’a aidée à procéder à une analyse de contenu thématique en organisant progressivement les thèmes principaux émergeant des propos des personnes rencontrées et de mes notes de terrain (Quivy et Campenhoudt 2011 : 211). Ma grille d’analyse s’est donc construite en continu, au fil de mes lectures et relectures des données à analyser (Bernard 2006 : 464). Selon l’Écuyer, l’analyse de contenu thématique est « une méthode visant à découvrir la signification du message étudié […] [par une] classification ou [une] codification dans diverses catégories des éléments du document analysé pour en faire ressortir les différentes caractéristiques en vue de mieux en comprendre le sens exact et précis » (1987 : 50). Un des avantages de l’analyse de contenu thématique est l’explicitation d’un contenu complexe et parfois implicite par la formulation d’une description étoffée de l’ensemble des données et par leur mise en relation à travers la comparaison de leurs éléments similaires et divergents (Paillé et Mucchielli, 2008 : 162; Quivy et Campenhoudt 2011 : 207-208). Cette méthode d’analyse n’est pas la seule à avoir été mobilisée. Effectivement, étant donné que j’étudie comment des artistes font sens de leur subjectivité, il n’est pas pertinent de m’en tenir à une description et une recension des fréquences des propos recueillis. C’est pourquoi dans cette recherche, beaucoup

91 d’énergie a été investie pour comprendre le contexte spécifique de la recherche, pour ne pas y imposer des concepts préformulés, mais plutôt pour laisser ces concepts émerger du terrain74. Cette attention constitue le cœur d’une démarche de recherche fondée sur la théorisation ancrée au sein d’une approche épistémologique constructiviste (De Sardan 2008; Charmaz 2006), ce à quoi j’aspire humblement à travers ce mémoire.

Or, la théorisation ancrée réfère aussi, comme l’explique Paillé (1994), à une méthode d’analyse des données. Avec cette méthode, il s’agit « de dégager le sens d’un événement », de « lier dans un schéma explicatif divers éléments d’une situation » et de « renouveler la compréhension d’un phénomène en le mettant différemment en lumière » (Paillé 1994 : 149). Le processus de théorisation favorise le passage des thèmes codifiés de nature plutôt descriptive à des catégories davantage à fonction explicative (Bernard 2006 : 469-471). Durant cette étape, j’ai pu constater que certains thèmes, que l’on pouvait traduire sous forme de valeurs et de rôles associés au fait d’être artiste, permettaient de mieux comprendre comment les personnes rencontrés signifiaient leur subjectivité. Ces catégories m’ont permis de mieux organiser mon analyse. Elles constituent l’ossature du chapitre 4.

3.2.6. Les enjeux et défis de la recherche Durant mon terrain, certains défis se sont posés en ce qui concerne les nombreuses attentes des personnes rencontrées par rapport à ma présence et aussi relativement à ma positionnalité de chercheure, d’étudiante en anthropologie, mais aussi de « nièce et petite fille » par alliance. Par exemple, on m’a demandé d’aider à l’organisation des ateliers du groupe Arts+Socity pendant l’absence estivale de Khiang Hei, un de mes informateurs clés envers qui je me sentais redevable. Toutefois, ce groupe était basé à Phnom Penh et j’étais à Battambang, ce qui rendait l’organisation d’un point de vue logistique difficile. Par ailleurs, on m’a aussi demandé d’aider à la création d’un musée d’ethnographie à Phnom Penh, puis de mener une recherche en parallèle à la mienne pour documenter les réalités d’enseignement et d’apprentissage des professeurs ainsi que des étudiants du département des arts visuels de PPS. Enfin, je devais aussi négocier avec des obligations familiales qui entraient parfois en contradiction avec mon horaire de chercheure. Ces questionnements m’ont suivie tout au long du terrain. Une telle réflexion était primordiale, car elle soulignait un effort constant d’ajustement afin d’améliorer mes relations sur le terrain et

74 Voir annexe X.

92 faire en sorte que mon passage au sein de la communauté soit le mieux reçu possible (Turner 2013 : 7-8). Malheureusement je manque d’espace pour détailler ici les questionnements qui m’ont marqué durant mon terrain. Pour les lecteurs intéressés à en apprendre plus sur la manière dont mon arrivée sur le terrain s’est déroulée et sur la façon dont j’ai composé avec certains défis, j’ai placé quelques-unes de mes réflexions à l’annexe X.

3.2.7. Remarque sur la question de l’anonymat des interlocuteurs La question de l’anonymat, présupposition éthique habituelle prescrite au chercheur (Harper 2005 : 760), ne se pose pas de la même manière lorsque le chercheur travaille avec des personnalités publiques comme les artistes. Bien que la question à savoir si les personnes rencontrées voulaient ou non être anonymes ait été posée, presque tous ont choisi d’être nommés75 dans mon mémoire et plusieurs ont fourni eux-mêmes des photos de leurs œuvres. Parmi les raisons invoquées pour être citées par leur vrai nom, les artistes ont mentionné que ma recherche contribue à faire connaître leur travail, plus particulièrement à faire entendre leur voix ainsi qu’à sensibiliser mes lecteurs à la situation des arts contemporains à Battambang et au Cambodge.

Ce désir de ne pas être anonyme implique une attention accrue pour un retour des données sur le terrain afin que ma recherche soit une occasion d’échanges plutôt qu’une simple collecte d’informations (Jaccoud et Mayer, 1997 : 237). Mon séjour en 2013 se voulait une amorce à ce retour « à la communauté », mais mes résultats étant encore préliminaires, je n’ai pas pu partager en détail mes résultats. Une fois mon mémoire déposé, un résumé de celui-ci sera effectué en anglais, français et en khmer, puis envoyé aux participants de la recherche désirant connaître mes résultats.

75 Une personne m’a demandé de rester anonyme et m’a ensuite proposé une façon qui lui convenait pour référer à ses propos dans mon texte. Une autre a demandé à voir les passages de ma recherche si jamais je la citais afin de s’assurer que ce ne soit pas hors contexte. Enfin, une personne a refusé d’être enregistrée lors de nos entretiens et a demandé à ne pas être clairement associée à ses propos lors de nos discussions.

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Planche 1 | Bech Bunngoun

Figure 15 Portrait du père de l’artiste Bech Bunngoun. Photo personnelle, juin 2013.

À propos de Bech Bunngoun… Bech Bunngoun est né en 1953 et a commencé à peindre autour de 1970-1972, auprès de chéang kormnour plus expérimentés tels que chéang Sith, chéang Yoeun et chéang Sann Bo. Actuellement, il est reconnu pour la qualité de ses peintures murales, exécutées dans plusieurs pagodes de la région, notamment à Wat Dormrey Sâr, Wat Kompong Seyma, Wat Kompong Preah, et à Wat Slaket. Par le passé, il a aussi travaillé comme peintre de panneaux publicitaires au cinéma Sangker avec son cousin Moeun Chhay et effectué, à l’occasion, des enseignes publicitaires pour des commerçants.

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Planche 2 | Moeun Chhay

Figure 16 Affiche réalisée par Moeun Chhay pour la promotion de son groupe de musique, le Dararath, qui était exposée sur la façade du cinéma Prasat Meas en 2012. Photo personnelle, été 2012 À propos de Moeun Chhay… Moeun Chhay est un chéang kourmnour au début de la soixantaine qui, durant les années 1960 à 1990, était spécialisé surtout dans la confection de panneaux publicitaires (billboards) pour les nombreux cinémas de la ville. Dès 1965-1966, l’homme a appris l’art du billboard auprès de chéang kourmnour nommés Chhoun Say Kour, Nour, Nath, Thy, Hay et Say qui travaillaient principalement pour les cinémas Hap Chhoun et l’Eden. Vers 1990, il devient le partenaire de Hay, le fondateur du célèbre et reconnu atelier de billboards Sék Meas. En 2004, suite à la mort de Hay et en raison de la popularité grandissante des affiches publicitaires créées par ordinateur, Chhay arrête la peinture de billboards pour ouvrir un magasin de musique, le Dararath, qui porte le même nom que son orchestre actuel.

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Planche 3 | Ung Meng Leang

Figure 17 Ung Meng Leang et son magasin Chhuak Tip Advertisement à Battambang. Photo personnelle, été 2013.

À propos de Ung Meng Leang… Ung Meng Leang est âgé de 59 ans et travaille en tant que chéang kormnour plus précisément dans la réalisation d’affiches commerciales depuis les années 1970. Tout comme Moeun Chhay, Ung Meng Leang développe son talent en observant les peintres de billboards. Au milieu des années 1990, il ouvre son atelier sur la rue 1 et demi. Vers 2005, comme l’impression laser est plus abordable, il décide d’acheter une imprimante et poursuivre ses activités de concepteur d'affiches commerciales en tant que designer graphique, sans plus sortir ses pinceaux. Il est l’oncle d’un des artistes rencontrés pour ma recherche, Chov Theanly, à qui il a enseigné la peinture.

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Planche 4 | P. N. K. V. Chea Hear

Figure 18 P. N. K V. Chea Hear posant à côté de plusieurs de ses masques dans son atelier. Photo personnelle, été 2013.

À propos de Preatearcha Neat Korsorl Vichear Chea Hear… P. N. K. V. Chea Hear est âgé de 83 ans. Il devient danseur en 1949 sous la direction de lok kru Pich qui habitait à Chamkar Domrey, au nord de l’actuel hôpital général de Battambang. Sa troupe de Lakhaon Khaol regroupait des danseurs de plusieurs endroits en province, dont Phnom Krorpeuv et Kdol. Son professeur décède durant l'époque des Khmers rouges. En 1982, suite à l’invitation de plusieurs des enfants de ses anciens compagnons au sein de la troupe, il recrée un groupe et recommence à performer. Or, les personnages du Lakhaon Khaol, un théâtre dansé qui raconte l’histoire du Reamke, sont masqués. Pour pouvoir performer de nouveau, il est nécessaire de se remettre aussi à la fabrication de masques. De mémoire, Chea Hear se souvient de la procédure et s’efforce de recréer les techniques observées chez son lok kru pendant plusieurs années. Petit à petit, il est reconnu pour son nouveau talent et on lui donne le titre de Preatearcha Neat Korsol Vichear.

Le processus de fabrication des masques peut s’étendre sur deux mois et c’est pour cette raison que P. N. K. V. Chea Hear fabrique quatre ou cinq masques en même temps. D’abord, il doit trouver la terre, qui ressemble à de la glaise, la modeler et la faire sécher. Ensuite, grâce à la sève d’un arbre, il fabrique une colle qu’il applique sur le moule en terre. Puis, il colle de 15 à 20 couches de papier, selon le cas. Une fois le moule séché, il casse la terre pour en retirer le masque en papier, qu’il prend alors soin de peindre en blanc. Il est nécessaire d’appliquer environ cinq couches pour s’assurer que la peinture ne craque pas. Après avoir enduit le masque d’une substance de protection, il peut appliquer les couleurs, spécifiques aux personnages représentés.

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Planche 5 | Chov Theanly

Tirés de l’exposition Surviving de Chov Theanly, mai 2013, Java Gallery, Phnom Penh. (Crédits photos : Chov Theanly/Java Art, 2013 : Internet).

« The young artists today, we [have to make] independent work. That’s why I love [being an artist]. [...] I can learn a lot about life and I can meet people, I can do whatever I want. Especially, I have a voice for the artworld, for the society and for the world » (Entrevue avec Theanly, août 2012).

« Good artist are people who really have experiences about life, who are reliable, respectful to their people and who are also sharing their knowledge. […] and one more point; the artists should value their art like their life » (Entrevue avec Theanly, août 2012).

Biographie : Chov Theanly est né en 1985 à Battambang. Il a gradué en 2007 comme designer graphique au Battambang Vocational Training Center. Il a aussi appris le dessin et la peinture auprès de son oncle Ung Meng Leang. Theanly a été manager de Sammaki entre 2011-2012. Il a participé à plusieurs expositions collectives et a réalisé son premier projet solo intitulé Surviving en 2012, qu’il a présenté à Java Art gallery à Phnom Penh. (Entrevue avec Theanly, août 2012; Made in Battambang 2014 : Internet).

Quelques références à son travail : Knox, C. 2013d. « Rising tide : Chov Theanly », The Phnom Penh Post. Consulté sur Internet : http://www.phnompenhpost.com/7days/rising-tide-chov-theangly, en juin 2013. Pip K., 2013. « Jorng Jam-featuring Chov Theanly », vidéo produit dans le cadre du Asialink Art Residency program supporté par Arts Queensland, Java Art gallery. Consulté sur Internet : http://cargocollective.com/JorngJam/About-Jorng-Jam, en juin 2014. Yin K., 2013. « Khmer Rebirth », Surface Southeast Asia, issue of April-May. Consulté sur Internet : http://surfaceasiamag.com/read-news-5-0-732-khmer-rebirth.surfaceasia.magz#1, en juillet 2013.

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Planche 6 | Khchao Touch

Tirés de l’exposition Restful Place (à gauche et à droite), 2011, Centre culturel français, Phnom Penh. Au centre, photographie de l’artiste et de sa création « Everything grows from her » dans son atelier en août 2012. (Crédits photos : pour Restful Place, courtoisie de Khchao Touch et Darren Swallow. Au centre, photo personnelle, été 2012)

« I can tell you, [the artist should paint] true feelings. That’s it. […] Because when the artist paints something that's true and something that comes from his heart, the people can see straight away what the artist wants to show in his paintings » (Entrevue avec Touch, août 2012).

Biographie : Khchao Touch est née en 1982 à Battambang. Elle a étudié à Phare Ponleu Selpak jusqu’en 2003 où elle a également enseigné pendant quelques années. Avec son conjoint Darren Swallow et quelques amis artistes, Touch a participé à la fondation de Sammaki en 2011 où elle a agi à titre de manager et de professeur. Touch possède également une formation en art-thérapie. Elle a participé à plusieurs projets collectifs, notamment au Cambodge, aux États-Unis et en France. Elle a été nommée pour the Sovereign Asia Art Prize en 2009. (Entrevue avec Touch, août 2012; Made in Battambang 2014 : Internet).

Quelques références à son travail : Bradley, M. 2013. « Khchao Touch - Cambodian paintings”, Dusun. e-Journal of Asian Art and Culture, issue 15, pp. 40-55. Consulté sur Internet : http://issuu.com/martinabradley/docs/dusun_15, en juin 2014. McGavin, N. 2010. « Artists on the move- yet again », The Phnom Penh Post, Consulté sur Internet : http://www.phnompenhpost.com/siem-reap-insider/artist-move-%E2%80%93-yet-again, en juin 2014.

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Planche 7 | Kou Sothea

Kou Sothea, 2010, The Sadness of Cambodians, vidéo tirée de l’exposition 9 faces, Meta House, Phnom Penh. (Crédits photos : impressions d’écran tirées du vidéo 9 Faces, courtoisie de Darren Swallow)

« Some artists, they try to create for… the money they can get from their artworks. For me, I don't like this idea. If I want to talk about something, I just [talk about it], I don't care how many people like it or not. Because we share a message; we just let people know. If they don't want to know, it's ok. But if they want to know, they can ask questions to me or to anyone else who knows about this topic. It's what I want to do, only this. I don't have a big wish… I cannot become influent myself, [or only] step by step » (Entrevue avec Sothea, août 2012).

Biographie : Kou Kunthea (Sothea) est né à Battambang en 1980 et a gradué de Phare Ponleu Selpak en 2004. Il y est actuellement professeur en classe préparatoire. Il a participé à plusieurs expositions collectives, dont les projets 9 Faces et Cambodge, l’atelier de la mémoire, qui ont eu lieu respectivement en 2009 à Meta House, à Phnom Penh, et en 2010, au Centre culturel français de Battambang (Entrevue avec Kou Sothea, août 2012).

Quelques références récentes à ses travaux : Exposition collective, 2012. « Kou Kunthea », The Cambodia Mask Project. Consulté sur Internet : http://cambodiamaskproject.org/?attachment_id=340, en juillet 2012. Vidéo collectif, 2009. 9 Faces. Consulté sur Internet :http://www.youtube.com/watch?v=UZc5mz_9iMY, en septembre 2012.

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Planche 8 | Long Kosal

À gauche, « Sorrowful », tiré de l’exposition Life Journey de Long Kosal, mai 2012, Romeet gallery, Phnom Penh. Au centre, « Peace » et à droite, « Sad », Sammaki, juillet 2012. (Crédits photos : pour “Sorrowful » Long Kosal/Romeet gallery, 2012 : Internet. Au centre et à droite, photos personnelles.)

« Un bon artiste ne ment pas. Il parle à partir de ses idées [ses réflexions], qui proviennent de son expérience. […] Pour être un bon artiste, nous devons avoir la compassion, les valeurs de civisme et de bienveillance ainsi qu’être responsable » (Entrevue avec Long Kosal, juillet 2012).

Biographie : Né en 1985, Long Kosal est gradué de Phare Ponleu Selpak depuis 2010. Basé à Battambang, cet artiste a participé à plusieurs projets collectifs dont Angkor Art Explo en 2011, The Cambodian Mask Project en 2012 et Made in Battambang en 2013. Sa première exposition solo intitulée Life Journey. Elle a eu lieu en 2012 à Romeet gallery. Kosal est aussi un des leaders de la scène artistique de Battambang dans le domaine de la performance (Entrevue avec Kosal et notes personnelles, été 2012).

Quelques références récentes à ses travaux : Cristofoletti, T. 2013. « Once upon a time in Cambodia », Thomas Cristofoletti, photographer. Site professionnel de l’auteur. Consulté sur Internet : [dernière mise à jour 22 mars 2013] : http://www.thomascristofoletti.com/once- upon-a-time-in-cambodia/, en juillet 2013. Sender, H. 2012. « Seeing red : angry canvases capture the fearful condition of modern man ». The Advisor. Phnom Penh’s Arts and Entertainment Weekly. (22) : 12.

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Planche 9 | Mao Soviet

À gauche, « The Blackwood #2 », par Mao Soviet, tiré de l’exposition The Blackwood, de Mao Soviet et Tim Robertson, octobre 2012, Romeet gallery, Phnom Penh. Au centre, Mao Soviet prépare son installation sculpturale « Deconstruct », peu avant le vernissage de The Blackwood à Make Maek en août 2012. À droite, Soviet pose dans son studio avec une de ses peintures, août 2012. À droite, « I’m not an artist », Mao Soviet, 2013. (Crédits photos : pour « The Blackwood #2 », Mao Soviet/Romeet gallery, consulté sur Internet; octobre 2012. Au centre, photo personnelle, été 2012. À droite, « I’m not an artist », tiré de Hauer 2013 : Internet).

« To be a good artist, first you should work hard. Second, you need to study a lot about art. […] As an artist… we need to create art with the material that we have. For me, when I started to study, in Cambodia, we don’t have color painting, only oil painting from China, watercolor and pencil. So from my experience, when I make art, I never think about: “oh, I need to get good quality material”. If I find something to make art, I make art with it. So it means that with any kind of art supply, we can make art. So it's why to be an artist, you need to create art with what you have » (Entrevue avec Soviet, août 2012).

Biographie : Mao Soviet est né à Battambang en 1982. Il a étudié à Phare Ponleu Selpak où il a gradué en 2004. Fier de sa ville et désirant en faire un pôle artistique et culturel important, il a fondé en 2011 avec sa conjointe Phin Sophorn la galerie Make Maek. Mao Soviet a participé à plusieurs expositions, que ce soit au Cambodge, en Angleterre et à Hong Kong (Entrevue avec Soviet, août 2012; Made in Battambang 2014 : Internet).

Quelques références récentes à ses travaux : Knox, C. 2013. « People don’t like honest work », The Phnom Penh Post. Consulté sur Internet : http://www.phnompenhpost.com/7days/%E2%80%98people-don%E2%80%99t-honest- work%E2%80%99, en mars 2013. MacIsaac, V. 2013. « Occupy Battambang : Cambodia’s daring art moves », The Phnom Penh Post. Consulté sur Internet : http://www.phnompenhpost.com/7days/occupy-battamgang- -daring-art-moves, en mars 2013. O’Hara, K. 2013. “Some thoughts on space while working with artists from Battambang, Cambodia”, Nowiswere. Contemporary Art Magazine, 13. pp.30-37. Vachon, M. 2012b. « Gallery brings art into the street of Battambang city », The Cambodia Daily. édition du 17-18 mars 2012. Section National.

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Planche 10 | Phin Sophorn

À gauche, « Strength of birds » par Phin Sophorn, tiré de l’exposition Made in Battambang, 2013, Make Maek Art Space, Battambang et Institut français du Cambodge, Phnom Penh. Au centre, portrait du couple par Phin Sophorn et Mao Soviet, tiré de Man and Wife, 2011, Top Art gallery, Phnom Penh et Hotel 1961, Siem Reap. À droite, « Beauty » par Phin Sophorn, tiré de l'exposition Beauty par Phin Sophorn et Long Kosal, 2013, présentée à Make Maek Art Space, Battambang. (Crédits photos : pour « Strength of Bird », Hak Kim, Made In Battambang, 2013, Facebook. Pour Man and wife, Meas 2011a : Internet. Pour « Beauty », Phin Sophorn/FineArtAmerica, 2014 : Internet.)

« For me, I think to be an artist [means]: “Do whatever you want”. Do whatever you feel good with. And try to make [things] different from the others. To be an artist also [means] that you have to learn about people, about society and about the world we actually live in […] and don’t focuse on money too much otherwise your art won’t develop » (Entrevue avec Sophorn, août 2012).

Biographie : Phin Sophorn est née en 1984 à Battambang. Elle a gradué de Phare Ponleu Selpak en 2006. Avec son conjoint Mao Soviet, elle a fondé la galerie Make Maek en 2011. En plus d’avoir participé à plusieurs expositions au Cambodge dont Man & Wife, avec Mao Soviet en 2011, et Beauty, avec l’artiste Long Kosal en 2013, elle a aussi obtenu une mention de reconnaissance pour son travail au concours You Khin Memorial Women’s Art Prize 2010. (Entrevue avec Sophorn, 2012; Made in Battambang 2014 : Internet).

Quelques références récentes à ses travaux : Meas, R. 2011a. « Marriage no barrier in couple’s collaboration », The Phnom Penh Post. Consulté sur Internet : http://www.phnompenhpost.com/lifestyle/marriage-no-barrier-couple%E2%80%99s-collaboration, en décembre 2012. Montaño, D. 2012. « Gallery sparks artistic rebirth », The Phnom Penh Post. Consulté sur Internet : http://www.phnompenhpost.com/lifestyle/gallery-sparks-artistic-rebirth, en mai 2012.

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Planche 11 | Pen Robit

À gauche, Pen Robit dans son studio, peu avant son exposition New Works, été 2012. À droite, tiré de l’exposition New Works par Pen Robit, 2012, Romeet gallery, Phnom Penh. (Crédits photos : À gauche, photo personnelle, été 2012. À droite, photographie personnelle prise à Romeet en septembre 2012 avec l’aimable autorisation de Kate O’Hara).

« Pour moi, pour être un bon artiste, il faut faire ce que tu aimes. […] Il faut travailler avec cœur, pour montrer aux gens ce que tu voulais illustrer (pour que les gens détectent ton message). Dans une peinture, ce qui est important, c'est que tu puisses faire comprendre ton idée au public et que celles-ci aient le potentiel de faire évoluer et progresser la société » (Entrevue avec Robit, août 2012).

Biographie : Pen Robit est né en 1991 à Battambang. Il a gradué de Phare Ponleu Selpak en 2010. Il a aussi appris à peindre et dessiner grâce à son père qui est un chéang kormnour. Cet artiste a participé à plusieurs expositions, résidences et projets artistiques au Cambodge, en Thaïlande, en France et au Canada (Entrevue avec Robit, août 2012; Romeet 2014 : Internet).

Quelques références récentes à ses travaux : Cristofoletti, T. 2013. « Once upon a time in Cambodia », Thomas Cristofoletti, photographer. Site professionnel de l’auteur. Consulté sur Internet : [dernière mise à jour 22 mars 2013] : http://www.thomascristofoletti.com/once- upon-a-time-in-cambodia/, en juillet 2013. Ellen, R. 2013. « Inside artist’s studio home », The Phnom Penh Post. Consulté sur Internet : http://www.phnompenhpost.com/7days/inside-artist%E2%80%99s-studio-home, en juin 2014. Meas, R. 2012. « Art in transit », The Phnom Penh Post, 7days. Consulté sur Internet : http://www.phnompenhpost.com/7days/art-transit, en juillet 2013.

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Planche 12 | Sok Somvibol, Heak Pheary et Koeurt Linda

Som Sokvibol, The Good Man Campaign, 2011.

En 2012, Som Sokvibol était un étudiant en troisième année à PPS dans la classe de Tor Vutha. Il a participé à quelques expositions collectives dont The Good Man Campaign en 2011, exposée dans 4 provinces, notamment à l’Université de Battambang, The Mekong River Project : Arts for greater Mekong sub-region cultural and environmental heritage preservation, financée par l’ambassade américaine et présentée à la Romeet gallery en 2012, puis à une exposition sur les « Nouveaux riches » organisée par le CCF (Crédit photo : courtoisie de l’artiste).

Heak Pheary, From my mother76, 2012.

En 2012, Heak Pheary était étudiante en troisième année à PPS dans la classe de Tor Vutha. Elle avait déjà participé à quelques expositions dont The Good Man Campaign, en 2011, The Mekong River Project, en 2012, et l’exposition « Nouveaux riches » au CFF, avec Sokvibol. En 2013, elle a remporté le troisième prix du Dream Girls Design Contest for Women in Cambodia. Cette même année, elle a remplacé Koeurt Linda en tant que manager de Sammaki. (Photo personnelle, été 2012).

Koeurt Linda au travail à Sammaki, été 2012.

En 2012, Koeurt Linda était étudiante en quatrième année à PPS dans la classe de Srey Bandaul. Elle avait déjà participé à quelques expositions. Cette même année, Linda occupait le poste de manager de Sammaki. (Photo personnelle, été 2012).

76 Reformulation personnelle, car Pheary me dit que le titre de l’œuvre est « Of my mother ». Cette œuvre est l’une de celle réalisée avec le sarong (voir la description au bas de la page 122) à la suite d’une suggestion de sa mère voyant que l’artiste manquait de peinture.

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Planche 13 | Sou Sophy

À gauche, tiré de l’exposition The Crimes Against Nature de MJP, par Sou Sophy, Make Maek, Battambang, 2012. Au centre, « Srae Ngei #7 », par Sou Sophy, tiré de l’exposition Srae Ngei à Sammaki, Battambang, 2012. À droite, Sou Sophy dans son studio en 2012. (Crédits photo pour l’exposition, The Crimes Against Nature de MJP, courtoisie de l’artiste. Au centre, pour « Srae Ngei #7 », photo personnelle, été 2012. À droite, Sou Sophy dans son studio, photo personnelle, été 2012).

« Pour être un bon artiste, l’important c’est de connaître [et de rester fidèle à] ta vraie personnalité. […] L’artiste, il faut qu'il ait beaucoup de nouvelles idées, de créativité. Ces nouvelles idées doivent être surtout les idées éducatives » (Entrevue avec Sophy, août 2012).

Biographie : Sou Sophy est une jeune artiste de Battambang née en 1988. Elle est graduée de l’école Phare Ponleu Selpak et y enseigne depuis 2008. Elle a participé à plusieurs expositions au Cambodge depuis 2010. En 2011, elle a séjourné en France pour y mener des études à l’École supérieure technique privée des arts appliqués Gérard Pivaut de Nantes. Sa plus récente exposition Srae Ngei a eu lieu à Sammaki en 2012 (Entrevue avec Sophy, août 2012; Made in Battambang 2014 : Internet).

Quelques références récentes à ses travaux : Koam, T. 2010. “What’s New”, The Phnom Penh Post. Lift. Consulté sur Internet : http://www.phnompenhpost.com/lift/whats-new-27, 27 juin 2014. Meas, R. 2012. « Brush aside conventions », The Phnom Penh Post. 7 days. Consulté sur Internet :http://www.phnompenhpost.com/7days/brush-aside-conventions, en juillet 2013. Wight, E. 2013. “Recycling of life: rebuilding and destroying in this “new age””, The Phnom Penh Post. Lifestyle. Consulté sur Internet : http://www.phnompenhpost.com/lifestyle/recycle-life-rebuilding-and- destroying-%E2%80%98new-age%E2%80%99, en juin 2014.

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Planche 14 | Srey Bandaul

À gauche, Srey Bandaul dans son studio avec quelques pièces du projet Injured, août 2012. Au centre, détail de Injured par Srey Bandaul, octobre 2012, Java Arts gallery, Phnom Penh. À droite, Digestion par Srey Bandaul, mars 2013, Romeet gallery, Phnom Penh. (Crédits photos : À gauche, photo personnelle, été 2012. Au centre, Srey Bandaul/Java Arts Gallery 2012 : Internet. À droite, Srey Bandaul/Romeet gallery 2013 : Internet).

ME : “What are the characteristics that an artist needs to be considered as “good”, according to you? SB : I don't mind, you know. Before I really minded about that, but after New York, I don't mind [anymore]. I don't mind if the artist has this or has that… […] It depends of the artist, if he learns this, he can do this. If we learn that, we can do that. I don't mind anymore, you know, […] now, I make this, even if people say it's not good; I don't care about what they say. If I like it, I do it. You know… I understand that the artists can do whatever they are thinking. Some artists prefer to work …like related to the political… or the social justice […] if you are an artist, you know, you have to do what you love and you have to be creative (Entrevue avec Bandaul, août 2012).

Biographie : Né en 1972, Srey Bandaul a grandi dans le camp de réfugiés Site 2 à la frontière du Cambodge et de la Thaïlande où il y a appris le dessin auprès de Véronique Ducrop. Avec cette dernière et d’autres amis du camp, il a fondé Phare Ponleu Selpak à son retour à Battambang en 1994. Il y est toujours professeur. Grâce à son dévouement et celui de ses collègues à PPS, plusieurs générations d’artistes ont bénéficié de ses enseignements. En 2012, Bandaul a reçu une bourse du Asian Art Council pour effectuer une résidence à New York. Il a également exposé au Cambodge, en Thaïlande, en Birmanie, en Australie, en Norvège et à Singapour. (Entrevue avec Bandaul, septembre 2012; Made in Battambang 2014 : Internet).

Quelques références récentes à ses travaux : O’Hara, K. 2013. “Some thoughts on space while working with artists from Battambang, Cambodia”, Nowiswere. Contemporary Art Magazine, 13. pp.30-37. Singapore Art Museum, 2014. « Srey Bandaul, Artist statement and biography ». Candidature pour le Signature Art Prize 2014. Asian Pacific Breweries Foundation, pays d’origine Cambodge. Consulté sur Internet : http://www.singaporeartmuseum.sg/downloads/apbf/cambodia/Srey_Bandaul.pdf, en juin 2014. Vachon, M. 2012a. ““Our city” turns focus on the Phnom Penh’s Rivers”, The Cambodia Daily. Consulté sur Internet : http://www.cambodiadaily.com/archives/our-city-turns-focus-on-phnom-penhs-rivers-2970/, en octobre 2012. Vernaillen, C. 2013. “In the refugee camp, art was just a fun children’s game”, Southeast Asia Globe. Consulté sur Internet : http://sea-globe.com/srey-bandaul-intervie/, en juin 2014.

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Planche 15 | Svay Sareth

À gauche : Mon Boulet, performance de Svay Sareth, 2011, Phnom Penh, Cambodia. À droite : Mardi, performance de Svay Sareth, 2009, Normandie, France. (Crédits photos : À gauche : Mon Boulet, courtoisie de l’artiste. À droite : Mardi, Yap 2013 : Internet).

« Pour moi, il n'y a pas de « bon artiste ». Mais il y a les artistes qui font leurs preuves, car ils [savent] prendre des risques pour exprimer leurs idées. […] Pour moi, le vrai artiste, ce n'est pas quelqu'un qui recherche simplement l’esthétique. […] Ça, c’est bien sûr dans l’art, mais quand on parle d’esthétique, il faut développer un peu plus notre idée parce que, quand on dit « c’est joli », ce n'est pas « joli ». Cela dépend, car « joli » réfère à quelque chose de très vaste » (Entrevue avec Sareth, juillet 2012).

Biographie : Né à Battambang en 1975, Svay Sareth a grandi dans le camp de réfugiés Site 2 à la frontière du Cambodge et de la Thaïlande. De retour au Cambodge, il a cofondé l’école Phare Ponleu Selpak avec, entre autres, les actuels professeurs Srey Bandaul, Tor Vutha et Lon Lao. Il a effectué des études en France au sein de l’École supérieure des Arts et médias de Caen d’où il a obtenu son diplôme national supérieur d’études des arts plastiques en 2009. De retour au Cambodge, il s’est établi à Siem Reap où il vit et travaille actuellement. Svay Sareth a exposé au Cambodge, en France, à Singapour, en Thaïlande, au Vietnam, en Inde et aux États-Unis (Entrevue avec Svay Sareth, juillet 2012; Sa Sa Bassac 2012 : Internet).

Quelques références récentes à ses travaux : Nelson, R. 2012. « Mon Boulet & The Traffic Circle », Art Asia Pacific Magazine, (8) setp-oct. 2012. Consulté sur Internet : http://artasiapacific.com/Magazine/80/MonBouletTheTrafficCircle, en novembre 2012. Gleeson, E. 2013a. « Mon Boulet », performance par Svay Sareth. Sights and Sounds : Global Film and Video. Exposition du 8 novembre 2013 au 30 janvier 2014. The Jewish Museum, New York. Consulté sur Internet : http://www.thejewishmuseum.org/Cambodia, en juin 2014. Svay Sareth. 2008-2009. L’art vécu. l’École supérieure des Arts et médias (ESAM). Consulté sur Internet : http://www.esam-c2.fr/IMG/file/enseignement_superieur/2009/Sareth_SVAY.pdf, en novembre 2012. Wolfarth, J. 2013. « Artists in work launched at CKS », The Phnom Penh Post. Consulté sur Internet : http://www.phnompenhpost.com/siem-reap-insider/artists-work-program-launched-cks, en juin 2014 Yap, J. 2013. « Interview with SB2013 artist Svay Sareth », Singapore Biennale Art 2013. If the World Changed. Consulté sur Internet : http://singaporebiennale2013.tumblr.com/post/55220587919/interview-with- sb2013- artist-svay-sareth, en juin 2014.

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Planche 16 | Tor Vutha

À gauche, Maturity tiré de l’exposition Baby and mother, par Tor Vutha, 2012, Intercontinental Hotel, Phnom Penh. À droite, une pièce de l’exposition Mother’s love par Tor Vutha, 2011, Centre culturel français, Phnom Penh. (Crédits photos : pour Baby and mother, Tor Vutha, 2012 : Facebook. Pour Mother’s love, Tor Vutha 2012 : Blogue de l’artiste).

« Pour être un artiste, tu dois premièrement apprendre à maîtriser ton for intérieur, éduquer ton esprit. [...] Cela prend de la patience et un bon contrôle de soi. Deuxièmement, il faut être créatif et troisièmement, tu dois être un bon exemple, une bonne personne, un bon modèle de référence [pour les autres], c'est ce que je pense » (Entrevue avec Tor Vutha, août 2012).

Biographie : Né à Battambang en 1975, Tor Vutha a appris le dessin dans les ateliers donnés par Véronique Ducrop au camp de réfugiés Site 2 en Thaïlande. De retour au Cambodge en 1994, il a fondé avec certains amis d'enfance, dont Lon Lao, Srey Bandol et Svay Sareth, l’école Phare Ponleu Selpak où il enseigne actuellement. En 2012, Vutha a effectué un séjour de près d’un an en France à l’École Gérard Pivaut à Nantes. Il a exposé au Cambodge, en France et à New York (Entrevue avec Tor Vutha, août 2012; Made in Battambang 2014 : Internet).

Quelques références récentes à ses travaux : Meas, Roth. 2011b. “Artist’s tribute to faraway mothers”, The Phnom Penh Post. Consulté sur Internet : http://www.phnompenhpost.com/lifestyle/artist%E2%80%99s-tribute-faraway- mothers, en juin 2014. Meas, Roth. 2012a. « Art in transit », The Phnom Penh Post, Consulté sur Internet : http://www.phnompenhpost.com/7days/art-transit, en juillet 2013. Meas, Roth. 2012c. « A mother’s colorfoul love », The Phnom Penh Post. Consulté sur Internet : http://www.phnompenhpost.com/lifestyle/mother%E2%80%99s-colourful-love, en mai 2012. Tor Vutha, s.d., Blogue de l’artiste. Consulté sur Internet : http://vuthaart.blogspot.ca/p/contemporary-art.html, en septembre 2012.

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Planche 17 | Yim Maline

À gauche, Scar 3, tiré de l’exposition Remember, par Yim Maline, 2011, Sa Sa Bassac, Phnom Penh. À droite, Tied, tiré de l’exposition Seven, 2012, Hôtel de la Paix, Siem Reap. (Crédits photos : pour Scar 3, Yim Maline/Sa Sa Bassac 2011 : Internet. Pour Tied, Yim Maline/Hotel de la Paix, 2012 : Internet)

Le bon artiste; il se fout des réactions du public. Il ne crée pas en fonction de commandes ou des goûts du public. Il n'a pas peur de passer à autre chose; il ne s’enferme pas dans un seul style. Pour moi, cela ne m’intéresse pas de me restreindre à un style ou à une technique, parce que cela m’ennuie. Il faut poursuivre dans sa démarche et toujours chercher à innover […] Des fois, dans la vie ton chemin suit ce parcours et un jour, hop! (il bifurque). Pourquoi? À cause de quoi? C’est cela qui m’intéresse (Entrevue avec Maline, juillet 2012).

Biographie : Yim Maline est né en 1982 à Battambang. Elle a effectué ses études à Phare Ponleu Selpak avant d’entreprendre des études à l’École supérieure des Arts et médias de Caen en France. En 2010, elle a obtenu son diplôme national supérieur d’études des arts plastiques (BFA) de cette institution. Elle vit et travaille actuellement à Siem Reap au Cambodge. Maline a exposé plus d’une dizaine de projets au Cambodge et à New York (Entrevue avec Yim Maline, juillet 2012; Sa Sa Bassac 2012 : Internet).

Quelques références récentes à ses travaux : Gleeson, E. (dir.) 2013b. « Presentation by Svay Sareth & Yim Maline », Asiart Archive in America. Consulté sur Internet : http://www.aaa-a.org/programs/presentation-by-sareth-svay-maline-yim/, en juin 2014. Sheriff, N. 2012. « Breaking Free : New Cambodian Art », Hyperallergic. Sensitive to Art & Its Discontents. Consulté sur Internet : http://hyperallergic.com/71920/breaking-free-new-cambodian-art/, en juin 2014. Vachon, M. 2012c. « Seven. An exhibition of several of Cambodia’s most influential artists is held to mark the closing of Siem Riep’s Hotel de la Paix », The Cambodia Daily. Consulté sur Internet : http://www.sasabassac.com/artists/yimmaline/images/press_yim_2012.05.19-20_cd.pdf, en juillet 2014.

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Chapitre 4 | Résultats de la recherche

4.1. Être artiste à Battambang : perspectives sur la subjectivité de l’artiste Dans ce chapitre, mon intérêt porte sur les façons dont les artistes de Battambang rencontrés signifient l’idée « d’expression de soi » à travers leur pratique artistique qui, comme nous l’expliquait Muan, a pris davantage d’importance lorsque certains de ceux-ci ont délaissé la production de masse au profit de la création d’œuvres singulières (2001 : 427). L’analyse de mes résultats souligne que la subjectivité des artistes rencontrés est teintée d’une compréhension bouddhiste porteuse de l’héritage des réformes cambodgiennes du XXe siècle qui, comme nous le verrons, est aussi ancrée dans la réalité sociale contemporaine. Mon objectif est donc de démontrer comment le bouddhisme influence la conception du soi des artistes rencontrés.

Dans son ouvrage Religion as a Cultural System, Geertz (1973) propose que les « cultures are public systems of symbols and meanings, texts and practices, that both represent a world and shape subjects in ways that fit the world as represented » (dans Ortner 2005: 37). Il est pertinent de spécifier aux lecteurs que mon intérêt pour l’apport du bouddhisme à la conception de l'artiste est un choix éclairé par mes résultats de terrain. Avant la réalisation de la collecte de données, bien que j’étais consciente de l’importance de cette religion au Cambodge, je ne m’étais pas attardée en profondeur à la conceptualisation qu’elle fait de la subjectivité. Mon but n’est donc pas d’appliquer un modèle, mais de discuter inductivement de ses influences sur les personnes rencontrées.

Par subjectivité bouddhiste exprimée par l’art, je ne réfère pas nécessairement à des « devotional-aesthetic acts » comme dans le travail de l’artiste indonésien musulman A.D. Pirous (George 2008 : 173). Ce dernier, par ses peintures abstraites, qui incluent des sourates du Coran, appelle à une expérience éthique et esthétique « of awareness of God », désignée comme « a visual dzikir » par George (2008 : 179-185). Il est important de rappeler que plusieurs des artistes rencontrés ne se définissent pas comme des pratiquants réguliers du bouddhisme. En ce sens, le soi auquel ces artistes réfèrent n’est pas un soi nécessairement pieux.

Par ailleurs, les œuvres artistiques ici présentées ne font pas nécessairement « partie d’un art bouddhiste », mais sont teintées par une conception bouddhiste du soi artiste. Cette

113 spécification est importante, car au Cambodge, le bouddhisme a été le véhicule de « la khméritude », définie à travers l’émergence d’un nationalisme cambodgien bouddhiste au XXe siècle. Aujourd’hui, cette « khméritude » est renforcée par l’État et la royauté qui approuvent surtout les arts cambodgiens baignés de cette aura (Somboon 1993; Muan 2001; Thompson 2006; Edwards 2007). Sur ce point, le soi bouddhiste auquel je fais référence est similaire à ce que décrit Mahmood en contexte musulman, c’est-à-dire un soi qui est « constitué de façon contingente par la logique discursive des traditions éthiques qu’il [dans ce cas-ci l’artiste] met en acte » (2009 : 57).

Cette subjectivité s’envisage à travers des valeurs et rôles déclinés sous la forme d’un modèle idéal de ce que devrait être le soi moral bouddhiste. Elle se rapproche de ce que Ly décrit comme « engaged buddhism », c’est-à-dire : « the intention of Buddhists […] to apply the values and teachings of Buddhism to the problems of society in a nonviolent way, motivated by concern for the welfare of others and as an expression of their Buddhist practices » (2012a : 268). Elle s’appréhende également par l’étude de l’expérience de ces artistes, comprise à la fois comme un vécu et dans sa dimension phénoménologique (voir chapitre 1). Finalement, bien qu’un travail sur soi implique d’abord une amélioration sur le plan personnel, ce soi reste inconcevable en dehors des relations sociales qui le constituent.

Enfin, je reconnais que l’apport bouddhiste ne résume pas à lui seul à la diversité des influences qui entrent en jeux dans la signification de l’expression de soi pour les artistes rencontrés. Comme l’explique Hansen, « studying ethical values does not mean, of course, that we are seeing all the ways in which people acted in the real world; but it does give us insight into how they made sense of the world, how they gave it order and meaning, and how they may have tried to structure their lives and relationships » (2007 : 4). Si le bouddhisme est un vecteur d’influence considérable, d’autres facteurs pourraient être mis de l’avant dans le processus de signification du soi. Par exemple, je pense à l’expérience diasporique et à ses conséquences sur les modes de représentations du soi (Lê Viet 2012; Ly Boreth 2012b) ou aux questions d’identités sexuelles et de genre vécues par certains (voir les expositions Thoamada I (2011) et Thoamada II (2013) de l’artiste Vuth Lyno). De plus, la signification du soi en termes bouddhistes n’est pas une spécificité de la communauté artistique; d’autres groupes au sein de la

114 société s’y reconnaissent évidemment puisque cet univers symbolique se veut actuellement transversal au Cambodge (Thompson 2006).

4.2. Être artiste à Battambang : l’expression d’un soi bouddhiste Comme il a été expliqué au chapitre 2, au milieu des années 2000, les artistes visuels oeuvrant dans le milieu contemporain désirent faire une distinction claire entre leur travail et celui des chéang kormnour, axé selon les besoins des clients. Dans cette perspective, les artistes en arts visuels contemporains se définissent désormais comme des selpakor, terme autrefois réservé aux arts de performance.

4.2.1. Une acceptation ambivalente du statut de selpakor Sur les 15 personnes interviewées habitant et travaillant à Battambang en 2012, 11 n’étaient plus aux études au moment de l’entrevue. Les quatre autres interviewés étaient des étudiants qui aspiraient à être artistes, mais qui, considérant que leur formation n’était pas terminée, ne se considéraient pas encore comme tels. Sur les 11 personnes qui n’étaient plus aux études, quatre personnes acceptent sans hésitation de se définir en tant que selpakor. Ces personnes spécifient que c’est parce qu’ils désirent s’exprimer à travers leur art et faire entendre leur propre voix qu’ils se considèrent comme des artistes. Ensuite, trois personnes manifestent une hésitation à endosser pleinement la désignation de selpakor, soulignant que ce sont d’abord les autres qui les considèrent ainsi : « for me, when I join an exhibition or meet someone, I just say « my name is Sophorn » or something like that. Beside that, my friend introduces me [as an artist] » (Entrevue avec Phin Sophorn, août 2012). Enfin, trois personnes refusent de s’identifier à ce statut et une personne ne s’est pas explicitement prononcée sur la question.

Outre une modestie apparente de la part des artistes, l’hésitation et le refus partiel de s’associer au statut de selpakor s’expliquent principalement par une perception que ce statut est élitiste : « pour le moment, le mot artiste, ce n'est pas ce que je cherche. Pour moi, les gens peuvent m'appeler par n'importe quel mot, l'important c'est que je fasse bien mon travail. L’artiste travaille pour sa société. Donc, moi je pense que je fais des choses pour montrer aux gens, à la société, mais je ne rentre pas dans le jeu d'avoir du profit et [du prestige] » (Entretien avec Pen Robit, août 2012). Encore aujourd’hui dans la société cambodgienne, le « statut de l’individu est défini par le groupe social auquel il appartient », plus

115 précisément, et il subsite une certaine imperméabilité des classes sociales à la classe sociale auquel il appartient (Népote 1992 : 14. Voir aussi Annat et Delux 2008).

Pour accéder aux hautes sphères sociales, il est nécessaire d’entretenir « ses relations », ce qui implique une attention accrue à sa réputation, mais aussi la manifestation publique de sa richesse et de son prestige — même si parfois peu effectif — ainsi que de sa reconnaissance envers son réseau social. C’est ce que Népote décrit comme « une reformulation avec ostentation [des] relations [et] […] la Figure 19 Svay Sareth 2012. The Traffic Circle, Sa Sa proclamation [ou la déclaration solennelle] du Bassac. Cette installation évoque le monument de l'Indépendance à Phnom Penh où les tuyaux de PVC partage de l’amitié et de la confiance » envers rappellent que pour fonctionner socialement au Cambodge, il faut des "connexions" (Entrevue avec son réseau de contacts (1992 : 30). Plusieurs l’artiste, juillet 2012). Crédits photo : Svay Sareth/Institut für Auslandsbeziehungen 2012 : artistes m’ont raconté comment certains de leurs amis en) sont venus à nier leurs origines, lorsque modestes, et leur passé dans l’optique d’intégrer ces hautes sphères.

De plus, « la vie politique et administrative est telle que toute hiérarchisation » est développée sous le modèle des relations familiales (Népote 1992 : 108 et 113). Certains artistes réfléchissent donc aussi sur le fait que pour être influent au Cambodge, il faut avoir des contacts, « il faut être la fille [ou la nièce] de » (Annat et Delux 2008 : 318).

En refusant ou en hésitant de s’identifier au statut de selpakor, les artistes rencontrés s’opposent à ce qu’ils définissent comme « la politique des artistes » ou « la maladie de l’artiste » (en khmer

ជមស្ងឺ ិលបករ), c’est-à-dire un excès de fierté, accompagné souvent d’une attitude hautaine et condescendante, de la part des artistes qui réussissent bien financièrement et socialement : « we are all humans. So we have ego, it's normal. But we have to change it or stop it in some way. You know, it's too much for the society and it hypnotizes people » (Entrevue avec Chov Theanly, août 2012). Sur ce point, les propos de Theanly rejoignent ceux de Tor Vutha, Long Kosal et Kuon Chanreaksmey. Cette

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« maladie » conduit les artistes à s’isoler des autres, car ils prétendent que le reste de la société n’a plus rien à leur apporter et à leur apprendre (Entrevue avec Ouk Sunnary, juin 2013; Kuon Chanreaksmey, août 2012).

Or, comme le souligne Hansen, « the birth of craving or hunger is the critical stage of causation for the determination of human behavior, as it forms the basis for both individuals and social pathologies or harm » (2002 : 50). Dans cette perspective, les artistes devraient se comporter d’une manière exemplaire puisqu’ils constituent le ciment de la culture (Entretien avec Ouk Sunnary, juin 2013). Conscients des excès de certains selpakor, c’est pour cette raison que trois personnes rencontrées préfèrent endosser le statut de chéang kormnour ou de neak kormnour77, comme le souligne Pen Robit78. Dans le même sens, Tor Vutha exprime que le mot artiste n’est qu’une étiquette, un titre au sein de la société. Tout comme Robit, ce dernier m’explique : « for me, I'm an artist. But the way I do is the way that the artists have done before, yes. Yeah… I cannot tell I'm artist » (Entretien avec Vutha, août 2012). Ainsi, l’hésitation de Robit et Vutha suggère que le selpakor est considéré comme appartenant à une sphère privilégiée de la société alors que le chéang kormnour reste plus près des gens ordinaires. « Si je me considérais comme artiste, ce serait comme si mon ego était au-dessus de mes amis : « ah lui, il est trop bas. Ah lui, il ne sait rien par rapport à ce que je fais ». Si tu te comportes de cette façon, tes amis ne veulent plus te parler et te fréquenter parce qu’on a plus les mêmes droits79. [Donc], moi, je suis Kosal » (Entrevue avec Long Kosal, août 2012)80. Bien que le terme selpakor devienne de plus en plus généralisé pour désigner les artistes oeuvrant en arts contemporains au Cambodge, la plupart des artistes rencontrés restent attachés à des valeurs et des rôles généralement incarnés par le chéang kormnour au sein de la société. Ce chapitre servira à approfondir ces valeurs et rôles associés à l’artiste contemporain, selon les personnes rencontrées.

77 En page 49 de ce mémoire, j’expose la distinction entre chéang kormnour et neak kormnour présentée dans Muan (2001). Or, les artistes rencontrés ne semblent pas faire une telle distinction et neak kormnour est ainsi employé comme un équivalent à chéang kormnour. 78 Voir planche 11. À la question, si tu n’es pas un selpakor, tu es quoi? Pen Robit me répond : « un neak kormnour ». Chov Theanly, bien qu’il se dise selpakor « parce qu’il désire faire entendre sa voix », reconnaît aussi ce besoin de contribuer à la société chez les chéang kormnour; leur voix n’ayant tout simplement pas la même portée ni la même opportunité de se faire entendre actuellement. Cette préoccupation marquée chez ces deux artistes pour le travail du chéang kormnour peut être reliée au fait que tous les deux ont côtoyés dans leur famille des représentants de cette profession (respectivement le père de Robit et l’oncle de Theanly). 79 En khmer=sith. Ce terme se traduit plus précisément comme « nous n’avons pas le droit d’être humains de manière égale », ou encore, « nous ne sommes plus égaux en tant qu'humains ». Par « égalité », Kosal entend « avoir le même statut social; être au même niveau dans la hiérarchie sociale ». 80 Voir planche 8.

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4.2.2. Qu’entendons-nous par personne morale et exemplaire? Lors de mon terrain, une majorité de personnes rencontrées m’a explicitement présenté l’artiste en termes correspondant à un idéal moral bouddhiste. Par exemple, lors de mon entretien avec l’artiste Tor Vutha81, ce dernier m’explique que l’artiste doit avoir une bonne maîtrise de soi, éduquer sa conscience et approfondir ses connaissances. L’artiste est en contrôle de lui-même, est créatif et est une bonne personne; un bon modèle de référence pour les autres (Entrevue août 2012). Cette personne est aussi décrite à travers les idées qu’elle véhicule pour sa société qui, selon Long Kosal, devraient être des idées « nobles, nouvelles et de paix; pour faire progresser notre pays » (Entretien août 2012). Le peintre Svay Ken, considéré par certaines personnes comme le père fondateur des arts contemporains au Cambodge, abonde également dans ce sens (voir Figures 20 et 23)82.

Ce modèle moral n’est pas une fin en soi, mais un processus de perfectionnement constant qui implique un désir d’approfondir ses connaissances. Kou Sothea83 souligne l’importance pour l’artiste de rester curieux et de rechercher une compréhension toujours plus approfondie des problématiques exposées Figure 20 Peinture de Svay Ken de sa série Sharing à travers son art. L’artiste, tel un knowledge 2008, « Si quelqu’un qui est riche, a un air hautain à l’égard des membres de sa famille qui sont plus chercheur, documente une réalité. Par pauvres et à l’égard de sa propre origine; cela [cette façon d’agir et de penser] peut le détruire ». Crédits photo : De exemple, Sothea s’engage dans cette Brouwer 2009 : Internet. démarche à travers sa pratique artistique, qui l’amène à explorer « the sadness of people », en élaborant une réflexion parallèle sur la présence américaine au Cambodge dans les années 1970 et l’intervention plus récente des États-Unis en Afghanistan et en Irak : In 30 or 40 years, the old people who used to live during that regime [Pol Pot’s regime], they will be dead already. […] the primary data will be lost. The secondary data will only exist in books […] but it will not be as clear as the primary data, I think. So the artist, he [needs to know] well about the history of this regime. He needs to write, he needs to read, he needs to research for a lot of information that are related with this event. If the artist sees: “oh! [so much] violence happened. […] I must make an artwork to tell people around Cambodia, around the world [about this event] in order to make them understand about violence. Do not allow people to follow this event in the future ». So the artists, they know about the good solutions to tell the people who don't know how to understand about this.

81 Voir planche 16. 82 Voir Gleeson (2009) et Surewicz et Mom Kunthear (2008). 83 Voir planche 7.

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[…] « No one can fight another one ». So […] that is why I say a good artwork is necessary the one [working] for the society. (Entretien avec Sothea, août 2012)

In United-States, they have The Statue of Liberty : « You need the freedom for your people ». Then, why don't you give the freedom to other people around the world? Why did you bomb Cambodia and Vietnam? Why did you bomb Afghanistan and Iraq? Why did you do like that? In your country, you have The Statue of Liberty, so why don’t you give freedom [peace?] to other people, outside from your country? (Entrevue avec Sothea, août 2012).

L’idéal moral auquel aspirent plusieurs artistes rencontrés en plus de nécessiter une attitude d’ouverture et de curiosité s’appréhende aussi à travers le développement de certaines valeurs, de normes ou de qualités, nommément l’humilité et la simplicité, l’authenticité et le civisme (Ratanakul 2007; Gombrich 2006; Love 1965; Hansen 2002; Hansen 2007). Il est intéressant de noter que certains des chéang kormnour et danseurs plus âgés ont aussi corroboré plusieurs de ces valeurs comme étant primordiales pour être un bon artiste lors de nos discussions (Entrevues avec Ouk Sunnary et Bech Bunngoun,

Figure 21 The sadness of people, Kou juin 2013). Comme nous le verrons, ces valeurs, traduites Sothea. Crédits photo : courtoisie de l'artiste. parfois en normes, ne sont pas uniquement « imposées par la société » aux individus rencontrés; elles sont aussi « habitées », « vécues », « désirées » et « accomplies » par ces personnes (Mahmood 2009 : 44). Il semble que les artistes rencontrés fassent le choix éclairé d’essayer de s’y conformer, voire, de les revendiquer.

4.2.3. Être artiste, c’est être humble et simple Plusieurs artistes rencontrés soulignent l’importance de rester humble : « pour moi, pour être un bon artiste il faut premièrement rester nous-mêmes. En ce sens, il faut rester humble et il ne faut pas oublier d’où on vient [regarder de haut les autres] parce qu'on fait plus d'argent [ou l'on a plus de succès]. (Entrevue avec Som Sokvibol, juillet 2012)84.

Cette humilité réfère surtout à une simplicité, soit la capacité des artistes de rester près des gens ordinaires. Un autre exemple est celui de Heak Pheary85. Cette étudiante est très fière de ses créations réalisées jusqu’à maintenant, mais elle insiste pour dire que cette fierté n’est pas « une fierté négative ». Plus précisément, lorsqu’elle sera une artiste accomplie, elle « préférerait rester au

84 Voir planche 12. 85 Voir planche 12.

119 milieu », c’est-à-dire conserver un statut social moyen afin de ne pas « être trop loin » des siens, ce qui fait échos aux critiques de certains artistes à leurs contemporains qui, devenus célèbres, renient leurs origines.

Pheary renchérit en ce sens lors d’une de nos rencontres : « I will keep my characteristics, [it will] not [be] different from [my] painting. And I [will] do it forever. Until the end of my life, I [will] continue my art work [for] the next generation [pass my art knowledge to them]. And if I get money from those paintings, I will [open a school and teach] all the children who want to draw or paint » (Entrevue, septembre 2012). Dans cet extrait, elle exprime le souci de plusieurs de ses pairs de rester accessibles aux autres malgré leur succès. Comme Vibol, elle souhaite conserver la possibilité de redonner au suivant, c’est-à- dire de partager avec les siens, ou les générations futures, les connaissances qu’elle a acquises par sa pratique artistique.

Ce désir de simplicité se traduit aussi à travers les expositions de certains des artistes rencontrés. Par exemple, au cœur de la démarche artistique de Chov Theanly86 réside une volonté de ne pas compliquer les choses et de créer « not only for myself but mostly for my people ». En effet, pour Theanly « art should be for everyone » (Entrevue de Theanly, août 2012). Dans la description de son approche artistique pour l’exposition Surviving, qui a eu lieu à Java Arts en mai 2013, Theanly dit : « je suis un artiste honnête », ce qui réaffirme pour lui l’importance de rester simple et cohérent avec ce qu’il est, ce qu’il vit et ce qu’il exprime à travers ses créations. La thématique de l’exposition vient plus précisément exemplifier les propos de l’artiste. Effectivement, dans Surviving, Theanly choisit de représenter des personnes de son entourage au quotidien. Celles-ci sont dépeintes à partir d’un point de vue légèrement en plongée. Elles ont la tête inclinée légèrement vers l’arrière et leur regard fixe un point en hauteur. La ligne de démarcation entre les couleurs de fond pour chaque peinture évoque un niveau d’eau élevé, où chaque personne représentée doit incliner la tête pour continuer à respirer. Par cette évocation d’un niveau d’eau montant, chaque œuvre est marquée d’une « tension quant à l’issue de la situation présentée » (Java Art gallery 2013, Internet).

Selon Theanly, l’exposition se veut une réflexion sur « la vie sous pression » à laquelle plusieurs Cambodgiens sont aujourd’hui confrontés, selon lui. Theanly explique cette vie sous pression

86 Voir planche 5.

120 par l’accélération du rythme de vie liée à l’émergence d’une société de consommation au Cambodge ainsi qu’en raison des excès que ce rythme de vie engendre parfois : « some people, they have new Iphone and new Ipad too but they eat very cheap food, not a good quality food. […] They got a nice house but they have no idea how to organize it. They have a big car, but they have no idea how to take care of it and they don’t change the lubricant so it pollutes a lot the environment. I want people to think about this » (Entrevue avec Theanly, août 2012)87.

Au Cambodge, Annat et Delux expliquent que la mise sur pied de l’UNTAC au début des années 1990 a ouvert rapidement les portes au capitalisme et à l'arrivée de multiples produits de consommation rares sous le socialisme (2008 : 355, 358). Cette introduction de nouveaux produits a été favorisée par l’arrivée massive des ONG et de leurs travailleurs venus reconstruire, stabiliser et aider le Cambodge (Marshke 2008 : 133)88. Les années 1990 ont aussi vu émerger une classe moyenne dotée d’un pouvoir d’achat plus élevé, particulièrement « à la faveur des emplois dans les organismes internationaux » (Annat et Delux 2008 : 357).

De nos jours, il semble qu’une certaine jeunesse urbaine s’inscrive de manière de plus en plus marquée dans une culture de consommation et de loisirs, particulièrement depuis son entrée sur le marché du travail au milieu des années 2000 (Saphan 2010; Annat et Delux 2008)89. Pour Saphan, c’est à travers la possession de biens matériels que se construit « l’identité urbaine ». En ce sens, ce qui intéresse davantage l’urbain c’est d’être relié à cette « culture urbaine » par la consommation de biens, plutôt que les produits de consommation en eux-mêmes (Saphan 2010 : 116, 120). Je considère que les artistes rencontrés durant ma recherche font en général partie de ce groupe social émergent qui est plus éduqué, qui a parfois déjà voyagé à l’étranger et qui parle plus d’une langue.

Toutefois, comme l’expliquait Bandaul dans son exposition Digestion présentée à la Romeet gallery en 2013, les transformations sociales issues d’influences extérieures doivent être d’abord

87 Je ne dispose pas de statistiques sur ce sujet, mais quiconque séjourne un certain temps au Cambodge, particulièrement à Phnom Penh, remarquera l’omniprésence des voitures Lexus - plus que n’importe autre marque de luxe - dans les rues, un des symboles de réussite privilégiés par la classe moyenne-aisée actuellement. 88 Corollairement à leur arrivée, le dollar américain a « soudainement servi de grosses dénominations au riel », la monnaie locale. Encore aujourd’hui le dollar américain demeure la devise courante pour les transactions importantes et dans le secteur du tourisme (Annat et Delux 2008 : 355). 89 Pour une étude détaillée du développement d’un sentiment d’urbanité associé à la consommation d’objets « modernes » chez les jeunes Phnom Penhois, voir la thèse de doctorat de Linda Saphan (2010).

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« digérées ». Cette idée était exprimée par son installation représentant un intestin géant fait de moustiquaires, de sarongs90 et de kramas dans lequel divers objets ont été « avalés »; « I think Cambodia is having trouble digesting these things. The Chinese culture, the Korean influence […] We’re adopting these ideals so fast and are not taking time to digest the meaning or significance » (Srey Bandaul, cité dans Knox 2013a : Internet)91. Les propos de Bandaul font écho à ceux de Theanly qui peuvent aussi être lus à travers le phénomène des nouveaux riches qui fait son apparition dans les années 2000 au Cambodge (Saphan 2010 : 124). Ce phénomène a passablement été étudié en anthropologie dans plusieurs contextes postsocialistes (Doyon et Brotherton 2008; Patico et Caldwell 2002; Fehérváry 2002; Sampson 1994). Les nouveaux riches, selon Sampson, ne sont pas juste une nouvelle classe économique : « they are a class in formation, a new class stratum which is consolidating itself partly via cultural forms, what we may call « lifestyle » » (1994 : 7). Reconnaissant l’importance des particularismes locaux dans l’étude des transitions postsocialistes, ces auteurs s’entendent tout de même pour dire que, de manière générale, « marketization has fostered an increasingly stratified class system, sharpening material and social differences and complicating local ethics of collective responsibility » (Patico et Caldwell 2002 : 288).

Au Cambodge, le pays s’est transformé en l’une des économies ayant un des taux de croissance les plus rapides au monde : « the past decade has witnessed a remarkable transformation: average economic growth near double digits; property prices skyrocketing and then plummeting; the birth of Cambodia’s first internationally managed private fund […]; and an explosion of private university education of dubious quality » (Ear 2013: 9). Marshke dénonce l’approche du gouvernement de Hun Sen « connue sous les termes de reas mean mun rodth (les gens deviennent riches avant l’État) » qualifiant l’État de « fantôme » (2008 : 149). Effectivement, bien que ces nouveaux riches proviennent de divers milieux et ont réussi économiquement par divers moyens, il faut souligner qu’une part non négligeable a su s’enrichir rapidement en usurpant des biens publics, en profitant de pots de vin issus de la corruption, détournant des fonds étrangers et en faisant usage de leurs réseaux de contacts à des fins personnelles (Annat et Delux 2008 : 357; Saphan 2010 : 123-131). Chandler témoigne de cette compréhension du pouvoir qu’ont certains dirigeants : « ceux qui ont le pouvoir estiment qu’ils

90 Le sarong est un morceau d’étoffe généralement très coloré qui une fois noué à la taille constitue la jupe traditionnelle cambodgienne. 91 Voir planche 14.

122 méritent de gouverner. […] Beaucoup croient que gouverner induit la richesse. L’inégalité, pour ceux qui sont aux affaires, est une donnée normale qui a toujours affligé ceux qui n’ont pas de chance; elle ne les concerne nullement. » (Chandler extrait de Grascuel 2006 repris dans Annat et Delux 2008 : 354).

Ces nouveaux riches s’adonnent à une extravagance flamboyante dans leur mode de vie (Fehérváry 2002 : 380-281; Sampson 1994). L’ostentation de leur richesse prend une connotation particulière du fait que le statut aisé d’une personne résulte selon les Cambodgiens normalement de la qualité de ses bonnes actions antérieures (Saphan 2010 : 116). De plus, au Cambodge, les façons de parler et de se comporter en public dénotent le milieu social où une personne a grandi. Il est généralement possible de déceler la classe sociale de quelqu’un en l’écoutant parler92 et en observant si elle respecte les règles d’étiquette de circonstance. Ainsi, ces nouveaux riches se remarquent souvent à la façon dont ils se comportent et échangent avec les autres. Parce qu’ils se sont enrichis rapidement, ils ont accès aux hautes sphères de la société, mais ils n’ont pas nécessairement tous appris à se comporter convenablement, selon les règles de bienséance associées à son statut (Discussion avec Om Nadda S. Chhem, hiver 2014). Effectivement, contrairement aux élites d’avant la période khmère rouge, ces derniers ont l’argent, mais n’ont pas le capital culturel qu’avaient leurs prédécesseurs, ce qui semble être caractéristique du phénomène des nouveaux riches en général, comme le décrit Sampson (1994). C’est ce à quoi réfère Theanly lorsqu’il mentionne ces riches qui ont une grosse voiture, mais qui ne savent pas comment l’entretenir.

Ensuite, Taylor, dans son étude des artistes vietnamiens basés à Hanoi, suggère que « changes in art economics lead to political changes in terms of the status of artists vis-à-vis the state and their role in society. Furthermore, in a market economy, artists will be differentiated on the basis of their economic success » (2004 : 109). Cette remarque nous aide à comprendre pourquoi, dans le contexte cambodgien actuel, il est important pour les artistes de défendre un statut social humble et simple.

92 La langue cambodgienne est hautement codifiée selon la hiérarchie sociale. Par exemple, pour chaque verbe, il existe au moins cinq termes selon où se situe la personne qui est en train de faire l’action dans la hiérarchie sociale. Ainsi, « manger », qui se traduit pour une personne de statut social moyen-neutre comme « niam bay » devient pour le roi « saôy bay », pour le moine « chhânn bay », pour les personnes plus âgées que soi « pisa bay » et, à l’opposé, s’il s’agit de quelqu’un de peu éduqué qui fait l’action, « si bay ». La capacité de jongler avec les différents registres de langue est généralement révélatrice du statut social de la personne et de son niveau d’éducation (Discussion avec Om Nadda S. Chhem, automne 2011).

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Dans son exposition Surviving, Theanly choisit de dépeindre des gens « calmes », qui « semblent introspectifs » et qui ne sont pas en train de « lutter » (Java Art gallery 2013, Internet). Pourtant, ces gens subissent une pression « quasi suffocante » aux dires de l’artiste. On aurait donc pu s’attendre à les voir exprimer leur inconfort face à cette pression persistante, mais l’artiste décrit les personnages de Surviving comme étant plutôt plongés dans un état de profonde réflexion. Ce choix artistique est en mon sens lié au but général de l’artiste qui est de faire entendre sa voix par rapport à l’importance de rester simple : « my voice wants to ask to many people if they could kindly simplify things. « Simplify your life », you know « don’t make it complicated » » (Entrevue avec Theanly, août 2012).

Pour Theanly, l’accumulation de biens matériels est une distraction par rapport à ce qui est essentiel. L’artiste nous dit que c’est dans le présent que nous devons apprécier les choses simples et qu’il est plus important de manger sainement, de conserver la forme ou de prendre le temps d’observer les beautés de la nature plutôt que de posséder une grosse voiture. Ainsi, Theanly invite à entreprendre une démarche de distanciation du monde, à la manière des personnages représentés dans Surviving, dans le but de réfléchir et de prendre conscience de ce qui s’y passe, puis de comprendre que le bonheur ne se retrouve pas dans les biens matériels, mais dans les choses simples du quotidien.

Par la représentation de visages familiers, notamment lui-même, son amie Touch et la vendeuse au coin de sa rue, il est facile de s’identifier aux personnes, ce qui rend le message de Theanly accessible à tous. Dans cette perspective, Theanly met en œuvre sa volonté de créer « d’abord pour son monde, ensuite pour tout le monde » et de rendre « l’art ouvert à tous ». Le choix des sujets représentés suggère que ce processus de prise de conscience est à la portée de quiconque prend le temps de brièvement « suspendre le cours du temps ». Theanly souligne l’importance d’entreprendre cette démarche dès aujourd’hui, car c’est maintenant qu’il faut apprécier la vie, ce n’est pas dans le futur (Discussion avec Theanly, juin 2013). Pour appuyer son idée, il m’explique qu’une de ses connaissances proches ne mange pas après midi et conserve sa nourriture pour les moines de la pagode locale93. Cette pratique fréquente au Cambodge permet au donateur de « tvoeu bônn », c’est-à-dire d’accumuler des mérites par ses bonnes actions et

93 Cette femme fait partie des daun chy, c’est-à-dire un groupe de femmes âgées pieuses qui respectent trois préceptes religieux supplémentaires. Voir la référence détaillée plus haut (Gombrich 2006 : 78; Népote 1992 : 106).

124 espérer une naissance future à un niveau supérieur dans le cycle des renaissances (samsarā). Toutefois, comme le souligne Theanly, le fait de ne pas manger peut amener certaines irritations, ce qui n’est pas toujours agréable pour l’entourage de la personne. Ainsi, ce qui importe pour Theanly, ce n’est pas de s’imposer une privation dans l’optique d’une meilleure vie future, mais de vivre le présent de manière équilibrée en ayant une compréhension juste de ce qui est essentiel, c’est-à-dire sans tomber dans les excès favorisés par un mode de vie effréné ou, au contraire, par un mode de vie d’ascète. Bref, l’important est de « remaining centered, within the middle way », tout comme le préconise le bouddhisme (Mortland, 1994 : 81).

4.2.4. Être artiste, c’est être authentique En continuité avec ces idées d’humilité et de simplicité, plus de la moitié des artistes rencontrés soulignent l’importance de rester authentique. Cette authenticité réfère d’abord à la capacité de l’artiste à être cohérent par rapport à ce qu’il est en tant que personne et à ce qu’il défend à travers sa pratique. Comme l’exprime Kou Sothea, il est primordial que l’artiste applique dans son quotidien les valeurs et idées véhiculées dans son travail. Par exemple, si un artiste traite de l’importance de sensibiliser les gens aux maladies transmissibles sexuellement, mais que lui- même dans sa vie ne se protège pas, alors on peut dire « qu’il ne respecte pas son travail artistique » (ma traduction. Entretien avec Kou Sothea, août 2012). Sothea questionne : « so, would people respect your artwork? I don’t think so. Because you’re not a good artist. Why should people respect your idea or your message? The artist should be good [act properly] because you are a person who gives a good message [for the society] » (Entrevue avec Kou Sothea, août 2012).

Certains artistes insistent aussi sur l’importance de s’exprimer de manière authentique, c’est-à- dire de transmettre à travers leur art des sentiments vrais, qui viennent du cœur94. Pour Sou Sophy95, l’artiste voit au-delà des apparences. Elle m’explique, en faisant analogie à un fruit, que l’artiste peut représenter « la saveur de la chair d’un fruit dissimulée sous la couleur et la texture de sa pelure » (Entretien avec Sophy, août 2012). Khchao Touch96 accorde beaucoup d’importance à cette authenticité dans son œuvre. Par exemple, son exposition Restful Place, présentée en 2011 au Centre culturel français de Phnom Penh, Touch aborde l’idée d’un espace paisible en chaque femme, à travers les thématiques de la féminité et de la maternité. Elle dit :

94 Traduction personnelle de « aroam chett pi kloun aign » (en khmer) : les émotions dedans (au coeur de) soi-même. 95 Voir planche 13. 96 Voir planche 6.

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I want to paint a space where women can feel free, where they can rest and relax in an atmosphere of peace and joy and tranquility. This is not an external place, it is found deep in the heart of every woman, every woman who feels confident, joyous and free in their feminity. Inside every woman there is a woman like the women in my paintings but often she doesn't know how to find her restful place (Extrait de l’exposition Restful Place, 2011)

Cette quiétude, Touch l’a elle-même trouvé dans sa pratique artistique et c’est pourquoi elle désire partager cette expérience enrichissante avec les autres. Effectivement, Touch lie sa démarche artistique générale à un processus de réconciliation avec son passé. Cette dernière a vécu une enfance dans un contexte stressant puisque les conditions de vie difficiles rendaient la communication et les relations entre les membres de sa famille ardues. De plus, Touch a aussi vécu sa grossesse comme un épisode parfois éprouvant (Entrevue de Touch, août 2012). C’est pourquoi elle s’attache à partager avec les autres, ce que l’art lui a permis de découvrir en elle. Selon elle, être artiste implique une capacité à laisser libre cours à ses pensées et à ce que l’on ressent à travers son art : « I think, I don't [care], what the people are thinking of my art, they are maybe thinking: “Oh… this, I saw it already or… that, I did it already…” What can I do? That’s what my feelings want to show you, and to the people. What can I do? These are my feelings, what comes out and what I want to express » (Entrevue avec Khchao Touch, août 2012).

Les propos de Touch soulignent l’importance accordée à l’authenticité en tant que sincérité. Comme le résume aussi Long Kosal, un bon artiste « ne ment pas. Il parle avec ses sentiments, avec des idées qui proviennent de son expérience » (Entrevue août 2012). L’expression de soi pour l’artiste, c’est la capacité de laisser parler une partie de nous-mêmes et de rejoindre les autres grâce à notre travail.

4.2.5. Être artiste, c’est faire preuve de civisme et de compassion

À propos des êtres humains : « bons, ils ressemblent au fruit du jaquier, rugueux à l’extérieur, rempli d’une chair succulente; mauvais, ils sont semblables au fruit du figuier lvā, lisse au-dehors, “pourri” au-dedans » (Extrait du cpāp’ kūn cau dans Thierry 1985 : 43).

L’artiste Sou Sophy insiste pour décrire le bon artiste comme quelqu’un qui « connaît sa vraie personnalité et qui reste dans la politesse en ce qui concerne sa façon de parler et de faire » (Entrevue Sou Sophy, août 2012). Celle-ci pose l’artiste comme un modèle de civisme pour les autres. Elle explique :

Les arts sont très importants pour la société parce que normalement dans chaque personne, il y a toujours un artiste. Par exemple, il y a un art de parler. Quand tu sais comment parler aux gens, les gens t'écoutent, les gens s'intéressent à ce que tu dis. Il y a un art pour chanter. Donc si tu chantes bien, les gens aiment t'écouter chanter. […] Donc les

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arts peuvent éduquer les gens dans la façon de parler, de chanter et de s'habiller. Dans la façon de manger, dans la façon de marcher; il y a beaucoup d’art en nous. Toutes les choses [de notre quotidien] viennent de l'art. […] S'il n'y a pas l'art de créer ou de faire, s'il n'y en a pas l'art de faire ces choses-là, nous n'avons pas de modèles [pour être de bonnes personnes]. (Entrevue avec Sophy, août 2012)

L’importance que cette artiste accorde au fait d’adopter une conduite exemplaire se manifeste à travers son exposition Srae Ngei qui avait lieu à Sammaki en 201297. Effectivement, dans cette exposition, Sophy s’adresse aux jeunes femmes de sa génération qui, selon elle, sont en train de perdre leurs racines en essayant de suivre trop rapidement la mode occidentale. En comparaison, Sophy propose que la façon d’agir des femmes cambodgiennes plus âgées est tel le srae ngei. Le srae ngei est une sorte de riz sauvage avec un goût particulier qui pousse dans les rizières au Cambodge, mais que les cultivateurs ne conservent pas afin de maintenir l’homogénéité de leurs récoltes. Ce type de riz pousse en faible proportion dans les rizières et il est difficile de le remarquer dans les champs si l’on n’y fait pas attention (Entrevue avec Sophy, août 2012). Selon Sophy, les femmes cambodgiennes d’un certain âge sont discrètes, plus réservées et pudiques dans leur façon de s’habiller et de se comporter, tel le srae ngei, tandis que les jeunes femmes d’aujourd’hui « adoptent plus souvent des tenues séduisantes inspirées de la mode occidentale » (Entrevue avec Sophy, août 2012). Sans s’opposer au changement, Sophy souhaite que la jeunesse féminine réfléchisse aux façons d’être traditionnelles parce qu’actuellement, « quand il y a les courants étrangers qui rentrent, c'est comme si nous, en tant que Cambodgiens, nous oublions que nous aussi on a nos coutumes » (Entrevue avec Sophy, août 2012).

Remarquons que ce type de comparaison entre la nature et l’humain dans l’optique de fournir une recommandation morale ou éthique est fréquente dans les poèmes ou les contes cambodgiens comme l’a relevé Solange Thierry (1985) à travers son étude des contes, proverbes et des cpāp’. Les cpāp’ sont « a genre of didactic Buddhist poetry » composé généralement par des moines prescrivant la conduite morale à privilégier pour un mieux-vivre en société98 (Pou et Jenner 1975 : 369-370). Par exemple, dans Le Cambodge des contes Thierry relève un proverbe similaire à la comparaison de Sophy : « “Dressé, il est vide, incliné, il porte le grain”. Telle est l’image, empruntée à l’épi de riz, de l’antithèse entre l’homme vaniteux et l’homme humble, rempli de valeur » (1985 : 43).

97 Voir planche 13. 98 « Ce genre pris naissance […][entre le XIVe et XVIIIe siècle] dans un milieu bouddhiste imprégné d’un ardent prosélytisme et détenteur de la culture khmère, constitué notamment par des religieux des monastères bouddhiques qui composaient ainsi des textes en vers plus ou moins longs destinés à servir de manuels de lecture et de traités de morale pratique et religieuse pour les jeunes enfants des deux sexes » (Pou et Jenner, 1975 : 369-370).

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Par cette exposition, Sophy met en application sa conception de ce que doit être l’artiste soit quelqu’un qui fait preuve de civisme et qui, par extension, éduque sa société. Plus encore, elle utilise pour exprimer son idée une comparaison qui s’apparente à celles souvent utilisées traditionnellement dans les récits cambodgiens de morale, ce qui constitue une métaphore parlante pour son public.

À la lumière de mes résultats de recherche, la notion du soi recoupe les qualités morales défendues par le bouddhisme theravāda (Collins 1982, Gombrich 2006, Ratanakul 2007 et Harris 2005) et celles mises de l’avant dans les travaux de Hansen au sujet du modernisme bouddhiste au Cambodge (2002, 2004 et 2007), comme le résume le tableau 3 (page suivante). Effectivement, rappelons l’importance pour une personne morale de préserver un état d’esprit empreint de bienveillance, de bonté désintéressée, d’altruisme, de joie « compatissante » et d’équanimité tel qu’exposé dans Gombrich (2006 : 66), Ratanakul (2007 : 241) et Love (1965 : 310). Long Kosal souligne cette importance et ajoute : « qu’un bon artiste est celui qui a la compassion, qui est responsable et qui défend des valeurs de civisme ainsi que de bienveillance. Par exemple, si tu vois quelqu’un dans le besoin, tu l’aides » (Entretien août 2012).

Comme l’expose Vutha, le développement de ces qualités morales nécessite une bonne maîtrise de soi-même et l’éducation de sa conscience (Entrevue, août 2012). Toutefois, bien avant d’arriver à une compréhension de l’anicca (impermanence) (Collins 1982), ce qui n’est pas explicitement la préoccupation des artistes rencontrés, il est nécessaire de développer la sīla (moralité), le samādhi (concentration de l’esprit) et la pañña (sagesse) afin d’être en mesure de faire preuve de satisampajañña (discernement) au quotidien.

Tout comme pour Hansen (2007), les artistes soulignent que ce travail est accessible à tous, et même encouragé pour chacun, dans le but d’améliorer la société. Ce processus de transformation de soi est une œuvre du présent, concrètement ancrée dans l’expérience quotidienne, et non une réalisation future. Effectivement, les effets de cette démarche, bien que source d’accumulation de mérites (puñña) dans l’optique d’une renaissance future meilleure dans le samsāra, sont désormais accessibles dès maintenant.

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Résumé des valeurs et des rôles attribués à la subjectivité Tableau 3 des artistes comparé aux valeurs et rôles relevés dans des écrits bouddhistes

Valeurs et rôles exprimés par les Extrait d'entrevue Liens avec des écrits bouddhistes répondant(e)s Humilité/ « Si je me considérais comme artiste, ce serait comme si mon « It also relates to the forms of high status that individuals display, simplicité/ ego était au-dessus de mes amis : “ah! lui, il est trop bas. Ah! lui, such as symbols or « medailles » and so forth. A person with glory, authenticité/ il ne sait rien par rapport à ce que je fais”. Si tu te comportes de authority, and rank has them hung on his clothes to boast and flatter sincérité cette façon, tes amis ne veulent plus te parler et te fréquenter himself in this world- but the decorations are like the collar. They parce qu’on a plus les mêmes droits. [Donc], moi, je suis are things that cause one to tremble with excitement, that make one Kosal » (Entrevue avec Long Kosal, août 2012). intoxicated with glory. Anyone with wisdom should reflect on the lessons of the Dhamma instead » (Commentaire de Ind sur la fable « My voice wants to ask to many people if they could kindly du chien au collier, Gatilok [1921?] 1971, v.4: 55-56, cité dans simplify things. « Simplify your life », you know, « don’t make it Hansen 2007: 74). complicated » » (Entrevue avec Theanly, août 2012). « (62) Quant à celui qui se livre au cancan, au cœur mauvais et sans « I don't [care], what the people are thinking of my art. They are énergie, tricheur et menteur, trompeur dans ses propos, qui colporte maybe thinking: « This, I saw it already or… that, I did it des paroles déplaisantes pour briser l’amitié qui relie les autres (63) already… » What can I do? That’s what my feelings want to celui-là donc, est certainement vil, plus puant que les immondices, show you and to the people. What can I do? These are my d’une puanteur implacable. Lorsqu’il passera à l’autre monde, en feelings, what comes out and what I want to express » outre, il ira aux enfers […] (64) Ne commettez pas d’abus. En (Entrevue avec Khchao Touch, août 2012). voyant les autres pourvus de biens, ne nourrissez pas de jalousie. En évitant les paroles venimeuses qui ne sont pas bonnes à dire, en « Pour moi, pour être un bon artiste il faut premièrement rester évitant les paroles mensongères, vous obtiendrez une masse de nous-mêmes. En ce sens, il faut rester humble et il ne faut pas mérites » (Extrait du Cpap’ cau kau, strophes 62-64, traduit dans Pou oublier d’où l’on vient [regarder de haut les autres] parce qu'on et Jenner 1977 : 204). fait plus d'argent [ou l'on a plus de succès] » (Entrevue avec Som Sokvibol, juillet 2012).

« [If you don't apply to your life what you support in you paintings], would people respect your artwork? I don’t think so. Because you’re not a good artist. Why should people respect your idea or your message? The artist should be good [acts properly] because you are a person who gives a good message [to the society] » (Entrevue avec Kou Sothea, août 2012).

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Civisme/ « Les arts sont très importants pour la société parce que « […] (6) Il faut apprendre à répondre par pad et cas et ne pas trop contrôle de soi normalement dans chaque personne, il y a toujours un artiste. être impudents avec vos aînés; il faut employer avec les autres des Par exemple, il y a un art de parler. Quand tu sais comment mots polis au lieu de en, vi, (7) i, oe, an et autres mots blessants. À parler aux gens, les gens t'écoutent, les gens s'intéressent à ce cause des propos inconvenants, on jasera et vous blâmera d’une que tu dis. Il y a un art pour chanter. Donc si tu chantes bien, façon infâme, on dira que vous manquez d’éducation (8) que les les gens aiment t'écouter chanter. […] Donc les arts peuvent vieux ne vous ont ni conseillé, ni censuré, c’est pourquoi vous êtes éduquer les gens dans la façon de parler, de chanter et de mauvais. On vous traitera de mal élevés, ignorant les règles envers s'habiller. Dans la façon de manger, dans la façon de marcher; les vieux. (9) On blâmera même vos parents, d’où sortira une donc il y a beaucoup d’art en nous. Toutes les choses [de notre réputation infâme, on vous critiquera en abondance et ce blâme quotidien] viennent de l'art. […] S'il n'y a pas l'art de créer ou de touchera même les vieux […] » (Extrait du Cpap’ Pros, strophes 6-9, faire, s'il n'y a pas l'art de faire ces choses-là, nous n'avons pas traduit par Jenner et Pou 1976 :332). de modèles [pour être de bonnes personnes] » (Entrevue avec Sophy, août 2012). « [À propos des êtres humains :] bons, ils ressemblent au fruit du jaquier, rugueux à l’extérieur, rempli d’une chair succulente; mauvais, ils sont semblables au fruit du figuier lva, lisse au-dehors, “pourri” au-dedans » (Extrait du Cpap’ kun cau dans Thierry 1985 : 43). Compassion/générosité « Un bon artiste est celui qui a la compassion, qui est « (60) Mais celui qui est honnête, dont les propos sont droits, et qui responsable et qui défend des valeurs de civisme et de cultive la compassion, celui-là donc, dégage un parfum meilleur à bienveillance. Par exemple, si tu vois quelqu’un dans le besoin, celui des fleurs variées et en général, qui embaume jusqu’au paradis » tu l’aides » (Entretien Long Kosal, août 2012). (Extrait du Cpap’ cau kau, strophe 60, traduit par Pou et Jenner 1977 : 204).

« (13) Faites l’aumône d’un cœur sincère, sans vous accrocher (aux biens) et les regretter (car) ces biens vous conduiront vers l’autre monde et ne seront pas vains » (Extrait du Cpap’ kerti kal, strophe 13, traduit par Pou et Jenner 1975 : 385) Concentration/ « Pour être un artiste, tu dois premièrement apprendre à « [An angry person] should think about that person [at whom he is discernement maîtriser ton for intérieur, éduquer ton esprit. [...] Cela prend de angry] thus : this person, it seems, as my mother in the past carried (insight)/ la patience et un bon contrôle de soi. Deuxièmement, il faut me in her womb for ten months […] and played with me in her lap, "loving-kindness"/ être créatif et troisièmement, tu dois être un bon exemple; une and nourished me […] And this person as father went by goat paths équanimité bonne personne; un bon modèle de référence [pour les autres], […] to pursue the trade of merchant, and he risked his life for me c'est ce que je pense » (Entrevue avec Tor Vutha, aout 2012). […] by one means or another, thinking to feed his children. And as my brother, sister, son, daughter, this person gave me such and such « My voice wants to tell people about life. You know, "living"... help. So it is unbecoming for me to harbour hate for him in my because, my society is a bit slow, I mean everything is just slow, mind » (Buddhaghosa*, Extrait de Dharmasiri, Fundamentals of moving so slow and many people aren’t educated. I want to Buddhist Ethics, pp.58-59, cité dans Walters 2003: 28). change it, you know. I want that people think about things that are important and things that aren't... especially about their life « People [who possess] satisampajanna to analyze the circumstances

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quality. For example, some people, they have new Iphone, new and occasion […] do not falter when they are in charge of some Ipad too, but they eat very cheap food, without quality [...] I activity; whether they are walking, sitting, sleeping, standing, lifting want people to think about this » (Entrevue avec Chov Theanly, their arms […]; whether eating food that is soft or tough, when août 2012). chewing and when swallowing food into their stomach. If you do not have (satisampajanna), if you do not think first, then in all these actions, you will falter by falling down or getting stuck on thorns, and so on. […] Individuals without (satisampajanna) are known in everyday language as “careless persons” » (Ind: Gatilok [1921?] 1971 , v.3 20-21, cité dans Hansen 2007: 165).

« To calm the mind means to find the right balance. If you try to force your mind too much it goes too far: if you don’t try enough it doesn’t get there. It misses the point of balance » (Extrait de Achan Chah Suphatto, Taste of Freedom, cité dans Ly 2012: 273).

« We can take up this torch of Dharm and Vinay to shine as a light for seeing causes and intentions that are true and not true, actions that are good and evil, rewards and punishments that are just and unjust, and in order for us to discern clearly how to transform and reorient our hearts and minds away from cause and intentions that are not right and away from actions that are evil. Endowed with… [these teachings] we can act in accordance with what is beneficial and good in this world and the next » Lvi-Em 1930 cité dans Hansen 2007: 151). Un rôle de partage/ « Lorsque tu vois un problème [social], tu dois amener ce « The task of purifying oneself involves increasing the well-being of d'éducation/ problème à d’autres personnes. Ensuite, tu dois leur demander others » (Ind, Gatilok, v1: 20, cité dans Hansen 2002: 50. de réflexion comment ils se sentent par rapport à ce problème. Finalement, tu mélanges ton opinion, tes émotions puis celles des autres, et « […] The true and authentic Buddhist “Dhamma-vinay” could be après tu peux [mieux] peindre sur ce problème » (Entrevue avec understood through the means elucidated in detail in the Dhamma- Sokvibol, juillet 2012). vinay itself, in short, by “making an effort to ponder, think, analyse, and reflect on teachings in Pali and to let them penetrate one’s heart « [Si tu ne partages pas ton savoir], lorsque tu vas mourir, ta and mind deeply”. “Thus, through clear understanding of the technique va disparaître pour rien » (Sokvibol, juillet 2012). authentic Dhamma-vinay, Buddhist could purify their conduct and bring it in line with the Buddha’s Dhamma; purifying one’s own « To express ourselves is the easiest way. If we draw a painting individual conduct simultaneously purified and strengthened the

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to show other person’s opinion, we don’t know how to draw it. religious community as a whole” » (Nanapavaravijja Lvi-Em 1930, So, the clearest thing is to draw about our own opinion » cité dans Hansen 2007: 152). (Entretien avec Koeurt Linda, août 2012)

« I share all my experience to my students. I'm not just teaching in arts, you know? I'm talking about the people’s way of living, you know, about the people’s way of thinking and how morality is… you know? I always explain and say: “you are the artists, it is very important to understand everything around you”. (To himself) How can I say in English? [In khmer] : “il faut observer autour de toi et non pas juste regarder à gauche, à droite, sans réfléchir (en khmer= pakdéboarth)”. Everything around you, you have to observe it and reflect about it, not just look around quickly, no [it should not be like that]. […] Even politics, even business… everything” (Entrevue avec Bandaul, août 2012). Un rôle de messager/ « Pour moi, je veux juste que le public réfléchisse et observe « (24) Mais savoir par soi-même est le fait de l’homme égaré au observateur pour comment est la société cambodgienne. […] Si les gens regardent milieu de la forêt, même de l’homme aveugle, laissé tout seul, qui se améliorer sa société mes peintures et qu'ils me demandent de m'expliquer, je leur met en route, sans personne pour lui tenir la main. (25) Lorsqu’il demande de déchiffrer par eux-mêmes et je les questionne aussi cherchera son chemin, jamais il ne le trouvera, il se heurtera plutôt à sur ce qu’ils ressentent en voyant mes peintures, car s’ils la forêt, parce qu’il a appris seul, sans personne pour lui tenir la peuvent ressentir ce que je fais, cela influence beaucoup la main; son cœur est plein de doute sur l’issue de la recherche » société […] » (Entrevue, août 2012). (Extrait de Cpap’ Kram, strophes 24-25, traduit par Pou et Jenner 1979 : 154). « Because they [the new artists] are part of the society, this [young] generation can bring messages to improve our society « Those who want to be helpful to the sasana [religion] are the in art. […] I think that new artists help by sending messages individuals who are helful to themselves, helpful to their teachers, from province to province, from place to place [in order to] let parents, husbands and wives, friends and all those in the different them [society] know » (Heak Pheary, septembre 2012). directions » (Extrait du dernier discours de Preah Mahavimaladhamm Thong, cité dans Hansen 2008: 51). « All the famous artists, not only the artists in Battambang, no matter how they try, they still cannot leave from the origin. […] The result of our artworks is not really new because we are not the one who comes up with the idea first. However, we are in their family. […] We are not really different from others, but we are part of them » (Entrevue Pheary, août 2012).

* Buddhaghosa est l'un des exégètes les plus connus et respectés de la branche bouddhiste theravada. Il a vécu au Ve siècle à Ceylon (Sri Lanka) où il a composé le Visuddhi-magga, “The Path to Purity”, un ouvrage qui fait depuis figure d’autorité et qui résume les principaux éléments de la doctrine theravada (Harris 2005 : 29-30; Gombrich 2006 : 4, 153-154).

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De manière comparable à Gombrich (2006) et Hansen (2004; 2007), les artistes rencontrées lors de mon terrain défendent que l’agent moral doté de satisampajañña de par « [his/her] attention, [his/her] carefulness, [his/her] conscientiousness, [and his/her] diligence » est capable de discerner le bien du mal dans ses intentions guidant ses pensées, paroles et actions ainsi que celles des autres (Gombrich 2006 : 66), ce qui globalement contribue à l’harmonie sociale.

Par ailleurs, comme le souligne Mahmood, cette réalisation de soi ne s’entreprend pas nécessairement dans l’optique d’une autonomie individuelle bonifiée telle que conçue dans la tradition libérale ou encore, de la réalisation personnelle « de ce que veut vraiment » l’artiste (2009 : 26). L’artiste Pen Robit abonde dans ce sens en expliquant que le travail de l’artiste consiste avant tout à créer quelque chose « de bonne foi, avec une bonne intention, et d'enseigner des choses positives pour la société, plutôt que de penser à faire de l’argent ou à son succès personnel » (ma reformulation. Entrevue avec Pen Robit, août 2012). Dans cette optique, la personne morale est celle qui acquiert « a calm and controlled deportment [and] a lack of emotional display » (Gombrich 2006 : 66), c’est-à-dire un mode de réaction équilibrée face aux aléas quotidiens et la vie en société.

4.3. Être artiste à Battambang : expression d’un soi expérientiel Pour cette recherche, le concept d’expérience est considéré dans l’étude de la signification du soi, car comme nous l’avons vu, c’est au sein de l’expérience quotidienne, plutôt que de la pratique méditative, que les bouddhistes modernistes situent la possibilité de développer un soi moral pour les laïcs (Hansen 2007). Le concept d’expérience est compris sous deux angles, c’est-à-dire qu’il renvoie à l’expérience comme un vécu (Turner et Bruner, 1986), mais aussi à l’expérience artistique en tant que mode d’être au monde particulier, axant sur ses dimensions performatives et « incorporées » (embodied) (Jackson 1996; Ochs et Capps 1996 : 20; Csordas 1994; George 2008). Je considère les œuvres artistiques des artistes rencontrés comme une forme narrative au même titre que leurs propos lors de nos rencontres (Ochs and Capps 1996). Mon présent objectif est d’expliquer comment l’expérience, autant pour son aspect vécu que pour son aspect incorporé, entre en considération dans la signification du soi chez l’artiste.

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4.3.1. L’expérience comme un vécu En tant qu’acteurs du social, les artistes rencontrés proposent à travers leur art une perspective particulière construite à travers leur bagage personnel caractérisé entre autres par leur milieu social, leurs connaissances et leurs expériences de vie. L’artiste s’exprime ici dans son individualité, soit une durée de vie, parmi la répétition d’individualités que constitue le cycle de renaissances (samsarā) (Collins 1982 : 159). Dans cette optique, les œuvres des artistes se veulent toujours liées à leur vécu, car pour s’exprimer avec conviction, l’artiste doit être interpellé directement ou indirectement : « to express ourselves is the easiest way. If we draw a painting to show other person’s opinion, we don’t know how to draw it. So, the clearest thing is to draw about our own opinion » (Entretien avec Koeurt Linda, août 2012)99.

Dans certains cas, le vécu de l’artiste est un point de départ à la création. Par exemple, Heak Pheary me raconte comment un soir, elle est découragée, car elle est à court de peinture pour terminer son travail et elle n’est pas en mesure de s’en procurer plus. Elle confie ses contrariétés à sa mère qui lui suggère d’utiliser des matériaux faciles à se procurer dans son entourage. Pheary pense alors à recycler des pièces de sarongs100 en les collant sur son projet. Inspirée par ce conseil et le résultat du collage, elle crée une série de peintures qui représente la relation d’amour et de respect entre sa mère et elle101.

Dans d’autres cas, le vécu de l’artiste est le sujet central de l’œuvre, comme l’exposition Man and Wife102 présentée en 2011 aux galeries Hotel 1961 et Top Art l’illustre, en s’intéressant à la thématique de relation de couple. Dans cette exposition, Phin Sophorn103 et Mao Soviet104 parlent de l’importance pour un couple d’apprendre à se connaître avant de se marier (Sloan 2011, Internet), remettant en question ainsi la coutume cambodgienne qui ne permet habituellement pas la cohabitation prémaritale. Ce qu’il faut savoir, c’est que ces deux artistes de Battambang, fondateurs de la galerie Make Maek, sont un couple depuis près de dix ans et qu’ils ont justement fait le choix de vivre ensemble avant de se marier, en dépit des critiques formulées à leur égard de la part de leur entourage qui désapprouvait ce choix. De plus, cette

99 Voir planche 12. 100 Voir la description du sarong dans la note au bas de la page 122. 101 Voir planche 12. 102 Voir planche 10 103 Voir planche 10. 104 Voir planche 9.

134 exposition est l’occasion pour eux de collaborer ensemble en tant qu’artistes pour une première fois, ce qui s’avère un nouveau défi pour le couple; chacun ayant une compréhension de l’art et un style distincts. Finalement, Soviet et Sophorn décident de se diviser le travail pour les pièces communes. Les créations qui en découlent mettent en évidence cette négociation au sein du collectif, une négociation qui est aussi nécessaire dans leur vie à deux.

Au chapitre 2, j’ai mentionné l’existence de plusieurs générations d’artistes qui ont forgé à leur manière les arts visuels contemporains au Cambodge. Comme l’explique Muan, il y a vers la fin des années 1990 et le début des années 2000 un tournant dans les arts cambodgiens avec la création de plusieurs expositions sur les Khmers rouges et les horreurs commises durant cette période, dont The Legacy of Absence organisée par le Reyum Institute en 2000 (Muan 2001 : 435). Hormis les peintures de Vann Nath qui relatent son passage à la prison S-21, il n’y avait pas eu d’œuvres artistiques répertoriées racontant cet épisode sombre de l’histoire récente cambodgienne, avant ce projet du Reyum Institute. Cette exposition se veut un moment décisif, car elle ouvre un champ nouveau pour toute une génération d’artistes qui prennent conscience de la puissance de l’art pour traiter de l’indicible et de son rôle dans la construction d’une mémoire collective (Phay-Vakalis 2010).

Les artistes rencontrés pour ma recherche appartiennent à deux générations. La génération plus âgée correspond grossièrement à ceux nés avant 1975, ceux nés pendant les Khmers rouges (1975-1979) ainsi que ceux nés immédiatement après les Khmers rouges (1980-1985). La génération plus jeune regroupe les artistes nés à partir de la deuxième moitié des années 1980 jusqu’au début des années 1990. Parmi les distinctions marquées qui émergent entre ces deux générations, notons le fait que la plus âgée a grandi durant les Khmers rouges ou dans le contexte de guerre et d’instabilité qui a suivi la chute de ce régime, ce qui n’est pas le cas pour les plus jeunes. Je trouve nécessaire d’aborder ce vécu partagé par un certain nombre d’artistes rencontrés pour cette recherche afin d’illustrer le rôle accordé à l’expérience dans la construction du soi. Effectivement, parmi les 15 artistes rencontrés qui sont nés et qui travaillent à Battambang, neuf sont âgés de 30 ans et plus. De ces neuf, quatre accordent une importance considérable à traiter de ce vécu partagé à travers leur pratique artistique. Par ailleurs, pour cette section, je prends aussi en considération le travail des artistes Yim Maline et Svay Sareth basés aujourd’hui à Siem Reap. Bien que ces derniers ne vivent plus à Battambang

135 depuis longtemps, contrairement aux 15 autres artistes sur lesquels je mets l’accent pour cette recherche, Sareth et Maline ont une démarche qui s’inscrit explicitement dans cette volonté de témoigner et de se réconcilier avec leur passé durant ces années de guerre.

Par exemple, l’artiste Yim Maline105 explique comment, enfant durant les années 80, elle se sentait comme « bloquée » de l’intérieur : « tu sais, ça a tardé dans ma vie… on a eu, comment dire? Un handicap. C’est un handicap… [nous n’avions] aucun moyen pour réaliser nos idées, nos envies » (Entretien avec Maline, août 2012). Dans son exposition Remember présentée à la galerie Sa Sa Bassac en 2011, Maline traite de cette incapacité à concrétiser ses envies ressenties dans son enfance : Alors moi, dans mon travail, j'ai parlé de la difficulté, de la pauvreté… J’y pensais beaucoup et des fois, cela faisait mal aussi. [C’était comme une pression], quelque chose de l’intérieur qui veut exploser… Et là [dans la série de dessins Scar 1-4], j’ai explosé, j’ai explosé de l’intérieur. C’est comme si mon corps et le riz formaient un tout. C’est symbolique, car le riz est central dans l’alimentation au Cambodge. Puis [sous la pression], le riz explose et il n’y a plus rien du tout à l’intérieur, c’est vide. […] Tout le temps, je parle beaucoup de traces dans mon travail… c’est comme une blessure, les blessures de ma vie (Entretien avec Maline, août 2012).

Dans l’œuvre de Maline, le témoignage est formulé de manière très personnelle. L’artiste fouille les traces de son passé pour s’affranchir de ce sentiment d’emprisonnement dans un contexte qui la dépasse en tant qu’enfant et qui la laisse encore aujourd’hui blessée. La démarche de Maline envisage l’art comme un moyen d’explorer et de donner sens à un vécu difficile, comme une façon d’exprimer l’inexprimable (Phay-Vakalis 2010). Ce dont témoigne Maline c’est de la profondeur et de l’intensité des blessures de son enfance. Le témoignage de Maline se veut singulier et ne cherche pas explicitement à participer à la construction d’une mémoire collective.

Contrairement à Maline a grandi au Cambodge dans les années 1980, Srey Bandaul a vécu son enfance à l’extérieur de son pays natal, au camp de réfugiés Site 2 en Thaïlande. Ce dernier est retourné au Cambodge seulement au début de la vingtaine106. Le manque que Bandol a expérimenté est celui d’avoir connu son pays tard dans sa vie.

L’exposition Injured, qui a eu lieu à Java Art gallery, en 2012107, est une occasion pour l’artiste de réfléchir au concept de souffrance non seulement comme une expérience personnelle survenant durant sa jeunesse, mais aussi en tant que démarche existentielle universelle

105 Voir planche 17. 106 Voir planche 14. 107 Voir planche 14.

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(Entrevue avec Bandaul, août 2012). Bandaul pose un regard bouddhiste sur la notion de souffrance, soulignant que l’attachement à nos désirs, c’est-à-dire notre soif d’amour, d’argent, de succès et de pouvoir, est la source de cette souffrance. Cet attachement est évoqué par les boîtes qui font office de têtes aux figures instables et enrubannées dans des filets moustiquaires. Ces figures sont « injured », tels des soldats dont le corps aurait été pansé (Entrevue avec Bandaul, août 2012). En définitive, nos désirs sont inutiles puisque peu importe qui ont est, « à la fin de notre vie, tout est perdu » (Traduction personnelle. Entrevue avec Bandaul, août 2012; Java Arts Gallery 2012). Pour Bandaul, « the world is a circle » et conséquemment, ce qui importe c’est le partage et non l’assouvissement de nos désirs de prestige et d’argent (Entrevue avec Bandaul, août 2012). Par cette exposition, l’artiste s’engage dans une réflexion, un peu à la manière de Theanly, sur ce qui est essentiel dans la présente vie. Injured est aussi une invitation ouverte à tous pour enrichir « cette réflexion sur le sens de la vie » (Srey Bandaul dans Vachon 2012).

Il est pertinent également de s’attarder au livre In the Land of the Elephants, publié en 2003 par Reyum Institute, dans lequel Bandaul a réalisé les illustrations. Ce projet est révélateur du lien inhérent entre art et expression d’un vécu marquant et il permet aussi d’élargir l’éventail des expériences vécues par les artistes durant les Khmers rouges et les années d’instabilités qui suivirent.

Bien que la prémisse du livre soit la jeunesse de Bandaul au camp de réfugiés, un environnement formaté, qui ne lui laisse aucune connaissance du monde extérieur puisqu’il y est arrivé jeune enfant, ce que Bandaul raconte dans les dessins de In the Land of Elephants n’insiste pas sur ses blessures, sur un traumatisme ou sur la violence de l’époque. Bandaul relate l’histoire d’un jeune garçon qui découvre le monde pour la première fois, ce qui implique une part d’émerveillement et une part de désillusion. Ce livre prend naissance au camp de Site 2 où Bandaul suit les cours de khmer d’un professeur qui se plaît à raconter des histoires sur sa province natale, Ratanakiri. Un jour, ce professeur expose aux élèves comment son grand-père capturait autrefois les éléphants pour la valeur de leurs défenses. Cette histoire marque Bandaul qui s’imagine déjà explorant la province à la recherche des éléphants.

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Une fois de retour au Cambodge, Bandaul réalise son rêve et y voyage pendant près de six mois. Ce que l’artiste découvre est un monde complètement autre que celui décrit par son professeur : « il n’y a plus d’éléphants et les gens se déplacent en moto » (Entretien avec Bandaul, août 2012). Son séjour lui inspire une vingtaine de dessins et l’histoire d’un Figure 22 Dessin tiré de In the Land of the groupe de personnes parties à la chasse aux Elephants par Srey Bandaul. Crédit photos : Reyum Institute 2003 : Internet) éléphants qui se perdent finalement dans la jungle. Il me dit : « les gens qui se sont perdus dans la jungle, ce sont moi. J’ai perdu quelque chose à Ratanakiri, parce que l’histoire de mon professeur et ce que j’y ai découvert, c’est très différent, cela a changé » (Entretien avec Bandaul, août 2012). En dépit de cette déception, Bandaul décrit cette période comme un moment de profond enthousiasme face à ses découvertes, un moment prometteur pour un jeune qui peut librement explorer son pays, auquel il ne pouvait pas autrefois accéder et dont il n’avait qu’une idée floue : « j’ai adoré cette période où chaque jour, je partais avec mon cahier de croquis dans la forêt, puis je revenais le soir faire des dessins pour mieux repartir le lendemain à la découverte de nouveaux paysages, à la recherche de nouvelles rencontres » (selon ma reformulation. Entrevue avec Bandaul, août 2012). Par cette exposition, Bandaul ne se concentre pas sur les thèmes de la souffrance et de la violence bien que ces thèmes fassent aussi partie de son enfance et adolescence. En fait, l’artiste offre un exemple d’expérience vécue qui élargit le spectre des récits traitant de la période khmère rouge et des années d’instabilités qui ont suivi leur retrait progressif du pouvoir.

En somme, j’ai tenté un bref portrait synthétisant les types de liens entre expérience vécue et pratique artistique chez les artistes rencontrés. Dans une certaine mesure, tous les artistes font référence à leur vécu puisqu’il est difficile de créer de manière convaincante par rapport à un sujet, si ce dernier ne nous rejoint pas. Je reconnais ne pouvoir retenir la totalité des expériences marquantes pour les artistes qui m’ont été racontées, vu leur diversité. L’expérience vécue est une occasion pour les artistes de réfléchir sur eux-mêmes, mais aussi de partager avec les autres et de se relier à leur collectivité. Cette expérience est aussi constituante d’un soi construit à travers la narration discursive et artistique qu’en font les artistes. Comme l’exposent Ochs et Tapps, « selves evolve in the time frame of a single telling as well as in the

138 course of the many tellings that eventually compose a life » (1996 : 23). En ce sens, Srey Bandaul qui est habitué de raconter son histoire, à la question : « peux-tu me parler de ton projet artistique actuel? », me répond : « attends, d’habitude je commence par raconter ma vie quand j’étais dans les camps », ce qui illustre le caractère construit du soi à travers l’expérience vécue (Entrevue avec l’artiste, août 2012).

4.3.2. L’expérience artistique comme phénoménologie du soi Considérant que le bouddhisme favorise un mode d’être axé sur la connaissance par la pratique plutôt que sur une théorie de la connaissance (Krummel, 2005 : 517), il est pertinent de s’attarder à la pratique artistique et à son apport à la signification du soi. Dans cette perspective, la pratique artistique est envisagée en tant qu’expérience au sens phénoménologique du terme, c’est-à-dire qu’elle s’attarde d’abord à son incorporation et à sa performance plutôt qu’à son objectivation. À travers la pratique artistique sont produits des « embodied enactments of experiences [that] anticipate verbal accounts » (Turner 1981 : 154, cité dans Ochs and Capps 1996 : 20).

La performance Mon Boulet de Svay Sareth108, dont des extraits vidéo et le boulet sont présentés en 2012 lors d’une exposition collective à l’Institut français de Phnom Penh, s’inscrit dans la lignée des projets artistiques visant une construction collective de la mémoire. Dans Mon boulet, l’artiste se lance sur un périple à pieds de plusieurs jours entre Siem Reap, sa ville de résidence actuelle, et Phnom Penh. Tout au long du trajet de plus de 300 km, Sareth traîne une immense boule de métal de 80 kg; son boulet (Nelson 2012b : Internet). L’artiste a pour bagage une toile pour s’abriter la nuit, de l’eau et un peu de nourriture. La boule métallique symbolise son fardeau personnel. C’est un poids, une lourdeur qu’il doit traîner depuis sa jeunesse. Les contraintes physiques et psychologiques du périple forcent Sareth à explorer sa relation avec son passé; un parcours au bout duquel il espère avoir appris à cohabiter avec celui-ci (Discussion avec Sareth, juin 2012).

Mon Boulet est aussi une occasion d’échanger. Pour les gens croisés sur sa route, il est surprenant de voir un homme tirer une énorme boule de métal. Certaines personnes le pensent fou, un autre ose lui demander « quand est-ce [qu’il] va arrêter tout ça? » Au lieu de répondre

108 Voir planche 15.

139 directement, Sareth leur suggère d’écrire sur la boule, celle-ci devenant un « miroir qui renvoie les questions des gens et les pousse à réfléchir » (Discussion avec Sareth, juin 2012). Peu à peu, sans qu’il leur ait nécessairement demandé, d’autres personnes rencontrées inscrivent leurs messages sur le boulet. Un homme note son numéro de téléphone au cas où Sareth aurait besoin d’aide. Un autre dessine un bouddha109. Enfin, un jeune enfant écrit qu’il rêve de devenir médecin. À travers ces inscriptions, le boulet de Sareth devient collectif et l’artiste porte symboliquement le poids des aspirations de tous les gens croisés sur son passage (Discussion avec Sareth, juin 2012).

Cette performance se veut donc une volonté de témoignage par rapport à un vécu qui est à la fois personnel et partagé. Le choix de la performance insiste sur un rapport particulier à l’art, c’est-à-dire un intérêt marqué d’abord pour le processus — dans le cas présent cas une transformation chez Sareth — plutôt que pour le produit artistique fini (Berghuis 2006 : 192). Ensuite, comme l’exprime Berghuis, la performance est devenue en Asie une pratique artistique clé pour représenter « a wide range of visceral experience, and to incorporate the role of the mediated subject of the acting body in creating their artworks » (2006 : 198). Le choix de la performance plutôt que de la peinture, de l’installation ou de la sculpture permet à Sareth d’incorporer la thématique choisie : il a chaud, il est fatigué, il a soif et il mange uniquement ce qu’on lui offre sur son chemin (Entrevue avec Sareth, juin 2012). De cette manière, Sareth se relie à son passé, se replongeant dans des conditions physiques et psychologiques difficiles. Certains verront dans les relations qui se tissent entre l’artiste et les gens rencontrés un rappel de l’entraide nécessaire à la survie durant l’époque des camps, étant donné la précarité des conditions de vie dans lesquelles vivaient les réfugiés. En outre, la mise en acte du parcours avec le boulet incite Sareth et les habitants des villages qu’il traverse au partage. Ces derniers sont interpellés par le passage de l’artiste et amenés à contribuer à son œuvre. Sareth se relie donc ainsi également au présent par ses rencontres où les témoins de son passage lui livrent leurs aspirations. Pour finir, l’artiste fait ce constat : « [bien que porteur de mon passé], je ne peux pas vivre [tourné] vers le passé, je suis réellement dans le présent » (Discussion avec Sareth, juin 2012).

109 Sareth trouve ce dessin très significatif, car le Bouddha, à mesure que la boule tourne et avance, se retrouve la tête sens dessus dessous, tout comme la religion bouddhiste au Cambodge actuellement, selon lui. Depuis l’après-guerre, la religion bouddhiste se retrouve mêlée à la politique et certains de ses représentants commettent des impairs irréversibles pour la réputation de l’institution bouddhiste (Extrait de mes notes, discussion avec Sareth, juin 2012)

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Pour d’autres artistes, la pratique artistique fait partie intégrante du processus de transformation de soi. Effectivement, chez Long Kosal et Khchao Touch, la démarche artistique devient une méthode privilégiée pour se perfectionner sur le plan moral, « [in order] to internalize morality », comme est l’engagement sur le Noble Chemin Octuple par la méditation chez les moines (Ratanakul 2007 : 242). Tout comme Touch le proposait avec son projet Restful Place, Kosal considère que le but de l’artiste est de guider ses contemporains vers le chemin de la paix. Or, « quand tu n’es pas en paix avec toi-même, tu ne peux pas faire la différence entre le bien et le mal et tu ne peux pas aider les autres sur le chemin de la paix non plus », explique Kosal (Entretien août 2012). Dans cette optique, l’artiste doit effectuer un travail sur lui-même à travers sa pratique artistique : Nous, selon la loi de la nature, nous devons trouver la stratégie pour la paix « intérieure ». Un leader qui a de bonnes stratégies et de bonnes idées peut tracer le chemin vers la paix pour chacun de nous, dans notre avenir, dans notre famille et pour notre pays. Mais si un leader ne trouve pas la paix intérieure, comment notre pays peut-il avoir la paix? Parce que quand tu n'es pas en paix avec toi-même, tu ne peux pas faire la différence entre le bon et le mauvais. La même chose pour les artistes. Quand ils n'ont pas la paix intérieure en eux, ils ne savent pas ce qu'ils font. C’est [valable pour] chaque humain : tu ne peux pas aller à l'encontre de la loi de la nature, parce que tout le monde va mourir un jour (Entrevue avec Kosal, août 2012).

Les propos de Kosal rappellent ceux de George qui analyse la pratique de l’artiste indonésien Pirous en parallèle « aux usages méditatifs de l’art » (2008 : 185). De plus, ces propos sont à mettre en relation avec ceux du moine savant Lvī-Em, prononcés lors du discours d’inauguration du Bouddhist Institute (1930) :

We can take up this torch of Dharm and Vinay […] in order for us to discern clearly how to transform and reorient our hearts and minds away from cause and intentions that are not right and away from actions that are evil. Endowed with… [these teachings] we can act in accordance with what is beneficial and good in this world and the next.

[…] the true and authentic Buddhist “Dhamma-vinay” could be understood through the means elucidated in detail in the Dhamma-vinay itself, in short, by “making an effort to ponder, think, analyse, and reflect on teachings in Pali and to let them penetrate one’s heart and mind deeply”. “Thus, through clear understanding of the authentic Dhamma-vinay, Buddhist could purify their conduct and bring it in line with the Buddha’s Dhamma; purifying one’s own individual conduct simultaneously purified and strengthened the religious community as a whole.[…] whether performed by a householder […]or a bhikkhu (Nanapavaravijja Lvī-Em (1930) cité dans Hansen 2007: 151-152).

Pour Kosal, ce travail se fait au temps présent. De plus, il n’implique pas une connaissance approfondie des écrits en pali, mais plutôt l’expérience des enseignements du Bouddha sur la nature du monde et cette recherche de la paix intérieure. Tout comme l’a documenté Ly Boreth (2012a) au sujet d’artistes ailleurs en Asie du Sud-Est notamment Montien Boonma en Thaïlande, la méthode privilégiée par Kosal pour arriver à cette expérimentation des

141 enseignements du Bouddha articule sa pratique artistique et la méditation vipassana. En fait, Kosal explique que sa recherche de la paix intérieure et son désir de montrer ce chemin aux autres sont nés d’un premier séjour au centre de méditation vipassana de Battambang.

Cette forme de méditation constitue « the central of the theravāda spiritual practice; « vipassana » signifiant « clear seeing [meditation] », c’est-à-dire une forme de méditation qui permet de cultiver un « insight into impermanence »110 (Ly Boreth 2012a : 269). Dans sa thèse, Geffre explique que c’est une forme de méditation « in which the practicioner gives a full attention to the body at the present moment, focusing on their breath and other bodily phenomena » (2011 : 5). Autrefois réservée aux moines, cette forme de méditation est aujourd’hui accessible aux laïcs et répandue à travers le monde (Leve 2002 : 848)111. L’objectif pour le pratiquant est d’arriver à incorporer les enseignements bouddhistes, c’est-à-dire à faire sens de ces connaissances par l’expérimentation (Geffre 2011 : 5).

Pour Kosal, l’idée d’un séjour au Centre vipassana de Battambang lui est venue après avoir discuté avec un ami qui en avait déjà fait l’expérience. Il me raconte comment son ami le pousse à s’initier à cette pratique : Il [son ami] m’a dit : « Kosal, va faire l'expérience de la méditation vipassana… toi Kosal, tu es en art, tu fais de la peinture et tu n’as pas trop d’idées quoi faire en peinture [sur quel sujet]. Vu que tu es dans le milieu de l'art, c'est bon pour toi d'expérimenter, de découvrir ce qu'est la vie et d’éduquer ton cœur (en khmer=orb(o)roum chett) ». Donc je [Kosal] suis convaincu et je vais en moto m’inscrire au vipassana. C’était au mois de mai 2009, le 5 mai. (Entrevue avec Kosal, juillet 2012)

L’expérience de méditation au Centre vipassana de Battambang est profondément transformatrice pour l’artiste qui se décrivait autrefois comme quelqu’un qui était peu loquace et qui préférait rester en retrait des autres pour les écouter (Entrevue Kosal, août 2012). La méditation vipassana nous mène vers la paix intérieure, vers une meilleure compréhension de ce que sont les arts, le parcours de l’existence (en khmer= ka roumnoeuv) et la société. [Après mon séjour]112, j’ai une idée; j’ai comme un flash : nous, les Cambodgiens, nous devons changer notre façon de vivre [et] notre façon de penser. […] Nous devons trouver une stratégie pour trouver la paix intérieure. Un leader qui a de bonnes stratégies, de bonnes idées peut tracer le chemin vers la paix pour chacun de nous, notre famille et notre pays […] (Entrevue avec Kosal, août2012).

Cette expérience se veut un point marquant, « un flash », concernant la tangente que prendra désormais son travail artistique. Par la suite, Kosal s’engage à aider ses pairs à trouver ce

110 Par « insight », on réfère à une capacité profonde de discernement, d’acuité, de lucidité et de sagacité. 111 Il existe au Québec le Centre vipassana du Québec qui est établi à Montebello. 112 Suite à son séjour au Centre vipassana de Battambang, mais aussi à sa participation à Angkor Art Explo. Ce projet réunissant plusieurs artistes de Battambang sera évoqué plus bas.

142 chemin de paix en poursuivant l’exploration de celui-ci à travers sa pratique artistique. Cet engagement n’est pas une obligation venant de l’extérieur, c’est Kosal lui-même qui se « l’impose » (Ratanakul 2007 : 240-241) après avoir entrevu ses effets positifs en participant à son séjour de médiation. Cela engendre également des transformations sur le plan de son style, ce à quoi je reviendrai plus loin.

Pour Touch, son intérêt pour les arts relève du fait que lorsqu’elle s’investit dans sa pratique, elle se sent libre et elle sent qu’elle peut atteindre ce à quoi elle aspire : « you can get love and peace through painting. […] You know, art can change you [and] your feelings. You won’t believe it. If you work hard and believe in love and true Figure 23 Peinture de Svay Ken de sa série Sharing Knowledge 2008 « Les savants khmers ont dit : « Il faut toujours apprendre feelings, you can find something very special continuellement, il faut être travaillant […], car la paresse nous laisse dans l’ignorance » ». Photo tirée de Brouwer 2009 : inside you […] because of your work. I can’t Internet. explain you why » (Khchao Touch, août 2012).

Dans cet extrait, Touch offre un témoignage de l’effet transformateur de son expérience artistique sur elle-même. Touch souligne aussi l’importance des arts pour la société en expliquant que si tout le monde pouvait peindre, le monde serait meilleur. Son témoignage rappelle que « if we act in a certain way there will be an effect on the way we think. […] In turn, if we think a certain way, if our mind reacts calmly, there will be an effect on the way we act. As this process unfolds, there is a movement towards increasingly more subtle forms of thought and action » (Fuller 2005 : 50-51). C’est dans ce lent processus — petit à petit en khmer= mouy daorl tiét, mouy daorl tiét) — que se situe la possibilité de changement et d’amélioration de la société, comme plusieurs interviewés ont si justement mentionné. Poursuivant dans cette direction, Ly, en reprenant les propos de Maha Ghosananda explique : « The Buddha called the practice of mindfulness « the only way ». Always in the present. At this very moment. From moment to moment. In all activity. In this very step. That is why we

143 say, « step by step ». Each step is a meditation » » (Maha Ghosananda 1993 cité dans Ly Boreth 2012a : 281)113. Nous reviendrons à cette idée de « step by step » en conclusion de ce mémoire.

Par leurs témoignages, Touch et Kosal n’offrent pas de clés ou de réponses « toute faites » pour comprendre l’effet transformateur qu’a leur pratique artistique sur eux-mêmes et, ils espèrent, sur les autres. Ils invitent leurs interlocuteurs à s’engager aussi dans cette pratique artistique ou du moins, dans la recherche de la paix intérieure, pour expérimenter et (re)connaître cet effet transformateur. En ce sens, ils suggèrent que le chemin à privilégier pour améliorer leur société « should not be demonstrated [since it] is a self-authenticating [process] » (Gombrich 2006 : 78-79). De plus, la prise en considération de la démarche artistique comme une expérience « incorporée » et « performée » amène à signifier le soi non plus comme une essence, mais comme étant dépendante du corps; constituée à travers le corps de l’artiste qui s’engage dans un processus de création. Comme l’explique Csordas : « embodiment precedes objectivation and representation and is intrinsically part of our being-in-the world » (Csordas 1994a: 276 dans Van Wolputte 2004 : 258). Dans cette perspective, le soi artiste est, tout comme le soi bouddhiste, « an embodied process of self-making, [self-]becoming » (Van Wolputte 2004 : 261).

En résumé, jusqu’à maintenant, je me suis d’abord intéressée aux qualités morales attribuées à l’artiste. Je me suis attachée à comprendre l’importance de la notion d’expérience dans la signification du soi chez l’artiste. J’y ai expliqué comment le vécu spécifique à chacun forge une perspective particulière sur la société; une individualité. J’ai aussi souligné en quoi la notion d’expérience, en particulier l’expérience artistique, est une stratégie de perfectionnement de soi, en elle-même, pour certains artistes rencontrés. Dans la prochaine section, je désire insister sur le fait que le perfectionnement de soi et la prise en compte de l’expérience de chacun nécessitent un détour par soi pour un retour plus juste vers les autres. Tout comme le sujet bouddhiste, le sujet artiste est un soi relationnel.

113 Samdech Preah Maha Ghosananda est un vénérable moine cambodgien né en 1929 au Cambodge connu pour son implication dans la restauration du bouddhisme après les Khmers rouges, notamment en prêchant dans les camps de réfugiés thaïlandais, puis à son retour au Cambodge, en organisant des marches pour la paix et en construisant plusieurs pagodes. Il a reçu le titre le plus respecté de Patriarche suprême de la religion bouddhiste au Cambodge (sangharaja) (Ven. Piseth 2012 : Internet).

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4.4. Être artiste à Battambang : expression d’un soi relationnel Ratanakul précise que la subjectivité bouddhiste ne peut être appréhendée sans la prise en compte des relations sociales dans lesquelles elle s’inscrit (2007 : 235). De plus, le soi n’est pas moral uniquement pour lui-même, il l’est surtout envers les autres : « the classic acts of both puñña (merits) and pāpa (sin) almost always are social affairs. Dāna (giving) is always a gift to someone else (or to a group of others), and like other acts of merit […], is regularly performed in groups […] » (Walters 2003 : 10).

Par ailleurs, même si le kamma dépend d’un pouvoir d’agir personnel sur sa propre renaissance, il comporte inévitablement une dimension sociale, ce que Walters (2003) s’applique à décliner à travers le concept général de « sociokarma ». Réduit à sa conception première, le sociokarma renvoie à l’idée que les actes méritoires se déroulent inévitablement dans des situations sociales. Également comprise dans cette idée est le fait que « within such a [social] situation one person’s karma directly affects that of others » (Walters 2003 : 19). Par exemple, le kamma est aussi national, ce qui permet d’expliquer la souffrance collective d’une communauté entière (Walter 2003 : 25), comme le mentionne une dame se rappelant l’époque khmère rouge : « « I do not hate the Pol Pot regime. Such was our karma » (Ponchaud, 1989 :175 dans Mortland, 1994 : 80). Ainsi, cette période est vécue comme le résultat d’une chaîne de mauvaises actions (pāpa) commises par toute une génération qui a engendré durant les Khmers rouges les conséquences dévastatrices aujourd’hui connues (Zucker 2008 : 11). L’accent mis sur l’aspect relationnel du processus de transformation morale bouddhiste permet un détachement de « one’s own individual and its results » (Walters 2003 : 29). Kosal abonde dans ce sens en m’expliquant que le personnage au centre de ses créations pour le projet Life Journey114 ne le représente pas lui-même explicitement : « quand on parle de moi, c’est comme si l'on parlait de tout le monde » (Entretien, août 2012).

Plusieurs projets des artistes rencontrés insistent sur la prise en compte des relations familiales et de l’importance des parents dans la signification du soi. Ces projets rappellent l’importance du principe de piété filiale au Cambodge, comme dans plusieurs pays asiatiques, c’est-à-dire la reconnaissance et le respect inconditionnel voués à ses aînés et à ses ancêtres, ce qui se poursuit une fois ces derniers décédés (Clark Lewis 2005; Zucker 2008; High 2011). Par

114 Voir planche 8.

145 exemple, pour le projet 9 Faces115, Sou Sophy compose un smot en l’honneur de ses parents, qui est placé en trame sonore d’un court vidéo racontant les grandes lignes de son histoire depuis sa naissance116. Le smot de Sophy se résume ainsi : « je remercie mes parents de m’avoir donné la vie et l’éducation, les bonnes valeurs et les bons conseils. Dans la vie, il faut être persévérant. Si tu as des problèmes, il faut que tu passes à travers, il faut persévérer. Maintenant, je dois me débrouiller pour aller plus loin. « Continue à apprendre, même s’il y a des obstacles, il faut passer à travers ça, c’est ça la vie » ». Sophy ajoute concernant son vidéo : « par exemple, moi, je suis Sophy. Mais qui est Sophy? D’où vient-elle? Il y a une partie de la réponse, qui est : « je suis née du ventre de ma mère » » (Entrevue avec Sophy, août 2012).

De plus, Tor Vutha me raconte qu’un jour alors qu’il était en séjour à Bordeaux, il a rencontré un vieux monsieur cambodgien qui vivait maintenant en France et dont les enfants avaient décidé de le placer dans un centre pour personnes âgées. Vutha exprime avoir été très touché par cette rencontre, car au Cambodge, les parents continuent habituellement d’habiter avec leurs enfants toute leur vie. Aujourd’hui, Vutha voit que la situation au Cambodge commence à changer vers un modèle plus individualiste (Entrevue avec Vutha, août 2012). Lui-même ne voit plus souvent sa mère qui habite une région éloignée. Par son projet de peinture et de sculpture inspiré de cette rencontre avec le vieil homme, Vutha désire rendre hommage à sa mère et lui exprimer sa profonde reconnaissance pour tout ce qu’elle a fait et lui a donné au courant de sa vie (Entrevue avec Vutha, août 2012).

Ensuite, comme le soulignent Phin Sophorn et Mao Soviet, le but de l’artiste n’est pas de mettre en valeur sa propre personne à travers ses créations, ce qui serait contradictoire aux valeurs d’humilité et de simplicité préconisées dans le bouddhisme, mais de mettre en valeur un message édifiant pour sa société (Entrevue avec Soviet et Sophorn, août 2012). Comme l’explique Walters à travers la notion de sociokarma : In practice, to express friendship or kinship in such religious terms deepens social bonds, providing society and the relationships that constitute it a transcendent foundation intimately bound up with Theravada conceptualizations of the Path and soteriology. Moreover, as with all Buddhist teachings on karma, so sociokarma carries with it profound ethical implications, inculcating a sense of responsibility, obligation, and/or gratitude to other actors whom one encounters in life (Walters 2003: 28).

115 Une exposition collective à Meta House regroupant 9 artistes de Battambang et coordonnée par Darren Swallow en 2010. 116 Un smot est une forme de chant traditionnel cambodgien qui se veut narratif en louange à quelqu’un tel que le Bouddha, les maîtres (kru), les parents, etc. (Discussion avec Nadda S. Chhem, automne 2013).

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Les valeurs cultivées par l’artiste à travers ses expériences lui servent pour mieux entrer en relation avec sa société et pour être le véhicule crédible d’un message. Ces valeurs se pensent donc en dialogue avec certains rôles qui doivent être examinés pour bien comprendre les responsabilités sociales qui découlent de l’expression du soi artiste.

4.4.1. Le rôle de l’artiste, c’est de partager avec les autres L’artiste doit partager ses connaissances avec ses pairs. Comme le souligne Sokvibol, il ne faut pas être « avare » de ses techniques sans quoi « lorsque tu vas mourir, ta technique va disparaître pour rien » (Entrevue, juillet 2012). En fait, pour une majorité des personnes rencontrées, la notion de partage est au cœur du processus permettant « de grandir » en tant qu’artiste. Ce partage s’effectue d’abord au quotidien et s’observe dans les façons dont certains artistes investissent certains lieux, notamment Sammaki et Make Maek. Ces espaces artistiques se veulent à la fois un lieu officiel de diffusion des arts à Battambang et, particulièrement pour Sammaki, un lieu de rencontres entre artistes. Pour illustrer l’importance accordée à l’échange au quotidien, je distingue trois grandes catégories d’événements qui ont eu lieu à Sammaki et Make Maek durant mon terrain, catégories qui en réalité sont poreuses, se présentent sous forme de continuum et insistent tantôt sur le caractère formel, tantôt sur le caractère informel d’un événement.

La première catégorie rassemble les vernissages et autres événements culturels comme les premières de films. En 2012, j’ai observé les préparatifs pour le vernissage de l’exposition Srae Ngei de Sou Sophy (Sammaki), j’ai assisté à la projection du court documentaire de Pry Nehru Some Thoughts About Freedom (Sammaki), au vernissage de l’exposition The Blackwood par Mao Soviet et Tim Robertson (Make Maek) ainsi qu’à un Art Week-end durant lequel une installation collective a été réalisée à Sammaki et une performance à Make Maek.

Bien que l’ambiance soit décontractée, ces événements se veulent formels. Nous le constatons par le public qui est rejoint, les moyens utilisés pour annoncer la tenue de ces activités et par leur déroulement qui est toujours sensiblement le même. Effectivement, ces événements rassemblent une bonne partie des artistes de Battambang, mais aussi des étudiants et parfois des professeurs de Phare Ponleu Selpak. Ils constituent également un temps fort dans le quotidien des expatriés, composés surtout par les travailleurs et les bénévoles d’ONG

147 internationales actives dans la région, qui fréquentent assez assidûment ces occasions de socialisation117. Ils sont les principaux événements à caractère artistique à être diffusés sur Battambang Connect et par le réseau Facebook118. Leur déroulement prend habituellement la forme suivante : après un bref mot de l’organisateur de la soirée ou de(s) artiste(s) à l’honneur, en anglais et/ou en cambodgien, les visiteurs parcourent l’exposition, visionnent la performance ou le film et discutent entre eux; un moment où l’artiste répond aussi aux questions de ces derniers. Afin de rejoindre un large public, ces événements ont toujours lieu le soir, commençant idéalement aux alentours de 17-18h lorsque les gens terminent de travailler, et se concluant environ deux heures plus tard. Parfois, un nombre restreint de personnes allonge un peu la soirée dans un bar, un restaurant du coin ou sur le bord de la rivière Sangker. Je ne considère pas ces événements comme une occasion de partager ses connaissances, car il s’agit surtout d’une occasion de souligner les efforts d’un pair ou encore de faire connaître son travail au grand public.

La deuxième catégorie d’événements, plus favorable au partage, consiste en des ateliers de formation et de discussion. Ces ateliers sont généralement organisés par des artistes cambodgiens de passage ou par ceux habitant à Battambang119. Durant mon terrain, j’ai pu en observer deux à Sammaki, mais à ma connaissance, il arrive que Make Maek en organise aussi quoique moins régulièrement. En 2012, j’ai assisté au Artist Talk donné par Kim Hout, un ancien de PPS, qui parlait de son expérience de travail en Chine. Puis en 2013, j’ai participé à l’atelier sur le portrait et le dessin modèle organisé par Chov Theanly. Ces activités regroupent essentiellement une majorité d’étudiants de PPS et quelques artistes indépendants, ce qui porte le nombre total de participants à une quinzaine, tout au plus.

Ces ateliers se déroulent en khmer120. Étant donné mon incapacité à saisir en détail la conversation, mes observations se sont limitées au déroulement et aux interactions générales. Lors des ateliers observés, les participants sont assis en cercle par terre et un goûter léger est

117 Il y avait au moins une quarantaine de personnes qui participait à chacun de ces événements. 118 Le site Battambang Connect est un groupe Google géré par un groupe d’expatriés vivant à Battambang. Son objectif est de faciliter la communication en diffusant les principaux événements qui ont lieu dans la ville, mais aussi de permettre aux utilisateurs de se renseigner sur divers services, de poser des questions, de vendre ou d’acheter du matériel, etc. Ce site en anglais rejoint beaucoup d’expatriés, mais aussi des Cambodgiens parlant l’anglais et le français. 119 Il arrive également que des ateliers soient organisés par des ONG ou des artistes internationaux, mais je ne m’attarderai pas sur ce type d’activité. 120 Ma présence a suscité une certaine hésitation à savoir s’il fallait ou non traduire la discussion en anglais, ce que j’ai cordialement refusé étant la seule personne présente à ne pas maîtriser le khmer.

148 servi. Parce que l’atelier organisé par Theanly traite de techniques particulières, ce dernier est debout devant les autres et, avec l’aide d’un papier placé sur un chevalet, il illustre au fur à mesure ce qu’il désire montrer aux autres. Le Artist Talk de Kim Hout est plus de l’ordre de la conversation, ce dernier étant assis parmi les autres participants. Dans les deux cas, le déroulement de l’activité est peu codifié. Les deux artistes ajustent le contenu de l’atelier en fonction des interventions et questions des personnes présentes. Ces deux événements n’ont jamais préalablement été annoncés sur la page Facebook de Sammaki ou sur le groupe Battambang Connect, contrairement aux événements plus officiels, ce qui suppose qu’ils s’adressent surtout aux artistes et non au grand public. J’ai été mise au courant de leur tenue en croisant un artiste dans la rue, à Make Maek ou à Sammaki. Il faut aussi noter que ces ateliers se déroulent le jour, un moment qui est peu propice pour la participation de personnes autres que les artistes et étudiants. Ainsi, ces deux activités sont davantage d’ordre informel, les artistes désirant d’abord discuter entre eux.

Enfin, la troisième catégorie d’événements a été observée uniquement à Sammaki. Ces événements n’ont a priori rien de marquant puisqu’ils constituent des moments quotidiens partagés entre artistes et étudiants en arts. Sammaki constitue un point de rencontre où ceux-ci vont et viennent, selon leur disponibilité. On y discute, on s’y rejoint pour peindre un peu, faire des tests avec sa caméra vidéo ou photo, ou encore, jouer de la guitare. Durant mon terrain, on me raconte que plusieurs projets sont nés lors de ces rencontres notamment un projet de court-métrage d’animation (Notes de terrain, été 2012).

En ce sens, Sammaki se veut un lieu de partage des connaissances et plus globalement, un lieu d’inscription de l’artiste dans un réseau de relations. En effet, la particularité de Sammaki est surtout d’activer cette socialité nécessaire à la signification du soi artiste du fait d’être investi quotidiennement par plusieurs artistes et étudiants. C’est l’informalité du quotidien qui favorise mieux le partage des connaissances et de l’expérience, ce qui est relié aussi à la valeur d’humilité proposée par les artistes. Le fait de simplement être avec [l’autre], de passer du temps [ensemble], de partager [son expérience, ses connaissances] constitue des qualités essentielles à toute démarche artistique, poursuit Sokvibol, un étudiant fréquentant Sammaki. Lorsque tu vois un problème [social], tu dois amener ce problème à d’autres personnes. Ensuite, tu dois leur demander comment ils se sentent par rapport à ce problème. Finalement, tu mélanges ton opinion, tes émotions puis celles des autres, et après tu peux [mieux] peindre sur ce problème (Entrevue avec Sokvibol, juillet 2012).

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Pour arriver à transmettre une émotion ou un message à travers son art, l’artiste se doit de consulter les autres, de réfléchir avec eux et non de manière isolée, le soi étant à la fois individuel et relationnel. Discuter permet à l’artiste de se faire une idée, une opinion plus juste et mieux éclairée. En parlant aux artistes, je me suis rendu compte que ce genre d’échanges a donné naissance à des ateliers collectifs moins connus que les espaces Make Maek et Sammaki. Ne pas avoir étudié cette filière constitue une limite certaine de ma recherche. Je parle entre autres du Romcheik 5 Studio qui regroupe Bor Hak, Hour Seyha, Nget Chanpenh et Mil Chankrim, puis du Studio Art Battambang qui est le lieu de création de Bo Rithy et Roeun Sokhom. J’espère que d’autres chercheurs pourront aller à la rencontre de ces artistes pour en connaître davantage sur leur riche contribution à la scène artistique de Battambang.

4.4.2. Le rôle de l’artiste, c’est d’éduquer les autres Le partage de connaissances sous-tend aussi un rôle d’éducation de la part de l’artiste selon une majorité de personnes rencontrées, ce que j’attribue en partie au rôle prépondérant joué par la génération d’artistes plus âgés dont font partie Tor Vutha, Srey Bandaul, Lon Lao et Svay Sareth, qui ont fondé l’école Phare Ponleu Selpak à Battambang, cette école jouant un rôle « phare » pour la communauté artistique de cette ville.

Il est pertinent de s’attarder aux transformations amenées par cette école dans les façons d’enseigner les arts, car je considère que cela a influencé la façon dont la communauté artistique de Battambang s’est tissée au fil du temps. Effectivement, les professeurs au département des arts visuels que sont actuellement Kou Sothea, Lon Lao, Sou Sophy, Srey Bandaul et Tor Vutha sont dévoués à cette vocation, et pour certains, depuis l’ouverture de l’école en 1994121. Ils ont su développer avec le temps une pédagogie fondée sur l’écoute et le respect qui a contribué, en formant plusieurs dizaines d’artistes, au développement et au rayonnement des arts visuels contemporains cambodgiens.

D’emblée, notons que la relation professeur et élève est originellement calquée sur le modèle parent-enfant : « la fonction de « professeur », en tant que dispensateur d’un savoir, sera assimilée de la façon la plus générale, du point de vue de sa dignité et de son autorité, à celle des parents [selon] l’étiquette morale cambodgienne […] » (Népote 1992 : 107). Ainsi, le

121 Tor Vutha, Srey Bandaul et Lon Lao sont trois des fondateurs de PPS.

150 professeur, appelé lok kru (homme) ou neak kru (femme), qui signifie « maître », en tant qu’unique dépositaire du savoir, se trouve en position d’autorité sur ses élèves et sa tâche est de transmettre ses connaissances par une démonstration. Les élèves, eux se doivent d’assimiler les connaissances du professeur par l’observation, la répétition et l’assimilation « telle quelle » des leçons enseignées. En art, ce modèle correspond à ce qui m’a été décrit par les chéang kormnour rencontrés qui, n’ayant pas reçu d’éducation artistique dans une école, ont appris au contact avec d’autres chéang kormnour plus âgés. Progressivement, ceux-ci leur confiaient des tâches de plus en plus complexes122 (Entrevues avec Moeun Chhay, Bech Bunngoun et Ung Meang Leang, juin 2013).

Puisque ces relations sont basées sur le modèle familial, les élèves restent à jamais redevables envers leurs professeurs, ils ont en quelque sorte une dette envers eux, tout comme l’ont les enfants envers leurs parents. Ainsi, du point de vue de l’étudiant (et vice-versa), son lok kru sera toujours son lok kru, même s’il est devenu avec le temps plus habile que ce dernier, ce qui est, par ailleurs, mal vu d’exposer ouvertement (Entrevue avec Tor Vutha, août 2012).

Aujourd’hui à Phare Ponleu Selpak, le professeur est toujours respecté, ce que j’ai pu constater du fait que l’on continue de l’interpeler dans tout contexte par les termes de lok kru ou neak kru, même si l’étudiant a gradué et même si le professeur n’enseigne plus à l’école (Notes de terrain, été 2012). Cependant, le rapport d’autorité entre professeurs et élèves semble amoindri, les premiers n’étant plus dépositaires d’un savoir absolu. Par exemple, certains professeurs se disent mal à l’aise avec le statut de lok kru/neak kru et ils me confient préférer être appelés par leur nom et être considérés comme des accompagnateurs pour les étudiants : « je veux juste leur apporter quelque chose de façon harmonieuse et amicale, partager mon savoir-faire aux plus jeunes », me dit un professeur (Entrevue, août 2012).

Par ailleurs, plus les étudiants progressent dans le programme, plus les cours sont offerts sous forme participative où les étudiants sont amenés à s’exprimer sur leur travail et celui de leurs collègues et à développer des projets personnels123. Comme j’ai pu l’observer dans les cours,

122 D’abord, disposer le matériel sur place, laver les pinceaux, puis progressivement, peindre les arrière-plans, l’intérieur des formes, etc. 123 Les professeurs se sont ajustés graduellement dans leurs façons d’enseigner. Il serait intéressant d’étudier les liens entre ces changements et ceux survenus dans la scène artistique contemporaine cambodgienne.

151 cette façon de faire, étant différente de ce à quoi les étudiants sont habitués dans d’autres écoles, implique un effort considérable pour certains étudiants. Critiquer le travail de ses pairs, développer une réflexivité par rapport à ses créations et être capable de la communiquer clairement n’est pas encore une chose aisée et plusieurs, lorsqu’ils voient une idée intéressante d’un collègue, n’hésitent pas à s’en inspirer largement124.

Néanmoins, les professeurs poursuivent dans ce modèle plus participatif avec patience et flexibilité. Par exemple, Som Sokvibol, un étudiant en troisième année raconte comment, un jour qu’il avait visité une exposition, il est intrigué par la technique de l’artiste (Entrevue juillet 2012). Il questionne ce dernier qui ne lui dévoile pas le procédé pour y arriver. Son professeur, Vutha, fait par la suite des recherches et enseigne cette technique à ses étudiants depuis que Sokvibol en a manifesté l’intérêt. Ensuite, après une séance de dessin modèle, alors que je visite la classe de deuxième de professeur Lon Lao, ce dernier rassemble son groupe vers la fin de la séance et commence à raconter une histoire puis à chanter un smot. Certains étudiants renchérissent par une anecdote. Professeur Sothea me dit faire sensiblement la même chose dans son cours au niveau préparatoire, réservant des périodes pour parler des actualités cambodgiennes, sensibiliser à la sécurité routière ou traiter d’un sujet scientifique (Entrevue avec Sothea, août 2012). Srey Bandaul résume bien l’engagement des professeurs envers leurs étudiants : I share all my experience to my students… I'm not just teaching in arts, you know? I'm talking about the people’s way of living, you know, about the people’s way of thinking and how morality is… you know? I always explain and say: “you are the artists, it is very important to understand everything around you”. How can I say in English? [In khmer] : « il faut observer autour de toi et non pas juste regarder à gauche à droite sans réfléchir (en khmer= pakdéboarth) ». Everything around you, you have to observe it and reflect about it, not just look around quickly, no [it should not be like that]. […] Even the politics, even the business… everything (Entrevue avec Bandaul, août 2012).

Le dévouement de ces professeurs a marqué plusieurs des artistes aujourd’hui gradués de PPS. Mao Soviet et Phin Sophorn racontent, tout comme trois autres collègues que cette école est pour eux un chez soi, une famille, en raison du soutien, des encouragements et des marques de solidarité qu’ils y ont reçus à travers les années (Entrevue avec Soviet et Sophorn, août 2012). Durant les premières années après sa diplomation, Soviet y retourne souvent avec d’autres

124 Par exemple, dans un cours de lok kru Vutha où les étudiants doivent réfléchir sur la notion de « temps qui passe », je constate un nombre impressionnant d’étudiants qui ont dessiné une montre sur leur papier. Au point où, ayant raté le moment où le professeur avait donné la consigne de départ, je pensais qu’il leur avait demandé de dessiner des montres. Après discussion avec ce dernier, je compris qu’il avait seulement utilisé l’exemple des aiguilles de la montre qui tournent pour illustrer l’idée générale derrière la consigne. La majorité des étudiants, peut-être pour être assurés d’être dans le thème, en avaient conclu à la nécessité d’inclure une montre dans leur projet (Notes de terrain, juillet 2012).

152 anciens étudiants pour y manger et parfois pour y dormir, aidant à l’entretien des lieux et donnant des cours. Sophorn souligne s’être sentie seule après avoir quitté l’école pour travailler à Phnom Penh. Sophy mentionne y travailler comme professeur aujourd’hui par gratitude envers l’école et par désir de redonner aux jeunes ce qu’elle a appris (Entrevues avec Soviet, Sophorn et Sophy, août 2012).

Aujourd’hui, ce désir de partage, particulièrement de connaissances, se manifeste aussi au sein de la scène artistique locale, ce qui est lié en partie à l’influence qu’a eue PPS sur un nombre important des artistes rencontrés pour cette recherche. Les connaissances transmises concernent les arts, que ce soit par rapport au milieu artistique, à des techniques particulières ou à des idées ou des messages véhiculés à travers leurs œuvres, comme nous le verrons sous peu. Ces connaissances englobent aussi des savoirs-être au sein de la société et des expériences vécues.

Par exemple, j’ai précédemment mentionné que l’expérimentation de la méditation vipassana avait amené Kosal à concevoir le travail de l’artiste comme une recherche de paix, une démarche qu’il devait en tant qu’artiste partager avec ses contemporains à travers son art. Il est pertinent de mentionner qu’à la suite de cette première expérience de méditation, Kosal participe au projet Angkor Art Explo, ce qui insuffle un élan supplémentaire à sa démarche artistique. Ce projet consistait en un périple à vélo menant une quinzaine d’artistes à parcourir, de village en village, la distance entre Battambang et Siem Reap pour présenter des expositions et performances collectives tout au long du parcours125.

Durant ce périple, Kosal se concentre à observer la façon de vivre des gens qu’il croise sur son passage. De cette observation approfondie nait en 2012 l’exposition Life Journey126, dans laquelle l’artiste réfléchit pour la première fois à la vie quotidienne en abordant la question de l’expérience humaine des émotions. Il me dit : « j’ai fait des portraits qui pleurent, des portraits qui rient, parce que cela montre nos états d'âme de tous les jours. Nous, les humains, on est interreliés par ces pleurs, ces rires et ces joies et nous n'acceptons pas toujours ces “états d'âme” » (Entretien avec Kosal, août

125 La première édition a eu lieu en 2011. Une seconde édition du projet s’est tenue en 2013. Elle consistait d’abord à un premier parcours aux alentours de Siem Reap et ensuite à un deuxième menant les artistes sur un trajet entre Battambang et Pailin. Cette fois près de 35 artistes et collaborateurs se sont joints au projet. (Angkor Art Explo 2013, Facebook; Cambodia Rhi Quinn 2013: Internet; Angkor Art Explo 2011: Internet). 126 Voir planche 8.

153

2012). Effectivement, il m’explique qu’en général, lorsque l’humain ressent de la tristesse, c’est comme s’il était envahi par un cri, comme s’il était pris de panique et qu’il s’affolait (Kosal, août 2012).

Les peintures de Kosal illustrent donc cet état de submersion dans lequel nos émotions nous plongent parfois au quotidien. Ce sentiment d’envahissement est suggéré par l’enchevêtrement de fils représenté dans chacune des peintures du projet Life Journey (Entrevue avec Kosal, août 2012). Au cœur de ce désordre émergent des visages qui laissent au public parfois une impression foudroyante, parfois une impression d’un discernement paisible. Comme le souligne Ratanakul, « the moral development of the self is a key factor for the progress of the community. Without the moral fiber of its members, the community cannot make any real progress » (2007 : 254). Ce que propose Kosal dans cette exposition, c’est un enseignement pour ceux qui verront ses peintures (Entrevue avec Kosal, août 2012). Concrètement, il désire nous inspirer une réflexion par rapport à l’importance de reconnaître ces émotions et de ne pas se laisser envahir par celles-ci au quotidien. Une fois celles-ci maîtrisées, nous serons sur la voie de la paix intérieure qu’a expérimentée Kosal à travers sa pratique méditative. En 2013, lors de mon retour à Battambang, je n’ai croisé que très brièvement Kosal, car ce dernier qui remplaçait le professeur Tor Vutha, avait amené un groupe d’étudiants de PPS au centre vipassana pour leur faire expérimenter la méditation.

Ces changements dans les modes d’apprentissage rappellent la structure narrative innovatrice du Gatilok d’Ind, décrite dans Hansen (2002 : 58-62). Effectivement, la méthode employée par Ind pour construire son récit fait en sorte qu’à mesure que l’on progresse, autant le narrateur, assimilé la plupart du temps à Ind, que les personnes qui écoutent (ou lisent) le Gatilok, deviennent actives dans l’interprétation du texte (Hansen 2002 : 59). Effectivement, la dernière partie est construite sous la forme d’exercices d’interprétation conçus pour tester les aptitudes de ceux qui écoutent le récit à appliquer dans leur vie quotidienne la moralité bouddhiste, particulièrement un discernement éthique (satisampajañña) (Hansen 2002 : 59). Dans cette dernière partie, les voix de ceux qui écoutent et du narrateur deviennent difficilement différentiables, le narrateur agissant en tant que guide, mais laissant l’espace à ces « élèves » à mesure qu’ils progressent (Hansen 2002 : 61-62). Sans vouloir établir une corrélation directe entre la situation de l’enseignement à PPS et celle suggérée par le Gatilok, on peut tout de

154 même se demander si ce texte fondateur du bouddhisme moderniste au Cambodge n’était pas annonciateur de changements dans le domaine de l’enseignement. Effectivement, ce qu’il faut retenir, car cela nous servira plus loin à mieux comprendre la communauté des artistes de Battambang, c’est que dans le processus de partage des connaissances, bien que les professeurs occupent toujours une place privilégiée puisque très respectés par leurs étudiants, ils ne sont plus les seuls impliqués dans la transmission des expériences et des savoirs. Le climat de partage est plus propice à des échanges animant l’ensemble de la communauté artistique, professeurs, artistes et étudiants inclus.

4.4.3. Le rôle de l’artiste, c’est de transmettre un message Dans certains cas, l’artiste a des visées plus larges que l’éducation ou la sensibilisation à des enjeux. Effectivement, quelques artistes rencontrés considèrent que leur rôle, en tant que messager, est d’améliorer la société. L’artiste véhicule des idées, des opinions et des réflexions à travers sa pratique artistique, ce que Heak Pheary explique : Because they [the new artists] are part of the society, this [young] generation can bring messages to improve our society in art. […] I think new artists help by sending messages from province to province, from place to place [in order to] let them [people] know. They are important communication media besides newspapers, magazines or TV. So the new artists in Battambang are very important (Heak Pheary, septembre 2012).

En tant qu’observateur et critique de sa société, l’artiste propose des réflexions sur une diversité d’enjeux environnementaux, sociaux et économiques d’actualité au Cambodge. Par exemple, l’exposition The Blackwood127 de Mao Soviet et Tim Robertson réalisée à partir de vestiges retrouvés près de Boeung Kak à Phnom Penh traite de la notion de « chez soi » suite aux évictions forcées qui ont eu lieu autour de ce lac et qui ont mené à la relocalisation de plusieurs familles dans des lieux difficiles d’accès, non desservis par les services municipaux et manquants de « familiarité ». « In short, we believe these places are not home », disaient les artistes qui en utilisant « actual pieces of demolished and burned homes aim at providing the viewer with a sense of proximity to the loss felt by displaced families and possibly some discomfort with the idea that they’re examining a work of art on something that used to shelter a family » (Mao Soviet et Tim Robertson, 2012 : Internet). D’autres artistes se sont entre autres penchés sur la surexploitation des ressources naturelles, la corruption ainsi que la prostitution.

127 Voir planche 9.

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La polysémie inhérente à l’art bénéficie à l’artiste qui peut s’exprimer plus librement dans ses créations qu’il ne le ferait par d’autres médias. Effectivement, pour quelques artistes rencontrés cette polysémie permet l’expression d’opinions alternatives ou critiques dans une société où la liberté d’expression est souvent réprimée128 et où les arts contemporains échappent encore au radar officiel de l’État (Scott 1990). Comme l’exprimait un artiste : « ce n’est pas tout le monde qui peut voir ce que tu veux montrer. Par l’écriture, tu peux piquer certains qui se sentiront visés par tes idées. Mais avec le dessin, au contraire, des fois les gens le voient, mais des fois ils ne le voient pas. Des fois, ils ne font pas vraiment attention à ce qu’ils voient » (Entrevue, septembre 2012).

Conscients du contexte politique dans lequel ils évoluent et qui n’est pas propice aux démonstrations ouvertes et à la provocation (Ear 2013 : 131), les artistes qui émettent des opinions plus critiques à travers leurs créations artistiques ne se pensent pas toutefois comme des figures initiatrices de changements. Plus précisément, ils ne se conçoivent pas comme des militants, des dénonciateurs ou des porte-paroles, préférant voir leur art plutôt comme « un miroir » qu’ils tournent vers leur société (Entrevue, août 2012). Dans leurs choix calculés des techniques graphiques et plastiques utilisées ainsi que des plans à privilégier pour représenter les thématiques délicates choisies d’une manière suffisamment subtile pour ne pas se dévoiler, ces artistes ne proposent pas d’explications ni de jugements arrêtés quant aux problématiques identifiées. En ce sens, leurs œuvres artistiques ne constituent pas un plaidoyer, mais une invitation à la réflexion pour les spectateurs : Pour moi, je veux juste que le public réfléchisse et observe comment est la société cambodgienne. […] Si les gens regardent mes peintures et qu'ils me demandent de m'expliquer, je leur demande de déchiffrer par eux-mêmes et je les questionne aussi sur ce qu’ils ressentent en voyant mes peintures, car s’ils peuvent ressentir ce que je fais, cela influence beaucoup la société […] (Entrevue, août 2012).

En faisant participer le public non seulement à la réception, mais aussi à la construction de la signification du message qu’ils désirent transmettre, les artistes inscrivent les arts dans une relationnalité où ceux-ci suggèrent des réflexions, mais ne les imposent pas. En ce sens, les artistes ne sont pas des guides au sens d’une figure d’autorité pour leurs contemporains. C’est au public de poursuivre leurs réflexions et d’agir en conséquence s’il le désire. S’il est

128 Tant d’exemples pourraient être ici mentionnés. En 2012, Mam Sonando, le directeur et animateur de la radio indépendante Beehive au Cambodge, un commentateur politique connus pour ses critiques du gouvernement actuel, est accusé d’avoir été à la tête d’un mouvement insurrectionnel dans la province de Kratié. Sa peine d’emprisonnement de 20 ans s’est transformée en une sentence de 5 ans, suspendue sous la pression internationale (Fuller, 2014 : Internet). Les répressions policières subies par les travailleurs des industries protestant contre leurs mauvaises conditions de travail en sont un autre exemple qui fait fréquemment la manchette (Morton 2013 : Internet). Le 3 janvier 2014, au moins trois personnes sont mortes lors de manifestations pour la hausse du salaire minimum chez les ouvriers du textile près d’une usine coréenne de vêtements à Phnom Penh (The BBC 2014 : Internet).

156 impossible de prédire la direction des changements à court et moyen terme auxquels la société cambodgienne sera confrontée, les œuvres artistiques produites par ces artistes révèlent l’énergie potentielle d’une génération émergente plus éduquée, plus ouverte sur le monde et généralement un peu plus aisée que celle actuellement au pouvoir.

Dans un autre ordre d’idées, notons que la forte présence d’ONG et d’organismes communautaires— selon le rapport du Cooperation Comittee for Cambodia, 91 ONG nationales et internationales oeuvraient dans la province de Battambang en 2012 (CCC 2012 : 24) — entre aussi en ligne de compte dans le choix des thématiques préconisées par les artistes dans leurs créations. En effet, avec l’implantation progressive des ONG au début des années 1990, puis avec la mise sur pied du tribunal international pour juger les hauts dirigeants khmers rouges dans les années 2000, beaucoup des productions artistiques de la dernière décennie ont composé avec un discours de la justice, de la démocratie et des droits de l’homme (Thompson 2012 : 19)129. Dans cette mouvance, les artistes se retrouvent parfois à être la courroie de transmission des objectifs poursuivis par ces ONG quant aux divers enjeux sociaux actuels au Cambodge.

À Battambang, le rôle prépondérant de PPS dans la fondation de la communauté artistique favorise la participation particulière des artistes de la région aux projets de sensibilisation des ONG; la contribution de ces derniers étant sollicitée dès la fin de leurs études à cette école. Par exemple, Som Sokvibol et Heak Pheary130 ont tous les deux participé à The Good Man Campaign, coordonnée par l’ONG espagnole Paz y Desarollo qui a été présentée dans plus de 4 provinces au pays en 2011. L’objectif de l’ONG était de contribuer à réduire la violence faite aux femmes au Cambodge. Par son projet, Som Sokvibol espérait faire comprendre que les hommes et les femmes ont les mêmes droits et que le contrôle de la colère et de la violence dans une famille est important : « dans ce dessin, j’ai représenté la collaboration entre l’homme et la femme nécessaire pour faire progresser la société. Chacun représente une des ailes du papillon [qui réfère à la société], toutes deux étant nécessaires pour le faire voler » (Entrevue, juillet 2012).

129 Pour une analyse pertinente de la montée du discours des droits de l’homme et de la démocratie au Cambodge en parallèle à celui du devoir de mémoire à travers le traitement qu’en font certains artistes dans leurs œuvres, notamment le cinéaste Rithy Panh, voir Thompson dans Taylor et Ly (2012 : 225-240). 130 Voir planche 12.

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Il arrive également qu’une ONG fasse explicitement affaire avec des artistes pour remplir ses objectifs, que ce soit en matière de protection de l’environnement, contre les maladies transmissibles sexuellement ou de promotion de l’éducation des filles. Par exemple, Sou Sophy raconte comment la Maddox Jolie-Pitt Foundation (MJP), organisme basé à Battambang, a fait appel à des artistes pour sensibiliser la population à la déforestation131, particulièrement dans la région de Samloth : […] les habitants ont coupé le bois pour faire du charbon et le vendre après. Ils coupent aussi le bois pour faire pousser le maïs. Normalement, le travail de MJP est de sensibiliser la population aux conséquences de la coupe des arbres et les amener à ne plus les couper. Cependant, les gens de la région n'aiment pas lire, c'est pour ça que MJP essaie de passer leur message grâce aux peintures. Si tu fais un livre, ils n'aiment pas lire (ou ils ne savent pas lire). Donc si tu leur montres un dessin, c'est certain qu'ils vont y jeter un coup d'œil. Au moins, ils viennent voir les dessins (Entrevue avec Sophy, août 2012).

À la suite de ce projet, une exposition a été organisée à Make Maek en 2012 pour présenter les réalisations des artistes. Ce type de projets en collaboration avec des ONG constitue une bonne opportunité pour les artistes qui en sont à leurs débuts comme les étudiants de PPS. Grâce aux réseaux dans lesquels l’ONG est établie, les artistes bénéficient d’une occasion d’exposer et d’une bonne visibilité. Les ONG y tirent aussi avantage, car, une fois l’exposition terminée, celles-ci détiennent du matériel éducatif de qualité pour rejoindre leur population cible.

Dans cette relation qui s’établit, on décèle un potentiel éducationnel puissant pour les arts contemporains cambodgiens, potentiel qui s’inscrit dans une tradition picturale narrative où les arts visuels, notamment les murales dans les temples, servaient à une éthique de vie en société. Si le public cambodgien est encore aujourd’hui perplexe par rapport aux nouvelles formes d’art que les artistes produisent actuellement et qui diffèrent de ce à quoi ils sont habitués, progressivement, il semble y avoir une curiosité pour le travail de ces artistes comme l’explique Pheary lorsqu’elle était à la Buildbright University à Siem Reap pour l’exposition The Good Man : […] It made me feel that I succeed with [this exhibition] because [there was] a lot of Khmers, the audience was Khmer [and] […] I could not expect it. Some of the lecturers stood there for a long time to think again and again and one dared to speak out what he saw. I was really happy. He stood and crossed his arms and looked at these paintings, and suddenly there was his friend coming and he explained him the meaning of that painting: “this painting means this, this painting means that”. […] I could not find the words to explain my happiness at that time, I just knew that when I saw them speaking out and taking part [in the exhibition], I was happy. They didn't ignore those paintings (Entrevue avec Pheary, août 2012).

131 Voir planche 13.

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Ce modèle collaboratif entre ONG et artistes influence en partie le contenu du message que ces derniers désirent transmettre à leurs contemporains ainsi que les directions que ceux-ci privilégient pour améliorer leur société. Je n’ai pas exploré en profondeur les effets du partenariat entre ONG et artistes sur le développement de la scène artistique cambodgienne. Je pense que cela devrait être fait ultérieurement considérant que ces organismes internationaux constituent actuellement un des principaux appuis institutionnels au Cambodge, le gouvernement local étant encore désintéressé par ce qui se fait en arts contemporains132.

Jusqu’à présent, j’ai présenté trois types de rôles endossés par les artistes concernant l’importance de partager leurs connaissances, de sensibiliser leurs contemporains à des enjeux sociaux et de transmettre leurs opinions et réflexions à travers leur art. Ces trois rôles impliquent la consolidation d’échanges intersubjectifs avec leur société.

Or, actuellement, le public qui fréquente les événements en arts contemporains dans les galeries est surtout composé d’expatriés, de touristes et des artistes cambodgiens eux- mêmes. Par ailleurs, tout comme c’est le cas au Vietnam (Taylor 2004) et en Thaïlande (Phillips 1992), le marché de l’art au Cambodge est surtout un marché étranger, ce qui est problématique « because […] Figure 24 Des passants observent Linda en train de mettre artists have still not reached a certain level of en place son installation à Sammaki, lors du Art Week‐End de septembre 2012. Photo : septembre 2012. autonomy. They still depend on outside forces to govern their livehood » (Taylor 2004 : 109). Pheary expose clairement cette idée lors de notre discussion : « rich people in Cambodia, if they have money, they never spend their money to buy paintings, they will buy furniture, or other modern thing like motobike to show to others that they have a lot of money […] » (Entrevue avec Pheary, août 2012).

132 Par ailleurs, comme l’expliquait Gleeson concernant le travail de commissaire, j’entrevois dans cette relation une dérive possible vers une relation de commensalisme, c’est-à-dire « a relationship in which one member benefits and the other is not significantly harmed or helped, such as using […] something another created, sometimes posthumously » (2010 : 62). Voir également, à la section 4.5.1., la critique de certains artistes adressés à leurs pairs qui, selon eux, sont trop préoccupés par leurs bénéfices personnels.

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Dans la perspective où peu de Cambodgiens peuvent se permettre d’acheter de l’art contemporain et que la fréquentation des expositions ne fait pas partie de leur bagage culturel, de classe ou éducationnel, la question « à qui l’artiste cambodgien contemporain s’adresse-t-il à travers ses créations? » s’impose. En fait, on peut déceler a priori une contradiction entre les trois rôles que les artistes se proposent d’endosser pour leur société, d’une part, et le fait que leur succès financier et leur visibilité au sein de la Figure 25 Des enfants venus regarder scène artistique locale et globale est attribuable à des un film à Make Maek. Photo : été 2012 mécènes, des acheteurs, des galeristes, des curators, des critiques et des historiens de l’art étrangers, d’autre part. Taylor décrivait aussi cette situation paradoxale concernant les artistes vietnamiens dans son étude (2004 : 9). Pour certains133, il y a donc lieu de se questionner à savoir si les productions artistiques en arts contemporains des artistes cambodgiens seraient dictées par des « goûts étrangers ». Si tel est le cas, on se questionne si les artistes se retrouvent dans une situation de « foreign patron-local client relationship [that] resembles the colonial paradigm of the previous century », telle que celle abordée par Taylor au Vietnam (2004 : 9), et si oui, dans quelle mesure la comparaison s’applique? Ce parallèle mériterait d’être exploré dans une future recherche.

Toutefois, en y regardant de plus près, affirmer que les arts cambodgiens servent uniquement des intérêts étrangers serait une proposition simpliste, puisque j’ai moi-même pu observer sur place qu’il y avait actuellement un public cambodgien pour les arts contemporains en dehors des artistes eux-mêmes. En fait, s’il est vrai que le marché local en arts contemporains est encore peu développé du côté cambodgien, les artistes de Battambang rejoignent et intéressent de plus en plus un public khmer. Par conséquent, les rôles et les valeurs qu’ils défendent à travers leur art ont une portée grandissante pour leur société.

Battambang me semble être un lieu propice à l’émergence d’un intérêt pour les arts contemporains de la part d’un public cambodgien du fait de la présence prolongée notamment de l’école PPS. Le chapiteau du cirque à PPS est bondé lors de chaque représentation par un

133 Voir entre autres les propos controversés de Phally Chroy rapportés par Jackson 2013 : Internet.

160 public composé autant d’expatriés et de touristes que de locaux soit, principalement de familles venues émerveiller leurs enfants (Notes personnelles, été 2011 et 2012). Les habitants de la ville sont aussi habitués à côtoyer les artistes au quotidien, même s’ils ne comprennent pas toujours ce que ces derniers font. Effectivement, si ce n’est pas tout le monde qui ose mettre le pied dans les galeries, on voit tout de même certains curieux s’arrêter devant ces lieux lors des événements comme les vernissages, les Art Walk et les performances (Notes de terrain, été 2012). Les parents laissent leurs enfants s’aventurer parmi la faune artistique, que ce soit pour apprendre le dessin auprès des artistes qui se rencontrent à Sammaki, pour assister à la projection d’un film à Make Maek, ou encore, pour « jouer » dans l’exposition The Blackwood lors de son vernissage (Notes de terrain, été 2012).

Par ailleurs, au moins neuf des treize artistes rencontrés basés à Battambang ont leur studio à même leur maison, ce qui leur permet de faire connaître leur travail à leur entourage et aux voisins, comme me l’explique Bandaul en donnant l’exemple de Pen Robit : he lives in his village and before, they [many people around him] come and say: “what are you doing Robit? You are crazy because you do paintings like [that]”. They [people from his village] make pictures, you know, like beautiful girls or beautiful Angkor Wat, you know, but Robit does something different. […] Sometimes, I [visit] Robit and people come and talk to me. Some people said : “oh, Robit's teacher is coming, maybe we ask him what is he doing”. So I try to take 1 or 2 hours to explain them to let them know […] This is an important thing because you want to develop your country, not just the material [facet], you know, not just [for] money, but also the good views […] (Entrevue avec Bandaul, août 2012).

Par ce contact privilégié, les artistes considèrent que peu à peu le public cambodgien sera de plus en plus présent dans les événements artistiques. Par ailleurs, on assiste à une diversification des formes d’événements afin de rejoindre un plus grand nombre de

Figure 26 Dans le cadre du projet Made in Battambang, une foule plutôt imposante en nombre, s’est rassemblée au parc devant le Psar Nath, le 30 mars 2013 pour une séance de live paintings et de performance intitulée Selpak Kandia. Crédits photos : Long Kosal 2013, Facebook page personnelle.

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Cambodgiens. Par exemple, parmi les projets qui allaient à la rencontre d’un public local, outre le périple à vélo Angkor Art Explo qui en était à sa deuxième édition en 2013, les artistes ont créé les Art Walk, qui sont des parcours à pied se déroulant dans plusieurs lieux de la ville simultanément. Par exemple, une installation peut être présentée à Sammaki, une exposition au Café Eden puis, une performance ou une projection d’un film à Make Maek, le but étant de créer une atmosphère dynamique. Ces artistes investissent de plus en plus le champ de la performance, sortant les expositions dans les lieux publics, comme sur le pont piétonnier et dans les parcs, créant en direct devant les passants qui se rassemblent autour d’eux.

4.5. Intersubjectivité et relationnalité : la communauté artistique à Battambang J’ai initié précédemment une réflexion sur la communauté artistique de Battambang en décrivant les méthodes d’enseignement des professeurs à PPS ainsi que le climat propice à l’échange qu’ils ont contribué à instaurer dans cette ville. Je désire maintenant m’intéresser à la manière dont se construit cette communauté artistique au-delà de PPS par les liens d’amitié et de solidarité qui unissent les artistes rencontrés. En rapport avec ma question de recherche, ces liens méritent d’être explicités, car ils participent à la construction de la subjectivité de l’artiste, celle-ci étant façonnée dans la relation, comme nous l’avons vu plus haut. Le portrait de la communauté artistique de Battambang que je m’applique à dresser brièvement ici permet de replacer la subjectivité des artistes dans leur contexte actuel en s’attardant aux relations que ceux-ci entretiennent entre eux, mais aussi avec d’autres acteurs du milieu artistique que sont les commissaires, les galeristes, les critiques, les collectionneurs et les donateurs.

George explique au sujet des « art worlds » — qu’ils soient internationaux ou locaux — que ceux-ci émergent toujours « from the interplay of heterogeneous forces and circumstances », et donc, qu’ils ne sont pas « a self-constituting and self-authorizing field » (2008 : 177). La communauté artistique de Battambang ne fait pas exception. Tout comme ses artistes, elle se transforme au rythme des enjeux auxquels elle est confrontée. Parmi ces enjeux, on s’interroge sur la place d’un public cambodgien encore néophyte en matière d’arts contemporains et l’impact du tourisme dans le développement de la scène artistique de Battambang. L’inscription de la communauté artistique de Battambang au sein de la scène artistique mondiale s’ajoute à ceux-ci, considérant les possibles implications de cette inclusion au « global art world » pour la signification de la subjectivité des artistes rencontrés. Avant de m’attarder sur ces enjeux, je

162 désire développer quelques-unes des relations entretenues par les artistes de Battambang, pierre angulaire de cette communauté artistique.

4.5.1. Une communauté d’artistes soudée Les artistes rencontrés partagent une fierté pour leur ville d’origine. Soviet me dit : « I was born here, I studied here, I graduated here and I create arts here : my destiny is in Battambang ». Sophorn renchérit : « my feelings are in Battambang » (Entrevue avec Soviet et Sophorn, août 2012). Dans un futur proche, ces artistes aspirent à faire de la ville de Battambang « an art city », car en plus de son histoire artistique et culturelle, elle est située au carrefour entre Bangkok et Phnom Penh. Par exemple, deux personnes me parlent d’acheter un grand terrain pour accueillir des artistes en résidence (Entrevues avec Touch et Soviet, août 2012). Touch et Darren proposent d’animer les rues près du pont piétonnier. Sothea et Bandaul suggèrent qu’on ajoute des sculptures contemporaines dans les parcs et qu’on fasse des murales sur quelques édifices pour que les gens puissent côtoyer l’art dans les espaces publics (Entrevues, août 2012).

Comme je l’ai déjà expliqué précédement, à travers les rapports qu’entretiennent les professeurs et leurs élèves, la communauté artistique emprunte largement au modèle familial, lequel constitue au Cambodge le principal réseau social d’entraide et de solidarité (Népote 1992 : 12). Au Vietnam, Taylor suggère également la pertinence de ce modèle pour les artistes avec qui elle a collaboré : « as in the Vietnamese society, with its strong emphasis on kinship, genealogies, and ancestral lines, the art community expects loyalty to its founders, filial piety, and friendship bonds » (2004 : 20). Cette comparaison entre la famille et la communauté artistique mérite d’être succinctement discutée à travers les notions de filiation et d’alliance.

D’emblée, rappelons que dans le cas de Battambang, les professeurs de Phare Ponleu Selpak sont aussi par extension les fondateurs de la communauté en arts visuels contemporains, bien qu’ils ne soient pas explicitement présentés comme tels. En ce sens, l’estime profonde que leur vouent leurs anciens élèves se veut une manifestation de l’importance toujours actuelle du respect de la filiation et des « anciens », c’est-à-dire des artistes qui les ont précédés. À mon sens, cette filiation s’appréhende aussi à travers l’idée « d’originalité » dans la création artistique, notion sur laquelle j’ai questionné les artistes.

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Au Cambodge, le phénomène de la copie prend une ampleur importante en raison des peintures commerciales copiées, recopiées, puis vendues aux touristes. Ce phénomène a été dénoncé dans le milieu artistique contemporain et n’est pas considéré comme de « l’art » par les artistes rencontrés (Entrevues avec Phin Sophorn, Mao Soviet, Tor Vutha, Sou Sophy, Srey Bandaul, été 2012). Pour se distinguer du travail commercial, il est important pour les artistes rencontrés de développer leur propre style, c’est-à-dire leur originalité, ce qui m’a été décrit en entrevue à la fois comme les techniques privilégiées par chacun et comme les idées défendues dans leur travail (Entrevues, été 2012).

Si ces artistes recherchent une originalité, ils soulignent également que celle-ci n’est pas envisageable isolément du contexte dans lequel ils se trouvent, et plus particulièrement, de leur filiation avec leurs prédécesseurs. De ce point de vue, Tor Vutha m’explique que si un artiste s’inspire librement de Van Gogh, son travail ne sera pas pour autant une copie de ce grand peintre puisque l’artiste n’utilise pas le même matériel, n’arrive pas à la « même chaleur », au « même cœur » dans sa propre création (Entrevue, août 2012). Ainsi, la combinaison d’un contexte, de techniques, d’idées et de réflexions particulières font en sorte que chaque œuvre est unique. Autrement dit, l’originalité est davantage envisagée ici au sens d’une singularité que d’une origine, c’est-à-dire « le fait d’être premier ». S’inspirer du travail d’autres artistes est souhaitable, car cela permet d’entrer en relation avec ces prédécesseurs. Comme l’élève qui apprend d’un maître s’inscrit dans une relation de filiation avec celui-ci d’une manière significative, l’artiste en prenant appui sur le travail des autres se voit aussi intégrer une famille artistique. Pheary, qui est l’élève de Vutha, propose une réflexion intéressante sur le fait qu’un artiste n’est jamais vraiment différent des autres puisqu’il s’inscrit toujours dans une continuité : all the famous artists, not only the artists in Battambang, no matter how they try, they still cannot leave from the origin. […] The result of our artworks is not really new because we are not the one who comes up with the idea first. However, we are in their family. […] We are not really different from others, but we are part of them (Entrevue Pheary, août 2012).

Ainsi, plusieurs artistes rencontrés insistent dans leur conception de l’originalité sur cette continuité plutôt que sur une rupture. La singularité de l’artiste ne vient pas du fait qu’il est isolé des autres ou qu’il est à l’origine d’une création nouvelle. Tout comme la subjectivité, la singularité de l’artiste découle d’une combinaison momentanée de différents facteurs reliés à la personnalité de l’artiste, au contexte dans lequel il se trouve, aux techniques utilisées et aux

164 idées défendues dans sa création. Cette singularité est soumise au principe bouddhiste d’impermanence et doit être envisagée en termes de processus plutôt qu’en termes d’essence.

Ensuite, malgré ce respect de la filiation chez les artistes rencontrés, je considère que les relations qu’ils entretiennent entre eux sont davantage de l’ordre de l’alliance, c’est-à-dire des liens d’amitié. Effectivement, nous observons cette amitié par les liens quotidiens de proximité qu’ils cultivent entre eux en visitant leur studio respectif, en collaborant à des projets communs, en allant manger ensemble de temps en temps et en se soutenant dans leur démarche artistique et lors de leurs expositions. Par ailleurs, j’ai pu constater que la communauté était très solidaire lors du décès tragique suite à un accident de moto de Sarik Kemsan, un étudiant de PPS en juin 2013 (Notes de terrain, juin 2013). Cette nouvelle fut un choc pour tous et était particulièrement triste du fait que la semaine suivante était prévu le vernissage à Sammaki de sa première exposition, Life and Hope, avec son ami Chhoeurn Vandy (Knox 2013c : Internet). Le matin même de l’annonce de la nouvelle avait lieu le début des rituels funéraires et j’arrivai au moment où la classe de neak kru Sophy se préparait pour aller rendre hommage au défunt. Durant les moments passés auprès de la famille, je constatai la présence de plusieurs professeurs, étudiants et artistes indépendants venus faire leurs adieux à Kemsan. Dans les semaines qui suivirent, certains d’entre eux se réunirent et organisèrent malgré le décès de leur ami le vernissage de l’exposition comme il était initialement prévu (notes de terrain, juin 2013).

Ces exemples mettent de l’avant le caractère égalitaire plutôt que hiérarchique des relations qui unissent les artistes de Battambang. Ils suggèrent que la communauté artistique de Battambang doit être davantage envisagée en tant qu’un « système [de relations] dont la complexité est « latérale » [et] réfractaire à la hiérarchie ou à toute autre forme d’unification transcendante- une complexité d’alliance […] » (Viveiros de Castro 2009 : 81). Tout comme plusieurs témoignages d’artistes présentés dans ce mémoire, ces exemples mettent l’accent sur la nécessité de préserver une proximité avec ses pairs en restant humble et simple, puis un désir d’entretenir une relation de proximité et de partage avec d’autres artistes et avec sa société. Sur le plan de la construction de la subjectivité de l’artiste, ces alliances de solidarité et d’entraide

165 prennent davantage la forme d’échanges entre frères et sœurs134. Ceci est peut-être renforcé du fait que plusieurs artistes se connaissent depuis longtemps et sont passés par PPS, ce qui aide à la cohésion de la communauté et à la création de solidarité de « cohorte ».

L’importance accordée à ce type de relations latérales m’apparait assez récente du fait qu’autrefois la relation maître-apprenti dominait dans le milieu artistique. En effet, bien que dans les années 60-70, certaines associations d’artistes aient commencé à émerger à Phnom Penh, celles-ci n’ont pas perduré dans le temps en raison des tensions sociopolitiques de l’époque (Muan 2006a). Ainsi, la création d’une communauté artistique surtout soudée par des relations d’amitié et d’alliances horizontales plutôt que par une filiation, relève d’un changement dans la conception de la relationnalité de l’artiste.

Toutefois, cette solidarité entre les artistes n’est pas infaillible ou inconditionnelle. Il existe certaines tensions au sein de la communauté de Battambang bien qu’elles m’aient été peu précisées durant mon terrain par les artistes eux-mêmes, lesquels me disaient « d’observer par moi-même pour savoir » (Entrevues, été 2012). La question de l’engagement variable des artistes dans la création d’une communauté artistique à Battambang me semble être l’une d’entre elles. Durant mon terrain en 2012, plusieurs critiques ont été effectivement adressées aux artistes comme quoi certains s’impliquent dans des projets collectifs uniquement lorsqu’ils retirent des bénéfices personnels et immédiats du projet : « il y a des artistes qui coopèrent au sein du groupe, mais qui veulent tout le temps avoir des profits. Ceux-là ne resteront pas longtemps avec nous, parce qu’ils ne comprennent pas notre vision [de l’art] », me disait Kosal sans préciser à qui il référait (Entrevue, août 2012). Les fondateurs de Sammaki et Make Maek se sont aussi désolés d’être souvent laissés à eux-mêmes dans l’organisation des vernissages et dans la gestion des galeries, ce qui monopolise beaucoup de leur temps. Leur souhait était de voir un petit groupe assurer en alternance l’administration des lieux, mais ce souhait ne s’était pas encore réalisé en 2012. Cet engagement variable des artistes, combiné au fait que depuis 2012, le nombre de galeries est passé de deux à plus de quatre135, je me suis questionnée sur les

134 On spécifie tout de même lorsque l’on réfère à quelqu’un s’il s’agit d’un(e) petit(e) ou d’un(e) grand(e) frère ou sœur (en khmer : bang/paun pros (grand/petit frère) ou bang/paun srey (grande/petite sœur)), comme on le ferait en famille. 135 En 2011, Sammaki et Make Maek ont ouverts leurs portes. L’année suivante, on comptait aussi Battambang Art Studio tout près de Sammaki. Puis en 2013, Chocol’Art et Lotus gallery ont été créés.

166 raisons pour lesquelles les artistes font le choix d’ouvrir de nouveaux espaces plutôt que d’unir leurs efforts autour de quelques lieux.

D’une part, il faut considérer le fait que le développement d’une scène artistique à Battambang est fortement lié à un désir d’y attirer le tourisme. Actuellement, le détour par Battambang ne semble pas être une destination obligée pour les touristes, contrairement aux temples d’Angkor et avec la capitale. Avec son architecture coloniale, sa magnifique campagne à proximité, ses nombreux temples en montagne, son train de bambou, son passé artistique rayonnant puis son cirque, Battambang a le potentiel de devenir une attraction intéressante. La ville l’a par ailleurs compris et planifiait déjà en 2009, de mieux protéger la zone patrimoniale pour faire de Battambang une ville de « patrimoine, de culture et de tourisme » (Master Plan Team, Battambang Municipality 2009 : 147-153). Par ailleurs, une demande du gouvernement provincial et de l’office du tourisme a été faite dernièrement pour étudier la possibilité d’inscrire la ville au « World Heritage Cities Program » (Thik Kaliyann 2014, Internet). Également mentionnée la possibilité d’établir sur la rue 1 son premier « Pub Street » pour animer la ville jusque tard dans la nuit alors que la majorité des restaurants ferme actuellement aux alentours de 22 h 30 (Siv Meng 2014, Internet).

Dans ce contexte, les artistes y voient une opportunité de tirer profit de la venue des touristes. Soviet pense à organiser des Art Tours qui incluraient des visites de studio (Entrevue avec Soviet, août 2012). Sammaki et Make Maek, parmi d’autres lieux publics, organisent déjà périodiquement des Art Walk à travers la ville. Jam propose des ARTchitectural bike tours avec sa compagnie Battambang (Entrevue avec Jam, septembre 2012). Darren envisage de projeter hebdomadairement des films dans son resto-bar Lotus (Entrevue, juillet 2012). Enfin, collectivement, les artistes ont des préoccupations pour la diffusion de l’histoire de la ville et pour la conservation des maisons et pagodes anciennes, « parce que c’est ce que les touristes aiment » (Entrevues avec Kosal, Sophy, Sokvibol, été 2012).

D’autre part, cet engagement variable des artistes est parfois expliqué à la manière de Népote (1992) qui suggère que : « selon la pratique khmère, […] il n’est de solidarité que « conjoncturelle », c’est-à-dire sur une base précise, limitée, volontaire et contractuelle » (1992 : 18). Ear défend aussi une position similaire quant à l’exacerbation d’une « logique utilitariste »

167 au Cambodge avec l’implantation des ONG dans de multiples secteurs depuis le début des années 1990 (2013 : 8). Il est possible que l’implication marquée de certaines ONG136 et organismes, tels les consulats et les ambassades étrangères, dans la promotion des arts cambodgiens ait eu pour effet négatif d’entretenir un réflèxe de l’ordre du « how much money you're gonna give me to do my show [or to participate to your project]? » chez certains artistes (Entrevue, été 2012).

Néanmoins, la question de la « survie » financière des artistes n’explique pas à elle seule cette multiplication des galeries et cet engagement variable des artistes, qu’il soit réel ou perçu comme tel. S’il est possible qu’une certaine compétition s’instaure du fait que chacun lutte pour gagner sa vie et veuille tenter sa chance en ouvrant son propre espace, à ma connaissance il n’y a pas d’artistes à Battambang qui vit exclusivement de son art, puisque le marché est peu développé à Battambang. Par ailleurs, je ne suis pas prête à réduire les liens qui unissent les artistes uniquement à des « relations d’intérêts »; il y a la plupart du temps une réelle sincérité envers tout un chacun dans ces liens.

La remarque de Népote a pour pertinence de soulever que ces liens d’alliance et de solidarité doivent être dirigés vers des objectifs communs qui répondent aux besoins collectifs de la communauté. Au terme de ce mémoire, il m’apparaît que le rôle joué par des espaces artistiques tels que Sammaki et Make Maek est de rejoindre un public surtout occidental, car habitué à ce genre de lieux afin d’améliorer la visibilité des travaux des artistes. Toutefois, ils ne constituent pas, à mon sens, l’avenue à privilégier pour rejoindre un public cambodgien, ce sur quoi je reviendrai plus loin en explicitant d’autres façons plus prometteuses développées par les artistes de Battambang.

Il est également important de remarquer que ces lieux plus officiels ne constituent pas la communauté artistique comme telle, mais sont uniquement des véhicules du dynamisme et des facilitateurs de rencontres pour les artistes. Dans cette perspective, les artistes les investissent selon leurs intérêts. Par exemple, Sammaki, bien que présentée comme « an artist-run space »,

136 Par exemple, afin de financer l’école et permettre aux étudiants de gagner quelques sous, PPS qui, rappelons est une ONG, a mis en place plusieurs moyens pour vendre les travaux des étudiants aux touristes, aux spectateurs du cirque, mais aussi en France lorsque demandé. Des sommes récoltées, PPS remet au moins 40% au créateur de l’œuvre vendue, ce qui aide financièrement l’étudiant, mais qui a pour conséquence aussi de l’habituer à être rétribuer pour ses créations (Discussion à PPS, août 2012).

168 reste une initiative ayant émergé d’abord d’expatriés, qui a été ensuite rejoints par des artistes locaux. Malgré les efforts des fondateurs, la galerie n’a pas réussi à s’autosuffire comme prévu et les artistes n’ont pas pris la responsabilité de sa gestion, ces derniers ayant investi le lieu essentiellement pour se rencontrer. Depuis 2013, la gestion et le financement de Sammaki ont été repris par le Cambodian Children’s Trust, une ONG australienne active dans le domaine de l’éducation à Battambang137.

L’initiative de la création de Sammaki reste intéressante et louable. Toutefois, plutôt que de suggérer que les artistes s’impliquent uniquement dans les projets qui leur rapportent personnellement, je me questionne si les raisons de ses déficits répétés ne relèvent pas du fait que cette initiative émerge d’une anticipation des besoins des artistes, basée sur une préconception de ce qu’est un « art world »138, et donc, de ce vers quoi devrait évoluer « naturellement » Battambang. À mon sens, le fait que les artistes se soient réapproprié l’espace comme un lieu de rencontre où ils peuvent discuter entre eux et concevoir des projets collectifs reflète davantage leurs besoins que l’ouverture d’un espace d’exposition. Ainsi, les relations contractuelles entre artistes qui se manifestent dans ces lieux ne subsistent que lorsqu’elles servent les intérêts et besoins des artistes qui y participent. Les artistes, par un jeu bien ficelé, savent comment tirer profit de ces initiatives, mais, je pense, ne sont pas prêts à y sacrifier leur liberté et leur indépendance, deux conditions nécessaires à leur travail que je désire maintenant expliciter.

4.5.2. Un désir des artistes de rester indépendants par rapport à d’autres acteurs de la scène artistique Les artistes rencontrés accordent une grande importance au fait de se définir comme des artistes indépendants : « being a young artist today, it means [creating] independent work. That’s why I love it. I quit my job in Phnom Penh to be an artist here. [Here], I can learn a lot about life and I can meet people, I can do whatever I want. […] The art community in Battambang is free and open, it’s a good community », m’explique Theanly (Entrevue août 2012).

137 Il est encore trop tôt pour dire si cela impliquera des changements quant aux objectifs de l’espace qui seront peut-être reconfigurés selon les orientations propres à cet organisme. À mon sens, la fréquentation du lieu par les artistes sera maintenue si la liberté et la flexibilité de l’espace sont préservées, ce qui constitue la force de Sammaki. 138 Cette conception dominante est basée sur une définition initialement occidentale du art world.

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Notons que par « indépendance », il n’est pas ici question de nier la filiation et le contexte dans lequel les artistes se retrouvent, relations auxquelles ces derniers accordent une grande valeur, comme j’ai expliqué plus haut. Également, l’indépendance revendiquée par les artistes rencontrés ne correspond pas à un refus de dialoguer et d’entrer en relation avec l’autre. Au contraire, selon Taylor, les arts contemporains en Asie du Sud-Est se seraient plutôt constitués à travers les échanges et les collaborations entre artistes; deux éléments caractéristiques des arts contemporains de la région (2011a : 21). À ce sujet, cette dernière défend qu’en Asie du Sud- Est, « the [art]works go beyond mere relational aesthetics, which sees the work of art as an event prompted by the encounter between an artist and a public; the works are the necessary consequences of artist’s environments in the specific context of Southeast Asia » (Taylor 2011a : 22). Pour elle, en Asie du Sud-Est, « the art is in the exchange » (l’artiste indonésien Jay Koh cité dans Taylor 2011a : 21).

Par « indépendance », les artistes réfèrent davantage à un désir de préserver une certaine distance et une marge de manœuvre par rapport au marché, ses règles et ses diktats, puis à d’autres intermédiaires actifs dans le milieu artistique soit les commissaires, les galeristes, les donateurs, acheteurs, collectionneurs et critiques d’art. Par exemple, la majorité des artistes rencontrés à Battambang ne sont pas représentés par des galeries et n’ont pas signé d’ententes d’exclusivité, contrairement à plusieurs de ceux basés à Phnom Penh (Entrevues, été 2012). De plus, Battambang étant située à une distance moyenne de 6 h 30 d’autobus de la capitale, dépendamment des conditions routières, les marchés local et global de l’art n’y sont pas implantés autant que dans la capitale. Dans cette ville, « il n’y a pas tant d’argent à faire », « tu ne peux pas rejoindre les acheteurs internationaux » contrairement à Phnom Penh où le milieu est davantage « business-oriented » (Entrevues avec Kosal, Soviet et Theanly, août 2012).

Dans son texte « Mutualism for the future », la commissaire Erin Gleeson basée à Phnom Penh depuis plus de 10 ans suggère que les curators oeuvrant en Asie, et plus généralement dans un monde globalisé, se doivent de remettre en question l’universalité de leur rhétorique, c’est- à-dire réaliser qu’elle ne peut « peut être appliquée, peu importe où ils se trouvent » (Gleeson 2010 : 63). Par contre, Gleeson n’envisage pas explicitement la viabilité d’un art world qui existe sans curator. Or, dans le contexte localisé de Battambang, les artistes ont généralement travaillé et ont réussi à se démarquer jusqu’à présent “sans” curator, les artistes organisant les expositions

170 par eux-mêmes. Mao Soviet et Phin Sophorn, artistes et fondateurs de Make Maek, sont parmi les premiers artistes cambodgiens à avoir ouvert un espace artistique au pays139. Kate O’Hara suggère que les artistes de Battambang sont en train « not only to make art but [to create] the architecture and a context for its exposure [of their own] » (O’Hara 2013: 34).

D’un point de vue, cette absence de « curational pratice » a été qualifiée par certains lors des entrevues réalisées en 2012 — mais pas par les artistes rencontrés à Battambang — de « manque ». Par exemple, à ma connaissance, aucune proposition d’expositions n’avait été refusée en 2012 à Sammaki et à Make Maek, le but de ces espaces étant avant tout d’offrir l’opportunité d’exposer à des artistes locaux140. Cette remarque suggère qu’en raison de l’absence d’une personne pour sélectionner et accompagner les artistes dans l’élaboration des expositions, il arrive que la réflexion de ceux-ci par rapport à leurs projets soit moins étoffée et aboutie que s’ils avaient reçu l’appui d’un commissaire d’exposition (Entrevues, été 2012). D’un autre point de vue, cette grande marge de manoeuvre est positive pour les artistes qui peuvent se permettre une plus grande exploration dans leur pratique artistique et dans les thèmes à privilégier.

Cette critique met en lumière le défi d’une négociation des critères et des processus d’inclusion des arts contemporains cambodgiens à la scène artistique globale. Je reconnais que cet enjeu est vaste et ne peut pas être abordé de manière approfondie dans ce mémoire. Tout au plus, je suggère certaines pistes de réflexion pour ouvrir vers des avenues de recherche ultérieures. Cependant, la question est digne d’intérêt du fait des implications que cette inclusion entraîne pour la subjectivité de l’artiste, ce sur quoi j’en suis à réfléchir au terme de cette recherche.

Arrivés à un moment où la scène artistique globale se tourne de plus en plus vers ce qui se fait au Cambodge, plusieurs des artistes de Battambang désirent profiter de cette attention accrue et veulent donner à leur travail une reconnaissance mondiale. Actuellement, cette scène artistique est peu ancrée dans un marché et il n’y a pas de travail de commissariat d’exposition

139 En plus de Mao Soviet et Phin Sophorn à Battambang, on retrouve à Phnom Penh le collectif Stiev Selpak qui a conçu Sa Sa Art Projects, Thang Sothea qui a créé Top Art Gallery puis des galleries personnelles telles que celles ouvertes par Emriem et Asasax. 140 Il faut cependant noter, comme l’expliquait Darren Swallow que les artistes ne se bousculent pas pour exposer. Si la demande devenait trop importante, il y aurait besoin d’effectuer une sélection des projets à exposer (Entrevue avec Darren, juillet 2012).

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établi puisque les événements artistiques prennent la forme de « grassroots projects » basés sur les initiatives d’un petit nombre d’artistes qui veulent faire avancer leur communauté (Taylor 2011a : 21). De ce point de vue, lorsque les artistes affirment leur désir d’indépendance, cela constitue un certain refus de se penser uniquement dans les termes de la scène artistique globale.

Les artistes contemporains de Battambang rencontrés, tout comme leurs pairs d’Asie du Sud- Est, n’ont pas besoin d’une reconnaissance occidentale ou globale pour exister. Les arts contemporains cambodgiens, tout comme ceux de Asie du Sud-Est, ne se sont pas constitués « à partir de » ou encore en « réaction à » ce qui a été fait à l’Ouest, mais à travers leur propre réseau de relations et d’échanges qui a donné naissance, entre autres, à des pratiques participatives spécifiques à l’art contemporain dans cette région (Taylor 2011a : 21). À mon sens, ce sur quoi repose l’indépendance revendiquée par les artistes rencontrés dans le cadre de cette recherche est sur un désir de préserver et de faire respecter ces spécificités dans leurs pratiques. Ainsi, on y décèle une forme de protestation lorsque les standards, déterminés principalement par la scène artistique globale, font pression et empêchent les artistes d’exister d’abord dans leurs propres termes (Taylor 2004 : 4; Hannerz 1990 dans Sahlins 1999 : ix-x). Face à ces pressions, les artistes cambodgiens ne sont pas des zombies ou des « empty khmer bodies », contrairement à ce que certains défendent (Chroy 2013a; Chroy 2013b). La plupart de ceux rencontrés partagent ouvertement leurs préoccupations et débattent, que ce soit de vive voix ou sur les réseaux sociaux, des différents sujets de l’actualité artistique cambodgienne qui les préoccupent141. Ces artistes sont en mesure d’identifier ces pressions et de choisir ce qui sert le mieux leurs propres intérêts en tant qu’individus et comme communauté, puis en tant que membres de leur société. En outre, ceux-ci reconnaissent, comme l’explique Phillips pour les artistes thaïlandais, qu’ils doivent « to develop the interpersonal skills that would enable one to negociate with patrons, gallery owners, critics […]. In fact, most Thai artists are convinced that these kinds of non-aesthetic factors are just as important as the quality of their artistic talent in determining the trajectories of their career » (1992 : 32).

141 Voir notamment leurs vives réactions suite à la controversée présentation de Chroy Phally lors de la 4th International Siem Reap Conference et suite à la publication d’un article abordant la polémique dans The Phnom Penh Post (Jackson 2013 : Internet). Des exemples de ces réactions se retrouvent également sur la page Facebook du groupe Arts + Society, le groupe ayant tenu une discussion sur le sujet, intitulée « Academic : Do foreigners hurt the arts? », au Botanic Café en décembre 2013.

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4.5.3. Enjeux de l’inscription des artistes contemporains de Battambang sur la scène artistique globale Néanmoins, comme l’illustre Kee, sous les prétentions inclusives de la scène artistique globale « lies a desire for a universal paradigm of contemporary art, the imposition of which would be nothing less than authoritarian un nature » (2011 : 378). Au Cambodge, ces pressions de « conformité » se manifestent, par exemple, dans l’utilisation majoritairement de l’anglais (et secondairement du français) dans le milieu des arts contemporains plutôt que du khmer, comme l’exprime Koam Chanrasmey, un cinéaste basé à Phnom Penh : If they [Cambodian artists] are making art in Cambodia, I want them to put in the first place. Not English language. Because sometimes only English [is spoken]. […] English never disappears and most of the time there’s no Khmer [language]. […] I want to put Khmer [language] in the first place. And then, our art can grow. Otherwise, it can’t grow. (Entrevue, juillet 2012).

Par ailleurs, les concepts utilisés pour y discuter d’arts contemporains sont « au mieux » créés par des traductions littérales de l’anglais (ou plus marginalement du français) vers le khmer. Cependant, faute d’équivalent en khmer, on opte plus fréquemment pour les mots anglais et français directement (O’Hara 2013 : 37). Je ne pense pas que cela rend service à la communauté artistique et comme l’explique Gleeson dans son essai, on aurait intérêt à accorder plus d’énergie au « system of knowledge » cambodgien, car cela élargirait et enrichirait le discours dominant en arts (2010 : 65-66).

Également, il y a parmi la communauté artistique de Phnom Penh, particulièrement dans le milieu qui fait la promotion des arts cambodgiens sur la scène artistique globale, certains préjugés qui engendrent une marginalisation des artistes de Battambang. On justifie cette mise à l’écart sur la base qu’il manque de « curating management » dans leurs expositions et sur le fait qu’une majorité d’artistes de Battambang n’ont pas bénéficié d’une formation en histoire de l’art étayée ni d’opportunités d’échanges à l’étranger (Entrevue avec Kate O’Hara, septembre 2012. Aussi dans O’Hara 2013 : 33). De plus, du fait que Battambang possède une forte tradition en peinture, les travaux des artistes sont souvent considérés comme similaires entre eux, « provinciaux », «artisanaux », « décoratifs » et sont parfois même qualifiés d’« intellectuellement paresseux » (Entrevues, été 2012), ou encore, de « kitsch » et de « naïfs » (Stella 2013).

En ce qui concerne les artistes gradués de PPS, on insiste souvent, que ce soit dans des articles de journaux, dans les descriptifs d’exposition et même au sein de PPS, sur le fait que cette

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école enseigne à des élèves issus de milieux financièrement modestes et parfois de « familles à problèmes »142 (Entrevue avec Kate O’Hara, septembre 2012). Kate O’Hara décrit cela comme « the mythology of Phare Ponleu Selpak » (O’Hara 2013 : 34). Certes, il est vrai que PPS comporte un volet social aussi important que son volet artistique dans la définition de la vocation de l’organisme (Entrevue avec son coordonnateur de programme, Khuon Chanreaksmey, août 2012) et que ses professeurs se retrouvent, de temps en temps, à faire de l’intervention sociale auprès des étudiants (Entrevues 2011 et 2012). Cependant, le fait d’insister constamment sur le milieu économiquement défavorisé ou le passé familial difficile de certains diplômés de PPS nuit aux artistes. Effectivement, cela les réduit à être des artistes de seconde zone; leur travail étant d’abord perçu comme une œuvre de réhabilitation sociale avant d’être celui d’un artiste contemporain. De plus, les réalités décrites dans les œuvres des artistes gradués de PPS sont complexes et elles ne peuvent être résumées, ni expliquées, uniquement par le milieu défavorisé dans lequel certains artistes ont grandi (Entrevues, été 2012). En outre, elles vont souvent au-delà de leur vécu personnel pour rejoindre des problématiques sociales.

Bien qu’involontaire, cette marginalisation s’est traduite récemment par l’absence au sein de la programmation du festival Season of Cambodia (SOC) d’artistes vivant et travaillant à Battambang143 dans la sélection de ceux qui allaient représenter « le Cambodge », tel que le proposait le titre de l’événement (Knox 2013b : Internet; Mao Soviet, 3 février 2013 : Facebook). Ce festival, qui a eu lieu au printemps 2013 à New York, était d’importance pour le Cambodge, car il constituait le premier événement d’envergure internationale regroupant uniquement des artistes cambodgiens à l’étranger144.

142 On met aussi l’accent sur le fait que les professeurs de PPS ont appris le dessin dans les camps de réfugiés. Certes, cette information est vraie, mais après près de 20 ans à être des artistes et des professeurs qui ont exposé dans plusieurs pays et qui ont bénéficié de plusieurs formations et de résidences artistiques, il est réducteur de les considérer uniquement comme les anciens élèves d’une bénévole française venue donner des ateliers de dessin dans les camps à la frontière thaïlandaise. Kate O’Hara défend aussi la nécessité d’aller au-delà d’une « narrative of an art practice coming from refugee camps » (2013 : 34). 143 Trois artistes ayant participé au festival y étaient toutefois nés. Il s’agissait de Pich Sopheap, Svay Sareth et Yim Maline. Également, les artistes en arts visuels de la génération plus âgée ont été majoritairement tenus à l’écart, les artistes ayant participé étant tout au plus âgés dans la mi-quarantaine. 144 Ma compréhension de cet événement émerge d’une analyse des propos échangés sur Facebook par les artistes, d’articles de journaux produits sur le sujet, des notes prises lors de la rencontre de clarification sur le processus de sélection publiées sur Art + Society, ainsi que de discussions ultérieures lors de mon retour au Cambodge en juin 2013. Par exemple, j’ai suivi la discussion Facebook réagissant à la publication du communiqué de presse annonçant la programmation du SOC (Broadway World 2013 : Internet).

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Cet exemple est pertinent pour cette recherche parce qu’il soulève la question de la place accordée aux conceptions de la subjectivité de l’artiste et des rôles endossés par celui-ci au sein de sa société alternatives à celles de la scène artistique mondiale — ici celles proposées par les artistes rencontrés à Battambang — puis de la reconnaissance de la légitimité du travail d’artistes issus de ces scènes artistiques parallèles. Dans un article éclaircissant les intentions des deux commissaires du volet des arts visuels au sein de l’événement, Erin Gleeson déclarait avoir mis l’accent sur les artistes de la jeune génération et sur « what we believe was communicative of contemporary movements today » (Naji 2013 : Internet). Sa collègue Leeza Ahmady, ajoutait: […] it’s one thing to be an artist and make an artwork, it’s another to make an artwork and know why you’ve made that work and how it relates to many other works that were made before you, whether here or somewhere else. To have a connection and to be able to critically reflect on that, and to be able to question things, that is something that was very important for me to see in the artists we were selecting. It’s solely based on artistic merit, local and international standards. (Ahmady dans Naji 2013 : Internet).

Dans cet article, les deux commissaires proposaient que pour être de « vrais » artistes, il fallait que les artistes aient reçu une éducation particulière leur permettant de situer leur pratique au sein d’une certaine scène artistique globale, puis être capables de communiquer dans un langage « accessible » et « évocateur » pour un certain public. L’incapacité d’artistes de se conformer à ces standards rendait leur démarche artistique non recevable pour l’événement. Le parcours emprunté par les artistes de Battambang ne correspondait pas toujours à ces critères, ce qui avait pour conséquence de les exclure du programme.

Dans son texte, Kee suggère judicieusement que « the connectivity upon which contemporary art now prides itself omits certain kinds of work made in areas or within contexts perceived as non-conducive to the open expression of an individual subjectivity » (2011 : 372). À mon sens, les artistes de Battambang n’avaient essentiellement pas leur place, car ils ne s’exprimaient peut-être pas tout à fait dans des termes suffisamment « communicative of contemporary movements » pour un public new-yorkais (Gleeson dans Naji 2013 : Internet). De plus, considérant que l’expression de soi pour ces artistes implique d’endosser des valeurs et des rôles associés à une subjectivité bouddhiste, on peut comprendre pourquoi l’accès à cet événement d’envergure leur a été refusé, sachant l’aversion que voue la scène artistique globale à toute référence à la religion dans l’art contemporain (Kee 2011 : 372). En omettant les artistes de Battambang dans le grand ensemble « arts contemporains cambodgiens », on leur

175 dérobe leur mérite artistique et, plus sournoisement, leur droit d’exister en tant qu’artiste. Autrement dit, on faisait taire leur voix comme le remarquait Mao Soviet en commentant la sortie du programme du SOC : « where is my word, where is my voice? » (Mao Soviet 2013 : Facebook).

La sortie du programme du SOC et les interrogations qu’il suscitait n’allaient pas rester lettre morte. Les réponses des artistes de Battambang à cet événement ont été très créatives, comme quoi ce débat semble avoir été constructif. Par exemple, Yean Reaksmey a notamment écrit le poème Googlable, publié sur son blogue, qui débute ainsi : « How many shows must a man organize before they call him an artist… » (Yean Reaksmey 2013). Le but de ces réponses n’était pas de remettre en cause la pertinence et la qualité du travail des artistes faisant partie de la programmation, mais plutôt de s’interroger sur ce qui apparaissait comme un manque de transparence quant aux critères et au processus de sélection qui semblait favoriser un groupe restreint d’artistes basés presque exclusivement à Phnom Penh.

Plus impérativement, on se questionnait : « qui était en position de décider des critères de sélection? », et « quelle histoire de l’art était en train de s’écrire au Cambodge? »; « par qui et pour qui? »145 Bref, ces initiatives individuelles et collectives visaient globalement à répondre à la question résumée ainsi par Kate O’Hara : « how can a communicable space be created that doesn’t necessarily have to perform to the mainstream and possibly exclusive discourses? » (2013 : 36). D’autres réponses ont pris la forme de projets artistiques.

Par exemple, dans les mois qui ont suivi, une série de photos prises par Soviet lors d’une performance ont fait leur apparition sur Facebook, lesquelles ont été ensuite exposées à la Charlie Dutton Gallery de Londres au sein du projet The Festival of Independents, en septembre 2013146. Dans ces photos, on voit l’artiste poser avec une affiche sur laquelle on peut lire alternativement : « I’m not an artist » ou « I’m not an artist », le « not » étant caché partiellement par sa main.

145 Ce débat a bien été résumé dans le poème de Yean Reaksmey “Googlable” publié sur son blogue (Yean Reaksmey 2013). 146 Cette exposition incluait aussi le projet Googlable de Yean Reaksmey.

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Cette hésitation rappelle l’ambivalence décelée lors des entrevues quant à l’acception du statut d’artiste. Dans le contexte suivant la tenue du SOC, je pose que par ces photos, Soviet s’adresse directement à ceux qui défendent une vision universaliste des arts contemporains. Effectivement, il manifeste ouvertement son refus de correspondre à la définition de l’artiste telle que sous-entendue par les critères de sélection appliqués pour le

Figure 27 « I’m not an artist in Battambang ». Crédits SOC (discussion avec Soviet, juin 2013) et telle photo : Mao Soviet, 8 octobre 2013a, Facebook. qu’elle se manifeste à travers les « politics of the artist » discutées par plusieurs artistes rencontrés avant cet événement (Entrevues, été 2012).

Enfin, la réponse collective des artistes de Battambang s’est traduite en 2014 par un festival alternatif au SOC, Made in Battambang, ayant pour seuls critères de sélection la nécessité de résider et de travailler à Battambang. L’exposition accordait à tous le même espace : 5 mètres carrés. Les initiateurs du projet les artistes Srey Bandaul et Mao Soviet s’étaient alliés à un commissaire de l’Institut français du Cambodge à Phnom Penh (O’Hara 2013 : 36). Au total, ils ont rallié 25 artistes147 de Battambang qui ont représenté la diversité artistique de cette ville à travers plus de 100 œuvres à l’Institut français de Phnom Penh et dans Figure 28 « I'm (not) an artist », Crédits les principales galeries de Battambang (Make Maek 2014 : photo : Mao Soviet, 8 octobre 2013b : Facebook. Internet; Vachon 2014c : Internet).

147 Il s’agissait de Ben Thynal, Bo Rithy, Bor Hak, Chea Sereyroth, Chhoeun Channy, Chov Theanly, Grey Nicolas, Heng Sereysokun, Hour Seyha, Ke Prak, Khchao Touch, Kou Kunthea (Sothea), Lon Lao, Long Kosal, Mao Soviet, Mil Chankrim, Nget Chanpenh, Nov Cheanik, Ott Veasna, Phin Sophorn, Roeun Sokhom, Sin Rithy, Sou Sophy, Srey Bandaul et Tor Vutha.

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D’une envergure plus limitée que le SOC, cet événement s’est déroulé à l’image des artistes de Battambang rencontrés. Le festival se voulait collaboratif et inclusif, où des artistes émergents côtoyaient indifféremment des artistes d’expérience. La valorisation de cette égalité a eu pour effet de renforcer les liens de solidarité entre artistes et de leur démontrer que leurs efforts conjoints rendaient leur voix suffisamment puissante pour ne pas être tue. Lors de son déroulement, le festival a su aller à la rencontre du public de Battambang, comme le laisse

Figure 29 Affiche de l'exposition entrevoir la foule rassemblée pour la performance Selpak Kandia Made in Battambang. Make Maek, 9 avril 2014, Facebook. (figure 22). Made In Battambang reflète la richesse artistique de Battambang. Il incarne les valeurs de simplicité, de générosité et d’humilité défendues par les artistes qui se donnent pour mission de partager, de réfléchir et de transmettre leurs idées à leur société dans le but de l’améliorer.

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Conclusion

Résumé des grandes lignes de la recherche Au terme de cette recherche, la signification de la subjectivité chez les artistes rencontrés renvoie à un travail concret sur soi, teinté par une conception bouddhiste, qui est accessible à tous et qui se manifeste dans le présent. Les artistes s’interrogent sur les manières d’être et d’agir à privilégier actuellement afin d’améliorer leur existence et celle de leurs contemporains. La possibilité d’un tel travail sur soi est partiellement attribuable au legs des réformes modernistes bouddhistes qui se sont imposées au Cambodge à partir du XXe siècle. Celles-ci suggéraient le chemin moral que les Cambodgiens bouddhistes devaient emprunter, dans le contexte particulier des profondes transformations qu’engendraient la modernisation du pays et l’influence française (Hansen 2007).

Ce désir d’améliorer sa condition d’existence dans le présent nécessite le perfectionnement d’un soi moral décliné à travers les valeurs et les rôles, fortement ancrés dans le bouddhisme moderniste et, dans le cas présent, associés au fait d’être artiste. Idéalement, l’artiste est une personne simple, humble, authentique, faisant preuve de civisme et entretenant un discernement juste, puis un désir de partager et d’être en relation avec ses contemporains. Cette subjectivité est signifiée à travers l’expérience quotidienne (Hansen 2002; 2007). Cette dernière renvoie à un vécu et à la mise en acte de cette transformation de soi. La place accordée dans les démarches artistiques à l’expérience personnelle est un détour vers soi dans le but d’un meilleur retour vers l’autre. En ce sens, la subjectivité de l’artiste ne peut se penser en dehors de la relation; elle est intersubjective.

À Battambang, le modèle d’artiste qui est encouragé par les personnes rencontrées se définit à travers la démarche de transformation de soi nécessaire pour cultiver un soi moral grandement inspiré de cette subjectivité bouddhiste moderniste. À travers leurs créations, les artistes rencontrés s’efforcent de mettre en œuvre les valeurs et les rôles qu’ils valorisent pour améliorer leur société. Ces artistes créent d’abord pour leur communauté, bien que celle-ci n’ait pas encore totalement apprivoisé les formes que prennent les arts visuels contemporains cambodgiens.

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L’implantation de ces formes d’arts s’accompagne effectivement de plusieurs transformations au sein de la communauté artistique de Battambang. Par exemple, les réseaux d’échanges entre artistes, bien que toujours informés par le modèle de filiation maître-apprenti à travers le profond respect toujours accordé aux professeurs, tendent à être de plus en plus construits sur des relations d’alliance. En fait, on remarque que les artistes préconisent davantage les relations d’amitié, de solidarité et de fraternité, ce qui est cohérent avec l’importance accordée au fait de conserver un statut humble et près de ses proches malgré le succès.

En ce sens, si certaines tensions persistent au sein de la communauté en raison d’une certaine précarité liée à la vocation d’artiste et de la prégnance des réseaux d’influences au sein de la société, celles-ci sont tues par les artistes qui s’acharnent à décourager ceux qui seraient tentés d’y adhérer. En effet, par la valorisation d’un soi basé sur une éthique bouddhiste, ces artistes proposent une critique d’abord adressée à leurs pairs artistes cambodgiens. Cette critique ne constitue pas une opposition ou une confrontation ouverte envers leurs collègues. Elle se manifeste entre autres dans une hésitation ou un refus apparent du statut d’artiste, lorsque celui-ci est associé « à la maladie de l’artiste », décrite comme un « surplus » de fierté et un repli sur soi. Celui qui en est atteint se verra progressivement isolé du reste du groupe qui déplore son attitude; cet isolement étant par ailleurs perçu comme un adversaire redoutable à l’expression artistique et à la créativité de l’artiste étant donné la valeur accordée au partage des connaissances et des idées.

Ensuite, les artistes s’adressent en général à la société cambodgienne actuelle. Ils abordent dans leurs créations artistiques des thèmes qui les rejoignent personnellement comme l’importance de la famille, l’expérience de la maternité et certains souvenirs d’enfance. En outre, ils traitent de plusieurs enjeux sociaux qui les préoccupent tels que la surexploitation des ressources naturelles, les évictions forcées, la corruption et les effets de la guerre. Ces enjeux sociaux s’inscrivent entre autres dans des transformations liées à l’émergence d’une société de consommation et l’implantation du capitalisme au Cambodge puis globalement, de la mondialisation. Face à ces transformations, plusieurs des artistes rencontrés mettent en garde certains de leurs contemporains pour qui consommer, c’est être moderne et avoir réussi socialement, peu importe les conséquences sociales que cette course pour l’accumulation de biens engendre (Annat et Delux 2008). Ces artistes interrogent aussi les dérives d’une classe

180 dirigeante qui s’engouffre dans une économie capitaliste, sans égard au fossé qui se creuse entre les riches et les pauvres et qui est minée par la corruption et les conflits d’intérêts.

En poussant leurs contemporains à la réflexion, les artistes rejoignent ainsi d’autres acteurs de la société civile dans un processus collectif qui laisse présager la possibilité de réformes, comme l’ont montré les manifestations rassemblant parfois près de 30 000 personnes suite à la diffusion, puis la contestation par l’opposition officielle des résultats de l’élection de 2013 (The Phnom Penh Post Staff 2013)148. Par leur art, ces artistes ne se veulent pas conservateurs ou réfractaires au changement. Ce qu’ils questionnent, ce sont les manières actuelles dont sont mis en œuvre ces changements et ce qu’ils revendiquent est la possibilité d’un processus d’hybridité (Sahlins 1999) et l’admissibilité d’une multiplicité (Viveiros de Castro 2009). En ce sens, ils s’opposent aux transformations qui font table rase, et à la modernité en tant qu’une donnée universelle, en tant qu’essence. Pour eux, le changement n’est pas rupture, il est continuité, c’est-à-dire qu’il doit s’opérer petit à petit — « mouy daorl tiét, mouy daorl tiét »149 (Entrevues avec Sophorn, Sothea, Bandaul, Sophy et Theanly, été 2012) — et non drastiquement, afin d’être cohérent au contexte particulier dans lequel il s’implante.

Comme Fuller l’a expliqué avec le « step-by-step discourse », le changement est compris comme processuel et progressif dans le bouddhisme (2008 : 50-51). Par ailleurs, bien que mis en œuvre dans le présent, ce changement se veut informé idéalement par la tradition et le passé, ceux-ci étant dépositaires, comme le sont les ancêtres, du « moral wisdom and action » (Zucker 2008 : 2, 9). Tout comme l’explique Phillips en ce qui concerne la Thaïlande, au Cambodge, « [in] the increasing realization on the part of the majority of reflective Thai […] in their headlong pursuit of modernization […], there was broad consensus that [modern] elements must bring together the past and the present, the traditional and the innovative, the indigenous and the international » (1992 : 8).

Pour ces artistes, il s’agit de revendiquer l’existence et la pertinence du modèle de l’artiste, ici corolaire à une subjectivité bouddhiste, qu’ils endossent pour leur société. Nous l’avons vu, ce modèle ne s’accorde pas toujours avec les directions vers lesquelles la scène artistique

148 Il s’agissait des plus importantes manifestations depuis les élections de 1998 (Mech Dara et Colin Meyn 2013 : Internet). 149 En khmer, petit à petit se dit « mouy daorl tiét, mouy daorl tiét ».

181 contemporaine globale presse les communautés artistiques lorsqu’elles n’entrent pas tout à fait dans ses cadres et ses standards. Comme le disait Chakrabarthy, il y a un « gest of exclusion built into this use of the word “contemporary” » (2000 : 87). De ce point de vue, les personnes rencontrées s’interrogent : s’il faut à tout prix exister dans les termes dictés par cette scène artistique globale, alors quel est l’intérêt de se définir comme « artiste »?

Quelques avenues futures possibles pour la recherche Dans cette recherche, l’accent a surtout été mis sur les médiums de la peinture, du dessin, de la sculpture puis, sur les installations des artistes rencontrés. Cela s’explique parce que ce sont les pratiques artistiques les plus présentes actuellement à Battambang. Or, au fil de mon terrain, j’ai pu remarquer que les artistes visuels exploraient aussi la performance, une tendance encore en émergence au Cambodge (Nelson 2012a). Si j’avais désormais à poursuivre ma recherche, je m’attarderais à mieux comprendre le travail des artistes qui empruntent cette démarche, car celle-ci se concentre davantage sur le processus, plutôt que sur le produit qui résulte d’un acte créatif, et s’attarde à l’événement en lui-même (Berghuis 2006 : 192-193). En ce sens, je vois là une potentialité pour faire des liens supplémentaires entre la démarche artistique des personnes rencontrées et une conception bouddhiste de la subjectivité.

Par ailleurs, leur démarche en performance ouvre la voie à des formes artistiques plus participatives qui vont à la rencontre du public directement dans les rues, les marchés ou les parcs. Actuellement, si l’art à Battambang sort des espaces artistiques et des studios, il semble que le public local n’ait pas encore été mis activement à contribution dans le processus créatif des artistes, le public restant un spectateur curieux. De ce point de vue, l’établissement d’une relation plus « active » entre le public et les artistes de Battambang serait une façon privilégiée pour ces derniers de connecter, à travers leurs processus de création, avec « les gens ordinaires », c’est-à-dire de développer conjointement des projets significatifs et, finalement, d’améliorer leur société.

À ce sujet, Taylor (2011a) suggère dans son essai qu’une des caractéristiques des arts contemporains en Asie du Sud-Est, et par extension une de leurs contributions, a été le développement du champ des arts participatifs aussi connus comme les arts relationnels. Leur développement en Asie du Sud-Est serait « rooted in Buddhist practices that invite interaction

182 between objects and audiences », selon l’historienne de l’art Sandra Cate (cité dans Taylor 2011a : 21). À la différence de l’esthétique relationnelle de Bourriaud qui voyait dans la rencontre un prétexte à la création, les arts relationnels ou participatifs posent la relation entre les artistes et leur communauté comme étant « l’art » en soi (2011a : 22). Considérant que les arts contemporains de la scène artistique globale sont aussi « marked by a movement away from the studio to the site and a growing interest in art as process or performance rather than exclusively focused around the production of specific kinds of objects […] » (Grimshaw et al. 2010: 60), il y a là un pont potentiel entre la conception du rôle social que doivent occuper les arts contemporains, qui a été défendue dans ce mémoire à travers les propos des artistes de Battambang, et celle proposée par la scène artistique globale.

Finalement, l’approche participative s’applique aussi à l’anthropologie et plusieurs anthropologues ont déjà réfléchi à des façons de combiner les arts et l’ethnographie (Grimshaw et al. 2010; Heller 2005; Murawski 2011; Ssorin-Chaikov 2011). Par exemple, Nikolai Ssorin-Chaikov (2011) propose de réintroduire sur le terrain les pistes de réflexion anthropologiques du chercheur, par le biais d’interventions artistiques. Initialement, je prévoyais mener ma recherche davantage dans cette direction, en mettant à profit ma propre pratique artistique afin de réaliser les entrevues. Malheureusement, ma présence sur le terrain étant relativement de courte durée, je n’ai pas pu réaliser cette partie de mon projet, car il m’aurait fallu une meilleure connaissance du contexte ainsi que de la langue et, idéalement, une complicité déjà établie avec les artistes. À la lumière de ce qui a été dit sur la conception de la subjectivité de l’artiste par les personnes rencontrées et de son rôle au sein de sa société, je considère qu’une approche participative qui impliquerait des artistes dans l’ensemble du processus de recherche serait prometteuse et j’espère que moi-même, ou d’autres chercheurs, pourrons poursuivre dans cette direction en collaboration avec des artistes de Battambang.

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201

Annexes

Annexe I —Carte du Cambodge

Source : (Google Map Data 2014)

203

Annexe II — Cartes de la municipalité de Battambang dans la province de Battambang

Source : (Master Plan Team Battambang Municipality 2009 : 25)

204

Annexe III — Esquisses du développement urbain de la ville de Battambang

Esquisse 1| Battambang during the time of Lord Governor (before 1907)

Esquisse 2| Battambang during the French protectorate (Development Plan 1907)

Source : (Master Plan Team Battambang Municipality 2009 : 34-35)

205

Annexe III — Esquisses du développement urbain de la ville de Battambang (suite)

Esquisse 3| Battambang during the French protectorate (Development Plan 1926)

Esquisse 4| Battambang during the Independence Period (1953-1970)

Source : (Master Plan Team Battambang Municipality 2009 : 36-37)

206

Annexe IV — Diagramme utilisé pour l’enseignement de la peinture traditionnelle et du dessin

Source : (Ly et Muan 2001 : 243). Ce diagramme a été photographié lors d’un cours au Département des arts plastiques de l’Université Royale des Beaux-Arts à Phnom Penh par Ingrid Muan en 1999.

207

Annexe V — Carte des différences phases du développement urbain de la ville de Battambang

Source : (Master Plan Team Battambang Municipality 2009 : 38)

208

Annexe VI — Organisation de l’espace frontalier et des camps de réfugiés vers 1990

Source : (Thibault, 2008 : 167)

209

Annexe VII — Exemple d’affiche réalisée par Pech Song, « Commit to increase production during the dry season to 100% », années 1980

Source : (Muan 2006c : 127)

210

Annexe VIII — Peinture d’un étudiant de l’École des Beaux-Arts dans les années 1980 « Peace poster design »

Source : (Muan 2001 : 410)

211

Annexe IX — Identification des principales galeries d’art et espaces artistiques au centre-ville de Battambang (2012-2013)

Source : (Carte personnelle réalisée à partir de Google Map Data 2014)

212

Annexe X — Quelques réflexions sur les défis de mon terrain et les enjeux qu’ils ont suscités pour cette recherche

Une arrivée précipitée sur le terrain Au Cambodge, les chercheurs disposent d’une marge de manœuvre relativement grande pour mener à terme leur projet de recherche librement. Ces derniers ne sont pas contraints par des procédures compliquées d’obtention d’un visa de recherche, par l'obligation de s’affilier à une institution universitaire locale ou d’engager un assistant de recherche assigné par l’État, contrairement à d’autres pays voisins (Turner 2013).

Avant mon départ, j’avais imaginé mon arrivée sur le terrain comme un moment de transition, consacré d’abord à visiter la famille à Phnom Penh. Ce moment serait pour moi l’occasion d’apprendre graduellement à fonctionner seule au quotidien. En effet, lors de mon séjour de 2011, je parlais très peu cambodgien et j’étais essentiellement restée dans la famille. Cette arrivée graduelle se voulait aussi une opportunité d’observer d’abord la scène artistique de l’extérieur, sans trop m’y impliquer, et un temps réservé à la vulgarisation de mon projet de recherche.

Cette période de transition a été rapidement écourtée. L’année précédente, j’avais pris soin de me faire des contacts, dont le photographe Khiang Hei, fondateur du groupe Arts + Society à Phnom Penh. Quelques jours après mon arrivée, ce dernier m’attendait déjà avec dynamisme pour une rencontre. Il avait beaucoup d’idées pour ma recherche et désirait me présenter à un grand nombre de gens avant son départ pour les États-Unis où il allait passer des vacances. Généreux de son temps, doté d’un enthousiasme précieux et d’un aplomb quasi infaillible, je sentais que je ne pouvais pas refuser l’occasion d’un tel premier contact avec la scène artistique. Cet allié agissait à titre de « passeur […] et de médiateur [m’ouvrant] la voie vers d’autres acteurs-clés » en ce début de terrain (De Sardan 2008 : 91).

Je suivis Khiang, bien que je trouvais le rythme d’intégration rapide. En trois semaines, je rencontrai pour une première fois une dizaine d’artistes basés à Battambang, Phnom Penh et Siem Reap. J’avais déjà en tête de me fixer surtout sur la scène artistique de Battambang, une communauté d’artistes qui avait été peu étudiée, comparativement à celle de Phnom Penh. Mon retour à Battambang avec Khiang, une ville dans laquelle j’avais passé seulement 3 jours

213 en 2011, mais qui m’avait grandement inspirée, fixa définitivement mon intérêt pour cette ville. J’appréciais son atmosphère décontractée et le fait que cette ville soit plus petite en taille que la capitale. Le nombre d’espaces artistiques étant plus restreint et concentré, il me semblait plus aisé d’y observer ses activités artistiques et d’y échanger avec ses artistes.

Au sujet des attentes envers la chercheure et de sa positionnalité sur le terrain Dans leur ouvrage, Schensul, Schensul et Lecompte suggèrent qu’il peut y avoir des avantages à ne pas être originaire du milieu à l’étude, notamment en ce qui concerne l’absence d’attentes de la part de la communauté rencontrée (2013 : 29). Dans mon cas, le fait d’être nouvellement arrivée sur le terrain a suscité une série de demandes de la part de plusieurs personnes rencontrées; requêtes auxquelles je ne pouvais pas toujours répondre par manque de temps, étant donné que j’étais sur place pour effectuer ma recherche, mais aussi par manque d’expérience. Gagnon rappelle que le terrain est sujet à de constantes négociations et que c’est cette capacité de négocier qui est centrale aux relations dans lesquelles le chercheur s’inscrit sur le terrain (2011 : 152-153).

En fait, j’étais nouvelle sur le terrain, mais la présence étrangère, notamment d’expatriés au Cambodge, n’est pas un phénomène nouveau. Mentionnons l’importante participation des ONG au développement du Cambodge, parmi lesquelles plusieurs reçoivent des bénévoles étrangers ou sont des organismes internationaux. Depuis le début des années 1990, avec la signature des Accords de Paris, le Cambodge a été décrit comme un « paradis des ONG », en raison de ses procédures de régulation peu contrôlées ainsi que de l’abondance de fonds d’aide octroyés à ce pays (CCC 2014 : 12)150. Dans cette optique, en dehors des touristes considérés comme étant là pour se divertir et dépenser, je pense que la majorité des étrangers passant un temps considérable au Cambodge sont perçus comme étant là pour « aider » ou « contribuer », à leur façon, à la société. En ce qui concerne les chercheurs, plus précisément en anthropologie, leur rôle reste souvent flou pour les locaux, ces derniers ne connaissant généralement pas la discipline outre le travail archéologique aux temples d’Angkor.

150 À titre indicatif, on recensait en 2012 plus de 1300 ONGs actives, dont 91 dans la province de Battambang (CCC 2014 : 24). Le CCC ou le Cooperation Committee for Cambodia a été fondé en parallèle à l’arrivée massive d’ONGs dans les années 1990. Le rôle de ce comité, regroupant plusieurs ONGs installées au pays, est d’assurer la concertation des actions, la transparence ainsi que le respect des obligations éthiques et des engagements pris par les ONGs sur place (CCC 2014 : Internet).

214

Ma venue au Cambodge s’inscrivait inévitablement dans cette diversité d’acteurs déjà présents. Lors de mon terrain, j’ai ressenti à certains moments que les requêtes et les remarques des personnes rencontrées participaient à me situer dans un système de relations et de positions agissant sur le terrain. Il m’aura fallu du temps pour réaliser que leurs intentions n’étaient pas nécessairement que je remplisse l’ensemble de leurs demandes, mais plutôt de me sensibiliser à certains besoins sur le terrain et d’évaluer quelle pouvait être ma contribution. Je propose de revisiter certaines expériences qui ont fait émerger ces réflexions sur ma positionnalité.

Ma présence à l’école Phare Ponleu Selpak Par exemple, à mon arrivée à l’école, certains étudiants s’attendaient à ce que je donne des leçons dans leur classe. D’autres me demandaient de l’aide pour dessiner une partie de leur projet particulièrement difficile à réaliser. Je compris rapidement pourquoi le directeur du département des arts visuels m’avait demandé de présenter mon travail à l’ensemble des étudiants du département. Je pense que la difficulté initiale à saisir les motifs de ma venue à PPS est liée en partie au fait que les personnes qui effectuent un séjour prolongé à l’école sont là pour enseigner aux étudiants. Par ailleurs, en début de recherche, on a aussi insisté pour faire mon portrait, lors d’un atelier organisé pour des visiteurs américains. Après la séance de portrait, on m'a dit en m'offrant le dessin : « au moins tu ne seras pas venue pour rien », me confondant ainsi avec les étudiants américains venus faire un voyage interculturel. Ces exemples mettent l’accent sur l’importance d’une présence prolongée sur le terrain pour l’anthropologue qui doit établir une relation de confiance mutuelle avec ses interlocuteurs, tout en étant conscient que sa présence restera toujours étrangère, voire même, un peu étrange (Gagnon 2011 : 151).

Le rapport sur l’enseignement et l’apprentissage des arts visuels à Phare Ponleu Selpak Lors de mon premier voyage vers Battambang, je fis la connaissance de Suon Bunrith, alors directeur de PPS. Durant le trajet, je lui parlai de mon projet de maîtrise et de mon intérêt pour l’école. Bunrith m’expliqua aussi que l’école avait besoin de documenter les défis rencontrés par les professeurs et les étudiants au quotidien. Par exemple, l’école avait de la difficulté à s’assurer de l’assiduité en classe et à recruter de nouveaux professeurs. PPS voulait aussi mieux connaître les attentes de ses étudiants et professeurs quant à la formation. Bunrith me proposa d’effectuer en parallèle à ma recherche ce portrait, étant donné que je serais amenée à

215 rencontrer une diversité d’acteurs du milieu. Considérant que le professeur Srey Bandaul m’avait expliqué l'année précédente que je devais avoir l’accord des directeurs de l’école pour y mener une recherche, je trouvai que l’idée de Suon Bunrith était une occasion d’accéder à PPS légitimement tout en contribuant modestement à sa progression. J'acceptai donc d'entreprendre cette courte recherche en parallèle de la mienne.

Or, elle s’est avérée plus longue que prévu. Après avoir rencontré les professeurs et plus concrètement discuté de ce projet avec Suon Bunrith, je revins avec une première liste de questions à soumettre aux enseignants. Je ne m’attendais pas à ce que ceux-ci s’investissent dans la réalisation de la collecte de données auprès des étudiants, mais je m’attendais à ce qu’ils me conseillent activement et qu’ils prennent part à l’élaboration de l’enquête. Lors d’une réunion où je soumettais l’ébauche d’un plan d’action, ils m’incitèrent à poursuivre avec ce mandat, sans pour autant me proposer des modifications au questionnaire et me faire des suggestions substantielles sur la méthode à privilégier. Je comprenais que ces professeurs étaient débordés et assumaient tant des tâches d’enseignement que d’administration. Cependant, le directeur de PPS ayant entre-temps quitté l’école pour deux mois, je me retrouvai seule dans l’élaboration de ce projet, ce que je jugeais peu utile puisque là pour répondre aux besoins de l’école, c’est-à-dire de ses professeurs et de ses étudiants.

De plus, la tâche de faire les entrevues me revenait aussi, ce qui signifiait que je devais engager ma propre traductrice pour y parvenir. Ce n’était pas un problème en ce qui concerne les personnes que je sollicitais déjà pour ma recherche. Toutefois, les enseignants m’avaient souligné l’importance pour eux que je rencontre des élèves de tous les niveaux, ce qui nécessitait une série d’entrevues uniquement destinées aux fins du rapport prévu pour PPS. En fin de compte, je passai beaucoup de temps sur ce projet. Je me questionne aussi sur sa portée. Certes, il amène certains points intéressants quant aux défis vécus par les étudiants et les professeurs, mais il risque de tomber dans l’oubli, car le directeur qui m’en avait confié la tâche a quitté son poste avant le dépôt du rapport et son remplaçant n'a pas manifesté le même intérêt. En définitive, ce rapport aura servi davantage pour ma recherche que pour l’école, car il m’a permis de mieux comprendre la structure et le fonctionnement de l’organisme.

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Ma présence au sein de la communauté artistique Durant mon terrain, ma contribution au sein de la communauté artistique de Battambang était surtout de l’ordre d’un soutien quotidien aux artistes lorsque jugé pertinent. J’ai proposé mon aide à plusieurs personnes pour monter les expositions, faire la publicité des événements et agir à titre de traductrice francophone.

À Phnom Penh, je me suis investie plus activement dans le projet Arts + Society créé par Khiang Hei en 2011. Il s’agit d’un groupe ouvert rassemblant des artistes, des commissaires, des critiques d’art, des galeristes cambodgiens et étrangers qui organise des discussions et ateliers mensuels sur diverses thématiques artistiques dans le but d’encourager la pensée critique (Arts + Society 2012). Ayant assisté à la première rencontre de ce groupe en 2011, j’y étais déjà sympathique. À mon retour en 2012, Khiang allait quitter le Cambodge pour l'été. Il était alors préoccupé par la continuité des discussions mensuelles en son absence, bien qu’il ait déjà une équipe d’organisateurs pour l’appuyer. Khiang avait décidé préalablement qu’une anthropologue travaillant sur la danse et le tourisme viendrait présenter son travail durant son absence. Ayant des affinités, du fait que nous étudions dans la même discipline, il m’avait demandé d’aider celle-ci à organiser la logistique et le déroulement de l’activité. Je trouvais l’initiative intéressante et j’envisageais mon implication comme une façon de lui rendre un peu du temps qu’il m’avait généreusement consacré. Toutefois, ma participation semblait froisser, quoiqu’involontairement, certains autres membres de l’équipe qui se sont avérés peu collaboratifs dans l’organisation de cette activité après que je sois retournée à Battambang pour ma propre recherche. L'événement ne fut pas un succès, peu de gens s'étant déplacés. En repensant à l’événement, je pense avoir subi les conséquences de tensions internes au groupe qui n’était notamment pas en accord avec la thématique choisie. Néanmoins, cet incident a été bénéfique pour ma recherche parce qu’il m’a permis de réaliser certains jeux de coulisse, le climat de travail voilé par une certaine compétitivité et le type de réseaux dans lesquels s’inscrivait la scène artistique de Phnom Penh; ces enjeux étant moins marqués à Battambang.

Pour ma recherche à Phnom Penh, plusieurs personnes ont reporté sans cesse nos rencontres ou m’ont proposé des rendez-vous sans jamais s’y présenter, dans ce que je qualifierais comme une tentative pour me décourager de poursuivre mes recherches ou comme un désintérêt face à mon projet. De plus, il m’était difficile de m’imposer en tant qu’étudiante en anthropologie

217 dans un milieu de recherche surtout dominé par des historiens de l’art, des critiques et des commissaires d’exposition. Comme l’expliquent Schensul, Schensul et Lecompte, un chercheur perçu comme étant d’un statut inférieur rencontre souvent beaucoup plus de difficulté en matière d’accès, d’hospitalité et d’ouverture qu’un chercheur perçu comme étant prestigieux (2013 : 37). Si je ne me suis pas lancée en profondeur dans une étude des élites artistiques et intellectuelles gravitant autour de certains artistes cambodgiens à Phnom Penh, ma courte implication m’a sensibilisée à certaines formes d’exclusion. Je suppose que les artistes de Battambang les rencontrent aussi sur leur chemin, car ces derniers sont généralement moins bien réseautés à l’étranger et ont bénéficié moins souvent d'une éducation ou de résidences dans des institutions internationales renommées que leurs pairs de Phnom Penh, ce qui peut parfois les marginaliser151.

Durant mon terrain, j’ai aussi été témoin de situations que je jugeais injustes et discriminatoires envers des personnes avec qui j’ai collaboré pour ma recherche. Ces situations m’ont amené, comme l’explique Bonnin « to step out of the « objective researcher » stance and « take sides » » (2013 : 121). Par exemple, durant mon terrain, mon ami me demanda d’agir à titre d’interprète lors de la visite de son studio par un étranger, professeur en arts. Après plus d’une heure à attendre le visiteur, ce dernier arriva enfin et regarda sévèrement les différents travaux que mon ami lui montrait, sans rien dire pendant plusieurs minutes. Ce silence était anormalement long et, à mon avis, quelque peu intimidant. Mon ami se tourna alors vers moi et me demanda de m’informer de l’avis du visiteur qui répondit en gros que son travail n’était pas à la hauteur. L’homme critiquait globalement l’incapacité (selon lui) des artistes de Battambang à retenir des techniques jugées basiques telles que la méthode pour monter une toile sur cadre. Il ajouta que les travaux des artistes ne pouvaient pas être de qualité, car il y avait absence de matériel artistique professionnel au Cambodge.

Son commentaire traduisait certes, une frustration qui, une fois recontextualisée, aurait peut- être valu la peine d’être prise en compte. Cependant, elle prenait dans cette situation la forme d’une attaque personnelle envers le travail de mon ami, laquelle était peu constructive à mon avis. Effectivement, l’occasion était davantage de critiquer plutôt que d’échanger précisément

151 Il est important de mentionner qu’une reconnaissance à l’international n’est pas non plus l’aspiration de tous les artistes cambodgiens, qu’ils soient de Battambang ou d’ailleurs au Cambodge.

218 sur ce qui devait être amélioré et pour quelles raisons. C’est pourquoi je ne puis me résoudre à traduire textuellement ce que ce professeur disait à mon ami. Ce refus de ma part était basé sur ma propre frustration quant au ton méprisant avec lequel cet homme interpelait mon ami. À mes yeux, cet homme me renvoyait une attitude que j’avais à d’autres occasions rencontrée sur le terrain où certains de mes informateurs étaient dépeints comme des presqu’ignorants nécessitant l’intervention de personnes dévouées venues leur montrer comment faire pour être « des artistes ».

Dans son texte, Bonnin (2013) raconte ses expériences difficiles des soins de santé vietnamiens lorsqu’elle accompagna des amis Hmong. Elle montre comment notre sympathie développée durant le terrain envers nos interlocuteurs nous pousse en tant que chercheur à prendre position pour certaines personnes rencontrées sur le terrain (Bonnin 2013 : 135). Ces expériences ont renforcé et confirmé mon désir de dresser un portrait du point de vue des artistes rencontrés de Battambang.

Si une part de mes énergies fut consacrée à négocier avec les attentes et les requêtes des personnes rencontrées sur le terrain, car je sentais parfois que je me devais d’accepter certains mandats afin de justifier ma présence et ma collaboration avec certaines personnes, je dus écarter diplomatiquement plusieurs autres projets très intéressants. Par exemple, je ne puis aider à la mise sur pied d’un musée ethnologique à Phnom Penh par l’historien et archéologue Michel Tranet152.

Ma présence auprès de la famille et des amis À mon arrivée sur le terrain, je désirais également faire une distinction claire entre le temps passé avec la famille et entre amis et les moments accordés à l’accomplissement de ma recherche. Ce désir venait en partie de mon besoin de me distancer de ma famille. En 2011, lors de mon premier séjour, j’avais trouvé particulièrement pénible d’être dépendante de cette dernière. Au début de mon séjour, je ne pouvais pas sortir à ma guise, nous vivions loin du

152 Cet homme a occupé un poste important au Ministère de la Culture dans les années 1990 et a écrit plusieurs livres sur l’histoire du Cambodge. Après avoir quitté ses fonctions au ministère, car selon lui, ce dernier n’arrivait pas à éradiquer efficacement le pillage et la contrebande d’objets antiques, monsieur Tranet a réussi à rassembler une quantité incroyable d’objets en les rachetant à des particuliers dans les marchés. Le dévouement de l’homme a permis de conserver au Cambodge ces précieux trésors à l’abri de la convoitise de brocanteurs étrangers. Malgré ses bons soins, sa collection entreposée à même sa maison se dégrade progressivement en raison de l’humidité et du manque d’aération. Voir l’article sur le projet de M. Tranet écrit par Neth Pheaktra et B. Brady (2009 : Internet).

219 centre et l’on insistait pour me conduire. Ces attentions envers nous traduisaient l’hospitalité familiale. Tout comme au Laos, les relations familiales au Cambodge se comprennent à travers l’idée de « nurturance », c’est-à-dire que c’est à travers un support matériel, dont l’apport en nourriture, que se construit et se manifeste le lien familial (High 2011 : 218). Ne parlant pas la langue à ce moment-là, plusieurs fois j’avais vécu cette sensation écrasante d’être déconnectée du contexte et d’être à la remorque des autres (High 2011 : 229). Je serai toujours reconnaissante pour les bons soins et l’amabilité de la famille de mon copain. Cependant, il arrivait que ses attentions ne soient pas conciliables avec le travail d’une chercheure, notamment en raison de la nécessité d’être libre de son horaire et de ses déplacements. C’est pourquoi en 2012, je décidai de vivre seule à Battambang, mais de rendre souvent visite à la famille, les relations familiales s’inscrivant aussi dans un rapport de dettes et d’obligations (High 2011 : 218-220).

Dans d’autres circonstances, mes obligations familiales et mon terrain se sont rencontrés. En effet, malgré mes efforts pour gérer deux calendriers séparés, il m’est arrivé de prioriser certaines obligations familiales et ainsi sacrifier un peu mon terrain de recherche (Tillmann- Healy 2003 référé dans Bonnin 2013 : 132). Par exemple, au mois d’août 2012, nos deux cousins dans la vingtaine habitant Phnom Penh devaient se joindre aux tantes, aux oncles et à la grand-mère de mon copain pour la cérémonie de commémoration d’un décès dans la famille à Battambang. La grand-mère de mon copain avait prévu depuis longtemps le déroulement de la commémoration qui devait s’étaler sur trois jours à Battambang. Elle m’avait plusieurs fois demandé de réserver du temps pour y être présente. En parallèle, j’attendais avec impatience le vernissage de l’exposition The Blackwood de Mao Soviet et Tim Robinson qui devait se dérouler le lundi précédant la cérémonie. Quelques jours avant, les artistes reportèrent leur vernissage, car ils avaient besoin de plus de temps pour finaliser l’exposition. Pour ce qui est de la commémoration familiale, nos cousins ne vinrent pas comme prévu, ayant été retenus pour le travail, et j’étais seule avec les oncles et tantes à la cérémonie. Ce n’est que le vendredi suivant que ceux-ci arrivèrent à Battambang, soit la même journée où le vernissage avait été déplacé.

Ne voyant jamais ses petits-enfants à Battambang et visiblement déçue de les voir arriver tardivement, la grand-mère de mon copain voulait que l’on dorme chez elle en banlieue de la ville. De mon côté, j’avais pris des engagements auprès de Soviet pour l’exposition.

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Néanmoins, je ne pouvais pas refuser à la grand-mère de mon copain de passer un peu de temps avec elle et nos cousins. Je me suis donc jointe à la famille pour faire une visite touristique de la ville avec pour guide notre grand-mère qui nous pressa aussi d’aller voir sa maison et son jardin, situés à près de 30 minutes de moto-taxi, tout en sachant que je ratai des moments précieux d’observation auprès des artistes en train de monter l’exposition. Somme toute, mes obligations envers notre grand-mère et Soviet furent partiellement remplies. J’arrivai à la galerie une heure trente avant le vernissage et les artistes qui étaient déjà depuis longtemps au travail, n’avaient plus vraiment besoin de l’aide d’une personne supplémentaire.

Le développement d’une relation de confiance avec mon assistante de recherche Comme il a été brièvement mentionné plus haut, un des défis majeurs de l’analyse fut la traduction préalable de l’ensemble des entrevues réalisées en cambodgien avec la mère de mon copain, une fois de retour au Québec, et secondairement avec l’aide de mon interprète au Cambodge Chan Leangsan. Mon expérience de travail avec cette dernière fut très positive, ce que j’attribue au fait d’avoir pris le temps de la connaître, de lui expliquer en profondeur le but de recherche et aussi parce que j’envisageais son rôle davantage comme celui d’une assistante de recherche. Au départ, je devais travailler avec un artiste, mais je réalisai rapidement qu’il était trop sollicité pour prendre part activement à mon terrain. Je me tournai donc vers un recrutement chez des universitaires étudiant l’anglais ou le français, une solution de l’ordre du « hit and miss process », mais qui fut chanceuse dans mon cas (Schensul et al. 2013 : 75).

Je procédai à des entretiens d’embauche et sélectionnai Leangsan particulièrement pour la qualité de son anglais et pour sa précision et minutie lors d’un exercice de traduction. Par ailleurs, cette dernière était sur le point d’entreprendre son projet de fin de baccalauréat qui nécessitait la réalisation d’une recherche, d’où son intérêt pour l’emploi. Leangsan ne connaissait pas vraiment le milieu des arts visuels contemporains, j’entrepris donc de lui expliquer ma démarche et ce que je connaissais du milieu artistique à Battambang. Nous procédâmes, préalablement aux processus d’entrevues, à une relecture fine de mon schéma d’entretien initialement conçu avec om Nadda Sok-Cham Chhem. Certaines questions furent reformulées afin que Leangsan s’y retrouve facilement et que ma prononciation ne soit pas trop difficile à comprendre (Schensul et al. 2013 : 76). En tant qu’assistante de recherche, elle vint à jouer le rôle de « cultural consultant », en resituant les propos des personnes rencontrées

221 dans le contexte culturel cambodgien lorsque je ne comprenais pas (Turner 2013 : 221). Nous nous rencontrâmes souvent, avant ou après les entrevues, pour ajuster notre façon de travailler et nos questionnements à mesure que la collecte progressait.

À mon retour à Battambang, je ne puis continuer de collaborer avec Leangsan qui travaillait maintenant à temps plein. Je dus trouver une autre personne pour m’accompagner dans les entrevues avec les artistes plus âgés qui ont connu Battambang avant les années khmères rouges. Vu la courte durée de mon séjour, je ne puis expliciter ma démarche en profondeur à cette nouvelle assistante, ce qui parut sur la précision des informations obtenues. Après notre premier entretien, je décidai de considérer ces entrevues comme exploratoires et de m’en servir uniquement à titre de contextualisation, étant donné mon court passage dans la ville.

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