MI HAI DE BRANCOVAN

LES CONCERTS

Le Festival d'Aix-en-Provence. — L'Orchestre des jeu• nes de la Communauté européenne, en Avignon. — Les Chorégies d'Orange.

Plusieurs déceptions m'attendaient, cette année, à Aix-en- Provence. D'abord, hélas ! la ville elle-même, que des édiles bien intentionnés mais totalement dépourvus de goût sont en train de saccager à la barbe des Monuments historiques, dont il est permis de se demander ce qu'ils peuvent bien attendre pour réagir. Personne ne se plaindra que de plus en plus de rues du vieil Aix soient réservées aux piétons, bien au contraire. Mais pourquoi diable les paver en dépit du bon sens (heureux celui qui s'en sort sans se tordre au moins l'une des che• villes !) et y faire systématiquement pousser des bornes en bé• ton, et de hideuses vasques à fleurs, elles aussi en béton ? Ce n'est d'ailleurs pas tout : j'ai eu un choc en voyant la façon dont on vient de « restaurer » le cloître Saint-Sauveur. Quant au Théâtre de l'Archevêché, le temps se charge de parfaire l'œuvre de destruction si brillamment commencée par les hu• mains en 1973, lorsque Bernard Lefort succéda à Gabriel Dus- sUrget. L'ancien théâtre était un prolongement du palais de l'Archevêché, qu'il mettait merveilleusement en valeur. Il n'en reste plus que la scène et son encadrement, lequel, sali, abîmé, privé des ravissants pots à feu qui l'ornaient naguère, n'est plus que le triste reflet de ce qu'il fut. Ajoutez à cela l'in• signe laideur des gradins et des « fauteuils » destinés au public, et vous comprendrez pourquoi, loin de mettre en valeur la cour de l'Archevêché, le théâtre actuel la détruit, l'anéantit. Cela aussi s'est fait au nez des Monuments historiques. A ces déceptions d'ordre architectural vinrent s'en ajouter d'autres, causées celles-là par le festival lui-même, musicale^ 204 LES CONCERTS ment très satisfaisant, mais gâté par des mises en scène exas• pérantes. Faisant le bilan de six années de direction, Bernard Lefort se félicite d'avoir « systématiquement » engagé des « metteurs en scène venus du théâtre ». Peut-être aurait-il mieux fait d'être moins « systématique » dans ses choix, et de s'adres• ser aussi à des hommes plus au fait des exigences de l'opéra. Pourquoi n'avoir pas essayé d'attirer à Aix Jean-Pierre Ponnelle, que toutes les grandes scènes étrangères se disputent jalou• sement ? Il me semble inconcevable que l'un des premiers festivals français d'opéra se prive d'un talent comme le sien. Et Strehler ? Et Peter Hall, que la France connaît si peu ? Voilà des gens qui auraient pu renouveler Aix tout en restant fidèles à une certaine tradition. Au lieu de cela, on nous offre des Nozze di Figaro vues, transposées, mutilées et ridiculi• sées par M. Lavelli. Quelle idée, d'abord, d'aller changer d'époque lorsque toute l'intrigue tourne autour de l'abolition d'un « certain » droit féodal ! Sujet, on en conviendra aisément, tout à fait typique des années 1900 ! Rien de plus naturel, n'est-ce pas, que de voir des personnages habillés comme l'étaient nos grands-parents dans leur jeunesse en train de discuter de cela dans le décor tout de verre et d'acier de Max Bignens ! Cela semble parfaite• ment absurde, et pourtant, paradoxalement, là n'est pas vrai• ment la racine du mal, car l'indiscutable talent de Lavelli finit par faire oublier cet anachronisme. Peu à peu on se laisse pren• dre au jeu, on accepte que Non più andrai soit traité comme une scène de sadisme, au cours de laquelle Figaro, heureux d'être débarrassé d'un rival dangereux, prend un malin plaisir à lui décrire, une par une, les joies que lui réserve la carrière d'offi• cier ; on est charmé par le discret érotisme du jeu que jouent la Comtesse et Susanna avec Cherubino, lorsqu'elles l'habillent de vêtements féminins. Bref, même si l'on est passablement agacé par la présence d'un Comte ayant l'air d'un garçon coiffeur et se comportant comme un goujat (il n'ôte même pas son chapeau en entrant dans la chambre de sa femme), on se dit que, tout compte fait, cette transposition ne « marche » pas si mal que ça. Telles étaient mes réactions à la fin du troisième acte : somme toute plutôt favorables, vu ce que je craignais a priori. Elles devaient, hélas ! changer du tout au tout en moins d'un clin d'oeil. Voici pourquoi : en se relevant pour le dernier acte, le rideau nous découvrit, posé en plein milieu du décor dont j'ai déjà parlé, un petit théâtre. Arrive Barbarina, le LES CONCERTS 205 visage curieusement blanchi, à la recherche de sa fameuse épingle. Lorsque paraît Figaro, lui aussi le visage passé à la craie, on commence à se douter de ce qui va suivre. Et, en effet, le voilà qui se met à écarter lentement les rideaux du théâtre de marionnettes. Mais, chose étrange, il le fait tout en chantant Aprite un po quegli occhi, air dont ce n'est absolu• ment pas la place ; s'il est si tôt avant l'heure au rendez-vous, ce n'est que parce que l'on a fait subir au texte de Mozart une opération de chirurgie (esthétique ?) ayant pour objet l'extrac• tion d'appendices aussi inutiles et nuisibles que le dialogue Mar- cellina-Figaro, l'air de Marcellina, le récitatif de Barbarina, la scène entre Basilio, Bartolo et Figaro, enfin, l'air de Basilio : cinq scènes, seulement. Une bagatelle. Mais revenons à notre ridicule petit théâtre, car c'est là, dans l'affreux « décor » aux couleurs criardes de cette boîte dérisoire que se jouera toute la sublime conclusion de la « folle journée ». Les personnages sont maintenant en costumes du xvin8 siècle (l'opéra dans l'opéra, sans doute), ils ont tous des visages blanchis et fardés de clowns, et leurs mouvements saccadés font irrésistiblement penser à des pantins. Il fait nuit, mais, comme il ne faut pas qu'on le sache, la scène est inondée de lumière. De sorte que les divers quiproquos dus aux déguisements n'ont plus aucun sens et que, dramatiquement, l'air de Susanna, si riche de sous-entendus dans son ambiguïté, ne rime plus à rien. J'aimerais bien savoir, d'ailleurs, ce qui rime encore à quelque chose dans cette caricature de mauvais goût. Pourquoi Lavelli n'a-t-il pas simplement continué à trans• poser l'action au xx* siècle, comme pendant les trois premiers actes ? Parce qu'il est tombé sur trop de contradictions ? Ou bien a-t-il sciemment voulu tourner la fin en dérision ? Si oui, on peut dire qu'il a atteint son but, car il ne restait plus rien du charme mystérieux et nocturne de ce merveilleux dernier acte, lequel faisait plutôt penser à Pagliacci. Je m'étonne même qu'il ne se soit trouvé personne pour lancer « La com- media è finita ». Voilà pour la mise en scène. Mais ce qui m'attriste encore plus que sa propre perversité, c'est l'influence qu'elle semble avoir exercée sur les interprètes. Prenez, par exemple, Neville Marriner : tout au long des trois premiers actes, sa direction, vigoureuse, nerveuse, pleine de vitalité, était un pur enchante• ment ; au quatrième, par contre, ces qualités avaient fait place à une sécheresse tout à fait en accord avec ce que l'on voyait sur scène. Par ailleurs, je dois dire que je lui en veux d'avoir 206 LES CONCERTS donné son aval à une coupure pouvant rivaliser en dimensions avec la montagne Sainte-Victoire. Il n'en reste pas moins que son Academy of Saint Martin in the Fields est un merveilleux ensemble, et que rien ne remplacera jamais vingt ans de colla• boration entre un orchestre et son chef. Vocalement, ces Nozze étaient très belles, surtout grâce à la délicieuse Suzanna de Barbara Hendricks, qui est une vraie révélation ; elle devrait cependant surveiller de plus près sa prononciation italienne. La voix de Valérie Masterson (la Comtesse) a toujours la même pureté de cristal ; son intona• tion, par contre, n'était pas constamment d'une justesse abso• lue. Ann Murray est un Cherubino au timbre idéal, Samuel Ramey un Figaro jeune et sûr de lui, Michael Devlin (le Comte) tire le maximum d'un rôle sacrifié, tandis que Jules Bastin campe un Bartolo savoureux. On aurait aimé entendre davan• tage la Barbarina de Christine Barbaux, la Marcellina de Da- nielle Grima, ainsi que le Basilio de Jean-Pierre Chevalier, mais les maîtres ès coupures en ont décidé autrement. Guère plus heureux, Werther était la victime d'un traite• ment en tous points semblable. Musicalement, la représenta• tion était d'un très bon niveau, encore que je sois loin de par• tager l'enthousiasme dont font preuve nombre de mes con• frères au sujet de Nadine Denize : le timbre est beau, certes, mais l'expression monotone, et la diction franchement mau• vaise ; il arrive plus d'une fois que l'on ne comprenne pas un traître mot de ce qu'elle dit. Il faut cependant lui savoir gré d'avoir remplacé au dernier moment Teresa Berganza, souf• frante. Neil Shicoff, en revanche, est un Werther idéal : il a le phy• sique du rôle, et sa voix éclatante, d'une couleur très « italien• ne », n'est pas sans évoquer celle de Placido Domingo. De plus, comble de paradoxe, ce jeune Américain a une diction infini• ment plus claire que celle de Nadine Denize ; et, à quelques détails près, sa prononciation française est excellente. La dis• tribution comprenait en outre Christine Barbaux, Sophie gaie et sympathique, à la voix fraîche et pure, Jean-Marie Frémeau, Albert fin et musical, et Jules Bastin, massif et sonore dans le rôle du Bailli. Jean-Claude Casadesus, qui dirige avec inten• sité, élégance et conviction, a su découvrir dans cette partition des beautés dont on ne soupçonnait même pas l'existence. L'Orchestre philharmonique de Lille, dont j'ai admiré la dis• cipline et la qualité de la sonorité, a vraiment de la chance d'avoir à sa tête un chef aussi remarquable. LES CONCERTS 207

Reste évidemment la mise en scène sinistre de Jean- Claude Fall, véritable ramassis de poncifs pseudo-psychanalyti• ques, de symboles pesant une tonne au moins. Le décor sché• matique d'André Acquart est peuplé de monstres difformes, de personnages grotesques, de masques grinçants. Le malheu• reux Werther — qui, assez étrangement, a la faculté de se rendre transparent aux regards des autres lorsque bon lui semble — doit se partager entre trois Charlotte : la vraie et deux « doubles » ; mais, dès lors que lui-même est incarné simultanément par un enfant, un adolescent et un adulte, tout est possible... Ah ! qu'il est donc difficile d'être simple et clair ! Et que l'obscurité, la prétention et la cuistrerie sont plus aisées !

On ne peut certes faire le même reproche à Porporino, aimable divertissement tiré de l'excellent roman de Dominique Fernandez. Ce qui gêne plutôt ici, c'est la minceur de la subs• tance car, disons-le franchement, cet ouvrage qui fit notre joie il y a cinq ans se trouve réduit, pour les besoins de la cause, à sa plus simple expression. Ce qui en reste n'est en fait qu'un prétexte à faire entendre des pages inédites de com• positeurs de l'école napolitaine du xvin" siècle (Porpora, Alessandro Scarlatti, Traetta, Jommelli, etc.), choisies et réali• sées par Roger Blanchard, et à mettre en valeur la virtuosité de deux chanteurs dont le timbre et la technique vocale peu• vent donner une idée de ce qu'était cet art quasi légendaire des castrats, désormais englouti à jamais par les vagues du temps : Bruce Brewer, ténor di grazia à l'agilité stupéfiante, et James Bowman, haute-contre d'une puissance assez excep• tionnelle. Les points culminants de ce festival de roulades, de trilles, de vocalises furent l'air de Farnaspe, extrait de YAdria- no in Siria de Pergolesi, et l'air d'Achille de Y Achille in Sciro de Jommelli, tous deux chantés par Bruce Brewer. Je n'irai cependant pas jusqu'à affirmer que ces morceaux de bravoure offrent un intérêt palpitant : en ce qui me concerne, je m'en lasse même assez vite. Mais, pour revenir à l'action, j'aimerais savoir ce que les spectateurs ne connaissant pas déjà le roman de Dominique Fernandez ont bien pu comprendre aux monologues ésotéri- ques du mystérieux prince Sansevero, que Daniel Emilfork incarnait de façon fort oaroque, avec en outre un accent ita• lien qui ne manquait pas de saveur. Ou aux raisons pour les• quelles l'on s'intéresse tant à ce curieux personnage. Il n'est 208 LES CONCERTS guère possible de simplifier à l'extrême une œuvre sans en même temps l'appauvrir. C'est pourquoi je me demande si une adaptation scénique de Porporino était vraiment indispensable. Cela dit, reconnaissons que cette « pièce lyrique » était montée avec soin. Les décors, aussi ingénieux qu'évocateurs, étaient de Pier Luigi Pizzi. Moins à l'aise que dans Werther (surtout pour ce qui est des cuivres), l'Orchestre philharmoni• que de Lille était dirigé par Ralf Weikert.

Le principal intérêt du concert de clôture du festival, con• sacré en entier à Gyôrgy Ligeti, était de faire entendre, pour la première fois en France, des fragments du Grand Macabre, opéra dont la création mondiale eut lieu à Stockholm en avril 1978. Il est certes difficile de se faire une idée d'une œuvre d'après quelques extraits seulement. Ce qui est sûr, c'est que ces Scènes et Interludes ont produit une très forte impression sur l'ensemble du public, qui leur fit un accueil triomphal. Et il est facile de comprendre pourquoi : pas un seul temps faible ne vient, en effet, arrêter la progression de cette musique puissante, originale, souvent d'un grotesque irrésistible ; quant au livret, tiré d'une pièce de Michel de Ghelderode, il semble excellent. Il est bon de savoir que cette exécution — donnée par le Nouvel Orchestre philharmonique de Radio-France et quatre solistes de l'Opéra de Hambourg (Inge Nielsen, Olive Fredricks, Peter Haage et Dicter Weller), Gilbert Amy étant au pupitre — ne sera pas sans lendemain, et que la création fran• çaise du Grand Macabre aura bientôt lieu sur la scène du Palais Garnier. Pour ma part, je l'attends avec autant d'impa• tience que de curiosité. La première moitié de cette soirée comprenait le Kammer- konzert et le Concerto pour violoncelle, ouvrages qui m'ont beaucoup moins enthousiasmé. Le second m'a même semblé d'une monotonie exaspérante, et ce malgré la foi et le talent de Wolfgang Boettcher.

C'est en Avignon, dans la cour du Palais des Papes, que l'Orchestre des jeunes de la Communauté européenne a don• né le premier concert d'une tournée dont les étapes suivantes étaient Venise, Salzbourg, Berlin, Copenhague, Gand et Lon• dres. Superbe cadre, qui a presque valeur de symbole lorsqu'il accueille une formation comme celle-ci, pour laquelle les fron• tières et les nationalités sont des notions d'un autre âge. LES CONCERTS 209

Une des particularités de cet orchestre — dont les instru• mentistes, issus des neuf pays du Marché commun, ont entre quatorze et vingt et un ans — est de renaître chaque année sous une forme différente, résultant d'un concours auquel doi• vent se présenter aussi bien les nouveaux candidats que les anciens membres désirant conserver leur place. Ainsi, par rap• port à 1978, pratiquement la moitié des pupitres ont changé de titulaire. C'est une loi dure, mais nécessaire si l'on désire don• ner à un maximum de jeunes musiciens de talent une chance de participer à ce qui doit être, pour eux, une aventure pas• sionnante. Cette année encore, la Grande-Bretagne se taille la part du lion, avec 41 instrumentistes sur 124. La France, elle, n'a que 12 représentants... Comme en 1978, c'est Edward Heath, président de la forma• tion, qui ouvrit le feu, avec l'ouverture Prométhée, de Beetho• ven. Je dois dire que je trouve extrêmement sympathique qu'un ancien chef de gouvernement pratique la direction d'orchestre avec autant d'amour. Il était assez piquant, par ailleurs, de voir un ancien premier ministre anglais diriger avec flamme et conviction la Marseillaise devant un public dont faisait par• tie M. Raymond Barre. Pour la suite du programme, c'est Claudio Abbado qui était au pupitre. Après avoir donné la réplique à Murray Perahia dans un très beau Quatrième Concerto de Beethoven, il nous fit entendre une splendide Septième Symphonie de Bruckner, dont l'Adagio, en particulier, était d'une grandeur impres• sionnante. Quant aux quelques dérapages des tubas wagnériens et des trompettes, ils sont bien excusables de la part de jeunes qui n'en sont encore qu'à découvrir ce que c'est qu'un orches• tre.

Après Aix et Avignon, voici maintenant Orange, où les Chorégies ont été, cette année, d'une qualité tout à fait excep• tionnelle. Un cru dont on se souviendra longtemps. Cela commença par un concert Mozart donné par Peter Maag à la tête du Nouvel Orchestre philharmonique de Radio- France et des superbes Chœurs Philharmonia de Londres, tou• jours fidèles aux rendez-vous du Théâtre Antique. Après l'ou• verture de , Teresa Zylis-Gara chantait le célèbre motet Exsultate jubilâte : même si ses vocalises sont d'une précision parfois approximative, la voix est belle, le style pur. Nous la retrouvions, bien plus à l'aise cette fois- 210 LES CONCERTS ci, dans un qui, sans atteindre à des hauteurs mé• taphysiques, était d'un excellent niveau. Horst Laubenthal, Man- fred Schenk et Mira Zakaï, remarquable jeune mezzo dont je suis sûr que l'on entendra de plus en plus parler, com• plétaient le quatuor vocal. Ah ! si seulement le trombone n'avait pas complètement raté le solo du Tuba mirum !

Le lendemain, c'est Puccini qui était à l'honneur devant le mur d'Auguste, avec une superbe représentation de . Superbe bien que l'interprète du rôle titre, Marita Napier, ait quelque peu déçu ; mais comme j'ai appris entre-temps qu'elle était souffrante (son médecin lui avait même interdit de chan• ter), il ne me reste plus qu'à tirer mon chapeau devant tant de courage. Les autres solistes, par contre, étaient au meil• leur de leur forme. Nicola Martinucci (Calaf) a un timbre héroïque et ne force jamais sa voix, même dans l'extrême aigu ; je m'étonne que cet excellent ténor ne jouisse pas d'une plus grande réputation. Teresa Zylis-Gara est une Liù pleine de douceur, dont les ravissants pianissimi viendraient à bout d'un cœur plus glacé encore que celui de la cruelle princesse. Quant aux trois ministres, ils étaient incarnés avec toute la verve et la truculence souhaitables par Michel Philippe, Den- nis O'Neill et Corneliu Fanatzeanu. La présence des somp• tueux Chœurs Philharmonia, l'enthousiasme contagieux du merveilleux Nello Santi, pour lequel les instrumentistes du Nouvel Orchestre philharmonique se sont surpassés, achèvent d'expliquer pourquoi, même en l'absence d'une prima donna en état de se mesurer aux difficultés d'un rôle redoutable, cette Turandot fut un véritable triomphe. Triomphe qui doit beaucoup aussi aux talents de Fiorella Mariani et d'Alfred Woppmann. De tous les décorateurs que nous avons connus à Orange, Fiorella Mariani est de loin celle qui a le mieux compris la personnalité du Théâtre Antique. Ici, elle s'est contentée de placer aux deux extrémités de la scène le gong par lequel les prétendants se font connaître et le billot sur lequel s'achève, jusqu'à l'arrivée de Calaf, leur mal• heureuse aventure. C'est entre ces pôles qui, à eux seuls, résu• ment toute l'action qu'Alfred Woppmann a réglé, avec son sens infaillible du monumental et du spectaculaire, des processions, des mouvements de foule mettant admirablement en valeur la rutilance des costumes. Une représentation de Turandot ne peut être réussie que si elle est aussi une fête pour les yeux. Et celle-ci en était bien une. LES CONCERTS 211

Le second week-end des Chorégies nous était en quelque sorte offert par l'Opéra de Munich, lequel s'était déplacé au grand complet pour l'occasion, Generalmusikdirektor et Inten• dant en tête. La première soirée, celle de vendredi, nous en• tendîmes les Saisons de Haydn, superbement dirigées par , et chantées à ravir par le plus beau trio vocal que l'on puisse rêver : Ileana Cotrubas, Peter Schreier et Martti Talvela. Et puis, le samedi soir, ce fut Parsifal. Il serait d'ailleurs plus exact de dire « dans la nuit de samedi à dimanche », car, commencée à dix heures un quart, la représentation s'acheva à trois heures dix du matin ! Il est merveilleux de penser que pendant tout ce temps, et par un mistral qui était loin de plaire à tout le monde, quelque onze ou douze mille personnes, entassées jusque sur les marches d'escalier et sur les chaises que l'on avait rajoutées in extremis devant l'orchestre, ont réussi à oublier fatigue et inconfort pour écouter, avec un re• cueillement quasi religieux, la sublime musique de Wagner. Et ces milliers de mélomanes se composaient, en grande par• tie, d'habitants de la région, qui sont loin d'être des habitués de l'opéra. Un bel exemple de discipline, de courage, et de maturité artistique. C'est cela, Orange : une sorte de gigantes• que communion, qui tire de chacun ce qu'il a de meilleur. Voi• là pourquoi je suis certain que le vieux maître de Bayreuth aurait approuvé avec enthousiasme ce Parsifal en plein air. Il y a gros à parier aussi qu'il aurait été satisfait de la représentation. Ici encore, Fiorella Mariani s'est sagement abs• tenue de surcharger inutilement la scène : quelques sapins suggèrent la forêt de Montsalvat, des projections font naître sur le mur des arcs lumineux évoquant les voûtes romanes du temple du Graal. Sobre, ne se distinguant ni par une originalité excessive ni par le génie, la mise en scène d'August Ever- ding est de celles qui passent presque inaperçues, ce qui, par les temps qui courent, n'est pas forcément un défaut. Je lui reprocherai seulement le bruit produit par ces tapis de « ga• zon » (ou d'autre chose) que l'on se mettait immanquablement à traîner par terre à chaque changement de décor et, ce qui était bien plus absurde et plus énervant encore, à quelques minutes seulement de la conclusion. Pour ce qui est des voix, seuls le Titurel chevrotant de Victor Van Halem et le Klingsor de Wolfgang Probst n'étaient pas tout à fait à la hauteur. Autrement, la distribution était l'une des plus belles que l'on puisse réunir aujourd'hui. Martti 212 LES CONCERTS

Talvela, Gumemanz à la stature de géant, est la puissance et la noblesse personnifiées. René Kollo était dans une forme vocale superbe, ce qui faisait oublier que, dramatiquement, son Parsifal manque un peu de substance. Dévoré par la souffrance et le remords, l'Amfortas de Siegmund Nimsgern est l'égal des plus grands. Si est toujours si extraordinairement émou• vante, c'est qu'elle vit tous ses rôles avec une intensité à la• quelle n'atteignent que bien peu de cantatrices. Ce don total de soi, que nous avons tant admiré naguère dans sa Sieglinde, son Impératrice, sa Salomé, nous le retrouvions avec joie dans sa Kundry, de même que ce timbre au coloris unique, si chaud, si touchant. Sa puissance vocale, elle aussi, est intacte ; mais il lui arrive malheureusement, par moments, de ne plus chan• ter tout à fait juste. L'orchestre et les chœurs de l'Opéra de Munich ont été, d'un bout à l'autre, splendides. Quant à Wolfgang Sawallisch, il est certainement l'un des très grands chefs wagnériens d'au• jourd'hui. Sa lecture continue, ramassée, dramatique, était un modèle de clarté, de sobriété, de fidélité à l'esprit et à la lettre du texte. Une soirée inoubliable qui, aussi incroyable que cela puis• se paraître, passa comme un éclair.

MIHAI DE BRANCOVAN

UNE TRES GRANDE « MESSE » DE BACH A PRAGUE

Dans l'œuvre de Jean-Sébastien Bach, la grande Messe, dont la composition s'étendit sur vingt-quatre années, règne avec la même évidence que sur Prague baroque sa cathédrale gothique. Et justement, cela prend ici une signification spon• tanée, à notre époque où l'on a parfois tendance à restreindre Bach en le baroquisant, ce qui vaut beaucoup mieux que de le dessécher pour le disséquer sans effusion de sang ; lui ou Mozart. Mais ceci est une autre histoire. LES CONCERTS 213

La Messe en si mineur n'est pas populaire comme les Passions. Elle ne l'est pas dans son essence musicale, sans doute, mais surtout parce qu'on fait peu de chose pour qu'elle le soit. C'est bien dommage, et, en revenant de Bohême, on rêve à ce qu'elle serait, popularisée par un pèlerinage qui la conduirait à travers la France des cathédrales. Elle le fut à Prague, dans le vaste vaisseau empli d'un immense public, où l'on voyait au premier rang les autorités de l'Etat et le cardinal — tout juste retour de Pologne — dans une coexis• tence apparemment assez symphonique. En tout cas, cette manifestation officielle fut publiquement interprétée par le président Erban, dans une perspective certes tout humaine, comme un signe annonciateur de la paix que les hommes de bonne volonté peuvent se donner à eux-mêmes. Offrande musicale à un peuple, et dans la vérité de l'œuvre. Antoine de Bavier refuse d'ignorer que la musique n'est pas seulement une sublime (quand elle l'est) mécanique ou une spéculation abstraite, il sait qu'elle a un sens — sensible — et une destination. En particulier cette musique-là. La lecture qu'il en a faite est donc en même temps musicale et théolo• gique, en vue d'une célébration liturgique. Cela va de soi ? Allez-y voir ! Mais il suffit qu'une telle exigence inspire, en toute humilité, un chef d'orchestre qui a médité Schweitzer, pour que cette musique, enfin, soit ce qu'elle est. Un seul exemple, un seul « détail » : le Et resurrexit n'est plus, comme trop souvent, un bel éclat de trompettes dans le vide sonore, il devient un prodigieux surgissement. Depuis le temps déjà lointain où Antoine de Bavier n'était encore « que » clarinettiste, je n'ai jamais retrouvé nulle part un son comme le sien. Il faisait, il fait toujours, de son ins• trument quelque chose comme d'un orgue à la mesure du souffle humain. C'est cet esprit et cette maîtrise qu'il conserve, comme naturellement, en dirigeant plus de deux cents exécu• tants : l'orchestre et les admirables chœurs de la Radio tché• coslovaque, ceux-ci animés par Milan Maly ; et par Bohumil Kulinsky pour la merveilleuse chorale de voix d'enfants : au juste, des adolescentes d'organdi rose dans le chœur et l'or• chestre noirs. Les solistes avaient été appelés de diverses nations d'Eu• rope : Ann Woodworth mezzo aérien, Armin Ude ténor désin• carné, Magda Kalmar soprano pathétique, Gastone Sari bary• ton au timbre rare, la belle basse tchécoslovaque Sergei Kop- cak. Enfin, Ortrun Wenkel, jeune alto de bronze, d'or et de 214 LES CONCERTS velours, déjà célèbre à Bayreuth. Beauté de son dialogue avec le hautbois d'amour, puis avec le soprano ; et au couronne• ment de l'œuvre, quand elle émerge des violons pour un Agnus Dei d'une tendresse grave, presque amoureuse, avec des in• flexions impressionnistes quasi debussystes : enchantement, peut-être pas tout à fait orthodoxe, contre lequel on ne songe pas à se défendre. La Messe en si est un monument inouï — en vérité, inouï quand on l'entend comme pour la première fois, dans toute son étendue et son altitude. Lyrisme tragique, construction dramatique foisonnante comme le gothique (Bach puise à la plus haute tradition et jusqu'au grégorien), sentiment, effusion qu'on ne peut pas ne pas dire « romantiques », retour aux sources spirituelles communes et projection vers l'avenir : il y a en elle comme un œcuménisme à la fois religieux et esthé• tique, et, pourquoi pas ? simplement humain. Ici, elle mani• feste pleinement sa mystérieuse correspondance avec l'archi• tecture de pierre : par le narthex, la triple voûte, et l'abside de ses cinq « actes » liturgiques. Et je m'avisai, en écoutant les voûtes, qu'aux vingt-cinq « scènes » de ces actes, dont la dernière est le Dona nobis pacem, par une coïncidence sur• prenante, répondent, nombre pour nombre, les arcs de la nef et les verrières hautes. Le grand œuvre de Bach, projeté dans l'espace-temps, comme il le fut ici, avec cette puissance, cette fougue jubilatoire, ce sens du sacré, c'est la cathédrale dans la cathédrale. YVES FLORENNE