Volume ! La revue des musiques populaires

8 : 1 | 2011 Peut-on parler de musique noire ? What is it we call "Black" music?

Emmanuel Parent (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/volume/70 DOI : 10.4000/volume.70 ISSN : 1950-568X

Édition imprimée Date de publication : 30 mai 2011 ISBN : 978-2-913169-29-6 ISSN : 1634-5495

Référence électronique Emmanuel Parent (dir.), Volume !, 8 : 1 | 2011, « Peut-on parler de musique noire ? » [En ligne], mis en ligne le 15 mai 2013, consulté le 10 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/volume/70 ; DOI : https://doi.org/10.4000/volume.70

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L'auteur & les Éd. Mélanie Seteun 1

Actes choisis du colloque d'avril 2010 à Bordeaux autour de la fameuse lettre de Philip Tagg publiée dans le numéro 6-1&2, ce numéro de Volume ! souhaite interroger notre manière d'appréhender un domaine des musiques populaires que nous identifions facilement (blues, , reggae, rap, etc.) sans pour autant être capables de le définir précisément. Qu'est-ce qui rassemble des musiques aussi différentes ? La couleur de peau ? Une aire géographique ? Certaines qualités propres à la musique elle-même ? Pas si simple. Dix auteurs s'attellent donc à déconstruire les catégories raciales en musique, sans pour autant abandonner ces vocables qui façonnent nos pratiques depuis des siècles. Ils nous invitent bien plutôt à réfléchir de façon lucide sur les liens complexes entre race et musique, pour les regarder sous un jour nouveau. A selection of texts from the April 2010 conference in Bordeaux based on a critical discussion of Philipp Tagg's famous letter on the issue, this issue of Volume ! wishes to question our way of apprehending a popular music field that we easily identify (blues, jazz, reggae, rap, etc.) without being able to define it precisely. What is it that unites such different types of music? Colour of skin? A geographical area? Certain specific musical qualities? There's no obvious answer. Ten authors thus tackle the subject to deconstruct the use of racial categories in music, without however abandoning such terms, that have been shaping our practices for centuries. Instead, they invite us to clearly consider the complex links between race and music, to look at them in a new light.

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SOMMAIRE

Dossier : «Peut-on parler de musique noire ?»

Introduction

« The uneasy burden of race » Introduction Emmanuel Parent

Gregory Walker et le singe roublard La question de la création devant l’inexistence et la réalité de l’idée de « musique noire » Denis-Constant Martin

Déconstruire les musiques noires

Les Métamorphoses d’un havane noir et juteux… Comment la danse tango se fait « argentine » Christophe Apprill

Le samba : un genre populaire chanté emblématique ni afro-descendant ni occidentalisé, mais spécifiquement brésilien Christian Marcadet

Negra ou popular ? Esthétique et musicalités des maracatus de Pernambuco Laure Garrabé

Nationalismes noirs : la négritude reconstruite

Jeux de couleurs dans le candombe afro-uruguayen Clara Biermann

Peut-on parler de musique « noire » au Mexique, pays de l’indigénisme ? Le cas de la cumbia et de la chilena des Afro-Mexicains de la Costa Chica Sébastien Lefèvre

La question du jazz

En Afrique du Sud, le jazz a-t-il une couleur ? Ambivalence des noms, frottement des genres Lorraine Roubertie Soliman

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Le spectre culturel et politique des couleurs musicales : la « Great Black Music » selon les membres de l’AACM Alexandre Pierrepont

Tribune

Armstrong, je ne suis pas noir… Yves Raibaud

Document - Ralph Ellison sur Richard Wright

Présentation du texte de Ralph Ellison Emmanuel Parent

Richard Wright’s Blues Ralph Ellison

Varia - hors-dossier

Beyond the Music: Rethinking Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band Sarah A. Etlinger

Prix IASPM-branche francophone d'Europe

L’échantillonnage comme choix esthétique. L’exemple du rap Maxence Déon

Comptes-rendus

Bruits. Exposition du Musée d’ethnographie de Neuchâtel Du 02 octobre 2010 au 15 novembre 2011 Fanny Wobmann-Richard

« Subculture musicale. La musique pratiquée aux marges » Compte-rendu de la journée d’étude des 18 et 19 mars 2011 à l’Université de Strasbourg Laure Ferrand

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Notes de lecture

Yves RAIBAUD, Territoires musicaux en région. L’émergence des musiques amplifiées en Aquitaine Vincent Rouzé

Julien BARRET, Le Rap ou l’artisanat de la rime Stéphanie Molinero

Droit de réponse : le rap et la langue

Réponse à Julien Barret Isabelle Marc

Réponse à Isabelle Marc Martínez Julien Barret

Seconde réponse à Julien Barret Isabelle Marc

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Dossier : «Peut-on parler de musique noire ?»

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Dossier : «Peut-on parler de musique noire ?»

Introduction

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« The uneasy burden of race » Introduction

Emmanuel Parent

“One of the most insidious crimes occurring in this democracy is that of designating another, politically weaker, less socially acceptable, people as the receptacle for one’s self-disgust, for one’s infantile rebellions, for one’s own fears of, and retreats from, reality.” Ralph ELLISON, Shadow and Act (1964)

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1 Près de 25 années après sa première publication, la lettre ouverte sur les musiques noires adressée un jour de mai 1987 par le musicologue anglais Philip Tagg à ses collègues universitaires n’en finit décidément pas de faire des remous. Envoyée à quelques-uns tout d’abord, puis publiée à plus grand tirage en 1989 dans la revue Popular Music, cette lettre s’était déjà taillée un succès d’estime dans l’univers académique anglophone des popular music studies 1. Ce texte éloquent, traversé par un humour très britannique, souhaitait interroger l’idée selon laquelle les musiques issues de la diaspora africaine posséderaient en propre des traits communs facilement identifiables : blue notes, rythmes syncopées, improvisation, call and response, groove, etc. Le propos n’était pas tant de refuser toute unité ou parenté aux différentes musiques issues de la diaspora noire, mais plutôt d’interroger la pré-notion selon laquelle les musiques noires auraient le monopole de l’altérité dans l’espace musical atlantique occidental. Tout ce qui n’était pas blanc-classique-bourgeois-européen était forcément « noir ». Cette lettre rebattait ainsi les cartes des catégories de musiques noires, blanches, européennes et afro-américaines.

2 Or, ce qui n’était à l’origine qu’un billet d’humeur allait s’avérer être un texte résistant. De débats en débats, force était de constater que les concepts mis en jeu gardaient leur pouvoir initial, traversant les modes universitaires, les renouveaux stylistiques des musiques populaires, et interpellant différentes générations de chercheurs. Jusqu’à sa nouvelle parution française dans les colonnes de la revue Volume ! en 2008 2. Ce texte assez contextuel de prime abord 3 paraissait doué, comme certains bons romans, d’une vie autonome, et devait finir par échapper à son auteur lui-même. Aussi, en 2009, lorsque l’équipe de la revue Volume !, le CEAN et ADES, ont proposé à Philip Tagg de participer à un colloque explicitement consacré à son texte, il comprit qu’il n’avait pas vraiment le choix : il devait venir défendre une nouvelle fois son coup de gueule de 1987. Ce qu’il fit, d’ailleurs, avec brio, lors de son allocution d’ouverture, ce mardi 10 avril 2010 au conservatoire Jacques Thibaud de Bordeaux, en présentant un montage audio et vidéo assez édifiant 4 devant une centaine de personnes, et les 20 communicants qui avaient répondu présents à notre appel à contribution.

3 Tagg fit d’abord entendre des exemples musicaux. De vieilles mélodies anglaises ou écossaises du XVIIIe siècle qui swinguent, grincent et sollicitent d’improbables notes bleutées. Puis il insista sur le fait qu’il existait probablement une proximité culturelle et sociale plus grande entre les afro-descendants et les populations pauvres immigrées qui formaient le gros du contingent européen, qu’entre ces mêmes populations et l’élite sociale européenne qui pourrait se reconnaître dans le patrimoine culturel classique occidental alors en cours de construction.

4 Las, comme le fit remarquer Paul Gilroy (2003 : 26), lorsque « le processus dans lequel le fait d’être anglais, chrétien ou tout autre attribut ethnique ou racial, fit place en fin de compte à l’éblouissement perturbateur que constitue le fait d’être blanc », tout esprit

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de nuance dans la compréhension des rapports entre race et culture devait disparaître de la conscience collective moderne. La pensée raciale allait occuper une place considérable dans la cosmovision occidentale à partir de la fin du XVIIIe siècle. C’est bien souvent avec elle que nous nous débattons encore aujourd’hui, dans la vie sociale, politique et intellectuelle, de façon différente mais avec une intensité sans cesse accrue.

Projection et compensation

5 Une des conclusions qu’on peut tirer de la lettre de Tagg est que les musiques vécues comme noires ne sont pas ontologiquement différentes des musiques de tradition européenne. Mais que les musiques pratiquées par les Afro-descendants révèlent à l’Occident la profonde altérité des logiques populaires qui le traversent de part en part. C’est bien là tout le problème : l’Occident projette sur la figure du Noir sa propre altérité, qu’il lui est impossible d’assumer. (Du fait, probablement, de la lourdeur du projet occidental lui-même – i.e. l’universalité que l’Occident entend incarner pour le monde depuis bientôt cinq siècles.)

6 Ce n’est que par la projection sur l’autre minoritaire (ou perpétuellement minorisé) que le majoritaire parvient à se révéler lui-même, à se révéler à lui-même : c’est-à-dire à regarder sa propre complexité 5. On peut retrouver des échos à cette thèse chez Faulkner 6, qui met en scène la conscience lucide qu’ont les Blancs du Sud de leur part de négrité, à laquelle ils ne peuvent échapper. Mais cette conscience n’est jamais explicitée comme telle, jamais exposée publiquement, car impossible à dire, au risque de voir tout un monde s’écrouler.

7 Peut-être y a-t-il là un décalage certain entre l’intention de Tagg et les réponses apportées par les participants du colloque de Bordeaux. Ce dernier me confiait, en marge du colloque, que lorsqu’il avait écrit sa lettre ouverte sur les musiques noires, il avait surtout en tête les musiques blanches. C’étaient elles qu’il fallait déconstruire en premier lieu ! Il s’étonnait ainsi qu’aucune communication ne soit consacrée à des musiques d’origine européenne ou principalement pratiquées par des Blancs. Les contributeurs, pourtant, ne manquaient pas 7. Mais la New Musicology, capable de débusquer des problématiques de genre ou de race dans les compositions les plus révérées du patrimoine culturel européen classique, n’est pas encore si répandue de ce côté de la Manche. C’était déjà un des enseignements indirects du colloque. L’autre élément était l’importance des communications consacrées au continent américain (et africain dans une moindre de mesure) et leur faible nombre concernant l’Europe et la France. Les musiques noires sur le sol français n’étaient abordées que par deux communicants.

8 Toutefois, depuis 1987, de l’eau a coulé sous les ponts, et notre compréhension des musiques populaires sous l’angle de la question raciale a largement évolué. La plupart des communicants étaient d’accord sur le fait que même s’il ne fallait pas essentialiser les musiques noires, on ne pouvait non plus passer sous silence le fait que ce terme était utilisé, pensé, performé comme tel par les populations, noires en premier lieu. C’est ce que rappelle Denis-Constant Martin dans le premier article de ce dossier. Il rappelle également que le débat académique lui aussi a beaucoup progressé. On pourrait même tracer une carte intellectuelle des réponses virtuelles qui ont été adressées à Tagg depuis 25 ans dans le champ des African American studies, de Henry Louis Gates Jr. à Paul Gilroy, de Glissant à Radano. Denis-Constant Martin brosse ainsi

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un état des lieux des débats, qui condensent d’une certaine manière les questions épistémologiques majeures des African American Studies. Son texte est une réponse directe à Tagg, et a constitué un moment fort du colloque de Bordeaux.

9 Toutefois, même si les choses ont évolué depuis 1987, les participants du colloque avaient conscience que la problématique soulevée permettait de relire de façon pertinente la manière dont nous vivons les musiques populaires. Aujourd’hui encore, le travail de déconstruction de « ce qui est noir dans les musiques noires » (Hall, 2008), est plus que jamais nécessaire.

Poursuivre l’effort de Tagg

10 C’est toujours depuis des points de vue situés que l’on peut déconstruire des systèmes idéologiques. C’est pour cette raison que le travail est toujours à remettre sur le métier. C’est ce à quoi s’emploient les articles de Christophe Apprill sur le tango argentin, de Christian Marcadet sur le samba au XXe siècle, et de Laure Garrabé sur les maracatus du Pernambuco, au Brésil également.

11 S’intéressant de façon originale à la danse, Apprill déconstruit la négritude du tango. Une pratique européenne (la danse enlacée) emportée dans les bagages des immigrants rencontre sur place une musique pratiquée par les Noirs. Lorsque la danse revient en Europe plus tard dans le siècle, elle se voit alors attribuer des origines noires par des Européens qui ne se reconnaissent plus dans la sensualité exotique que le tango ne manque pas d’évoquer chez eux. Où est l’Argentin du tango, se demande alors Christophe Apprill ? Remontant au Brésil, Christian Marcadet réalise une socio-histoire du samba comme vecteur du métissage de l’identité nationale brésilienne. Il dénonce avec force toute tentative d’essentialiser le genre du samba, en s’appuyant sur des portraits de musiciens qui ont contribué à construire le genre. Il laisse le mot de la fin à un musicien qui semble avoir vendu son âme au sortilège des couleurs : « Le samba n’est pas noir, ni blanc, mais vert et jaune. »

12 Cette compréhension collective du métissage comme positive et constitutive de la nation, et non comme une damnation comme dans le Sud faulknérien, est-elle une spécificité brésilienne ? La contribution de Laure Garrabé, à une tout autre échelle, semble confirmer cette idée. Elle nous emmène dans le monde complexe des maracatus, ces formes musicales populaires qui de l’extérieur sont définies racialement, mais de l’intérieur esthétiquement. Ce qui change toute l’expérience sensible. Bel exemple d’échappatoire à ce qu’Ellison (2003) appelait « le difficile poids de la race ».

L’émergence d’un nationalisme culturel noir sud américain

13 Toutefois, sur le continent sud-américain, nationalisme et afrocentrisme sont également des courants puissants. À l’instar de Epsy Campbell, Présidente du Parti Accion Cuidadana au Costa Rica, qui rappelait lors d’un congrès à l’Unesco en 2006 8 l’importance de la cause des femmes afro-descendantes en Amérique latine, les femmes du groupe Afrogama ont fait du Candombé l’occasion d’un militantisme pro noir dans les années 2000. Non sans susciter l’intérêt de l’État uruguayen, à une époque charnière de son histoire post-dictatoriale, nous rappelle Clara Biermann.

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14 Chez Sébastien Lefèvre, dans l’analyse qu’il propose des communautés afro-mexicaines dansantes et chantantes des États du Gerrero et de Oaxaca, la tendance du nationalisme culturel est encore balbutiante, mais bien perceptible. Face à la complexité d’origines multiples, et au déni d’un existence culturelle autonome, les populations « réinventent la tradition » (Hobsbawm) par l’accentuation de caractéristiques socialement acceptées comme noires. Cette stratégie s’avère être une arme de défense culturelle efficace (et éprouvée). C’est donc sous l’angle de la réinvention du nationalisme noir en ce début de XXIe siècle (voir Amselle, 2010), par des communautés d’Afro-descendants ancrées au Mexique et en Uruguay, que nous est révélée une autre manière de construire la négritude des musiques noires – c’est-à-dire par les communautés noires elles-mêmes.

15 On a parfois remarqué que l’ouvrage séminal de Paul Gilroy sur l’Atlantique noir – crucial au regard de notre problématique et régulièrement cité dans les articles qui suivent – n’avait absolument pas abordé les rivages de l’Amérique latine. On peut ainsi rappeler l’existence d’un système sud-atlantique distinct de l’Atlantique nord sur les plans économiques, politiques et culturels (voir Alencastro, 2000 ; et Agudelo, Boidin, Sansone, 2009). Au vu de ces débats, le présent numéro de Volume ! opère un rééquilibrage salutaire entre les deux hémisphères du continent américain.

Contre-points sud-africain, chicagoan et ellisonien…

16 Les études africaines-américaines ont débuté en France avec le jazz. Cette musique a pour elle un long siècle de débats académiques, et c’est sur son terrain qu’on a probablement le plus construit, déconstruit et reconstruit des identités musicales multiples, parfois fantasmées, mais toujours remises en question. La musique a traversé le siècle, interrogeant de nombreuses communautés ethniques.

17 Lorraine Roubertie Soliman entame directement la conversation sur le terrain avec les musiciens sud-africains eux-mêmes, déroutés de prime abord par le vocable noir. En vue du colloque de Bordeaux, elle a mis sur pied et en quelques semaines un dispositif d’enquête auprès des acteurs locaux du jazz : Peut-on parler de musique noire en Afrique du Sud ? C’est également à elle qu’elle semble poser la question.

18 Alexandre Pierrepont, lui, se tourne vers Chicago – the ancient and the future –, et nous montre la profonde diversité inscrite au cœur de la Great Black Music, à en donner le vertige. Il rejoint la remarque de George Lewis pour qui « l’idée qu’une musique puisse être à la fois noire et universelle semble avoir échappé au regard scrutateur de la théorie universaliste à l’américaine ». L’attirance vers l’autre semble être le propre de cette musique noire.

19 En contre-point à ces débats, un texte ancien est proposé à la sagacité du lecteur : « Richard Wright’s Blues » de Ralph Ellison, composé en 1945. Les premières lignes de ce texte dans lequel Ellison fonde sa théorie des blues, font en effet écho à Tagg. Ellison y affirme d’entrée que la visée du roman autobiographique de Richard Wright, Black Boy, est de « révéler aux Noirs comme aux Blancs ces problèmes émotionnels et psychologiques qui font inévitablement surface lorsqu’ils essaient de se comprendre mutuellement ». C’était bien la conclusion du texte liminal de Philip Tagg.

20 Les textes réunis dans ces actes choisis du colloque de Bordeaux se concentrent principalement sur le continent américain, lors même que l’appel à contribution invitait à réfléchir sur la place des musiques noires dans les représentations en

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circulation dans la République française, une, indivisible et traditionnellement « color blind » (Dorlin, 2008 ; Ndiaye, 2007). Comme remarqué plus haut, les contributions n’ont que peu abordé cette dimension. C’est précisément sur cette tâche aveugle qu’entend rebondir Yves Raibaud dans sa tribune. Chose intéressante dans les actes d’un colloque, Raibaud prend le temps de la réflexivité pour nous livrer ses propres impressions sur l’événement. Il revient notamment sur les passions et crispations soulevées dans le public, notamment chez des membres de la communauté afro- descendante de ce vieux port négrier qu’est aussi Bordeaux. Aurait-il pu en être autrement lorsqu’on décidait de traiter un sujet aussi sensible que les relations entre race et musique ? Puissent les présentes contributions apporter un éclairage raisonné sur un sujet si pesant : « the uneasy burden of race ».

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— (1989), “Open Letter about ‘Black Music’, ‘Afro- American Music’ and ‘European Music’”, Popular music, 8-3, p. 285-298.

NOTES

1. Par exemple, le livre de Keith Negus, Popular music in Theory (1996), utilisé comme un manuel par de nombreux enseignants, discute la lettre dans son chapitre 4, « Identities » (Neigus, 1996 : 102 sq.). 2. On peut télécharger la lettre sur http://www.seteun.net/spip.php?article61. Voir également les commentaires de Guibert, Parent et Raibaud dans ce même numéro de 2008. 3. Voir Guibert (2008), qui replace la lettre de Tagg dans le contexte des recherches de l’IASPM dans les années 1980. 4. Un diaporama disponible en téléchargement sur www.seteun.net/spip.php?article231. 5. Sans être contraint de l’admettre vraiment, et c’est là tout l’enjeu de cette construction en miroir incarnée de façon exemplaire dans les spectacles de Minstrels. Voir par exemple Béthune (2008). 6. Comme l’ont montré les travaux de Glissant (1996) et Jamin (2011). 7. Outre les dix textes rassemblés ici, on se reportera au numéro spécial de la revue Géographie et Cultures (n° 76, 2011, dirigé par Yves Raibaud) qui reprend des articles issus d’autres communications du colloque. 8. Cinquantenaire du 1er Congrès international des écrivains et artistes noirs, Paris, France, 19-22 septembre 2006.

INDEX

Mots-clés : race / racisme / ethnicité Keywords : race / racism / ethnicity Thèmes : noire / Black music

AUTEUR

EMMANUEL PARENT

Après des études de philosophie et de musicologie, Emmanuel PARENT a obtenu un doctorat d’anthropologie à l’EHESS en 2009. Sa thèse interrogeait la vision de la culture américaine et de la

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musique populaire chez l’intellectuel afro-américain Ralph Ellison. Aujourd’hui affilié comme post-doctorant au LAHIC, ses travaux de terrain se déroulent depuis 2011 dans le Sud des États- Unis (Louisiane, Géorgie, Caroline du Nord). Depuis 2004, il est membre du comité de rédaction de Volume ! la revue des musiques populaires. Il travaille par ailleurs au Pôle régional des musiques actuelles des Pays de la Loire, en tant que chargé de l’observation. [email protected]

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Gregory Walker et le singe roublard La question de la création devant l’inexistence et la réalité de l’idée de « musique noire » Gregory Walker and the Signifyin' monkey. Non-Existence and Reality of the Idea of “Black Music”

Denis-Constant Martin

1 La « lettre ouverte » de Philippe Tagg doit être considérée comme un texte pionnier qui contribua à renouveler le débat sur les origines et les processus de constitution de ce qu’il est convenu d’appeler les musiques « noires » ou les musiques « afro-américaines » des États-Unis. Dans une période où primait la recherche des racines africaines1, il montrait l’impossibilité d’établir la moindre base logique permettant de définir culturellement des ensembles de phénomènes et de pratiques humains, dans quelque société qu’ils trouvent place, comme tout uniment « noirs » ou « blancs » et en concluait que la catégorisation de musiques en « noires » ou « blanches » est anthropologiquement problématique (Tagg, 2008 : 140). Pour consolider cette approche, Philip Tagg montrait que, d’un point de vue musicologique, la plupart des traits musicaux généralement considérés comme caractéristiques des musiques « noires » ou africaines ne pouvaient l’être parce que, d’une part, ils ne se rencontrent pas nécessairement dans toutes les musiques africaines ou « noires » (Tagg, 2008 : 140) et que, de l’autre, ils s’entendent, ou

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s’entendaient, dans des musiques populaires européennes, notamment celles des îles britanniques. Ainsi, les rythmes dits syncopés, l’improvisation, les structures responsoriales et même les blue notes, généralement utilisés pour établir la spécificité des musiques afro-américaines des États-Unis ne sauraient être rapportés à une origine exclusivement africaine (Tagg, 2008 : 143).

2 Cette lettre se présentait comme un « article d’opinion » : une invitation à réfléchir, à réorienter les recherches. Elle suggérait que l’on ne pouvait pas se borner à tenter de retrouver les sources des musiques afro-américaines des États-Unis en Afrique mais qu’il fallait tenir compte des réalités historiques – déroulement de la traite esclavagiste, organisation des sociétés esclavagistes nord-américaines – au sein desquelles les relations entre les esclaves capturés en Afrique, puis leurs descendants, et les colons venus d’Europe, puis leur progéniture, furent d’une extrême complexité, encadrées par une violence absolue qui pourtant n’a jamais pu prévenir interactions et échanges. La « lettre ouverte » de Philip Tagg, remarque Emmanuel Parent, repose sur un « anti- essentialisme de principe » mais ne s’interroge pas vraiment sur la « puissance d’agir » (Parent, 2008 : 170) que recèlent les idées de culture, d’ « âme »2 ou de musique « noires » qui, toutes construites qu’elles soient, n’en ont pas moins une réalité et, pourrait-on dire, une efficace sociales. Ce texte recélait donc une incitation à aller au- delà de ce qu’il établissait : à s’interroger sur les conditions dans lesquelles, sur les raisons pour lesquelles la catégorisation noir / blanc s’était imposée dans la pensée et le langage courants, avait été acceptée et utilisée aussi bien par les Euro-Américains que par les Afro-Américains, même si les objectifs de leurs usages étaient le plus souvent opposés. C’est donc dans ces directions que je souhaiterais prolonger la « lettre » de Philip Tagg en examinant des écrits postérieurs à sa première publication en anglais3.

Constructions sociales et réalité

3 Philip Tagg le souligne, les idées de culture noire et de musique noire sont des constructions sociales. Mais, pour tirer de ce constat des enseignements qui permettent d’interroger les utilisations et les effets de ces notions, il faut sans doute préciser brièvement ce qu’implique le concept de « construction sociale ». La plupart des auteurs s’accordent aujourd’hui à considérer que toutes les formes de catégories identitaires sont socialement construites et n’ont aucun fondement biologique. Tous les êtres humains, tous les phénomènes sociaux sont le produit de mélanges et d’interactions auxquels on ne peut attribuer aucun commencement : tous relèvent d’un « métissage originaire » (Amselle, 1990 : 35). En dépit de ces inanités anthropologiques que sont la pureté ou l’authenticité, les catégories, les classements, les phénomènes identitaires n’ont pourtant cessé de baliser l’histoire de l’humanité et de la parsemer de conflits. C’est que catégoriser, nommer pour étiqueter les catégories, hiérarchiser pour discriminer les personnes ainsi classées sont des pratiques indissociables de l’établissement et de l’exercice des pouvoirs auxquels aucune société n’a échappé (Martin dir., 2010). Si l’on accepte le postulat formulé par W.I. Thomas : « Quand les hommes considèrent certaines situations comme réelles, elles sont réelles dans leurs conséquences » (cité par Merton, 1965 : 140) et qu’on le prolonge dans la sphère des idées, il devient capital de se pencher sur l’existence sociale des catégories. Le constat de leur vacuité intrinsèque indique qu’il serait vain de rechercher leur substance

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originelle, il n’en reste pas moins qu’il importe de comprendre quand, comment, par qui, dans quel but ces catégories ont été et demeurent utilisées. Le poète et romancier guadeloupéen Ernest Pépin le rappelle avec force : « […] la couleur est un imaginaire névrotique qui se prend pour une réalité. Cependant, cet imaginaire provient d’une histoire, d’un discours et d’une mise en scène qui ont donné naissance à la problématique de la couleur comme cache-sexe de la domination et comme misère de la libération. » (Pépin, 2006 : 1)

4 Dans cette perspective, les constructions sociales doivent être abordées comme des processus socio-politiques qui se développent dans des situations historiques déterminées, marquées par des relations de pouvoir spécifiques ; elles sont fondées sur les réalités concrètes vécues par les acteurs de ces situations et produisent des effets pratiques dans le fonctionnement des sociétés. Poser la notion de construction sociale dans un rapport au concret et au pratique, en amont et en aval, permet d’éviter les pièges du « constructivisme mou » qui dilue toutes les catégories dans le fluide, l’hybride ou le multiple. La penser ainsi permet de surmonter l’apparente contradiction qui sous-tend la posture analytique affirmant : les catégories, les identités, les cultures n’ont pas de substance inhérente, pourtant elles existent car elles sont élaborées à partir d’éléments du réel et interviennent effectivement dans le réel (Brubaker & Cooper, 2000 ; Brubaker, Feischmidt, Fox & Grancea, 2006).

5 Sur cet arrière-plan théorique, les notions de « musique noire » et de « musique blanche » apparaissent comme le résultat d’une catégorisation des pratiques et produits musicaux opérée au sein de systèmes de pouvoirs ayant établi des hiérarchies en termes raciaux. Cette catégorisation utilise donc les stéréotypes qui ont contribué à installer et à justifier les mécanismes de domination ; elle procède par reconfiguration des caractéristiques musicales propres à des genres plus ou moins différenciés et attribution de filiations supposées expliquer les distinctions entre ces genres. L’analyse des procédures de catégorisation, tout particulièrement en ce qui concerne les musiques nommées afro-américaines, implique par conséquent de revenir, en serait-ce que rapidement, sur la question de leurs origines.

Origines incontrôlées

6 Les débats sur les sources des musiques « noires » étatsuniennes sont le plus souvent structurés par une opposition Afrique / Europe. La littérature traitant des origines africaines des musiques afro-américaines est abondante et connue ; la thèse des racines africaines imprègne ordinairement les premiers chapitres des histoires du jazz ; il n’est donc pas besoin d’y revenir en détail4. Dans l’autre sens, divers travaux ont tenté de montrer que la base de toutes les musiques afro-américaines était européenne, que les genres et répertoires afro-américains avaient pour l’essentiel été constitués par adaptations de musiques « blanches » et que les contributions africaines à l’invention des musiques « noires américaines » avaient été insignifiantes. Dès 1893, le musicologue allemand Richard Wallashek présentait les spirituals comme « de simples imitations de compositions européennes que les noirs [negroes] ont glanées et resservies [picked up and served up again] avec de légères variations » (cité dans Jackson 1965 : 243). En 1933, George Pullen Jackson entreprit de faire le point sur la controverse qui s’était développée entre les tenants d’une origine blanche des spirituals et ceux qui les considéraient comme des chants populaires américains incorporant des traits

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africains ; tout en nuançant les positions de Wallashek, il soulignait combien les « airs des chants spirituels de l’homme blanc » avaient été « préservés dans les chants religieux des noirs » et pensait consolider, à partir d’analyses musicales, la thèse selon laquelle les spirituals noirs auraient été des adaptations de cantiques blancs (Jackson, 1965 : chap. 19)5.

7 De la même manière, certains auteurs ont voulu n’entendre dans le jazz qu’une musique européenne remodelée. Le musicologue français André Cœuroy écrivait en 1942 : « Le continent de la musique est un continent européen. Le jazz en est une presqu’île européenne. On a longtemps cru que le jazz était spécifiquement nègre. La thèse présente est tout à l’opposé. Le jazz n’a été noir que par hasard. Les principaux éléments qui le composent sont venus des blancs, et des blancs d’Europe. » (Cœuroy, 1942 : 24 ; souligné dans le texte) Opinion reprise, encore récemment, par le journaliste suisse René Langel qui s’efforça de démontrer, en multipliant les erreurs factuelles, que les noirs ont fait « […] du climat mélodique ambiant leur matériau fondateur » (Langel, 2001 : 186) et que les musiques afro-américaines sont nées de la reproduction des musiques blanches, transformées par suite de l’ignorance et de la maladresse des noirs qui ne pouvaient en donner que des exécutions approximatives (Langel, 2001 : 186 et 220)… Il n’est bien sûr pas indifférent qu’André Cœuroy ait été, par ailleurs, collaborateur de l’hebdomadaire d’extrême droite Gringoire et que les termes employés par René Langel frisent le racisme : il considère avec le pédagogue Edgar Willems que les musiques d’Afrique sont « reliées » à une « oreille primitive » (Langel, 2001 : 22) et en conclut que « […] le swing [est l’] expression naturelle du primitivisme humain […] » (Langel, 2001 : 30).

8 De ces quelques exemples, on peut tirer deux enseignements. En premier lieu, toute tentative pour établir historiquement que des personnes venues d’Europe ont contribué à l’invention des musiques américaines qualifiées de « noires » doit se garder de tomber dans l’exclusivisme critiqué chez ceux qui en tiennent pour la prédominance des racines africaines. Il faut, par conséquent, catégoriquement renoncer à évaluer le poids respectif des musiques européennes et des musiques africaines dans la formation des musiques afro-américaines et, au contraire, récuser l’opposition Europe / Afrique pour centrer l’analyse sur les dynamiques de création des musiques américaines dans lesquels se sont trouvé mêlés des apports africains, européens et aussi amérindiens6.

9 Pour ce faire, Philip Tagg fournit nombre de pistes qu’il n’est pas nécessaire d’explorer toutes ici. Il suffit de rappeler qu’il signale de manière convaincante la présence de traces ou d’embryons de blue notes, de structures responsoriales et de certaines modalités d’accentuation rythmique – éléments généralement présentés comme spécifiques des musiques « noires », africaines ou afro-américaines – dans des musiques populaires européennes, notamment des îles britanniques, d’où provenait la majorité des premiers colons avec qui les déportés africains se sont trouvés en contact. Or ces pionniers étaient, pour la plupart, d’origine très modeste, rurale ou urbaine, ne connaissaient ni ne pratiquaient la musique dite « classique » et avaient délaissé la High Church anglicane, ses ors et ses pompes musicales. Ce qu’ils avaient apporté de l’autre côté de l’Atlantique, c’était des airs à danser, des chansons populaires et des chants de travail, au nombre desquels les shanties des marins figuraient en bonne place (Tagg, 2008)7. Certaines de ses propositions sont probablement à nuancer, notamment en ce qui concerne le rythme : même si la polyrythmie est moins manifeste dans les musiques afro-américaines que dans celles des Antilles ou des Amériques du Sud, elle

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n’en est pas moins sous-jacente à certaines pratiques musicales, notamment religieuses. En outre, les traces que l’Afrique aurait pu laisser dans ces musiques ne sont sans doute pas tant à chercher du côté de la polyrythmie que du côté de la contramétricité8. Enfin, si bien des répertoires de musique populaire européenne sont organisés, comme ce qui leur correspond en Afrique, de manière cyclique, il semble qu’on ne puisse véritablement parler d’improvisation ni dans un cas ni dans l’autre, mais de procédés de paraphrase et de variation9. Les premiers témoignages enregistrés de ce qu’on appellera « jazz » indiquent d’ailleurs que les modalités d’improvisation particulières à cette musique – qui permettent de la définir en termes de création – prendront quelques temps à se dégager de la paraphrase mélodique10.

Créolisation et création

10 Deux ans après la publication de la « lettre ouverte » de Philip Tagg, Peter Van Der Merwe complétait avec force détails son argumentaire (Van Der Merwe, 1989)11. Constatant que les musiques les plus écoutées au cours du xxe siècle possèdent nombre de traits communs, il tente de mettre en évidence les processus évolutifs interconnectés qui ont fourni les fondations de ce qu’il nomme du terme générique « style populaire » et identifie un certain nombre de « matrices » qui sont à la fois des structures d’engendrement formel et des unités de communication musicale. Ces matrices – mélodiques, harmoniques et temporelles – et leurs combinaisons ont fourni un cadre dans lequel les musiciens ont effectué des changements qui ont fini par donner naissance à des créations. Peter Van der Merwe rejoint Philip Tagg (qu’il ne cite pas et dont il ne connaissait probablement pas la « lettre ») en ce qu’il montre comment éléments africains, arabes et européens sont entrés dans les interconnections et combinaisons qu’il décrit. Je ne prendrai que deux exemples de ses apports au raisonnement de Philip Tagg : l’analyse des échelles de tierces12 entendues dans les blues, mais rencontrées également dans des musiques européennes et africaines (Van Der Merwe, 1989 : 120-125 et 177-183) ; la transformation du schéma harmonique dit « Gregory Walker »13 en blues (Van Der Merwe, 1989 : 198-204). De la lecture de l’ouvrage de Peter Van Der Merwe, Philip Tagg conclut logiquement : « les matériaux de base du blues existaient dans les musiques africaines à l’état de caractéristiques isolées ; mais ils se sont trouvé mélangés avec un grand nombre d’autres éléments qui ne ressemblaient en rien au mode blues en tant que forme complète, avant d’interagir avec des éléments européens en Amérique du Nord. » (Tagg 1990 : 377)

11 Il fournit ce faisant un modèle d’analyse qui peut être étendu et systématisé. Si l’on tient compte des spécificités de la traite Atlantique en direction de l’Amérique du Nord (multiplicité des points d’enlèvement des esclaves africains, de la Sénégambie au Mozambique et à Madagascar, mélange de personnes d’origines différentes dans les comptoirs et sur les bateaux négriers)14 et de l’organisation des sociétés esclavagistes des treize colonies puis des États-Unis (impossibilité de regroupement d’esclaves de même provenance, faible ratio d’esclaves par planteur, intimité de leur vie commune)15, on peut envisager trois mécanismes16 susceptibles de nourrir l’invention musicale dans la situation de l’esclavage : 1. la mise en commun et la fusion en d’innombrables lieux d’esclavage des traits communs ou identiques des musiques dont les esclaves avaient pu conserver et parfois transmettre la mémoire (consciente ou corporelle)17 ;

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2. l’appropriation des traits compatibles et utiles des musiques européennes (et amérindiennes) avec lesquelles les esclaves étaient en contact, la sélection s’opérant sur le mode de ce que le poète haïtien a qualifié de « marronnage idéologique » (Depestre, 1980 : 99) qui consistait à prendre dans la culture des maîtres ce qui était utilisable et pertinent dans les conditions de l’esclavage pour reconstruire un sentiment d’appartenance à l’humanité et l’estime de soi ; 3. le syncrétisme fusionnant des éléments d’origines africaines combinés dans une forme de « panafricanisme de l’exil », des éléments coloniaux de provenance européenne et, probablement, des éléments amérindiens (Martin, 1991).

12 Ces trois mécanismes engendrent une dynamique qui aboutit à la création. Parce que la création est signe de l’appartenance au genre humain (Cassirer, 1991), que le geste créateur, rendant à l’esclave une vie sociale18 (parmi ses pairs enchaînés et face à ses oppresseurs), le refait être humain à ses propres yeux, capable de projeter son humanité au front de ceux qui la dénient (Maximin 2006 : 27), elle accompagne nécessairement la décision de survie en esclavage. Elle touche à tous les domaines, religieux, alimentaire, linguistique, vestimentaire, mais la musique offre un champ privilégié à son déploiement dans la mesure où elle surmonte immédiatement la plupart des barrières, notamment celles des langues, et met en jeu les corps. Nulle surprise, dès lors, à ce que des musiques inouïes aient surgi de tous les esclavages comme musiques non pas simplement créoles, mais créolisées et créolisantes. La créolisation, dont participent ces phénomènes de création musicale, est en effet, selon Édouard Glissant, une « dépassante imprévisible » (Glissant, 1997 : 16) : elle n’est pas simplement synthèse mais produit des « résultantes qui surprennent » (Glissant, 1997 : 19)19. Dans cette conception, « la musique est une trace qui se dépasse » (Glissant, 1993 : 280), trace creusée d’une infinité d’empreintes entrecroisées, provenues des « pays d’avant » pour mener vers des ailleurs toujours renouvelés dans leur inconnu. Ainsi, qui aurait songé en 1865 qu’éclaterait vers 1920 une forme musicale complètement originale, dans ses structures et ses modes d’expression, ayant fondu et transcendé ses composantes originelles : ce que le monde allait découvrir sous le nom de « jazz » ?

Un don étourdi

13 Avant même l’avènement du « jazz », à la fin du xixe siècle, les dynamiques de créolisation avaient constitué un stock de répertoires populaires communs aux noirs et aux blancs. « La grande qualité de ce stock commun, écrit Tony Russel, était son adaptabilité ; sa grande force, l’assimilation ; il n’était ni blanc ni noir, mais d’une centaine de nuances de gris. » (Russel, 1970 : 31)

14 Même si la métaphore du gris n’est pas enthousiasmante, la démonstration que conduit Tony Russel, comparant ce que jouaient musiciens noirs et blancs à cette époque, est indiscutable : les airs aussi bien que les formes étaient largement partagés, ce que confirmerait l’examen des musiques religieuses ici laissées de côté. Jazz, blues, spirituals puis gospel songs (Martin, 1998) sont d’évidence historique, anthropologique et musicologique, des musiques issues de mélanges et portées par les dynamiques de la créolisation. Pourtant, elles ont été catégorisées comme noires ou afro-américaines, et cette catégorisation que l’on pourrait penser discriminante a été acceptée, utilisée, revendiquée par les Afro-Américains eux-mêmes.

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15 C’est que, explique Ronald Radano, la musique noire est une forme qui s’est inscrite dans et contre les discours raciaux (Radano, 2003 : 4). Les transformations que subit la société étatsunienne sous l’effet des campagnes anti-esclavagistes puis de l’abolition, sans modification radicale des systèmes de domination, ont entraîné la nécessité de circonscrire et de nommer des groupes que l’organisation précédente rendait évidents. À l’issue de la période de la Reconstruction, la société américaine est ainsi dichotomisée : au groupe blanc est opposé un ensemble noir, que définit l’insaisissable « goutte de sang » porteuse de couleur. Les pratiques culturelles sont étiquetées selon que leurs protagonistes sont classés d’un côté ou de l’autre et, à partir du moment où elles sont mises en circulation par l’industrie du divertissement, refaçonnées pour devenir conformes aux stéréotypes attribués aux uns et aux autres. C’est ainsi que naît progressivement la negro music, que sont érigées des barrières séparant musicalement noirs et blancs pour masquer la réalité des origines mêlées de leurs productions comme du stock de formes et de répertoires qu’ils partagent (Radano, 2003 : 107, 109). Les éditeurs phonographiques vont consolider cette séparation en instaurant des race catalogues et, surtout, en assignant les bardes afro-américains à des blues, progressivement dotés d’une forme canonique au début du xxe siècle, quand ceux-ci ne constituaient qu’une partie des styles qu’ils maîtrisaient (Oliver, 1984).

16 Les frontières tracées entre musiques noires et blanches ne seront jamais étanches : elles continueront de s’interpénétrer et de s’enrichir mutuellement ; des artistes poursuivront leur carrière au bord où ils n’auraient pas dû se trouver ; d’autres parviendront à se réunir, au moins en studio20. Les dynamiques de créolisation n’ont pas été interrompues par les plus brutales des discriminations raciales. Ces dernières eurent un autre effet. Dans la mesure où il était socialement et discursivement impossible d’accepter la musique dite noire comme le fruit de relations interraciales bénéfiques, « […] sa valeur, son pouvoir, son inventivité ont été attribués à l’Afro- Amérique. Cet étrange tour de l’histoire offrit, par inadvertance, aux noirs un présent remarquable, dont ils firent grand usage pour se tailler une place viable en Amérique » (Radano, 2003 : 115). De fait, la catégorisation et la discrimination eurent pour conséquence de remettre aux Afro-Américains la charge de la créolisation ; sous un angle raciste, cela pouvait être perçu comme renvoi au primitivisme et à l’infériorité ; du point de vue noir, ce « présent » attribuait aux Afro-Américains la capacité de création créolisante, évidence d’humanité, source de dignité, fondement des revendications de reconnaissance, de justice et d’égalité. La division raciale de la société, la ségrégation dans l’habitat et les lieux publics tendirent à enfermer les dynamiques d’innovation au sein des groupes sociaux catégorisés noirs et blancs21 ; les musiques qui y étaient pratiquées ne purent jamais être totalement démêlées mais, travaillées au sein de « théâtres communautaires » (Ramsay, 2003), elles y acquirent des singularités qui, dans le cas des arts afro-américains, furent autant de causes de fierté.

Le singe roublard et le pouvoir de la musique noire

17 Toutefois ce qu’analytiquement on peut comprendre comme « don » de la créolisation fut, dans la pratique, interprété dans le cadre de l’idéologie dominante, donc retraduit en termes raciaux. La puissance valorisante de ce « présent » ne pouvait alors être tirée de la simple affirmation du mélange, elle devait être issue de racines prestigieuses. Les mouvements de lutte contre le racisme, dès Martin Delany, puis avec W.E.B. DuBois et

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Marcus Garvey (en dépit de ce qui les séparait profondément) placèrent l’Afrique au centre de leur réflexion. Au bout de ce combat, la revendication d’un pouvoir noir, accompagnée de proclamations musicales d’estime de soi22, intensifia la recherche des racines africaines23. Pour ce qui concerne la musique, de nombreux travaux s’efforcèrent de retrouver en Afrique les sources des blues, du jazz, des spirituals et des gospel songs. Il n’est pas possible d’en proposer ici un panorama exhaustif. Je me bornerai donc à examiner rapidement la logique de raisonnement qui parcourt deux ouvrages parmi les plus représentatifs de cette littérature : The Power of Black Music de Samuel A. Floyd, Jr. (Floyd, 1995) et, tout d’abord, le travail qui l’inspira : The Signifying Monkey de Henry Louis Gates, Jr. (Gates, 1988).

18 Henry Louis Gates, Jr. part d’un cycle de contes populaires afro-américains dont le personnage principal est un trickster, un singe roublard24 qui médit, répand des rumeurs fausses pour provoquer le désordre et finit par se tirer d’affaire quand il se trouve découvert. Ce que personnifie cet animal est la pratique du Signifyin(g)25, dont Gates fait le « trope des tropes » de la littérature afro-américaine, la figure qui engendre toutes les autres figures rhétoriques. Le champ sémantique de Signifyin(g) est immense, presque illimité26 ; il permet les discours à double, voire à plusieurs, sens, la suggestion indirecte, la transmission de messages codés et toutes sortes de jeux de langage27. Signiyin(g) est le moteur de l’évolution stylistique car il traite tout matériel préexistant, littéraire ou musical, par répétition et révision (Gates, 1988 : xxiv). Henry Louis Gates, Jr. rattache le personnage du singe roublard, donc les arts du Signifyin(g), à la divinité Esu-Elegbara du panthéon Fon/Yorouba qui aurait voyagé des côtes du Nigéria et du Bénin vers l’Amérique du Nord via Cuba (Gates, 1988 : 15-42). Si l’importance, dans les cultures noires américaines, des pratiques rassemblées sous le nom de Signiyin(g) ne peut être mise en doute, leur spécificité et leur origine demeurent problématiques. Le Singe facétieux, truqueur, roublard, boute-en-train et boutefeu apparaît dans bien des régions du monde : non seulement chez Jean de La Fontaine28 mais aussi en Chine29 et en Inde30. Gates le reconnaît d’ailleurs, la filiation Signiyin(g) Monkey – Esu/Elegbara est purement hypothétique (Gates, 1988 : 88). À cette précaution, il faudrait ajouter que les stratégies rhétoriques présentées à l’enseigne du Signiyin(g) semblent, dans leur essence, plus universelles qu’africaines31. L’œuvre de Henry Louis Gates, Jr., qui a grandement influencé les recherches ultérieures sur les cultures noires américaines, doit donc être lue, au-delà de la fragilité de ses sources et de ses raisonnements, comme une entreprise systémique de construction de la fierté par la revendication de la profondeur et de la richesse des origines.

19 Samuel A. Floyd, Jr. (1995) reprend le modèle conçu par Gates pour fonder une théorie afro-américaine de la littérature afro-américaine et l’applique à la musique, mais avec moins de prudence. Selon lui, toutes les musiques afro-américaines des États-Unis mettent en œuvre des principes et des stratégies interprétatives qui ont été préservés dans une mémoire culturelle transmise depuis l’Afrique (Floyd, 1995 : 5). Ces principes et stratégies sont condensés dans le Ring Shout et le Signifyin(g). Le premier désigne une forme de prière dansée en ronde et chantée en appel et répons qui s’est perpétuée dans les Sea Islands jusque vers les années 1950 (Martin, 1998 : 35-37). Il est souvent présenté comme un vestige des premières formes autonomes de rituels chrétiens afro- américains et, pour Sterling Stuckey (1987) que cite Floyd, c’est dans le cadre du Ring Shout que les Africains transplantés ont rassemblé les valeurs qui leur étaient

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communes. Samuel A. Floyd, Jr. en déduit que dans et par le Ring Shout, ont été conservés et transmis les éléments qui constituent la spécificité des musiques noires (structures responsoriales, blue notes, caractéristiques rythmiques, distorsions de timbre, etc.) (Floyd, 1995 : 6). Le Signiyin(g) a été appliqué à cet héritage et, par répétition et révision, engendra d’infinies innovations stylistiques et nourrit la pratique de l’improvisation (Floyd, 1995 : chap. 10). Ring Shout et Signifyin(g) témoignent de ce que « […] des traits musicaux et des pratiques culturelles africains ont non seulement survécu mais ont joué un rôle déterminant dans le développement et l’élaboration de la musique africaine-américaine […] » (Floyd, 1995 : 5). Celle-ci tire son « pouvoir » de ces traits et pratiques. La thèse de Samuel A. Floyd, Jr. repose sur une homogénéisation des cultures africaines qui ne correspond à aucune réalité, ni passée ni présente ; elle suppose, sans pouvoir la prouver, une influence yoruba prédominante et méconnaît la diversité et la complexité des systèmes musicaux africains. En outre, sa démonstration ignore complètement l’histoire des musiques populaires européennes. Comme beaucoup de textes tâchant à établir les origines principalement ou exclusivement africaines du jazz, The Power of Black Music fait montre d’une double méconnaissance : et de l’Afrique et de l’Europe. Ce livre bricole un mythe d’origine qui sert à justifier une spécificité essentielle. Celle-ci, toutefois, n’est ni exclusive ni close, car elle est combinable et peut être acquise. La musique est constituée en tant que « noire » du fait de son histoire et de ses procédés de génération, qui informent aussi les compositeurs afro-américains « classiques », et peut tout à fait être interprétée par des blancs32. Voulant mettre en relief des aspects des musiques afro-américaines jusqu’à présent négligés par les analystes (Floyd, 1995 : 272), Samuel A. Floyd, Jr. adopte en fin de compte une position ambiguë qui reconnaît la musique afro-américaine comme un « texte mulâtre » (Floyd, 1995 : 263-265) aux racines africaines.

Création du « monde noir » et création dans le « monde noir »

20 Henry Louis Gates, Jr. et Samuel A. Floyd, Jr., comme beaucoup d’autres, pèchent par manque de rigueur historique et généralisations abusives à propos de l’Europe et de l’Afrique. Mais le plus étonnant est que la notion de création demeure absente de leur raisonnement. Cela tient à ce que Signifyin(g) est conçu comme un schème de répétition et révision, à l’aide duquel il est certes possible de (re)tracer des filiations et des lignes d’évolution mais qui paraît incapable de rendre compte de l’apparition de formes musicales nouvelles, dont les singularités ne peuvent être déduites de l’addition des éléments qui sont entrés dans leur composition. Or l’apparition des musiques afro- américaines du xxe siècle, notamment du jazz mais aussi des gospel songs, des formes urbaines de blues, ne sont pas réductibles à la « révision » des spectacles de ménestrels appropriés par des artistes noirs et des revues qui s’en dégageront, des répertoires des bardes du Sud, des ragtimes ou de la musique écrite pour grands ensembles telle que la présentait James Reese Europe. Deux de ses caractéristiques, parmi d’autres, suffisent à les qualifier de créolisées et créolisantes, portées par une « dépassante imprévisible » (Glissant, 1997) : leurs particularités rythmiques et leur technique d’improvisation.

21 Ronald Radano considère que l’accent mis sur le rythme dans la caractérisation des musiques noires résulte d’une « construction discursive » émanant des blancs (Radano, 2003 : 103). Pourtant, ici encore, cette construction a des fondations réelles. Les

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paramètres temporels indiquent clairement que l’originalité du jazz provient d’un processus de créolisation au cours duquel la rencontre d’une conception panafricaine du temps exprimée dans la contramétricité, d’une conception européenne tendant à alterner temps forts et temps faibles33, de constructions cycliques présentes dans les musiques africaines et les musiques populaires européennes ont abouti à l’utilisation de structures cycliques, avec accentuation de temps forts et de temps faibles, mais inversés par rapport à ce qui prévaut dans les musiques européennes34. C’est dans ce cadre qu’a été progressivement inventé un type d’improvisation dont les principes étaient complètement inédits. Dépassant la paraphrase ou la variation des musiques africaines et des musiques populaires européennes, ignorant les techniques utilisées dans la « grande » musique européenne, notamment par les organistes, ou dans les musiques indiennes, elle combine cycle35, progression harmonique et modulation (au moins jusqu’au jazz modal et au free jazz) pour permettre aux musiciens de dans l’instant des mélodies originales.

22 Ces deux exemples36 indiquent sans nul doute que le jazz et les musiques afro- américaines des États-Unis, tels qu’ils sont apparus dans une situation historique – dominée par le racisme, la discrimination et la violence mais aussi par des contacts et des mélanges jamais annihilés – peuvent être qualifiés de créations, sous-tendus par les dynamiques de la créolisation. Ils invitent à recentrer les analyses des origines et des significations des musiques dites noires sur les processus d’invention en étudiant, au sein de ce que Guthrie P. Ramsey, Jr. appelle des « théâtres communautaires », la dialectique des dynamiques du dedans et des dynamiques du dehors (Balandier, 1971), c’est-à-dire l’articulation d’innovations endogènes et d’éléments exogènes « marronnés », donc soumis à une appropriation transformatrice. Une telle approche permettrait de prendre en compte à la fois les mécanismes de catégorisation raciale, leurs conséquences sociales et leur dépassement permanent dans la création artistique ; elle contribuerait à l’avènement de ce que Paul Gilroy envisage, après Seyla Benhabib (1987), comme une « politique de la transfiguration » : « Celle-ci met en relief l’émergence de désirs, de relations sociales et de formes d’association qualitativement nouveaux au sein de la communauté raciale d’interprétation et de résistance ET entre ce groupe et ses anciens oppresseurs. Elle désigne précisément la formation d’une communauté de besoins et de solidarité que la musique elle-même rend audible, comme par magie, et qui devient palpable dans les relations sociales nouées autour de sa consommation et de sa reproduction culturelles. » (Gilroy, 1993 : 134)

23 Ainsi ce que l’on nomme « musique noire » prendrait sens dans deux dimensions, contradictoires et pourtant inextricables l’une de l’autre. La première, d’inexistence musicale, puisque les paramètres de l’analyse ne permettent pas de distinguer évidemment ce que serait une musique noire d’une musique blanche, verte ou rouge. La seconde, d’existence discursive et sociale porteuse d’effets. C’est donc bien à cette seconde forme d’existence qu’il convient de s’intéresser – sur l’arrière plan de l’inexistence substantielle – en examinant ses processus de construction et de transformation en contrepoint d’une analyse musicale comparative37 de ce qui a été appelé « musique noire » en différentes circonstances, avec diverses significations.

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NOTES

1. Évidemment liée à la diffusion des idées du pouvoir noir et à la proclamation de thèses afrocentristes mais aussi à des recherches historiques ambitionnant de découvrir des liens précis entre musiques africaines et musiques afro-américaines, telles celles que proposa Paul Oliver (1970). 2. En référence à W.E.B. Du Bois (2009). 3. Dans la mesure où le texte de Philip Tagg envisage la « musique noire » uniquement comme musique noire des États-Unis, ou « musique afro-américaine » (pour alléger l’exposé, je n’emploierai pas l’expression « africaine américaine »), je n’aborderai pas les problèmes soulevés par l’utilisation de « musique noire » dans d’autres situations, caribéennes, sud-américaines, européennes ou africaines, d’autant que les sens et les usages de « noir » varient considérablement d’une société à une autre. 4. Deux exemples, simplement, de cette littérature : Kebede, 1982 et Kaufman & Guckin, 1979. 5. Pour une synthèse de ce débat, voir : Sheinbaum, 2004. 6. Ces derniers sont trop souvent « oubliés » dans les discussions sur les origines des musiques afro-américaines ; pourtant la colonisation de l’Amérique du Nord a immédiatement entraîné des contacts entre colons européens et populations aborigènes ; par ailleurs il est avéré que des Africains déportés, puis des esclaves créoles ont été intégrés dans des communautés amérindiennes ; il est donc impossible que les acculturations qui s’en sont suivies n’aient pas participé au façonnage des musiques américaines qui ont commencé à prendre forme dès le XVIIe siècle (voir : Nash, 1974). 7. Voir aussi : Philip Tagg, « British Blue Notes », http://www.criticalworld.net/projet.php ? id =82&type =0 et les documents disponibles sur : http://tagg.org ; ainsi que Willie Ruff, « The Line Connecting Gaelic Psalm Singing & American Music », http://www.willieruff.com/ linesinging.html et Chuck McCutcheon, « Indian, Black Gospel and Scottish Singing Form an Unusual Musical Bridge », http://www.washingtonpost.com/wp-dyn/content/article/ 2007/04/20/AR2007042001918.html [documents encore en ligne le 22 avril 2010] 8. « La relation au temps d’une figure rythmique est contramétrique lorsque l’occurrence des accents, des changements de timbre ou – en leur absence – des attaques est prédominante sur des contre-temps. » (Arom, 2007 : 302 ; souligné dans le texte) 9. Pour ce qui concerne les musiques d’Afrique, Simha Arom parle d’ « ostinato à variations, en ce que le déroulement de la musique repose sur le principe de périodicité, associé à celui du renouvellement du matériau musical par le biais de multiples variations » (Arom, 2007 : 412). Il semble que les modalités d’exécution des airs européens des XVIIe et XVIIIe siècles, des « folies

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d’Espagne », des passacailles par exemple, ou en général des pièces construites sur une basse obstinée aient été dans bien des cas similaires. 10. Au cours d’une période qui irait de « West End Blues » (Louis Armstrong, 1928) à « Body and Soul » (Coleman Hawkins, 1939). 11. Voir aussi les comptes rendus de cet ouvrage par Philip Tagg (1990) et Richard Middleton (1990a). 12. Ladder of thirds : les mélodies construites sur des échelles de tierces « se développent en empilant des tierces au dessus ou en dessous d’une tonique ou note centrale » (Middleton, 1990b : 203). 13. Le « Gregory Walker », ou passamezzo moderno, constitua l’une des formules harmoniques les plus populaires au XVIe siècle et après ; il était divisé en deux parties complémentaires : 1) I IV I V 2) I IV I-V I (Middleton, 1990b : 117) 14. Voir, entre autres : Curtin, 1969 ; Gomez, 1998. 15. Voir : Genovese, 1974 ; Fogel & Engerman, 1974. 16. Trois mécanismes imbriqués qui ne correspondent pas à des étapes successives. 17. Parmi les traits les plus fréquemment rencontrés, il faut mentionner la formule rythmique dite standard pattern ou African rhythm time-line dont on retrouve des extensions et des variations dans nombre de musiques afro-américaines mais pas aux États-Unis (voir : Toussaint, 2003), absence qui peut être interprétée comme un indicateur du peu de possibilités de perpétuation d’éléments musicaux africains inaltérés en Amérique du Nord. La formule de base de la standard pattern, susceptible d’innombrables monnayages, est transcrite comme suit par Simha Arom :

18. Résurrection symbolique de la « mort sociale » qu’impose l’esclavage (Patterson, 1982) 19. « La créolisation est la mise en contact de plusieurs cultures ou au moins de plusieurs éléments de cultures distinctes, dans un endroit du monde, avec pour résultante une donnée nouvelle, totalement imprévisible par rapport à la somme ou à la simple synthèse de ces éléments. » (Glissant, 1997 : 37) 20. Comme le firent en juillet 1930 Lil et Louis Armstrong et le spécialiste du blue yodel, Jimmie Rodgers. 21. Eux-mêmes subdivisés en classes sociales, rurales et urbaines, porteuses de différenciations musicales. 22. Par exemple : « Say It Loud : I’m Black and I’m Proud » (James Brown, 1968) ou « Young, Gifted, and Black » (Aretha Franklin, 1972). 23. Dont témoignent le roman de Alex Haley, Roots (1977), et l’influence qu’il exerça directement ou par feuilleton interposé. 24. Traduire Signifiying Monkey par singe « roublard » est, on va le voir, extrêmement réducteur ; il m’a néanmoins semblé que cet adjectif en fournissait l’approximation la plus acceptable et permettait d’éviter l’alourdissement du texte par de trop longues périphrases. 25. Je reprends ici l’orthographe adoptée par Henry Louis Gates, Jr. 26. « Signifyin(g) est le trope dans lequel sont agrégés plusieurs autres tropes rhétoriques, parmi lesquels : la métaphore, la métonymie, la synecdoque et l’ironie (qui constituent les maîtres tropes), et encore l’hyperbole, les litotes et la métalepse […] À cette liste, on pourrait facilement ajouter l’aporie, le chiasme et la catachrèse, tous tropes qui sont utilisés dans le rituel du Signiyin(g). » (Gates, 1988 : 52) 27. Utilisés dans la littérature orale, les textes de chansons et les joutes verbales de type Dirty Dozens ou clash de rappeurs.

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28. La dette de La Fontaine à l’égard d’Ésope, souvent présenté comme un Nubien noir, ne peut être niée, tout particulièrement en ce qui concerne « Le singe et le chat » ; cela ne semble pourtant pas suffisant pour interpréter la figure du singe dans ses fables comme une transposition du personnage qu’incarne cet animal dans les littératures orales d’Afrique. 29. Où le signe du Singe confère des traits semblables à ceux qui caractérisent le Signifyin(g) Monkey. 30. Hanuman, le fidèle de Ram dans le Ramayana et le Mahabharata, est parfois présenté comme un trickster. 31. Les références que fait Gates à des auteurs tels que Bakhtin, Lacan, Freud, de Saussure, Derrida, Montaigne et Anthony Easthope (1983) tendent à le confirmer. Et on pourrait ajouter que certaines recherches sur les contes oraux afro-américains mettent en évidence des origines mêlées, en même temps qu’un héritage africain moins fort aux États-Unis : « En conclusion, il apparaît que les répertoires noirs du nouveau monde peuvent être classés en deux groupes d’histoires : l’un indiquant l’Afrique, l’autre indiquant l’Europe et l’Anglo-Amérique. Les îles de l’Atlantique et des Caraïbes, ainsi que le Nord-Est de l’Amérique du Sud constituent ce premier groupe ; les États à plantation du Vieux Sud, le second. Mais les deux stocks de contes sont issus de sources multiples. » (Dorson, 1968 : 17) 32. Il donne ainsi Art Pepper comme exemple « […] d’un musicien blanc qui s’est épanoui dans la mémoire culturelle et la tradition africaines-américaines » (Floyd, 1995 : 140). 33. Ce qu’ignorent les musiques africaines. 34. Les musiques afro-américaines des États-Unis accentuent les 2e et 4e temps d’une mesure à 4 temps, là où les musiques européennes accentuent les 1er et 3e. Il faut remarquer que la contramétricité est bien plus présente, et plus subtile, dans les musiques caribéennes (reggae ; calypso, tout particulièrement lorsque joué par les Steel Bands) ou brésiliennes. 35. Ordinairement de 12 mesures (blues) ou de 32 mesures (chanson, réduite à son refrain dit chorus), parfois de 16 mesures. 36. Traités ici de manière assez superficielle pour ne pas allonger la taille de cet article. 37. Comparaison entre musiques dites noires, d’une part, et entre musiques qualifiées de noires et autres musiques, d’autre part.

RÉSUMÉS

La « Lettre ouverte » de Philip Tagg invitait à réorienter les recherches sur les origines et les significations attribuées aux musiques afro-américaines des États-Unis. En repartant des données dont faisait état Philip Tagg, cet article examine des travaux publiés plus tard pour suggérer de mettre au cœur de la problématique la question de la création, dans le cadre de la théorie de la créolisation. Prenant en compte les analyses musicologiques, historiques, anthropologiques et politiques, il souligne la double dimension de l’idée de « musique noire » : son inexistence substantielle et son existence sociale et discursive, productrice d’actions et d’effets.

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INDEX

Thèmes : African music / Afropop / Afrobeat, afro-américaine / African-American music, blues, jazz, noire / Black music Keywords : acculturation / creolization / hybridization, apartheid / segregation, race / racism / ethnicity, signifyin(g) Mots-clés : acculturation / créolisation / hybridation, apartheid / ségrégation, race / racisme / ethnicité, signifyin(g)

AUTEUR

DENIS-CONSTANT MARTIN Denis-Constant Martin est directeur de recherche à la Fondation nationale des sciences politiques (LAM, Sciences Po Bordeaux, Université de Bordeaux) ; il enseigne l’anthropologie politique à Sciences Po Bordeaux. Ses recherches portent sur les rapports entre culture et politique et la sociologie de la musique ; il a travaillé sur l’Afrique orientale et australe, les Caraïbes et les États- Unis et a publié, entre autres : Auxsources du reggae, musique, société et politique en Jamaïque, Marseille, Parenthèse, 1982 ; L’Amérique de Mingus, musique et politique : les « Fables of Faubus » de Charles Mingus, Paris, P.O.L., 1991 (avec Didier Levallet) ; Le gospel afro-américain, des spirituals au gospel-rap, Arles, Actes Sud/La Cité de la musique, 1998 ; La France du jazz, musique, modernité et identité dans la première moitié du XXe siècle, Marseille, Parenthèses, 2002 (avec Olivier Roueff), et Quand le rap sort de sa bulle, sociologie politique d’un succès populaire, Paris, Mélanie Seteun / IRMA, 2010 (avec Laura Brunon, Mariano Fernandez, Soizic Forgeon, Frédéric Hervé, Pélagie Mirand et Zulma Ramirez). [email protected]

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Dossier : «Peut-on parler de musique noire ?»

Déconstruire les musiques noires

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Les Métamorphoses d’un havane noir et juteux… Comment la danse tango se fait « argentine » How the Tango Became Argentinian

Christophe Apprill

« Le tango de Paris, voyez vous, c’est la peau de bête puante arrivant du fond de la Sibérie, souillée et infectée de miasmes, se transformant aux mains magiques des fourreurs, jusqu’à devenir la précieuse zibeline, caresse tiède et parfumée aux épaules fragiles des Parisiennes ; c’est le havane noir et juteux, métamorphosé en une mince cigarette blonde et dorée ; le tango de Paris, c’est le tango argentin dénicotinisé. » Sem, Les possédés.

1 Comme bien d’autres expressions dansées, le genre tango, comprenant danse, musique et poésie, est entouré d’une myriade de qualificatifs qui témoignent du débat autour de ses enjeux identitaires. Lorsque son histoire est évoquée, il semble bienvenu de rappeler ses « origines noires » ; et pour la période contemporaine placée sous le signe de sa résurgence sous une forme « argentine », cette identité est utilisée par ses promoteurs comme une marque de fabrique et un argument publicitaire. Du tango « noir » au tango « argentin », cet écart nominaliste condense une pluralité de questionnements dont certains renvoient à l’historiographie du genre et d’autres à l’idée présumée qu’il serait une bannière identitaire.

2 Dans les années 1920, le chroniqueur Sem a savoureusement décrit les métamorphoses du tango et Borges l’a joliment résumé : « le tango était une diablerie orgiaque, c’est devenu une façon de marcher » (Borges, 1969 : 135-136). De la fin du XIXe à aujourd’hui, sa trajectoire est communément placée sous le triple signe d’une purification sociale, raciale et sexuée1. Comme une ritournelle, ces petites mythologies tracent les grandes lignes d’une évolution – commune à la plupart des expressions artistiques et culturelles

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– tout en privilégiant une conception fixiste des origines et un éclairage violent qui écrase, fige et réduit son histoire à quelques slogans (« il est né dans les bordels et dans les bas fonds » ; « il se dansait entre hommes » ; « ça vient des Noirs »)2. Vision matricielle, œdipienne du tango, qui oblitère toute possibilité de devenir autre que celle du blanchissement et dont les trois dimensions, qui touchent à son identité, sont traversées par une tension interne observable sur le terrain de la fabrication de son histoire et sur celui de son actualisation comme pratique contemporaine de danse. Un courant de l’historiographie du tango s’accorde pour valoriser l’importance de l’influence des Noirs, des bordels et de la misère urbaine parmi ses origines. Les moyens mobilisés opèrent des choix qui sélectionnent les données permettant la construction d’un récit qui relève davantage du fantasme que de l’histoire, tout en organisant une confusion entre musique et danse. Comment cette version de l’histoire peut-elle dans le même temps soutenir « la disparition des Noirs » en Argentine à la fin du XIXe siècle et accréditer l’idée que ce tango des bouges, des hommes et des Noirs serait devenu « argentin » ?

3 L’aura sulfureuse du tango apparaît en totale contradiction avec les conditions de son actualisation. Depuis sa résurgence dans les années 1980 puis sa diffusion planétaire, il est paré de l’attribut argentin et référencé à un peuple, un territoire et une identité nationale. Ses dimensions agissantes telles que les structures d’enseignement, les bals, les styles de danse et les flux touristiques renvoient à la seule ville de Buenos Aires, considérée comme la matrice du tango, et à l’argentinité, appréciée comme un gage d’authenticité. L’examen des publicités pour les stages et les cours réguliers en Europe ou lors des festivals internationaux montre que le fait d’être Argentin constitue une plus-value pour transmettre et danser le tango. Le tango constitue-t-il pour autant une partie de l’identité des Argentins ? En quoi les éléments constitutifs de l’identité argentine et les propriétés formelles et historiques de cette danse sont-ils liés ?

Le tango noir 3 ?

4 Mentionnée dans plusieurs publications récentes qui abordent la question de l’émergence du tango (Salas, 1989 ; Monette, 1991 ; Vila, 1995 ; Hess, 1996 ; Bernand, 2001 ; Plisson, 2001), l’influence des Noirs occupe une place ambivalente dans l’histoire de ce genre et dans la construction de l’identité argentine. Dans l’historiographie du tango, il est difficile de distinguer des courants qui affirmeraient la prééminence4 ou au contraire l’absence du rôle des Noirs. En revanche, l’une des constantes observée aussi bien parmi les travaux récents que plus anciens, est la confusion entre les différentes composantes du genre tango : les propos passent fréquemment et sans prévenir de la musique à la danse et de la danse à la poésie, puis aux chansons, comme si le tango était un genre qui avait la capacité magique d’unifier les propriétés de ces différentes expressions. Michel Plisson, Carmen Bernand et Horacio Salas rappellent que la circulation du mot tango est ancienne et précède la stabilisation du genre musical et du genre dansé dans les villes du Rio de la Plata à la fin du XIXe siècle : « Ce qui ressort de ces définitions et de la recherche historique, c’est qu’avant la fin du XIXe siècle le terme tango ne renvoie à aucune forme ou genre musical ou chorégraphique défini, sinon à des musiques et à des danses fort diverses, plus ou moins ritualisées, pratiquées par des populations d’origine noire. » (Plisson, 2001 : 34)

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5 C’est en prenant appui sur la circulation de ce terme, dont la polysémie renvoie à une pluralité de danses et de rythmes, que s’est construite la thèse des origines noires du tango. Cette surinterprétation des occurrences du mot tango est propice à la confusion, d’autant qu’une indistinction demeure bien souvent entre l’étymologie du mot, les propriétés de la musique et celles de la danse5 . Non seulement, musique et danse sont fréquemment associées alors qu’il s’agit de deux objets bien distincts, mais leur histoire sociale est animée par des scansions tantôt harmonieuses, tantôt dissonantes (Apprill, 2006). Pour autant, la question du tango noir se pose également pour les deux expressions. Pour la musique, plusieurs travaux rendent compte de l’importance de cette influence (Cirio, 2006 et 2007 ; Plisson, 2001), tandis que pour la danse, les argumentations – bien que cette idée soit admise couramment à l’intérieur du cercle de pratiquants6 – semblent plus fragiles. Que le tango résulte d’une forme de métissage culturel apparaît incontestable au regard du contexte du peuplement de Buenos Aires ; et très logiquement, la place des Noirs dans cette expression en gestation est considérée comme importante. Deux éléments conduisent cependant à considérer cette thèse du « tango noir qui se serait blanchi » au fil du temps avec circonspection : les données démographiques qui montrent l’affaiblissement de la place des Noirs dans la population totale de la ville et l’une des propriétés formelles du tango.

De quelles danses s’agit-il ?

6 Selon la thèse de Vincente Rossi (1926), les Noirs d’Argentine étaient devenus plus créoles que les autres composantes de la société. Gauchos dans les campagnes, les Noirs auraient, par leur fréquentation des casas de las chinitas7 des faubourgs, introduit la première milonga et plus tard le tango. Les hommes dansaient seuls (ce qui ne signifie pas qu’ils dansaient entre eux en se tenant enlacés8), et cette danse fut popularisée par le candombé afro-argentin durant le carnaval. Cette danse individuelle dénommée tango aurait pour origine, selon Rossi, la rencontre des chants des payadores9 avec la tradition urbaine du candombé.

7 La thèse de l’importance des Noirs a été notamment défendue récemment en France par Michel Plisson. Comme dans la thèse de Rossi, les danses évoquées ne sont pas toujours des danses de couple mais des danses collectives. Il importe ici de souligner que l’une des questions majeures de l’émergence de la danse tango consiste à rendre compte des manières dont ce creuset de population a négocié le passage de formes de danses collectives à une danse de couple enlacée. Si l’on prend en considération l’enlacement qui constitue l’une des propriétés formelles du tango, on peut noter que l’influence des danses collectives sur le genre tango est infiniment réduite. Des formes temporaires et partielles d’enlacement s’observent néanmoins dans des danses folkloriques argentines comme la chacarera, la zamba et le gato. Mais l’enlacement hétérosexué, que les Argentins dénomment abrazo, est un élément postural caractéristique de la culture occidentale, comme l’avait noté Mauss dans sa célèbre conférence sur les techniques du corps (Mauss, 1950 : 381). Les descriptions de danses originaires d’Afrique pratiquées par les communautés noires du Rio de la Plata ne font pas état d’une quelconque forme d’enlacement (Salas, 1989). Par ailleurs, des recherches réalisées à Brazzaville, dans la région du Pool et dans le bassin du fleuve Congo, m’ont conduit à la conclusion que la notion de danse de couple est inconnue des sociabilités issues de la tradition des peuples appartenant au groupe Bantou d’Afrique

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centrale. On n’en trouve pas davantage de traces dans les travaux de Georges Balandier (1955), ni chez Justin-Daniel Gandoulou qui rappelle qu’ « en apparaissant pour la première fois, au Congo, le cinéma et le dancing bar viennent enrichir le cadre des loisirs du Congolais. » (Gandoulou, 1989 : 32).

8 Les partisans du tango noir utilisent l’argument de l’influence caribéenne en soutenant que le tango dansé tiendrait ses origines d’une danse cubaine, la habanera, qui « se confond souvent avec la danza » (Ley, in Le Moal, 2008 : 744). Selon Isabelle Ley, la danza, qui était une danse de salon, n’était pas une danse enlacée. Quant au danzón, il s’agit d’une danse partiellement enlacée qui s’est développée à Cuba en même temps que le tango. Il semblerait que le danzón tout comme le tango soient issus de la danza à peu près à la même époque. Reste à savoir quel rôle l’enlacement – qui caractérise des danses de couple pratiquées en Europe à cette époque telles que la mazurka, la scottisch, la valse et la polka – a pu jouer dans les sociabilités de Cuba et de Buenos Aires. En Europe, ces pratiques de danse étaient hétérogènes tant du point de vue de la forme que de l’origine sociale (Gasnault, 1986). Comment soutenir alors que cette hétérogénéité, transplantée dans le contexte d’explosion urbaine de Buenos Aires, ait pu être uniformément influencée par les sociabilités noires minoritaires ? Il apparaît en revanche certain que l’enlacement qui était alors en Europe une caractéristique de certaines danses pratiquées dans des milieux populaires, se soit diffusé dans ce processus migratoire, contaminant des manières de danser, et parmi celles-ci, les danses issues de Cuba, dont les formes étaient largement redevables d’une culture des danses de bal européennes.

9 Peut-on parler de danse tango à partir du moment où l’enlacement est absent ? Est-il possible d’affirmer que l’adoption de l’enlacement se soit réalisée en conservant à la fois les manières de danser collectives préexistantes et les sociabilités des créoles noirs ? En examinant ainsi la question des origines, l’attention se déplace vers l’impact d’un dispositif corporel sur les contextes sociaux des moments de danse. Que les prémisses de la danse tango trouvent leurs sources dans la rencontre de formes différentes de danses collectives semble avéré. Mais il ressort d’une analyse de la forme de la danse que l’enlacement a constitué l’élément postural décisif qui a contribué à son émergence. L’enlacement détient une double dimension très largement sous estimée dans la plupart des textes traitant de l’histoire du tango. Il constitue une posture qui est au fondement du système des danses de couple de bal qui se développe dans le courant du XIXe siècle en Europe occidentale. C’est à travers cette posture que le couple entre dans la danse et met en scène dans l’espace social du bal une relation intime qui exprime en majesté le couple hétérosexuel (Apprill, 2009). Il s’agit, d’autre part, d’une posture qui organise un espace de relation riche en expériences émotionnelles et sensorielles. C’est cet élément postural propre aux danses occidentales telles que la polka, la valse et la mazurka (Gasnault, 1986) qui est introduit par les immigrants européens dans le creuset rioplatense. L’imaginaire sensuel et érotique du tango s’arrime en partie à la configuration spécifique de cette forme d’enlacement et c’est d’ailleurs principalement autour de lui que se cristallisent les critiques des moralistes dans l’entre-deux-guerres.

Les Noirs et l’immigration blanche

10 La thèse du tango noir repose également sur une analyse des différentes vagues d’immigration qui auraient eu pour conséquence un jeu d’influences croisées entre les

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communautés Noires et Blanches. Citant le texte d’une chanson qui évoque l’arrivée massive d’immigrants Blancs originaire d’Italie (les Napolitains) et qui raconte comment les Noirs sont peu à peu remplacés par des Blancs dans tous les petits métiers, Michel Plisson rappelle comment la rencontre entre ces communautés fut parfois conflictuelle. Carmen Bernand évoque également « le mépris et la rancoeur que les associations noires éprouvent à l’égard des immigrants » (Bernand, 2001 : 198). Selon les chiffres avancés par George Reid Andrews10, la proportion des Noirs dans la population totale de Buenos Aires a reculé, passant de 30 % en 1810 à 2 % en 1887 (graphique 1). Alejandro Frigerio (2008) critique les données du recensemen t de 1887 en notant que la non prise en compte des métis a pu conduire à minimiser l’importance de la communauté noire. Il rappelle également la vivacité des sociabilités noires à cette époque dans les domaines de la musique, du chant et de la danse. Selon lui, les Noirs de Buenos Aires auraient interprété à leur manière les danses de salon des Blancs, puis cette stylisation des danses aurait à son tour influencé les immigrants Blancs fraîchement débarqués. De cette réalité sociale que représente l’arrivée massive d’immigrants, Michel Plisson en déduit que les danses de salon importées par les Blancs « ont subi des inflexions notables sous l’influence des Noirs, influence que les Blancs reprennent dans leurs danses » (Plisson, 2001 : 37), ce qui revient à proposer la thèse de l’envahissement culturel à l’envers en soutenant que les Européens investissent les espaces de sociabilité des Noirs, tout en adoptant leurs coutumes. Les Blancs seraient peu à peu entrés en concurrence avec la communauté noire pour ce qui est des petits métiers, mais auraient massivement adoptés leurs rythmes, sociabilités et manières de danser. Ils auraient pris le travail des Noirs mais abandonné leurs danses pour adopter celles d’une minorité ? La majorité des immigrants n’aurait-elle pas au contraire surimposé ses propres genres dansés et musicaux à une minorité ? À la fin du XIXe siècle, dans une ville en chantier, quelle raison historique aurait pu produire une telle inversion, à savoir qu’une minorité étende à l’ensemble d’une population, « en dehors des cercles aristocratiques », ses manières de vivre la danse et de jouer la musique11 ? Cette thèse, tout en instituant une dissymétrie entre les aristocrates et le peuple (les premiers n’auraient pas été sensibles à l’influence des Noirs, tandis que les seconds, par un réflexe de classe présumé, l’auraient été largement), présume également que les manières qu’ont les Noirs de danser et de jouer de la musique détiennent une force de frappe spécifique. Carmen Bernand interprète l’afflux d’immigrants de façon inverse à Michel Plisson en écrivant que « le public boude à présent les sonorités africaines et se sent plus attiré par la mazurka et la polka », danses qui étaient en vogue alors, à Paris notamment (Bernand, 1997 : 198).

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Graphique 1

11 En l’absence de documents de première main, il ne semble pas excessif d’avancer que les Blancs intègrent dans leurs danses l’influence des Noirs, suite à une première réappropriation par les Noirs des danses d’origine européenne, comme le suggère Alejandro Frigerio. Que parmi les influences à l’origine de la danse tango se trouvent des emprunts aux rythmes et aux sociabilités des communautés noires semble incontestable. En revanche, penser que cette influence recouvre la culture des différentes communautés d’immigrants et avancer que la danse tango a des origines noires en laissant entendre qu’elles sont prédominantes semble discutable.

La « disparition des Noirs »…

12 La thèse du tango noir est d’autant plus paradoxale qu’elle coexiste avec l’idée selon laquelle la communauté noire de Buenos Aires qui l’a portée aurait disparu. Les causes avancées à cette disparition sont généralement une épidémie de fièvre jaune12 (1870) et la participation de l’Argentine à la guerre contre la Paraguay, deux explications qui en toute logique demeurent grandement insuffisantes. Citant Alfredo Taullard (1940), C. Bernand estime que l’épidémie « avait fauché le dixième de la population. […] Selon la tradition, les mulâtres et les Noirs, déjà peu nombreux à l’époque, succombèrent à la fièvre jaune » (Bernand, 1997 : 192-193). On se demande bien pourquoi « la tradition » considère que la prévalence de l’épidémie aurait été plus forte parmi la communauté noire, et ce jusqu’à la faire succomber. Par une analyse critique de l’historiographie de son pays, A. Frigerio montre combien cette thèse relève d’une entreprise de camouflage des Noirs dans la construction de l’histoire argentine13. On retrouve d’ailleurs ce rejet de la négritude dans la micro histoire des musiques argentines en ce qu’elles sont porteuses d’une version de l’identité nationale. Pablo Vila montre ainsi comment au milieu du XXe siècle, « […] les classes moyennes et supérieures ont commencé à stigmatiser les traits culturels des migrants de l’intérieur, parmi lesquels leur musique, qui, à partir d’alors, devint une musica de negros (musique de nègres). D’autre part, les migrants de l’intérieur commencèrent à découvrir que le tango ne parlait pas des questions qui étaient importantes pour eux, lui qui ne cessait de répéter de vieilles paroles consacrées à l’immigration (blanche, celle-là) » (Vila, 1995 : 99). En mentionnant également comment les Africains d’Argentine sont oubliés dans la

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construction de l’identité argentine, il note l’élaboration d’une opposition entre une culture musicale du tango servant de référence à la population immigrée blanche et un répertoire musical folklorique rattaché à la culture des migrants de l’intérieur.

13 Certains chercheurs comme J. Novati14 nient toute trace des Noirs dans le tango, ce qui revient à protéger une partie de l’identité des Porteños, qui se rattache à la représentation d’un tango dansé blanc, indexé aux valeurs européennes, tournant le dos aux possibles influences venant du continent noir. Cette dernière conception du tango rejoint les débats autour de la place des Noirs dans l’historiographie de l’Argentine. L’ensemble de ces débats, et notamment la contradiction entre la revalorisation des origines noires dans la promotion du tango et la négation de la négritude dans les études en sciences humaines et dans la construction d’une identité argentine contemporaine, met à mal l’unicité invoquée du terme tango « argentin ». Notons enfin que l’historiographie tout comme les petites mythologies du tango accordent une place congrue aux Indiens. A. Frigerio montre que bon nombre de travaux sur l’histoire du pays se sont efforcés de gommer leur rôle (Frigerio, 2008). Pourtant, le devenir du tango est indirectement lié au sort des Indiens dont le massacre répond aux impératifs du commerce extérieur qui bénéficie de progrès tels que l’invention des chambres froides et du fil de fer barbelé. Leur extermination et la colonisation de la Patagonie15 autorisent le développement des échanges commerciaux16 qui fournit le cadre dans lequel se réalise l’introduction du tango en Europe.

14 À l’écho lointain des oppositions entre les communautés noires et blanches au moment de l’émergence du tango dansé s’ajoutent des questionnements touchant à son actualisation contemporaine pour les Argentins d’aujourd’hui.

Où est l’« argentin » du tango ?

15 C’est à la faveur de son passage en Europe, dans le sillage des réseaux commerciaux liés à l’importation de la viande congelée, que le tango importé par des Argentins devient argentin. Pour ce qui est de la musique, Béatrice Humbert cite le rôle joué par Alfredo Gobbi et sa femme Flora Rodriguez qui séjournent à Paris de 1907 à 1914. Pour ce qui est de la danse, elle précise que l’incertitude demeure quant aux médiateurs qui « vont le présenter à l’aristocratie » (Humbert, 1995 : 110-113) et le faire passer de la fange des faubourgs aux salons parquetés. En quoi le tango constitue-t-il une partie de l’identité argentine ? La notion d’identité varie selon les champs disciplinaires. Elle peut résulter d’une multiplicité de phénomènes dont l’appartenance au groupe (social, familial, professionnel, ethnique, national) constitue l’un des pivots. L’identité nationale est la façon dont, à un moment donné, les citoyens d’un pays conçoivent ce qui les unit : ce n’est pas une essence, c’est un compromis daté, plus ou moins consensuel, résultant de conceptions concurrentes de la communauté politique, de ce qu’est un citoyen. Il y a néanmoins un lien très fort entre l’identité nationale et l’encadrement politique en termes d’institutions et de frontières (Duchesne, 1997). La constitution argentine est adoptée en 1853 et ce n’est qu’en 1887 que les limites actuelles de la capitale sont tracées (Bernand, 1997 ; 2001). Durant les vingt dernières années du XIXe siècle, les fondements qui composent l’identité nationale ne sont donc pas encore bien établis. Le développement du tango se réalise dans un contexte d’immigration massive, de modernisation du port, d’accroissement des échanges et des exportations, de

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systématisation de l’élevage extensif et de croissance démographique et spatiale de Buenos Aires. Les immigrants originaires principalement d’Espagne et d’Italie se mélangent aux criollos et aux Noirs d’une ville en chantier. 220 000 immigrants s’installent dans la seule année 1889 et durant cette même année, à elle seule, l’Argentine absorbe 32 % des émigrants italiens17. À cause de ce flux migratoire, le tissu et les sociabilités urbaines sont transformés en profondeur et Buenos Aires devient la plus grande ville de toute l’Amérique latine. Pour la période qui va de 1880 à 1916, Carmen Bernand évoque le « creuset argentin » (Bernand, 1997 : 207). Qui sont ces Argentins qui donnent vie au tango ?

Bordels et bas fonds : une topographie misérabiliste

16 Un constat s’impose concernant cette période de l’histoire du tango : les sources de première main sont peu nombreuses et complexes à interpréter18. La production de discours sur l’histoire du tango entretient un jeu de représentations dont certains travaux récents tentent la critique (Séguin, 2009), mais il n’en reste pas moins que l’historiographie dominante se cristallise sur la description d’un portait type oscillant entre la caricature et le stéréotype. La description géographique des paysages urbains permet de camper des personnages comme le compadrito, la prostituée, le maquereau et le gaucho, et d’insister sur le mélange et la confrontation des altérités ethniques et culturelles. Sans doute ne faut-il pas minimiser la puissance évocatrice de la poésie de Borges comme celle qui imprègne le chapitre de son ouvrage Evaristo Carriego consacré à l’histoire du tango, où la croissance urbaine est présentée comme le terreau propice à son émergence (Borges, 1969). Selon Castro, les thèses qui décrivent la rencontre et le mélange des sociabilités des créoles et des immigrants, de la ruralité et de l’urbanité en gestation imprègnent l’histoire de l’Argentine et de sa littérature. L’histoire du tango ne serait-elle donc qu’une manière pittoresque de raconter l’histoire du pays ?

17 C’est à la thèse d’une naissance dans les bordels et les bas fonds de Buenos Aires et de Montevideo que le tango doit son aura qui croise élégance et dépravation. Le genre tango est ainsi assigné à un passé populaire dont les descriptions topographiques valorisent le vice, la perdition, la misère, et des sentiments tels que la nostalgie, la tristesse, la solitude, l’amour… Le maniement de ces notions n’est pourtant pas dénué d’ambiguïtés car la valeur que nous leur attribuons aujourd’hui est parfois projetée sur les immigrants du siècle passé. Nous parlons à leur place comme si nous les avions croisés hier : « Le lupanar est le sexe à l’état de (sinistre) pureté. Et comme dit Tulio Carella, l’immigrant solitaire qui y entrait résolvait facilement son problème sexuel. […] Ce qui tourmentait l’homme de Buenos Aires était précisément le contraire : la nostalgie de la communion et de l’amour, le souvenir d’une femme, et non la présence d’un objet de luxure. » (Sábato, in Salas, 1989 : 11)

18 Ainsi, des notions complexes telles que la joie, la mélancolie, l’angoisse que traduirait la musique tango, sont-elles attribuées à ces « déracinés échoués dans la capitale australe » (Bernand, 1997 : 199). Et nous en arrivons à prêter bien des intentions à « l’homme argentin ». Cette démarche utilise exclusivement l’empathie pour des affects19 qui nous sont aujourd’hui accessibles afin d’interpréter l’activité sociale et culturelle complexe que constitue l’émergence d’une danse. Elle ne permet pas de rendre compte des lieux intermédiaires de diffusion du tango ainsi que d’indicateurs qui permettent de contrebalancer la thèse de la « naissance dans les bordels ». Le

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recours à une méthodologie d’ethnographie quantitative20 a, par ailleurs, montré que la réception était un acte intime, complexe, rétif d’une certaine manière à l’analyse sociologique. Il en est de même pour ce qui est de la construction d’un entendement musical (Pedler, 2003). Les enquêtes réalisées auprès des tangueros contemporains montrent toute la complexité des expériences vécues en lien avec cette pratique. Il apparaît par conséquent hasardeux de fonder une histoire sociale du tango sur de telles projections anachroniques, d’autant que cette esthétisation du contexte social est peu mise en perspective avec ce que l’on sait de l’économie de la prostitution à cette époque dans des grandes villes telles que Londres et Paris (Walkowitz, 1991 : 390-418). La vocation de ces récits est de faire rêver, non pas de prendre la mesure de la misère économique, intellectuelle et sexuelle des faubourgs de Buenos Aires.

19 Selon Roberto Daus, la thèse fondée sur cette topographie misérabiliste qui privilégie les bordels est le résultat d’une poignée d’intellectuels dont la référence en matière de culture était l’Europe et qui se sont attachés à nier le caractère populaire du tango. Il rappelle que bon nombre de quartiers où le tango se développe (La Boca, Montserrat, San Cristobal, La Recoleta) n’étaient pas des faubourgs. Enfin, prenant comme indicateur les 18 123 pianos importés en Argentine entre 1901 et 1907, et l’écriture de tangos pour piano, il note que la diffusion du tango s’est très tôt réalisée en dehors des milieux marginaux, et bien avant sa validation par les bourgeoisies européennes21. En rappelant les mouvements internes et les déplacements géographiques et sociaux d’une expression émergente dans une ville émergente, sa critique permet de nuancer l’idée selon laquelle le tango serait passé sans transition d’une topographie urbaine et sociale misérable aux lambris dorés des salons parisiens.

Une danse populaire ?

20 Ce pays du cône sud de l’Amérique latine est connu à l’étranger à travers plusieurs éléments tels que la viande, le foot, la Terre de Feu, la guerre des Malouines… Quoique disparates, ils entrent sans conteste parmi ce qui, de l’Argentine, circule dans le monde et contribue à dessiner une identité du pays. La différence principale entre la danse tango et ces éléments tient à leur médiatisation : la danse est une pratique qui se réalise dans un constant référencement à la matrice argentine, alors que la guerre, la Terre de Feu et le foot ne sont pas investis de façon aussi référencés, à l’exception des moments où ils entrent dans l’actualité. Il en va différemment de la viande argentine, dont la consommation est bien moins répandue et dont les dimensions agissantes n’ont pas grand-chose à voir avec la danse. Aussi, parmi l’ensemble de ces éléments, le tango dansé, qui est le seul à avoir été inventé en Argentine22, constitue une bannière identitaire singulière de la nation. Au sein de la culture tango, la danse est une pratique répandue sur la majeure partie de la planète. Quant à la musique tango, elle connaît également une diffusion mondiale mais elle ne constitue pas une pratique mondialisée.

21 Dans un article consacré à la communauté argentine en France, Peggy Riess note que le tango « joue le rôle de “référence identitaire” pour un certain nombre d’Argentins qui rendent visible leur identité argentine en s’appropriant une pratique qui n’est “argentine” que dans l’imaginaire des Français et des Porteños23 », (Riess, 2009 : 75). Les entretiens qu’elle a réalisés rappellent que le tango ne constitue pas un marqueur identitaire important en dehors de Buenos Aires. En matière de musique et de danse, le folklore note-t-elle (chamamé, chamarritta, chacarera) tient une place plus importante

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que le tango qui est associé à la convivialité nocturne des Porteños. On comprend donc que les Argentins de province à l’étranger trouvent exagérés de réduire leur identité à une danse et une musique que peu de Porteños pratiquent, et que les provinciaux ne revendiquent pas dans leurs retrouvailles où les danses folkloriques accompagnent le maté et l’asado. Pour autant, dans cet avis que certains critiquent se trouvent combinées une caractéristique de l’urbanisation argentine et une propriété du tango. Buenos Aires est une capitale macrocéphale24 et contrairement au folklore, le tango est une danse du voyage mondialisée dont le succès perdure depuis plus d’un siècle25. Cette danse détient néanmoins un statut paradoxal puisqu’elle constitue l’un des aspects de la culture du pays le plus connu à l’étranger alors qu’une minorité d’Argentins sait la danser26.

22 Lors d’un premier voyage à Buenos Aires en 1992, soit dix ans après la fin de la dictature, j’ai constaté que la pratique du tango dansé ne constituait pas une activité très répandue dans la ville. Comme le montre le parcours d’un Argentin qui deviendra professeur dans le courant des années 1990 en Europe, le cours de tango en soi ne constituait pas une notion repérable dans cet univers de pratique27. En revanche, la proximité des porteños avec l’univers musical du tango, Gardel en tête, était manifeste dans la ville, aussi bien dans l’iconographie publicitaire qu’à travers les programmes des radios. Ce n’est donc pas du côté de la danse tango qu’il faut chercher un quelconque sentiment identitaire, mais davantage du côté de la musique. Si l’on prend ce critère en considération, il ne fait aucun doute que le tango constitue à Buenos Aires une culture populaire au sens où les sentiments identitaires d’un grand nombre de Porteños peuvent se rattacher à l’un des pans de cette culture.

23 En vingt ans, la donne a changé, la danse tango s’est développée dans le cadre d’un marché dérégulé. La notion de cours académique est apparue à Buenos Aires et des séminaires sont aujourd’hui organisés en plusieurs langues pour une clientèle étrangère. Un réseau de cours, de bals, de festivals et de marathons s’est développé en Amérique du Nord, en Europe et en Asie. La culture tango offre l’opportunité de nouveaux marchés, que cela soit dans la restauration, les bars de nuit, les salles de danse ou l’organisation de bals.

Un style argentin ?

24 L’expression « tango argentin » institue une relation de fait entre une danse et le peuple argentin qui est incertaine. Dans certains pays européens comme la France par exemple, ce terme s’est justifié pour réaliser la distinction d’avec les univers de pratiques des danses sociales et de compétition où le tango s’inscrivait dans l’héritage des processus de codification réalisée dans l’entre-deux-guerres par la corporation des professeurs de danse. La résurgence du tango dans une version argentine à partir de la moitié des années 1980 a légitimé l’emploi de ce terme car les précurseurs avaient à cœur de bien réaliser la différence avec le tango des écoles de danse. Chez eux, ce choix sémantique était une manière de ne pas sombrer dans le ridicule et la ringardise qu’ils attribuaient au tango de salon (Apprill, 2005). Depuis, de par le monde, la toile de ce tango s’est déployée en affirmant sa différence, notamment en ce qui concerne les structures qui assurent son développement, mais il n’en reste pas moins que l’usage du terme persiste. La terminologie s’est même enrichie comme l’atteste les glossaires qui accompagnent nécessairement les publications sur le tango28. Il faut y voir les traces d’un processus de construction d’une légitimité, les mots argentins étant censés

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accompagner des savoir-faire argentins. Dans les cercles de pratiquants, les attendus agissent sur le terrain de la maîtrise de la danse : être Argentin est considéré comme un atout de taille pour exceller en tango29. Les habitants du Rio de la Plata se distinguent- ils objectivement par leur manière de danser ? Cette question se pose sur les terrains de la physiologie et de la culture. Peut-on, comme l’a proposé Philip Tagg (2008 : 139), établir des liens physiologiques entre la nationalité d’un danseur et le type de danse qu’il pratique ? Explorer cette hypothèse reviendrait à adopter une position qui pourrait s’avérer délicate. Les organisateurs de stages et les danseurs n’ont pas cette option en tête. Par danseur argentin, tous entendent implicitement qu’il y a une spécificité particulière dans la matière de la danse, dans les manières de danser et de vivre la danse qui provient chez l’Argentin d’une immersion dans le berceau historique du tango. L’assertion vaut donc moins sur le terrain d’un lien physiologique que sur celui d’une propriété culturelle. Peut-on identifier de ce point de vue des critères provenant d’habitudes de danse incorporées qui nous permettraient d’établir des distinctions entre le danseur argentin et les autres ? J’en distingue au moins quatre : la qualité de l’abrazo, la relation au toucher, la relation à la musique et la familiarité avec la grammaire du tango. La qualité de l’abrazo met en jeu plusieurs paramètres. Les personnes qui pour des raisons morales et/ou culturelles sont peu accoutumées au contact corporel peinent à établir un abrazo de qualité. Au contraire, les danseurs qui sont issues d’une culture où prévaut dans les usages de la vie quotidienne le fait de se prendre dans les bras ont plus de facilité que les autres à s’approprier cet impératif technique de la danse. En revanche, la pratique d’une autre pratique corporelle comporte peu d’incidence sur la qualité de l’abrazo. Les liens entre la qualité de l’enlacement et la pratique du toucher ont davantage à voir avec la kinesphère (Hall, 1978) résultant d’une socialisation, qu’avec les compétences résultant de la pratique d’une discipline corporelle. La relation au toucher : la danse est un espace privilégié pour le toucher, qui se caractérise soit par un renforcement des appartenances sexuées, soit par une suspension de celles-ci comme dans la Danse Contact Improvisation. Dans une danse de couple comme le tango, les assignations sexuées se trouvent exacerbées si bien que les significations du toucher, lorsqu’elles ne sont pas neutralisées par un habitus, exposent le danseur à un surcroît d’émotion préjudiciable à la construction d’une relation dansée. Lorsque la relation sexuée l’emporte, la relation dansée s’en trouve amoindrie. La relation à la musique : dans l’histoire contemporaine du renouveau du tango, elle constitue la zone d’ombre de la transmission dans les cours académiques. Beaucoup dansent, peu sont en musique. Comment s’apprend la musicalité ? Par immersion, par imitation, par le décodage (déchiffrage/solfège), par un travail corporel du rythme (Dalcroze). La qualité de la relation à la musique est un critère fondamental pour effectuer une différenciation entre les danseurs30. La familiarité avec la grammaire du tango : jusqu’à une époque récente, les pas et figures n’étaient pas l’objet d’une transmission académique en Argentine : les cours de tango n’existaient quasiment pas au début des années 1990. On apprenait à danser sur le tas, par une immersion directe dans la culture du bal, et/ou diffuse à travers l’omniprésence de la danse dans la culture familiale. Gardel à la radio, la ritournelle du grand-père, des images de bal captées dans l’enfance…, cette toile de fond permettait d’entretenir une connivence à la culture du tango sans savoir danser. Le processus de résurgence du tango a produit un renouvellement conséquent du vocabulaire. Il n’empêche que bien des « nouveautés » s’enracinent dans des bases qui appartiennent

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aux fondements de la danse tango tels qu’ils se sont constitués au moins depuis les années 196031.

25 Ces quatre critères interrogent la nature des processus de transmission, le rôle de la socialisation dans l’acquisition d’une pratique, la notion d’incorporation, ainsi que les propriétés formelles d’une culture dansée. Du fait de sa diffusion mondiale, toutes ces questions sont posées de nos jours en dehors du berceau historique. Observe-t-on pour autant des formes de concurrence entre les danseurs argentins et les autres, du point de vue de ces quatre critères ? De nos jours, force est de constater que non : les références en matière de danse demeurent l’apanage des Argentins ou des Latino- Américains. Si l’on fait abstraction des compétitions organisées à Buenos Aires, rares sont les danseurs autres qu’Argentins qui se distinguent sur la scène des festivals internationaux. Ils développent à ce jour une maîtrise plus grande des quatre critères énoncés plus haut qui sont étroitement liés à la socialisation primaire et secondaire. Pour le dire autrement, la supériorité des Argentins est encore liée à un ancrage de la culture tango dans son berceau d’origine, où celle-ci se déploie plus largement qu’ailleurs. Mais rien n’interdit de penser que cette supériorité aille s’amoindrissant avec le temps, comme cela s’est produit avec la musique jazz32.

26 Dans son histoire et dans ses conditions de possibilités contemporaines, un genre comme la danse tango est côtoyé de près par des musiques à danser (tango, valse argentine, milonga), ce qui rend d’autant plus facile les confusions entre ces différentes expressions. La question du tango noir, où transparaît la difficulté de savoir de quel type de pratique on débat, montre à quel point il est complexe de retracer l’histoire des danses. Ces débats d’hier et d’aujourd’hui soulignent combien la question des origines du tango est traversée par des enjeux idéologiques qui, du fait de l’implantation de foyers de pratique de la danse tango en dehors du berceau d’origine, débordent de la seule question de l’identité argentine. Avec une « origine noire » doublée d’une présomption d’homosexualité – présomption qui traverse un grand nombre de pratique à l’intérieur du monde des danses –, les représentations communes du tango dansé détiennent une forte charge exotique. Hier comme aujourd’hui, le tango n’est pas plus noir qu’il n’est homosexuel. La « partie noire » du tango a fait l’objet d’une redécouverte musicale à travers des interprétations musicales comme celles de Juan Carlos Caceres. S’adossant sur un fait historique (l’importance de la rythmique issue des rythmes d’Afrique noire dans la musique tango), ce courant n’est pas exempt de visées commerciales dans le contexte de sa médiatisation et de son insertion dans une économie globalisée, puisqu’il s’agit par un double mouvement de réintroduire de l’altérité dans une musique originaire du cône sud de l’Amérique latine au peuplement majoritairement blanc, et d’inscrire le genre tango parmi l’univers métissé et coloré de la World Music. Dans un processus culturel semblable à ce que décrit P. Tagg, les Blancs issus des classes moyennes qui partout dans le monde se prennent de passion pour le tango, qui réalisent le voyage à Buenos Aires, qui s’immergent dans des manières de vivre et de sentir à la manière des tangueros, côtoient à bon compte une « influence noire » – ce qui leur permet d’expurger leur culpabilité d’homme Blanc occidental – tout en évoluant dans des environnements aseptisés, loin des quartiers que l’on qualifie de « sensibles ». À l’exception des manifestations de tango gay et queer, les conditions de pratique et de transmission du tango sont réalisées de par le monde par des communautés d’acteurs, qui bien qu’ils constituent une minorité, ne relèvent d’aucune minorité. Bien au contraire, la norme hétérosexuelle demeure très largement

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dominante aussi bien dans les milieux amateurs que professionnels (Apprill, 2009). De même, nous entendons souvent parler de la diffusion mondiale du tango, mais le continent africain constitue encore une exception. La plupart des formes de danse de couple se sont diffusées en Afrique occidentale, centrale, orientale et du sud durant la colonisation, mais la résurgence du tango contemporain n’a à ce jour que très peu touché ce continent. Conformément au texte de l’Unesco, le dialogue et la diversité culturelle sont survalorisés par les cercles de pratiquants (amateurs, danseurs, professeurs et organisateurs) alors même qu’ils tendent à privilégier l’argentinité du tango. Ne peut-on pas identifier l’élaboration d’un argentinité spécifique dans la construction de la danse, ce tango dit « argentin », qui procèderait à la fois d’un triple « blanchissement » et d’une survalorisation de l’influence des Noirs ?

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TAGG P. (2008), « Lettre ouverte sur les musiques “noires”, “afro-américaines” et “européennes” », Volume ! La revue des musiques populaires, vol. 6, n° 1-2, p. 135-167.

TAULLARD A. (1940), Los planos mas antiguos de Buenos Aires, Buenos Aires, Peuser Ed.

VILA P. (1995), « La nomadisation intérieure. Le tango et la formation des identités ethniques en Argentine », in Pelinski, Tango nomade, Montréal, Éditions Triptyque, p. 77-107.

WALKOWITZ J. (1991), « Sexualités dangereuses », in Fraisse G., Perrot M. (ed.), Histoire des femmes. Le XIXe siècle, Paris, Plon, p. 390-418.

WEBER M. (1995), Economie et société, Paris, Plon.

NOTES

1. À propos de la réception des danses exotiques en France, cf. Decoret-Ahiha, 2004. Sur l’encodage des danses réalisé par la corporation des professeurs de danse, cf. Apprill, 2005. 2. Une réduction de l’histoire, fut-elle du tango, est une manière de voir totalitaire. (Didi- Huberman, 2010). 3. Contrairement au domaine de la musique (Tagg, 2008), dans le domaine de la danse, nous ne sommes qu’au début des discussions pour savoir s’il est opportun d’utiliser les notions de danse « noire » et « blanche ». En témoigne l’exposition organisée en avril et mai 2010 au Centre National de la Danse qui s’intitule : « Danses noires / blanches d’Amérique » (Commissariat général Claire Rousier / Commissariat scientifique Susan Manning / Production Centre National de la Danse). 4. Le recours à l’iconographie peut conduire à des surinterprétations. C’est ainsi que procède N. P. Cirio lorsqu’il reproduit une photographie du journal La Ilustración Argentina (Buenos Aires, 30 novembre 1882) montrant deux Noirs en train de danser séparément, accompagnée de la légende : « Illustration qui montre comment les Noirs sont à l’origine du tango dansé. » (Cirio Norberto Pablo, 2007 : 127-155). 5. Ainsi que le note G. Lenclud, en citant Pouillon (1975) : « le recours à l’étymologie ne vaut nullement argument. Comme le rappelle plaisamment Pouillon, le sens historiquement premier d’un mot ne commande nullement l’emploi qu’en fait le locuteur moderne puisque généralement, il l’ignore. » (Lenclud, 1987 : 123). 6. Par cercle de pratiquants, j’entends les amateurs de tango qui composent une communauté fondée sur le partage de la pratique régulière de la danse. 7. Bordels situés près des campements militaires. Avec ce lieu, Rossi conforte la thèse de la naissance dans les bordels. Cependant, ce type d’établissement a constitué un lieu de rencontre entre les cultures rurales et les cultures urbaines. 8. La plupart des photos qui circulent montrant des hommes dansant enlacés relèvent de mises en scène pour les besoins d’un article, d’un film, etc. Cf. notamment l’exemple de la photo publiée par la revue Caras y Caretas. (Apprill, Dorier-Apprill, Rodriguez Moreno, 2001). 9. Musiciens et chanteurs improvisateurs créoles. 10. Dans le même temps, de 1810 à 1887, la population de Buenos Aires passait de 32 000 à 434 000 habitants (Reid, 1980 : 66). 11. On compare souvent le tango avec le jazz – Pelinski (1995 : 64) cite l’exemple d’une revue Jazz-Tango publiée dans les 1930 – alors qu’ils présentent peu de points communs dans leur parcours. Le jazz a véritablement été inventé par la communauté noire des États-Unis. Lorsque le premier disque est gravé en 1917, une longue préhistoire faite de blues, de negro spiritual, de

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gospels et de worksongs le précède. Cette préhistoire s’est développée dans une communauté noire beaucoup plus nombreuse numériquement que celle de Buenos Aires au XIXe. Il n’y a point eu l’équivalent des revues nègres en tango, mais davantage une diffusion infraspectaculaire (soirées et thés dansants), ainsi qu’un jeu d’accréditations médiatiques et d’interdictions (Guillaume II en 1913 ; vicaire de Rome en 1914) par des représentants de l’autorité morale. Cf. « Jazz et Anthropologie », L’Homme, Paris, Édition des Hautes Études en Sciences Sociales, n° 158-159, 2001. Également Cámara de Landa, 1995. 12. « La fièvre jaune est une maladie hémorragique virale aiguë transmise par des moustiques infectés. Le terme “jaune” fait référence à la jaunisse présentée par certains patients. L’infection par le virus de la fièvre jaune (ou virus amaril) peut provoquer maladie grave et décès. Jusqu’à 50 % des personnes gravement atteintes qui ne sont pas traitées vont en mourir. » Centre des médias de l’OMS, http://www.who.int/mediacentre/factsheets/fs100/fr/. Parmi les épidémies ayant causé une importante mortalité, le CNRS recense les périodes suivantes : « […] 1960 – 1962 : épidémie en Ethiopie (100 000 cas avec 30 000 morts) ; […] 1981 à 1982 : 368 cas dont 183 mortels signalés en Bolivie, Brésil, Colombie, Équateur, Pérou. » http://ethique.ipbs.fr/sdv/ fievrejaune.pdf 13. « Pour comprendre le statut des études sur les afro-américains et africains en Argentine, il faut considérer deux facteurs contextuels qui sans aucun doute les conditionnent. Le premier est l’existence d’une conception de la nation qui, contrairement à celles en vigueur dans d’autres pays d’Amérique latine, ne glorifie pas le métissage (Martínez-Echazábal, 1998), mais la “blancheur”. [...] Ce discours dominant se caractérise par une présentation de la société Argentine blanche, européenne, moderne, rationnelle et catholique. » (Frigerio, 2008 : 2-3). 14. « Nous avons voulu mettre en évidence l’inadéquation de l’approche que vise à octroyer au tango une origine ou des antécédents africains. » (Novati, 2002 : 2). 15. Cf. Trois ans chez les Patagons. Le récit de captivité d’Auguste Guinnard (1856-1859), Paris, Éditions Chandeigne, 2009. 16. À partir de 1880, « en quelques années […], l’Argentine devient l’un des premiers pays producteur de céréales, et le principal fournisseur de l’Angleterre en matières premières », (Bernand, 1997 : 207). 17. « Entre 1821 et 1933, […] les États-Unis se sont taillés la part du lion avec 34 244 000 immigrants, soit 66 % du total. Ensuite viennent l’Argentine (6 405 000), le Canada (5 906 000), le Brésil (4 431 000), Cuba (857 000) et l’Uruguay (713 000) ». Gérard-François Dumont, 1996, « 1492-2006. L’aventure démographique des Amériques », in Herodote.net. http:// www.herodote.net/histoire/synthese.php?ID=55&ID_dossier=227 18. « Les origines du tango ne sont pas claires et, comme de nombreux éléments de la culture populaire, se perdent dans les nuages de la controverse soulevée par les arguments des experts sur le sujet. » (Castro, 1991 : 94). 19. Max Weber notait à ce propos : « Nous sommes d’autant plus capables de revivre avec une évidence émotionnelle les affects actuels (tels que la peur, la colère, l’orgueil, l’envie, la jalousie, l’amour, l’enthousiasme, la fierté, la soif de vengeance, la piété, le dévouement, les désirs de toute sorte) ainsi que les réactions irrationnelles (considérées évidemment du point de vue de l’activité rationnelle en finalité) qui en découlent, que nous y sommes nous-mêmes davantage accessibles. » (Weber, 1995 : 31). 20. L’ethnographie quantitative conduite dans « un “observatoire”, celui du musée, […] privilégie les aspects directement observables des actes sémiques non verbaux, par exemple les durées, les rythmes et les formes de visionnement des tableaux. Le projet [consiste à] recourir à des indicateurs objectifs de la perception esthétique… » (Pedler, Passeron, 1999 : 94). 21. Roberto Daus, in « Homenaje a la Guardia vieja del tango. Banda municipal de la ciudad de Buenos Aires, 1908-1909 », El Bandoneon, CD 123. Ricardo García Blaya conteste également cette thèse. « Reflexiones sobre los origenes del tango », in http://www.todotango.com.

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22. L’émergence de cette danse se réalise conjointement à Buenos Aires et Montevideo, et à ce titre, le tango est rioplatense. 23. Habitants de Buenos Aires. 24. Le grand Buenos Aires compte environ 14 millions d’habitants sur une population de 39 millions d’Argentins. 25. Ce qui n’exempte pas la danse tango d’être porteuse d’un certain nombre de propriétés qui pourraient conduire à la classer parmi les danses folkloriques. 26. Au regard des possibilités de danser et du paysage des lieux de transmission académique du tango en 2010, j’estime la communauté des milongueros à Buenos Aires entre 3000 et 5000 personnes, sur 14 millions d’habitants. La diaspora argentine en Europe ne sait pas davantage danser qu’au pays : bien souvent, les Argentins de l’étranger découvrent la concrétude de cette danse loin de Buenos Aires à la faveur de cours donnés par des Européens. 27. Entretien avec le danseur Federico Rodriguez Moreno, 2010. 28. Dans la galerie des figures exotiques, Maestro et milonguero argentins ont remplacé le macho gominé cher à Raymond Queneau (1942). 29. L’auteur de ces lignes danse le tango mais n’est point Argentin. Comme le note Jean-Claude Passeron, « on ne peut évidemment se faire l’indigène d’une culture autre que celle où on a été élevé. Mais la sociologie, l’anthropologie ou l’histoire fournissent, ici comme ailleurs, le substitut d’une impossible renaissance dans la patrie des autres. Les sciences sociales sont seules capables de produire – par delà la reconnaissance polie ou le stéréotype – une connaissance des altérités sociales ou culturelles, plus difficile que leur reconnaissance éthique », (Passeron, 2006 : 466). 30. Ce critère joue de façon identique dans d’autres danses d’improvisation comme le be bop et le lindy hop. 31. Traditionnellement, la communauté se réfère au « tango des années 1940 ». Il me semble préférable de prendre comme référence celui des années 60 dans la mesure où la nouvelle génération qui est à l’origine de la résurgence s’est fondée sur la transmission de vieux milongueros qui avaient entre cinq et dix ans dans les années 1940. 32. « Faire du tango à l’étranger, comme le dit Juan José Mosalini, “est une affaire de travail”. Aujourd’hui, il se trouve des jazzmen européens dont les américains ne peuvent plus remettre le travail en question […] » (Pelinski, 1995 : 53).

RÉSUMÉS

Comme bien d’autres expressions, l’histoire de la danse tango est imprégnée par l’idée d’une évolution progressiste à la fois sociale, sexuée et raciale, un triple blanchiment en quelque sorte, qui s’accompagne d’une tendance contemporaine consistant à valoriser ses « origines noires ». On ne peut que s’étonner des travaux qui s’efforcent de rapatrier de la négritude, alors que l’historiographie dominante de l’Argentine est dominée par le blanchiment et que les conditions d’actualisation de cette danse de par le monde offrent peu de place aux minorités. C’est à la faveur de ces curieux croisements que sont examinées les questions identitaires qui gravitent autour du tango dansé que l’on dit « argentin » dans le contexte de sa mondialisation.

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INDEX

Index géographique : Argentine / Argentina, Amérique latine / Latin America Mots-clés : danse, identité individuelle / collective, mondialisation, race / racisme / ethnicité Keywords : dance, identity (individual / collective), globalization, race / racism / ethnicity Thèmes : tango, noire / Black music

AUTEUR

CHRISTOPHE APPRILL

Sociologue et danseur, Christophe APPRILL est membre du Centre Norbert Elias (EHESS, UMR 8562) et de l’ANR Mondialisation, musiques et danses (http://www.muspop.fr/). Ses recherches portent sur les processus sociaux à l’oeuvre dans les mondes amateurs et professionnels de la danse. Il est l’auteur de Le tango argentin en France (1998), de Sociologie des danses de couple (2005) et de Tango. Le couple, le bal et la scène (2008). [email protected]

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Le samba : un genre populaire chanté emblématique ni afro- descendant ni occidentalisé, mais spécifiquement brésilien Samba: A Genre of Folk Music Not Traditionally African or Westernized, but Uniquely Brazilian

Christian Marcadet

1 Un extrait de chanson du personnage de référence du samba 1, Noel Rosa, pourrait servir d’introduction à ce travail consacré au genre poético-musical brésilien emblématique et aux enjeux sociaux et raciaux qu’il évoque : « [...] Batuque é um privilégio Ninguém aprende samba no colégio... O samba na realidade Não vem do morro nem lá da cidade [...] Nasce no coração » Noel Rosa [Feitio de oração, 1933] (Maximo, Didier, 1990 : 267-268). « [...] Les percussions, le rythme, c’est un don/ Personne n’apprend le samba à l’école… Le samba, en réalité,/ ne vient ni des bidonvilles ni du centre-ville/ [...] Il naît dans le cœur »

2 Souvent citée, mais souvent entendue dans un sens restrictif, la réflexion intuitive de Noel Rosa nous incite à déplacer notre vision depuis l’approche socio-anthropologique d’un genre populaire chanté vers une perception plus socio-esthétique, sur le mode : les sentiments et les dons naturels sont aussi à la base des œuvres artistiques. Pourtant aucune de ces deux interprétations, sociale ou esthétique, n’est pertinente en soi pour appréhender le samba.

3 À l’heure où, à l’initiative de l’hétéroclite réseau Mondomix, en partenariat avec Cultures France et le Ministère de la Culture brésilien, un groupe d’experts s’est réuni à Paris en mai 2009 pour établir une liste d’artistes représentatifs des musiques dites

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noires, avec le projet de création d’un Centre des Musiques Noires à Salvador da Bahia, et à l’heure où a été lancé en France un débat douteux sur l’identité nationale, peut-on se poser ingénument la question de savoir s’il existe des musiques surdéterminées par la race ou par l’ethnicité de ceux qui les pratiquent ?

À propos de race, d’histoire et de méthode

4 Genre en émergence au début du XXe siècle dans les quartiers populaires, pauvres et mal famés de Rio de Janeiro, alors capitale du Brésil, le samba a dès son origine été objet de polémiques autour des notions de race, nation, identité culturelle et propriété légitime. L’idée selon laquelle à la couleur de peau ou à l’ethnicité seraient attachées – génétiquement ? – des caractéristiques ou des vertus physiques, mentales, comportementales, sociales et esthétiques singulières, nous ramène au vieux débat éthique, philosophique et scientifique sur la différence et, en conséquence, l’inégalité des races. En dépit d’errements hélas récurrents, l’histoire des sociétés a répondu – et continue de répondre – de fait.

5 La simple supposition que la couleur de peau des auteurs, compositeurs, interprètes, des milieux professionnels et même des publics ait pu exercer une influence sur les œuvres musicales et chansonnières semble assez inconvenante, impertinente au sens premier. Que ces attributs aient joué, en dernière instance, un certain rôle quant aux positions dans le champ et quant aux profits économiques, nul ne le niera.

6 L’approche de nature socio-esthétique, qui est au fondement de ma réflexion, a pour ambition, à partir de l’analyse des matériaux sonores et visuels d’époque, d’apporter un regard nouveau sur des phénomènes artistiques déjà abordés sous des angles différents, le plus souvent ceux de la musicologie, de la sociologie, de l’histoire culturelle et sociale ou des sciences politiques. Cette recherche a permis de préciser quelles étaient les évolutions stylistiques successives qui avaient marqué l’histoire du samba et elle a surtout mis en lumière le rôle des principaux artistes dans la consolidation et la consécration du samba comme genre populaire chanté, révélateur emblématique de la réalité sociale du Brésil.

Des lieux communs dépourvus de fondements

7 S’agissant d’une expression artistique qui relève plus que d’autres des arts du spectacle, j’ai voulu dépasser l’approche mono-disciplinaire classique concernant le samba et m’attacher à l’étude des processus créatifs, performatifs et réceptifs, dont les chanteurs sont des acteurs essentiels parmi l’ensemble des professionnels concernés (auteurs, compositeurs, arrangeurs, producteurs, critiques…). Pour cette raison, l’écoute des documents sonores s’est avérée essentielle quant à la connaissance des mutations du samba. Les exemples illustratifs, auxquels le lecteur est constamment renvoyé dans ce texte, sont ici mentionnés en fonction de l’occurrence des éléments étudiés et dans le but d’étayer les réflexions avancées.

8 Le genre samba ne naît pas avec l’enregistrement, en 1916, de Pelo telefone, même si cette gravure constitue un temps fort de la popularité du genre. Je voudrais d’ailleurs nuancer certains lieux communs colportés à propos du samba : 1) Pelo telefone, interprété par le chanteur de variétés polyvalent Baiano (chanteur blanc ou métis très clair), n’est pas, comme plusieurs auteurs l’ont déjà signalé, le premier

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samba enregistré et le titre relève plus de l’anecdote d’une chanson bricolée collectivement et déposée furtivement à la Biblioteca Nacional de Rio par Donga (compositeur noir) que de la fixation d’un nouveau genre musical, puisque les différences d’avec les genres maxixe 2 et lundu 3 restent encore à établir et qu’il faut bien admettre que ce titre est loin d’être plus syncopé que certains lundus. Il suffit d’en écouter quelques mesures pour qui en douterait :

9 Exemple 1 :

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12 4 et, à la suite, cet extrait d’un lundu enregistré cinq ou six ans auparavant par le chanteur noir Eduardo das Neves :

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Exemple 2 : Eduardo das Neves, Isto é bom (Ça c’est bon) (Xisto Bahia/#1907-1913) http://www.seteun.net/IMG/mp3/2Neves-mp3.mp3 La démonstration se passe de commentaires – pour l’instant. 2) Autre lieu commun : l’afro-descendant Pixinguinha 5 aurait été le précurseur voire le « développeur » du samba, alors qu’en fait il était un maître du choro 6 et accessoirement du maxixe, musiques métisses par excellence. Génial instrumentiste et compositeur inspiré, il fut un temps directeur musical chez Victor-RCA et eut le mérite d’orchestrer et de mettre en valeur de nombreux sambas en écrivant des arrangements élaborés. 3) Enfin, l’aura magique, positive, qui entoure le groupe de copains dit « Turma do Estácio » (la bande d’Estácio), et qui consiste à faire d’eux les démiurges du genre, n’est qu’en partie justifiée, car si ces « mauvais garçons » (noirs pour la plupart), encore musiciens amateurs, friands de combines et de bringues, inventèrent de nouvelles structures rythmiques, c’est avant tout l’essor commercial, dû à la reprise de leurs trouvailles musicales par plusieurs chanteurs vedettes de l’époque (blancs cette fois), qui permit à ce samba rénové de devenir populaire, dans les milieux musicaux et dans le public, et par la suite de rayonner.

Une origine confuse et controversée

14 Le cas de figure du samba, présenté ici, est celui d’un genre poético-musical urbain, lié initialement à des activités religieuses et de sociabilité qui se déroulaient dans le Rio cosmopolite du début du XXe siècle, et plus précisément dans les quartiers populaires et les bidonvilles du Centro (Cidade Nova, Estácio…) et de la Zona Norte (Penha, Osvaldo Cruz, Vila Isabel, Mangueira…), au sein des basses couches de la société, majoritairement noires et métisses, mélangées cependant avec des immigrants,

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nationaux (nordestins pour la plupart) ou européens pauvres, et des anciens soldats démobilisés sans solde de la Guerre des Canudos. Les communautés noires, souvent placées sous l’autorité morale des Tias (marraines ?), sont alors le foyer de pratiques rituelles liées au candomblé et de réunions festives mettant en valeur certains traits hérités des cultures africaines. Le premier « samba » ne désigne pas encore un genre musical mais une pratique musicale collective en partie improvisée et une danse ludique syncopée. Héritier pour partie de ces formes initiales, le genre samba restera longtemps stigmatisé en raison de son origine avérée « noire » et de la moralité douteuse de certains de ses adeptes. Pourtant, ce même divertissement sera par la suite salué comme orgueil national, à l’issue d’un long et complexe processus de métissage culturel. En réalité, l’origine du samba reste confuse et controversée, puisqu’il aurait subi aussi les influences du lundu, danse africaine rythmée et sensuelle, des modinhas portugaises et d’autres genres comme le choro, genre instrumental allègre et le maxixe, danse mondaine plus lascive.

15 De fait, le samba trouvera son terrain de prédilection dans la société pluriethnique, multiculturelle et interclassiste, pur produit de l’Histoire du Brésil. Je rapporte à ce sujet une des idées-forces de Hermano Vianna : « le samba ne s’est pas transformé en musique nationale grâce aux efforts (et talents) d’un groupe social ou ethnique spécifique » (Vianna, 1995 :120) ; selon lui, le samba s’est défini en tant que genre en même temps qu’il procédait à sa « nationalisation ». Si dans ses premières manifestations publiques, les refrains et improvisations étaient d’inspiration souvent grivoise ou sur le mode carnavalesque, dès les années 1920, peu à peu le samba a traité des sujets qui concernaient la vie des petites gens, d’événements locaux, des femmes et autres amourettes et d’affaires de filouterie. À partir de ce moment-là, le sens social résidait autant dans le thème et les contenus véhiculés que dans la seule délectation musicale ou dansante.

16 À l’époque des premiers enregistrements en système acoustique réalisés au Brésil et à Buenos-Aires, de 1902 à 1926, les deux chanteurs Baiano et Eduardo das Neves dominaient le monde du spectacle, organisé alors autour des théâtres de répertoire et de variétés, des soirées de la haute société et des plus modestes débuts de l’industrie phonographique. L’un, Baiano [Manuel Pedro dos Santos, 1870-1944], blanc ou métis très clair, grava jusqu’à 461 faces de 78 tours. C’était un chanteur à la belle voix et au répertoire composite, qui se produisait dans les théâtres. L’autre, das Neves [1874-1919], qui enregistra 324 faces, était un fantaisiste noir venu du cirque et des fêtes foraines ; il avait recours à un phrasé plus syncopé et était doté d’une voix moins travaillée mais plus expressive. Tous deux introduisirent des sambas dans leur répertoire. Sur un total de 305 titres différents enregistrés, Baiano grava 35 sambas (soit 11,5 %) pour 40 modinhas et 37 lundus, tandis qu’Eduardo das Neves enregistra seulement 6 sambas sur 170 titres (3,5 %), mais 55 lundus. Notons que celui des deux qui se montra le plus intéressé par le genre nouveau, Baiano, n’appartenait pas aux communautés noires.

17 Entre 1920 et 1930, le samba quitte les milieux des batuques 7 improvisés et des fêtes populaires des faubourgs et des favelas pour devenir un genre poético-musical de référence avec ses caractéristiques rythmiques et thématiques. Malheureusement, nous ne disposons que de très peu de documents sonores gravés entre 1921 et 1926, années cruciales pour la transformation du genre. La reprise des enregistrements ne viendra qu’en 1927 avec l’introduction du procédé électrique. À cette date, le samba supplante

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déjà, par le nombre de phonogrammes enregistrés et son aura populaire, le tango, le fox ou la polka et même la toujours très prisée marcha carnavalesca 8 . Si on estime qu’il représentait déjà entre 25 et 30 % des titres à succès au début des années 1920, nous savons qu’en 1929, 75 à 80 % des musiques les plus populaires au disque et maintenant à la radio étaient des sambas 9. Dans cette période, le genre devient relativement homogène avec son rythme propre, ses arrangements, son style de chant et sa thématique.

Le mélange social et culturel contre le communautarisme

18 Je vais donc tenter, au risque de heurter certaines sensibilités et dans la limite des domaines sur lesquels j’ai précédemment travaillé, de montrer comment de genre controversé, le samba est devenu, au prix de contorsions idéologiques et d’adaptations esthétiques, dépassant/transcendant la question raciale-ethnique, un référent culturel emblématique qui symbolise aujourd’hui l’unité sociale et culturelle, réelle ou supposée, d’une nation.

19 Ce qui donne au samba sa couleur et son style, ce sont d’abord les performances et le contexte : qui chante, quoi, comment, dans quelle circonstance, en s’adressant à quelle assistance… ? ; dès lors, les formes littéraire (prosodie, vocabulaire, niveau de langue…) et musicale (mélodie, harmonie, rythme…) ne déterminent pas d’autorité le sens des œuvres, mais accompagnent et précisent éventuellement les faits-chanson étudiés – en l’occurrence les faits-samba –, érigeant l’expression chanson en « art social total ». Mon propos est alors de montrer comment des talents singuliers, issus de toutes les races et de toutes les couches sociales, ont provoqué les mutations puis l’évolution du genre.

20 J’épargne au lecteur les sempiternelles cogitations visant à savoir de quelle langue ou culture d’Afrique le terme samba serait originaire ; comme si le « mot » expliquait la « chose » multidimensionnelle et pluriculturelle qu’est le phénomène samba. Sans doute, le fait de retrouver des traces linguistiques d’origine africaine est-il de nature à renforcer la conviction de ceux qui voient dans le samba une musique accomplie, débarquée avec les navires négriers, sorte de bagage immatériel, culturel et psychosensoriel des esclaves déportés, cultivé ensuite et transmis quasi intact de génération en génération.

21 Disons-le clairement : quelle instance ou quel spécialiste détient la faculté de distinguer – selon quels critères objectivés, scientifiques ou politiques – qui est « noir » totalement ou « métis » ou « mulâtre » à 70 % ou seulement pour un quart ? Dans le cas du Brésil, un pays où les variations entre les origines ethniques sont parmi les plus diverses, puisqu’il convient aussi d’intégrer les ethnies amérindiennes et les diverses vagues d’immigration plus récente (italienne, allemande, japonaise, juive européenne, paraguayenne…) la question s’avère spécieuse. Au Brésil, la question raciale a un temps occupé un pan majeur du débat politique et culturel. Plus récemment, elle a connu un prolongement avec la montée en puissances des revendications identitaires de certains artistes musiciens afro-descendants, essentiellement cariocas (de Rio) et bahianais (de Salvador), parmi lesquels Jorge Ben, Gilberto Gil, Nei Lopes, Martinho da Vila, Roberto Mendes, Carlinhos Brown et les groupes théâtraux et musicaux comme Olodum, Ilê Aiyé…, qui ont, à des titres divers, jeté les bases d’une apologie de la négritude et plaidé pour le « rachat » de l’esclavage. Pourtant, comme le signale Hermano Vianna, nous

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savons que, dès la fin du XIXe siècle, en plus des activités socioprofessionnelles, de nombreux domaines socioculturels (politiques, religieux, festifs, culinaires…) reliaient entre eux différents segments de la société brésilienne 10 (Vianna, 2005).

22 Les sambas sont, à l’image de l’immense majorité des Brésiliens, le fruit d’une irréversible miscégénation à l’œuvre depuis plus d’un siècle. Qui oserait prétendre que les sambas de tel artiste revendiquant son identité noire (Jorge Ben, Martinho da Vila ou Nei Lopes…), seraient plus authentiquement « sambas », voire même plus authentiquement « noirs » ? Par ailleurs, tous les Noirs du Brésil ne sont pas sambistas dans l’âme. Ce ne sont pas les références textuelles, la multiplication ou la violence des percussions ni les tenues vestimentaires d’inspiration ashanti ou zoulou, qui font qu’un samba est plus afro-descendant qu’un autre écrit et chanté par des artistes « euro- descendants » tels Noel Rosa, Ari Barroso, Carmen Miranda ou Chico Buarque. Il est sans doute plus important de savoir que jusqu’aux années 1970, plus de la moitié 11 des chanteurs et musiciens connus au Brésil étaient originaires de la ville de Rio ou de l’Estado de Rio de Janeiro, qui ceinturait alors le Distrito Federal, haut lieu historique des industries du spectacle et de la culture de masse.

Une approche sociosémiotique et socio-esthétique en guise d’appareillage théorique

23 D’emblée, je réfute toute approche essentialiste des genres poético-musicaux. Il s’agit ici d’analyser des faits-chansons en termes de séquence historique, de classe et de processus socio-esthétiques et non de race ou de critères formels plus ou moins hypostasiés. Ce ne sont jamais les formes poétiques ou musicales qui expliquent la société.

24 Mon domaine de recherche concerne précisément les chansons de variétés des sociétés occidentales et les genres populaires chantés inscrits dans des échanges marchands. Soucieux de comprendre le sens social des phénomènes étudiés, je pratique une démarche de type sociosémiotique et j’ai élaboré à cet effet un appareillage théorique singulier. Les concepts-clefs en sont les suivants : le fait-chanson : toute manifestation de quelque nature qu’elle soit – d’ordre social, économique, artistique, événementiel, sémiotique… – en rapport direct avec les chansons. le projet créateur, entendu comme la conjonction entre des potentialités structurelles, une stratégie de carrière et des moyens artistiques mobilisés ; le tout combiné dans une intention. la performance : c’est, ici, l’énonciation de textes chantés, émis en situation de spectacle ou sur des supports réitérables, à l’intention d’une audience et dans un cadre également signifiant. Et le procès récepteur-appréciateur, selon lequel une œuvre devient signifiée et reçue. Ce procès, actif et réactif, de nature psychosensorielle, est fondé sur l’expérience ; il « travaille » au niveau individuel et social en fonction des schémas esthétiques globaux et des circonstances.

25 J’élude à dessein les autres outils théoriques publiés ou présentés en d’autres lieux (Marcadet, 2000a : 7-19, et Marcadet, 2000b : 7-19 ; 21-34). Outre l’écoute d’un important fonds sonore personnel évalué à quelque 600 ou CD en rapport avec le samba et le visionnage d’une centaine de DVD, ce travail repose sur la connaissance

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des principaux ouvrages publiés ces trente dernières années, ainsi que sur l’écoute des phonogrammes consultables au siège de l’Instituto Moreira Salles ou disponibles sur leur site 12.

Une série de mutations qui résultent des projets créateurs

26 Je propose maintenant d’examiner les personnages émérites – en premier lieu les chanteurs, mais aussi les auteurs et compositeurs – qui « firent » le samba tel que nous le connaissons. À tout seigneur, tout honneur :

Sinhô, le Roi du samba

27 Hormis les quatre pages figurant dans l’ouvrage cité de Jean-Paul Delfino, que penser du silence relatif, fait autour de l’œuvre du métis Sinhô [José Barbosa da Silva, 1888-1930], autoproclamé « Roi do samba », qui est en réalité le véritable précurseur et principal fixateur du genre et le « découvreur » des deux immenses vedettes Francisco Alves et Mario Reis ? Curieusement, la critique journalistique et universitaire met en avant le rôle des afro-descendants Pixinguinha et Donga, qui effectuèrent, en 1922, une tournée en France avec le groupe Os Batutas, mais omet parfois de préciser qu’il s’agissait d’un orchestre multiracial et d’un répertoire composé essentiellement de maxixes, choros et polkas !

28 Marié à 17 ans, trois enfants, veuf à 26, la vie de Sinhô est marquée par des difficultés financières constantes. À vingt ans, il anime des sociétés dansantes et des clubs carnavalesques cariocas, fréquente les réunions de Tia Ciata, puis se débrouille et polémique avec ses anciens amis Pixinguinha et Donga. Sinhô avait le don de provoquer ses adversaires, le sens de la satire et du trait qui porte. D’esprit moderne, il rompt avec les principaux tenants de la tradition, qui pratiquent le samba de partido alto 13 et participent aux réunions rituelles liées aux Orishas. Pour autant, il n’adhère pas au genre émergent, qui se prépare à Estácio et qu’il considère par trop lié à la marginalité.

29 Sur 141 œuvres de Sinhô répertoriées, 65 sont des sambas entendus au sens large, proportion très nettement supérieure à celle de ses collègues. Avec lui, le samba perd ses caractéristiques communautaires pour devenir un genre urbain ; en outre, de création collective, le samba devient l’expression d’un projet créateur individuel. Son style plus élaboré, son usage du « contre-rythme », faciliteront le passage au style nouveau. La tuberculose le ronge, il décède en août 1930, à seulement 42 ans. Les connaisseurs affirment qu’après sa mort tous les sambas devaient quelque chose à Sinhô. Un des premiers sambas de Sinhô pour illustrer ce propos : Exemple 3 : Francisco Alves, Fala meu louro (Parle mon perroquet) (Sinhô/1919) http://www.seteun.net/IMG/mp3/3Alves-mp3.mp3

30 À signaler qu’il s’agit là de la toute première face enregistrée par Francisco Alves [1898-1952], qui en enregistrera plus de 1000. Derrière le titre facétieux de ce samba de partido alto, il s’agit en réalité d’une chanson satirique qui met en scène (met en boîte ?)

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Ruy Barbosa, un politicien de Salvador très connu, candidat malheureux à la Présidence à quatre reprises : « Papagaio louro do bico dourado Tu falavas tanto Qual a razão que vives calado ? » « […] Toi, le perroquet blond (cf. le beau parleur ambitieux) au bec doré/ Qui étais si bavard/Pourquoi es-tu silencieux maintenant ? »

La bohème carioca, les morros et Francisco Alves

31 C’est dans le quartier Estácio, au tout début des années 1930, qu’un groupe de musiciens bohèmes et malandros 14 « bricole » le samba moderne, un samba plus syncopé avec une cadence alerte et des fioritures rythmiques, tout en restant suffisamment souple et mélodieux, et qui permet d’accompagner les blocos de carnaval en chantant. Au début des années 1930, à l’initiative du maire de Rio, Pedro Ernesto, et avec l’approbation de Getúlio Vargas, les défilés débridés précédents sont réglementés et officialisés en Escolas de samba et celles-ci contribuent activement à la diffusion du genre. Les résidents des morros 15 avoisinants apprécient ce nouveau style, qui devient la musique du morro. À signaler cependant que le quartier Estácio n’est ni un morro, ni une favela, ni un faubourg éloigné, puisqu’il est situé à seulement dix minutes à pied de l’Avenida Rio Branco, l’axe central de Rio. Il faut donc, comme nous y invite José Adriano Fenerick, abandonner la conception mythique du morro comme source unique du samba (Fenerick, 2005 : 231-233). C’est alors qu’entrent en jeu les nouveaux acteurs de la génération des années 1930 (Noel Rosa, Ari Barroso, Araci de Almeida, Mario Reis…), qui mettent en avant le ton nouveau et les discours inédits de leurs sambas.

32 L’évolution et les tribulations du samba sont d’abord le produit d’une pléiade de créateurs originaux qui fréquentaient les botequins (bars du quartier, tavernes) et les cabarets pour boire, jouer, profiter des filles ou écouter de la musique – les durs sont souvent romantiques ( !). Comme pour d’autres genres populaires chantés (tango, fado, rébètiko…), étudiants, artistes et petits bourgeois en goguette ou en rupture de ban venaient se distraire avec les petits voyous, maquereaux et gens liés au jeu clandestin du bicho 16. Les sambistas se retrouvaient au botequim pour écrire des titres ensemble, négocier leurs sambas ou établir des contacts avec les rabatteurs des maisons de disques et des radios. Des artistes célèbres comme Francisco Alves venaient parfois acheter leurs chansons à des auteurs dans le besoin et cosignaient avec eux. Ces vedettes, chanteurs euro-descendants pour la plupart, aguerris à la scène et au contact avec les publics, s’imposent de fait comme les véritables « passeurs » du samba dans le peuple.

33 En définitive, c’est toute une série de mutations qui affecte le genre entre 1920 et 1930 : mutation des lieux / du rythme et de l’instrumentation / de la thématique / des styles interprétatifs / de l’origine sociale des chanteurs / et enfin des publics. Sans ces glissements successifs, nés des interactions entre les différentes couches sociales et sans les modifications apportées au jour le jour, le samba serait sans doute demeuré un des multiples genres régionaux du Brésil à l’instar des côco, embolada, ciranda e cateretê…, tels ceux qui furent collectés sur le terrain, notamment lors des grandes campagnes de la fin des années 1930 et début 1940, par les Missões de Pesquizas Folclóricas de Luís Saia et Correa de Azevedo.

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Exemple 4 : Mario Reis e Francisco Alves, Deixa essa mulher chorar (Laisse pleurer cette femme) (Sylvio Fernandes alias Brancura/1930) http://www.seteun.net/IMG/mp3/4ReisAlves-mp3.mp3

34 Ce duo enregistré est révélateur, puisque nous percevons aisément la différence de nature entre deux styles interprétatifs. L’un (Francisco Alves) reste dans la lignée des chanteurs à voix de l’époque précédente, tels Vicente Celestino et Fernando, tandis que l’autre (Mario Reis) fait montre d’une modernité stupéfiante. Et n’en déplaise au poète avant-gardiste Mario de Andrade (Andrade, 1975 :128-132 ;Toni, 2003 :147 ; Giron, 2001 :12-17 17), qui estime que le chanteur, en dépit de son talent de chanteur-diseur, dénature quelque peu l’accent typiquement brésilien, le parlé-chanté familier (coloquial) de Mario Reis est tellement en adéquation avec le genre nouveau et avec l’accent (sotaque) carioca indéfectiblement lié à celui-ci, que c’est lui, le jeune chanteur, qui va influencer son illustre collègue et ami Chico Alves, de dix ans son aîné, ainsi que la plupart des chanteurs qui lui succèderont, jusqu’à l’« inventeur » de la bossa nova, João Gilberto. Mais cette nouveauté stylistique n’a été rendue possible que grâce à l’enregistrement électrique. Le duo Mario Reis-Francisco Alves est accompagné ici par l’Orchestra Copacabana (vraisemblablement dirigé par le russe immigré Simon Boutman) ; l’arrangement sonne assez syncopé tout en gardant une ligne mélodique fluide.

Un dandy au style révolutionnaire : Mario Reis

35 C’est un fils de la grande bourgeoisie ; après des études de droit, au moment où sa famille se trouve ruinée par la grande crise de 1929, il fréquente les milieux de la bohème carioca et commence une brillante carrière de chanteur. Mario Reis [1907-1981] est au samba ce que Carlos Gardel fut au tango : un novateur hors du commun, qui imprima un style d’interprétation différent qui fera école. Célèbre dès 1928, il effectue une tournée en Argentine, grave de nombreux enregistrements pour Odeon puis RCA Victor et se trouve engagé comme jeune premier (« galã ») dans quelques films musicaux des années 1930, tel le célèbre « Alô, Alô, Carnaval » (1936), en compagnie des autres vedettes du moment comme Francisco Alves, les Sœurs Carmen et Aurora Miranda, Almirante... C’est Mario Reis qui donne au genre son style et son phrasé, recourant à un parlé-chanté tranquille, aux nuances spirituelles en demi-teinte et à une relative sophistication. Les plus talentueux auteurs lui écrivent des sambas : Sinhô, Ismael Silva, Noel Rosa, Lamartine Babo, Ari Barroso, Bide e Marçal notamment.

36 Rétif au vedettariat, Mario Reis se retire de la scène en pleine gloire, en 1936, pour exercer un emploi de haut fonctionnaire, avant de s’enfermer dans sa suite au Copacabana Palace, d’où il ne sortira de sa retraite que tous les dix ans pour graver un et donner quelques concerts. Exemple 5 : Mario Reis, Philosofia (Philosophie) (Noel Rosa/1933) http://www.seteun.net/IMG/mp3/5Reis-mp3.mp3

37 Ce titre célèbre de Noel Rosa illustre à sa façon le style de vie marginal et indépendant et l’esprit caustique qu’affichaient les premiers sambistas conscients d’imprimer leur marque culturelle et comportementale sur une société carioca jusqu’alors dominée par des valeurs et un modèle européens hérités de la période impériale (1822-1889) et de la « Vieille République » (1889-1930).

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38 Il convient de donner ici quelques précisions sur le cadrage idéologique imposé alors par l’Estado Novo. À cette période, le régime populiste et autoritaire de Gétulio Vargas première période (1930-1945) exalte le thème du métissage racial et social et les notions de démocratie raciale et sociale sous-jacentes, dans la mesure où le pouvoir tente de canaliser les discours et la verve des sambistas. Cependant, si le pouvoir à la capacité de censurer les grossièretés et d’interdire un texte vantant la débauche ou la voyouterie, il ne parviendra que de façon très marginale à contrôler la production des sambistas et encore moins les contraindre à écrire sur commande. C’est spontanément qu’à la fin des années 1930 les auteurs de sambas reprennent à leur compte les nouvelles valeurs dominantes qui émanent de la sphère gouvernementale et de la société. Les temps ont changé et la posture malandro a pris un coup de vieux ; séduit et intéressé par les discours sur le progrès et la construction d’une société nouvelle, le monde des industries musicales se tourne volontiers vers l’avenir. En revanche, les instances étatiques détiennent toujours le pouvoir – et savent en faire usage – de consécration et de subventionnement éventuel des productions artistiques de la culture de masse.

Des malandrins fleur bleue à l’occasion : la « Turma do Estácio »

39 Il s’agit d’un groupe de copains (Ismael Silva, Bide, Nilson Bastos…), pour partie bohèmes, pour partie malandros, qui se retrouvent régulièrement dans les botequins et qui, pour occuper leur temps entre trafics divers et proxénétisme, bavardages et boissons, grattent la guitare ou tapent sur des instruments de percussion de fortune, comme la fameuse boîte d’allumettes (caixa de fósforos). C’est ainsi que ce groupe « invente », sans vraiment le vouloir ni le savoir, la nouvelle batucada 18.

40 Parmi les « vedettes » et les participants de ces séances improvisées, se trouvent essentiellement des noirs et des métis, mais aussi parfois des amateurs éclairés et des médiateurs blancs de passage. La gloire, posthume pour certains, ne viendra qu’avec la (re)découverte du samba « authentique » par les exégètes et certains universitaires à partir des années 1970.

Un météore foudroyé : Noel Rosa

41 C’est le grand personnage du samba. Carioca lui aussi, Noel Rosa [1910-1937] est le fils d’un commerçant et d’une mère professeur. Il souffrira toute sa vie de l’accident lié à sa naissance, qui provoqua des fractures du maxillaire inférieur. Enfant turbulent, il utilisait son énergie pour mieux combattre sa disgrâce physique. À treize ans, il apprend à jouer du bandolim et de la guitare. Noel commence ensuite des études de médecine, mais il préfère les lieux enfumés et interlopes des botequins et la fréquentation des mauvais garçons et des filles du quartier. L’un des premiers, il fréquente les sambistas de Estácio et des morros, passant des nuits en leur compagnie et les accompagnant dans leurs vadrouilles.

42 Plus qu’un médiateur culturel, Noel est un fédérateur des tendances musicales et des évolutions qui secouent la métropole. Il se montre un créateur inspiré, fin observateur de la vie quotidienne et de l’actualité. Outre écrire, composer, chanter et s’accompagner à la guitare, Noel écrit aussi pour des revues théâtrales, prépare une comédie musicale et participe à de multiples émissions de radio, car il pratique la parodie avec aisance et sait improviser des refrains à l’antenne. Un temps, il fait équipe

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avec Francisco Alves et le compositeur malandro Ismael Silva. Tous trois écrivent une série de sambas, qu’ils enregistrent chez Odeon. Noel se marie en 1934, mais ne change pas son mode de vie, bien qu’il souffre déjà de lésions pulmonaires. Il part en convalescence dans le Minas Gerais, mais ses forces le lâchent bientôt et il décède en mai 1937. Il avait tout juste 26 ans.

43 Il laisse une des œuvres fondatrices de la MPB (Música Popular Brasileira), avec quelque 250 chansons inventoriées, dont plus de 60 % sont déclarés sambas, et 38 titres enregistrés par lui-même. Une douzaine d’ouvrages lui ont depuis été consacrés 19, une intégrale en 14 CDs de son œuvre enregistrée est sortie voici quelques années, et, en 2006, sa vie romancée a été portée à l’écran. Son œuvre brosse un tableau complet du Rio des années 1930, avec ses faits de société, ses personnages, ses ambiances, qu’il dépeint avec un regard critique non-conformiste. Toute sa vie, Noel entretiendra un rapport au social, empreint de sagacité et de causticité. Il rompt avec la versification classique et tous ses sambas ont un côté surprenant dans le thème, dans le ton, dans la forme et dans la chute. Chez lui, la thématique du malandro est renouvelée : au malandro voyou, bagarreur et proxénète est maintenant substitué un malandro bohème, débrouillard et intelligent (cf. le « rapaz folgado » qu’il dépeint dans une de ses chansons), mais qui vit toujours en marge de la société. Noel Rosa correspondait idéalement à la mythologie du génie romantique, qui doit mourir jeune, pauvre et incompris, mais dont la gloire va rayonner longtemps après sa mort !

44 On assiste alors à un double mouvement de « blanchiment » (recherche de légitimité de la part des déclassés, le plus souvent issus des populations noires afro-descendantes) et de « noircissement » (ressourcement aux racines pour les couches moyennes et supérieures, très majoritairement euro-descendantes), sans que cela pose question aux protagonistes. Les premiers groupes « mixtes » apparaissent alors comme, en 1932, la célèbre Dupla Preto e Branco : un chanteur est noir, Francisco Sena, remplacé l’année suivante, après son décès précoce, par Nilo Chagas, et l’autre est blanc, Herivelto Martins (1912-1992), qui s’imposera comme un auteur et interprète illustre avec le Trio de Ouro, et, en 1936, la plus « nationaliste » mais tout aussi composite Dupla Verde e Amarelo, un duo paré des couleurs du drapeau national comprenant : Wilson Batista (le compositeur-chanteur mulâtre, qui avait précédemment osé polémiquer avec Noel Rosa), et Erasmo Silva (auteur et chanteur noir). Ces exemples nous démontrent de facto que, dans le monde du spectacle vivant au moins, la question raciale semble dépassée sinon déplacée, même si des injustices économiques perdureront encore pendant des décennies et qu’elles pénaliseront certaines catégories sociales.

45 L’autre grande mutation du samba aura concerné le développement de la partie textuelle jusqu’alors réduite à une simple répétition du refrain enrichi par des improvisations. Désormais, le samba devient support de discours, d’esprit et de point de vue et ce faisant il intéresse d’autant plus le grand public.

46 Je signale à ce sujet que cette tradition des sambas en prise avec le monde social et plus prosaïquement avec les questions d’amour et d’argent, initiée avec Sinhô et amplement développée par Noel Rosa, est depuis devenue une caractéristique majeure du genre, puisque d’autres auteurs comme Wilson Batista, Alberto Ribeiro, Herivelto Martins, Assis Valente et Geraldo Pereira (noirs, blancs et métis mêlés) ont poursuivi cette vision caustique et triviale de la société à travers leurs sambas. Elle est aujourd’hui illustrée par Chico Buarque, Paulo César Pinheiro, Paulinho da Viola – qui a commencé sa carrière avec Zé Keti dans le groupe « A voz do morro » (la voix du bidonville ?) –,

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Martinho da Vila, João Nogueira, voire Zeca Pagodinho, dans une variante plus populiste, mais toujours humaine et généreuse.

47 La dernière transformation sera idéologique et consistera à faire reconnaître le samba comme digne représentant de la société brésilienne et comme symbole national. Le samba serait-il alors le vecteur interclassiste fédérateur d’une idée nationale ? Un nouvel exemple, différent de nature, semble répondre de façon positive à cette question : il s’agit de Carmen Miranda, qui, grâce à son charisme personnel, mais aussi adroitement mise en valeur par une tenue de scène exubérante, une scénographie baroque et des arrangements soignés, contribuera largement à faire rayonner le samba à l’étranger : Exemple 6 : Carmen Miranda, Diz que tem (Elle dit qu’elle en a) (Hanibal Cruz-Vicente Paiva/ 1940) http://www.seteun.net/IMG/mp3/6Miranda-mp3.mp3

De l’originalité à l’exubérance : Carmen Miranda [1909-1955]

48 Cette chanteuse connaîtra un destin singulier : née au Portugal, Carmen est arrivée au Brésil à un an et demi. Elle exerce des petits métiers dans la confection avant ses débuts en amateur. À vingt-et-un ans, elle bat déjà des records de vente de disques et se voit engagée dans des théâtres de variétés et part pour une tournée en Argentine. À cause de sa petite taille (1m 53), elle est surnommée par la critique « A pequena notável » (la petite remarquable). Elle débute au cinéma en 1932, puis enregistre des duos avec Mario Reis. C’est en 1938 qu’elle imagine une tenue de scène inédite, pseudo bahianaise, qu’elle poussera jusqu’à la caricature, portant des chapeaux exubérants avec des fruits tropicaux, des chaussures plateformes de 12 cm (cinquante ans avant les drag-queens !), des guirlandes de bijoux et de colliers. Son attitude exhibitionniste outrancière, qui caricature à l’excès les stéréotypes exotiques du moment tout en les reprenant à son compte, fait inévitablement penser aux détournements sémiotiques précédemment effectués dans le monde du spectacle étatsunien et européen par les blackface performers noirs lors des Minstrels Shows 20 et par les artistes noirs Bert Williams, Louis Armstrong et Josephine Baker notamment.

49 En vingt-trois ans de carrière, Carmen enregistrera plus de 310 titres, en portugais et en anglais, interprétant les grands auteurs du moment (Joubert de Carvalho, Ari Barroso, Assis Valente, Lamartine Babo, Custodio Mesquita, Dorival Caymmi…). Les marchas et les sambas qu’elle chante traitent de tous les aspects de la vie de Rio et du Brésil, sur un mode souvent divertissant, parfois plus humain. Son jeu de scène extroverti et son style vocal sont uniques ; sa façon de rouler les « r » et ses énonciations précipitées sont à la limite de la virtuosité et du loufoque. Son exubérance en scène la fait remarquer par Lee Shubert, le prestigieux imprésario étatsunien, qui l’engage aussitôt aux USA. De 1939 à la fin de sa vie, devenue une star de Hollywood, elle contribue à sa façon à la politique de bon voisinage souhaitée par Franklin Roosevelt. Archétype de la femme latine exubérante, selon Hollywood – plus que proprement brésilienne ! –, elle tournera dans une dizaine de films restés célèbres, comme « South American way » et « The gang’s all here ». Avec elle, le samba a conquis l’Amérique et le monde entier.

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Quelques repères encore sur l’évolution du samba

50 Dans la période des années 1940, en opposition aux américanismes à la mode, le courant « nationaliste » du samba s’étoffe considérablement, quand, à côté des auteurs établis (Ari Barroso, Lamartine Babo, Orestes Barbosa…), une nouvelle génération d’esprit « patriote » s’affirme à son tour : Assis Valente, Wilson Batista, Alberto Ribeiro, Herivelto Martins...

51 C’est aussi à cette époque qu’une variante apparaît : le samba de breque ou « samba qui s’arrête » (de brake !), avec des monologues immergés pour commenter ou relancer l’action entre les couplets entraînants : Exemple 7 : Moreira da Silva, Acertei no milhar (J’ai gagné l’ gros lot) (Wilson Batista-Geraldo Pereira/1940) http://www.seteun.net/IMG/mp3/7daSilva-mp3.mp3

52 Mais je dois aussi parler de la banalisation, formelle et spectaculaire, sinon du déclin de la créativité dans les sambas des années 1950, avec l’omniprésence de certains chanteurs (Nelson Gonçalves, Sylvio Caldas…) et surtout chanteuses à voix comme Angela Maria, les Sœurs Linda et Dircinha Batista, Marlene et Emilinha Borba, dites les « Rainhas do Rádio » (Reines de la radio). Le samba devient alors un genre truffé de conventions formelles et thématiques (cf. les sempiternels couplets doloristes sur les affres de l’amour), et stylistiques (ports de voix, ton emphatique ou pleurnichard), avec des arrangements pesants, boursouflés, qui apparentent le samba aux boléros, aux cha- cha langoureux et autres romances de salon légèrement syncopées ! À titre de preuve, ces extraits interchangeables : Exemple 8 : Dalva de Oliveira, Errei sim (Oui, je me suis trompée) (Ataulpho Alves/1950) http://www.seteun.net/IMG/mp3/81Oliveira-mp3.mp3 Exemple 8bis : Aurora Miranda, Risque (Raye mon nom...) (Ari Barroso/1952) http://www.seteun.net/IMG/mp3/82Miranda.mp3 Exemple 8ter : Dircinha Batista, Samba (Ari Barroso/1955) http://www.seteun.net/IMG/mp3/83Batista.mp3

53 En réaction, le nouveau « renouveau » du samba viendra bientôt avec des artistes jeunes ou chevronnés, familiers du samba enraciné dans la tradition des batuques, plus directement liés aux quartiers, aux morros et aux Écoles de sambas ; quelques noms : Cartola, Zé Keti, Jamelão, Beth Carvalho, Paulinho da Viola, João Nogueira…

54 Simultanément, le jeune cinéaste Nelson Pereira dos Santos (blanc) réalise le film « Rio Zona Norte » (1957), consacré au samba de morro sur la trame sociale du sambista « authentique » (noir) dessaisi de ses droits d’auteur par un producteur amateur de samba (blanc) monté au morro, tandis que Vinicius de Moraes et Tom Jobim écrivent la pièce de théâtre musical « Orpheu da Conceição » (1956), dont la fiction se déroule pendant le Carnaval carioca et qui servira de trame au film « Orfeu negro » de Marcel Camus (1959), qui obtiendra la Palme d’Or au Festival de Cannes et contribuera aussi à la consécration internationale des auteurs et compositeurs brésiliens ainsi que de leurs œuvres.

55 À signaler, au passage, que Zé Keti, qui joue le rôle d’un musicien de morro dans « Rio Zona Norte », symbolisera à nouveau le sambista do morro dans « Opinião » (1964), pièce emblématique du théâtre musical de la résistance à la dictature ; João do Vale

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représentant le travailleur nordestin émigré et Nara Leão la jeune femme blanche cultivée et progressiste de la Zona Sul (elle sera ultérieurement remplacée par Maria Bethânia pour cause de maladie). On ne peut mieux faire pour exalter la fusion sociale et raciale, mais cette fois dans une optique socialiste. Exemple 9 : Zé Keti, Ascender as velas (Il faut allumer les cierges) (Zé Keti/# 1971) http://www.seteun.net/IMG/mp3/9Keti.mp3

Et un foisonnement d’initiatives sociales, culturelles et artistiques pour finir

56 D’autres milieux sociaux vont tenter, en fonction de leur projet esthétique, culturel ou politique, de s’inspirer de l’esprit du samba, telles ces tentatives poétiques et musicales plus élaborées voire sophistiqués de Tom Jobim, João Gilberto, Baden Powell – souvent en compagnie de Vinicius – ou encore s’efforcer de retrouver son ancrage originel présupposé dans le peuple et de lui « restituer » ses racines (raiz). Ainsi au début des années 1960, quand le « Centro Popular de Cultura », proche du Parti Communiste, crée un « Movimento de Revitalização do Samba de Raiz », ou cette autre initiative, datant elle de la fin des années 1960, qui se traduit par la création d’un festival, la « Bienal do Samba », qui paradoxalement ne consacrera aucun des tenants de la « Velha Guarda » carioca, pour la plupart chanteurs et musiciens noirs âgés reprenant leurs activités artistiques à l’instigation du mouvement de revival né à cette époque.

57 Vinicius, le « blanc le plus noir du Brésil », comme il se définissait lui-même, déclarait alors sur la pochette de son album « Os afro-sambas », réalisé avec des musiques de Baden Powell : « Ces antennes que Baden garde reliées à Bahia et, en dernière instance, à l’Afrique, lui ont permis de réaliser un nouveau syncrétisme : de « carioquiser », dans l’esprit du samba moderne, le candomblé afro-brésilien, lui apportant du même coup une dimension universelle. » Exemple 10 : Vinicius, Baden Powell & Quarteto em cy, Tempo de amor (Le temps de l’amour) (Vinicius-B. Powell/1966) http://www.seteun.net/IMG/mp3/10ViniciusPowellQuarteto.mp3

58 Vinicius, qui célèbre dignement le genre dans son mémorable Samba da bênção (1966), s’autorise cependant une dichotomie discutable dans la répartition des compétences « raciales », puisqu’il semble réserver la poésie (donc la créativité intellectuelle, c’est-à- dire la culture) aux artistes blancs et le rythme syncopé (en quelque sorte calqué sur les battements du cœur, c’est-à-dire la nature) aux communautés noires : « […] o samba nasceu lá na Bahia E se hoje ele é branco na poesia Se hoje é branco na poesia Ele é negro demais no coração. » « Le samba est né là à Bahia/Et si aujourd’hui il est blanc dans la poésie/ Blanc dans la poésie/Il est tout-à-fait noir dans le cœur. »

59 Ce renouveau est encore accentué dans les années 1970 avec la montée en puissance des chanteurs de sambas comme Martinho da Vila, Clara Nunes, Beth Carvalho…, qui remettent à l’honneur une version plus moderne, plus syncopée, du samba de partido alto ancien, désormais adapté et récupéré par certaines écoles de samba. L’industrie du disque à l’affût y voit un nouveau marché et accélère le mouvement de relative absorption/dilution des caractéristiques du samba dans la MPB. Une nouvelle mode

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musicale dérivée du samba s’impose alors : le pagode, sorte de réunion festive mêlant danses, drague, bombance et boissons. Le rythme en vogue reprend les grandes lignes musicales du samba du renouveau, mais en le simplifiant afin d’en faire une danse plus facile et souvent en le métissant avec des arrangements de style pop-rock international. Zeca Pagodinho et le Grupo Fundo de Quintal (Groupe de l’arrière-cour), qui compta dans ses rangs Jorge Aragão et Arlindo Cruz, seront les nouvelles vedettes de ce samba édulcoré et revivifié à la fois.

60 Dans les années 1990, des groupes de passionnés lancent une manifestation originale le « Pagode do trem » (« Le train pour la fête du samba »), qu’ils font coïncider avec le « Jour du samba », fixé au 2 décembre dans le calendrier des activités touristiques de la Ville de Rio. Cette manifestation relance l’intérêt et les débats autour du samba et du Carnaval. En 2004, le samba est proposé à l’UNESCO par l’Instituto do Patrimonio Historico e Artistico Nacional (IPHAN), comme « bien immatériel » au titre du Patrimoine culturel de l’humanité. Aujourd’hui, outre les musiques des défilés du Carnaval, au « Sambódromo » officiel et dans les rues de Rio (quelques 658 défilés répertoriés, animés par 451 blocos de carnaval, lors du Carnaval de février 2010), le samba reste bien vivant et présent, notamment dans le quartier de Lapa 21, au célèbre Café Musical « Carioca da Gema », et dans les fêtes de quartier ou les pagodes, grâce au dynamisme d’artistes comme Fundo de Quintal, Cristina Buarque, Zeca Pagodinho, Teresa Cristina, Marcos Sacramento, Arlindo Cruz, Mart’nalia, Zé Renato… L’on connaît aussi quelques tentatives de revival regroupant musiciens âgés et jeunes amateurs, mais cet engouement pour la muséification du « pur » samba demeure somme toute assez marginal, tant le genre reste vivace dans ses variantes actuelles, même si des spécialistes déplorent cycliquement son abâtardissement.

61 Souhaitant me cantonner dans les limites imparties à cette contribution, j’ai jugé préférable de conserver la présentation sociohistorique qui précède – en indiquant simplement les grands traits de la seconde partie 1950-1990, sans doute mieux connue –, me réservant maintenant de rappeler les caractéristiques majeures du genre, telles qu’elles se sont imposées à l’écoute, au visionnage et à l’analyse d’un siècle de sambas.

Un genre populaire chanté qui est surtout un enjeu

Un genre identitaire pluriel

62 Caractéristique première du samba : sa pluralité. De fait le samba est pluriel dans ses formes (textes, rythmes, arrangements, instrumentation, ressources modales et mélodiques…), pluriel dans la thématique et le discours – avec une tendance paraphrastique lourde, puisque les sambas parlent souvent du samba – et pluriel enfin par la diversité des couches sociales qui le pratiquent et l’écoutent. Cependant cette dimension plurielle porte en elle une contradiction inhérente entre la volonté potentielle d’un groupe d’en revendiquer la « propriété » et la fonction unificatrice « nationale » dévolue au genre – un samba censément de tous et pour tous. Dès lors, personne ne peut s’approprier le samba parce qu’il appartient au peuple brésilien tout entier, comme le proclame ce samba bien connu : Exemple 11 : Martinho da Vila, Canta, canta, minha gente (Chante, chante, mon peuple) (Martinho da Vila/1974) http://www.seteun.net/IMG/mp3/11daVila.mp3

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Un genre qui est aussi un enjeu symbolique, matériel, et esthétique

63 Durant la première moitié du XXe siècle, le samba a fait l’objet d’un enjeu moralisateur : devait-il faire l’apologie des marginaux et de la délinquance ou se montrer le garant de la moralité et du civisme ? Le rôle de normalisation et de standardisation joué par l’industrie du spectacle et du disque s’est chargé de le rendre acceptable et surtout commercialisable à l’instar des autres maillons faibles de la culture de masse. Dès lors, affranchi de toute mission « civilisatrice », le samba pouvait muer en symbole identitaire ; c’est ainsi qu’il est apparu comme symbole culturel éminemment brésilien au niveau national, sinon comme ambassadeur « politique » à l’étranger. Une évolution déclenchée par le battage médiatique de Carmen Miranda au début des années 1940, au moment de la politique de bon voisinage avec les pays d’Amérique latine.

64 Genre unificateur patenté – avec ses variantes populiste ou sociale selon les périodes –, le samba a certes connu, dans les années 1970, une intégration tardive au sein de la MPB – célébrée depuis avec éclat –, mais il s’est avant tout imposé comme rempart contre les influences extérieures (tango, fox, rumba, rock, rap…) et cela à toutes les époques.

65 Le samba « unificateur » choisi pour illustrer ce rôle symbolique dévolu au genre est tiré de l’œuvre du poly-artiste brésilien du XXe siècle, Chico Buarque (chanson, théâtre, cinéma, roman…) ; il s’agit d’un samba de rua enlevé, qui, à sa façon, symbolisa le retour à la démocratie et accompagna les multiples manifestations de la campagne des « Diretas ja » réclamant des élections présidentielles au suffrage universel en 1984. Mais ici, l’unification se fait dans un sens humaniste, arc-bouté sur une conscience sociale au-dessus de tout soupçon 22 : Exemple 12 : Chico Buarque, Vai passar (Il va défiler) (C. Buarque/1984) http://www.seteun.net/IMG/mp3/12Buarque.mp3

Fondements et permanence du samba

66 Parmi les caractéristiques fondamentales du samba, notons qu’il s’agit d’un marqueur socioculturel éminent de la ville de Rio, même si le genre a essaimé dans d’autres cités comme São Paulo. Dans le contexte socio-historique et culturel qui est le sien, le samba est un produit interclassiste de la culture de masse, qui se traduit souvent par une tonalité facétieuse et sociale sinon critique. Si aucun groupe ethnique ou social ne peut revendiquer la paternité du genre, pas plus il ne peut exister de samba pur et authentique. Par son histoire et ses connotations idéologiques, le samba constitue bien un des axes majeurs de l’identité nationale et de l’intégration sociale au Brésil ; cependant, je rappelle que ses métamorphoses se sont toujours opérées dans le cadre national, en fonction des aléas politiques et des enjeux économiques imposés par les industries musicales et du divertissement.

67 Avant de conclure, je tiens à signaler que les sambas mentionnés pour écoute, à titre d’exemples, embrassent tout juste un siècle d’enregistrements. Tous furent tous d’énormes succès en leur temps – à l’exception de Samba de Ari Barroso et du titre de Vinicius, respectivement musicien et poète célébrissimes par ailleurs. Nous avons constaté que les thèmes développés reflétaient assez fidèlement le genre dans son ensemble, puisque dans cette sélection nous avons trouvé aussi bien des paraphrases

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sur le samba, des anecdotes du quotidien, des propos plus graves sur la société, des charges caustiques, des fantaisies ludiques et des historiettes plus banalement sentimentales.

68 Illustration récente des processus de miscégénation et de métissage encore à l’œuvre : un samba de Gonzaguinha chanté par la jeune sambista Teresa Cristina, accompagnée par le Grupo Semente, formation fétiche du « Carioca da Gema », groupe multiracial et multi-social par les origines sociales et les tranches d’âge, mais groupe résolument « brésilien » : Exemple 13 : Teresa Cristina, Com a perna no mundo (Avec un pied dans la vie) (Luiz Gonzaga Jr./1974-2005) http://www.seteun.net/IMG/mp3/13Cristina.mp3

Considérations finales

69 En conclusion, je rappelle succinctement quels furent, selon mon analyse, les temps forts, les personnages catalyseurs et leur apport singulier dans la consolidation du genre, sur la période 1920-1950 : à la base, nous avons une pratique musicale rituelle et festive des communautés afro-descendantes, qui se divertissent avec des danses et des chants rythmés et sensuels ; le rythme légèrement syncopé et la thématique fondatrice seraient dus à Sinhô et ses interprètes ; le ton parlé-chanté discursif et saccadé et la distanciation au jeune Mario Reis ; le cadrage polyrythmique et la mode malandragem (voyouterie, marginalité) chère à Ismael Silva, Wilson Batista, Bide et Assis Valente, résulteraient des orgies de la « Turma do Estácio » ; la thématique urbaine et caustique serait l’apanage de Noel Rosa, avec en prime la modernité ; enfin, impulsé par son exubérance et ses extravagances, le rayonnement international reviendrait à Carmen Miranda. Chacun de ces protagonistes avec son talent, son imaginaire, sa sensibilité, son expérience et sa manière d’être au monde aura ainsi contribué à la maturation, la consolidation et la renommée du samba.

70 Afin de montrer l’indéfectible lien qui existe entre ce genre populaire chanté et la société brésilienne, je propose un dernier exemple : Exemple 14 : Zeca Pagodinho, Eta povo pra lutar (Vrai ! Ces gens-là ils se battent) (Brasil-Badá-Magaça-G. Bernine/2008) http://www.seteun.net/IMG/mp3/14Pagodinho.mp3

71 Ainsi, une nouvelle fois, avec ce samba impliqué dans la réalité quotidienne du Brésil d’aujourd’hui, nous avons la confirmation que ce qui fonde, ancre, arrime le samba à la société n’est pas en premier lieu une question de race, mais bien une question de peuple et de classe. Par delà les polémiques, le samba s’est définitivement établi comme symbole de l’identité culturelle et de la spécificité pluriethnique et métisse du Brésil.

72 Le mot de la fin, énoncé malicieusement à la façon du Nouveau Testament, est laissé à une chanson emblématique du début des années 1930 : « […] Pois a verdade eu revelo O samba não é preto O samba não é branco O samba é brasileiro É verde e amarelo. » [Verde e amarelo (Orestes Barbosa/J. Tomás, 1932)]

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« […] Alors la vérité, je vous la révèle/Le samba n’est pas noir/Le samba n’est pas blanc/Le samba, il est brésilien/Il est vert et jaune. »

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tous les titres sont également accessibles à l’adresse http://www.seteun.net/spip.php?article234

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5. MARIO REIS, « Filosofia », in Noel Pela Primeira Vez, coffret 14 CD, CD n° 07, Funarte/Velas 325912000772, 2000.

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8. DALVA DE OLIVEIRA, « Errei sim », in Ataulfo Alves. Vida de minha vida, vol. 1, CD Revivendo RVCD-086.

8bis. AURORA MIRANDA, « Risque », in Ary Barroso 100 anos, vol. 5, CD Revivendo RVCD-210

8ter. DIRCINHA BATISTA, « Samba », in Ary Barroso 100 anos, vol. 5, CD Revivendo RVCD-210

9. ZÉ KETI, « Acender as velas », in MPB Compositores. Zé Keti, CD n° 32, CD RGE/Globo 342.9035, 1997.

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10. VINICIUS, BADEN POWELL & QUARTETO EM CY, « Tempo de amor », in Os afro-sambas de Baden e Vinicius, CD EMARCY/Universal 558 191-2.

11. MARTINHO DA VILA, « Canta, canta, minha gente », in 20 anos de samba, CD n° 1, CD BMG/RCA 7432147185-2, 1997.

12. CHICO BUARQUE, « Vai passar », in Chico Buarque, CD Mercury Universal 73145100032.

13. TERESA CRISTINA, « Com a perna no mundo », in O mundo é meu lugar – Ao vivo, CD Deckdisc 22054-2, 2005.

14. ZECA PAGODINHO, « Eta povo pra lutar », in Uma prova de amor. Edição especial, CD+DVD, MTV/ Universal 60251793461, 2008.

VIDÉOGRAPHIE

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Chico Buarque ou o país da delicadeza perdida, de Walter Salles et Nelson Motta, DVD BMG 828765 38929, 1990.

Chico Buarque : Vai passar,série documentaire de Roberto de Oliveira, vol. 3 - Roma, DVD RWR/EMI 336933 9, 2005.

Cartola – MPB Especial 1974, émission TV2 Cultura de 1974, DVD Trama 1336-5, 2006.

Teresa Cristina e Grupo Semente. Ao vivo – O mundo é meu lugar, concert au Teatro Municipal de Niteroi, mai 2005, DVD Deckdisc 33024-5, 2005.

Zé Kéti. Programa Ensaio 1991, émission TV Cultura, 1991, DVD Sarapui Prod./Biscoito Fino BF-719, 2007.

Martinho da Vila. Cariocas – Les musiciens de la ville, émission TF1 de 1987, coll. « Éclats noirs du samba »,), DVD TF1/Screen vision COD. DVD 2565, 2005.

Carmen Miranda. Bananas Is My Business, de Helena Solberg, 1994, DVD Fox Lorber/Winstar Company FLV5025, 1998.

Carmen Miranda. Embaixatriz do samba, documentaire de Cristina Fonseca, 1992, DVD Filme Antigo, s. ref., s. d.

João Nogueira, émission TV Cultura de 1992, DVD Ensaio/Performance 52007-5, s. d.

Zeca Pagodinho. Super 40 Sucessos, DVD EMI 10205042008, s. d.

Paulinho da Viola. Meu tempo é hoje, documentaire de Izabel Jaguaribe, 2002, DVD Videofilmes VFD015, 2004.

(Isto é) Noel Rosa, documentaire de Rogério Sganzerla, 1990, DVD Abreu Filme, s. ref., s d.

(Uma noite...) Noel Rosa, spectacle collectif à Rio de Janeiro, filmé par Wagner Vieira, 2008, DVD MPB Brasil/Universal 60251767854, 2008.

DOCUMENTAIRES SUR ARTISTES COLLECTIFS ET SUR GENRE :

Ve° Festival da Música Popular Brasileira et Final da Primeira Bienal do Samba, extraits de la TV Record de São Paulo, DVD, s. réf., s. d.

70 anos de Brasil, documentaire de Jurandyr Passos Noronha, 1974, DVD Filme Antigo, s. ref., s. d.

Clipes Carnaval antigo « 2 », extraits de films et télévisés 1956-1960, DVD Filme Antigo, s. ref., s. d.

Clipes nacionais « 1 », Chanchadas, extraits de films 1957-1960, DVD Filme Antigo, s. ref., s. d.

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Clipes nacionais « 5 ». Sambas e canções, extraits de films 1952-1969, DVD Filme Antigo, s. ref., s. d.

O Mistério do samba, de Carolina Jabor et Lula Buarque de Hollanda, 2008, DVD Conspiração / Video Filmes VFD215, 2008.

Ô Samba, de Jean-Claude Guiter, 1998, DVD Frémeaux & Associés FA 4009, 2005.

Samba Opus 1, Rio le conservatoire de la samba, film RFO et les Films du Village, s. ref., s. d.

Films de fiction :

Alô, alô, Carnaval, de Adhemar Gonzaga, 1936, avec Francisco Alves, Mario Reis, Carmen et Aurora Miranda, Lamartine

NOTES

1. Délaissant la dénomination erronément féminisée et complaisante de « la » samba, comme ce terme est communément orthographié en français, il nous a semblé logique, dans cet article, de restituer le genre originel masculin au samba, tel qu’il est d’usage en portugais et tel qu’il s’est imposé dans l’histoire et la culture du Brésil. D’autres auteurs font de même, à juste titre, comme Jean-Paul Delfino, qui consacre 40 pages au samba, dans son ouvrage Brasil : a música, (Delfino, 1998). 2. Le maxixe (parfois étrangement dénommé « tango brésilien » !), est un genre brésilien de danse de salon, de rythme rapide en 2/4, inventé par des Noirs et qui fut à la mode à Rio à la fin du XIXe et début du XXe siècles. 3. Le lundu est initialement une danse de couple de nature lascive, d’origine africaine bantoue, marquée par un rythme binaire syncopé, accompagné par des percussions. Le lundu est ensuite adapté, au XIXe siècle, en danse de salon sensuelle par la société impériale et devient enfin un genre populaire chanté urbain, accompagné à la guitare ou au piano. 4. On peut consulter des extraits des exemples musicaux cités dans cet article en suivant les liens indiqués. Voir également le lien Qr code en fin d’article pour lire directement les titres sur un smartphone (ndlr). 5. Alfredo da Rocha Viana (1897-1973), plus connu sous le pseudonyme de Pixinguinha, est un des personnages emblématiques de la musique brésilienne du XXe siècle avec Heitor Villa-Lobos et Tom Jobim. 6. Le choro (pleur en portugais) est une petite pièce instrumentale métissée qui apparaît au XIXe siècle, et dont les influences sont européenne (menuet, polka…) et africaine (lundu). Le choro est habituellement joué par un trio composé d’instruments à cordes (cavaquinho…) et à vents (flûte…). Les compositions, souvent alertes et sophistiquées, permettent aux instrumentistes d’improviser et de mettre en valeur leur virtuosité. 7. Le batuque, en tant que musique et danse rituelles, est à l’origine lié aux pratiques religieuses et festives afro-brésiliennes célébrant les Orishas. Il s’agissait de réunions qui se présentaient sous la forme de rondes rythmées par des battements de mains et des frappes des pieds sur le sol, avec des mouvements de nombril des danseurs et qui étaient accompagnées par diverses percussions. Un batuque désigne plus banalement aujourd’hui un groupe de percussionnistes engagé pour animer des défilés carnavalesques, des bals ou des fêtes de quartier. 8. La marcha (ou marcha carnavalesca ou marchninha), est une marche composée sur un rythme binaire afin d’accompagner en rythme et en musique les défilés des Escolas de samba et des Blocos pendant la période du Carnaval. Très prisée dans les années 1930 et 1940, le genre marcha est peu à peu remplacé par le samba de enredo, rythme plus alerte écrit et composé tout spécialement pour une École de samba et qui présente le thème illustré lors du défilé.

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9. Afin de produire cette estimation, j’ai dû réinterpréter et extrapoler diverses sources établies par des historiens et spécialistes des chansons populaires au Brésil, notamment les nombreuses fiches du site de référence « Time Machine » (http://www.hot100brasil.com/ timemachinemain.html), véritable inventaire de plus de 23 000 titres répertoriés, qui retrace l’histoire des succès musicaux au Brésil sur un siècle (1902-2002) à partir du dépouillement de toutes les sources sonores et écrites contemporaines. J’ai aussi croisé cette source avec les ouvrages rigoureux de Jairo Severiano et Zuza Homem de Mello, (Severino, Mello, 1998-1999). 10. Voir notamment le chapitre 7 « O Samba da minha terra ». 11. Il suffit pour le vérifier de parcourir les principaux dictionnaires de référence consacrés à la « Música Popular Brasileira », où figurent les fiches biographiques de plusieurs milliers d’artistes. Je peux citer notamment les sources suivantes qui font autorité : le Dicionário Houaiss Ilustrado- Música Popular Brasileira, (Albin (ed.), 2006) et les quatre volumes de l’Enciclopédia da Música Brasileira, sous la direction de Zuza Homem de Mello et Marco Marcondes (dont Marcondes, Mello, 2000a et 2000b). 12. Instituto Moreira Salles, Centro Cultural, Gávea (RJ) : http://ims.uol.com.br. 13. Le « samba de partido alto » était au début du XXe siècle une forme hybride empruntant au samba de roda bahianais et au genre traditionnel dansé et plus festif du batuque. Cultivé un temps par les anciens, qui avaient fréquenté les cérémonies rituelles et musicales organisées dans l’entourage des Tias, il réapparaîtra dans les années 1940, sous une forme simplifiée faite d’improvisations individuelles chantées sur des canevas connus de tous. 14. Le « malandro » est un mélange de malfaiteur, qui vit de petits trafics, de jeux d’argent voire de proxénétisme, et de mauvais garçon débrouillard, beau parleur, à la tenue voyante. Cette figure centrale de l’imaginaire carioca sera encore l’objet d’une pièce de théâtre musical majeure de Chico Buarque, l’« Ópera do Malandro » (1978), adapté au cinéma en 1985 et tourné sous la direction de Ruy Guerra, une des figures du Cinema Novo. 15. Le « morro » est un terme générique qui désigne les multiples collines (mornes ?) qui ceinturent le centre de Rio et la baie de Guanabara. Au cours du XXe siècle, nombre de ces morros sont devenus des favelas (bidonvilles) occupées par des vagues successives de résidents sans titres de propriété, qui y construisirent des habitats de fortune et imaginèrent un mode de vie communautaire singulier. En 2010, on estime que, dans le grand Rio, près de 1,5 million de personnes résident dans plus de 900 favelas. 16. Institué à Rio de Janeiro au XIXe siècle par João Batista Viana Barão de Drummond, dans le but de financer son Parc Zoologique, le « jogo de bicho » (jeu des animaux) est une loterie clandestine attirant de nombreux parieurs, qui composent des séries de chiffres correspondant à des animaux (singe, cochon, lion, aigle, serpent, caïman…). Cette importante économie souterraine est en partie liée aux Escolas de sambas du Carnaval carioca. 17. Dans ces ouvrages, qui nous documentent sur la discothèque de travail et les réflexions du poète quant aux musiques populaires, nous apprenons – outre que celui-ci confondait le samba Deixa essa mulher chorar avec une marchinha – qu’il préférait les voix plus naturelles, plus frustes à celles à la diction plus cultivée, plus urbaine, syllabique des chanteurs formés à l’école du lyrique. En 1937, dans une conférence peu connue, « La Prononciation chantée et la question de la nasalisation du brésilien enregistré sur les disques », Mario de Andrade déclarait que Mario Reis « appuie à l’excès la prononciation normale, en voulant la rendre plus familière, mais qu’en réalité il la dénature relativement ». 18. La « batucada » (battement), plus communément dénommée « bateria », désigne le groupe des musiciens percussionnistes et la forme particulière d’arrangement rythmique qu’ils impriment, basé sur le samba et qui est destiné à marquer la cadence lors des défilés du Carnaval ou à l’occasion des fêtes locales. L’instrumentation est variable et les membres d’une batucada, avec les danseurs, les chanteurs et les porte-drapeaux, font partie de l’ensemble de la troupe qui

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compose une École de samba. Par extension, le terme de batucada est octroyé aujourd’hui aux formations de percussionnistes qui pratiquent ce type de musique, au Brésil et à l’étranger. 19. Il convient de rappeler la biographie de référence (Maximo et Didier, 1990). 20. Les « blackface performers » noirs sont des artistes noirs se déguisant en artistes blancs (les « minstrels » originels), qui imitent eux-mêmes des noirs incultes des États du Sud. Ces spectacles à relents passéistes racistes connurent un réel succès dans les théâtres et sur les scènes itinérantes des USA des années 1820 jusqu’à la Première Guerre mondiale, avant de connaître le déclin, concurrencés par le vaudeville et le music-hall, puis par le cinéma. La montée des mouvements pour les « Civil Rights », dans les années 1950-1960 stoppa définitivement ce type de divertissement. Sur ce thème, je signale, parmi d’autres, les ouvrages suivants : Lott, 1993 ; Toll, 1974. 21. Situé en plein centre de Rio, le quartier de Lapa, déjà réputé dans les années 1930 pour ses multiples activités musicales et ses lieux de loisirs nocturnes est, depuis les années 1990, l’épicentre du renouveau du samba, sous toutes ses formes. Les nombreux bars musicaux et l’animation qui y règne en font le quartier branché de la ville. 22. Sur ce thème, concernant les circonstances et les modalités des rapports de proximité et d’implication relative entretenus par Chico Buarque avec le pouvoir et la société brésilienne dans la période 1964-1985, j’ai montré dans un article comment cet artiste était parvenu à communiquer et faire partager ses messages humanistes en dépit de la censure exercée par la dictature en place : cf. (Marcadet, 2006b).

RÉSUMÉS

Cette contribution remet en question l’idée selon laquelle aux critères biologiques définissant les ethnies et les races se trouveraient intégrées ou agrégées des caractéristiques culturelles – poético-musicales en l’occurrence. Le samba naît au tournant du XXe siècle dans les quartiers populaires de Rio de Janeiro, marqués par leur composition pluriethnique. Rythme syncopé privilégié des célébrations pratiquées dans les communautés noires brésiliennes, ce genre urbain est associé aux débuts du Carnaval et abondamment radiodiffusé dans les années 1930. Il perd alors son caractère communautaire et régional et connaît bientôt une consécration mondiale. Contrôlé par l’Estado Novo, le samba se « civilise » et joue un rôle symbolique de premier plan dans la construction, réelle et idéelle, de l’identité brésilienne. Résultat d’un long et complexe processus d’hybridation, le samba transcende et articule sur plus d’un siècle les appartenances et les tensions raciales et sociales, omniprésentes dans la société brésilienne, au point de s’ériger en matrice idéologique et modèle de fusion culturelle. L’approche sociosémiotique de ce travail, qui repose sur l’écoute et visionnage d’un important fonds audiovisuel et sur l’étude des ouvrages publiés au Brésil, met en lumière le rôle et la créativité singulière de certains artistes (Sinhô, N. Rosa, Zé Keti, C. Buarque...) et les processus sociaux et esthétiques qui ont contribué à la recomposition de ses éléments.

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INDEX

Index géographique : Brésil / Brazil, Amérique latine / Latin America Index chronologique : 1930-1939, 1940-1949, 1950-1959, 1960-1969, 1970-1979, 1980-1989, 1990-1999, 1900-1999 Keywords : singing, acculturation / creolization / hybridization, race / racism / ethnicity, citizenship / national identity Mots-clés : chant, acculturation / créolisation / hybridation, race / racisme / ethnicité, citoyenneté / identité nationale Thèmes : samba, noire / Black music nomsmotscles Baiano, das Neves (Eduardo), Rosa (Noel), Alves (Francisco), Miranda (Carmen), Reis (Mario)

AUTEUR

CHRISTIAN MARCADET Après une formation en anthropologie sociale et ethnologie avec M. Godelier, G. Althabe et P. Bourdieu, à l’EHESS/Paris, puis en sémiostylistique avec G. Molinié, Christian MARCADET obtient un Doctorat en esthétique de l’EHESS et une habilitation à diriger des recherches de Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Chargé de recherche CNRS – membre de l’UMR Institut d’esthétique des arts et des technologies/IDEAT –, directeur depuis 1997 du séminaire Master-Doctorat « Histoire et théorie des chansons » de Paris 1, il a aussi été Chargé de conférences à l’EHESS (1996-2002) et Chercheur invité de l’Escola de Teatro da Universidade Federal da Bahia à Salvador (2004-2006). Son projet de recherche vise à produire des connaissances sur les processus créatifs, performatifs et réceptifs des chansons de variétés des XIXe et XXe siècles des cultures du monde occidental entendu au sens large et à expliciter les articulations et liens de dépendance et de subordination entre les chansons populaires et les sociétés. Auteur d’ouvrages et d’articles sur divers artistes de référence (Y. Montand, Gilles et Julien, Chico Buarque...) et les genres populaires chantés, Christian Marcadet a également assuré la direction artistique de plusieurs CD. Secrétaire général, depuis 1988, de l’association Centre de la Chanson d’Expression Française, il a en outre réalisé une quinzaine de festivals et de manifestations culturelles à Paris et à l’étranger. mail

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Negra ou popular ? Esthétique et musicalités des maracatus de Pernambuco Negra or Popular? Aesthetics and Musicality in Maracatu Dance in Pernambuco

Laure Garrabé

1 LE BRÉSIL OCCUPE UNE PLACE PARTICULIÈRE dans la question des « musiques noires », et la manière dont Tagg l’évoque dans son article (« pour ne rien dire des traditions musicales du Brésil ou de la Jamaïque », [Tagg, 2008 : 156]) annonce en elle-même un inextricable complexus où, « ce qui est tissé ensemble » promet un monde réticulaire. En effet, en tant que société paradigmatique du « métissage », la société brésilienne contribue à multiplier les points de vue sur les possibles d’une définition de la négritude de la musique, dans le contexte de l’Atlantique noir.

Esthétique : du trouble dans les identités

2 Dans la préhistoire des sciences sociales brésiliennes, la question noire émerge sous deux principaux aspects : le folklore et la religion. Les premiers chroniqueurs décrivaient les esclaves « africains », boçais et crioulos, avant toute chose, dans leurs pratiques musicales, chants de travail ou batuques « festifs » permis par les maîtres dans l’optique de canaliser les tensions. Celles-ci figurent encore au centre des études sur « le noir brésilien » apparues dans la deuxième moitié du XIXe siècle, dans un contexte où quelques voix abolitionnistes commencent à s’élever. Autrement dit, c’est un choc esthétique qui conduit les « scientifiques » à aborder la culture noire, encore à l’époque culture d’esclaves, et probablement de ce fait confinée d’emblée au corpus « populaire » de la culture. Si bien qu’il n’y a rien d’étonnant à ce que soient associées ensemble, au Brésil, des notions comme culture noire, musique et populaire dans les représentations collectives. Si cette « négritude » populaire a connu des discriminations dans le monde musical, elle a néanmoins été reconnue comme ce qui a donné son caractère national à

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la musique, en d’autres termes, son caractère brésilien. Aussi la musique brésilienne est- elle aujourd’hui largement caractérisée par sa touche « afro », valorisée au Brésil comme à l’extérieur. Or, cette touche « afro » ne recouvre pas qu’une seule définition, de même qu’il n’y a pas qu’une musique noire au Brésil. On peut percevoir des « teneurs » en négritude diverses de l’une à l’autre, en fonction de positionnements tenus dans les discours et les pratiques des praticiens, où l’incidence de constructions scientifiques et politiques est manifeste.

3 Le maracatu de l’État de Pernambuco illustre tout à fait bien, dans ses énonciations verbales et non verbales, le « sortilège de la couleur 1 » conséquent de la tension issue entre les traitements politiques et esthétiques de productions culturelles où, dans une société de contrastes, les communautés sont recensées sur critères raciaux 2, et les sociabilités établies sur la cordialité conséquente d’un paternalisme écrasant et fondateur du leurre de la « démocratie raciale », stratégie politicienne historique du maintien de l’hégémonie au pouvoir. Il est d’autant plus intéressant que « le » maracatu existe sous deux formes distinctes dont la visibilité et la discursivité sont déterminées en catégories sociales et raciales dénotant comment l’esthétique agit sur la répartition des parts et des places au sein d’une société, autrement dit, en révèle les partages du sensible 3, toujours historiquement constitués. La première, le maracatu nação, est énoncée comme ancienne, traditionnelle, urbaine, noire, religieuse. La seconde, le maracatu rural, est énoncée comme récente, syncrétique, rurale, métisse, magico- religieuse.

4 Or, ces divisions arbitraires sont largement corollaires de l’appréhension scientifique, sociopolitique et médiatique de la « culture populaire » où la question noire et la question métisse ont été pensées pour en établir l’identité brésilienne. Elles ont donné lieu à des constructions dont la charge épistémique s’est tellement ancrée dans les imaginaires collectifs que le discours des praticiens sur leur propre pratique peine à trouver sa place et sa légitimité. Les deux formes de maracatu gagnent cette charge au moment même où le monde intellectuel brésilien s’obstine à traduire sa « brasilité 4 » (brasilidade). Leur construction émerge ici comme une icône de ces divisions, tendue entre deux montages d’altérités radicales, négritude et métissage, dont la réalité sensible est toute relative pour les praticiens.

5 Ceux-ci déplacent en effet la question de l’identité non plus sur leurs origines raciales, ethniques et sociales, mais sur les pratiques et conduites esthétiques qu’ils reconduisent. Ils sont plus intéressés par l’identité maracatu que l’identité raciale ou sociale qu’ils sont supposés performer 5 à chacune de leur manifestation. Celle-ci s’établirait sur une vérité inébranlable, soit les codifications musicales, chorégraphiques et dramaturgiques qui les définissent respectivement, et qui se posent en seuls critères d’exclusion et de discrimination. Ces codifications formelles constituant leur système esthétique respectif ne sont pas pour autant dissociables de symboles, normes et représentations reléguées par des contextes historiques et mémoriels complexes : ce sont aussi des patrimoines. Cela dit, elles instituent d’autres voix tant dans les sphères privée que publique et désorientent résolument les hégémonies agissantes. Ainsi les maracatus de Pernambuco sont-ils en mesure d’annoncer la couleur de leur négritude par eux-mêmes.

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Caboclos ou les identités inédites

6 Le Brésil introduit du trouble dans la bipolarité noire/blanche commune à la question noire, parce qu’il fait apparaître dans ses formes d’expressions, la présence, dans l’alternance, de ses diverses matrices culturelles. L’une d’entre elles, que l’on peut localiser dans le Nordeste du pays, s’institue autour du caboclo, « héros social » (DaMatta, 1991) éminemment complexe.

7 Traditionnellement, il est associé à son appartenance indienne, mais la trajectoire de cette notion 6 a connu diverses orientations qui en ont fait ce héros à plusieurs dimensions. Ethnico-raciale d’abord, puisqu’il apparaît historiquement comme métis du blanc et de l’indienne 7. Il rencontre ensuite l’esclave noir et encore aujourd’hui, il est souvent posé dans la cultura popular comme représentant « afro-indigène » (afro- indígena). En tant que représentation du métis par excellence, il a subi des formes de nationalisation, notamment dans la peinture et la littérature. Dans le mouvement artistique du Modernismo 8, s’appuyant sur l’image de l’indigène irréductible en esclavage, il surgit comme le parangon du métissage réunissant les trois matrices (indienne, africaine, européenne) en une seule, la brasilité.

8 Dans le Manifeste Anthropophage (1928) d’Oswald de Andrade, l’indigène (l’indien) procédait par cannibalisme, c’est-à-dire mangeait l’autre (l’européen) pour absorber sa force et devenir nouvellement indigène (brésilien) : Tupi or not Tupi ? L’anthropophagie fut dès lors reconnue comme la modalité brésilienne du métissage : métaboliser ses différentes appartenances sans toutefois qu’elles se diluent pour se singulariser. L’indien et ses métis (caboclo, mameluco, cafuzo, caboré…) viendront, dans le monde intellectuel artistique, dépolariser le monde en noir et blanc – et gris – institué dans les sciences sociales, à l’époque obnubilées par le « problème noir 9 ». En contrepoint, alors que se met en place un certain afrocentrisme, celles-ci brandiront l’étendard du syncrétisme comme décaractérisation 10 et contribueront au glissement de terme graduel entre métissage et perte de singularité.

9 Le caboclo connaît une autre forme de nationalisation dans l’umbanda, religion dite « syncrétique » (culte aux Orixás et spiritisme kardéciste) qui émerge au début du XXe siècle, où en tant qu’esprit enchanté (encantado), il vient posséder le corps des fidèles. C’est là qu’il acquiert sa dimension magico-religieuse, dans laquelle il se déploie généralement stylisé en indien à plumes, armé de son arc et de sa flèche, botaniste- thérapeute.

10 Dans le langage courant, « caboclo » désigne les travailleurs des zones rurales du Nordeste. Il est connoté par la ruralité, la pauvreté, l’analphabétisme, la subalternité (coloniale et prolétaire), la masculinité (cabra macho), la force et l’endurance physiques, traits correspondant au portrait socio-économique des maracatuzeiros.

Les maracatus sous le prisme afrocentriste : negro vs caboclo…

11 Dans le maracatu rural, la notion de caboclo acquiert une quatrième dimension, allégorique cette fois, une fois incarnée dans le Caboclo-de-Lança, personnage qui lui est exclusif, et qui est, de plus, à l’origine de son invention.

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12 C’est lui que des paysans de la Zona da Mata Norte, consacrée à la culture de la canne à sucre depuis le XVIe siècle, ont élu comme figure métonymique de leur tradition. Ils pouvaient aisément s’identifier à ce composé représentationnel. En même temps, ils affirment que le maracatu vient des esclaves noirs des moulins. Suite à une crise de l’industrie sucrière dans les années 1930, Recife, la capitale, connaît de fortes migrations rurales. Parmi ces migrants, nombre de maracatuzeiros manifestent leur désir de défiler au carnaval au même titre que les autres. Pour ce faire, ils durent s’enregistrer auprès des institutions. C’est à ce moment-là, peut-on dire, que naît la forme carnavalesque telle qu’elle est conçue aujourd’hui.

13 À la même époque, une autre forme connaît son âge d’or, le maracatu nação, icône afro- pernambucana du carnaval. Ce cortège royal, escorté de danseurs et musiciens, incarne les mémoires d’anciennes communautés esclaves urbaines, alors réunies en « nations » (d’où son nom) sous l’égide de fraternités catholiques. On attribue leur origine au Couronnement des Rois Congo, protocole alors avalisé par les autorités religieuses et politiques pendant lequel les esclaves couronnaient leur roi et leur reine. Le cortège défilait en grande pompe jusque sur le parvis de l’église avec force chants et danses accompagnés d’un ensemble de percussions appelé génériquement batuque. Ces batuques incarnaient et incarnent encore « l’essence de la musique africaine au Brésil » (Sansone, 2007 : 97).

14 Ces « nations » ne font pas référence à la provenance ethnique des esclaves, bien qu’elles portaient souvent le nom d’anciens Royaumes d’Afrique, tels que Congo, Angola, Benguela, Angico, Moçambique 11… Les esclaves s’y affiliaient davantage par affinités corporatives, ou par reconnaissance des compétences d’un Roi à établir le lien entre eux et les autorités. Mais on sait que le plus gros contingent d’esclaves déportés dans le Pernambuco provenait de l’aire bantou 12 (Ribeiro, 1978), dont on retrouvait les accents dans le nom qu’ils choisissaient à leurs nations. Derrière chacune d’elles étaient en fait reformulés des cultes africains, et s’instituait une liturgie propre. Longtemps discriminés et persécutés, les confréries catholiques agissaient sur eux comme un cadre légal et légitime.

… et banto vs iorubá

15 Traditionnellement, deux aires sociolinguistiques majeures sont distinguées dans l’historiographie brésilienne sur l’esclavage : « bantou » et « soudanaise ». La première fut celle qui a le plus et le plus longtemps approvisionné le Brésil. La seconde a été plus forte à Bahia à partir du XIXe siècle. Ces esclaves, dits Minas et Malês, provenaient de cultures peu ou prou islamisées jugées plus avancées intellectuellement et technologiquement. Beaucoup savaient lire et recevaient le respect de ceux qui leur étaient subordonnés en Afrique. Leur système religieux, basé sur le culte aux Orixás pratiqué par les nations d’obédience kêtu, gêge et surtout nagô, a dominé tous les autres à Bahia. Le modèle bantou en revanche, bien qu’ayant un système très proche (leurs divinités, les Ínquices, sont semblables aux Orixás nagô), se distinguait par l’importance du culte aux ancêtres. C’est ce dernier qui lui a permis d’absorber les entités spirituelles (et non divines) du spiritisme kardéciste et de la pajelança amazonienne, complexe magico-religieux générique d’appartenance indigène, donnant notamment naissance aux umbandas. Cette absorption, conçue comme un syncrétisme par les spécialistes des religions, fut synonyme d’impureté et les cultes tels que

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candomblés-de-caboclos, xangô-de-caboclos et umbanda qui connurent leur apogée au XXe siècle lorsque les blancs commencèrent à fréquenter ces centres, perdirent en même temps leur légitimité africaine. Conséquemment, le culte aux Orixás nagô, symbole de résistance, en redoubla.

16 La discrimination entre esclaves « bantous » et « soudanais » s’établissait depuis longtemps sur des critères esthétiques. Dans la littérature, les bantous sont caractérisés comme « les plus enclins aux travaux les plus ardus et stoïques devant la douleur », « encore à la période du fétichisme, brutaux, soumis et robustes », « laids, dociles, attachés à la captivité et très stupides » 13. Les iorubás sont magnifiés par les mêmes auteurs pour leur « beauté physique », leur « orgueil » ou « fierté », leurs « habiletés techniques » ou encore leur « éducation raffinée ». Selon Nei Lopes cependant : « L’esclavage brésilien fut éminemment bantou, comme le prouve la présence afro- originée (afro-originada) principalement dans la musique, les danses dramatiques, la langue, la pharmacologie, les techniques de travail et même dans les stratégies de résistance […] comme les cas exemplaires des quilombos 14 et des fraternités catholiques. Mais l’historiographie antérieure à la décennie de 1970, d’une manière générale, a cherché à nier cette hégémonie. » (Lopes, 2008 : 9)

17 Au tournant du XXe siècle, l’hégémonie du culte iorubá (nagô) s’imposa comme modèle religieux et culturel dans toutes les Amériques noires (Sansone, 2007 : 98-99). Le Pernambuco n’y échappa pas, où le culte prit le nom de xangô, laissant les cultes bantous à leur propre « contamination ». Les « nations de maracatu » absorbèrent l’obédience nagô, et la langue iorubá traversa la plupart de leurs chants. Leur hymne inconditionnel en garde aujourd’hui la trace : « Nagô, nagô, Nossa Rainha já se coroou 15 ! ». À l’abolition (1888), les Couronnements perdirent leur raison d’être mais les nations, réduites en batuques, ont perduré les jours de fêtes patronales et s’introduisirent dans le carnaval pour en devenir la manifestation la plus forte jusque dans les années 1930.

18 La même décennie, les études noires connaissent un renouveau. L’année 1934 reçoit, par une curieuse coïncidence, une pluie de pavés dans la marre. C’est la date du 1er Congrès Afro-Brésilien qui réunit à Recife une deuxième vague de spécialistes 16 marquant le passage de l’idéologie du racisme scientifique à celle de l’africanisme, elle- même ouvrant la voie à l’afrocentrisme. C’est aussi la date de parution de l’obra maxima de Gilberto Freyre, Maîtres et esclaves 17.

19 Avec ce texte, et non sans polémiques, Freyre rompt avec les thèses du « racisme biologique » promues par les premiers socio-anthropologues brésiliens, souvent aussi médecins 18. Freyre est le premier à reconsidérer la place des noirs dans la « formation de la société brésilienne », en leur reconnaissant une contribution incontestable. Il dénonce notamment les responsabilités des Portugais dans le maintien du statu quo de la situation sociale des noirs post-abolition. Le problème est qu’il a contribué à ancrer, en même temps qu’il rompait avec les approches racialistes, l’afrocentrisme à partir duquel les chercheurs à sa suite développeront un regard sur la communauté « afro » souvent condescendant, empreint de paternalisme et de fascination exotique. Au détriment des indiens, des caboclos, et des noirs eux-mêmes. On critique encore son « sentimentalisme » 19 qui traduit les effets d’une appréhension esthétique corroborée par le sentiment de culpabilité dont parle Tagg. Il a eu les mêmes effets au Brésil, mais, à moindre degré qu’aux États-Unis (Sansone, 2007 : 132-133), la société brésilienne n’ayant pas eu les mêmes expériences de ségrégation. Mais au Brésil, ce sentimentalisme a contribué à masquer la violence de la persécution contemporaine

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envers les pratiques des noirs, religieuses, chorégraphiques et musicales notamment. De là sa pernicieuse ambiguïté qu’on peut aisément voir comme le support de ce qui donna naissance à la démocratie raciale 20, et finit par structurer une violence subtile et un racisme insidieux dans les sociabilités brésiliennes.

20 Encore, 1934 atteste la première trace écrite de la présence du maracatu rural à Recife, à côté du nação, sous la plume, encore une fois, de Freyre (2007 : 112). Deux ans plus tôt paraissait l’Histoire de la musique brésilienne (Almeida, 1942 [1932]), considérée comme premier ouvrage « complet » à travers lequel on comprend que les objets de ce qu’on appelait folklore étaient pour la plupart des pratiques musicales que « le noir aurait toutes colorées 21 ». Cependant, « exagérer la fonction du noir dans la musique brésilienne est tomber dans un préjugé sentimental, désastreux parce que falsificateur de la réalité » (Alvarenga, 1946 : 370).

L’institutionnalisation des maracatus ou des musicalités contrariées

21 C’est dans ce contexte intellectuel que les maracatus passent à devenir l’exception culturelle du carnaval de Recife, au même titre que Rio se distingue par ses écoles de samba, et Salvador par ses afoxés 22. Leur construction institutionnelle a aussi contribué à ces racialisations constantes dans les logiques de patrimonialisation et nationalisation des pratiques culturelles. Mais de fait, le maracatu rural sera discrédité et discriminé.

22 L’afrocentrisme ambiant est un afrocentrisme bourgeois résolument tourné vers la galvanisation des pratiques noires, modalité du spectaculaire qui prend son essor avec les carnavals respectifs des grands pôles urbains de l’époque. Le maracatu nação, jadis « chose de nègres », incarne la dignité « retrouvée » dont la communauté noire a longtemps été bafouée : « solennité », « beauté » et « hiératisme » seront des qualités jalonnant son analyse. On est en pleine illustration d’un changement dans les partages du sensible : si la négritude du peuple brésilien était la cause de sa dégénérescence, elle se transforme, à ce moment-là, en modèle de vitalité de la culture nationale. Le champ sémantique traversant l’analyse du maracatu rural implique, lui, des notions telles que « stylisé », « singé », « simpliste », « pauvre », « décaractérisé » etc., il serait fait de plusieurs traditions musicales (baião, frevo, marcha et samba) et attaché à des religiosités « fétichistes ». Ainsi relégué au pôle du métissage dégénérant, ces catégories lui retranchent toute spécificité formelle et symbolique, toute légitimité historique et mémorielle.

23 Dans la littérature spécialisée de l’époque 23, il n’apparaît qu’à partir du moment où il est inséré dans le carnaval, c’est-à-dire, au moment où les élites intellectuelles (également initiatrices de l’institutionnalisation du carnaval en 1911 24) le « découvrent ». Mais dans les récits des maracatuzeiros, il s’agit au contraire d’une tradition « très ancienne » qui « vient du temps des esclaves noirs ». Des vocables bantous émergent même : « Anciennement, ça s’appelait Mulungu » ou « Cambinda » 25. Dès lors la question se pose : depuis quand le maracatu rural est-il maracatu 26 ?

24 Le premier texte 27 à faire une distinction nette en nominalisant les deux maracatus est celui de Guerra-Peixe, maestro de renom qui les observe entre 1950-1952 (Guerra-Peixe, 1980). Le rural était alors désigné par les maracatuzeiros comme maracatu-de-orquestra, ou -de-trombone. Il les soumet à une analyse musicologique où beaucoup plus d’espace

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est consacré au nação, qualifié tout le long de son texte par « traditionnel ». L’auteur de l’appellation maracatu rural est l’anthropologue nord-américaine Katarina Real, qui publie en 1966 ses recherches sur le carnaval de Recife, mais privilégie encore le nação. Ces auteurs justifient leur hiérarchisation par l’absence de traces historiographiques, contribuant ainsi à en faire une pratique « mystérieuse » (Real, 1990), « indéchiffrable » (Oliveira, 1948), alors que le nação, lui, est issu d’un protocole dont divers voyageurs et les paroisses tant urbaines que rurales, ont fait le registre. Aucun ne dit en effet comment le rural acquiert ce nom de « maracatu 28 », mais il est fort probable qu’il se soit diffusé suite à son introduction dans le carnaval institutionnalisé, moment où il gagne plus de visibilité.

25 La Federação Carnavalesca de Pernambuco exige en effet, comme condition de son introduction dans le carnaval, qu’il se transforme sur le modèle du nação : elle lui en impose le cortège royal, les danseuses Baianas, le modèle processionnel, et, intimation absurde, sa structure rythmique. Il fallait le « civiliser » pour que disparaissent ses aspérités rurales, trop prononcées dans leur manière de danser, chanter et musiquer. Encore en 1966, on pouvait lire à son sujet : « Maracatus défigurés La représentation de ces maracatus décaractérisés qui apparaissent chaque année au carnaval est tout simplement lamentable. Il serait mieux que ces ensembles ne soient pas classifiés comme tels, car un maracatu avec un orchestre, des flûtes et des pifano, avec ces maudits "tucháus" portant à l’arrière cette ferraille, peut tout être sauf une "nation africaine" 29… »

26 On assiste ainsi à la substantialisation des deux formes en les séparant et en les érigeant, au fond, comme contre-modèles, lesquels venaient conforter leurs différences par rapport à l’idéaltype du citoyen brésilien, tout à fait bien incarné par ces mêmes élites blanches, lettrées, propriétaires de biens.

27 Cette injonction institutionnelle sur des expressions esthétiques de communautés subalternisées induit plusieurs questions : comment la musique noire s’est-elle imposée en modèle esthétique ? Quels marqueurs la définissaient-elle et comment étaient-ils utilisés pour légitimer cette « domination » ? La négritude des formes culturelles de la société brésilienne, on l’a vu, a été conçue comme fondamentale dans la reconnaissance collective de l’esthétique brésilienne. En d’autres termes, l’étendard de la culture noire (negra ou afro) a été brandi pour paramétrer ce qui constituerait le « populaire » dans la culture. Les caractéristiques de la négritude brésilienne de la musique ne se confondaient-elles pas plutôt aux pratiques dites « populaires » de la musique ? On a vu la genèse des regards portés sur la constitution des maracatus en « objets noirs » (notion développée par Sansone, 2007) par l’académie et l’institution. Il y a un troisième regard, celui des maracatuzeiros, qui projette d’autres usages et discursivités sur leurs pratiques, et donne à voir leurs propres modes d’appropriation.

De l’identification par le baque vers une identité rythmique

28 En effet, les discours des praticiens et leurs usages du maracatu sont bien plus complexes. Ils ne remettent pas en question le fait d’être « maracatu », bien que dans le langage courant ce terme désigne le « patron rythmique 30 » du nação. C’est justement

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sur ce point, soit une technique formelle, qu’ils énoncent leur différence, non pas à partir d’une catégorie raciale, mais d’une codification musicale, un art de faire.

29 Les praticiens du maracatu nação préfèrent désigner leur pratique par « maracatu-de- baque-virado », l’expression de-baque-virado faisant référence à son rythme spécifique. De même, ceux du maracatu rural préfèrent « maracatu-de-baque-solto ».

30 Il est difficile de traduire baque en français, mais on peut en avoir une idée à travers ses synonymes : batida (battue), pancada (frappe), toque (touché). Il est assez proche, en l’occurrence, du latin tactus, catégorie du rythme aujourd’hui obsolète 31. Il fait référence à la manière dont une percussion – et seulement une percussion – est jouée, c’est-à-dire à la spécificité d’un jeu percussif. Par extension, il désigne la série de temps marqués qui s’écoulent entre deux baques, c’est-à-dire les patrons rythmiques que les batuqueiros (percussionnistes des nação) exécutent. Il se divise en trois parties : introduction, milieu (percussions et chant), finalisation (le maître siffle, le chant s’arrête et le baque change) (Santos & Resende, 2005 : 37 32). On voit que la référence à la percussion est énoncée au sein de ces deux formes dans leur propre dénomination.

31 « Virado », expliquait Guerra-Peixe en 1952, est utilisé dans le sens de dobrado, littéralement, « doublé ». D’après Santos & Resende, « virar o baque, ou changer le baque, c’est dupliquer les battements de divers instruments jouant simultanément » (2005 : 29).

32 « Solto » (du verbe soltar, « libérer ») est plus difficile à rendre en français, mais signifierait quelque chose de l’ordre de débridé, lâché, léger. L’adjectif connote la rapidité voire l’agitation plutôt que la liberté, car les musiciens font ici moins de variations que ceux du baque-virado.

33 On voit qu’il n’y a, dans ces vocables, aucune catégorie ethnico-raciale ni sociale. Ce qu’il faut retenir de ces catégories « indigènes », c’est que les groupes injectent, dans leurs baques, leurs « identités ». L’une, fonctionnelle, leur sert à être explicites sur la forme de rythme dont ils sont spécialistes. L’autre, qualitative, car c’est encore le baque qui différencie deux baque-virado entre eux, ou deux baque-solto : les groupes y labellisent leur style singulier. Ces baques portent leur collectivité sensible, leur communauté esthétique. En d’autres termes, les batuqueiros aiment, détestent, jalousent, se moquent, rejoignent ou quittent un groupe pour son baque.

34 L’identification des maracatus par le baque ne dit rien de leur négritude. Rentrons plutôt dans quelques détails de leur composé musical pour établir dans quelle mesure ils peuvent entrer dans la catégorie brésilienne de « musique noire ». Auparavant, revenons brièvement sur sa construction musicologique 33.

35 L’hétérogénéité des pratiques et formes musicales au Brésil rend difficile l’emploi au singulier de « musique noire ». Dans la littérature spécialisée du début du XXe, on parle plutôt d’« influence nègre », « influence africaine », de « musicalité de l’esclave noir » ou de « folklore nègre » plutôt que de música negra. Dans ces corpus, l’influence noire a d’abord été identifiée dans des formes où la musique est indissociable d’éléments chorégraphiques voire dramaturgiques, et de liturgies religieuses. Ces dernières ont fonctionné comme talon de mesure de la teneur en négritude de toutes les autres pratiques noires, du fait de leur supposée « proximité » avec la « racine africaine » dans leurs codifications musicales, chorégraphiques, et instrumentales.

36 Ces degrés de négritude semblent s’établir en fonction de la présence cumulative de plusieurs notions récurrentes telles que « syncope », « improvisation », « rythme »,

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« percussion », « gravité » (ou mouvement descendant), « polyrythmie », et « chant responsorial 34 », lesquelles sont systématiquement associées à la « danse » et aux « religiosités ».

37 Or, on sait qu’aucun de ces éléments n’est propre à l’aire africaine. Ils n’étaient d’ailleurs plus considérés par les premiers ethnomusicologues brésiliens comme tels. Pour caractériser l’influence noire de la musique brésilienne, ceux-ci font plutôt référence à des usages caractéristiques : par exemple, elle tient davantage dans « la prédominance de la percussion » et « au choix de ces instruments par le noir » (Alvarenga, 1946 : 366), lesquels auraient donné son caractère national à la musique brésilienne. Mais en général, ils se risquent peu à affirmer qu’il soit possible de l’extraire, de l’isoler des formes brésiliennes… Oneyda Alvarenga en conclut que : « Si l’influence noire existe dans la musique populaire brésilienne et à travers elle, est passée dans la musique érudite, il ne faut pas exagérer son importance. […] la partie essentielle de notre musique est européenne. D’Europe nous vint la tonalité, l’harmonie conséquente, la structure mélodique générale dans laquelle s’entremettent seulement très peu d’éléments franchement caractérisables comme africains ; nous vinrent les instruments véritablement musicaux utilisés par le peuple et par la musique érudite, ainsi que leurs techniques ; nous vinrent, en résumé, toute forme à la base de notre musique, tous les élément pour sa création et qui, ici, furent élaborés non pas nègrement (negramente), mais brésiliennement (brasileiramente) 35. » (Alvarenga, 1946 : 370)

38 Finalement, ce que déclinent globalement ces premières analyses ethnomusicologiques est comment la négritude de la musique s’est constituée en usage populaire de la musique, et par là confondue à la « culture populaire » brésilienne. Dans ces conditions, dans la mesure où la brasilité d’une musique est saisie, laquelle est modelée par son influence noire, la question de savoir si l’on peut parler de musique noire au Brésil est- elle toujours pertinente ? Essayons de voir ces critères dits « noirs » de la musique dans les systèmes des baque-solto et baque-virado. Que nous disent-ils musicalement sur leur constitution en « objet noir » ?

39 Le baque-virado cumule les traits généralement prêtés aux musiques noires. L’ensemble instrumental – ou batuque – se compose exclusivement de percussions : gonguê, mineiro, tarol, caixa, trois types d’alfaia 36 et abê, dont le nombre varie selon les groupes 37. Certains défilent avec des atabaques ou ilús, tambours liturgiques. Le baque-virado se caractérise par la polyrythmie et une syncope caractéristique qui commence lentement et termine dans une accélération. L’ensemble est dirigé par un Mestre qui chante des toadas préélaborées ou appartenant au domaine public, mais n’improvise pas. Celui-ci démarre l’ensemble par un long coup de sifflet, puis après un bref silence, entame une toada (poème rimé) répondue par l’ensemble des batuqueiros à l’unisson. Puis les tarois entrent en scène et préparent l’entrée des autres instruments. Les toadas sont reprises plusieurs fois. Elles font des références constantes à l’Afrique ou au « fondement » (fundamento) religieux. Le sifflet est parfois employé par le Mestre pour indiquer des variations rythmiques et initier la virada-do-baque, le menant à sa fin.

40 Le baque-solto, lui, « ne sonne pas noir » aux oreilles ingénues. Le terno désigne l’ensemble de percussions et se compose d’un tarol, d’un bombo, d’un gonguê et d’une porca. Son patron rythmique plus rapide rappelle l’orchestre militaire, d’autant qu’il est souligné par deux cuivres (trombone et/ou trompette, corne, clarinette). L’ensemble est polyrythmique, mais varie peu. D’après Guerra-Peixe, « il n’y a pas de syncopés de dangereuse exécution, typiques dans les groupes traditionnels » (1980 : 94). Les coups

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de sifflet du Mestre initient ou achèvent les baques et annoncent ses improvisations solo. Dans ces poèmes improvisés également appelés toadas, le travail dans les champs de canne et la condition paysanne locale sont les thèmes les plus courants. L’Afrique est rarement énoncée. Le Contramestre répond au Mestre en reprenant ses dernières phrases, si ce ne sont quelques Baianas, avec des voix nasales et aiguës. Les musiciens reprennent à la fin de sa séquence et entament, toujours au signal du premier, ou bien des marchas (quatre vers), des sambas (six ou dix vers avec reprise sur le sixième) ou des galopes ( samba en six vers avec reprise sur le deuxième). Tout l’enjeu ou la « responsabilité 38 » artistique du groupe repose sur la voix du Mestre et ses improvisations.

41 Les traditions musicales d’improvisation poétiques dans le Nordeste sont généralement caractérisées par les duels et la joute, comme le repente ou le côco-de-embolada, et renvoient davantage à un imaginaire luso-ibérique. D’après Alvarenga, la forme de chant la plus fréquente au Brésil est la strophe improvisée en solo répondue par un refrain fixe en chœur. Elle correspond d’après elle à la « forme préférée du chant africain non lié à des pratiques religieuses », modèle systématique au Brésil « des chants de travail et des formes de danses 39 » (Alavrenga, 1964 : 361).

42 La joute d’improvisation poétique n’est cependant pas audible dans le baque-solto. Or, il n’est correct de dire cela qu’à partir du moment où on le définit exclusivement en tant que phénomène carnavalesque. Il a en fait une autre modalité, peu connue car elle se passe en zone rurale et reste peu médiatisée. Il s’agit des sambada-pé-de-parede, fêtes informelles où deux maracatus, plus exactement deux ternos et leur Mestre respectif, la nuit durant, se livrent à ces joutes. Ces sambadas, autrement dit, sont aussi l’espace du verbe où l’écoute se dirige sur la capacité des Mestres à être mélodiques, faire de bonnes rimes, maintenir la cohérence de l’échange, et à, dans un registre poétique, avoir le dernier mot. C’est dans ces logiques de l’improvisation qu’ils se font un nom, et que les groupes bâtissent le prestige de leurs généalogies 40. C’est là que mémoire se crée, dans un contexte où l’enjeu est avant tout esthétique : le maintien d’arts de faire singuliers s’articulant sur un jeu subtil de transgression de la tradition, et l’exigence d’une contribution personnelle à la collectivité dans les limites de cette tradition. On exhorte l’autre à innover et donner le meilleur de lui-même pour l’échange.

43 Le son du baque-solto se caractérise notamment par le timbre de la porca, forme dite rustique de cuíca, tambour à friction par ailleurs symbole du samba national. « Ce ronflement qui rappelle celui du porc » (Guerra-Peixe, 1980 : 94) lui donne sa spécificité tonale. Alors que Guerra-Peixe disait en 1952 que « les populaires abandonnent l’expression, parce qu’ils trouvent que ce terme est… laid » (ibidem), elle est largement valorisée par les maracatuzeiros aujourd’hui, de même que les cloches de bouviers que les Caboclos-de-lança portent dans le dos, et qui, en sonnant à chacun de leur pas, deviennent composants de l’ensemble instrumental.

« A raiz não é mais a raça. A raiz é o fundamento » : la racine, ce n’est plus la race. C’est le fondement.

44 La manière dont les deux maracatus mobilisent leur religion tend aussi à mon sens à déconstruire les surinterprétations racialisantes. Il convient de dire qu’elle ne leur est pas conditionnelle. De nombreux groupes se constituent chaque année et revendiquent

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au contraire l’aspect œcuménique ou laïc de leur pratique. Pour d’autres, l’Afrique peut intervenir comme condition d’authenticité et induire une sémanticité de la « vérité ».

45 Certains disent qu’un maracatu-de-baque-virado n’est complet, total, plein, que s’il est pratiqué en fonction du fondement religieux nagô. Dans certains groupes – souvent dans les plus anciens – le Mestre est aussi ogã-pegigã, c’est-à-dire qu’il exerce la fonction liturgique de direction musicale dans les cultes. Lui sont confiés entre autres les rites de protection et de bénédiction des instruments, la charge de mener les différents baques et les chants d’oraison aux Orixás. Si le Mestre cumule les deux fonctions, il pratiquera ces rites pour son groupe et ainsi, accomplira le fondement. Mais cela ne veut pas dire que tous les batuqueiros sont initiés ou pratiquants, et ne veut pas dire que mettre en scène un baque-virado soit forcément performer le fondement, ni l’Afrique, et encore moins une couleur.

46 Un batuqueiro, également pegigã, à la question de savoir si le baque-virado est une musique noire, me répondit, un peu agacé : « Afoxé et Maracatu sont des rythmes populaires. Ce n’est pas une musique noire, ce sont des rythmes populaires. […] Si tu joues un rythme, il peut éventuellement présenter des notes, mais jamais il ne présentera ta couleur. Tu peux toujours sonner, jouer, il va montrer des notes, des rythmes, alors quelle couleur percevoir dans cette musicalité ? […] Le baque-virado quand il a un lien, il a un lien non pas à la religion, mais aux Eguns [esprits des ancêtres], aux Orixás. Et le baque-solto qui a un lien avec la spiritualité de la Jurema, c’est aussi avec les Eguns… […] Tu vois, c’est mesurer la dignité, quand certaines personnes cherchent à faire des divisions, ça c’est bien, ça c’est pas bien. Mais ils célèbrent les Eguns, et moi aussi. On a adopté dieu d’une manière différente, mais c’est quand même un dieu. »

47 Dans certains contextes où ce fondement est absent, le baque-virado trouve d’autres formes de dynamicité. C’est ce qui se passe dans ses déterritorialisations et ses exportations où d’une part le fondement est difficile à accomplir, et d’autre part la pratique prend le dessus sur le symbole. Le même musicien, dans ses expériences européennes, expliquait qu’il avait l’impression que les gens cherchaient, à travers la pratique, à « se remplir », à « bouger », que si le fondement pouvait parfois les intéresser, c’est la pratique en elle-même qu’ils cherchaient, en même temps « transpirer », « jeter leur énergie au dehors », et « remplir quelques vides » que leur société ne parvenait pas à combler…

48 « Le maracatu, c’est beaucoup d’énergie », « c’est une lutte », « c’est beaucoup de responsabilités »… sont des refrains qui parcourent le baque-solto cette fois.

49 Le concours du carnaval met de fait les groupes en compétition, et accentue les rivalités. Trois jours et trois nuits de « fête » où ils jouent leur nom de ville en ville dans des bus cahotants, sans beaucoup manger ni dormir, transportant leur costumes pesant jusqu’à quarante-cinq kilos. Pour « tenir », certains pratiquent des rites issus du catimbó et de la jurema 41 destinés à leur protection. Ils consistent à « fermer le corps » aux attaques éventuelles – magiques ou physiques –, à la douleur, à la fatigue mais aussi à la transe de possession. L’objectif est de maintenir l’énergie, l’endurance et la force, plutôt qu’obéir à un dogme. D’ailleurs, la plupart pratiquent ces rites sans être initiés, ni ne participent à aucune fête religieuse. D’autres qui ne s’y prêtent pas affirment qu’ils chantent ou dansent car ils n’ont besoin d’aucune aide que ce soit, ou encore, parce qu’ils ont reçu un don. S’ils ne l’assumaient pas, ils vivraient malades et ne s’accompliraient pas.

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50 Quant à la question de savoir si le baque-solto est noir, le mot negro n’intervient que dans la mesure où les « esclaves noirs de la senzala 42 » sont désignés comme leur inventeur, mais toujours de très loin. La question ne semble pas se poser : aucune revendication raciale ne jalonne leurs récits. De même, les Caboclos-de-lança sont avant tout des acteurs-danseurs qui rivalisent d’ingéniosités pour tenir la « performance » plutôt que des métis d’indiens à demi magiques. Le baque-solto n’est pas défini à travers les représentations qu’il véhicule, sur lesquelles on s’accorde peu d’ailleurs. Il est défini plutôt en fonction des compétences de chacun à remplir son rôle. Un maracatu est complet quand toute la beauté (boniteza !) de la « nation » est réunie, quand les Caboclos-de-lança élaborent de « belles » circonvolutions pour défendre le cortège, lorsqu’ils sont en parfaite syntonie avec le Mestre, lorsque le cortège royal est bien ornementé et protégé, lorsque l’orchestre exécute le bon baque : là, le Mestre trouvera les mots, dans ses improvisations, pour exalter sa nation.

51 L’identité respective des maracatus semble se circonscrire dans la reconnaissance et l’identification collectives de codifications musicales et chorégraphiques, transmises collectivement. Elles seules, pour la communauté maracatuzeira, exercent de l’exclusion et de la discrimination. Mais puisque la règle du jeu est leur transgression subtile, elles permettent aux praticiens de jouer avec leurs doubles et d’assumer leur multiplicité, naviguer entre leurs possibles techniques précisément parce qu’ils sont limités. L’identité qu’ils partagent résiderait dans ces régimes d’identification de l’art (Rancière, 2004), qui sont des régimes de faire.

52 Si identité il y a dans le maracatu, elle est esthétique : une logique qui serait pratique du sensible 43. Negra ou popular, cette logique pratique apparaît tant socialisante qu’individuante, par-delà les montages idéologiques toujours prêts à la tendre vers ses polarités. Malgré le fait que le baque-virado soit considéré comme l’incarnation de l’afropernambucanité et produit du xangô nagô, et le baque-solto l’incarnation de l’hybridité et produit de l’umbanda-jurema, catégories que leurs discours relayent plus qu’ils n’en sont convaincus, ni négritude, ni brasilité, ni religiosité ne peuvent leur être retranché, de même qu’ils ne peuvent s’y réduire. Les conduites et leurs codes esthétiques en témoignent : les maracatus fabriquent de la démocratie, par-delà un complexus qu’il serait vain, ici, de chercher à démêler au risque d’en rater la singularité.

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NOTES

1. Pour une définition plus complète de la notion de « sortilégio da cor », voir Nascimento, 2003. 2. L’Institut Brésilien de Géographie et de Statistiques (IBGE), organe administratif public du gouvernement fédéral, divise la population brésilienne selon un intitulé qui rend synonymes les notions de « couleur » et de « race » (« por cor ou raça »), actuellement en six catégories et dans l’ordre suivant : brancos (blancs), pretos (noirs), amarelos (jaunes, i e. asiatiques), pardos (gris, i. e. métis), indigenas (indigènes) et « sem declaração » (sans déclaration). On note l’absence du terme « negros ». 3. Selon la définition de J. Rancière, 2000. 4. Les Français traduisent souvent le terme brasilidade par « brasilianité », mais brasilité apparaît davantage comme sa stricte francisation. 5. Au sens anglais du terme (to perform : accomplir, réaliser; puissance de l’agir) ; ce « pouvoir des mots » ou « politique du performatif » (Butler, 2004), verbal et non verbal, qui transforme l’espace social. 6. Pour une analyse de la notion migrante de caboclo, (Boyer-Araújo, 1999). 7. Dans la littérature brésilienne, les substantifs « blanc » et « noirs » prennent rarement une majuscule. Pour cette raison et pour la remarque de Michel Agier (2000) selon laquelle ni « métis » ni « indigène » ne sont écrits avec une majuscule, noirs, blancs et caboclos seront transcrits ici sans elle. 8. Ce mouvement manifeste sa volonté de rompre, dès 1922, avec la suprématie intellectuelle et artistique européenne, et décide que la société brésilienne est suffisamment complexe et autonome, intelligente et créative pour parler ses langages et parler de ses langages. 9. C’est ainsi que le 1er Congrès Afro-Brésilien désigne l’objet qui réunit à Recife, en 1934, les premières recherches sur la question « afro-brésilienne » proprement dite (Congresso Afro Brasileiro I°, 1988 : 9). 10. Le métis est alors conçu comme le « dégénéré » de la société brésilienne, et le métissage comme une dégénérescence. 11. Pour le concept de « nation » et sa reformulation à partir des Couronnements des Rois Congo dans les maracatus de Pernambuco, voir (Mello e Souza, 2006). E. Kadya Tall (2002) montre brillamment l’hypercomplexité de la trajectoire de ce concept tel que réélaboré dans les candomblés de Bahia, et la part importante de son invention par les socio-anthropologues. 12. Cette désignation est linguistique. Les esclaves « bantou » au Brésil provenaient certainement du centre de l’aire linguistique bantou, « repérable à la profonde influence que les langues de ce groupe comme le kimbundu et le kicongo ont exercées dans la formation du portugais qui se parle aujourd’hui au Brésil » (Lopes, 2008: 107).

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13. Respectivement, Silvio Romero, Afrânio Peixoto, Alphonse Taunay (Lopes, 2008 : 93). 14. Les quilombos sont les refuges du marronnage au Brésil. 15. « Nagô, nagô, notre reine s’est déjà couronnée ! » 16. Arthur Ramos, Gilberto Freyre, Edison Carneiro, Luís da Câmara Cascudo qui rendent néanmoins hommage à Nina Rodrigues, mais aussi des médecins, anthropologues, musiciens, folkloristes etc… L’afrocentrisme sera plus prononcé encore lors du deuxième Congrès Afro- Brésilien tenu à Salvador en 1937. 17. Texte traduit en français en 1974 (Freyre, 1974). Freyre était pernambucano et a fondé son œuvre en particulier à partir de son expérience pernambucana. 18. C’est le cas de Nina Rodrigues considéré comme le père de l’ « anthropologie » brésilienne, et de son disciple Arthur Ramos, influencés par les thèses de Gobineau. 19. Certains socio-anthropologues jusque dans les années 1950 n’hésiteront pas à diffuser l’idée que, en tétant les seins et buvant le lait de leur mucama, leur nounou noire – laquelle quelques années plus tard, s’occupait de leur éducation sexuelle – ils accédaient à une certaine négritude. 20. Souvent attribuée à Freyre, alors qu’il n’a jamais employé l’expression. 21. L’expression est attribuée à Mário de Andrade, voir (Alvarenga, 1946 : 370 ; Guerra-Peixe, 1985 : 95). 22. Les afoxés bahianais, comme le maracatu nação, sont également issus des Couronnements des Rois Congo et liés au candomblé (culte aux Orixás à Bahia). 23. Un regard résolument critique sur ces constructions n’apparaît que dans des travaux universitaires dans les années 1990, à l’Université Fédérale de Pernambuco notamment. 24. En 1911 a eu lieu à Recife le 1er Congrès Carnavalesque, avec à sa tête Mario Mello, éminent folkloriste, en présence des autorités policières, des médias, des représentants de « clubs » s’articulant autour de confréries professionnelles. La finalité de ce Congrès était de « comprendre et de décider comment l’État pouvait intervenir dans ces festivités, avec le soutien de la presse ». L’année 1911 signe donc le début d’un divertissement « licite et permis » : c’est l’officialisation du carnaval (Real, 1990 : 203). La Fédération Carnavalesque de Pernambuco lui succèdera en 1935, avec le projet de « discipliner, centraliser et réguler le Carnaval » (Federação Carnavalesca de Pernambuco, 2006). 25. « Mulungu », outre un dieu suprême cultué au Congo, est le nom d’un tambour provenant de la même région. « Cambinda » vient probablement des nations d’esclaves Cabinda, elles aussi bantou, du Congo Angola (Cascudo, 2000). Ces cabindas, défilés musiqués festifs des nations d’esclaves, sont considérées comme les ancêtres des maracatu nação. 26. Je reprends ici la formule de Carlos Sandroni au sujet du samba : « Desde quando o samba é samba ? » (Sandroni, 2001 : 131), qu’il tire lui-même du titre d’une chanson de Chico Buarque. 27. Suite au texte de Freyre, Bastide y consacre un chapitre de son livre publié en 1945 sans lui non plus les distinguer (Bastide, 1995 : 198-201). Il décrit néanmoins longuement ces étranges personnages que sont les Caboclos-de-lança. 28. L’étymologie du mot reste indéterminée (Alvarenga, 1950 : 112). 29. « Maracatus desfigurados », Diário da Noite, daté du 11.01.1966, d’auteur inconnu (Real, 1990 : 82). Tucháus ou Tuxáus, catégorie ethnico-sociale aujourd’hui désuète, désignait génériquement et péjorativement les indiens. 30. J’emprunte l’expression padrão rítmico à Carlos Sandroni qui l’utilise pour montrer les changements rythmiques du samba carioca, tant on sait que la notion de « rythme » est polémique. 31. Littéralement, « touchement » (Arom & Pereyre, 2007 : 108-109). 32. Plus qu’un ouvrage musicologique, il s’agit d’une méthode de vulgarisation destinée à tous ceux qui veulent pratiquer le maracatu. 33. N’ayant aucune compétence musicologique, je m’en tiendrai ici à l’approche historique de l’analyse musicologique des maracatus.

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34. Technique de l’appel/réponse, un choeur fixe répondant à un solo pouvant tolérer l’improvisation, qu’on retrouve dans tout l’Atantique noir. 35. C’est moi qui souligne. 36. Alfaia marcação ou Iandarrum les plus larges et les plus profonds ; alfaia meião ou biancò, un peu plus étroits ; et alfaia repique ou ian, celui qui double le baque. 37. L’enjeu est de multiplier les tambours pour lui donner de la puissance. Plus d’une soixantaine de groupes existeraient aujourd’hui dans l’agglomération de Recife, mais seulement 31 d’entre eux seraient affiliés à la FCP. 38. La notion de responsabilité intervient souvent dans le discours des maracatuzeiros lorsqu’il est question de leur implication et de leur rôle artistique dans le groupe. 39. C’est le modèle, par exemple, des corridos de capoeira et du baque-virado – bien que les solistes aient peu de marge d’improvisation – où la réponse ne varie pas. Dans les cultes au contraire, appel et réponse restent fixes. 40. Certaines de leurs « meilleures » improvisations finissent par se « fixer » et tombent en quelques sortes dans le domaine public. Il n’est pas rare que des Mestres se disputent parce que l’un reprend la toada de l’autre, fait vécu comme une usurpation. 41. Aujourd’hui toujours associés à des formes d’umbanda caractérisée par la possession des esprits Caboclos, Pretos-velhos, Pombagiras, etc., et des divinités Orixás, et la prise d’une boisson à base de la plante jurema (Mimosa Hostilis). 42. Quartier des esclaves dans les grandes propriétés rurales. 43. « Sensible » au sens d’aistesis. Voir Laplantine, 2005.

RÉSUMÉS

Cet article tente de montrer les constructions historiques opérées par les sciences sociales et l’institution carnavalesque ayant contribué à instituer en contre-modèles deux formes d’expression musicales et chorégraphiques de l’état de Pernambuco au Brésil : le maracatu-nação, modèle dit noir ou afro, traditionnel, ancien, urbain et religieux, et le maracatu-rural, modèle dit syncrétique, moderne, récent, rural et magico-religieux. Devant ces catégorisations, les deux maracatus préfèrent se distinguer par leur rythme spécifique, respectivement de-baque-virado et de-baque-solto. Les praticiens s’identifient davantage à leur pratique qu’aux représentations qu’elle véhicule et semblent former une collectivité autour de codifications et modes de faire dans lesquelles l’ethnicité ne fait pas sens. D’ailleurs, au Brésil, la caractérisation « noire » s’est confondue avec la caractérisation « populaire » de la culture : conformisme et résistance, mode performatif, improvisation et continuum de la tradition en permanente reformulation. Ses logiques concernent plus le savoir mener une conduite esthétique qu’une ontologie raciale recluse dans « l’expérience noire ». Negra ou popular, la musique se distinguerait ainsi de l’ « autre musique », où la tradition émerge comme un seuil à transgresser.

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INDEX

Thèmes : maracatu, noire / Black music Keywords : aesthetics, carnival, dance, identity (individual / collective), improvisation, perceptions / representations (cultural), performance / staging, race / racism / ethnicity, rhythm, lore / tradition Index géographique : Brésil / Brazil, Pernambuco Mots-clés : carnaval, danse, esthétique, identité individuelle / collective, improvisation, performance / mise en scène, race / racisme / ethnicité, rythme, tradition / lore, perceptions / représentations culturelles

AUTEUR

LAURE GARRABÉ

De formation anthropologique, Laure GARRABÉ est docteure en Esthétique, Sciences et Technologies des Arts (Université Paris 8). Dans une perspective interdisciplinaire, elle contribue à une anthropologie esthétique, tentant d’élaborer une épistémologie de la complémentarité. Elle s’intéresse particulièrement aux discours, productions, expressivités, et reformulations esthétiques de l’héritage performatif de l’Atlantique noir. Ces conduites esthétiques sont indissociables de partages du sensible et de leurs enjeux politiques dans les construits sociaux, dont elle observe les rythmes et processus de mondialisation. mail

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Dossier : «Peut-on parler de musique noire ?»

Nationalismes noirs : la négritude reconstruite

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Jeux de couleurs dans le candombe afro-uruguayen Color Games in Afro-Uruguayan Candombe

Clara Biermann

1 Dans l’imaginaire national, l’Uruguay est un pays « blanc » peuplé par les vagues successives de migrants européens venus « hacer la América » (« faire l’Amérique ») aux XIXe et XXe siècles. Pourtant, le port de sa capitale Montevideo, sur le Rio de la Plata, fut l’une des entrées principales des bateaux de la traite esclavagiste transatlantique à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle jusqu’à l’abolition en 1846. Ainsi au début du XIXe siècle, un peu plus de 30 % de la population de Montevideo était d’origine africaine, mais les conditions de travail, l’enrôlement dans l’armée ainsi que le métissage avec les populations arrivées d’Europe, réduisirent considérablement la population d’ascendance africaine (Ferreira, 1997). La politique d’immigration européenne et de métissage répondait à des impératifs économiques, mais également à la volonté de blanchir les jeunes nations américaines (Wade, 1997). Aujourd’hui, ceux qui sont socialement catégorisés comme « los Negros » (« les Noirs ») et qui se définissent eux- mêmes comme Afro-Uruguayens représentent environ 10 % de la population 1.

2 Après une histoire marquée par l’esclavage, la discrimination post-coloniale et une idéologie eurocentriste dominante qui a longtemps fait des Afro-Uruguayens des citoyens ignorés, le candombe, musique emblématique de la collectivité noire, a été déclaré Patrimoine National en 2006 : « Est déclaré Patrimoine culturel de la République Orientale de l’Uruguay le candombe, caractérisé par le jeu des tambours appelé chico, repique et piano, sa danse et son chant, créé par les Afro-Uruguayens à partir de l’héritage ancestral africain, ses origines rituelles et son contexte social comme communauté ».

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3 Et trois ans plus tard, en 2009, le candombe a été ajouté à la liste du Patrimoine Immatériel de l’Humanité de l’Unesco. Ce processus de valorisation est à mettre en lien avec des dynamiques nationales : la conjonction du travail des organisations politiques noires et de l’intérêt du premier gouvernement de gauche de l’histoire de l’Uruguay 2 à traiter de problématiques socio-ethniques totalement ignorées jusqu’alors, mais aussi à mettre en lien avec un contexte international, avec la reconnaissance en 2001 par l’Unesco de l’esclavage comme crime contre l’humanité et les politiques latino- américaines de reconnaissance, de visibilisation et de défense des droits des communautés afrodescendantes (Cunin, 2006).

4 Aujourd’hui le terme candombe renvoie à des formes musicales diverses, dont l’élément identificatoire est une polyrythmie spécifique, exclusive à l’Uruguay, exécutée par un ensemble de trois tambores (« tambours »), appelés du plus aigu au plus grave, le chico, le repique et le piano. Par extension, tout chant accompagné par cette rythmique est un candombe, mais la rythmique candombe ayant fusionné avec beaucoup de genres musicaux (jazz, rock, chanson populaire, etc.), il faut préciser ici qu’il existe non pas un genre de candombe chanté, mais des candombes (Aharonián, 2007). La pratique la plus répandue de candombe se joue sous forme de llamada (« appel »), pratique collective qui peut réunir jusqu’à une quarantaine de tamborileros (« joueurs de tambour »). Ces groupes de tambours accompagnés de danseurs, de porteurs d’étendards et de drapeaux, répètent toute l’année dans leurs quartiers respectifs et s’affrontent lors du Desfile de Llamadas, compétition officielle qui a lieu début février, dans la mythique rue Isla de Flores qui traverse le barrio Sur et le barrio Palermo, quartiers historiques noirs de Montevideo. Le candombe a également une place importante au sein du Carnaval de Montevideo, long concours sur scène 3 où les Sociedades de Negros y Lubolos (« Sociétés de Noirs et de Lubolos 4 »), plus communément appelés comparsas (groupes carnavalesques composés d’un orchestre accompagné par les tambores de candombe, d’un chœur et de danseurs), présentent des spectacles de théâtre musical traitant de thématiques afro- uruguayennes. La pratique collective de tambours dans les rues est la version la plus répandue du candombe et elle est également considérée comme la plus traditionnelle 5 : l’ethnomusicologue uruguayen Luis Ferreira y voit « la continuité […] avec l’un des traits fondamentaux de la musique africaine traditionnelle » (1997), et le musicologue Coriún Aharonián écrit quant à lui : « La tradition de la llamada du tambour possède une logique musicale interne qui est totalement étrangère à la logique européenne dominante. Les points d’appui rythmique sont autres, les mécanismes de réponses sont autres. » (2007) Cette prépondérance de la percussion, la polyrythmie et le système d’appel-réponse constituent pour les chercheurs les principales traces de l’africanité du candombe.

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Figure 1. Noël dans le barrio Palermo, tambours de la comparsa De Isla de Flores, 2009

Le candombe est-il une musique noire ?

5 D’un point de vue historique, sociologique et musical, on peut considérer que le candombe a tout d’une musique noire : un héritage africain et non pas européen, des preuves musicologiques de l’africanité de cette musique et des individus catégorisés comme Noirs à qui on attribue la création de celle-ci. On retrouve finalement beaucoup des caractéristiques dont Philip Tagg nous invite à nous méfier dans sa « Lettre ouverte sur les musiques "noires", "afro-américaines" et "européennes" » (Tagg, 2008). On pourrait se satisfaire de cette catégorie de « musique noire » pour le candombe afro- uruguayen, même si elle est moins systématiquement utilisée que « musique afro- uruguayenne ». L’adjectif noir ou afro-uruguayen ne renvoie pas ici à un lien physiologique entre couleur de peau et façon de musiquer, mais bien à une catégorie socioculturelle : la couleur de peau renvoie à une origine ethnique, mais surtout à une collectivité qui se reconnaît et à qui l’on reconnaît une spécificité au sein de l’espace culturel uruguayen. Cette catégorie est certes issue d’une longue construction historique et politique, mais si elle est sujette aux négociations, c’est bien parce que, tout en existant dans des discours et des pratiques musicales comme le candombe, elle constitue une réalité tangible.

6 Le candombe est-il la musique des Noirs Uruguayens tout simplement parce qu’en 1834, le terme candombe désigne dans le journal El Universal, les danses et les musiques que les Noirs exécutaient (Ayestaran, 1953) ? Qu’en est-il dans l’Uruguay d’aujourd’hui où l’articulation conceptuelle entre tambour et Noir est particulièrement prégnante (Aharonián, 2007) mais où la pratique de candombe dépasse largement son milieu socio- ethnique d’origine ? Je ne m’intéresserai pas tant ici, à l’instar de Paul Gilroy, aux « attributs formels de ces cultures expressives syncrétiques », mais plutôt « au problème des jugements critiques, axiologiques et (anti)esthétiques auxquels elles donnent lieu et au rôle qu’y jouent les notions d’ethnicité et d’authenticité », en tenant compte de « quel problème analytique spécifique surgit lorsqu’un style, un genre ou une performance musicale particulière sont définis comme l’expression de l’essence absolue du groupe qui les a produits » (2003 : 109). De plus l’ethnomusicologie, ou l’anthropologie de la musique selon comment on préfère la nommer, nous invite à saisir ces musiques, caractérisées comme issues de processus de transculturation (si

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tant est que toute musique ne le soit pas, mais la question n’est pas là) comme des objets constitués, inscrits dans des contextes sociaux avec leur jeu de significations propres (Kartomi, 1981 : 233). Il ne s’agit peut-être plus de se demander si la musique noire est une catégorie musicologique pertinente pour le chercheur, mais plutôt dans quelle mesure on peut en parler, dans le cadre d’une ethnomusicologie qui entend proposer une analyse basée sur une compréhension des sujets humains qui perçoivent, apprennent, évaluent et produisent la musique (Turino, 1993).

7 Après une esquisse de l’histoire du candombe, je me concentrerai sur un processus spécifique du candombe contemporain à partir de l’exemple du groupe Afrogama, se définissant comme traditionnel et militant. Comment une musique historiquement noire se redéfinit-elle comme spécifiquement noire lorsqu’elle n’est plus l’apanage exclusif d’un groupe socio-ethnique et qu’elle est passée de pratique communautaire à pratique nationale ? Une analyse de la musique et la danse d’Afrogama nous permettra de saisir comment, face à ce processus d’appropriation nationale, ou à ce que certains désignent comme un « blanchiment » du candombe, les Afro-Uruguayens redéfinissent leurs pratiques. Pour conclure, nous verrons que ces processus de création musicale et de fabrication d’identité à l’œuvre dans le candombe nous invitent à considérer la catégorie « musique noire » sous un angle particulier.

Petite histoire du candombe

8 Comme sur tout le continent américain, l’existence ou même la fiabilité des sources concernant les pratiques musicales des premiers Africains réduits en esclavage sont très ténues (Martin, 1991 ; Tagg, 1987). Le musicologue Lauro Ayestaran, pionnier des études sur le candombe, dans son chapitre sur La música negra (« La musique noire »), dans Las músicas primitivas en el Uruguay (« Les musiques primitives en Uruguay »), parle ainsi d’une étape secrète dans l’histoire de la musique afro-uruguayenne. La dénomination candombe apparaît pour la première fois à l’écrit en 1834 dans le journal El Universal et désignait à la fois les locaux où se retrouvaient les esclaves africains et les danses et musiques qu’ils exécutaient, même si ces pratiques étaient déjà mentionnées dans les documents officiels en tant que tangos ou tambos de negros (Ayestaran, 1953). Les esclaves étaient à cette époque regroupés en Naciones (« Nations ») sociétés d’entraide tolérées par les autorités et encouragées par l’Église, dont les noms renvoyaient à des ethnies africaines : les Congos Africanos, les Benguelas ou encore les Minas-Nago (Ferreira, 1997 : 26). Le processus de laïcisation et d’expansion du positivisme dans la société uruguayenne, amorcé par les gouvernements successifs à partir de la moitié du XIXe siècle, impulsa la désintégration des Naciones (Ferreira, 1997) qui devinrent des groupes carnavalesques, d’abord appelées les Sociedades Filarmónicas de Negros (« Sociétés Philarmoniques de Noirs ») puis les Sociedades de Negros y Lubolos, composées majoritairement d’Afro-Uruguayens, mais déjà à l’époque d’Uruguayens catégorisés comme Blancs. Ainsi, de « la différenciation par Nations, on serait passé à des traits de différenciation familiale et par quartier. […] sans que l’on puisse pour cela établir une relation directe entre une ancienne Nation et une comparsa ou un quartier » (Ferreira, 1997 : 30). Les sources sur le candombe de la première moitié du XXe siècle sont quasiment inexistantes, mais on suppose que c’est durant cette période que s’impose le tambor en tant qu’instrument principal des comparsas (Ayestaran, 1953), qui proposent alors des représentations de rituels des salles de candombe du siècle précédent. Ce

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glissement d’espace de production, des Salas de Naciones (« Salles des Nations ») aux scènes de quartier du Carnaval, est fondamental et largement commun à l’aire américaine (Bastide, 1996). Une étape est encore franchie dans ce processus de spectacularisation et de carnavalisation des pratiques des Afro-uruguayens : en 1956 est créé le premier Desfile de Llamadas, défilé compétitif institutionnalisé, qui fait passer les llamadas de candombe, très circonscrites aux quartiers noirs de Montevideo, du cadre communautaire au cadre national.

9 Mais le véritable basculement dans l’histoire du candombe contemporain est celui du retour à la démocratie après douze années de dictature (1973-1985), retour qui marque un tournant idéologique, politique et culturel dans l’histoire du pays. Pendant la dictature le candombe se présentait comme un moyen de résister au régime en place (Aharonián, 2007). Les exilés en Europe 6 se mirent à jouer des tambores et en Uruguay les llamadas constituaient une des seules possibilités pour les gens de retrouver la rue, qui était constamment sous surveillance (Cardoso Silva, 2000). De plus, le gouvernement civico-militaire mit en place une politique de « relogement » à la fin des années 1970 et fit démolir les casas de inquilinato et conventillos 7 des quartiers Sur, Palermo et Cordón. Ces grandes habitations collectives, où les Afro-Uruguayens étaient majoritaires, constituaient les foyers du candombe et l’expulsion des habitants répandit les candomberos dans tout Montevideo. Ainsi, à partir de la seconde moitié des années 1980, le candombe connaît une expansion nationale et internationale sans précédent. Il est aujourd’hui un des genres populaires les plus valorisés d’Uruguay : les tambores sont joués par la classe moyenne « blanche », par des femmes, en province comme dans toutes les villes d’Europe, d’Amérique Latine et des États-Unis, où résident des Uruguayens. Il n’en reste pas moins qu’en Uruguay « le candombe c’est les Noirs » et que ce qui est en jeu autour de cette pratique musicale dépasse le domaine du sonore. Si certains Afro-Uruguayens voient dans cette expansion une opportunité de reconnaissance, d’autres craignent la dilution de ce qu’ils considèrent comme leur culture et construisent des manières de se réapproprier le candombe, mobilisant des référents historiques, ethniques, religieux ou politiques.

10 De plus la sortie de la dictature a vu émerger un activisme politique noir inédit : l’association militante Organisaciones Mundo Afro (« Organisations Monde Afro »), créée en 1989, a joué un rôle absolument central dans la visibilité politique et sociale de la collectivité noire du pays, même si l’organisation est aujourd’hui critiquée et a beaucoup perdu de sa légitimité communautaire. Mundo Afro a mené des actions locales en s’efforçant d’insérer l’Uruguay dans un mouvement politique noir transnational, et a développé des ateliers, des cours de danse afro et de candombe, appuyé la formation de leaders et d’enseignants noirs, organisé des séminaires internationaux et formé des instances de dialogue avec les gouvernements successifs (Ferreira, 1997). Mundo Afro a ainsi contribué à mettre au centre du débat national des questions sociales et ethniques qui n’étaient pas abordées jusque-là, en militant à la fois sur le terrain politique et culturel, contre le racisme et les discriminations, pour la construction d’une conscience et d’une auto-estime noire en Uruguay et pour la reconnaissance de l’apport des Afro- Uruguayens à la culture nationale, tout particulièrement à travers le candombe. Mundo Afro s’est beaucoup intéressé aux affaires culturelles, notamment grâce à des artistes- activistes qui militaient en son sein et qui ont largement contribué à la construction d’un candombe militant. Chabela Ramírez, directrice du groupe Afrogama dont il va être

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question ici, est une des figures majeures de ces artistes qui s’engagèrent dans les activités de Mundo Afro.

11 Même si le candombe a toujours été, dans l’histoire de l’Uruguay, une pratique de résistance et de négociation, il devient à partir du retour de la démocratie un instrument politique central dans la construction d’un discours nationaliste noir. Entamé depuis la fin des années 1990, le processus de reconnaissance nationale s’est accompagné d’une expansion sans précédent de la pratique. Ce phénomène a modifié le positionnement de ces artistes-activistes qui se sont engagés depuis de manière explicite dans la redéfinition d’un candombe « véritable » à préserver et à promouvoir, un candombe noir. Cette tension entre appropriation nationale et réappropriation communautaire s’élabore en musique et autour de la musique, invitant à une approche en mesure de questionner l’objet musical candombe - ou plutôt les candombes au pluriel (Aharonián, 2007) : leur contenu, leur usage et les enjeux qui les traversent. C’est dans ce contexte contemporain que je propose l’analyse du candombe d’Afrogama, proposition musicale et chorégraphique particulièrement représentative de ce mouvement traditionaliste et militant.

Comment « noircir » le trait ?

12 Le groupe Afrogama existe depuis 1995 et il a la particularité d’être entièrement composé de femmes, pour la majorité afro-uruguayennes, mais pas exclusivement. Il comprend deux formations : un chœur d’une quinzaine de femmes et un groupe de danse pouvant comprendre jusqu’à soixante danseuses. Chabela Ramírez, la directrice du groupe, chanteuse, activiste noire et féministe, est également initiée au Batuque, version de Candomblé originaire de la région brésilienne limitrophe avec l’Uruguay, Rio Grande do Sul. L’Umbanda, la Quimbanda et le Batuque, cultes aux Orishas, divinités d’origine africaine, sont originaires du Brésil et sont visibles en Uruguay depuis les années 1950, mais ont connu des processus d’indigénisation (Capone, 2004) et font aujourd’hui partie de la culture populaire nationale (Pi Hugarte, 1998). En Uruguay, on les désigne sous le terme générique de religiones afros (« religions afros ») et elles ne sont pas pratiquées exclusivement par des Afro-Uruguayens. Cependant, l’initiation à ces religions a joué un rôle important dans le milieu des activistes noirs, dans un processus de réafricanisation et de rupture avec l’idéologie européenne dominante.

13 En 1995, Chabela Ramírez est directrice, au sein de Mundo Afro, d’un groupe de parole sur le genre, appelé GAMA : Grupo de Apoyo a la Mujer Afro (« Groupe de soutien à la femme afro »). Elle décide de former un chœur et un groupe de danse : « Il était plus facile de chanter que de parler », dit-elle. Afrogama participera ainsi pendant dix ans aux actions politiques de Mundo Afro, en tant que branche culturelle et musicale de l’organisation. En 2007, après une crise interne violente qui s’est soldée par le départ de beaucoup de ses membres historiques, Chabela Ramírez et Afrogama quittent Mundo Afro. Elles continuent leur activisme musical depuis, en tant qu’association indépendante. Afrogama présente ses pratiques artistiques comme des « outils politiques mobilisés pour la réappropriation et la resignification de la culture afro- uruguayenne 8 » et se construit en opposition avec, selon les propres mots de Chabela Ramírez, le candombe « fait pour se divertir » du Carnaval. Quel est donc le contenu de cette resignification ? Comment Chabela Ramírez, chorégraphe, compositeur et

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arrangeur, travaille-t-elle la matière chorégraphique et musicale pour créer ce candombe qu’Afrogama revendique comme authentique ?

Figure 2. Les danseuses d’Afrogama entourent les initiés qui défilent incarnant leur Orisha, Desfile de Llamadas, 2010, comparsa De Isla de Flores

14 Les chorégraphies du groupe représentent les Orishas à travers l’évocation gestuelle de leurs attributs et de leurs caractéristiques, Shangò, dieu du tonnerre, sera évoqué par des dessins en zigzags effectués sur le sol par les danseuses, Iemanjà, déesse de la mer, par des gestes aquatiques. Afrogama est accompagné d’initiés de religions afros, habillés de leur Orisha, chaque individu se voyant attribuer une divinité lors de l’initiation. Afrogama a notamment ouvert de 2001 à 2007, hors concours, le Desfile de Llamadas et a ainsi fait pénétrer les Orishas, à la fois symbolisés par la danse et par des personnes, dans cet espace performatif carnavalesque. Après deux ans d’absence, Afrogama est ressorti au Desfile de Llamadas, en 2010, pour apporter son soutien à la comparsa De Isla de Flores du quartier Palermo 9, qui réunissait une nouvelle génération de tamborileros du quartier et les tamborileros plus âgés, référents du style de jeu Ansina, du nom de la rue qui fut l’un des foyers historiques du candombe avant d’être détruite pendant la dictature. Le chœur Afrogama propose des chansons qui doivent faire « penser les gens », selon les termes de Chabela Ramírez, dans un style unique dans le paysage sonore uruguayen. Elles chantent en chœur à trois ou quatre voix, uniquement accompagnées des tambours, alors que le format privilégié au Carnaval est plutôt celui d’un soliste/chœur avec des voix très vibrato et un accompagnement de variété : synthétiseur, cuivres, guitare, etc. Leur répertoire est formé de compositions originales de Chabela Ramírez et de standards de candombe sélectionnés selon les thématiques qu’ils donnent à entendre : hommages aux tambours, évocation de l’Afrique comme terre maternelle, histoire de l’esclavage, hommage aux Orishas et également revendications antiracistes et féministes. Les caractéristiques les plus prégnantes de cette proposition portée par le groupe Afrogama sont la construction d’une continuité avec l’Afrique et la sémantisation du candombe, par le champ des religions afros. Les références musicales et poétiques faites à l’Afrique sont très importantes. La structure même du groupe, chœur et groupe de danse, est inspirée d’une vidéo de groupes choraux sud-africains d’isicathamiya qui circula au sein de Mundo Afro dans les années 1990, tandis que les tuniques des femmes sont inspirées des tuniques d’Afrique de l’Ouest (Ferreira, 2003) et contrastent fortement avec la nudité des danseuses de Carnaval. La sémantisation du candombe par le champ des religions afros passe par l’invention de chorégraphies représentant les Orishas et aussi de chansons leur rendant hommage. Cette sélection dans le répertoire musical candombe et la fabrication chorégraphique, elle tout à fait inédite, relève pour

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le chercheur d’une « tradition inventée » (Hobsbawm, 2006) ou plutôt d’une création de tradition, qui intervient dans un contexte bien particulier d’appropriation nationale du candombe. Les traits musicaux sont « noircis », la redéfinition du caractère noir du candombe puise dans des images et des sonorités de l’Afrique et dans un corpus mythologique du panthéon des Orishas. Cette création de tradition relève d’enjeux musicaux, identitaires et politiques, dans lesquels les stratégies de pouvoir, de prestige, de construction d’espace de visibilité jouent un rôle fondamental, mais qui ne doivent pas occulter un désir, un point de fuite identitaire, l’Afrique, que l’on peut reconnaître dans les processus de construction des cultures afro-américaines, sans pour autant essentialiser les identités ethniques (Capone, 2005).

Figure 3. Le tambour piano accompagnant les chants d’Afrogama, Journée de la Femme, 2009

15 Les femmes d’Afrogama font résonner leur proposition musicale et identitaire au niveau national. Elles sont de plus en plus reconnues et l’État fait régulièrement appel à elles pour représenter la culture afro-uruguayenne dans des événements officiels. Le groupe a été largement avant-gardiste dans ce processus de sémantisation volontaire du candombe par les religions afros. En Uruguay, leur expansion a favorisé la constitution d’un corpus de représentations et de pratiques, qui a été fondamental dans la construction de l’intellectualisme noir militant des années 1990, forme de « réinventions africanistes » culturelles et religieuses qui, tout en étant présentées comme des retours aux origines, relèvent d’un « instrument de positionnement social moderne » (Agier, 2000 : 197). Ce phénomène, permettant la construction d’une continuité historique et spirituelle avec l’Afrique, marque aussi un tournant dans les désirs et les stratégies identitaires des Afro-Uruguayens. Les années 1990 ont été marquées par un effort militant de construire une afro-uruguayennité : l’intégration des Noirs au projet national, la lutte contre le racisme et la promotion du candombe comme pratique culturelle nationale et afro-uruguayenne. Or, depuis une dizaine d’années, on assiste au mouvement de construction, non plus d’une afro- uruguayennité, mais d’une afrodescendance. Le référent n’est plus seulement national mais transnational et s’affirme notamment par le partage des divinités africaines, les Orishas, qui font l’objet de cultes dans les Amériques noires.

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Figure 4. Le chœur Afrogama devant la mairie de Montevideo, Journée de la Femme, 2009.

De l’usage des catégories

16 L’histoire des processus de construction de ce qui est aujourd’hui considéré comme du candombe a été ici trop rapidement esquissée, mais elle doit être envisagée en termes de dynamiques mêlant de manière complexe selon les périodes et leurs enjeux, l’adaptation, la résistance et l’innovation (Martin, 1991), une invention perpétuelle et nécessaire. L’exemple d’Afrogama nous montre ainsi les processus de définition d’une musique qui, pour se redire noire face à l’appropriation nationale, se tourne vers l’Afrique et vers les religions afro-américaines et qui mobilise les notions d’ethnicité, d’authenticité et de tradition. Ce mouvement esthétique et politique s’inscrit dans un contexte qui dépasse la localité uruguayenne, et qui puise dans une matière à la fois sonore, chorégraphique, religieuse et politique transnationale de redéfinition de l’afrodescendance en Amérique Latine. La matière musicale et chorégraphique est transformée, travaillée par les acteurs selon leurs désirs, désirs qui sont eux-mêmes inscrits dans des contextes politiques dans lesquels ces individus prennent position. Si le phénomène de construction créative dialectique entre les candombes est fondamental dans l’Uruguay contemporain, on peut alors considérer qu’il y a toujours eu dans l’histoire de cette musique noire ces processus de création qui oscillaient entre intégration et différenciation musicale et sociale face à la société dominante.

17 Le candombe est investi par de nombreux acteurs dans l’Uruguay contemporain : l’État, les Afro-Uruguayens, parmi lesquels les candomberos professionnels du Carnaval, les candomberos traditionalistes ou encore la jeunesse bohème de Montevideo et la diaspora uruguayenne. Cette multiplicité d’acteurs complexifie les jeux de couleurs musicales, et donc sociales dans le candombe et les catégorisations dont il fait l’objet. Il faut tout d’abord considérer ces catégories musicales comme des objets d’analyse et non pas comme des outils d’analyse musicologique, ce qui suppose de comprendre les « jugements esthétiques » comme des « activités de justification » (Becker, 1982) qui permettent « de mesurer les enjeux identitaires, politiques et économiques dont les catégorisations musicales sont le support » (Le Menestrel, 2006 : 8). Mais une étude plus approfondie de la proposition musicale et chorégraphique d’Afrogama nous convainc également de l’importance du contenu de ces catégories et de la signification des mots, des langages musicaux et chorégraphiques, qui nous permettent de nous rapprocher des processus d’interprétation de l’imaginaire social.

18 Cette articulation entre musique et essence identitaire d’un groupe est l’une des grandes difficultés dans le domaine afroaméricaniste. Stefania Capone invite ainsi à se méfier du « potentiel réductionniste et réificatoire de notions telles que "identité", "ethnicité" et même "culture", liées à cette "politique des origines". [...] La même expression "culture noire", trop souvent réifiée, n’est qu’une construction indigène qui

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ne peut guère être transformée en outil d’analyse » (2005 : 88). Ce qui vaut pour la culture noire vaut bien sûr aussi pour la musique et demande au chercheur une posture particulière, qui prend en compte la dimension dialectique et contingente de toute construction musicale identitaire.

19 Ma proposition consiste ainsi à considérer la catégorie « musique noire » comme une catégorie éminemment ethnomusicologique, articulant les dimensions musicales aux dimensions anthropologiques d’un objet qui doit être compris dans un monde social avec ses logiques propres (Kartomi, 1981). On peut parler du candombe comme « musique noire » si l’on considère que la matière musicale et chorégraphique est une matière sémantique, construite par des dynamiques politiques, identitaires et esthétiques à interroger. Cette matière fait l’objet de processus de fabrication volontaire par les individus créateurs qui s’inspirent, mélangent et transforment la matière musicale et chorégraphique pour lui réaffirmer sa couleur noire. Ces négociations créatives montrent la capacité poétique des groupes humains à se réinventer et nous invitent à considérer le rôle fondamental des artistes dans la définition de ces catégories musicales (Biermann, 2011). Il me semble également qu’il ne faut pas évacuer la particularité de l’expérience musicale et dansée dans les problèmes que posent ces catégories et leur usage. La musique et la danse font ressentir l’identité avec une extrême intensité et la performance fait éprouver aux individus un « sentiment cohérent de l’expérience du moi » (Gilroy, 2003 : 143), auquel on devrait ajouter le sentiment cohérent de l’expérience de l’Autre. Ce sentiment est transmis par le sensible, à travers les mots, les sons, les gestes et les émotions mobilisés dans la performance. En travaillant sur ces dimensions et en ne les considérant pas comme des réalités qui n’auraient pas leur place dans une ethnomusicologie rigoureuse, on peut à mon sens redonner une pertinence, au moins dans l’espace américain, à la notion de musique noire et à ses enjeux pratiques et symboliques, tout en considérant le mouvement social et politique de reconnaissance de l’afrodescendance en Amérique Latine dans lequel cette catégorie musicale et sociale prend et reprend sens.

Médiagraphie

20 Biermann Clara (2011), De Isla de Flores, Llamadas 2010.

Partie 1 : http://www.youtube.com/watch?v=1bnKkoFw6yY

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Partie 2 : http://www.youtube.com/watch?v=aSTptnCyG8o&feature=related

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SCURO SOMMA L. (ed.). (2008), Población afrodescendiente y desigualdades étnico-raciales en Uruguay, Montevideo, PNUD Uruguay.

TAGG P. (2008), « Lettre ouverte sur les "musiques noires", "afro-américaines" et "européennes" », Volume ! La revue des musiques populaires, n° 6(1-2), p. 135-161.

TUTINO T. (1993), Moving Away from Silence : Music of the Peruvian Altiplano and the Experience of Urban Migration, Chicago, University of Chicago.

WADE P. (1997), Race and Ethnicity in Latin America, Londres, Sterling (Va.), Pluto Press.

NOTES

1. Ces chiffres sont issus d’une enquête effectuée en 2006/2007 par l’Instituto de Estastisticas del Uruguay, (Scuro Somma, 2008). Les autres 90 % de la population uruguayenne sont d’origine européenne, l’Uruguay étant l’un des rares pays d’Amérique Latine où l’absence de population amérindienne est quasiment totale. Nous devons cependant considérer le métissage qui a eu lieu avec les populations autochtones, même s’il est très difficilement quantifiable. Il existe en Uruguay des personnes qui se reconnaissent comme descendants des indiens Charruás, peuple qui était établi sur les côtes du Río de la Plata et du Río Uruguay sur les territoires du Brésil et de l’Uruguay et qui fut massacré par les colons au milieu du XIXe siècle. 2. Tabaré Vasquez, le candidat du Frente Amplio, parti de Gauche unie fondé en 1971 et qui survécut à douze ans de répression assidue de la part de la dictature, a remporté le scrutin présidentiel en 2004. Pepe Mujica, candidat du même parti, lui a succédé en 2010. 3. Les autres catégories qui participent au Carnaval sont les Murgas, les Parodistas, les Revistas et les Humoristas. La plus populaire de ces catégories est la murga, forme de théatre satirique chanté qui a aussi connu une appropriation nationale depuis les années 1990. 4. Le terme lubolos désignait les Blancs qui se peignaient le visage en noir, dans les premières comparsas au XIXe. 5. Voir le documentaire Memoria de Candombe. Cuerda de Ansina, d’Emmanuel Brun, disponible sur YouTube. 6. En Europe, les villes où les collectivités uruguayennes sont les plus importantes sont Madrid, Barcelone, Valence, Paris, Stockholm et Göteborg. La France et la Suède ont accueilli des exilés dès les premiers mois de la dictature. L’Espagne a constitué une destination d’exil, mais seulement après la mort de Franco en 1975. À cette migration d’exil s’ajoute les vagues de migration économique, qui prennent à partir de 2000 une ampleur considérable, lorsque la crise économique argentine touche l’Uruguay de plein fouet, à tel point qu’on entend souvent appeler cette vague de départs le « deuxième exil ». 7. Les conventillos (« petits couvents ») et les casas de inquilinatos (« maisons de location ») étaient des habitations collectives construites au XIXe siècle avec une grande cour au milieu, dont les habitants partageaient les parties communes, salles de bain et cuisines. 8. Extrait du blog d’Afrogama : http://afrogama.blogspot.com.

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9. Le lecteur curieux trouvera sur YouTube une vidéo montée par l’auteur intitulée De Isla de Flores, Llamadas 2010, en deux parties (Part 1 : http://www.youtube.com/watch?v=1bNKkoFw6yY, Part 2 : http://www.youtube.com/watch?v=aSTptnCyG8o&feature=related). On peut y voir les danseuses d’Afrogama, vêtues de tuniques bleues pour rendre hommage à Iemanjà, Orisha régnant en 2010, et écouter le jeu réputé rapide, dense et guerrier des tambours d’Ansina.

RÉSUMÉS

À partir de l’exemple du candombe afro-uruguayen, je propose d’analyser comment, dans un contexte d’appropriation nationale d’une musique créée par les Afro-Uruguayens et longtemps méprisée dans un pays très eurocentriste, on assiste à des processus de création en réaction à ce « blanchiment » de la pratique. Le groupe Afrogama, qui se définit comme traditionnel et militant, « noircit » le trait musical et le geste chorégraphique en s’inspirant de l’Afrique et des religions afro-américaines. Les dynamiques et le contenu de ces jeux de couleurs dans le candombe doivent être compris dans un contexte national et transnational de définition de l’afrodescendance en Amérique Latine. La catégorie « musique noire » prend son sens si on l’envisage comme une catégorie ethnomusicologique qui articule dynamiques musicales, sociales et politiques, tout en considérant la nature particulière de la musique et de la danse dans les processus de construction identitaire.

INDEX

Index géographique : Uruguay, Amérique latine / Latin America Keywords : dance, politics / militancy, race / racism / ethnicity, adaptation / appropriation / borrowing, transnationality, identity (individual / collective) Mots-clés : danse, politique / militantisme, race / racisme / ethnicité, adaptation / appropriation / emprunt, transnationalité, identité individuelle / collective Thèmes : candombe, noire / Black music

AUTEUR

CLARA BIERMANN

Clara BIERMANN a étudié l’ethnomusicologie et l’ethnologie à l’Université de Paris 8 et poursuit une recherche de doctorat en ethnomusicologie à Paris Ouest Nanterre La Défense, sous la direction de Jacques Galinier et Rosalía Martínez. Membre du Centre de Recherche en Ethnomusicologie, (LESC, UMR 7186 CNRS), elle travaille sur les processus de fabrication musicale et chorégraphique et de création de tradition ainsi que sur l’articulation entre langages sensibles - musique et danse - langages politiques et définition de soi dans le candombe afro-uruguayen. Elle participe également à l’ANR Globalmus, coordonné par Emmanuelle Olivier (CRAL, UMR 8566 CNRS-EHESS), où elle s’intéresse plus particulièrement aux figures des compositeurs et aux pratiques de la création musicale et chorégraphique. mail

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Peut-on parler de musique « noire » au Mexique, pays de l’indigénisme ? Le cas de la cumbia et de la chilena des Afro-Mexicains de la Costa Chica Is There "Black" Music in Mexico, the Country of Indigenism? The Examples of Afro-Mexican Cumbia and Chilena in Costa Chica

Sébastien Lefèvre

NOTE DE L'AUTEUR

En hommage à Lino Ayona († 2007)

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1 Le titre de cette communication peut apparaître comme incongru. Le Mexique n’est-il pas le pays de l’indigénisme par excellence (Olivo Negrete, 2000) ? Indigénisme remit à l’ordre du jour par les luttes des zapatistes de ces dernières années. Indigénisme 1 qui prend sa source depuis le XIXe siècle quand l’ État-nation nouvellement créé, suite à l’indépendance, s’interrogea sur son ontologie. La question posée par les élites créoles 2 d’alors était la suivante : qui sommes-nous ? Sommes-nous fils et descendants d’Espagnols ? Sommes-nous des criollos (fils d’Espagnols-Européens nés à la Nouvelle Espagne) ? Sommes-nous autre chose ? Qui sont ces peuples si différents de nous, les Indios 3 ? Ce dernier point sera à l’origine de toute une série de débats quant à la présence indigène mais surtout la question essentielle sera : que faire avec ces populations 4 ?

2 Les solutions proposées iront de l’inclusion à l’exclusion. Certains personnages proposeront même, dans une démarche qui n’est pas sans rappeler les États-Unis et le Liberia, de les faire partir du pays ! Pour ce qui est de l’inclusion, elle se fera toujours par l’assimilation voire par l’absorption-extinction par le métissage (Basave, 2002). Le Mexique est sans nul doute le pays d’Amérique latine qui a le plus théorisé l’idéologie du métissage. Le problème « indien » se résoudrait par le métissage. Certains auteurs comme José Vasconcelos postuleront la création, par voie de métissage, de la cinquième race universelle (Vasconcelos, 1961). Cependant, il ne faut pas se tromper, le métissage postulé passera toujours par l’injection et la prédominance de l’élément blanc, seul à même d’élever cette nouvelle « race » vers le progrès.

3 Dans ce contexte, qu’en est-il dans tout cela des populations afro-mexicaines ? Aux yeux des autorités elles n’existent pas et n’ont sans doute jamais existé. Dans leurs débats sur l’ontologie mexicaine, les différentes générations de l’élite n’ont jamais cru bon de s’interroger sur celles-ci. En cela, on peut se demander dans quelle mesure l’indigénisme (idéologie si présente au Mexique), entendu comme une politique intégrationniste des populations indigènes par voie de métissage, a contribué à occulter les présences africaines au Mexique ? Et pourtant, elles sont arrivées en même temps que les Espagnols et ont participé à la conquête du Mexique (Ngou-Mve, 1994). On a même pu affirmer que le premier à avoir semé du blé au Mexique fut un « Noir » (Beltrán, 1989). Depuis, les populations afro-mexicaines ont été présentes sur tout le territoire mexicain. Et lors de l’indépendance, ces populations ont participé aux luttes. Le Mexique a même eu un libérateur « moreno » (noir) en la personne de José María Morelos (1765-1815). Toutefois, il est toujours apparu représenté avec un foulard sur les cheveux. Peut-être afin de cacher sa tête crépue ? Les présences africaines au Mexique ont donc joué un rôle conséquent dans la formation de l’État-nation mexicain, politiquement, socialement et culturellement, tout en restant délibérément tues.

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4 Actuellement, il reste encore des populations afro-mexicaines dans la région de Veracruz mais surtout dans la région connue sous le nom de Costa Chica, dans le Pacifique (qui va approximativement du port d’Acapulco jusqu’à Puerto Escondido). C’est sur ces populations que l’enquête de terrain a été menée entre 1999 et 2003 5 et que cet article entend centrer ses analyses 6. Les populations afro-mexicaines sont, certes, minoritaires nationalement et vivent de manière très territorialisées. Cette région de la Costa Chica est également habitée par des populations dites « métisses » (mestizas), interprétées comme « blanches » et des populations indiennes (indígenas) telles que les Amuzgos, les Mixtecos, les Nahuas. Ces populations afro-descendantes sont issues de l’histoire coloniale et de la pratique de l’esclavage. En effet, cette région de la Costa Chica fut le lieu d’implantation d’une économie rurale espagnole à l’époque coloniale (bétail, coton, café, pêche, sel). En plus, les ports d’Acapulco et de Huatulco ouvraient une porte au commerce transcolonial (Les Philippines et le Pérou) et furent très demandeurs des produits de l’économie rurale. En outre, du fait du faible contrôle espagnol sur la zone, de la proximité d’enjeux économiques, de la difficile accessibilité de la région, s’organisèrent des activités de marronnage dans toute la Costa Chica. Les populations afro-mexicaines contemporaines de la Costa Chica sont donc insérées dans une société locale multiethnique. Multiethnicité amplifiée par une très forte migration vers les États-Unis qui les confronte avec d’autres groupes de Latino-Américains, d’Afro-Américains, etc. 7 Cette dernière caractéristique entraîne souvent un nouveau positionnement identitaire 8.

Un cas d’étude inédit pour la problématique de Philip Tagg

5 Ce succinct exposé, permet de mieux cerner la problématique de la musique noire sur le sol mexicain. En effet, peut-on parler de musique « noire » dans un pays où ces populations n’existent même pas officiellement et où le métissage national ne reste qu’un dialogue entre la figure du Métis et celle de l’Indigène ? Certes, il y aurait pu

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avoir une ou des musique(s) que les « Noirs » auraient laissée(s), lesquelles auraient été reprises dans certaines régions ou au niveau national. À ce propos, il faut commencer par préciser quelques points concernant les présences africaines dans la musique populaire du Mexique. Très peu d’auteurs y ont consacré leurs recherches. D’après le peu de sources qui j’ai pu consulter (Aguirre, 1994), (Baud, 1995), (Zedillo, 1988), on peut avancer que les Africains déportés au Mexique ont toujours participé aux différentes danses sous la colonie. À la fois, parmi les populations indigènes avec des danses comme le nonteleche, les patoles ou les areitos, mais aussi parmi la population européenne (espagnole principalement) durant les fêtes catholiques, et finalement, entre eux-mêmes lors de leurs regroupements festifs pendant les jours tolérés par les autorités. Selon les auteurs, ce serait cette interaction qui aurait donné naissance aux futures danses métisses à la fin du XVIIIe siècle. Par ailleurs, tous les auteurs concordent aussi sur un point : la plupart du temps les danses exécutées par les Africains et leurs descendants se sont vues largement taxées de lascives, coquines, malhonnêtes et provocatrices, et furent souvent interdites car troublant l’ordre (moral ?).

6 Dans sa lettre ouverte (2008), Philip Tagg se demandait si l’on pouvait réduire une musique à une couleur de peau. Cette question ne résiste pas à un examen un tant soit peu rigoureux. Musicalement, certaines caractéristiques attribuées en général aux populations noires seraient (et/ou auraient été) également présentes parmi les populations blanches. Historiquement, il est impossible de déterminer quels ont été les bagages musicaux des uns (les « Noirs ») et des autres (« Blancs », « Indigènes ») dans la tragédie du Nouveau Monde. Impossible de savoir aussi quel fut le degré exact d’acculturation mutuelle. Toujours est-il que son texte se clôt par l’hypothèse, intéressante et méritant débat, que la catégorie de musique noire ne pourrait reposer en réalité que sur les projections sur les « Noirs » des stéréotypes des « Blancs » sur leurs musiques.

7 Toutefois, cette lettre me laissa une sensation étrangement paradoxale. Tout en souscrivant à ses arguments, je ne pouvais me résoudre à l’appliquer mécaniquement aux impressions de mon terrain afro-mexicain. Il me fallait retourner vers la musique, la danse et les textes des populations afro-mexicaines de la Costa Chica pour questionner à nouveau frais, et sur un terrain inédit, la question des liens impossibles et pourtant incessibles entre musique, race, identité et performance. D’autant plus qu’à la différence d’autres terrains américains où la question noire est autrement plus débattue, le Mexique n’a pas particulièrement abordé le problème, comme nous l’avons vu en introduction 9. Peut-on donc parler de musique noire dans un pays qui ne reconnaît pas les Noirs en tant que minorité ethnique et dans un contexte social peu concerné par les revendications identitaires spécifiquement noires ? Dans la problématique taggienne, le cas mexicain s’avérait décidément plus original et inattendu que prévu.

8 Il convient toutefois d’aller plus loin dans le débat en interrogeant concrètement les pratiques musicales chez les Afro-Mexicains de la Costa Chica, afin de voir, si effectivement, on peut parler d’une pratique musicale différenciée. Si oui, est-ce que cette pratique s’inscrit dans des processus de revendication identitaire ? Peut-on alors parler de musique noire ? Et parle-t-on en termes de musique noire ?

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La genèse historique de deux genres musicaux afro- mexicains : la cumbia et la chilena

La cumbia 10

9 La cumbia est une musique qui est née en Colombie. Elle serait le résultat de l’interaction entre divers peuples culturellement différents : Indigènes, Africains déportés en Amérique, Blancs Espagnols pendant l’époque de la conquête et de la colonie espagnole. C’est sur la côte que la cumbia fait son apparition, dans la région caraïbe, au nord du pays. L’instrumentation, la danse et l’habillement reflèteraient cette origine tri-ethnique. Les tambours seraient de provenance africaine, les flûtes principales indigènes, la métrique et la poétique, espagnoles. La danse reprendrait, selon les auteurs 11, les mouvements sensuels caractéristiques des danses africaines. L’habillement serait espagnol, reprenant pratiquement les mêmes habits utilisés par les femmes pour les danses de flamenco, et des habits que portent de nos jours encore les participants des foires du pays basque, pour les hommes.

Fig. 1. Peinture murale annonçant la foire de San Nicolás (état de Guerrero, juillet 2003).

10 Au Mexique, la cumbia serait arrivée par l’intermédiaire d’orchestres colombiens qui ont, à l’âge d’or de la cumbia (années 1950), effectué des tournées sur tout le continent. Elle se serait par la suite pérennisée car quelques musiciens colombiens seraient restés au Mexique quelques temps. Puis, par un processus de fusion-adaptation avec les rythmes nationaux et certaines interprétations originales de musiciens locaux, elle se serait « mexicanisée ».

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Fig. 2. Deux « trobadores » (trouvères) afro-mexicains durant une soirée à Cortijo, Elías Serrano (Cortijo, état de Oaxaca) et « Gasolina » de Llano grande la Banda

11 En ce qui concerne la côte pacifique, terrain de mon étude, il n’existe aucune source fiable en tant que telle. J’exposerai simplement ce que j’ai pu entendre lorsque je parlais avec des Afro-Mexicains de leurs musiques et ce qui m’a été confirmé par les entrevues réalisées avec les chanteurs de cumbias 12. Il semblerait que la cumbia sur la côte soit une musique récente. Elle serait arrivée sur la Costa Chica dans les années 1960 par l’intermédiaire de musiciens colombiens qui effectuaient des tournées au Mexique. Certains seraient restés vivre sur la côte pendant plusieurs années comme Aniceto Molina, installé, lui, de 1973 à 1983 ( ?) à San Marcos dans l’État de Guerrero. Toutefois, les chanteurs locaux développèrent un type local de cumbias correspondant à leurs choix esthétiques personnels. Certains, comme Los Negros Sabaneros firent le choix volontaire de jouer des cumbias colombiennes, avec très peu de compositions personnelles. En revanche, El Internacional Mar Azul, Los Cumbieros del Sur et beaucoup d’autres, optèrent pour des compositions personnelles avec très peu de chansons colombiennes. Ce sont ces derniers qui donnèrent la touche personnelle à la cumbia de type colombien sur la Costa Chica. Eux-mêmes, c’est-à-dire, les chanteurs (et la population) appellent leur musique sous le terme générique de cumbia bien que celui-ci regroupe en fait beaucoup de rythmes différents (du plus rapide, charanga, au plus lent, cumbia sonidera). Un terme aussi est apparu comme récurrent, celui de merequetengue. Il semblerait que ce dernier caractérise la façon particulière, autochtone, de jouer de la cumbia sur la côte. En effet, lorsque je demandais aux chanteurs quelle était la différence avec la cumbia, ils me répondaient que c’était de la cumbia.

La chilena

12 Les sources concernant la chilena mexicaine sont aussi peu nombreuses que celles touchant à la cumbia mexicaine. La mémoire populaire orale fait état de l’origine de ce genre musical 13. Cette musique serait arrivée avec le passage et la présence de marins

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chiliens sur la côte pacifique mexicaine (XIXe siècle). Ces marins remontaient la côte pour atteindre la Californie, avec pour objectif d’y trouver de l’or. Lors de leurs escales, dans les différents ports le long de la côte pacifique (Acapulco, Puerto Ángel…) ils se mettaient à jouer leurs musiques. Le genre serait resté et aurait été adopté par la population locale avec le nom de chilena (car venant du Chili), au cours de la seconde moitié du XIXe siècle.

13 Contrairement à la Cumbia, la Chilena a fait l’objet d’études savantes plus systématiques, qui reconduisent pratiquement la même version que l’histoire populaire (Mutaralla, 2004 ; Standford, 1984 et 1998 ; Ochoa, 1987 ; Moedano, 1980 ; Pérez, 1990). En effet, on y précise que c’est un genre musical qui est venu du Chili à travers les migrations des marins chiliens. On peut d’ailleurs observer sa présence historique au Chili mais aussi au Pérou sous différentes appellations telles que cueca (Pérou), zamacueca (Chili) puis changement de nom une nouvelle fois au Pérou pour celui de Marinera. Elle serait d’origine africaine, représentant une danse sensuelle, l’homme courtisant la femme, à la façon d’un coq qui pourchasse la poule (Ochoa 1987).

14 La chilena donc, selon les différentes sources mentionnées plus haut, serait arrivée au Mexique entre le début et la fin du XIXe. La forme première daterait, par conséquent, de cette époque 14. Il s’en est suivi un processus d’adaption-fusion avec les rythmes locaux (Pérez 1990) pour finalement donner la chilena mexicaine. Mais pourquoi alors les Afro- Mexicains auraient-ils adopté, transformé puis transmis de génération en génération ce genre ? Pérez (1990) nous éclaire à ce propos en expliquant qu’il existait des prédispositions rythmiques africaines, à la fois dans les cuecas, zamacuecas, marineras et à la fois sur la Costa Chica qui permirent cette adaptation-fusion.

15 D’après tous les éléments cités, peut-on avancer alors que la cumbia et la chilena de la Costa Chica sont des musiques « noires » ? Toutes deux proviennent des pratiques culturelles des esclaves africains déportés aux Amériques. Elles sont jouées actuellement encore par les populations afro-descendantes. Toutefois, comme on a pu le voir, les deux musiques prennent aussi leurs sources dans l’interaction entre les Africains, les Blancs et les Indigènes, même si pour ce qui est de la chilena, elle proviendrait plus à l’origine de danses exécutées par des « Noirs » du Chili et du Pérou. Même si nous avons des données non négligeables pour tenter de répondre à cette question, il reste que la chilena et la cumbia ne sont pas des genres musicaux exclusifs des Afro-Mexicains de la Costa Chica. En effet, sur la côte, les Indigènes pratiquent eux aussi la chilena 15. Et au niveau national, on joue aussi des cumbias. Pour tenter d’apporter des éléments de réponse plus précis, il est nécessaire de procéder à une brève comparaison musicale entre les différents styles afin de voir dans quelle mesure peut-on effectivement parler de « musique noire » ?

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Fig. 3. Festival de Chilena 2003, Jamiltepec (état de Oaxaca)

Approche musicale comparative

16 La comparaison s’opèrera à plusieurs niveaux. D’une part, la cumbia afro-mexicaine, jouée sur la Costa Chica, sera comparée à la cumbia jouée dans le reste de la République mexicaine. D’autre part, la chilena afro-mexicaine sera comparée à la chilena indigène. Ainsi, il sera possible d’observer concrètement s’il y a lieu de parler de musique différenciée ou non. Le tableau qui suit résume les comparaisons :

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Observations générales

Cumbia nationale : la cumbia nationale se caractérise par une absence importante d’improvisation et d’appel-réponse entre le chanteur et le chœur. Le synthétiseur est mobilisé la plupart du temps. Il s’agit d’une musique relativement simple et commerciale. On peut ressentir cela en termes d’arrangements musicaux où l’on constate une uniformité prononcée dans l’harmonisation. Cette volonté d’insertion dans le marché du disque se retrouve aussi dans le choix du thème des chansons qui parlent essentiellement d’amour. De même, on peut constater cela dans les influences assimilées par la cumbia nationale qui, selon les modes du moments, va intégrer aussi bien des éléments du reggae, du ska, de la musique tex-mex, etc. Par rapport à la littérarité du texte on peut souligner qu’il n’y a pas de versification précise et systématique. Les rimes apparaissent plus par répétition de phrases que par composition poétique. Le texte reste néanmoins l’élément qui va structurer la chanson dans la cumbia nationale. Cumbia afro-mexicaine : tout d’abord il faut signaler que l’improvisation instrumentale y est récurrente. Les moments où le chanteur ne chante pas son texte sont, en général, les moments où l’improvisation va intervenir. Souvent cette improvisation est l’œuvre du percussionniste, du guitariste ou de l’accordéoniste. L’appel-réponse entre un chanteur et un chœur est de la même façon très présent. Le chanteur va chanter une phrase, soit le chœur va la reprendre, soit chanter une phrase différente, répétée tout au long du couplet du chanteur. On peut aussi constater cet appel-réponse entre le chanteur et un instrument de la formation (guitare, percussion par exemple). On observe donc un dialogue entre le chant et les instruments dans le sens où il y a une grande place accordée à ces derniers. On laisse pour ainsi dire s’exprimer les instruments. Cette liberté va contribuer fortement à la recherche de ce rythme entraînant, sautillant, signalé dans le tableau, grâce notamment aux percussions qui sont très nombreuses par rapport à la cumbia nationale.

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Lien Qr code pour écouter les extraits suivants sur un smartphone – http://www.seteun.net/ spip.php ?article238

Extrait 1 : Ra Matoma Extrait 2 : Arrinconamela Extrait 3 : Chacagua Extrait 4 : Dama de Noche

17 En ce qui concerne ce type de cumbia, on peut parler d’un style nettement moins commercial car, d’une part, les thèmes abordés reflètent la vie quotidienne des gens sur la côte ; d’autre part, on observe un moindre souci quant à l’arrangement des musiques. Les arrangements sont, en outre, minimes. Ces chansons ne sont pas insérées, comme nous le verrons plus loin, dans les circuits de l’industrie du disque. Pour ce qui est du chant, il se singularise par une sorte de nasalisation. De plus, le texte, par ailleurs poétique, ne va pas, comme dans la cumbia nationale, structurer en grande partie la chanson. Les formes récurrentes sont des constructions en strophes de quatre vers, c’est-à-dire des seguidillas et des octavillas (strophes en huit vers), et pour la quasi totalité composées avec des vers d’arte menor et souvent en vers octosyllabiques. Cette métrique provient d’un style populaire très en vogue depuis le baroque jusqu’au romantisme espagnol (XVIIe-XIXe).

18 Pour terminer, il faut insister sur la relation chant, instrument mais aussi danse 16. On constate une interrelation entre ces trois éléments. Le chant, en outre, se tait pour laisser l’espace aux instruments. Les instruments vont donc répondre souvent au texte émis par le chanteur. Puis, lors de l’expression des instruments pendant la phase d’improvisation cela permettra au danseur de s’exprimer à son tour. Il faut souligner aussi une interaction entre le chanteur et le danseur. Les deux éléments s’alimentant mutuellement : le chanteur en excitant par des cris ou des phrases le danseur, et le danseur en se démenant dans la danse, encouragera le chanteur, de même que les

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instrumentistes à chanter et à jouer de plus belle. Il existe, par conséquent, une sorte d’espace-temps interactif entre ces trois éléments. Chilena indigène : elle se caractérise tout d’abord par le code linguistique. La chilena sur laquelle nous nous sommes basés est chantée en langue mixteco (groupe indigène habitant sur la Costa Chica) et en espagnol. Il semblerait que le texte soit le même. On observe une construction poétique en seguidilla (quatre vers), vers d’ arte menor, octosyllabiques. Le tableau montre une instrumentation assez basique 17. Chilena afro-mexicaine : comme on peut l’observer, il n’existe pas une différence irréductible entre les deux musiques. Toutefois, il est possible de relever une nette variation quant à l’interprétation musicale. En effet, on remarque une forte interprétation lorsque le zapateo (claquement des pieds sur le sol) va intervenir, c’est-à- dire au moment qui correspond au pont musical. Les instruments (percussions, saxophone, trompette) se caractériseront alors par un phrasé « détaché ». On constate une variation quant à l’accentuation. Il y a notamment, grâce au rythme ternaire, un jeu sur le temps et les contretemps afin de faire ressortir un certain balancement et cadencement. Lorsque le chanteur va chanter le texte alors on observera une diminution sonore flagrante de l’instrumentation pour laisser le champ libre au chanteur.

19 Quant aux textes, il faut souligner une certaine versification. En outre, dans une très grande majorité on recense des strophes de quatre vers octosyllabiques rimant en paire. Il faut noter aussi une forte présence de poésie (versos), strophes de quatre ou six vers rimant en paire. En principe ce genre de strophe est improvisée 18. Pour terminer, il faut souligner une présence importante de cris de la part du chanteur qui ont pour but d’exciter le danseur. Il y a donc là aussi une interaction non négligeable.

20 En résumé, on peut dire que la cumbia et la chilena afro-mexicaines se distinguent par une complexité rythmique plus conséquente, due notamment à une très forte présence de percussions. De la même façon, on peut constater une plus grande place accordée à l’improvisation. On la retrouve, en outre, lors des ponts musicaux (guitare, accordéon, percussions). Improvisation présente aussi dans le texte à travers les versos. Concernant ce dernier élément il faut noter que même si le texte n’a pas la même importance dans chacun des styles, il reste un élément fondamental quant à la structuration de la chanson.

Approche chorégraphique et zones ethniques dansantes 19

21 La musique n’étant pas que musique, il convient maintenant de s’intéresser à la manière de danser mais surtout aux zones du corps qui sont mobilisées pour effectuer les danses. Comme on a pu le voir pour les différentes cumbias (Costa Chica-nationale), il existe des différences significatives, dans la recherche du rythme notamment. Qu’en est-il pour la façon de danser ? Voici les conclusions auxquelles on peut arriver après étude des différents acteurs dans la danse.

22 Les zones du corps mobilisées par les Afro-Mexicains dans leur cumbia sont la tête, les épaules, les coudes, le tronc et les hanches, les genoux et les pieds. En sachant que les épaules, le tronc et les hanches ainsi que les pieds jouent un rôle moteur dans l’exécution de la danse. Ces zones du corps diffèrent d’avec les zones du corps

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mobilisées par des non-Afro-Mexicains pour danser la cumbia nationale : tête, mains et pieds essentiellement, le reste du corps étant peu mobilisé. On peut retrouver ces zones du corps dans l’exécution que font chacune des populations des danses de l’autre. Les non-Afro-Mexicains auront du mal à bouger certaines zones en même temps comme les épaules, le tronc et les hanches, les pas des pieds, sans compter les fléchissements des genoux. Dans le cas des Afro-Mexicains dansant la cumbia nationale, on peut retrouver la mobilisation des zones moteurs de la cumbia afro-mexicaine (tronc, hanches et pieds 20), sauf pour les épaules 21.

23 Toutes ces remarques amènent à la réflexion suivante : il existerait certaines zones ethniques dansantes qui catégoriseraient les Afro-Mexicains. Ces zones seraient, si l’on prend les éléments moteurs dans la danse : épaules, tronc et hanches, genoux, pieds, pour la cumbia, et bras, mains, tronc et hanches, pieds pour la chilena 22. C’est un corps dansant dans son ensemble, presque total, car, pratiquement, tout le corps bouge. Mais cela ne veut pas dire que ce corps dansant s’est enrichi avec l’apport d’autres zones ethniques dansantes (hispaniques et indigènes), même si ce corps est capable de reproduire ces autres danses, il ne va pas les intégrer. Idée que l’on peut observer avec la non-incorporation de la façon de danser la cumbia nationale dans la cumbia afro- mexicaine et avec l’entrain dans l’exécution de la chilena qui les différencient des Indigènes. Par conséquent, le corps dansant afro-mexicain reste un corps ethnique dansant.

24 Il faut rapporter, à ce propos, les commentaires que font les Afro-Mexicains lors des bals qui célèbrent des évènements sociaux (tels que les mariages, baptêmes, etc.), quant à la musique des « autres », notamment la cumbia nationale 23. Souvent, lorsque le DJ (disc-jockey) passe trop de cumbias nationales, la piste se vide et les gens réclament leurs cumbias costeñas (de la côte). Ils disent s’ennuyer en dansant ce style de cumbias. Elles manquent, selon eux, de sabor (saveur), de rythme, elles ne sont pas « bonnes » pour danser. On retrouve, par conséquent, dans ces commentaires, la spécificité musicale signalée plus haut où l’on a pu observer une recherche dans le rythme (sautillant). Ce rythme se retrouve donc dans la façon de danser, il va permettre une plus grande liberté (pont musical improvisé) dans l’expression corporelle.

Approche sémiotique

25 Il est intéressant de voir, puisque la musique n’est pas forcément que musique mais aussi danse et, de la même manière, la musique et la danse ne sont pas que musique et danse mais aussi parfois texte 24, ce que peut nous apprendre le corpus textuel 25. Outre les marques récurrentes d’interactions (chanteur-instrumentistes, chanteur-chœur, etc.) la brève analyse textuelle des chansons montre la prééminence de différents thèmes comme l’inter-racialité, la musique et la danse, l’amour (et ses aversions), la migration, l’ontologie afro-mexicaine ou encore la nourriture, le climat, et les travaux propres à la population afro-mexicaine (pêche, bétail par exemple). Néanmoins, tous ces thèmes semblent être sous-tendus par une opposition essentielle qui se répète et se reformule tout au long du corpus. Il s’agit de l’opposition Noir/non-Noir. Cette opposition est omniprésente dans la relation des populations afro-mexicaines aux autres populations (non-afro-mexicaines).

26 Il existe, par conséquent, une relation de contrariété entre Noir et non-Noir. Des expressions comme Soy el Negro de la costa (Je suis le Noir de la côte) ou Soy descendencia

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de Negros y ese Negrito soy yo (Je suis descendant des Noirs et ce petit Noir c’est moi) font état de cette relation. En effet, si l’émetteur se catégorise comme Noir cela sous-entend qu’il existe des non-Noirs. Il faudrait, finalement, s’interroger pour vérifier la validité de cette relation de contrariété, sur les différents acteurs de la communication qui sont convoqués au travers des chansons. Si l’on étudie la situation d’énonciation du corpus on peut établir le schéma suivant.

27 À partir de ce schéma, on peut très nettement observer que l’énonciateur est afro- mexicain, de même que l’énonciataire ainsi que le référent et le code. Les Afro- Mexicains chantent pour eux des chansons qui traitent de leurs pratiques culturelles, culinaires, de leurs réalités sociales, etc.

28 Par ailleurs, il serait intéressant de s’interroger sur la réception des chansons que chantent les Afro-Mexicains quand l’énonciataire n’est pas un Afro-Mexicain. En effet, si le message est émis depuis une instance afro-mexicaine pour une instance afro- mexicaine, quelle est la réception sur des non-Afro-Mexicains ? Dans le corpus les non- Noirs n’apparaissent qu’à de rares exceptions. Deux chansons seulement parlent des Indigènes et une autre des Métis. Ont-ils alors une position d’énonciataires ? Ils apparaissent automatiquement comme des anti-énonciataires (Courtés, 1991) car ne correspondant pas à l’énonciataire idéal (afro-mexicain) pour que le message soit partagé. De fait les non-Afro-Mexicains ont une position d’anti-énonciataires par leur différence culturelle. Ils peuvent comprendre, entendre, adhérer ou non à l’énoncé des chansons mais ils sont par leurs positions culturelles, externalisés du schéma de l’énonciation contenu dans l’énoncé des chansons chantées par les Afro-Mexicains, car elles ne leur sont pas destinées. Ils sont comme en marge de la situation de communication, en marge du système de valeurs afro-mexicain.

29 Lors de bals (noces, baptêmes, etc.), le public n’est pas composé que d’Afro-Mexicains, y assistent aussi, des Indigènes et des « Métis-blancs ». Or les chansons ne parlent principalement que des « Noirs » et de leurs pratiques culturelles. Dans les chansons, par exemple, sont souvent convoqués les rituels de mariage. Les non-Afro-Mexicains n’ont pas les mêmes. Pourtant, ils savent que les Afro-Mexicains ont d’autres coutumes. Ils sont donc en mesure de comprendre les différents codes. Cependant, ils y sont extérieurs culturellement. Cette position d’anti-énonciataire contribue, à mon sens, à voir ces musiques (pour un public non-afro-mexicain) comme des musiques noires et/ ou des musiques de « Noirs ».

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Industrie du disque, médias et stratégie identitaire ?

30 Il est important de préciser quel est le cadre de diffusion de ces musiques. La cumbia afro-mexicaine ainsi que la chilena ne jouissent pas d’une diffusion large et massive. De fait on ne les entend ni à la radio ni à la télévision. Les chaînes nationales et leurs relais locaux diffusent quasi exclusivement les musiques produites par les grandes industries du disque au niveau national. Les deux musiques en question sont donc diffusées localement lors des fêtes et de la vie quotidienne. Ces musiques peuvent s’écouter essentiellement partout où sont les Afro-Mexicains, que ce soit sur la Costa Chica ou sur les lieux de leurs migrations (Mexico, Acapulco, USA entre autre) 26. Il existe néanmoins quelques radios locales comme celle de la Commission nationale pour le Développement des peuples Indigènes (CDI) qui offre un créneau horaire d’une demi- heure chaque dimanche pour la diffusion du programme Cimarrón, la voz de los afromestizos. Par conséquent, ces musiques ne sont pas soumises à une pression conséquente du marché du disque.

31 En ce qui concerne la stratégie identitaire, il convient de préciser qui parle et comment on parle de ces musiques. Dans les différentes conversations avec les gens, j’ai pu observer qu’il n’y avait pas ou peu de revendication identitaire directe en tant que « musique noire ». Cette désignation venait après en général. Les gens me précisaient souvent que ces musiques étaient à eux, étaient de la Costa, bref que c’étaient les musiques des Morenos (Noirs), des Negros (Noirs), etc. Il existe, par ailleurs, un mouvement associatif noir (México Negro, Colectivo África, etc.). Ces collectifs politiques développent des approches socioculturelles pour sensibiliser la population afin qu’elle connaisse et qu’elle prenne conscience de son histoire. Lors de leurs rencontres associatives, la musique et la danse sont toujours présentes et servent de marqueur identitaire : « c’est nos traditions, nos danses, nos musiques. » Or, il faut nuancer le rôle que peuvent avoir ces associations car elles ne sont pas très développées et n’ont pas un impact conséquent sur la population (pour le moment 27).

32 Brièvement donc on ne peut pas dire que les musiques afro-mexicaines soient conditionnées par une stratégie identitaire politico-culturelle ouvertement consciente. Je précise « ouvertement consciente » car le fait que les chansons fassent appel à une différenciation entre nous/eux est révélateur d’une prise de position énonciative et de fait identitaire : « je suis noir, je pratique telle musique, je mange telle chose, voici comment j’ai grandi », etc.

Conclusion

33 À la suite de ces différentes approches, on peut constater qu’il existe des pratiques différenciées chez les Afro-Mexicains de la Costa Chica, en termes de musique, de danse ainsi qu’en termes d’énoncés culturels, qui les positionnent identitairement par rapport aux autres. Ces différences constituent en quelque sorte une identité afro- mexicaine. Pour autant, cette identité (comme toute identité) reste complexe et multidimensionnelle. L’extrait de la chanson qui suit en est l’illustration : todos me dicen el Negro (tout le monde m’appelle le Noir) porque una Negra me crió (parce qu’une Noire m’a élevé) toda la costa ya anduve (j’ai déjà parcouru toute la côte) no hubo un Negro como yo (il n’y avait pas un Noir comme moi)

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34 On peut observer clairement que l’on peut ne pas être noir et être vu comme Noir du fait d’avoir reçu une culture noire. Culture noire entendue comme la somme d’expériences qui a fait ce qu’est aujourd’hui la culture afro-mexicaine. Cet extrait montre aussi que le terme « musique noire » est le produit souvent d’une assignation de la part des autres (assignation socio-historique). Sur la Costa Chica cela dépendra en fait de la position des uns et des autres, selon que l’on est blanc, afro-mexicain ou indigène. Et à l’intérieur de ces différents groupes les positions elles-mêmes peuvent varier par rapport à chaque intentionnalité. Un Afro-Mexicain engagé par exemple dans un mouvement culturel aura tendance à mobiliser la cumbia de la côte et la chilena surtout comme patrimoine afro-mexicain (negro, moreno, afromestizo, costeño). Un indigène fera toujours référence en général à la musique des Noirs. Comme on a pu l’aborder, il n’existe pas de stratégie identitaire conséquente concernant la musique.

35 Or, cela ne signifie pas qu’il n’existe pas une conscience de la différence culturelle par rapport aux autres groupes, seulement, elle ne s’exprime pas en termes revendicatifs organisés. Elle est simplement revendicative. En effet, l’ensemble des chansons revendiquent une différence entre eux/nous. Tout au long des chansons l’énonciateur exprime sa négritude. Mais cette négritude n’en est qu’à ses débuts ou, pour reprendre les propos d’Aimé Césaire, il s’agit d’une négritude passive (Césaire, 2004 : 83-84), prête à éclore en une négritude active. Éclosion qui a déjà initié son processus au travers du mouvement afro-mexicain. Certes, cette négritude active reste encore timide et minoritaire mais elle est là et produira sans doute d’autres effets 28.

36 Pour terminer et pour répondre concrètement à la question de départ, plus que de « musique noire » (réminiscence d’une axiologie coloniale) au Mexique, pays de l’indigénisme, il faudrait parler, du moins – c’est depuis cette position que je parle –, de musique afro-mexicaine 29. Terme qui prend en compte les origines majoritairement africaines de ces populations mais qui n’écarte pas toutefois les processus de créolisation (Glissant, 1996) qui ont lieu encore de nos jours sur la Costa Chica. Pour le reste, il appartiendra dans le futur aux populations afro-mexicaines de la Costa Chica elles-mêmes de catégoriser leurs musiques. Or, il semblerait que l’on se dirige vers une terminologie qui ferait référence à la couleur de peau car les Afro-Mexicains sont en train d’orienter leur demande de reconnaissance vers une appellation de type Pueblos Negros (Peuples Noirs). L’auteur remercie Nicolas Perrier (musicien professionnel, Big Bang du conservatoire, Villefranche sur Saône) pour sa collaboration sur la partie d’analyse musicale.

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NOTES

1. L’indigénisme fut théorisé après la révolution mexicaine de 1910. Néanmoins, la « question indigène » était déjà présente dans les esprits des élites lors de la période post-indépendantiste (XIXe siècle), notamment dans leur volonté d’assimiler ces populations par le métissage (Basave, 2002). 2. Par créole, il faut entendre fils d’Espagnols né en Amérique. 3. Indio est une manière péjorative de nommer les Indigènes. Cette nomination même si elle tend à disparaître des langages officiels reste très employée par une grande partie de la population mexicaine. 4. Voir en particulier des ouvrages comme celui de Francisco Pimentel (1864). 5. Un dernier voyage (un mois) a eu lieu en mars 2007. 6. Dans le cadre d’une thèse de doctorat en cours : Afro-Mexicains : les rescapés d’un naufrage identitaire. Une étude à travers la musique, la danse et l’oralité. 7. Dans certains villages, il y aurait d’après les autorités municipales près de la moitié de la population qui aurait émigré. 8. Certains Afro-Mexicains avec qui j’ai eu des conversations à ce sujet, m’ont précisé que ce fut en ayant des contacts avec d’autres Afro-Latino-Américains ou Afro-Américains qu’ils se sont éveillés quant à leur négritude. 9. Ce dernier propos doit être nuancé. En effet, même si au niveau étatique la question de la reconnaissance des populations afro-mexicaines n’a jamais fait l’objet d’un débat, dans les sphères scientifiques (anthropologie et histoire principalement), on constate un regain des études concernant ces populations depuis la dernière décennie. 10. Je n’ai eu accès qu’à un nombre limité de sources pour mener une étude conséquente sur la cumbia. Je me base sur les discussions que j’ai pu avoir avec des amis musiciens colombiens, sur le livre de Wade (2002) ainsi que sur les données disponibles dans l’encyclopédie libre Wikipédia (en français et en espagnol). 11. http://fr.wikipedia.org/wiki/Cumbia et http://es.wikipedia.org/wiki/Cumbia 12. Esteban Bernal pour El Internacional Mar Azul, Ramiro Arrellanes pour Los Negros Sabaneros (mars 2007). 13. L’histoire de la chilena est mentionnée à quelques reprises dans les chansons. 14. Elle pourrait très bien être arrivée antérieurement, mais aucune source connue actuellement ne le précise. 15. Certains chercheurs locaux tel Baltazar A.Velasco García (2003 : 5-7), parle même de trois chilenas différentes : une afro-métisse, une autre indigène et une dernière métisse. Or, les différences pointées me semblent assez confuses. En effet, la chilena afro-métisse est assimilée au son d’artesa, alors que pour Carlos Ruíz (2004) ce sont deux genres différents. Pour la chilena indigène, elle reprendrait bon nombre d’éléments de l’afro-métisse. Et, en ce qui concerne la chilena métisse, elle serait la plus proche de la cueca chilena mais ayant intégré et changé par suite d’éléments apportés par les populations noires. Mon intention n’est pas de discréditer les propos de Velasco mais plutôt de pointer les difficultés à opérer une réelle différenciation. La différence serait plus à chercher dans la performance. Et à ce propos, il me semble que Thomas Stanford dans l’introduction à l’œuvre de Moises Ochoa Campos (1987 : 10), pose le débat dans de meilleurs termes : « ¿Cuál es la manera más correcta de bailar la chilena ? La contestación más adecuada sería otra pregunta : ¿de cuál pueblo o grupo ? »(Quelle est la manière la plus correcte de danser la chilena ? La réponse la plus appropriée serait une autre question : de quel peuple ou groupe ?). 16. La danse sera vue plus en détail par la suite. 17. Nous n’avons pas trouvé de chilenas indigènes avec une instrumentation moderne comme pour la chilena afro-mexicaine. Il existe des groupes de musique chez les Afro-Mexicains qui

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jouent la chilena avec les mêmes instruments que pour la chilena indigène. Or, on peut retrouver chez ces derniers les mêmes variations relevées dans le tableau quant au temps et contretemps. 18. Toutefois, on peut retrouver tout au long des chansons un certain nombre de versos qui sont, en quelque sorte, devenus traditionnels. 19. La notion de zones ethniques dansantes a été reprise de l’ouvrage de Herbillon-Moubayed (2005) où l’auteur soutient que la danse est indéniablement un phénomène culturel. Et selon les cultures, il existe des régions corporelles dansantes spécifiques. L’Occident aurait été caractérisé par les jambes à une certaine époque. L’Extrême-Orient par le visage et les bras. Le bassin méditerranéen par les hanches, le bassin et le torse. Et l’Afrique par les chevilles, la taille, les poignets, les coudes et le cou. 20. Les pas ne sont pas les mêmes mais l’usage des pieds y est très présent. 21. Où le binaire « simplifié » et le tempo lent ne laissent pas la possibilité de bouger cette partie du corps. Impossibilité due aussi au fait que la cumbia nationale se danse en attrapant les mains de son partenaire, contrairement à la cumbia afro-mexicaine qui se danse séparée. 22. Où l’on constate pour la chilena indigène dansée par des Indigènes, une prédominance de mouvements des pieds et des jambes et une quasi absence de mouvement des hanches et des bras qui restent, en général, le long du corps (sauf pour faire tourner le mouchoir). 23. Il faut noter aussi que lors des bals des Afro-Mexicains, à aucun moment je n’ai entendu de chilenas indigènes. 24. En cela, on pourrait parler d’un espace-temps (cf. tableau comparatif) : musique-danse- oralité qui serait caractérisé par une interaction entre les trois éléments. 25. Le corpus contient approximativement 250 chansons ( cumbias et chilenas) qui ont été transcrites et analysées. 26. En 2001, lors d’un voyage sur la côte du Chiapas, alors que je remontais vers la Costa Chica, j’ai su que j’étais en train d’arriver par rapport à la musique qui se vendait et se diffusait sur les marchés ou dans les bus. 27. Il faut souligner, à ce propos, une certaine dynamique de la part du mouvement civil afro- mexicain ces derniers temps, avec la constitution d’une plateforme revendicative visant la reconnaissance constitutionnelle des Afro-Mexicains en tant qu’ethnie. 28. Il y a peu, j’ai entendu parler d’un groupe de rappeurs afro-mexicains de la Costa Chica qui dans les textes reprendrait toutes les problématiques liées à la couleur de la peau, au racisme, etc. Malheureusement, je n’ai pas encore réussi à me procurer leurs productions. Même si cette information reste à confirmer, elle est révélatrice du changement qui est en train de s’opérer. 29. Dans le même ordre d’idée, il serait pertinent de voir dans quelle mesure les musiques des Afro-Mexicains ne participent-elles pas d’une musique afro-latino-américaine « transdiasporique » ? En effet, j’ai participé en juin 2010, aux veillées de la Saint-Jean, avec les populations afro-vénézuéliennes, à Caracas et j’ai retrouvé ce même espace-temps mentionné plus haut (musique-danse-oralité) ainsi qu’une façon similaire de pratiquer la danse. Éléments rencontrés aussi chez les populations afro-colombiennes (2005-2006) et afro-cubaines (2006-2007) lors de brèves recherches de terrain. Sans vouloir simplifier des processus souvent complexes, il serait bon de mettre en relation ces différents éléments et de les étudier comparativement.

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RÉSUMÉS

Après une brève introduction sur l’indigénisme au Mexique comme obstacle pour penser la diversité culturelle, notamment les présences afro-mexicaines, l’article fera brièvement écho à la lettre ouverte de Philip Tagg, pour ensuite esquisser une genèse socio-historique de la cumbia et de la chilena. Puis, il sera nécessaire de procéder à une étude musicale comparative (entre la cumbia nationale et afro-mexicaine, la chilena indigène et la chilena afro-mexicaine) afin de voir si elles sont des pratiques musicales différenciées « noires ». La musique n’étant pas que musique mais aussi danse et texte, on interrogera de la même façon ces deux éléments pour voir aussi dans quelle mesure peut-on en parler de pratiques « noires ». En outre, il conviendra de voir si ces musiques sont soumises à l’industrie disquaire et si tel était le cas, mesurer les conséquences en termes d’étiquetage commercial. Finalement, au regard des résultats formulés, je tenterai d’apporter des éléments concrets de réponse par rapport à la question initiale en les mettant en perspective avec un mouvement de négritude qui est en train de voir le jour sur la Costa Chica.

INDEX

Index géographique : Costa Chica, Mexique / Mexico, Amérique latine / Latin America Mots-clés : indigénisme, industrie du disque / musicale, race / racisme / ethnicité, identité individuelle / collective, citoyenneté / identité nationale, pratiques / usages sociaux Keywords : indigenism, music / recording industry, race / racism / ethnicity, identity (individual / collective), citizenship / national identity, practices / uses (social) Thèmes : chilena, cumbia, noire / Black music

AUTEUR

SÉBASTIEN LEFÈVRE

Sébastien LEFÈVRE, hispano-américaniste et anthropologue, Paris X, membre du CERAFIA, Libreville, Gabon. Doctorant en Espagnol, issu d’une formation pluridisciplinaire, Sébastien Lefèvre a été interpellé par la diversité culturelle présente en Amérique latine. Il oriente ses recherches sur les présences africaines au Mexique et tente de questionner une contradiction essentielle : présence de populations afro-mexicaines vs. absence de reconnaissance officielle. Ses recherches s’appuient sur un corpus musical compilé parmi les populations afro-mexicaines. La particularité de ce corpus et de l’approche développée l’ont conduit à mobiliser d’autres disciplines comme l’anthropologie (enquête de terrain, anthropologie de la danse) ou l’ethnomusicologie. Ses recherches ont été enrichies aussi par différents séjours parmi les populations afro en Colombie, à Cuba et plus récemment au Venezuela. Ce dernier aspect lui a permit d’intégrer ses réflexions dans le cadre plus large de l’afro-diaspora. mail

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Dossier : «Peut-on parler de musique noire ?»

La question du jazz

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En Afrique du Sud, le jazz a-t-il une couleur ? Ambivalence des noms, frottement des genres Does Jazz Have a Color in South Africa? Ambivalence of Names, Friction between Genres

Lorraine Roubertie Soliman

1 Le désir de répondre à cet appel à communication et à la problématique qu’il soulève est né du sentiment (perturbant) d’être définitivement sortie, après trois années d’enquête centrée sur l’Afrique du Sud, de cet état de quasi-inconscience, ou plutôt de non-pertinence raciale qui avait marqué une certaine enfance française des années 1980. La mienne en tout cas, sans doute privilégiée en ce sens. La confrontation, vingt ans plus tard, avec un pays hanté par l’hyperconscience raciale a soudainement jeté un éclairage cru, sans compromis, sur ce confortable « flottement » initial. De là peut-être, l’envie est-elle née, il y a cinq ans, lorsque je rédigeais mon mémoire de Master 1, de commencer par décoder les grandes lignes du classement générique à l’œuvre dans le catalogue du label phonographique Sheer Sound (1994), perçu comme un acteur important dans ce que je nommais alors « la résurgence » du jazz sud-africain post- apartheid. Essayer de comprendre la logique qui sous-tendait ce repérage à destination commerciale, dans un pays où les techniques de classification étaient allées si loin m’aura permis de toucher du doigt – sans m’en apercevoir clairement à ce moment-là – certaines questions qui ressurgissent dans ma recherche actuelle, et surtout un angle pour les aborder. Le décryptage des étiquettes indicatives accolées aux musiciens du catalogue représentant différents genres et sous-genres tels que jazz mainstream, smooth jazz, afro jazz, Cape jazz, afro pop, township jazz, etc. révélait un flottement et « une absence de cloisonnement marqué » alors interprétés comme favorables à la création d’un « esprit de famille » Sheer Sound (Roubertie, 2006 : 68). Cette confusion perçue comme facteur de cohésion a servi de fil conducteur implicite pour la suite de l’enquête, qui aborde aujourd’hui la question du jazz post-apartheid à travers ses modes de transmission.

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Parle-t-on de musique noire en Afrique du Sud ?

2 Très tôt dans cette étude s’est imposée la difficulté de nommer l’objet en question, et par conséquent de circonscrire un champ d’investigation —jazz ? jazz sud-africain ? African jazz ? jazz d’Afrique du Sud ? township jazz ? Cape jazz ?… Le flottement et l’indécis ont imprégné chaque étape de l’enquête et continuent de le faire. « Peut-on parler de musique noire ? (mais peut-on ne pas en parler…) » : appliquée à l’Afrique du Sud, cette double interrogation augmente encore la confusion et appelle une autre question : pourquoi l’expression « musique noire » stricto sensu n’est-elle pas intervenue dans ma recherche jusqu’à ce jour ? Refus plus ou moins conscient d’appliquer une formule simplificatrice à la musique d’un pays meurtri par la pensée binaire de trois siècles de colonialisme suivis de quarante ans d’apartheid ? L’hypothèse est plus que plausible me concernant, mais demande à être vérifiée à l’échelle de l’enquête. Les nombreux entretiens 2 effectués en Afrique du Sud, plus spécialement au Cap, semblent montrer que l’expression n’est pas familièrement utilisée dans le milieu. Lorsque l’adjectif « noir » l’est, il qualifie une personne, le musicien ou la communauté à laquelle il appartient et non pas (ou exceptionnellement 3) la musique. Interrogé à ce sujet, le journaliste et spécialiste du jazz sud-africain Paul Sedres 4 confirme sans hésitation. Et de s’attacher aussitôt à rétablir la distinction entre « musique(s) sud- africaine(s) » et « musique(s) d’Afrique du Sud 5 ». La première expression (South African music), selon lui, nierait la mixité constitutive de la musique dans son pays, faisant croire à une essence unique, ou « sud-africanité », de la musique en Afrique du Sud. La seconde expression (music from South Africa), au contraire, est considérée comme davantage explicite quant à la confusion des origines (notamment africaines et européennes) de la musique en Afrique du Sud. Précisons que Paul Sedres est né et vit au Cap 6, où il fait partie de la communauté coloured 7 qui représente 48% de la population locale 8. D’où, peut-être, une utilisation du vocabulaire racial relativement distanciée, sachant le défi que posait la définition de la catégorie coloured 9 durant l’apartheid.

3 Une interlocution nouée par questionnaire 10 avec quelques personnes, au Cap, en mars 2010, semble indiquer elle aussi une tendance à éviter l’expression « musique noire ». Bien qu’en ayant connaissance, les huit personnes interrogées déclarent ne pas l’utiliser ; cinq d’entre elles parce qu’elles trouvent l’expression raciste, limitée, stéréotypée, ou adaptée au contexte américain mais pas au continent africain ; deux d’entre elles ne justifient pas leur réponse ; la dernière personne précise que l’expression est mal appropriée (à l’Afrique du Sud contemporaine) parce que « les patrimoines [musicaux], de nos jours, ont fusionné à l’échelle internationale 11 ». Paradoxalement, à l’exception d’une personne qui n’associe l’expression « musique noire » qu’à des genres non spécifiquement africains et d’une autre qui estime qu’elle n’a plus de sens et pourrait, à la limite, être utilisée dans le seul cas du « gospel authentique chanté dans les églises noires ségréguées 12 », les six autres personnes associent « musique noire » à au moins une forme musicale d’essence africaine (mbaqanga, Afro Jazz, Kwaito, Sophiatown 13, kwassa 14, all African music). De même, lorsqu’il leur est demandé de préciser ce qu’elles entendent par l’expression, l’Afrique est convoquée sept fois sur huit ; une fois seulement la référence se limite à l’Afro- Amérique. La fermeté avec laquelle l’ensemble des personnes interrogées a, sinon condamné, du moins rejeté l’expression « musique noire » semble contradictoire avec

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le fait d’associer par la suite cette expression au continent africain. Les résultats d’une « enquête » d’aussi petite envergure n’autorisent évidemment aucune conclusion ferme. Ils suggèrent néanmoins une piste que la suite de l’étude validera ou non : une certaine ambivalence sud-africaine vis-à-vis de la nomination générique et de la question des origines. Il convient de remarquer que l’enquête a été effectuée principalement dans le cadre de l’Université du Cap, et que l’on peut donc présupposer un certain degré d’instruction des personnes interrogées. Il va de soi que les mêmes questions posées dans un environnement moins élitiste auraient vraisemblablement suscité de toutes autres réponses.

4 Il faut en outre préciser le sens particulier qu’a pris le terme « black » en Afrique du Sud, à partir des années 1960, époque à laquelle il a été adopté par la population sud- africaine, suivant l’exemple afro-américain, pour désigner l’ensemble des opprimés : Africains (natives ou bantus), coloureds, Indiens (Indians ou Asians, descendants d’originaires du sous-continent dans son ensemble). À partir de là, comment pourrait-il ne pas y avoir une certaine confusion vis-à-vis de l’expression « black music », due au double mouvement de rejet de tout ce qui attache la société sud-africaine à l’apartheid d’une part, et d’attraction pour l’Afro-Amérique d’autre part.

5 Le musicologue sud-africain Grant Olwage (2008 : 35-41) apporte un éclairage historique qui explique à sa manière le peu de prise de l’expression « musique noire » en Afrique du Sud. Rappelant l’impact majeur de « l’impérialisme capitaliste » sur l’étiquetage des musiques dites « ethniques » en provenance des populations classées bantues 15 durant l’apartheid, et l’influence du modèle des race records américains, il pointe du doigt l’une des (nombreuses) contradictions du régime. Bien des musiciens noirs, classés Africains, bantus, indigenous ou natives selon la terminologie alors en vigueur, étaient plus volontiers labellisés selon leur ethnie, ce qui semble correspondre à une logique un peu moins réductrice si elle n’était motivée par des raisons strictement économiques. Cette « industrie [et fétichisation] de l’ethnicité » avait pour uniques fondements les critères linguistiques : c’est le langage utilisé par les chanteurs qui définit ethniquement la musique. Les critères musicaux sont quasi inexistants dans cette définition, ce qui n’a du reste pas manqué de produire quelques erreurs d’étiquetage (Olwage, 2008 : 37). Et la négation réaffirmée de la richesse du patrimoine musical des populations africaines.

6 À défaut d’avoir entendu l’expression « musique noire » dans les milieux enquêtés, l’expression « indigenous music », quant à elle, y était largement utilisée pour désigner les musiques dites « originaires » d’Afrique du Sud, sans distinction de genre ni d’époque. Sachant alors que « la Musique Traditionnelle Africaine est la véritable musique indigène, ainsi que la musique des San 16 », selon les termes d’un officiel du Western Cape Education Department (une perception des choses partagée par de nombreuses personnes interrogées à ce sujet). Le milieu universitaire semble quant à lui réserver l’expression exclusivement aux musiques dites traditionnelles africaines. La confusion est à son comble, sachant que le terme indigenous était utilisé comme synonyme de bantu, African ou native durant l’apartheid, autant de manières péjoratives de nommer le colonisé. Pourquoi cet héritage direct de l’apartheid serait-il toléré alors qu’il véhicule a priori autant de préjugés racistes que l’expression « musique noire » ? Interrogée à ce sujet, une consœur ethnomusicologue précise que dans le milieu coloured où elle a enquêté dans le cadre d’une recherche consacrée aux répertoires de chants du Carnaval du Nouvel An, au Cap, l’expression « musique noire » est utilisée

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comme un équivalent de « indigenous music », les deux expressions assumant leur caractère raciste à l’égard des populations désignées. Et de citer l’exemple du moppie 17 intitulé Sangoma, en référence aux médecins traditionnels chez les Xhosa, les Zulu, les Swazi et les Ndebele. Pour les auteurs (coloureds) de ce chant basé sur des mélodies xhosa, il s’agit là ni plus ni moins que de « black music ». Question de milieu social et de niveau d’éducation ? Trace de l’amertume restée vive chez les coloureds considérés comme des « bâtards » sans histoire ni culture durant l’apartheid, contrairement aux Africains « dont l’histoire et la culture ne [pouvaient] être niées même si elles [étaient] considérées comme barbares et primitives » (Martin, 2002 : 16) ? Les deux hypothèses sont plausibles. Mais pourquoi, alors, dans un certain milieu plus « intellectuel » (universitaire, amateur de jazz, mixte « racialement ») l’expression « musique noire » serait-elle bannie mais pas l’expression « musique indigène » alors que les deux sont synonymes dans un autre milieu, plus « populaire » et coloured ? Dans le premier cas, on semble refuser catégoriquement le classement en fonction d’une couleur de peau, mais ne sachant véritablement comment sortir de ce cadre de pensée, on a recours à une expression plus floue, qui ne désigne pas directement la couleur de la peau mais parle bien de la même chose. Dans le second cas, pas d’ambiguïté, le stéréotype raciste est assumé sans complexe, prolongeant sans doute inconsciemment la logique du développement séparé.

Une nostalgie ambivalente

7 Ces remarques confirment l’idée selon laquelle le jazz, en Afrique du Sud, contrairement à d’autres genres musicaux, se serait construit comme une musique contre : contre un ordre établi. Et l’un des préjugés réducteurs, à caractère commercial là encore, auquel doit aujourd’hui faire face la musique sud-africaine repose justement sur la croyance selon laquelle sa valeur et son originalité seraient irrémédiablement associées à la lutte politique contre l’apartheid. À compter du milieu des années 1990, elle se serait ainsi dissoute dans l’espace démocratique international. C’est du moins une opinion largement répandue, en Afrique du Sud et ailleurs. De nombreux musiciens ayant exercé leur métier durant l’apartheid en viennent à déplorer une certaine apathie du milieu musical contemporain qui serait consécutive à l’avènement démocratique. Ainsi, le saxophoniste et claviériste capétonien Ikey Gamba n’hésite-t-il pas à définir « la beauté de la musique sud-africaine » en proportion de l’oppression et des frustrations vécues durant l’apartheid 18. Sans employer explicitement l’expression « musique noire », c’est pourtant bien la musique des populations non-blanches jadis discriminées qu’il désigne. Mais l’opération de réduction se fait à un autre niveau. La couleur de la peau perçue comme trait distinctif est un fait totalement accepté et banalisé, on se tourne vers le contexte, oppressif jadis, aujourd’hui démocratique, qui définit alors les qualités spécifiques d’une musique. Mais la logique reste la même.

8 Lorsque le trompettiste Hugh Masekela s’exprime au sujet de la nouvelle scène musicale sud-africaine, il l’inscrit dans un phénomène qui affecte l’ensemble du pays depuis « [que celui-ci] a voté », un pays et une population qui « cherche[nt] de nouveaux objectifs [et] semble[nt] en train de mourir ». « On peut presque parler d’un environnement de non-existence de la musique en Afrique du Sud », déplore-t-il 19. Masekela interroge ici la possibilité d’être inspiré par autre chose que la souffrance et la lutte. Cette dernière affirmation n’est pas très explicite : parle-t-il d’un

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environnement de non existence de la musique, ou de la non existence d’un environnement propice à l’invention d’une musique jugée intéressante ? L’ambiguïté de la formulation souligne un peu plus la complexité des rapports que la société sud- africaine entretient avec son histoire et sa réinvention post-apartheid.

9 Localement mais aussi à l’échelle internationale, un discours nostalgique ambivalent flotte autour des musiques populaires de l’Afrique du Sud contemporaine. Il n’est pas rare d’entendre des journalistes s’exprimer en termes de perte d’identité culturelle de l’Afrique du Sud, une perception augmentée par la perspective de la Coupe du Monde de football qui risquerait d’« internationaliser » et d’uniformiser encore davantage le pays 20. Crise d’identité ou fantasme d’exotisme en voie de disparition 21 ? Aussi bien intentionnée soit-elle, cette nostalgie véhicule à son insu quelques vestiges de cette « conscience ethnique 22 » si lourdement chargée. Du moins risque-t-elle de perpétuer une certaine forme d’enfermement dans un cadre de pensée disjonctive qui classe les cultures en fonction de leurs origines supposées.

Le jazz, objet trouble d’une croyance finaliste

10 L’omniprésence de la croyance en Afrique du Sud soulève d’autres contradictions problématiques. Et surtout le fait que cette logique de pensée ne soit que très peu remise en question et semble demeurer à l’abri d’éventuels contre-discours. La croyance, rappelle le philosophe Nicolas Grimaldi, tout comme le rêve, n’a besoin d’aucun lien avec la réalité pour exister. Au contraire, plus elle est éloignée du réel plus elle est solide. Contrairement à la science, ce système de pensée ne peut en aucun cas être réfuté par la réalité (Grimaldi, 2009). Cette impossibilité du doute qu’implique la croyance n’est pas sans poser de questions dans le cas de l’Afrique du Sud, tiraillée entre un désir d’absolu d’un côté et la volonté de sortir d’un système de pensée manichéen de l’autre. Cette double tension est particulièrement manifeste dans le milieu musical resté étroitement lié aux phénomènes de foi et de spiritualité. La musique semble ainsi perçue à la fois comme un espace privilégié de contact avec l’« ultimité » tant attendue, tout en étant souvent indissociablement rattrapée par l’imaginaire de l’apartheid. Cette dualité de tendances est particulièrement tangible dans le milieu du jazz.

11 Le fait que la musique soit si peu affranchie de la croyance, malgré un contexte étatique séculier, n’est évidemment pas une spécificité sud-africaine. Ce qui frappe ici, c’est la position ambivalente des musiciens de jazz dans ce paysage. Ils évoluent sur un terrain hybride par définition, qui implique une nécessaire acceptation de l’aléatoire, donc une nette inflexion vers l’irrésolu et l’insoluble. Or, en Afrique du Sud, le jazz reste, comme tous les autres genres musicaux, essentiellement « guidé » par la croyance finaliste en une force omnisciente et unifiante en dernière instance. Cette puissance omnisciente serait alors l’explication ultime et rationalisante à cet inconnu vers lequel tend la musique, et donc le jazz ? Différentes discussions amicales avec le responsable de la section jazz du département en charge des programmes de musique pour les lycées publics 23 m’ont engagée sur cette piste. Au cours de l’une de ces conversations, cherchant à rendre compatible ma position antireligieuse avec l’ampleur et la « générosité » d’un travail de thèse, il finit par me demander si — au moins ? — je me définirais en tant qu’humaniste ? Au-delà de ce qui s’apparente à un compliment, c’est le besoin d’identifier, voire de classer en dépit de réticences affichées qui apparaît là

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encore. La nécessité de se référer à un courant de pensée, faute de religion, donc à une instance générique.

12 En visite au Cape Music Institute au mois de juillet 2009, une école où l’on enseigne les musiques populaires actuelles pratiquées et écoutées au Cap, à destination d’élèves issus de milieux défavorisés, le codirecteur de l’institution m’introduit à sa classe et commente ma présence de la sorte : « Ils [les Occidentaux] viennent étudier notre musique, ils écrivent des livres dessus, et ensuite ils nous les vendent. [S’adressant aux élèves] À vous de faire la même chose maintenant 24 ! » Au-delà d’une provocation assez compréhensible, c’est une logique qui tourne en rond puisqu’il s’agit alors ni plus ni moins de tenter d’échapper à une certaine vision du monde par renversement de la situation. Les outils préconisés pour ce renversement restent inchangés et agissent selon les mêmes préceptes rationalisants.

13 Dans le même ordre d’idées, il convient alors de suspecter le thème initial de mon travail, qui semble à première vue obéir à l’idéologie occidentale du « don » pour la musique des Africains —l’Afrique du Sud post-apartheid présupposée terrain fertile. N’aurais-je pas d’emblée enfermé ma recherche dans l’impasse que je souhaitais justement dépasser ? Car même si c’est l’hétérogénéité culturelle de la zone géographique en question et ce que le jazz lui-même hétéroclite y signifie musicalement et symboliquement au XXIe siècle qui a motivé la thèse en cours, le présupposé demeure dans l’ombre. Et comment ignorer que les idéaux universalistes et laïques qui nourrissent inconsciemment ma recherche constituent aussi une forme de croyance ? Comment ne pas voir que la croyance en une spécificité perdue (ou en voie de se perdre) de la musique et du jazz sud-africains a été remplacée ici par la croyance en un potentiel démultiplié par un terrain hybride à l’extrême et animé par une volonté puissante de se dégager des préjugés colonialistes ? Comment ne pas voir, après trois ans d’investigation, que ces préjugés dont on pensait évident le souhait de s’en débarrasser hantent toujours le discours des enquêtés qui souvent perçoivent votre démarche à travers une grille de lecture imprégnée de pensée coloniale ? Idéaux d’un côté, préjugés de l’autre, aliénation rationalisante dans tous les cas. Comment démêler cet écheveau d’ambivalences ? Faut-il le démêler ? Comment parler de la musique en Afrique du Sud sans se laisser prendre au piège de ces contradictions ? Et sans échouer aux portes du nihilisme ?

Appréhender la diversité constitutive de la culture musicale sud-africaine sans l’enfermer dans une nouvelle mythologie

14 Parler de « musiques d’Afrique du Sud » plutôt que de « musiques sud-africaines » de manière à exprimer la complexité de l’héritage sans oublier les nombreux apports extérieurs, passés et présents (européens, américains, africains, etc.), qui le constituent. Cette nuance de langage permet sans doute aussi d’échapper à une vision trop essentialiste et de démystifier un idéal musical « authentiquement » sud-africain. Le risque n’est-il pas, alors, de remplacer cette mythologie par une autre, de faire de l’Afrique du Sud arc-en-ciel un parangon du kaléidoscope absolu ? Une manière de sortir définitivement de l’imaginaire de l’apartheid. Et de substituer à ses objectifs dichotomiques d’autres objectifs pluriels, polyvalents, universels quant à eux. Le cadre

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conceptuel demeure, seul le contenu a changé. C’est déjà beaucoup, mais il semble nécessaire d’essayer de dépasser ce modèle clos sur lui-même.

15 Dans le paysage humain de l’Afrique du Sud « réconciliée », ou post-apartheid, le champ musical est un concentré d’ambivalences et de contradictions. Ce patrimoine musical extraordinairement varié, à l’honneur duquel sont organisées de très nombreuses manifestations privées et publiques 25 (concerts, festivals, etc.), le gouvernement sud-africain cherche à le mettre en valeur et à y sensibiliser l’ensemble de la population. Les programmes scolaires nationaux des classes qui proposent l’option musique, par exemple, se sont peu à peu ouverts à tout un ensemble de « traditions » musicales jadis totalement négligées par l’enseignement académique. Aujourd’hui, le kwaito 26, le South African jazz ou les moppies du Carnaval du Nouvel An figurent au programme des classes Further Education and Training (FET), l’équivalent de nos trois années de lycée. Les départements de musique des universités ont désormais presque tous une filière jazz et/ou musiques traditionnelles (African music, indigenous music). Mais dans ce contexte, il faut évidemment compter sur un autre héritage : celui d’un enseignement inégalitaire légué par l’apartheid. À l’heure actuelle, il s’agit certainement du principal défi auquel doivent faire face élèves et enseignants. Mais cette triste réalité n’est pas univoque. Cet héritage calamiteux contient (malgré lui) un potentiel méthodologique apparemment très peu exploité. Les liens qui pourraient être tissés entre des univers jadis rendus antagonistes par les lois de la ségrégation raciale ne le sont pas, ou pas de manière assumée. C’est parfaitement compréhensible. Néanmoins, l’observation des vestiges de cette éducation musicale à deux vitesses, académique et eurocentrée d’un côté, informelle et afrocentrée de l’autre, pour faire court 27, peut aussi suggérer d’autres hypothèses de travail paradoxalement constructives. Les initiatives ministérielles visant à réparer les outrages du passé éducatif ségrégationniste semblent trop peu attentives aux qualités spécifiques qui ont perduré ou se sont développées sur le terrain jadis discriminé. Le « contenu » (les traditions musicales retrouvées) est revalorisé, mais le « contenant » (les modes de transmission et de pérennisation de ce patrimoine) n’est que peu considéré. La remarque faite par le codirecteur du Cape Music Institute à ses élèves est manifeste à ce titre d’un mode d’action a priori contre-productif. Bien entendu, il ne s’agit pas de renverser la situation en survalorisant des modes de transmission que l’on qualifiera d’afrocentrés pour aller vite, tout en niant l’héritage occidental omniprésent en Afrique du Sud. Mais plutôt d’essayer de tenir compte de la complexité de ce paysage musical aussi bien quant à son « contenu » (les musiques enseignées et jouées) qu’à son « contenant » (les modes de transmission, les différentes manières de pratiquer la musique dans cette société « cumulative »…). Sur le plan de l’enseignement ou de la transmission, il s’agirait peut-être, par exemple, de tisser davantage de liens entre des milieux que tout semble encore séparer.

16 Dans son mémoire de Master soutenu en mars 2009 à l’Université de Stellenbosch (Western Cape), Pamela Elizabeth Kierman s’attache à analyser le rôle essentiel que joue la musique communautaire, particulièrement les fanfares d’harmonies du Western Cape, dans le développement du paysage musical sud-africain (Kierman, 2009). De ce tissu communautaire informel largement privé de reconnaissance émane une proportion non négligeable des musiciens employés notamment dans les orchestres professionnels symphoniques ou militaires. Le même constat a été fait dans le milieu du jazz, où la plupart des musiciens interrogés sur leur période de formation évoquent l’église et/ou

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la musique de rue (marching bands…) comme point d’ancrage de leur carrière. Une meilleure reconnaissance par les institutions de ce soubassement informel dans toutes ses dimensions, en acceptant ses modes de fonctionnement pas nécessairement formalisés et son importance dans le développement du « patrimoine » musical d’Afrique du Sud non seulement rendrait justice aux opprimés, mais surtout pourrait clarifier certaines ambiguïtés pénalisantes pour tous.

17 Une frange non négligeable de l’intelligentsia sud-africaine semble œuvrer dans cette direction. Ainsi, les départements de musique des universités du Cap, de Stellenbosch et du Western Cape ont toutes les trois développé des programmes sociaux à destination de communautés défavorisées. Ces programmes fonctionnent comme des antennes de l’université, dispensent leur savoir-faire assorti de diplômes à des populations autrement privées d’éducation musicale institutionnelle. Cette étape nécessaire est-elle suffisante ? Ne faudrait-il pas imaginer un partage réciproque de savoir-faire ? La mise en place d’une dynamique d’échanges entre milieu formel et milieu informel ?

18 Dans un article intitulé « A View from Popular Music Studies : Genre Issues » (2008), Fabian Holt propose d’aborder la question de la musique populaire américaine en dehors du schéma ethnocentré et artificiellement unifiant qui voudrait que cette culture populaire ait un tronc, ou canon commun « anglo-centré et enraciné dans l’espace géo- politique de l’Atlantique Blanc, pour paraphraser Gilroy 28». Pour cela, il faudrait dépasser le concept de genre, et adopter une position décentrée, ou « poétique de l’entre-genre 29 ». Cette proposition méthodologique non-finaliste porte autant d’attention aux frontières génériques établies comme autant de repères qu’aux espaces fluides et évolutifs qui se situent entre les genres. Les zones de frottement possible entre genres doivent également être prises en considération, ainsi que la manière dont ces frontières évoluent d’un lieu à l’autre, d’une époque à l’autre. Cette poétique ne vise pas à remplacer la « traditionnelle approche par genre », mais à la compléter. Elle semble particulièrement adaptée à l’Afrique du Sud où la notion de catégorie générique a été longtemps si problématique et continue de hanter la société. Elle pourrait permettre de révéler les dynamiques imprévisibles qui relient et délient à travers le temps et l’espace les courants musicaux désignés comme tels. Une pratique de l’entre- genre telle que, par exemple, la dynamique d’échanges entre milieux formels et informels ou, et de manière renforcée, entre jazz d’ici et jazz d’ailleurs, constituerait un socle concret pour cette pensée décentrée.

19 C’est dans cette logique interstitielle et fluide que nous aimerions répondre à la question qui est à l’origine de cet article. Comment parler de la musique en Afrique du Sud au XXIe siècle ? Cette musique qui cherche à se débarrasser de l’hyper-hiérarchie dont elle porte encore l’héritage, comment la nommer sans l’enfermer à nouveau dans des catégories (des discours, des mythologies…) apparemment immuables ? Le cas du jazz multiforme, insaisissable et « multinommé » en Afrique du Sud, semble vouloir exprimer cette dynamique, mais comme à l’insu de ses usagers. Habité par l’« esthétique du non », pour reprendre l’expression de Jean Jamin et Patrick Williams (2010 : 26), le jazz est investi d’une croyance en quelque chose qui libère du classement et de la discrimination. Le genre tel que l’histoire l’a conçu et nommé véhicule, en Afrique du Sud tout particulièrement, une sorte de flou énergétique, évolutif et constructif. Avec ou sans connotations religieuses, là n’est plus tout à fait la question : cette foi en une nébuleuse « jazz » nourrit l’ensemble des acteurs qui participent de

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cette attitude. Une reconnaissance plus générale, et active, de cette plasticité et de cet insaisissable de la musique, à commencer par le jazz, dans un esprit transdisciplinaire 30, permettrait peut-être de sortir de l’impasse d’une nomination exclusive.

20 Encore une fois, il ne s’agit pas d’abolir les frontières de genres ni la nomination elle- même, mais plutôt d’y inclure l’instable et la perméabilité, le paradoxe et le double sens, voire la contradiction et la subversion, quelles que soient les étiquettes génériques préétablies. En d’autres termes, et comme le suggère l’archéologue Nick Shepherd au sujet de la notion de patrimoine culturel (heritage) en Afrique du Sud à l’heure postcoloniale (Shepherd, Robins, 2008 : 116-128), ne faudrait-il pas voir dans la nomination générique, notamment celle qui concerne la musique, autre chose qu’une représentation figée (presque réifiée) dans la croyance en l’authenticité (culturelle, identitaire…) ? Ne faudrait-il pas tenter de changer le regard porté sur le discours normatif à tendance essentialiste pour y inclure le doute et la critique, voire l’humour, au lieu de la contemplation intouchable du « spectacle de l’authenticité » (ibidem :125) ? Et continuer d’explorer ces « limites de la libération » post-apartheid que Steven Robins et ses confrères ont déjà amplement interrogé dans l’ouvrage collectif éponyme publié en 2005 (Robins, 2005). J’aimerais remercier toutes celles et ceux sans qui la réalisation de cette étude n’aurait pu se faire. Je pense en particulier à mon directeur de thèse, Monsieur Denis-Constant Martin, aux musiciens, enseignants et étudiants sud-africains rencontrés ici et là-bas, ainsi qu’à mes proches. Je ne sais comment exprimer ma gratitude à Monsieur Paul Sedres pour sa contribution si efficace et généreuse dans le déroulement de cette recherche. Mes remerciements vont également à l’École doctorale « Esthétique, Sciences et Technologies des Arts », au département de Musique de l’Université Paris 8, ainsi qu’à l’Institut Français d’Afrique du Sud, à Johannesburg.

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NOTES

1. Il s’agissait d’un mémoire de Master 2 réalisé à l’Université Paris 8 Vincennes - Saint-Denis, sous la double direction de Philippe Michel et Denis-Constant Martin, soutenu en 2006, intitulé : « Sheer Sound, un acteur culturel important dans la résurgence du jazz sud-africain depuis la chute du régime d’apartheid ? » 2. Une centaine d’entretiens ont été effectués entre 2007 et 2009, auprès de musiciens, d’enseignants et d’étudiants. 3. À ce jour, l’expression « black gospel » a été repérée une fois, dans la bouche du chanteur et percussionniste capetownien Glenn Robertson (entretien réalisé par Denis-Constant Martin, Cape Town, 11/07) ; une occurrence de l’expression « black music » a été relevée dans les propos du trompettiste de jazz Ian Smith (entretien réalisé par Denis-Constant Martin, Cape Town, 11/09). 4. Outre ses activités journalistiques (Fine Music Radio, Beyond 2010), Paul Sedres a occupé pendant dix ans un poste multi-fonction au College of Music de l’Université du Cap. Il était notamment administrateur du laboratoire d’écoute, également responsable de l’accueil des musiciens et enseignants étrangers en visite au département, où il développait de nombreux projets et organisait des concerts régulièrement. 5. Il emprunte ici volontairement l’expression à l’ethnomusicologue et journaliste Richard Nwamba, qui anime chaque samedi après-midi depuis la fin des années 1990 l’émission African Connexion diffusée sur la radio sud-africaine SA FM. 6. Il a quitté Le Cap pour rejoindre Paris en février 2009. 7. On cherche en vain un mot français pour traduire Coloured ; « métis » est une traduction erronée qui laisse entendre qu’il y a métissage. 8. Pour 31 % de noirs et 19 % de blancs. Source : Recensement 2001. http://www.cybergeo.eu/ index2455.html, septembre 2008. 9. Selon les lois de l’apartheid, la catégorie « coloured » (kleurling en afrikaans) désignait les individus qui n’étaient ni Africains (natives, ou bantus) ni blancs, notamment les enfants nés de couples mixtes européens et khoikhoi, ou encore les descendants d’esclaves et de noirs libres, les

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missionnaires afro-américains des États-Unis, les anciens forçats chinois, les Indiens jusqu’aux années 1960… Cette catégorie intermédiaire indéfinissable incarnait l’impossibilité du classement racial. 10. Interlocution réalisée du 22 mars au 2 avril 2010, auprès de huit personnes. Les questionnaires ont été distribués et collectés sur place par Paul Sedres, dans le contexte de la 10e conférence de la South African Association for Jazz Education, University of Cape Town. Les personnes interrogées étaient âgées de 21 à 68 ans, et se sont qualifiées de « musiciens, amateur de musique, étudiants, présentateur et officiel de l’éducation nationale ». 11. « No, "blackness" is a misnomer, more attributable to history and social politics of the African indigenous and diaspora societies. Now, heritages have fused with global languages. » 12. « None, term has no meaning now. Maybe original gospel sung in segregated "Black" churches. » 13. Sophiatown était un quartier des environs de Johannesburg réservé aux ouvriers africains, coloureds et indiens, où régnait une intense activité culturelle essentiellement incarnée par la musique et le jazz. Considéré comme black spot (tache noire) par le régime d’apartheid, le quartier fut rasé en 1955. Sophiatown est devenu le symbole d’un âge d’or de la création musicale populaire urbaine multiraciale. 14. Le chanteur congolais Kanda Bongo Man (Inongo, 1955) est à l’origine du kwassa, une évolution du style soukous, ou rumba congo-zaïroise. Cette nouvelle forme de soukous donna le jour au style de danse kwassa kwassa. Kwassa kwassa est aussi le titre de l’un de ses albums parmi les plus populaires (Hannibal, 1989). 15. Le Promotion of Bantu Self Government Act, en 1959, jette les bases du système des bantoustans (tuisland en afrikaans, homelands en anglais) qui désignait certaines régions comme « foyers nationaux » relativement autonomes réservés aux populations noires. Ce système raciste faisait des habitants des bantoustans des citoyens de deuxième classe dans leur propre pays. 16. « African Traditional Music is the true indigenous music, and the music of the San. » Entretien réalisé le 11 août 2009, Cape Town. 17. Chansons comiques des troupes de carnaval du Nouvel An et des chœurs « malais », au Cap. Le principe de ces chants en afrikaans ou en anglais est l’alternance entre musique empruntée (à divers répertoires locaux et internationaux) et musique composée. Pour en savoir plus : Gaulier, 2007. 18. « That is where the beauty of South African music is. It’s because of the – I think it’s something to do with the struggle. […] We so much wanted to achieve a lot of things in life that – once you get a chance of learning something we do it to the best of our ability. But then you can hear that we want to bring out that frustration and that depression that we got into our-selves because of the political scene that we were in. And once we start expressing ourselves we go out. We just explode from inside. » Entretien avec Ikey Gamba, 27 juin 2009, Kensington (Cape Town). 19. « Artistic activity was very very intense up until we’ve voted. Then after we’ve voted, the country changed because many people came to South Africa from all over the world, especially from Africa. And people searched for new goals, and they ought seem to die. They seem to die, just die. And the places where, you know, clubs or… they close down. So […] musicians don’t have places to play. And if you don’t have a place to play, you can’t grow. […] I don’t know whether it was intentional, it was planned. But there’s almost an environment of non-existence of music in South Africa. » Entretien avec Hugh Masekela, 4 décembre 2009, Paris. 20. Nous nous référons ici spécialemmet à un entretien effectué avec le journaliste, producteur et grand amateur de jazz sud-africain Sir Ali, le 8 mars 2010, à Paris, au cours duquel il s’exprimait en ces termes : « [speaking about jazz] South Africa may loose its integrity, especially now » (« [à propos du jazz] l’Afrique du Sud risque de perdre son intégrité, spécialement maintenant »).

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21. À titre d’exemple, consulter l’article « Has South African Jazz Lost Its Edge ? » et les commentaires qui suivent, sur le blog : http://thejazzbreakfast.wordpress.com/2009/12/12/has- south-african-jazz-lost-its-edge/ (12 décembre 2009). 22. Ou « conscience d’identification », selon les termes de Dominique Darbon (1989 : 126). 23. Music curriculum advisor for jazz, Western Cape Education Department. 24. Propos cités de mémoire. 25. L'Afrique du Sud post-apartheid célèbre chaque 24 septembre la richesse et la diversité de son patrimoine culturel. C'est le Heritage Day (jour férié). La musique est au cœur de cette manifestation. 26. Le kwaito (de l’afrikaans « kwai », ce qui est « tendance », et « to » pour township) mélange de house, de garage et de rap chanté-scandé en plusieurs langues, notamment en zoulou et en tsotsi- taal (argot des townships mêlant les onze langues officielles du pays), occupe une place hautement significative dans le paysage culturel post-apartheid. 27. Sachant qu’il existe bien évidemment mille nuances entre ces deux extrêmes. 28. « […] Anglo-centric and rooted in the geo-political space of the White Atlantic, to paraphrase Gilroy », (Holt, 2008 : 44). 29. Ibidem, « a decentered concept of genre. […] I employ the notion of music in-between genres as a conceptual metaphor in a form of decentered thinking that is less structured by core- boundary models than by models with more chaotic and transformative structures ». 30. Notons ici que cette recherche se construit depuis son origine sans souci d’appartenance disciplinaire, empruntant aussi bien à la sociologie certains modes d’enquête et d’entretiens, qu’à l’(ethno)musicologie l’analyse des pratiques musicales dans leur contexte, voire au journalisme musical. Ce flottement disciplinaire aura permis à cette étude de se construire au-delà de certaines idées ou méthodologies préconçues, dans un souci constant d’adaptation au contexte.

RÉSUMÉS

À partir du cas du jazz, polymorphe par essence et « multinommé » en Afrique du Sud, cet article ébauche une réflexion sur la nécessité de repenser l’idée de classification générique dans un pays hanté par la hiérarchie jusqu’au-boutiste. L’absence d’utilisation, voire le rejet observé de l’expression « musique noire » dans le milieu étudié (jazz et enseignement) semble vouloir indiquer le refus d’un certain type de catégorisation. Refus immédiatement contrebalancé par le constat de la prégnance des mêmes préjugés catégoriels dans tant d’autres sphères de la société, musicales ou non. Comment parler « objectivement » de la musique et du jazz, lorsqu’on est Européenne et blanche de peau, dans un pays où les questions identitaires et raciales se mélangent à ce point ? En regardant au-delà des frontières normées entre les genres peut-être, en acceptant leurs ambivalences, leur évolution, leur flou ; en s’efforçant, en quelque sorte, d’adapter le flux de la réflexion au continuum polymorphe et instable de la création musicale.

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INDEX

Thèmes : jazz, noire / Black music Index géographique : Afrique du Sud / South Africa Keywords : apartheid / segregation, identity (individual / collective), race / racism / ethnicity Mots-clés : apartheid / ségrégation, identité individuelle / collective, race / racisme / ethnicité

AUTEUR

LORRAINE ROUBERTIE SOLIMAN

Lorraine ROUBERTIE SOLIMAN termine actuellement une thèse de doctorat portant sur la transmission du jazz dans l’Afrique du Sud post-apartheid, en particulier dans la région du Western Cape. Elle travaille sous la direction de Denis-Constant Martin, dans le cadre du département de Musique de l’Université Paris 8 Vincennes / Saint-Denis. Elle enseigne depuis trois ans dans ce même département, notamment les techniques du journalisme musical (Licence et Master). Parallèlement à cela, elle collabore depuis 2005 à la rédaction de Jazz Magazine (aujourd’hui Jazz Magazine Jazzman). mail

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Le spectre culturel et politique des couleurs musicales : la « Great Black Music » selon les membres de l’AACM The Cultural and Political Phantom of Musical Colors: “Great Black Music” According to the AACM

Alexandre Pierrepont

1 L’expression « Great Black Music », forgée par certains membres de l’Association for the Advancement of Creative Musicians (AACM), fondée en 1965 à Chicago, réutilisée par de nombreux musiciens du champ jazzistique qui historiquement les précédaient, tel Sonny Rollins, ou qui leur ont emboîté le pas, tel Steve Coleman, désigne l’ensemble composite des musiques créées et recréées par les Afro-Américains des temps (post-)modernes, ou créées et recréées par des hommes et des femmes de différentes origines s’inscrivant dans ce que George Lewis (lui-même membre de l’AACM) a qualifié d’afrological perspective 1. Au-delà de l’élément de fierté « raciale » originellement attaché à l’énoncé « Great Black Music », celui-ci vise d’abord et avant tout la « puissance de déplacement et d’invention » (Vanni, 2009 : 260), ce « déséquilibre perpétuel qui n’est qu’un autre nom pour dire réinvention et fécondité » (Vanni, 2009 : 79), récemment décrits par Michel Vanni dans « L’Adresse du politique ». Mais l’on pourrait tout aussi bien poser les termes de ce qui demeure un questionnement à la façon de Stuart Hall dans son article « What is this Black in Black Popular Culture ? », et chercher à cerner « un nouveau type de positionnalité culturelle, une logique différente de la différence » (Hall, 2007 : 223). Hall précise : « Il y a la ‘‘différence’’ qui crée une séparation radicale et infranchissable, et il y a la différence positionnelle, conditionnelle et conjoncturelle. » C’est cette seconde qui caractérise « l’expérience noire […] d’ordre diasporique, avec les conséquences que cela entraîne pour le processus de déséquilibrage, de recombinaison, d’hybridation et de ‘‘cut-and- mix’’ (“découpage et mélange”) – en bref avec le processus de diasporisation 2 culturelle

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(pour utiliser un affreux néologisme) » (Hall, 2007 : 74-75). À dire vrai, les individualités qui composent l’AACM, initialement contemporaine du mouvement du « free jazz », du Black Power et du Black Arts Movement, mais irréductible à eux, ont toujours conçu leur mise en commun comme le spectre d’un rayonnement, formant, déformant et transformant une société de la musique – simultanément assemblée et rassemblement, coopérative et syndicat, fraternité et société secrète ou ouverte, mouvement socio-musical et école du monde. À tous ces titres, indivisibles, l’AACM exemplifie le double espace occupé par la musique, à la fois comme institution sociale alternative et comme imaginaire social, dans l’expérience et la pratique afro-américaines du monde. Basée à Chicago, installée à New York, diffuse et diffusée en Amérique du Nord et en Europe, à travers « l’Atlantique noir » (Gilroy, 2003), au long d’une chaîne d’inclusions locales, nationales et internationales, et d’une chaîne d’associations et d’organisations, elle propose une musique multidéterminée, multidirectionnelle et multidimensionnelle – une « matrice de créativité » dans les termes du batteur Hamid Drake – qui ne fait, à ses manières, que reprendre le vœu émis par Duke Ellington dès 1947 : « Pour moi, le jazz signifie simplement : liberté d’expression musicale ! Et c’est précisément grâce à cette liberté que tant de formes différentes de jazz existent. Et cependant, ce dont il faut impérativement se souvenir, c’est qu’aucune de ces formes, par elle-même, ne représente le jazz. Le jazz signifie simplement la liberté de prendre de multiples formes. » (Tucker et al, 1993 : 256-257).

2 Revenons à la seconde moitié des années 1960, lorsqu’une poignée d’improvisateurs afro-américains, originaires ou résidents du South Side de Chicago, et que l’on dirait de « jazz » si ceux-ci n’avaient développé une autre intelligence de la musique qu’ils jouaient ou pourraient jouer, appréhendèrent l’ensemble des expressions et esthétiques à leur disposition pour les reconfigurer en ce que deux d’entre eux baptisèrent bientôt de « Great Black Music ».

3 Le contrebassiste Malachi Favors Maghostut : « Les Noirs ont fait des tas de choses dont on ne leur a pas pour autant attribué le mérite, et voilà d’où nous est venue l’idée de la Great Black Music. Puisque nous n’avions été reconnus pour rien de ce que nous avions fait, Lester [Bowie] et moi, après une longue discussion, en sommes arrivés à la conclusion qu’il fallait que les Noirs nomment eux-même ce qu’ils faisaient – sinon ils n’en recevraient jamais les fruits. Voilà ce que nous voulions dire. […] Et quand nous disons ‘‘Great Black Music’’, nous ne désignons pas seulement la musique que nous jouons, nous désignons le jazz, nous désignons le rock, nous désignons le blues… tout ce qui a jamais jailli de la Great Black Music 3. »

4 Le trompettiste Lester Bowie : « Cette Grande Musique Noire n’appartient pas au seul Art Ensemble [of Chicago], nous ne sommes pas les seuls à en jouer, et pour en jouer il n’est pas nécessaire de jouer dans le style de l’Art Ensemble. Mahalia, Aretha, Woody Herman, Stan Kenton, Duke Ellington, Louis Armstrong, Bessie Smith, tous font de la Grande Musique Noire… Stan Getz joue de la Grande Musique Noire. Il a son style, ses formules, mais tout cela vient de la Grande Musique Noire. Il refuserait de l’admettre – ‘‘jazz’’, c’est plus facile à dire. D’accord, ‘‘le jazz est universel’’. Mais nous devons réaliser où les choses se situent réellement, avant – et afin – de pouvoir nous entendre. Les gens peuvent vivre ensemble, mais pour cela ils doivent d’abord réaliser qui est qui et se respecter les uns les autres pour ce qu’ils sont. Il n’est pas question de savoir qui est plus fort que qui. Il faut respecter les musiciens. Alors nous pourrons être ensemble dans l’art 4. »

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5 Remarquons d’emblée qu’il ne nous est pas demandé de nous positionner face à des « styles », mais par rapport à ce qu’en font des opérateurs. D’une part, on n’allègue aucune origine authentifiante, ce qui est « noir » n’est pas normé ou normatif ; d’autre part, il semble crucial d’admettre que le signifiant « noir » puisse recouvrer nombre de réalités.

L’expérience de l’hétérogénéité

6 Le groupe des fondateurs et des membres originels de l’AACM rassemble la plupart de celles et ceux qui participèrent de près ou de loin, à partir de 1961, aux expériences menées par l’Experimental Band, une grande formation polyvalente. Formés auprès des musiciens de Chicago, du Midwest et de l’après-guerre, les pianistes Muhal Richard Abrams et Jodie Christian, le trompettiste Kelan Phil Cohran et le batteur Steve McCall, les quatre architectes de l’AACM, sont précisément ceux qui avaient la plus grande expérience professionnelle – à l’instar de Christian, lequel avait déjà joué avec le bottin du « jazz », de Lester Young à Charlie Parker, et de Coleman Hawkins à Sonny Rollins. Cette génération et la suivante ont éveillé leur curiosité à l’écoute conjuguée de la « Grande Musique » et de la « Great Black Music » : à quelques mois de distance, dans le Chicago des années 1960, un jeune Shaku Joseph Jarman pouvait interpréter la composition que John Cage avait spécialement écrite pour le quartette du saxophoniste : « Imperfections in a Given Space » (les 26 et 27 novembre 1965, au Harper Theatre), tandis que son futur alter ego au sein de l’Art Ensemble of Chicago, Roscoe Mitchell, pouvait rejoindre sur scène le groupe devenu regroupement de John Coltrane, grâce à une vieille connaissance : le batteur Jack DeJohnette (le 4 mars 1966, au Plugged Nickel). Cette génération a assisté aux efforts de Sun Ra pour maintenir la tradition du grand orchestre (laquelle lui avait été transmise par Fletcher Henderson) – et pour la transformer en lui faisant remonter le temps jusqu’à l’Afrique, en la projetant dans l’hyper-espace. Cette génération a entendu de source sûre les polyrythmies des batteurs et percussionnistes de l’Arkestra (ou celles d’Art Blakey), ainsi que les mosaïques instrumentales tentées par son guide sonore et spirituel – à l’époque où Coltrane, Eric Dolphy et Rahsaan Roland Kirk se mettaient à « doubler » sur plusieurs saxophones, clarinettes et flûtes, et où Ornette Coleman passait à la trompette, passait au violon, redoublait son quartette, composait pour un quatuor à cordes, produisait ses propres concerts… Cette génération a vu et entendu les formes élargies ou ouvertes de Charles Mingus – empruntant au gospel, au blues, à Jelly Roll Morton, à Duke Ellington, à Charlie Parker, aux compositeurs impressionnistes et expressionnistes – et les changements de plateaux, les tournoiements de rythmes de ses workshops, au gré d’un jeu collectif présageant autant du multi-thématisme des premières formations de Don Cherry que des constructions énergétiques de Cecil Taylor. Cette génération a tenté de suivre Rollins ou Coltrane dans leurs cascades – l’éreintement des structures harmoniques sur lesquelles le discours des solistes était censé reposer, avant de se laisser porter par l’hypnotique musique modale que Miles Davis popularisa, en improvisant à l’infini sur un ou deux accords, ou de se passer d’accords de passage et de barres de mesure, d’une tonalité de référence et d’une division métrique, en s’inspirant plutôt de la liberté mélodique et rythmique de Coleman, lequel délivrait la forme du formalisme. Quitte à embrasser une certaine atonalité, tel Taylor, ou à s’intéresser aux

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vertus du son en tant que tel, aux « logiques des masses sonores » compulsées par Albert Ayler, dans l’irrespect le plus respectueux des règles les plus « fondamentales ».

7 Pour qu’autant de musiques puissent s’agencer et se réagencer, au lieu de se tenir à distance ou de se succéder inexorablement, et en évitant tout autant de « fusionner », il fallait que les présences qui habitent ou traversent ce champ fussent rythmées par une série de coexistences dynamiques, partant dans plusieurs directions à la fois. Coexistence dynamique avec l’héritage musical du « jazz », compris comme ce qui irait de King Oliver ou Louis Armstrong à Booker Little ou Bill Dixon ; coexistence dynamique avec l’ensemble des musiques afro-américaines, celles de la Great Black Music ou du champ jazzistique, comprises comme ce qui irait des Negro Spirituals et des Gospel Songs jusqu’à, plus tard, le dub ou la techno – dont une illustration pourrait être la série « Dreaming of the Masters » de l’Art Ensemble of Chicago, et particulièrement le disque « Ancient to the Future » avec ses reprises de Duke Ellington, Otis Redding, Jimi Hendrix, Bob Marley et Fela Anikulapo Kuti… Philippe Carles et Jean-Louis Comolli ont jadis orienté les recherches vers les implications d’une telle multidétermination : « Le double ancrage, africain et américain, du Noir, rend toutes ses productions complexement et multiplement déterminées. Mais cette multidétermination est elle-même le privilège des Noirs américains. Ce qui se joue dans les traces occidentales multiples du jazz, c’est un travail sur le caractère spécifique, original, de cette multiplicité, de la diversité des codes culturels qui constituent le jazz comme musique. Pour un musicien blanc, le travail est tout autre : il se fait non sur une dualité ou une multiplicité de codes culturels imposés en bloc, mais sur ce qui peut (et tout aussi bien peut ne pas) venir comme supplément à son inscription dans la seule culture occidentale. » (Carles & Comolli, 1971 : 59-60)

8 Radio et disques à la maison (quand l’un ou l’autre des membres de la famille ne joue pas d’un instrument), gospel à l’église, formations de blues et de rhythm’n’blues campant aux carrefours, parades dans les rues, éducation musicale plus « classique » à l’école : la plupart des membres de l’AACM ont expérimenté, durant leur enfance et leur adolescence, la variété de musiques dont ils ont mis l’équivalent, c’est-à-dire le principe, à l’honneur dans leur Association 5. Cette familiarité avec les musiques immémoriales s’est prolongée du côté des musiques dites « actuelles », et par de très directes expériences : à l’adolescence, Sam Cooke monta un groupe avec Malachi Favors Maghostut ; Kelan Phil Cohran fut littéralement l’inspirateur d’Earth Wind and Fire ; le saxophoniste Chico Freeman chanta dans la même chorale que les sœurs Hutchinson, bientôt vedettes avec The Emotions ; la chanteuse Iqua Colson et Chaka Khan furent intimement liées au lycée ; au début de sa carrière, R. Kelly fit appel à une débutante comme lui : la flûtiste Nicole Mitchell… En dehors des musiciens de « jazz », habitants et habités de la « forme-espace » de Chicago, qui ont contribué à instruire leurs cadets, ceux-ci se sont produits avec des groupes de doo-wop ou de rock’n’roll, dans des orchestres de rhythm’n’blues ou de , au sein de leur section rythmique ou de leur section de cuivres, en studio ou sur scène, lors de leurs passages en ville ou en tournée – pour la forme ou pour la gloire. Et pour leur propre gouverne : apprendre les bases des musiques populaires afro-américaines, des musiques « primordiales » comme les appelle le saxophoniste Ari Brown. Depuis l’époque où, dans la seconde moitié des années 1960, Lester Bowie, fort de son expérience de directeur musical pour les productions de sa femme, la chanteuse de gospel et de soul Fontella Bass, se tailla la part du lion dans les studios Chess, jusqu’à nos jours et à la participation du guitariste Jeff Parker au groupe de post-rock Tortoise ou aux collaborations de la saxophoniste Matana Roberts avec d’autres avatars rock comme Godspeed You ! Black Emperor ou

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TV on the Radio, en passant par Hamid Drake qui a accompagné d’innombrables chanteurs et groupes de reggae (Michael Rose des Black Uhuru, Dave Anderson & the 1- Lites, The 1-Tals, The Heptones…) avant de lancer son propre projet « Reggaeology », on n’en finirait pas de dresser la liste de qui a fait quoi avec qui dans le monde surpeuplé des musique « populaires ». Le saxophoniste Anthony Braxton, par ailleurs émule de Karlheinz Stockhausen, subsume cette expérience de l’hétérogénéité : « Quand j’ai eu quatre ou cinq ans, j’ai été exposé à ce que les gens appellent aujourd’hui le rock : le rhythm’n’blues. J’ai d’abord été attiré par la musique de Frankie Lymon, Little Richard, Bill Haley and the Comets, The Drifters et The Platters. C’est ce qui a fondé ma relation à la créativité, c’est ce qui a établi l’existence de la musique et que c’était quelque chose que je pouvais expérimenter. […] L’AACM a été créée pour traiter du spectre entier de la musique créative improvisée. Au départ, nous faisions plus particulièrement la jonction avec le moment post-aylerien, mais après notre première année d’existence, il est devenu clair que nous devions nous consacrer au spectre entier de la musique 6. »

9 Depuis, Braxton a élaboré les notions de « Continuum Trans-Africain » et de « Continuum Trans-Européen », plutôt que de se référer à des genres ou à des identités fermées, plutôt que de parler de « jazz » ou de « musique classique », tandis que Muhal Richard Abrams a insinué que la vieille Europe aurait tout intérêt à se rouvrir à sa propre relativité, c’est-à-dire à sa propre variété, avant de se penser comme le ferment ou le principe actif de toute évolution. Christian Béthune a énoncé la condition de possibilité et de faisabilité pour que le degré d’exposition d’une musique sur l’autre se montre fécond : « Chaque fois que des musiciens ont essayé de fusionner tradition afro-américaine et tradition classique occidentale, par la mise en œuvre de procédures délibérées (artifices de composition, manipulations orchestrales, recours à des personnalités adventices…), les résultats ne se sont jamais avérés à la hauteur des attentes. […] Les confrontations les plus réussies adviennent […] chaque fois que les musiciens, quel que soit leur milieu de référence, se servent de manière impromptue d’éléments de leur expérience propre, élaborant spontanément un matériau composite aux éléments issus des deux traditions. » (Béthune, 1988 : 103)

10 Encore faut-il pour cela disposer d’éléments disparates dans son expérience propre – d’une identité et d’une altérité interne, d’une double conscience – et souhaiter les cultiver 7. La manière avec laquelle les membres de l’AACM rendent compte de leurs premières expériences montre à quel point celles-ci ont non seulement été formatrices, mais analogues aux pratiques qu’ils ont ensuite privilégiées. Animés par ces « multiplicités hétérogènes » qui leur étaient offertes, ils se sont inscrits et ont réinscrit leur(s) musique(s) dans une dynamique combinatoire : cette « merveilleuse tradition restructuraliste, la tradition qui ajoute des possibilités plutôt que d’en retirer », qui donne « non pas moins, mais plus d’options 8 », selon Braxton. « Merveilleuse tradition restructuraliste » grâce à laquelle, pour le saxophoniste Ernest Khabeer Dawkins, « chaque époque effectue une opération qui consiste en une redistribution originale des éléments et des structures qui caractérisent la musique, avec les moyens à sa disposition 9 ». Encore corroborée par Matana Roberts : « Certains sont persuadés que la musique créative peut se définir par un seul élément ou par une somme d’éléments – et qu’ils ont trouvé la formule. Mais cette musique est à l’image de tout ce qui est, elle est multidimensionnelle : elle est multiple et en plus elle est changeante. Ce qui change, ce sont notamment les éléments qui la constituent et qui dépendent de nous. Tout ce qui vous caractérise est le bienvenu du moment que vous en faites un usage créatif. Par exemple, ma

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génération s’est formée en écoutant les mêmes musiques que les générations précédentes ; elle en connaît moins bien d’autres, qui se sont un peu effacées ; mais elle a cultivé un goût pour certaines formes d’expression qui n’étaient pas encore associées avec ce que nos prédécesseurs faisaient 10… »

Nicole Mitchell’s Black Earth Ensemble.

© Photo Michael Jackson

NICOLE MITCHELL’S BLACK EARTH ENSEMBLE Black Unstoppable (Delmark 575 / www.delmark.com) Mitchell (fl, alto fl, piccolo, voc), David Boykin (ts, perc), David Young (tp, bugle, voc), Justin Dillard (p), Jeff Parker (elg), Tomeka Reid (cello, shakere), Josh Abrams (b), Marcus Evans (dm), Ugochi Nwaogwugwu (voc). Il y a, dans la musique verdoyante de Nicole Mitchell, un enjouement essentiel, une réponse par l’affirmative à quelques-unes des sempiternelles questions soulevées par des lustres d’art moderne, de classicisme et d’avant-garde, au choix. Oui, les formes les mieux cadrées ne seraient rien sans la possibilité inscrite en elles de s’outrepasser. Dans le champ jazzistique, chaque « œuvre » est actualité et potentialité. Et oui, les développements insensés auxquels donne lieu chaque « œuvre » redonnent à leur tour, avec un nouvel espace-temps, un sens au déjà- entendu, au déjà-vu. Alternent ainsi, dans la même musique foncièrement hospitalière, et sans que jamais se fasse sentir un éclectisme de bon aloi, maladroitement unificateur : la science harmonique certifiée conforme du « jazz » depuis le bop, les présences enchantées et enchanteresses de l’Afrique de l’Ouest, de Cuba et de la Jamaïque, les suavités du rhythm’n’blues, les très riches heures du swing et les déphasantes phases du soleil (Sun Cycles est une pièce maîtresse qui tient du concerto à la Duke Ellington et des explorations interplanétaires à la Sun Ra). Encore faut-il avoir le goût et la maîtrise de toutes ces formes et de l’informe qui va avec. « Je souhaite que nous mettions à l’honneur une musique qui

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corresponde au moment que nous vivons, se prend à rêver Nicole Mitchell. Un moment extraordinairement incertain, intéressant, horrifiant et magnifique. » Et d’ajouter : « Je pense que la musique est nourrissante et que les hommes en ont grand besoin. Le type de musique qu’ils écoutent fait en quelque sorte tenir leur réalité. » Dans le type de musique que crée Nicole Mitchell, il y a ce savoir-faire, l’art magique des Chicagoans sachant faire résonner un grand ensemble dans une moyenne formation grâce à la richesse des premiers et des seconds plans ; il y a ces mélodies trépidantes, en confettis parfois, qui se dégrafent et se débrident, flanquées de volets qui s’ouvrent et se ferment sur des paysages plus sombres ; il y a ces solos signés qui pénètrent en coups de vent dans la chambre des morceaux, telle la flûte sur la pointe des pieds de Mitchell, tel le ténor tremblé ou à rebours de David Boykin, telle la guitare électrostatique, la guitare au pochoir de Jeff Parker.

11 Restent à exposer deux types de coexistences dynamiques, complémentaires l’une de l’autre : un double mouvement en direction de la musique dite « classique » ou « contemporaine », dans la sphère occidentale, et en direction des musiques dites « du monde », pour la même sphère occidentale. Étirement, et non expansion ou écartèlement, qu’Ekkehard Jost fut l’un des premiers à analyser dans le chapitre consacré à l’AACM de son livre sur le « free jazz » : « Il s’agit pour moi de mettre le doigt sur une tendance qui s’est davantage développée au sein du free jazz qu’à toute autre époque de l’histoire du jazz : un mouvement dans toutes les directions, vers tous les aspects de la musique du monde. Ceci ne pouvait être rendu possible qu’une fois balayés les canons formels, tonals et rythmiques du jazz traditionnel, et n’a pas conduit à la seule incorporation d’éléments musicaux empruntés au Tiers-monde, mais aussi à l’adaptation de matériaux et de concepts novateurs de l’avant-garde européenne. » (Jost, 2002 : 196)

12 Cet autre mouvement, à l’intérieur et au travers d’un champ déjà phénoménalement complexe, a écarté le risque d’un retour à une identité générique « noire » : ces éléments, matériaux ou concepts – l’ouverture dans la sphère occidentale et l’ouverture sur le monde – entrent dans la composition même du champ jazzistique. Loin de paraître « naturels » ou « exotiques » aux Afro-Américains, et d’être par conséquent instrumentalisés comme les objets d’un renouvellement esthétique, l’univers musical attitré de l’Occident et l’univers musical qui se veut ou que l’on veut son vis-à-vis – les musiques dites « du monde » – sont tous deux des éléments constituants de leur propre univers, de leur identité multiple. Ils n’y sont pas disjoints. Ces éléments demandent certes, et en permanence, de nouvelles traductions et contextualisations (de nouvelles combinaisons), mais ils n’ont nul besoin d’être absorbés, ni confondus : ils dialoguent dans la musique, y établissent des relations réciproques qui avivent les différences en eux et autour d’eux.

13 Muhal Richard Abrams : « Nous n’étudions pas la musique classique : nous étudions la musique. Nous n’étudions pas la musique de ‘‘jazz’’ : nous étudions la musique, tout simplement. C’est là que nous en sommes. En vérité, nous sommes des musiciens issus de ce que l’on appelle le ‘‘jazz’’ – mais c’est une musique qui se développe sans arrêt, qui prend des formes de plus en plus variées, qui nous rapproche de la vie. Je vois des gens de toutes cultures. J’entends toutes sortes de langues. C’est cela, la musique. Et si l’on pense ainsi, il tombe sous le sens que la musique peut prendre des formes différentes, ou peut rappeler des époques différentes 11. »

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14 Anthony Braxton : « On déforme l’histoire pour essayer d’isoler un composant afro-américain spécifique qu’on puisse contrôler. Or, je me sens partie prenante du défi des années 1960 qui a consisté à ne pas accepter ces définitions, mais à vouloir tout simplement s’assumer en tant qu’être humain. […] Je rejette toute cette idée de Q.I. d’un côté, de rhythm’n’blues de l’autre ! Ce sont des distinctions politiques : tout le monde a un sens du rythme et une forme d’intelligence. Je revendique le droit d’aimer Luciano Berio, l’opéra, Bach et Charlie Parker, et d’apprendre de chacun d’eux. C’est pourquoi j’ai dû rejeter ces définitions standards, et j’ai abouti à la notion de culture trans-idiomatique. Et elles le sont toutes : le blues et la country sont similaires, le jazz et la musique moderne le sont également. Stockhausen utilise l’improvisation, tout comme Boulez — qui emploie le terme ‘‘aléatoire’’, ce qui revient au même. Mais moi, si je n’utilise que de la musique écrite, on s’écrie : « Ce n’est pas noir ! » Boulez prétend rejeter l’improvisation, parce qu’il a un problème avec tout ce qui vient d’Afrique. En confinant l’Afrique dans un endroit bien précis, on peut prétendre qu’elle est inférieure ou supérieure dans tel ou tel domaine, mais c’est ridicule ! L’Afrique n’est qu’un continent et fait partie de l’expérience humaine dans son ensemble 12. »

15 George Lewis : « Une conception de l’histoire culturelle noire qui nierait la confrontation avec les traditions pan-européennes, ou leur influence sur cette histoire, révélerait son ridicule si on l’appliquait aux écrivains ou aux plasticiens noirs. Une telle perspective ne peut rendre compte de la complexité de l’expérience qui caractérise de multiples vies noires contemporaines. » (Lewis, 2004 : 77)

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16 « Tout commence » avec le système de Joseph Schillinger qui a tant inspiré Muhal Richard Abrams et les musiciens afro-américains qui y eurent accès, à Chicago, dans les années 1950. Soit les mathématiques appliquées à l’art musical comme méthode de composition, notamment grâce à l’emploi d’algorithmes pour redéfinir l’harmonie de manière non prescriptive mais associative, permettant de générer des variations à l’infini et d’envisager une forme de synesthésie entre son, science et monde physique, entre émotion et raison. Aux musicologues à venir de montrer comment les influences de Claude Debussy, Bela Bartók, Igor Stravinsky ou Charles Ives, toutes attestées, à des degrés divers, par tel ou tel membre de l’AACM, ont joué (c’est-à-dire : avec quels autres éléments se sont-elles combinées) dans le développement de leurs musiques respectives – ainsi que les formes du contrepoint, de la fugue ou de la suite. De même, dès que les membres de l’AACM conçurent de remettre en cause, par leurs propres moyens, la suprématie du système tonal, ils s’intéressèrent aux compositeurs de l’école de Vienne. Or, si la musique d’un Abrams reflète occasionnellement un chromatisme ou un pointillisme que Schoenberg dans un cas, et Webern dans un autre, n’auraient pas désavoués, celle de Shaku Joseph Jarman a parfois frôlé le sérialisme – et celles du saxophoniste Fred Anderson, de Roscoe Mitchell ou d’Anthony Braxton, par accès, ont exploré la polytonalité. Leurs musiques ne sont pas pour autant « atonales » ou « non- idiomatiques » : elles ne sont pas soustractives. Ainsi ont-ils très tôt pris conscience de la contemporanéité des formes ouvertes qu’ils parcouraient, de leur travail sur la discontinuité et les restructurations, sur la nature du son et l’échiquier des timbres, et des recherches du courant dit « post-webernien » : les paramétrages de Yannis Xenakis

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; les bruits trouvés, la musique aléatoire ou le « hasard guidé » selon Karlheinz Stockhausen ou selon John Cage ; les compositions indéterminées 13 et les instrumentations inusitées d’Earle Brown, ou les instruments inventés et superposés d’Harry Partch ; l’exploitation de l’espace sonore par Morton Feldman, les partitions dessinées ou sans fin de Christian Wolff… Leurs musiques ayant ainsi pu prendre telle ou telle forme associée avec le « classique contemporain », certains ensembles reconnus, comme le Kronos Quartet, l’Ensemble Modern de Francfort (direction Diego Masson) ou le S.E.M. Ensemble (direction Petr Kotik) se sont plusieurs fois mis aux service des principaux compositeurs de l’AACM : Abrams, Braxton, Lewis, mais aussi la pianiste et chanteuse Amina Claudine Myers, le violoniste Leroy Jenkins, le trompettiste Wadada Leo Smith ou le saxophoniste Henry Threadgill. Les uns et les autres ont créé des opéras, des œuvres pour quatuor à cordes, orchestre de chambre ou orchestre symphonique, quitte à en changer la donne. Tel Leroy Jenkins avec son Mixed Quintet détournant le traditionnel quintette à vent en substituant son violon et une clarinette basse au hautbois et au basson. Tel Wadada Leo Smith travaillant avec les New Century Players, sous la direction de David Rosenboom, et mélangeant instruments à vent et à cordes de tradition « classique » avec des percussions du monde entier : marimba, axatse, mbira, cloches tibétaines, gamelans, grosses caisses… Et sa composition Black Church : A First World Gathering In The Spirits, créée à New York pour les trente ans de l’AACM, juxtaposait un quatuor à cordes, un trio trombone, trompette et percussions, et les bandes enregistrées de quatre pianos. En marge de ses autres formations, Roscoe Mitchell a quant à lui fondé le Space Ensemble (avec Thomas Buckner, voix baryton et Gerald Oshita, instruments à anches de tessiture grave), puis le New Chamber Ensemble (avec Buckner, Joseph Kubera au piano et Vartan Manoogian au violon). Si ce domaine de recherches reste ouvert, la coexistence avec la sphère des musiques dites « classiques » ou « contemporaines » s’est révélée laborieuse. Ne serait-ce que parce que ces musiques ont été posées comme un absolu en matière d’art et qu’il est toujours délicat de se lier avec ce qui a son séjour dans l’absolu et jouit de ses faveurs. George Lewis, grand concepteur en matière d’informatique musicale, notoirement à l’IRCAM, ne s’est pas privé de dénoncer l’hégémonie de certaines notions compositionnelles comme la traduction de l’absolutisme occidental : « L’attitude type des tenants, même inconscients, de l’ ‘‘Eurological’’ à propos de l’improvisation est qu’il n’y a rien de neuf à en attendre – sauf si les improvisateurs s’inspirent des méthodes mises au point par les compositeurs contemporains ! (rires) En bref, d’une manière ou d’une autre, vous ne jouez que ce que vous savez déjà jouer. C’est toujours la même rengaine. Parce que c’est aussi devenu un ‘‘truc’’ pour les journalistes d’inviter des musiciens ‘‘sérieux’’ à donner leur avis sur le ‘‘jazz’’ et les musiques improvisées. Dans mon article, je cite donc Michael Zwerin qui avait posé la question à John Cage pour s’entendre répéter la même chose. Le tout dernier que j’ai lu comme ça, c’était Ligeti dans Jazz Magazine, où il ne faisait à son tour que répéter ce que tous les autres disent… (rires) En réalité, il faudrait refaire une compilation comme celle qui existe déjà sur ‘‘La musique post-sérielle et le free jazz’’, où Xenakis, Stockhausen, Vinko Globokar et d’autres avaient tous fait leur laïus sur les redites de l’improvisation ! On apprendrait certainement plein de choses sur le sens commun et la sagesse populaire ! (rires) Plus sérieusement, ce qui est révélateur ici n’est pas tant ce que ces gens-là pensent, mais que d’autres estiment qu’il est important que nous sachions ce qu’ils pensent – même s’ils n’écoutent absolument pas cette musique, même s’ils n’ont aucun lien réel avec elle. C’est vrai que, dans le monde moderne, on vous demande d’avoir une opinion sur tout et n’importe quoi, même et surtout quand vous n’avez rien de spécial à dire. Mais la vraie question est : pourquoi se sent-on obligé de publier

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régulièrement leurs impressions négatives sur le ‘‘jazz’’, pourquoi se sentent-ils obligés de lui adresser ces critiques ? Parce que celui-ci vient les concurrencer sur leur propre terrain peut-être ? Parce que des musiciens de ‘‘jazz’’ sont effectivement capables de se servir de certaines des ressources de la musique classique contemporaine, ou qu’ils ont en commun, pour créer des œuvres d’un autre type ? Et donc : sont désormais en mesure d’obtenir des financements et des aides d’habitude réservés aux musiciens classiques ? Voilà ce que j’ai également voulu dénoncer dans mon article, ce qui se cachait derrière un débat d’idées en vérité inconsistant. Et cette réaction colle bien avec la mentalité que j’associe à l’ ‘‘Eurological’’, qui se sent poussée dans ses derniers retranchements dès que la figure de l’autre surgit. Il y a des gens qui cherchent partout à imaginer un autre monde, mais en attendant, celui dans lequel nous vivons fonctionne comme ça et pour agir nous devons essayer de comprendre ses mécanismes, et ainsi mettre en perspective les différentes conceptions de la spontanéité. Certains compositeurs contemporains affirment que la spontanéité n’existe pas en musique. John Coltrane disait que Dizzy Gillespie jouait toujours le même solo différemment. Qui a raison, qui a tort ? On peut toujours trancher a priori en faveur de l’un ou l’autre de ces deux points de vue. Ce sera un parti pris de plus. On peut aussi se demander qui de Coltrane ou des compositeurs en question a le mieux écouté Gillespie 14… »

17 Dans la perspective afrologique ébauchée par Lewis, comme dans ce qui attira Muhal Richard Abrams vers le système de Joseph Schillinger, l’intellect et le sensible vont de pair, à l’instar du formalisme et de l’expressionisme, ou de la pensée « critique » et de la pensée « magique ». Au-delà de l’ordinaire, de l’harassante fonction des « Noirs » dans la société américaine, censés personnifier, directement ou indirectement, l’une des catégories produites par la logique manichéenne (ce qui se rattache à la nature, à la sauvagerie, à l’irrationnel), peut-être est-ce l’idée même que les choses puissent aller de pair, dans la lumière noire, qui dé-range un certain ordre des choses, symbolique et politique.

Coexistence dynamique avec les musiques qui sont dites « du monde »

18 Coexistence dynamique, pacifique celle-là, avec les musiques dites « du monde », toujours re-contextualisées selon les individus et les itinéraires. Kelan Phil Cohran et le contrebassiste Donald Rafael Garrett, versés dans les musiques éthiopiennes ou indiennes depuis les années 1950, entamèrent certainement un processus qui n’a fait que se généraliser au sein de l’AACM. Wadada Leo Smith, dans son essai sur la « creative music » considérée comme « New World Music », se prend à rêver du nouvel ordre politique dont celle-ci pourrait être la préfiguration. Le trompettiste s’est intéressé de très près à différentes musiques africaines, arabes, indiennes et balinaises, dont il a attendu qu’elles « finissent d’éliminer la domination euro-américaine ici-bas » et qu’elles apportent un nouvel « équilibre dans le domaine des musiques du monde (entre l’Afrique, l’Asie, l’Europe, l’Euro-Amérique, l’Afro-Amérique) », voire « des réformes politiques significatives dans le monde : la culture étant notre mode de vie ; la politique, comment notre mode de vie est gouverné » (Smith, 1973 : s.p.). Certaines de ces rencontres socio-musicales ont eu lieu « à distance », par les jeux d’influences que facilitent les moyens modernes de communication et de diffusion. Ainsi, le saxophoniste Douglas Ewart n’a jamais caché sa passion pour les musiques des Shona du Zimbabwe (à base de mbira ou likembe, d’hosho et de chants épurés et intriqués) – imité en cela par le batteur Chad Taylor dans la nouvelle génération ; le saxophoniste

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Edward Wilkerson, Jr. n’a jamais caché sa passion pour la musique des pygmées Ituri, ou le contrebassiste Fred Hopkins sa passion pour les cithares du Burundi – mais ils ne se sont jamais rendus sur place. Ewart a pu composer Bira, une suite en neuf mouvements pour didgeridoos, bâtons de pluie, shakuhachi et percussions, et imaginer une installation sonore autour d’une exposition de pierres gravées Chapungu. Roscoe Mitchell a pu composer The Bells of Fifty Ninth Street, une pièce pour saxophone alto et orchestre de gamelans. Mais ces œuvres étaient les leurs, strictement. Quant aux rythmes des Antilles et du Brésil, ils ont des ambassades dans toutes les « formes- espaces » de la musique afro-américaine aux États-Unis, et depuis si longtemps qu’il paraît presque anodin de les croiser au détour de telle ou telle composition fourmillante d’Henry Threadgill (et sa prédilection pour le paso doble et les musiques du Vénézuela, notamment), des saxophonistes Chico Freeman et Vandy Harris ou du trompettiste Malachi Thompson (et leur prédilection pour la samba, la bossa nova et les musiques du Brésil, notamment). Toutefois, la plupart de ces rencontres furent et demeurent des collaborations effectives avec des hommes et des femmes « du monde », que les musiciens de l’AACM ont rencontrés en Amérique du Nord ou au gré de leurs déplacements. Ces musiques dont l’industrie culturelle fait aujourd’hui si grand cas ne peuvent se permettre de vivre retirées, contrairement à la musique dite « classique » : elles doivent « lutter pour survivre », elles sont soumises aux lois du marché et aux effets de mode qui les font connaître, les classent et les déclassent. Elles sont disponibles. Lester Bowie le savait bien, lui qui fut accueilli dans la commune libre de Kalakuta, à Lagos au Nigeria, par Fela Anikulapo Kuti. Le trompettiste enregistra trois disques avec l’inventeur de l’afrobeat. Douglas Ewart, originaire de Jamaïque, n’a eu besoin de l’aide de personne pour monter sa propre formation de percussions « traditionnelles », le Nyhabingi Drum Choir. Et Cohran, et Jarman, et Threadgill ont voyagé jusqu’en Asie et jusqu’en Inde ces dernières années – de multiples influences musicales et spirituelles peuvent s’entendre dans leurs œuvres récentes. De même que dans celles de Leroy Jenkins avec son World Quartet, constitué de son violon, du komungo de Jin Hi Kim, venue de Corée, du sarangi de Ramesh Misra, venu d’Inde, et de la kora de Yacouba Sissoko, venu du Mali. Dès les années 1970, Hamid Drake avait crée une formation de ce type – parrainée par Don Cherry – avec le joueur de kora Foday Musa Suso, venu de Gambie, et le percussionniste Adam Rudolph : la Mandigot Griot Society. Les échanges avec l’Afrique de l’Ouest et du Sud ont certainement été les plus nombreux : vers 1990, l’Art Ensemble of Chicago s’est adjoint les services de l’Amabutho Zulu Male Chorus pour se transformer en Art Ensemble of Soweto, puis ceux de l’Amakhono We Sintu Choir en l’an 2000, également venue d’Afrique du Sud, ainsi que de plusieurs musiciens de différentes cultures ouest-africaines, pour se transformer en Art Ensemble of Africa. Ernest Khabeer Dawkins s’est également frotté au « kwela jazz », insistant, emporté, processionnel, des musiciens d’Afrique du Sud (dont le saxophoniste Zim Ngqawana et le trompettiste Feya Faku) et du Mozambique (dont le saxophoniste Moreira Chonguica et le saxophoniste et percussionniste Ze’ Marie), tandis que Wadada Leo Smith a poursuivi ses explorations de « l’Atlantique noir » en s’associant avec Thomas Mapfumo, l’inventeur du chimurenga au Zimbabwe, à base de mbiras et de guitares électriques tournoyantes. Quant à Anthony Braxton, c’est avec Abraham Kobena Adzinyah, percussionniste akan du Ghana, qu’il s’est produit en duo au milieu des années 1990, avant de se lancer dans son cycle de « Ghost Trance Musics ».

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La Great Black Music, une dynamique combinatoire : les « restructuralistes »

19 Les membres de l’AACM ne se sont donc pas approprié un genre, ils ont réinvesti un champ, fertilisé par autant de traditions que d’hybridations : le continuum ou la matrice de créativité du champ jazzistique. Tous les gospels, blues, rhythm’n’blues et jazz, toutes les musiques classiques ou folkloriques, populaires ou savantes, sacrées ou profanes qui faisaient partie de leur histoire comme de leur appétit socioculturels. À cet égard, la précision de George Lewis s’avère indispensable : « Le signe ‘‘black’’, dans ‘‘Great Black Music’’, peut être lu comme le marqueur d’une conception diasporique et internationaliste de la place des Afro-Américains dans la culture musicale du monde, reliant la formation d’une identité américaine plurielle avec les Antilles, l’Amérique du Sud et d’autres espaces géographiques où les descendants des esclaves africains continuent de lutter pour formuler des stratégies de résistance. » (Lewis, 1998 : 86)

20 Pareillement, dans la description faite par Shaku Joseph Jarman des tenues de scène de l’Art Ensemble of Chicago, il y a la meilleure glose concevable sur la notion d’une identité plurielle, accessible par l’expérience « noire » : « Malachi a toujours incarné l’entité la plus ancienne, avec ses longues robes, amples et flottantes. Et il a l’allure d’un shaman afro-égyptien. Sa personnalité en est l’expression même, tout comme sa musique et son style. Malachi est un Grand Ancien. Puis Moye est vraiment au cœur des traditions africaines. Son jeu de batterie, sa technique, son approche, ses centres d’intérêts et sa sensibilité ne témoignent pas d’une tradition africaine en particulier, mais de toutes à la fois. Et lui aussi recouvre l’identité d’un shaman, quoique à la façon du musicien guérisseur africain. J’ai toujours perçu Don comme ‘‘shamanistique’’. J’occupe une position plus ‘‘contemporaine’’, étant tourné vers l’Orient. Nous trois représentons donc les éléments panthéistes de l’Afrique et de l’Asie. Roscoe est plutôt un shaman plongé dans le courant principal, le Messager Urbain, qui délivre des qualités vulnéraires. J’aime cette photographie de lui avec le couteau et le dé. L’image du couteau et du dé renvoie au voleur, à l’arnaqueur, à l’aigrefin [au trickster ?] ; mais c’est en réalité la chance qui nous est offerte de jouer pour vivre. Et le fait que Roscoe porte des costumes impeccables est la preuve qu’il est possible de s’en sortir dans un monde menaçant et hasardeux. Lester a toujours représenté l’investigateur, avec sa tenue de cuisinier, qui est aussi celui qui soigne, qui donne la nourriture et l’énergie. Ensuite, il a avancé sur le chemin de la sagesse, et il est devenu le docteur dans son laboratoire expérimental. Toute cette imagerie noire, qui va de ‘‘l’Ancient to the Future’’, peut se lire dans nos tenues de scène. » (Beauchamp, 1998 : 74-75)

21 Si « philosophie » de la Great Black Music il y a, c’est celle de la réinitiation, de la réactualisation, de la réinvention permanentes, non d’une douteuse « essence du jazz », mais de la dynamique combinatoire du champ jazzistique, quelles que soient les formes et les configurations, toujours ponctuelles, vouées à se différencier et à se correspondre, qu’elle présente. Depuis l’expérience fondatrice du dédoublement de la conscience sociale, la culture expressive des Afro-Américains est frappée au sceau de la profonde hétérogénéité de ses composantes, tantôt discrètes, tantôt expressément évoquées/ invoquées – rarement laissées seules – et par ses puissances altératrices 15. Revenant sur cette « merveilleuse tradition restructuraliste », Anthony Braxton insiste : « Car, en fait, aucune forme de musique n’a jamais représenté l’AACM. C’est une alliance trans-idiomatique qui s’est nouée pour relever le défi des percées restructurales effectuées dans les années 1960, percées restructurales liées aux

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musiques changeantes d’Ornette Coleman, de John Coltrane ou de Charles Mingus, également liées aux percées de la Jazz ’ Guild 16. »

22 Alliance trans-idiomatique que traduisait dans les années 1980, parmi tant d’autres exemples possibles, Cosmic 3D, la formation du trompettiste Ameen Muhammad, du saxophoniste Light Henry Huff, du contrebassiste Yosef Ben Israel et du batteur Dushun Mosley. Trois dimensions : Ancient, les racines « tribales » africaines ; Present, le contexte contemporain de l’AACM, de Chicago, de l’Amérique du Nord et du monde ; Future, les limites traditionnellement repoussées par la Great Black Music. S’il l’on peut rattacher de telles approches de l’afro-futurisme 17, il faut en revanche les détacher de l’afro-centrisme, car elles ne préjugent d’aucune identité enfermée dans le passé ou dans l’histoire. Pour bâtir leur nouvelle et multiple identité, aussi fameuse que fabuleuse, les Afro-Américains ont emprunté à un passé « reculé » (jusqu’aux civilisations disparues) comme à un futur « avancé » (jusqu’aux civilisations extra-terrestres), ils ont dû faire appel à l’idée d’un autre espace-temps qui en réponse conforterait le leur. En termes anthropologiques, les descendants d’esclaves n’ont pu rebâtir un « univers en contrepoint », pour reprendre une expression de Robert Jaulin, rebâtir un monde qui « élargisse, améliore, donne la réplique et fasse dialogue, réponse et appartenance à celui qui vous entoure » (Jaulin, 1980 : 37), que par la construction historique et l’invention mythique, simultanément et réciproquement. Pour éviter de faire corps avec l’esclavage, avec le vide ou l’Occident, il leur a fallu reprendre leurs distances symboliques en invoquant parfois une Afrique talismanique, une Afrique qui constitue autant une référence historique qu’un matériau mythologique, une altérité interne donnant du jeu dans la construction identitaire.

NICOLE MITCHELL’S BLACK EARTH ENSEMBLE Xenogenesis Suite (Firehouse 12 Records FH12-04-01-006 / www.firehouse12.com) Mitchell (fl), David Boykin (ts), David Young (tp), Justin Dillard (p), Tomeka Reid (cello), Josh Abrams (b), Marcus Evans (dm), Avreeayl Ra (perc), Mankwe Ndosi (voc). Des paysages plus sombres… Qu’une musique aussi printanière puisse s’assombrir, et ce jusqu’à l’épouvante, à seulement un mois de distance (« Black Unstoppable » a été enregistré en mai 2007 à Chicago, « Xenogenesis Suite » en juin à New Haven), trouve sa justification dans le thème du second disque : une adaptation de Dawn d’Octavia Butler, romancière qui a essentiellement sondé, sous couvert de (science-)fiction, le tréfonds du désespoir et les ressources inespérées des rescapés. Selon Butler, la survie de celles et ceux qui ont été confrontés à l’effroyable est au prix d’une cruelle acclimatation à un environnement par définition hostile. Ils sont tenus de s’accommoder d’un désarroi à peu près complet, d’accepter une dose de curiosité morbide, tout en apprenant à trouver refuge dans leurs rêves au moment opportun et au moment opportun seulement. À ce prix, la force de la fascination qui se tapit derrière le sentiment de la peur, et plus encore derrière celui de la terreur, peut être retournée au bénéfice d’une inconcevable vie à venir. Les rescapés n’ont d’autre choix que de vouloir leur transformation, sans se transformer exactement en ce en quoi leur nouveau milieu voudrait les changer. « La seule manière de survivre est d’être Altéré », commente Nicole Mitchell. Nul besoin d’insister sur le parallèle avec le destin de quelques millions d’Africains dans le « Nouveau Monde ». Mitchell explique encore que, pour exprimer sa compréhension du roman de Butler, et notamment l’instabilité émotionnelle des

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expériences-limites dont s’est emparé l’écrivain, elle s’est efforcée de déjouer ses automatismes de compositrice – de se dépayser dans son propre univers, de se sentir étrangère dans sa propre pensée. « Xenogenesis Suite » couvre des spectres, et l’expression peut donc s’entendre au sens propre et au sens figuré, qui sont comme les zones d’ombres de la luxuriance musicale habituelle de la flûtiste – les parasites et les prédateurs de son paradis terrestre. Ainsi la voix écarquillée de Mankwe Ndosi, entre cris et pleurs, est-elle le point de mire de cette suite, où elle avance en terrain miné. Les instruments font corps, mais un corps étranger, pour elle, contre elle, sous elle, sur elle. Ils constituent le milieu dans lequel sa voix se débat, jusqu’à ce qu’elle parvienne à se mettre au diapason de leurs irrégularités et de leurs protubérances à partir d’Oankali, et qu’elle articule enfin quelques paroles intelligibles dans les derniers morceaux. Entre les lancinances et les élancements des instruments à vent et à cordes, la dispersion et les fixations des instruments à percussion, il n’y a quasiment nulle part pour elle où se poser et où nous accueillir. Mais elle peut creuser une nouvelle différence. À ce prix seulement, celui de l’intranquillité.

23 Le modèle contradictoire de la continuité culturelle ou de la discontinuité culturelles est alors rendu caduque, ainsi que l’a suggéré Stuart Hall au sujet des identités caribéennes noires, encadrées « par deux axes ou vecteurs opérant simultanément : le vecteur de similarité et de continuité, et le vecteur de différence et de rupture. Les identités caribéennes ont toujours été pensées en termes de relation dialogique entre ces deux axes. Le premier nous ancre dans le passé, nous inscrit dans une certaine continuité. Le second nous rappelle que ce que nous partageons est précisément l’expérience d’une discontinuité profonde » (Hall, 2007 : 223). Craig Hansen Werner s’est risqué à faire de ces processus dialogiques, au cœur des formations sociomusicales du champ jazzistique, « la tradition sacrée » des Afro-Américains. Voilà à peu près cerné la perspective afrologique en musique : « Great Black Music, Ancient to the Future » n’indique pas le sens de l’histoire, une tension ou une direction, mais l’union de modes d’être historiques et mythologiques en une parenté spirituelle généralisée voulant damer le pion aux logiques de séparation et d’exclusion. Werner écrit ainsi : « Pour être totalement efficace, ce processus demande aux individus qu’ils ne cherchent aucune synthèse, qu’ils ne nient pas les aspects plus extrêmes de leurs expériences personnelles, mais qu’au contraire ils affirment leur subjectivité en réponse aux affirmations, aussi personnelles et aussi extrêmes, d’autres expériences. L’appel et réponse est par conséquent la forme d’analyse afro- américaine : un processus qui, en admettant diverses voix et diverses expériences, soutient une pensée critique plus inclusive que n’importe quelle forme d’analyse individualiste. » (Werner, 1994 : XVII-XIX).

24 Comme en réponse, à son tour, au constat dressé par James Clifford selon lequel, « aspirer au pouvoir universaliste qui parle pour l’humanité, pour les expériences universelles de l’amour, du travail, de la mort, etc., est un privilège inventé par le libéralisme occidental totalisant » (Clifford, 1996 : 260), George Lewis a pointé les méfaits de cette captation de pouvoir dans le champ jazzistique : « C’est en effet la présence même des Blancs dans la tradition du jazz qui garantirait ‘‘l’universalité’’ de la musique. […] la construction du trope qui fait de l’élément blanc dans le jazz le garant de son américanité (et, par extension, de son universalité) amène à confondre la reconnaissance d’un phénomène historiquement émergeant et un racialisme essentialisant. Quoi qu’il en soit, même

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si nous acceptons la prémisse questionnable selon laquelle quelque chose comme une musique ‘‘universelle’’ existerait, l’idée qu’une musique puisse être à la fois noire et universelle semble avoir échappé au regard scrutateur de la théorie universaliste à l’américaine. […] La plupart des musiques peuvent être dites ‘‘universelles’’, bien que peu de musiques du monde soient en mesure de faire valoir un éventail de praticiens aussi divers culturellement que le jazz. La musique afro- américaine, comme toute musique, peut être jouée par des hommes de toutes les ‘‘races’’, sans perdre son caractère historiquement afrologique, de même qu’une performance de musique vocale Hindustani par Terry Riley ne transforme pas un raga en forme musicale eurologique. » (Lewis, 1998 : 84)

25 L’idée de la Great Black Music paraît donc moins de revendiquer une identité, ancienne ou nouvelle, d’ici ou d’ailleurs, mais toujours sur le même moule, qu’exprimer enfin et concurremment une personnalité multiple et de multiples appartenances – auxquelles donne accès l’expérience et la pratique afro-américaines du monde. L’invention culturelle des Afro-Américains a été de jouer (d’improviser) leur identité, plutôt que de concevoir l’individu et le groupe sur le modèle de l’unité et de l’intégrité du moi (lequel, en l’occurrence, a très tôt volé en éclats) ou sur le modèle d’une identité collective unique et invariable, avec son territoire, ses annales, ses catégories logiques séparant et hiérarchisant les êtres et les choses, les essences et les existences. « Black », comme dans les romans de science-fiction d’Octavia Butler, signifierait alors ce qui (vous) forme, déforme et transforme, non pas tout à fait l’autre mais cette puissance originale d’altération.

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NOTES

1. Importance de la personnalité sonore (« to jazz up the music », c’est traiter et retraiter singulièrement les sons en permanence) et du récit personnel (entre autobiographie et fiction) dans une musique développée selon un modèle interactionniste à la fois social (invention collective) et structurel (polymorphisme) prêté au devenir des arts de faire, de musiquer, ouest- africains dans le Nouveau Monde. 2. Le saxophoniste ténor David Boykin, apparu dans les marges de l’AACM au cours des années 1990, a peut-être été plus heureux dans le titrage de l’une de ses compositions : Diasporadiation. Stuart Hall, se référant explicitement à « l’esthétique du croisement » dans la musique « noire », élabore ailleurs : « L’expérience de la diaspora, comme je l’entends ici, est définie non par son essence ou sa pureté, mais par la reconnaissance d’une nécessaire hétérogénéité et diversité ; par une conception de l’« identité » qui se vit dans et à travers, et non malgré, la différence ; en un mot par l’hybridité Les identités diasporiques sont celles qui ne cessent de produire et de se reproduire de nouveau, à travers la transformation et la différence » (ibid p 240). 3. Propos tirés du documentaire de Steven Tod sur Malachi Favors Maghostut, Keep Playin’, ‘til the Lord Says Stop (Silver Measure, 2004). 4. Jazz Magazine, n° 220, mars 1974, p 15. 5. On pourra objecter que cette observation s’applique à l’AACM mais à virtuellement toutes les formes de musique Certes, et c’est précisément l’idée : admettre que toute expression, « noire » notamment, est « trans-idiomatique », chaque fois d’une manière spécifique Ainsi, la manière avec laquelle certains membres de l’AACM ont tiré leçon des compositeurs de la seconde école de Vienne n’est pas celle d’un Franz Koglmann, et blues et gospels n’ont pas agi sur eux comme sur Captain Beefheart & his magic band ou sur Nick Cave & the bad seeds… Ce qui ne signifie pas que les mêmes éléments sont communs à toutes les musiques mais que ceux qui le sont, ponctuellement, sont agencés en fonction de pertinences différentes. 6. Impetus, n° 6, 1977, p 248.

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7. N’est-ce pas le cas le plus fréquent chez les musiciens afro-américains, depuis les compositeurs de ragtime cherchant leur voie entre les polyrythmies africaines et l’art de la fugue, jusqu’à Charles Mingus, dans l’œuvre duquel se rencontrent les influences de Duke Ellington et d’Igor Stravinsky ? En passant par Ray Charles qui se réclamait autant d’Art Tatum que de Frédéric Chopin, ou par Jimi Hendrix qui entendait sa musique comme la rencontre de Jean- Sébastien Bach et de Muddy Waters, sur fond de flamenco ? Sur la « double conscience », cf Du Bois, 2004. 8. Interviewé par Ted Panken à l’antenne de la station de radio WKCR, le 5 février 1995 Transcription disponible sur www.jazzhouse.org. 9. Entretien réalisé à Chicago en avril 2001. 10. Entretien réalisé à New York en mai 2004. 11. Jazz Magazine, n° 256, juillet-août 1977, p 23. 12. Entretien réalisé à Vienne et à Lisbonne, entre juillet et août 2000. 13. Quoique George Lewis tienne à préciser, au sujet de sa série de compositions Shadowgraph, qu’ « il ne s’agit toutefois pas d’indétermination, puisque dans la tradition afro-américaine, l’articulation de la volonté créative individuelle et de l’analyse autonome est la bienvenue ; on demande aux improvisateurs de négocier la partition et leur propre volition » (Dans les notes de pochette de son disque « Endless Shout », Tzadik / 2000). 14. Entretien réalisé à Lisbonne en août 2000 Cf l’étude mentionnée dans cette citation : « Improvised Music After 1950 : Afrological and Eurological Perspectives ». 15. Pour sa part, Steve Coleman a employé la notion de stratification, notamment dans la formation Strata Institute qu’il animait au tournant des années 1990 avec Greg Osby, son alter ego au sein du mouvement M-Base, et dont il expliquait la notion comme suit : « Strata (a series of layers, levels of gradations in an ordered system) ; Institute (an organization for the promotion of a cause) » Soit la formation socio-musicale en tant qu’institut pour la défense de la complexité du vivant. 16. Interviewé par Ted Panken à l’antenne de la station de radio WKCR, le 5 février 1995 Transcription disponible sur www.jazzhouse.org. 17. Le terme a d’abord été employé en 1994 par Mark Dery afin de désigner la tournure particulière donnée par la culture afro-américaine, surtout musicale, aux modernes utopies et technologies, avant d’être repris par Kodwo Eshun dans la perspective de W.E.B Du Bois et de Paul Gilroy (mais aussi de Gilles Deleuze), cette fois-ci pour mettre en perspective, en série, la double conscience des Afro-Américains et la conscience fragmentée, fractale ou « rhizomorphique », à l’âge de la technoculture Cf bibliographie.

RÉSUMÉS

Le champ jazzistique ne peut être ramené à un genre ou un langage musical (le « jazz ») réductible à telle ou telle de ses formules (règles, structures). Il est bien plutôt constitué par un ensemble de déterminations – une matrice et un maelström – qu’il préserve en tant que tel, en tant qu’ensemble de déterminations, rendant possible la formulation de nombreux langages, de nombreux systèmes de langage, leurs conjugaisons et déclinaisons. En ce sens, les musiciens de l’Association for the Advancement of Creative Musicians n’ont pas créé de toutes pièces, mais recueilli, repiqué et récolté ce que certains d’entre eux ont formalisé sous l’intitulé « Great Black

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Music » : non pas une musique et une politique réitérées de la race, mais un nouveau spectre de couleurs musicales et politiques s’ouvrant derrière le signifiant ou le miroir “noir”.

INDEX nomsmotscles Art Ensemble of Chicago, Association for the Advancement of Creative Musicians (AACM), Braxton (Anthony), Drake (Hamid), Mitchell (Nicole)

AUTEUR

ALEXANDRE PIERREPONT

Alexandre PIERREPONT est ethnologue, il travaille sur les altérités internes aux sociétés occidentales et plus particulièrement sur les musiques afro-américaines en tant qu’institution sociale ; conseiller artistique et directeur de projets pour des festivals et des labels de jazz et de musiques improvisées ; écrivain et critique musical ; traducteur. [email protected]

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Dossier : «Peut-on parler de musique noire ?»

Tribune

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Armstrong, je ne suis pas noir…

Yves Raibaud

1 LA « RACE » PROVOQUE TOUJOURS DE L’ÉMOTION dans un pays (la France) où cette catégorie n’est pas facilement acceptée dans le débat public 1. Dès la soirée d’ouverture du colloque « Peut-on parler de musique noire ? », dans les beaux salons de la librairie Mollat à Bordeaux, ville au lourd passé colonial et esclavagiste, deux interventions passionnées de la salle donnent le ton.

2 La première, venant d’un homme mûr à la peau noire, reproche aux conférenciers leurs propos (pourtant très mesurés), leur déniant toute capacité à parler de ce sujet en raison de la couleur blanche de leur peau et du style « hautain » et distancié de leur discours scientifique. La deuxième, venant d’un homme jeune à la peau blanche, critique le fait d’interroger la « couleur » de la musique. Il explique qu’il vit une authentique fraternité musicale avec des artistes noirs africains. Cela prouve, selon lui, que la couleur de la peau est secondaire car la musique est un langage universel.

3 Notons comment la 'race' est à ce point un sujet tabou en France que des travaux qui portent sur des musiques et des musiciens qui s’autodésignent eux-mêmes comme « Noirs », arrivent à déclencher des émotions aussi fortes. Nous avions souhaité, Emmanuel Parent et moi-même, traiter du sujet de la musique noire en France après avoir lu et rencontré l’historien Pap Ndiaye (Ndiaye 2008), malheureusement absent ce jour-là pour raisons de santé. Nous avions exprimé cela de la façon suivante. « Bien que l’appel à communication concerne toutes les approches des musiques noires, une attention particulière sera portée aux textes qui traitent de la musique noire en France, pays où une certaine conception universaliste des droits de l’Homme et du citoyen a pu freiner pendant un certain temps le développement des études noires. »

4 Le colloque qui a suivi la soirée chez Mollat n’a pas déçu. Bien au contraire, il a permis des avancées considérables. La notion de musique noire a été interrogée et déconstruite à partir de terrains géographiques et d’apports disciplinaires variés. Les interventions magistrales de Philippe Tagg et Denis-Constant Martin, en début et en fin de colloque, ont permis de cadrer et synthétiser les idées-forces qui se sont dégagées de ce travail collectif.

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5 Cependant seules deux communications sur vingt traitaient de la musique noire en France (Julien Barret et Sophie Moulard-Kouka, sur le rap français). Je me demande si ce faible intérêt pour les « études noires à la française » ne vient pas d’une externalisation et d’une esthétisation (exotisation ?) de la problématique « musique noire ». Les chercheurs français ne semblent pas avoir de problème pour travailler sur la musique de Louisiane, l’afro-colombianité ou le reggae des rastafaris. Il leur est peut- être plus difficile de considérer ce que la musique noire signifie dans notre environnement musical quotidien et comment cela peut orienter notre vision du monde.

6 D’où cette « émotion » du public, qu’on pourrait peut-être interpréter comme un tabou, une difficulté d’envisager le rapport de race comme un rapport conflictuel en France aujourd’hui ? L’empathie radicale pour les musiques noires qu’a manifestée longuement, et de façon virulente, le jeune musicien blanc qui s’est exprimé lors de la première soirée, témoigne d’une grande méconnaissance des termes du débat. Comment s’en étonner, alors que les rapports sociaux de race, réduits au minimum dans l’enseignement de l’histoire et de la géographie à l’école, ne sont évoqués dans les autres matières (littérature, arts plastiques, musique, sport) que sous l’angle des stéréotypes les plus éculés ? Cette personne manifestait cependant une immense bonne volonté antiraciste, justifiée d’un point de vue esthétique2. Cela m’a frappé et méritait un commentaire. À partir de cet « incident », je vais donc tenter, modestement, de recentrer le débat sur les « études noires à la française ». Et comme tout commence (paraît-il) par une chanson, je vais pousser la mienne.

Armstrong, je ne suis pas noir…

7 « … Je suis blanc de peau », aurait enchaîné la foule unanime si j’avais commencé ma communication par ces paroles. Et pour cause ! La chanson de Claude Nougaro est sur les lèvres de tous depuis plus de trente ans, sans cesse rediffusée, reprise par les chanteurs des générations montantes. Plus encore, elle est l’objet d’un enseignement systématique en milieu scolaire, même si elle ne fait pas partie, comme la Marseillaise, du programme officiel. De l’école élémentaire à la troisième, il y a peu de chance qu’un enfant de France échappe à Armstrong. La chanson est un tube dans les karaokés, les émissions télévisées de jeux (On connaît la chanson, Paroles et musiques), le répertoire des fanfares et des bandas que les festayres du Sud-Ouest reprennent en chœur dans les bodegas. Armstrong est un hymne national.

8 Au fait, qu’est-ce ça raconte3 ? « Quand on veut chanter l’espoir, quel manque de pot ». Quand t’es blanc, t’as pas d’espoir. « Armstrong tu te fends la poire, on voit toutes tes dents. Moi je broie plutôt du noir, du noir en dedans. » Quand t’es noir tu te marres. Quand t’es blanc c’est déprimant. T’es noir t’as chaud, t’es blanc t’as froid. « Armstrong un jour tôt ou tard, on est que des os… Au-delà de nos oripeaux (point d’orgue). Noir et Blanc (point d’orgue). Sont ressemblants (grand silence). Comme deux gouttes d’eau, oh, yeah ! ». Vive la vie, non seulement les Noirs sont gais malgré la misère, mais en plus il n’y a pas de différence une fois qu’on est mort. Oh yeah.

9 Examinons maintenant ce qui pourrait faire de la chanson Armstrong un objet scientifique. Le premier intérêt est sa généalogie : adaptation du negro-spiritual 4 Let my people go, elle s’inscrit dans une chaîne de récits légendaires, transmis par des chants, qui parlent en termes bibliques de la traite négrière, de l’esclavage et de la fuite du

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« peuple noir » vers la liberté. Le second intérêt est l’adaptation de ce récit en France par le biais d’une chanson et sa diffusion exceptionnelle dans tous les pays de langue française et sur une durée longue, qui touche donc plusieurs générations. Armstrong peut être de ce point de vue considéré comme un « faitiche » au sens que lui donne Bruno Latour (1996) : un objet qui échappe à son créateur par le sens commun que les humains lui attribue, au point d’avoir une efficacité causale sur les sentirs, les pensées et les actions de ces mêmes humains.

10 Let my people go est rapidement devenu, dès la sortie de son premier enregistrement connu en 1950, un des negro-spirituals les plus diffusés sur les radios du monde. Let my people go, chanté par les Noirs alors réduits en esclavage, utilise une imagerie biblique : Dieu envoie Moïse en Égypte pour ordonner au pharaon de laisser partir son peuple5. Ce commentaire-type, universellement répandu (sur les pochettes de disques par exemple), est consensuel dans l’imaginaire du negro-spiritual. Il identifie un « peuple noir » dont la déportation (la traite négrière) puis la fuite (vers les États du Nord des États-Unis et le Canada abolitionniste au XIXe siècle) seraient comparables à la mise en esclavage des juifs de la Bible par les pharaons égyptiens et leur exode vers la Terre promise. Dans ces conditions, le peuple noir, comme le peuple juif, a une terre d’origine (l’Afrique) dont il a gardé la mémoire, notamment à travers ses chants et ses rythmes. L’abolition de l’esclavage s’inscrit dans une version chrétienne contemporaine des rapports de race qui insiste (contrairement au récit biblique de la malédiction de Cham, le fils noir de Noé6) sur l’égalité des hommes devant Dieu.

11 Let my people go connaît deux premières adaptations en français. L’une dans les années 1960 (adaptation Paul Helluin, éditions les Presses d’île de France) dont le texte n’est plus biblique mais anti-esclavagiste et anti-colonialiste : « Un grand navire est arrivé, let my people go. Des soldats blancs ont débarqués, let my people go… Les soldats nous ont enchaîné […] Les planteurs nous ont achetés […] ». L’autre, Dans un même amour, est contemporaine du concile Vatican II (1962-1965) qui modernise le rituel de la messe en remplaçant le latin par le français. « Viens, viens sur cette terre, rassembler tous nos frères (point d’orgue). Dans un même amour. » Pour les mélomanes, on précisera que le swing a disparu sous la gestique des officiants et l’accompagnement d’orgue.

12 Il n’est pas anodin de rappeler que le concile Vatican II et l’introduction du gospel dans la liturgie catholique (mais aussi dans les carnets de chant des scouts de France) sont contemporains d’une phase d’engagement d’un certain nombre de chrétiens pour l’indépendance des anciennes colonies, notamment au moment de la guerre d’Algérie7. À partir des années 1960 et les indépendances africaines, les mouvements chrétiens progressistes s’engageront dans la coopération et l’aide humanitaire. Cela se traduit en France par des représentations esthétiques sur le thème de l’égalité des 'races', que l’on retrouve dans l’iconographie des églises des villes nouvelles de la banlieue parisienne, où la présence de visages noirs et jaunes dans les fresques symbolise l’universalité du message chrétien.

13 Cette introduction des musiques noires dans la liturgie avait été anticipée par l’Église protestante. Un certain nombre de figures artistiques l’ont incarnée, en particulier celle du chanteur noir américain John Littleton, qui avait enregistré plusieurs versions de Let my people go, un « bis » qui lui était réclamé à la fin de chaque concert. Voici comment le journal l’Humanité (peu suspect de cléricalisme) relatait sa mort en 1998 : « Le chanteur John Littleton, véritable ambassadeur des negro-spirituals en France, est mort le 24 août à Reims. Il chantait en français des compositions d’inspiration

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religieuse, comme « Réconciliation », « Jéricho », « Notre-Dame chante »... Né dans une plantation près de Tallulah, petite bourgade de Louisiane, d’un père pasteur baptiste et cultivateur, il suivit ce dernier dès son plus jeune âge dans les églises, où il commença à chanter. Dès l’adolescence, il s’attaqua au répertoire de « grands », tels Bing Crosby et Mahalia Jackson. Dans les années cinquante, il rentre au Conservatoire National de Paris, […] mais s’oriente rapidement vers le chant religieux. John soulevait les foules de spectateurs dans chacun de ses concerts ou de ses tournées […]. Il chantait et faisait chanter les grands thèmes qui le préoccupaient sans cesse : l’amitié, la fraternité, la paix, l’espoir... »

14 John Littleton, qui a vendu des millions de disques religieux, est aujourd’hui encore une sorte de musicien officiel des pratiques chrétiennes ordinaires, et il n’est pas anodin qu’il soit Noir, chanteur de jazz et afro-américain.

Armstrong devient faitiche

15 La chanson Armstrong (1967) peut être considérée comme une suite logique et une version laïque de cette généalogie. Louis Armstrong avait enregistré en 1958 une interprétation de Let my people go, succès mondial qui avait fait découvrir, derrière le talent du trompettiste de jazz, une voix cassée par un défaut de cordes vocales, qui illustrait à merveille la « voix noire ». Ce « grain de voix noire » (Parent, 2011) fait partie des standards du rock, mais aussi de la chanson française dès qu’elle se durcit, dénonce, se fait rebelle 8. Les stéréotypes liés à la musique noire sont constamment évoqués par les chanteurs : Je voudrais être Noir (Nino Ferrer), Noir c’est noir, « Il y a longtemps sur des guitares, les mains noires lui donnaient le jour, pour chanter les peines et les espoirs, pour chanter Dieu et puis l’amour » (Johnny Hallyday). Claude Nougaro et Maurice Vander (qui a signé l’arrangement musical de la chanson), apportent cependant dans Armstrong une caution artistique supplémentaire, celle de musiciens qui ont joué avec des jazzmen tels qu’Eddy Louiss, Ornette Coleman ou Marcus Miller. Cela donne à la chanson une authenticité que n’ont pas d’autres adaptations de gospel 9. Dans Armstrong la « musique noire » est prise au sérieux : hommage à Louis Armstrong, balancement swing, groove, solo de trompette jazz, etc. Cela ne donne que plus de force et de vérité aux paroles et aux stéréotypes qu’elles énoncent.

16 La « faitichisation » d’Armstrong dans la langue française passe par un certain nombre de transformations du gospel initial. La première est l’élimination de la référence au peuple juif et au peuple noir. Dans l’imagerie populaire de la République (celle qui est véhiculée par l’histoire de France d’Etienne Lavisse et les cartes de Paul Vidal de la Blache), communautés et cultures sont des folklores hérités du passé qui se fondent peu à peu dans la Nation française, puis dans la république de citoyens égaux devant la loi. La seconde est la polarisation noir/blanc qui biologise les différences et permet de penser de façon binaire l’égalité. Noir = chaud = gai, blanc = froid = triste, mais, sang noir = sang blanc (puisque le sang est rouge). La différence, ainsi constatée de façon minimaliste, participe à forger une grammaire initiale pour la compréhension des rapports sociaux de race, donc un outil pédagogique d’une grande efficacité. Cette polarisation binaire élimine aussi bien les couleurs autres ou intermédiaires que les histoires ou les cultures. Elle permet donc d’imaginer une égalité radicale noir = blanc (noir et blanc ressemblant comme deux gouttes d’eau), tout en posant l’hypothèse « cocasse » d’une différence fondamentale (« est-ce que tes os seront noirs, ça s’rait

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rigolo 10 »). On peut penser que les références au gospel (Let my people go) et au jazz de Louis Armstrong participent à moderniser et « adoucir » le racisme républicain ordinaire hérité de l’époque coloniale (Blanchard et Bancel, 1998). Comme le décrivent ces auteurs, la décolonisation modifie en effet les rapports de race : à travers Let my people go et Armstrong, on peut suivre l’introduction de nouveaux standards de la pensée raciste qui devient, par le truchement de l’Église (dans la France encore très pratiquante des années 1960) puis de l’école de la République un différentialisme égalitaire : noirs et blancs, tous égaux, avec les qualités et les défauts propres à la couleur de leur peau. « C’est bien parce que les « objets-faitiches » et les « concepts-faitiches » sont efficaces qu’il importe de pouvoir observer leur mode d’action sur nous-mêmes. » (De Jonckheere, 2010 : 201).

17 Peut-être serait-il intéressant de réaliser une « collection » de ce type d’objets culturels qui font exister, comme la chanson Armstrong, le thème des musiques noires en France ? J’avoue n’avoir pour l’instant rien de plus à ajouter à ce texte un peu court, sinon une proposition renouvelée d’ouvrir des recherches sur le sujet des musiques noires et de leur réception en France. Cela afin de mieux comprendre comment la « musique noire » (comme le « sport noir ») peut être appréhendée comme un « opérateur hiérarchique de 'race' », qui agit de façon quasi autonome dans la société française : par exemple dans les politiques publiques lorsqu’elles font la promotion des « musiques noires » comme régulateur des tensions sociales dans les quartiers urbains sensibles.

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NOTES

1. Race est ici entendue comme « rapports sociaux de race ». À la différence du race anglais, race exprime aujourd’hui encore le postulat d’une différence biologique et se réfère, depuis Vacher de Lapouge (1896), aux idéologies racistes qui ressurgissent périodiquement dans le débat politique (par exemple en 2010, la droite conservatrice à propos des Roms). Pap Ndiaye (2007) montre que cette permanence du racisme n’a d’égale, en France, que le refoulé qui interdit d’évoquer la race dans le débat scientifique. Pascal Blanchard et Nicolas Bancel (2006) en donnent une explication généalogique à travers l’histoire de la France coloniale. Maryse Tripier (1990) et Gérard Noiriel (2007) montrent les liens qui existent dans le débat public entre immigration et racisme d’une part, immigration et antisémitisme d’autre part. Elsa Dorlin (2009) propose l’idée que la Nation française procède à la fois de la naissance d’un sujet universel doué de raison et de l’exclusion des femmes et des Noirs, au XIXe siècle, de cette catégorie. Je choisis donc d’écrire rapports de race ou bien 'race', entre guillemets simples, en référence à ces débats. 2. Ce que Boltanski, dans son livre La souffrance à distance, appelle le topique esthétique : face au spectacle médiatique de la souffrance (famines, guerres, épidémies), le spectateur balancerait entre trois postures appelées par l’auteur « topiques » : le topique de la compassion, le topique de la dénonciation et le topique esthétique. Le topique esthétique permettrait d’accepter la souffrance et le sentiment d’injustice qui s’en dégage en considérant la beauté formelle des situations présentées (Boltanski, 1996). 3. Texte : 1. « Armstrong, je ne suis pas noir, je suis blanc de peau. Quand on veut chanter l'espoir, quel manque de pot. Oui, j'ai beau voir le ciel, l'oiseau, Rien, rien, rien ne luit là-haut, Les anges... zéro, Je suis blanc de peau. » 2. « Armstrong, tu te fends la poire, on voit toutes tes dents, Moi, je broie, plutôt du noir, Du noir en dedans, Chante pour moi, Louis, oh oui, Chante, chante, chante, ça tient chaud, J'ai froid, oh moi qui suis blanc de peau. » 3. « Armstrong, la vie, quelle histoire ? C'est pas très marrant. Qu'on l'écrive blanc sur noir ou bien noir sur blanc, On voit surtout du rouge, du rouge, sang, sang, sans trêve ni repos, qu'on soit, ma foi, Noir ou blanc de peau. » 4. « Armstrong, un jour, tôt ou tard, on n'est que des os. Est-ce que les tiens seront noirs ? Ce serait rigolo. Allez Louis, alléluia au-delà de nos oripeaux… Noir et blanc sont ressembla 4. L’adjectif « negro » tombe par la suite, mais c’est sous ce nom que dans le monde entier jusqu’aux années 1970 sont diffusés les gospels américains. 5. www.akadem.org 6. Genèse, le déluge, 25, la malédiction de Cham. « Maudit soit Canaan, fils de Cham, il sera l’esclave des esclaves de ses frères ». Les fils de Cham, selon la Bible, peuplèrent l’Ethiopie, l’Egypte et l’Arabie, les descendants de Canaan la Palestine. 7. Cf. lettre d’un routier sur la torture et la guerre en Algérie, site des scouts de France, merci à J.- P. Augustin pour cette référence. 8. Cf P. Tagg (2008) et G. Guibert (2008) : le « son sale », l’altération des timbres, par exemple par le biais de « la distorsion », et plus largement « le braconnage » par rapport aux normes savantes sont autant des marqueurs des musiques afro américaines que du populaire en musique. 9. Personne ne sait le secret que j’ai, adaptation de Nobody Knows par Hugues Aufray, ou le calamiteux Papa banjo, maman violon, sur l’air de Oh When the Saints, d’Annie Cordy. 10. Humour qui n’est pas sans rapport avec les stéréotypes de l’époque coloniale : revue nègre, rhum black, banania, etc. (Blanchard et Bancel, 1998).

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INDEX

Thèmes : afro-américaine / African-American music, chanson / song, jazz, New Orleans / hot jazz, noire / Black music nomsmotscles Armstrong (Louis), Nougaro (Claude) Keywords : race / racism / ethnicity, stereotypes / stigma Mots-clés : race / racisme / ethnicité, stéréotypes / stigmates Index géographique : France

AUTEUR

YVES RAIBAUD

Yves RAIBAUD, géographe, maître de conférences [HDR], université de Bordeaux, ADES-CNRS. Après une carrière de musicien professionnel (violoniste, chanteur), puis d’enseignant et directeur d’écoles de musique et de danse, il obtient un doctorat de géographie sur les rapports entre musique et territoires. Sur ce sujet, il a publié deux ouvrages Territoires musicaux en région (2005), et Comment la musique vient aux territoires (2009), ainsi que de nombreux articles sur les musiques actuelles, les écoles de musique, les orchestres amateurs, les fêtes musicales. En 2008, il a dirigé le vol 6, n° 1-2 de la revue Volume ! sur le thème « Géographie, musique et postcolonialisme », et en 2011, le n° 76 de la revue Géographie et cultures, intitulé « Géographie des musiques noires ». mail

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Dossier : «Peut-on parler de musique noire ?»

Document - Ralph Ellison sur Richard Wright Ralph Ellison on Richard Wright

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Présentation du texte de Ralph Ellison Presentation of Ralph Ellison's Text

Emmanuel Parent

RÉFÉRENCE

Ralph Ellison, « Richard Wright’s Blues », The Antioch Review, été 1945

1 EN 1945, soit six années après la parution fracassante de Native Son, l’écrivain afro- américain Richard Wright était au sommet de sa carrière. Il est alors sur le départ pour la France, à l’invitation du gouvernement français, pour rejoindre les intellectuels de Saint-Germain-des-Prés. À cette époque, Ralph Ellison n’était pas encore l’auteur reconnu qu’il deviendra en 1952 lors de la parution de Invisible Man, le grand roman de l’expérience afro-américaine de l’après-guerre. Mais les deux écrivains, qui se sont rencontrés à New York dès 1937, sont encore très liés, avant que l’exil français de Wright et des partis-pris idéologiques ne les séparent peu à peu, jusqu’à la mort de Wright survenue en 1960.

2 Au sortir de la Seconde Guerre mondiale donc, le jeune intellectuel et ex-musicien qu’était alors Ellison fait paraître une longue recension de Black Boy : « Richard Wright’s Blues ». Avec ce titre, Ralph Ellison entendait peut-être formuler un certain signifying à l’encontre des talents musicaux de celui qui était alors son mentor littéraire. Non que l’appréciation formulée dans cet essai éloquent ne fût pas sincère. Il y défend au contraire farouchement le texte de Wright contre ces lecteurs blancs et noirs qui ont été déroutés par cette autobiographie refusant de prendre la défense de l’expérience afro-américaine. Ce qui a choqué dans Black Boy, c’est la description lucide, froide et sans concession de la violence et la rudesse de l’expérience noire. Pourtant, la tradition du pessimisme exacerbé, presque rhétorique, contenu dans les blues, nous dit Ellison, est le point d’entrée pour comprendre la culture noire sur son propre terrain. Black Boy

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est l’expression d’un tel pessimisme, et non un point de vue déformé, anormal sur une enfance noire dans le Sud.

3 Ralph Ellison prend donc dans cet essai le parti de Wright. Toutefois, en choisissant pour titre « Richard Wright Blues », Ellison ne pouvait pas ne pas avoir en tête le « King Joe Blues », une collaboration historique de Wright avec Paul Robeson et Count Basie en 1941. Ellison a toujours été très clair sur ce qu’il pensait des hommages explicites de Wright au folklore afro-américain. Ils avaient échoué, faute d’une connaissance suffisante de la culture populaire noire américaine. Black Boy, en revanche, était enfin la vraie contribution de Wright à l’esprit des blues afro-américains, là où la tentative d’en évoquer directement la lettre en 1941 n’avait abouti qu’à un pastiche assez pathétique1. S’il est vrai que Wright a tenté de comprendre la pertinence littéraire des « dirty dozens », par exemple, qu’il a écrit des liner notes pour des albums de Quincy Jones ou de Big Bill Bronzy à la fin des années cinquante, ou qu’il a loué les chants de douleur dans Twelve Million Black Voices, on s’accorde généralement à dire que « la musique n’était pour lui rien de plus qu’une projection de douleur à partir de laquelle les Noirs essayaient de se préparer une nourriture compensatrice » (Gilroy, L’Atlantique noir, 2003 : 210-211).

4 Dans ce contexte, on imagine l’étonnement qu’a dû procurer à Wright la lecture de l’essai d’Ellison, qui affirme d’entrée de jeu que « la forme spécifique d’art populaire qui concourut à forger l’attitude de l’écrivain face à sa vie et qui incarna l’impulsion qui devait s’avérer essentielle à la qualité et au ton de cette autobiographie, était les blues afro-américains ». Pour Wright, l’art vernaculaire noir n’était qu’une forme culturelle mutilée qu’il fallait respecter et dont on pouvait éventuellement s’inspirer. Ellison, qui fonde sa théorie des blues dans cet essai, y décèle quant à lui la quintessence de la réponse noire à la modernité, une sorte d’apothéose de l’approche existentielle d’une réalité quotidienne devenue démentielle et hors de contrôle…

5 Au-delà de la question des blues, ce texte est un document de valeur sur les prémices des études postcoloniales et afro-américaines. En effet, des penseurs comme Wright, Ellison mais aussi Claude McKay ou C.L.R James ont contribué dès le milieu du siècle passé à questionner la vision européenne des rapports raciaux, en décentrant la problématique raciale de la seule question noire pour la relier à la culture occidentale dans son ensemble. Ils tentèrent de démystifier « ces problèmes émotionnels et psychologiques qui font inévitablement surface lorsque Blancs et Noirs essaient de se comprendre mutuellement ». Comme le confiait Richard Wright à Maurice Nadeau à son arrivée à Paris, sur les quais de la gare Saint-Lazare en 1945, alors que son hôte l’interrogeait sur l’état du problème noir aux États-Unis : « Il n’y a pas de problème noir, seulement un problème blanc. »

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NOTES

1. Un jugement porté par Ellison mais aussi par Count Basie. Le Count lui-même aurait reconnu devant le producteur John Hammond que « c’était certainement un honneur de travailler avec M. Robeson, mais l’homme ne pouvait tout simplement pas chanter le blues ».

INDEX nomsmotscles Ellison (Ralph), Wright (Richard) Index chronologique : 1940-1949, 1950-1959 Keywords : race / racism / ethnicity, signifyin(g), literature, writing Mots-clés : race / racisme / ethnicité, signifyin(g), littérature, écriture Index géographique : États-Unis / USA Thèmes : blues, noire / Black music

AUTEURS

EMMANUEL PARENT

Après des études de philosophie et de musicologie, Emmanuel PARENT a obtenu un doctorat d’anthropologie à l’EHESS en 2009. Sa thèse interrogeait la vision de la culture américaine et de la musique populaire chez l’intellectuel afro-américain Ralph Ellison. Aujourd’hui affilié comme post-doctorant au LAHIC, ses travaux de terrain se déroulent depuis 2011 dans le Sud des États- Unis (Louisiane, Géorgie, Caroline du Nord). Depuis 2004, il est membre du comité de rédaction de Volume ! la revue des musiques populaires. Il travaille par ailleurs au Pôle régional des musiques actuelles des Pays de la Loire, en tant que chargé de l’observation. [email protected]

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Richard Wright’s Blues

Ralph Ellison Traduction : Emmanuel Parent

NOTE DE L’ÉDITEUR

[première publication The Antioch Review, 1945] If anybody ask you who sing this song Say it was ole [Black Boy] done been here and gone 1

1 COMME ÉCRIVAIN, RICHARD WRIGHT s’est assigné un double rôle : découvrir et décrire le sens de l’expérience noire, et révéler aux Noirs comme aux Blancs ces problèmes émotionnels et psychologiques qui font inévitablement surface lorsqu’ils essaient de se comprendre mutuellement.

2 Dans Black Boy, c’est de sa propre histoire qu’il s’est servi pour montrer la force d’imagination, de volonté et d’intelligence qu’il fallait à un Noir du Sud pour réussir à se rendre maître du sens de sa vie aux États-Unis. Wright est un écrivain important, peut-être le Noir américain le plus écouté, et ce qu’il a à dire est profondément pertinent. Imaginez Bigger Thomas 2 en train de projeter sa propre vie dans une prose lucide guidée par l’aiguillon critique de Marx et Freud, et vous vous ferez quelque idée de cette autobiographie.

3 Publiée à un moment où tout écrivain s’attachant à décrire de manière lucide la vie des Noirs était soigneusement évité comme un pestiféré en quarantaine, cette autobiographie devrait beaucoup contribuer à redéfinir les rapports entre la démocratie américaine et la population noire. Sa puissance se donne à voir dans la manière outrancière avec laquelle « les amis du peuple noir » de métier ont essayé d’étouffer ce travail sous une pluie de critiques.

4 Comment situer cette œuvre — qu’on a qualifiée de « grande autobiographie américaine » — dans la tradition de l’autobiographie littéraire ? En tant que point de

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vue d’un intellectuel non-Blanc sur sa relation à la culture occidentale, Black Boy nous rappelle le Toward Freedom de Nehru et sa logique conflictuelle faite d’identification et de rejet. Le style employé, le lien établi entre criminalité (le péché) et sensibilité artistique, et enfin le jugement acerbe sur le monde étriqué de ses origines nous évoquent immanquablement le rejet de Dublin par Joyce dans Portait de l’artiste. Et en tant que témoignage psychologique sur l’oppression, il nous rappelle La Maison des morts, l’étude profonde de Dostoïevski sur l’humanité des criminels russes.

5 De tels travaux furent peut-être des lueurs littéraires dans la nuit de Wright, l’aidant à doter les accidents de sa vie d’une signification véritable, lui ouvrant des chemins pour voir, ressentir et décrire son environnement. Mais Wright n’a pu approcher ces influences qu’assez tardivement : elles ne faisaient pas partie de sa culture traditionnelle immédiate. Dans cette culture, la forme spécifique d’art populaire qui concourut à forger l’attitude de l’écrivain face à sa vie et qui incarna donna une impulsion décisive à la qualité et au ton de cette autobiographie : c’était les blues afro- américains.

6 Voilà qui mérite un mot d’explication. Le blues consiste à conserver une mémoire vivace des moments douloureux des expériences brutales, de caresser le grain rugueux de la plaie, et de transcender cette douleur non pas par la consolation de la philosophie mais en parvenant à extraire de cette blessure un lyrisme mi-tragique, mi-comique. D’un point de vue formel, le blues est la chronique autobiographique d’une catastrophe personnelle exprimée de façon lyrique. Et de fait, la première enfance de Wright fut saturée d’incidents catastrophiques. En l’espace de quelques années, son père quitta sa mère, il connut les affres de la faim et devint alcoolique, contraint de quémander des verres aux dockers noirs dans les saloons de Memphis ; il dut fuir l’Arkansas où un de ses oncles avait été lynché ; il fut forcé à vivre avec sa grand-mère, une religieuse fanatique, dans une atmosphère extrêmement tendue ; il fut logé dans un asile pour orphelin ; il fut témoin des souffrances de sa mère, qui devint invalide à vie, alors qu’il devait affronter les coups bas des membres de sa famille vivant sous le même toit et frappés par la pauvreté ; il fut trompé, battu, et même renvoyé de ses emplois par des Blancs qui ne supportaient pas son désir ardent d’apprendre un métier ; et on doit ajouter à ces circonstances objectives le fait subjectif que Wright, avec sa sensibilité, son intelligence et son extrême timidité, était un enfant à problème qui rejetait sa famille. Et cette dernière le lui rendait bien.

7 Dès lors, en plus des thèmes analogues, des descriptions de l’environnement et des analyses que l’on peut également trouver chez Joyce, Nehru, Dostoïevski, George Moore et Rousseau, chaque page de Black Boy est nourrie des échos de chemins de fer, des noms de villes méridionales plus ou moins importantes, des séparations, des vols et envols, des morts et des déceptions — tous empreints de blues, tous chargés de faims et de douleurs tant physiques que morales. Et, tout comme un blues chanté par une artiste de l’envergure de Bessie Smith, sa prose lyrique évoque cette image paradoxale, presque surréaliste, d’un enfant noir qui chante vigoureusement tout en sondant la profondeur de sa propre blessure.

8 Dans Black Boy deux mondes ont convergé, deux cultures ont fusionné, deux impulsions de l’homme occidental se sont unies. En examinant quelques-unes de ces sources culturelles, j’espère répondre à ces critiques qui voient dans ce livre une exception, et dans son auteur un mystère impénétrable. Et je tiens pour acquis qu’au fond — tout en ne cherchant pas le moins du monde à éclaircir le mystère de l’artiste qui, comme disait

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Hemingway, « est forgé dans l’injustice à la manière d’une épée » —, les conditions préalables à la rédaction de Black Boy étaient d’un côté le degré infinitésimal de liberté culturelle que Wright pouvait trouver dans l’injustice d’airain du Sud, et, de l’autre, l’existence d’une personnalité inquiète, à la limite d’un état pathologique d’agitation maniaque. Il y avait bien sûr d’autres facteurs, idéologiques pour la plupart, mais ceux- ci allaient entrer en compte plus tardivement.

9 Wright parle de son voyage vers le Nord comme si : « on prenait un morceau du Sud pour le transplanter dans un sol étranger, pour voir s’il pouvait croître différemment, s’il pouvait recevoir des pluies nouvelles et rafraîchissantes, s’il pouvait se courber face à des vents étranges, être réceptif à la chaleur de soleils nouveaux, et peut-être fleurir ».

10 Et dans la mesure où Wright, l’homme, représente l’épanouissement de l’enfant délinquant de son autobiographie, Black Boy est l’exact pendant de la floraison d’humbles vers de blues fécondés par le croisement de pollens apportés par les vents de cultures étranges. Il y a, comme dans tout acte de création, un monde de mystère en cela, mais il y a assez d’éléments pour que les Américains soient en mesure de comprendre et de créer enfin un contexte social dans lequel d’autres enfants noirs pourraient s’épanouir librement.

11 Car d’un point de vue historique, Wright n’est certainement pas une exception. Né dans une plantation du Mississippi, il a subi ces pressions destructrices qui en l’espace d’à peine quatre-vingts ans ont projeté à toute vitesse et sans trajectoire précise le peuple noir, de l’esclavage à l’émancipation, des cabanes en rondins des plantations aux immeubles des ghettos, des champs et des cuisines des maîtres blancs aux chaînes de montage des usines ; des pressions qui, entre deux guerres, ont éparpillé une conscience traditionnelle relativement homogène en des milliers de fragments épars.

12 Black Boy décrit ce processus dans les termes d’une enfance noire. Pourtant, plusieurs critiques se sont plaints du fait que cela « n’expliquait pas » Richard Wright. Ce qui nous rappelle que, en dehors même du concept d’art sous-entendu ici, une grande partie de la critique littéraire américaine a si parfaitement exclu le Noir qu’elle ne parvient plus à reconnaître certains des principes les plus basiques de la pensée démocratique occidentale lorsqu’elle les rencontre chez une personne de couleur. Ces critiques oublient que la vie humaine possède une dignité innée et le genre humain un sens naturel de la noblesse ; que tous les hommes possèdent la faculté de rêver et la volonté de les faire devenir vrai ; que le besoin d’être à jamais insatisfait et, corollairement, l’urgence de la recherche de satisfaction sont inscrits dans l’organisme humain ; et que tous les hommes sont les victimes et les bénéficiaires de l’activité stimulante, tourmentante, commandante et donatrice de formes de cet impérieux processus qu’est l’Esprit — un Esprit, qui comme Valéry le décrivait, est « armé de questions inextinguibles ».

13 Peut-être que tout cela (sur lequel repose l’essence même de l’humain, et que Wright tient pour acquis) a été oublié parce que les critiques ne reconnaissent ni l’humanité des Noirs ni ne prennent l’entière mesure avec laquelle la communauté sudiste rend l’accomplissement de toute humanité impossible. Et en même temps qu’il est indéniable que Black Boy nous brosse un tableau implacable d’une personnalité corrompue par un environnement brutal, il nous montre également les brèches que la sensibilité de l’enfant est capable d’entrouvrir et dans lesquelles s’engouffrent ces réponses humaines pleines de fraîcheur :

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« Il y eut l’émerveillement de voir pour la première fois une paire de chevaux pommelés, noirs et blancs, genre montagnard, trottant sur la route poudreuse dans un nuage de poussière crayeuse… le ravissement de voir de longues rangées droites de légumes rouges et verts s’étendre au soleil jusqu’à l’horizon lumineux… le baiser léger et frais de la sensualité quand la rosée matinale effleurait mes joues… le vague sentiment de l’infini lorsque je contemplais les eaux jaunes et endormies du Mississippi… les échos nostalgiques que je percevais dans les cris des bandes d’oies sauvages… mon amour pour la royauté muette des grands chênes moussus… le signe de cruauté cosmique que je percevais en contemplant les solives d’une cabane en bois tordus par le soleil d’été… et il y avait la lente terreur qui s’infiltrait dans mes sens quand de vastes brouillards d’or émanaient des cieux lourds d’étoiles et baignaient la terre pendant les nuits silencieuses [C’est Ellison qui souligne]. »

14 Et un peu plus tard, ses réactions face à la religion : « Nombre de symboles religieux m’impressionnaient fortement et j’étais sensible à la vision dramatique de la vie prônée par l’Église, ressentant que vivre jour après jour avec la mort comme seul horizon de pensée devait conduire à être si plein de compassion face à toute vie qu’on finissait par voir en tout homme un mourant en devenir. Et le sentiment frémissant du destin qui sourdait, douceur et mélancolie, depuis les hymnes religieux, se mêlait à la vision du destin que j’avais déjà tiré de la vie. »

15 Il y avait aussi l’influence de sa mère — si étroitement liée à son hystérie et à son sens de la souffrance — qui lui apprit (bien que cela soit seulement implicite ici), dans les mots dédicaces d’Un Enfant du pays, « à révérer le fantasque et l’imaginatif ». Il y avait aussi certains Blancs. L’un d’eux permit à Wright d’utiliser ses droits de bibliothèque, l’autre lui conseilla de quitter le Sud et d’autres encore, lui proposèrent une amitié que, terrifié, il ne pouvait se résoudre à accepter.

16 Wright supposait qu’avoir une sensibilité ouverte était un héritage humain : le droit et l’opportunité de dilater, d’approfondir et d’enrichir la sensibilité — en un mot, la démocratie. Ainsi, le ressort dramatique de Black Boy repose sur la description des mésaventures de la sensibilité noire lorsqu’elle essaie de se sustenter elle-même dans un Sud profondément antidémocratique. Ce n’est pas ici l’individu qui est sous le feu des projecteurs, comme dans le Stephen Hero de Joyce, mais ce à partir de quoi sa sensibilité se nourrissait.

17 Ces critiques qui se plaignent du fait que Wright ait fait l’impasse sur le développement de sa sensibilité supposent ainsi que son travail a échoué en tant qu’œuvre d’art. D’autres encore, parce que le livre s’étend trop peu sur ce qu’ils considèrent être l’aspect « attractif » de la vie noire, l’accusent de déformer la réalité. Les deux types d’attitude manquent un aspect tout à fait central : quoique puisse contenir l’environnement, il a aussi peu de chances de prévaloir sur le poids démesuré des expériences douloureuses de l’enfant qu’auraient les quatuors de Beethoven de détruire les barreaux d’une prison nazie.

18 Arrive alors la question de l’art. La fonction, la psychologie des choix artistiques consiste à éliminer d’une forme d’art tous ces éléments de l’expérience qui ne contiennent pas de signification irréfutable. La vie est comme la mer, l’art un bateau dans lequel l’homme conquiert la vie en traversant une masse informe, la réduisant à une trajectoire, une série de crescendo et de diminuendo, de vents et de marées inscrits sur une carte marine. Bien que créée depuis le monde, « la signification ordonnée qu’est l’art », écrit Malraux, « est plus forte que toutes les diversités du monde ; […]

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cette signification seule permet à l’homme de conquérir le chaos et de maîtriser sa destinée ».

19 Wright a vu sa destinée — cette combinaison de forces devant lesquelles l’homme se sent impuissant — sous la forme d’une violence brève et occasionnelle infligée tant par sa famille que par la communauté dans laquelle il vivait. Sa réponse fut tout aussi violente, et c’est son besoin de donner un sens à cette violence qui a façonné ses écrits.

20 Quelles furent les voies par lesquelles les autres Noirs se sont confrontés à leur destin ?

21 Dans le Sud de l’enfance de Wright il y avait généralement trois possibilités : ils pouvaient accepter le rôle créé pour eux par les Blancs et résoudre continuellement les conflits qui en résultaient au travers de l’espoir et de la catharsis émotionnelle proposés par la religion noire ; ils pouvaient réprimer leur dégoût des relations sociales « Jim Crow » en lorgnant vers une voie médiane de respectabilité, devenant ainsi — consciemment ou inconsciemment — les complices des Blancs dans l’oppression de leurs frères ; ou bien ils pouvaient rejeter leur situation, adopter une attitude criminelle, et entrer dans une confrontation psychologique sans issue avec les Blancs, qui dégénérait souvent en violence physique.

22 L’attitude de Wright se rapprocherait plutôt de la dernière. Pourtant, elle procédait chez lui d’une différence qualitative capitale : elle représentait un effort vers des valeurs individuelles, dans une communauté noire dont les valeurs étaient, comme l’a décrit le jeune critique noir Edward Bland, « pré-individuelles ». C’est de cette contradiction que découlent tous les éléments du conflit intense déclenché, aussi bien au sein de sa famille que dans la communauté, par l’affirmation de son individualité. L’affrontement était encore plus violent au niveau psychologique, car, pour citer Bland : « Dans la pensée pré-individualiste du Noir l’accent est mis sur le groupe. Au lieu de voir les choses en terme d’individualité, le Noir les voit en terme de « races », de masse de gens séparés d’autres masses de gens par la couleur. Dès lors, un acte est rarement dirigé contre lui en tant qu’individu noir. Il est distingué non en tant que personne mais en tant que spécimen d’un groupe qui est victime d’ostracisme. Il sait qu’il n’existera jamais de son propre fait mais uniquement dans la mesure où d’autres espèrent faire souffrir la race par procuration à travers lui. »

23 Cet état pré-individuel est provoqué artificiellement, tout comme la régression à des états primitifs qu’on a pu observer parmi les détenus cultivés des prisons nazies. La technique de base qui contribue à perpétuer cet état est de faire naître chez l’enfant noir le sentiment diffus de l’omniscience et l’omnipotence des Blancs, au point que ces derniers apparaissent aussi non humains que Jéhovah et aussi implacables que les crues du Mississippi. Socialement, cela se traduit par un système élaboré de tabous soutenus par une violence physique impitoyable, qui ne s’abat pas seulement sur les délinquants mais sur la communauté tout entière. S’égarer en dehors des modes de comportements soigneusement balisés pour le groupe revient à se faire l’agent d’un désastre dont tous font les frais.

24 Dans une telle société, le déploiement de l’individualité repose sur une série d’accidents qui naissent souvent, comme dans le cas de Wright, du cadre familial des Noirs. Dans sa vie, il y eut par exemple le fait accidentel qu’il ne pouvait, en tant qu’enfant, distinguer sa grand-mère à la peau claire d’avec les autres femmes blanches de la ville, développant à partir de là un scepticisme quant à leur statut si particulier. À ceci peut

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être reliée cette autre contingence qui voulut qu’il n’eut aucun contact rapproché avec des Blancs jusqu’au sortir de l’enfance.

25 Mais ces accidents objectifs ne sont pas seulement liés aux qualités de rébellion, de criminalité et d’effervescence intellectuelle que le travail de Wright révèle aujourd’hui. Ils plongent aussi en arrière, dans les limbes de la petite enfance, là où l’environnement extérieur et la conscience sont si étroitement imbriqués l’un dans l’autre qu’il faudrait tout l’art du psychanalyste pour déterminer leurs limites respectives. Cependant, à l’âge de quatre ans, Wright mit le feu à sa maison et fut battu à mort par sa mère terrifiée. Cette correction, rapidement suivie de la désertion par le père du nid familial, semble être la motivation psychologique originelle de sa quête d’une nouvelle identité. En proie au délire suite à ses contusions, Wright était hanté par « deux immenses sacs blancs qui ballottaient au-dessus de moi comme les pis gonflés d’une vache […] et j’étais saisi d’effroi en imaginant qu’ils allaient tomber et m’inonder de quelque immonde liquide ».

26 C’était comme si le liquide maternel avait tourné et était devenu acide, et avec lui la configuration entière de la vie qui avait produit cette ignorance, cette cruauté et cette peur qui avaient convergé dans l’amour de sa mère et explosé dans sa violence à son égard. Il n’est pas anodin que les sacs soient de la couleur hostile du blanc, et que le symbole de la femme soit la vache, le plus stupide (et, pour le petit garçon, le plus terrifiant) des animaux domestiques. Ici, le symbolisme onirique relève d’une attitude à la Oreste. Et la signification de la crise est rendue plus forte encore dans le contexte historique matriarcal des familles noires défavorisées ; l’enfant ne se tourne pas vers le père pour compenser son sentiment de manque d’affection maternelle, mais vers la grand-mère, ou vers une tante — et on sait que Wright les haïssait toutes deux. De tels rejets laissent l’enfant en proie à l’insécurité psychologique et à la méfiance la plus grande. Il se retrouve dès lors exposé à toutes ces forces extérieures hostiles que la famille a précisément pour fonction de résorber.

27 L’une des méthodes de protection de l’enfant propres aux familles noires du Sud est le châtiment corporel — une dose homéopathique de la violence inhérente aux relations entre Noirs et Blancs. Ce genre de corrections dont Wright fit maintes fois les frais était administré pour le bien de l’enfant — un bien auquel ce dernier résistait, conférant dès lors aux relations familiales un climat de tension et de peur qui diffère qualitativement de celui qu’on peut trouver dans les familles patriarcales des classes moyennes. Car en l’occurrence, la correction est ici administrée par la mère, ce qui ne laisse à l’enfant aucun refuge au sein de la famille. Il est à jamais contraint d’accepter la violence maternelle en même temps que la tendresse, ou bien de la rejeter dans une voie sans issue.

28 Le fossé qui sépare les parents noirs de la génération de la mère de Wright, dont la sensibilité était souvent liée par la proximité avec l’expérience de l’esclavage, de leurs enfants, est immense. Historiquement, et du fait de la rapidité des changements en Amérique, ces derniers se trouvent à un niveau psychologique et émotionnel beaucoup plus avancé. En effet, ce fossé est sans doute aussi profond que la distance culturelle qui se trouve entre les Autobiographies de Yeats et un blues de Bessie Smith. Tel est le contexte historique des conflits familiaux qui rythment la narration de Black Boy et qui ont conduit les critiques à mettre en question le jugement de Wright sur les relations émotionnelles entre Noirs.

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29 Nous sommes ici confrontés à un problème de sociologie de la sensibilité qui est obscurci par certaines attitudes psychologiques importées par les Blancs dans le milieu noir. La première est l’attitude qui contraint les Blancs à attribuer aux Noirs des sentiments, des attitudes et des points de vue que ceux-ci, en tant que groupe vivant dans certaines conditions sociales bien définies, ne peuvent humainement posséder. C’est un mécanisme identique que William Empson définit dans le champ de la littérature comme le « pastoral ». Cela implique que, à partir du moment où les Noirs possèdent les hautes vertus humaines qu’on leur attribue, leur position sociale est dès lors avantageuse et n’est pas censée s’améliorer. Ainsi, pour continuer le syllogisme, l’individu blanc n’a aucune culpabilité à ressentir de sa participation à l’oppression des Noirs.

30 La seconde attitude conduit les Blancs à se méprendre sur les passions des Noirs : ils les regardent depuis leur propre désir frustré et ampoulé pour la chaleur émotionnelle, leur sensibilité ayant été limitée par les relations impersonnelles et comme mécanisées propres à la société bourgeoise. Le Noir est idéalisé et érigé en symbole de sensation, un modèle de relations sociales et sexuelles libérées. Et lorsque Black Boy remet en question les illusions des Blancs, cela les contrarie et ils s’en retrouvent quelque peu désappointés, à la manière de l’Occidental qui, après avoir observé le caractère érotique d’une danse primitive, se « maque » avec une indigène pour découvrir que, loin de posséder les réactions sexuelles explosives d’une fille du Stork Club, cette dernière est on ne peut plus imperturbable.

31 La mentalité des Noirs américains est-elle primitive ? La question n’est pas là, mais de savoir si, en tant que groupe, leur situation sociale leur permet le type de relations émotionnelles qu’on leur attribue. Car comment le Sud, qu’on reconnaît volontiers comme étant le tiers-monde de ce pays, pourrait-il faire naître dans la partie la plus brutalisée de sa population — la frange noire — ces formes de relations humaines qui ne sont possibles que dans les lieux les plus développés de la civilisation ?

32 Les tenants de l’école de pensée du « les Noirs ne sont-ils pas formidables ? » font régulièrement de Paul et Maria Robeson les champions d’une sensibilité développée, alors qu’ils n’en représentent en fin de compte que la promesse. Tous deux reçurent leur éducation d’un contact personnel approfondi avec la culture européenne, une proximité libérée des influences qui façonnent la personnalité noire dans le Sud. Aux États-Unis, Wright, qui est le seul artiste noir d’une telle envergure, dut attendre des années et s’échapper dans un autre environnement avant de découvrir les équivalents moraux et idéologiques des attitudes de son enfance.

33 Que ce soit dans ses rêves, dans le domaine des idées ou dans la réalité, l’homme ne peut exprimer ce qui est au-delà de son environnement. Pas plus ses pensées que ses sensations, ses sentiments ou son intellect ne sont des qualités innées et figées. Ce sont des processus qui surgissent de la confrontation entre l’instinct humain et son milieu, au travers de ce qu’on nomme l’expérience, chacune de ces instances évoluant en interaction avec l’autre. Les Noirs ne peuvent être crédités de la plupart des sentiments qu’on leur attribue généralement parce que les mêmes changements dans l’environnement, qui au travers de l’expérience enrichissent l’intellect humain (et donc, sa capacité à une amélioration toujours accrue), modifient également son ressenti — qui en retour développe sa sensibilité, c’est-à-dire, sa réceptivité au caractère délicat des impressions et à la subtilité des émotions. L’étendue de ces changements dépend de la qualité de la liberté politique et culturelle de son environnement.

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34 Des tests d’intelligence ont mesuré le rapide développement de l’intelligence chez les Noirs du Sud une fois immigrés au Nord, mais on ne s’est pas beaucoup préoccupé des mutations ayant affecté leur sensibilité. Pourtant, les deux vont de pair. La complexité intellectuelle suit la complexité émotionnelle, le raffinement de la pensée celui des sensations. La migration vers le Nord affecte davantage que l’échelle des salaires des Noirs. Elle affecte en réalité la totalité de sa structure psychosomatique.

35 La rapidité du développement intellectuel de l’homme noir dans le Nord est en partie due à des facteurs objectifs présents dans l’environnement, à des influences des villes industrielles et à une plus grande liberté politique. Mais il y a aussi des changements au sein du « monde intérieur ». Dans le Nord, les énergies sont libérées et canalisées sur un plan intellectuel — des énergies qui chez la plupart des Noirs du Sud ont été contraintes soit à prendre une forme physique, ou bien, comme c’est le cas chez des types potentiellement intellectuels du genre de Wright, à être exprimées nerveusement, dans l’anxiété et l’hystérie. Voilà qui n’a rien de mystérieux. L’organisme humain répond aux stimuli environnementaux en les convertissant en énergie physique et/ou intellectuelle. Et ce que l’on nomme hystérie n’est qu’une énergie intellectuelle frustrée qui cherche à s’exprimer dans le corps.

36 La dimension « physique » de l’expression noire américaine joue beaucoup dans la difficulté de compréhension de ses hérauts. La danse et la musique noire sont frénétiquement érotiques, les cérémonies religieuses violemment extatiques. L’art oratoire noir est puissamment rythmique et appuyé par des images et une gestuelle. Mais il y a plus dans cette sensualité que le caractère débridé et l’inconvenance qu’on trouve dans les cultures primitives ; elle ne constitue pas non plus une réponse relativement spontanée et monolithique d’un peuple vivant dans un contact rapproché avec le terroir. Car en dépit de Jim Crow, la vie des Noirs américains ne se déploie pas dans un vacuum, mais dans le vortex mouvant de ces tensions générées par la plus industrialisée des nations occidentales. Le bien-être du plus humble des métayers noirs du Mississippi n’est pas tant affecté par le va-et-vient des saisons et le rythme des évènements naturels que par les marchés financiers, même si, comme le dit Wright de son père, les émotions, la conduite et la mémoire du métayer sont façonnées par son contact immédiat avec la nature et les dures relations sociales du Sud.

37 Tout ceci fait du Noir américain quelqu’un de très différent du simple « spécimen » qu’on décrit généralement. Et les qualités « physiques » avancées comme preuve de sa simplicité primitive sont en fait la forme qu’a prise sa complexité. Le Noir américain est un type occidental dont la condition sociale crée un état qui présente une image inversée de la transe cataleptique : au lieu d’une conscience tout à fait lucide sur la réalité l’entourant tandis que le corps est sans vie, ici c’est le corps qui est en alerte, réagissant aux pressions qui du fait des forces stérilisantes de Jim Crow ne sont pas soumises à l’activité créatrice du cerveau. « L’érotisme » de l’expressivité noire provient pour beaucoup du même genre de conflit qui anime l’homme essayant d’exprimer un concept compliqué dans un vocabulaire limité ; l’énergie idéelle contrariée est convertie en un pantomime frustrant, et ses mots sont embarrassés d’une signification dont ils ne peuvent se charger. Nous retrouvons ici l’ambiguïté fondamentale d’Un Enfant du pays. Pour traduire les sentiments complexes de Bigger Thomas dans des idées universelles, Wright a dû faire entrer de force dans la conscience de son personnage des concepts et des idées que son intellect ne pouvait

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formuler. Mille ans de culture consciente séparent le talent et le savoir-faire d’un Wright de la capacité d’expression des sentiments muets de Bigger.

38 Dans le Sud, les sensibilités tant des Noirs que des Blancs sont inhibées par un environnement sclérosé. Tant qu’il refoulera toute tendance à l’individuation, le Noir sera relativement en sécurité. (On a lynché des Noirs qui avaient peint leurs maisons.) Et c’est le rôle de la famille noire que d’adapter leurs enfants au milieu sudiste ; dans celui-ci, les tensions et les élans que génèrent le flux et reflux des évènements au sein de l’organisme humain se répartissent comme ils le peuvent. Cela confère également au groupe son caractère distinctif. En vertu de sa position de minorité réprimée, celui-ci repose en grande partie sur un mécanisme de défense assez élaboré, même s’il n’est que partiel. Sa fonction est double : empêcher l’individu noir de décrocher de la masse homogène de son peuple pour tomber dans l’abîme — une dérive qui se traduit dans sa forme la plus abstraite par la folie, et beaucoup plus concrètement par le lynchage ; deuxièmement, il doit le protéger de ces forces obscures opérant à l’intérieur de lui-même et qui pourraient l’incliner à rechercher cette égalité sociale et humaine dont les Blancs le disent incapable. Au lieu de se jeter lui-même contre les barreaux électrifiés de sa prison, il annihile bien plutôt ces forces intérieures qui pourraient le tenter de le faire.

39 La communauté noire pré-individuelle décourage tout acte individuel qui s’exprimerait au-delà de l’autodéfense. Ayant appris par expérience que le groupe entier est puni pour les actions d’un seul d’entre eux, cette communauté a développé des techniques efficaces de contrôle de soi. Il ne faut en effet pas oublier que dans de nombreuses communautés sudistes, tous se connaissent et chacun est exposé aux opinions de tous. Dans quelques groupes même, tous sont unis par des relations « familiales », sans que des liens de sang soient forcément requis pour cela. L’attention portée par le groupe à chacun de ses membres, son caractère relativement homogène et sa cohésion sont souvent mis en avant, car comparativement aux relations froides et impersonnelles des communautés urbaines industrialisées, ces rapports sont individualisés et empreints de chaleur.

40 Toutefois, Black Boy montre que cette qualité personnelle, lorsqu’elle est exposée à une violence extérieure et à une peur viscérale, peut aussi être ambiguë. La chaleur personnelle s’accompagne bien souvent d’une indifférence tout aussi personnelle, une bienveillance cruelle, une attention intéressée. Et ces oppositions sont déclenchées contre le membre du groupe qui s’agite individuellement avec la rapidité d’une populace se rassemblant pour un lynchage aux premières rumeurs de viol. Les leaders noirs se sont souvent emportés contre ce phénomène, et Booker T. Washington (dont les exigences quant à l’humanité des Noirs étaient bien en deçà de celles d’un Richard Wright) parlait de la communauté noire comme d’un panier à crabes où celui qui tente de se hisser en dehors est automatiquement ramené à l’intérieur par les autres.

41 Le membre qui rompt les amarres avec le groupe a tendance à être davantage marqué par ses personnages négatifs que par ceux qui lui sont bienveillants. Il devient un étranger même pour ses proches et interprète tout geste protecteur comme autant de marques d’agression : il n’est alors aucun lieu de refuge, car tous les aspects de la vie du Noir américain sont marqués par ce contexte. Même l’affection parentale est contrebalancée par quelque chose proche du « sadisme », et l’ampleur des châtiments physiques et des mutilations psychologiques infligés par les familles noires du Sud rivalise avec ceux décrits par ces écrivains russes du XIXe siècle comme caractéristiques

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de la vie paysanne sous le régime des Tsars. L’aspect véritablement tragique de cette situation est que la cruauté est aussi l’expression d’une attention et d’un amour.

42 En examinant l’inadéquation fondamentale entre l’éducation propre aux Noirs dans le Sud et le mode de vie démocratique, un éducateur noir a forgé le terme de « maléducation ». Dans le contexte de la famille noire, cela se traduit par le fait d’entraîner les enfants à se débarrasser de toute curiosité et de tout esprit d’aventure, à ne jamais tendre vers ces activités qui se trouvent de l’autre côté de la frontière raciale. Et lorsque l’enfant résiste, les parents le découragent systématiquement. Ils lui disent d’abord : « Ça c’est pour les Blancs, les gens de couleurs n’y ont pas droit », puis, comme ultime réponse, ils le frappent.

43 Dès lors, ce n’est pas la violence familiale et communautaire décrite dans Black Boy qui est inhabituelle, mais que Wright l’ait reconnue et n’ait jamais accepté cette cruauté inhérente à sa vie — même lorsque, comme un bébé à peine sorti du ventre de sa mère, il ne pouvait discerner là où sa propre personnalité commençait et où elle se terminait. D’ordinaire, les parents comme les enfants sont protégés contre cette cruauté, en y voyant une sorte d’amour et en trouvant dans l’autorité spirituelle du Cinquième Commandement une sanction subjective à celle-là — ou bien, à un niveau sécularisé, dans la structure légale et extralégale du système Jim Crow. L’enfant qui ne se rebellait pas ou qui ne prenait pas le dessus dans sa rébellion intériorisait une soumission masochiste et refoulait son élan vers la culture occidentale lorsque celle-ci remuait ses entrailles.

44 Pourquoi dès lors les Blancs du Sud, qui affirment « connaître » les Noirs, sont-ils passés à côté de tout cela ? Tout simplement parce qu’eux aussi sont armés contre l’horreur et la cruauté. Ils sont placés devant une alternative : ou bien ils dénient l’humanité aux Noirs et ne ressentent pas le besoin de comprendre leurs actions contre les normes sociales ; ou bien ils refusent de reconnaître leur responsabilité dans la condition noire — et conjurent ainsi la peur qui les ronge à la pensée que leurs cuisiniers pourraient les empoisonner, que leurs nourrices puissent étrangler leurs enfants ou que leurs métayers puissent les agresser — en leur attribuant une capacité surhumaine pour l’amour, la gentillesse et le pardon. Tout ceci ne rentre d’ailleurs pas le moins du monde en contradiction avec leur conviction stéréotypée qui veut que tous les Noirs (c’est-à-dire tous ceux avec qui ils n’entretiennent aucun contact) aient un comportement bestial.

45 C’est seulement lorsque l’individu, blanc ou noir, rejette ce schéma qu’il se réveille au cauchemar de sa vie. Peut-être qu’une grande partie du caractère régressif du Sud provient du fait que, rendus insomniaques par quelque crise ponctuelle, beaucoup se ruent de manière hystérique dans une violence aveugle ou retournent à l’apathie. La punition qui accompagne l’insomnie est de trouver encore plus de violence et d’horreur que la sensibilité ne peut en supporter si cela ne se traduit pas sous la forme d’une action socialisée. Le caractère exalté si manifeste chez tant de Sudistes libéraux pourtant dévoués à la cause des Noirs est peut-être dû à leur sens aiguisé de l’horreur ; leur passion, comme la violence dans les romans de Faulkner, est la marque d’un dégoût spirituel immense.

46 Cette contrainte est encore plus forte chez Wright et chez ce nombre grandissant de Noirs qui ont dit un « non » irrévocable à la vie du Sud. Wright a appris qu’il ne suffisait pas de rejeter le Sud des Blancs, mais qu’il avait également à rejeter cette partie du Sud qui était inscrite en lui. En tant que rebelle, il a formulé ce rejet de manière négative.

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C’était la part d’ombre de la communauté noire sur laquelle il méditait le plus lorsqu’il était un enfant. C’est cela même qu’il contemple quand il écrit : « Chaque fois que je pensais à l’aspect essentiellement morne de la vie noire en Amérique, je me rendais compte qu’il n’avait jamais été donné aux Nègres de saisir pleinement l’esprit de la civilisation occidentale ; ils y vivaient tant bien que mal, mais n’en vivaient pas. Et quand je songeais à la stérilité culturelle de la vie noire, je me demandais si la tendresse pure, réelle, si l’amour, l’honneur, la loyauté et l’aptitude à se souvenir étaient innés chez l’homme. Je me demandais s’il ne fallait pas nourrir ces qualités humaines, les gagner, lutter et souffrir pour elles, les conserver grâce à un rituel qui se transmettait de génération en génération. »

47 Mais loin de signifier que les Noirs n’ont aucune capacité pour la culture, comme l’a dit un critique, ce passage affirme avec force qu’ils en ont bel et bien une. Wright pointe du doigt ce qui devrait aller de soi (en particulier pour son lectorat marxiste) : la sensibilité noire est historiquement et socialement conditionnée ; la culture occidentale doit être en quelque sorte conquise comme la bête que le matador affronte lors de la corrida espagnole, elle doit être dominée par la cape rouge d’une expérience accumulée jusqu’à ce qu’elle s’affaisse, haletante, sur ses genoux.

48 Wright sait parfaitement que le Noir américain est un sous-produit de la civilisation occidentale, et qu’on doit découvrir en lui, si seulement quelqu’un possède l’humanité et l’humilité suffisante pour le voir, tous ces élans, ces tendances, ces formes de culture et de vie que l’on trouve partout ailleurs dans la société occidentale.

49 Le problème surgit parce que la condition spéciale du Noir aux États-Unis et ce caractère défensif que prend sa vie elle-même (la « tendance à l’organisation » du capitaliste occidental apparaît chez le Noir en tant que tendance à la dissimulation, au camouflage), déforment tellement ces formes de culture qu’elles rendent leur reconnaissance aussi délicate que la recherche d’une caille blessée au milieu des feuilles d’automne d’un bosquet du Mississippi ; même le sang répandu se fond dans le décor. Ayant été lui-même dans la position de cette caille — pour filer la métaphore —, les blessures de Wright lui ont suggéré à la fois la question et la réponse que tout bon chasseur doit découvrir pour lui-même : « Où me cacherais-je si j’étais une caille blessée ? » Mais peut-être que cela demande plus de sympathie envers sa proie que ne peuvent en avoir la plupart des chasseurs. Cela demande certainement beaucoup d’empathie pour les masques changeants de cette humanité sous pression. Cela demande de s’identifier au contenu humain, si diverses soient ses formes, et même de s’identifier avec ces Nègres du Sud pour qui le nom de Paul Robeson n’est qu’un son parmi d’autres dans une atmosphère chargée de peur.

50 Terminons, en guise de conclusion, par un mot sur les blues : leur attrait repose sur le fait qu’ils expriment immédiatement l’agonie de la vie et la possibilité de la conquérir par la plus grande rudesse d’esprit. S’ils ne relèvent pas du genre de la tragédie, c’est uniquement parce qu’ils n’offrent aucune solution, aucun bouc émissaire si ce n’est le moi. Aujourd’hui en Amérique, on ne peut observer nulle action sociale ou politique qui soit basée sur les réalités de la vie des Noirs crûment décrites dans Black Boy ; peut-être que ceci explique pourquoi, du fait de son refus d’offrir des solutions, ce livre ressemble à un long blues. Pourtant, des milliers de Noirs américains y liront pour la première fois leur destinée écrite noir sur blanc. Enfin libérées de la menace et de la peur de la violence, leurs vies ont fini par être mises en récit et réduites à échelle humaine. C’est en cela que réside le plus grand accomplissement de Wright : il a converti la tendance du Noir américain à l’autodestruction et à « l’enfouissement-sous-terre » [« going-under-

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ground »] dans une volonté de se confronter au monde, d’évaluer lucidement son expérience et de jeter ses découvertes sans honte aucune à la face de la conscience coupable des États-Unis d’Amérique.

51 — Ralph ELLISON, The Antioch Review, été 1945.

NOTES

1. « Si quelqu’un te demande/qui chantait cette chanson/dit lui c’est ce vieux [garçon noir]/il était là, il est reparti » : Formule classique de signature utilisée par les chanteurs de blues en conclusion de leurs chansons. 2. Personnage principal d’un important roman de Richard Wright, Native Son (Un enfant du pays [Albin Michel, 1947], Paris, Gallimard, 1988). (ndt)

INDEX

Thèmes : blues, noire / Black music nomsmotscles Wright (Richard)

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Varia - hors-dossier

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Beyond the Music: Rethinking Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band Au-delà de la musique : repenser Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band

Sarah A. Etlinger

The making of Sgt. Pepper’s Cover

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1 PERFORMING A BASIC INTERNET SEARCH of Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band (1967), tens of thousands of hits come up. All of the hits reference the album in either of two categories: as a musical project with unsurpassed innovations, igniting huge changes in the music industry, and the second – though ultimately related – as a commodity, a symbol of the Beatles and 1960s culture. In either case, the very prevalence of this image sketches out a framework for understanding the cultural relevance of not only the Beatles, but of Sgt. Pepper itself. Of all the Beatles’ projects, this one garners more “air-time” and press than any other, perhaps because it is largely regarded as an album of “firsts”: the first gatefold sleeve, the first album to print lyrics on the cover, the first “concept album,” the first album to overtly declare involvement in the liberal psychedelia of the 1960s (Harry, 1992: 970). Whatever the reason, one thing is clear: Sgt. Pepper has become the gold standard for musicians, setting the bar high for musical innovation and distinctive cover art.

2 Any reading of Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band seems to center on ambiguity. That is, the sense of confusion that pervades the 1960s has apparently seeped into analyses of its cultural artifacts. I say this because critics treating Sgt. Pepper point to the ways in which the album straddles two social positions at once: as a piece of pop culture, yet an intellectually provocative and obviously political text. When critics examine it, they tend to privilege the musical innovations over the visual elements. In “Covering Music: A Brief History and Analysis of Album Cover Design,” critics Steve Jones and Martin Sorger lament the dearth of scholarship about album covers, observing that the album cover “is never understood in purely functional terms, or as a form of graphic design” (1999: 68). Since “popular music has increasingly relied on visual style to present and sell itself” (Sorger and Jones, 1999: 68), they widely examine the conditions and production of album covers from their initial inception in the 1930s as protective coverings for the records, called “slicks,” to the proliferation of graphics and complex design elements in the 1960s. Sorger and Jones identify the development of the LP (or long-playing record) in 1948 as the moment at which album covers became important elements of the record industry. Another important factor in the emergence of the album cover’s development was the connection between early rock and the movies; many popular music icons, such as Elvis Presley, were also movie stars, and the album covers used the promotional tools of the movies –primarily photographs of the stars – to enhance their design.

3 Sorger and Jones identify photography as a key element of album cover design; the representational nature of the medium fits well with the purposes of the album cover, which, as Ian Inglis notes in “Nothing You Can See that Can’t Be Shown: The Album Covers of the Beatles,” were to protect the recording, to accompany the music, to advertise the band, and to serve as an object of purchase, a commodity (Inglis, 2001: 83). Photography helped sell the band and offer it up as a commodity; in doing so, album covers came to “stand in” for the band and the music inside. The band performs

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the music, but since we cannot purchase the band itself, we purchase their representation in the form of a photograph on an album cover. Sorger and Jones note, however, that the heavy dependence on photography began to wane as the 1960s drew to a close. Once psychedelic culture led to psychedelic art, “photography followed illustration and collage in explorations of new uses and combinations. Enigmatic images replaced the informative and documentary nature of the typical photographic album cover” (Sorger, Jones, 1999: 77). They read this shift as an important one in album cover design, for it began the trend we see today (77). This trend begins in earnest with Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band, not only because it incorporated various visual elements in its design, but also because it did not rely on the “informative and documentary nature” of photography. Instead, Sorger and Jones claim, Sgt. Pepper depended upon subverting and changing those familiar tropes.

4 We can see how Sgt. Pepper changes the way we view photography just by looking at the crowd of people in the background. Before this groundbreaking album, photographs of the band members took center stage, both for records in general and for the Beatles. Images of the band members helped to solidify the connection between the music and the band; they put a “face” to the experience of listening. They also served as a way to “brand” the music. Record buyers learned to associate the four Beatles—and their shaggy, mop-top haircuts, ankle boots, and collarless suits – with the music they produced. In some sense, album covers’ reliance on photography confused the relationship between music and image to the point of no return: it was virtually impossible not to immediately associate Paul McCartney’s charming smirk with his playfully saccharine “All My Loving.” However, Sgt. Pepper disrupts this notion by never showing a photograph of the Beatles on its cover. Though they appear in two different iterations on the cover, they are depicted as wax dummies – three dimensional representations that immediately contrast with the two dimensional photographs behind them – and the “real” Beatles themselves standing in the center of the crowd. Furthermore, the “real” Beatles are disguised as members of the fictional Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band, sporting neon-colored satin jumpsuits. Both representations of the Beatles serve as distinct contrasts to the almost ghost-like cutouts of their “heroes,” and seem to suggest the limitations of photography in terms of their ability to represent reality. The photographic cutouts of heroes past and present do not offer the same kind of easy, immediate identification that the simple recognition of the Beatles permits. Rather, the Beatles themselves are almost lost in the sea of people, leaving the viewer to wonder whose record this is. The sheer complexity of the image alone requires a different kind of relationship between viewer and image, album and the band, representation and identity.

5 Ian Inglis draws our attention to the intellectual complexity via the album’s visual excess. Deeming Sgt. Pepper a “decisive moment in the history of Western civilization,” (Inglis, 2001: 87) Inglis highlights its importance as a “remarkable visual-musical correspondence” (87). Aside from its other innovations, Inglis describes the cover as the first to “specifically offer itself up as an object for overt investigation and analysis; identifying the figures […] featured in the tableau became a popular game and an intellectual exercise” (92). For Inglis, Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band’s major significance lies in the ways in which it invited the viewer/listener to enter into the album. Identifying the figures required an active gaze and scrutiny, which in turn required the viewer to have a personal stake in the image, instead of the more passive dismissal of it as accessory or accompaniment to the music it contained. In some sense,

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Inglis’ analysis leads us to believe that after Sgt. Pepper, album covers could become much more than accompaniments to music; they became social, political, and cultural critiques that required involvement from the audience.

6 Inglis’s essay introduces three ways of reading an album cover that offer further insight into the visual innovations of Sgt. Pepper: as visual texts, as links between the visual image and the music, and as markers of influence within the musical community. Since much work has already been done on the latter two categories, I will leave them aside, and consider the album as a visual text. As such, Sgt. Pepper confers new identities on the band as members of the increasingly pervasive subcultural movements of the 1960s. Given the two depictions of the Beatles on the cover, we can understand that Sgt. Pepper marks the Beatles’ “definitive break with the pop music industry” (Inglis, 2001: 87). Seen in this light, the album cover as visual text presents a kind of auto-critique, both of itself as commodity form, and as a representation of the band’s identity.

7 The Beatles’ understanding of their own cultural identity, both as pop stars and as musical artists with working-class roots, plays a large role in understanding the value of Sgt. Pepper as visual text. To borrow Kenneth Womack and Todd F. Davis’ reading of Sgt. Pepper in “Mythology, Remythology, and Demythology: The Beatles On Film,” the “album’s cover depicts the group’s former mythological selves standing stage right of their remythologized contemporary counterparts, themselves surrounded by similarly mythologized figures from the annals of history, religion, Hollywood, music, sports, and literature” (2006: 104). Womack and Davis also note that these “remythologized” depictions “prefigure the newly mythologized identities that the group would [later] bring to life,” all the while “recognizing the constraints inherent in the mythologizing process itself” (104). When Womack and Davis refer to “mythology,” they mean the self-aware and self-conscious manipulation of particular cultural identities – whether as super icons of the pop industry or pioneers of psychedelic counterculture – for the purposes of exposing their obvious complicity and their rejection of these identities. In short, Womack and Davis suggest that the Beatles underwent three stages in which their identity was at stake, and that they actively re-framed these identities according to their projects at the time. I invoke Womack and Davis because I believe it most effectively approaches the type of criticism I wish to perform, though it falls short in that it relies too heavily on the interaction between music and album cover.

Photomontage and the self-reflexive critique of representation

8 Specifically, I will explore the image itself in relationship to the conditions of its production. In essential terms, the process and origin of this image points to the ways in which it delivers its message. Because the cover depicts a performance on two levels – conceptually and visually – the album cover stages a critique of representation. Conceptually, the album cover’s staged concert involves the Beatles as performers and as audience members. The cover was conceived as a replacement for a concert, given by a fictional band, Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band. As a staged event, the Beatles were literally selling a representation of their fictional performance. Visually, however, the image depicts the performance of photography and visual representation via the collage of people gathered around the Beatles. Titled “People We Like,” the image of the crowd depicts life-size photographic cutouts, which were then assembled and

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photographed against a blue background. In using a photograph of a photograph (which was then mass produced), the album cover is a representation of a representation. As a whole, however, Sgt. Pepper marks a shift in how representation plays an important factor in understanding the import of album covers in general.

9 Sgt. Pepper depicts how the image of the band became more performative on the album cover, which includes a self-reflexive engagement with visual representation in a kind of playful auto-critique. The overarching critique of representation also destabilized the notion of the album cover as mere commodity – though Sgt. Pepper engaged with this notion as well, by including cutouts and marketing the album as a package deal. The influence of photomontage and Pop Art, as essential design elements of the image, also work to destabilize the album cover’s connection to commodification, for both Pop Art and photomontage were already popular movements aligned with the cultural Left. Because each of these progressive artistic movements was incorporated as an intrinsic element of the album cover, the image has yet another layer of complexity to the critique of the representation and commodity. In general, the combination of the Beatles’ own artistic vision with the popular progressive allowed album covers to become sites for cultural critique. Through an exploration of these contexts, as well as Sgt. Pepper’s relationship to the design history of album covers, I will attempt to show that album covers must be considered separately from their musical value and as sites of cultural, political, and social critique, which means they must be read apart from the all too common association with popular music.

10 Paul McCartney offers the best description of the album’s theme: “Why don’t we make the whole album as though the Pepper band really existed, as though Sgt. Pepper was doing the record?” (Harry, 1992: 970). Bill Harry claims that McCartney also conceived of having a “host of celebrities, living and dead, featured on the cover” (970). Though the Beatles’ manager Brian Epstein and producer George Martin were initially skeptical, the Beatles insisted, and the result was, as Harry eloquently articulates, “the most famous cover of any music album and one of the most imitated images in the world” (971). For this groundbreaking cover, the Beatles assembled photographers Robert Fraser (who had already gained fame from his other Beatles covers) and Michael Cooper, and pop artist Peter Blake. Blake had previously done a piece on the Beatles in the early 1960s (Levy, 1963: 185), and was known for his interesting collages about pop icons such as Marilyn Monroe and Elvis Presley. The team of Blake and Cooper set to work, asking the Beatles to write down their twelve most popular heroes throughout history, though the list grew to almost 70; 60 of which are depicted on the cover.

11 The montage of celebrities is arguably the most famous element of the cover, though the cover also makes use of various other interesting features. An ornate drum skin bearing the name “Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band” occupies the center place of the image, and the crowd is flanked by waxworks, stone garden statues, a flower arrangement spelling “Beatles” and another one in the shape of a guitar; a doll, and a cloth figure of Shirley Temple, and pepperonia plants (Harry, 1992: 977-8). All in all, the cover presents a complex visual tableau mixing photography, objects, figures, and even fabric (the psychedelic uniforms the Beatles are sporting as they pretend to be the members of Sgt. Pepper’s band). Such visual complexity suggests that the image on the cover was not merely a throwaway package, but a visual artifact designed for a discriminating and increasingly critical audience. In short, this album cover represents the Beatles’ first attempt at engaging with their fans in complex ways.

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12 As many Beatles critics and scholars note, the Beatles were tired of touring by the end of 1965. However, in 1966 they committed themselves to several tours and concerts, with increasingly disastrous results. After their last concert at Shea Stadium in August of 1966, where the Beatles were almost electrocuted by a summer storm and accosted by screaming, agitated fans1, they decided that their touring days were over. Thus, they turned to the studio and Sgt. Pepper was born. Bill Harry notes that Sgt. Pepper could turn out the way it did because the Beatles had more time to spend on developing their music and honing their craft, as they were no longer pressured to crank out hits for concerts or interrupted by other engagements (969). But the long hours in the studio did not mean that the Beatles had forgotten their fans; in fact, as many argue, their fans were foremost in their minds.

13 We can see evidence of this in the concept of the album. The very fact that the Beatles themselves were staging a mock concert by a fictional band implies that they were increasingly conscious of the value of performance and live music. Further, we can argue that the visual design of the album – a crowd facing an audience – presents itself as something to be looked at and observed, a performance, an interaction with the viewers. William M. Northcutt takes up the relationship between “the crowd” as depicted on the album cover, and the audience in “The Spectacle of Alienation: Death, Loss, and the Crowd in Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band.” Northcutt notes that part of the album’s cultural importance is that it “helped to perpetuate the idea that the summer of 1967 was a unique moment of social unity” (2006: 130); however, he suggests that instead, the Beatles had an increasingly antagonistic relationship to the crowd of fans: “Sgt. Pepper finds Lennon, McCartney, Harrison, and Starr retreating from the public that had so harassed them with Beatlemania and Beatle bashing” (131). He argues that this complex relationship inaugurated a “crisis of identity, which the Beatles tried to resolve on Sgt. Pepper – through new ‘readings’ of their musical influences, newly developed philosophical ideals, the developing drug culture, and the world they wanted to change” (131). Essentially, Northcutt assures us, this album is “as much about separation and alienation as it is about unity” (131).

14 Northcutt also introduces the role of the masses as a central component of Sgt. Pepper’s overall message. He classifies the various meanings of the masses as the following: masses of record buyers, screaming Beatlemaniacs (who, as Northcutt notes “buy records, but make real contact and real music impossible”), “enlightened but elite set of art appreciators and rock n’ rollers who were feeling the ‘vibes’,” and “unenlightened, moral and political hypocrites, supporters, and reproducers of restrictive mores and laws” – essentially, the proverbial establishment and its agents. These classifications demonstrate the complexity of the audience for whom the Beatles were performing, and they articulate the many layers of identity that the Beatles had to contend with as they staged their critique. In other words, the Beatles were well aware of the public for whom they performed, and they incorporated this awareness in their record cover. Perhaps the best evidence of this is the variety of the crowd of people depicted as their heroes. I will discuss the significance of this tableau in conjunction with photomontage, the medium used to construct it.

15 It is no surprise that changes or innovations in art result from changes in a political climate. Early Cubism reflects a shift in perception due largely to advances in film, industry, and transportation – distorting reality and, as a result, views of it. When the First World War ended, however, even this kind of representation, produced with paint

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and found materials, proved inadequate for representing the destruction of reality and the emergence of pervasive social ideologies. Photomontage is no exception to this rule. In her seminal work on photomontage, Dawn Ades traces the birth of this wonderfully complex movement as a subset of Dada in Berlin and the Soviet Union. Ades credits its development with a shift in perspective about the relationship between art and reality, which she describes as “a recognition of an attitude, which [Dadaists] all shared, towards their work and its relation to existing artistic hierarchies” (1976: 12). This attitude results from the knowledge that pictures could be “composed entirely of cut-up photographs…[so that] the image would tell in a new way” (20). Ades notes that photomontage as a practice had been earlier associated with postcards, which combined different photographic images, text, and drawn pictures, as well as with the development of photography during the First World War: “aerial views, microscopy, and radiography” (20). But Ades emphasizes that photomontage generally originates from “[…] an urgent need to move away from the limitations of abstraction without slipping back into antiquated illustrational or figurative modes. The photograph obviously has a special and privileged place in relation to reality, and is also susceptible of being manipulated to re-organize or dis-organize that reality. It is for this reason that it was in Russia, and in Berlin, where the impetus away from a predominately aesthetic movement towards social concerns was most marked, that photomontage made its appearance.” (Ades, 1976: 66)

16 In essence, the political turmoil paved the way for the disruption and manipulation of photographic reality. Ades observes that photomontage was becoming increasingly popular by “all political factions in Europe and Russia in the decades before the Second World War,” (41) though it is commonly associated with the political Left because “it is ideally suited to the expression of the Marxist dialectic” (41). She credits the “real” nature of photography as the driving force behind its political uses throughout Berlin and Russia during the years following the First World War. Since there seemed to be a strong need to reject figurative modes, the photograph became the political vehicle. These political collages were extraordinarily accessible, making the correlation between image and object, or image and message, painfully clear. Quoting Gustav Klutsis, Ades draws a connection between photomontage and “the development of industrial culture and of forms of mass cultural media” (63), which suggests its compliance with the political leanings of the Left, and explains its association with mass culture, class consciousness, and dissatisfaction with oppressive political agendas. Whatever the case, the shifts in perception caused by shifts in reality played a large role in forming a movement that would continue to metamorphose the political and artistic world for decades.

17 A quintessential principle of photomontage is that it juxtaposes photographic images to “reveal the ideology for exactly what it was, rendering visible the class structure of social relationships or laying bare the menace of Fascism” (Ades, 1976: 45). Different from collage, which collects artifacts, photography, and other images or objects to enrich the texture of an artistic work, photomontage combines several photographs and distorts them, or composes a tableau strictly from “found” images. A simple definition of photomontage is “manipulated photography” (17), but the term does not begin to explain the array of uses or practices of this technique. Cutting and pasting is a central technique, so that often the works appear jumbled, distorted, and chaotic. Ades argues that works of photomontage “transform relationships between familiar objects,

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upset the scale, suggest strange spatial effects” (17). John Berger also characterizes this sentiment brilliantly in his groundbreaking essay “The Political Uses of Photomontage.” He observes, “the peculiar advantage of photomontage lies in the fact that everything which has been cut out keeps its familiar photographic appearance. We are still looking first at things and only afterwards at symbols” (qtd in Ades, 1976: 48). Berger’s assertion points to the constant conversation between the things and their representations, or object and symbol, embedded in photomontage.

18 In particular, Berger’s statement characterizes the makeup of Sgt. Pepper, for the lifesize cutouts are merely photographs that represent, or in some cases only resemble, their “real-life” counterparts. Some are even unidentifiable – esoteric choices made by the band members – or obscured by other cutouts. Overall, however, the inclusion on the cover of various photographic images suggests not only a critique of the photograph’s ability to “tell” or represent reality (as I have already mentioned, the Beatles were not staging a “real” event at all) but also a critique of their value in society. That is, as we will see from an extended analysis of the role that photomontage plays on the cover, the cover calls attention to the many layers of representation in order to complicate the Beatles’ identity as popular icons. In fact, we might view the use of photomontage as a critique of identity itself, in that the Beatles were trying to refashion themselves – and the album cover – as vehicles for social and political change, as well as a way to access this change. Photomontage allows us to critique the discourses of identity, representation, performance, and reality; its heavy use on the cover, then, permits us to regard the cover as performing the same kinds of critiques that it does.

19 Unquestionably, the cover of Sgt. Pepper performs its critiques of representation on various levels, though the most important one for us here is the juxtaposition of the crowd with the two depictions of the Beatles themselves. The first images of the Beatles are waxwork models by Madame Tussaud, and they stand adjacent to the “real” Beatles, though these Beatles sport psychedelic, satin military uniforms. Immediately the viewer sees the contrast between the suited, “moptop” Beatles – the ghosts of Beatle past – and the present iteration. Northcutt has suggested that this contrast marks the change from performers to artists, from wax dolls to real people (2006: 132). However, in light of our discussion, I wish to add another idea into the mix: representation. That is, if we consider the two versions of the Beatles in relationship to the photomontaged crowd, a more nuanced critique of representation emerges, one that permits, in fact, almost requires, political considerations. Specifically, the use of photomontage enables us to view the band as a part of the political consciousness beginning to form (Northcutt, 2006: 129), and in turn to unpack the divide between high art and popular culture (135).

20 The cover juxtaposes political figures (such as T.E. Lawrence, Karl Marx, Gandhi, Einstein, and Carl Jung) with artists and entertainers such as Tony Curtis, Mae West, Lenny Bruce, Bob Dylan, Marilyn Monroe, and Sonny Liston. The cover also includes writers like W.C. Fields, Oscar Wilde, and Aubrey Beardsley. Such variety works in two ways to deliver the political critique of representation. First, the combination of more popular figures with political and cultural heroes debunks – or, at the very least, destabilizes – the status of the “elite” figures. It also destroys any sense of “real” history. Karl Marx is not a contemporary of Tony Curtis or even Oscar Wilde, yet he appears on the cover with the same kind of cultural value assigned to him. Allan Sekula’s “Reading an Archive” offers a useful way to understand how this occurs: “In an

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archive, the possibility of meaning is ‘liberated’ from the actual contingencies of use. But this liberation is also a loss, an abstraction from the complexity and richness of use, a loss of context. Thus, the specificity of the ‘original’ uses and meanings can be avoided, and even made invisible, when photographs are selected from an archive and reproduced in a book” (Sekula, 1987: 116). In other words, the archive necessarily “erases” the social, political, or cultural values of the original images, because juxtaposition imposes what he calls “abstract visual equivalence” (117). In the case of Sgt. Pepper, Peter Blake and Robert Fraser bear responsibility for taking the photographs, and Madame Tussaud’s wax museum provided the wax figures of the Beatles – which not only the cover, but the receptions and interpretations of the cover – erase.

21 We can see further evidence of Sekula’s “abstract visual equivalence” when we examine the status of the figures on the album cover. Essentially, the status of the figures becomes enhanced by their placement next to cultural or literary icons. By including figures from various times, places, and positions, the cover implies that this kind of collection cannot represent reality, for once we determine who comprises the crowd, we immediately recognize the sheer impossibility of this event ever happening. In addition, the photomontage destabilizes the “rank” of the people shown because they exist on an essentially level playing field. No one figure usurps the other; though some are hidden, Blake notes that this was to enhance the reality effect rather than to make a statement about who is more important or influential. Thus, status or contribution becomes essentially irrelevant in determining value or importance. Sekula notes that the photos gain “new” meaning when they are collected and montaged together, as the “layout, captions, text, and site and mode of presentation” (117) affect how the viewer perceives the images. When we absorb this new context, we disrupt the “shock of montage” (117) because we lose the images’ original meaning or context. Sekula argues that we need to read archives “from below” (127) because “neither the contents, nor the forms, nor the many receptions and interpretations of the archive of human achievements can be assumed to be innocent” (127). Though we are not discussing a bona fide archive here, we still might read the photomontaged elements of Sgt. Pepper as a kind of popular archive, since it attempts a similar kind of critical engagement with the ways in which images can be deprived of their “inherent” meaning.

22 The other way in which photomontage delivers its critique of representation is through the Beatles’ relationship and position in the crowd. The inclusion of the Beatles themselves among the others places them on the same cultural level as the figures surrounding them. Just as time or historical moment becomes irrelevant, so too does “work” or occupation; in other words, the Beatles become cultural workers and political figures in the same way as Bob Dylan or Karl Marx had already done. Even more interesting, however, is the fact that the Beatles are not photographs, but “real” people: even their waxwork dummies were placed in front of the collaged photograph. The sheer complexity of the image and the representations of the Beatles within the crowd (three, in essence: the Beatles as waxwork dummies, as members of Sgt. Pepper’s band, and as invisible musical artists as represented by the name “Beatles” in flowers) wages a critique of their own image. However, it also critiques the ways in which the Beatles themselves became icons and celebrities up for commodification. That is, because the album is not a simple photograph of the group members themselves, it suggests two things: first, these kinds of covers were inadequate for delivering their political message; and second, that it was time to critique the notion of commodity in

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the first place. In one sense, the Beatles exploited the idea of the commodity – a concept I will discuss in greater detail later as I examine the relationship between the cover and Pop Art – through their careful and gimmicky packaging. However, the use of photomontage aligns itself with critique of commodities through its alliance with the cultural Left – an association that was already commonplace. Thus, the use of photomontage enabled a critique of representation (as Ades and Berger discuss) as well as a critique of identity politics and the role that commodities play in shaping them.

Pop Art and the critique of commodity

23 Like photomontage, Pop Art was largely a response to political and social conditions of post-war Britain, and it shares its political leanings to the Left with photomontage. As a “rebellion against the art establishment” (Livingstone 146), Pop Art had lasting themes of sex, technology, entertainment, and the mass media. Begun by a small group of artists at the London College of Art in the 1950s called the Independent Group, Pop Art became a response to bourgeois art forms that necessarily emphasized a “hierarchy of values formulated by the upper classes” (Livingstone, 1991: 146). The earliest members of the Independent Group – including Richard Hamilton and Peter Blake – were staunchly committed to the Pop Art mission, and bent on making their statements, as Marco Livingstone notes, in a “plain-speaking language born of a democratic impulse stirring their society at large” (146). In this sense, Pop Art also shares with photomontage the commitment of delivering art that responded to the need for social reform, as well as keen observations about social politics.

24 But Pop Art is markedly different than photomontage for several reasons, and the largest difference is that it overtly celebrated popular culture. This celebration, as it were, was not to be confused with the “semiological decodings of the social, political, or economic subtexts of particular imagery” (Livingstone,1991: 147) – as photomontage could do – but rather emphasized the technological production of everyday objects. Pop Art began in earnest through an exhibit by Richard Hamilton, entitled “Just What Is It That Makes Today’s Homes so Different, So Appealing?” and this exhibit introduced the source material of Pop Art: photography, television, advertising, comic strips, the cinema, muscle-men magazines, consumer products, and brand names (148). Dedicated to providing a “kaleidoscopic view of culture” (148), this exhibit (and Pop Art in general), offered an inside look into the products dotting our everyday experiences, and offering them up as sites of critique, irony, and even parody. Within Pop Art, then, lies an inherent criticality—its goal was for artists and viewers to not only see everyday objects as “art,” but also to critique longstanding traditions of the art establishment. Livingstone notes that in an interview, Andy Warhol declared he wanted to be a machine, not an artist, for machines could reproduce myriad images that were exactly alike, and this fact was a key part of Warhol’s message. He wanted to expose the ways in which art could be manufactured, reproduced, manipulated, taken out of the bourgeois realm to fit an urban lifestyle (160).

25 Another artist with Warhol’s fascination in mind, Peter Blake, had a unique relationship to Pop Art. In an interview with Mervyn Levy, Blake admits that for him, Pop Art “is often rooted in nostalgia: the nostalgia of old, popular things. And although I’m also constantly trying to establish a new pop art, one which stems directly from our own time, I’m always looking back at the sources of the idiom” (Levy, 1963: 185). Blake’s

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comment here represents a key tenet within the Pop Art community at large, though it was revised by the more popular members as the movement progressed. Blake’s nostalgia inspired him to include postcards, photographs, store-bought items, and found objects into his compositions – items bearing no evidence of his handiwork at all. Levy sums up Blake’s artistic vision: “for Blake, Pop Art, like pop music, is fundamentally an illusion. Both are concerned with states of illusion that spring, respectively, from popular sounds and popular images. Illusionistic moods are the essence of Pop Art” (185). The emphasis on illusion, Livingstone notes, was supposed to reveal the process by which art was created, and the desire for the popular came out of the democratic, mass-cultural idiom the artists shared. But Blake’s own assessment of his projects also provides another important window into the overall project of Pop Artists: that the art could be enjoyed by everyone, especially young people, because they were, in his view, more receptive to the innovations put forth by pop music and more acutely aware of the social conditions surrounding Pop Art’s inception.

26 Blake’s association with the Beatles had its origins early in their careers even before they became superstars. Because Blake drew the connection between pop music and Pop Art, musical icons were often the subject of his works. Levy reports that Blake regarded the Beatles as the icons of pop: “The Beatles symbolize the vast popular culture from which Pop Art so largely derives its sources of inspiration” (188). In his first project about the Beatles, which Blake described as a conversation piece, Blake wanted to emphasize the connection between the Beatles and their urban environment – Liverpool – as well as deliver a “visual significance that will somehow match the mood of Beatle music” (187). Already we can see how Blake’s vision gels with the thrust of Sgt. Pepper, for the album cover – as Sorger and Jones remind us – essentially “sells” and reflects the mood, tone, or quality of the music inside. Though Blake’s 1963 piece about the Beatles was not an album cover, the use of pop music artists in his art foreshadows the confluence of popular icons with historical, political, and social figures on the cover of Sgt. Pepper. Because Blake was so committed to nostalgic “admass” – a term Levy employs to describe the Pop Artists’ vision, and refers to the advertising mass culture – it makes sense that he turn to the Beatles for what is arguably his most famous work.

27 The ideas of nostalgia form an integral component of the Beatles’ play with identity. Their double appearance on the cover might suggest a complex re-figuring of their professional image, as well as an equally complex nostalgia for the more carefree, earlier days as performing artists. We can see this represented by the wax dummies of the Beatles juxtaposed with the contemporary, psychedelic-clad counterparts. The juxtaposition of the “real” band members (though disguised) with the life-like wax models calls attention to not only their revised identities, but also to the ways in which the image of the Beatles themselves had come to constitute a commodity. If we take Womack and Davis at their word, that the Beatles “remythologized” their image on Sgt. Pepper, we see how nostalgia for their previous identity becomes imbricated in this remythologizing. But Womack and Davis do not consider how the use of Pop Art enhances the Beatles’ playing with identity as commodity; their essay focuses on how the music and the album cover interact. Thus, I will turn to what I believe is the most important aspect of the album cover – the critique of the commodity – in relationship to Pop Art.

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28 As William Northcutt observes, the Beatles on Sgt. Pepper “sensed the contradictions inherent in their part of the spectacle: they were at once protesting aspects of capitalism while promoting a product of image and music to be sold and accepted” (2006: 132). This accurately describes the ways in which the album both mocks – however playfully – and subscribes to the commodity fetish. It is important to note here that the use of Pop Art enhances this association, as Pop Art’s manifesto seems to perform the same kind of ideological critique. The album’s packaging is the clearest association with Pop Art as well as with the Beatles’ engagement with, and critique of, the record as commodity.

29 Northcutt observes that the “packaging of Sgt. Pepper, its gatefold sleeve, cardboard cutouts, and printed lyrics were the first in the industry, and they were a concerted effort to sell the product to the masses” (135). However, Northcutt also claims that the “cover’s printed lyrics indicated the Beatles’ self-confidence as artists, and it indicated a desire to preach to the masses – to praise and condemn them for their parts in the spectacle” (135-6). We can use his observations about the album’s packaging as a way to illustrate the complex relationship the cover has to commodification. That is, each of the innovations he lists pays lip service to Pop Art’s fascination with everyday life and commodity culture; though as a whole they do much more than merely “sell” the band. Instead, the sheer innovation of the cover, its “newness” and, we might say, shock value, also require the consumer to be an active participant in its message.

30 Just as the tableau of figures became an intellectual exercise, inviting the viewer/ listener to “enter into” the image, the cutouts and gatefold sleeve duly call for a similar type of action. Furthermore, the cutouts can stand separately from the record itself; they can be used for other purposes than listening or viewing. By including “toys” as part and parcel of their album cover, the Beatles not only engage with critiques of the commodity, but they force their album cover to occupy the same “space” or position as Pop Art. In other words, the association with Pop Art was already recognized, and when purchased, Sgt. Pepper could be considered a piece of art. Furthermore, Pop Art also invited its viewers/consumers to critique everyday life at the same time it offered it up for sale.

31 Unquestionably, Sgt. Pepper offered itself as a commodity, for in the final analysis it is a record album. We might still say that the cover is, indeed, an accessory to the music, with a symbiotic relationship to the innovations of the Beatles’ songs and or their own political leanings. Even if this is the case, we must still recognize that to include cardboard cutouts and obvious “gimmicks” – a new fold, the lyrics, the bright colors, and the “new” Beatles – requires a self-awareness that cannot be overlooked. The very packaging of the album as a package and as a new kind of recording, enforces the critique of the commodity, for it implicitly asks consumers what they are purchasing. Are consumers purchasing the album for its music? Its gimmicks? Its shock value? Its association with the Beatles? Its difference from the Beatles? The question itself becomes irrelevant; the bottom line is that through the visual excess and overall commitment to subverting the status quo, this album cover requires cooperation and participation from the consumer in ways that previous album covers could not do in the same way. Just as the intellectual exercise of identifying the figures collaged in the background became an intellectual game, and thus an invitation to the viewer/listener to enter into the visual experience of the album cover, the packaging and re-framing of identities similarly urges the viewer/listener into her own kind of auto-critique. The

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association with Pop Art only enhances this self-reflection, for it was obvious at the time that Pop Artists like Peter Blake were taking up these questions in their work.

High and low culture

32 I have been arguing throughout this paper that Sgt. Pepper marks a definitive moment in album cover design and history, for it performed, on many levels, a critique of representation. Now I wish to complicate this reading even further by suggesting that if we are to recognize the critical potential of this album cover, we must consider it separately from the context of popular culture. This is not to say that an album cover does not operate in the popular realm, nor that it is not primarily an object designed for mass consumption. Rather, I am suggesting that Sgt. Pepper specifically, and album covers in general, should be read as texts with prominent and irrevocable ties to critiques of the status quo in similar ways that critical theory posits.

33 In “The Rest of You, If You’ll Just Rattle Your Jewelry: The Beatles and Questions of Mass and High Culture,” Paul Gleed observes that “the music of the Beatles was, in short, high art for the mass public” (2006: 161). While his observation pertains specifically to the music, we can also see how it pertains to the album cover as well. Gleed suggests that this observation “seems to represent the dominant way of understanding the Beatles’ position between ‘the people in the cheap seats’ and ‘the rest’” (161). Further, the Beatles can be “viewed as instrumental in challenging and dissolving such traditional and restrictive categories as ‘high art’ and ‘mass culture’” (162), because they actively worked to make their music – and their message – accessible to all audiences. Moreover, the critiques of their own roles in the process, evident especially on the cover of Sgt. Pepper, make manifest their overarching critique of such categories as high and low.

34 Though Gleed’s distinction about high art and popular art seems sufficient, Leslie Fiedler also offers evidence as to why we should consider popular artifacts like album covers as sites of critique. In his seminal essay, “Cross the Border, Close the Gap,” Fiedler comments that “ […] to turn High Art into vaudeville and burlesque at the same moment that Mass Art is being irreverently introduced into museums and libraries is to perform an act which has political as well as aesthetic implications: as an act which closes a class [gap], as well as a generation gap…what the final intrusion of Pop into the citadels of High Art provides, therefore, for the critics is an exhilarating new possibility of making judgments about the “goodness” and “badness” of art quite separated from distinctions between “high” and “low” with their concealed class bias.” (Fiedler, 1977: 287)

35 Here, Fiedler observes how popular texts or artifacts seem to inherently resist simple classification, if for no other reason than they are frequently taken up by audiences outside their original scope. This is exactly the scenario of Pop Art, causing many famous Pop Artists to lament that their critique was being overshadowed by inclusion in museums and co-opted by the bourgeois standards of taste that essentially commodified it (Livingstone,1991: 150). Fiedler points to the inadequacy of such binaristic categories as “good” and “bad” or “high” and “low,” suggesting instead that they make their aesthetic evaluations without considering these categories as informative or even relevant.

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36 Gleed points out that Fiedler’s assessment of the post-modern situation owes a great debt to the Beatles: “the point, of course, is not that the changes in cultural thinking, the dissolution of the boundaries between ‘high’ and ‘mass’ culture, are driven entirely by the Beatles, but that no one else can claim to have done more to create that environment” (2006: 163). Noting that “the Beatles worked upward…from the popular position” (164), Gleed points to Sgt. Pepper as the moment in which the distinctions between “high” and “mass” cultures converged, for critique was so deeply embedded in the music that it was impossible to ignore. The same is true for the critique – from the bottom, as it were – entrenched in every facet of the cover art: photomontage, Pop Art, and active engagements with the commodity. As it has been over forty years since the album’s release, we must be aware of our own assumptions regarding the Beatles’ legacy. It is at this moment that reassessments of value and categories are the most relevant.

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NOTES

1. This is largely due to a series of controversies related to the Beatles, the most famous of which is John Lennon’s statement that the Beatles “were more popular than Jesus.” This comment resulted in a media frenzy and thousands of Beatles fans burning records. Though Lennon officially apologized, it seemed that the Beatles could not recover.

ABSTRACTS

The critical discussion of Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band has consistently been framed in terms of its importance as a record album. That is, remarks about its musical innovations and the ways it changed the culture of dominate the conversation. When the album cover is mentioned, it is analyzed in terms of the symbiotic relationship it has with the musical innovation of the album itself. However, the discussion is changing; theorists Kenneth Womack and Todd F. Davis have examined the Beatles’ relationship to critical theory, and music critic Ian Inglis explores the cultural work of the Beatles’ album covers. Yet much of this criticism still focuses primarily on the relationship between music and image. In this paper I expand the discussion beyond its value to popular music and consider the album cover in three visual contexts: Pop Art, photomontage, and the history of album cover design. I argue that Sgt. Pepper marks a shift in how the image of the band performs a self-reflexive critique, both through the visual content of the image as well as the processes by which it was created. This destabilizes the album cover as a mere commodity or extraneous packaging. The confluence of Pop Art and photomontage enhances the critique, for these movements fundamentally engage with problematizing representation and the status quo through the appropriation of mass-mediated images.

Les analyses critiques de Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band se sont constamment penchées sur son importance comme album. Ce qui les domine, ce sont des considérations sur ses innovations musicales et les manières dont il a changé la culture de la musique rock. Lorsque la pochette de l’album est mentionnée, elle est analysée à partir de sa symbiose avec l’innovation musicale de l’album lui-même. Toutefois, les termes du débats sont en train de changer: les théoriciens Kenneth Womack et Todd F. Davis ont examiné la relation entre les Beatles et la théorie critique,

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et le critique musical Ian Inglis explore le travail culturel à l’œuvre dans les pochettes des albums des Beatles. Pourtant, une grande part de cette critique continue à se concentrer d’abord sur la relation entre musique et image. Dans cet article, j’étends la discussion au-delà de sa valeur dans les musiques populaires et je l’examine dans trois contextes visuels : le pop art, le photomontage et l’histoire du design de pochettes d’albums. Je considère que Sgt. Pepper marque un virage dans la façon dont le groupe effectue une critique auto-réflexive de son image, à la fois à travers le contenu visuel de la pochette et les processus de sa création, qui remettent en question le statut de la pochette comme simple marchandise ou élément superflu de packaging. La confluence du Pop Art et du photomontage renforce la critique, car ces courants problématisent fondamentalement la question de la représentation et le statu quo par l’appropriation de l’imagerie des médias de masse.

INDEX

Mots-clés: critique, photomontage, pochettes de disques, art contemporain / pop art, représentation (visuelle), groupe, album concept, peinture / dessin / illustration Keywords: album covers, criticality, photomontage, contemporary / pop art, band, painting / drawing / illustration nomsmotscles Beatles (the) Subjects: rock music, psychedelic / acid rock

AUTHOR

SARAH A. ETLINGER

Sarah A. ETLINGER poursuit un Ph.D en Rhétorique et Composition à l’Université de Wisconsin- Milwaukee. Sa thèse explore le rapport entre les nouveaux médias et les manuels de composition, soutenant qu’afin d’être efficaces, ceux-ci devraient aborder les nouveaux médias de façon à inciter les étudiants à démultiplier leurs capacités expressives (écrite, orale, graphique, visuelle etc.) Dans le champ académique, elle s’intéresse notamment aux nouveaux médias numériques, aux film/visual studies, à la culture populaire, à la théorie critique et à la pédagogie. Francophile, elle aime cuisiner français, voyager en France et au Canada et la poésie française. Par ailleurs, elle est une fan des Beatles depuis de longues années, et elle nourrit la passion quasi obsessionnelle qu’elle leur dédie en collectionnant tout un attirail de bibelots à leur effigie. mail

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1 L’ÉCHANTILLONNAGE, OU SAMPLING, est un procédé compositionnel que l’on retrouve dans de nombreux courants musicaux, des musiques savantes aux musiques pop. Parmi ces dernières, le rap est un genre qui a notamment beaucoup fait évoluer cette pratique, la diffusant sans compromis sur l’ensemble de la planète. Depuis toujours remise en cause, souvent pour des raisons extra-musicales, cette technique de l’échantillonnage est même depuis quelques années donnée pour morte selon certains artistes et chercheurs. En remettant ce constat en question et en en cherchant des réponses par l’analyse musicale, nous pouvons voir que non seulement l’échantillonnage est l’une des bases de la composition rap, mais qu’il est également à l’origine d’une esthétique sonore qu’il serait impossible d’envisager avec des instruments conventionnels ou même avec des synthétiseurs. Il apparaît également que pour maîtriser les techniques de composition à base de samples, le musicien hip-hop doit faire preuve d’un talent musical particulier. Dès lors, nous pouvons considérer que le sampling est un choix esthétique que fait en connaissance de cause le musicien en sachant que cela sera pour lui un moyen de créer une musique à la sonorité particulière.

La mort du sampling ?

2 Dans un article de 2006 intitulé « Giving Up Hip-hop’s Firstborn, A Quest for the Real after the Death of Sampling », Wayne Marshall commence par exposer les raisons légales qui font que le procédé d’échantillonnage dans le milieu musical du hip-hop est désormais de plus en plus marginalisé, procédé pourtant issu des origines de ce mouvement musical et essentiel à son authenticité revendiquée 1. Marshall nous présente ensuite l’exemple édifiant de la quête paradoxale du groupe The Roots, connu pour jouer du rap avec une formation instrumentale, qui afin d’affirmer leur authenticité et leur appartenance au mouvement hip-hop vont vouloir sonner comme si leur musique était faite à base de samples, usant notamment de techniques de jeu et d’enregistrement (à la batterie surtout) permettant cette sonorité, et utilisant également en fin de compte des samples.

3 Plus globalement, il est vrai que depuis le début des années 1990, le sampling a eu tendance a d’abord ne plus être le seul moyen de faire du rap (notamment avec le G- Funk de la côte ouest-américaine 2) jusqu’à devenir complètement oublié par les styles les plus récents (par exemple le crunk du sud des États-Unis [Blondeau, Hanak, 2007 : 41]). Et bien qu’il arrive d’entendre les pionniers du hip-hop dire parfois qu’ils auraient préféré utiliser de véritables instruments s’ils en avaient eu les moyens 3 et que les premiers disques de rap furent d’abord joués avec des instrumentistes de studio 4, le procédé de composition principal du rap demeure à l’origine celui de l’échantillonnage. Car si l’histoire du hip-hop nous montre une tendance grandissante à vouloir utiliser des instruments live (Dr Dre et le G-Funk, The Roots, Marley Marl 5, plus récemment le

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crunk, mais également en dehors des États-Unis 6), l’échantillonnage n’est au final jamais abandonné. Premièrement, le sampleur est toujours utilisé, c’est lui qui permet à ces musiciens de composer et structurer leurs morceaux (quand bien même il y a utilisation d’instruments live) 7. Mais également, l’échantillonnage de sons déjà existants (surtout disques vinyles, mais également films, discours, émissions télévisées, etc.) ne disparaît pas non plus. Certes des musiciens qui ont commencé à faire de la musique dans les années 1980 et ayant donc appris la musique par le sampling continuent aujourd’hui de l’utiliser 8, mais des producteurs plus jeunes également : Kanye West, Madlib, RJD2, Cool & Dre 9, et même Timbaland et The Neptunes, réputés pour composer sur instruments, continuent d’utiliser de temps à autres les possibilités de l’échantillonnage. Ce procédé est également encore très vivace chez les musiciens électro, notamment en France (par exemple Daft Punk et Justice).

4 Pourtant, dès les débuts, le sampling semblait promis à un avenir incertain. Entre incompatibilité avec les systèmes juridiques en place qui donnera lieu à de très nombreux procès (Marshall, 2006 : 868 ; Fernando, 2000 : 276) et mépris de la part des autres membres de la communauté musicale (théoriciens, critiques, musiciens 10), l’échantillonnage, tel que les rappeurs le concevaient, paraissait être une anomalie dans le monde de la musique. Les critiques ont par exemple toujours eu tendance à préférer la « musicalité » chez les rappeurs travaillant avec des orchestres, ce qui laisse penser que ceux travaillant à base de samples auraient moins de « musicalité » 11. De plus, l’utilisation de musiques préexistantes ayant donné naissance à un système juridique qui coûte souvent très cher, on ne peut désormais plus considérer cette pratique comme une contrainte financière 12. Composer à partir d’un matériau musical déjà existant peut en ce sens coûter plus cher que de le faire avec un matériau original composé pour l’occasion. En survolant ces constats qui apparaissent lapidaires, on peut alors se demander pourquoi le sampling reste d’actualité. La raison est que ce n’est ni le système juridique ni l’avis des autres qui motivent ces musiciens, mais la poétique et l’esthétique de cette musique. Dans son enquête ethnographique déjà citée, Joseph Schloss démontre bien que l’utilisation de disques vinyles est pour ces musiciens un gage d’authenticité (nous sommes donc là du côté de la poétique) ; il ouvre également le débat sur l’esthétique, puisqu’il nous explique qu’à l’oreille des producteurs, du hip- hop composé sans samples ne sonne pas authentique.

5 Si l’absence de samples sonne donc comme une lacune à l’oreille de certains producteurs attachés à cette tradition, c’est que la présence de ceux-ci apporte des éléments sonores particuliers. Proposons-nous ici de chercher quelques pistes afin de comprendre en quoi l’utilisation de samples, à l’origine contrainte sociale 13, est devenue un choix.

« Je suis un créateur, qu’on ne revienne pas là- dessus » 14

6 Avant d’analyser concrètement un exemple de la sonorité d’une musique composée à base de samples, discutons un peu du statut du compositeur d’un producteur de hip- hop. En effet, le musicien travaillant à base de samples souffre souvent, nous l’avons dit plus haut, d’un manque de reconnaissance. La distinction entre professionnels de la musique et artistes est sur ce point questionnée par Catherine Rudent (2005 : 147-166). Il résulte de sa réflexion sur le DJ que ce dernier devient artiste à partir du moment où

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il ne se contente plus de présenter des disques à la radio (rôle commercial) mais qu’il les passe en discothèque en innovant constamment pour ce qui est des questions d’enchaînement, de superposition des disques, etc. (rôle d’artiste). Le producteur de rap s’inscrit donc d’emblée dans la catégorie de l’artiste car il ne se contente pas de « passer des disques », il s’attache à organiser de façon structurée des sons issus de disques. La question n’est donc pas de savoir s’il « s’approprie » ces sons qui ne sont à la base pas à lui, mais d’admettre que le résultat est bel et bien son travail et non celui des musiciens échantillonnés. Le procédé d’échantillonnage nous fait entendre une autre musique que celle qui est samplée : « Échantillonner c’est donner à voir – ou en l’occurrence à entendre – sur un autre plan une (ou plusieurs) qualité(s) que, pour diverses raisons, l’objet échantillonné n’est pas actuellement en mesure de faire valoir. » (Béthune, 2004 : 71)

7 Illustrons concrètement cette idée avec un exemple simple. Le célèbre « C.R.E.A.M. » du Wu-Tang Clan convient ; en effet, la boucle principale de ce titre est tout simplement l’introduction mise en boucle d’un titre d’un groupe peu connu de la firme Stax, « As Long as I’ve Got You » des Charmels. Le tempo, dans le titre du Wu-Tang Clan, est légèrement accéléré (de 86 bpm à 90 bpm), et il en résulte une transposition du sample d’un peu moins d’un demi-ton au dessus. Au-delà de cette transposition (qui en soi modifie déjà la qualité du son 15), ce qu’il est intéressant et important de noter ici est la façon dont le résultat de la mise en boucle diffère de l’original alors que rien du contenu musical n’a été modifié : rien n’est changé par rapport à l’échantillon d’origine, si ce n’est cette transposition/accélération, une mise en avant prononcée des fréquences basses (certainement pour alourdir la grosse caisse, élément rythmique prépondérant 16), ainsi que de temps en temps (notamment durant les refrains) une voix d’homme vocalisant sur des voyelles sans texte. La partie de batterie, de basse, la mélodie de piano, l’accord joué sur le premier temps et résonnant durant l’ensemble des deux mesures : RZA, le producteur du Wu-Tang Clan, n’ajoute rien à cela.

Fig. 1. Wu-Tang Clan, « C.R.E.A.M. », boucle principale / The Charmels, « As Long as I’ve Got You », introduction 17

8 Si l’on peut effectivement apprécier la qualité de boucle à cette séquence musicale, on le doit plus à RZA qu’aux compositeurs et musiciens du morceau des Charmels. En effet, ce passage musical n’est présent que dans l’introduction, et encore, seulement le début de celle-ci, dans « As Long as I’ve Got You », où il n’est joué que lors des deux premières mesures. Cette introduction qui comporte cette ligne mélodique de piano si

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caractéristique (qui a très bien pu être improvisée) est basée sur le schéma harmonique suivant : deux mesures sur l’accord de Fm7 (celles de la boucle), deux mesures sur celui de G@M7, et enfin arrivée en si@ mineur, tonalité du couplet.

9 Or, si l’on trouve cette ligne de piano si caractéristique, c’est parce que l’on a désormais dans l’oreille la façon dont elle sonne, mise en boucle. L’écoute du morceau de rap modifie notre rapport au morceau original. Dans le fond, on retrouve ici la leçon de Pierre Schaeffer, qui nous apprenait déjà au milieu du vingtième siècle, grâce à la technique du sillon fermé, que tout objet sonore mis en boucle sonnera de façon nouvelle par rapport à l’échantillon sonore dans son contexte original. C’est bien le cas ici, où la mise en boucle de ces deux mesures nous fait découvrir une nouvelle musique à laquelle les créateurs du titre « As Long as I’ve Got You » n’avaient certainement pas pensé.

10 Cette « recontextualisation » a été expérimentée à l’extrême durant les années 1989/1990 par des artistes tels que De La Soul, Public Enemy ou encore les Beastie Boys : il n’est pas rare que les samples soient reconnaissables (même parfois très connus), mais leur foisonnement et leur situation dans un contexte neuf nous donnent une nouvelle composition à chaque fois et nous fait entendre ces airs connus sous un regard étonnamment nouveau 18.

11 Il existe évidemment des cas d’échantillonnage relativement peu créatifs où, comme le fait remarquer Dai Griffith (2002 : 51-64), la mise en boucle de ce qui est déjà à l’origine une boucle donne une musique qui reste proche de l’original ; Joseph Schloss (2004 : 79-100) fait également cette remarque à propos du travail de Puff Daddy. On peut dire que nombre des titres produits par ce dernier sont peu créatifs (nous ne parlons bien évidemment ici que de la partie instrumentale) dans le sens où il ne décompose presque pas les samples qu’il sélectionne (il y a donc par conséquent peu de re-composition), et également dans le sens où il sample de cette façon des morceaux qui sont déjà très connus. Ainsi ne pratique-t-il pas le digging in the crates, cette pratique traditionnelle de DJ hip-hop qui consiste à chercher les disques les plus rares possibles pour en faire la matière première de ses propres productions (Schloss, 2004 : 167-168). Pour reprendre le propos de Chuck D., membre et leader de Public Enemy, il sample des tubes pour refaire de nouveaux tubes avec la même musique (Blondeau, Hanak, 2007 : 132-133) 19. Le sampling peut ainsi être, dans les cas où le producteur à les moyens financiers d’obtenir les droits pour de tels samples, un moyen commercial assez efficace pour faire un tube « à coup sûr ».

12 Dans tous les cas, le statut de créateur (et bien souvent de compositeur) peut être selon nous accordé aux producteurs de rap. Il ne serait de plus pas inapproprié d’ajouter que leurs façons d’utiliser des samples les place au rang de « novateurs ». Ils s’inscrivent en cela, consciemment ou non, dans la lignée de penseurs de la musique comme Cage ou Schaeffer, mais s’approchent aussi par exemple des artistes d’électro 20 ; bien entendu dans ces deux cas la visée esthétique n’est en rien comparable, mais les procédés se rejoignent souvent. Les cultures diffèrent (RZA n’a a priori rien en commun avec Schaeffer), les résultats sonores également, mais la méthode est comparable (Pierre Schaeffer comme RZA utilisent des disques préexistants et vont s’ingénier par tous les moyens à en sortir des sons les plus nouveaux possibles). On peut dire que les poétiques sont semblables, mais les esthétiques sont éloignées.

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13 En ce qui concerne plus particulièrement le rap, voyons maintenant en quoi le fait d’être à base de samples issus de disques préexistants est à l’origine de procédés compositionnels et d’une esthétique sonore élaborés et originaux.

Le son du rap à base de samples

14 Ne revenons pas sur les pratiques de DJ originelles qui sont à la base de l’utilisation de disques dans la production hip-hop, ni sur les raisons sociales et historiques invoquées 21. Passons directement à l’analyse de cette production. Dans une communication en partenariat avec Vincent Rouzé à l’occasion d’une réflexion sur le caractère instrumental du sampleur (Déon, Rouzé, 2009), nous avons tenté de mettre en évidence quelques procédés de création à partir de l’instrument sampleur. Plusieurs points ont été dégagés : l’utilisation de samples crée de nouvelles contraintes auxquelles les artistes vont proposer de nouvelles solutions ; si l’on peut parler de décomposition de samples, on peut dès lors parler de (re)composition lors de leur utilisation dans un nouveau contexte ; mais surtout, le travail sur le son, sur la qualité et les caractéristiques sonores d’un morceau, semble être une priorité chez ces artistes.

15 Ce travail sur le son n’est évidemment pas nouveau, et a toujours été lié à l’identité personnelle d’un musicien, dans toute les musiques : on parle de « couleur » stravinskienne ou debussyste, on observe chez Miles Davis une recherche sur le timbre plus que sur la virtuosité, on connait les efforts de production effectués par des groupes tels que les Beatles (lire à ce sujet les travaux d’Olivier Julien (1999a, 1999b), et on voit les musiciens savants s’enfermer dans leurs studios ou chercher des nouvelles façons d’approcher les instruments afin d’en sortir les sonorités les plus inouïes. Citons simplement les célèbres exemples de John Cage préparant son piano et de Pierre Schaeffer cherchant à faire de tout échantillon sonore un son potentiellement musical. À chaque fois le « son » doit rappeler qui l’on est en train d’entendre : ce n’est pas un simple orchestre symphonique, c’est un orchestre wagnérien ; ce n’est pas le son d’une simple basse électrique, c’est le son que Jaco Pastorius en tire, et personne d’autre. C’est la leçon que tire Philippe Rousselot de sa fine analyse du rapport entre le musicien du répertoire qu’il nomme « libre » et son instrument 22.

16 Appliquons donc ces idées à l’analyse d’un morceau de rap à base de samples issus de disques préexistants : « What Really Goes On » d’A Tribe Called Quest. En lisant les crédits de l’album Beats, Rhymes and Life, dont est issu le morceau en question, on apprend que ce titre est composé par K. Fareed, L. Bonner, G. Webster, A. Noland, M. Jones, R. Middlebrooks, W. Morrison, M. Pierce et B. Napier, et qu’il comporte un sample du titre « Pain » du groupe Ohio Players, ainsi qu’un autre sample issu de « Make it Funky » de James Brown. La lecture des crédits de l’album Pain des Ohio Players, dont est issu le titre éponyme, nous apprend en retour que Bonner, Webster, Noland, Jones, Middlebrooks et Morrison sont en fait les compositeurs du morceau « Pain », et les notes du livret de la réédition CD nous expliquent que Napier et Pierce sont respectivement trompettiste et tromboniste sur Pain, et sont donc également crédités pour « What Really Goes On » ; James Brown, lui, ne l’est pas. Reste donc Kamaal Fareed, qui n’est autre que Q-Tip, le leader d’A Tribe Called Quest, qui ici produit donc seul le titre « What Really Goes On », c’est-à-dire qu’il est le créateur de la partie instrumentale, mais également des paroles ; il est d’ailleurs le seul MC à rapper sur ce morceau 23.

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17 « What Really Goes On » est d’apparence très simple, au niveau du fond comme au niveau de la forme. Commençons par cette dernière afin de passer ensuite au plus intéressant (le fond) : il s’agit d’une banale forme refrain-couplet-refrain-couplet- refrain. Cependant les refrains ne sont pas tous identiques, tout comme sont différents également les deux couplets. Nous verrons en quoi après l’analyse de l’extrait samplé. Simplifions pour l’instant aux schémas harmoniques suivants : Couplet : boucle de deux mesures suivant la grille Gsus4|Fsus4. Refrain : boucle de deux mesures suivant la grille Gsus4|Gsus4/F (la ligne de basse du couplet est en fait conservée, tandis que l’harmonie reste sur Gsus4).

18 Au sein de ce schéma harmonique qui n’est jamais contrarié va se produire, paradoxalement, une multitude de subtiles variations. Paradoxalement, car le morceau a tout pour paraître statique : il n’est composé que de ces deux schémas harmoniques simples (deux accords seulement) constitués avec à peine deux mesures retravaillées du morceau samplé. S’il est impossible de savoir véritablement comment Q-Tip a mis en place ce beat, une écoute attentive nous apprend beaucoup, et nous fait notamment découvrir que si le schéma harmonique est effectivement minimaliste, sa constitution est plus élaborée qu’elle ne le laisse entendre.

Fig. 2. Ohio Players, « Pain », 3’32”-3’37”

19 De l’exemple musical précédent, deux mesures de « Pain », ne sont utilisées par Q-Tip que les six premiers temps (première mesure + première moitié de la seconde). On entend au timbre du morceau rap qu’il a filtré les samples avec un filtre passe-haut ; le but était vraisemblablement d’atténuer les fréquences basses (la rythmique) du sample afin qu’il puisse créer ses propres lignes de batterie et de basse. Cette dernière a un son très percussif, possiblement dû à l’échantillonnage d’une note de basse sur laquelle se

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trouvait également un coup de grosse caisse (issu peut-être du même morceau « Pain », mais nous ne pouvons pas l’affirmer).

20 La musique du refrain est basée sur la répétition du riff de trompette ; le filtrage effectué sur l’échantillon fait que l’on n’entend pas vraiment le saxophone, et la voix (« You got to be ») est également peu audible, masquée par la nouvelle rythmique, mise en avant dans le mixage, et par la superposition des voix de Q-Tip (on l’entend néanmoins si l’on tend bien l’oreille). Remarquons immédiatement que le fait de travailler avec des samples implique donc la contrainte d’accepter le son dans son ensemble : on aura beau le filtrer dans tous les sens, un son aura souvent des caractéristiques « parasites » avec lesquelles il faudra bien avoir à faire ; en l’occurrence ici la voix du chanteur des Ohio Players n’est visiblement pas souhaitée par Q-Tip, mais peu importe, elle est là, et cela n’empêche en rien ce dernier de produire son morceau.

21 Faisons tout de suite également la remarque de la recontextualisation : si, dans le morceau d’origine, ce riff est également en boucle toutes les deux mesures, et quatre fois en tout, comme le refrain du titre rap, sa position dans les deux morceaux est radicalement différente. Dans « Pain », il s’agit d’un pont transitoire, modulant de sol majeur à sol mineur 24, et instaurant une période de calme après un passage agité, sachant que le calme ne va pas rester car l’agitation revient relativement vite durant ces huit mesures transitoires. En n’échantillonnant que le premier riff pour reconstituer sa répétition quatre fois, et non l’ensemble des huit mesures de « Pain », Q-Tip garde donc uniquement le mode mineur, ainsi que l’atmosphère calme de ce très bref passage, atmosphère qui dure donc tout le morceau, la dynamique de « What Really Goes On » étant la même du début à la fin.

22 À ce riff (qui dure la première mesure de la boucle) est ajouté l’accord de Gsus4 joué sur chaque temps des deux mesures ; le son de cet accord est très particulier car son attaque n’est pas entendue, il s’agit de la résonance seulement d’un accord de Gsus4, certainement issu du même passage de « Pain » afin d’avoir un son homogène, mais nous ne pouvons que supposer cela (car là encore, impossible de savoir exactement).

23 Passons désormais à la musique du couplet. Nous l’avons dit plus haut, elle est basée sur une boucle harmonique de deux mesures : Gsus4|Fsus4. L’accord est celui des deux premiers temps de la seconde mesure de l’extrait échantillonné :

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Fig. 3. Ohio Players, « Pain », 3’35”, accord de Gsus4

24 Q-Tip a sélectionné ces deux temps car ils sont ceux où est relativement isolé l’accord de piano. Ne sont pas notées ici les lignes de basse et de batterie, qui, nous l’avons dit, sont mises en retrait par un filtrage des graves et par les nouvelles parties de basse et batterie ajoutées par Q-Tip ; ne sont pas notées non plus les résonnances des cuivres, qui n’attaquent pas de notes sur ces deux temps. Or, bien qu’ils ne s’entendent pas a priori, ces sons (cuivres, basse, batterie) font partie de l’échantillon et sont donc constituants du son foisonnant de « What Really Goes On ». Ce n’est pas le son d’un accord de piano que l’on entend, mais un son bien plus complexe, qu’il serait tout simplement impossible d’obtenir avec des instruments acoustiques. Cela est extrêmement important pour l’esthétique de ce titre.

25 Q-Tip a donc composé cette grille (Gsus4|Fsus4 est bel et bien la grille qu’il a créée, elle n’existait pas dans « Pain ») en n’échantillonnant que ces deux temps et en transposant le sample un ton en dessous pour la seconde mesure. En admettant que chaque note sur l’exemple suivant représente l’échantillon à la hauteur à laquelle la note fondamentale de l’accord est entendue (sol puis fa), si sur son sampleur Q-Tip joue ceci :

Fig. 4a

On entendra donc 25 :

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Fig. 4b

26 Cette séquence musicale possède donc d’emblée deux détails mélodico rythmiques marquants : l’arrivée de la fondamentale sur le contretemps (tous les deux temps) au piano, et le son très particulier de la voix qui débute sa phrase et qui est immédiatement coupée, ce qui crée un effet qui ne pourrait pas s’obtenir en utilisant un vrai chanteur. Gageons même sans risque que Q-Tip n’aurait pas eu l’idée d’ajouter de tels éléments à sa grille d’accord s’il l’avait jouée sur un clavier traditionnel. Remarquant d’ailleurs ce détail rythmique de la voix, Q-Tip va prendre conscience des possibilités de variation que cet élément apporte. En effet, la boucle n’est jamais entendue telle que notée ci-dessus. Q-Tip va décider de jouer cette grille de deux façons différentes 26 : • soit en s’arrangeant simplement pour supprimer le son de la voix (0’37-1’02’’, 2’02’’-2’22’’), ce qui donnerait logiquement au sampleur :

fig. 5a

et qui nous fait donc entendre :

fig. 5b

27 Il est donc intéressant de remarquer à quel point la musique de ce morceau (et sa conception) est plus complexe qu’elle n’y paraît à la première écoute, où l’on entend principalement l’harmonie sans prêter forcément attention aux détails rythmiques pourtant extrêmement importants dans la sonorité globale ; ces détails font véritablement vivre la musique de cette boucle (qui ne serait qu’une plate succession de deux accords sans cela), et ils découlent directement de l’utilisation de samples.

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28 Dernier exemple musical qui montre que même l’échantillon le plus déconstruit peut apporter une subtilité inattendue au résultat sonore : lorsque n’est joué que le premier temps du riff de trompette (le premier si@), ce qui arrive à plusieurs reprises tout au long du morceau, on n’entend non pas simplement :

Fig. 6a

mais plutôt :

Fig. 6b

29 La présence de cette voix peut paraître « parasite », mais là encore elle ajoute un élément rythmique qui est appréciable, notamment pour la sonorité très particulière qu’elle apporte. On entend bien ce détail à 1’18’’, avant le refrain.

30 Il est à peu près impossible, disions-nous plus haut, de savoir comment a fait exactement Q-Tip pour créer ce titre. Comment par exemple comble-t-il les trous qui apparaissent dans les relevés ci-dessus (exemple 5) mais qui ne s’entendent pas dans la musique ? Arrêtons donc nous ici pour ce qui est de l’analyse de la piste instrumentale de « What Really Goes On ». Nous avons déjà mis en évidence le principal : le choix de travailler à base de samples est extrêmement important pour la qualité sonore du morceau. En effet, le fait d’utiliser un sample et non un synthétiseur ou un piano qui jouerait la grille telle que notée plus haut permet de créer un nombre élevé d’effets musicaux et sonores.

31 Joseph Schloss (2004 : 142) précise à ce titre que les producteurs doivent faire attention à ces détails, qui peuvent rendre un sample inutilisable. Ils n’ont en tout cas pas empêché Q-Tip de produire ce morceau et offrent quelques subtilités certainement inattendues au départ. L’inattendu et l’aléatoire sont donc parties prenantes dans la composition à base de samples. Un nouveau parallèle avec John Cage pourrait ainsi être tracé. Pour le rap, donnons l’exemple des samples tirés de disques vinyles, qui, bien souvent, nous font entendre les bruits de craquement de la lecture du disque. Ces bruits mis en boucle vont créer un plan rythmique qui n’est, dans l’idée, pas voulu par le producteur. Cet effet est audible dans « Hand on the Pump » de Cypress Hill où les craquements du vinyle forment sur le sample du refrain le rythme suivant :

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Fig. 7. Cypress Hill, « Hand on the Pump », craquements de vinyle

32 Comme cette notation subjective tente de mettre en évidence, il se dégage en plus du rythme différentes hauteurs audibles. Effet caractéristique de l’utilisation de disques vinyles, son côté aléatoire va finir par être maîtrisé, par exemple dans « Tune You Out » de DJ Spinna où des craquements seuls de vinyle sont isolés et mis en boucle, créant d’emblée un rythme sur lequel la musique va se dérouler.

33 Le sampling permet en ce sens de créer un langage musical qui va être différent des rappeurs utilisant des instruments traditionnels. En effet, utiliser des samples peut ainsi être une façon de sortir des sentiers battus, entendons par là sentiers rythmiques, mélodiques, sonores… Considérons la caractéristique de l’harmonie et prenons à titre de comparaison « If I Had » d’Eminem, où un synthétiseur joue la répétition ininterrompue des accords de ré mineur et de la mineur, soit un enchaînement tonique- dominante dans un mode de ré mineur naturel 27 ; autre exemple, dans le documentaire West Coast Theory, on voit un producteur créer sa grille en plaquant au clavier les accords de la@ majeur et ré@ mineur, soit un enchaînement dominante-tonique en ré@ mineur 28. Les sonorités des deux titres sont certes éloignées (le travail sur le son est toujours une priorité) mais le langage est quasi-identique et surtout assez banal. On pourrait ainsi multiplier les exemples 29. Or, dès que l’utilisation de samples est en jeu, par exemple avec « What Really Goes On », les accords samplés sont souvent plus complexes que ceux qu’auraient eu tendance à jouer naturellement un musicien, et offrent donc un langage musical différent. Choisir de baser un morceau sur des accords suspendus est moins banal que sur des triades simples. L’ensemble de l’œuvre d’A Tribe Called Quest est d’ailleurs marquée par l’utilisation d’accords chargés ou flous 30, souvent tirés des répertoires du jazz et de la soul. On retrouve ainsi sans surprise la question du « sound » telle que posée par Rousselot 31 : A Tribe Called Quest a beau utiliser des samples, ce groupe possède indéniablement sa sonorité particulière, due au choix des samples et a leur utilisation.

34 La sonorité de ce morceau est donc très travaillée et donne naissance à une musique au contenu très original. Une fois choisi, toute une série de transformations ont été appliquées au sample : découpage, filtrage pour masquer les graves, transposition, recomposition d’une façon nouvelle, ou de différentes façons nouvelles, etc. Autant de manipulations qui font que si la musique de ce morceau est tirée concrètement d’un disque préexistant, elle n’existait pas avant pour autant. Les samples existaient (un riff de trompette, un agrégat de deux temps) certes déjà, mais pas la musique de « What Really Goes On », qui elle est bel et bien composée par Q-Tip. Cela est surtout valable pour le couplet ; en effet, la présence dans le refrain du riff de trompette permet de reconnaitre l’origine du morceau dont le sample est tiré. Le couplet seul quant à lui ne permettrait pas cela.

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35 Ne développons pas ce point mais ajoutons que l’utilisation de la phrase « I don’t know » de James Brown, qui prend évidemment un sens dans le texte rappé de Q-Tip 32, apporte certes une dimension symbolique (est-il nécessaire de préciser que James Brown n’est pas n’importe qui aux yeux de la communauté afro-américaine ?), mais met également en avant les qualités musicales de cette voix parlée. Les jeux de spatialisation (tantôt à gauche, tantôt à droite, tantôt au centre) et de rythme (répétition de la première syllabe « I », placement sur le temps ou non, et sur différents temps) au dernier refrain en sont l’exemple : Q-Tip joue avec ce sample de façon musicale.

36 La production de « What Really Goes On » est en fin de compte relativement simple, l’esthétique d’A Tribe Called Quest se voulant ainsi. Mais l’analyse effectuée ici montre que le résultat sonore est autrement plus complexe et subtil, et cela est dû à l’utilisation maîtrisée des possibilités de l’échantillonnage. Imaginons ainsi quel niveau de subtilité un titre comme « Fight the Power » de Public Enemy peut avoir, à la lumière de l’analyse de Robert Walser. Il nous indique par exemple que le groupe a échantillonné plusieurs sons qu’ils ont superposés et/ou mixés (volume et spatialisation) de façon à obtenir le(s) son(s) de grosse caisse qu’ils recherchaient pour ce morceau (Walser, 1995 : 196). Le foisonnement de samples venus de nombreuses sources différentes est ainsi une caractéristique essentielle de l’esthétique musicale et sonore de Public Enemy.

Conclusions

37 Nous avons donc esquissé ici plusieurs des raisons qui font que le sampling est un élément musical indispensable à la façon dont sonne cette musique. Bien que cela puisse paraître « passéiste 33 » aux yeux de certains, il est évident que le travail esthétique permis par cette pratique est une priorité pour les producteurs concernés. Les musiciens utilisant et maîtrisant le sampling créent bien souvent des sonorités nouvelles. Et c’est encore l’esthétique qui explique que certains artistes vont choisir tantôt de travailler à base de samples, tantôt d’utiliser un instrumentarium plus classique en travaillant avec un groupe de studio. C’est là encore le cas de Q-Tip, qui en 2008 sort l’album The Renaissance, dont de nombreux morceaux sont produits à base de samples, alors qu’il avait précédemment travaillé avec des musiciens pour son projet Kamaal the Abstract (son autre pseudonyme), album sorti en 2009 mais enregistré avant The Renaissance. Il est significatif de voir que Q-Tip ne souhaitait pas sortir ces deux projets sous le même nom : il s’agit de deux directions musicales différentes. On observe une évolution semblable chez le rappeur français , qui sort en 2006 un album avec un ensemble de jazz (la musique qui en résulte est un mélange entre rap et jazz avec également des influences pop et rock) 34.

38 Ces deux tendances sont donc depuis longtemps présentes dans le milieu du rap, et leur mélange également 35. Le producteur Kanye West en est un exemple : bénéficiant de moyens financiers lui permettant d’utiliser des samples même tirés des plus gros tubes pop, tout comme d’engager des effectifs instrumentaux imposants, il va se créer une esthétique sonore très complète et très demandée 36 ; son utilisation de voix issues de samples qui sont retravaillées, souvent transposées, est notamment très fréquente chez ce musicien et participe incontestablement de la sonorité de sa musique, souvent aisément reconnaissable. La question de l’authenticité qui motiverait l’utilisation de

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samples n’est certes pas dépassée, et est toujours d’actualité chez certains artistes et fans (donnant lieu à des conversations parfois très virulentes), mais est relativement subjective et se doit en fait d’être recadrée dans la notion de l’esthétique : utiliser des samples ou non n’est pas simplement une volonté d’authenticité mais un choix esthétique, qui devient caractéristique de la sonorité des artistes faisant ce choix.

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DISCOGRAPHIE37

David Bowie, Let’s Dance, Virgin, 1983, (« Let’s Dance »).

Cypress Hill, Cypress Hill, Columbia, 1991 (« Hand on the Pump »).

DJ Spinna, Here to There, Rapster, 2003, (« Tune You Out »).

Doc Gynéco, Première Consultation, Virgin, 2003.

Craig David, Trust Me, Warner, 2007, (« Hot Stuff (Let’s Dance) »).

Eminem, The Slim Shady LP, Aftermath/Interscope, 1999, (« If I Had »).

Grandmaster Flash & the Furious Five, Grandmaster Flash & the Furious Five, Sugarhill Records/ Teldec, 1984, (« The Message », date de 1982).

Ohio Players, Pain, Westbound Records, 1971, (« Pain »).

Oxmo Puccino, Lipopette Bar, Blue Note/EMI, 2006.

Oxmo Puccino, L’Arme de Paix, Cinq 7/Wagram, 2009.

The Police, Synchronicity, A&M Records, 1983, (« Every Breath You Take »).

Public Enemy, Fear of a Black Planet, Def Jam, 1990, (« Fight the Power »).

Puff Daddy, No Way Out, Atlantic, 1997, (« Can’t Nobody Hold Me Down », « I’ll Be Missing You », « Been Around the World »).

Q-Tip, The Renaissance, Motown/Universal, 2008.

Q-Tip, Kamaal the Abstract, Jive/Sony Music, 2009.

Slum Village, Fan-Tas-Tic vol. 1, Donut Boy/Scenario Records, 1996, édité en 2006, (« I Don’t Know »).

A Tribe Called Quest, Beats, Rhymes and Life, Jive/BMG, 1996, (« What Really Goes On »).

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Wu-Tang Clan, Enter the Wu-Tang, Loud/BMG, 1993, (« C.R.E.A.M. »).

« As Long as I’ve Got You » des Charmels est disponible sur la compilation : Stax : the soul of hip hop, Stax/Concord Music, 2009.

VIDÉOS

« 20Syl – Beat Making Video », (http://www.youtube.com/watch ?v =8OhDC5GUJYw, consultée le 26 décembre 2009).

Documentaire West Coast Theory, (disponible en DVD : Avalanche Productions, Potemkine/Agnes B. DVD, 2009).

NOTES

*. Informations sur le prix annuel jeune chercheur IASPM branche française : http:// iaspmfrancophone.online.fr/PrixJeuneChercheur/ [ndlr] 1. Deux propos soutenus tout au long du livre de Joseph Schloss, 2004. 2. Les rappeurs West Coast, à la suite du novateur et chef de file qu’est Dr Dre, ont ajouté à la palette sonore de la production de rap à base de samples des sons d’instruments live particuliers (notamment certains sons de synthétiseurs) qui seront la marque stylistique du style de rap G- funk (Krims, 2000 : 74-75 ; Cachin, 2006 : 84). 3. Grandmaster Flash aurait par exemple dit cela au batteur des Roots (Marshall, 2006 : 872). 4. Mashall, 2006 : 874-875 ; Schloss, 2004 : p. 51-52). 5. Ce producteur va parfois faire rejouer les samples qu’il a sélectionnés pour ses compositions par des musiciens de studio afin d’éviter d’avoir les frais d’interprétation à régler et de ne payer que ceux d’éditions (Fernando, 2000 : 278). 6. Un article sur le hip-hop allemand fait par exemple le même constat, comparant les méthodes de productions de la deuxième moitié des années 1990, utilisant un sampleur, avec celles de 2005, utilisant synthétiseurs et ordinateurs (Elflein, 2006 : 11-30) ; en France, dès 1996 sortait avec succès le premier album de Doc Gynéco, enregistré avec un groupe de studio. 7. Voir également la façon dont travaillent les artistes filmés dans le documentaire West Coast Theory (2009), ou encore une vidéo du producteur français 20Syl sur YouTube (http:// www.youtube.com/watch ?v =8OhDC5GUJYw, consultée le 26 décembre 2009). 8. Citons RZA, Q-Tip, Pete Rock et même Dr Dre. 9. À ne pas confondre avec Dr Dre, le duo de producteurs Cool & Dre s’est formé au début des années 2000 et a produit entre autre les rappeurs The Game, Ja Rule ou Fat Joe. 10. Comme en témoignent par exemple les propos des musiciens du World Saxophone Quartet (Desse, SBG, 1993 : 101-103). 11. Voir les exemples de Wyclef Jean, qui joue de la guitare (Schloss, 2004 : 76-77) et, encore une fois, des Roots (Blondeau et Hanak, 2007 : 70). 12. Schloss confirme cela en ajoutant qu’un sampleur et une collection de disques coûtent cher (2004 : 29). 13. Notamment due aux impossibilités financières de créer une véritable vie musicale dans les ghettos pauvres, d’où l’usage de DJs plutôt que de groupes. (Béthune, 2003a : 69-70). Ce propos rejoint directement ce que Grandmaster Flash raconte (cf. supra note 3). 14. Propos du producteur RZA parlant des problèmes qu’il peut avoir en tant que fervent praticien du sampling. (Blondeau et Hanak, 2007 : 64). 15. La qualité du son est également altérée dès l’échantillonnage, lors du passage de données acoustiques à des données numériques (Blondeau et Hanak, 2007 : 24 ; Poschardt, 2002 : 247-248).

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16. Dans le répertoire du rap, c’est la grosse caisse qui est le plus souvent (et même dans l’écrasante majorité des cas) l’objet de variations tandis que la caisse claire reste invariablement sur les second et quatrième temps de la mesure à 4/4. 17. N’a pas été noté dans ce relevé la partie de cymbale ride, en croches régulières, qui déjà difficile à entendre dans l’échantillon original ne s’entend pas dans « C.R.E.A.M. » où les aigus sont en retrait ; est absent également du relevé l’accord de Fm7 sur le premier temps joué par la guitare avec un effet trémolo. Dernier détail, le relevé est ici indiqué en fa mineur, comme dans le morceau d’origine, la hauteur du sample dans « C.R.E.A.M. » étant imprécise (car transposée numériquement par le biais d’un sampleur). 18. Ce propos fait écho à ceux de Christian Béthune dans son chapitre « La musique rap est-elle standardisée ? » (2004 : 76-78). 19. Des exemples de ce type d’échantillonnage chez Puff Daddy sont évidents dans des titres comme « Can’t Nobody Hold Me Down », « I’ll Be Missing You », « Been Around the World », où sont respectivement samplés « The Message » de Grandmaster Flash & the Furious Five, « Every Breathe You Take » de The Police et « Let’s Dance » de David Bowie. Ce dernier titre semble particulièrement propice à la production de nouveaux tubes car il a été à nouveau samplé d’une manière proche de l’original par Craig David pour son single « Hot Stuff (Let’s Dance) » en 2007. 20. Dans l’« electro », l’usage fréquent de samples est également un idiome compositionnel fondateur, cette musique se basant cependant sur un langage et une esthétique très différents. Voir à ce sujet l’article de Christian Béthune (2003b), où il explique bien ce qui diffère entre rap et techno : l’esthétique, et pourrait-on dire la mentalité, la fonction de ces musiques ; les procédés créatifs ne sont en revanche pas tant éloignés. 21. Nous nous réfèrerons à ces sujets au chapitre « It’s about playing records » de Schloss (2004 : 25-61). 22. Un ouvrage allemand plus récent propose de nombreux articles qui vont également dans ce sens (Phleps, Appen, 2003). Le « répertoire libre » est le vaste ensemble où s’empilent et se mélangent le jazz, le rock, le blues et toutes leurs variantes. Le rap en fait évidemment partie, et en sont donc exclues les musiques ethniques et la musique de tradition savante (Philippe Rousselot, 1995 : 105-130). 23. Les autres voix qui interviennent pour les refrains sont certainement faites par le même Q- Tip. 24. Il ne s’agit pas à proprement parler de musiques tonales, mais nous passons dans « Pain » d’un mode où la tierce de l’accord dans l’accompagnement harmonique est majeure pour arriver dans un passage où elle est mineure. 25. Logiquement, lorsqu’un sample est transposé, la vitesse s’en trouve modifiée (comme nous l’avons vu plus haut avec « C.R.E.A.M. »), et ce changement est d’ailleurs souvent audible dans le rap (voir Déon, Rouzé, 2009) ; cependant, Q-Tip a vraisemblablement transposé ici le sample sans en modifier la vitesse, chose également faisable avec les possibilités du numérique. 26. Nous pouvons aussi considérer une troisième variation, aux quatre premières mesures du deuxième couplet, où seules sont véritablement entendues les parties de basse et de batterie, les harmonies étant quant à elles très largement mises en retrait dans le mixage (mais néanmoins présentes : on peut les entendre en écoutant attentivement, et remarquer que cela créé une sonorité légère et diffuse assez particulière). 27. Il est possible d’entendre cet enchainement comme sous-dominante-tonique en la mineur. 28. Sur les images, on le voit jouer sur son clavier les accords de mi@ majeur puis la@ mineur, soit la même grille transposée à la quarte supérieure (ou quinte inférieure) ; cette transposition est certainement faite automatiquement par le biais du clavier midi lié à un expandeur (West Coast Theory, 2009).

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29. Comme l’expliquent Blondeau et Hanak (2007 : 25), le rap est une musique généralement produite dans l’urgence, sur laquelle on revient peu. Cela peut expliquer l’utilisation de clichés harmoniques avec peu d’accords dans ces deux titres. 30. Permettons-nous l’utilisation du terme « flou », dans le sens où il est souvent difficile d’entendre une fonction pour ces accords (étant chargés et recontextualisés) et surtout dans le sens où étant samplés, le son en est rendu « flou », par exemple par des filtrages et/ou des résonances d’autres sons du contexte d’origine de l’échantillon (comme pour l’accord de Gsus4 tiré de « Pain » et utilisé dans « What Really Goes On »). 31. Rousselot préfère utiliser dans son article le terme « sound » plutôt que « son », le terme anglais comprenant l’idée de typicité du son bien plus que son homologue français, plus neutre. 32. Q-Tip pose la question « What really goes on ? », à laquelle il répond « I don’t know » par le biais du sample de James Brown. Il est saisissant d’entendre la différence avec le morceau « I Don’t Know » de Slum Village, produit par Jay Dee, ami de Q-Tip à l’esthétique proche, qui utilise le même sample ; malgré cela, la phrase « I don’t know » sonne différemment dans un titre et dans l’autre. 33. Pour reprendre les mots de Blondeau et Hanak (2007 : 41). 34. Ce dernier ne semble cependant pas vouloir revenir à une production à base de samples, justifiant son choix de travailler avec un groupe pour palier à l’ennui d’une musique programmée (Blondeau et Hanak, 2008 : 116) et sortant en 2009 L’Arme de Paix, autre album produit avec un orchestre et sans sampleur. 35. Et ce dès 1989, lorsque Public Enemy invite le saxophoniste Brandford Marsalis à jouer sur « Fight the Power ».. 36. On le retrouve derrière des MCs qui sont dans le milieu depuis longtemps, tels que Jay-Z et Common, d’autres arrivés plus récemment, tels que The Game et Kid Cudi, et bien entendu il produit également ses propres albums solos. 37. Album, avec le titre particulier concerné entre parenthèses le cas échéant.

RÉSUMÉS

La musique hip-hop est aujourd’hui l’une des musiques populaires qui rencontrent le plus de succès sur l’ensemble de la planète. Elle a à ce titre réussi à imposer le procédé de composition musicale qu’est l’échantillonnage, ou sampling, malgré certaines critiques féroces et un système juridique et commercial basé sur le droit d’auteur et peu enclin à ce type de pratique. Ce procédé existe dans d’autres genres musicaux, mais il faut admettre que la musique hip-hop est celle qui l’a rendu populaire. Bien que donné pour mort selon certains artistes et chercheurs, il apparaît au contraire par le prisme de l’analyse musicale que le sampling est en fait plus qu’indispensable à la composition hip-hop. L’esthétique sonore de certains artistes n’est en effet envisageable qu’avec les possibilités de l’échantillonnage, et cela implique de la part du musicien des capacités musicales particulières. Aujourd’hui que le sampling n’est plus le seul procédé que connaît la composition de musique hip-hop, il faut donc le considérer comme un choix esthétique que fait le musicien en sachant très bien quelles sont les possibilités et les conséquences qu’un tel choix implique.

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INDEX nomsmotscles Public Enemy, Q-Tip, RZA, Wu-Tang Clan, Roots (the) Keywords : adaptation / appropriation / borrowing, aesthetics, composer / composing / score, sampling / Djing Mots-clés : adaptation / appropriation / emprunt, compositeur / composition / partition, échantillonnage / sampling / Djing, esthétique Thèmes : rap / hip-hop

AUTEUR

MAXENCE DÉON

Maxence DÉON étudie la musicologie à l’université Paris-Sorbonne (Paris IV), en Master 2, et travaille sous la direction de Catherine Rudent. Ses recherches actuelles portent sur les enjeux de l’échantillonnage dans les musiques populaires, le corpus principalement analysé étant celui de la musique hip-hop. En collaboration avec Vincent Rouzé, il a présenté une communication intitulée « Le sampleur : de la machine à l’instrument » au CIM09 (Congrès Interdisciplinaire de Musicologie, Paris, octobre 2009, actes à paraître), sous un angle pluridisciplinaire alliant analyse musicologique et sciences de l’information et de la communication. Il est également compositeur et instrumentiste.

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Comptes-rendus

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Bruits. Exposition du Musée d’ethnographie de Neuchâtel Du 02 octobre 2010 au 15 novembre 2011

Fanny Wobmann-Richard

RÉFÉRENCE

Exposition du Musée d’ethnographie de Neuchâtel (Suisse). Du 2 octobre 2010 au 15 novembre 2011.

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1 QUOI DE PLUS PERTINENT à première vue que de parler de bruit et de musique pour aborder le patrimoine immatériel, et quoi de plus logique que d’aborder l’immatérialité pour parler de musique ? Mais l’on voit bien où peut se situer le problème quand il s’agit d’exposer le son. Comment le faire entendre tout en le mettant en perspective ? Comment le faire résonner ? Comment élargir la palette des sens stimulés dans les musées, étape qui paraît indispensable dès lors que l’on se penche sur l’immatériel ?

2 Peu d’expositions se sont jusqu’ici lancées dans l’entreprise de dépasser le côté matériel de la musique (exposer des instruments, des partitions ou des objets ayant appartenu à des musiciens célèbres) pour proposer un réel environnement sonore, destiné à faire ressentir et à questionner. La difficulté reste celle de mettre à disposition les sources et de les diffuser dans les espaces, en particulier lorsque ceux-ci sont ouverts.

3 Des expositions récentes, comme We want Miles (16.10.09 - 17.01.10) ou Lénine, Staline et la musique (12.10.10 - 16.01.11) à la Cité de la musique à Paris, offraient un premier lien avec le son en donnant la possibilité aux visiteurs d’écouter des bandes sonores en même temps qu’un parcours pédagogique avec leurs propres écouteurs ou avec des casques prêtés par le musée, ou de s’isoler dans de petites salles pour profiter de certains morceaux.

4 L’exposition L’air du temps du Musée d’ethnographie de Genève (13.03.09 - 26.09.10) allait plus loin en proposant une réflexion sur les défis que soulèvent la constitution, la conservation et la valorisation d’archives musicales. Présentant peu d’objets, elle offrait au visiteur une réelle immersion dans des univers sonores, à l’aide de différents dispositifs, comme une table de mixage diffusant du son dans toute une pièce ou des haut-parleurs placés à des hauteurs différentes émettant chacun une séquence instrumentale différente.

5 Premier volet d’une trilogie sur le patrimoine immatériel en collaboration avec l’Institut d’ethnologie de l’Université de Neuchâtel, l’exposition Bruits entre elle aussi dans cette réflexion. Autour des notions de bruit, de son, de parole ou de musique, l’exposition interroge le rapport qu’entretiennent les sociétés humaines avec leurs productions sonores, incarnations par excellence de l’immatérialité. Utilisant un grand nombre de dispositifs différents, allant du son « naturel » produit par le visiteur, au clip vidéo sur un iPad en passant par des morceaux diffusés dans l’espace ou des extraits d’archives à écouter grâce à des casques, elle parvient à faire entendre aussi bien qu’à faire voir pour mieux questionner. Le visiteur y entre comme dans un conte un peu effrayant, happé par la bouche de l’arche patrimoniale qui avale et digère les sons pour les lui restituer décortiqués et prémâchés. Légèrement autoritaire, cette dernière finit

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par laisser le public construire sa propre histoire, faire son propre voyage dans l’univers des sons d’ici et d’ailleurs.

6 Bruits. Le titre résonne comme un appel énergique à l’entrée de l’exposition. Il résonne encore dans les escaliers ouatés et insonorisés qui montent vers la première salle et prend tout son sens une fois le premier pied posé dans l’univers marin qui apparaît. Des coquillages éparpillés sur le sol craquent comme sous l’effet des vagues et entraînent le visiteur dans un univers sonore caractérisé par la fugacité. Présentés également dans des vitrines en tant qu’objets de la nature utilisés, collectionnés et documentés par les sociétés humaines à différentes époques et dans différentes régions du monde, les coquillages ne font pas sens sans leur part d’immatérialité. Enregistreurs des bruits de la mer dans les souvenirs d’enfance, ils ouvrent l’exposition sur cette tension permanente entre le matériel et l’immatériel, et deviennent grains de sable, peu à peu écrasés par les nombreux pieds visiteurs.

7 Échoué sur ce récif, un imposant sous-marin, Nautilus imagé, ouvre ses portes et se révèle riche et dense, récit poétique et critique en plusieurs tableaux thématiques successifs. La construction muséographique permet une « lecture en mille-feuille », ainsi que la nomment les concepteurs de l’exposition, le visiteur pouvant choisir, selon son degré d’intérêt et de connaissance, le niveau jusqu’auquel il souhaite creuser dans le contenu qui lui est proposé.

8 Le public est tout d’abord invité à entrer dans une cale, dont le sol est jonché de caisses. La poésie perdure mais un début de classement apparaît, les prémisses d’un point de vue scientifique indiquant que le bruit n’est pas un critère objectif mais bien un jugement de valeur. Lorsque le visiteur marche sur les caisses portant des inscriptions, des musiques se font entendre, des sons qui, dans le contexte précis d’un lieu et d’une époque, ont été stigmatisés comme bruits. Le dispositif de la salle conduit à une confrontation directe avec une clameur ouverte qui peut devenir agaçante, comme pour souligner son caractère potentiellement discriminatoire. Le son prend ici toute la place, tout en restant mystérieux car accompagné de très peu d’explications, évoquant ou non un souvenir, une sensation.

9 Le murmure se fait plus précis dans le tableau suivant qui évoque une salle des machines diffusant des détails sur les chercheurs ayant analysé ces sons et ayant affirmé que ces derniers ne constituaient pas du bruit mais bien de la musique. Citations de philosophes, folkloristes ou compositeurs ayant légitimé le bruit des autres et lui ayant fait intégrer progressivement, selon les cartels, « les domaines de l’ordre, du sens et de l’esthétique ». Ainsi par exemple, l’exposition aborde John Cage qui remet en question la notion de silence ou introduit celle de hasard et d’indétermination dans des compositions innovantes (Cage, 2003), Zygmunt Estreicher 1 qui analyse aussi bien Rousseau et Beethoven que les chants populaires jurassiens ou les musiques bororo, ou encore Nik Cohn, qui écrit une histoire engagée et romanesque du rock’n’roll (Cohn, 1999).

10 Après la cacophonie de la salle des machines, le silence de la salle de contrôle est assourdissant. Dans une métaphore militaire d’urgence et d’insécurité, la recherche universitaire et scientifique est présentée comme un moyen de se défendre contre la menace de disparition de la culture et en particulier du patrimoine culturel immatériel. Il faut préserver ce dernier, urgemment, le collecter là où il existe encore, enregistrer ce chant, documenter cette danse, filmer ce rite. Des écrans de contrôle qui clignotent présentent les dispositifs mis en place pour contrer cette menace, comme la convention

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de l’UNESCO pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, ratifiée par la Suisse en 2008. Au centre de la pièce, renforçant le côté ironique du propos, le périscope offre au visiteur une vision de la fresque Bastokalypse de M.S. Bastian et Isabelle L., mettant en scène différents symboles et événements autour du thème de l’Apocalypse.

11 Après la collecte, la conservation est abordée dans la médiathèque du sous-marin, une sorte de salon à l’esthétique colorée. Des archives, des recherches de terrain, des instruments de musique ou des appareils enregistreurs, reflets de l’évolution des techniques, permettent au visiteur de découvrir les collections audiovisuelles du MEN en six tableaux visuels et sonores. L’écho des réserves résonne à travers l’idée d’une machine infernale, tour à tour capable de classer le patrimoine, de congeler ce dernier ou de faire parler le côté immatériel des objets. Utopie ou alternative désespérée et effrayante à la perte et à l’oubli ? Derrière une approche muséographique de la musique à première vue plus traditionnelle que dans les autres salles mais pleine d’imagination, l’exposition pose ici une des questions fondamentales soulevées par la sauvegarde du patrimoine immatériel.

12 Puis le visiteur passe la porte de la dernière salle. Sorti du sous-marin et par la même occasion de la prison ethnographique et du navire patrimonial, il arrive sur les dunes, univers plus actuel. À travers une métaphore spatiale évoquant un festival et à l’aide des outils les plus modernes de la technologie, l’exposition montre comment les données jusqu’ici patiemment réunies sont maintenant « joyeusement piratées, détournées et intégrées à de nouveaux jeux culturels, économiques et sociaux 2 ».

13 Au sein d’un décor dont la théâtralité esthétique émerveille, six postes, du festival off à la grande scène en passant par le bar et le stand de l’office du tourisme, abordent différents enjeux contemporains, tels que les manières de se réapproprier la tradition, l’exploitation des archives sonores ou la nouvelle consommation de la musique, entre contraintes et libertés.

14 Un grand sentiment de liberté perdure au moment de passer le rideau final, le visiteur plongeant dans la mer comme une invitation à venir découvrir le deuxième volet de la trilogie tentant d’interroger et de faire connaître ce patrimoine immatériel si intrigant. Liberté de forme et de contenu, les multiples lectures offertes, bien que pouvant effrayer un peu et retenir certains, répondant au pari difficile d’exposer les sons. Liberté de la découverte et de la jouissance, comme une manière de voyager dans le monde quelque peu obscur de l’ethnomusicologie tout en s’amusant. Et liberté rêvée d’aller plus loin, dépasser cette matérialité dont il est difficile de se défaire, la laisser un instant de côté, complètement, pour ne pas voir que c’est impossible. SITE de l’exposition : www.expo-bruits.ch/ SITE du musée : http://www.men.ch/bruits

NOTES

1. Musicologue ayant travaillé à Neuchâtel avec Jean Gabus.

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2. Texte cartels.

INDEX

Thèmes : noise / bruitisme / drone Keywords : exhibit / museum, heritage (material / immaterial), noise / sonic anarchy Mots-clés : bruit / anarchie sonore, exposition / musée, patrimoine matériel / immatériel

AUTEURS

FANNY WOBMANN-RICHARD Titulaire d’un bachelor en sociologie de l’Université de Genève et d’un master en muséologie et sociologie de l’Université de Neuchâtel, Fanny WOBMANN-RICHARD effectue actuellement un stage au Musée d’ethnographie de Neuchâtel, collaborant à la création de la prochaine exposition temporaire. Au bénéfice d’une formation parallèle de comédienne et d’une pratique de la mise en scène et de l’écriture de fiction, elle s’intéresse aux questions d’influence réciproque des disciplines artistiques et académiques. Son mémoire de master portait ainsi sur l’utilisation de l’art contemporain dans les musées d’ethnographie, comme porte ouverte éventuelle sur l’innovation au sein de ces derniers. [email protected]

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« Subculture musicale. La musique pratiquée aux marges » Compte-rendu de la journée d’étude des 18 et 19 mars 2011 à l’Université de Strasbourg

Laure Ferrand

RÉFÉRENCE

Journée d’étude des 18 et 19 mars 2011 à l’Université de Strasbourg. Centre de recherche CRESS et laboratoire ACCRA

1 CONSACRÉES À LA NOTION DE SUBCULTURE MUSICALE développée par D. Hebdige, les deux journées d’étude organisées par le CRESS (centre de recherche et d’étude en sciences sociales) et le laboratoire ACCRA (Approches contemporaines de la création et de la réflexion artistiques) se sont déroulées à l’université de Strasbourg. Elles ont réuni une dizaine de chercheurs travaillant sur les processus de création, appropriation et expression des musiques populaires. Venus essentiellement des sciences humaines (sociologie, anthropologie, musicologie, esthétique, etc.), ils ont proposé d’aborder une diversité de styles musicaux et par là montrer la richesse de leur travail de terrain : hip hop, noise, lo-fi, jazz, reggae, rock, punk, hardcore punk, metal et musique industrielle.

2 En hommage à Hebdige qui s’intéresse au processus de signification des sous-cultures, exprimant un « ensemble de relations imaginaires » (Hebdige, 2008 : 86) et passant toujours par des médiations, un contexte historique et un champ idéologique, les intervenants ont proposé de multiples angles d’approche des musiques. Plusieurs thèmes ont été interrogés : spatialité (local, international), contexte historique, bricolage, style, résistance, marginalité, signes et médiatisation.

3 Sous l’angle du territoire et de l’histoire, Sofiane Ailane introduit la journée. En s’intéressant à la musique hip hop au Brésil et plus particulièrement à son appropriation différente en fonction des villes, il note que cette subculture ne fait pas l’objet de la même appropriation ni du même bricolage en fonction des régions. Si dans

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certaines de celles-ci, elle est appropriée par les classes moyennes de centre-ville, dans des lieux comme Fortaleza, le périphérique est un référent spatial et symbolique.

4 Cette question du territoire est également introduite par Amélie Pavard qui a pu rencontrer en Syrie un groupe de rap, Les réfugiés du rap. Entre bricolage dans la fabrication de leur musique et résistance à l’ordre établi, ce groupe décrit son quotidien au sein des camps palestiniens tout en reprenant l’imagerie des rappeurs américains.

5 La ville comme territoire en crise a été interrogée par Yvain Von Stebut à travers son travail dans un quartier de Nancy. Si la ville repose sur un modèle pyramidal dont le centre est valorisé et présenté désormais comme « cœur de ville », l’intervenant propose de travailler par la subculture, ici le hip hop, les liens sociaux pour faciliter les échanges et les repositionner dans une ville où l’on pourrait entrer de toute part (U. Eco).

6 L’intervention de David Bousquet consacrée au reggae et sound system appuie la relation entre subculture et résistance. Pour lui, le reggae est à la fois subculture et contre- culture dans le sens où il fut une résistance à l’ordre colonial. Il est aussi une musique hybride faisant naître de nombreux styles musicaux et en influençant d’autres (punk, skinhead) jusqu’à son avènement dans les années 1970 avec la commercialisation du reggae roots de Bob Marley.

7 De cette manière, Alain Mueller propose d’envisager la subculture comme résultat et non comme point de départ. Son travail sur le hardcore punk le conduit à réfléchir sur ses ramifications dans le monde. À partir de son approche en termes de réseaux et en référence à G. Deleuze, le hardcore punk, né aux USA, se caractérise par des flux circulatoires non hiérarchiques, à l’image du rhizome. À travers ses différentes ramifications, les formes locales conduisent à un partage global de cette subculture hypermasculine.

8 Si la subculture peut être une forme de résistance à l’ordre établi, les musiques noise et lo-fi interrogent aujourd’hui la relation entre musique et contestation.

9 L’exposé réalisé par Sarah Benhaïm en est particulièrement révélateur. La musique noise, née de plusieurs genres musicaux, est d’après son travail de terrain une musique essentiellement produite et écoutée par des individus issus de classes moyennes, et est un courant qui se revendique comme apolitique. Cette perspective semble paradoxale puisque le bricolage dont cette musique fait l’objet est révélateur du style qui anime les subcultures : une revendication du « Do it yourself » dont les objets sont fabriqués à la main et dont les prestations sont le plus souvent gratuites.

10 La musique lo-fi présentée par Julien Delobelle pose les mêmes questions ainsi que celle de l’usage des nouvelles technologies pour faire de la musique. Le bending illustre son caractère artisanal que ce soit dans l’utilisation d’objets courants (type « Dictée magique », poupées) que dans l’enregistrement musical.

11 Ce paradigme du DIY est qualifié par Fabien Hein de « pédagogique », dans son intervention consacrée à l’entrepreneuriat punk. Ce courant musical né dans les années 1970 a érigé et promu ce qu’il nomme un « processus d’empowerment ». Il vise à stimuler l’initiative de chacun à travers une appropriation du savoir et une réflexivité émancipatrice. Cette formule devient une mise à l’épreuve permanente (production, distribution, promotion et management) et accroît la persévérance des acteurs.

12 Ces interventions ont notamment posé la question de la relation entre subculture et médiatisation, subculture et culture de masse.

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13 Mon intervention sur la production et la circulation de bootlegs dans le rock illustre cette double relation. Si les disques pirates sont produits par les amateurs et circulent à travers des espaces spécifiques, ils font également l’objet d’un processus de déviance puisqu’ils sont une pratique illégale et sont étiquetés comme tels par les maisons de disques.

14 Sous un autre angle, la médiatisation négative des subcultures – pointée par Hebdige – se retrouve aujourd’hui dans la tribu metal-gothic présentée par Nicolas Walzer. La perception médiatique et institutionnelle de la musique metal stigmatise ce mouvement à travers son association au satanisme et à la jeunesse. Le succès du festival Hellfest a conduit à la « panique morale » (D. Hebdige) des institutions et amène le sociologue à réfléchir sur la stigmatisation de la marge.

15 Les écrits de Greil Marcus, présentés par Aurélien Bécue, présentent au contraire un récit où l’histoire n’est pas marginale. À travers sa dimension narrative, Marcus propose une mise en lien du punk avec d’autres périodes historiques et ainsi un texte hybride mêlant analyse de texte, musique, analyse sociale et politique.

16 Enfin, les interventions de Pierre Carsalade et Giancarlo Siciliano problématisent le jazz et la musique industrielle d’un point de vue esthétique. Le premier applique la notion de bricolage (C. Levi-Strauss) au jazz qui utilise et associe des éléments musicaux différents. Le jazz agence des aspects hétérogènes à travers les techniques de l’arrangement, l’altération et la dissonance.

17 Giancarlo Siciliano nous présente le parcours du groupe allemand Einstürzende Neubauten. À partir d’extraits musicaux, nous avons pu entrevoir l’émergence et la création d’une esthétique nihiliste, et paradoxalement voir comment cette esthétique peut construire un discours spécifique.

18 Au final, cette initiative menée brillamment et justement par les jeunes organisateurs a fait de ces rencontres une mise en lumière de la richesse et de la diversité des travaux en cours.

BIBLIOGRAPHIE

HEBDIGE D. (2008), Sous-culture. Le sens du style, Paris, La Découverte

Le PROGRAMME de la journée d’étude : http://sspsd.u-strasbg.fr/IMG/pdf/ PROGRAMME_Subculture_musicale_2.pdf

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Mots-clés : subcultures Keywords : subcultures

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AUTEUR

LAURE FERRAND

Laure FERRAND est Docteur en sociologie à l’Université René Descartes - Paris 5. Membre du laboratoire du CEAQ (Centre d’étude sur l’actuel et le quotidien) et responsable du GREMES (groupe de recherche et d’étude sur la musique et la socialité). mail

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Notes de lecture Book reviews

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Yves RAIBAUD, Territoires musicaux en région. L’émergence des musiques amplifiées en Aquitaine

Vincent Rouzé

RÉFÉRENCE

2005, Pessac, MSH d’Aquitaine, 332 p.

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1 REPLACER L’ÉMERGENCE des musiques amplifiées au cœur du territoire aquitain, voilà la proposition du géographe Yves Raibaud dans cet ouvrage. L’hypothèse posée, et qui fait l’originalité de l’étude, est que le territoire influe sur les pratiques musicales notamment au travers des politiques culturelles et d’aménagement mais qu’en retour ces pratiques musicales composent et recomposent la construction de ces mêmes territoires. L’enjeu est in fine de montrer l’apport de la géographie dans des problématiques culturelles omettant trop souvent leur nécessaire inscription dans des réalités spatiales et locales. Cette « qualification culturelle des territoires » pour reprendre le terme de l’auteur lui permet de montrer l’importance de ces lieux de pratiques dans la création de l’identité territoriale régionale, leur structuration, de questionner l’(in)adéquation de ces pratiques avec les politiques publiques. Centre et périphérie, urbanité et ruralité, écoles de musique et lieux dédiés, politiques publiques, initiatives associatives publiques ou privées, autant de thèmes abordés par l’auteur dans l’étude de l’émergence des pratiques musicales en Aquitaine.

2 Dans son « introduction aux musiques amplifiées », Yves Raibaud campe les termes du sujet au croisement de la sociopolitique, de la sociologie et de la géographie. Rejetant l’étiquette polémique de « musiques actuelles » adoptée aujourd’hui par les institutions, il préfère celle de musiques amplifiées, proposée initialement par le sociologue Marc Touché. Sous la plume de l’auteur, l’expression « musiques amplifiées » doit ainsi permettre de considérer ces pratiques de manière synchronique, comme une « totalité en marche » (p. 96) sans éluder le versant diachronique marqué par leur contexte d’émergence et par l’histoire. Envisagée comme un concept opérateur, elle lui permet de revisiter en s’appuyant sur une littérature exclusivement française, le relativisme culturel, les principes de hiérarchisation entre art et culture, la légitimité culturelle et les mouvements sociaux qui lui sont concomitants pour terminer enfin sur la question du genre montrant que les hommes sont plus nombreux que les femmes dans ces pratiques musicales régionales.

3 Très descriptif, le second chapitre revient sur l’implantation et l’évolution historique de quatre structures, Le Florida à Agen, la Rock School Barbey, le Musique de nuit diffusion et le CIAM toutes les trois implantées à Bordeaux, qui « ont à des titres divers constitué une référence pour les autres structures aquitaines et servi de modèles sur le plan régional et national » (p. 103). On y apprend ainsi comment ces lieux se sont construits à partir du rock, de la chanson et du jazz mais aussi comment ils ont évolué et comment ils ont diversifié leurs activités, organisé la promotion de styles musicaux originaux et comment leurs activités oscillent aujourd’hui entre école de musique, lieu de répétition, promotion et concert. En marge de ces structures, il existe d’autres lieux,

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d’autres « alternatives » que l’auteur traite de façon plus rapide comme Génération mix, Andromac, Rock et chansons, le Sans Réserve (ex Réservoir) de Périgueux et le Rocksane à Bergerac. Enfin, à la suite d’une étude financée par la MSH d’Aquitaine, il retrace l’évolution des écoles de musiques dont l’implantation et le « style » sont le fruit de l’évolution des actions culturelles et alternent entre politiques publiques et volontariat. Ce qui est passionnant c’est de comprendre comment toutes ces initiatives musicales s’articulent avec celles des politiques publiques, comment elles se fédèrent en réseaux plus ou moins visibles et donnent naissance à des associations « structurantes » et « fédératives » comme le RAMA (Réseau Aquitain des Musiques Actuelles), devenu porte parole du dialogue avec les collectivités locales.

4 Fort de ce parcours, le troisième volet replace ces lieux et leurs dynamiques dans leur dimension géographique allant alternativement du local au régional, du local au monde entier, de la ville aux banlieues, de la ville aux campagnes. Reposant sur une double dialectique nord/sud et centre/périphérie, ces cartographies mettent en exergue différents modèles d’implantation et d’évolution sur le territoire. À celui du rayonnement du centre vers la périphérie que stigmatise « l’ouverture culturelle vers la banlieue » fait écho celui des bandas et plus globalement des pratiques musicales du pays basque montrant quant à lui un modèle intérieur/extérieur. « Les phénomènes culturels participent ainsi en tant que structures aux dynamiques spatiotemporelles, socio-spatiales ou territoriales. » (p. 273) Reste enfin le modèle local/monde où, ici encore, se développe une dialectique entre pratique locale et pratique mondialisée à l’instar du rap, du hip-hop ou avant eux du rock et du jazz. Se référant à des figures mythiques et mondialement connues, les musiciens aquitains développent leurs propres « styles » redessinant ou confirmant les stigmatisations, les inégalités autant que les politiques publiques de « normalisation sociale ». C’est en ce sens que leurs pratiques musicales deviennent des géo-indicateurs.

5 Toutefois, au terme de la lecture, reste la question de la musique et de ses acteurs. Certes les fondateurs des différents lieux sont cités au détour de leurs déclarations dans les médias, de même que sont analysées globalement les trajectoires professionnelles dans le secteur de l’animation culturelle et de l’enseignement mais la voix des musiciens eux-mêmes, des « amateurs », des « bénévoles » ne résonnent pas. Ils n’apparaissent qu’épisodiquement au travers du prisme des lieux visités ou sous couvert d’enquêtes ou de descriptions normatives comme c’est le cas des rockers du Blockhaus, lieu de répétition et de concert situé à Blanquefort. Dommage donc qu’ils n’aient que si peu droit de parole, « ni de cité » car cela aurait permis à notre sens de mieux dessiner la construction des représentations et les possibles hiatus existants entre politiques publiques, appropriations du territoire et pratiques culturelles quotidiennes. Et ce d’autant plus que l’intérêt de la démarche réside dans cette volonté de parler des pratiques musicales « en action » et de mettre en lumière le maillage en constante évolution de leur structuration sur le territoire. L’absence de dialogues avec les acteurs locaux a d’ailleurs été au cœur des nombreux débats qui ont accompagné la sortie du livre et explique peut-être en partie son accueil mitigé par une partie des membres de la scène « musique actuelle » bordelaise.

6 Quoi qu’il en soit, ce livre enrichit un champ de recherche original encore peu exploré et participe paradoxalement à l’édification d’un réseau interdisciplinaire de chercheurs 1 soucieux de comprendre et de replacer la musique et la culture au cœur des lieux et des territoires que les artistes font vivre et qui les font vivre en retour.

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NOTES

1. Depuis l’initiative de la géographe Claire Guiu en 2006 (« Géographie et musiques : quelles perspectives ? »), suivie de celle d’Yves Raibaud lui même en 2007 « Comment la musique vient-elle au territoire ? », les journées d’étude se sont succédées et le réseau s’est peu à peu formalisé pour déboucher en 2009, sous l’impulsion du géographe Nicolas Canova, sur un colloque international « Musique, territoire et développement local » dont la thématique était l’aménagement du territoire au regard ou plutôt à l’écoute du sonore.

INDEX

Mots-clés : géographie Keywords : geography Index géographique : France, Aquitaine Thèmes : actuelles / musiques amplifiées / contemporary popular music

Volume !, 8 : 1 | 2011 233

Julien BARRET, Le Rap ou l’artisanat de la rime

Stéphanie Molinero

RÉFÉRENCE

2008, Paris, L’Harmattan, coll. « Langue & parole », 190 p. Préface de Georges Molinié

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1 LA DISSOCIATION entre le fond et la forme, dans l’étude du rap comme dans celle de toute forme musicale associant paroles et musique, peut prêter à discussion mais reste efficace dans la délimitation d’un objet d’étude. C’est l’option prise par Julien Barret dans cet ouvrage qui s’intéresse uniquement à la « forme » du rap, plus précisément à sa forme poétique, en soutenant l’idée que le rap est « l’avatar le plus contemporain de la poésie orale » (p. 32). C’est donc ce que l’auteur nomme le rap egotrip et/ou le rap freestyle, celui dans lequel le message a bien moins d’importance que le jeu sur les mots, qui fait l’objet de l’analyse.

2 L’association entre rap et poésie orale ayant déjà été effectuée par Lapassade et Rousselot dès 1990, et par d’autres après eux (Calvet et Béthune, notamment), la gageure de ce travail consistait à parvenir à aller au-delà de ces travaux, ce que Julien Barret parvient à faire en se livrant à une analyse très approfondie du travail de construction de la rime dans le rap dans les trois premiers chapitres de l’ouvrage.

3 En s’intéressant tout d’abord aux jeux sonores, Julien Barret explique très clairement comment le rap, en usant d’effets sonores aussi divers que les assonances, les contre- assonances, les allitérations (parfois multiples ou en réseau), l’homophonie totale ou partielle (amenant aux rimes évoquées ou semi-évoquées, par exemple et respectivement dans les expressions « affaires à faire » et « pas besoin d’amphétamines pour baffer ta gueule ») ou encore la paronomase (qui associe des termes proches dont le sens diffère, par exemple justice/justesse), construit des échos sonores, des correspondances phonétiques, des récurrences phoniques créant des effets de musication (des répétitions phoniques tellement marquées qu’elles voilent le sens des mots prononcés).

4 Ce sens est réintroduit dans l’analyse dans le chapitre 3, où Julien Barret explique comment l’usage des mots dans le rap peut créer d’une part des figures de répétition de sons et des remotivations linguistiques d’expressions et d’autre part des figures de sens pouvant s’apparenter au trait d’esprit, à travers l’usage de la syllepse de sens, de l’à- peu-près, de mots-valises, de la comparaison ou encore dans l’usage du calembour filé qui peut tendre à l’équivoque.

5 Dans le 4e chapitre de l’ouvrage, Julien Barret, après avoir mis à jour d’autres techniques poétiques traditionnelles que l’on retrouve dans le rap (parallélisme, anaphore, épiphore, métathèse et contrepèterie), replace ce dernier dans l’histoire de la poésie orale (griots, madjoubs, folklore régional, poésie technique du Moyen Âge, l’épopée, les troubadours, tradition orale afro américaine) puis dans la tradition littéraire française : des Grands Rhétoriqueurs, on retrouve dans le rap le fait d’écrire sur l’écriture et d’utiliser, notamment, la rime évoquée. De la poésie surréaliste, on

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retrouve dans le rap la forme des jeux sonores, l’éclatement de la rime classique et la prééminence de la forme sur le sens. De l’Oulipo, le rap reprend la recherche de règles et la nature « essentiellement langagière des jeux proposés » (p. 153), qui rappelle l’usage de l’équivoque, la contrepèterie, la paréchèse et l’homéotéleute de Queneau. La comparaison avec l’œuvre de Boby Lapointe via les jeux phoniques (allitérations, assonances, paronomases) allant jusqu’à la musication, vient clôturer ce chapitre.

6 Après une conclusion où l’auteur appose au rap une conception traditionnelle de l’art et de la poésie, dans le sens où ce dernier doit se soumettre à au moins deux règles (suivre le rythme et rechercher un maximum d’effets sonores via le travail sur la rime), une annexe est consacrée au flow, à la façon dont les rappeurs interprètent leurs textes. Elle présente ses caractéristiques : tempo, articulation, intonation, voix (timbre, chant, style), contient une courte analyse de l’évolution du flow (plus rythmé, moins régulier, moins monotone, moins chanté qu’auparavant) et décrit certains flows marquants.

7 Cette annexe, non amenée par l’auteur, peut surprendre le lecteur. Cependant, une analyse de la forme poétique du rap à travers ses jeux sur les sons et les mots ne peut pas éluder la question du flow. Or, les outils de la linguistique (comme ceux de la sociologie, qui, n’en déplaise à Julien Barret, ne se borne plus à l’étude des liens entre « banlieue » et rap 1) doivent nécessairement être associés à ceux de la musicologie pour une analyse complète.

8 Le travail de Julien Barret s’apparente par endroits davantage à un essai qu’à une recherche scientifique, dans la mesure où l’auteur n’hésite pas à prendre partie pour certains rappeurs ou à en dévaloriser d’autres, ou encore lorsqu’il émet des affirmations sans citer ses sources, affirmations qui, dans leur grande majorité, semblent issues de la connaissance personnelle de l’auteur du « monde » du rap. En cela, Julien Barret est représentatif, dans l’analyse du rap, des chercheurs de la « seconde génération », de ceux qui ont grandi avec cette musique et qui en ont une expérience en tant qu’auditeurs.

9 Au-delà d’une analyse fine de la rime et de la façon dont elle est travaillée par les rappeurs et d’un positionnement du rap dans une tradition poétique et littéraire (qui participe au processus de légitimation [Molinero, 2009] ou de patrimonialisation [Hammou, 2010] du rap), cet ouvrage nous invite finalement et paradoxalement à une meilleure prise en compte du rap en tant que phénomène musical (devant nécessairement interroger la musicologie) et au croisement des disciplines dans l’étude du rap.

BIBLIOGRAPHIE

BÉTHUNE C. (1999), Le rap, une esthétique hors la loi, Paris, Autrement.

CALVET L-J. (1994), Les voix de la ville. Introduction à la sociolinguistique urbaine, Paris, Payot.

GASQUET-CYRUS M., KOSMICKI G., VAN DEN AVENNE C. (ed.) (1999), Paroles et musiques à Marseille. Les voix d’une ville, Paris, L’Harmattan.

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HAMMOU K. (2010), « Patrimonialisation d’un genre musical », parties 1, 2 et 3, surunsonrap.hypotheses.org/169.

JOUVENET M. (2006), Rap, Techno, Électro. Le musicien entre travail artistique et critique sociale, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme.

LAPASSADE G. et ROUSSELOT P. (1990), Le rap ou la fureur de dire, Paris, Loris Talmart.

MOLINERO S. (2009), Les publics du rap. Enquête sociologique, Paris, L’Harmattan, coll. « Musiques et champ social ».

PECQUEUX A. (2007), Voix du rap. Essai de sociologie de l’action musicale, Paris, L’Harmattan, coll. « Anthropologie du Monde Occidental ».

NOTES

1. C’est surtout le cas des travaux sociologiques les plus récents. Nous pensons notamment aux travaux de Karim Hammou, d’Anthony Pecqueux, de Morgan Jouvenet et de Stéphanie Molinero.

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Mots-clés : stylistique Keywords : stylistics Index géographique : France

AUTEURS

STÉPHANIE MOLINERO

Stéphanie MOLINERO est docteure en sociologie, sa thèse porte sur la réception musicale (Les réceptions du rap en France et du flamenco en Espagne. Pour une sociologie des faits musicaux « populaires » européens, 2007). Elle a publié son premier ouvrage, Les publics du rap. Enquête sociologique, en 2009. Elle est actuellement enseignante en sociologie et chercheuse indépendante dans le domaine culturel. [email protected]

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Droit de réponse : le rap et la langue

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Réponse à Julien Barret

Isabelle Marc

RÉFÉRENCE

2010, Volume ! La revue des musiques populaires, n°7-2, dossier « La Reprise Bis », Bordeaux, Éditions Mélanie Seteun.

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1 Cette recension atteste, à mon sens, d’une lecture incomplète et souvent erronée de mon travail – qui d’ailleurs n’est pas une « reprise » mais une reformulation, corrigée, de ma thèse de doctorat. Il s’agit, certes, d’un travail « universitaire » mais j’ose espérer qu’il n’est pas pour autant « désincarné », « extérieur » et « approximatif » (Barret, 2010 : 233). Face à l’impossibilité de répondre ici à toutes les observations du recenseur, je souhaite toutefois en réfuter quelques-unes que je considère tout à fait incorrectes.

2 I. L’« échantillonnage », la « répétition rythmique », le « duel ludique » et la « technicité » ne sont pas les seules caractéristiques « évoquées » (Barret, 2010 : 230) dans la définition de l’esthétique rap. Le rap est, au contraire, défini comme un art populaire postmoderne en vertu de son utilisation de l’échantillonnage (sampling), procédé de création collective foncièrement intertextuel, et en vertu de son rattachement au temps et à l’espace présents, face aux aspirations d’universalité de l’art élevé. Le chapitre décrit 1. les rapports entre la tradition afro-américaine, la technicité et la postmodernité, 2. la conscience artistique aiguë des rappeurs et l’autoréférentialité, 3. le caractère oral et performatif des textes, toutefois lié à une dimension écrite et médiatisée, 4. leur nature agonistique, 5. la place tenue par la violence fictionnelle et 6. leur engagement idéologique et/ou religieux.

3 II. La recension affirme que je reprends à mon « compte une erreur formulée dans un livre d’entretiens réalisé par Desse et SBG » (Barret, 2010 : 230), alors que je me suis limitée à présenter les critiques concernant l’usage du français dans les premiers temps du rap en France. Loin d’assumer ces points de vue, j’ai au contraire fait valoir le travail conscient des rappeurs sur la langue française notamment par l’emploi de l’autoréférentialité et de jeux de mots et de tropes (Marc Martínez, 2008 : 274-282).

4 III. Les « questions préliminaires » du quatrième chapitre de mon livre ne traitent pas de « la difficulté intrinsèque de toute analyse musicale » (Barret, 2010 : 231) – je n’ai jamais prétendu faire d’analyse musicale ni formelle ! Au contraire, il s’agit là des bases théoriques justifiant l’analyse textuelle des chansons – rap ou autres. Considérant que les paroles possèdent une entité suffisante sur le plan esthétique/pragmatique, cette approche ne se veut en aucun cas exclusive mais prétend simplement constituer un des volets de l’analyse des musiques actuelles, figurant aux côtés des analyses musicologiques et sociologiques.

5 IV. La recension ignore ou méconnaît la notion-clé de poéticité pragmatique. Effectivement, dans la perspective pragmatique, la poéticité, ou qualité de ce qui est poétique, constitue une catégorie ouverte, dynamique, changeant au gré des temps et

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des cultures ; il devient ainsi possible de la reconnaître dans les textes, conformément à leurs conditions d’énonciation, à leurs objectifs et à leur réception par le public. À mon sens, assimiler la poéticité ou la littérarité à « la rime » et aux « figures de style » (Barret, 2010 : 232) est une conception formaliste dépassée, démentie non seulement par la critique post-structuraliste mais aussi et surtout par l’historie de la littérature elle-même, et notamment par les arts contemporains. Cette conception de la poéticité permet de formuler l’existence de plusieurs fonctions poétiques, correspondant aux différents objectifs communicatifs des textes, et qui n’est donc pas assimilable à la fonction poétique telle que définie par Jakobson (Barret, 2010 : 232).

6 V. La recension passe en revue de façon manifestement incomplète la partie la plus importante de mon travail, à savoir, l’analyse des fonctions poétiques des textes à partir d’une analyse thématique. En effet, ce sont ces thèmes qui, en s’articulant selon les différents plans de l’expression, articulent à leur tour les fonctions poétiques des textes. Il m’est impossible ici de résumer en quelques phrases presque 200 pages d’analyses. Une lecture des conclusions, ou un simple coup d’œil à la table des matières fournira sans doute un aperçu plus complet que les deux paragraphes que le recenseur leur a consacrés.

7 VI. La recension cite mon livre à tort : au lieu de « plus la chanson est enragée, plus irrégulier est son rythme » (Marc Martínez, 2008 : 290), on transcrit « plus la chanson est engagée, plus irrégulier est son rythme », en le ponctuant même par un signe d’exclamation. À cet égard, et même si mon livre n’entend pas être un traité de prosodie rapologique, je ne pense pas que l’on puisse dire que le rythme (linguistique, prosodique et musical) d’une chanson telle que « Flirt avec le meurtre » de Ministère AMER, soit un rythme régulier. Par ailleurs, si j’aborde la question du rythme, c’est qu’il participe de façon essentielle à la fonction ludique du rap.

8 VII. Le dernier paragraphe de la recension semblerait vouloir présenter les rappeurs comme des troubadours alliés contre l’enfer de la « post-modernité ». Encore une fois, nous ne pouvons pas ici débattre des concepts de postmodernisme et de déconstruction, mais le lecteur averti connaît sûrement les références de base de la littérature. En tout cas, j’avoue ne pas comprendre l’opposition établie entre rap et déconstruction et postmodernisme… Je me permets, pour ma part, de conclure en citant mon propre texte qui rejoint partiellement, hélas, la conclusion du recenseur : « l’étude de ses fonctions poétiques nous permet d’affirmer que le rap, en tant que musique populaire contemporaine, est une forme de poésie orale médiatisée qui trouve sa place dans la tradition poétique populaire française. » (Marc Martínez, 2008 : 296)

9 En partant de l’exemple notoire du rap, l’objectif de mon travail était de prouver que l’analyse textuelle des musiques amplifiées était non seulement possible mais aussi nécessaire pour comprendre la poésie et la sensibilité contemporaines. J’espère en tout cas et en toute humilité que les quelques lecteurs de mon livre auront trouvé moins de reproches à lui faire que l’auteur de la recension parue dans Volume !

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BIBLIOGRAPHIE

BARRET Julien (2010), « Isabelle Marc Martínez, "Le rap français. Esthétique et poétique des textes (1990-1995)", Peter Lang, 2008 », Volume ! La revue des musiques populaires, n° 7-2, p. 229-233.

MARC MARTÍNEZ Isabelle (2008), Le rap français. Esthétique et poétique des textes (1990-1995), Peter Lang, coll. « Varia Musicologica ».

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Index géographique : France Thèmes : rap / hip-hop

AUTEURS

ISABELLE MARC Docteur en Philologie française et traductrice éditoriale, Isabelle Marc Martínez est professeur au Département de Français de l’Université Complutense de Madrid. Actuellement, elle effectue un séjour de recherche à l’Université de Leeds en tant que Visiting Research Fellow.Sa recherche est axée sur la France contemporaine, notamment sur la chanson et la culture populaires. Auteur d’un livre et de plusieurs articles sur le hip hop français dans sa dimension performative, esthétique et identitaire, elle a également publié plusieurs articles et chapitres de livres sur l’intertextualité des musiques actuelles. Elle travaille actuellement sur la transculturalité et le thématisme populaire dans les musiques amplifiées en Europe. Elle est membre de l’IASPM et du PCRN.http://www.isabellemarc.com/[email protected]

Volume !, 8 : 1 | 2011 242

Réponse à Isabelle Marc Martínez

Julien Barret

RÉFÉRENCE

2011, Volume ! La revue des musiques populaires, n° 8-1, dossier « Peut-on parler de musique noire ? », Bordeaux, Éditions Mélanie Seteun.

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1 Isabelle Marc Martínez répond à ma lecture de son livre en soulevant sept points, d’une façon qui me semble souvent approximative. Quelques précisions : 1- Je n’ai pas écrit que l’échantillonnage, la répétition rythmique, le duel ludique et la technicité étaient « les seules caractéristiques évoquées » dans sa définition de l’esthétique rap, mais que « toutes ces notions étaient évoquées ». C’est un résumé : ma note de lecture ne consiste pas à reproduire le sommaire de l’ouvrage.

2 2- Je confirme ici que l’auteur reprend à son « compte une erreur formulée dans un livre d’entretiens réalisé par Desse et SBG », car si elle cite un extrait présentant « les critiques concernant l’usage du français dans les premiers temps du rap en France », l’extrait cité fait un contresens majeur sur la prosodie du français et de l’anglais. Or l’auteur ne relève pas ce contresens, ce qui contribue à le répandre auprès de lecteurs non avertis. Il s’agit de ne pas laisser dire que la langue française se caractérise par « un accent tonique très fantaisiste, donc pas de retour régulier de l’accent », alors précisément que l’accent tonique est fixé en français sur la dernière ou l’avant-dernière syllabe.

3 3- Le quatrième chapitre du livre s’étire en paragraphes qui posent, sans le résoudre, le problème de « l’écrit » et de « l’oral », soit la difficulté d’analyser à l’écrit des textes rappés à l’oral. Et en effet, outre qu’elle ne fait aucune mention du « flow », l’auteur néglige la dimension prosodique inhérente à la « poétique » des textes et rend compte d’une façon très approximative du rythme des morceaux. Pourquoi affirmer, en outre, que « le rythme du rap n’est soumis à aucune règle » ?

4 4- Comment la poétique pourrait-elle se passer de l’étude des rimes et des figures de style ? À l’inverse de la poésie moderne ou contemporaine qui s’est détachée du mètre et des rimes, le rap réactive le rythme et les échos sonores. Quel rapport entre l’analyse du rap et celle des arts contemporains, quand le premier, en opérant un retour aux structures proso- diques et phoniques traditionnelles, s’inscrit en rupture avec ces derniers ?

5 5- L’analyse thématique du rap ayant déjà été faite maintes et maintes fois, il me semblait plus utile de mettre en valeur ce que l’ouvrage apportait d’inédit au sujet.

6 6- « Plus la chanson est enragée, plus irrégulier est son rythme », écrit donc Isabelle Marc Martínez, comme si l’on pouvait établir un lien entre le degré d’énervement du MC et la régularité de son débit. Même en prenant l’exemple des quatre groupes de rap choisis par l’auteur, l’affirmation peut être contredite : le calme MC Solaar et l’énervé Rocking Squat ont des flows plutôt « réguliers ». Et si l’on considère le rap en général, cette hypothèse est un non-sens, comme l’indiquent les flows syncopés et enjoués de Saian supa crew.

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7 7- Si l’adjectif post-moderne qualifie une esthétique aujourd’hui dominante, caractérisée, en art, par la citation ironique, alors le rap n’est pas post-moderne, lui qui transmet une parole immédiate, efficace, rarement empreinte de distanciation. « Le poète contemporain peut éprouver le sentiment d’avoir atteint quelque chose comme les limites du langage, voire la fin de toute croyance dans les pouvoirs de la poésie. Il garde en mémoire le mot d’Adorno affirmant l’impossibilité de la poésie après Auschwitz. Il est tenté de répéter, avec Denis Roche, "la poésie est inadmissible" 1 », écrit Jean-Michel Maulpoix. À l›inverse, les rappeurs réenchantent la poésie, la réinvestissent de sa force première, originelle, dans l›ivresse que procure l›harmonie imitative. La poésie post-moderne « procède moins par affirmations nouvelles que par refus : soupçon à l›endroit des images, refus du poétisme, refus du sentimentalisme, refus du discours édifiant et du pathos... 2 », soit précisément, l›inverse de l›esthétique rap qui exalte les images (en premier lieu la comparaison), le lyrisme, les discours édifiants et le pathos... D’ailleurs, ne peut-on dire, comme Paul Zum- thor (1978 :56) à propos des Grands Rhétoriqueurs, que le discours de Booba est un « discours de la gloire » ?

BIBLIOGRAPHIE

Zumthor Paul (1978), Le Masque et la lumière. La poétique des grands rhétoriqueurs, Paris, Seuil.

NOTES

1. « La poésie française depuis 1950 », (http://www.maulpoix.net/Diversite.html). 2. Ibid.

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Index géographique : France Thèmes : rap / hip-hop

AUTEURS

JULIEN BARRET Titulaire d’un DEA de langue française sur les jeux de mots et d’un master de journalisme à l’Institut Français de Presse, Julien BARRET est auteur et journaliste. Actuellement critique de

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théâtre pour les sites www.pariscope.fr et www.criticomique.com, il a notamment écrit pour Libération, Les Inrockuptibles, Zurban, le Journal des Arts, WAD ainsi que pour des magazines spécialisés en musique hip-hop, The Source et Track List. Il est l’auteur d’un livre intitulé Le rap ou l’artisanat de la rime, paru en novembre 2008 chez L’Harmattan et a participé à plusieurs colloques. [email protected]

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Seconde réponse à Julien Barret

Isabelle Marc

RÉFÉRENCE

2011, Volume ! La revue des musiques populaires, n° 8-1, dossier « Peut-on parler de musique noire ? », Bordeaux, Éditions Mélanie Seteun.

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1 IL SERAIT POSSIBLE de réfuter les erreurs, les généralisations et les particularisations excessives du texte de M. Barret. Or, il me semble qu’un tel exercice ne contribuerait pas à l’échange scientifique et moins encore à resituer le débat sur le rap. C’est pourquoi, tout en remerciant les éditeurs de Volume !, je voudrais m’abstenir de continuer ce « dialogue » et m’en tenir à ma première réponse.

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Thèmes : rap / hip-hop

AUTEURS

ISABELLE MARC Docteur en Philologie française et traductrice éditoriale, Isabelle Marc Martínez est professeur au Département de Français de l’Université Complutense de Madrid. Actuellement, elle effectue un séjour de recherche à l’Université de Leeds en tant que Visiting Research Fellow. Sa recherche est axée sur la France contemporaine, notamment sur la chanson et la culture populaires. Auteur d’un livre et de plusieurs articles sur le hip hop français dans sa dimension performative, esthétique et identitaire, elle a également publié plusieurs articles et chapitres de livres sur l’intertextualité des musiques actuelles. Elle travaille actuellement sur la transculturalité et le thématisme populaire dans les musiques amplifiées en Europe. Elle est membre de l’IASPM et du PCRN. http://www.isabellemarc.com/ [email protected]

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