PORTRAITS ET SOUVENIRS

ANDRÉ DAVID

Histoires de Sachs et de corde

A Robert delle Donne

ombreux sont ceux qui se souviennent encore d'un curieux * personnage qui défraya la chronique entre les deux guerres et dont surtout, mais Londres et New York également, furent les théâtres de ses aventures. Celui-ci ne vint pas, comme les jeunes ambitieux de Balzac, de sa province à la conquête de Paris: il était Parisien. On a dit de lui qu'il faisait penser à Rastignac ; certes, mais il lui aurait fallu être plus beau, plus calculateur et moins l'esclave de ses passions; plus fort, plus puissant, plus brutal et sans cœur. Il se rapprochait plutôt de Vautrin, en particulier lorsque Vautrin prend la forme de l'abbé Carlos Herrera, car dans ses multiples métamorphoses notre homme porta aussi la soutane. Comme la plupart des héros de la Comédie humaine, il eut des hauts et des bas ; tantôt on le voyait somptueusement vêtu habiter des palaces, dînant dans les grands restaurants, tantôt sans le sou, en velours côtelé, se nourrissant d'un sandwich. Mais celui qui fut réellement son modèle, duquel d'ailleurs il se rapprochait par sa corpulence, son élégance, son ironie, par ses goûts et sa fin tragique, c'était Oscar Wilde : mêmes yeux intelligents et doux, même mollesse dans le bas du visage. Sympathique, spirituel, capable de dévouement, il eut beaucoup d'amis, parmi lesquels des artistes, des écrivains morts aujourd'hui : , , Pierre Reverdy, Colette, André Gide, Coco Chanel, Pierre Fresnay, Violette Leduc qui a tracé de lui un inoubliable por• trait dans son livre la Bâtarde. Tous l'aimaient, bien que la plupart d'entre eux eussent été les victimes de ses indélicatesses d'argent, car il fut, hélas ! un escroc et peut-être pire, mais un ^escroc au petit pied sans envergure, au jour le jour, ainsi que nous le verrons plus loin. Ses indélicatesses, ses malversations, furent surtout les expédients d'un homme aux abois ; en effet, s'il avait vraiment eu la vocation d'un escroc, avec son intelli• gence, son charme et son imagination, il aurait fait fortune, ce qu'il ne fit jamais. Ce surprenant personnage s'appelait Maurice Sachs.

597 Capable du meilleur comme du pire, ce fut malheureusement le pire qui l'emporta. Extravagante fut sa vie ! On la connaît, il en a fait lui-même le récit. Tour à tour marchand de tableaux, acteur, courtier en bijoux {et dans quelles sinistres conditions si l'on s'en rapporte à la Chasse à courre.'), trafiquant d'or, direc• teur de collections littéraires, éditeur, conférencier, critique d'art, il joua chacun de ces rôles avec la plus parfaite conviction. Néan• moins, il fut avant tout un écrivain. Ses mésaventures rocambolesques, il les a lui-même racontées tout au long de son œuvre, dont la majeure partie est autobio• graphique. Certaines cependant ont été passées sous silence : ce sont peut-être les plus cocasses car il y a chez Maurice Sachs un vaudevilliste à la Labiche.

'est à l'hôtel Vouillemont, rue Boissy-d'Anglas, voisin du Bœuf Csur le toit, que je fis la connaissance de Maurice Sachs. Entre 1920 et 1939, à la veille de la guerre, la vie parisienne nocturne évolua sur les quelque cent mètres qui séparaient ces deux établisse• ments. Le Vouillemont compta des hôtes illustres. Verdi y composa Don Carlos. Paul Bourget, romancier du Disciple, célèbre en 1889, totale• ment oublié aujourd'hui, y vécut un temps durant la guerre de 1914. Camille Barrère, notre ambassadeur à Rome, mémorable dans l'his• toire de la diplomatie, y vint fréquemment. Pierre Louys, l'auteur des Chansons de Bilitis, y habita ; déjà presque aveugle, on le vit un jour descendre de taxi devant l'hôtel et, par un soleil de midi, gratter une allumette pour lire le prix marqué au compteur. Jean Cocteau s'y installa en 1936 ou 1937. Maurice Sachs bientôt l'y suivit, rajeunissant sans doute la vérité lorsqu'il prétend qu'il avait quinze ans quand Gérard Magistry le présenta au poète. Auparavant — vers les 1923 — Maurice Sachs vivait chez sa grand-mère, qui avait été mariée à Jacques Bizet, fils du compositeur de Carmen. Selon ses habitudes de tricheur, il brouille un peu les cartes pour dorer sa généalogie. J'en prends pour exemple le passage de la notice composée par lui-même pour Décade of illusion — Paris 1918-1928 qu'il publia à New York aux éditions Alfred Knopf. Il s'attribue Georges Bizet pour arrière-grand-père, ce qui fausse tout. Voici la traduction littérale du texte : « Son arrière-grand-père mater• nel est Georges Bizet, compositeur de Carmen. Sa veuve épousa Emile StraUs et, en tant que Mme Straus, devint une célébrité pari• sienne par son salon politique et littéraire. Beaucoup de traits de Mme Straus ont servi à Marcel Proust pour son personnage de Mme Verdurin. Son grand-père paternel était Georges Sachs, ami intime de Jaurès et d'Anatole France, également grand ami de Briand. Né en 1906, Maurice Sachs grandit donc dans ce milieu des écri• vains, des hommes politiques, des peintres de cette époque. »

598 De son mariage avec Georges Bizet, celle qui devint Mme Straus eut un fils Jacques Bizet. Celui-ci fut le second mari de la grand- mère de Sachs, ce qui ne suffit tout de même pas à créer un lien de parenté avec Maurice, dont la mère, née Sachs, se maria à un Allemand du nom d'Ettinghausen. Certes Maurice, enflammé d'une tendre admiration pour Jacques Bizet, l'imita jusque dans son ivrognerie et conçut à sa mort un chagrin déchirant. De même, tout en étant l'ennemi de sa mère, peu scrupuleuse, s'identifia-t-il à elle en copiant sa manie de signer des chèques sans provision. Celle-ci avait souhaité avoir une fille. Enfant, Maurice s'endormait avec l'espoir de se réveiller telle. Il est certain qu'il chérissait sa mère. Son affolement lorsqu'elle tenta de se suicider à Deauville le prouve, de même qu'il aimait sa grand-mère à laquelle il ne reprochait que d'avoir l'air jeune. En tout cas, c'est chez elle qu'il convia à dîner Robert délie Donne avec René Blum, frère de l'homme d'Etat, animateur des Ballets de Monte-Carlo qui connurent les plus vifs succès. René Blum fut très bon pour Maurice Sachs, qu'il aida de son mieux. Du reste, ce dernier en parle avec reconnaissance et monte en épingle le patriotisme du frère de Léon Blum, patrio• tisme qu'augmentait sa tendresse pour ce frère vénéré qu'il aurait cru desservir en quittant la France, patriotisme qui le conduisit jusqu'à la mort. Cette mort compte au nombre des millions de crimes des nazis. A ce dîner était également présent Robert Dreyfus, exégète de Marcel Proust. Peu après, Maurice Sachs partit pour l'Angleterre avec sa mère qui, raconte-t-il dans le Sabbat, risquait des ennuis pour un de ses chèques sans provision. C'était alors un garçon au physique plaisant, plein de vivacité, d'esprit et d'humour un peu moqueur. Il était habillé de vert de la tête aux pieds, complet veston, chemise, cravate, chaus• settes, de quoi prendre cette couleur en grippe, laquelle couleur se persuada-t-il lui causa malchance. Il n'avait pas entendu la mise en garde de Bernard Shaw : * Il ne faut pas être superstitieux, cela porte malheur. »

De l'hôtel Vouillemont, on allait donc en trois minutes de marche au Bœuf sur le toit. Celui-ci n'était pas né rue Boissy-d'Anglas mais rue Duphot dans des circonstances que Maurice Sachs a si brillamment racontées qu'il serait vain de songer à lui faire concurrence.

« Un Monsieur Schwartz s'était trouvé acheter un pas-de- porte rue Duphot, à l'endroit où se trouve actuellement le restaurant-la Cigogne, et, ne sachant pas positivement qu'en faire, pensait à en faire un bar. Ce Monsieur était lié avec le père d'un jeune musicien qui s'appelait Jean Wiener. M. Schwartz connaissant ainsi Wiener lui dit : « Que pour-

599 rais-je faire dans mon bar pour m'attirer une clientèle, n'y a-t-il pas dans vos relations quelques jeunes gens qui aient des talents ? » Or Jean Wiener allait aux déjeuners du samedi. C'était, sous l'égide de Cocteau, les réunions les plus gaies, les plus intelligentes et les plus fructueuses pour la jeunesse d'alors. Fargue, Valentine et , Raymond Radiguet, Satie, Marcel Raval, Milhaud, Auric, Poulenc, Honegger, Aragon, Breton, Germaine Tailleferre, Paul Morand, Tzara, Brancusi, Picasso, Marie Laurencin, Picabia, Irène Lagut, Charles et Suzanne Peignot, et nombre d'amis de ce groupe déjeunaient chaque samedi dans un petit restaurant de la place de la Madeleine; c'est là qu'une revue d'étudiants fondée par Marcel Raval est devenue les Feuilles libres que nous connais• sons, auxquelles les écrivains les plus singuliers de l'époque ont collaboré ; c'est là qu'on parla d'abord des Mariés de la Tour Eiffel et des Ecrits nouveaux. C'est là que de 1918 à 1923 on discuta de tout ce qui souleva ensuite le plus de discussions dans le public. C'était la grande époque de Cocteau. Il était jeune, charmeur, éblouissant, amoureux et mieux entendu que personne à tirer de chacun 'son maximum. On « faisait des choses », « des drôles de choses », disait Valentine Hugo, « dés choses fourneau », disait parfois Satie. Mais les choses se faisaient. Il n'y fallut qu'une heure pour faire un bar. Un mois plus tard s'ouvrait Gaya dans le local couvert de céramiques comme un lavabo. Wiener tenait le piano, Cocteau s'était fait prêter par Strawinsky un matériel complet de drum. Il y vint dès le premier soir tous les cama• rades du 'samedi et tous leurs amis ; le deuxième jour on n'avait plus une place libre; quand le prince de Galles, de passage à Paris, s'y trouva assis entre Arthur Rubinstein, la princesse Murât et cent autres personnes des Ballets Russes, un grand jeune homme blond qui s'appelait Louis Moysès, et qui était venu avec ses sœurs de Charleville pour aider M. Schwartz, comprit le premier que l'engouement d'un public élégant pour un endroit simple, étroit, mais à la lettre plein d'esprit, était durable, et il pensa aux possibilités de s'agrandir assez pour recevoir ceux qui se voyaient tous les soirs refuser l'entrée d'une salle où il était difficile de respirer dès dix heures. C'est ainsi que Gaya se transporta le 15 décembre 1921 au 28 de la rue Boissy-d'Anglas et devint le Bœuf sur le toit, car Moysès avait vu que Cocteau lui porterait bonheur. (C'est par ce même fétichisme qu'il a ouvert ensuite le Grand Ecart et les Enfants terribles...) » (1)

(1) Au temps du Bœuf sur le toit.

600 N'oublions pas que le Bœuf sur le toit est le titre d'une chanson folklorique d'une série d'airs brésiliens pour deux pianos de Darius Milhaud que Cocteau retint pour accompagner, je crois, une farce clownesque.

aurice Sachs est légendairement connu en tant qu'escroc, alcooli• Mque, caustique plus que méchant à fleur de peau, mondain, lâche voire même veule. Mais qui connaît vraiment le Sachs réelle• ment bon, délicat en amitié, capable d'innombrables gentillesses, ren• dant spontanément service et vous faisant des cadeaux avec l'argent qu'il venait de vous prendre ? Si on lui disait : — Maurice, rends-moi l'argent que je t'ai prêté, il ne vous le rendait pas, mais si on lui disait : — Maurice, prête-moi telle somme, il vous la donnait immédia• tement, quitte à l'emprunter à quelqu'un d'autre. Au physique, c'était un homme brun, plutôt grand. Jeune, il avait été ce que l'on a coutume d'appeler un joli garçon. Ses traits étaient fins, le nez petit, la bouche petite, mettaient en valeur des yeux intelligents dont le velours reflétait une certaine douceur et même de la tendresse. L'ensemble était cependant sans volonté et le visage naturellement mou s'empâta vite, empâtement que l'on ne peut même pas attribuer à l'âge puisqu'il n'avait que trente-neuf ans au moment de sa mort en avril 1945. Dès sa jeunesse, le corps eut tendance à l'embonpoint et devint, avec l'abus de l'alcool, gras et flasque. Les cheveux tombèrent et les dents, tôt gâtées, tombèrent également. Ainsi s'est-il dépeint lui-même à la fin du Sabbat. Maurice Sachs ressemblait à Oscar Wilde, comme je l'ai dit au début, aussi bien dans le temps de sa fraîcheur que dans celui de sa déchéance. Cette ressemblance il la cultivait car il admirait beaucoup l'auteur de Dorian Gray. Au moral, Maurice Sachs était sincère quand il prenait de bonnes résolutions après de terribles excès, par exemple un jour qu'il avait bu vingt-cinq whiskys avec F. de G. Alors, il décidait de changer d'existence, de cesser de boire, d'être honnête, de résister à son penchant effréné pour le plaisir, de se consacrer désormais à son métier d'écrivain. Lors de sa conversion religieuse, il y eut une période durant laquelle sa conviction était vraie. L'abbé Pressoir, qui l'instruisit au séminaire des Carmes, ne s'y trompa pas. Dans le Sabbat, il a brossé un auto-portrait aussi hallucinant que celui de Dorian Gray, en état de décomposition :

« Le Maurice Sachs qui a laissé de fâcheux souvenirs dans bien des mémoires (et quelques bonnes impressions dans certaines autres) et un mélange de bien et de mal ailleurs, le Maurice Sachs louche, fuyant, combinard, ivrogne, prodigue,

601 désordre, curieux, affectueux, généreux et passionné, ce Mau• rice Sachs qui s'est formé toujours un peu malgré moi, mais avec ma complicité et qui a donné ce personnage parfois répu• gnant, souvent attachant, auquel je donne tant d'importance parce qu'il est quand même moi, ce Maurice Sachs que j'ai depuis battu, humilié, sevré, puis encouragé à mieux faire, dont j'ai essayé de canaliser les pires défauts et de développer les qualités, cet homme chez lequel je n'ai moi (parce qu'il me tenait plus à cœur que quiconque) jamais renoncé à retrouver la dignité humaine avec son cortège de vertus, cet homme qui ne porte pas mon nom véritable, mais dont je ne puis plus changer l'état civil pour lui rendre le mien, parce que nous avons fait trop de route ensemble, ce Maurice Sachs dont j'espère qu'il écrit ici avec cette main qui est la sienne et la mienne la confession qui clôt un cycle de notre vie, date vraiment de ces premiers jours de l'année 1922, quand je revins d'Angleterre (2). »

Plus loin dans le même ouvrage, il poursuit sa cynique confes• sion :

« Je vendis pour boire le peu que je possédais ; quel affreux et scandaleux spectacle je donnais un an durant, ventripotent, pâle, barbu, vêtu de loques et démuni, je traî• nais de maison en maison, incapable de rien faire, riant grassement après quelques verres, morfondu par la plus courte continence. Je regardais parfois dans la glace mon œil glauque, dans lequel nageait ma prunelle comme une huître morte, ou mon ventre blanc et gonflé comme celui d'un âne mort, mes pieds que dévorait une pelade nerveuse, mon sexe rabougri par les services infâmes ; je n'osais pas inspecter l'âme, et je m'accoudais quelquefois en criant à l'intérieur de moi : m..., m..., m..., mais cela n'y changeait rien. Cette honte-là est bien pire que le malheur. J'ai fait d'affreuses choses ces jours de honte. Et je volais aussi pour boire; je rebuvais pour revoler; c'était un cercle infâme. »

L'alcool, il en connaît les pièges et les abîmes. Aussi en parle-t-il en connaissance de cause et en termes combien bouleversants à propos d'Utrillo :

« D'année en année, l'alcool s'emparait davantage du pein• tre. On le voyait saoul dans les rues, mis en prison, puis relâché, pour retomber bientôt dans ses excès. Il fut mis à

(2) Le Sabbat, pages 96 et 424.

602 l'hôpital ; il s'enfuit mais retrouvé on l'enferma de nouveau. Toute sa vie fut circonscrite en un terrible cycle : son besoin de peindre, son besoin de boire. Ah ! comme il est facile de rire et de condamner ! Seuls ceux qui ont connu l'attirance de l'alcool peuvent parler : le verre avalé sur un estomac vide pour retrouver l'équilibre, encore un, puis encore un autre; le brouillard qui se dissipe dans une tête lourde et lui rend un moment de clarté ; le cou douloureux, les paupières lourdes et comme léthargiques; l'excitation qui soudain envahit et bouscule d'un endroit à l'autre ; puis la longue nuit de sou• venirs et l'écrasant sommeil qui précipite l'âme dans l'oubli ; un nouveau réveil avec la langue comme enveloppée d'ouate et encore un verre d'alcool pour laver l'alcool de la veille et recommence tout le terrifiant cérémonial de l'alcoolique. Seuls ceux qui dans le whisky, le brandy, l'absinthe ont trouvé le pire d'eux-mêmes peuvent imaginer les tourments par lesquels Utrillo et Modigliani sont passés. »

T 1 serait curieux de comprendre comment Maurice Sachs parvint à duper tant de gens. Sans doute par le don qu'il possédait d'ins• pirer la sympathie et, aussi étrange que cela puisse paraître, la confiance. Tout commence avec les cinq mille francs de la cuisinière qui avait été durant de longues années au service de sa famille. Lorsque Maurice Sachs entreprit de se lancer « dans les affaires », la vieille cuisinière se confia à lui : — Mon petit Maurice, vous qui êtes maintenant dans les affaires, peut-être pourriez-vous faire fructifier mes petites économies? Il s'agit de cinq mille francs (1924-1925). Je vous les remets. — Bonne idée, répondit Maurice. J'ai justement d'excellents tuyaux financiers. Confiez-moi vos fonds. Les cinq mille francs sont aussitôt dépensés en achat de cravates et bus au Bœuf sur le toit. Le temps passe. La cuisinière s'informe : — Maurice, et mon argent ? — Tout va bien, ne vous inquiétez pas, réplique-t-il. Enfin, un jour, la cuisinière se fâche et réclame son bien. Acculé, Maurice Sachs emprunte cinq mille francs à Cocteau et rembourse la cuisinière. A quelque temps de là, Jean Cocteau, lui-même un peu gêné, insiste à plusieurs reprises pour être remboursé. Sans suc• cès. Il faisait alors des dessins pour Chanel et recevait, si je ne me trompe pas, dix mille francs par mois. Il avait d'ailleurs introduit Sachs chez Chanel. Celle-ci le chargea de composer une bibliothèque et enga• gea une dépense qui monta jusqu'à 60.000 F (de l'époque) par mois. « J'avais un appartement, écrit Maurice, des tableaux, une voiture, un secrétaire, deux domestiques, un masseur, des amoufs coûteuses. Je passai des nuits au cabaret, des après-midi chez le tailleur ; j'achetai

603 des livres, des bibelots et ce fut peut-être le moment de ma vie où j'eus le plUs d'agrément physique. » Une fois qu'il se trouvait dans la maison de couture de la rue Cambon, il surprit une conversation téléphonique de Cocteau priant la comptabilité de lui faire parvenir sa mensualité. Maurice eut alors l'idée de se présenter chez le caissier qu'il connaissait et lui déclara : — Je déjeune chez Jean Cocteau tout à l'heure. Il vous serait obligé de me remettre sa mensualité de dix mille francs. Ce qui fut fait. Maurice se dépêcha chez Cocteau et lui dit : — On raconte que je ne paie jamais mes dettes. Je le reconnais. Mais pour vous je fais une exception. Vous m'avez prêté, il y a longtemps, cinq mille francs : les voici. Et il empocha la différence, soit cinq mille francs. Maurice Sachs avait fait la connaissance de Max Jacob chez Robert délie Donne. Vite, ils se lièrent de grande amitié. Bien que Cocteau l'eût prévenu paraît-il : « Méfie-toi de Maurice, c'est un charmeur ; il charme même Dieu », Max se laissa subjuguer. Il habitait rue Nollet l'hôtel du même nom et tirait plus ou moins le diable par la queue. Un jour, Maurice dit à Max : — J'ai une affaire pour toi. Je connais un Père jésuite belge qui désire une vingtaine de gouaches, des sujets religieux, évidemment. Ton prix sera le sien mais il est assez pressé. Je pars ce soir pour la Belgique et te téléphonerai pour plus de détails. Le lendemain, Max Jacob est appelé au téléphone : — Allo, Monsieur Jacob, on vous parle de Bruxelles. Suit la voix de Sachs : — Allo, c'est toi Max? C'est Maurice. Je te passe le Père Un tel. — Allo, Monsieur Jacob ? — Oui, mon Père. — Voilà : M. Sachs m'affirme que vous pourriez composer pour moi assez rapidement une vingtaine de gouaches d'inspiration reli• gieuse. — Mais parfaitement, mon Père. — Le prix ? Eh bien, Monsieur Jacob, je puis vous offrir tant par gouache. Vous pourriez les remettre à M. Sachs qui vient souvent ici. — C'est entendu, mon Père. On aura compris que le coup de téléphone était donné du café du coin par Maurice Sachs lui-même avec la participation d'un copain qui tenait le rôle du Père jésuite. Vingt-quatre heures plus tard, Maurice apparaissait chez Max Jacob. — Alors, tu es content Max ? Mets-toi au travail car le règlement n'interviendra que lorsque tout aura été livré. Les gouaches furent bien livrées à Maurice Sachs mais le règlement n'eut jamais lieu. Une fois que Max Jacob déjeunait chez Gaston Gallimard, il vit accrochées au mur toutes les gouaches religieuses. Sachs les avait vendues à Gallimard. J'ignore ce qui se passa mais

604 j'imagine que Max Jacob pardonna car, chose extraordinaire, personne ne pouvait faire autrement que de pardonner à Maurice Sachs. La gouache était monnaie courante pour le poète-peintre qui était en 1925 un mélange de diable et d'ange, mais à l'époque à laquelle je remonte le diable l'emportait le plus souvent sur l'ange. Il vivait déjà à Saint-Benoît-sur-Loire. Avec deux de ses amis, Gérard Magistry et Alfred Ottoni, Robert délie Donne décida de le visiter dans sa retraite bénédictine. Ce dernier projetait d'acheter une petite auto et de faire un tour en Bretagne en compagnie de Max que cette randonnée enthousiasma au point qu'il proposa : — Je vais te faire des gouaches pour t'aider à acheter la voiture. En effet, une demi-douzaine de ses œuvres facilitèrent l'achat de la petite voiture. Lors d'une réunion des « Amis de Max Jacob », Gérard Magistry a décrit sur l'antenne de France-Inter l'accoutre• ment de celui-ci qui les attendait à Saint-Benoît en pantalon de velours côtelé, sabots, redingote, foulard assorti aux chaussettes rouge vif, grosse casquette à carreaux et monocle. Les trois amis demeurèrent deux jours à Saint-Benoît à l'hôtel près de la basilique où Max occu• pait une petite chambre transformée en atelier dans laquelle il pei• gnait et écrivait. Ils partirent pour Douarnenez. Max Jacob y connais• sait, expliqua-t-il, un jeune poète de talent, Pierre Colle, fils d'un peintre local, alors âgé de dix-sept ans et rêvant de la conquête de Paris après avoir fait, deux ans auparavant, celle d'une fille du pays. Plutôt sympathique, l'air rusé, très sûr de lui, il abandonna bientôt la poésie pour laquelle il n'était d'ailleurs pas doué, devint marchand de tableaux et réussit très bien. L'excursion les amena jusqu'à Quimper où sa mère et son frère étaient installés antiquaires. Devant sa mère qui le considérait plutôt comme un raté, puisqu'il n'était pas commerçant, Max se sentait très petit garçon. Le voyage fut une extrême réussite, Max Jacob étant d'une cocasserie inimitable. Un soir, il se déguisa avec un drap et des serviettes éponge et se mit à danser, mimant, disait-il, l'éveil du printemps ; en réalité, il ressemblait à une silhouette comique d'un dessin animé de Walt Disney. Revenu à Paris, dans sa chambre de l'hôtel Nollet, il parle à ses amis d'un écrivain qui vient d'être très malade. Il s'emporte : — C'est un emm... qui se plaint et se lamente sans arrêt. Qu'il crève ! A ce moment précis, on frappe à la porte. C'est l'écrivain dont il était question. Sans se troubler, Max continue : — Ah ! c'est toi, mon chéri. Justement, je parlais de toi. Une image assez exacte de Max Jacob vu de l'extérieur a été donnée par la vieille mendiante du Sacré-Cœur quand le poète logeait très pauvrement à Montmartre, rue Ravignan, je crois. Le matin, on le voyait agenouillé, les bras en croix sur les dalles de la basilique, et le soir on le voyait dans les bistrots. Quand la vieille mendiante

605 l'apercevait le matin venant faire ses dévotions, elle lui lançait au visage : — C'est ça ! L'église le matin, la bombe le soir !

omme je l'écrivais plus haut, Maurice Sachs avait le don d'ins• Cpirer confiance même à ceux qu'il venait de tondre. Le comporte• ment de Mme L... le prouve. Dînant chez des amis qui lui font le récit des innombrables indélicatesses, combines et escroqueries de Sachs, elle manifeste le désir de rencontrer un personnage aussi éton• nant. Celui-ci lui fut donc présenté. Deux jours plus tard, les amis qui ménagèrent la rencontre apprirent non sans stupéfaction que Mme L... venait de confier une somme de 800.000 francs de 1941 au beau par• leur qui l'avait éblouie en faisant miroiter à ses yeux le mirage de je ne sais quelle affaire sensationnelle. Inutile d'ajouter qu'elle ne revit jamais le premier sou de ses 800.000 francs. Poursuivi par une meute sans cesse grandissante de créanciers, fuyant d'hôtel en hôtel et laissant dans chacun de lourdes ardoises, jamais il n'aurait pu souffler, reprendre des forces s'il n'avait eu le havre du Vouillemont, où il était toujours assuré de trouver asile, amitié, pardon. Au Vouillemont, un nommé Joseph incarnait le type parfait du barman, non seulement dans sa confection des cocktails mais encore dans sa connaissance des chevaux gagnant aux courses, des bons restaurants, des maisons accueillantes, enfin le guide idéal pour Américains désireux de jouir du gai Paris. Habitué du bar, Maurice Sachs devint, bien entendu, son « copain ». Une famille de riches Américains qui séjournait à l'hôtel et fréquentait assidûment le même lieu, séduite par les talents du barman, proposa à ce dernier d'entrer à son service et de l'emmener aux Etats-Unis. Son voyage et tous ses frais devaient lui être payés. Ravi de l'aubaine, Joseph accepta d'enthousiasme et il fut convenu qu'il rejoindrait ses nouveaux patrons quelques jours après leur départ pour New York. Sachs, ayant assisté à l'entretien, profita du jour de sortie de Joseph pour tenir au client américain à peu près ce langage : — Vous avez bien raison de prendre Joseph à votre service : c'est un barman d'expérience mais voyez-vous il joue aux courses, et si vous lui remettez l'argent de son voyage il est capable de le perdre et vous ne le reverrez jamais. Moi-même je pars pour les U.S.A. à telle date (ce qui s'avérait vrai). Remettez-moi cet argent et je m'engage à vous amener Joseph. Aussitôt dit, aussitôt conclu, le whisky aidant. Le lendemain, notre Américain informa Joseph, à la satisfaction de celui-ci, qu'il partirait en compagnie de « mister » Sachs qui se chargeait de tout. Un peu avant la date fixée, Maurice prévint Joseph : — Nous partons tel jour sur tel paquebot. Rendez-vous gare

606 Saint-Lazare au train maritime. Tous vos papiers sont-ils bien en règle ? — Oui, Monsieur Sachs. — Bon. Surtout soyez exact. Au jour et à l'heure dits, Joseph est là. Il arpente le quai de la gare. Le temps passe. Personne. Joseph s'inquiète, s'impatiente. L'heure du départ approche. Pas l'ombre d'un Sachs. Le train est parti. Que s'était-il passé? Maurice avait bien pris le train, mais la veille !

aurice Sachs aurait pu être le héros d'un roman picaresque, Mgenre Gil Bios qu'il relisait d'ailleurs par intermittences. Nous l'aurons connu tour à tour marchand de tableaux, écrivain de gauche chez Gallimard, acteur-auteur, interlocuteur communiste de Maurice Thorez en 1936, séminariste, clochard, trafiquant d'or et de bijoux pendant l'occupation. Le marchand de tableaux se présentait en veston bleu croisé, œillet à la boutonnière, chemise blanche, cravate noire, lunettes d'écaillé, une petite loupe dans son gousset pour examiner de près les tableaux, l'air anglo-américain, toujours prêt à sortir son carnet' de chèques. Il recevait les vendeurs et les acheteurs dans le hall du Vouillemont. Un chasseur interpelait : « On demande M. Sachs au téléphone de New York. » C'était revêtu d'un costume de velours côtelé, chaussé de gros godillots militaires, qu'il se rendait rue Sébastien-Bottin aux Editions Gallimard où il faisait partie du comité de lecture. A l'instar d'André Gide, il flottait dans une cape de loden. Ses poches étaient bourrées de manuscrits. Paupières baissées, démarche lente, le bréviaire à la main, le geste plein d'onction, le coup de chapeau large, voilà le séminariste Sachs qui brigue le titre d'abbé. Toujours dans le hall du Vouillemont, il donne audience aux ecclésiastiques de tous âges qui viennent le consulter. Grâce à Pierre Fresnay, il obtiendra de traduire de l'anglais une pièce à succès de Terence Rattigan, French without tears, dont le titre français deviendra l'Ecurie Watson, et ce sera lui le professeur Watson en veston de sport et cravate aux vives couleurs d'une grande école britannique. Après le Sachs communiste des années du Front populaire, il y aura le Sachs clochard des périodes sombres, alcoolique sans argent dans un costume élimé, couvert de taches. Il ne faut pas pour autant déduire de ces métamorphoses que Maurice Sachs était un simulateur, un hypocrite. C'était un caméléon. Il épousait un personnage et s'incarnait totalement à son état civil et à ses fonctions professionnelles ou irrégulières. Tout y était. Pas un bouton ne manquait à ses uniformes fantaisistes. Il adoptait avec exactitude le langage et les gestes du héros choisi. A chacune

607 de ses transformations — que d'aucuns eussent qualifiées d'arlequi- nades — il croyait, dur comme fer, qu'il avait trouvé sa voie et que c'était cela pour quoi il était fait. Doué d'un solide appétit dans tous les domaines, il cédait aux multiples sollicitations, incapable de résister à la moindre jouissance, et pouvait faire sien i'aveu d'Oscar Wilde : « Je résiste à tout sauf à la tentation ». Sans doute est-ce là ce qui le perdit et causa sa fin tragique.

aurice Sachs avait à la Bibliothèque nationale un ami marié à Mune femme riche. C'était un homme sévèrement vêtu de noir, feutre penché sur l'oreille, cultivant une certaine ressemblance avec Alfred de Musset, barbe soignée, regard langoureux, amateur de belles- lettres. Son amour de la littérature et son besoin d'épanchement le rapprochèrent de Maurice qui avait aussi le don de susciter des confidences et qui, en visite chez lui, aperçut au mur un ravissant portrait de femme peint par Boldini. — Il est vraiment joli votre Boldini. — Oui, je l'aime beaucoup. — N'en seriez-vous pas vendeur? tâta Maurice. Je suis juste• ment en rapport avec un acheteur américain qui collectionne des tableaux de cette période. — En principe, non, répondit son interlocuteur, mais tout dépen• drait du prix. Sachs se fit alléchant : — Je me fais fort de vous en obtenir un maximum. Confiez-le- moi quelques jours afin que je puisse le montrer. Attiré par l'appât du gain, l'autre accepta : — Soit, emportez-le mais n'oubliez pas que je ne m'en séparerai que pour un très gros prix. — Comptez sur moi. Dès que j'aurai vu mon acheteur, je vous téléphonerai. Et il s'en va, le Boldini sous le bras. A cette époque, vers les 1930, venait souvent au Vouillemont un habitué des champs de courses, Maurice Pagnier, qui avait fini par croire qu'il s'appelait réellement Maurice de Noisay, pseudonyme sous lequel il avait publié un ou deux recueils de poésies. Ce char• mant snob eut l'imprudence de s'ouvrir un jour à Sachs : — Maurice, j'ai actuellement un peu d'argent disponible, oui, les courses m'ont été favorables ces derniers temps. Si vous voyez — vous qui êtes dans les tableaux — une affaire intéressante, vous comprenez ce que je veux dire : un bon placement, soyez gentil, pensez à moi. Le lendemain même de sa visite chez le possesseur du Boldini, Sachs rencontra Maurice de Noisay qui dînait au Vouillemont à la table des délie Donne et il lui proposa tout de go : — J'ai une excellente affaire pour vous : un Boldini apparte• nant à des gens dans le besoin. On l'aurait donc pour une bouchée

608 de pain : cinquante mille francs. L'affaire est d'autant plus intéres• sante qu'il me sera possible de vous racheter le tableau avec un béné• fice non négligeable ; en effet, j'attends mon acheteur américain qui m'a annoncé sa prochaine arrivée à Paris. — D'accord. Voici les cinquante mille francs. Le soir même Sachs appelle le propriétaire du Boldini au télé• phone : — Tout va bien. J'ai une offre de cinquante mille francs. C'est un très bon prix. — Je vous laisse traiter, répond-il satisfait. Une semaine se passe, puis deux. Notre homme s'étonne et réclame. — Ne vous tourmentez pas, le rassure Maurice Sachs. J'attends le chèque de mon Américain. Mais c'est du tout cuit. Il s'agit d'un très riche collectionneur. Il n'y a aucun risque. Quinze jours plus tard, Sachs rencontre Noisay. — Ça y est, mon cher. Mon acheteur américain est à Paris. Redonnez-moi le Boldini. Je crois que je vais vous avoir un profit substantiel. Et le Boldini retourne chez Sachs qui a Noisay au bout du fil : — Soyez content, cher ami. J'ai une offre de soixante-quinze mille francs. — Parfait. Merci Maurice. Mais il faut que vous gagniez votre vie. Combien pour vous ? — Voyons, proteste Sachs, jamais entre amis ! Le Boldini fut vendu trente mille francs à je ne sais quel marchand de la rue La Boétie. Son propriétaire initial ne vit jamais la couleur de son argent, le prétendu acheteur étant reparti pour les Etats-Unis ! Maurice de Noisay se fâcha et menaça Sachs. Maurice le calma avec ces doucereuses paroles : — Ecoutez, mon acheteur est en clinique en Californie. Mais je vais vous dédommager. Je possède un dessin d'Ingres qui vaut beaucoup plus cher que le Boldini ; tant pis ou tant mieux, je vous le donne. Noisay suspendit fièrement le dessin d'Ingres dans son salon. Or' ce dessin n'était d'une reproduction détachée d'un livre d'art, reproduction sur laquelle Maurice avait très habilement repassé au crayon. Lorsque, ayant beaucoup perdu au jeu, Maurice de Noisay voulut revendre son dessin d'Ingres, c'est tout juste s'il ne fut pas arrêté pour tromperie sur la marchandise. Derrière ce genre de farce à la Volpone, Maurice Sachs vivait un drame car il avait conscience de sa déchéance, de cette pente sur laquelle rien ne l'empêchait de glisser et qui le précipiterait vers une fin lamentable. Toujours, il espérait changer de façon de vivre. Il s'y essayait parfois. Il s'arrêtait de boire, il décidait de se ranger. En vain. La chute était chaque fois plus honteuse.

{A suivre) ANDRÉ DAVID

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