LA VIE EN HAUTE-PROVENCE

DE

1" 1600 à 1850 Photographie de la couverture : La diligence, par Etienne MARTIN, (musée de Digne). RAYMOND COLLIER Docteur en Histoire Directeur des Services d'archives des Alpes-de-Haute-Provence

LA VIE EN HAUTE-PROVENCE DE 1600 à 1850

SOCIÉTÉ SCIENTIFIQUE ET LITTÉRAIRE DES ALPES-DE-HAUTE-PROVENCE DIGNE 1973 COLLECTION « HA UTE-PROVENCE »

Déjà paru : Monuments et art de Haute-Provence (épuisé)

(Ç) R. COLLIER, 1973. A LA MEMOIRE DE MES GRANDS-PARENTS

A MES PARENTS

PRÉFACE

Sans doute n'ai-je pas été un bas-alpin, un haut-provençal par conséquent, -— car les Alpes-de-Haute-Provence remplissent essentiellement la Haute-Pro- vence - un haut-provençal, dis-je, absolument fidèle mais, paradoxalement, d'une constance, quoique intermittente, à peu près inébranlable. Je suis né rue Mère-de-Dieu, à Digne, qui fut le port d'attache de ma vie, où, hélas ! je n'ai pas relâché assez souvent à mon gré, mais où mon existence, en dépit de tant de voyages, d'errances, de séjours lointains, d'exils, a maintenu toujours son centre moral et presque physique, au moins imaginairement. J'ai quitté Digne, suivant mon père et ma mère, irréprochablement bas-alpins eux aussi, dès ma plus tendre enfance, à la fin de l'âge qui ne laisse pas encore de souvenirs. Ensuite, jusqu'à la fin de ma jeunesse, j'y ai passé le temps fécond et riche en souvenirs des vacances, aux Sièyes, dans le vieux mas qui a appartenu à mon grand-père, puis à mon oncle. ' J'ai parcouru tous les districts, les montagnes et les vallées entre le , la Durance, l'Ubaye, car la passiÓn de la route me possédait, déjà, comme elle n'a cessé de le faire. J'ai puisé dans ces loisirs prodigieusement actifs, ce qui compose ma person- nalité, les formes, la tonalité et les couleurs de ma conception du monde. Je dois tout ou presque tout à la Haute-Provence ; je crains parfois de ne pas le lui avoir rendu assez généreusement. Vous saisissez aisément, dès lors, avec quel intérêt sans failles, j'ai pu lire sur épreuves, avant qu'il parût, dans son état, en quelque sorte, de virginité litté- raire, le livre que vient de consacrer à mon pays véritable, M. Raymond Collier. « Un livre complet et aéré, large, d'une érudition prodigieuse, d'un amour qui ne se relâche pas. Un livre exhaustif en vérité, qui épuise son sujet mais qui paraît bref, le pittoresque du détail, la science des ensembles, la solidité de la construction générale de l'ouvrage, la minutie de l'information et la cohésion du tout piquant et relevant sans cesse la curiosité. Une somme énorme de recher- ches, un travail considérable et d'une patience infinie de prospection d'archives et, par-dessus cela, une âme de poète, d'évocateur dont la ferveur unit et fond ce qui, chez un auteur moins fervent, pourrait parfois sembler dépouillement de textes et de témoignages quelque peu àride, documentation appliquée, érudition. Non, ici, tout vit ; la poussière des grimoires et des paperasses n'étouffe rien. Bien au contraire, tout brille, tout respire ; le passé jaillit dans sa fraîcheur magiquement retrouvée. Grâces en soient rendues à M. Raymond Collier. Ce n'était pas une tâche facile que de ressusciter aussi exactement, aussi abondamment, avec tant ctâme et de scrupules, la Haute-Provence du xvn- siè- cle, du XVIIIe siècle et de la première moitié du xix® siècle. Mœurs souvent primitives, violences des choses et des êtres, âpreté de la nature et des gens qui sont nos ancêtres, fêtes, coutumes, économie paysanne, cloisonnement des villages, solitudes de la montagne, déchaînement des tempêtes et ravages furieux des torrents, que sais-je encore ? Rien n'y manque, tout y est. Voici un maître-livre et qui demeurera ; je le souhaite, je le prévois, j'en suis sûr. t Alexandre ARNOUX de l'Académie Goncourt AVANT-PROPOS

Une longue et silencieuse gestation a précédé l'élaboration de cet ouvrage. Vivant depuis de nombreuses années déjà dans l'intimité du passé haut-proven- çal, nous avons vu peu à peu se concrétiser sous nos regards la physionomie des choses et des gens d'un monde que l'agitation mécanique n'avait pas encore trop perturbés, acteurs et témoins d'une vie qui, à l'échelle de l'histoire, touche notre temps, mais qui, par elle-même, en diffère autant que s'il s'agissait d'une planète lointaine. De fait l'on n'imagine guère qu'un tel ouvrage, pour dépasser le niveau de l'historiette et du pittoresque, puisse résulter d'autre chose que d'une profonde familiarité avec une époque, un pays : il faut avoir vécu intensément en contact avec les archives anciennes, s'être imbibé du passé par une osmose aussi prolon- gée que pénétrante, pour pouvoir s'assimiler l'esprit des gens, des institutions pour les voir surgir dans leur réalité spécifique, en un mot pour appréhender à la fois l'âme et le corps d'une époque. La part d'intuition qu'une telle prise de conscience suppose, ne peut procéder que d'une sorte d'infiltration souterraine, progressive, s'insinuant au fil d'années et d'années. Nous pourrions parler de vie quotidienne, mais plus exactement encore de vie traditionnelle, et cette dernière épithète aurait même pu s'accoler au titre de l'ouvrage. Effectivement, notre panorama historique, plus ample que le niveau de la vie quotidienne, embrasse des modes d'existence qui, durant des siècles, n'ont évolué qu'en surface, même à petits pas ; et nous avons eu comme objectif fondamental de dépeindre une vie qui, sans doute, techniquement, voire mentalement, se rapprochait plus de celle du Moyen Age que la nôtre, une vie où les mutations industrielles, commerciales, etc., n'avaient pas encore trop bouleversé le principe de la tradition dans les idées comme dans les choses. C'est au fond ce principe qui faufile un lien d'unité à travers la période, somme toute assez vaste, que nous envisageons. A vrai dire le propos essentiel de notre étude porte sur les XVIIe et XVIIIe siècles ; à la fin de celui-ci, des symptômes de décollement, d'ébranlement apparaissent qui s'accentuent au cours de la première moitié du xixe siècle. Si nous avons englobé cette dernière période dans notre champ descriptif, c'est qu'en fait de multiples aspects de la vie traditionnelle y subsistent ; et l'apparition, alors, d'une presse, de divers ouvrages imprimés qui n'existaient pas avant 1800, nous fournit des matériaux inexistants pour l'époque antérieure. Précisons bien que tous les faits mentionnés pour la première moitié du xixe siècle, ou même plus tard, ne l'ont été que dans la mesure où ils perpé- tuent, prolongent la vie traditionnelle au-delà de son assiette propre. Les choses humaines ont la racine dure, d'ailleurs ! L'on déniche aujourd'hui encore, ici ou là, des miettes d'une existence depuis longtemps passée de mode mais elles vont hélas ! en se raréfiant, en s'amenuisant toujours plus, bousculées, écrasées par le « char du progrès » ! L'ampleur du cadre que nous nous sommes fixé est cause que, pour une date donnée, nous n'avons pas eu nécessairement un ensemble complet d'informa- tions aisément maniables sur un sujet déterminé : par exemple, au point de vue social, les éléments de base de notre étude appartiennent surtout au XVIIIe siècle. Compte tenu du fait que l'évolution suivait autrefois un cours bien plus lent qu'aujourd'hui, l'on peut estimer en gros que certains aperçus de notre travail, pour être localisés dans le temps, ont une portée plus générale. Ce n'est qu'à partir du xix" siècle que les choses commencèrent à prendre, avec rapidité, un visage très différent. Cette inégalité de documentation est due aussi au caractère synthétique, pour une part, de cet ouvrage. En effet, sur une période si ample et pour des matières si diverses, il n'était pas toujours possible d'effectuer des recherches de première main ou, en tout cas, d'assembler une documentation exhaustive ; nous avons dû à plusieurs reprises nous fonder sur une sélection de documents ou utiliser pour une part des travaux extérieurs. Même dans les cas extrêmes, cependant, la fusion d'éléments divers et certaines recherches originales ont permis une synthèse inédite, éclairant le sujet d'un jour à la fois plus large et plus clair. Bien que, évidemment, chacun de nos chapitres soit susceptible de dévelop- pements plus fournis et même de donner la matière d'une thèse spéciale, nous apportons de manière constante ou des vues entièrement neuves, voire inatten- dues, ou un panorama qui n'existait pas auparavant. Et nous estimons que des études plus approfondies ne feront que renforcer nos conclusions ; bien des fois, certains documents venus s'agréger en cours de route au noyau des fiches, n'ont fait que se fondre dans la masse et corroborer les aperçus primitifs. L'inverse ne s'est pas produit. Synthétique pour une part, écrivions-nous plus haut, parce que, s'appuyant sur une documentation qui, si large soit-elle, est sélective ou de seconde main (et il ne pouvait pas en aller autrement) la Vie en Haute-Provence de 1600 à 1850 l'est dans un sens plus haut, c'est-à-dire dans la mesure où, philosophique- ment, le terme de synthèse signifie concret, qualitatif. Nous insisterons un peu sur ce point, car notre conception de l'histoire est essentiellement pragmatique. Pour nous, l'histoire est avant tout « événementielle » : elle a pour trame ce que les hommes vivent jour après jour, ce qui se déroule sous leurs yeux ; elle doit (avec des correctifs) transposer sous les yeux de la postérité ce que les contem- porains ont vu. Que signifient ces reconstitutions qui, finalement, n'ont plus aucun rapport avec ce qui a été expérimenté ? De notre point de vue, il n'est guère loisible d'apporter comme retouches à la vision de l'ensemble des contem- porains que les aperçus particuliers de quelques individus mieux placés que les autres pour contempler le déroulement des faits ; mais, globalement, l'histoire ne doit pas se mettre en contradiction avec la chronique : le passé doit coller sur le présent. Nous n'éprouvons quant à nous que doute, méfiance, aversion, à l'égard des reconstitutions a posteriori, qu'elles soient statistiques, institution- nelles, économiques ou philosophiques ; il importe par dessus tout de ne point transporter dans le passé des théories, des points de vue spécifiques de l'homme du xixe ou du XXe siècle : ce qui n'entrait point, par exemple, dans le champ d'expérience d'un seigneur ou d'un serf du XIIe siècle doit être exclu de leur conception. Nous nous voulons de l'école de Michelet pour qui l'histoire était d'abord résurrection du passé. Sans doute, avait-il tort d'anticiper sur la « cueillette » de la documentation, et, encore plus d'embrasser un domaine trop vaste : à l'échelle de l'histoire de , qui se déploie sur une gamme fort étendue de lieux et de temps, une résurrection intégrale n'est guère possible. Mais il nous semble qu'actuellement, avec l'intense ramassage de papiers historiques qui a été effec- tué depuis plus d'un siècle, avec leur mise en état de consultation et aussi leur mise en œuvre au moins partielle (grâce à de nombreux travaux), il ne soit pas excessif, en circonscrivant une aire limitée aussi bien dans le temps que dans l'espace, de prétendre évoquer une image à la fois précise et parlante de l'homme d'autrefois, de le re-projeter quasiment dans l'actuel, bref de rendre une certaine vie à ce qui est mort — tant êtres que choses. Tel a été notre propos. D'un bout à l'autre du long chemin parcouru, nous avons toujours eu présent à l'esprit l'objectif de nous tenir dans le concret, de donner la parole aux contemporains. D'où ces fréquentes et abondantes citations d'auteurs de l'ancien régime et de la Restauration, qui s'intercalent dans notre texte, d'où ces très nombreux recours aux archives judiciaires, les plus vivants témoins du passé. En illustrant nos récits au moyen de déclarations, de dires des contemporains, en les émaillant de faits divers, ces aperçus, pris sur le vif, de l'être humain, nous avons voulu donner au maximum la sensation de vécu. Plus encore donc, que de reproduire l'image de la vie quotidienne, notre ambition a été la saisie rétrospective du réel par une plongée au sein du temps écoulé ; pour cela, nous nous sommes efforcé de reconstruire la vie tradition- nelle en Haute-Provence sous une forme aussi globale que possible, avec la majeure partie des déterminations qui pétrissent le concret. L'homme du moment, avec toutes ses coordonnées, a été notre objectif essentiel. Cependant, malgré que nous nous soyons attaché à une reconstitution intégrale, malgré que nous ayons suivi de près les contours de notre sujet, on ne trouvera pas ici certains éléments du puzzle, la vie économique par exemple. La complexité du sujet, ses variations en deux siècles, l'absence de travaux d'appro- che eussent exigé une véritable thèse ; plutôt que de nous contenter d'une ébauche trompeuse, nous avons préféré nous abstenir. D'ailleurs, à exprimer le fond de notre pensée, si contradictoire qu'il soit avec les opinions les plus répandues actuellement, nous oserions dire que l'on a tendance à surestimer, à trop gonfler la part de l'économique dans l'humain. De notre humble point de vue, il n'en représente qu'un côté subalterne (mais non négligeable) et n'a point à être privilégié, surtout par rapport au mental, au psychologique. Bien plus important à nos yeux est même le physique d'un pays ; il conditionne l'écono- mique, façonne et structure l'homme concret, détermine en partie son caractère. Aussi bien, à l'instar de Michelet, nous sommes-nous largement attaché à la description du cadre dans lequel se meut le corps, cette bonne moitié de l'être humain. Il importe de préciser ici que, si l'essentiel du cadre territorial adopté correspond aux Alpes-de-Haute-Provence, la documentation, l'information sont cependant valables pour la Haute-Provence largement comprise : le Gapençais, l'Embrunais, les Baronnies, la région d'Apt, le Haut-Var, la partie supérieure des Alpes-Maritimes. Quand on n'a pas localisé de façon précise les noms de lieux, spécialement des communes, c'est qu'ils appartiennent au département des Alpes-de-Haute- Provence. Notre introduction géographique a situé le plan sur lequel nous entendions nous tenir : une vision concrète et globale des choses. Nous espérons ne pas avoir trop failli à notre tâche. CHAPITRE PREMIER

LE CADRE PHYSIQUE LES RELATIONS MATÉRIELLES

La Haute-Provence, ce bastion et ce château d'eau, domine le bas pays de tout le poids de ses massifs, de ses plateaux et du moutonnement, du hérissement ou du dentellement de ses reliefs bleuâtres qui appellent l'œil de si loin. De bien des endroits du moyen pays, on entrevoit, à la faveur de quelques échappées, de quelque affaissement de terrain, une croupe ou une ondulation lointaines, qui se profilent au bas de l'horizon et évoquent toute une accumulation de montagnes, réserve de vie aussi bien que de nature. Et voici ces bosses, ces plis de la basse Provence, les Alpilles, la Sainte- Victoire, combien d'autres encore, qui forment pour ainsi dire les premiers sursauts d'un soulèvement général, par lequel, de degré en degré, on est hissé depuis le niveau de la mer jusqu'à cette aiguille de Chambeyron, qui, au plus haut point de la Provence, plonge dans le ciel son majestueux coin de 3 409' m de haut. De ces premiers gradins, on aperçoit, comme d'autant de belvédères, se déployer, déferler, bouillonner, à longs plis figés, la houle des montagnes de Haute-Provence. De tout temps il en a été ainsi, et le haut pays, avec ses particularismes, son originalité propre, a été à la fois distinct du plat pays et englobé avec lui dans une même entité. La chaîne de Moustiers figure dans Calendal, l'épopée héroïque de la Provence, et Mistral a qualifié Sisteron de « Clau et Capeïroun de la Prouvenço » ; quand en 1713, le traité d'Utrecht eut réuni la vallée de Barcelonnette à la France, ses commettants n'eurent de cesse, à Versailles, que d'obtenir la réunion de leur pays à la Provence, non au Dauphiné, en protestant, bien haut, de leur « provençalité ». De tout temps, il y a eu interdépendance, un va-et-vient constant de montées et de descentes entre le Sud et le Nord : l'un fournissant l'eau pure de ses torrents, les troncs élancés de ses mélèzes et de ses sapins, les immensités verdoyantes de ses pâturages, le réservoir quasi inépuisable de ses hommes : moissonneurs, artisans, gentilshommes marins portant au loin sur mer la gloire pimpante des navires provençaux : — l'autre envoyant son sel, les produits exotiques, la marée montante de ses moutons transhumants, et aussi, ses administrateurs, ses rudes hommes d'Etat, qui, parfois, cassaient les reins aux velléités d'indépendance des montagnards, les « gavots » comme on disait. La géographie, la géologie attestent, au-delà de toutes les dissemblances, l'étroit enchevêtrement, la compénétration des deux parties de la Provence. Il importe cependant, avant de décrire le théâtre sur lequel s'est déroulée la vie des hommes du haut pays, d'établir ses frontières au moins de façon approximative. Voici d'abord, au-dessus de la Durance, la longue, la massive ondulation du Luberon, aux croupes usées et arrondies comme celles des Vosges ; cette barre subalpine (1 125 m) formé de crétacé et de terrains tertiaires, moulée d'un mince tégument végétal d'un gris vert sombre, forme le premier ressaut de la Haute-Provence. Au nord-ouest, elle est limitée par le Ventoux, à la jointure de la Provence et du Comtat Venaissin. Cette monumentale borne subalpine de 1 912 m composée de jurassique, de tertiaire, de crétacé, darde haut dans le ciel sa pyramide blanche, lisse et nue, contre laquelle le mistral tourbillonne en remous glacés, tandis que, fréquemment, les nuages s'y accrochent en houpes de laine grise. Au-delà du Ventoux et de Lure, le pays sauvage, tourmenté, aride, des Baronnies forme l'avancée du Dauphiné, contre laquelle butte la Haute-Provence. L'ample courbe de la Durance, qui, ensuite, va de Sisteron jusqu'au barrage de Serre-Ponçon, constitue à peu de chose près la gouttière reliant les Alpes- de-Haute-Provence au Gapençais. Elle est relayée par la forte chaîne de montagnes qui, du Morgon au Parpaillon, rattache la Haute-Provence à l'Embrunais depuis que, au XIe siècle, il en a été distrait. Vers l'est, à peu près intangibles depuis des temps immémoriaux, la frontière italienne et celle des Alpes-Maritimes (ancien comté de Nice) se confondent avec les limites de la Haute-Provence. Enfin, au sud, voici le Verdon avec son vaste bloc de pénéplaine dont l'altitude moyenne est de 928 m et qui forme d'abord, dans le Var, les « Plans de Provence » aux immenses solitudes nues ou couvertes d'un uniforme mouton- nement de bois ; puis disloqués, ils se dressent par saccades successives jusqu'aux crêtes élevées de Thorenc et du Cheiron, dans les Alpes-Maritimes, jusqu'à 1 643 m et 1 778 m, respectivement. Le pays ainsi circonscrit correspond surtout aux Alpes-de-Haute-Provence, mais lato sensu, la Haute-Provence, englobe aussi le pays d'Apt, la partie supé- rieure du Var, la région de Grasse et même, historiquement, on peut lui rattacher le Gapençais et l'Embrunais, qui faisaient partie du comté de Forcalquier. A vrai dire, c'est un peu un chaos de plateaux, de montagnes, de vallées, mais tout de même la Durance et ses affluents les « ficèlent » dans une certaine mesure ; des conditions communes de vie, d'économie, voire de mentalité, ont créé aussi des linéaments d'unité ; l'appartenance constante, à peu d'exceptions près, au même ensemble historique, la Provence, le compartimentage en unités religieuses, judiciaires, administratives à peu près équivalentes ; surtout quelques traits climatiques communs ont achevé de donner une certaine cohésion à ce mélange géographique hétérogène. Deux faits sont frappants, au premier coup d'oeil jeté sur une carte en relief : d'une part, la longue gouttière durancien'ne ; de l'autre une forte arête rocheuse (nord-sud, ou peu s'en faut). C'est autour de ces deux axes que nous articulerons toute la géographie du pays. Cette épine dorsale comprend le massif de la Blanche (2 713 m), les Trois- Evêchés (2 823 m), et le Cheval-Blanc (2 325 m), prolongé par le pic de Couar. On l'aperçoit de loin, sitôt franchi le pont de Mirabeau, pareille à un galon cousu au bas du ciel, avec ses dentelures bleuâtres et ses croupes neigeuses : c'est elle qui forme l'élément essentiel de l'armature montagneuse des Alpes-de-Haute- Provence, qu'elle coupe rudement, dans le sens de la hauteur. A cette manière de colonne vertébrale, on peut rattacher la zone des grands massifs, hautes montagnes dont elle-même fait d'ailleurs partie, et qui tantôt se boursouflent volumineusement et tantôt se hérissent anguleusement. A voir ces reliefs qui se bousculent à qui montera plus haut sur quasiment tout l'arrondis- sement de Barcelonnette, sur le Nord-Est de celui de Castellane, et même sur un coin de la région dignoise, on est tenté de croire que le département des Basses-Alpes tirait son nom de quelque euphémisme. Cela frappe particulièrement quand on considère la partie supérieure de la vallée de Barcelonnette, terre la plus haute et la plus septentrionale de Provence, écharde aigüe fichée en plein Dauphiné : le Brec et l'aiguille de Chambeyron culminent vigoureusement à 3 400 m. Ils font d'ailleurs partie des solides charpentes du Briançonnais. L'Embrunais, de son côté, cette vaste auge glaciaire, est encadré de fortes hauteurs dépassant largement 2 000 m, avoisinant les 3 000, et le massif de la Font Sancte dépasse largement ce chiffre. Plus au sud, l'Ubaye cisèle avec peine son passage à travers une énorme coulée de charriage, qui s'est déversée, dans la première partie de l'ère tertiaire, sur un socle de roches tendres, les « terres noires » : cette caparace de Flysch, de grès, de schistes, épaisse parfois de plus de mille mètres, constitue les montagnes du Parpaillon, de la Blanche, du Pelat (3 052 m) ; et, par dessus ses puissantes assises, partent en élans acérés, aigus, ces puissants sommets dominant la vallée de Barcelonnette, que forment le Morgon, les Siolane (2 910 m et 2 854 m), le « Chapeau de gendarme », (2 681 m), sortes de copeaux que la nappe de charriage avait entraînés dans son écoulement et que l'érosion a dégagés, découpés, râpés... Plus au sud, les masses imposantes ne manquent point, arquant vers le ciel des bombements qui s'engrènent les uns aux autres, compactes architectures enracinées au sol de toute la force de leurs voussures : tels sont Chamatte (2 055 m), Cordeil (2 117 m) qui dominent le Verdon, et dont les terrains appar- tiennent au Crétacé supérieur, à l'Eogène. En liaison étroite avec la zone des grands massifs et d'altitude fort peu négligeable, non plus, il faut situer une large bande de grès, dits d'Annot. Ils constituent l'ossature des régions du Collomp, de la Vaïre, l'essentiel du Grand Coyer (2 694 m), du versant est des Trois Evêchés, et se rattachent au Tertiaire (Eogène). Ces grès donnent parfois de pittoresques accidents : en blocs énormes ils couronnent les crêtes, se suspendent aux versants, ou même, comme dans le cirque d'Annot, figurent une espèce de bombardement au moyen de gigantesques et irréguliers boulets de pierre qui seraient restés fixés çà et là, entassés les uns sur les autres. Si la zone des hauts massifs est à la fois épine dorsale et bastion de la Haute-Provence, l'arc de Castellane qui s'y accroche vers le sud, en forme pour ainsi dire, un ouvrage avancé ; mais il ne présente pas l'ample ossature, les lignes à la fois puissantes et simples, en somme, du donjon montagneux. C'est un ensemble âpre, complexe, où tout s'enchevêtre en bousculades figées, en foison- nements de plis et en mosaïques de terrains variés. R. Blanchard les compare à des « chevaux de frise ». Au sens large, cet arc de Castellane va de Séranon, c'est-à-dire des Alpes- Maritimes, jusqu'au nord du département, en passant par Moustiers, Digne et son Cousson, le rocher de Hongrie (à côté de Valernes) et la barre de Reynier, soit sur une courbure de 130 km environ. Au sens restreint du terme, il n'embrasse que la région de Castellane, et c'est là que le tohu-bohu du relief atteint son paroxysme. On peut estimer qu'il constitue l'une des tectoniques les plus ardues des Alpes : les plis, en général, se déversant vers le sud, y sont brusques, discontinus, luttent à qui escaladera, domptera, écrasera l'autre. On dirait de quelque titanesque mêlée qui, aux temps géologiques, aurait fait se ruer les unes sur les autres d'énormes houles rocheuses, — et tout s'est pétrifié dans un pêle-mêle convulsif de grandes barres montagneuses, à demi-dénudées ou vêtues d'un manteau parcimonieux, déchi- queté, de végétation. Les accidents y sont à l'échelle des mouvements qui, jadis ont remué, malaxé, pétri, cette fantastique pâte de roches : ainsi les Cadières de Brandis, fouillées, taraudées, débitées, dressent au dessus du Verdon, en une courtine d'étranges tours et de tourelles ruiniformes, leur chevauchement tithonique. Ce que la Haute-Provence a de plus exceptionnel, de plus grandiose, au point de vue géologique, c'est-à-dire les gorges du Verdon, s'incruste dans un dense bloc de calcaires jurassiques formant comme un bouclier. De gigantesques chevau- chements de plis ont contraint le Verdon à s'enfouir au plus bas d'une vertigineuse coupure de quelque 800 m de profondeur ; ce démesuré coup de couteau qui a fendu une énorme carapace calcaire, dépasse tout ce que l'Europe possède d'analogue, et peu de sites, en France, sont plus impressionnants que le Point sublime ou le belvédère des Cavaliers, d'où l'on voit, de très haut, le Verdon se tortiller comme un interminable ver d'argent coincé à la charnière de ces à-pic que constituent les falaises de son canyon. Cet arc de Castellane est également appelé par les géographes, la zone des barres. En effet, aux yeux du spectateur, la dominante de son relief est donnée par de longues murailles ou falaises, assez abruptes, au roc teinté de gris, d'ocre ou de rose saumon, qui, d'un côté, émergent d'un puissant talus et de l'autre s'abaissent plus ou moins régulièrement. Telles sont la barre de Reynier (1 887 m), les montagnes de Costebelle (2 116 m), de Gâche (celle-ci près de Sisteron) ; la barre des Dourbes (près de Digne, 1 989 m), le Mourre-de- Chânier (1 931 m, au sud de Blieux), le Serre de Montdenier (1 750 m) domi- nant le plateau de Valensole). Dans ces crêtes, le Jurassique supérieur domine, sous son faciès tithonique, mais les pentes et les vallées de la région des barres, plus molles, sont taillées dans des terrains jurassiques, crétacés ou tertiaires, parmi lesquels l élément marno-calcaire l'emporte nettement. La différence de dureté de ces terrains explique sans doute la complication du relief, à quoi ont abouti les puissantes poussées orogéniques du Tertiaire. Les terres noires, notamment, qui s'étalent entre les barres ou s 'y agrip- pent, forment des bassins, des pentes, d'aspect funèbre, où le relief tantôt se fronce en nervures d'un gris-de-fer, tantôt se bombe en croupes pachydermiques. Ces « terres noires » de l'Aptien, de l'Oxfordien, du Bathonien, du Lias (1), ou bien affectent la nudité du charbon, ou bien, comme à la Motte-du-Caire, se garnissent de pans de bois verts assez épais. Cette zone de barres est flanquée d'un massif ensemble de plateaux, sorte de glacis s'adossant à l'ouest et au sud-ouest de l'arc de Castellane, sur plus de 1 500 km2, entre Volonne et Moustiers. Ils sont dus au comblement d'une énorme fosse de « subsidence » s'enfon- çant comme un coin entre les Préalpes de Castellane et celles des Baronnies. A l'époque miocène, de formidables torrents y vomirent un cône de déjection dont l'épaisseur peut dépasser mille mètres au centre. Ces masses compactes de galets de marnes et d'argiles ont été cimentées en une espèce de poudingue. L'érosion a parfois dégagé les parties les plus consistantes de ces conglomérats, laissant ainsi apercevoir aux Mées cette saisissante succession de pains de sucre d'un gris jaunâtre, dans lesquels la légende veut voir une procession dl: pénitents. Les plus caractéristiques de ces plateaux sont ceux de Puimichel et de Valensole, séparés par la large coupure de l'Asse. Ils forment le terrain d'élection du lavandin et déploient en juillet, de vastes croupes ou d'immenses plans tout vêtus d'un somptueux velours bleu violacé. A cette zone se rattache aussi le vaste plateau ondulé de Forcalquier qui s'étend, à l'ouest de la Durance, entre la montagne de Lure, l'extrémité du faisceau des Baronnies et la chaîne du Luberon. Il retombe sur la vallée de la Durance en une ligne de collines. Il s'agit là, en général, de plissements pyrénéens orientés est-ouest. Après avoir été plissée, cette région s'est fracturée et effondrée : le célèbre « champ de fractures » de Banon est l'un des aspects les plus curieux de son relief. Si la montagne de Lure (surtout Crétacé, avec appoint de Jurassique supérieur et de Tertiaire), qui limite au nord le plateau de Forcalquier, s'abaisse en brusque falaise sur la vallée du Jabron, par contre elle glisse vers le sud avec une majestueuse lenteur : ses longs plis n'en finissent plus de descendre. A l'ouest elle se prolonge par le Ventoux, tandis que le plateau lui-même s'adosse au renflement compact, à l'espèce de bouclier pierreux, sauvage et boisé que forment les monts de Vaucluse, qui, pour leur plus grande partie, relèvent du Crétacé inférieur : le bassin d'Apt les sépare du Luberon central. Le plateau de Forcalquier, lui-même, n'est pas uniforme, tant s'en faut : tantôt il s'affaisse en dépressions, tantôt il se gonfle et ondule. Les avens, dont le plus célèbre est le Caladaïre, taraudent sa masse calcaire, où les eaux s'enfouissent. Et sous sa croûte, percée comme une écumoire (au moins dans la région de Simiane-Banon), l'on devine tout un mystérieux réseau d'eaux souterraines dont la fontaine de Vaucluse forme sans doute la plus éclatante résurgence. Les paysages des plateaux ont certes du charme : surfaces lisses, indéfinies du plateau de Valensole ; vastes plans inclinés de la région de Reillanne où des landes d'un gris verdâtre mettent une tonalité de mélancolique sécheresse, a moins que des bois de chênes verts ou de chênes blancs n'y moutonnent à perte de vue ; longues barres inclinées de la région de Vachères, de Viens, fuyant vers des horizons lointains sous une maigre végétation. Les gorges du Calavon, à Oppedette, (calcaires urgoniens), ouvrent, dans le rebord méridional du plateau de Forcalquier, une âpre, vigoureuse et pittoresque fissure, qui, sans rivaliser avec le Verdon, force l'intérêt du touriste. Tel est ce relief de la Haute-Provence, beau mais dur à l'homme, et où le géologue détecte, avec admiration, le jeu des formidables poussées de l'écorce terrestre ; il les suit, pour ainsi dire, à livre ouvert, les voit se traduire dans la pierre en contractions, en contorsions, en saillies gigantesques ; tantôt elles donnent, comme à la Baume de Sisteron, des plis redressés à la verticale et séparés par des rainures si profondes qu'on dirait des tranchées fonçant vers le ciel : tantôt elles arcboutent, comme aux dues de Barles et de Chabrières, de titanesques voussures de pierre, aux assises superposées et entre lesquelles se convulsent des torrents écumeux. Presque partout, les plis, les strates sédimen- taires dessinent dans la roche d'étonnantes acrobaties figées, témoignant de cataclysmes immémoriaux. Un tel relief laisse entendre, à priori, la peine que les rivières, les torrents ont eue pour se frayer un passage. Pourtant une vallée, qui collecte à peu près toutes les eaux du pays, y ouvre une large, une bienfaisante trouée, c'est celle de la Durance ; — et on peut la comparer à une immense artère pulmonaire irriguant la Haute-Provence, permettant de respirer librement, à cette région qui, autrement, serait coincée, écrasée sous ses tas de montagnes, sous ses amas de pierrailles. Si la ligne des Trois Evêchés et du Cheval Blanc forme en quelque sorte la colonne vertébrale de la Haute-Provence, c'est la vallée de la Durance qui en est l'axe vital. Elle la transperce, pour ainsi dire, de part en part, et, exception faite de la vallée du Var, c'est dans son lit que confluent, qu'aboutissent toutes les autres vallées, tous les autres cours d'eau, rivières ou torrents ; c'est elle qui ramasse en un tout l'immense réseau des artérioles irriguant la montagne, et qui, confondant leurs eaux dans son sein, en fait une masse suffisante pour ouvrir un conduit viable d'aération et d'irrigation. Née à 1 886 m d'altitude au mont Genèvre, elle dévale sur 350 km de longueur, traverse la dépression de l'Embrunais, le dôme de Gap. Après avoir servi de frontière aux Alpes-de-Haute-Provence sur une bonne distance, elle se coince à Sisteron entre le verrou glaciaire où s'accroche la ville et le rocher de la Baume qu'un paroxysme de sursaut géologique a violemment projeté à la verticale ; là dans ce passage resserré, le folklore plaçait jadis un monstre : c'était le « trou d'enfer ». Puis elle coule entre de typiques terrasses glaciaires parsemées de gros galets tout en sinuant dans une large et riante vallée ; de gros villages, des bourgs plantureux, s'échelonnent le long d'un lit immense (2) où le flot de la rivière dessinait naguère de capricieuses et argentées arabesques, mais qui, maintenant, canalisé, conduit de barrage en usine et d'usine en barrage, n'occupe guère qu'un chenal toujours plus réduit. Le vieux proverbe prétendant que le Mistral, le Parlement et la Durance étaient les trois grands fléaux de la Provence est de moins en moins vrai. Rivière maîtresse de la Haute-Provence, elle reçoit, tout au long de son cours, bien des affluents : la vive et bondissante Ubaye qui dégringole du lac du Longet (2 655 m) ; la Sasse qui arrose les opulents vergers de pommiers et de poiriers du canton de la Motte-du-Caire ; le Buëch, la Bléone (au nom tiré Photo R. Collier. Vieille ferme et seigneurie de Champourcin, Blégiers (A.-H.-P.). Photo Ravez, Digne.

Vieille rue à Digne (quartier du Rochas). du lointain peuple ligure des Blédontici), dont les eaux baignent les murs de Digne, et, qui une fois l'an, prises d'un accès de furie, se ruent sur toute la largeur du lit en une nappe écumante et brunâtre, tandis que, le reste du temps, ou peu s'en faut, elles se réduisent à un gros ruisseau bleu-verdâtre coulant dans un vaste et blanc désert de pierrailles ; l'Asse (bien fou qui la passe ! dit un vieux proverbe) torrent formé de la réunion de trois affluents, l'Asse de Blieux, l'Asse de Moriez et l'Asse de Clumanc, et qui connaît un passage difficultueux, la clue de Chabrières où d'énormes parois rocheuses se rejoignent presque comme pour l'emboutir, enfin le Verdon, aux 175 km de longueur, qui se précipite des Trois Evêchés, se fait lac verdoyant au dessus du barrage de Castillon, puis, après s'être enfoui dans la rainure verticale que l'on sait, va livrer à la Durance vers Vinon, ses eaux couleur de jade, en attendant qu'un proche avenir les retienne encore dans le barrage de Sainte-Croix. On connaît suffisamment les caractéristiques des torrents de la Haute- Provence ; un régime méditerranéen leur vaut, en général, des périodes d'étiage en hiver et en été, d'assez grosses eaux au printemps et en automne. A vrai dire ce schéma est plus théorique que réel : le « déluge » qui a ravagé en 1684 le plateau de Valensole se produisit en août (3) ; le désastre qui a emporté le terroir de Bayons eut lieu le 26 juillet 1692. Nous avons vu des étés « pourris », des hivers surabondants d'humidité, gonfler la Bléone de volumi- neuses eaux couleur chocolat, tandis qu'automne et printemps étalaient des cieux désespérément secs. Il dut en être ainsi dans le passé. En hiver le bassin supérieur des principaux torrents est revêtu de neige et de glace ; par suite l'Ubaye a, de façon générale, un régime un peu différent, avec de fortes eaux de printemps. En période de sécheresse, la Bléone, l'Asse, quelques autres moyens ou petits seigneurs étalent d'immenses carapaces de cailloux, de galets blêmes, entre lesquels un filet d'eau se fraye péniblement passage. L'étranger peut ricaner devant de tels contrastes, mais survienne une crue comme celle du 2 novembre 1843, qui emporta comme fétus de paille les ponts des Mées, de Manosque et de Mirabeau ! et ces lits, qui semblent une ridicule exagération de la nature, deviennent soudain trop étroits pour contenir les avalanches d'eau qui se ruent à droite, à gauche, menaçant de tout emporter. Torrentialité en Haute-Provence ! Elle a longtemps fait frissonner les habi- tants du pays et, au cours des âges, l'on n'a cessé de maudire ces fougueux et fantasques dévastateurs liquides qui, du haut des pentes dénudées, foncent sur les vallées, les ravins ; au passage, ils dévorent de maigres champs, des bouts de prés suspendus aux flancs des montagnes, de bonnes terres étalées dans la plaine, et ne restituent que d'affreux et caillouteux cônes de déjection. Certes, autrefois, les cours d'eau de la Haute-Provence n'avaient rien de réglé, de paisible, de domestiqué. Des terrains imperméables, aux fortes dénivel- lations, précipitent d'un seul coup de violents paquets d'eau ; certains lits de torrents de montagne ressemblent à d'inégaux escaliers de pierre. Même dans les vallées, les flots roulent à vive allure : 2,41 m par seconde à l'étiage pour la Durance, entre Sisteron et Mirabeau. Et par temps de crue, ce sont de véritables trains liquides qui foncent éperdument : 9,72 m à Sisteron, le 2 novembre 1843 (4). D'étranges sautes d'humeur secouent ces torrents : des mois et des mois se succèdent sans qu'il y ait rien d'autre qu'un débit insignifiant, un paresseux reptile bleuâtre déroulant nonchalamment ses anneaux sur des grèves d'un blanc éclatant reverbérant le soleil. Puis, tout d'un coup, le ciel noircit, des cataractes en tombent ; 100 à 200 mm d'eau peuvent ainsi être projetés en 24 heures sur le bassin de réception du torrent ; — et voici le tranquille serpent de tout à l'heure métamorphosé en quelque monstre liquide, en quelque « Drac » terrifiant, la crinière tumultueuse, qui hurle, bondit, écume et bouillonne. Le 27 septembre 1907, à Luc, la Drôme se réduisait à un filet d'eau de 45 litres; le 28, c'était un bloc d'eau ronflante qui entraînait 24 mètres cubes et demi par seconde (4 b). Le Colostre fait figure, d'ordinaire, d'un ru bien bonhomme, mais un jour, comme en 1960, il est pris d'une subite et furieuse crise de mégalomanie, se gonfle par-dessus ses rives, mord et emporte tout sur son passage. Puis l'accès d'épilepsie se calme comme par enchantement : les eaux entraînées par leur propre fureur dévalent au loin, les nuages s'évaporent, le soleil pompe les flaques d'eau, dessèche la vase et l'on trouve le même ruisselet qui trottine allègrement sur son cailloutis. Certes, ce tableau, malgré des survivances ici ou là, concerne davantage le passé que le présent. La vie des Hauts-Provençaux d'autrefois dut être hantée par le péril de la torrentialité : les documents témoignent d'une véritable obses- sion, et ce serait peut-être négliger un aspect important de l'existence quotidienne au temps passé que de n'en pas tenir compte. En 1698, c'est Estoublon qui gémit sur son propre terroir, lequel « diminue insensiblement comme la neige fond au soleil », tandis que le Castellet s'apitoye sur ses malheureux habitants « occupés continuellement à défendre leur petit bien contre les débordements» (4 c). En 1774-1775, à Aiglun les coteaux « dégarnis de bois sont sillonnés d'une quantité prodigieuse de ravins », et à Barras, les montagnes à nu laissent choir des « cailloux formant des tas mons- trueux » cependant que vingt-six torrents charrient sur le bas « une quantité de cailloux étonnante, occupant une étendue de jour en jour plus considérable » (4 d). Darluc écrit qu'à Verdaches et à Barles la partie méridionale des mon- tagnes a été défrichée, « mais les eaux pluviales en ont emporté les terres et les ont tellement pelées que rien ne saurait modérer l'impétuosité des lavan- ches » (4 e). L'auteur de l'histoire du diocèse d'Embrun écrit en 1783 que la Durance n'est pas navigable : « Elle change souvent de lit et ravage par ses fréquents débordements les terres et les campagnes des environs » (5). En 1759, une violente crue de la Durance bouscula six bateliers de Tallard, qui, cramponnés à un écueil, y restèrent quelque quinze heures sans vivres ni vêtements. Ils ne durent leur salut qu'au dévouement d'un sieur Turpin, et, accourues du Poët à Sisteron, de nombreuses personnes assistèrent, palpitantes, à leur sauvetage (6). Dans un mandement du 27 mars 1780, l'évêque de Glandèves établit la fête du Cœur de Marie « pour détourner les fléaux du ciel », et il s'adresse à ses diocésains en ces termes : « Le fleuve, le Var désastreux qui se précipite de nos montagnes, emporte successivement nos domaines et menace de tout engloutir » (7). Et ainsi de suite, de siècle en siècle, court la même litanie de lamentations, de récriminations contre les torrents. Le torrent type de la Haute-Provence est le fameux Riou-Bourdoux, dans la vallée de l'Ubaye, dont les exploits terrifiants résonnent encore aux échos de l'histoire locale. De 1836 à 1845, il multiplia ses ravages, ses coups de boutoir forcenés, allant jusqu'à entraîner dans de furibondes offensives des blocs de 40 mètres cubes et déployant sur trois kilomètres de long un gigantesque cône de déjection « qui emporta la route et menaça de combler le lit de l'Ubaye » (8). Autre exemple de torrentialité. Le 8 avril 1876, dans le bassin du torrent des Sanières « un orage terrible déversa en une heure 90 000 mètres cubes d'eau. La lave haute de sept à huit mètres, animée d'une vitesse comparable à celle d'un cheval lancé au galop, précédée d'une colonne d'air qui rasa tout sur son passage s'avança avec un bruit formidable dû aux blocs énormes qu'elle renfermait et qui s'entrecho- quaient violemment » (9). Les chiffres donnés par Eisenmenger et Cauvin résument brutalement la fréquence, l'intensité du péril auquel les Hauts-Provençaux d'autrefois étaient exposés : de 1832 à 1890 on a enregistré au pont de Mirabeau, 188 crues de plus de 3 m dont 7 supérieures à 5 m. En moyenne la Durance, à elle seule, devait emporter bon an mal an neuf millions de mètres cubes de limon. Et on a tout lieu de croire qu'avant les reboisements du xixe siècle, sous l'ancien régime, la situation était encore pire ! Du fait de l'absence fréquente de ponts, du fait de l'inexistence ou de la rudimentarité des routes, orages et torrents causaient autrefois bien plus de pertes humaines qu'aujourd'hui. Il n'est que de lire la presse de la première moitié du xix' siècle pour s'en convaincre : ce ne sont que noyés, ce ne sont qu'emportés par de soudains et orageux gonflements d'eau. Le 18 juin 1846, à Malijai, un cultivateur se noie en traversant un torrent au cours d'un violent orage : le 18 août 1847, à Ubraye, c'est en franchissant le torrent de la Bernarde qu'un habitant du hameau du Touyet, parti en montagne avec son âne pour aller quérir du buis, se noie dans un brusque et tumultueux afflux d'eau (Journal des Basses- Alpes). Des excès aussi dévastateurs, un caractère de torrentialité aussi capricieuse, aussi colérique, tirent pour une bonne part leur origine du climat lui-même. On peut le définir comme une gamme s'échelonnant entre le climat médi- terranéen à peu près pur et celui de la haute montagne ; l'on passe du premier au second par une suite quasi insensible de transitions. C'est ainsi que l'on voit les pluies grossir peu à peu, au gré des sursauts du terrain, avec cependant une décroissance marquée en s'élevant du sud-est au nord-ouest (10). Des 700 ou 750 mm de pluies à Manosque, Volonne et Peyruis, des 800 mm environ à Valensole, des 900 et quelques millimètres de Forcalquier, l'on passe à environ 1 000 mm à Vergons, aux Dourbes, à Mélan, à Saint-Etienne-les- Orgues (11). Si, vers le nord, les vallées présentent des moyennes moins fortes (700 mm à la Bréole, moins de 800 à Barcelonnette), dans les hautes vallées de l'Ubaye, de l'Ubayette et du Verdon, l'on atteint 1,50 m au voisinage de 2 000 mètres (12). Ces pluies ne sont pas, en soi, minimes : 972 mm à Die contre 926 pour l'ensemble des stations du Finistère, (13) mais leur appartenance méditerra- néenne les contracte sur un faible nombre de jours pluvieux : 75 à 80 sur les gradins de Forcalquier, le plateau de Valensole, le long de la basse Durance, 85 à 90 jours à Digne (14). En outre, elles se répartissent inégalement suivant les saisons : pour la majeure partie de la Haute-Provence, notamment dans la région de Digne, les pluies tombent surtout en automne et au printemps. Celui-ci est, en principe marqué par d'abondantes pluies, des temps souvent maussades et frais. Vers Barcelonnette, par contre, il y a prédominance des pluies d'automne. Les orages peuvent être aussi violents que calamiteux, aujourd'hui comme autrefois. Le 19 août 1847, un orage porte la dévastation sur la moitié des terres de la Rochette, commune dont les maisons et les champs s'incrustent au haut d'une tranchante arête calcaire. Dans un hameau de cette localité, une trombe d'eau roulant des blocs de rochers emporte en un clin d'œil, une bastide, des ânesses, leur propriétaire, enfin une pauvre femme occupée à lessiver dans un torrent (Journal des Basses-Alpes, 5 septembre 1847). On multiplierait sans peine les exemples. La neige est également fonction de l'altitude et a tendance à augmenter vers le nord-ouest. Sans doute les principales cimes des Préalpes du Sud, Ventoux, Lure, Trois Evêchés, etc... s'encapuchonnent-elles de neige tôt et pour de longs mois, mais dès qu'on descend vers les altitudes habitées, la neige, à quelques exceptions près, ne fait que des apparitions assez brèves ; toutefois, à partir de Digne (sept jours de neige en moyenne), elle tient, au moins à l'ubac, et s'y cramponne en plaques ou en nappes, qui, gelant et dégelant tour à tour, persis- tent, tant qu'une pluie vigoureuse ne les dissout pas. Par contre les hautes vallées, notamment Ubaye et Verdon (30 jours de neige en moyenne), s'enfouissent sous des couches épaisses et tenaces : 1,34 m en moyenne à Barcelonnette, 1,40 m à la Frache, 3 m à Serennes (15). En général, la région de Maurin (Saint-Paul-sur-Ubaye) reste isolée de longs mois et il arrive qu'il en soit de même pour Fours. Sur la majeure partie du pays, les gelées sont vives et brusques : près de 100 jours dans les vallées inférieures de la Durance, du Verdon, de l'Asse, de la Bléone ; 120 à Barrême, 175 à Allos, Barcelonnette, presque 200 dans le canton de Saint-Paul (de la fin août au début juillet !) (16). Les vents dominants sont celui du S.E. ou de l'E., qui amène la pluie et souffle parfois avec une violence impétueuse (on l'appelle le Levant ou le Marin), et surtout le Mistral, froid, sec, souvent brutal ; projeté sur les blocs montagneux des Alpes, il s'y divise, selon les couloirs qu'il emprunte, en courants du N-N.O. ou N.O. ou même de l'O. Il contribue à donner au climat de la Haute-Provence quelque chose de tonique, de vivifiant. Malgré des printemps frais et souvent humides, le climat est salubre : peu de brouillard, un air généralement sec, des pluies limitées dans le temps, des chaleurs estivales qui pour être parfois pesantes (17) sont courtes, vite balayées d'orages, et s'accompagnent à peu près toujours de fraîcheurs nocturnes. L'automne est souvent une admirable saison, avec des ciels d'un bleu intense, des soleils plus éclatants que ceux de l'été. Si l'hiver a des froids cinglants il offre néanmoins, souvent, des périodes durant lesquelles de superbes après-midi baignent dans une lumière étincelante, à la tiédeur quasi-estivale ; cependant, sitôt tombé le soleil, le gel s'abat avec la dureté d'un couperet : d'où des écarts de température en dents de scie (la moyenne de leurs amplitudes atteint 12° 9 à Digne) (18). De même, forts écarts à Gap et à Laragne. De tels contrastes, qu'on retrouve presque d'un bout à l'autre de l'année, trempent l'organisme, fouettent sa vigueur, en même temps que la sèche et lumineuse pureté de l'air vivifie les poumons. Par dessus tout, écrivains, peintres... et météorologues sont d'accord pour célébrer l'éclat translucide, la netteté presque métallique de la lumière de la Haute-Provence, en même temps que l'impeccable dureté de saphir qu'offre son ciel, spécialement au cours des plus belles journées d'automne et d'hiver. Il arrive alors que l'atmosphère semble abolie et qu'une vibration scintillante d'éther confère une sorte d'immédiateté aux reliefs les plus lointains : simulta- nément, mais surtout en haute montagne, le ciel prend comme une magnifique coloration de violet sombre.... En fut-il ainsi, de ce climat, tout au long de la période que nous retraçons ? Faute de beaucoup d'éléments statistiques, il est difficile de répondre à cette question, mais des témoignages recueillis ça et là permettront d'établir, à la fois, des similitudes incontestables et des divergences qui le sont moins, en même temps qu'ils contribueront à renforcer l'évocation du cadre dans lequel vivaient les gens d'autrefois. Le curé Albert écrit ainsi : « Quoique les printemps y (à Seyne) soient ordinairement pluvieux.... néanmoins on n'y voit jamais de ces brouillards épais qui obscurcissent l'air (19) » et encore : « A Fouillouse, on craint les gelées au printemps et en été (20) ». « Les étés à Seyne sont bien courts et les hivers n'en finissent presque jamais... On ne peut pas résister dans les appartements sans avoir du feu au moins soir et matin depuis la St Michel jusqu'au milieu du mois de mai. Aujourd'hui, jour de St-Marc, le 25 avril 1782, que j'écris cette page, je vois encore un rideau de neiges sur le sommet des montagnes... Les prés commencent à peine à verdoyer... Enfin les arbres ne bourgeonnent point » (21). Le vieux chanoine Richery, de son château perdu d'Eoulx, se lamentait ainsi dans la correspondance qu'il échangeait avec le comte de Soubiratz : « Nous avons eu un mois d'avril affreux, il m'a paru plus froid et plus long que les trois mois d'hiver. Nous avions à la fin du mois de mars la plus agréable espérance, tout était en fleurs, et nos jardins étaient d'immenses corbeilles de fruits, dans leurs boutons, une seule nuit a tout mangé (2 mai 1809) (22). Et encore : « Je ne connais pas d'été dans nos montagnes et je me chauffe au mois de juin comme au mois de janvier » (8 juin 1810) (23). Peut-être certains hivers d'autrefois étaient-ils plus rigoureux que les pires que nous ayons connus de mémoire d'homme ? Peut-être aussi les chutes de neige étaient-elles plus abondantes jadis que maintenant. Cela nous semble ressortir, autant qu'on puisse en juger, de certains témoignages. Dans son Histoire naturelle de Provence, Darluc écrit que l'on construit à Barcelonnette, « des portiques et des auvents pour faciliter pendant le temps des neiges la communication d'une maison à l'autre, ce qui serait impossible sans cette précaution. C'est un jour de fête pour les habitants lorsqu'au printemps ils peuvent faire passer les eaux des moulins à travers les rues, pour emporter les glaces amoncelées devant leur maison » (24). Le curé Albert indique de son côté : « A Fours la quantité de neige est quelquefois si grande pendant six ou huit mois que ceux qui y habitent sont obligés, sans pouvoir en sortir, de passer des mois entiers et sans avoir aucune communication avec les voisins » (25). M. Raoul Blanchard cite une série de lamentations figurant dans les procès verbaux d'affouagement du XVIII" siècle : Esparron-Ia-Bâtie, Astoin et Reynier se plaignent en 1728 d'être claquemurés six à sept mois chez eux, à cause de la grande quantité de neige ; au Vernet cinq ou six pieds de neige subsistent les trois-quarts de l'année ; le Poil, sur son échine rocheuse, gémit en 1698 d'être bloqué huit mois durant par les précipitations nivéales : même à l'extrême sud, la Garde et Puget-Figette se voient gratifiés de cinq à six mois de réclusion tandis qu'à Soleilhas, on doit endurer la neige de septembre à juin ! (26). Qu'on fasse autant qu'on voudra la part de l'exagération pour attendrir les enquêteurs, il reste qu'on ne saurait absolument éliminer ces déclarations ; d'autant que l'abbé Féraud, qui n'a pas les mêmes raisons de mentir, couvre Auzet, au milieu du XIX" siècle, d'un manteau de six mois de neige. Nous devons donc admettre jusqu'à plus ample informé qu'aux siècles passés notre Haute-Provence recevait des chutes de neige plus copieuses qu'aujourd'hui. Et pour le froid voici deux indications. Darluc écrit que la Durance se glace quelquefois en hiver à Sisteron, quoi- que son cours y soit très rapide, « et si fortement qu'on y peut marcher dessus » (27). Et voici que nous trouvons relaté dans une coupure de presse que, du 10 janvier 1891 au 5 février, la Durance a été « gelée, complètement prise du pont de Volonne à la savonnière d'Aubignosc. La glace en certains endroits avait jusqu'à un pan d'épaisseur ». Je ne crois pas qu'on ait vu cela dans aucun des hivers rigoureux subis depuis le début du siècle. Evoquons, pour en finir avec les frimas d'antan, le plus fameux des hivers dont l'ancien régime ait laissé le souvenir. C'est le prieur Laurensi, historien de Castellane qui nous fournira cette évocation : « L'hiver fut si rude en 1709 qu'il fit périr, dans notre terroir, une prodi- gieuse quantité d'arbres de toutes espèces. Nos vignes furent presque dépeuplées, et on sentit les effets funestes de ce froid excessif encore bien des années après. On raconte que pendant trois semaines le Verdon demeura entièrement glacé ; on le passait à pied sec, et pour trouver de l'eau à boire, il fallait, avec grande peine, rompre la glace pour puiser dans le fond du lit. On ne parle encore aujourd'hui de ce froid extrême que sous le nom de grand hiver (28) ». A côté de ces hivers, il faut cependant en citer qui se rapprochent des nôtres ou sont même plus doux. Le Journal des Basses-Alpes en date du 8 mars 1846, parle ainsi de 1811 : « En cette année dite de la Comète une douce et chaude température, très longtemps prolongée, s'annonça dès le mois de février comme en 1846. Cette année mémorable fut marquée par une grande abondance en produc- tions de toute nature, mais notamment par l'excellente et rare qualité de ses vins dont la récolte fut très précoce ». ■, ,f Photo Ravez, Digne. i; La Durance à Sisteron%iaftégraphie d'époque Empire ou Restauration). Photo Ravez, Digne. Un bac (gravure conservée à la mairie de Gréoux-les-Bains). « En 1822 également, ajoute le journal, il n'y eut point d'hiver, la tempéra- ture fut constamment douce, et l'on voit que cette année fut remarquable aussi par l'abondance des récoltes et la qualité supérieure des vins, les vendanges eurent lieu dans le mois d'août. » Le même journal, relatant à Digne les froids qui sévirent les derniers jours de décembre 1836 et le début de janvier 1837, mentionne des températures de —10", —12° : à peu près les mêmes que l'on relève encore de nos jours, sous abri, dans la période de froid aigu qui marque à peu près tous les hivers normaux. Mais en 1836-37, les loups venaient alors jusqu'aux portes de la ville, et l'on entendait, le soir, leurs hurlements... Enfin voici une description météorologique donnée en 1841 par S.-J. Honnorat : « Notre véritable hiver s'étend du 15 décembre à la fin de janvier, et les froids les plus rigoureux se font sentir du 1er au 15 de ce dernier mois, selon ce proverbe vrai dans beaucoup d'endroits : jours creissents, jours couyents. Avant, comme après l'époque indiquée nous pouvons avoir des moments froids, mais ils sont de courte durée. Il tombe peu de neige, et jamais plus de deux décimètres à la fois, encore cette quantité est bien rare, et elle ne séjourne pas longtemps. Aujourd'hui 24 décembre nous n'en voyons que sur les sommets, le thermomètre marque dix degrés à l'ombre, et j'ai cueilli des violettes en plein champ. Le ciel est presque toujours pur et serein en hiver ; les vents soufflent rarement... Le printemps passe pour ainsi dire inaperçu : sans être froid, il est pluvieux et désagréable, on ne le distingue guère de l'hiver. Lorsqu'au mois d'avril ou au plus tard au mois de mai, les chaleurs s'établissent, l'été commence pour ne finir qu'en octobre. Alors, le temps devient plus doux, moins chaud, et nous jouissons ordinairement d'un automne superbe. L'été est chaud et le plus souvent très sec : il n'est pas rare de passer trois mois sans voir tomber une seule goutte d'eau du ciel » (29). Un tel tableau est certes par trop idyllique, mais ses grands traits correspondent à peu près à ce qu'on connaît encore aujourd'hui. Si ce climat, dans l'ensemble, est agréable, bénéfique au corps, il profite moins à la végétation et lui crée des conditions assez difficiles, que le fait humain a encore aggravées au cours des âges. Si, aujourd'hui, après plus d'un siècle de reboisement artificiel ou spontané, force secteurs des Alpes du Sud nous paraissent revêtus d'un manteau bien élimé, bien troué et déchiqueté, qu'était-ce il y a cent ou seulement cinquante ans ! Les abus forcenés et multiséculaires du déboisement, tant à raison de la surcharge pastorale et des ravages commis par la dent vorace des chèvres, que du fait des défrichements et des essartages outrés, avaient abouti à transformer la Haute-Provence en un désert pétré, en un chaos de montagne rasées, tondues, écorchées, dont les muscles avaient même été grattés jusqu'à l'os et où les tor- rents se livraient à un frénétique travail de démolition, entassant partout de monstrueux charriages de rocs et de pierres nues. Çà et là, de rares bois plaquaient, sur l'échiné des montagnes dénudées, de maigres emplâtres de végétation ; les prés suspendus au bas des pentes rocailleuses, les bassins petitement cultivés dans l'entre-deux des croupes rocheuses, étaient sans cesse au moment d'être rognés ou arrachés, par les ciocs tumultueux des torrents. Le XVII" siècle, puis la fin du xvin" avec la surpopulation qui commence à sévir, le début du xix' siècle où se manifestent les conséquences désastreuses de la Révolution tant par l'abandon des disciplines traditionnelles que par les abus de la propriété privée sur des terres jadis confiées à une jouissance collective, voient s'exacerber les plus aventureux des défriche- ments, les plus calamiteux des déboisements. Doléances, gémissements, lamentations remplissent des volumes, se trans- mettent d'une génération à l'autre, témoignant de la grande pitié, du martyre du sol haut-provençal. Ce ne sont que rochers à vif, terres grillées, excoriées, flancs de montagnes cruellement labourés de ravines, épanchements de cailloux et de graviers étendant au loin leur blancheur sépulcrale (30). Poussés par le besoin ou le lucre, dépourvus d'expérience et de discipline collective, les habitants s'acharnent contre la végétation : tantôt, ils arrachent les buis avec toutes leurs racines, par charretées entières afin de faire du fumier, de se chauffer, de « tourner» le bois (31) ; tantôt on rase les forêts, les bois, on râcle jusqu'au gazon. D'autrefois, on laboure, on pioche les pentes les plus ardues, et tombe bientôt une avalanche d'eau qui déshabille d'un seul coup la montagne de sa belle pelisse de terre grasse, ne laissant qu'un squelette de pierre... et des impôts ! car les champs défrichés avaient été encadastrés, si bien qu'on continue à payer des impôts pour des terres qui n'existent plus ! Quel pitoyable spectacle décrit ainsi l'affouagement de 1698 ! Entre Villars- Brandis et Rougon, « il n'y a plus que rochers, que pierres » (32). A Vilhosc, tout un quartier a été converti « en de gros vallons, ravines et ruines qui sont épouvantables à voir, n'ayant pas seulement une plante d herbes pour pouvoir donner quelque nourriture au bétail menu » (33). Au Caire, la plupart du terroir « n'est que rochers et précipices, genêts et lavandes » (34). Près de Saint-André, à Troin, les bois ayant été détruits par les défriche- ments « les pentes découvertes ont été la proie des eaux fluviales et ne présentent que du roc » (35). Dès avant cette époque, Gassendi, écrivait : « Les montagnes ne sont presque que des amas de rochers et de cailloux » (36). On pourrait multiplier les exemples, mais aujourd'hui encore, en maint endroit, nous avons des images qui évoquent celles d'autrefois : flancs dénudés de montagnes où percent partout des rochers, vastes plans où le calcaire a été si bien lavé, lessivé, corrodé, par les eaux qu'il est presque impuissant à produire même de l'herbe ; vastes mamelons noirâtres qui participent plus de la mort du minéral que de la vie de la terre. Et par dessus émergent de gigantesques sarcophages de pierre, tels le Cheval Blanc et les Trois Evêchés, ou encore ces énormes coupoles nues que figurent, par exemple, la montagne de Cordeil ou celle de Chamatte. Leur matière compacte est depuis si longtemps décapée que le temps lui a conféré le grain et le poli des matériaux avec lesquels sont bâties les construc- tions humaines : démesurés mausolées funéraires, mémoratifs d une vie végétale disparue ! Aujourd'hui cependant, de façon générale, l'on en est plus aux paysages décrits par Victor Lieutaud au début du siècle : des « collines affreuses, des croupes de monts dénudés, d'horribles cônes de déjection, c est à peu près tout ce que le Poil offre de séduisant au touriste que le Sud-France transporte, en serpentant, de Digne à Barrême » (37). De tels sites correspondent mieux à ce que nos ancêtres eurent sous les yeux qu'à ce que nous voyons nous-mêmes. La dépopulation des montagnes, la diminution des ovins, l'extrême réduction du nombre de chèvres, le reboisement spontané ou artificiel ont permis à la végétation de se déployer à nouveau, de repartir à l'assaut des pentes d'où elle avait été repoussée durant des siècles. D'une part, les Eaux et Forêts ont drapé de larges flancs de montagnes dans des tentures vertes, ont jeté sur d'horribles éventrations des cataplasmes, d'épais pansements de verdure, ou encore ont enguirlandé des ravins, des à-pTc rocheux, d'amples écharpes de pins : au total, 65 000 hectares environ, avaient été reboisés il y a une vingtaine d'années (38). De plus et surtout, la végétation d'elle-même a pris un essor nouveau sitôt que l'étreinte humaine s'est relâchée : comme un ressort qui se détend, elle a eu tendance à reprendre ses anciennes dimensions, à réoccuper son antique domaine. R. Blanchard (39) a mené une enquête sur ce reboisement naturel, et, le premier, il a souligné son ampleur gigantesque, attestée à peu près partout. Miracle de la nature, puissance incomparable de la poussée végétative.... Sur des flancs érodés, décharnés, qu'on eût dit à jamais stérilisés par une intense et multiséculaire occupation humaine ou animale, on voit comme par enchantement se reconstituer la sylve primitive. Tantôt ses fourrés touffus envahissent les talwegs rocailleux des torrents ; tantôt elle colmate des déchirures ouvertes sur des flancs marneux. Un champ est-il abandonné ? Voici d'abord surgir des buissons épineux, des arbrisseaux, première et timide avant-garde de la forêt ou du bois qui suivront. Les éboulis, les pierrailles voient s'agripper à eux avec une ténacité extraordinaire toute une végétation coriace. D'immenses pans de montagnes, comme à Mariaud, jadis hideusement cadavériques, revivent maintenant sous un épais pelage vert qui les recouvre de haut en bas. Les bois commencent à investir Peyresq, autrefois minuscule tas de pierres humaines perdu dans un livide et géant décor lunaire : sur les croupes de montagnes qui se bombent tout autour, l'on aperçoit même, étonnant spectacle, une multitude de capuchons sombres, de boules noires, qui, de plus en plus dispersés au fur et à mesure qu'ils s'élèvent, montent à l'assaut des cimes, en éclaireurs de la forêt qui viendra ensuite. Devant cette prodigieuse reviviscence, on conçoit la force du fait humain, capable par son seul poids, de paralyser durant des siècles le formidable dynamisme de la végétation. Ce reboisement restitue en partie des sites existant à l'époque que nous envisageons, mais beaucoup plus, sans doute, des sites bien antérieurs. La description du cadre physique dans lequel s'est déroulée la vie des Hauts-Provençaux de 1600 à 1850, et qui correspond encore, pour une bien large part, à ce qui s'étale sous nos yeux, appelle un complément indispensable : il s'agit d'emplacer villages et villes parmi les accidents du sol, tout au moins de donner quelques indications générales sur les changements ou les maintiens de positions survenus depuis lors. Combien de villages occupent encore le même emplacement, si malaisé, si inconfortable soit-il ! Combien n'ont pas déserté le juchoir où des besoins de sécurité, de culture, les ont contraints de s'installer ! Souvent, encore, l'on grimpe le long d'un torrent ou d'un ravin, sur des kilomètres et des kilomètres de route tirebouchonnée (ou de chemins rocailleux, mais cela devient assez rare), pour atteindre enfin un vallon suspendu, un évasement de pentes, où, parmi quelques prés et champs, se cramponne une poignée de maisons, toutes semblables, malgré une façade retapée ici ou là, à ce qu'elles étaient il y a un siècle ou deux. Ainsi Valavoire, Esparron-la-Bâtie, Argens, Villevieille... D'autres fois le village s'étant hissé sur une colline ou accroché aux flancs d une montagne, d 'un coteau ardu, il faut s'élever plus ou moins longuement, en suivant les multiples lacets en accordéon du chemin ou de la route : par exemple pour atteindre les hameaux du Bay et du Brec, à Entrevaux, les villages des Dourbes, de Courbons, d'Espinouse, près de Digne, surtout Castellet-Saint- Cassien, qui, couronnant d'un triangle aigu le socle pyramidal sur lequel il se dresse, semble prolonger son élan pour venir s'encastrer dans le ciel. Bien des villages s'échelonnent le long d'étroites vallées, de combes plus ou moins resserrées, tirant parti, ici ou là, d'un élargissement du terrain pour caser leurs maisons dans un bassin ou un vallonnement verdoyant. Tels sont la Palud, Blégiers, Prads, le Caire, Faucon-du-Caire... Dans cette catégorie, certains villages (qui ne sont plus communes, maintenant, et réduits à l'état de hameaux) occupent des positions dont l'inconfortable frôle l'acrobatique : ainsi Feissal, ainsi Aurent, qu'on n'atteints qu'en se glissant, qu'en se faufilant dans des gorges, qui, pour le second au moins, ont des proportions grandioses. Véritables « bouts du monde », relégués au fond de solitudes entassées sur solitudes, archaïques spécimens de ces localités montagnardes de jadis où l'on n'accédait, le long de précipices béants, qu'à pied ou à dos de mulet. La vigueur et la diversité du relief en Haute-Provence, le tohu-bohu de montagnes, de collines, de reliefs de toutes sortes qui encombrent le pays, leur enchevêtrement avec des vallées, des combes, des ravins, des dépressions innombrables, font qu'il existe une très grande variété de sites pour les agglomérations ; villages de col, de versant, d'éperon, de plate-forme, de crête ou de piton, l'on a que l'embarras du choix. Ici, la Rochette, dans le val de Chanan, s'inscruste sur une lame rocheuse en dents de scie (village d'éperon) ; là le Poil s'enracine dans une barre calcaire dressée verticalement entre des dépressions cultivables, tailladée en chicots qui figurent des dents ou des bosses de dromadaire efflanqué ; les maisons se sont collées au rocher, se sont glissées dans les encoches : une place forte entée sur une crémaillère (village de crête) (40). Un type d'agglomération de plate-forme est fourni par l'antique Petra Castellana, sur le roc dominant l'actuelle Castellane : des restes de fortifications, les ruines d'une église reposent sur un plateau incliné descendant du massif et cylindrique roc, qui surplombe le Verdon. Des spécimens de villages de col, plus rares, sont donnés par Astoin, sur un ensellement gypseux (41), et par Rougon, haut blotti dans un creux que domine une lame rocheuse. Les villages de versants abondent : Brunet, Puimoisson, Valensole, qui font dégringoler leurs maisons sur les rebords du plateau pris entre Asse, Durance et Verdon. Egalement, une ville comme Grasse. Mais, surtout, les pitons qu'ils forment à peine un renflement du sol, qu'ils se bombent en coque de vaisseau ou qu'ils se hérissent plus hardiment, ont hébergé quantité de villages : Ville- neuve, Voix, Marcoux. Les petites villes elles-mêmes rentrent en général dans cette catégorie : Digne agrippée à son Rochas, Sisteron à sa citadelle, Forcalquier à sa butte en forme de pyramide tronquée, Embrun à son bloc. Photo R. Collier. Village abandonné d'Heyre, près de Blégiers. Photo R. Collier.

Vue de Prads (A.-H.-P.). A côté de ces agglomérations, que d'antiques nécessités ont contraintes à trouver un asile, une protection, dans les ressauts du sol, il ne faudrait pas omettre celles qui se lovent mollement dans les vallées ou au creux des vallons haut perchés : Apt, Manosque et Barcelonnette pour les villes, Saint-Geniez-de- Dromon, la Motte-du-Caire pour les villages, par exemple. A vrai dire, de plus en plus, les agglomérations ont tendance à descendre de leur perchoir, à se répandre dans la plaine. Le mouvement s'amorce dès le xve siècle : on voit alors Quinson et Villeneuve sauter de leur escarpement par trop vertigineux (l'un de son dièdre aigu de pierre, l'autre de sa rugueuse falaise). Mais il faut attendre le xixe siècle pour que l'exemple devienne vraiment contagieux ; l'exode des hauteurs prend alors plusieurs formes. Tantôt l'ancien village est rigoureusement abandonné, soit que, comme au Poil, à Montlaux, à Montblanc, il ne subsiste de la commune que des fermes éparses, soit que, comme à Montsalier, à Noyers-sur-Jabron, une nouvelle agglomération émerge plus bas ; tantôt il se produit une sorte de translation ou un élargisse- ment, un évasement vers la plaine, la vallée : le vieux noyau se ruine, comme à Aubignosc, ou se conserve, plus ou moins évidé, ajouré, comme à Gréoux, Villeneuve, Thoard, mais il pousse tout autour des prolongements, de nouvelles couches concentriques, tout un marcottage, un provignage de quartiers, de maisons. Le vieux cœur de l'agglomération, qui d'ailleurs peut encore reconstituer à nos yeux de façon assez exacte le visage d'une cité du XVIIe ou du XVIIIe siècle, n'est plus qu'un caillot noyé dans un ruissellement, dans un déferlement de maisons, de bâtiments, de constructions de toutes espèces qui s'étalent au loin dans la plaine. Ce phénomène est particulièrement sensible pour les villes : Digne, Manosque, Forcalquier, Sisteron, Apt, Gap... Un tel spectacle fait saisir à plein la différence des cités d'aujourd'hui avec ces fossiles que sont, par exemple, Villars-Brandis, plaqué sur la falaise qui domine le début des gorges du Verdon, et Saumelonge (Cne de Mariaud), où l'on n'accédait encore récemment qu'après une heure et demie ou deux heures de grimpées et de descentes, à travers la montagne, et longtemps après que tout vestige de sentier ait disparu (42). Les gens d'autrefois, à vrai dire, étaient bien sensibles à certains inconvé- nients de ces localités haut perchées. Ils décrivent, par exemple, Villes, le vieux Demandolx « casé de manière à voir les aigles sur le dos et à prendre la lune avec les dents », ou Méolans : « les hautes montagnes qui le bordent du côté du midi, le privent une partie de l'hiver de l'agrément du soleil. Ce bel astre ne fait tout au plus que s'y montrer pendant une demi-heure aux plus petits jours de l'année » (43). Et ailleurs : « Il y a un hameau de cette paroisse (Uvernet), qu'on appelle Chancelaye, qui est si élevé, que quand on veut aller à la chasse aux chamois, il faut descendre. Il est vrai qu'après la descente, on est obligé de grimper une autre montagne qui fait face à ce hameau. C'est là où se tiennent les chamois » (44). Cette situation des villes et des villages, d'une façon plus générale l'agitation du relief et la compartimentation du pays en cellules quasi-murées, expliquent la difficulté de la circulation en Haute-Provence et la particulière gravité revêtue en tout temps par le problème des communications. Au point de vue du tracé des routes, le réseau de l'ancien régime différait de l'actuel par quelques points essentiels. La route nationale 96 (appelée alors la route de première classe d'Aix à Sisteron) abandonnait vers Peipin la vallée de la Durance pour passer par Châteauneuf-Val-Saint-Donat et ne la rejoignait que vers Peyruis, évitant ainsi le coude de Château-Arnoux : ce trajet était celui de la voie Domitienne. La route de Digne à Nice (route Napoléon) ignorait les clues de Chabrières et passait par les bains thermaux, la Clappe, Bédejun, Chaudon et Norante, où elle rejoignait l'actuelle route : avant Digne, elle venait de Sisteron en passant par Volonne. La route des gorges du Verdon n'existait à peu près pas. L'on allait de la Palud à Moustiers en passant par la Clue et Venascle, et cette route existe encore, qui tombe le long de la falaise de Moustiers par une abrupte suite de tronçons à angles aigus. La branche de la route nationale 100 qui emprunte les clues de Barles, était loin d'exister : jusqu'en 1913, pour aller de Digne à Seyne, l'on n'avait que la possibilité de passer par le col du Labouret. Et encore ce trajet était-il rien moins que confortable comme l'indique ce dicton : « De passa lou Labouret, libera me, domine » ! Encore plus marquées étaient les différences au point de vue des ponts. Sur tout le cours de la Durance, on la franchissait surtout au moyen de bacs ou barques. Les principaux étaient ceux de Mirabeau, de Manosque, de la Brillanne, de Peyruis. La plupart de ces bacs ne devaient même pas fonctionner toujours. Darluc écrit en effet : « Les plus grands débordements de la Durance ne les arrêtent jamais sur ces bords ; on la passe en tout temps sur le bac de Mirabeau, où l'on vient quelquefois de bien loin après les grandes pluies » (45). Le curé Albert décrit ces barques « qui sont arrêtées et conduites par une corde attachée aux deux bords, comme au dessous de Rousset et de Rémollon et même à Savine et à la Clapière lorsque les ponts sont emportés. On appelle dans le pays ces barques "trailles" » (46) Il est facile d'imaginer les inconvénients de ces bacs. Le Glaneur des Alpes raconte la mésaventure d'un radelier arrivant la veille de Noël sur le bord de la Durance, après que le « Caron » était parti laissant sa barque amarrée de l'autre côté. Le jeune homme voyait briller la lumière aux fenêtres pater- nelles, mais devait désespérer de passer la Noël en famille. Ne faisant ni une ni deux, il se jette en recommandant son âme à Dieu, dans la Durance « où flottaient des glaçons larges et blancs comme les marbres des tombes ». Il nageait comme un requin, mais le froid le paralysait, et il se crut perdu, lorsque, d'un effort désespéré, il atteignit l'autre rive (47). Bien de ces bacs devaient être défectueux. A la Bréole, l'ancien bac des nobles était depuis longtemps hors d'usage ; le bateau du sieur de Rousset, délabré, faisant eau de toutes parts, baignait ses passagers dans la Durance. En vain la municipalité protestait sans cesse dans des assemblées tenues devant le prieuré ; le sieur de Rousset s'en moquait éperdument (48). Comme tout dans l'ancien régime, ces « barques » étaient matière à procès. En 1611, les consuls d'Oraison sont en procès contre Jean Amant « sous-rentier de la barque et péage du long de la rivière de Durance au port de la Brillanne »... Les dits consuls prétendent « estre en possession, depuis qu'il n'est mémoire d'homme, de passer gratuitement avec leur bétail chargé de blé » (49). D'ordinaire, des droits étaient perçus sur les ponts. C'étaient des péages, dont le profit avait pour corollaire le devoir d'entretenir le pont. C'est ainsi que Jacques-Joseph de Meyran, co-seigneur d'Ubaye, percevait sur le pont de cette localité un péage ou pontenage assez lourd de 15 deniers par cheval ou mulet, de 2 deniers par bœuf et d'un denier par pourceau ; en contre partie, il avait la charge de l'entretien du pont (50). En 1683, un arrêté du conseil d'Etat autorise la reconstruction du pont de l'Archidiacre, et les prêtres du séminaire de N.-D. du Laus, à qui il appartient, obtiennent un droit de pontonnage pour vingt ans (51). A Digne, sur le pont de la Bléone, qui existait dès 1251, un droit de péage se prélevait de tout temps ; on le voit passer des mains des Cordeliers de Digne à celles du baron de Beaujeu, puis à celles de la communauté qui le racheta en 1641 « par un pur esprit de charité envers le public, afin de délivrer les passants et les voituriers de la vexation qu'ils souffraient au moyen du dit péage... » (52). Les avatars de ce pont illustrent bien l'histoire mouvementée de tels ouvrages au cours des siècles anciens : on le voit reconstruit en 1330, en bois, puis ses annales ne font qu'alterner démolitions totales ou partielles, rafistolages, reconstructions : en 1419 il est établi pour la première fois sur piles de pierre, ce qui ne l'empêche pas d'être bientôt après partiellement emporté. Tantôt on le remplace par une passerelle en bois, tantôt un passage de même nature se substitue à des arches abattues par une poussée de la Bléone (celui que franchit Napoléon en 1815 dura de 1803 à 1866: le provisoire dure longtemps !). Ces ponts devaient être souci perpétuel pour les municipalités ; sans cesse il fallait les ravauder, les rapetasser, les étayer tant bien que mal, et, malgré tout, sans cesse les relations étaient interrompues. Le 1er novembre 1705, à Digne, la chute d'une pile du pont empêche la tenue de la foire de la Toussaint « pour n'avoir peu les étrangers aborder la ville » (53). Et avant qu'on construisît un pont, en tout ou en partie, c'étaient des négociations, des disputes, des procès, qui duraient sans fin entre la ville et la province... Cependant, sans doute, valait-il mieux avoir de tels ponts que de n'en avoir pas du tout. Millin, dans son voyage en Provence, raconte la traversée du Verdon à gué, en pleine nuit, alors qu'une crue avait subitement grossi la rivière. Sous la conduite du « gaifreur » (c'est ainsi qu'on appelait celui qui faisait passer les hommes et les chevaux à gué), écrit-il, « nous passâmes la rivière avec une assez grande difficulté ; nos chevaux avaient de l'eau jusqu'au ventre. Sur la rive opposée, l'eau s'était répandue dans les champs et les marais, et nous eûmes bien de la peine à nous retirer de ces terres bourbeuses » (54). En lisant un récit de Darluc, on croit être transporté dans une exploration de pays sauvage : « Les habitants de ce village [Barles]... nous regardaient avec admiration remonter la rivière. Quelques-uns faisaient des signes de croix sur nous... ». Le guide porte souvent les voyageurs sur ses épaules pour leur faire passer l'eau ; à un moment donné, ils se jettent à l'eau en bottes, puis la franchissent à gué plusieurs fois (55). Les difficultés du franchissement des rivières et des torrents ne formaient qu'une part des ennuis qu'essuyait le voyageur à travers la Haute-Provence, car l'état des chemins et des routes lui réservait bien des désagréments. Le conseil général dans sa séance du 5 thermidor an 8 (24 juillet 1800) indique ainsi : « Les routes, les canaux, les rivières, les digues, les ponts et autres ouvrages publics présentent partout dans ce département l'image effrayante de la destruc- tion ». Sans doute, faut-il tenir compte de la révolution, mais elle n'avait fait qu'aggraver un état de choses qui était bien loin de donner satisfaction auparavant. Si le réseau routier français du XVIIIe siècle était dans son ensemble déjà remarquable, ainsi que l'atteste notamment le voyageur anglais Young, il semble bien que la monarchie française ait délaissé la Haute-Provence, pays pauvre, écarté, montagneux, et en outre région frontière ; de plus les Etats de Provence semblent s'être plus souciés de la Basse que de la Haute-Provence. C'est ainsi qu'on lit, dans un mémoire pour la communauté de Seyne, vers 1776, que, jusqu'à Digne, on prend soin des routes « mais... de Digne à Seyne, il n'est plus question ni des ponts ni des chemins. On a toujours demandé entre autres choses, mais toujours inutilement et sans succès, un pont sur le torrent de Bléoune près de la Javie, on n'en fait pas seulement mention. On ne nous écoute pas. Craint-on que ce ne fût que pour nous, si on ouvrait une route praticable et commode de Digne à Seyne, et de Seyne en Dauphiné et à la vallée de Barcelonnette qui confine le Piémont... La montagne, qui est la contrée de la communauté de Seyne, a d'autant plus sujet de se plaindre de la lézion qu'elle souffre sur cette partie de l'administration concernant les ponts et che- mins qu'il serait de la dernière justice qu'elle soit traitée à cet plus favorablement /• qu'aucune autre contrée de la Provence» (56). Déjà, en 1725, le consul de Seyne brossait un tableau très noir des commu- nications de sa ville : « Nous n'avons d'ailleurs même plus de chemins ; ceux que nos pères avaient tracés n'ont plus été restaurés depuis 1690 ; nous ne pouvons plus les suivre, ni vers Beaujeu, ni vers le Dauphiné, ni vers Barcelon- nette. La communauté a versé au trésor du roi son argent et celui de ses habitants... » (57). Le cahier de doléances de Fours (alors quartier de la commune de Barcelonnette) est typique de l'état dans lequel vivaient les populations suspen- dues à la haute montagne : « Les abords sont inaccessibles plus de six mois de l'année par la quantité de neige qui tombe en hiver et par le défaut de chemins.

Le village est éloigné de six heures de marche de la ville de Barcelonnette dont il fait la quinzième partie.. Cette position désagréable et pénible laisse les habitants exposés à manquer des secours nécessaires en cas de maladie ; ils n'ont sur les lieux ni chirurgien ni notaire ; aussi arrive-t-il souvent que les malades périssent faute de soulagement et que des familles se détruisent faute de dispositions de la part de leurs chefs ; on a presque toujours vu les pupilles dépouillés de leurs principales ressources, lorsque les pères sont morts sans disposer de leurs biens. Il ne se passe pas d'année sans qu'il n'y ait des morts par accident, soit en hiver par les coulées de neige, soit en été pour faire paître les troupeaux à travers les montagnes escarpées qui dominent le village ; dans ces événements malheureux, il est arrivé souvent que les cadavres ont pourri sur la place, faute Photo R. Collier. 1-1!-�l>' Vieille fontaine datée de 1644 à Moriez (A.-H.-P.). Photo R. Collier. Vieille ferme du hameau de Lacs (Entrevaux). ' � *JjiJ Photo R. Collier. Vieille maison à Thorame- aute (A.-H.-P.). de justice sur les lieux, ou qu'ils sont restés trois mois ensevelis sous la neige (58) ». Malgré tout, au cours du XVIII" siècle, spécialement dans sa seconde moitié, il semble bien qu'un assez gros effort ait été effectué pour améliorer les communications en Haute-Provence, et on aurait peine à énumérer tous les travaux qui ont pu être exécutés. Citons seulement : un pont sur la Bléone, près de la Javie - la reconstruction du pont sur l'Ubaye, vers le Lauzet - la construction d'un pont à l'entrée du village de Saint-Martin-de-Brômes (1779) - la construction du pont de Mézel (1775) - celle du pont d'Esparron-du-Verdon - celle du pont sur le torrent de l'Estelle, près de Thorame-Basse (1788) - celle du pont de Malijai (1775) - celle d'un pont sur le Verdon à Demandolx - des réparations au pont de la Fleur, à Thorame-Haute (1780), etc... etc... Il faut bien le dire, en ces temps-là plus que maintenant, l'intérêt privé se mettait souvent en travers des ouvrages routiers. Quand il s'agit de modifier le tracé de la route allant de Castellane à Soleilhas, l'on se heurte aux protes- tations du sieur Marie de Clarvés qui se plaint de ce que la nouvelle route doive passer sur ses terres, et notamment sur la seule partie de son domaine qui soit « complantée d'amandiers pistaches » ! (59). Le 18 avril 1767, Jean-Baptiste de Gérard de l'Ubac et Charles-Louis Lauthier de Labbardon, seigneur en partie de Vachères, adressent un comparant aux procureurs du Pays en représentant que, dans le projet de nouveau chemin établi par les consuls de Forcalquier, chefs de viguerie, on a « par une injustice des plus criantes » évité l'ancien chemin pour passer dans les propriétés d'un des comparaissants et de divers autres particuliers, et que, de plus, le nouveau chemin est situé au nord, boueux, souvent envahi par la neige, tandis que l'ancien est au midi et plus court d'un tiers » (60). En 1755, l'on voulut établir une route nouvelle, du torrent des Augiers au pont de Digne, sur le terroir des Sièyes, en remplacement d'une voie qui n'était qu'un zig-zag perpétuel. Ce ne fut pas sans peine que l'on traita avec les particuliers pour l'achat des terrains, car ceux-ci comptaient parmi les meilleurs de la vallée, « De là, des réclamations, des mémoires nombreux, des contesta- tions, des expertises, enfin une foule d'ennuis et de contrariétés », et il fallut attendre 1779 pour que les travaux commençassent ! (61). Enfin, les riverains s'appropriaient souvent, sans vergogne, le domaine public. Le 10 août 1776, les consuls d'Aix, procureurs du Pays, étant en tournée d'inspection des chemins, constatent que la route de Peipin à Sisteron est dégradée par l'eau que des propriétaires riverains y font couler, pour la faire passer d'un canal sis au-dessus de la route, dans les champs en contre-bas. Les propriétaires devront construire à leurs frais des canaux souterrains (62). Quoiqu'il en fût, malgré toutes les améliorations apportées à la voirie dans le cours du XVIII" siècle, la situation était loin d'être satisfaisante avant la Révolution, et les routes essentielles elles-mêmes présentaient un aspect des plus inégaux. Darluc dépeint le chemin de Malijai à Digne « comme très bien entretenu ; et quoiqu'il soit adossé à la pente des coteaux, les voitures passent commodément.. » (63). Par contre, le 25 mars 1773, les procureurs du Pays, après avoir parcouru le chemin de Sainte-Tulle à Manosque, constatent que « cette portion du chemin est entièrement rompue » (64). En 1783 le marquis de Castellane, premier procureur du Pays, « ayant été en tournée dans la montagne assisté du sieur Vallon, ingénieur », observe que la partie du chemin d'Aix à Sisteron traversant le terroir de Châteauneuf-Val-Saint-Donat, est absolument impraticable à cause de la dégradation causée par les eaux fluviales (65). Et les récits des voyageurs donnent une peinture assez horrifiante de ces chemins ou sentiers jetés acrobatiquement par dessus les montagnes de Haute- Provence, s'y cramponnant au mépris du vertige et de la sécurité des passants. Campion, dans son voyage en Italie, dépeint ainsi le trajet d'Allos à Barce- lonnette : « Quoique nous fussions accoutumés aux mauvais chemins, ceux que nous trouvâmes, ce jour-là, nous causèrent de l'effroi. Ce ne sont partout que précipices effrayants ; dans les endroits où il a été absolument impossible de pratiquer une route, des ais enfoncés dans les crevasses, des rochers couverts de quelques mauvaises planches pourries offrent un chemin tremblant ; des bâtons mis en balustre ne donnent pas envie de se confier à leur frêle secours. Pour nous consoler, on nous montrait bien des endroits fameux par des chutes mortelles. Ces chemins sont encore bien plus dangereux pendant l'hiver » (66). Darluc écrit aussi que, pour aller aux eaux minérales de Digne, il fallait encore, en 1778, marcher plus d'une demi-heure dans le lit de la rivière, hérissé de cailloux ; ce qui était fort mal commode, et surtout dangereux, car lors des crues, les eaux venaient se briser contre les bâtiments des bains, et, plus d'une fois, des voyageurs avaient péri, surpris par une crue (67). En 1792, avant que la Révolution ait encore beaucoup contribué à aggraver le mauvais état des chemins, l'ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, Martin, trace un tableau peu engageant des communications à travers les Basses-Alpes : « Je ne suis arrivé à Digne que dans le mois d'octobre 1791. Peu au fait des localités, effrayé par la multitude prodigieuse des routes impraticables et abandonnées depuis plus de quatre ans, j'ay parcouru en entier le département dès que la saison a pu le permettre ». Sous sa plume défile une litanie d'observations lamentables : « De Gréoux à Valensole, la route est impraticable... Depuis Telles jusqu'à Digne, on s'occupe des moyens de rendre la route moins dangereuse... Depuis ce village (Chabrières) jusqu'à Norante, le chemin est affreux... La partie de route de Barrême à Senez est affreuse... De Digne à Oraison, il n'y a guère que trois-quarts de lieue de route qui soient en bon état... Le torrent d'Esduilles (68) est un trajet des plus dangereux... L'éboulement d'un coteau entier qui intercepte la communi- cation de Riez depuis un an... Du pont Saint-Julien (sur le Verdon) jusqu'à l'Isle de Vergons, il n'y a aucune route décidément ouverte... De Rouaine au pont des Scafarels... ce passage est affreux... Depuis Saint-André jusqu'à Colmars, le chemin passe dans des montagnes:; il est étroit, sinueux, et même très dangereux dans quelques parties par les éboulements des coteaux... La sortie du village des Thuiles est si affreuse et si dangereuse que j'ai cru devoir présenter un devis... Depuis les Thuiles jusqu'à Barcelonnette, le val est occupé en entier par des débris de rochers et de cailloux... La route de Manosque à Forcalquier est impraticable », etc., etc. (69). L'ingénieur relate également qu'un régiment avait failli périr l'automne d'avant, pour s'être écarté du « chemin de traverse peu fréquenté qui conduit de Barcelonnette à Allos pour se rendre à Colmars », neuf grenadiers étaient morts de froid et de faim (69). Tout au long de la Révolution l'état des routes alla s'aggravant. Une statis- tique de l'an 10, a recueilli de nombreuses doléances des communes. Dans le canton de Saint-Geniez, il n'y a que de « petits sentiers », réduits en certains endroits à l'état de précipices. Les deux chemins vicinaux de la commune de Piégut sont impraticables : celui de Sisteron est souvent intercepté par la rivière de Sasse. « Cette rivière n'est souvent pas guéable, surtout dans la fonte des neiges. Les habitants de la commune de Piégut, qui sont souvent obligés de se rendre à Sisteron soit pour aller chercher du sel, soit aux foires, soit pour affaires au tribunal de première instance, soit à la sous-préfecture » sont empêchés de l'utiliser « soit parce que la rivière est trop grosse, soit parce que les malheurs qui y arrivent annuellement effrayent les voyageurs » (70). « Le chemin qui sert de communication avec la ville de Sisteron... est toujours alarmant et exactement intercepté par la rivière de Sasse : ces difficultés sont les mêmes pour toutes les autres communes de ce canton et ceux de la Motte et de Claret » (71). Le premier Empire semble n'avoir rien fait pour améliorer la situation. Le voyageur Millin constate qu'à partir de Vence, le chemin devient impra- ticable. « La route a été taillée en rampe avec des degrés comme ceux d'un escalier ; ces degrés sont couverts de cailloux roulés, de pierres anguleuses, de débris de rochers, sur lesquels les mulets mêmes ne sauraient marcher avec assurance » (72). Il semble n'y avoir guère eu alors de bien entretenu que la route de Digne à Marseille, et encore seulement sur une partie de son trajet : c'était comme le cordon ombilical reliant la Haute-Provence au reste du monde (73). Cette exception ne doit pas tromper : l'état des routes de Haute-Provence continua à être lamentable tout au long de la première moitié du XIX. siècle, ou peu s'en fallait. En 1814, à l'exception de la route impériale de 3eclasse récemment établie entre Manosque et Sisteron ainsi que de celles de Sisteron à Digne et de Digne à Aix par Vinon, il n'existait à peu près que des voies non carrossables ou des chemins muletiers. L'Empire, continuant la tradition de dédain envers les populations montagnardes de Haute-Provence, avait complè- tement négligé leurs routes, en dépit de véhémentes protestations. En 1806, le conseil général déclarait : « Tout ce que le conseil pourrait dire sur l'état de dégradation où se trouvent les routes, les ponts et les chaussées serait toujours au dessous de la réalité » (74). Il ajoutait en 1810, « La dégradation est telle que le voyageur trouve à chaque pas des obstacles qui mettent sa vie en danger ». Et en 1814 : « L'état de dégradation des routes est absolu « (75). La route de Digne à Nice par Castellane, classée en 1807 n'avait été exé- cutée (et encore à grands frais) que sur trois kilomètres et s'arrêtait aux bains thermaux de Digne! Aussi le 11 mars 1814, le préfet des Basses-Alpes écrit-il avec raison : « La route de Digne à Castellane est dégradée au point que le courrier emploie deux jours pour faire ce trajet et avec les plus grandes difficultés. La neige obstrue la route ». L'accès même du chef-lieu était impos- sible lors des crues du torrent des Duyes ; quant à la passerelle en bois rempla- çant la partie du pont de Digne, qui avait été emporté en 1804, elle formait « une voie dangereuse où les piétons et les cavaliers ne s'aventuraient qu'à grand'peine et que ne pouvaient aborder les voitures et les charrettes » (76). En 1837, la région d'Entrevaux, plus particulièrement le Val de Chanan, est décrite comme absolument dépourvue de routes (Journal des Basses-Alpes, 30 juillet 1837). En 1841, encore, on décrit ainsi un voyage de la Robine à Lambert, puis dans la vallée de Thoard : « Figurez-vous un sentier frayé par des chèvres au flanc d'une chaîne de montagnes très élevées et très abruptes, une vraie corniche d'un demi-mètre et souvent moins de largeur, sur laquelle il faut marcher deux heures avec un épouvantable précipice à côté... Il faut être du pays pour suivre sans crainte et sans beaucoup de danger un semblable chemin. Nous restâmes donc sur nos montures que des paysans soutenaient, l'un par la bride, l'autre par la queue, et c'est dans ce singulier équipage, que, fermant les yeux, aux endroits les plus difficiles, nous arrivâmes sains et saufs, grâce à Dieu, à la fin de ce périlleux défilé » (77). En 1843, l'économiste Blanqui écrivait que les communes de l'arrondisse- ment de Castellane étaient « plus éloignées de l'influence française, que les Iles Marquises... Les communications ne sont ni grandes, ni petites, elles n'existent pas » (78). En 1836, le 8 mars, l'inspecteur primaire des Basses-Alpes écrivait à son recteur : « Je suis parti le 3 pour aller à Barcelonnette, mais mon courage a dû céder devant les difficultés sans nombre que j'ai rencontrées. Je ne vous dirai pas que la vallée qui se trouve entre Beaujeu et le Vernet était comme une vaste mer : que j'ai osé en risquer le passage : que mon cheval s'étant abattu, j'ai été dans l'eau jusqu'à la poitrine » (79). A vrai dire, il y a là sûrement quelque exagération, mais il est à peu près certain qu'à cette époque Barcelonnette était encore réduite à n'avoir qu'une voie muletière pour commu- niquer avec le chef-lieu du département. Et voici ce qu'on lit dans Le Républicain (Glaneur des Alpes), le 28 septembre 1848, sur la route n° 11 de Digne à Entrevaux : « Cette route, je ne la connais point de visu, mais les récits qui m'en ont été faits par les hommes spéciaux sont tout simplement effrayants, et je confesse que ce qui m'a été dit de la clue de Rouaine, par exemple, ne me laisse pas sans un certain effroi lorsque je songe que les besoins du service me conduiront infailliblement, un jour ou l'autre, dans ces abrupts sentiers qui semblent plutôt tracés pour des chèvres que pour des hommes ». Le même journal cite un rapport du sous-préfet de Castellane : les cantons d'Annot et d'Entrevaux sont des parias isolés du reste de la France, sequestrés derrière d'inaccessibles montagnes. Et en 1848 consécutivement à une enquête sur les classes ouvrières, la commission de Seyne écrivait : « les étrangers qui viennent nous visiter, voyant que nous n'avons point de routes se croient transportés en Sibérie ! » (80). On pourrait multiplier sans fin les tableaux affligeants : « Moustiers presque inabordable, écrit le Journal des Basses-Alpes (21 mai 1837), Moustiers bâti au fond d'une vallée, d'où l'on ne peut sortir ses faïences qu'à dos de mulet ou sur de petites voitures dont on quadruple les moyens de transport ». Et dans le même journal, le 16 avril 1837, voici une peinture, pittoresque peut- être, mais révélatrice de bien des déficiences : « Le lendemain nous voulions aller coucher à Colmars, et nous nous mîmes en route avant l'aube du jour, mais fiez-vous donc aux routes carrossables ! A peine avions-nous suivi, pendant une portée de fusil, une chaussée passablement entretenue, que nous la trouvâmes interrompue par une rivière, dont la fonte des neiges avait fait un torrent impétueux : nous eûmes beau chercher le pont qui devait se trouver là, d'après les indications des vieilles cartes de Provence, il n'en restait pas le % ,;; "'; Photo R. Collier. Transport primitif de foin, au hameau de Prats (Les Thuiles, A.-H.-P.). Photo R. Collier. Hameau ruiné de Vières à la Rochegiron (A.-H.-P.). moindre vestige, et force fut d'attendre le jour, afin de ne pas courir le risque de nous noyer. Il parut enfin, et nous risquâmes le passage. Nos chevaux avaient de l'eau jusqu'au poitrail et nous en fûmes quitte pour un bain d'eau de neige jusqu'à mi-jambe ». Pourtant ce fut sous la monarchie de Juillet (déjà aussi à la fin de la Restauration) qu'on commença à remonter la pente (si l'on peut dire !) et qu'un pas décisif fut accompli vers ce que nous avons aujourd'hui sous les yeux. En 1836, la loi Montalivet organisa les chemins vicinaux, mais dès 1829, les administrateurs, sans se laisser décourager par l'énormité de la tâche, s'étaient jetés à l'assaut du retard accumulé par les siècles, et avaient pris à bras le corps ce chaos de montagnes, de vallées, de ravins, de torrents et de rivières, qu'il fal- lait enlacer de routes ou couper de ponts. L'effort fut terrible durant bien des années. Une première période d'exécution se déroule de 1829 à 1839, puis, l'opinion publique ayant vivement approuvé l'entreprise, l'amélioration des routes fut poussée avec célérité de 1839 à 1849. En 1842, on fit un emprunt de 400 000 F. En 1849, les routes étaient en chantier partout. Néanmoins ce fut lent. Au début de 1837, la partie de la route nationale 85 comprise entre Senez et Taulane, dite du col de St-Pierre, commencée depuis plus de quatre ans, venait à peine d'être livrée au public, et il restait à terminer toute la longue descente sur Castellane. L'ancienne route était tout à fait impraticable et depuis deux ans l'on ne pouvait se rendre à Castellane qu'avec les plus grandes difficultés (81). La totalité de la route de Lyon à Nice, par Digne, Barrême et Castellane, si ardemment et depuis si longtemps souhaitée, fut mise en chantier en 1839, et enfin en 1846, l'ingénieur en chef des Basses-Alpes la qualifie de « généra- lement bonne » (82). Déjà, peu après 1823, la route n° 96, de Toulon à Sisteron, avait fait l'objet de gros travaux, et, dans le courant de 1839, elle fut livrée à la circulation entre Peyruis et Château-Arnoux. En 1848, le roulage arrivait à Barcelonnette. En même temps l'on se jetait à l'assaut de la Durance, sans plus se laisser subjuguer par l'effroi millénaire inspiré par ce fléau de la Provence, mais qu'ils furent durs les débuts de la lutte contre le dragon liquide et qu'on eut du mérite à ne pas se laisser décourager par ses fureurs impétueuses ! En effet, le pont des Mées, commencé en 1838, et celui de Manosque commencé en 1841, furent, ainsi que celui de Mirabeau, emportés dès 1843 par une crue de la Durance. Mais les patientes fourmis humaines se remirent au travail et, dès la fin de la monarchie de Juillet ou, à tout le moins, dès le début de l'Empire autoritaire, cette Durance qui, depuis tant de siècles, n'avait guère été maîtrisée que par le pont de Sisteron, se vit contrainte de passer sous les arches de ceux de Volonne, des Mées, de Manosque et de Mirabeau. A vrai dire, l'établissement de ce réseau routier, de ces ponts (auxquels se joignit bientôt une voie ferrée) marque une date capitale dans l'histoire de la Haute-Provence. Percé, taraudé, ce bloc montagneux, jusqu'alors si compact, s'ouvrit lentement aux influences extérieures, se laissa pénétrer par les courants qui circulaient à travers le reste du monde : relié aux pays envi- ronnants par un lacis de routes, il fut progressivement ébranlé, entraîné dans le vaste mouvement d'ensemble, et ses caractères propres s'adultérèrent peu à peu. C'est pourquoi l'on peut dater du milieu du xixe siècle le début de cette transformation, qui amena progressivement la Haute-Provence à perdre sa vie traditionnelle, à se fondre dans la civilisation moderne. Tout ce que nous avons dit sur l'état des chemins jusqu'à cette époque, laisse largement entendre ce que pouvaient y être les transports. A la fin du XVIIIe siècle, les charrettes ou les voitures n'avaient accès qu'à une bien petite partie du territoire haut-provençal : peut-être pouvaient-elles circuler sur la route de Marseille à Digne, cette artère vitale de la Haute- Provence ; peut-être aussi abordait-on avec les véhicules jusqu'à Riez : on voit, en effet, en 1778, un baron d'Allemagne, pris d'une crise de folie, ramené en voiture par l'un de ses serviteurs, de Marseille jusqu'à sa seigneurie. De toute façon, l'usage des routes était très limité sur le sol montagneux de Haute- Provence. Nous ne connaissons guère le genre de véhicules qu'on y utilisait ; un ex-voto daté de 1763 et conservé dans la chapelle N.D. de Lauzière repré- sente une voiture à deux roues hautes ; les brancards se prolongent par deux amortisseurs faisant saillie à l'arrière ; le coffre, rudimentaire, s'évase largement vers le haut. Dans ces conditions, la règle à peu près générale était le transport à dos de mulet ou de cheval. On ne doit pas se laisser abuser par ces termes de voitures et de voituriers si fréquemment employés : la voiture désignait l'acte de voiturer, de transporter, ou, tout au plus, de vulgaires traîneaux (83). Il en était pour à peu près toute l'étendue de la Haute-Provence comme la commu- nauté d'Entrevaux l'expose pour son terroir dans le mémoire d'un procès qui l'opposait à l'évêque de Glandèves : « Ce pays est impraticable aux carrosses, chaises et litières ; on n'y peut aller qu'à cheval ou à pied » (84). Au delà des bains thermaux de Digne, par exemple, la « route » menant à Nice était impraticable aux charretiers (85). Et cette situation persista tardivement pour bien des régions des Basses-Alpes: «Avant 1839, aucune charrette n'avait pu pénétrer dans la vallée de Barcelonnette » (86). Un sous-préfet, pour disposer d'une calèche, avait dû la faire venir en pièces détachées et ne pouvait s'en servir qu'à l'intérieur de la ville. Aussi les relations n'étaient-elles guère commodes ni rapides. Pour aller d'Annot à Digne par Barrême, il fallait bien compter deux jours et autant de Digne à Gap. On voyageait à dos de mulet, en groupe de préférence, et l'on s'arrêtait pour manger ou coucher dans quelqu'une de ces nombreuses auberges qui jalonnaient la route (87). Malgré le manque de confort les voyages coûtaient cher du fait de leur longueur et du prix des montures. En 1662, on payait 16 sols par jour pour la location d'un cheval. Gaspard Arnaud, bourgeois de Folcalquier, paie ainsi les douze journées de son cheval « à raison de 16 sols chascune » (88). En 1700, la location de deux chevaux de carrosse et de trois chevaux de selle revient à 5 1. 10 s. (soit une livre deux sols par cheval) pour aller de Rochegude (Drôme) à Orange. Des témoignages évoquent ces temps héroïques et pittoresques : « Si on se reporte à 25 ans en arrière, disait en 1840 le maire de Digne, on constate que le roulage n'arrivait qu'à grand'peine ; presque tous les transports se faisaient à dos de mulet... Les voitures étaient inconnues parmi nous. Une mauvaise carriole, espèce de char à bancs, faisait de temps en temps le voyage de Marseille, et parcourait en trois jours les 30 lieues » (89). Et François Arnaud se remémore ainsi des souvenirs d'enfance : « Pour venir à Barcelonnette (vers 1850) il fallait 26 heures de Grenoble et 30 heures de Marseille. On n'avait sur Gap qu'une route prétendue carrossable, qui passait par Méolans, le Lautaret, la Bréole, l'affreux Malpas, le pont du Rousset, Rémollon et Jarjayes. Un seul tapecul ou la voiture à capote du père Gassier qui portait 700 voyageurs par an ; aujourd'hui, il y en a 27 000. La route carrossable, au besoin, allait jusqu'à Jausiers, et c'était tout. Partout ailleurs, des chemins muletiers. Je me rappelle celui d'Allos : j'avais dix ans et on m'avait mis en croupe d'une cousine, sur un mulet qui avait le dos bien large. Quand, au bout de sept heures on me descendit à Allos, je ne pouvais plus rapprocher mes jambes et je pleurais de douleur. On me monta à l'auberge et on m'assit à table devant un pain de beurre frais à ma discrétion. Je fus guéri du coup » (90). Le transport des colis, des paquets, n'était pas plus commode. On lit ainsi dans le Journal des Basses-Alpes : « Il n'y a pas de transports réguliers de Digne à Castellane, Saint-André, Annot, et surtout Entrevaux ; lorsqu'on a un paquet ou un ballot à faire parvenir, il faut attendre l'occasion d'un muletier de Vergons, et cette occasion se paye fort cher, un sou par livre de pays, c'est-à-dire à peu près douze francs par quintal métrique, ou un peu plus que de Paris à Digne, mais nous sommes encore, comme au désert, au régime des caravanes » (14 mai 1837). Avec l'ouverture des routes, cependant, la situation s'améliora peu à peu. Dans le même journal, il est relevé, le 2 juillet 1846, qu'un service de diligences allait être établi dans la semaine entre Digne et Avignon. Le trajet se ferait en 15 heures, ce qui constituerait « une excellente amélioration pour notre pays ». Et nous terminerons cette évocation des transports d'autrefois en citant le portrait du cantonnier, tel que le donne le Glaneur des Alpes dans son numéro du 14 septembre 1851 : « Qui n'a pas rencontré sur la route, le cantonnier à son chapeau verni, orné de l'inscription connue, aux quelques boutons d'uniforme à l'aigle ou au coq, répandus d'une manière toute pacifique sur ses habits rapiécés ? L'on s'aperçoit sans peine que l'administration s'occupe peu effica- cement du soin de sa toilette. Pioche, bêche, brouette, rateau, cordeau, havresac, tout son petit attirail est là, il en a confié la garde à son petit carlin, et si le pauvre diable se faisait accompagner de sa femme et de son grabat, il pourrait dire comme Bias : « omnia mecum porto ; j'ai toute ma misère sous ma main ». Il ne paraît pas pourtant se trouver malheureux ; on le voit tirer avec béatitude d'une pipe de cinq centimes, des bouffées d'un vrai tabac de caporal, et festoyer, amoureusement, certain flacon d'honnête apparence qu'il a l'atten- tion délicate de placer à côté de lui ». « L'herbe des fossés lui appartient ; il en nourrit une chèvre qui donne le lait nécessaire pour nourrir le plus jeune de ses enfants, ou des lapins qui, aux jours de fête, font l'ornement et les délices de sa table ». Par ces temps de chemins non carrossables, l'importance des mulets et des muletiers était grande, et l'on a peine à imaginer aujourd'hui leur rôle, leur implication constante dans la vie humaine. La façon dont les auteurs dépeignent les mulets ne peut qu'inspirer de la sympathie pour eux. Millin les décrit dans les passages dangereux où eux-mêmes ne sauraient marcher avec assurance. « C'est là qu'on peut admirer l'instinct de ces utiles animaux : ils sondent, pour ainsi dire, le terrain avec les pieds de devant ; ils ne les posent qu'après avoir écarté les galets, et trouvé sur les autres pierres une assiette solide : le pied de derrière prend la place tracée par celui de devant. Malgré ces précautions, il leur arrive quelquefois de s'abattre, et l'on est toujours en danger de tomber ; il faut leur abandonner absolument le soin de sa conservation. Une injuste défiance tourne à leur profit ; car le voyageur effrayé ne peut guère s'empêcher de descendre dans les passages les plus difficiles et de faire une partie de la route à pied » (91). Il faut suivre le même auteur, dans sa description d'un voyage à dos de mulet : on part de Grasse à 3 heures du matin « montés sur des mulets qui gardoient entre eux un ordre de marche qu'on eût vainement tenté d'intervertir : celui que le conducteur appeloit l'Amoureux étoit toujours à la tête ; venoit ensuite le Mourblanc, c'est-à-dire le Museau-blanc etc. Le mulet est de la plus grande utilité dans ces montagnes, où il y a très peu de routes praticables pour le roulage : cet animal, fort et courageux, supporte une charge de cinq à six cents livres ; on le nourrit avec une grande facilité et il peut demeurer près d'un jour sans boire ni manger. Il est la seule monture qui offre quelque sûreté dans les passages difficiles ; jamais, il ne se trompe ; et quoiqu'il aille toujours sur le bord des précipices et qu'il semble choisir les endroits les plus périlleux, on peut se confier à lui sans danger, d'ailleurs on réussirait difficilement à vaincre son obstination et à lui faire quitter la route qu'il faut suivre. Il faut avoir le soin de ne pas le mettre dans la compagnie des chevaux : il a pour eux une si grande aversion, qu'il les attaque avec une fureur inconcevable ; ce qui devient dangereux pour le cavalier. On fait sur cette monture à peu près une lieue de Provence par heure. Le conducteur suit à pied : dès qu'il est arrivé, il fait reposer ses mulets pendant environ quatre heures ; ils se couche ensuite sur l'un d'eux ; et ses animaux reprennent d'eux-mêmes leur route sans se tromper, et sans qu'il arrive aucun accident à celui qui leur confie ainsi chaque jour le soin de sa vie » (92). Ailleurs, on voit aussi un guide ne descendre jamais de sa monture, même aux endroits dangereux (93). Cependant, quoique en disent Millin et d'autres, il arrivait de temps en temps, que les mulets se précipitassent, — mais peut-être était-ce la faute des chemins exécrables plus que d'eux-mêmes ? En tout cas, cela pouvait donner lieu à de beaux et bons procès : en 1703, procès par François Bonnet réclamant une indemnité aux consuls de la Croix pour la perte de son mulet qui s'est précipité en un quartier dudit lieu, par suite du mauvais état du chemin royal, « qui en cet endroit s'est trouvé scalabreux » (94). Procès en 1787 contre la communauté de Revel par Jean-Louis Graugnard « lequel allant à Digne avec ses mulets pour y charger du sel et arrivé au chemin appelé l'Estrech-de-Revel, le dernier de ses mulets s'y précipita parce que le sol du chemin lui a manqué sous les pieds et le fit tomber dans l'Ubaye où il périt » (95). Procès des consuls de Saint-Michel contre Claude Guérin, muletier de Banon, leur demandant paiement « d'un de ses mulets ayant pris mal à un meschant pas qu'il y avait au terroir dudit Saint-Michel proche de la bastide de la Taulière, 1687 »... (96). A coup sûr, mulets et muletiers devaient former de pittoresques convois. Le chanoine Richaud, retraçant l'enfance du peintre Paul Martin, parle ainsi : « C'était le temps des fringants muletiers. On se souvient encore, dans le pays, de Briselame, de sa roupe en bure de Saint-André, de ses grandes guêtres de cuir, de sa taillole, de ses gros souliers ferrés. C'était l'homme le plus gai, le plus jovial de la terre, un boute-en-train, un troubadour du Moyen- Age : il chantait des chansons provençales qui égayaient le chemin. Son juron favori était : sabre de bouosc, pistolet de paio ! Le harnachement des mulets était très pittoresque ; ils avaient sur la tête des pompons rouges soutachés de bleu, avec des grelots et des clochettes qui luisaient au soleil. Sur le milieu du front, une plaque de cuivre ornée de devises humoristiques et plaisantes, comme celle que le hasard m'a fait trouver et qui porte : Contentement passe richesse, Vive Blaise Pascal et sa maîtresse » ! (97). Que transportaient les mulets, où allaient-ils ? On peut dire qu'ils trans- portaient n'importe quoi et allaient à peu près n'importe où. Ils reliaient les montuosités et les vallées bas-alpines au reste du monde par de longues théories cliquetantes et sonnaillantes qui serpentaient le long des torrents, s'accrochaient aux pentes ardues, dégringolaient du haut des crêtes abruptes. On en voit porter du beurre de Thorame à Digne (98), approvisionner la vallée de l'Ubaye en sel (99), charrier du foin de Draguignan à Castellane (100), approvisionner Forcalquier en sardines fraîches (101), etc. En 1758, procès est mû contre Marc Groulet, muletier de Vergons, qui s'était engagé envers Antoine Goujon, de Vergons, résidant à Marseille, à transporter de la première de ces localités, jusqu'à la seconde, deux ballots composés d'un lit, d'autres effets de ménage, et d'un chaudron ; il devait effectuer le transport au retour de la foire de Digne la plus prochaine, mais voici deux ans qu'il n'a rien fait, et en outre, il s'est servi du chaudron et des effets (102). En novembre 1778, Jean Gébelin, aubergiste de Moustiers, effectue un transport d'avoine pour Paul Roubin, fermier de Saint-Martin [d'Alignosc] ? au moyen de quatre mulets chargés chacun de deux gros sacs bien remplis ; les bêtes font deux voyages, portant chaque fois 8 gros sacs ou 50 panaux (103). En 1634, caution est donnée par François Arnaud «muletier de Digne, pour droit de péage de ses mulets chargés de pièces de cadis, passant au terroir de la Brillane » (104). En 1780, procès contre Honoré Rebuffel « pour détention et suppression d'une lettre », qui lui avait été confiée par Honoré Bac, muletier, «faisant les voyages de Castellane à Marseille» (105). En 1617, Raymond Giraudon réclame le paiement de 30 sous pour une paire de perdrix « bailhée à Mathieu Robert, muletier, pour la porter en la ville de Marseille » (106). En 1620, François Bernard, muletier, réclame le paiement du transport de Dragui- gnan à Forcalquier « d'une charge de bois de verne à raison de 4 sous le quintal » (107. Surtout imaginons ces innombrables processions de mulets, qui, à partir de Moustiers-Sainte-Marie, allaient répandre, à travers la Provence, et même la France, au rythme des monts et des vallées, une riche profusion de faïences décorées comme châsses et tintant comme cloches ! En ce temps-là certes, un mulet devait représenter un vrai petit capital, — et l'on comprend les procès intentés pour leur perte. Le 4 mars 1713, les rentiers du domaine du Colombier viennent à Digne, afin d'acheter deux mulets ; ils en retournent le 7 mars avec des bêtes qui leur ont coûté 28 écus, soit 84 livres, y compris le harnachement (bâts, licols, bridons et mourraux, sortes de masques qui les empêchent de se détourner du sillon) (108). Les muletiers semblent avoir été des personnages assez hauts en couleur, joviaux, mais ayant le verbe haut, le gosier de bonne descente, l'humeur peu accommodante et le poing facile. Dans le dossier de la justice seigneuriale de Saint-André-les-Alpes, de 1759 à 1785, sur 17 affaires pour lesquelles on a des suspects ou des coupables, 3 d'entre eux sont des muletiers (109). En 1671-1672, Théodore Roux, querellé de voies de fait et de violences nocturnes, récuse le témoignage de Michel Charpin, muletier âgé de 15 ans, fils de Guillaume, également muletier, « pour estre un jeusne garson adoné au vin et avoir heu souvente fois desbat ensemble dans le cabaret» (110). En 1732, procès contre Joseph Guigues, muletier, qui avait insulté messire Olivier, docteur en théologie, chanoine théologal de Senez, lui disant : « Fichu capelan, j'aimerais mieux entendre la messe du diable que la tienne» (111). En 1777-1779, deux muletiers de Saint-André, François Chaillan et Fran- çois Gibert, propriétaires de prés contigus, sont en mauvais termes. L'un d'eux accuse la femme de l'autre de lui avoir pris du trèfle sur la « rive » de son pré ; d'où injures. François Chaillan dépose plainte contre François Gibert, pour injures, et aussi pour vol de foin, quatorze ans auparavant ! « Il lui auroit volé sur ses mulets, depuis la ville de Castellane, jusqu'au pont d'icelle en allant à la ville de Draguignan, une quantité de foin assez considérable, qui lui avoit manqué ». Les témoins, Pierre Féraud, muletier, et Jean Féraud, hôte, confirment le fait. Le premier déclare qu'il « y a environ quatorze ans que, venant avec ses mulets de Draguignan avec Jean Féraud Cadret, aussi muletier de ce lieu, et ettant auprès de la ville de Castellane et au delà du pont, à l'endroit appelé Saint-Lazare, il vit Roch Gibert, qui étoit avec ses mulets et ceux de François Chaillan en dessa du pont, depuis la maison de Joseph Bellourd potier à terre, jusqu'au pont et qui descendoit pour aller en bas, et qu'il observa ledit Gibert prit du foin à la boîtière dudit Chaillan et le mit aux couffes ou mourrails de ses propres mulets » (112). Le même François Chaillan reparaît dans une procédure de 1783. Pendant une crue de l'Issole, il se prend de querelle avec des personnes qui s'efforçaient de boucher un fossé au moyen de fascines et de planches, afin de protéger une terre contre l'inondation : au contraire, François Chaillan voulait déboucher le conduit. Il reçoit un coup de bâton, un coup de planche ; les femmes et lui s'éclaboussent mutuellement, François Chaillan leur jette des mottes de terre boueuse, et, sitôt sorti de l'eau, envoie des pierres aux autres personnes. Un témoin dépose qu'Antoine Simon lance sa pioche à la tête de François Chaillan et fait tomber son chapeau. A cette affaire est jointe une requête d'Antoine Simon, maréchal à forge, contre François Chaillan, qui ferait passer la fille du premier pour une créature de mauvaise vie (113). Les muletiers, on le voit, étaient des gens fort turbulents. Leurs transports pouvaient, cependant, les enrichir, ou, tout au moins, leur permettre d'acquérir des biens au soleil. En 1772, Jean-Pierre Richard, de Saint-André (qui semble avoir été un centre important de muletiers) possède une propriété au terroir de ce lieu, quartier des Fourges ; il y sème des légumes (114). En 1783, un muletier du même lieu y possède des biens considérables (à ce qu'il dit) près de l'Issole (115). Du fait qu'on peut tenir les charrois d'alors pour quantité négligeable, il n'y avait, hormis les transports à dos de mulet, que le flottage sur la Durance qui revêtit une certaine ampleur. En raison du caractère fantasque de ce cours d'eau, tantôt se ruant en masses bouillonnantes et brunâtres sur toute la largeur de son lit, tantôt se réduisant à des filets d'eau zigzaguant sur un immense désert de galets, on a peine à concevoir ce radelage, et pourtant les textes, les documents, sont là, irréfutables, précis et assez nombreux. Et il a persisté tard dans le xixe siècle, plus tard qu'on l'imaginerait ! Le coup fatal ne lui a été porté que par le chemin de fer : ce fut seulement en effet, à partir de 1872, lorsque la voie millénaire du flottage fut doublée par le rail que le vieux procédé moyenâgeux, gallo-romain, voire préhistorique, dut déclarer forfait. Il coûtait trop cher (par exemple quinze fois le prix de la valeur du bois sur le pied, indique M. J. Billioud) (116), et de plus, était périlleux — cela on le conçoit sans peine : l'oratoire qui, sur un écueil émergeant de la Durance (avant que le barrage de l'Escale n'eût créé un lac sur la rivière), commémorait, dit-on, un naufrage de radeliers, en était une illustration frappante. En suivant les faits divers au fil des jours et des ans, on noterait sans doute mainte tribulation de la « marine » en Haute-Provence. Avec le régime capricant de ses cours d'eau, il n'eût pu en aller autrement. En voici une ou deux pour faire image : « Vers les premiers jours du mois d'avril courant, relate le Journal des Basses-Alpes dans son numéro du 30 avril 1837, un radeau, monté de cinq hommes, descendait la rivière d'Ubaye. L'eau était forte, le courant rapide, et, au moment où le pauvre batelier s'y attendait le moins, le radeau poussé avec violence contre un rocher s'est brisé en mille pièces, et les cinq malheureux ont été entraînés dans le torrent. Quatre d'entre eux sont parvenus à regagner les bords, mais Astier, qui conduisait l'embarcation et se trouvait à l'avant, a été retiré de l'eau beaucoup trop tard : tout secours était devenu inutile ». Et en janvier 1847, trois habitants de Castellet-les-Sausses reçoivent une médaille d'argent « pour avoir arraché à un péril imminent le maire de cette commune, qui, voulant traverser le Var sur un radeau, avait été précipité au milieu du fleuve ». (Journal des Basses-Alpes, 7 janvier 1847). Mais le passé, si âpre soit-il, a d'étranges pouvoirs d'enracinement, et les courants économiques se laissent malaisément détourner : « C'est ainsi que le commandant Bués, de Gap, écrit M. Billioud, nous a dit être monté dans son enfance, vers 1895, sur un radeau de bois qui se trouvait arrêté à Sisteron en travers de la Durance, actionné par deux grandes gaffes, fixées une à l'avant et une à l'arrière » (117). A coup sûr, un tel radeau représente fidèle- ment un exemplaire de tous ceux qui, identiques, ont dû descendre la Durance au cours des âges. On a évoqué les muletiers d'antan, mais comment ne pas rappeler égale- ment, sans une pointe d'émotion, tous ces radeliers qui, revenant chaque année de la foire de Beaucaire, refaisaient à pied le même trajet, en été et sous le harnais des lourds cordages passés en bandoulière ! Ils laissaient dans chacun des cabarets, dans chacune des auberges, s'échelonnant le long de la Durance, un peu de leur argent si durement gagné à la descente de la rivière. Un document, entre autres, les rappelle : en septembre 1758, Jacques Fauchier, ménager de l'Escale, déclare « qu'au retour de la foire de Beaucaire, étant en compagnie du nommé Trichaud, père, du lieu de Malijay, et d'André Clément, du lieu de l'Escale, ils joignirent le long du chemin des personnes de cette ville qui revenaient de Beaucaire conduire des radeaux... » (118). Une part importante du commerce de la Haute-Provence était formée par l'exportation du bois. Elles se faisait au moyen du flottage sur les rivières, essentiellement la Durance, un peu aussi l'Ubaye et la Bléone : les bois rassem- blés en radeaux étaient confiés au fil de ces capricieux cours d'eau, et la main habituée des radeliers les guidait tant bien que mal. Ce commerce devait remonter à une très haute antiquité, et les forêts qui, jadis, sans doute, empanachaient ces pentes, ces cimes, que nous voyons aujourd'hui, pelées, blanches et nues, ont dû toutes descendre à vau-d'eau, de la Haute vers la Basse-Provence. Les vieux auteurs rapportent ce commerce. Gassendi écrit : « Le bois est aussi, à cause de la coupe des forêts, fort rare et fort cher. Cependant on trouve du bois de construction à trois lieues au dessus de Digne, que l'on fait descendre sur la Bléone, mais on craint que ce bois ne manque bientôt tout à fait, car il y a bien longtemps qu'on l'exporte. La plus grande partie de ce bois est transportée par la Durance, le Rhône et la mer jusqu'à Avignon, Arles et Marseille : souvent même il est acheté directement par ceux à qui il est nécessaire, et transporté jusque dans l'intérieur des terres, jusqu'à Aix, par exemple. A Digne, on l'emploie non seulement à la construction des maisons, mais encore à celle des digues et des ponts» (119). L'auteur de l'Histoire du diocèse d'Embrun indique aussi : « Les pièces de bois dont ils [les radeaux] sont composés et qu'on a coupées dans les forêts du pays se vendent en Provence et servent pour les bâtiments et les planchers des maisons » (120). Enfin, citons Achard : à la Bréole, « l'on fait descendre le mélèse en radeau par la Durance », et : « la forêt de Saint-Vincent-les-Forts abonde en gros et beaux mélèses que l'on fait descendre par radeau sur l'Ubaye et ensuite sur la Durance » (121). Le flottage des bois a été étudié par J. Billioud (122) et mentionné par V. Lieutaud, qui a relevé un acte intéressant (123). D'après J. Billioud le premier document connu sur le flottage du bois est une lettre datée de 1190-1193 adressée par le comte de Forcalquier à ses hommes de Cucuron et leur demandant de protéger les trains de bois que l'abbé de Boscodon se proposait d'envoyer en Provence par voie d'eau. Et de fait, c'est essentiellement la forêt de Boscodon que les documents mentionnent comme productrice des bois glissant au fil de la Durance. Les « réformations des forêts » de 1699 et de 1728, citées par J. Billioud, signalent le commerce de bois effectué par les moines de Boscodon, commerce qui leur était facilité par la Durance. « Au milieu du XVIIIe siècle, les moines de Boscodon exploitaient annuellement environ cinq cents pièces de bois, soit la valeur d'une vingtaine de radeaux... A partir de 1775, les coupes de la forêt de Boscodon s'intensifiaient à tel point qu'en 1785 on s'inquiétait de la voir bientôt réduite à rien » (124). Cependant, au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, d'autres forêts donnaient lieu à un charriage de bois sur la Durance. Outre celles que mentionnent Achard et Gassendi, il s'agit du Bochaine, de la région de Guillestre et du Gapençais. Ces expéditions de bois sont en liaison avec les besoins de la marine d'Etat créée par Richelieu, et l'on voit en 1642, en 1673, en 1674, des radeaux de bois formés sur le Guil ; ils étaient destinés à l'arsenal de Toulon, où la construction navale avait pris un grand essor, et peut-être faisaient-ils l'objet d'un transbordement avant de passer sur la Durance (125). La région du Gapençais, également, fit l'objet d'une grande exploitation de bois, pour les besoins des négociants d'Aix (fin XVIII. siècle). Ainsi les radeliers de la Durance subvenaient-ils, pour une bonne part, aux besoins en bois de la Basse-Provence (126). Même quand ce flottage n'était pas alimenté par les forêts du pays lui- même, il constituait un commerce de transit qui pouvait rapporter des profits à la région traversée. En effet, d'une part, les entrepreneurs du transport pouvaient être hauts- provençaux : le 14 décembre 1639, Pierre Turcon, de Mirabeau (canton des Mées), et Honoré Baille, de Volonne, s'engagent vis-à-vis de Nicolas Brandi, prieur de la chartreuse de Durbon, pour la somme de 288 écus d'or, représentant le prix de 26 radeaux en bois de sapin ; les deux preneurs, qui, vu l'importance du contrat, s'étaient associés avec trois autres marchands de Volonne, se donnaient, en conclusion, pouvoir entre eux « de vendre, conduire et débiter le dit bois en telles villes et lieux qu'ils trouveront leur profit » (127). D'autre part, ces radeaux de bois devaient payer de nombreux droits de péage : à la Bréole, à Thèze, à Sisteron, aux Mées, à la Brillanne, pour ne parler que des postes installés sur le territoire actuel des Alpes-de-Haute-Provence (128). A vrai dire si ces péages enrichissaient quelque peu les riverains de la Durance, ils contribuaient à alourdir énormément le prix de revient du radelage. J. Billioud calcule, pour un transport de bois effectué en 1587 de Boscodon à Marseille, que le prix du bois augmentait en cours de route de quinze fois par rapport à sa valeur sur pied, la dépense totale s'élevant à 521 écus, sur lesquels les vingt péages devaient entrer pour une quarantaine d'écus (129). Sans doute, au cours des derniers siècles de l'ancien régime, ces droits de péages allèrent-ils en s'amenuisant, mais il n'en reste pas moins que le coût élevé du radelage sur la Durance fut en définitive la cause de sa disparition. Le flottage du bois est relativement connu, mais il s'accompagnait du transport d'autres marchandises par voie d'eau ; si les documents sont encore plus rares à son sujet, ce dernier apparaît néanmoins nettement ici ou là. L'auteur de l'Histoire d'Embrun écrit ainsi : « Ces radeaux sont quelque- fois chargés de blé ou d'autres marchandises » (130). Archard s'exprime à peu près dans les mêmes termes : « Sur ces radeaux partant de la Bréole, on porte quelquefois du blé » (131). C. Reymond dans son histoire de Volonne, se réfère à un acte passé par le notaire A. Mercadier le 1er novembre 1741, entre des radeliers et des commerçants pour un transport de blé de Sisteron à Meyrargues, à la suite d'un naufrage ayant causé une perte de plus de treize charges de blé: ce naufrage avait été provoqué par un grossissement de la Durance (132). Un marchand de Digne, Antoine Martiny, écrit en septembre 1774 à des négociants de Crest en Dauphiné, pour s'excuser du retard d'une expédition de laine : « Par raport à notre rivière, qu'il n'y avait pas assés de l'eau, il falut attendre les pluyes » (133). Voila qui évoque bien les aléas d'une navigation dont l'existence s'étendit peut-être sur plusieurs millénaires. Enfin, Esmieu, dans son Histoire des Mées, signale que l'excédent de consommation de l'avoine est vendu aux auberges du voisinage ou transporté par radeaux sur la Durance, dans les Bouches-du-Rhône (134). Les statistiques nous renseignent un peu sur le nombre d'hommes employés au radelage. En 1812, il s'en trouvait 15 dans l'arrondissement de Castellane, 16 dans celui de Barcelonnette, 14 dans celui de Forcalquier ; ces derniers sont intitulés « hommes de mer employés à la navigation ». La statistique de l'arrondissement de Sisteron indique seulement : « Il n'y a dans cet arrondisse- ment que des hommes qui se livrent au flottage sous le nom de radeliers, c'est- à-dire conduisant des radeaux de bois propres à la construction » (135). Si peu nombreuses que soient à travers les textes les échappées sur ce mode de transport, elles n'en laissent pas moins entrevoir son existence, mais il y a gros à parier que ce n'était pas le radelage du grain ou autres marchandises qui pût faire griève concurrence aux muletiers. Il n'était donné qu'à la machine d'interrompre de telles traditions, si anciennes et si immuables qu'elles sem- blaient devoir être éternelles, - et nous joindrons, dans la même évocation mélancolique, les longs cortèges de mulets serpentant à flanc de montagne et les files de radeaux sinuant au gré des ondulations reptiliennes de la Durance. Si la Haute-Provence a été longtemps un pays arriéré pour les communi- cations, routières ou autres, il dut en être ainsi également pour les relations postales. Nous n'avons pas la liste des bureaux de poste au XVIIe ou au xyio" siècle, mais leur nombre fut certes restreint. Par comparaison, indiquons que les Hautes-Alpes durent en avoir une demi-douzaine de permanents à la fin du XVIIIe siècle (136). A travers les textes, peu nombreux et peu explicites, nous décelons ça et là les traces d'une organisation postale. Son aspect rudimentaire, embryonnaire, suscitait d'ailleurs des protestations à la fin du xvm8 siècle. En 1788, les consuls de Colmars, adressent un mémoire ainsi rédigé au directeur général des postes, à Paris : « La ville de Colmars en Provence est chef de viguerie. C'est une petite place de guerre où il y a état major et garnison. Elle a aux environs nombre de lieux essentiels et assez peuplés ; elle est d'ailleurs frontière de la comté de Nice appartenant au roy de Sardaigne. Sa correspondance est directe avec le bureau des postes aux lettres établi à Digne, mais les lettres ne lui arrivent que par un piéton une fois par semaine, qui souvent en temps d'hyvert à cause des neiges, fait un service peu exact et met la ville et ses environs en cas de souffrir dans leurs affaires. On s'est flatté, dans un temps, que, les postes s'étant multipliées dans tout le royaume, on aurait fait jouir la viguerie de Colmars du même avantage en luy accordant deux postes par semaine, comme on a fait dans les principales villes circonvoisines telles qu'Entrevaux, Castellane, Seyne et Barcelonnette, ces trois dernières jouissant même de trois postes, mais la viguerie a été privée jusques à aujourd'hui de cette faculté si essentielle à l'intérêt public... » (137). Ainsi il semble bien qu'à la fin du XVIIIe siècle une grande partie du département ait été encore dépourvue de bureaux de poste. Celui de Digne avait à sa tête un « directeur des postes » ; en 1788, c'est le sieur François Balthazar Castel (138). Manosque devait également avoir un bureau : en 1782, on y trouve un piéton, Jean Beaume (139). En 1717, à Forcalquier, existait déjà un «bureau des lettres» : son directeur est Jean Giloux (140). Sisteron, Riez et Castellane, vraisemblablement étaient également pourvues. Il est cependant à noter que, bien antérieurement au xviii" siècle, on aperçoit des traces d'un embryon de service postal : en 1572, une cause civile mentionne un certain Louis Gallice « chevaucheur pour le roy à la poste de Saint-Etienne » (141) ; en 1664, cause d'un marchand contre un « porteur de lettres », de Forcalquier (142). En 1674, l'évêque de Glandèves, Mgr Ithier, suscite l'établissement d'un courrier, de concert avec les seigneurs de Guillaumes et d'Annot ; un conduc- teur se rendait d'Entrevaux à Aix deux fois par mois, avec un convoi de mulets ; il était rémunéré suivant un tarif variant avec la nature des transports et qui était de deux liards par correspondance (143). Quoiqu'il en fût, les progrès ne se firent qu'avec beaucoup de lenteur. A Puimoisson, malgré des démarches réitérées, en 1830 il n'y avait encore pas de bureau de poste. « C'était le valet de ville, Pantaléon Coulet, qui, trois fois par semaine, allait chercher à Riez la correspondance de Puimoisson et recevait, de ce chef, un traitement de 20 francs de la commune et 5 centimes par lettre distribuée. Il se produisait forcément des retards préjudiciables, surtout aux nombreux habitants des campagnes, qui, n'ayant pas l'avantage d'une distri- bution à domicile, devaient venir eux-mêmes prendre leur correspondance chez le piéton ». Le bureau de poste ne fut installé qu'en 1858 (144). Dans la même commune, en 1773, comme il n'y avait pas de receveur des postes et que, parfois, le distributeur était illettré, on avait fait confectionner une boîte servant au transport des correspondances de Riez à Puimoisson et vice-versa (145). En 1815, le courrier de Paris n'arrivait à Digne qu'une fois par mois ; plus tard, il arriva quatre ou cinq fois par mois ; sous la Restauration, gros progrès, il arriva trois fois par semaine (146). Devant une telle déficience de l'organisation postale, les particuliers s'arrangent comme ils peuvent. Faute d'une périodicité assez rapide et d'un quadrillage postal assez serré, l'on a recours à des « commodités », c'est-à-dire à des occasions : tantôt c'est un voiturier, tantôt un soldat, tantôt un prédicateur de carême, tantôt un mendiant, etc. etc. Les particuliers ont leur petit circuit postal à eux : un ecclésiastique ayant un bénéfice au diocèse de Die correspond avec son frère qui habite Thorame- Haute par l'intermédiaire d'un ecclésiastique du même diocèse et originaire de Digne (147). Sous la Restauration, encore, l'on envoie une lettre de Barcelon- nette à Arcis-sur-Aube par l'intermédiaire d'un petit montagnard qui va rejoindre son père. Il sera à Arcis dans six ou sept semaines et porte les lettres dans sa boîte à marmottes ! (148). On devine aisément dans ces conditions, les retards, les aléas et les pertes qui pouvaient affecter la correspondance. Le 11 février 1754, le curé d'Ubraye s'adresse ainsi à son correspondant, Esprit Tronquet, de Moustiers : « Si je n'ay pas répondu plus tôt à votre lettre [de vœux pour la première année], c'est le deffaut des commodités qui en a été la cause. Nous sommes fermés par la nège de tous les côtés, de façon que les commodités pour Castellane sont extrêmement rares. Je saisis celle-ci avec empressement pour m'acquitter de mon devoir. Si je pouvais vous écrire par la poste, je ne serais pas si tardif à vous répondre, mais comme je ne sçay pas si vous avez à Moustiers un piéton, cela fait que je n'ay peu jusqu'à présent me servir de cette voye » (149). En 1870, procès est mû contre Honoré Rebuffel «pour détention et suppression d'une lettre » qui lui avait été confiée par Honoré Bac « faisant les voyages de Castellane à Marseille» (150). Le 30 juillet 1747, le général de Cambis écrit : « Je ne suis pas surpris que les courriers ne passent plus si fréquemment par Entrevaux, il y a déjà quelque temps que M. le Maréchal me l'avoit annoncé à cause des bandits qui pourroient bien encore rôder dans ces environs ». Et en 1749, encore : « Mais dans la crainte que les porteurs de lettres, qui sont quelquefois des enfants, n'en eussent pas soin et le laissassent mouiller, j'ay mieux aimer le garder quelques jours de plus » (151). On voit par ces quelques exemples et le pittoresque et les inconvénients de toutes sortes qui, jadis, affectaient les relations postales. Là aussi, le monde a plus que changé, mais il faut avouer que la vie perd de son sel, de son piquant, à proportion qu'elle devient plus facile : pour nos ancêtres, une missive devait avoir bien plus de prix que pour nous. Ce fut à la Restauration expirante que l'on doit le pas décisif dans l'orga- nisation postale : la loi du 3 juin 1829 mettait sur pied l'énorme dispositif encore en vigueur actuellement. A partir du 1er avril 1830, 5 000 facteurs devaient recueillir et distribuer les lettres dans toutes les communes rurales du royaume, mettant ainsi fin à leur isolement (152). Cette loi, cependant, ne supprima pas toutes les déficiences postales, tant s'en fallait, et la presse s'en fait l'écho. Le 14 mai 1837, on lit ainsi dans le Journal des Basses-Alpes: «Elle est bien organisée dans notre vallée de Colmars, la poste aux lettres ! Elle marche comme les écrivisses (sic) à reculons ; les lettres destinées à Thorame, Beau- vezer, Villars, c'est-à-dire aux communes les plus riches, les plus peuplées, les plus industrieuses du canton, traversent d'abord ces communes pour aller à Colmars, d'où elles rétrogradent le lendemain par la voie du piéton. Il est vrai que ce n'est qu'un jour de perdu » ! Le 25 octobre 1846, le même journal indique que le courrier de Paris manquait à Digne depuis trois jours : « On se perd en conjonctures sur ce retard extraordinaire qui ne peut guère avoir été occasionné que par l'abondance des pluies qui règnent depuis si longtemps ». Malgré ces défaillances, les progrès se poursuivaient petit à petit : « Depuis le 14 mai 1846, le courrier de Paris au lieu d'arriver d'Aix vient d'Avignon. Les lettres de Paris qui n'étaient distribuées que le matin du 4e jour, le sont maintenant dans l'après-midi du 3e jour. Le courrier de Paris repart ensuite de Digne à minuit, ce qui fait pour aller et retourner de la capitale une économie de deux jours » (Journal des Basses-Alpes, 17 mai 1846). Nous n'avons, jusqu'à présent, énuméré que les désagréments externes, si l'on peut dire, des agglomérations de la Haute-Provence : défauts de routes, de postes, etc., mais les défauts internes ne manquaient certes pas. Les contemporains ne dépeignent pas, en général, villes et villages sous un jour bien reluisant. Millin, dans son voyage à travers le midi de la France (153), n'est guère flatteur : « La ville d'Aups n'offre rien de curieux ; elle est seulement un peu moins noire et moins triste que la plupart des autres villes de la Haute- Provence » (154). A propos de Riez, « cette ville est une des plus noires, des plus tristes et des plus maussades de l'ancienne Provence » (155). Senez est une ville « noire, triste » (156). Digne est « petite, mal bâtie ». Les villages allant de Digne à Sisteron « ont un air de misère et de vétusté qui contraste beaucoup avec le riant aspect de ceux des contrées méridionales de la Provence (157)... Pour Sisteron, vue de la rive opposée de la Durance « c'est un amas de hideuses masures élevées les unes sur les autres en amphithéâtre, et qui paroissent ne recevoir le jour que par des ouvertures longues et étroites comme les fenêtres des prisons » (158). Enfin voici Forcalquier : « Rien de plus noir et de plus tristes que l'intérieur de cette ville : les plus belles maisons sont bâties sur l'esplanade, hors de la porte : aucun monument ne peut y fixer la curiosité » (159). Cette dernière réflexion fait douter de l'impartialité de l'auteur et l'on doit estimer que son tableau est par trop assombri. Darluc, de son côté, décrit les villages au nord de Digne, comme tombant en ruines pour la plupart : « L'air de misère et de vétusté qu'ils présentent, a de quoi surprendre le voyageur qui vient de quitter les contrées riantes de la Provence méridionale » (160). Enfin pour couronner ce lot de jugements défavorables, citons qui l'eût cru ? Stendhal. Dans ses notes de voyages, il traite Sisteron, paraît-il, de « ville horrible et empestée » ! Il est de fait qu'à l'époque de Millin, et à fortiori, aux xvif et xvnf siècles, les cités de la Haute-Provence étaient encore, à peu de chose près, fort étroite- ment cantonnées dans leurs remparts du Moyen Age : elles n'avaient pas encore (ou peu s'en fallait) bondi au dehors. Telles Millin les a vues, telles, du moins pour une part, pouvons-nous les voir encore. Mais le romantisme uni à plus d'un siècle de banlieues miteuses, de villes tentaculaires et de mornes entassements de buildings, ont passé sur nous ; aussi bien le pittoresque et l'agencement structurel des anciennes cités nous frappent au point que nous en oublions le manque d'hygiène, de confort. Tant de façades suintant le passé par tous leurs pores noircis, tant de portes et de portails sculptés, surtout tant de compactes imbrications de toits aux tuiles d'un vieux rose grisâtre, ont un tel charme ! Il suffit de se promener dans les rues de Riez, de Sisteron, d'Apt, de For- calquier, d'Embrun, de Grasse, d'Entrevaux, d'Annot et de bien d'autres localités pour se croire transporté dans les siècles révolus, comme sous l'effet d'une baguette magique. Les ruelles assez sombres serpentent, s'enlacent, s'entrecroisent, coupant de massifs ensembles de maisons où nul espace n'est gaspillé. Si l'hygiène n'est guère respectée, à tout le moins le « fonctionnel » (pour employer le jargon moderne) se déploie partout : personne n'est jamais bien loin de son lieu de travail ; de petites places apportent les dégagements, les trouées nécessaires à la respiration collective et aux fontaines publiques ; les deux centres vitaux, l'un pour les besoins physiques, l'autre pour les besoins spiri- tuels : église et mairie, sont à la portée de tous les citadins. Dans leur enceinte qui les protège des dangers extérieurs, villes et villages forment de petits mondes clos, bien ordonnés et à la mesure de l'homme. Dans bien des cas, l'on peut avoir encore une image globale de ces microcosmes urbains. Assez souvent, les anciennes murailles subsistent par places, visibles ou plutôt, trouées de fenêtres, déguisées en façades de maisons,