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Journal de la Société des américanistes

88 | 2002 tome 88

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/jsa/138 DOI : 10.4000/jsa.138 ISSN : 1957-7842

Éditeur Société des américanistes

Édition imprimée Date de publication : 1 janvier 2002 ISSN : 0037-9174

Référence électronique Journal de la Société des américanistes, 88 | 2002, « tome 88 » [En ligne], mis en ligne le 04 février 2005, consulté le 24 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/jsa/138 ; DOI : https://doi.org/ 10.4000/jsa.138

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© Société des Américanistes 1

SOMMAIRE

Articles

La description du Grand Temple de par Bernardino de Sahagún (Codex de Florence, annexe du Livre II) Aurélie Couvreur

Elementos humboldtianos en las teorías de la religión y de la magia de Konrad Th. Preuss Paulina Alcocer

Faire le mythe. Histoire, récit et transformation en Amazonie Carlos Fausto

Suicide « à la kashinawa ». Le désir de l’au-delà ou la séduction olfactive et auditive par les esprits des morts Barbara Keifenheim

El testimonio de Joaquina Grefa, una cautiva quichua entre los huaorani (Ecuador, 1945) María Susana Cipolletti

Os enviados de Dom Bosco entre os Masiripiwëiteri. O impacto missionário sobre o sistema social e cultural dos Yanomami ocidentais (Amazonas, Brasil) Maria Inês Smiljanic

Quilombolas et évangéliques : une incompatibilité identitaire ? Réflexions à partir d’une étude de cas en Amazonie brésilienne Véronique Boyer

Marrons, colons, contrebandiers. Réseaux transversaux et configuration métisse sur la côte caraïbe colombienne (Dibulla) Anne-Marie Losonczy

Quviasukvik. The celebration of an winter feast in the central Frédéric Laugrand et Jarich Oosten

Note de recherche

Recherche chronologique sur la culture mochica du Pérou : datation de la tombe du Prêtre de Sipán par thermoluminescence (TL) et par radiocarbone Céline Roque, Emmanuel Vartanian, Pierre Guibert, Max Schvoerer, Daniel Lévine, Walter Alva et Hogne Jungner

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Chronique du Groupe d'information sur les Amérindiens

Brésil

Droits constitutionnels, ressources génétiques, protection du patrimoine génétique et des savoirs traditionnels des populations indigènes (Brésil) Dominique Buchillet

Nicaragua

D’une catastrophe à l’autre dans la Moskitia : de l’après-guerre à l’après-Mitch sur les ríos Wangki et Coco (Nicaragua) Gilles Bataillon

Comptes rendus et Notes de lecture

DEMALLIE Raymond J. (ed.), Handbook of North American Indians, 13. Plains, Smithsonian Institution, Washington, D.C., 2001, xvi + 1 360 p., bibl., index, ill., cartes (en deux tomes : Part 1 et Part 2) Emmanuel Désveaux

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URCID SERRANO Javier, Zapotec hieroglyphic writing, Studies in Pre-Columbian Art and Archaeology, n° 34, Dumbarton Oaks Research Library and Collection, Washington, D.C., 2001, 487 p. Michel Davoust

QUINTANA SAMAYOA Oscar y Wolfgang W. WURSTER, Ciudades mayas del Noreste del Petén, Guatemala. Un estudio urbanístico comparativo, Materialen zur Allgemeinen und Vergleichenden Archäologie, Band 59, Verlag Philipp von Zabern, Mainz am Rhein, 2001, vi + 194 p., 271 ill., 2 cartes Eric Taladoire

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AIMI Antonio, La « vera » visione dei Vinti: la Conquista del Messico nelle fonti azteche, Consiglio Nazionale delle Ricerche / Bulzoni Editore, Roma, 2002, 190 p. Paz Núñez-Regueiro

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BOLLES David and Alejandra BOLLES, Grammar of the Yucatecan Mayan Language, Labyrinthos, Lancaster, Calif., 2001, 387 p. Valentina Vapnarsky

DEIMEL Claus and Elke RUHNAU, Jaguar and Serpent. The Cosmos of Indians in Mexico and (catalogue de l’exposition éponyme au Landesmuseum de Hanovre ; traduit de l’allemand par Ann Leslie Davis), Dietrich Reimer Verlag, Berlin, 2000, 236 p., ill., cartes Emmanuel Désveaux

BERROCAL EVANÁN Carmelón, Pablo MACERA y Rosaura ANDAZÁBAL, Flora y Fauna de Sarhua. Pintura y Palabra (Textos en quechuañol), Lima, Universidad Nacional Mayor de San Marcos/Banco Central de Reserva del Perú/Instituto Francés de Estudios Andinos/ELF Hydrocarbures Pérou, 1999, 229 p. César Itier

MONOD BECQUELIN Aurore et Philippe ERIKSON (éds), Les rituels du dialogue. Promenades ethnolinguistiques en terres amérindiennes, Société d’ethnologie, Nanterre, 2000, 608 p., cartes, fig., ill. Anne Christine Taylor

MASQUELIER Bertrand et Jean-Louis SIRAN (éds), Pour une anthropologie de l’interaction. Rhétoriques du quotidien, L’Harmattan, , 2000, 459 p. Giovanna Carrarini

GORDON Robert and Michael RABER, Industrial Heritage in Northwest Connecticut. A Guide to History and Archaeology, Connecticut Academy of Arts and Sciences, Memoirs of the CAAS, n° 25, New Haven, 2000, 236 p. Philippe Erikson

FAUSTO Carlos, Os Índios antes do Brasil, Jorge Zahar Ed., Col. « Descobrindo o Brasil », Rio de Janeiro, 2000, 94 p., ill., cartes, bibl., index Robert R. Crépeau

PICCHI Debra, The Bakairí Indians of . Politics, Ecology, and Change, Waveland Press, Prospect Heights, Ill., 2000, 218 p. Philippe Erikson

FERREIRA DA COSTA Paulo, Guido Boggiani fotógrafo, Museu Nacional de Etnologia, Lisboa, 2001, 79 p. Philippe Erikson

Alma Amérique latine, n° 3, juillet-décembre 2001, numéro spécial « L’Amérique latine en France. Itinéraires cachés », sous la direction de Mona Huerta, Adour Presse Informations, Anglet Philippe Erikson

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Articles

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La description du Grand Temple de Mexico par Bernardino de Sahagún (Codex de Florence, annexe du Livre II)

Aurélie Couvreur

1 La description de l’enceinte cérémonielle de Mexico contenue dans l’annexe du Livre II du Codex de Florence1 est une source incontournable pour la connaissance du centre religieux de la capitale aztèque. Elle l’est, non seulement en raison de la richesse exceptionnelle et de la fiabilité de ce codex et des autres écrits de Bernardino de Sahagún, mais aussi et surtout parce qu’elle est une des rares sources présentant de manière détaillée l’ensemble de l’enceinte. En effet, comme le centre de la ville aztèque a été détruit dès la prise de la ville par les Espagnols et qu’il a été très vite reconstruit, des recherches archéologiques extensives ne sont pas envisageables dans cette zone. Les données archéologiques la concernant sont donc fiables, mais partielles. Par ailleurs, les autres descriptions de la ville qui nous sont parvenues brossent un portrait très succinct de l’enceinte cérémonielle, appelée « Grand Temple »2 par les Espagnols.

2 Si ces onze folios de description sont incontournables, ils ne sont pas pour autant simples à interpréter. En effet, ce que les informateurs de Sahagún présentent comme la description de « tous les temples des Mexicains »3 est, en réalité, une suite de 78 descriptions de lieux variés dont certains aspects sont intrigants.

3 Un des éléments surprenants est le nombre d’« édifices » censés se trouver à l’intérieur de l’enceinte : 78. En effet, une rapide comparaison avec les autres sources écrites met en évidence l’extravagance de ce chiffre. Il apparaît cependant que toutes les descriptions ne s’accordent pas sur la nature des objets comptabilisés ce qui, nous le verrons, peut, d’une part, expliquer les divergences entre les descriptions de l’époque et, d’autre part, concorder avec la réalité archéologique du site4.

4 Un autre aspect curieux est lié au fait que, contre toute attente, la description des informateurs de Sahagún ne s’attache pas à l’aspect physique et architectural de

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l’enceinte. Ils ne précisent ainsi jamais la localisation des lieux les uns par rapport aux autres, et les indications concernant l’aspect des édifices sont, d’une part, quelques remarques générales introduites dans la première description, celle du temple de Huitzilopochtli, et, d’autre part, des indications distillées par Sahagún dans sa version espagnole, sur l’origine desquelles il conviendra de s’interroger. À défaut de données architecturales, les informateurs du Codex de Florence présentent les 78 lieux selon un schéma assez régulier, en mentionnant le nom de l’édifice et en évoquant ensuite les personnes qui le fréquentaient, les rites qui y étaient pratiqués et les moments de l’année durant lesquels le lieu était utilisé. Il s’agit donc d’une description de l’enceinte selon un point de vue rituel, ce qui, somme toute, est logique pour une annexe du Livre II du Codex de Florence… Cependant, le plus étonnant réside sans doute dans les données concernant les rites effectués dans ces lieux. En effet, non seulement les informateurs ne s’attardent pas sur les édifices dédiés aux dieux principaux du panthéon aztèque, mais, de plus, ils affirment qu’un bon nombre d’édifices de l’enceinte étaient consacrés à des dieux mal connus, à propos desquels ils décrivent des rites particulièrement mal documentés. Pour tenter de comprendre ces éléments inattendus, le contenu de chaque description a été étudié5, pour essayer de dégager un fil conducteur de la liste et de déterminer dans quelle mesure celle-ci renvoie aux édifices contenus dans l’enceinte de Mexico-Tenochtitlan. Les descriptions d’autres chroniqueurs 5 Plusieurs chroniques contiennent une description générale du centre cérémoniel de Mexico : la seconde lettre de Cortés, l’unique témoin direct à avoir rédigé sa description, le Libro de los ritos de Durán (1984, 1, p. 20) et l’Historia d’Oviedo (1945, 10, p. 53). Motolinía (1995, pp. 50-51), qui affirme avoir vu la pyramide double de Mexico, ne donne que des informations générales à propos des grands centres cérémoniels. Quant à Torquemada (1969, 2, pp. 144-147), il fournit, d’une part, une savante compilation de données provenant d’autres descriptions, et notamment de celles mentionnées ci-dessus, et, d’autre part, une copie de la liste de Sahagún, annotée de commentaires personnels, très souvent erronés.

6 Tous les chroniqueurs s’accordent à dire que le centre religieux de Mexico était enfermé dans un mur d’enceinte, souvent comparé à une muraille de forteresse. Oviedo (1945, 10, p. 53) affirme que l’espace dégagé à l’intérieur des murailles est long de plus d’un tir d’arbalète, soit environ 400 mètres. D’après Durán (1984, 1, p. 22), cette enceinte était percée de quatre ouvertures donnant sur les chaussées qui quittaient Tenochtitlan. La pyramide soutenant les temples de Tlaloc et de Huitzilopochtli est unanimement décrite comme l’édifice le plus grand de l’enceinte. Tous les chroniqueurs indiquent qu’elle était entourée d’autres édifices : des temples d’autres dieux, de taille moins imposante, des résidences de prêtres et encore d’autres pièces dont l’usage n’est pas toujours spécifié. Torquemada (1969, 2, p. 146) ajoute que chaque entrée était associée à une grande pièce servant de « salle d’armes ».

7 Le nombre de temples et d’édifices annexes cité dans la description générale de l’enceinte varie fort d’un chroniqueur à l’autre (Figure 1). En réalité, la variété de ces chiffres correspond au moins en partie aux types d’édifices comptabilisés par les chroniqueurs qui, rappelons-le, travaillent à partir d’informations indirectes.

8 Les deux auteurs qui donnent des chiffres bas, Durán et Motolinía, précisent que les temples étaient tous entourés de plusieurs salles, dont les usages étaient multiples.

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9 Il apparaît donc que le chiffre de huit à quinze édifices correspond aux temples sur pyramide, ce qui est d’ailleurs clairement précisé par Motolinía. Au fil de sa description des rites, Durán mentionne et décrit dix temples qui correspondent aux divinités principales du panthéon aztèque, à l’exception du temple de Xiuhtecuhtli, dont l’absence est étonnante (Figure 2a).

Chroniqueur Nombre Type d’édifice

Cortés (1996, 130) 40 Tours (torres)

Durán (1984, 120) 8 ou 9* Temples (templos)

Motolinía (1995, 51) 12 ou 15 Teocalli

Oviedo (1945, 53) 60 Cus (Qües)

Torquemada (1969, 145) Plus de 40 Temples et tours plus petites (templos, y torres menores)

FIG. 1 – Nombre et types des structures comptabilisées à l’intérieur de l’enceinte de Mexico, d’après différentes chroniques. [* Au fil de son Libro de los ritos, Durán mentionne dix temples, qui correspondent aux temples des divinités principales]

a. Durán b. Liste du Codex de Florence

1. Grand Temple (temple de Ensemble 1 : temple de Huitzlilopochtli et Tlaloc Huitzilopochtli et de Tlaloc)

2. Temple de Tezcatlipoca Ensemble 6 : quauhxicalco de Tezcatlipoca

3. Temple de Cihuacoatl (la chambre est Ensemble 3 : temple Tlillan appelée Tlillan)

4. Temple de Chicomecoatl Ensemble 15 : Cinteupan

5. Temple de Mixcoatl (Mixcoateocalli) Ensemble 2 : temple de Mixcoatl

6. Temple du soleil Ensemble 4 : Huey Quauhxicalco (no 8)

7. Temple de Quetzalcoatl Ensemble 18 : temple de Quetzalcoatl « 9 vent » (?)

8. Temple de tous les « saints » (temple de Mexico où l’image de Toci était Ensemble 23 ? : édifices dédiés aux Cihuateteo gardée)

9. Temple de Xipe Ensemble 21 : Yopico

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Ensemble 22 ? : temple de Macuilmalinalli, utilisé en 10. Temple de Xochiquetzal Xochihuitl qui, selon Durán, est le jour de la fête de Xochiquetzal

FIG. 2 – a) Temples cités dans le Libro de los ritos de Durán ; b) Identification des temples cités par Durán au sein de la liste du Codex de Florence, sur la base des complexes identifiés dans la Figure 4.

10 Cortés (1996, pp. 129-131), lui, affirme que les « tours », qui sont sans doute des temples sur pyramide, étaient au nombre de 40, chiffre auquel il faut donc ajouter les salles servant à la résidence des prêtres qu’il mentionne également. Le conquistador, seul témoin direct, aurait donc compté au moins deux fois plus de structures hautes que les autres chroniqueurs. Cette différence de proportion doit toutefois être tempérée par la tendance à l’exagération6 du futur Marqués del Valle, qui s’exprime sans doute encore ici. Quant au chiffre de Torquemada, il est difficilement utilisable, tant il paraît évident que sa description tardive n’est en fait qu’une composition à partir de différentes sources juxtaposées. En l’occurrence, il reprend ici l’indication de Cortés.

11 En interprétant textuellement les informations rapportées par Oviedo, il apparaîtrait que pas moins de 60 temples sur pyramide seraient bâtis dans l’enceinte, puisqu’il dénombre autant de cus et que c’est précisément ce terme qu’il utilise pour qualifier la pyramide double. Cependant, il faut souligner le fait que le terme maya cu7 a pu être employé pour désigner différents types d’édifices, que ce soit des petites structures ou des bâtiments de plus grande taille, comme en témoigne l’usage de ce terme par Sahagún8. Le terme cu s’applique donc aux temples sur pyramide, mais également à des structures de taille variable, ayant peut-être comme caractéristique commune le fait d’être accessibles par des marches. Il est dès lors très probable que les soixante cus d’Oviedo se rapportent, eux aussi, à des structures de tailles différentes.

12 On peut conclure de ces témoignages écrits que l’enceinte comptait probablement une vingtaine de temples sur pyramide, entourés d’un certain nombre d’édifices annexes. Le nombre de ces structures basses ne peut être déterminé avec précision, mais les chiffres qu’avancent Oviedo et Sahagún sont tout à fait vraisemblables. En effet, les recherches archéologiques menées jusqu’à ce jour dans les alentours immédiats de la pyramide double, mais également dans la zone archéologique qui correspond au centre religieux aztèque, indiquent clairement que les édifices y étaient nombreux et fort rapprochés, et que leurs dimensions et leur structure étaient très variées (Barrera Rivera 1999, p. 31). La description du Codex de Florence

13 La liste de Sahagún est à la fois plus précise et moins lisible que les autres descriptions. Plus précise, en ce sens qu’elle mentionne l’identité des dieux auxquels les édifices sont dédiés, alors que les autres descriptions ne se concentrent que sur la pyramide double et les temples de Huitzilopochtli et de Tlaloc à son sommet. Mais, par de nombreux aspects, la liste est plus vague, notamment quant au nombre de temples sur pyramide qu’elle évoque. Ce nombre pourrait être déduit par un recensement de tous les iteupan décrits (Figure 3). Cependant, il apparaît clairement que, selon ce critère, une partie des temples sur pyramide seraient dédiés à des dieux presque inconnus, tandis que certains édifices de la liste, qui ne sont pas qualifiés de iteupan, sont connus par ailleurs comme

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étant des temples sur pyramide. C’est par exemple le cas du Huey quauhxicalco (no 8), qui est très probablement le temple du soleil décrit par Durán (1984, 1, p. 106).

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FIG. 3. – Types d’édifices, dans le texte nahuatl (gauche) et la version de Sahagún (droite).

14 On peut également tenter d’identifier les édifices en tenant compte des qualificatifs qui les désignent, car certains d’entre eux ne se rapportent qu’à des édifices bas. Cependant, cette méthode ne permet de discerner que trente structures basses :

15 – Six édifices sont des tzompantli ou plates-formes d’exposition des crânes9 ; – Sept édifices sont des calmecac, des lieux où résidaient les prêtres et les jeunes gens qui leur étaient confiés. Il faut aussi ajouter le Pochtlan (no 49) et l’Atlauhco (no 50), car

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leurs descriptions les présentent clairement comme des calmecac, même s’ils ne sont pas désignés comme tels. – La liste contient deux terrains de jeu de balle10 (tlachco) qui, même s’ils étaient de taille importante, peuvent être considérés comme des édifices bas. – Trois tlacochcalco sont cités et peuvent probablement être identifiés aux « salles d’armes » associées aux entrées de l’enceinte11. – Les quatre points d’eau ou lieux de bains de la liste doivent sans doute être considérés comme des édifices bas ou des petites structures12 ; – Enfin, une partie des descriptions correspond à des structures qui, sans être à proprement parler des édifices, sont clairement de petite taille : le Huitztepehualco (no 23) où étaient dispersées les épines ayant servi à l’autosacrifice ; le Netlatiloyan (no 59) 13, dont la description indique qu’il s’agit d’une cache cérémonielle ; et le Techielli (no 77), un lieu de conservation de roseaux axcoyatl, que Sahagún qualifie de petit cu. De même, le lieu aride duquel part la procession pour le Zacatepec en Quecholli, le Teutlalpan (no 10), est probablement, comme l’indique Sahagún, un bosquet artificiel entouré d’un muret.

16 Restent donc une quarantaine d’édifices à propos desquels on ne peut se prononcer sans avoir recours aux commentaires de Sahagún ou à une autre méthode d’investigation.

17 L’utilisation des commentaires du franciscain est délicate. En effet, l’essentiel des précisions qu’il ajoute concerne l’aspect physique des édifices. Or il est certain que ce n’est pas sur la base d’une observation directe qu’il connaît ces détails, puisque le Grand Temple était détruit de longue date lorsqu’il composa son Historia. Il est probable que ces détails lui ont été fournis par une image de l’enceinte, une sorte de « plan » illustrant le Grand Temple14. Plusieurs indices vont dans ce sens.

18 Le premier, et non des moindres, est le fait que Sahagún a, au cours de travaux antérieurs, fait établir – ou recueilli – une image d’enceinte accompagnée d’une liste, qui est intégrée dans ses Primeros Memoriales (f. 269 recto)15 (Figure 6). Par ailleurs, Torquemada (1969, 2, p. 146) affirme que Sahagún, à Mexico, a fait peindre une image de l’enceinte cérémonielle et qu’il l’a ensuite envoyée en Espagne. Il ne précise pas si cette image disparue était, elle aussi, associée à une liste, ce qui semble très vraisemblable.

19 Le second point étayant cette hypothèse est le fait que les commentaires de Sahagún concernent uniquement l’aspect extérieur des édifices et qu’une partie de ces indications s’appliquent mieux à des représentations d’édifices qu’à des constructions réelles. Un des exemples est sa description du Tzompantli (no 18), qui est présenté comme « quelques mâts plantés, trois ou quatre, dans lesquels étaient passées quelques hampes, comme des lances », description qui s’applique parfaitement aux images de tzompantli dans les codex, préhispaniques ou non, et notamment à la page des Primeros Memoriales16 (Figure 6).

20 Dans cette perspective, il est possible que les qualificatifs de Sahagún soient déduits d’une représentation de ces édifices. On peut aller plus loin en suggérant que, au sein de cette liste, il aurait qualifié de cu les édifices avec escalier, tandis que les structures qu’il désigne comme « monastère » ou « maison » correspondraient à des édifices bas. Si on applique cette hypothèse, on pourrait décrire l’image de la pierre temalacatl dans les Primeros Memoriales (Figure 6, i) comme un petit cu avec des marches sur les quatre

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côtés… Malheureusement, comme la liste qui accompagne l’image des Primeros Memoriales n’est pas commentée, il est impossible de tester cette hypothèse. La structuration de la liste en différents complexes 21 L’analyse de la structure de la liste peut donner des indications quant au nombre de temples inscrits dans l’enceinte cérémonielle. En effet, il apparaît clairement que certaines descriptions peuvent être rapprochées les unes des autres et que différents groupes d’édifices peuvent ainsi être dégagés. Ces groupes ont généralement comme point commun leur utilisation lors d’une fête particulière ou la divinité à laquelle ils sont dédiés, ce qui peut indiquer que la liste a été composée, plus ou moins systématiquement, en fonction de ces critères, comme le propose Graulich (1980, p. 505)17. Bien souvent, ces groupes d’édifices peuvent aussi être mis en rapport avec un des calpulli de Tenochtitlan18, les « quartiers » de la ville qui correspondaient à des lignages exerçant la même profession et qui rendaient parfois un culte à des divinités tutélaires particulières (Carrasco 1971, pp. 363-366).

22 Plusieurs éléments indiquent que les informateurs ont souvent énuméré les différentes parties d’un même ensemble cérémoniel19. L’indice le plus évident de la dissociation des annexes est la manière dont les informateurs de Sahagún décrivent la pyramide supportant les temples de Huitzilopochtli et de Tlaloc. En effet, ils évoquent successivement les deux sanctuaires, que Sahagún interprète dès lors comme des édifices différents. Cette distinction est bien sûr défendable au point de vue symbolique, mais elle montre clairement que tous les lieux de la liste ne sont pas des édifices indépendants. À partir de ces constatations, il est possible de regrouper les différentes descriptions et, par là, de recomposer les différents ensembles centrés autour d’une pyramide. Les résultats de cette recomposition sont présentés dans la Figure 4.

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FIG. 4. – Recomposition des différents complexes cités dans la liste du Codex de Florence.

Les ensembles d’édifices

23 La liste20 commence avec la présentation du cœur du panthéon aztèque et de l’enceinte cérémonielle : les temples dédiés aux dieux Huitzilopochtli et Tlaloc (no 1 et 2). Les édifices qui les suivent directement sont également liés à des événements ou des personnes de première importance dans la vie de l’empire. Le Macuilcalli- Macuilquiauitl (no 3), dont le nom signifie « 5 Maison-5 Pluie », ne semble pas particulièrement dédié à ces dieux « 5 »21, puisqu’il est présenté comme le lieu de

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sacrifice des espions au service des villes contre lesquelles la Triple Alliance menait la guerre fleurie. Il est possible que ce ou peut-être ces lieux aient fait partie du temple de Huitzilopochtli et de Tlaloc22, car c’est à Huitzilopochtli qu’étaient dédiés les sacrifices des guerriers capturés au cours de ces combats (Durán 1984, 2, ch. 28, pp. 232-233). Cette hypothèse, également suggérée par la troisième position de cet édifice au sein de la liste, est renforcée par la découverte récente d’une sculpture d’un dieu « 5 » au nord de la pyramide double de Mexico (Matos Moctezuma 1999, p. 25). Le quatrième édifice, le Teccizcalli, est un lieu de pénitence de Montezuma qui n’est pas associé à un dieu précis. Cependant, comme certains témoignages indiquent que le roi, de retour de campagne militaire victorieuse, se rendait au temple de Huitzilopochtli pour y faire pénitence (Tezozomoc 1943, p. 47), il se peut que le Teccizcalli soit ce lieu de pénitence associé au temple de Huitzilopochtli. Le cinquième lieu est également un lieu de pénitence, celui des prêtres des temples de Huitzilopochtli et de Tlaloc. Ces deux dernières descriptions font donc référence à trois personnages de la plus haute importance : Montezuma II, l’empereur aztèque, et les deux prêtres principaux23. À ces premiers lieux, on peut ajouter le Calmecac de Mexico (no 13), le lieu de résidence des pénitents24 de Tlaloc, et peut-être aussi le Coacalco (n o 14), une « prison » pour les images de dieux ennemis capturés25. Les informateurs ne précisent pas à quel dieu était dédié le Grand Tzompantli (no 41), mais l’indication de Sahagún selon laquelle cette plate-forme était associée au temple de Huitzilopochtli est très vraisemblable, puisque les informateurs de Sahagún affirment qu’il était utilisé en Panquetzaliztli et qu’on sait par ailleurs qu’un tzompantli joue un rôle majeur au cours de ce mois dédié à Huitzilopochtli26. Le Tilocan (no 71) et l’Itepeioc (no 72) peuvent également être rapprochés du temple de Huitzilopochtli27, car c’est dans ces deux édifices que sont façonnées les effigies en pâte du dieu utilisées dans les rites de Toxcatl et de Panquetzaliztli28. Enfin, le lieu appelé Toxpalatl (no 68), ce qui signifie « eau jaune », peut aussi être mis en rapport avec le temple de Huitzilopochtli. En effet, d’après le mythe des pérégrinations, c’est sur une double caverne dans laquelle coulait de l’eau jaune et de l’eau bleue que les Mexicains virent l’oracle qui leur indiquait la fin de l’errance et, par la même occasion, le lieu de fondation de Tenochtitlan et du temple de Huitzilopochtli (Durán 1984, 2, pp. 45-47). Cependant, si on en croit Torquemada (1969, 2, p. 155), cette source aurait été redécouverte sur la « petite place du Marquis »29, ce qui ne correspond pas aux abords immédiats de la pyramide principale.

24 Un ensemble d’édifices est dédié à Mixcoatl, le dieu de la chasse. Celui-ci comprend un temple de Mixcoatl (no 37), un tzompantli (no 6) destiné à recevoir les têtes des victimes sacrifiées en honneur du dieu, ainsi qu’un lieu de bain des prêtres, appelé Tlilapan (no 11). On peut également inclure dans ce groupe le Teutlalpan (no 10), le lieu duquel partait la grande procession du mois de Quecholli, vingtaine dédiée à Mixcoatl, et qui était peut-être une partie de la cour du temple de Mixcoatl transformée en zone de steppe à l’occasion de la fête. Enfin, le Teotlachco (no 39), le « terrain de jeu de balle divin » où des victimes appelées Amapantzitzin étaient mises à mort en Panquetzaliztli, peut aussi être rapproché de l’ensemble de Mixcoatl, en raison du lien mythique existant entre ce dieu et le jeu de balle, mais aussi du moment d’utilisation de cet édifice (Graulich 1980, p. 498). Cet édifice s’inscrit dans une série de huit lieux fréquentés à la fin de Quecholli ou au début de Panquetzaliztli (no 34 à 41) (ibid., p. 505). Ceux-ci n’étaient cependant pas tous dédiés aux mêmes dieux, ce qui s’explique sans doute en partie par la pluralité des mythes réactualisés à cette occasion30.

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25 Deux édifices peuvent être rapportés au culte des Seigneurs de la Mort, Mictlantecuhtli et Cihuacoatl31 : le Tlalxicco (no 7) et le Tlillan Calmecac (no 12). Le premier est présenté comme le lieu de sacrifice d’un personnificateur de Mictlantecuhtli, en Tititl. Les informateurs de Sahagún précisent que le prêtre de Tlillan venait y faire des offrandes d’encens. Ce prêtre de Tlillan était sans doute également spécialisé dans le culte de la déesse Cihuacoatl, car on sait, grâce à la liste, que les prêtres de cette déesse résident dans le Tlillan Calmecac (no 12) et, grâce à Durán (1984, 1, p. 131), que le sanctuaire situé au sommet du temple de Cihuacoatl était appelé Tlillan. Il semble donc que les prêtres de Cihuacoatl servaient également au culte de son divin époux, Mictlantecuhtli.

26 Un seul édifice de la liste du Codex de Florence, le Huey Quauhxicalco (no 8), est associé au culte du soleil. Montezuma lui-même y effectuait le jeûne pour le soleil, tous les 260 jours, et des victimes appelées Chanchanme y étaient sacrifiées, en même temps que des personnificateurs du soleil et de la lune, et d’autres captifs. Durán (1984, 1, p. 106) signale un Temple du soleil, le Cuacuauhtin inchan, au sommet duquel se trouvait une pierre de sacrifice appelée cuauhxicalli sur laquelle mourait le personnificateur du soleil lors de la fête mobile du soleil, en 4 Mouvement. On connaît assez mal le déroulement de cette fête mobile, mais les concordances précises entre les deux descriptions permettent de croire que le Huey Quauhxicalco du Codex de Florence et le Cuacuauhtinchan de Durán sont un seul et même édifice dédié au culte solaire32.

27 L’édifice suivant, le Tochinco (no 9), dont le nom signifie « lieu du lapin », est dédié au culte des dieux du pulque33. Les informateurs de Sahagún indiquent qu’en Tepeilhuitl, on y sacrifiait une « image de Tochinco »34 que Sahagún identifie à un personnificateur d’Ome Tochtli. Le temple des Centzontotochtin (no 44) est, lui aussi, dédié au culte des dieux du pulque. Cet édifice, qualifié d’iteupan, est décrit comme le lieu du sacrifice de personnificateurs de Tepuztecatl, de Totoltecatl et de Papaztac, lors de la fête de Tepeilhuitl. Il est possible que ces édifices ne forment qu’un seul ensemble cérémoniel. En effet, les Costumbres (1945, pp. 53-54) présentent le dieu Ome Tochtli comme le patron du village de Tepoztlan, ce qui revient à l’identifier à Tepuztecatl35, un des dieux du pulque célébré au temple des Centzontotochtin. Le lien entre ces deux édifices paraît donc très intime, bien qu’il ne puisse être précisé davantage.

28 Le Quauhxicalco (no 15) est un édifice dédié à Tezcatlipoca, car il est présenté comme le lieu dans lequel Yiopoch, le nom que portent certains prêtres de Tezcatlipoca (López Austin 1965, p. 82), offre de l’encens. De plus, c’est dans un lieu lui aussi appelé quauhxicalco que le jeune homme incarnant Tezcatlipoca en vue de la fête de Toxcatl effectue des offrandes d’encens et joue de la flûte (Durán 1984, 1, p. 39). D’après le Codex de Florence (1950-1981, 2, p. 68), ce personnificateur était mis à mort dans un temple du même nom. Cependant, les descriptions physiques du lieu où celui-ci joue de la flûte ne permettent pas d’affirmer qu’il s’agit du même édifice. Il se peut que le Tolnauac (no 70), le théâtre des sacrifices qui avaient lieu lors du jour 1 Mort36, une journée dédiée au culte de Tezcatlipoca (Sahagún 1999, 4, p. 232), soit également associé au temple de ce dieu.

29 Les édifices suivants, un autre Quauhxicalco (no 16), le Teccalco (no 17) et un tzompantli (no 18), sont utilisés lors du sacrifice de captifs par le feu en Teotleco, une vingtaine dédiée au dieu du feu Xiuhtecuhtli, mais aussi à Tezcatlipoca37. Ainsi, c’est dans le premier lieu que danse un personnage écureuil, le techalotl, qui, par ses sifflements, indique le moment du sacrifice et c’est aussi là que l’arbre xocotl est dressé38. Le second édifice, le Teccalco (no 17), est décrit comme le brasier sacrificiel, tandis que le

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troisième est le lieu d’exposition des têtes des victimes. Ces indications sont en adéquation avec la description de Teotleco dans le Codex de Florence39. Compte tenu du rôle du feu, destinataire des sacrifices en Teotleco et Xocotl Huetzi et du fait que, selon certaines indications, le temple de Xiuhtecuhtli comprenait un quauhxicalli, un tzompantli et un brasier (CF 1950-1981, 2, pp. 114-115), il n’est pas étonnant que, à propos du Quauhxicalli (no 16), les informateurs de Sahagún évoquent l’arbre xocotl en même temps que les sacrifices de Teotleco40. Sahagún (1999, p. 86) précise d’ailleurs clairement que l’arbre était dressé dans la cour du temple du dieu du feu41.

30 Une série d’édifices centrée sur le temple de Huitznauac (no 19) peut être rapprochée du calpulli de Huitznauac, dont la divinité tutélaire n’est pas connue avec certitude. D’après la liste et la description de Panquetzaliztli dans le Codex de Florence (1950-1981, 2, p. 148), des sacrifices de personnificateurs de Centzonhuitznaua avaient lieu au Huitznauac, en marge des sacrifices d’esclaves baignés qui se déroulaient dans le temple de Huitzilopochtli. Le temple de Huitznauac, dont l’existence est attestée par d’autres passages42, est souvent étroitement lié à Huitzilopochtli43, bien qu’un des édifices qui lui est associé, le calpulli de Huitznauac (no 73), soit dédié plus spécifiquement à Tlacahuepan Cuexcotzin, un dieu qui, malgré son identité flexible, est particulièrement proche de Huitzilopochtli44.

31 Omacatl, qui n’est autre que Tezcatlipoca sous son aspect de dieu des banquets, a, lui aussi, un lien étroit avec les édifices associés au temple de Huitznauac où étaient effectués, en Panquetzaliztli, des sacrifices distincts de ceux qui avaient lieu au temple de Huitzilopochtli. Ce rapport est évoqué par une autre source de la vallée de Mexico, le Codex Magliabechiano (f. 36v), qui indique que le Huitznauac et le Tlacochcalcatl étaient des temples dédiés à Tezcatlipoca, mais aussi par le fait que Huitznauac est présenté comme le domaine d’Omacatl (CF 1950-1981, 1, p. 14)45.

32 Parmi les édifices pouvant être associés au Temple de Huitznauac, citons d’abord le Huitznauac Calmecac (no 24), présenté comme le lieu de résidence des prêtres officiant dans ce temple. Le Quauhxicalco séparé (no 25) est dédié à Omacatl, puisque les informateurs de Sahagún disent que le tzompantli du temple de Omacatl était « nourri » à cet endroit, ce qu’on peut interpréter comme l’endroit où les têtes décapitées étaient suspendues sur la plate-forme aux crânes. De plus, ils précisent qu’une statue en bois du dieu Omacatl qui se trouvait dans ce lieu était alimentée tous les 260 jours, sans doute lors de la fête mobile 2 Roseau (Ome Acatl). Sahagún indique que des statues représentant Omacatl étaient également conservées dans deux autres lieux : le Tezcacalco (no 20) et le Teccizcalco (no 22). Le Tezcatlachco46 (no 32) est le second édifice dédié à Omacatl dont le nom se rapporte au miroir (tezcatl). Il est présenté par les informateurs de Sahagún comme le terrain de jeu de balle sur lequel est mis à mort un personnificateur de Huitznauatl, les jours 2 Roseau (Ome Acatl). Le Tzompantli (no 33) complète cette série de lieux, puisque des victimes appelées Omacame, ainsi que d’autres captifs, étaient mis à mort à cet endroit, à l’occasion d’une fête mobile. Il apparaît donc que ces édifices étaient très probablement dédiés à Omacatl, Tezcatlipoca sous son aspect de dieu des banquets. Deux édifices sont peut-être également associés à Omacatl, bien que les indices qui le suggèrent soient assez ténus : le Tezcaapan (no 31), parce qu’il précède directement le Tezcatlachco (no 32) et que son nom évoque le miroir (tezcatl), comme deux édifices de ce groupe ; et le Huitztepehualco (no 23), l’endroit où les épines d’autosacrifice étaient dispersées – ce qui l’identifie peut-être à une cache

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cérémonielle47 –, en raison de sa position au milieu des édifices liés au calpulli de Huitznauac, et de leur étymologie commune48.

33 Les descriptions de plusieurs édifices qui sont apparemment sans rapport avec le dieu des banquets sont insérées entre les descriptions qui viennent d’être présentées. Trois de ces édifices sont définis comme des iteupan, ce qui permet de les identifier à des temples : ceux de Macuilcipactli (no 26), d’Iztac Cinteotl (no 28) et de Chicomecatl (no 30).

34 La description du temple de Macuilcipactli (no 26), « 5 Caïman », est le seul texte mentionnant ce dieu. Ce dieu « 5 » reste donc très mal connu.

35 À propos du temple d’Iztac Cinteotl (no 28), le dieu du maïs blanc, les informateurs de Sahagún indiquent qu’il était utilisé lors du jeûne pour le soleil et que c’est là qu’étaient mis à mort les captifs souffrant de problèmes de peau, les xixijoti49. Ce sacrifice n’est pas bien connu, mais on peut supposer qu’il avait quelque lien avec un des dieux associés aux maladies de peau, Xipe Totec et Tlaloc, tous deux d’ailleurs très proches de Cinteotl50.

36 Les informateurs de Sahagún signalent que ce sacrifice était effectué au cours d’une fête mobile. Il est probable qu’il s’agit de la fête 1 Fleur, célébrant notamment la naissance du maïs (CF 1950-1981, 2, p. 238)51. En effet, la description de ce lieu est directement précédée et suivie des lieux utilisés à cette occasion : un temple dédié à Chantico, le Tetlanman (no 29), et son Calmecac (no 27). Leurs descriptions indiquent qu’une personnificatrice de Quaxolotl Chantico, la déesse du foyer52, était sacrifiée à cet endroit, après d’autres sacrifices. Comme le souligne Graulich (1980, pp. 700-701), plusieurs sources mentionnent des sacrifices conjoints dédiés à Xochipilli-Cinteotl et Cihuacoatl-Chantico. On peut dès lors croire que les « autres sacrifices » sont ceux qui étaient effectués dans le temple d’Iztac Cinteotl et peut-être même ceux du temple de Macuilcipactli, puisqu’en tant que dieu « 5 », ce dieu était étroitement lié à Xochipilli- Cinteotl.

37 L’édifice suivant, le temple de Chicomecatl (7 Vent ?)53 (no 30) est lui aussi le théâtre de sacrifices nocturnes liés à la fête 1 Fleur. Les quelques indications conservées à propos de cette fête ne permettent pas de préciser la personnalité de cette divinité, qui porterait le nom-calendrier de Quetzalcoatl lorsqu’il créa l’humanité à partir de cendres (Codice Chimalpopoca 1945, p. 5)54.

38 Ces cinq descriptions renverraient donc à quatre ensembles cérémoniels différents fréquentés lors de la fête mobile 1 Fleur : ceux de Macuilcipactli, de Tetlanman, d’Iztac Cinteotl et de Chicomecatl.

39 Vient ensuite l’ensemble de lieux dédiés à Tlamatzincatl, un des dieux du pulque que Sahagún (1999, p. 88 et p. 141) identifie à Tezcatlipoca. Un personnificateur de ce dieu est sacrifié à la fin de Quecholli, dans son temple, au moment de la mise à mort des personnificateurs de Mixcoatl et de Cihuacoatl dans leur temple respectif (CF 1950-1981, 2, p. 139). L’existence d’un temple distinct est corroborée par la liste de Sahagún, puisqu’un temple (no 34), un calmecac (no 35) et un quauhxicalco (no 36) sont associés, plus ou moins précisément, au sacrifice du personnificateur de Tlamatzincatl. Il faut également souligner que le nom du temple, Tlamatzinco, est également celui d’un des calpulli de la ville.

40 Deux édifices sont qualifiés de Cinteupan, de temple du maïs. Le premier (no 43) est associé à Chicomecoatl, puisque c’est là qu’avaient lieu, en Ochpaniztli, le sacrifice et

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l’écorchement d’une personnificatrice de la déesse55. Un temple de Chicomecoatl56 est également mentionné dans les descriptions de Huey Tozoztli récoltées par Sahagún (PM 1997, p. 58 ; CF 1950-1981, 2, p. 63). Le second édifice (no 45) était probablement dédié à Cinteotl, puisqu’un personnificateur du dieu était sacrifié en ce lieu. Ce sacrifice n’est connu que par le commentaire laconique de la liste. Vu les maigres indications concernant cet édifice, il est prudent de considérer ces deux lieux comme des ensembles cérémoniels différents.

41 Seule la liste du Codex de Florence indique que, lors de la fête de Atl Caualo57, des sacrifices étaient pratiqués en honneur de Chiconauh Ehecatl, « 9 Vent », qui n’est autre que Quetzalcoatl sous son aspect de dieu du vent58. Le Netotiloyan (no 46) et le Chililico (no 47) sont décrits comme le théâtre de ces rites : les esclaves baignés destinés à être sacrifiés ainsi qu’un personnificateur du dieu dansaient dans le premier endroit et étaient mis à mort dans le second, pendant la nuit. D’après la liste des prêtres (CF 1950-1981, 2, pp. 207-208), c’est le prêtre appelé Molonco qui était chargé de l’organisation des sacrifices en honneur de ce dieu. Le nom de ce prêtre renvoie probablement au calpulli du même nom Molonco, tandis qu’un calpulli appelé Chilililo est repris dans certaines listes recueillies par Tezozomoc (1878, 70, p. 515).

42 Un groupe d’édifices est associé à la fin de Quecholli et à Coatlicue. Il est composé d’une source, le Coaapan (no 48), et d’un édifice, probablement un temple, le Coatlan (no 65). Dans la liste du Codex de Florence, le premier est décrit comme le lieu de bain du seul prêtre de Coatlan et le second comme le lieu de mise à mort des Centzonhuitznaua, « lorsqu’on forait ou lorsque Quecholli se terminait » (CF 1950-1981, 2, p. 191). Un autre sacrifice avait lieu sur le Coatlan, à la fin de Quecholli, celui de la personnificatrice de Coatlicue (ibid., p. 140), la déesse vénérée par les habitants du calpulli de Coatlan (ibid., p. 57).

43 Différents édifices sont dédiés au dieu des marchands, Yiacatecuhtli : le temple de Yiacatecuhtli (no 52), où était sacrifié un personnificateur du dieu en Tititl ; le Pochtlan (no 49), qui est décrit comme le lieu de résidence des prêtres de ce même temple et un tzompantli (no 56), sur lequel étaient disposées les têtes des victimes sacrifiées dans le temple en Xocotl Huetzi. Ce dieu, patron de la confrérie des marchands, est intimement lié au calpulli de Pochtlan59, ce qui se traduit ici dans le nom du calmecac de ce dieu. Les marchands offraient des esclaves en sacrifices pour certaines fêtes annuelles, notamment en Panquetzaliztli (CF 1950-1981, 9, p. 63) et Xocotl Huetzi (Durán 1984, 1, p. 120). Les sources ne mentionnent toutefois pas le sacrifice du personnificateur évoqué dans la description du temple.

44 Le temple de Huitzilinquatec (no 53) et l’Atlauhco (no 50) sont deux édifices liés au culte d’une déesse uniquement connue par la liste des édifices : Huitzilinquatec. Cette déesse était personnifiée par une femme qui était sacrifiée en Tititl. Elle disposait de son propre clergé, qui résidait dans l’édifice appelé Atlauhco (no 50). Encore une fois, le nom de ce calmecac renvoie directement à un calpulli de la ville. Un autre lieu de la liste (no 60) porte également ce nom. Il est, lui, utilisé en Ochpaniztli, pour le sacrifice d’une déesse, elle aussi pratiquement inconnue, Atlauhco cihuateotl (voir infra).

45 On sait, d’après les descriptions des fêtes de l’année solaire, qu’un temple situé à l’intérieur de l’enceinte cérémonielle était dédié à Xipe Totec : le Yopico60. Ce temple, mais aussi le calmecac et le tzompantli qui en dépendent, sont signalés dans la liste. Le premier (no 51), utilisé lors de la fête de Xipe en Tlacaxipehualiztli, est décrit comme le lieu de sacrifice de Mayahuel, la déesse de l’agave, et de Tequitzin, un dieu mal connu61.

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Les sacrifices d’esclaves en Tlacaxipehualiztli sont également évoqués par Durán (1984, 1, p. 96), qui indique que chaque quartier de la ville offrait un esclave personnifiant son dieu patron. Il cite quelques-uns de ces dieux, parmi lesquels on retrouve Mayahuel, ce qui confirme les informations de la liste. Le Calmecac de Yopico (no 54) est lui aussi décrit comme un lieu de sacrifices nocturnes effectués au cours de la même vingtaine, sans plus de précision62. Le Tzompantli (no 55) du même ensemble est logiquement présenté comme l’endroit où sont conservées les têtes des personnes sacrifiées au cours de la vingtaine dédiée à Xipe. Le Yopicalco (no 67) est décrit comme le lieu où étaient reçus les seigneurs de l’Anahuac, venus de l’étranger. Cet édifice est peut-être à rapprocher du temple de Yopico, en raison de l’étymologie de son nom et du lien qui unit Xipe Totec à la région pacifique, appelée Anahuac63.

46 Macuilmalinalli et Topantlacaqui64, les dieux auxquels était dédié le Temple de Macuilmalinalli (no 57) ne sont pas connus par ailleurs. Les informateurs de Sahagún affirment qu’ils étaient honorés par des sacrifices lors de la Fête des Fleurs, Xochilhuitl, qui est désignée aussi comme la fête de Xochipilli (Sahagún 1999, p. 40) et de Xochiquetzal (Durán 1984, 1, pp. 151-152), deux patrons des arts. Si l’identité des deux dieux honorés dans cet édifice ne peut être précisée davantage, des sacrifices en leur honneur s’intègrent bien dans la fête de Xochipilli, car celui-ci est étroitement lié aux dieux « 5 »65.

47 La liste se poursuit avec différents édifices dédiés aux Cihuateteo, les « femmes divines »66. Le premier, l’Aticpac (no 58), est présenté comme un lieu de sacrifice en honneur de ces déesses, le jour 7 Serpent. D’après la liste des prêtres, une personnificatrice d’une déesse appelée Aticpaccalqui cihuatl, « Femme de la maison sur l’eau », était sacrifiée et écorchée et un prêtre revêtu de sa peau parcourait les rues, une caille entre les dents67. Ces indications, ainsi que l’étymologie du nom de la divinité ont permis de l’identifier comme une des déesses de l’eau sacrifiées en Ochpaniztli en même temps que Toci68 (Graulich 1980, p. 381). Le lieu appelé Atlauhco (no 60), est lui aussi le théâtre du sacrifice d’une divinité inconnue, mais dont le nom, Atlauhco cihuateotl, « la déesse du lieu de la fondrière »69, indique qu’il s’agit aussi d’une des déesses de l’eau sacrifiées lors de la fête du Balayage. Le Netlatiloyan (no 59) est décrit comme l’endroit où sont enfouies les peaux des personnifications de Cihuateteo sacrifiées au Xochicalco (no 66) en Ochpaniztli, ce qui l’identifie sans doute à une cache cérémonielle. En Tlacaxipehualiztli, l’autre vingtaine où les victimes étaient écorchées, les peaux usagées étaient enfouies dans une cache située à l’intérieur du Yopico70. On peut donc supposer que la cache Netlatiloyan se trouvait, elle aussi, à proximité du temple où les victimes étaient sacrifiées, le Xochicalco (no 66). Dans la description de ce dernier, les informateurs de Sahagún mentionnent le sacrifice et l’écorchement de différents personnificateurs, en Ochpaniztli. Une de ces victimes personnifie la déesse de l’eau Atlatonan, tandis que les deux autres représentent des divinités du maïs, Itzac Cinteotl (Cinteotl blanc) et Tlatlauhqui Cinteotl (Cinteotl rouge)71.

48 Deux édifices, le Tzonmolco (no 64) et le Tzonmolco calmecac (no 61), forment un ensemble dédié au dieu du feu, fréquenté au cours de la vingtaine d’Izcalli. Le Tzonmolco est décrit comme le lieu de sacrifice, en Izcalli, de quatre personnificateurs de Xiuhtecuhtli72, ainsi que celui des Ilhuipapaneca et des Temilolca73. Deux femmes étaient également mises à mort : Cihuatontli, qui peut probablement être identifiée à la femme de Xiuhtecuhtli (Graulich 1980, p. 561), et Nancotlaceuhqui74, une déesse mal connue. Le Codex de Florence dit que les différents Xiuhtecuhtli étaient personnifiés par

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des esclaves baignés et que les Ilhuipapaneca et les Temilolca étaient des captifs, sacrifiés au préalable pour que les esclaves soient ensuite mis à mort sur leurs corps. Le Tzonmolco calmecac (no 61) est, quant à lui, présenté comme l’endroit où Montezuma prenait le feu pour encenser, lors de Huauhquiltamalcualiztli, le dixième jour d’Izcalli. Sahagún ajoute que c’était le lieu de résidence des prêtres de Xiuhtecuhtli75. Bien qu’il soit clairement dédié au dieu du feu, on ne peut pas déterminer si l’ensemble Tzonmolco, sans doute associé au calpulli du même nom, se confond avec l’ensemble utilisé en Xocotl Huetzi et Teotleco qui a été identifié plus haut.

49 Le dieu Nappatecuhtli (no 63), le patron des fabricants de nattes, était honoré dans un temple sur pyramide où, disent les informateurs de Sahagún, un personnificateur du dieu était sacrifié en Tepeilhuitl. Ce sacrifice n’est pas mentionné par d’autres sources, mais sa place au sein de la vingtaine est entièrement justifiée, puisqu’il est considéré comme un des Tlaloque, les dieux de la pluie à l’honneur en Tepeilhuitl76. Les édifices ne pouvant être rattachés à un ensemble particulier 50 Faute de données complémentaires, certains édifices de la liste ne peuvent pas être rattachés précisément à l’un des 25 ensembles repérés ci-dessus. Il serait toutefois étonnant qu’il s’agisse d’édifices totalement indépendants.

51 Malgré les liens évidents qui l’unissent aux édifices qui le précèdent et qui sont fréquentés en Quecholli et en Panquetzaliztli, on ne peut déterminer à quel ensemble le Netlatiloyan (no 38) a pu être rattaché. Il est probable que ce brasier77, théâtre du sacrifice des personnificateurs de Nanahuatl et de Xochcuaye, ce qui renvoie clairement à celui qui a permis la naissance du soleil et de la lune à Teotihuacan (Graulich 1980, p. 505), a été situé à proximité des temples de Mixcoatl et/ou du Grand Temple, où se déroulaient les principaux rites de ces vingtaines. Le lieu Ilhuicatitlan (no 40), qui est lui aussi inséré dans cette succession de 8 édifices et qui est présenté comme le lieu des sacrifices liés à un lever héliaque de Vénus, ne peut pas non plus être associé précisément à un de ces temples, d’autant qu’il n’était pas fréquenté lors de ces vingtaines, mais lors d’une fête mobile qui se tenait sans doute tous les 584 jours.

52 Le Mecatlan (no 42) était peut-être un édifice associé à un calmecac, puisqu’il est décrit comme l’endroit où les prêtres venaient jouer des instruments de musique, des trompes, précise Sahagún. Cependant, on ne peut déterminer s’il est associé à un ensemble cérémoniel particulier ou si, au contraire, c’était un lieu d’exercice à l’usage de l’ensemble du clergé, puisqu’on sait que le jeu de trompe était intimement lié à la pénitence que pratiquaient tous les prêtres.

53 La question de l’association des trois tlacochcalco de la liste à différents ensembles reste problématique. D’après leur étymologie et Torquemada (1969, 2, p. 146), ils peuvent être identifiés aux « salles d’armes » associées aux portes de l’enceinte78, ce qui n’implique pas nécessairement qu’ils soient totalement indépendants. De plus, certains lieux appelés tlacochcalco sont présentés comme étant liés au dieu Tezcatlipoca79. Cependant, pour compliquer le tout, les trois tlacochcalco de la liste ne se rapportent pas clairement au dieu « miroir fumant ». Ainsi, malgré l’existence de certains indices, et comme le souligne Olivier (1997, p. 194), le Tlacochcalco Acatl Yiacapan (no 21) ne peut être identifié avec certitude à un édifice dédié à Tezcatlipoca, car le Grand Calpulli Acatl Yiacapan (no 76) est clairement présenté comme un lieu dédié aux dieux de la pluie. Le second, le Tlacochcalco Quauhquiauac (no 69), est présenté comme un lieu de sacrifice à Macuiltotec, un dieu qui n’est pas connu par ailleurs, mais qui fait sans doute partie, en tant que dieu « 5 », des Mimixcoa-Huitznaua sacrifiés en Panquetzaliztli

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(Graulich 1980, p. 513)80. Enfin, le Tlacochcalco de Tezcacoac81 (no 75) est un lieu qui n’est mentionné que dans la liste d’édifices et qui y est décrit comme un arsenal servant occasionnellement de lieu de sacrifice de captifs. Il était peut-être associé à une déesse de la terre peu connue, Tezcacoac Ayopechtli, évoquée dans les Primeros Memoriales (Seler 1992, 2, p. 261). Ainsi donc, les données variées concernant les différents tlacochcalco ne permettent pas de les associer à un complexe précis, et encore moins à un temple de Tezcatlipoca. Mais faut-il pour autant en conclure que ces arsenaux étaient totalement indépendants ?

54 L’Atempan (no 74) est décrit comme le lieu de rassemblement des tlacateuhti82, avant qu’ils ne soient emmenés vers la lagune ou certains sommets de montagne pour y être sacrifiés. Les informations très précises contenues dans la description nahuatl concordent avec la description de la vingtaine d’Atl caualo, dédiée à Tlaloc. Sahagún précise que ces victimes sont des enfants et des « lépreux » appelés xixioti, ce qui renvoie aux victimes sacrifiées au Temple du Cinteotl Blanc (no 28). Cet édifice pourrait donc être associé au temple de Tlaloc, d’autant que son nom peut se traduire par « sur la rive » (Garibay 1999, p. 917), et/ou à un temple du maïs83, mais aussi, ce qui s’explique plus difficilement, au temple dédié à la déesse Toci, qui est plusieurs fois appelé Atempan84.

55 Le Techielli (no 77), qui est présenté comme un lieu de conservation des branches de pin (acxoyatl), ne peut pas être mis en rapport avec un ensemble cérémoniel particulier, tant l’usage de ces branches est fréquent et généralisé.

56 À la fin de la liste, le Grand Calpulli d’Acatl Yiacapan (no 76) est décrit comme l’endroit où étaient choisis, sacrifiés, démembrés et cuits les personnificateurs des Tlaloque. Les informateurs de Sahagún précisent qu’ils étaient ensuite mangés, uniquement par les seigneurs. Le sacrifice de ces victimes n’est pas évoqué par ailleurs, mais il est très probable que cet édifice était associé au temple de Tlaloc, bien que, comme le suggère Olivier (1997, p. 194), le lieu appelé Acatliyacapan puisse aussi avoir eu un lien avec le culte de Tezcatlipoca.

57 Les informateurs de Sahagún terminent leur liste par une évocation des calpulli. Ils les présentent comme « toutes les petites maisons sur le pourtour et qui entouraient les temples »85, dans lesquelles les seigneurs et les valeureux guerriers jeûnaient tous les 20 jours. Il semble donc que ces lieux de pénitence, associés à des temples que la liste n’identifie pas, dépendaient des différents quartiers de la ville86. Conclusion Le nombre d’édifices 58 Quelque 25 ensembles cérémoniels peuvent donc être dégagés des 78 descriptions de la liste (voir Figure 4). Ils comprennent un nombre plus ou moins important de structures, sont dédiés à une divinité particulière et, par conséquent, étaient généralement fréquentés lors des mêmes fêtes, et peuvent souvent être mis en rapport avec un des calpulli de la ville de Mexico. Ce regroupement des descriptions en différents ensembles permet de ramener le nombre de structures évoquées par la liste de Sahagún à des proportions plus proches de celles des autres chroniqueurs, qui ne comptabilisent pas les bâtiments dépendant des temples. Bon nombre des « édifices » de la liste sont, en effet, des endroits non construits ou peu aménagés, comme des sources, ou sont des constructions de petite taille. En plus de mieux correspondre aux autres descriptions de l’enceinte, la répartition des 78 édifices en ensembles composés de structures de taille très variable concorde avec les données matérielles récoltées par les archéologues dans

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le centre de Mexico, puisque, rien que sur la plate-forme entourant la pyramide double, au moins quatre petites structures ont été mises au jour. Les divinités auxquelles sont dédiés les édifices 59 En examinant la liste en fonction des dieux, on peut retrouver les différents temples sur pyramide mentionnés par Durán même si, dans certains cas, cette identification reste hypothétique (voir Figures 2a et 2b). Il apparaît donc que les temples des divinités principales du panthéon aztèque sont effectivement évoqués dans la liste. Cependant, on ne peut que s’étonner du caractère discret de cette évocation, puisque les édifices dédiés à des dieux aussi centraux que Quetzalcoatl ou Tezcatlipoca sont, pour le premier, deux structures vouées au culte de son aspect de dieu du vent (no 46 et 47) et, pour le second, un oratoire (quauhxicalco) isolé (no 15), ainsi que différents groupes d’édifices honorant un aspect très particulier du dieu (Omacatl ; Tlamatzincatl) toujours étroitement liés à un des calpulli de la ville, et peut-être certains tlacochcalco (no 69 et 75).

60 Mais on a aussi pu montrer que, dans certains cas, la liste de Sahagún complète bien les indications de Durán. C’est notamment le cas du temple de Xiuhtecuhtli, dont on avait souligné l’absence dans le Libro de los ritos de Durán, et qui se cache sans doute derrière les édifices de l’ensemble 7 (no 16 à 18) (voir Figure 4).

61 Cependant, même si une dizaine de lieux sont dédiés, plus ou moins directement, aux principales divinités aztèques, la plupart des autres édifices sont associés à des divinités peu ou mal connues. En outre, les sacrifices qui y sont accomplis se révèlent souvent être des rites mineurs, dont on ne trouve pas toujours d’écho en dehors de ce chapitre précis du Codex de Florence. Pour comprendre le caractère inédit et parfois insolite de ces données, il faut avant tout souligner le fait qu’une petite quinzaine de descriptions renvoie directement aux fêtes mobiles, les fêtes du calendrier divinatoire. Or, les cérémonies liées à ces fêtes sont particulièrement mal connues, tant les informations conservées au sujet de ce calendrier sont rares et incomplètes. Il ne faut donc pas s’étonner que les sacrifices succinctement évoqués dans cette liste ne soient pas décrits ailleurs. Au contraire, leur mention est précieuse, car il s’agit d’une des rares sources présentant certains des nombreux rites qui émaillaient le cycle divinatoire de 260 jours et le cycle vénusien. Dans cette perspective, il est probable qu’un grand nombre de divinités nous resteront inconnues, puisqu’il apparaît que des divinités très particulières étaient mises à l’honneur lors des fêtes mobiles et que bon nombre de ces fêtes ne sont pas même évoquées dans les autres sources. Ainsi donc, le fait qu’un certain nombre d’édifices soient utilisés lors des fêtes mobiles, et notamment tous les lieux qualifiés d’iteupan (excepté le temple de Mixcoatl et celui de Nappatecuhtli), permet de comprendre pourquoi la personnalité des dieux auxquels ils sont dédiés – Omacatl, Macuilcipactli, Chantico, Itzac Cinteotl, Chicomecatl, Chiconauhehecatl, Macuilmalinalli – reste souvent mal connue.

62 En ce qui concerne les divinités associées aux lieux utilisés lors des fêtes des vingtaines, elles ne sont pas non plus toutes connues et les sacrifices qui leur étaient dédiés semblent également secondaires. Cependant, la validité des informations de la liste peut être confirmée, soit par les autres descriptions des vingtaines, qui évoquent, sans pour autant les décrire, d’autres sacrifices en marge des sacrifices principaux, soit par le fait que les sacrifices mentionnés par la liste s’inscrivent généralement dans la logique symbolique de la fête, comme c’est le cas, par exemple, pour le sacrifice de Nappatecuhtli (no 63). Le fait que ce document confirme ou complète les autres sources

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à propos des sacrifices des vingtaines renforce donc le crédit à apporter à la liste en général, mais surtout aux données concernant les fêtes mobiles.

63 Les nombreuses références aux calpulli contenues dans la liste permettent peut-être d’expliquer pourquoi les dieux qui y sont évoqués sont si peu connus ou, dans le cas des dieux principaux, pourquoi ils sont honorés sous un de leurs aspects particuliers. En effet, l’analyse de la liste permet de rapprocher tous les ensembles de descriptions – à l’exception des premiers ensembles cérémoniels dédiés aux dieux principaux et des édifices qualifiés de iteupan – à un des quartiers de la ville (Figure 5). Les différents dieux qu’honorait chaque calpulli ne sont pas tous bien connus, car la documentation au sujet de ces groupes sociaux et de leurs pratiques rituelles est très inégale. Comme la liste évoque les dieux des 15 calpulli les plus anciens87, ainsi que ceux d’autres calpulli moins communs, il est possible que les informateurs de Sahagún aient, en composant la liste, présenté les édifices en fonction des différents quartiers de la ville qui en avaient la charge. Cette hypothèse permettrait notamment d’expliquer la place prépondérante d’Omacatl par rapport aux autres divinités principales présentées dans la première partie de la liste, puisqu’on sait que le calpulli de Huitznauac, dont il est le patron, jouait un rôle majeur dans les rites de Panquetzaliztli. De manière plus générale, cette interprétation fait apparaître que la relative méconnaissance des dieux vénérés dans les lieux de la liste est probablement due à la nature même de ces divinités, car ce sont des divinités tutélaires propres à une profession déterminée et à un quartier particulier. La composition de la liste et sa (ou ses) référence(s) externe(s) 64 Si ces indications permettent de comprendre pourquoi les dieux cités dans la liste sont si peu connus, elles n’expliquent pas pour autant les liens qui unissent les descriptions et qui donnent cette homogénéité à la liste. Pour comprendre ces liens, il faut se demander comment, et sur quelle base, Sahagún a composé sa liste.

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FIG. 5 – Les lieux de la liste, les dieux auxquels ils sont dédiés, les moments de leur utilisation et les calpulli desquels ils peuvent être rapprochés.

65 On ne peut rejeter d’emblée l’hypothèse selon laquelle la liste renvoie effectivement à la réalité architecturale du centre cérémoniel. En effet, comme on l’a évoqué plus haut, il est certain que les ensembles dédiés aux dieux principaux tels qu’ils apparaissent dans la liste faisaient partie de l’enceinte cérémonielle. De plus, il n’est pas improbable que l’enceinte ait contenu jusqu’à 80 structures. Cependant, le point épineux de cette hypothèse reste la question des calpulli, car ils sont très souvent présentés par les différents chroniqueurs comme des « églises paroissiales » ou des « temples de quartier », ce qui les désigne comme des sanctuaires situés en dehors de l’enceinte et fréquentés par des groupes sociaux déterminés. La remarque de Tezozomoc (1878, p. 228) précisant que, dès leur arrivée à Tenochtitlan, les Aztèques installèrent leur dieu Huitzilopochtli et, autour de lui, les dieux des quinze calpulli, avant de compléter le sanctuaire avec d’autres structures comme un jeu de balle, indique sans doute que des temples dédiés aux dieux des calpulli de Mexico avaient leur place au sein de l’enceinte cérémonielle. Il est donc possible qu’il ne faille pas nécessairement identifier les temples dont la description renvoie à un calpulli à des sanctuaires de quartier88 mais plutôt à des édifices « délégués » par les calpulli de la ville à l’intérieur même de l’enceinte.

66 Une seconde hypothèse, qui n’exclut pas nécessairement la première, me paraît tout à fait plausible : la liste renverrait non pas directement à une réalité architecturale, mais à une image, un « plan » illustrant le Grand Temple. Le faisceau d’indices soutenant cette hypothèse comprend, rappelons-le, d’une part la représentation d’une enceinte conservée dans les Primeros Memoriales (voir Seler 1992, 3, pp. 115-121), et la liste qui l’accompagne et qui s’y rapporte clairement, d’autre part, la mention par Torquemada de l’existence d’une peinture de l’enceinte de Mexico, établie par Sahagún et déjà

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perdue au début du XVIIe siècle, et enfin le caractère à la fois précis et inédit des commentaires que livre Sahagún dans sa traduction espagnole, qui ne peuvent provenir d’une observation effective de l’enceinte et qui s’appliquent souvent parfaitement aux représentations indigènes de bâtiments.

67 En suivant la démarche de Seler (ibid., pp. 115-121) dans son identification des différentes structures du folio des Primeros Memoriales par rapport à la liste89, on s’aperçoit que l’informateur anonyme commence par mentionner la pyramide double, qui se trouve dans le centre de l’image, décalée vers le haut, c’est-à-dire vers l’est (voir Figures 6 et 7). L’énumération se poursuit de proche en proche, en citant successivement les édifices ayant une même orientation, ce qui indique sans doute que la lecture de la carte impliquait une rotation de celle-ci. Cette lecture se termine par les éléments entourant directement la pyramide double et par les ouvertures de l’enceinte. Une approche similaire de la liste du Codex de Florence révèle certains détails très intéressants. On constate ainsi que, comme la liste des Primeros Memoriales, celle du Codex de Florence commence par la pyramide double, dont les temples sont considérés comme des structures indépendantes, et par des édifices de grande importance. Si un plan a bien existé, il est presque certain que ces édifices devaient se situer dans une zone d’importance comparable. De plus, même si les édifices d’un même complexe sont généralement regroupés, on a pu remarquer à plusieurs reprises que certaines descriptions, évoquant indéniablement des édifices d’un même complexe, sont intercalées entre les descriptions d’autres structures, et non énumérées à la suite l’une de l’autre. Les édifices des temples de Yopico, Yiacatecuhtli et Huitzilinquatec (no 49 à 56) en sont un bon exemple. Cette répartition en alternance s’explique difficilement par une énumération orale. En revanche, elle est tout à fait compréhensible dans le cadre d’un commentaire d’image. En effet, dans ce cas, l’informateur, voyageant de proche en proche dans l’image, peut évoquer successivement des édifices très proches à l’intérieur même de l’image, mais dont la proximité ne correspond pas nécessairement à un lien symbolique précis.

68 L’analyse de la succession des descriptions permet de proposer une répartition des édifices (Figure 8) fondée sur ces observations et sur l’image des Primeros Memoriales.

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FIG. 6 – Folio 269r des Primeros Memoriales de Sahagún (Seler 1902-1923, 2, p. 771, abb. 1).

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FIG. 7 – Reconstitution du sens de lecture de l’image du Folio 269r des Primeros Memoriales. [Remarques : 1) Les * indiquent que le sommet de l’édifice est dirigé vers le bas de l’image ; 2) Un des édifices mentionnés dans la liste n’est pas représenté. D’après Seler, il s’agit du Momoztli (no 4). Il se peut toutefois que ce soit le Quauhxicalli et que le Momoztli soit l’édifice qu’il identifie comme le Quauhxicalli (no 2). Quoi qu’il en soit, il est clair que cette petite structure est celle qui précède ou qui suit directement le Calmecac (no 3), car les deux représentations sont reliées par des traces de pas]

FIG. 8 – Tentative de reconstitution de l’image à laquelle se serait rapportée la liste du Codex de Florence.

69 Indépendamment de la stricte localisation des édifices dans le plan, qui restera toujours hypothétique, il apparaît que la liste du Codex de Florence peut être lue de la même manière que la liste et l’image des Primeros Memoriales. Commençant par la pyramide double, qui devait occuper une position centrale, la lecture se poursuit avec des édifices (no 6 à 36) qui l’entourent, dont la succession dans la liste indique qu’ils étaient proches les uns des autres. Les édifices no 37 à 41, qui ont des liens étroits avec le complexe de Mixcoatl et celui de Huitzilopochtli, seraient une charnière dans l’image, car ils marqueraient la fin d’une première boucle autour de la pyramide double, ce qui se traduit par un retour vers les édifices évoqués dans le début de la liste. Il est possible que la troisième série d’édifices (no 43 à 66), probablement composée par une progression de proche en proche au sein de l’image et correspondant peut-être à un changement d’orientation dans le dessin, se termine, elle aussi, par un retour au centre de l’image, avec la source Toxpalatl (no 68). On observe ensuite que tous les édifices suivants, qui peuvent difficilement être associés à des complexes particuliers, sont qualifiés de « maison » par Sahagún. L’usage de ce terme, que le franciscain utilise pour désigner les petits édifices qui entouraient l’intérieur de l’enceinte, ainsi que la position en fin de liste de ces édifices, qui rappelle que les derniers lieux cités dans la liste des Primeros Memoriales sont l’espace de danse, le mur de serpent et la porte de l’enceinte,

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suggèrent que la lecture de l’image du Codex de Florence se terminait par le mur d’enceinte, par les édicules qui y étaient greffés et, peut-être, par deux de ses ouvertures.

70 Il apparaît donc qu’un faisceau d’indices convergents, provenant tant d’informations externes à la liste qu’à sa structuration interne, permet de soutenir l’existence d’une image à laquelle elle se serait rapportée. Malheureusement, dans l’état actuel des sources historiques, la validité de cette hypothèse ne peut être testée davantage. Ces riches et complexes folios du Codex de Florence n’ont donc pas fini de susciter l’intérêt et d’éveiller la curiosité…

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NOTES

1. Les trois traductions de ce passage du Codex de Florence (ci-après référencé CF) actuellement publiées – celle d’Anderson et Dibble, son édition révisée et celle de López Austin (1965) – ont été utilisées dans la préparation de cet article. Cependant, pour des raisons de commodité, et sauf mention contraire, les références qui y sont citées sont celles de la version révisée de la traduction d’Anderson et Dibble. 2. Actuellement, l’appellation « Grand Temple » est souvent réservée à la pyramide double de Huitzilopochtli et Tlaloc, dont les fouilles, commencées à l’occasion du Proyecto Templo Mayor, ont permis de bien en connaître les différentes phases d’agrandissement, à l’exception toutefois de la phase la plus ancienne et de celle que virent les Espagnols. 3. Le titre du chapitre est : « Izcatquj in jmelaoaca, in ixqujch catca inteucal mexica ». Anderson et Dibble le traduisent par « Behold [here] a true [relation] of all [the temples] which were the temples of the Mexicans » (CF 1950-1981, 2, p. 165) et par « Behold here a true [relation] of all the [] which were the Mexicans’ temples » (CF 1950-1981, 2, p. 179). López Austin (1965, p. 76) l’intitule « He aquí la descripción de todos los templos de los mexicanos ». 4. En effet, à ce jour, plus de 30 édifices – grands temples, petits autels et plates- formes – ont été mis au jour dans la zone de l’enceinte cérémonielle (López Luján 2001, p. 715). 5. Cet article s’appuie sur mon mémoire de DEA, présenté à l’École pratique des hautes études de Paris en 2000.

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6. Cette tendance à l’exagération a notamment été mise en évidence par Seler (1992, 3, p. 117), à propos du nombre de marches que comptait le temple double de Mexico. 7. En réalité, il conviendrait d’orthographier ce terme « k’u ». Comme il est retranscrit « cu » dans toutes les sources historiques, l’orthographe ancienne a été maintenue tout au long de cet article. Cette remarque orthographique m’a été judicieusement suggérée par un des critiques anonymes qui ont analysé la première version de cet article. Qu’il soit ici remercié pour sa lecture attentive et pour ses remarques, toujours enrichissantes. 8. Au sein de la liste, on remarque que Sahagún qualifie de cu non seulement les édifices que ses informateurs désignent comme des iteupan, des « lieux de dieu » ou des teocalli, des « maisons de dieu », dont on sait, par d’autres sources, qu’ils désignent des temples sur pyramide, mais aussi un certain nombre d’autres édifices (Figure 3). On pourrait avancer l’hypothèse que le terme cu s’applique aux édifices sur pyramide, si Sahagún ne donnait pas d’autres détails qui ruinent définitivement cette suggestion. Ainsi, lorsqu’il évoque un « petit cu rond, d’environ 3 brasses de large et 1,5 de haut, sans aucune couverture » (Quauhxicalco no 15), un « cu ou momoztli » (Autre Quauhxicalco no 16), un « cu bas, carré, avec des marches sur les quatre faces » (Tochinco no 9) ou encore, lorsqu’il qualifie de cu un brasier qu’il décrit par ailleurs comme un grand autel avec des marches sur quatre côtés sur lequel était allumé le brasier (Sahagún 1999, p. 137), on ne peut que constater la flexibilité de ce terme. 9. Le Tzompantli de Mixcoatl (no 6), le Grand tzompantli (no 41), le Tzompantli de Yopico (no 55) et trois autres structures simplement appelées tzompantli (no 18, 33, 56). 10. Le terme « pelote » est habituellement et improprement utilisé par les chroniqueurs du XVIe siècle pour désigner la balle de ulli qu’utilisaient les Indiens dans leurs jeux de balle (Taladoire 1981, p. 33). Dans cet article, cette ancienne appellation n’a été conservée que dans les citations. 11. Cette identification pose malgré tout un problème, car la liste ne présente que trois tlacochcalco alors que l’enceinte était sans doute ouverte sur ses quatre côtés, comme l’affirme Durán (1984, 1, p. 22). Même si on ne peut pleinement expliquer cette discordance, il faut tenir compte du fait que l’ouverture qui donnait sur la chaussée menant à la lagune ne nécessitait peut-être pas une défense aussi importante que les autres et que, de toute manière, il ne peut pas être démontré que la liste de Sahagún soit parfaitement exhaustive. 12. Au moins un point d’eau aménagé a été mis au jour dans le site du Grand Temple de Tlatelolco, la ville jumelle de Tenochtitlan, située dans la partie nord de l’île de Mexico et dont on sait qu’elle possédait une enceinte cérémonielle à l’image de celle de Tenochtitlan. Cet édifice, qualifié de « puits sacré », est décrit comme un petit bassin, entouré d’un ensemble de marches qui descendent jusqu’au centre du puits (González Rul 1998, p. 98). 13. Un second édifice est appelé Netlatiloyan (no 38). Cette appellation dérive du verbe tlatia, qui signifie « cacher », mais aussi « brûler ». La description de l’édifice no 59 permet de lever cette ambiguïté, car les informateurs de Sahagún précisent que des peaux de victimes y étaient déposées. Il s’agit donc sans doute d’une cache cérémonielle, semblable à celles dans lesquelles étaient enterrées les peaux des personnificateurs de Xipe, à la fin de Tlacaxipehualiztli. Quant à l’édifice no 38, il est très probable, comme le suggère López Austin (1965, p. 89), qu’il s’agit d’un brasier, en raison du lien étroit existant entre le sacrifice par le feu et Nanahuatl, dont un personnificateur mourait à cet endroit.

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14. Plusieurs auteurs avancent cette hypothèse, notamment Nicholson (Sahagún 1997, p. 117) et Pasztory (1998, p. 110). 15. Le folio de ce codex, élaboré suite à son séjour à Tepepulco, représente une enceinte cérémonielle dans laquelle figurent huit édifices et quatre personnages. Une liste non commentée accompagne cette image qui a été interprétée, à la suite de Seler (1992, 3, pp. 115 et ss.), comme un plan du centre cérémoniel de Mexico. Quoi qu’il en soit de l’identification toujours débattue de ce lieu, cette page est extrêmement importante, car elle démontre que Sahagún a au moins une fois récolté des informations tant figurées qu’écrites au sujet d’une même enceinte cérémonielle. Pour une analyse détaillée de cette planche des Primeros Memoriales, voir les commentaires de Nicholson dans la traduction de Sullivan (Sahagún 1997, pp. 117-119). 16. Cette description pouvait probablement aussi s’appliquer à des petites structures, comme celle qui est actuellement qualifiée d’» autel tzompantli » et qui a été retrouvée près de la pyramide principale. Cependant, la multiplication des détails se rapportant à l’aspect extérieur d’édifices théoriquement détruits ne s’explique que par la lecture d’une image. Ainsi, comment Sahagún saurait-il que le Coacalco (no 14) est une « salle grillagée comme une prison » et que le lieu Ilhuicatitlan (no 40) est une « grosse et haute colonne », alors que ses informateurs ne donnent aucun élément permettant de le déduire et que ces lieux ne sont pas connus par ailleurs ? 17. La thèse de doctorat de Michel Graulich est, jusqu’à présent, toujours la seule étude qui envisage les rites aztèques de manière systématique. Comme ceux-ci avaient en grande partie lieu dans l’enceinte cérémonielle de Mexico, cet ouvrage s’est révélé particulièrement utile pour l’étude de cette liste d’édifices religieux. Il en existe à présent une traduction espagnole (Graulich 1999). 18. González Torres (1985, pp. 161-171) évoque ces références aux calpulli dans son chapitre traitant des lieux de sacrifices. 19. J’entends ici par « ensemble » ou « complexe », un temple et les différentes structures qui lui sont exclusivement associées. Ces annexes sont détaillées notamment par Durán (escalier, patio, calmecac, etc.). Il faut sans doute leur ajouter le tzompantli et quelques annexes spécifiques, comme le brasier pour le temple de Xiuhtecuhtli. 20. Pour une meilleure compréhension des rapprochements proposés ci-dessous, il est utile de consulter régulièrement la liste du Codex de Florence ainsi que la Figure 4. 21. L’un d’eux, Macuilcalli, est présenté ailleurs comme un des dieux des lapidaires (CF 1950-1981, 9, pp. 79-80). 22. Ou qu’ils en étaient proches. 23. Appelés Totec tlamacazqui et Tlalocan tlamacazqui (Sahagún 1999, p. 214). 24. Pour désigner les personnes qui résidaient dans ce calmecac, les informateurs de Sahagún utilisent le terme « tlamaceuhque », qui signifie littéralement « pénitent » (Molina 1944, p. 125), « dévot, religieux » (Siméon 1963, p. 548), ce que rendent fidèlement les traductions d’Anderson et Dibble (édition révisée, p. 182) et de López Austin (1965, p. 82). Cependant, on remarquera que Sahagún (1999, p. 159) et les mêmes Anderson et Dibble (CF 1950-1981, 1e édition, p. 168) ont choisi de le traduire par « prêtre ». Ce choix est tout à fait justifié, parce que, dans le Codex de Florence, hormis un passage où il désigne les dieux Nanahuatzin et Tecuciztecatl (CF 1950-1981, 7, p. 5), le terme « tlamaceuhque » est exclusivement utilisé pour qualifier les prêtres (tlamacazque) (voir par exemple CF 1950-1981, 6, pp. 114 et 209). 25. La coutume de s’emparer des images divines des vaincus est attestée par d’autres sources, mais leur endroit de conservation n’y est pas évoqué. On sait cependant qu’une

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salle du palais de Montezuma, appelée Coacalli, était destinée à héberger les visiteurs étrangers de passage, alliés ou ennemis (CF 1950-1981, 8, p. 44). Il semble donc qu’à l’image de la résidence impériale, le centre cérémoniel possédait un lieu de résidence spécifique pour les « hôtes » divins étrangers. 26. Ce rapprochement concorde avec les indications des chroniqueurs, mais il est contesté par les données archéologiques, car la structure identifiée comme le Grand Tzompantli ne se situe pas dans les environs immédiats de la pyramide principale (Vega Sosa 1979, p. 70). 27. Les termes de la description de l’Itepeioc font directement allusion au Temple de Huitzilopochtli, car ils le présentent comme le lieu de « naissance » (de tlacati, naître) de Huitzilopochtli qui, d’après les mythes, a eu lieu sur le Coatepec. Or le Temple de Huitzilopochtli et la grande pyramide sur laquelle il repose sont précisément identifiés à cette montagne, comme en témoigne notamment la statue de la Coyolxauhqui démembrée qui gît au bas de la pyramide. 28. Apparemment, les opérations de fabrication avaient lieu dans deux endroits distincts, car le premier édifice est décrit comme le lieu de cuisson de la pâte et le second comme le lieu de sa mise en forme. 29. D’après Seler (1992, 3, p. 115), cette placette correspond à la place appelée Empedradillo au début du XXe siècle, située du côté ouest de la cathédrale. 30. Celui de la naissance du Soleil et de la Lune à Teotihuacan (cf. infra, le Netlatiloyan no 38), celui de la victoire de Quetzalcoatl au Mixcoatepec et de celle de Huitzilopochtli au Coatepec (voir Graulich 1980, 2, pp. 548-549). 31. L’épouse traditionnelle du Seigneur de la Mort est Mictlancihuatl, la Dame de la Mort, mais un certain nombre de vieilles déesses, et notamment Cihuacoatl, peuvent se substituer à elle (voir Graulich 1980, 2, pp. 548-549). 32. En effet, la courte description du Codex de Florence est le parfait résumé de celle de Durán. Les éléments spécifiques qu’elles ont en commun, comme le jour du déroulement du sacrifice (4 Mouvement), le fait que le sacrifice avait lieu à midi, et la personnalité du dieu auquel ces rites sont dédiés, permettent de supposer qu’il s’agit de la même fête. Carlos Javier González, qui a lu mon mémoire de DEA après sa soutenance et qui, ensuite, a eu la gentillesse de me faire des commentaires tout à fait utiles pour la suite de ma recherche, a attiré mon attention sur le fait que Durán se réfère à plusieurs occasions au patio contenant les pierres appelées Temalacatl et Quauhxicalli comme « patio cuauhxicalco », et qu’il décrit toujours ce dernier en étroite association avec le Cuacuauhtinchan, le « temple du soleil », ce qui renforce l’identification du Huey Quauhxicalco qu’évoquent les informateurs de Sahagún au « temple du soleil » que présente Durán. 33. Les liens entre les dieux de l’ivresse et du pulque et le lapin sont bien connus. Voir par exemple les Costumbres, f. 354r et ss. 34. Le texte nahuatl parle d’jxiptla tochinco, de « personnificateur de Tochinco ». Or le suffixe co est un locatif. Tochinco ne peut donc pas être le nom d’une divinité, en théorie. 35. Tepuztecatl signifie en effet le « celui de Tepuztlan » (Garibay 1999, p. 947). 36. Les informateurs de Sahagún avancent cette localisation temporelle avec quelque réserve, puisqu’ils indiquent que les sacrifices avaient lieu « peut-être lorsque régnait le signe ce miquiztli » (CF 1950-1981, 2, p. 192). Sahagún ne reprend pas cette nuance dans son commentaire.

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37. Comme l’attestent le Codex Magliabechiano (f. 39) et le Codex Telleriano-Remensis (f. 163-164). 38. L’érection de cet arbre est bien connue, car elle est un des rites centraux de la vingtaine de Xocotl Huetzi, également dédiée à Xiuhtecuhtli. 39. On y apprend, en effet, qu’une fois les victimes jetées dans le brasier appelé Teccalco, un personnage écureuil venait danser à cet endroit (CF 1950-1981, 2, p. 129). 40. López Austin (1965, p. 83) considère que la description renvoie non pas à Teotl Eco mais à Xocotl Huetzi. 41. Voir aussi Durán (1984, 1, p. 120). 42. Il est ainsi cité dans une liste de temples (CF 1950-1981, 9, p. 37) comprenant également le Yopico, le Pochtlan et le Tlamatzinco, trois lieux qui figurent dans la liste des édifices du Grand Temple du Codex de Florence, mais qui sont également des noms de calpulli de Mexico. Ailleurs dans le même codex (ibid., 2, p. 71), il est présenté comme le lieu où était façonnée l’effigie de Huitzilopochtli, lors de la fête de Toxcatl. Il n’est pas toujours possible de préciser s’il s’agit du même temple que celui qui est évoqué dans la liste ou bien d’un temple situé dans le quartier de Huitznauac. 43. Ainsi, d’après la liste, les victimes qui y sont mises à mort représentent les ennemis mythiques du dieu et, ailleurs dans le Codex de Florence (1950-1981, 2, p. 71), il est précisé que c’est à cet endroit qu’était façonnée l’image du dieu pour la fête de Toxcatl. 44. Il est ainsi décrit comme le « compagnon » (Sahagún 1999, p. 164) ou le « frère » de Huitzilopochtli (Torquemada 1969, 2, p. 155). En fait, ce dieu apparaît dans les deux vingtaines au cours desquelles Huitzilopochtli et Tezcatlipoca sont conjointement honorés, Toxcatl et Panquetzaliztli, et semble, dans les deux cas, avoir une position de contrepoids par rapport au dieu principal de la vingtaine : en Toxcatl, il se présente comme Huitzilopochtli, et en Panquetzaliztli, il incarne Tezcatlipoca, aux côtés de Huitzilopochtli (Graulich 1980, p. 665). 45. Le nom du prêtre chargé de superviser le calmecac de Huitznauac, Huitznaua teuatzin Omacatl (CF 1950-1981, 2, p. 206), indique également un rapport étroit entre Omacatl et le calpulli de Huitznauac. 46. Le « lieu du jeu de balle du miroir », de « tezcatl » qui signifie miroir et « tlachtli » qui désigne le terrain de jeu de balle. 47. En effet, parmi les nombreux exemples de caches mis au jour dans l’enceinte, certaines contenaient des épines d’agaves (Matos Moctezuma et al. 1998, p. 18). Pour une étude approfondie des caches cérémonielles découvertes dans le Grand Temple de Mexico, voir les travaux de López Luján, notamment celui de 1993. Pour les caches de Tlatelolco, voir notamment Guilliem Arroyo (1996). 48. Huitznauac signifie « près des épines » et Huitztepehualco « où les épines sont répandues » (Garibay 1999, p. 930). 49. Le dictionnaire de Molina (1944) indique que ce terme signifie « avoir des croûtes ou la gale ». 50. Comme en témoignent notamment la peinture représentant Cinteotl dans le temple de Tlaloc de la phase II du Templo Mayor et les attributs de Xipe que revêt Cinteotl- Xochipilli dans l’illustration de la vingtaine de Huey Tecuilhuitl du Codex Borbonicus (f. 27), par exemple. Voir aussi Graulich (1980, p. 700). 51. Pour une analyse des événements mythiques célébrés en 1 Fleur, voir, entre autres, Graulich (1980, pp. 46-47). 52. Le domaine de cette divinité transparaît notamment dans son nom. Garibay (1999, p. 927) le traduit par « dans le foyer », et Seler (1992, 2, p. 265) par « dans la maison ».

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53. López Austin (1969, p. 86) considère qu’il s’agit de la contraction de « Chicome Ehecatl », « 7 vent ». 54. Graulich (1980, pp. 700-701) considère que la divinité ici évoquée pourrait être Chicomecoatl et non Chicomecatl, en raison du fait qu’en plusieurs circonstances des divinités du maïs (Xochipilli, 5 Fleur, Cinteotl ou Xilonen) sont fêtées en même temps que Chantico-Cihuacoatl, dans le cadre de fêtes mobiles. Or les descriptions qui précèdent celle du temple de Chicomecatl (no 30) se rapportent, elles aussi, à la fête mobile 1 Fleur et évoquent précisément les dieux Iztac Cinteotl, 5 Caïman et Chantico. 55. Cette indication, inédite dans le Codex de Florence, est confirmée par la description d’Ochpaniztli par Durán (1984, 1, pp. 137-140). 56. « iteupan chicomecoatl ». 57. Cette vingtaine est également appelée Xilomaniztli, notamment dans la description des édifices dont il est question ici. 58. Pour les apparitions de « 9 Vent » dans les sources, voir Graulich (1994-1995, p. 34). 59. Les liens qui unissent Yiacatecuhtli, le calpulli de Pochtlan et les marchands sont assez bien connus, sans doute parce que Sahagún consacre presque un livre entier de son Historia (le livre 9) à cette profession et à ses usages. Pour mettre en lumière ces liens, citons, par exemple, le nom du prêtre de Yiacatecuhtli qui est, d’après la liste des prêtres, Pochtlan Teuhua Yiacatecuhtli, mais aussi le fait que c’est dans ce calpulli, ou dans celui d’Acxotlan, que les esclaves offerts par les marchands en Panquetzaliztli veillaient après avoir bu du pulque au Temple de Huitzilopochtli (CF 1950-1981, 9, p. 63). Le nom nahuatl pour désigner les marchands est, à lui seul, éclairant puisqu’ils sont appelés pochteca. 60. On le retrouve notamment dans le Codex de Florence (1950-1981, 2, p. 45), où il est qualifié de « Totec iteupan ». Le prêtre de Xipe est appelé « Xippe Iopico Teuhua » dans la liste des prêtres (ibid., p. 213). 61. Les informateurs de Sahagún indiquent que son personnificateur était orné d’ocre rouge, de plumes de dinde blanche et d’une « cape de Totec » (CF 1950-1981, 2, p. 213), attributs qui s’apparentent peut-être aux ornements que les capteurs revêtent pendant la préparation de la fête, en Quauitl Eua (ibid., pp. 45-46). 62. Il faut noter que, contrairement aux autres descriptions de calmecac, celui-ci n’est pas présenté explicitement comme un lieu de résidence de prêtres. 63. À propos du lien entre Xipe et l’Anahuac, voir Seler (1992, 2, p. 245). Quant aux hôtes hébergés à cet endroit, il est possible qu’il s’agisse des seigneurs étrangers invités à Mexico pour assister aux sacrifices de Tlacaxipehualiztli (CF 1950-1981, 2, p. 55). 64. Les noms de ces dieux signifient respectivement « 5 Herbe » et « Celui qui s’est fait homme pour notre cause » (López Austin 1965, p. 94). 65. Comme l’a montré Seler (1992, 2, p. 259), les dieux « 5 » ont « un air de famille [et] ils semblent faire office de compagnons et de frères de Macuilxochitl [-Xochipilli] ». 66. Ce terme désigne les femmes mortes en couches, qui étaient divinisées car leur mort et celle de leur enfant étaient assimilées à la mort glorieuse du guerrier combattant (la parturiente) ayant capturé un prisonnier (l’enfant). Elles jouissaient d’un devenir post-mortem particulier et leurs apparitions nocturnes étaient très redoutées (Sahagún 1999, p. 95). 67. Un personnage dans le même accoutrement est représenté dans l’image d’Ochpaniztli du Codex Borbonicus (f. 29). 68. Le sacrifice des déesses de l’eau en Ochpaniztli est évoqué par Durán (1984, 1, pp. 136-137) et représenté dans le Codex Borbonicus (f. 29).

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69. Atlauhco est aussi traduit par « lieu du précipice » (Garibay 1999, p. 918 ; Graulich 1980, p. 381). 70. Selon les auteurs, au sommet du temple (CF 1950-1981, 2, p. 58) ou au pied des escaliers (Durán 1984, 1, p. 102). 71. En tant que femme sacrifiée, la personnificatrice d’Atlatonan peut être considérée comme une des Cihuateteo, une « femme divine ». Par ce détail, on remarque la cohérence de la liste des édifices, puisque ces indications concordent avec la description de la cache Netlatiloyan (no 59). Les informateurs de Sahagún ne précisent pas le sexe des personnes incarnant les dieux du maïs, sacrifiées en même temps qu’Atlatonan. Dans le cas où ce seraient des femmes – ce qui est probable puisque Sahagún (1999, p. 160) évoque ailleurs une personnificatrice sacrifiée dans le temple du Cinteotl blanc et que Cinteotl est tantôt incarné par un homme (CF 1950-1981, 2, p. 120), tantôt par une femme (Costumbres 1945, p. 41) –, elles entreraient également dans la catégorie des Cihuateteo. 72. Ils personnifient respectivement le Xiuhtecuhtli vert, le jaune, le blanc et le rouge. 73. López Austin (1965, p. 97) traduit ces noms respectivement par « Ceux du passage des plumes » et « Ceux de la colonne de pierre ». 74. Cihuatontli se traduit par « petite femme » et Nancotlaceuhqui par « celle qui apaise en répondant (?) » (López Austin 1965, p. 97). Selon Sahagún, leur sacrifice avait lieu sur une petite plate-forme, au pied du Tzonmolco, et non sur le temple proprement dit. 75. La liste des prêtres (CF 1950-1981, 2, p. 211) indique qu’on y conservait le bois destiné à être brûlé en honneur de Ixcoçauhqui, un autre nom du dieu du feu. 76. Il est également considéré comme un des dieux du pulque, puisque son prêtre s’appelle « Ome Tochtli Nappatecuhtli » (CF 1950-1981, 2, p. 210). Ces dieux étaient également vénérés en Tepeilhuitl, par des sacrifices de victimes les incarnant (voir Graulich 1980, p. 465). 77. Voir note 13. 78. Voir note 11. 79. Le Codex Magliabecchiano précise ainsi qu’un des temples de Tezcatlipoca portait le nom de tlacochcalcatl. En Toxcatl, le petit temple au sommet duquel est sacrifié le personnificateur de Tezcatlipoca est appelé tlacochcalco (CF 1950-1981, 2, p. 71). De plus, selon Seler (1992, 2, p. 262), le dieu Tlacochcalco Yaotl, le « guerrier de la maison des javelines » n’est autre que Tezcatlipoca. À ce sujet, voir Olivier (1997, pp. 193-195). 80. Le fait que ce lieu soit qualifié de quauhquiauac, « de la porte des aigles », confirme qu’il s’agit avant tout d’un arsenal associé à une entrée de l’enceinte. En effet, un lieu appelé quauhquiauac est cité à deux reprises dans le Codex de Florence (CF 1950-1981, 2, p. 71 ; Sahagún 1999, 12, p. 746). Dans les deux cas, ce lieu est évoqué au moment où les protagonistes entrent dans l’enceinte cérémonielle, avant d’atteindre la cour et le temple de Huitzilopochtli. 81. Tezcacoac peut se traduire par le « lieu du serpent de miroir » (López Austin 1965, p. 100). Selon Durán (1984, 1, p. 154), deux jeunes filles étaient choisies parmi les descendants d’un grand prince du nom de Tezcacoac pour être sacrifiées, en Teotl Eco, sur une pierre cuauxcicalli. 82. Ce terme est traduit par Anderson et Dibble comme des « bannières de papier humaines », tandis que López Austin en donne la traduction littérale, « poussières humaines ». 83. Voir plus haut, notre commentaire à propos du Iztac Cinteotl Iteupan (no 28).

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84. Selon le Codex de Florence (1950-1981, 2, p. 208), le prêtre d’Atempan est chargé des préparatifs du sacrifice de Toci en Ochpaniztli. À plusieurs reprises, un lieu appelé Atempan est qualifié de « maison » de Toci. En Ochpaniztli, c’est là que les Huastèques chargés d’accompagner la personnificatrice de la déesse font pénitence (ibid., p. 208) et que le second personnificateur de la déesse se retire, une fois que le masque de Cinteotl a été laissé à Popotl Temi (ibid., p. 122). 85. Sahagún interprète cette indication comme évoquant des petites structures construites contre l’intérieur du mur d’enceinte. Un des critiques anonymes ayant relu la première version de cet article – que je remercie d’ailleurs grandement pour toutes ses précisions et pour ses remarques judicieuses et instructives –, m’indique que Matos Moctezuma considère, lui, qu’il pourrait s’agir des petits édicules découverts à l’extrémité orientale de l’enceinte cérémonielle, sur la plate-forme qui borde celle-ci. La question de l’identification des édifices auxquels font allusion les informateurs de Sahagún dans ce passage reste très problématique, en raison du fait que ce passage est particulièrement bref et peu explicite, et que les autres mentions évoquant des édifices appelés calpulli sont laconiques et contradictoires. Par ailleurs, l’identification des édifices mis au jour par l’archéologie est rendue difficile par la disparition presque totale de la dernière phase de construction de l’enceinte cérémonielle de Mexico, celle que virent et détruisirent les Espagnols à leur arrivée et qui est sans doute celle à laquelle se réfère la liste du Codex de Florence. Pour ces raisons, l’hypothèse de Matos Moctezuma, bien qu’intéressante, ne peut pas être testée davantage. 86. Je tiens également à remercier ce même lecteur anonyme de m’avoir indiqué que Sanders a utilisé cette indication du Codex de Florence pour proposer une interprétation des quinze structures pyramidales construites sur la plate-forme qui borde la Ciudadela de Teotihuacan. Considérant, à juste titre me semble-t-il, que les petits édifices appelés calpulli dépendaient sans doute des différents quartiers de la ville, cet auteur suggère que les constructions entourant la Ciudadela ont pu être des « ambassades » ou des « représentations » des temples des calpulli. Cette théorie est peut-être à rapprocher de celle qui est généralement avancée pour interpréter les pyramides à rampes de Pachacamac (Pérou), dont on dit souvent qu’elles sont des « ambassades » de temples régionaux au sein du centre cérémoniel de Pachacamac (pour une critique de cette théorie, voir notamment Eeckhout 1999, pp. 405-407 et chapitre 18). Dans le cas du site péruvien comme dans celui de Teotihuacan, ces interprétations ne peuvent être vérifiées. 87. Si on accepte l’identification de Chantico comme étant la patronne du calpulli de Cihuatecpan (Van Zantwijk 1966, pp. 181-183), on retrouve effectivement les divinités des quinze calpulli les plus anciens au sein de la liste : Xipe Totec (Yopico), Tezcatlipoca (Tlacochcalco) ; Omacatl-Tezcatlipoca-Tlacahuepan Cuexocotzin (Huitznauac) ; Huitzilopochtli (Tlacatecpan) ; Ixcozauhqui-Xiuhtecuhtli (Tzonmolco) ; Toci (Atempan), Quetzalcoatl ou Ayopechtli (Texcacoac) ; Tlamatzincatl (Tlamatzinco) ; Chiconau ehecatl (Mollocotitlan et Chililico-Nonohualco) ; Chantico (Cihuatecpan) ; Izquitecatl, qui est, d’après Sahagún (1999, p. 51), un « frère de Ometochtli » (Izquitlan) ; Iztac Cinteotl ou Tlatauhqui Cinteotl ou Atlatonan (Milnahuac) ; Omacatl, Yiacatzintli et Coatlxoxouqui (Coaxoxoucan) ; les Cihuateteo et Chicomecoatl (Aticpan). Pour plus de détails, voir Van Zantwijk (1965, 1966 et 1985). González Torres (1985, p. 162, cuadro 3) reprend une liste de calpulli légèrement différente de celle de Van Zantwijk, mais parvient à des rapprochements très comparables.

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88. L’existence de ces temples distribués dans les différents quartiers de la ville est attestée par de nombreux chroniqueurs, qui les qualifient généralement d’« églises de quartier » (Sahagún 1999, p. 164). 89. Certaines réserves doivent être formulées, il me semble, quant à son identification du Coatenamitl, en raison de la découverte plus récente d’un « mur de serpent » qui entoure non pas l’ensemble de l’enceinte sacrée, mais la plate-forme de la pyramide principale.

RÉSUMÉS

La description du Grand Temple de Mexico par Bernardino de Sahagún (Codex de Florence, annexe du Livre II). L’annexe du Livre II du Codex de Florence, présentant les 78 édifices réunis sous le nom de « Grand Temple » de Mexico, est une source majeure pour la connaissance du centre cérémoniel aztèque aujourd’hui partiellement redécouvert grâce à l’archéologie. Cet article propose une analyse détaillée de ce témoignage de Sahagún, afin de mettre en évidence sa cohérence interne ainsi que le caractère parfois totalement inédit des informations qu’il contient, notamment au sujet de dieux méconnus et de rites mineurs. La confrontation de ces données avec les autres sources permet d’évaluer la validité de ce texte et de souligner les références constantes aux différents quartiers (calpulli) de Mexico. Enfin, l’hypothèse selon laquelle cette liste renvoie à une image d’enceinte – dispositif que Sahagún a déjà pratiqué dans ses Primeros Memoriales – est évaluée, et une tentative de reconstitution de cette image est proposée.

The description of the Great Temple of Mexico by Bernardino de Sahagún (Florentine Codex, Appendix of Book 2). The appendix of Florentine Codex’s Book 2, describing the 78 buildings of the Great Temple of Mexico, is a major source of knowledge of the Aztec ceremonial centre today rediscovered thanks to archaeology. This paper proposes a detailed analysis of Sahagún’s testimony in order to underline its internal coherence as well as the sometimes completely new nature of the information it contains, notably concerning unknown gods and minor rituals. The comparison of these data with the other sources enables us to evaluate this text’s validity and to emphasize its constant references to the different districts (calpulli) of Mexico-Tenochtitlan. Eventually, the assumption that this list refers to a representation of an enclosure, a system already used in Sahagún’s Primeros Memoriales, is tested and a potential reconstitution of it is proposed.

La descripción del Templo Mayor de México por Bernardino de Sahagún (Códice Florentino, anexo del Libro 2). El anexo del Libro 2 del Códice Florentino, que describe los 78 edificios conocidos bajo el nombre de « Templo Mayor » de México es una fuente capital para el conocimiento del centro ceremonial azteca, ahora parcialmente descubierto de nuevo gracias a la arqueología. En este artículo se propone un análisis detallado del testimonio de Sahagún, para poner de manifiesto su coherencia interna, así como el carácter, a veces, totalmente inédito de las informaciones que contiene, especialmente a propósito de ciertos dioses desconocidos y ritos de menor importancia. La confrontación de estos datos con las otras fuentes permite evaluar la validez de este texto y subrayar las referencias constantes a los diferentes barrios (calpulli) de México. Por fin, se presenta la hipótesis según la cual dicha lista hace referencia a una imagen de recinto,

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dispositivo ya utilizado por Sahagún en sus Primeros Memoriales, y se propone una reconstrucción posible de aquella imagen.

INDEX

Index géographique : Aztèques, Tenochtitlan, Mexique, Mésoamérique Palabras claves : religión, códices, Códice Florentino, Templo Mayor Mots-clés : codex, Grand Temple, Codex de Florence, calpulli Keywords : codex, religion, Great Temple, Florentine Codex Thèmes : Ethnohistoire

AUTEUR

AURÉLIE COUVREUR

Université Libre de Bruxelles, Belgique

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Elementos humboldtianos en las teorías de la religión y de la magia de Konrad Th. Preuss

Paulina Alcocer

1. La posición de Konrad Theodor Preuss en la historia de la antropología

1 La comprensión de las formas de pensamiento y de las cosmovisiones indígenas americanas ha sido una preocupación constante en la antropología alemana, sobre todo en la Escuela de Berlín. En este contexto, Konrad Theodor Preuss (1869-1938), investigador del Museo Etnológico de Berlín y docente de la Universidad Humboldt (cf. Kutscher 1976 ; Schlenther 1959-1960 ; Westphal-Hellbusch 1969-1971), no sólo destaca por sus aportaciones a la documentación y sistematización de la vida religiosa indígena, sino que sobresale por haberse dedicado durante cuatro décadas con especial interés a la investigación de los fundamentos de la cultura intelectual de los pueblos americanos, en sus diferentes grados de civilización.

2 Las contribuciones que presentó en foros internacionales ponían de manifiesto su sólida formación en las tradiciones filológica y americanística de Berlín, su amplio conocimiento etnográfico, así como su tenaz búsqueda teórica, pues no dudaba en lanzar críticas irónicas contra muchas de las corrientes en boga (cf. Preuss 1914). Como asistente de Eduard Seler (1849-1922), Preuss se adentró en el campo de la mexicanística, tomando conocimiento del náhuatl y analizando comparativamente la iconografía presente en los manuscritos pictográficos y en los objetos arqueológicos, logrando interpretaciones que no raras veces contravenían la opinión de su maestro. Pero cuando, entre 1905 y 1907, Preuss realiza un extenso viaje de investigación por la región del Gran Nayar, encuentra en el registro etnográfico los elementos necesarios para formular una teoría sobre el « modo mágico de pensar », clave para la explicación de los fenómenos asociados a la religión, la magia y el ritual. Ésta se plasma en una serie de trabajos sobre las fiestas, cantos y oraciones rituales de coras, huicholes y mexicaneros (Preuss 1908, 1912, 1913, 1914, 1976).

3 Concretamente, lo que postula es que, para comprender las costumbres, la religión y las expresiones artísticas de los antiguos mexicanos y de los indígenas contemporáneos, es

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necesario buscar el modo de proceder de su intelecto, partiendo de las nociones nativas sobre el hombre y el entorno. Siguiendo este principio, Preuss concluyó que entre los pueblos naturales prevalece una concepción, según la cual, el mundo es una existencia plena de sustancia mágica. En contra de la opinión corriente, afirma que la creencia en la fuerza mágica no debe atribuirse a la deficiencia de las facultades intelectuales para razonar, ni a una emotividad desbordada, sino a un modo de percepción que es facilitador de « concepciones complejas ». Éstas son ideas sobre los objetos o seres mágicos plenos de una fuerza especial – desde piedras y flores hasta los pensamientos mismos –, que se identifican con otros objetos mágicos, por la analogía con alguno de sus rasgos. En función del nudo analógico que los conecta, cada uno de estos se equipara con la totalidad de la potencia mágica que se extiende sin discontinuidades en el entorno. Las concepciones complejas se producen operando una « síntesis repentina » (Preuss 1913, p. 133) entre los meandros de la fantasía y la diversidad de impresiones sensoriales recibidas en el contexto mundano de la lucha por la supervivencia. Son posibilitadas por « el modo mágico de pensar », una forma particular de percepción. Por estar relacionadas directamente con la fuerza mágica que impregna la vida, las concepciones complejas son parte de la persona y la vinculan con el entorno.

4 Obviamente, en su tiempo, esta conceptualización del pensamiento indígena no fue apreciada cabalmente por los colegas que carecían, muchas veces, de la experiencia de campo, o que no fueron capaces de seguir a Preuss en su distanciamiento radical de los que consideraba prejuicios del hombre occidental. Más tarde, el desplazamiento de la investigación antropológica hacia tópicos propuestos desde tradiciones ajenas a la americanística de Berlín, por ejemplo el difusionismo de la Escuela Vienesa (cf. Schmidt et al. 1924) o el funcionalismo británico de corte utilitarista (cf. Malinowski 1961 ; Radcliffe-Brown 1935, 1949, 1958), provocaron su salida abrupta de la memoria académica. Hoy, el lugar de Preuss en la historia de la antropología es incierto, circunstancia que enmarca la problemática de la elucidación de sus teorías de la religión y de la magia.

5 Durante su vida, Preuss sostuvo una franca polémica con los postulantes del animismo y, en particular con su autor, Edward B. Tylor (1832-1917). Sin embargo, los británicos simplemente ignoraron sus argumentos y lo asimilaron a la corriente del preanimismo liderada por el folclorista británico Robert R. Marett (1866-1943). Cuando, años más tarde, Marett pierde toda vigencia, las ideas de Preuss son fácilmente olvidadas, quedando así inconcluso el debate que había propuesto (cf. Tylor 1977 ; Preuss 1894, 1904-1905 ; Marett 1979 ; Penniman 1965 ; Evans-Pritchard 1991 ; Alcocer 2000b). En contraste, algunos destacados antropólogos continentales como M. Leenhard (1876-1954) y J. P. B. Josselin de Jong (1886-1964) lo elogiaron e incluso retomaron algunas de sus ideas, hecho que empero, no atrajo mayor atención hacia su obra (cf. Leenhard 1997, p. 182 ; Effert 1992).

6 Las reacciones provocadas por Preuss en el seno de la Escuela Americanística de Berlín son diversas: hasta antes de su Expedición al Nayarit fue uno de los favoritos de Seler. Pero, tan pronto como invirtió la relación analítica entre el presente etnográfico y el pasado arqueológico, otorgando primacía al primero, la relación con su maestro se tornó distante y conflictiva (Preuss 1923 ; Jáuregui y Neurath s. f.).

7 Ahora bien, independientemente de que este conflicto pueda explicarse como la expresión del recelo de Seler frente a su alumno, por sentir amenazado su lugar

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protagónico en la escena americanista, existen entre los planteamientos de ambos una disimilitud crucial en la conceptualización del objeto, método y fin de la disciplina. Más allá de la relación analítica entre el presente y el pasado, en Seler no encontramos una formulación de la cultura intelectual como materia de estudio. Él se interesa por lograr un desciframiento de los manuscritos pictográficos lo más refinado posible para poder determinar así las situaciones étnicas e históricas prevalecientes durante la época prehispánica, mas no ve cómo esto podría modificar su propio concepto de civilización. Por otro lado, tampoco indaga qué procesos intelectuales dan lugar a la forma particular de la religión mexicana (cf. Lehmann 1949 ; Westphal-Hellbusch 1969-1971 ; Nicholson 1973 ; Jáuregui y Neurath s. f.).

8 En cambio, para Preuss, más importante que poder desentrañar el significado de cada uno de los objetos arqueológicos y etnográficos o de cada una de las páginas de los manuscritos pictográficos, es lograr comprender el modo de proceder del intelecto que los crea, y el principio que los unifica, pues considera que el interés de estas investigaciones consiste en lo que puedan revelar acerca de la humanidad en general. (cf. Preuss 1913, 1914). Así, desde esta perspectiva, plantea que « uno de los puntos nodales para lograr una concepción uniforme de [la religión mexicana] es la lucha entre el sol y las estrellas », la « lucha cósmica » (Preuss 1905, p. 136 ; Neurath 1998, pp. 179-198, 1999, 2000).

9 La exigua continuidad del proyecto de Preuss se ha atribuido en gran medida a la merma general que sufrió la tradición etnológica alemana a consecuencia de la Segunda Guerra Mundial (cf. Kutscher 1976 ; Fischer 1990), no obstante, es necesario reconocer que la originalidad de los planteamientos preussianos, que no alcanzaron a ser examinados, demanda repensar el ámbito en el que ha de inscribirse su elucidación. 2. El giro antropológico de la filosofía crítica 10 Si se relega a un segundo plano la procedencia de los materiales etnográficos y arqueológicos con que trabajó Preuss, para abrir paso a la especificidad de su objeto de estudio y a las características que determinan su metodología, es posible reconocer la « tendencia de pensamiento » dentro de la cual desarrolla su proyecto. Se trata de la tradición iniciada por la filosofía crítica de Kant (1724-1804), que se pregunta por las condiciones de posibilidad del conocimiento humano, y que es continuada por el estudio filosófico de las lenguas, planteado por Wilhelm von Humboldt (1767-1835), teórico del clasicismo alemán, que reconoce en el lenguaje el órgano posibilitador del pensamiento (cf. Cassirer 1993a, 1993b, 1997a ; Trabant 1986, 1990, 2000 ; Bunzl 1996 ; Di Cesare 1999).

11 Es bien conocido que la concepción del juicio sintético a priori nos ofrece la formulación más general del problema kantiano, pues a partir de ésta se determina la relación entre el saber y la realidad (cf. Cassirer 1993a, p. 236). Kant definió el conocimiento como síntesis de una pluralidad dada en la intuición a través de las formas del entendimiento. La articulación de sus facultades, es decir, la síntesis entre la sensibilidad y el entendimiento, está a cargo de la fuerza imaginativa, de la que resulta la unidad del conocimiento con su objeto (Kant 1988, pp. 187-194). La fuerza imaginativa, en tanto que principio dinámico, es la causa del acto sintético, sin embargo, se mantiene como algo misterioso, « como la ciega pero indispensable función del alma », respecto de la cual Kant se aventuraba a insinuar una « desconocida raíz común » (ibid., p. 117 ; cf. Trabant 1986, p. 18). Por otro lado, se sabe que esta tesis kantiana provocó bastante confusión en el contexto del incipiente romanticismo. Es la

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aportación de Wilhelm von Humboldt haber identificado al lenguaje con la « misteriosa raíz común » de las facultades del entendimiento, « llevando así el lenguaje de la periferia al centro de la reflexión filosófica » (Trabant 1990, p. 56 ; Di Cesare 1999, p. 28).

12 La síntesis lingüística – necesariamente histórica y dialógica – define al lenguaje como ámbito donde tiene lugar el desarrollo dinámico de la vida intelectual, y que es asimismo su condición de posibilidad. Siguiendo a Kant, Humboldt establece la distinción radical entre el comienzo (temporal) y el surgimiento (trascendental) del lenguaje, determinando que sólo a la segunda cuestión corresponde una elucidación filosófica, y circunscribiendo la problemática diacrónica empírica al ámbito de la antropología, donde puede ser efectivamente abordada (Trabant 1990, p. 33 ; Di Cesare 1999, pp. 55-59).

13 Wilhelm von Humboldt es otro de los intelectuales cuyo programa de investigación no fue comprendido cabalmente, siendo, más bien, generalmente tergiversado (cf. Trabant 1986, 1990, 2000 ; Borsche 1990 ; Di Cesare 1999). Su influencia sobre la escuela americanista y la antropología alemana es tangencial porque sólo se han retomado fragmentos de su proyecto1 (cf. Trabant 1990, 1994 ; Müller-Vollmer 1994 ; Bunzl 1996 ; Di Cesare 1999, pp. 3-11), pero no se ha completado el programa del estudio filosófico de las lenguas (cf. Humboldt 1990). Si se están indagando los elementos humboldtianos en la antropología y la filología de Konrad Theodor Preuss es porque hay una afinidad básica en la « tendencia de su pensamiento », que puede rastrearse sobre la senda de su orientación kantiana compartida.

14 En efecto, tanto el proyecto de Humboldt como el de Preuss parten de la problematización crítica de la pregunta científica por el lenguaje y la cultura intelectual, oponiéndose a su objetualización. Así como la descomposición científica de las lenguas en listas de palabras y reglas gramaticales las despoja de su carácter esencial – vivo y dinámico –, así, el desmembramiento errático de la cultura intelectual de pueblos exóticos, arroja a nuestros pies un adefesio tan inverosímil, que cuesta trabajo pensar que por esta vía pueda alcanzarse la explicación del origen fáctico de la cultura, o reconstruirse su hipotética forma primitiva universal (cf. Di Cesare 1999, pp. 21-22). Así, el reto que ambos enfrentan consiste en encontrar una manera de estudiarlas sin violentar por comodidad su esencia dinámica y sin hacer atribuciones infundadas a su complexión. Humboldt optó por afrontar las dificultades que la consideración de la dinámica del lenguaje comporta (ibid.) ; Preuss aceptó la fuerza mágica dando paso a la indagación de las condiciones de posibilidad de su desarrollo (Preuss 1894, p. 316, 1913, 1914, 1976 ; cf. Neurath y Jáuregui 1998).

15 De este modo, según la formulación humboldtiana, « la especificidad de la investigación antropológica consiste, en que suministra a los materiales empíricos un tratamiento especulativo y a los objetos históricos otro filosófico, abordando las condiciones reales de la humanidad en relación con sus desarrollos posibles » (Humboldt 1968, I [1795], p. 390, apud Trabant 1990, p. 52). Y, ¿qué otra cosa sino ésta hizo Preuss, cuando al ocuparse de problemas teóricos se aferra a la etnografía y al desenvolverse como investigador de campo retiene la perspectiva universal, haciendo importantes aportaciones a ambas? (cf. Jungbluth 1933). Se entiende entonces cómo la orientación de esta crítica metodológica resulta productiva, pues hizo posible investigar cómo se articulan estos dos niveles en la práctica cotidiana del hablar e incluso en las

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concepciones complejas de los indígenas, para quienes pensar y hablar son las formas universales del acto mágico (Preuss 1913, p. 131, 1976).

16 Humboldt quería investigar los modos de proceder del intelecto humano, pero rechaza que esto pueda realizarse desde la abstracción de la filosofía. La actividad del intelecto humano es efímera y transcurriría sin dejar huella a no ser por el lenguaje, que se manifiesta siempre en el discurso dentro de la forma de una lengua particular. La lengua, en tanto que condición histórica del pensamiento, constituye la perspectiva abierta y, simultáneamente, determinada, en la que tiene lugar la formación del mundo (Di Cesare 1999, p. 53). La implicación antropológica de esta tesis consiste en reconocer que las ideas asociadas a la cultura de un grupo humano, la gran masa de pensamientos sobre el « mundo interior y exterior », no sólo vienen dadas en el lenguaje, sino que éste es su condición de posibilidad, es decir están siempre determinadas por una lengua particular (cf. Humboldt 1994a, p. 24 ; Trabant 1990, p. 85).

17 La exigencia kantiana de objetividad y unidad rigurosa del saber, que resulta de esta nueva definición de su relación con el objeto, se alcanza atendiendo a la interrogante planteada por el modo en que el objeto se sujeta al conocimiento y por el modo como, de acuerdo con la variedad de los principios cognoscitivos, gana una variedad interna propia (Cassirer 1993a, p. 236). Según Humboldt, « la objetividad del concepto, en tanto que mediada lingüísticamente por el diálogo, es necesariamente intersubjetiva », al tiempo que su unidad rigurosa viene dada por la totalidad orgánica de la lengua, que necesariamente precede a sus partes (Di Cesare 1999, p. 53). En estos términos, cada lengua contiene una visión del mundo porque su organicidad peculiar, efecto de la actividad sintetizadora de la fuerza imaginativa, tiene como principio de su formación a la analogía. « [La analogía] es el nexo que vincula a un objeto con los otros objetos y con el todo […] es producida por la imaginación […] se basa en la semejanza y reúne objetos diferentes, distantes unos de otros, individuando el rasgo que comparten. [De hecho], el pensamiento jamás trata a un objeto aisladamente, ni lo necesita en el todo de su realidad. Selecciona únicamente correspondencias, relaciones, y aspectos, y los pone en conexión » (Humboldt 1968, II [1798], pp. 129-138, III [1806], p. 170, apud Di Cesare 1999, p. 56).

18 Esta organización de la totalidad, siempre hipotética e inconclusa, realizada por la fuerza imaginativa, hace de la analogía, en tanto que principio de la formación lingüística del mundo, la primera aproximación cognoscitiva al mundo: « Unidad y totalidad son los dos conceptos que comprendemos bajo la expresión un mundo », fuera del cual nada puede ser pensado (Humboldt 1968, II [1798], p. 136, apud Di Cesare 1999, p. 56).

19 Si la posibilidad del conocimiento se basa en la unidad originaria del hombre con el mundo, hace falta la irrupción del lenguaje en esta unidad, para que se constituya por una parte el Yo y por otra parte el mundo. Sin este acto lingüístico que es el primer acto de reflexión, el hombre no puede contraponerse al mundo que lo rodea y a los objetos a los que parece vinculado, ni constituirse como sujeto (cf. Humboldt 1990, p. 54 ; Di Cesare 1999, p. 32). « Así pues, el lenguaje comienza inmediatamente y al mismo tiempo que el primer acto de reflexión ; la palabra se halla presente en el mismo momento en que el hombre despierta a la autoconciencia desde el embotamiento del apetito en el que el sujeto devora al objeto ; se trata, por decirlo así, del primer estímulo que el hombre se da a sí mismo para detenerse de repente, mirar a su alrededor y orientarse » (Humboldt 1968, VII [1795-1796], p. 582, apud Di Cesare 1999, p. 33).

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20 En la medida en que el acto lingüístico es condición de posibilidad de la reflexión, la función del lenguaje no puede reducirse a la comunicación. La mediación del lenguaje entre el Yo y el mundo no se limita pues a ponerlos en relación. Más bien implica el quebranto de su unidad originaria – fundamento de la posibilidad del conocimiento –, determinando su constitución. Porque hombre y mundo se constituyen en el lenguaje, « uno y otro están ya dados siempre en el horizonte de [éste] […] Creer que se puede trascender la experiencia lingüística para adquirir un punto de vista exterior significa conservar una concepción instrumental del lenguaje » (Di Cesare 1999, pp. 34-35). Sin embargo, aceptar la tesis humboldtiana relativa a la constitución del hombre y el mundo en el lenguaje implica sustituir la perspectiva genética sobre el origen del lenguaje por otra trascendental.

21 En un argumento análogo, Preuss plantea que el momento teórico del surgimiento de la humanidad se caracteriza por el desarrollo autónomo del intelecto que « consiste en levantarse por encima de la actuación conforme al instinto, e implica un intento de comprender las cosas que impresionan los sentidos según conceptos particulares, así como de dominarlos » (Preuss 1914, pp. 8-9).

22 Para superar el solipsismo derivado de estas tesis, Wilhelm von Humboldt examinó cómo opera la fuerza imaginativa en el ámbito del lenguaje, es decir, ¿cómo produce el lenguaje el concepto? – indagación que lo llevó a superar el esquematismo kantiano y a sustituir el modelo monológico del conocimiento por otro dialógico. En efecto, porque « todo hablar se basa en el diálogo » (Humboldt 1994b, p. 164 ; Di Cesare 1999, p. 39), sólo la relación sujeto-sujeto satisface, en última instancia, la doble exigencia del conocimiento de objetividad y de unidad rigurosa. El hombre sólo puede acercarse a la « totalidad de lo cognoscible » por la vía subjetiva (Humboldt 1994a, p. 28), pero « la objetivación sólo aparece cumplida cuando el Yo puede percibir su propia representación objetivada fuera de sí mismo, lo que ocurre cuando el Tú, en un acto de reciprocidad, le devuelve al Yo su propia palabra como palabra de otro » (cf. Humboldt 1990, pp. 74-89 ; Di Cesare 1999, pp. 35-40).

23 En un primer momento « la actividad de los sentidos y la del entendimiento se combinan sintéticamente para seleccionar de la multiplicidad de las impresiones sensibles que acceden al sujeto, los rasgos, los aspectos que caracterizan para este último al objeto, y unificarlos » produciendo una forma subjetiva de ver el objeto: « el hombre vive con los objetos de la manera como se los presenta el lenguaje » (Humboldt 1990, pp. 74, 83). Sin embargo, esta « representación subjetiva » no es el concepto, pues no ha sido objetivada por la mediación del lenguaje. Para esto es necesario que intervenga el sonido, pues « la representación adquiere existencia sólo en la forma sensible de la palabra en la que es fijada. […] Este proceso, la fijación, es simultáneo y sucede en el mismo acto sintético, y es incluso condición del mismo » (Di Cesare 1999, p. 37).

24 Según Humboldt, esta disposición originaria de la naturaleza humana, donde la idea, los órganos de la fonación y el oído guardan con el lenguaje una unión indisoluble, no es susceptible ya de ulterior explicación. Lo que interesa destacar es cómo la nítida resonancia del sonido, igual que el repentino impulso sintético de la idea, se proyecta como una totalidad que se apodera del ánimo entero. La eficacia del sonido « reposa sobre el hecho de que el oído percibe una sensación de movimiento […] una verdadera acción […] que procede del interior de un ser vivo » (Humboldt 1990, p. 75).

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25 Esta explicación de la eficacia del sonido establece un elocuente paralelismo con la concepción cora, reconocida por Preuss (1912, 1913, 1914, 1976), que atribuye poderes mágicos a los mismos pensamientos y las palabras. Según los coras, los pensamientos y las palabras son la base para cualquier acto mágico. De hecho, por sí solos implican acciones. Sólo el pensamiento y la palabra gozan de semejante universalidad. Lo más interesante es que, según esta concepción, « no solamente los seres humanos hablan, también los sonidos de los instrumentos musicales son “palabras”, los animales cantan, hablan y lloran ; flores y animales gritan, y algunos instrumentos ceremoniales se manifiestan en el hecho de que “hablan” » (Preuss 1913, p. 131, 1976, p. 21). Sus palabras y sus pensamientos nunca pueden ocurrir en un monólogo, porque resultan de manera inmediata en su realización misma. Su mero proferimiento basta para recrear el mundo. Pero, precisamente porque son absolutamente efectivos, entre los coras la obtención de pensamientos correctos es fuente constante de preocupación. « Sin el pensamiento adecuado, las acciones no pueden tener éxito alguno, [por eso] lo más importante, lo verdaderamente mágico, es la iluminación repentina, la comprensión súbita de la manera en que debe hacerse tal o cual cosa. La realización misma, entonces ya no importa tanto » (Preuss 1913, pp. 129, 133).

26 Se aprecia claramente cómo esta concepción indígena de la cultura intelectual se acerca a los planteamientos humboldtianos, que al desistir del intento de identificar al agente productor de sentido con alguno de los términos del dualismo cuerpo-alma, abren paso a una concepción de la lengua como enérgeia2, evitando recaer en la penosa conclusión según la cual cada vez que se habla ocurre una suerte de « transubstanciación » entre la inmaterialidad del sentido del habla y su expresión material mediante sonidos (Cassirer 1993b, p. 337). Frente al dilema que obliga a pronunciarse por la concepción estética o por la concepción semiótica del lenguaje, Humboldt construye una posición intermedia, que sitúa a la palabra entre la imagen (o símbolo) y el signo, sin ser ni lo uno ni lo otro (Humboldt 1990, pp. 74, 91, 131 ; 1994a, pp. 13, 29 ; 1968, V [1824-1826], pp. 428-429 ; VII [1795-1796], pp. 581, apud Di Cesare 1999, pp. 41-46): « Si en el signo lo designado posee una existencia autónoma respecto del signo, en el símbolo es el símbolo mismo quien la posee respecto de lo simbolizado ; si en el primero prevalece el elemento espiritual, la espontaneidad, en el segundo domina el elemento material, la receptividad. En la palabra, sonido y concepto, que no consienten separación alguna y son incompletos cada uno por sí mismo, forman una unidad y constituyen una única esencia » (Di Cesare 1999, p. 43).

27 Ahora contamos con los elementos para comprender por qué Humboldt parte del rechazo a las teorías que ven en el lenguaje una herramienta cuya función fuera meramente mnémica y comunicativa: « La limitada idea de que el lenguaje ha surgido mediante la convención y de que la palabra no es nada más que signo de una cosa que existe con independencia de ella o de un concepto de igual condición ha ejercido la más perniciosa influencia sobre el tratamiento interesante del estudio del lenguaje » (Humboldt 1968, III [1806], p. 167, apud Di Cesare 1999, p. 30).

28 La síntesis en el lenguaje comporta una fuerza creadora, siempre en movimiento, que es también fuerza creativa y cognitiva. Ésta, en su desarrollo dinámico, tiende a la creación de la diversidad en una permanente tensión entre la tendencia dictada por su carácter y los límites marcados por su estructura, de una parte, y la libertad de cada hombre para, rondando sus límites, forzarlos a dar de sí (cf. Humboldt 1990 ; Trabant 1986, 1990 ; Di Cesare 1999).

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3. Las concepciones complejas 29 Basta leer las primeras líneas del prólogo a Die Nayarit-Expedition para percatarse de que el destino con que Preuss quiso impregnar su obra es muy semejante a la intención de las investigaciones de Wilhelm von Humboldt. Se trata de « transmitir la comprensión profunda de la cultura intelectual de algunas tribus del mosaico cultural mexicano », publicando « los grandes tesoros del pensamiento autóctono que aún viven en los textos de mitos, oraciones y cantos religiosos, por él “rescatados” de la extinción a manos de la civilización occidental ». Documentos que considera, de una parte, un « legado sagrado » y un « monumento a los indígenas nayaritas » y de la otra, una exhortación a las ciencias filológicas e históricas, a que agucen su conciencia ante la necesidad inminente de promover su recuperación (Preuss 1912, p. iii, 1976, pp. 19-21).

30 Desde sus primeras investigaciones, Preuss reconoce el valor que subyace a la diversidad cultural y afirma que el estudio de la cultura intelectual de los pueblos naturales3 es en sí valioso, no porque a partir de éste pueda reconstruirse la prehistoria de la humanidad, sino por lo que pueda enseñarnos de la humanidad contemporánea. Siguiendo la tradición iniciada por Kant y continuada por Wilhelm von Humboldt, le interesa indagar cuáles son las condiciones de posibilidad del desarrollo de la cultura intelectual de la humanidad en general, así como la diversidad de principios que en cada caso concreto lo unifican (cf. Preuss 1914).

31 Las investigaciones de Preuss parten de la crítica metodológica de las teorías positivistas (animismo, difusionismo, evolucionismo) que, basándose en la comparación de datos descontextualizados violentan la complejidad de los fenómenos, para conformarse con burdas « explicaciones » causales. Además, es certera al enfatizar que, « quienes tienen una concepción desarrollista4 no valoran adecuadamente que logros como la comprensión intelectual del entorno o la formación del lenguaje, implican ya el desenvolvimiento exitoso de todas las facultades mentales y psíquicas que encontramos también entre nosotros » (ibid., p. 4). La universalidad de estas facultades intelectuales – que han caracterizado al hombre desde el punto cero de la cultura – es pues la condición de posibilidad del surgimiento de la cultura, manifestada siempre a través de formaciones particulares. « Para no errar desde el principio y para no plantear algo completamente inverosímil, nuestra investigación no debe proyectarse con la única finalidad de encontrar siempre la primera forma de todos los fenómenos en cuestión. Más bien, deben indagarse los fundamentos de las condiciones intelectuales de antaño en contraste con las modernas, así como su relación con las fuerzas intelectuales activas y permanentes de la humanidad » (ibid., p. 5).

32 Bajo esta óptica, redefine los objetivos que las investigaciones históricas pueden perseguir, desplazando con ello su problemática, tratada generalmente de manera dogmática, al terreno empírico, donde puede ser efectivamente estudiada: « La única meta digna que la etnología debe plantearse con respecto a las relaciones históricas, consiste en investigarlas dentro de un área reducida, donde resulte posible demostrar las migraciones con seguridad. Me refiero a regiones donde existe un parentesco lingüístico concreto o tal acumulación de patrimonio cultural compartido, que cualquier duda pueda excluirse de antemano. Por lo demás, primero deberían definirse las particularidades de las áreas mayores, en lugar de dar demasiada importancia a semejanzas muy particulares como indicios de acontecimientos históricos » (ibid., p. 7).

33 Esta delimitación del campo de estudios empíricos enfrentó a Preuss con una problemática equivalente a aquella encarada por Humboldt cuando decide apartarse de

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la tradición de estudios gramaticales, que analiza las lenguas más diversas teniendo siempre a las lenguas clásicas como canon. La gran innovación humboldtiana plantea que toda lengua es susceptible de ser analizada a partir de sí misma, « comparando su forma (lingüística) con un itinerario peculiar por vía del cual la actividad formadora, junto con la fuerza [imaginativa] que está a su base y con la que en definitiva se identifica, ha de canalizarse para poder operar » (Di Cesare 1999, p. 67 ; Humboldt 1990, p. 67).

34 En este mismo sentido, Preuss señala que « cualquier reconstrucción del hombre natural según los modelos del hombre moderno es por fuerza improcedente ». De forma que, para hablar de la cultura intelectual de los pueblos naturales, « estamos obligados a deshacernos de todas nuestras concepciones religiosas, morales y científicas, y nos tenemos que imaginar despojados de todos nuestros placeres estéticos acostumbrados », porque, en definitiva, de lo que se trata es de acceder al modo de proceder de su intelecto (Preuss 1914, p. 1).

35 Entre los primeros fenómenos psíquicos que Preuss reconoce a partir de sus estudios sobre el arte de los Orang Semang de Malasia, está el papel central que la imaginación desempeña en la formación de las concepciones complejas o mágicas de los aborígenes sobre sí mismos y sobre el entorno (cf. Preuss 1899). Según Preuss, se trata de una facultad que actúa como una fuerza intelectual productora de nociones formadas por síntesis repentinas que combinan impresiones sensoriales con ideas fantásticas. Este proceso, que implica apartarse del instinto y abrir paso a una comprensión del mundo según conceptos particulares que puedan dominarlo, cuestión nunca garantizada de antemano, no siempre reporta una ventaja a la supervivencia del hombre. No obstante, Preuss le confiere gran importancia, pues es en realidad, « el primer brote de todo lo grande y sublime de la religión y de la ciencia, […] un proceso por el cual, aun los objetos más alejados del mundo son introducidos paulatinamente en el razonamiento humano » (Preuss 1914, pp. 8-9).

36 Según Preuss, la libertad creadora otorgada al hombre por la fuerza imaginativa de su intelecto no capta las cosas del mundo en su plena individualidad. Más bien, opera distinguiendo de la totalidad, en primera instancia, aquellos objetos que parecen tener una relación inmediata con la procuración del sustento vital y con el destino del hombre pues, como ya señalaba Humboldt, éste sólo puede acercarse a la « totalidad de lo cognoscible » por la vía subjetiva (Humboldt 1994a, p. 28).

37 A este proceso, que distingue de la unidad indiferenciada del mundo sólo las cosas que llaman su interés, y que introduce en sus razonamientos toda clase de apariencias exteriores e ideas fantásticas, insertándolas mediante un acto sintético producto de su fuerza imaginativa, en la red analógica que conforma su visión del mundo, Preuss lo denominó « modo mágico de pensar » (Preuss 1912, 1913, 1914, cf. 1976, pp. 22, 23, 26, 27).

38 Porque la fuerza imaginativa es condición de posibilidad del idealismo5, en la teoría del etnólogo Berlínés, la magia no puede caracterizarse como « ciencia falsa » (cf. Wittgenstein 1997, p. 21) sólo porque no satisface los fines utilitaristas que la ideología positivista asigna al conocimiento. Preuss define el idealismo como « procurar el sustento mediante razonamientos equivocados y haciendo uso de medios igualmente equivocados » (Preuss 1914, p. 10), para enfatizar que la liberación del instinto tiene una importancia mayor que la aplicación del razonamiento para la vida práctica6.

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39 Sin un entendimiento de la forma concreta que adopta el proceso sintético creador de las concepciones complejas, « […] será incomprensible cómo, por ejemplo, un dios puede hacer su aparición en la tierra sin dejar de existir como estrella en el cielo y cómo puede revelarse en las cosas más diversas al mismo tiempo » (Preuss 1912, p. liii). Pero, « debido a que las ideas mágicas pueden asociarse con todas las acciones humanas, aun cuando éstas no sean más que simples movimientos expresivos, y porque asimismo pueden insertarse arbitrariamente en cualquier punto del desarrollo de las concepciones sobre el entorno, e inclusive influirlo, emergen formaciones realmente complejas » (Preuss 1914, p. 8).

40 Este proceso actúa erráticamente, pero sigue un impulso creador que las unifica conectándolas en una red analógica que, en cuanto totalidad, siempre las precede. Así, comprender las concepciones complejas consiste en reconstruir esta complicada serie de asociaciones mitológicas, que son la historia mágica de las cosas. Desde luego, dice Preuss, « … en muchos casos los puntos de comparación que explican las identificaciones mágicas ya no pueden reconstruirse. Sin embargo, puede afirmarse con certeza que siempre deben haber existido algunos » (ibídem, p. 14). 4. La escritura mágica pictórica 41 Preuss inició sus investigaciones etnológicas manejando una inmensa cantidad de materiales empíricos. Primero provenientes de las colecciones albergadas en los museos etnográficos y, sólo años más tarde, directamente entre los indígenas americanos, en el Occidente de México (1905-1907) y en Colombia (1914-1919), logrando articular, como pocos antropólogos, su quehacer como trabajador de campo con su desarrollo como teórico de la religión y de la magia. Por eso, al tratar de este último, no es conveniente desligarlo de los estudios concretos sobre los cuales tomaron forma sus teorías.

42 Durante sus primeros años como ayudante científico de la sección de Oceanía y África del Museo Etnológico de Berlín, Preuss se ocupó en investigaciones sobre el arte del río Sepik de Nueva Guinea, entonces Kaiser-Wilhelms-Land y del de los Orang Semang de las selvas en el interior de la península de Malaka (Malasia). De estos años, concretamente de 1899, proviene un interesante artículo sobre la escritura mágica pictórica de los Orang Semang, que nos permite ejemplificar cómo comenzó Preuss su teorización referente a las concepciones complejas. Se trata de una investigación sobre las peinetas de la colección Hrolf Vaughan Stevens, que busca comprender el sistema de escritura pictográfica a través de su relación con las concepciones aborígenes sobre la enfermedad, su curación y la fuerza mágica.

43 Este estudio, parte de la distinción de tres tipos de diseños artísticos – el orna-mental, el mnemotécnico y el mágico –, y demuestra que la repetición de los diseños mágicos tiende, por la paulatina sofisticación de los mismos, a oscurecer su significado, haciéndolos pasar ante los ojos del investigador poco cauto, por ornamentales, pero sin que esto implique que el objeto como totalidad pierda su eficacia mágica. Las peinetas en cuestión son portadas por las mujeres de la tribu, con la finalidad de ahuyentar a las enfermedades que, viajando sobre el viento, les son enviadas por Keiî, el dios del trueno, como castigo por sus malas acciones. Ahora bien, « Es un hecho conocido que al primitivo, todo aquello que de alguna manera pertenece a su cuerpo o que ha tenido contacto con él, no le puede dejar sin cuidado. Prefiere quedarse con estas cosas porque las considera parte de sí mismo. A estas partes les podría pasar algo que tuviera repercusiones sobre sí mismo. Cabellos, uñas, excrementos, ropa, restos de comida, inclusive sus huellas

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pertenecen a esta clase de fenómenos. La contraparte a esto es el hecho de que una parte tome el lugar de la totalidad. Las plumas de un ave tienen el mismo poder mágico que el animal completo o la especie completa. Escupir una hoja de coca masticada o colgar un pedazo de ropa en un “árbol de trapos” son ofrendas que implican la acción del hombre completo sobre la divinidad que habita en estos lugares » (Preuss 1914, p. 10).

44 Preuss se percata de que todos los diseños integran la representación de una flor con la de una parte del cuerpo. Las enfermedades quieren afectar a las mujeres a través de su cabello. Los diseños florales de las peinetas las alejan con su « olor », permitiendo a las mujeres seguir su camino. Las representaciones corporales hacen referencia a la parte o partes que, efectivamente, pueden verse afectadas por cada enfermedad particular, contra la cual el « olor » de la flor en cuestión tiene la fuerza mágica para actuar. Siguiendo este razonamiento, Preuss identifica 140 diseños diferentes, destinados a combatir 70 enfermedades.

45 Pero ¿podemos saber cómo se establecieron las asociaciones entre flores, partes del cuerpo y enfermedades? Preuss logra comprender que lo que las vincula es el nexo establecido entre éstas por analogía operada por la actividad sintetizadora de la imaginación. La fuerza imaginativa « conecta lo similar con lo similar e introduce entre lo que carece de similitud términos intermedios que establezcan la conexión », presentándolos en una unidad indivisa y en un todo organizado. (Humboldt 1968, II [1798], p. 138, apud Di Cesare 1999, p. 56). En el caso de las peinetas, la conexión entre flores y enfermedades viene dada por la estación del año en que enfermedades y flores se manifiestan, información no contenida directamente en los diseños, pero que indica su comprensión y vínculo con el entorno. La parte del cuerpo alude también a la totalidad de la persona. De manera que las mujeres portan sus peinetas como remedios medicinales. Claro está que « ellas no se conforman con su utilidad “inmediata” y buscan elaborarlas cada vez con más arte ». La sofisticación resultante produce que los significados concretos de cada uno de los motivos que integran los diseños se olviden ; sin embargo, afirma Preuss, los objetos no pierden su atributo de fuerza mágica (cf. Preuss 1899).

46 Si se concibiera el lenguaje o código de estas peinetas tan sólo como un medio de comunicación de significados, tan pronto como los conocimientos para descifrarlos se perdieran, la eficacia mágica de los mismos tendrían que verse mermada. Sin embargo, Preuss constata el fenómeno contrario, y en analogía con la concepción humboldtiana acerca del carácter sintético del proceso de formación de palabras, las cuales tienen un carácter sígnico y otro imaginario, reconoce que, para comprender qué posibilita la eficacia mágica de estos objetos, es necesario estudiarlos en su unidad, desde la perspectiva de las « tres formas simbólicas » que sintetizan, a saber, arte, mito y lenguaje (cf. Preuss 1899 ; Cassirer 1996, 1997a, 1997b, 1997c). 5. La magia en las palabras 47 Durante los años comprendidos entre su incorporación a las investigaciones americanísticas y la expedición al Nayarit, Preuss logró formular, si es lícito llamarles así, los principios estructurales que organizan las concepciones mágico-religiosas de los pueblos del círculo cultural mexicano ; la forma formata y la forma formans de la religión astral mexicana, compartida por los mexicas y los indígenas del Occidente de México (cf. Preuss 1905 ; Neurath 1999 ; Di Cesare 1999, pp. 77-84). Pero no fue sino hasta que trabajó directamente con los textos rituales de los coras, los huicholes y los mexicaneros, que se percató de la importancia del discurso, es decir, de la eficacia

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mágica implicada en acciones como pensar, narrar mitos, proferir oraciones e interpretar cantos rituales.

48 De su experiencia entre los indígenas del Gran Nayar, le sorprende ver corroborados sus planteamientos relativos a la religión mexicana. En particular, la idea de que la lucha cósmica es un principio unificador que permite explicar la gran cantidad y diversidad de hechos y concepciones que se presentan al investigador (Preuss 1905 ; Neurath 1999). Adicionalmente, su expedición a Nayarit también comprende el descubrimiento del modo mágico de pensar y su postulación teórica como principio que permite suministrar una explicación uniforme del proceso implicado en la producción de hechos y concepciones mágicas (Preuss 1912, 1913).

49 Este énfasis en la importancia del modo de pensar permite vislumbrar una afinidad con los intereses de Wilhelm von Humboldt. Sin embargo, para postular la presencia de elementos humboldtianos en las teorías de la religión y de la magia de Preuss, es necesario indagar si el modo mágico de pensar satisface la exigencia kantiana de la objetividad y unidad rigurosa del saber, que se plantea a partir de su definición de la relación del saber con el objeto.

50 Humboldt sustituye el modelo monológico del conocimiento (sujeto-objeto), por otro dialógico (sujeto-sujeto). De modo que, en la formación, siempre subjetiva, de un objeto, pueden distinguirse dos fases. La primera consiste en la síntesis de la pluralidad dada en la intuición a través de las formas del entendimiento, que es motivada por la fuerza imaginativa, y en la simultánea transposición (del interior al exterior) de la forma subjetiva de ver el objeto por la mediación del lenguaje. En la segunda fase, el proceso de objetivación se caracteriza por la intersubjetividad y la reciprocidad, donde se recibe la propia palabra como palabra de otro. Ésta se introduce en la organicidad de la lengua por medio de la analogía. « La formación del mundo se revela un proceso ininterrumpido de unificación, consistente en convertir la masa ingente de los fenómenos aislados e inconexos en una unidad indivisa y en un todo organizado » (Humboldt 1968, II [1798]: 129, apud Di Cesare 1999, p. 56).

51 En el planteamiento de Preuss (1914), el hombre no percibe en primer lugar los objetos del mundo en su individualidad sino que percibe una totalidad indiferenciada y continua. La exposición a una prolongada tensión psíquica, producida por las penurias de la lucha por la supervivencia, estimulan su intelecto. Éste posa su atención sobre aquellos objetos que aparentan un vínculo directo con su propia subsistencia. Así, éstos son introducidos a su intelecto seleccionando, por analogía, los rasgos que los conectan a otros objetos similares, integrándolos a la totalidad organizada. Este proceso está a cargo de la fuerza imaginativa que de manera repentina opera una síntesis que introduce al objeto en el intelecto insertándolo en algún punto de la red analógica que unifica su visión del mundo.

52 Hasta aquí, los planteamientos de Humboldt y Preuss se corresponden. Sin embargo, Preuss no problematiza cómo tiene lugar la transposición de la representación subjetiva del interior al exterior, tampoco aclara cómo ésta adquiere existencia, ni bajo qué forma sensible es fijada. En lugar de eso ofrece algunas reflexiones en torno a la concepción cora que atribuye poderes mágicos a los pensamientos. Sobra decir que él no pone en duda la plena realidad que las concepciones complejas sobre sí mismo y sobre el entorno tienen para los hombres naturales. No obstante, la centralidad que Preuss confiere a la forma del proceso creador de concepciones complejas, ofrece la

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clave para formular una posible explicación de la transposición y la fijación a partir de los propios elementos que encontramos en su obra.

53 Desde la perspectiva cora, la transposición y la fijación de la representación subjetiva se produce automáticamente en virtud de dos hechos, que en sí mismos se ajustan a la definición del proceso de producción de concepciones complejas, a saber: a) la identificación de los pensamientos con las palabras y b) la fuerza mágica de los pensamientos que instantáneamente los realiza. En comparación con las tesis de Humboldt, en este proceso el papel mediador de la palabra no está siempre presente. En uno de los ejemplos seleccionados por Preuss, « Nuestro hermano mayor sale en el oriente y mata a la serpiente acuática del poniente con un flechazo. Si no actuara así, el mundo se inundaría, pero ahora trata de recuperar su flecha […]. Nuestro hermano mayor sabe cómo actuar. ¿Acaso no recupera su flecha con la fuerza de sus pensamientos? La tiene mientras permanece allá, al otro lado del mundo » (Preuss 1913, p. 130).

54 Los pensamientos de esta deidad cora prescinden de la mediación lingüística y se transponen instantáneamente en virtud de su fuerza mágica verificando un acto: la recuperación de las flechas. En otro ejemplo, « se objetivan los pensamientos de la chicharra, […] se convierten en las flores de los árboles frutales que ella misma trajo del cielo. Ella dice: “Aquí les daré mis pensamientos”. Pero se refiere a los frutos » (Preuss 1913, p. 130).

55 Igualmente eficaz es el pensamiento de los dirigentes de los rituales y de aquellos que « tienen » una manda para obtener favores personales, con el Santo Entierro, por ejemplo. Los pensadores, como también se llama a los chamanes y algunos ancianos, se someten a duras prácticas de autosacrificio con la finalidad de condensar en sí fuerza mágica y obtener pensamientos correctos para la celebración exitosa del ritual (cf. Neurath 1998, 2000). Según la concepción cora, « lo más importante para la fuerza mágica, lo verdaderamente mágico, es la iluminación repentina y espontánea, la comprensión súbita de la manera en que debe hacerse tal o cual cosa. La realización misma, entonces, ya no importa tanto », porque, como vimos, está ya implicada en la acción (Preuss 1913, p. 133). Al respecto cabe destacar que, durante las fases de vigilia, ayuno y oración, se ha de evitar a toda costa que los pensadores se enojen (Valdovinos, comunicación personal), pues las consecuencias de este tipo de pensamientos en combinación con la fuerza mágica, podrían ser fatales. Por otro lado, entre los indígenas que han hecho alguna manda para la obtención de favores personales, uno de los votos más duros de cumplir es el de la abstinencia sexual. En la manda con el Santo Entierro, la transgresión de esta prohibición trae casi irremediablemente la muerte, como lo explicó Anita de Jesús, cora de Jesús María Chuisete’e. Así, algunas personas prefieren encerrarse a « piedra y lodo » pues el simple hecho de concebir un pensamiento erótico sería tan grave como su realización.

56 De los casos, donde la transposición tiene lugar prescindiendo de la fijación, puede decirse que la manera subjetiva de ver el objeto deviene objetiva en la medida en que se recurre a la propia creencia indígena que atribuye eficacia inmediata a los pensamientos, y que por lo tanto no satisface la doble exigencia kantiana. No obstante, no debe pasarse por alto que en los casos donde es necesario « buscar » el pensamiento que está provocando alguna enfermedad, por ejemplo, los chamanes no fallan en encontrarles bajo la forma de piedras o sustancias en descomposición, o sobre las flechas de brujería, que los portan como inscripción. Además, la verificación de estos

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procesos tiene lugar generalmente en el contexto de un ritual, donde las representaciones se encuentran fijadas por la mediación de las palabras de los chamanes y otros actores rituales, que son los dioses, y de su parafernalia ritual, plena también de la fuerza mágica que es transmitida mediante su « voz ».

57 Se ha dicho, con Humboldt, que la representación subjetiva, para alcanzar la existencia, requiere ser fijada bajo la forma sensible del sonido. También se ha dicho que, aunque esta disposición originaria de la naturaleza humana no sea susceptible de ulterior explicación, el sonido se distingue de otras formas sensibles porque se proyecta como una totalidad y es percibida por el oído como una sensación de movimiento, una acción que emana del interior de un ser animado. Entonces, de acuerdo con esta caracterización, puede afirmarse que, en ciertos contextos rituales en lugar de seres antropomorfos, es la parafernalia ritual de los dioses la que satisface la exigencia de ver mediadas sus representaciones subjetivas por vía de la palabra. « No solamente los seres humanos hablan, también los sonidos de los instrumentos musicales son “palabras”, los animales cantan, hablan y lloran ; flores y animales gritan. La eficacia de algunos instrumentos ceremoniales se manifiesta en el hecho de que “hablan”: El lucero hablará con sus palabras, con sus plumas, con su humo de tabaco. También ellos [los dioses de la lluvia] hablan a través de sus varas emplumadas » (Preuss 1913, p. 131).

58 Pero ¿qué tan lejos va Preuss en la aceptación de la concepción cora que atribuye fuerza mágica a los pensamientos? y ¿qué postura toma frente a su identificación con las palabras? Es su opinión que, en el contexto de los cantos rituales « el hablar no debe ponerse en el mismo plano que el pensamiento, ya que [el primero] se refiere a una expresión [más] de la práctica mágica: “palabras”, dice, debe entenderse en sentido figurado ». Asimismo, afirma que « aparte del pensar existen otras acciones mágicas, como son, por ejemplo, el cantar, el danzar y el fumar tabaco » (ibid.).

59 Si se toma al pie de la letra este señalamiento sobre las « palabras », destaca su afinidad con la caracterización humboldtiana de la lengua, « que es al mismo tiempo imagen y signo », forma formata y forma formans (Humboldt 1968, V [1824-1826], p. 428, apud Di Cesare 1999, pp. 42, 68). Sobre todo cuando la razón para negarles el mismo estatuto que al pensamiento yace en que se trata de una entre varias expresiones de la práctica mágica y no porque se las conciba de manera instrumentalista. Por otro lado, ¿quién puede negar que la práctica ritual, en tanto que enérgeia, logra transponer y fijar una representación subjetiva del mundo devolviendóse la a los participantes como algo dado y anterior, pero simultáneamente, siempre susceptible de ser modificada mediante síntesis renovadas? (cf. Di Cesare 1999, pp. 63-71).

60 Las concepciones complejas, en tanto que forma de proceder del intelecto, son la condición de posibilidad del acto mágico, mas no lo implican necesariamente. Sólo cuando un objeto causa interés mágico adquiere de manera repentina un lugar en las series de complejas identificaciones y asociaciones mágicas. Integrándose a la totalidad de la potencia mágica expandida por el mundo en virtud de la unificación operada por la analogía, se manifiesta como forma y como materia. « La forma sólo se puede aprehender en una materia, mientras que la materia accede a la cognoscibilidad únicamente en tanto que posee una forma. […] materia y forma se configuran como conceptos relacionales aptos para gobernar un proceso ininterrumpido en el que nada está destinado a restar simplemente forma y nada esta´ destinado a restar simplemente materia » (ibid., p. 65).

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61 Según Preuss, esta dinámica se encuentra en la base de la concepción indígena sobre la eficacia de los seres personales y del contexto en el que ocurren los procesos que percibe con sus sentidos. Además aclara por qué ésta no puede explicarse a partir de la idea de causalidad. Los hechos dispuestos en una secuencia no se encadenan presuponiendo una causalidad. Más bien la totalidad de la secuencia forma una entidad autónoma, susceptible de ser repetida por un acto mágico y con el mismo efecto. « No es el post hoc ergo propter hoc lo que inspira al primitivo. Éste se contenta con el ser complejo de todos los fenómenos. La manera en la cual ocurre un fenómeno, lo plástico, lo que describe el proceso es para él lo más importante » (Preuss 1914, p. 15).

62 Ernst Cassirer (1874-1945), retoma la propuesta de Preuss para esta discusión, argumentando que el modo mágico de pensar se distingue del concepto científico de causalidad porque no quebranta ni interrumpe la contigüidad de los elementos de la experiencia (Cassirer 1997b, pp. 50-62). Esta breve reflexión no agota la problemática relativa a la noción de causalidad en el modo mágico de pensar. No obstante, señala la vía por donde ha de buscarse el fundamento de la concepción que no caracteriza a los procesos, espacios y objetos rituales como representaciones de entidades mágicas, las cuales existirían en otro plano ontológico, y que más bien, atribuye a todas sus réplicas la cualidad de ser ellas mismas la cosa que figuran (Alcocer 2000a, 2000b).

63 La concepción cora que atribuye fuerza mágica a los pensamientos, y que por lo tanto les atribuye una potencia creativa que se realiza en el mismo acto de su enunciación, permite retomar ahora la segunda fase del proceso sintético de objetivación del modo subjetivo de ver el mundo propuesto por Humboldt. Se trata de indagar si en la teoría de la magia de Preuss hay lugar para la intersubjetividad y la reciprocidad que permiten considerar acabada la síntesis. En efecto, el etnólogo considera a « los testimonios textuales de la literatura oral como la fuente más segura acerca de la vida intelectual de estos indígenas » (cf. Preuss 1998 [1908a], p. 261 ; 1998 [1908b], p. 265 ; Neurath y Jáuregui 1998, p. 28). Pero, ahora la cuestión que ha de indagarse consiste en saber cómo los textos de la literatura oral desempeñan un papel en la objetivación del mundo.

64 El corpus literario, en tanto que materialización de la red de analogías entretejidas en cuya organicidad se conforma la unidad del mundo, es por fuerza anterior a la persona. Así, al hablar de la reciprocidad implicada en la objetivación de una cosmovisión debe subrayarse ante todo que los textos de este corpus no pueden tenerse como propiedad. Entre los coras, el « costumbre » es el regalo que hizo Hatsikan, el lucero de la mañana, a los hombres para que con ellos procuraran su bienestar. En sentido más amplio, son el legado de todos los ancestros. Ya por eso, los hombres están obligados a devolverles este don a través de las mismas fiestas. Así, la objetividad de su eficacia mágica viene dada por su antigüedad y por su repetición.

65 Por otro lado, la temática de los cantos trata de las acciones de los dioses en el momento de la creación. Ellos crean el mundo con la fuerza de su pensamiento, « acordándose », « pensando con sus pensamientos » y « dialogando ». Tomando en cuenta el concepto de réplica, la totalidad de la creación está a cargo de la fuerza mágica y de los pensamientos del cantador. Como se dijo más arriba, entre los coras, el ritual no es alegoría, la representación no es drama sino dromenon (Preuss 1904-1905, 1912 ; Cassirer 1997b, p. 52 ; Neurath 1998, 2000).

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66 Durante el canto el chamán dialoga con las deidades, quienes efectivamente asisten a las fiestas. En éstas, los hombres ofrecen a los dioses « todo lo que necesitan », desde réplicas en miniatura de su parafernalia ritual, tabaco, nubes de algodón y alimento hasta objetos que son el mundo mismo. Así, los hombres dialogan con los dioses, que son todos antepasados, a través del chamán. Simultáneamente, el chamán y otros participantes del ritual son los dioses mismos, que con sus acciones procuran a los hombres los medios necesarios para su subsistencia, desde las lluvias y el calor solar hasta su propio corazón (Neurath 1998).

67 No sólo la reciprocidad entre hombres y dioses es narrada en los cantos, sino que además éstos se ejecutan en contextos rituales caracterizados por el intercambio de dones. Puede decirse, entonces, que la intersubjetividad y la reciprocidad entre los antepasados (todos los dioses) y los hombres caracterizan un corpus literario que no está fijado por la escritura, sino que es siempre acción ritual. Y que simultáneamente esta acción es la condición de posibilidad de la objetivación del mundo. Conclusiones 68 La interpretación de la teoría de la religión y de la magia de Preuss a través del proyecto humboldtiano revela la afinidad de su pensamiento. La ampliación del concepto de lengua en Humboldt a otras formas de objetivación y unificación del saber se efectua atendiendo a la interrogante por el modo particular en que el objeto se sujeta al conocimiento y gana variedad interna en relación con la variedad de los principios cognitivos. El modo mágico de pensar, es pues un principio cognitivo. Las concepciones complejas son la forma formata y forma formans por mediación de las cuales se manifiesta la actividad intelectual.

69 El campo empírico de Humboldt son todas las lenguas conocidas (cf. Trabant 1994), el de Preuss, más modesto, le permite sin embargo hacer intervenir más dimensiones de la vida social, dando como resultado un conocimiento más profundo del carácter de estas etnias. La idea de Humboldt, de que sólo la elucidación del lenguaje, emprendida desde los enfoques comprensivo, comparativo, analítico y filosófico, podía dar acceso a un entendimiento genuino de la humanidad, « ubicó [su] propuesta en el centro de la problemática filosófica planteada por la crítica del conocimiento de Kant, y lo llevó a desarrollar una teoría del lenguaje, que es antropología » (Meschonnic 1982, p. 47, apud Trabant 1990, p. 56). Preuss practicó una antropología cuyo tratamiento de los fenómenos lingüísticos realiza el proyecto de Humboldt. Él nos advierte que, se tomen o no en cuenta los fenómenos lingüísticos particulares o el lenguaje en general en el estudio antropológico de la humanidad, la concepción que se tenga del lenguaje humano siempre determinará la teoría antropológica.

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NOTAS

1. Cabe mencionar que el Plan einer vergleichenden Anthropologie data de 1795 (Humboldt 1968, I [1795], pp. 377-410), mientras que Über die Verschiedenheit des menschlichen Sprachbaues und ihren Einfluß auf die geistige Entwicklung des Menschengeschlechts, donde se encuentra una nueva formulación del mismo, apareció póstumamente en 1836 (Humboldt 1990).

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2. Al respecto, Donatella Di Cesare llama la atención sobre el hecho de que « la obra de Humboldt carece de fórmulas fijas, de definiciones unívocas y precisas, que permitan determinar por completo la esencia del lenguaje, que para Humboldt sólo se puede aprehender por medio de metáforas. Hay sin embargo una excepción: la definición de la lengua como enérgeia, que aparece una sola vez en la Einleitung » (Di Cesare 1999 [1993], p. 90). 3. Preuss aclara que « Los términos “primitivos” o “pueblos naturales” que aquí se usan por falta de otro mejor no deben interpretarse como si pretendiéramos aclarar los orígenes de la cultura. Denominamos “pueblos naturales” a las tribus que viven en un nivel cultural relativamente bajo y que no están influenciados por las naciones culturales occidentales u otras similares, sino de manera muy escasa » (Preuss 1914, p. 2). 4. « Genética », diría Humboldt. 5. Aquí se propone que el término « idealismo » en la obra de Preuss ha de entenderse según la definición de Kant (1998, pp. 374 ss.). 6. Pero, a continuación, rechaza el postulado según el cual las formas religiosas primitivas carecen de sentido y explica que « cuando se alcanza la comprensión de las costumbres, a veces extrañas, se entiende que solamente quienes no se dedican al estudio de los pueblos primitivos pueden hablar de confusión » (Preuss 1914, p. 5), pues en definitiva, no existe tal cosa como la liberación de los principios de la magia y el culto, ya que, « en el desarrollo de la cultura intelectual, siempre entran en acción los mismos impulsos religiosos de la humanidad » (ibid.).

RESÚMENES

Elementos humboldtianos en las teorías de la religión y de la magia de Konrad Th. Preuss. Este artículo propone la filosofía del lenguaje de Wilhelm von Humboldt como fundamentación de las teorías de la religión y de la magia del etnólogo alemán Konrad Th. Preuss. Con el fin de mostrar la afinidad de sus pensamientos, se ofrece una exposición comparativa de sus respectivos métodos para el estudio de la actividad del « Geist » y la « cultura intelectual ». A partir del análisis de los conceptos « modo de pensar mágico-religioso » y « concepciones complejas », propuestos por Preuss, se establece su relación con las nociones humboldtianas sobre el proceso de formación de la palabra y sobre el papel de la lengua y del discurso en la constitución de la cosmovisión.

Les éléments humboldtiens dans les théories de la religion et de la magie de Konrad Th. Preuss. Cet article propose de considérer que les fondements philosophiques des théories de la religion et de la magie de l’ethnologue allemand Konrad Th. Preuss sont à rechercher dans la philosophie du langage de Wilhelm von Humboldt. Le but est de démontrer l’affinité de leurs pensées en comparant leurs méthodes respectives d’étude de la « culture intellectuelle ». En analysant conjointement les notions de « façon de penser magico-religeuse » et les « représentations complexes », proposées par Preuss, ce texte établit leur rapport avec les théories humboldtiennes sur la formation de la parole et sur le rôle de la langue et du discours dans la constitution de la cosmovision.

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On the affinities between Humboldt’s philosophy of language and Konrad Th. Preuss’ theories of magic and religion. This article deals with the affinities between the theory of magic and religion proposed by the German ethnologist Konrad Th. Preuss and Wilhelm von Humboldt’s philosophy of language. Through a comparative exposition of their methods for the analysis of the « intellectual culture », Preuss’ theories are supplemented with a philosophical grounding. The relation between their thought is established through the analysis of Preussian concepts such as « magic-religious way of thinking » and « complex representations » and Humboldt’s notions of the word-formation process, and the role of language and discourse in the constitution of a worldview.

ÍNDICE

Palabras claves: Preuss (Konrad Th.), Humbold (Wilhelm von), filosofía del lenguaje, magia Índice geográfico: Cora, Mexique Temas: Histoire de l’anthropologie, Ethnologie, Ethnolinguistique Keywords: Preuss (Konrad Th.), Humbold (Wilhelm von), religion, philosophy of language, magic Mots-clés: philosophie du langage, Humbold (Wilhelm von), religion

AUTOR

PAULINA ALCOCER

Departamento de Filosofía, Universidad Autónoma Metropolitana, Iztapalapa/Instituto Nacional de Antropología e Historia, México, D.F.

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Faire le mythe. Histoire, récit et transformation en Amazonie

Carlos Fausto

Mais pourquoi [...] marquer une telle réticence vis-à-vis du sujet quand on parle de mythes, c’est- à-dire de récits qui n’ont pu naître sans qu’à un moment quelconque [...] chacun ait été imaginé et narré une première fois par un individu particulier ? C. Lévi-Strauss, L’Homme nu (1971)

1 La conquête et la colonisation des Amériques furent un événement considérable non seulement par l’étendue des terres conquises ou leurs effets socio-démographiques, mais aussi par la vaste production d’images et d’interprétations qui prit racine dans la pratique, tout en fournissant des directions pour cette mise en pratique. Dans ce champ d’actions et de dispositions, se produisit un chassé-croisé des interprétations des Amérindiens sur les Européens et des Européens sur les Amérindiens qui, avec le temps, prirent corps et se stabilisèrent sous certaines formes1.

2 Dans cet article, je cherche à explorer un aspect de ce processus : celui des traces laissées par l’histoire du Contact dans des récits mythiques. Ce qui m’intéresse ici c’est l’analyse du processus qui permit la mise en récit de certaines expériences historiques sous forme de mythes et en fit des histoires racontées et transmises oralement. Pour aborder cette question, j’analyserai différentes versions d’un même mythe que j’ai enregistrées, entre 1992 et 1995, chez les Parakanã, un peuple tupi-guarani qui vit dans l’interfluve Xingu-Tocantins, dans l’État du Pará, au Brésil. Je chercherai à identifier les mécanismes impliqués dans la production créative de ces variantes et je discuterai de questions relatives aux notions de mythe et d’histoire. À l’origine 3 La première relation écrite d’un récit indigène dans lequel figurent des Européens, date du milieu du XVIe siècle. Pendant l’expérience coloniale française dans la baie de Guanabara, André Thevet a recueilli des épisodes de la création de l’humanité qui lui auraient été racontés par le « roi Tupinambá Quoniambec et d’autres vieux Indiens »,

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publiés dans la Cosmographie Universelle en 1575. Ce récit traite des actes des démiurges qui conduisirent à la genèse et aux différenciations successives des êtres qui habitent le cosmos : différenciation de l’humain et du non-humain, de l’Indien et du Blanc, des amis et des ennemis et ainsi de suite. Le mythe inclut les Européens dans cette série pré-existante et les assimile aux démiurges. Selon Thevet ([1575] 1953, p. 41), les Blancs seraient « les successeurs et vrais enfants » du héros culturel qui, du fait de ses constantes métamorphoses, a été brûlé par les ancêtres des Tupinambá.

4 L’assimilation, dans ce mythe, des Européens aux démiurges est compatible avec le terme par lequel on les nomme sur la côte brésilienne : caraíba, mot qui désignait les grands chamans tupi-guarani2. Ce rapprochement entre conquistadores et chamanisme était surtout fondé sur l’évaluation des implications pratiques et symboliques de la technologie européenne. La profusion d’objets utiles et inutiles que possédaient les Européens était la manifestation publique et visible d’un pouvoir créatif particulier et d’une relation intime avec d’autres sujets du cosmos (que nous appelons « esprits » par la force de l’habitude). Les missionnaires – surtout des Jésuites – avantagés par cette identification, la cultivaient. La prière représentait pour les Tupinambá une sorte de communication chamanique avec un « Grand Esprit ». Anchieta ([1562] 1988, pp. 235-237) raconte que pendant sa mission chez les Tamoio de l’Iperoig, sur la côte de São Paulo, les Indiens venaient lui demander de parler avec Dieu afin de leur assurer une chasse fructueuse et du succès à la guerre. Yves d’Évreux ([1613] 1985, p. 237) rapporte comment Pacamont, un grand sorcier du Maranhão, vint le trouver pour qu’il lui apprenne à parler avec Dieu, puisque tous deux « étaient censés fréquenter les Esprits ».

5 La violence des Européens, ou même l’intempérance des punitions divines, ne faisaient pas obstacle à cette identification. Le chamanisme tupi-guarani est, en effet, étroitement lié au cannibalisme et à la prédation : les esprits puissants sont, en général, des êtres bestiaux et de féroces mangeurs de viandes crues, tel le jaguar. Ainsi, si leur capacité de violence mettait les conquistadores dans la position d’ennemis, elle ne démentait pas leur vocation pour le chamanisme.

6 L’équation des Blancs avec le champ chamanique ne s’est pas limitée à la côte atlantique, mais s’est diffusée dans la forêt au fur et à mesure que la colonisation avançait. Les points de vue indigènes sur ce processus se perçoivent dans l’histoire des interactions entre Indiens et Blancs, en particulier dans les mouvements de résistance indigène qui s’approprièrent des images des conquistadores de manière à exprimer l’inversion dans la relation de conquête. Les mythes, à leur tour, nous ouvrent un accès à la compréhension des significations attribuées à cette relation et des différentes façons d’agir sur elle3.

7 Voyons à présent, d’un peu plus près, certains de ces récits, en commençant par les données parakanã. Un peu d’histoire 8 Les Parakanã se composent aujourd’hui d’environ 800 personnes qui habitent dans deux réserves indiennes : une dans le bassin du Tocantins, l’autre dans le bassin du Xingu. Quoique, dans la mémoire parakanã, les premiers contacts avec les Blancs remontent à la fin du XIXe siècle – à l’occasion de la pénétration des ramasseurs de noix dans la région du Tocantins –, leurs ancêtres ont probablement dû être affectés, directement ou indirectement, par le processus de colonisation plusieurs siècles auparavant. Les premières incursions d’Européens, surtout de Français, dans cette

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région, datent, en effet, de la fin du XVIe siècle et s’intensifièrent au long du siècle suivant, lorsque les Portugais prirent le Maranhão et fondèrent la ville de Belém en 1616.

9 Cette date marque le début d’une baisse marquante de la population indigène, causée à la fois par les guerres de conquête, les rachats des captifs, les décimations missionnaires et les épidémies, en particulier celles causées par la variole. Au milieu du XVIIe siècle, l’importante population qui avait habité le bassin du Tocantins était déjà annihilée ou réduite en esclavage. Les survivants s’étaient réfugiés dans des zones retirées et sur des cours d’eau plus petits, dans un mouvement qui a marqué toute l’histoire de la conquête de l’Amazonie. Vieira eut l’opportunité de vérifier ce fait, dès sa première incursion dans la forêt amazonienne, en 1653 : « On l’appelle le fleuve du Tocantins à cause d’une nation d’Indiens de ce nom, qui y habitait lorsque les Portugais arrivèrent au Pará ; mais pour celle-ci, de même que pour plusieurs autres, on ne conserve plus aujourd’hui que la mémoire et les nombreuses ruines d’un petit village » (Vieira [1654] 1943, p. 331).

10 Les Parakanã sont probablement descendants des rescapés de ce processus de conquête et de dépeuplement. Trouvant refuge aux sources des affluents de la rive gauche du Tocantins, ils se sont maintenus isolés pendant très longtemps, au point de ne pas garder le souvenir d’avoir un jour souffert de la violence de l’épée ou de la virulence des épidémies. Donc, du point de vue des Parakanã, les Blancs n’ont été « découverts » qu’à la fin du XIXe siècle, à l’époque de la génération des grands-parents des personnes les plus âgées d’aujourd’hui4.

11 La « découverte » coïncide avec le développement de la cueillette de la noix du Brésil et de l’extraction du caoutchouc sur la rive gauche du Tocantins, développement qui a favorisé une augmentation de la population locale et la croissance de l’activité commerciale dans les villes de Marabá et Alcobaça (aujourd’hui Tucuruí). Au XXe siècle, la construction d’une voie de chemin de fer pour relier ces deux villes entraîne la pénétration de la colonisation et donc des contacts plus fréquents entre les Indiens et les autres habitants de la région. Ce mouvement n’a cependant montré son caractère définitif qu’à partir des années soixante, avec les grands projets de l’État brésilien, telles la construction de la route Transamazonienne et celle de l’usine hydroélectrique de Tucuruí. C’est à cette époque que les différents groupes parakanã, se voyant soumis à l’administration de l’État et à la tutelle de la FUNAI entre 1971 et 1984, furent obligés d’abdiquer bonne part de leur autonomie.

12 Lorsque, quelques années plus tard, j’ai commencé ma recherche sur le terrain, les Blancs apparaissaient dans quatre mythes différents. Deux récits traitaient spécifiquement de leur origine, ils figuraient en outre dans deux histoires à thématique plus ample. La prolifération des récits fait partie de l’effort pour conceptualiser non seulement la différence entre les Indiens et les non-Indiens, mais encore la diversité interne de ces derniers. Selon mes informateurs, les mythes parlent de Blancs différents qui ont pris des directions divergentes et qui peuvent se comporter de manière distincte. Tous ces récits s’étaient cristallisés dès la fin du XIXe siècle ; ils sont, en effet, connus des deux blocs parakanã – le bloc occidental et le bloc oriental –, qui se sont scindés vers 1890. Cela semble indiquer qu’en dépit de l’isolement dans lequel les Parakanã vivaient à cette époque, l’expérience du Contact avait jadis été intense et variée. La mythologie, cherchant à rendre compte de la variété, présentait déjà les cicatrices de cette histoire.

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13 Dans ce travail, je prendrai en considération un des récits sur la genèse des Blancs, connu sous le titre « Le Rapt des neveux » (Opega-rerahatawera). Je laisserai de côté l’autre récit, « L’Origine de la douleur et des Blancs », que j’ai examiné par ailleurs comme une transformation de la célèbre saga des jumeaux tupi-guarani5. Analysons donc le premier mythe, que je résume à partir de la version qui m’a été racontée en 1993 par Iatora, un Parakanã occidental. En devenant blanc 14 L’histoire commence par des scènes de fornication inusitées : une femme se livre à un commerce sexuel avec des non-humains. Ses frères sont témoins de ces événements.

15 Tout d’abord elle va forniquer avec une branche d’arbre. Alors : « – Qu’est allée faire notre sœur ? ont-ils demandé. Ils partirent. – Elle est allée forniquer avec une branche d’arbre. – Va l’arracher. Il y est allé et l’a arrachée. Elle a cherché, mais en vain : – Pourquoi m’a-t-on arraché mon mari ? a-t-elle demandé ».

16 Ensuite elle a commencé à forniquer avec une liane, mais cette dernière a craqué quand ses frères sont partis à sa recherche. Ensuite ce fut au tour d’un cerf. Elle lui apportait de la bouillie. Les frères ont demandé : « – Pour qui notre sœur emporte-t-elle cette bouillie ? Ils sont allés voir, se sont approchés. – Pour le cerf, elle verse la bouillie. Le cerf l’a prise. – C’est pour le cerf que notre sœur emporte la bouillie. – Allons le tuer et le manger. Ils ont donc fait ainsi. Ils l’ont encerclé, l’ont tué et l’ont découpé. De retour au village : – Nous avons tué un cerf, notre sœur. Il était là-bas, ont-ils dit. Elle prit la bouillie et sortit. – Ici ! Ici ! Voilà de la bouillie, c’est pour toi, dit-elle en vain. Elle vit le lieu où il avait dormi et où il avait été découpé. Elle est revenue et n’a rien dit. Aussitôt elle vit un tapir et elle lui apporta de la bouillie. – À qui notre sœur apporte-t-elle cette bouillie ? Allons le tuer et le manger. Ils y sont allés. – Iwaoreore, viens prendre ta bouillie ! a-t-elle appelé. – Kii ! Kii ! Kii !... Et le tapir est venu. – C’est un énorme tapir. Je vais le tuer [dit l’un des frères]. Elle a renversé la bouillie et le tapir l’a mangée. Ils restèrent à observer : – C’est à un grand tapir que notre sœur apporte de la bouillie, mon frère. Allons le tuer et le manger. Ils l’ont encerclé. Il a couru. Il est tombé. Ils l’ont découpé et l’ont apporté à la maison tout en chantant. – Nous avons tué un énorme tapir, ma sœur. – Où l’avez-vous trouvé ? – Juste là-bas devant. C’est son maître qui l’a tué, ton frère. – Je n’en mangerai pas ! a-t-elle dit. – Allons ma sœur, mange la côte. Elle est partie et a emporté de la bouillie. Elle a appelé en vain son familier (te’omawa), son mari. Alors elle vit le poisson. Lui apporta de la bouillie. Ceci s’est passé juste avant qu’elle ne s’enrage. – À qui notre sœur apporte-t-elle de la bouillie ? ont demandé les frères.

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– Allons regarder, dirent-ils. Leurs épouses les ont prévenus : – Votre sœur se disputera avec vous. Lorsque vous avez tué le tapir, elle a dit qu’elle emmènerait vos enfants ! Laissez-la à sa proie-magique (temiahiwa). Mais ils allèrent voir. – C’est pour un poisson que notre sœur emporte de la bouillie. Tuons-le. Ils battirent le poison de pêche et rapportèrent le poisson dans un long panier fait avec la feuille du palmier d’açai. Ils venaient en chantant. – Nous avons tué un poisson, ma sœur. – Où était-il ? – Là-bas ! Notre grosse proie était près de l’eau ».

17 Dans ce passage initial, une femme célibataire maintient des relations sexuelles avec des végétaux (un tronc d’arbre, une liane) et des animaux (le cerf, le tapir, le poisson). Comme elle n’a que des frères et des belles-sœurs, elle cherche ses « maris » parmi les êtres non-humains. Pour ce faire, elle a recours à ses capacités oniriques. Lorsque le narrateur dit « alors, elle vit le tapir », il faut comprendre qu’elle le voit en rêve et qu’ensuite, en état de veille, elle le fait venir pour en faire son partenaire. C’est ce qu’indiquent les termes utilisés pour les animaux : te’omawa (qui veut dire « animal familier ») et temiahiwa (que je traduis par « proie-magique »). Ce sont des catégories qui s’appliquent aux interlocuteurs oniriques des rêveurs. « Ceux qui véritablement rêvent pour de vrai » (opoahiweté-eté-wa’é) interagissent avec les êtres du cosmos et peuvent les convertir en « familiers » avec lesquels ils maintiennent une relation ambivalente de contrôle et de protection. Ces êtres familiers fournissent les chants des rituels et pratiquent les guérisons chamaniques (Fausto 1999).

18 La prodigieuse activité onirique de la protagoniste indique qu’elle possède une puissance transformatrice et créatrice sans égal, dont les frères tirent profit pour nourrir leur famille. Si elle traite les animaux comme des humains – comme des êtres capables de communication verbale et sexuelle –, ses frères, quant à eux, les voient comme du gibier et les traitent comme tel : ils s’évertuent à objectiver ceux que leur sœur rendait sujets. Ce passage initial du mythe joue en résonance de cette confrontation de perspectives – les maris de la sœur sont le gibier de leurs beaux-frères –, par la répétition, en parallèle, du même déroulement avec des victimes différentes.

19 La séquence suivante du mythe offre un dénouement à ce dilemme. La femme chamane, irritée par les attitudes prédatrices de ses frères, rêve de ses neveux (BCh) et les transforme en ses te’omawa oniriques. Ainsi, elle les contrôle et les emmène se baigner dans le fleuve. Ils allument un feu sur une pierre et commencent à plonger. Le bain est décrit comme une succession de plongeons et de sorties de l’eau pour que les enfants puissent se réchauffer près du feu. Cette succession froid-chaud rapproche ce bain de ceux revivifiants et transformateurs qui apparaissent, dans la mythologie amérindienne, associés aux thèmes de l’immortalité et du changement de peau. Et, de fait, une transformation se produit peu à peu. Lors des séances qui se répètent pendant plusieurs jours, s’effectue la séparation entre les futurs Blancs (toriroma) et ceux qui restèrent, les Awaeté6.

20 La séparation est décrite comme un éloignement progressif tout au long du cours de la rivière. Les mères voient encore les plongeons dans l’eau de leurs enfants déjà fort loin. Elles les appellent en vain. Rien ne les attire, pas même l’invitation à venir manger du foie de tortue – gourmandise sans égal –, indiquant qu’ils ne partagent déjà plus les mêmes goûts :

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« Les mères leur crient : – Venez manger un bout de foie de tortue. – Qu’est-ce qu’il y a ? demandent-ils. – Venez manger un bout de foie de tortue. – Ils plongèrent. – Quoi ??? Oh ! Mon fils s’est fait complètement Blanc [toria] !». 21 Les enfants sont vus pour la dernière fois sur un rocher, le seuil d’un nouveau monde7. Ils se chauffent au soleil. Les parents les appellent, mais ils s’en vont, plongeant dans le fleuve. À partir de là, la séparation devient irréversible. Les appels répétés et frustrés donnent lieu à la violence. Les frères essayent de tuer celle qui a dévoyé leurs enfants, mais elle s’enfuit auprès de ses neveux et ils deviennent tous définitivement des Blancs. Qui conte un conte... 22 J’ai enregistré trois versions de ce mythe auprès de trois narrateurs différents. Deux d’entre eux sont des Parakanã occidentaux et l’autre un Parakanã oriental8. Ce dernier, en racontant le mythe, n’a même pas fait allusion à la transformation en Blanc. Il a fallu que je lui pose des questions sur le dénouement du récit, que je connaissais déjà, pour qu’il me dise que les neveux sont devenus des Blancs, probablement américains et que, de là, ils sont partis en bateau9.

23 Les deux autres versions, au contraire, annoncent dès le milieu de l’histoire que le destin des enfants est de devenir des Blancs. Toutefois, l’une d’elles, la version d’Iatora, diffère des autres parce qu’elle n’est pas interrompue par la séparation. Elle se poursuit avec un épisode sur l’échec de la visite des parents aux enfants blancs. À partir de là, le mythe prend la forme d’un récit « historique », ou, plus précisément, d’un discours se déployant sur un seul plan existentiel : celui des relations sociales visibles entre les humains. L’univers transformationnel-chamanique de la première partie du récit disparaît dans la deuxième partie.

24 Ainsi, après avoir constaté que les fils sont devenus des Blancs, les parents décidèrent de partir à leur recherche : « – Suivons le fleuve pour chercher nos enfants, mon frère. Ils sont partis : là ils ont dormi, là ils ont dormi, là ils ont dormi. Ils avaient mangé toute la farine. Ils sont revenus vers leurs épouses pour qu’elles en torréfient plus10. – Suivons le grand fleuve à la recherche de nos enfants, mon frère. Ils partirent, laissant leurs épouses. Ils allèrent jusqu’au pied de la colline, près du fleuve. Ils traversèrent plusieurs montagnes. Ils entendirent alors quelqu’un qui était en train de fabriquer une pirogue. – Voilà ! Voilà ! ».

25 Pour les auditeurs parakanã, l’association entre la fabrication de la pirogue et les Blancs est immédiate, puisque, avant le Contact, ils ignoraient cette technologie. Cet épisode indique que les parents sont certains d’avoir retrouvé leurs enfants, car la transformation en Blanc est, disons, un résultat anticipé du récit. Les parents continuent leur progression, s’approchant de la pirogue en construction. Cependant, le constructeur s’éloigne pour chercher de la paille du palmier babaçu. À son retour, il s’aperçoit finalement de la présence des Indiens : « Ils restèrent à regarder la pirogue. Près de l’eau, il [le Blanc] arrachait de la paille. La maison était là. Alors il revint vers la pirogue et repartit tout de suite. – Qu’a-t-il dû aller chercher en courant ? se demandèrent les pères. Il courut et prit le fusil. – Eh ! Qui êtes-vous ? cria-t-il.

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Il commença à leur tirer dessus. Les pères s’enfuirent et allèrent retrouver leurs épouses : “Nos enfants ont tiré sur nous !” ».

26 À ce moment le narrateur se pose une question : « Comment ont-ils fabriqué si vite le fusil ? ». Iatora anticipe une question probable des enfants qui – au côté de leur famille – écoutaient l’histoire qu’il me racontait. La fabrication du fusil, objet qui définit l’identité de ses détenteurs, semble davantage exiger une explication que ne le faisait, dans la première partie du mythe, l’interaction avec les animaux, celle-ci allant de soi.

27 Cette deuxième partie du récit n’introduit pas une interaction effective avec les Blancs et ne dément pas la première partie, qui nous parle d’une séparation irréversible. Les tirs confirment la transformation ontologique des ex-enfants et réaffirment la conclusion du mythe. Cependant, Iatora ne s’arrête pas là et le thème de la médiation des cadeaux qui a tellement marqué l’expérience de vie du narrateur, suit immédiatement. Après que les épouses se sont réunies et que les pères leur ont raconté ce qui s’était passé, ils décidèrent de prendre la fuite : « – Allons-nous en, éloignons-nous d’eux. Peut-être suivront-ils le fleuve jusqu’à nous et en finiront-ils avec nous, dirent-ils. Ils partirent loin dans cette direction et se fixèrent près d’une palmeraie d’açaí. Quelque temps après : – Allons chercher des boutures de manioc. Ils partirent. Ils ont cherché le chemin de l’ancien village. Ils suivirent le chemin. Là-bas se trouvait la maison communale. À l’intérieur, ils trouvèrent des hamacs. Ils firent de la farine avec le manioc qu’ils avaient planté et partirent en emportant les hamacs ».

28 De nouvelles références historiques apparaissent : les parents ont peur d’être poursuivis et décident d’abandonner le village pour se fixer dans une palmeraie d’açaí (c’est-à-dire qu’ils se réfugient loin du cours du fleuve principal). Pendant ce temps, les enfants-Blancs vont jusqu’à l’ancienne habitation et laissent des hamacs accrochés (un cadeau apprécié puisque les hamacs des Blancs, fabriqués de fils de coton aux mailles serrées, sont beaucoup plus confortables que ceux des Parakanã, faits de fibres de feuille de palmier au tissage plus grossier). Les parents décident de retourner à leur ancien village pour chercher des boutures de manioc, car ils sont partis sans en emporter ; là, ils trouvent les hamacs. Ils font de la farine et prennent les « cadeaux ». Une fois de plus, ils se réunissent avec les femmes et leur montrent ce qu’ils ont apporté : « – Regardez ce que nous avons apporté : des hamacs. Et tout de suite elles répondirent : – Allons voir nos enfants, allons vivre avec eux, allons devenir des Blancs dans la maison de nos enfants. Mais ils eurent peur : – Ils vont en finir avec nous. Ce sont ceux qui portent le vrai arc [le fusil], ils sont devenus complètement des Blancs ».

29 Ainsi se finit le récit d’Iatora. Il inverse le sens de la séparation de la première partie du mythe : ce ne sont plus les futurs Blancs qui s’éloignent, mais les Indiens qui les fuient. Dans ce parcours, le mythe s’approche chaque fois plus d’un rapport historique. Si, dans la première partie, on raconte la différenciation des Blancs à partir d’une identité originale en clef chamanique (la séparation s’accompagne d’une métamorphose liée à la capacité supra-humaine de la tante paternelle), dans la deuxième partie, la clef est socio-historique. Mais, ici, il est également possible de distinguer deux moments. Initialement, les Awaeté vont à la rencontre des ex-enfants et sont traités comme des

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ennemis, ce qui les oblige à un éloignement maximum : ils abandonnent le village et partent sans prendre de manioc. Ce fut une expérience commune dans l’histoire de la colonisation de l’Amazonie et les Parakanã occidentaux l’ont vécue, encore que de façon atténuée, au XXe siècle, lorsqu’ils ont dû abandonner leurs villages et chercher des régions indemnes de pénétration non indigène. Dans la partie finale du mythe, néanmoins, les Blancs montrent des dispositions pacifiques, laissant des cadeaux dans le village inoccupé que les anciens habitants retournent visiter de temps en temps. Le narrateur attribue alors à la peur des Indiens le fait qu’ils ne soient pas allés vivre avec les Blancs. La conclusion ne dément pas entièrement les autres versions du mythe, en conservant une certaine distance par rapport à aujourd’hui où ils vivent avec les Blancs ; en même temps, elle met l’accent sur un fait qui, diplomatie oblige, peut faire plaisir à l’interlocuteur (lui aussi un étranger distributeur de cadeaux). La différence que fait le cadeau 30 Les cadeaux occupent une position centrale dans l’histoire parakanã du contact. Pendant des dizaines d’années, les Parakanã occidentaux ont fréquenté le Poste de Pacification du Tocantins, fondé en 1928 par le Service de Protection aux Indiens (SPI) pour entrer en contact avec les « sauvages » qui entravaient la construction de la ligne de chemin de fer devant relier Alcobaça à Marabá. Lors de ces visites, ils recevaient des centaines de biens : des haches, des machettes, des couteaux, des hamacs, des moustiquaires, du tabac, de la farine et bien d’autres choses encore.

31 Les rapports du SPI à la fin des années vingt et au début des années trente classaient les Parakanã parmi les « Indiens en voie de pacification » par opposition aux Asurinis, « Indiens guerriers », qui avaient l’habitude d’attaquer la population le long de la voie de chemin de fer. Alípio Ituassu, chargé du poste à l’époque, affirme dans ses rapports que les Parakanã se comportaient en camarades avec les fonctionnaires. La confiance semble avoir été effectivement ressentie par les Indiens qui, lors de cette première période de contacts réguliers entre 1928 et 1938, fréquentèrent le lieu accompagnés des femmes et des enfants, totalisant parfois plus de cent personnes lors d’une même visite.

32 Le fait qu’ils emmenaient femmes et enfants – ce qui ne se répétera pas dans la deuxième période des visites, entre 1953 et 1965 – signifie qu’ils ne craignaient ni une agression physique des Blancs, ni une agression chamanique. L’association entre maladie et Blancs prendra corps très graduellement au long du siècle, et encore de façon très timide. Ce n’est qu’après le dépeuplement post-pacification que cette association se consolidera. Les rapports des années trente parlent d’un sentiment opposé à la peur : la joie. « Le 31 juillet [...], nous avons eu la visite des Indiens qui ont l’habitude de venir dans ce Poste. [...] Après être restés un petit laps de temps, c’est avec la même démonstration de joie qu’ils avaient à l’arrivée, qu’ils se retirèrent : en chantant, en dansant et en bavardant » (SPI 1933).

33 La démonstration de joie – les chants, le bavardage – allait devenir la marque des visites au Poste de Pacification, ainsi également qu’une avidité pour les biens. Beaucoup de cadeaux leur étaient offerts et prenaient une dimension exceptionnelle pour ce groupe qui avait jusqu’alors peu accès à ces objets. Bien que ces grandes fêtes de marchandise aient pu leur faire penser à un renversement de leur destin mythique concernant leur infériorité technique, elles ne les incitaient pas pour autant à envisager la possibilité de devenir Blancs. Comme je l’ai déjà indiqué (Fausto 2001a, pp. 498-504), les fonctionnaires du poste occupaient la même place que d’autres te’omawa oniriques du

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chamanisme traditionnel parakanã : ils étaient considérés comme des êtres puissants qui étaient néanmoins sous le contrôle des Parakanã, ce qui expliquait d’ailleurs pourquoi ils donnaient tant de choses sans rien exiger en retour. Une des meilleures preuves de l’équation entre ces deux relations, c’est le terme commun appliqué aux Blancs et aux interlocuteurs oniriques : miangá, un vocatif formel pour père et oncle paternel.

34 Dans les années quarante, lorsque le SPI a commencé à introduire des interprètes indigènes dans le Poste de Pacification du Tocantins (alors rebaptisé Poste d’Attraction Pucuruí), les Parakanã commencèrent à considérer la possibilité de s’unir aux Blancs, voire de devenir totalement Blancs. Iatora, qui était jeune à cette époque, raconte une conversation qu’il aurait eue avec un des interprètes lors d’une visite au Poste un peu plus tard dans les années cinquante : « Au moment de partir, il [l’interprète] demanda si nous reviendrions, nous avons répondu que oui, nous reviendrions. Il nous demanda combien de nuits nous passerions avant de revenir car ils voulaient nous pacifier. Il demanda si nous n’avions pas peur d’eux. Nous avons répondu que nous n’en avions pas peur : – Nous sommes frères, nous dit-il. C’était un Awaeté, un Apyterewa, qui avait été pacifié. – Ils nous ont pacifiés, nous a-t-il expliqué. Il n’avait pas abandonné sa langue, c’est la raison pour laquelle il nous parlait comme ça. Il nous a dit qu’au début il n’avait qu’un arc, et qu’ensuite il a reçu un fusil. Il m’a raconté qu’ils avaient lancé des flèches sur les Blancs : – Nous les avons fléchés. Alors ils [les Blancs] nous ont dit : les Awaeté vont en finir avec nous. Alors ils nous ont pacifiés. Nous lui avons demandé : – Pourquoi avez-vous lancé des flèches sur les Blancs ? Tenez-les tout simplement, avons-nous dit à Je’e’yngoa. Je ne sais pas pourquoi il ne portait pas de short. Bon, les Blancs venaient de l’emmener. Il ne portait qu’une chemise » (Iatora 1993, cassette 37).

35 Je’e’yngoa était un Indien tembé ou ka’apor. Il ne parlait pas la langue de nos visiteurs, mais une autre langue tupi-guarani. Toutefois, il était capable de communiquer avec eux bien mieux que les Blancs. Dans ce cas, l’interprète – qui avait la lèvre percée, mais ne portait plus de labret – ressemblait encore à un Awaeté, quoique déjà en voie de transformation. Remarquez l’attention d’Iatora à l’absence du short : Je’e’yngoa s’était habillé comme un Blanc, mais uniquement à moitié. Comme la « pacification » était récente, il n’était pas encore devenu un Blanc : il avait un fusil et une chemise, mais parlait une autre langue et n’utilisait pas de short.

36 Ce qui intéressait les Parakanã dans l’image de l’Indien récemment contacté, c’était la possibilité d’acquérir les caractéristiques distinctives des Blancs, lesquelles manifestent de façon visible les capacités qu’ils leur attribuent. Comme le suggère Viveiros de Castro, si le corps est un substrat pragmatique et cognitif des opérations d’identification et de différentiation dans les cosmologies amazoniennes, les processus de la métamorphose corporelle sont l’équivalent indigène de notre conversion spirituelle (1996, p. 132). Et cela s’applique à la conversion non seulement des Indiens en non-Indiens, mais aussi d’un non-Awaeté en Awaeté, conversion pensée comme un processus graduel d’adoption de nouvelles marques, de nouvelles dispositions corporelles et d’apprentissage de la langue. Ce processus, mis en acte par la convivialité et par la commensalité, a été éprouvé par les nombreuses femmes étrangères capturées

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par les Parakanã occidentaux, au XXe siècle. Le verbe -mo’yng est employé pour décrire aussi bien le processus d’« apprivoisement » des Indiens par les Blancs, que celui des femmes étrangères par le groupe. Dans un cas comme dans l’autre, il implique du point de vue indigène une métamorphose corporelle. Dans l’expérience parakanã, cela s’est notamment manifesté par l’abandon, immédiatement après le Contact, de la perforation labiale, puis par l’adoption des vêtements qu’ils avaient jusqu’alors méprisés11.

37 Iatora m’a raconté sa version du mythe du « rapt des neveux » quand ils étaient déjà « pacifiés ». Son récit annonce une réconciliation restée inachevée puisque ses aïeux, dit-il, ont eu peur des Blancs12. Production et reproduction du mythe 38 Il s’agit maintenant de s’interroger sur le statut de la version d’Iatora, puisqu’elle est la seule, parmi celles que j’ai enregistrées et que j’ai entendues, à incorporer ces événements finaux au récit. Indique-t-elle une transformation en cours du mythe ou s’agit-il d’une simple invention individuelle ? Afin d’éclaircir ce point, je ferai quelques observations sur la personnalité d’Iatora et surtout sur le contexte dans lequel les mythes sont racontés chez les Parakanã occidentaux.

39 Contrairement à ce qui se passe chez les Parakanã orientaux, où les mythes sont racontés de préférence au cours de réunions nocturnes masculines, chez les Parakanã occidentaux le récit se fait à l’intérieur des maisons, en présence de la famille du narrateur et s’adresse aux générations plus jeunes. Chaque fois qu’Iatora me racontait une histoire, l’auditoire, formé de garçons et de filles prépubères, était captivé. Ce jeune public, avec ses questions et ses interruptions plaisantes, stimulait Iatora à continuer. Pioma, son épouse, participait de manière active, en anticipant les dialogues, en entremêlant les faits qu’elle avait entendus de son père ou en s’informant sur des points obscurs. Dans chacune des situations d’énonciation, le mythe s’actualisait sans grandes contraintes sociales sur sa présentation verbale. Cette situation ouvre un espace aux interprétations personnelles, en particulier chez des individus poussés par leur talent de conteur et par leur imagination fertile, comme c’est le cas d’Iatora, le plus âgé des Parakanã et mon plus cher informateur. Dès qu’il perçut mon intérêt pour ses histoires (et à mesure que je progressais dans la compréhension de la langue), il les rendit chaque fois plus longues et plus détaillées, prenant plaisir à raconter, plaisir qui n’était pas uniquement lié à la perspective de recevoir des cadeaux13.

40 D’ailleurs, les Parakanã occidentaux ne reconnaissent que faiblement des sources socialement légitimes d’énonciation, c’est-à-dire, des personnes censées posséder une relation privilégiée avec « la tradition ». Bien sûr, l’âge, le sexe et la personnalité sont des éléments importants pour définir qui sont les bons conteurs, mais cela n’implique pas qu’ils soient les interprètes par excellence d’une tradition ancestrale. La culture parakanã, en particulier sa variante occidentale, met plus l’accent sur la production continuelle du nouveau que sur la transmission du même. Les chants, par exemple, une fois exécutés dans le rituel, ne peuvent pas être réutilisés à des fins cérémonielles ou thérapeutiques ; il faut toujours produire des chants nouveaux. Dans un tel contexte, ce qui est transmis c’est une matrice inconsciente à partir de laquelle on produit des variantes plutôt que des contenus stables. De plus, ces chants sont censés être le résultat d’interactions oniriques avec des ennemis (Fausto 2001a) et certains rêves donnent lieu à de véritables récits mythiques individuels qui peuvent incorporer des

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mythèmes très connus. Iatora est un maître de cet art onirique-narratif qui se situe à mi-chemin entre la fabulation individuelle et le mythe collectif.

41 On voit ainsi qu’il y a non seulement un faible contrôle social sur la variation, mais aussi une valorisation de la capacité innovatrice. Chez les Parakanã orientaux, la situation est différente : ils reconnaissent, en effet, un espace public d’énonciation, la place où la parole des hommes âgés, et surtout celle des chefs, est soumise à l’écoute critique de la collectivité masculine. Mais, dans le même temps, cette parole gagne en légitimité du seul fait d’être proférée dans cet espace. Chez les Parakanã occidentaux, la diffusion des récits et des nouvelles se fait plutôt à travers un système capillaire, domestique et difficilement repérable par l’ethnologue.

42 De quelle façon, alors, les innovations sont-elles collectivement acceptées et reproduites ? Comment, au fil du temps, de nouvelles versions du mythe acquièrent- elles une forme plus ou moins stable ? Voilà des questions pour lesquelles je n’ai pas de réponse empirique, du moins pour l’instant. Il serait intéressant de recueillir aujourd’hui d’autres versions de l’histoire du rapt des neveux, pour savoir si l’interprétation inventive d’Iatora s’est déjà cristallisée dans une variante en circulation. Quand bien même serait-elle restée sans lendemain que j’aimerais néanmoins suggérer, au moyen d’une comparaison, qu’elle décrit bien les mécanismes d’élargissement du mythe, tout comme elle nous permet d’entrevoir les processus de condensation par lesquels la forme mythique intègre l’expérience historique. Mythographie 43 À des fins de comparaison, je vais prendre l’un des plus célèbres mythes sud-américains sur la genèse du Blanc dans la littérature ethnologique. Je me réfère à l’ensemble des histoires connues sous le nom timbira de son protagoniste, Aukê, lequel apparaît sous d’autres désignations chez les Apinajé (Nimuendajú 1956) et chez certains groupes kayapó (Vidal 1977 ; Turner 1988a). Voici un résumé de la version canela recueillie par Nimuendajú (1946, pp. 245-246) : « On raconte qu’une femme a entendu le cri d’une sarigue [préa] pendant qu’elle se baignait dans le fleuve. Arrivée à la maison elle s’aperçut qu’elle était enceinte car l’enfant-sarigue lui a parlé de l’intérieur de son ventre, lui annonçant le moment de sa future naissance. La mère l’a alors averti : “Si tu es un garçon je vais te tuer, mais si tu es une fille je vais t’élever”. Aukê était un garçon et, à sa naissance, sa mère l’a enterré. La grand-mère, cependant, l’a retiré de la tombe et l’a allaité. Aukê a grandi rapidement et tout de suite s’est montré capable de se transformer en différents animaux. À cause de ces transformations, son oncle maternel a essayé à plusieurs reprises de le tuer, mais il ressuscitait toujours. À la fin, l’oncle a assommé l’enfant et l’a incinéré. Ensuite tout le monde est parti. Passé un certain temps, la mère a demandé qu’on lui apporte les cendres d’Aukê et deux hommes sont retournés sur le lieu de l’assassinat. Ils découvrirent alors qu’Aukê était devenu un Blanc et qu’il avait créé les Noirs, les chevaux et le bétail avec du bois. Aukê les reçut gentiment et invita sa mère à venir habiter chez lui. »

44 J’aimerais suggérer que les versions d’Aukê et celle d’Iatora contiennent plusieurs strates qui représentent différents moments de réflexion et de condensation mythiques. Lorsque j’emploie le mot condensation, je me réfère à un processus de réduction (au sens photographique) du récit, qui tend à accentuer les discontinuités synchroniques au détriment des continuités diachroniques, à permettre de nouveaux arrangements des unités à travers l’élision ou l’inclusion de motifs, enfin à utiliser des mécanismes formels (poétiques, au sens de Jakobson) tels que le parallélisme.

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45 La première strate ne dépend pas de la présence du Blanc. Dans les deux cas, il est possible de raconter la même histoire sans inclure cette métamorphose. Le mythe parakanã pourrait s’arrêter avec le départ des neveux emmenés par la tante paternelle14. Il pourrait être compris alors comme une inversion de l’échange matrimonial parakanã, dans lequel ce sont les frères qui prennent les filles de leurs sœurs pour eux (mariage avunculaire) ou pour leur fils (mariage entre cousins croisés). Dans le mythe, au contraire, les hommes tuent leurs « beaux-frères », contraignant leur sœur au célibat. Celle-ci, au lieu de leur donner des épouses, leur vole leurs fils. Le message est clair : il vaut mieux incorporer des beaux-frères (aussi étrangers qu’ils puissent être) que maintenir des sœurs dans le célibat. Comme nous l’avons vu, la version que j’ai recueillie chez les Parakanã orientaux s’interrompt à ce moment précis de l’histoire. Je suggère qu’il doit être également possible d’interpréter le mythe d’Aukê sans faire référence à l’irruption des Blancs.

46 Le deuxième moment de condensation est l’incorporation des Blancs au récit, lorsque l’on constate la métamorphose de ceux qui se sont séparés ou qui ont été abandonnés. Le mythe explique l’apparition du Blanc, lui donne une place dans le système de classification indigène, sans rien dire sur le contenu des relations entre les Indiens et les non-Indiens ; il l’insinue, toutefois, lorsqu’il associe les Blancs aux capacités chamaniques15. La version racontée par Pi’awa correspond à ce niveau de condensation : avant la fin de l’histoire, on sait déjà que les garçons se transformeront en Blancs (les épouses disent à leurs maris : « Notre belle-sœur a emmené nos fils en les transformant en Blancs »). La genèse du Blanc est un résultat anticipé déjà contenu dans la structure du mythe. C’est là le niveau de condensation atteint par les Parakanã occidentaux, chez qui l’histoire peut aussi être référée comme Toriroma (« les Futurs Blancs »).

47 La troisième strate des récits concerne une réflexion sur le mode d’interaction entre Indiens et non-Indiens, conservant une série de références qui, de notre point de vue, peuvent être reconnues comme « historiques ». Dans les mythes jê, cette strate correspond à la description finale de la rencontre avec le protagoniste qui porte déjà sa nouvelle identité. Je résume maintenant la version apinajé, recueillie également par Nimuendajú (1956, p. 127) : « Tous croyaient que Vanmegaprána [Aukê] était mort. Néanmoins il avait ressuscité de ses cendres en tant que Blanc. Il était allé au bord de la rivière et avait lancé de la farine de manioc aux poissons : immédiatement les poissons blancs s’étaient transformés en gens blancs et les poissons noirs en Noirs. Puis il a fait une grande maison et toutes les choses que les chrétiens possèdent aujourd’hui. À l’aube, les Indiens du village ont entendu le chant du coq très loin de là ; puis ils ont entendu les voix des chevaux et des vaches. Après, ils ont vu la fumée au loin et ils ont constaté qu’ils avaient des voisins. L’un d’eux décida d’aller jusque là-bas et Vanmegaprána lui a montré les animaux domestiques et lui a dit leur nom. Après, il a appelé les gens de sa famille ; il leur a donné du riz et de la viande de bœuf à manger et leur a enseigné comment devaient être préparés ces aliments. À son oncle il a dit : “si tu ne m’avais pas poursuivi, tu serais maintenant un homme riche”. Après il a demandé à Nyimõgo [sa mère] si elle le reconnaissait. Elle lui a répondu que non, alors il lui a dit qu’il était son fils. Nyimõgo a beaucoup pleuré. Vanmegaprána a donné plein de cadeaux à sa famille et l’a renvoyée en paix. Vanmegaprána était le vieil empereur Don Pedro II ».

48 Le récit explique en clef chamanique comment Aukê s’est multiplié (en transformant les poissons), mais, à partir de là, il prend un ton « historique » qui offre des similitudes

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avec les épisodes finaux du mythe parakanã conté par Iatora. Comme le fait remarquer DaMatta (1970, p. 99), le mythe d’Aukê ne se déroule pas dans un temps proprement mythique, mais met en relation des périodes de temps discontinues. Selon cet auteur, la dernière partie est justement celle qui permet une plus grande liberté narrative et qui présente une plus grande divergence entre les diverses variantes, indiquant par là un niveau de condensation du récit, disons, moins profond. Contrairement à l’innovation d’Iatora, l’histoire s’est, de toute façon, établie et généralisée parmi les groupes timbira et kayapó. La référence à Don Pedro II fait, en outre, supposer que le récit a pris cette forme stable pendant la seconde moitié du XIXe siècle, lorsque l’expansion de la frontière économique sur les territoires timbira du Maranhão et de Goiás était déjà devenue irréversible16.

49 En comparant le mythe d’Aukê avec la cosmogonie tupinambá recueillie par Thevet au XVIe siècle, Lévi-Strauss (1991, p. 82) remarque que le mythe jê adopte une solution « moins radicale » que le second (dans lequel la disjonction Indiens/ non-Indiens est irréversible), car elle suggère la possibilité d’une conversion tardive des Indiens en Blancs, pour qu’ils puissent profiter de leurs « trésors ». Selon l’auteur, la raison de cette différence se trouve dans la diversité des expériences de contact : les Timbira s’interrogeaient sur notre société dans une situation bien plus défavorable que celle des Tupis du XVIe siècle, époque où les envahisseurs étaient une faible minorité. En revanche, les Timbira étaient obligés d’accepter les Blancs, si bien que le mythe suggère une réconciliation : Aukê offre des « cadeaux » aux Indiens.

50 On retrouve cette distinction entre le mythe jê du XIXe siècle et le mythe tupi du XVIe siècle en comparant les différentes versions du mythe parakanã du « Rapt des neveux ». Alors que la plupart des versions finissent sur un simple constat de séparation, celle d’Iatora va plus loin : tout d’abord, elle donne un contenu à la disjonction (les Blancs possèdent des fusils, les Indiens n’en possèdent pas) ; ensuite, elle propose une possibilité de résorber cette disjonction (les Blancs laissent des cadeaux pour les Indiens). La version d’Iatora apparaît comme une possibilité d’interprétation, à partir du mythe, de l’expérience du Contact et, en même temps, comme une possibilité de réinterprétation du mythe à partir de cette expérience. Iatora cherche non seulement à donner du sens à l’histoire au moyen du récit, mais aussi à actualiser la signification du récit au moyen de l’histoire. Le fait que ce mouvement de double sens se cristallise en une forme plus ou moins stable reste néanmoins une question ouverte. L’action mythique 51 J’ai montré que les cicatrices des expériences les plus reculées du Contact se manifestent par la multiplication des mythèmes sur l’origine des Blancs et que l’innovation d’Iatora exprime une réflexion autochtone sur une expérience historique plus récente. Le narrateur accueille les nouveaux faits et articule le temps du mythe sur celui de l’histoire, respectant néanmoins l’écart nécessaire entre le temps du récit et le temps de son actualisation verbale. Cet acte d’élargissement du mythe produit à son tour le mouvement que j’ai appelé condensation mythique, procédé par lequel l’expérience historique devient mythologie, s’éloignant non seulement de la matérialité de l’action (ce qui serait propre à tout récit), mais aussi des autres genres narratifs que l’on aurait tendance à identifier comme « historiques » (et à utiliser comme « histoire orale »). Fréquemment, outre les aspects formels déjà cités, la condensation mythique semble impliquer une « chamanisation » croissante du récit, faisant intervenir des

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capacités extraordinaires pour expliquer les événements, en particulier ceux qui contiennent des processus de transformation.

52 Il est néanmoins important de remarquer que les Parakanã ne font pas la distinction entre deux genres de récits, l’un qui correspondrait au « mythe », l’autre à « l’histoire ». Bien qu’il y ait une catégorie qui s’applique mieux au premier – morongeta- imyna, « conversation ancienne » –, la distinction ne se fait pas sur le plan d’une classification extérieure, mais plutôt sur les indices intérieurs au récit. Le mythe est une histoire véritable dont l’origine de l’énonciation est méconnue. Comme l’a remarqué (1988, p. 163) pour les Waurá, la distinction entre récits « mythiques » et récits « historiques » correspond à la distinction qui peut se faire entre des faits si anciens qu’il est impossible d’identifier ceux qui en ont été témoins et des faits dont on peut préciser la chaîne des témoins (voir également Gallois 1994, pp. 21-26). Dans ces cosmologies où le statut des récits et de toute information dépend du crédit porté au témoignage de celui qui les a vécus et de celui qui les a racontés, les mythes apparaissent comme l’unique histoire véritable puisqu’elle ne dépend pas de la source d’énonciation17. Les mythes n’expriment pas une perspective particulière, car ils s’appliquent à la compréhension elle-même des diverses perspectives contenues aujourd’hui dans le monde.

53 En revanche, le critère que nous utilisons afin de distinguer entre le mythe et l’histoire serait plutôt la capacité d’agir sur le monde attribuée ou non aux protagonistes du récit. Là où on reconnaît la capacité d’action des humains dans leurs attributs ordinaires, on identifie un récit historique. Hérodote (1952) débute l’Histoire en affirmant que son objectif est de préserver, au moyen de la parole écrite, ce qui doit son existence aux hommes, de donner de la pérennité aux choses humaines, autrement vouées à la mort et à l’oubli. C’est ce lien entre l’action humaine et la mise en récit que nous cherchons à identifier dans ce que nous appelons l’histoire orale. Elle donne au récit un statut spécial et nous permet de construire, ensuite, notre récit sur l’histoire d’un peuple sans écriture. Le fait que le narrateur ait été le témoin direct de l’événement raconté fonctionne comme une preuve supplémentaire, car nous reconnaissons comme historique tout récit se rapportant à des actions humaines (et nous pouvons l’épurer, par exemple, de ses affabulations, comme nous le faisons fréquemment avec les textes des chroniqueurs).

54 Ce procédé a son utilité, et je l’ai moi-même utilisé pour reconstruire un siècle d’histoire parakanã (Fausto 2001a). Il comporte, cependant, des risques, non dans ses méthodes, mais dans les implications que l’on a coutume d’en tirer. L’existence de récits que nous qualifions d’historiques devient argument et preuve du non- emprisonnement de la conscience autochtone par la « machine du mythe ». L’analyse de tels récits apparaît dès lors comme le moyen de dénoncer l’opération occidentale de « primitivisation » de l’Autre et de conférer à cet autre une conscience historique, instaurant capacité d’action (agency) là où il n’y avait que structure. La difficulté que je perçois ici concerne la théorie de l’action. Tout se passe comme s’il n’y avait pas de capacité d’action tant que la praxis humaine n’est pas reconnue comme condition, en soi et pour soi, de la transformation sociale. Je pense au contraire que c’est à nous qu’il revient de se poser justement la question sur la signification de l’« agir » et du « faire » dans des configurations socioculturelles où l’action transformatrice ne se réduit pas à la praxis humaine.

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55 S’il nous semble exister une continuité entre le concept moderne de l’histoire et l’ancien (hellénique classique), en dépit de la différence entre la notion de processus général et celle de fait et de grandeur singuliers, c’est parce qu’aux yeux de la modernité, tous deux s’enracinent dans la pratique humaine ou bien, comme le disait Châtelet, dans la reconnaissance de la « nature sensible-profane de l’existence humaine » (1962, p. 40). La capacité humaine d’action définit la sphère propre à l’histoire. Ce « faire », qui s’applique aussi bien à la société qu’à la nature et qui peut être raconté a posteriori, est une puissance qui ne se réalise comme conscience historique que lorsqu’elle se sait action humaine ; c’est-à-dire que lorsqu’elle se reconnaît comme action créatrice capable de produire des transformations dans le monde social. Cette conscience à la fois historique et politique suppose en outre l’homogénéité de l’avant, du maintenant, de l’après. C’est l’uniformitarisme de Lyell appliqué aux choses humaines18.

56 Certains ethnologues américanistes partagent cette notion de capacité d’action (agency), l’enracinant dans un monde historique pour la rendre incompatible avec l’univers du mythe. Terence Turner, dans les conclusions du livre Rethinking History and Myth, définit la conscience historique comme la perception que le monde social est le produit de l’action créatrice humaine. Dans le « mode mythique de la conscience », au contraire, « le pouvoir de créer ou de changer les formes et les contenus de l’existence sociale – l’action sociale dans son sens plein – n’est pas vu comme étant disponible pour les gens du monde social contemporain » (Turner 1988b, p. 244). Pour sa part, Jonathan Hill suggère, dans l’introduction à ce même ouvrage, que la conscience historique implique « une reconnaissance réflexive des acteurs en leur habileté à produire des ajustements situationnels plus durables dans les ordonnances sociales [...] », reconnaissance qui serait fondée sur le fait que « le passé historique est vu comme habité par des êtres complètement humains et culturels, qui [...] possédaient les mêmes pouvoirs pour produire des transformations que les gens d’aujourd’hui » (Hill 1988, p. 7).

57 Je n’ai pas l’intention de m’aventurer ici sur le terrain mouvant des notions de conscience historique ou mythique. Ce qui m’intéresse, c’est de remettre en question l’assimilation de la notion de capacité d’action (agency) à un « faire » transformateur qui est vu comme la capacité des êtres humains (en tant qu’humains) à produire des changements dans le monde conventionnel des « ordonnances sociales ». J’aimerais proposer l’inverse : à savoir que les notions de fabrication et de transformation dans les pratiques de connaissance indigènes impliquent le caractère non arbitraire de l’ordre du monde et supposent des relations avec des êtres qui ne sont pas complètement humains. Autrement dit, je suggère, dans ce contexte, que, d’une part, les concepts d’action et de capacité d’action soient liés au problème de la production de transformations dans un monde social qui n’est pas vu comme étant conventionnel et arbitraire et que, d’autre part, l’action transformatrice dépende de l’interaction avec des êtres pouvant être sujets sans être proprement humains.

58 L’équivalent indigène de ce que nous appelons « capacité d’action historique » (historical agency) serait ainsi l’action chamanique sur le monde. Les divers mouvements de résistance indigène post-Conquête, connus dans la littérature comme millénaristes ou messianiques, en sont un bon exemple19. De notre point de vue, ils apparaissent comme des mouvements religieux syncrétiques, irrationnels et réactifs, fruit de l’absence d’une véritable conscience historique capable d’engendrer une action

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transformatrice sur le monde social. Du point de vue indigène, au contraire, ils apparaissent comme une chamanisation de la pratique, comme une mobilisation de capacités créatrices qui ne sont pas exclusivement « sociales » et qui ne sont pas disponibles de façon « naturelle » aux humains. C’est parce que les humains ne sont pas uniquement humains et que des non-humains partagent des qualités humaines qu’il est possible d’avoir une action créatrice.

59 La capacité d’action indigène suppose donc la possibilité de produire des transformations dans l’ordre donné par le mythe, et non pas de substituer une convention par une autre convention, un contrat par un autre contrat. L’action transformatrice sur le monde est un acte différenciateur (Wagner 1981) en relation avec l’ordre post-mythique ; elle requiert donc l’actualisation du temps mythique pour effectuer des transformations effectives. Et si le mythe est, comme le veut Turner, « la ‘fétichisation’ du processus de production de la société » (1998b, p. 243), la forme du faire mythique n’est pas celle de l’action sociale qui se sait exclusivement humaine. L’action créatrice dépend de la mobilisation de capacités qui ne sont pas exclusivement humaines, capacités dont les humains ont été (partiellement) privés dans l’ordre post- mythique. Faire l’histoire est donc une mytho-praxis mise en récit comme passé et comme futur en clef chamanique. Ainsi, si l’incorporation des événements historiques aux mythes peut se faire en clef socio-historique, comme cela se passe dans la version d’Iatora, le mythe en tant que discours de transformation – c’est-à-dire comme histoire du futur et source d’action – doit cependant avoir d’abord recours au chamanisme comme condition de possibilité pour produire des changements.

60 Un mythe des Arapaço du bassin du Uaupés, dans la version recueillie par Janet Chernela, peut nous aider à comprendre ce point en particulier. L’Indien Crispiano Carvalho lui a fait le récit suivant, qu’elle divise en trois parties. Dans la première, connue par tous les autres peuples de la région, les Blancs ne sont pas cités. Dans la deuxième partie, on raconte que l’ancêtre Unurato, mi-serpent, mi-homme, a descendu le Rio Negro et est entré dans l’Amazone. Une nuit, arrivé à Manaus, il a commencé à fréquenter les bars en tant qu’homme. Il dansait, buvait, mais retournait toujours s’immerger dans le fleuve sous sa forme de serpent. Un jour, il demanda à un Blanc de venir le rencontrer à minuit sur la plage. Le Blanc portait de l’eau de vie, un fusil et un œuf de poule ; il devait lancer l’œuf sur Unurato, mais lorsqu’il le vit surgir de l’eau sous forme de serpent, il lui tira dessus avec son fusil. Sous la décharge des plombs, sa peau de serpent tomba dans l’eau tandis que son corps humain resta sur la plage. Le tir ayant détruit ses capacités surnaturelles, il devint alors un homme commun, aveugle d’un œil et il commença à vivre comme n’importe quel autre homme. Crispiano conclut « nous sommes ses descendants. C’est la raison pour laquelle nous sommes appelés Pino Masa, Peuple du Serpent » (Chernela 1988, p. 43).

61 Le récit ne se termine toutefois pas là. Dans la troisième et dernière partie, Unurato n’est plus un homme commun, il redevient serpent et protagoniste d’une nouvelle histoire : « Unurato est allé à Brasília et là-bas il a travaillé à la construction de grands édifices. Il a connu toutes sortes de choses – maisons, meubles, taxis – des choses que nous n’avons pas ici [...]. L’année dernière, les eaux ont beaucoup monté. C’était Unurato qui revenait. Il a nagé vers l’amont. Il était un sous-marin géant, mais comme c’est un serpent surnaturel, il a remonté les chutes d’eau. Le sous-marin est ici [...], il apparaît à minuit. Il y a tellement de choses dedans qu’il est impossible de compter le nombre de boîtes dans ce bateau. Il a un éclairage électrique. Avec les

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machines, les êtres-serpents [wai masa] sont en train de construire une énorme ville sur le fleuve. On peut entendre le bruit de ces machines dans l’eau quand on s’approche de là-bas. Toutes sortes de wai masa travaillent dans ce bateau. Maintenant nous sommes peu nombreux, mais il va nous rapporter la prospérité et la multitude » (Chernela 1988, p. 43).

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NOTES

1. Une première version de ce texte fut présentée lors du colloque « Tempos índios: histórias e narrativas do Novo Mundo », organisé par John Manuel Monteiro et moi- même au Museu Nacional de Etnologia (Lisboa). Elle sera publiée en portugais dans les annales du colloque. D’autres versions furent présentées à l’Universidade de São Paulo et à l’École pratique des hautes études (Paris), pendant un séjour en France financé par une bourse de la Coordenação de Aperfeiçoamento de Pessoal de Ensino Superior (CAPES). Pour leurs invitations et commentaires, je voudrais remercier Joaquim Pais de Brito, Dominique Gallois, Denise Fajardo et Patrick Menget. Je suis particulièrement reconnaissant à France-Marie Renard-Casevitz et à Philippe Erikson pour leurs observations et corrections détaillées. Je reste toutefois le seul responsable de mes prises de position. La recherche chez les Parakanã a été financée par la Financiadora de Estudos e Projetos (FINEP), l’Associação Nacional de Pós-Graduação em Ciências Sociais (ANPOCS), The Ford Foundation, l’Universidade Federal do Rio de Janeiro (UFRJ) et The Wenner-Gren Foundation for Anthropological Research. La première version de ce texte a été traduite par Christine Guimarães. 2. Au XVIesiècle, il y avait des distinctions par nationalité : les Français étaient appelés Mair (comme le démiurge) et les Portugais Peró. Encore aujourd’hui, divers groupes indigènes appellent les Blancs caraíba ou caraí. Quant aux Parakanã, ils utilisent un terme restreint aux peuples du système Tocantins-Araguaia, toria, et réservent le mot karahiwa pour désigner les chants thérapeutiques. 3. Il y a une remarquable récurrence des quelques thèmes mythiques qui se sont annexé le Blanc ; on les trouve aujourd’hui disséminés chez des peuples de régions distantes et de familles linguistiques différentes. Ces thèmes parlent de la séparation entre les hommes et les démiurges, de l’instauration du régime de l’existence humaine,

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de la mort et du travail. Les Blancs y apparaissent comme sujets à une existence de moindre privation : moins de travail (parce que, lorsque le démiurge a présenté les objets culturels indigènes et les armes et les outils de métal, l’ancêtre des Indiens a choisi les premiers alors que le futur Blanc a préféré les autres), et à une vie plus longue (parce que les Blancs connaîtraient les secrets chamaniques de la revivification, en particulier le changement de peau, fréquemment associé au changement vestimentaire). Voir Fausto 2002. 4. Les Blancs eux aussi « découvrent » les Indiens durant cette même période. Le manque de continuité de la conquête de l’Amazonie a permis une série de re- découvertes : quelques-uns des peuples considérés comme non contactés par des anthropologues, des missionnaires et des agents de l’État au XXe siècle avaient été sous l’influence directe du système colonial plusieurs siècles auparavant. Voir Fausto 2001b. 5. Dans cette analyse, je cherche à indiquer comment le Blanc apparaît associé à la puissance rénovatrice du chamanisme et, en particulier, à la capacité de franchir les limites entre la vie et la mort – associations qui, comme nous l’avons vu, surgissent dès le premier siècle de la conquête en Amérique du Sud. Voir Fausto 2001a, pp. 470-482. 6. Awaeté peut être traduit par « vrais humains » ou « humains par excellence ». Il ne s’agit pas d’une auto-désignation, mais d’une catégorie à « extension variable » qui s’applique a minima à ceux qui partagent la même langue, les mêmes coutumes et les mêmes marques corporelles. 7. À propos du rôle de semi-conducteur des rochers dans l’eau, voir Lévi-Strauss (1991 p. 69 ; 1971, pp. 388 et 398-400). 8. La version enregistrée chez les Parakanã orientaux a été racontée par Pykawa, aujourd’hui chef du village de Paranowa’ona. La troisième version provient de Pi’awa, un Parakanã occidental comme Iatora ; il habite le village de Maroxewara où on le considère comme un excellent narrateur. 9. Dans les mythes d’autres peuples d’Amazonie, ce déplacement en aval explique également la séparation-origine des Blancs. Le mouvement dans le sens inverse (en amont) peut aussi servir à expliquer le retour des Blancs (ou de leurs marchandises) : par exemple, dans le mythe wayãpi d’Ulukauli rapporté par F. Grenand (1982, pp. 241-285) et dans ceux de peuples du haut Rio Negro. 10. La fin des réserves de farine de manioc sert d’indice pour évaluer la distance à parcourir pour rejoindre leurs enfants-devenus-Blancs. 11. Pendant leurs visites au Posto de Pacificação do Tocantins dans les années trente, les Parakanã recevaient des vêtements des fonctionnaires du SPI, mais, en partant, ils les abandonnaient aux alentours du Posto. 12. Contrairement à ce que lui raconta Je’e’yngoa, pour qui les Blancs avaient pacifié les Indiens parce que, eux, en avaient eu peur. 13. Je distribuais de manière équitable ces objets quand j’arrivais. Toutefois, lors de mon départ, je laissais toujours un certain nombre d’objets m’appartenant, en particulier pour Iatora. Jamais, néanmoins, il n’y eut un échange direct entre parole et cadeaux. J’ai toujours gardé l’illusion (confortable pour l’ethnographe solitaire) qu’il y avait un lien affectif spécial qui nous liait, illusion manipulée par de jeunes Parakanã, qui me téléphonaient d’Altamira en me disant que je devais leur rendre visite, car mon « oncle paternel » se languissait beaucoup de moi. 14. Il pourrait aussi finir, comme me l’a suggéré F.-M. Renard-Casevitz, par la transformation des neveux en poissons ou en une entité surnaturelle. En fait, il existe un mythe très semblable à celui-ci raconté par les Asurini du Xingu, dans lequel la

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sœur, après avoir vu ses « maris » (le cerf et le tapir) tués par ses frères, remonte le fleuve et part habiter là où « l’eau rencontre le ciel », se transformant en un être surnaturel (Müller 1990, pp. 336-337). 15. Il y a des mythes qui déterminent clairement le mode d’interaction entre les Indiens et les non-Indiens. Tous ceux qui font usage du fameux motif du « mauvais choix » (voir note 3) ont cette caractéristique. 16. L’élevage s’est diffusé à partir de la moitié du XVIIIe siècle grâce à la découverte de prairies naturelles dans le Maranhão. De là, il s’est répandu en direction du Tocantins et de Goiás, donnant naissance à de nouvelles bourgades et à de nouveaux villages. C’est un moment de pression sur les territoires des Timbira, qui furent progressivement encerclés par le front pionnier, jouant, par moments, le rôle d’alliés éventuels pour les guerres de conquête, à d’autres, celui de victimes de ces mêmes mouvements (Hemming 1987, pp. 181-199 ; Melatti 1967, pp. 32-43). Les actions guerrières, tout comme les trêves, s’accompagnaient d’épidémies provoquant un fort dépeuplement tout au long du siècle. Les Apinajé, par exemple, en contact permanent avec la société nationale depuis 1797, ont été ravagés par la variole en 1817 et sont entrés en conflit avec d’autres Indiens et des non-Indiens dès les premières années du XIXe siècle. Malgré tout, il en restait plus de quatre mille dans les années 1820. En 1859, ils n’étaient plus que deux mille et, en 1926, ils étaient à peine cent cinquante (Nimuendajú 1956, pp. 4-6). 17. Dans maintes langues indigènes d’Amazonie on trouve des marques, des termes et des formules « citatoires », quelque fois d’usage obligatoire, qui servent à caractériser le rapport entre l’énonciateur et le contenu de l’énonciation, distinguant par exemple une information qui porte sur un fait dont l’énonciateur fut témoin, d’un autre fait dont il ne le fut point. Ce même rapport aurait été, à l’origine, exprimé par le vocable grec istorein, utilisé par Hérodote au sens de témoin et d’enquête : « le mot istoria [...] signifiant alors “témoin oculaire” et, postérieurement, celui qui examine des témoins et obtient la vérité à travers l’enquête » (Arendt 1972, p. 69). Thucydide introduit L’Histoire de la Guerre du Péloponnèse en affirmant, à la troisième personne, sa relation avec les faits : « Thucydide d’Athènes a écrit la guerre des Péloponnésiens et des Athéniens, comment ils l’ont faite les uns contre les autres. Il commence le récit de la guerre dès qu’elle éclate, ayant pronostiqué qu’elle allait prendre de grandes proportions et qu’elle serait plus digne de mention que celles qui avaient déjà eu lieu [...] » (1999, p. 3). 18. Ma définition s’approche de la thèse de F. Châtelet (1962) sur la naissance de l’histoire (et de la conscience historique) en Grèce entre les VIe et Ve siècles avant J.-C. Le rapprochement est intentionnel. Ce modèle rencontre une résonance dans l’ethnologie sud-américaine, spécialement dans les travaux de Turner sur le surgissement de la conscience historique chez les Kayapó (voir 1998a, 1993 ; pour la discussion de Turner sur les notions grecques et hébraïques de l’histoire, voir 1988b). 19. Pensons, entre autres exemples, aux santidades qui ont éclos sur la côte brésilienne durant le XVIe siècle (Vainfas 1995), à l’expulsion des Espagnols au XVIIIe siècle par les Arawak sub-andins conduits par Juan Santos Atahualpa (Santos Granero 1993), aux mouvements millénaristes du Haut Rio Negro au XIXe siècle (Hill et Wright 1988) ou encore aux événements plus récents, comme ce qui s’est passé chez les Canela dans les années soixante (Carneiro da Cunha 1986).

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RÉSUMÉS

Faire le mythe. Histoire, récit et transformation en Amazonie. Par l’analyse des différentes versions d’un mythe parakanã (tupi-guarani) sur l’origine des Blancs, cet article cherche à comprendre les conditions de production des variantes d’un mythe, les mécanismes d’incorporation de l’expérience historique et les processus par lesquels les événements sont condensés sous forme narrative. Les différentes versions parakanã sont comparées à d’autres mythes amazoniens sur l’origine des Blancs, en particulier à la célèbre saga d’Aukê, connue de tous les peuples jê du Brésil Central. Enfin, l’auteur examine quelques questions relatives aux concepts de mythe et d’histoire et propose la notion d’« action mythique » qu’il distingue de la notion occidentale de « faire historique ».

Making the Myth. History, narrative and transformation in Amazonia. By means of an analysis of different versions of a Parakanã (Tupi-Guarani) myth on the origin of the Whites, this article aims at comprehending how these versions are produced, how myths incorporate historical experiences, and how events are condensed in a particular narrative structure. The different versions of the Parakanã myth are compared with other Amazonian myths on the origin of the white people, particularly with the story of Aukê, which is known by all Ge-speaking people of Central Brazil. Finally, the author examines some problems related to the notions of myth and history, suggesting the notion of mythic agency in contradistinction with our notion of making history.

Fazer o mito. História, narrativa e trasformação na Amazônia. Por meio da análise de versões de um mito parakanã (tupi-guarani) sobre a origem dos brancos, este artigo procura compreender quais são as condições de produção de variantes de um mesmo mito, quais são os mecanismos de incorporação da experiência histórica, e quais são os processos pelos quais os eventos são condensados na forma narrativa. As diferentes versões parakanã são comparadas com outros mitos amazônicos sobre a origem dos brancos, em particular com a bem conhecida saga de Aukê, difundida entre os povos de língua jê do Brasil Central. Ao final, o autor discute problemas relativos aos conceitos de mito e história, e propõe a noção de agência mítica, diferenciando-a de nossa noção de fazer histórico.

INDEX

Palabras claves : historia, mito, transformaciones, relato Mots-clés : mythe, histoire, récit, transformation Keywords : narrative, transformation, myth, history Index géographique : Brésil, Amazonie, Parakanã Thèmes : Ethnologie

AUTEUR

CARLOS FAUSTO

Museu Nacional-PPGAS, Rio de Janeiro, Brasil

Journal de la Société des américanistes, 88 | 2002 86

Suicide « à la kashinawa ». Le désir de l’au-delà ou la séduction olfactive et auditive par les esprits des morts

Barbara Keifenheim

Introduction1

1 Les Kashinawa2, qui sont environ au nombre de 5 000, appartiennent à la famille ethnolinguistique pano et vivent aujourd’hui dans la région frontalière séparant le Brésil et le Pérou3. Historiquement, les Kashinawa brésiliens et péruviens ont une origine territoriale commune : le cours supérieur du Río Murú et de ses affluents, le Río Iboiçu notamment, territoire qui appartient aujourd’hui à l’État brésilien d’Acre. Dans les années 1870, les barons du caoutchouc, brésiliens et péruviens, commencèrent à exploiter économiquement la zone. Les conséquences de la répression sur la population indigène furent catastrophiques et plusieurs groupes, dont les Kashinawa, cherchèrent refuge dans le bassin du haut Río Jurua. Cette région, cependant, ne demeura pas longtemps épargnée par l’exploitation du caoutchouc. Vers 1920, les Kashinawa se séparèrent quand une partie de l’ethnie dut fuir du Brésil vers la source du Río Curanja après l’assassinat d’un négociant de caoutchouc abhorré et le pillage de son dépôt4. La plupart des Kashinawa péruviens contemporains descendent de ce groupe qui évita, jusque dans les années quarante, tout contact avec les Blancs ainsi qu’avec d’autres indiens5. Aujourd’hui, ils sont intégrés dans la société péruvienne, mais profitant de leur isolement géographique, ils restent, comparativement à la branche brésilienne et à d’autres groupes indiens, relativement préservés d’influences exogènes massives6.

2 La chasse et l’agriculture sont les bases de l’économie kashinawa. Comme les plantations n’exigent que quelques semaines de travail durant la saison sèche, les hommes passent la majeure partie de leur temps à la chasse. La viande de gibier ne constitue pas seulement la nourriture privilégiée des Kashinawa, elle est aussi le bien d’échange le plus apprécié dans les relations sociales internes. Un bon chasseur étant en mesure de rapporter régulièrement plus de butin que sa famille ne peut en consommer, il peut alors en offrir aux autres et ainsi mettre en place un réseau étendu

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de relations privilégiées7. Cela accroît son prestige ainsi que son attrait sexuel aux yeux des femmes.

3 Le succès à la chasse ne dépend pas uniquement de l’habileté du chasseur, mais aussi et surtout de l’observation patiente de son territoire de chasse. C’est pourquoi les hommes kashinawa passent le plus clair de leur temps tout seuls dans la forêt profonde. À leur retour, lorsqu’ils franchissent le seuil du village, les chasseurs sont épiés avec autant de discrétion que d’attention. Certes, le premier regard sert à s’assurer si le chasseur rapporte du gibier sur son dos ou s’il revient bredouille, mais on guette également sa démarche et l’expression de son visage. S’il chancelle légèrement ou s’il a un regard absent, il suscite immédiatement l’inquiétude. On va l’entourer, le mener à son hamac et les femmes de sa maison vont susurrer anxieusement : « imana-i – il est pris du désir de l’au-delà », et commencer tout de suite à préparer des remèdes destinés à écarter le mal menaçant.

4 Que s’est-il passé à leurs yeux ? Pendant son passage dans la forêt profonde, certains esprits des morts ont attiré le chasseur à l’aide de l’inin, une odeur envoûtante, et l’ont cerné de bruits et de sons qui pénètrent en lui. On croit que les odeurs et les sons sont accompagnés d’une substance invisible qui se pulvérise et se propage dans toutes les fibres du corps. Selon l’opinion commune, les contacts olfactifs et auditifs avec les esprits des morts conduisent inévitablement à la mort, si les premiers symptômes ne sont pas détectés et soignés à temps. Le traitement consiste, entre autres, à laver le patient avec une décoction d’herbes, à lui instiller le jus de plantes médicinales dans les yeux et à lui donner un remède qui lui fasse exsuder les substances entrées dans son corps. Ce faisant, on veille particulièrement à ce que personne ne se trouve à proximité du malade car, en pareil cas, les substances invisibles exsudées pourraient pénétrer dans un autre corps et y provoquer également le syndrome imana. Si aucun traitement n’est entrepris à temps, les progrès du mal sont décrits comme suit. D’abord, la victime des esprits des morts devient passive et tombe en léthargie. Elle va se plaindre de maux de tête violents, puis son corps entier sera en proie à de terribles douleurs. Avec le premier accès de fièvre, le désir de l’au-delà du patient devient de plus en plus fort. Et bien qu’il n’en ait encore eu qu’une « avant-odeur » attirante, il ne peut s’empêcher de penser sans cesse à cet au-delà. Le malade de l’imana commence à entendre et à sentir de manière « supra sensorielle », puis il va voir les esprits des morts. Les membres défunts de sa famille vont lui apparaître, le toucher et l’inviter, à l’aide d’images fantastiques, à le suivre dans l’au-delà. Le malade refuse la nourriture humaine et demande à manger des vers et de la terre. Sa perception sensorielle ne fonctionne plus normalement : ses cinq sens sont tout entiers tendus vers l’au-delà. Ils ont perdu leur double vocation de sens d’être vivant et de sens d’être culturel, c’est-à-dire d’homme socialisé dans la communauté des Kashinawa. Le malade est en danger de mort parce qu’il ne peut plus opposer de vouloir-vivre à l’appel des morts. Il oublie ses liens familiaux et sociaux et ne répond plus aux appels de ses parents et amis. Dans peu de temps, il mourra.

5 Lorsque je racontai à mes interlocuteurs kashinawa de quelle manière certaines personnes de nos sociétés se donnent la mort, par exemple en se pendant, en se tirant une balle de revolver ou en se jetant du haut d’un bâtiment, ils furent très déconcertés et répondirent qu’il n’y avait chez eux qu’une seule manière de mettre fin à ses jours, imana. Quelqu’un qui succombe à la séduction olfactive et auditive des esprits des

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morts, me dirent-ils, finit par ne plus vouloir vivre, et par souhaiter la mort, « mawa katsis-ki ».

6 La conception kashinawa du suicide, où s’exprime l’idée, étrange pour nous, que la cause de la mort volontaire doit être recherchée dans un événement sensoriel, pose la question fondamentale du processus de médiation – spécifique à chaque culture – entre perception sensorielle et interprétation.

7 L’ethnologie a longtemps négligé l’étude des perceptions sensorielles et il a fallu attendre les années quatre-vingt avec les recherches notamment de Seeger (1975, 1981), Crocker (1985), Feld (1982, 1984, 1988), Stoller (1989), Howes (1991) et Classen (1993a, b) pour qu’une « anthropologie des sens » puisse s’établir. Je me sens fortement inspirée par deux objectifs de cette nouvelle sous-discipline ethnologique puisqu’ils permettent souvent de jeter une lumière nouvelle sur des questions classiques de la recherche amazonienne : d’une part, l’anthropologie des sens essaie de mettre en lumière le rapport complexe entre les sens de la perception et les constructions culturelles de réalité (Howes 1991, 1992 ; Synnott 1993 ; Classen 1993 ; Taussig 1993) ; d’autre part, elle vise à déduire de l’analyse des univers perceptifs indigènes des instruments descriptifs et analytiques par rapport à des phénomènes culturels difficilement accessibles à l’observateur occidental. C’est fréquemment le cas lorsque ce dernier est confronté avec une hiérarchie des sens qui, à la différence de la sienne, n’est pas dominée par le visuel. C’est également le cas quand on aborde le vaste domaine d’expressions performatives ou de situations liminales marquées par la suppression de l’ordre sensoriel quotidien des acteurs (Keifenheim 1999a, 1999b, 2000).

8 Afin de mieux comprendre le suicide « à la kashinawa », je proposerai donc une interprétation à partir d’une analyse de l’univers perceptif kashinawa et commencerai par présenter tout d’abord quelques concepts clés. 1. Les perceptions sensorielles : aspects de la conception kashinawa8

9 Le scepticisme des Kashinawa face à la fiabilité des perceptions sensibles est frappant. Cette position de principe est en rapport très étroit avec une conception du monde qui suppose l’existence de réalités multiples et interférentes9. 1.1. La rupture de la création première 10 Les mythes de création10 racontent qu’au commencement tous les êtres pouvaient communiquer entre eux et échanger leurs apparences extérieures à volonté (dami11). Le visible et l’invisible, le matériel et l’immatériel ne s’opposaient pas, mais étaient des phénomènes transformationnels fluctuants d’une seule et même réalité totale. Tout pouvait simultanément être soi-même et autre chose. Le principe de transformativité généralisée apparaît donc comme une caractéristique fondamentale de la création première et, figurant dans beaucoup de mythologies amazoniennes, il n’a pas échappé à l’attention des chercheurs. Ce qui peut-être a été bien moins mis en lumière est le fait que l’idée de mutabilité universelle va souvent de pair avec celle d’une disposition sensorielle spécifique. En fait, lorsque les Kashinawa racontent que des acteurs mythiques « se glissent dans la peau d’un autre », ils évoquent souvent explicitement que cette métamorphose, ou plutôt cette interpénétration des êtres par métamorphose, est accompagnée de modifications perceptives. Pour pouvoir communiquer et interagir en franchissant les frontières qui les séparent, les êtres originels « modifient » (dami) leur mode de perception. De cette manière, les différents ordres sensoriels se fondent en un seul, donnant, au moins provisoirement, une sphère de perceptions convergentes. On peut alors manger la même chose, s’accoupler et se

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reproduire, mais on peut surtout communiquer dans la même langue. Tout comme la capacité de modifier son mode de perception, la participation de tout le corps aux sensations visuelles est une caractéristique essentielle des perceptions « originelles ». À cet égard, on retrouve dans les mythes de création des Kashinawa cette qualité de l’œil comme « organ of tactility » que Taussig a décrite comme caractéristique du concept de mimésis. Les perceptions visuelles mènent sans cesse à une « palpable, sensuous connection between the very body of the perceiver and the perceived » (Taussig 1993, pp. 20 sq.). La fusion perceptive du soi et de l’autre dans les mythes de création libère un potentiel créateur par lequel de nouveaux êtres sont créés ou de nouveaux biens culturels voient le jour. Ainsi, la relation amoureuse entre un anaconda et un tapir ayant pris forme humaine donne naissance à l’art ornemental dans le monde aquatique souterrain. De même, la connaissance des drogues hallucinogènes est née des amours entre un ancêtre Kashinawa et un anaconda12.

11 À la suite d’un incident désastreux, un processus de différenciation a eu lieu mettant fin à la création première. Depuis, le matériel et l’immatériel, le temps et l’espace, le visible et l’invisible sont des niveaux de réalité distincts. Pourtant, il n’y a aucune dichotomie absolue, les frontières sont extrêmement fluctuantes et des interférences peuvent jouer à tout moment.

12 À cause de la différenciation, chaque être vivant a désormais un corps (yuda) conforme à son espèce qu’un ou plusieurs esprits (yushin) animent, et il doit se contenter de rester « à l’intérieur de lui-même » durant la brève durée de son existence. Cette limitation est d’autant plus radicale qu’il a perdu la capacité de communication universelle. Les animaux sont condamnés à pousser des cris et les hommes sont prisonniers d’un langage trompeur qui suscite plus de malentendus que de compréhension. D’après les Kashinawa, la mort et les maladies sont nées en même temps que la parole.

13 Ainsi, l’apparition simultanée de la langue, des maladies et de la mort, celle de la communication trompeuse et du problème de la réalité et de l’apparence sont dues à la rupture de la création première. La condition humaine implique dorénavant que toute existence se déroule dans un champ de tension dangereux où tout peut continuellement basculer entre l’illusion et la réalité. Quel rôle y jouent les perceptions sensorielles ? 1.2. Illusion ou réalité ? 14 Si la communication universelle des temps immémoriaux allait de pair avec un mode perceptif spécifique, le processus de différenciation met également fin à la capacité de perception illimitée. Celle-ci correspondait fondamentalement à la réalité une de la création originelle. La coexistence de réalités multiples et interférentes rend désormais toute perception sensorielle problématique puisqu’il n’y a aucune certitude sur le niveau de réalité du phénomène perçu.

15 Le danger des réalités interférentes guette surtout celui qui quitte le domaine protégé du village et pénètre dans les profondeurs de la forêt. On y rencontre des animaux qui sont les égaux de l’homme chasseur ou des shomani, c’est-à-dire des êtres dont le corps est faible et qui lui sont par conséquent physiquement inférieurs, mais spirituellement incomparablement supérieurs. Le chasseur court ici le risque de rencontrer des hommes étrangers qui en veulent à sa vie. Dans la forêt résident aussi des esprits des morts qui peuvent lui faire abandonner la vie en exerçant sur lui leurs séductions. Ils peuvent lui apparaître sous forme humaine, parfois aussi sous celle d’un jaguar ou d’un

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autre animal. Comment peut-on dès lors savoir si l’on a affaire à un animal ou à un esprit des morts ? Où commence l’apparence trompeuse, où bascule la réalité ? La forêt profonde est considérée comme l’espace par excellence où les situations se renversent, où les frontières entre apparence et réalité se mettent à fluctuer et où il suffit d’un rien pour qu’une perception sensible devienne illusion fatale.

16 Les stimuli sensibles sont donc fondamentalement polysémiques parce qu’on ne peut jamais les ranger de façon absolue dans l’un des multiples niveaux de réalité qui existent dans la conception kashinawa. En s’inspirant de la terminologie sémiotique, on pourrait parler ici d’un déficit référentiel des signifiants sensibles. Un seul et même parfum enivrant, l’inin, que le chasseur peut percevoir au cours de ses pérégrinations dans la forêt, peut aussi bien provenir d’une plante déterminée, un arbre nommé sinkabin, que d’un esprit des morts qui veut lui insuffler le désir de l’au-delà décrit plus haut. Un écoulement de salive, remarqué lors d’un réveil nocturne, peut aussi bien venir de troubles de la digestion que d’un rapport oral qu’un esprit des forêts a eu secrètement avec le dormeur. 1.3. La notion de bai, « chemin »

17 Les perceptions sensibles sont pour les Kashinawa toujours l’objet de doutes métonymiques incitant à s’interroger continuellement sur les liens entre le perçu et le non-perceptible qui est considéré – et cela complique les choses – comme étant également doté de facultés perceptives. L’être percevant se trouve alors constamment dans une situation de perméabilité énergétique et subit aussi l’influence du non- perceptible percevant. Certes, l’appareil sensoriel de l’homme lui donne un accès au monde extérieur, mais le monde à la fois perçu et imperceptible pénètre en lui par le même chemin.

18 Dans ce contexte, l’importance conceptuelle de la notion de bai devient évidente. La signification première est « chemin », avec une forte connotation de mouvement13. Dans le domaine sensoriel, bai désigne le parcours que suit un stimulus pour parvenir de sa source sensorielle à l’être percevant. Les Kashinawa distinguent entre trajectoires « droites » (bai yushtu-ma) et « sinueuses » (bai yushtu), et les sources sensorielles correspondantes sont jugées différemment. Ainsi, un stimulus olfactif n’est considéré comme fiable et inoffensif que s’il parvient à l’organe récepteur suivant une trajectoire droite. Les trajectoires sinueuses sont toujours les indices d’une source sensorielle suspecte. C’est dans le domaine auditif que la distinction qualitative entre les différents « chemins » est la plus marquée. Les sons de toutes sortes, les notes de musiques, les paroles humaines, les cris d’animaux, bref, tous les stimuli auditifs sont associés à la trajectoire sonore spécifique (bana bai ou ninka bai) qu’ils suivent pour arriver à l’oreille réceptrice. À l’intérieur du village, les trajectoires sonores déterminent la qualité de la communication. Parler fort (hancha kushipa) est vivement désapprouvé, parce que la voix suit alors selon les Kashinawa une trajectoire ondulatoire, décrit des cercles de plus en plus petits autour de l’auditeur qui finit par devenir sourd et léthargique à force de se défendre contre l’entrée du son, ce qui peut alors conduire à un affaiblissement du vouloir-vivre. En revanche, des sons mélodieux, les propos agréables (hancha pepa) évoquent l’idée de trajectoires sonores droites qui relient les hommes directement d’oreille à oreille, les rendant heureux et sereins. Un brouhaha de voix humaines (hancha husi-a) ou de bruits indistincts (bana husi-a) est insupportable aux Kashinawa. Les bégaiements suscitent le malaise puisque les sons émis sont également associés à une trajectoire sinueuse. Personne ne s’étonnera donc d’apprendre que les sons qui

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jouent un rôle décisif lors de l’événement sensoriel déclenchant le désir de l’au-delà parviennent aux victimes suivant une trajectoire sinueuse (bai yushtu).

19 Quant aux perceptions olfactives, les trajectoires courbes ou tortueuses sont tout aussi négativement connotées que dans le domaine auditif. On prête au parfum enivrant inin deux trajectoires olfactives possibles, traduisant ainsi son extrême ambivalence. À l’intérieur du village, sa trajectoire est droite et directe et il accroît l’attrait sexuel des habitants. Les fruits de l’arbre sinbakin, qui sont utilisés pour la confection de mélanges parfumés, diffusent également leur arôme selon une trajectoire directe. Mais si l’odeur provient d’un esprit des morts qui veut éveiller le désir de l’au-delà chez un vivant, elle parvient à la victime selon une trajectoire courbe, l’encerclant tout comme une voix trop forte avant de pénétrer dans son nez et de déclencher ses effets destructeurs.

20 La nocivité potentielle des stimuli devient plus manifeste encore dans l’idée, déjà évoquée à propos du désir de l’au-delà, que les impressions sensorielles peuvent transmettre des substances dangereuses. Surtout les voix, les attouchements, les odeurs et les regards d’autrui peuvent faire pénétrer dans le corps des substances dangereuses conduisant dans le cas extrême à la mort. Cependant, il existe aussi certaines autres substances nocives qui traversent les différentes sphères cosmiques et qui peuvent également pénétrer dans le corps humain, de préférence par le nez, les oreilles et la peau. Ces substances sensibles errantes, une fois entrées dans le corps, modifient l’ordre sensoriel et, par là, la personnalité de la victime. Ainsi, la substance yupa provoque chez l’homme des perceptions déficientes qui réduisent à néant ses facultés de chasseur, du jour au lendemain. Malgré tous ses efforts, il ne pourra ni flairer ni entendre le gibier et, si un animal se trouve par hasard dans son champ de vision, sa flèche ne pourra quand même pas l’atteindre. À cause des déficiences de sa perception, l’homme envahi par le yupa ne pourra donc plus remplir ses obligations de chasseur. En même temps que son prestige social, il perdra aussi tout attrait sexuel et tombera peu à peu dans une situation de marginal14.

21 La présence de la substance amère muka dans le corps est une caractéristique essentielle des chamans. Les Kashinawa désignent le chaman par le mot de huni muka- ya : un homme avec la substance muka. Contrairement au malheureux chasseur, ce dernier voit ses facultés sensorielles se démultiplier. Cela l’éloigne progressivement de la sphère habituelle des interactions humaines et le fait pénétrer dans celle des communications avec les animaux et les esprits. Dès lors, il ne pourra plus tuer de gibier, parce que les frontières entre animaux, hommes et esprits disparaissent de son univers perceptif. Comment pourrait-il tuer un tapir alors qu’il est capable de communiquer avec lui dans sa langue ou qu’il reconnaît en lui un parent décédé ? Certes, ses remarquables facultés perceptives contribuent au bien spirituel de la communauté car il est capable de communication et d’interaction transcendantes, mais en tant que producteur, il représente une perte pour la société. C’est pourquoi aucune famille ne se réjouit quand l’un des siens manifeste une vocation de chaman.

22 Un traitement intensif est nécessaire pour se débarrasser des substances cosmiques. Elles sont considérées comme indestructibles et il ne peut en conséquence s’agir que de les rejeter hors du corps. Comme lors du traitement contre le désir de l’au-delà, on fait donc particulièrement attention à ce que personne ne se trouve à proximité du malade car, aussitôt sorties du corps, elles pourraient pénétrer dans un autre. 1.4. Stratégies de perception

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23 Les doutes métonymiques et le danger d’une transmission de substances nocives conduisent toute perception sensorielle à un dilemme existentiel : la moindre action quotidienne peut sembler tellement surchargée de dangers potentiels et de la complexité extrême d’interprétations possibles qu’il faut les réduire à un niveau supportable pour vivre le monde comme ordre et non comme chaos. Dans ce contexte, les stratégies de perception, dont l’apprentissage fait partie de la socialisation de tout Kashinawa, reçoivent toute leur signification. La stratégie la plus simple consiste à se boucher les organes des sens concernés en cas de danger, c’est-à-dire lorsqu’il est possible que les différents ordres de réalité se chevauchent et s’interpénètrent. On se bouche le nez et les oreilles, on ferme les yeux, on préserve sa peau des contacts extérieurs. Le but de ces mesures est d’interrompre le mouvement circulaire d’énergie entre le sujet percevant, le perçu et l’imperceptible percevant. On les inculque aux enfants, dès leur plus jeune âge, quand un tel comportement s’impose. Si, par exemple, les adultes constatent au lever du jour la présence d’une étrange odeur d’esprit (yushin inin), les enfants savent déjà ce qui va suivre : on leur mettra du coton dans les narines qu’ils devront garder un bon moment. Les jeunes chasseurs sont exhortés sans cesse à prêter attention au moindre comportement anormal des animaux de la forêt. Si un animal pousse un cri autre que celui propre à son espèce, si on l’a correctement abattu d’une flèche mais qu’on ne le voit pas s’effondrer, s’il se déplace de manière inhabituelle ou dégage une odeur atypique, le doute n’est plus permis. En cas de singularités de ce genre, on a sans aucun doute affaire à un esprit, non à un animal. Il faut alors abandonner toute ambition cynégétique, détourner le regard, se boucher le nez de feuilles et courir au village aussi vite que possible.

24 Une autre stratégie consiste à combiner vue, ouïe et odorat afin d’éviter les illusions sensorielles et les erreurs d’interprétation qui en découlent, surtout dans la forêt profonde et au contact d’étrangers. De très nombreuses expressions kashinawa reflètent cette idée de combinaison intersensorielle. On dit par exemple : « Quand je sens une odeur tout en entendant, je sais (c’est-à-dire je ne me trompe pas) – Ninka-kin en shete-ai en unan-ai ». On dit aussi : « L’oreille et l’œil reconnaissent de concert – pabinkin inun bedu unan-nepa-ki » ou bien : « Le nez et l’œil reconnaissent de concert – dekinin inun bedu unan-nepa-ki ».

25 En général, l’œil est considéré comme centre d’intégration des diverses informations sensorielles. Dans la forêt, « l’œil veut toujours voir ce qui a été senti et reconnaître de concert avec l’oreille – shete-kin bedu-wen bechi-mis-ki, bedu-wen inun pabinkin unan-nepa- ki ». Dès qu’une sensation n’est pas confirmée par les impressions visuelles, auditives et olfactives correspondantes, subsiste le danger que des esprits des morts ou d’autres forces invisibles soient à l’œuvre.

26 Il faut également combiner les informations visuelles, auditives et olfactives lorsqu’on se trouve en contact avec des Blancs afin de découvrir leur manière d’être et leurs intentions véritables derrière leur façade extérieure. On va donc, lors de la visite de commerçants ou de représentants d’institutions politiques régionales, non seulement écouter le contenu de leurs discours, mais aussi veiller à ne pas « quitter des oreilles » les caractéristiques de la voix de chacun et de mettre en relation son comportement général avec l’odeur des différentes parties de son corps afin de les interpréter15. C’est ainsi que la démarche maladroite, les gesticulations continuelles d’un missionnaire, mais surtout sa voix considérée comme trop forte contribuèrent à réduire considérablement la crédibilité de son message de salut : ses propos annonçaient

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amour, paix et Rédemption, tandis que sa voix le démasquait comme puben : les Kashinawa désignent par ce mot un être aussi bien antisocial qu’anti-culturel.

27 La complexité fondamentale de l’interprétation des perceptions sensorielles est cependant atténuée par le fait que les couches de signification, par nature multiples, ne doivent pas être toutes mobilisées partout ni à tout moment. Elles peuvent être mobilisées ensemble ou séparément selon la personne, la situation et les attentes individuelles. Le séjour en dehors de l’espace social, le contact avec des étrangers, des pratiques rituelles exigent des dispositions et des interprétations perceptives spécifiques. Un chaman, un chasseur, un jeune qui suit un parcours initiatique, une tisseuse de dessins labyrinthiques vont associer et dissocier différemment. La totalité des couches de signification possibles constitue un puissant modèle du monde, mais sa complexité multidimensionnelle n’est sûrement vécue par la plupart des Kashinawa que dans des situations liminales. Afin de pouvoir faire face aux exigences pratiques de la vie quotidienne et, plus fondamentalement, de ne pas vivre cela comme étant dépourvu de sens, il faut le plus souvent soumettre la polyvalence des perceptions sensibles à une sorte de dissociation. Ainsi le chasseur kashinawa doit-il, lorsqu’il voit un animal sauvage, se fier au fait qu’il s’agit bien d’un animal, s’il veut seulement le tuer. Mais presque tous peuvent raconter des situations limites où ils ont dû abandonner la proie parce qu’il était impossible de ne pas y voir un esprit des morts incarné.

28 En résumé, on peut dire que dans l’univers perceptuel des Kashinawa l’homme est fondamentalement perméable à l’interférence de forces extérieures. L’idée de perméabilité marque également la notion de la personne chez les Kashinawa ce qui est exprimé entre autres dans leur représentation de la relation corps-esprit chez les humains. Avant d’aller plus avant dans l’analyse, il convient de présenter le concept yushin, « esprit ». 2. Le concept yushin, « esprit »

29 Dans la vision du monde des Kashinawa, toute chose existante est constituée de matière et d’esprit. Les deux sont des phénomènes de la création et ne peuvent en aucun cas exister isolés l’un de l’autre16. La seule chose qui puisse varier dans les différentes manifestations de la vie est le rapport spécifique entre matière et esprit. Ainsi, les humains possèdent un corps (yuda) et plusieurs esprits (yushin), mais ils sont tout d’abord et avant tout corps. Les esprits exogènes aussi possèdent un corps, mais ils sont tout d’abord et avant tout esprit. Du fait de leur nature corporelle peu marquée, ils sont doués d’une très grande capacité de métamorphose. Comme Townsley l’a montré de manière convaincante à propos des Yaminawa (qui appartiennent également à la famille pano), c’est « through the idea of yoshi17 that the fundamental sameness of the human and the non-human takes shape, creating the space for animal transformation of the human and the attribution of mental and human characteristics to all aspects of nature » (Townsley 1993, p. 456). Le côté yushin inhérent à toute chose existante produit des liaisons métonymiques entre des domaines différents. Il ne s’agit pas de relations d’analogie ou de métaphore, mais de « substantive connections » (ibid.).

30 L’aspect immatériel de la vie est toujours désigné par un seul et même terme, yushin, qu’il s’agisse d’êtres humains, d’animaux, de plantes ou d’esprits. L’homme se distingue par une relation corps-esprit particulière : son corps est animé ou, comme disent les Kashinawa, habité (hiwe-a-ki) par au moins quatre esprits : – l’esprit des excréments (pui yushin)

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– l’esprit de l’urine (isun yushin) – l’esprit des yeux (bedu yushin) – l’esprit de l’ombre du corps (yuda baka yushin)18.

31 Tandis que les esprits des excréments et de l’urine sont surtout associés aux processus et fonctions corporels, les esprits des yeux et de l’ombre du corps déterminent de manière décisive la personnalité d’un homme, bien que différemment. Après la mort, ils sont capables d’intervenir dans les affaires des vivants19. Ici, je ne traiterai que de ces deux derniers esprits, puisqu’ils permettent de mieux comprendre le phénomène du désir de l’au-delà. 2.1. L’esprit des yeux : bedu yushin

32 L’esprit des yeux existe déjà à la naissance : sans lui le corps ne serait, d’après les Kashinawa, qu’un morceau de chair, nami20. Il est aussi souvent appelé yushin kuin. La catégorie classificatoire réflexive kuin indique qu’il s’agit de l’esprit le moins lié à la matérialité du corps : c’est en lui que se manifeste le propre de l’« être yushin » au plus haut degré. Malgré son caractère constitutif pour la vie et la formation de la personnalité, c’est un esprit « vagabond »21. Lié au corps de manière très lâche, il peut le quitter très facilement. Sa capacité à communiquer et interagir avec les autres esprits issus de la création le soumet également à leurs influences, ce qui le fait accéder à un grand savoir, mais peut également provoquer maladies et autres maux. Il quitte régulièrement le corps pendant les rêves, les maladies fiévreuses, les pertes de conscience et lors de la consommation de drogues hallucinogènes. Les images intérieures qui naissent de ces états de conscience altérée sont considérées comme les produits des perceptions multisensorielles du bedu yushin lors de son errance hors du corps. Grâce à son instabilité, cet esprit retrouve donc en partie les capacités de métamorphose de la création première ainsi que les facultés de perception originelles.

33 Comme Townsley l’a vu le premier, le bedu yushin est avant tout une instance de perception. Dans son analyse de l’esprit des yeux en tant que « seat of perception », cet auteur souligne deux particularités paradoxales : « The first is the faculty of perception which permeates the body and at the same time can float free of it. The second is of a perceiving and vital self, radically mutable, which can transform itself so as to participate in all non-human aspects of the world » (Townsley 1993, p. 455).

34 Quand la mort d’un homme approche, c’est le premier esprit à quitter le corps. Certes, on peut vivre un certain temps sans lui, mais on ne fait que végéter. L’esprit quitte le corps, disent les Kashinawa, parce qu’il succombe aux séductions passionnées de ses proches parents décédés. Ils lui apparaissent, le visage et le corps magnifiquement peints, et l’invitent à les suivre dans le pays des morts avec l’image du hamac richement orné qui lui est destiné.

35 La description du destin dans l’au-delà éclaircit également le lien étroit entre perceptions multisensorielles et esprit des yeux. Les Kashinawa s’accordent pour dire que seul l’esprit des yeux peut respirer après la mort, qu’il est seul doué de la vue, de l’odorat et du goût. Toutes les impressions sensibles persistent, mais de manière très atténuée.

36 Si l’on suit le chemin des esprits des yeux dans l’au-delà, on remarque qu’ils s’en vont vers des zones cosmiques toujours plus lointaines. Cet éloignement spatial va de pair avec l’affaiblissement progressif des liens qui les rattachent aux vivants, ou, autrement dit, du souvenir réciproque. C’est pourquoi les esprits des morts sont appelés pendant

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les trois premières années yushin bena (« nouveaux esprits ») ou encore mawa bena (« nouveaux morts ») : ils sont rongés par le souvenir et le regret des vivants tout comme ceux-ci sont rongés par le souvenir et le regret des morts (manu). Pendant cette période, les esprits des yeux parcourent sans répit les forêts avoisinant les lieux où ils séjournaient de leur vivant. Ils prêtent souvent assistance aux vivants en cas de danger spirituel ou physique et les protègent des esprits de l’ombre du corps qui persécutent les vivants (voir infra). Parfois, s’ils ont omis de le faire de leur vivant, ils transmettent leur savoir à l’aide de rêves. Après que le souvenir réciproque s’est peu à peu effacé, que les vivants et les morts se sont résignés à la séparation, les bedu yushin quittent les territoires terrestres et pénètrent dans une sorte de ciel intermédiaire. Si auparavant les vivants et les morts restaient en contacts fréquents à l’aide de rêves ou de drogues hallucinogènes, ce type de communication devient de plus en plus rare. Après un certain temps, les esprits des yeux se rendront dans les régions cosmiques les plus éloignées et y vivront avec l’Inka22 pour toujours. Leur souvenir est devenu si faible qu’ils ne pensent plus à rien de terrestre et entrent tout entier dans leur nouvelle vie : la contemplation de l’Inka.

37 L’effacement du souvenir et du regret connaît pourtant une exception significative : les consanguins les plus proches, que les esprits des yeux attendent même dans le ciel Inka. Ils iront les chercher dès que les « nouveaux morts » restés plus proches des vivants les informeront de leur vouloir vivre faiblissant. C’est le père mort qui viendra chercher son fils, la mère sa fille... C’est seulement lorsque leur bedu yushin sera lui aussi parvenu au pays des morts que tout souvenir du monde des vivants et toute relation avec lui disparaîtront.

38 Il faut ici prêter une attention particulière au motif de la contemplation comme état ultime de l’au-delà. Le fait déjà mentionné, que le bedu yushin continue à voir, entendre, sentir, etc., après la mort, révèle son caractère multisensoriel, ce qui souligne encore sa qualité de « seat of perception ». Ce n’est qu’avec la dissolution définitive de tous les liens qui le retenaient à l’ici-bas que les différentes modalités de perception se confondent en une seule : la pure contemplation de l’Inka. On peut interpréter cette fusion d’impressions sensorielles différentes comme une synesthésie. Les sens de la perception, bien distincts dans la vie terrestre, subissent après la mort un processus de différenciation à rebours et se rapprochent ainsi de l’état indifférencié de la création originelle. Le destin dans l’au-delà serait par conséquent un retour des modes de perception sensorielle vers leur état originel23. Dans cette perspective, les processus de perception synesthésique, tels qu’ils ont lieu sous l’effet de la drogue nixi pae et tels qu’ils sont explicitement décrits par les Kashinawa24, revêtent une grande importance épistémique : les perceptions induites par les hallucinogènes permettent de s’approcher d’une manière corporelle et sensible de l’état premier de la création25. 2.2. L’esprit de l’ombre du corps : yuda baka yushin

39 Le yuda baka yushin enveloppe le corps comme une peau invisible. Les hommes ne sont pas les seuls à en avoir une. C’est le cas de toute chose existante, animée ou inanimée. Grâce à l’esprit de l’ombre du corps, on ne perçoit pas seulement la nature corporelle ou matérielle d’un être ou d’un objet, mais également le rayonnement de sa présence. Le yuda baka yushin veille sur la santé et la vitalité de l’homme vivant en même temps qu’il en est l’indice26. Comme tout esprit, il est invisible et insensible au toucher, mais son absence provoque chez l’homme une modification de son aura, comme c’est le cas chez le mourant. L’ombre du corps, ainsi que l’image qu’on aperçoit de soi ou d’un

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autre dans le miroir, sont des manifestations visibles de cet esprit. L’esprit de l’ombre du corps est associé à l’état de veille de l’homme, à ses actions, pensées et paroles conscientes, au savoir acquis par expérience27, et à la fonction de mémorisation28. Il agit donc à un niveau de conscience et de connaissance spécifique, celui dans lequel on cherche à s’ancrer dans la réalité quotidienne, sans devoir avoir sans cesse la coexistence d’autres réalités à l’esprit. À ce niveau de conscience, il est par exemple possible de se reposer sur ses connaissances des caractéristiques de telle ou telle espèce animale sans devoir systématiquement penser qu’il peut aussi bien s’agir d’un esprit. À la différence de l’esprit des yeux, sa présence chez le nouveau-né est encore peu marquée. Son développement et sa vigueur dépendent de la croissance corporelle et des expériences faites à l’état conscient. Comme les expériences spécifiques des hommes et celles des femmes se situent dans des domaines différents, il se développe différemment d’après le sexe de l’individu29. Il se distingue donc fondamentalement de l’esprit des yeux, dont la force provient surtout des interactions avec d’autres esprits en dehors de l’état de veille et qui est en conséquence indépendant de la personne et de son sexe.

40 Alors que l’esprit des yeux se sépare aisément pour toujours du corps d’un homme à la mort de celui-ci, les yuda baka yushin rôdent dans la forêt, furieux d’avoir perdu leur corps, et essaient de renouer des liens avec les vivants. Le désir de l’au-delà provoqué par une séduction olfactive et auditive est mis à leur compte.

41 C’est seulement lorsque leur souvenir s’est complètement éteint qu’ils vont vivre dans des régions de plus en plus lointaines de la forêt et constituer le peuple des ni nawa yushin (littéralement : « étrangers-esprits de la forêt »). Les ni nawa yushin sont de loin considérés comme les esprits les plus puissants et les plus dangereux et sont redoutés par les chamans eux-mêmes. Un de mes interlocuteurs m’a souvent répété ce qu’un chaman lui avait appris de la migration dans l’au-delà des yuda baka yushin : ils se rendraient progressivement dans les villes des Blancs au pays du froid30. 2.3. Esprits des morts et mémoire 42 Comme on peut s’en rendre compte, le temps post mortem des esprits des yeux comme celui des esprits de l’ombre du corps est essentiellement déterminé par leurs souvenirs. Tant que ceux-ci sont encore vivants, ils restent tous en contact avec les humains. C’est seulement avec l’extinction de tout souvenir de l’ici-bas que commence le temps d’un au-delà définitif. Néanmoins, il s’agit chez les deux types d’esprits d’une forme différente de mémoire. Alors que chez l’esprit des yeux la « mémoire sociale » survit et se manifeste dans les souvenirs des personnes qu’ils ont connues, c’est le souvenir impersonnel de la nature corporelle des vivants qui demeure chez les yuda baka yushin. Mes interlocuteurs ont souligné à plusieurs reprises que les esprits de l’ombre du corps menacent et « importunent » (bika wa-kin) sans cesse les humains parce qu’ils ne peuvent se résigner à la perte de leur corps31 et que par ailleurs ils ont oublié les règles de la vie en communauté et ne font donc plus preuve d’aucun respect. « Ninka-is-bu-ma- ki – ils n’écoutent plus ». Le « souvenir obsessionnel » (Lagrou 1992-1993) du corps humain concerne avant tout la sexualité. Les yuda baka yushin désirent avoir des rapports sexuels avec les vivants ou les tuer pour les attirer dans l’au-delà. L’idée que les esprits des morts puissent avoir des rapports sexuels avec les humains est profondément présente dans la pensée kashinawa. Ainsi, la naissance d’un enfant difforme est toujours attribuée au rapport qu’un yuda baka yushin a eu avec la mère sans qu’elle le sache. Conformément à cette idée, un tel enfant est appelé « enfant d’esprit »

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(yushin bake)32. D’emblée, on reconnaît aux yushin bake des perceptions sensorielles extraordinaires attribuées à l’aide du « père esprit ». 3. La conscience shinan

43 Les développements précédents ont montré que les Kashinawa conçoivent la personne humaine comme très perméable. Un être humain est animé par des esprits dont certains sont extrêmement vagabonds, et ses facultés de perception le rendent vulnérable à des puissances ou forces interférentes.

44 Il faut donc se protéger afin de préserver l’intégrité de son individualité. Ce rôle est joué par shinan, la conscience. Shinan est un concept très complexe et peut être considéré comme la principale force d’intégration qui agit aux niveaux de la personnalité les plus divers et détermine les forces physique, intellectuelle et sociale de l’être humain. La description des multiples niveaux interdépendants où shinan agit dépasserait le cadre de cet article. Je vais donc me limiter aux aspects les plus importants pour notre sujet. 3.1. Shinan et l’indivisibilitas de l’homme

45 Le shinan veille pendant la durée de la vie à ce qu’esprits et corps restent liés33. C’est donc le fondement de l’« in-dividu ». Il doit surtout surveiller l’instable esprit des yeux et le reconduire sans cesse au sein du corps. C’est pourquoi la plupart des maladies sont expliquées par une défaillance du shinan et les traitements visent essentiellement à renforcer le shinan chez le patient. Un shinan fort, c’est-à-dire un shinan kushipa, n’entretient pas seulement l’équilibre de la relation entre corps et esprit(s), mais protège aussi le corps de l’intrusion d’esprits exogènes et du danger qu’ils pourraient faire courir à l’indivisibilitas de l’homme. 3.2. Shinan comme instance d’intégration perceptive et cognitive

46 De plus, le shinan coordonne et intègre les différentes impressions sensibles et opère la synthèse cognitive. « C’est le shinan qui unit la vision, l’odorat, le toucher et l’ouïe – Uin- kin, shete-kin, me i-kin, ninka-kin, dasi wa-ti-ki shinan-dan ». Conformément à cette conviction, les Kashinawa disent aussi que les sensations ne permettent pas à elles seules de saisir et de comprendre : « Bien que l’œil voie, bien qu’on entende, sente, touche, ils [c’est-à-dire les organes des sens, B.K.] ne sont que des trous béants – Bedu-n uin-bia-kin, shete-bia-kin, me-bia-kin, pepu shui-ki ». La coordination et l’intégration opérées par le shinan sont nécessaires pour que des perceptions sensibles fassent sens. « Elles nous renseignent de concert – Meste wa-tan tapin-ti-iki ». « Notre shinan leur procure la connaissance – Nukun shinan shabakabi wa-ti-ki ». Mais en cas d’un shinan faible, c’est-à-dire en cas de shinan babu, on devient facilement la victime des illusions des sens. Ainsi, les Kashinawa disent aussi : « Lorsque le shinan de quelqu’un s’est modifié, il amène l’œil à voir autrement – Hawen shinan dami-a bedu-an betsa wa i-mis-ki ». Si le shinan ne remplit plus sa fonction de surveillance, la voie est ouverte pour l’invasion de toutes sortes de yushin : « un homme sans shinan se trouve de ce fait si affaibli qu’il voit toujours des esprits (partout) – huni shinan-uma-dan haskai babu-shun yushin-bu uin-mis-ki ».

47 La faculté sensitive de l’esprit des yeux est, je l’ai déjà souligné, extrêmement ambivalente. Les sensations courantes sont accompagnées par d’autres sensations provenant du monde des esprits. On pourrait dire que l’esprit des yeux reçoit tous les stimuli sensoriels sans les ordonner en leur attribuant un sens. Par conséquent, il

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représente l’« état sensoriel brut ». Le shinan permet en revanche de faire la synthèse des perceptions sensorielles et ainsi de leur attribuer un sens. 3.3. Shinan et la socialisation

48 Comme le shinan n’existe à la naissance qu’en puissance ou, comme disent les Kashinawa, caché (bepu-ku-a), il faut l’éveiller, le renforcer au cours du processus de socialisation. D’après l’opinion commune, son développement est lié de façon essentielle à l’apprentissage de la langue. Sans la langue, pas de shinan. Dans ce contexte, les Kashinawa accordent une grande importance au nom (kena kuin) donné à l’enfant peu de temps après la naissance. Le kena kuin n’a pas de fonction vocative directe mais informe sur l’appartenance à un des huit shutabu (sections matrimoniales)34 permettant ainsi aux personnes de déduire leur relation précise qui sera énoncée à l’aide d’un vocable relationnel. Avant même que l’enfant ne soit capable de comprendre la complexité des différents types de relations sociales ainsi que les droits et devoirs spécifiques qu’ils impliquent, le nom permet de lui adresser la parole dès son plus jeune âge tout en évoquant par là son statut à l’intérieur de la société et de le familiariser à travers le langage avec les différenciations relationnelles de son entourage.

49 Avant de développer le shinan, l’enfant commence par parvenir à l’unan, le « savoir acquis par expérience ». Il finit par exemple par acquérir la maîtrise de son corps nécessaire pour pouvoir se nourrir lui-même. Il fait également l’expérience que tout ce que l’on prend dans sa bouche n’est pas mangeable. Mais il ne parvient au shinan dans le domaine de l’alimentation que lorsqu’il a compris et intégré que l’on partage la nourriture avec les autres en respectant certains critères de différenciation que rappellent entre autres les noms (kena kuin) des convives. Lorsqu’un enfant cesse d’être égocentrique (yaushi) et commence à se soucier des autres, tous se réjouissent du développement de son shinan. La conscience intégrative naît et s’affermit à travers les relations sociales, dont les normes sont transmises aux enfants par la parole et l’exemple des adultes. On cherche surtout à combattre les manifestations les plus diverses de l’avarice, comprise comme l’expression d’une fixation sur soi au détriment de la communauté. L’avarice peut s’exprimer dans les domaines de la vie les plus variés. Les hommes et les femmes sont considérés comme « avares de la langue » (hana yaushi) lorsqu’ils ne veulent pas parler aux autres, sont taciturnes ou ne prêtent pas attention à ce qui leur est dit. Ils sont « avares du pénis » (hina yaushi) ou « avares du vagin » (shebi yaushi) lorsqu’ils négligent sexuellement leur conjoint ou conjointe. Si les hommes ou les femmes ne veulent pas accorder à leur partenaire des amants ou maîtresses, on leur reproche leur « avarice d’amants » (ati yaushi). Les femmes passent pour être « avares d’enfants » (bake yaushi) lorsqu’elles refusent plusieurs grossesses. Les hommes et les femmes sont considérés comme mabu yaushi lorsqu’ils ne « veulent jamais rien prêter (inan katsi-is-ma-ki) ». On leur fait grief d’« avarice de viande » (nami yaushi) lorsqu’ils ont de la viande chez eux et la mangent tout seuls au lieu d’inviter les autres. Les adultes pleinement socialisés incarnent en revanche avec leur beau shinan (shinan pepa) l’idéal de la vie heureuse, dont la description culmine toujours par l’énoncé des mêmes qualités normatives. Le shinan se développe et s’exprime de manière différente chez les hommes et les femmes. L’homme qui jouit d’un beau shinan, dit-on, s’acquitte au mieux des travaux dans ses plantations, est bon chasseur, n’est pas égoïste mais se soucie des autres, mène une vie heureuse et sans soucis, est en pleine santé. Toutefois, l’homme ne peut parachever son shinan que sur le plan spirituel, en apprenant les chants rituels

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(dewe). Une femme jouit d’un beau shinan quand elle s’acquitte de manière exemplaire de ses travaux domestiques, qu’elle est une hôtesse généreuse et se montre serviable avec tout le monde. La maîtrise de l’art ornemental est considérée comme le couronnement spirituel du shinan féminin. Les hommes et les femmes qui font preuve d’un shinan très développé sont des personnalités de grand renom et sont encore cités en exemple longtemps après leur mort. Quant à la faiblesse notoire du shinan, c’est-à- dire en fin de compte une socialisation ratée, elle se traduit par un comportement asocial ou par des bizarreries35. On éprouve généralement de la pitié pour une personne qui agit en contradiction avec les normes et les valeurs sociales, car cela montre que son shinan « s’est égaré » (benua-a-ki) et que l’intégration des divers niveaux physiques, sociaux et spirituels de l’existence ne peut plus avoir lieu. 3.4. Défaillances de shinan

50 Revenons-en au désir de l’au-delà, que les Kashinawa, lorsqu’on aborde le sujet en profondeur, mettent également en relation avec un shinan affaibli. Tout chasseur ne va pas être la victime de l’agression olfactive et auditive des yuda baka yushin. Tout le monde est au courant de l’ambivalence du parfum enivrant inin et connaît les signes qui permettent de le classer, soit comme inoffensif et délicieux, soit comme dangereux. Ainsi, lorsque certains facteurs concordent, la perception d’une odeur inin doit être systématiquement interprétée comme la manœuvre agressive d’un esprit des morts : si la nuit tombe, qu’on se trouve seul dans la forêt profonde, et que l’intensité du parfum franchit un certain seuil alors qu’aucun arbre sinkabin, sa source naturelle, n’est présent. Connaissant ces facteurs conjoncturels, on peut prendre des mesures préventives qui assurent une protection presque certaine. Des gens incapables d’appliquer ce savoir lorsque la situation l’exige, on dit qu’ils ont, au sens propre du terme, l’esprit absent, qu’ils portent en eux quelque chose qui les tourmente et qui affaiblit leur attention envers leur environnement et les rend perméables à des influences exogènes. Il est intéressant de remarquer que ces défaillances sont le plus souvent attribuées à des conflits que nous qualifierions dans notre terminologie de psychosociaux. Les Kashinawa parlent simplement de tristesse ou d’accablement et les décrivent différemment selon le sexe. Ainsi, un homme est abattu (nuitapa), quand les autres ne l’aident pas à faire son travail, ne l’invitent pas à manger, quand sa femme a des amants contre son gré, ne cuisine et ne lave plus pour lui, bref, lorsqu’il sombre dans l’isolement affectif et social. Une femme est nuitapa quand son conjoint a des maîtresses sans son accord, est paresseux, ne travaille pas à la plantation pour elle, et ne lui ramène pas le gibier convoité. Le désir suicidaire de l’au-delà montre de façon manifeste que le monde est ressenti comme hostile et il est en même temps un appel à la communauté afin que celle-ci remette les choses en ordre. Il est remarquable que les Kashinawa réagissent en effet au moindre symptôme d’imana. L’observation quasi routinière mentionnée au début doit être comprise ainsi, de même que l’anxiété qui germe dès que quelqu’un refuse toute nourriture et montre ainsi, au vrai sens du terme, qu’il n’a plus goût à la vie. Dès que l’on constate qu’une femme triste quitte régulièrement la maison en pleine nuit, on cherche à scruter l’expression de son visage. Si elle a l’air absent, on va craindre qu’elle se dirige vers la forêt pour chercher le contact avec les esprits des morts. Si l’on remarque qu’un homme ne travaille que pour lui, qu’il est taciturne ou qu’il ne paraît plus aux réunions quotidiennes, on conçoit également de l’inquiétude. C’est surtout le chef qui se sent investi de la responsabilité de découvrir ce qui tourmente un tel individu, car quelqu’un qui ne se sent pas en paix avec la communauté révèle que quelque chose ne va pas dans la société kashinawa.

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L’envie suicidaire est donc avant tout un problème communautaire, avant d’être un problème personnel.

51 [Traduit de l’allemand par Laurent Dedryvère]

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NOTES

1. Je remercie le CNRS pour m’avoir offert un séjour de chercheur invité au sein du Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative (UMR 7535, CNRS-Paris X). Durant cette période (janvier-avril 2000), j’ai pu analyser des données de terrain inexploitées jusqu’alors et rédiger une première version de cet article. Pour leurs conseils et suggestions, je remercie vivement mes collègues du Laboratoire et tout particulièrement Philippe Erikson. Je remercie également mes ami(e)s et collègues de l’EREA (UPR 324, CNRS) pour les chaleureux échanges d’idées. 2. L’autodénomination des Kashinawa est Huni Kuin. Puisque la plupart des groupes pano se dénomment ainsi (abstraction faite des variantes phonologiques), je préfère, en définitive, les appeler Kashinawa, terme généralement utilisé dans les publications internationales et permettant aux lecteurs de repérer facilement de quel groupe pano il s’agit dans mes écrits. 3. Pour la répartition géographique des groupes pano, leurs points communs et leurs divergences, cf. Erikson (1993, 1996) et Erikson et al. (1994). 4. Cf. McCallum (1990, p. 414) et Kensinger (1995, pp. 1, 265 sq.).

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5. Sur le destin des Kashinawa du Brésil, cf. McCallum 1989 et 1990, Kensinger 1995, p. 2. 6. Mes analyses concernent exclusivement les Kashinawa du Pérou auprès desquels je me rends régulièrement depuis 1977. Cf. Keifenheim 1990, 1992, 1996, 1997, 1999a, 1999b, 2000, et Deshayes et Keifenheim 1994. 7. Cf. Deshayes 1992. Par rapport à la circulation de viande, on peut pourtant constater des changements importants depuis quelques années. Comme la viande de gibier constitue l’un des rares biens qui se prête à la vente aux métis du village frontalier de Puerto Esperanza, de nombreux Kashinawa cherchent à vendre leur butin de chasse aux commerçants de cet endroit. De ce fait, les dons de viande se font de plus en plus rares. 8. Pour une analyse détaillée, cf. Keifenheim 2000, pp. 69-158. 9. Cette conception est très répandue en Amazonie, cf. entre autres Gebhardt-Sayer (1984, 1986) et Illius (1988) pour les Shipibo-Conibo et, en dehors du contexte pano, Langdon (1992) pour les Siona, Guss (1989) pour les Yekuana, Taussig (1993) pour les Cuna et Gow (1988) pour les Piro. 10. Les Kashinawa partagent avec la plupart des autres groupes pano un très important fonds de motifs mythologiques communs. 11. Les « métamorphoses » désignées par dami sont assimilées par les Kashinawa à la créativité. Ce terme peut signifier que l’on souligne le passage d’un état ontologique à un autre, mais aussi que l’on met en avant le processus par lequel on transforme les matériaux bruts en produits. Les dessins d’objets que les enfants apprennent aujourd’hui à reproduire à l’école sont également appelés dami. La créativité consiste ici dans l’art de rendre présent quelque chose d’absent, c’est-à-dire de le re-présenter. D’autres images telles que les visions dues à la consommation de drogues hallucinogènes ou à la fièvre sont également appelées dami. On leur attribue en effet un grand potentiel créatif. 12. Voir aussi Camargo (1999). 13. Les plantations et les cours d’eau sont aussi appelés bai. Les lignes qui composent les motifs ornementaux des tissus et des tatouages, le chemin des esprits des morts ainsi que les liens entre les différentes sphères cosmiques également. La forme verbale ba-(ikiki) signifie aussi bien « rendre visite » que « naître » ou « apparaître ». Le concept de transformation, fondamental chez les Kashinawa, est commun à ces champs sémantiques. Cf. McCallum 1991, p. 22, et Keifenheim 2000, pp. 108, 113, 123, 138, 149, 150 sq. et 177. 14. Cf. Deshayes 1992. 15. D’après plusieurs interlocuteurs, on craint particulièrement « l’odeur des mains » (me itsa) capable de transmettre des substances mortelles. « Nous avons toujours peur que les Blancs veuillent nous tuer – nawa huni mawa katsi ik-ama date-mis-ki.» 16. Cf. Kensinger (1995, pp. 207 sq.). 17. Yoshi correspond au terme yushin chez les Kashinawa. Si l’on fait abstraction de variantes phonologiques, ce terme apparaît dans tous les groupes pano. 18. Certains interlocuteurs ajoutent « l’esprit des dents » (sheta yushin) ou « l’esprit de la langue » (hana yushin), mais il n’existe aucune unanimité à leur égard. Il n’y a pas de consensus non plus sur l’existence d’un « esprit des rêves » (nama yushin) que quelques- uns considèrent comme un esprit autonome tandis que d’autres l’interprètent comme un aspect spécifique de « l’esprit des yeux ». 19. Cf. Kensinger (1995). Certains de mes interlocuteurs chez les Shipibo-Conibo pensaient que le nombre des esprits des morts augmente avec la durée de l’humanité et

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qu’ils polluent dangereusement l’atmosphère, finissant par provoquer un cataclysme. Cf. Gebhardt-Sayer (1987, p. 49). Je n’ai certes pas pu constater l’existence de cette idée avec la même intensité chez les Kashinawa, mais plusieurs personnes rendaient les esprits des morts, de plus en plus nombreux, responsables de la détérioration des conditions de vie. 20. D’après Townsley, les Yaminawa formulent une idée très analogue (1993, p. 455). 21. Voir entre autres McCallum (1991, p. 4) et Kensinger (1995, pp. 232 sq.) pour les Kashinawa et Towsley (1993, p. 455) pour les Yaminawa. Chez les Shipibo-Conibo, les caractères essentiels que les Kashinawa attribuent au bedu yushin semblent être répartis entre plusieurs esprits. À ce sujet, cf. Illius (1987, pp. 99 sq.). 22. L’Inka représente le héros culturel primordial de la mythologie kashinawa, cf. Deshayes et Keifenheim (1994), Kensinger (1995) et McCallum (1989, 1996). 23. Pour l’interprétation de l’au-delà comme retour à l’âge originel, cf. McCallum : « The eye soul returns to mythic, perfect villages in the sky. There it lives eternally, remembering its living kin. It may interact with their wandering dream soul (nama yushin) » (1991, p. 4). Cf. aussi McCallum 1996, p. 454. Si mes analyses du domaine perceptif recoupent les analyses de McCallum, je nuancerais ses développements sur les souvenirs que l’esprit des yeux garde des vivants : ils ne subsistent que pendant les premiers temps après la mort. 24. La sensation synesthésique est, par exemple, décrite anisi : Ma mi-n bedu betsa-ki, dami inun inin shete i-dan, ce qui signifie littéralement : « si ton œil inspire maintenant des visions et des odeurs, il se métamorphose (constamment) ». 25. Cf. Keifenheim 2000, pp. 131-149. 26. Voir également Kensinger 1995, p. 209. 27. L’expérience modifie, d’après les Kashinawa, profondément le corps et s’y inscrit comme « savoir du corps » (yuda unan). Voir également McCallum (1991, p. 3, et 1996, p. 449), Kensinger (1995, pp. 237 sq.)et Keifenheim (2000, p. 104). 28. Townsley parle de convictions analogues chez les Yaminawa (1993, pp. 455 sq.). 29. Voir à ce sujet McCallum 1996, p. 449. 30. Lorsqu’un jeune homme mourut pendant mon séjour, ses derniers mots furent qu’il allait maintenant danser dans les villes des Blancs. La croyance en la migration des esprits de l’ombre du corps vers le territoire des Blancs permet de conclure à une affinité entre les Blancs et les esprits des morts. 31. Townsley évoque des conceptions semblables chez les Yaminawa qui nomment cet esprit diawaka : « The diawaka [...] after death clings to the flesh and the human world. It is said to be grief-stricken, disorientated and highly dangerous. The form of funerary rites is largely dictated by the need to placate this spirit, make it “lie down”, “cool its anger”, and finally banish it » (1993, p. 445). 32. Illius dit la même chose des Shipibo-Conibo (1987, p. 148). 33. Illius souligne aussi dans son analyse du concept de shinan chez les Shipibo-Conibo l’importance de l’intégration corps/esprits et définit le shinan comme « force vitale impersonnelle » (1987, pp. 102 sq.). Pour une interprétation du concept de shinan chez les Shipibo-Conibo, cf. également Gebhardt-Sayer (1987, pp. 186 sq.). 34. Les shutabu constituent des unités sociales engendrées par une triple division de la société kashinawa : en deux moitiés totémiques, en deux sexes et en deux groupes de générations alternées, cf. Deshayes et Keifenheim (1994, pp. 62-135). 35. D’après Bertrand-Ricoveri, les Shipibo-Conibo expliquent les phénomènes suivants par une faiblesse du shinan : « Un comportement séducteur répété, masculin et féminin,

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l’oubli par les enfants de préceptes ou conseils formulés par les proches, les hallucinations et l’exhibition des organes génitaux lors d’un état confusionnel, la fréquence des rêves érotiques, expriment à des degrés divers un dérèglement du shinan » (1994, p. 387).

RÉSUMÉS

Suicide « à la kashinawa ». Le désir de l’au-delà ou la séduction olfactive et auditive par les esprits des morts. La conception kashinawa du suicide, selon laquelle la cause de la mort volontaire doit être recherchée dans un contact olfactif et auditif avec les esprits des morts, pose la question fondamentale du processus de médiation – spécifique à chaque culture – entre perception sensorielle et interprétation. Afin d’éclairer ce processus dans le contexte kashinawa, l’article présente quelques particularités de l’univers perceptif indigène.

The Kashinawa’s concept of suicide. Longing for the other world or sensory seduction by the spirits of the deceased. The Kashinawa’s concept of suicide according to which the cause for a voluntary death must be searched for in the olfactory and auditory contact with the spirits of the deceased, raises fundamental questions concerning the process of mediation – specific to every culture – between sensory perception and interpretation. In order to clarify this process in the case of the Kashinawa, this article presents some particularities of the indigenous universe of perception.

Suicidarse en el mundo kashinawa. El deseo del más allá o cómo los espíritus de los muertos seducen por los olores y los sonidos a los vivos. La concepción kashinawa del suicidio revela que la causa de toda muerte voluntaria se encuentra en un contacto olfativo u auditivo con los espíritus de los muertos. Esto nos remite al tema fundamental de los procesos de mediación – particulares a cada cultura – entre percepción sensorial e interpretación. Con el fin de dilucidar estos procesos en el contexto kashinawa, el presente trabajo examina algunas particularidades del universo indígena de la percepción.

INDEX

Keywords : suicide, anthropology of the senses, sensorial perceptions, spirits Mots-clés : anthropologie des sens, suicide, perceptions sensorielles, esprits Palabras claves : espíritus, antropología de los sentidos, suicidio, percepción sensorial Index géographique : Amazonie, Pérou, Kashinawa Thèmes : Ethnologie

AUTEUR

BARBARA KEIFENHEIM

Équipe de recherche en ethnologie amérindienne, UPR 324 (CNRS)

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El testimonio de Joaquina Grefa, una cautiva quichua entre los huaorani (Ecuador, 1945)

María Susana Cipolletti

Introducción

1 Numerosas sociedades indígenas sudamericanas practican el rapto de mujeres o la toma de cautivas a nivel intraétnico, pero pocas sociedades lo hicieron a nivel interétnico. El más famoso de los relatos en los que la sociedad indígena aparece desde el punto de vista de una cautiva es el de Helena Valero (1984), que fue raptada por los yanomami en Venezuela a fines de 1940. Mientras que en este sector los casos fueron muy esporádicos, el número de cautivas quichua entre los huaorani entre 1940 y 1960 y en relación al tamaño de los grupos, fue considerable, aunque no sea posible dar una cifra exacta. El rol que las cautivas tenían entre los huaorani se ve con claridad a través de la comparación con el rol de las cautivas en otras sociedades, por lo cual aludiremos también más adelante a las modalidades del cautiverio en uno de los casos más notables y mejor documentados de América del Sur: el de las sociedades de Pampa y Patagonia1.

2 El informe al que me referiré a continuación revela los entresijos de un tema central en esta sociedad, cuya belicosidad fue la más notoria de América del Sur (Robarchek y Robarchek 1998; Yost 1981). En las últimas décadas se han multiplicado las teorías y perspectivas acerca de los motivos de la guerra a escala mundial (véase Orywal 1996). Si bien no trato aquí en detalle la guerra huao, la influencia del frente de colonización, que provocó una intensificación y transformación de la misma, fue decisiva. Lo observado por Joaquina durante su estadía entre los huaorani, corrobora ampliamente la perspectiva de Ferguson y Whitehead (1999) acerca de la influencia ejercida por la presencia occidental sobre la guerra indígena. La existencia de un frente de colonización o, más bien, la comprensión de la magnitud numérica y tecnológica del mismo fue, en mi opinión, un motivo decisivo para que los huaorani aceptaran la pacificación a partir de 1960-1970.

3 De las primeras décadas del siglo XX datan informaciones sobre los conflictos de los huaorani con el frente de penetración en la región oriental del Ecuador – trabajadores

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de las prospecciones geológicas y petroleras, colonos, campesinos. Relatos de pillajes por parte de los huaorani, venganzas por muertes acaecidas en uno y otro bando y los raptos mutuos de individuos son parte de la historia y las leyendas del área.

4 En la región bajo consideración, los quichua eran en su mayoría trabajadores de haciendas, que, o bien en incursiones al territorio huao, o bien en represalia de un pillaje, capturaban a huaorani. Se apoderaban preferentemente de niños de uno u otro sexo o de muchachas las cuales, en la mayoría de los casos, terminaban como « trabajadores » en haciendas de la región o, en algún caso, como empleadas de servicio doméstico en Quito. Estos casos se hallan documentados aproximadamente a partir de 1900 (Cabodevilla 1994, pp. 192, 214, 245; Stoll 1982, p. 281). La condición de los huaorani como trabajadores en las haciendas se asemejaba más a la de siervos y esclavos que lo que solemos entender con esa denominación. Con la entrega de varias muchachas huaorani a un patrón de conspicua aparición en las fuentes (Carlos Sevilla), su captor saldó con él una deuda monetaria (Dall’Alba 1992, p. 106), lo que muestra que los huaorani tenían un valor definido. Mientras que a los patrones les interesaba la fuerza de trabajo gratis que aquellos representaban, la orden católica de los josefinos, activa en el área, también mostraba interés – aunque por motivos muy diferentes –, pues esperaban educar a algunos niños para que actuaran de mediadores en contactos futuros (Cabodevilla 1994, p. 243). Los huaorani apresados no sobrevivieron por lo general a las condiciones de vida lejos de su grupo, enfermaron gravemente o cayeron en un estado de apatía y depresión, como dos mujeres presas en un claustro en Quito o, en un acto de desesperación, se suicidaron ingiriendo barbasco (veneno para peces; véase Blomberg 1996, pp. 48 ss., 54 ss.).

5 Con el recrudecimiento de los conflictos internos entre los huaorani alrededor de 1950, varias mujeres huyeron hacia el exterior. La fuga más famosa fue la de Dayuma, pues abrió las puertas a la misión del Instituto Lingüístico de Verano (ILV/SIL), luego que la misionera Rachel Saint la liberara de su destino en la hacienda Illa y regresara con ella al grupo huao. El coraje de las mujeres que huían de la situación desesperada que vivían en el seno de su sociedad, se patentiza aún más al considerar que, en opinión de los huaorani, los quichua, los mestizos y los blancos eran caníbales (Rival 1996a, p. 71; Wallis 1996, p. 49)2.

6 La toma de cautivos y su incorporación violenta era así común a ambas sociedades. Sin embargo, el fenómeno presenta una diferencia esencial: las mujeres huaorani eran incorporadas al estrato más bajo de la sociedad regional y de los trabajadores de la hacienda – previa violación, que era parte de la incorporación a ese nuevo mundo. Por el contrario, la situación de las cautivas quichua, como veremos en el relato de Joaquina, no parece haberse diferenciado en nada de la de otras mujeres del grupo. Eso sí, los huaorani tomaron las medidas necesarias para que se asemejara a ellos: le quitaron la ropa, le agujerearon los lóbulos de las orejas y, el mismo día en que la raptaron, le dieron una hamaca – en realidad, dos, pues la niña, enfurecida, arrojó la hamaca al río... actitud que no logró irritar a sus captores, que esa misma noche le entregaron otra (Tidmarsh y Grefa 1945, pp. 1, 5). Las informaciones existentes no dan pie a la afirmación de los Robarchek (1998, p. 98) de que la expectativa de vida de las cautivas era breve, pues las mataban luego de unos meses: varias cautivas vivieron muchos años con los huaorani, y por lo menos una antigua cautiva sigue viviendo allí en la actualidad, casada con un viejo guerrero (St. Beckerman, comunicación verbal, enero 2001, foto en Cabodevilla 1994, p. 454).

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7 El grupo con el que vivió Joaquina estaba compuesto por 32 personas, de las cuales 18 eran mujeres: además de Joaquina, había otras dos mujeres quichua: Margarita y Api (Victoria), la cual había sido raptada de pequeña y huyó luego con Dayuma en 1947 (Cabodevilla 1994, p. 262; Wallis 1996, p. 58)3. Sobre Margarita no hemos encontrado más informaciones.

8 Años más tarde, en 1957, vivió en este mismo grupo una muchacha llamada Maruja Huatatoca, raptada cuando tenía 18 años, luego de que asesinaran a su esposo. Su liberación se debió a la influencia ejercida por el Instituto Lingüístico de Verano, cuando dos mujeres huaorani regresaron a su grupo luego de una larga ausencia y convencieron al esposo huao de Maruja de que la liberara (Elliot 1989, pp. 29, 57; véase también Cabodevilla 1994, pp. 315, 335).

9 El último caso de cautiverio del que tenemos noticia se halla documentado en el relato de un guerrero huao: en 1964 su grupo atacó a una familia quichua y robó a una niña de unos 5 años, que vivió varios años con ellos y con otro niño raptado anteriormente. También en este caso los dos cautivos fueron liberados bajo la presión de Dayuma (Patzelt 1992, p. 64).

10 Los casos de varones cautivos son muy escasos. Además del niño que acabamos de mencionar, se cuenta con Sebastián Shihuango, que tenía unos 7 años cuando sus padres fueron asesinados en 1947 en el río Arajuno y vivió diez años con los huaorani antes de regresar con su familia (Baumann y Patzelt 1982, pp. 21 ss.). La excepcionalidad del rapto de varones se explica probablemente por el imperativo huao, de que, al crecer, los hijos varones deben vengar el asesinato de sus padres. Por este motivo, un niño quichua era potencialmente un enemigo.

11 La alteridad entre ambas sociedades indígenas era muy marcada: los huaorani concebían a todo extraño al grupo como un eventual caníbal e inspiraban a su vez terror a los quichua con sus silenciosos desplazamientos por la selva, sus ataques sorpresivos y su veloz retirada. Entre los quichua empleados por las compañías petroleras circulaba el rumor que no se los podía matar con armas de fuego y que arrojaban ayaallpa (tierra sacada de antiguos entierros) a los trabajadores, para sumirlos en un profundo sueño y poder atacarlos impunemente (Muratorio 1987, pp. 169 s.). Los quichua negaban a los huaorani el don del lenguaje – o sea, la condición de seres humanos –, ya que no reconocían su idioma como habla humana y opinaban que aquellos « sólo producen sonidos » o que « sólo hacían ruidos como animales » (Elliot 1989, p. 33; Blomberg 1996, p. 54). En las últimas décadas las relaciones entre individuos de ambas sociedades han cambiado de signo e incluyen transacciones comerciales y sociales, como compadrazgos y casamientos. Yost (1981b, pp. 700 s.) analiza las relaciones en los años 70, que presentan diferencias también con respecto a las actuales. Si bien los quichua siguen viendo a los huaorani como « salvajes », la opinión de las mujeres quichua es favorable, pues los huaorani son excelentes cazadores, no castigan a las mujeres ni les exigen grandes trabajos. Para suegros potenciales, tener a un yerno o una nuera huao implica el acceso a su territorio y, así, a sus ricos recursos naturales (Rival 1996a, p. 178). Los protagonistas 12 A continuación me referiré a las sociedades protagonistas de esta historia sólo en la medida necesaria para enmarcar el relato de Joaquina. « Auca » es una palabra quichua que significa « salvaje », y se aplicó desde la época colonial hasta la actualidad a

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distintos grupos étnicos en diferentes regiones. En el Ecuador los huaorani recibieron esta denominación hasta hace unos diez años, cuando, en parte a su instancia, se suplantó por el etnónimo propio: huao, « persona » (singular), huaorani (plural).

13 La bibliografía sobre esta etnia consiste sobre todo en relatos de viajes de aventura y expediciones, inspiradas por esta sociedad elusiva, guerrera y que en opinión de los extraños vivía aún en « la edad de piedra ». Los trabajos antropológicos son aún escasos y pueden reducirse a tres autores: James Yost (1981a, 1981b, 1994), Laura Rival (1993, 1996a, 1996b, 1998, 1999) y Miguel Ángel Cabodevilla (1994). Más que realizar un análisis etnográfico, Cabodevilla ubica la historia huao en un contexto nacional y señala las intrincadas relaciones e influencias entre ambas, utilizando un vasto número de fuentes, que incluyen documentos de archivos regionales y grabaciones magnetofónicas de miembros de la orden capuchina.

14 La proveniencia geográfica y la filiación cultural de los huaorani son poco claras. Recién a partir de principios del siglo XX, con las incipientes incursiones en su territorio, se tomó conocimiento de su existencia. Aunque éste no es el lugar para una discusión extensa de la filiación huao, hay que señalar que diferentes autores los identifican como descendientes de los (hoy desaparecidos) abijira o auishiri, basándose en el hecho de que habitaban el mismo territorio. A partir de esta premisa, atribuyen a los huaorani los rasgos culturales auishiri que apuntó Tessmann (1930, pp. 475-486), sin tener en cuenta que el vocabulario auishiri que trae este autor es claramente no huao. En cambio, sí lo es el vocabulario procedente de un grupo al que denomina « Sabela » (Tessmann 1930, pp. 298-302); denominación que, sin embargo, no había logrado aclarar el panorama, ya que no era posible relacionarla con ninguna sociedad de la región. Su origen ha sido explicado por Cabodevilla (1994, p. 258), basándose en la obra del viajero Loch: Sabela proviene de « Isabel », un nombre dado a una mujer huao que alrededor de 1910 tuvo contactos con los empleados de una hacienda de la región, quienes utilizaron este nombre para denominar a todo el grupo.

15 La desaparición de los auishiri, que en el pasado habitaban parte del territorio actual huao, puede atribuirse a que fueron en parte aniquilados por los huaorani y formaron una de las corrientes que confluyeron en la etnogénesis de la actual etnia quichua de las tierras bajas. Otros hechos apuntalan asimismo la no-identidad auishiri/huaorani4.

16 Es probable que el intento de identificar en la región a una sociedad que sea antecesora directa de la actual sociedad huao esté condenado al fracaso, no sólo por la ausencia de fuentes sino porque probablemente no hubo una sola antecedente directa. Además, hasta ahora no se ha logrado demostrar un parentesco lingüístico con otras lenguas de la región. En unas pocas páginas, aparecidas como colofón a una publicación, Zerries (1982, p. 158) menciona brevemente distintas posibilidades para la filiación huao y sugiere que quizás se trate de un resto de distintos grupos que formaron secundariamente una unidad. Si bien Zerries no fundamenta su opinión, probablemente esté en lo cierto. Mi hipótesis va también en esa dirección y se basa en consideraciones etnohistóricas y etnográficas. Las misiones jesuíticas de Maynas, cuyo centro se hallaba en la selva del Perú actual, no lograron jamás controlar a la totalidad de los grupos. Aún más, las fugas de grupos de indígenas de las misiones eran tan habituales que se montaban frecuentes expediciones para obligarlos a volver por medio de la violencia. Cuando los jesuitas fueron expulsados en 1767, existían numerosas sociedades « cimarronas » que habían obtenido nichos en el hinterland fuera de la esfera de influencia de aquellos. Una zona de refugio fue el río Pastaza, donde a mediados del

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5 siglo XVIII se habían ocultado algunos grupos . Una hipótesis plausible es que estos grupos poco numerosos fueron remontando los ríos, evitando el contacto con los centros poblados, mezclándose, y dieron origen a los huaorani. Su condición de prófugos, su situación de defensa continúa ante otros grupos, podría haber originado en parte su actitud contestataria. Su procedencia de la región de los contrafuertes andinos explicaría también la ausencia de algunos rasgos característicos de las sociedades amazónicas (ver discusión en Cabodevilla 1994, p. 37).

17 Por su parte, los quichua selváticos, quichua del Napo o naporuna (runa: « persona ») son resultado de una expansión poblacional en la región y de un proceso de etnogénesis, cuya compleja filiación y absorción de otros grupos han sido tratadas por varios autores (Cabodevilla 1994, pp. 109, 145 ss.; Hudelson 1984, p. 60; Muratorio 1987, pp. 45 ss.; Oberem 1980; Whitten 1976, pp. 7 ss.). A se los llamó incorrectamente « yumbos », denominación tomada de un grupo que vivía en las cercanías del volcán Pichincha (Oberem 1980, pp. 31 ss.), y que es la utilizada con respecto a las cautivas quichua en el documento que presentaremos. Image1

FIG. 1 – Región entre los Ríos Pastaza y Napo.

18 Veamos unos pocos datos de la compleja historia del desarrollo de la región del Napo (véase Figura 1), necesarios para ubicar el relato de Joaquina Grefa6. El inicio de la colonización de la región del río Napo, seguida por la explotación petrolera, data de 1920-1930. En 1938 llegan geólogos europeos y norteamericanos a Mera (en la actualidad Shell-Mera), que hacen construir una pista de aterrizaje y comienzan a cartografiar la enorme región otorgada en concesión. A partir de esta época se suceden los ataques huaorani a los campamentos (Cabodevilla 1994, pp. 218 ss., 284 ss.; Muratorio 1987).

19 Dada la ausencia de caminos en la región y la navegabilidad parcial de los ríos, la comunicación se realizaba a través del tráfico aéreo, en parte con aviones de gran tamaño. Estos proveían de lo necesario a los campamentos de Napo y Pastaza, que carecían de pista de aterrizaje: hacían descender desde el aire víveres y hasta jeeps y camiones – e incluso animales, como lo demuestra la curiosa foto de los « cerdos paracaidistas » tomada por Blomberg (1996). Como veremos, el intenso tráfico aéreo impresionó profundamente a los huaorani, pues implicaba el dominio de una esfera que estaba fuera de su control. Esto se exacerbó cuando la misión protestante comenzó a arrojar objetos desde el aire y dio lugar a una peculiar concepción de los aviones y una suerte de cargo-cult.

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FIG. 2. – Joaquina Grefa después de su cautiverio.

Joaquina Grefa y su misterioso interrogador

20 Los archivos son instituciones elusivas y a menudo los documentos se encuentran o por casualidad o por un revés de la suerte, como en este caso. Circunstancias adversas me impidieron realizar la segunda parte de mi investigación de campo, por lo cual me dediqué a la investigación en archivos, entre otros, del Archivo Histórico del Banco Central de Quito, donde encontré, entre los manuscritos no catalogados, el documento que publico aquí7. En 1945, fecha de su redacción, no existían contactos pacíficos entre los huaorani y el mundo circundante, por lo cual no había ni observadores ni visitantes – excepción hecha de las cautivas. Joaquina vivió en una casa aliada a Moipa, un guerrero al cual se le atribuye la mayor parte de los pillajes y asesinatos de las décadas del 40 y el 50 y que tuvo un papel protagónico en las agresiones internas, por lo cual es una figura clave para entender la guerra.

21 El documento aquí transcrito lleva por título Unarranged Notes on the Aucas of the Nushino Basin (Tidmarsh y Grefa 1945) y consta de ocho páginas numeradas, escritas en inglés a máquina. La primera página lleva por título adicional « Miscellaneous Unarranged Notes on the Aucas of Eastern Ecuador ». El segundo documento, (que no transcribo), Vocabulario tentativo del Idioma de Los Aucas con unas Frases, consta asimismo de ocho páginas escritas a máquina, y recoge un vocabulario en castellano, quichua del oriente y « auca », compuesto por 230 voces y unas 40 frases, clasificadas por el autor en: partes del cuerpo, objetos, fenómenos naturales, comida y plantas, vida animal, pájaros, pescados, misceláneas y palabras no clasificadas (Tidmarsh 1945). Acompaña a los documentos una foto en blanco y negro de Joaquina, reproducida aquí. Al reverso se lee, escrito a mano: « Niña yumba que fue capturada por los aucas y que escapó de sus manos después de un año de cautividad, y me suministró los datos aquí escritos. W. J. T. 29.6.45 ». Ambos documentos se hallan en el Archivo Histórico del Banco Central, Quito, Col. 24, con las siglas respectivas 01308 y 014118.

22 Hasta ahora he preferido referirme sin más precisiones al « autor », ya que en los documentos no aparece su nombre completo sino solamente las iniciales W. J. T. La

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búsqueda en la bibliografía de nombres de viajeros y misioneros que se hallaban en esos años en la región permite identificarlo como el pastor inglés Wilfred Tidmarsh. Elizabeth Elliot, que fue misionera entre los huaorani, a quien planteé esta pregunta, es de la misma opinión (E. Elliot, carta a M. S. C., diciembre 2001). Cabodevilla (1994, p. 318) cita además un artículo en un diario quiteño de la década del 50, que lamenta que Tidmarsh no publique sus escritos9.

23 Tidmarsh era doctor en filosofía, había estudiado homeopatía y vivía desde 1939 en el Ecuador. En 1950 dirigía una misión quichua en Shandia, en la cual se asentaron los misioneros protestantes que en 1956 fueron masacrados por los huaorani (Elliot 1981, pp. 23, 43). Luego de la matanza, Tidmarsh intentó otro tipo de acercamiento, para lo cual construyó una choza en las orillas del Curaray, donde dejó distintos objetos y comenzó a construir una pista de aterrizaje. Cuando poco después regresó, la choza había sido destrozada, faltaban los machetes y las ollas, y dos lanzas habían sido cruzadas frente a la puerta (Dall’Alba 1992, p. 100; Elliot 1989, p. 18). El dejar dos lanzas entrecruzadas – por lo general en sendas selváticas – era una costumbre huao que hablaba un lenguaje claro acerca de su disposición ante el contacto. Tidmarsh abandonó entonces el intento de hallar a los huaorani, pero sirvió de intermediario, enviando mensajes grabados entre Dayuma y la misionera Rachel Saint por un lado, que se hallaban en Estados Unidos, y dos mujeres huaorani que habían escapado recientemente de su grupo (Wallis 1996, p. 89). Otras huellas de Joaquina 24 Además del documento aquí presentado existen unas pocas informaciones más sobre Joaquina. En 1947, llegó a la región el viajero y fotógrafo sueco Rolf Blomberg, que conoció allí a Mr. Souder, un norteamericano en cuya hacienda vivía la muchacha10. Éste le cuenta entonces que ella había vivido 14 meses con los huaorani, quienes la trataron muy bien, luego se casó y vive en la actualidad en la hacienda con su esposo. Souder hace la salvedad que la joven « se ha vuelto un tanto extraña » (Blomberg 1996, p. 25). Aunque no sabemos concretamente qué conducta le inspiró este comentario, evidentemente había diferencias en su carácter entre antes y después de su convivencia con los huaorani. Joaquina había presenciado el asesinato de la pareja con la cual viajaba el día del rapto y visto el botín ensangrentado que traían los huaorani de sus ataques al mundo exterior – que era su mundo. Verse obligada a vivir desnuda y haber sufrido el proceso de perforación de los lóbulos fueron tambíen sin duda experiencias traumáticas.

25 Poco tiempo después de regresar a la hacienda, Joaquina ofició de intérprete en las conversaciones con dos mujeres huaorani que habían sido capturadas y llevadas a un claustro en Quito, a fin de obtener de ellas informaciones para la posterior actividad misionera. Allí se realizaron algunas entrevistas, pero la enfermedad y la apatía se apoderaron de las mujeres, que murieron poco después (Blomberg 1996, pp. 47 ss.). Los huaorani bajo la mirada de Joaquina 26 Si bien el relato de Joaquina pertenece al género autobiográfico, no se trata de una historia de vida en el sentido estricto del término, ya que ella no pudo elegir sus temas. La niña no cuenta espontáneamente sino guiada por las preguntas concretas de Tidmarsh. Algunas de sus observaciones parecen sin embargo inspiradas en una comparación de rasgos contrarios a los existentes en las sociedades quichua, como sus informaciones acerca de que los huaorani no castigan a las mujeres, no usan el alucinógeno floripondio (Datura/Brugmansia sp.), no mastican la yuca para hacer chicha,

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no comen separados por sexos y que las mujeres se acuestan en una hamaca para el parto, en vez de dar a luz fuera de la vivienda (Tidmarsh y Grefa 1945, p. 6; véase Rival 1998, p. 623). Es posible suponer lo que no mencionó a un extranjero adulto, misionero además: el hecho que los huaorani quisieron casarla recién un año más tarde se debió probablemente a que esperaron a que tuviera su primera menstruación.

27 La confiabilidad de las informaciones de Joaquina se ve reforzada por la presencia de dos cautivas quichua, que seguramente sirvieron de intermediarias en el conocimiento del mundo huao. La vida diaria transcurría armónicamente, no existían peleas entre los hombres, quienes tampoco pegaban a las mujeres. Su afirmación del buen trato recibido por parte de sus captores es tanto más confiable cuanto que no estaba dictada por la simpatía. Joaquina los odiaba, por lo cual no les indica que se debe cocinar el arroz, que habían obtenido en un pillaje, y se abstiene de intervenir cuando lo comen crudo. Su observación de la convivencia armónica de los huaorani no cuadra evidentemente con las opiniones y expectativas de los quichua, que le proporcionaron a Blomberg (1996, p. 31) como proveniente de Joaquina una versión lúgubre de la vida cotidiana, según la cual las mujeres viven en un miedo constante a los hombres.

28 La composición del grupo con el cual vivió, su aprovechamiento del medio ambiente y su relación con el mundo exterior y las influencias surgidas por el contacto son algunos de los temas que se hallan en su relato.

29 La gente del grupo al que fue incorporada Joaquina eran llamados los gikitairi (véase Robarchek y Robarchek 1998, p. 98) y constaba de 34 personas, 11 hombres y 16 mujeres (sin contar a Joaquina, dos de las cuales eran cautivas quichua) y 6 niños. Este grupo residencial mantenía únicamente contacto con un grupo aliado que habitaba una vivienda situada a varias horas de marcha. Según Rival, los grupos residenciales obtienen un grado óptimo de endogamia y estabilidad autárquica a través de la hostilidad hacia los demás, que son enemigos. Cuando se da una falta de esposas, desacuerdos y divisiones internas, estos grupos se realinean en acuerdos con los anteriores enemigos, lo cual acarrea violencia y destrucción, que puede conducir a la desaparición de grupos enteros (Rival 1993, p. 367).

30 Dos informaciones del relato muestran que estos años estaban caracterizados por la paz interna y la guerra externa: los habitantes de la vivienda no apostaban centinelas y dormían tranquilos hasta el amanecer. En épocas de guerra interna, por el contrario, los huaorani levantaban barricadas alrededor de las casas, borraban sus huellas y apostaban centinelas (Yost 1981a, p. 111). Si un huao gritaba en broma que se acercaban los kowori (no-huaorani), la gente corría a esconderse en la selva – lo que revela al mismo tiempo el temor que estos inspiraban y también una de las formas del humor huao.

31 El cuadro que se desprende de las observaciones de Joaquina es el de un grupo que vivía libre de conflictos intraétnicos, en una paz interna que forma un fuerte contraste con la asiduidad de los ataques a los campamentos y a los trabajadores quichua. La experiencia de otra cautiva, Maruja, fue muy distinta, pues presenció numerosas peleas dentro de la misma vivienda (Cabodevilla 1994, p. 315). ¿Cómo se explican estas informaciones divergentes? Si bien Maruja vivió con el mismo grupo que Joaquina, esto fue en 1957, o sea, 12 años más tarde, de modo que sus diferentes experiencias reflejan respectivamente dos diferentes momentos de las cíclicas paz y guerra internas.

32 Cada pocos días los hombres emprendían expediciones de matanza, acompañados por jóvenes de ambos sexos. Los huaorani se preciaban de que los extranjeros no los podían

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matar, pero que ellos los estaban exterminando paulatinamente (Tidmarsh y Grefa 1945, p. 6). Esta convicción se apoyaba seguramente en la concepción de que la sociedad oponente estaba compuesta por la cantidad de gente que veían. Los trabajadores de las haciendas y los campamentos constituían para los huaorani la totalidad del mundo conocido y se trataba de una cantidad de personas que confiaban poder exterminar. Si se tiene en cuenta que habitualmente un huao no veía en toda su vida más que unas 70 u 80 personas, la posterior toma de conciencia de la magnitud de estas poblaciones enemigas debe haber tenido consecuencias traumáticas, lo que se desprende aún hoy de las palabras de los ancianos11. Esto puede haber dado paso a la creciente convicción que nunca llegarían a exterminarlos.

33 En lo que hace al aprovechamiento del medio ambiente y las actividades de subsistencia, las informaciones de Joaquina muestran, por una parte, aquello que la impresiona por su diferencia con respecto a las costumbres quichua, por ejemplo, que los huaorani no cazan ni comen danta (= tapir, véase también Rival 1996, p. 210). La fundamentación de la no-caza del tapir en una insuficiencia tecnológica, ya que no se los podía cazar con lanza (Robarchek y Robarchek 1998, p. 108), no tiene asidero en la realidad, pues tanto los huaorani (Yost y Kelley 1983) como otros grupos indígenas los cazan o cazaban exitosamente con lanzas.

34 Para la observación de Joaquina de que las mujeres utilizaban lanzas para cazar pecaríes, no encuentro ratificación en la bibliografía: en la actualidad algunas mujeres participan a veces de la cacería, para lo cual utilizan las cerbatanas de sus padres o hermanos (Rival 1996, p. 207).

35 Es muy curiosa la información de que la esposa del jefe de aquel entonces había obtenido hacía mucho tiempo yuca y plátanos, que comenzaron por tanto a cultivar (Tidmarsh y Grefa 1945, p. 6). Esto podría remontarnos a alrededor de 1910, pero una adquisición tan tardía de estos cultígenos no es verosímil. Quizás esta aseveración refleje un pasado de guerra interna, en el cual este grupo tuvo que vivir escondido y perdió el acceso a sus chacras. De todos modos, la yuca no era indispensable para la supervivencia, pues los huaorani podían prescindir de ella muchos meses y alimentarse del producto de la caza y la recolección (Rival 1996, p. 211).

36 Las informaciones difieren con respecto al procesamiento de los tubérculos de yuca para hacer bebida: Joaquina observó que (a diferencia de los quichua) las mujeres no masticaban los tubérculos, mientras que 30 años mas tarde, Yost (1981a, p. 108) observó que la procesaban de igual modo que los quichua. Cabe preguntarse si éste fue un rasgo divergente entre grupos, o si fueron las cautivas quichua quienes transmitieron la técnica de la masticación.

37 En cuanto al aprovechamiento de los recursos naturales en la alimentación, los huaorani utilizaban por lo menos dos frutos (un tubérculo dulce y un fruto rojo arbóreo, Tidmarsh y Grefa 1945, pp. 6 ss.), que los quichua no conocen. En un estudio etnobotánico, Cerón y Montalvo (1998, p. 195) señalan que numerosas especies utilizadas por los huaorani como alimentos no han sido registradas como tales para otros grupos de la región, aunque lamentablemente no las identifican. A su vez, los huaorani no aprovechaban frutos de uso general en el área, ya que Joaquina informa que consideraban venenosa a la papaya. A pesar de ser ágiles trepadores de árboles, tampoco recolectaban miel.

38 Joaquina no presenció la pesca con barbasco, que sí se practica en la actualidad, aunque esto no permite concluir que se trate de una adquisición reciente. Los huaorani utilizan

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con este fin siete especies botánicas diferentes (Cerón y Montalvo 1998, p. 228), una diversificación que habla probablemente a favor de la antigüedad de la práctica. La utilización se halla documentada además desde la generación de los abuelos de personas que hoy son ancianas (Wallis 1996, p. 48). Dado que durante la estadía de Joaquina, el grupo estaba fuertemente orientado a la observación del movimiento de los intrusos, a los pillajes y a la guerra, quizás estas actividades tenían preeminencia sobre las otras.

39 La confección de hamacas era una tarea tanto femenina como masculina. Alrededor de 1970 era en algunos grupos tarea de los hombres, en otros de las mujeres (Yost 1981a, p. 109). De los ejemplos anteriores se deduce la imposibilidad de generalizar o hacer normas exclusivas de las costumbres huao, imposibilidad que ha sido comentada certeramente por Cabodevilla (1994, p. 215): « estas pequeñas sociedades aisladas pasaban por tantos incidentes y transformaciones violentas como para verse obligadas a no pocas excepciones ».

40 El pillaje y la actitud contestataria frente a la colonización en la región habían determinado ya alrededor de 1944 un cambio de territorio y la adopción de nuevos elementos. Una de las cautivas (Margarita) afirma que los huaorani se habían mudado más cerca de los asentamientos para acceder más fácilmente a las herramientas, pues no cultivaban lo suficiente (Blomberg 1996, p. 33). Si bien formaban una sociedad netamente interfluvial, tenían algunas canoas obtenidas en sus incursiones, aunque ignoramos si las utilizaban.

41 Los huaorani valoraban por su practicidad algunos objetos obtenidos en los pillajes y los utilizaban en la vida cotidiana, como fósforos, hachas, machetes y cuchillos. Sin embargo no utilizaban otros objetos, como sartenes y jofainas, que evidentemente conservaban como trofeos; en las palabras de Tidmarsh, « as mementos of their victories » (Tidmarsh y Grefa 1945, p. 4). Es de destacar que, desde nuestro punto de vista, todos los objetos mencionados son igualmente prácticos, pero no lo eran para los huaorani de entonces. Las ropas que obtenían en los pillajes poseían igualmente la condición de « trofeo », pues se usaban para la fiesta que se realizaba luego del regreso de los guerreros y se guardaban para ser utilizadas en la próxima ocasión. El hecho que para realizar un casamiento se vistieran con las ropas de los enemigos (Tidmarsh y Grefa 1945, pp. 2, 6) muestra que éstas habían alcanzado un alto valor simbólico. En esa época, las ocasiones festivas eran numerosas, ya que, además de las tradicionales, como el casamiento, se festejaba el regreso de cada expedición exitosa, y, como veremos a continuación, cuando lograron « herir » al avión.

42 Para establecer el contacto, la táctica de los misioneros (y luego también de las compañías petroleras) fue dejar caer objetos desde helicópteros o aviones. De la expedición de los cuatro misioneros masacrados en 1956 por los huaorani se recuperaron las cámaras fotográficas encontradas junto a los cadáveres. Entre las fotos que pudieron ser reveladas, una muestra a un huao con una hamburguesa en la mano, acompañada de la leyenda: « enjoys his first hamburger » (Elliot 1981, p. 117).

43 Las mujeres dedicaban gran parte del día a observar el movimiento de aviones en el campamento de Shell y explicaron a los hombres que era un hombre-pájaro y que se lo podía matar. Una vez que un avión dejó caer regalos, se interpretó como muestra que lo habían herido con sus lanzas y obligado a que dejara caer los objetos que se hallaban en su interior12. Este acontecimiento dio lugar a una gran fiesta (Tidmarsh y Grefa 1945, p. 3; véase también Eliott 1981, p. 135). Para apresar y matar al extraño animal, los

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hombres talaron un gran árbol, el cual erigieron cerca de la casa, a fin de provocar una colisión. El hecho que el avión sobrevolara a gran altura les provocó una gran frustración.

44 A la luz de estas informaciones, es evidente que la interpretación de los huaorani acerca de los « regalos » era antipódica a la intención de los misioneros y petroleros. Mientras que éstos pensaban que así mostraban su deseo de establecer un contacto pacífico, para los huaorani estos objetos significaban una victoria, pues habían herido al ave y lo habían obligado a arrojar el contenido de su estómago. Cuando los objetos que caían desde el aire no alcanzaban para todos, las discusiones conducían a veces a homicidios (Blomberg 1996, p. 50).

45 Como ya ha señalado Yost (1981b, p. 688), en algunas áreas huao se dieron rasgos que recuerdan a los cargo-cult de Oceania. Alrededor de 1970, los huaorani realizaban rituales que imitaban algunas actividades de los campos petroleros y cantaban canciones en las cuales los protagonistas eran helicópteros. El ritual acompañado por el baile tenía como fin atraerlos para que arrojaran desde el aire hachas, machetes, ropa y ollas de aluminio. Incluso un grupo alejado construyó por propia voluntad una pista de aterrizaje para que los aviones pudieran traerles regalos (Yost 1981b, p. 688).

46 La actitud huao con respecto a los aviones y los regalos muestra un cambio con el correr del tiempo: en los años 40 se veía a los aviones como seres animados que podían ser heridos y a los cuales trataban de vencer. Cuando la misión protestante afianzó su influencia – época de la que datan las observaciones de Yost –, la concepción huao sufrió un cambio: los helicópteros y aviones ya no eran seres vivientes a los que podían herir, sino seres cargados de codiciados objetos, a los que buscaban atraer por medio de cantos y rituales.

47 En el relato de Joaquina hay pocos indicios de las creencias religiosas huao, por lo demás, un aspecto hasta hoy poco conocido. Las cautivas en otras sociedades 48 Una comparación breve entre la toma de cautivos entre los huaorani y otras (muy distintas) sociedades indígenas, permite ver más claramente las modalidades de este fenómeno entre aquéllos. El caso más notable, tanto por el alto número de cautivos como por la continuidad de esta práctica, fue, a partir del siglo XVIII hasta las postrimerías del xix, el de las sociedades de Pampa y Patagonia (pampa, tehuelche, mapuche) en Chile y Argentina. Los cautivos (generalmente mujeres) eran capturados en el curso de pillajes a viajeros y a establecimientos agrícolas. Tanto su procedencia étnica como su modo de incorporación a las sociedades indígenas fueron variadas. Las cautivas eran por lo general criollas pero también españolas y francesas, que se convirtieron en esposas o concubinas de indígenas, pero también fueron nodrizas, secretarias y traductoras en las transacciones y tratados de paz con las autoridades. Tenían también valor como rehenes, pues eran vendidas, trocadas e incluso formaban parte de la dote que aportaban al matrimonio personas de familias destacadas. De ser rescatadas, su destino posterior era a menudo de vergüenza y ocultación, pues en la sociedad colonial significaban un deshonor para sus familias, razón por la cual no pocas mujeres prefirieron permanecer junto a sus hijos en la sociedad indígena (Altube 1999; Sosa 2001; Lázaro Ávila 1994 ha analizado estos casos para los siglos XVI y XVII en Chile)13. La vergonzante forma de reinserción de las mujeres rescatadas explica en parte que existan relatos de cautiverio de hombres (véase por ej. Avendaño en Hux 1999, Avendaño 2000), pero aparentemente sólo uno de una mujer, recogido por Carbajal

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(1995), aunque el número de cautivas haya sido mayor. Si bien los ex-cautivos de uno u otro sexo eran mirados con desconfianza por haber convivido con los « salvajes », en el caso de mujeres se sumaban los prejuicios típicos de género: habían sido violadas y tenido hijos mestizos. Por su parte, las mujeres y niños indígenas tomados prisioneros por las autoridades fueron deportados o entregados en « adopción » – un eufemismo para denominar su condición de empleadas de servicio doméstico.

49 Tanto entre estas sociedades ecuestres como entre los huaorani, los pillajes y ataques eran estrategias de la guerra. Las características señaladas como formas de la guerra en Pampa y Patagonia (ataques sorpresivos, arreo de ganado, rapto de mujeres, muerte, regreso veloz a sus territorios, Crivelli 1997, p. 180) son iguales a las de los huaorani, si suplantamos el arreo de ganado por el pillaje. Las diferencias entre ambos fenómenos radica en las diferencias de estas sociedades entre sí: las de Pampa y Patagonia eran sociedades estratificadas, en las que existía una especie de nobleza, y sus relaciones con la sociedad exterior eran más habituales. Esto determinó también el papel distinto que desempeñaron aquí las cautivas, que eran vendidas o canjeadas, mientras que los huaorani las incorporaban a su sociedad. Conclusiones 50 Las informaciones de Joaquina, que se basan en sus experiencias de 1944-1945, conforman un documento excepcional, ya que, por lo general, la adquisición de conocimientos acerca de una sociedad indígena presupone algún tipo de contacto pacífico. En el caso de los huaorani, los datos más tempranos provenían hasta ahora de la época de su pacificación, o sea alrededor de 1960.

51 El hecho de haber hallado este documento después de haber abandonado la región me impidió tratar de localizar a Joaquina y a otras antiguas cautivas allá, lo que intentaré en un próximo viaje. Dado que eran muy jóvenes en 1940-1950, varias de ellas deben vivir todavía14. El objetivo de estas entrevistas no radicaría tanto en recabar información que a Tidmarsh podría habérsele pasado por alto, sino sobre todo el de conocer su punto de vista actual sobre su época de cautiverio, cuando, después de tantos años de conflicto, las relaciones con los huaorani son más habituales y éstos han perdido en parte para los quichua la connotación de horror que tenían en épocas pasadas.

52 El documento corrige una idea que se ha generalizado con respecto a esta sociedad: la de su aislamiento durante siglos, tanto biológica como culturalmente. A la luz de este documento, la afirmación de Rival (1996b, p. 146) acerca de su « aislamiento drástico » y la ausencia total de rasgos no-huaorani hasta los años 60, cuando se dio el primer contacto, debe ser afinada. Como lo vimos, los huaorani utilizaban distintos objetos obtenidos por pillaje (fósforos, cuchillos, machetes) y poseían algunas canoas. Incluso conservaban ciertos objetos por su calidad de trofeos, y el uso de la ropa occidental había adquirido un valor ideológico y simbólico.

53 En cuanto al aislamiento biológico, por el cual la mezcla entre huaorani e individuos de distinta filiación étnica habría sido nula, la existencia de cautivas entre 1940-1965, muestra que aquél fue parcial. Aunque ignoramos el número total de cautivas que vivían en esa época en los diferentes grupos residenciales, en el caso tratado aquí, era considerable: de un total de 16 mujeres, 3 eran cautivas, y 2 de ellas tuvieron hijos con huaorani. Si bien la cantidad de cautivas existente en este grupo residencial no tiene por qué ser extrapolable a otros, muestra que no es adecuado partir de la suposición de un aislamiento absoluto.

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54 Anteriormente al informe aquí tratado, la información sobre los pillajes y ataques huaorani procedía de los trabajadores de las haciendas y las compañías petroleras, pero nada se sabía de la visión de los huaorani acerca de aquéllos, ni de los rituales y festejos a que daban lugar, ni tampoco de la conservación de objetos ganados a los enemigos en calidad de trofeos. Este último comportamiento evidencia hasta qué punto los huaorani vivían los conflictos con el frente de colonización como una guerra.

55 Las formas de la guerra huao presentan varios puntos en común con las de los yanomami de Venezuela investigadas por Ferguson (1999), como la relocación de asentamientos a fin de hallarse más cerca de las fuentes proveedoras de objetos de metal, el pillaje como forma de acceso a las manufacturas occidentales y el surgimiento de conflictos políticos (Ferguson 1999, pp. 206, 216 s.). En el caso de los huaorani se agregaba una fuente más de conflicto, pues el hecho que los objetos se dejaran caer desde el aire hacía que su obtención fuera a menudo meramente casual, lo que originaba disputas internas que conducían incluso a homicidios.

56 Partiendo de las informaciones de Joaquina, es posible plantear una hipótesis con respecto a los motivos de pacificación con el mundo exterior que tuvo lugar alrededor de 1960. Las explicaciones para la pax huao que se encuentran en la bibliografía dependen de la posición de sus autores: para los misioneros protestantes la pacificación se debió a haberles llevado la palabra de Dios. Los Robarchek (1998) argumentan desde distintos ángulos, lo principal sería la decisión de los mismos huaorani.

57 Creo que es posible hacer otra lectura de la pacificación: en 1944 y durante los años siguientes, el incipiente frente de penetración estaba compuesto de pocos individuos. Las 10 ó 20 personas que los huaorani observaban y atacaban no hacían mella en su confianza de que podrían vencerlos algún día. Pero con el tiempo, los signos funestos aumentaron: el creciente número de aviones que surcaban el cielo, las mujeres del grupo que huyeron hacia el exterior y luego regresaron y, sobre todo, lo relatado por Dayuma sobre su estadía en Quito y en los Estados Unidos, les hizo conocer en un tiempo relativamente breve la vastedad del mundo de los otros, y que el número de éstos era inconmensurable. De ahí a la aceptación de los guerreros que nunca lograrían vencerlos, el paso fue breve, de modo que la pacificación huao fue en parte producto de la toma de conciencia de la magnitud de las poblaciones enemigas y de la convicción de haber sido vencidos. Anexo – Unarranged Notes on the Aucas of the Nushino Basin/Miscellaneous Unarranged Notes on the Aucas of Eastern Ecuador

15 58 [1] Early in May 1945, Joaquina Grifa, a yumba or Quichua speaking Forest Indian girl escaped from the Aucas who had taken her captive just over a year ago as she was going up the river Arajuno with other Indians in a dug-out canoe16. She gave the following information of the aucas, their customs and language. Most of the details were obtained directly from her, but some were obtained through Srta Ella Souder17. Estimate of number of aucas varied in different accounts, and at various times suggested that there were perhaps thirty men, twenty men in each of two (communal), seven families in a . A normal family consists of husband, two wives, four or five children by first wife, one or two by second. Hence assuming twenty male adults, the number of aucas would be in the neighbourhood of a hundred and eighty to two hundred including all children.

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Two main auca houses, one near Shell camp, other nearer River Napo in the region of the river Sumino or perhaps south of the Nushino in that region. One of the Curagas from time to time uses a house across the river Sapino (or Tsapino). When she was captured, a man caught her by both hands and swung her over his shoulders and carried her into the forests, later, he made her walk and led her by the hand. The band of aucas followed the ‘barradero’ [sic, varadero]18 from the lower Arajuno, across the Sotano and the Nushino, and onwards in the same direction. She was captured about nine in the morning, and they reached their house before nightfall. She was given a hammock, but threw it into the river, the Auca Yacu. She seems to have been well treated, and lived and was treated like all the other women. They would go out to the chacras at early dawn, and continue working till darkness without returning to the houses during the day when it was really fine weather. Toward the end of her time with the aucas, they wanted to marry her, but she refused; and the women told her one day that on the following day there would be a great feast, and if she would not consent to be married, she would be killed19. Consequently, taking the advantage of the moonlight, she fled from the house when all were asleep (she says in the middle of the night, but to an Indian that could signify any time after say 9 p. m.), and knowing the direction in which the Napo lay, she escaped through the forests, and arrived on the of the Napo river in the neighbourhood of Sunino Chicta at about dawn. Shortly, a canoe came by, and a man wanted to shoot her, but an old Indian restrained him, saying it was but a girl. She called out to them to take her across the river, and was able to explain that she had been captured by tha aucas, and had escaped. After that she lapsed into auca language, probably overcome by the nervous strain of her ordeal. These Indians took the girl to Santa Rosa and gave her clothes. Later Mr. Souder hearing of her escape sent and took her back to his . The aucas take a great pride in their hair. It is long and abundant, and they encourage growth by treatment with concoctions from forest plants. All sleep in hammocks, men and women in different parts of the house. The hammocks are strung up in lines, the height above ther [the] ground varying with the size of the hammock and its occupant. A fire burns under each hammock. Little boys sleep with the father [2] little girls sleep in the same hammock with their mother until big enough to have their own hammock. Men make their own hammocks and women make the women’s hammocks. The women who go out to work all day in the chacras come back heavily loaded with food which they divide with the women who did not go back but were occupied with duties in the houses. The aucas live in perfect harmony. She never saw men fight, or saw a man strike a woman. The men have two wives, the first may have four or more children, but the second is put to death apparently with great festivity after giving birth to a second child. Joaquina insists that such a man does not marry a second wife, but this seems improbable. Often the two wives are sisters, and often the second wife is taken as a little child and lives with her future husband until she is old enough to be married. The second wife is killed with lances, and seemingly with great rejoicing20. When the men return from a killing expedition, having caught or killed victims, there is great rejoicing. The men drink much chicha, then retire to their hammocks. The women then beat them with nettles (ortiga) until they fall asleep. These victories are celebrated by a great feast in which they have a dance. In the dance the women gather

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into two groups in the centre, all holding hands, and the two groups march toward and away from each other in rhythm; at the same time around this group the men jump and leap brandishing their lances. At these feasts all put on clothes that they have captured, regardless of sex, thus the men may array themselves in trousers or with skirts. On their heads they put crowns of vertically placed long white feathers of the garza, and on the crown or back of the head, they put the dried skin and brilliant blue plumage of the lushan pishcu21. These adornments are thrown away after the dance as they become damaged, but the clothing is guarded in zaparos until the next occasion. The aucas know how to make saparos, double woven baskets with leaves placed between the two layers of weave, overlapping in such a fashion that water falling from above will not enter. On these occasions the men bore hores [holes] through the nose just above the alae nasae and put small balsa sticks through horizontally. The holes are allowed to close up after the feast until the next occasion. Men and women alike wear thick balsa sticks through holes in the lobes of their ears. When the men return from an expedition without having taken or killed any victims, they are furious, and the women often run away and hide in the forests. [3] On one occasion, Joaquinta [sic] was taken by the auca women to watch the aeroplanes at the Shell Camp on the river Arajuno. She heard the women discussing as they saw the planes come, be unloaded and return to their base camp. One said: It is a man; it MUST be a man; whereupon the girl explained that it was a kind of « house built like a canoe » bringing things to the camp, for she remembered seeing the amphibian plane coming to the lower Arajuno when she was free. But the women would not believe this and declared this strange creature a « man-bird » – for did it not have ist arms stretched out on either side? But, if it is a man, they reasoned, it must be woundable, and so they could kill it. So this decision was communicated to the warlike menfolk who have a terrible thurst for human blood, and they started throwing spear up at the plane whenever it came over their houses. But as the lances could not reach the ‘plane’ they decided to bring the tallest tree in the forests and erect it near their house so that the man bird would strike against it and fall, and then they could truly kill it. And they were furious when on the next visit from the air, the plane passed high above the clouds. A little later, round about last a plane dropped some beads, clothing and other objects over the auca house. These were eagerly picked up with the explanation: Look, it is wounded, these have dropped out of its « inside ». And so a feast and dance were held to celebrate the wounding of the man-bird. Joaquina never saw an auca drunk; they take unfermented chicha made from boiled yuca (manioc) which is not masticated by the women as is the custom among other tribes of Indians. She noted perfect harmony among the aucas. The men never fought, and one was never seen to strike a woman. Only when the men returned from an unsuccessful foray did the women hide, and that from the passing fury of the disappointed warriors. The aucas have plenty of matches which they use now instead of their little fire sticks which they formerly rubbed between their hands on a block of hard wood. They have money, believed robbed from Indian houses at Achupara on the Napo river. They have plenty of axes, machetes, and knives which they use. All these are spoils from robbing raids. They also make and use scrapers made from fresh-water shells that they sharpen by rubbing on stones. And they make knives from the hard wood of the chonta and related palms. These they use mainly for culinary purposes, such as the peeling of the fruit of the chonta palm.

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Aucas know how to swim, and thus is disposed of an old belief that they cannot swim or cross larger rivers. In making chonta spears, they formerly scraped the wood with shells, but now use knives. They make and use blowpipes. She saw no gold among them. The aucas divided the strings of beads each man taking a single string. The roofs of the aucas come down nearly to the ground, and their doors are very low. They do not make canoes, but have three stolen ones taken from the river Nushino. They have no hens, and she saw no eggs of any kind, and could give no word for egg. [4] Joaquina could tell but little about the aucas mode of counting, saying that they use their fingers and perhaps toes. A few numbers that she gave were quichua, and all disarranged thus she gave three for one, and four for two. From the river Arajuno to the auca house was about nine hours walk. The aucas have saucepans (kettles), basins and other objects stolen from houses, and these are not used, but guarded as mementos of their victories. The aucas named the aeroplane ‘wina’, and thought to wound its abdomen with their lances. Among the aucas are two other yumba women, robbed from the Napo (? Achupara), and perhaps one from Huitu (??)22, named Margarita and Victoria. These have now become incorporated in the auca tribe and are married to auca men. On one occasion the auca women took Joaquina with them to the banks of the Napo river near Santa Rosa where hidden in the undergrowth, they watched the canoes passing. This helped her to know in which direction to travel when she ran away. J. said that among the aucas were no flies, mosquitos. The aucas visited the house and neighbourhood of an Indian, Shanri, near Achupara. She played with the auca young women when they would bathe together in the river. The Indians do not seem to poison the rivers, and do not have barbasco. She said that the Indians have no witch-doctors, only two chiefs, and was unable to give me a word for God, demon, or spirit; while among the yumbos the latter two are very strong concepts. She could tell but little about the legends and stories of the old people, who talk much among themselves but did not speak much to her. They have no hearthstones; pots are put directly on to the fires. They use just any of the hammock fires for cooking, and do not have a special fire for this purpose. Near the fire they have a very small representative of the other Indians ‘mantaca’ or shelf for drying meat, etc. The aucas talk of stone machetes, but J. did not see any; [varias palabras tachadas]23 The women tell that in the « olden times » they had no yuca or platano, and lived mainly on fruits from the forest and game, and fish; but one day the wife of the present chief or « curaga » went on a very long journey, and brought back with her platanos and guineos, and yuca, which from that time onward they cultivated and adopted as foods. Aucas tell how they visited big house on the Arajuno, and heard the occupant snoring, and wanted to kill him, but had left their lances on the other side of the river. (This would seem to have been Dr Tidmarsh’s house as he had no dogs, whereas Mr. Sou- [Souder] kept dogs, and had many Indians living around him; moreover, the river Arajuno would be difficult to cross near Souder’s and at night.) Further, the auca path led down to the Cusano river just where the path from Dr Tidmarsh’s house goes to that river. Joaquina saw wild honey, but the aucas don’t eat it. [5] Joaquina tells that two women made « strong », i.e. fermented chicha, and the auca

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men killed them in punishment. The aucas don’t seem to find or eat any eggs. They weave hammocks, and « ishingas » – small round nets for catching fish, but they do not make the very similar shigras, or carrying nets, (bags), nor do they make « llicas » or long weighted nets for throwing into the shallows, and they have no « atarayas » – big round nets for throwing. They do have and seem to use stolen shigras.

59 Joaquin [sic] affirms that NO AUCA MAN SPEAKS QUICHUA.

60 The aucas tell that they have visited Indian houses at night and entered them and listened to the Indians, all of whom were drunk. Aucas say they heard the word « amonrahuai », but this is not a form used by the Indians although the ending is a very common one. The women in cooking yuca stand the tubers vertically in the pots of earthenware. They use knives of chonta for preparing yuca. Joaquina asserted that there was no illness among the aucas; and when pressed declared that she saw no fever or dysentry, nor heard words for these. She told however that a man had had an illness ‘like a fit’ and had died. An auca who was pierced by a ray (fresh-water skate), poured very hot water over the wound. She could tell nothing of medicinal herbs in use among them, and repeated that they do not have illnesses. They catch fish with small lances as well as with nets. Women as well as men use lances to spear wild pigs, the women using a smaller size than the men. There were no bows and arrows, but the Indians make their own blowpipes. When she reached the auca camp after capture, the aucas gave Joaquina a hammock, but in temper she threw it away in the river, but later they gave her another one the same night. After a few days, they took away her clothes. She pleaded to be left with her skirt, but they took that away too. They bored her ears for the balsa sticks, and wanted to pierce the nose too but she refused. She did not recognise any of the words previously published as being of auca language, but which are of unmistakeable Zaparo type. Also the auca word for platano is quite distinct from the word for platano in the Shiripuno language; and the Aushiri vocabulary published in [el autor deja aquí un espacio, probablemente para completarlo más tarde]24 is quite distinct; hence it would seem that this is a little tribe hitherto unrecognised as being a separate entity, with a hitherto unheard language, and of unknown tribal customs and relations until these data were brought out by Joaquina Grifa. She insists that they do not go on long treks toward « the rising of the sun »; and that they have no connection with any other groups of Indians. Joaquina told how that three days before she escaped, the aucas went out and raided the Shell house at El Capricho. The men returned bringing machetes, blankets, and a tin full of rice [6] with the blood of one of the three victims. They did not know how to prepare the rice, and Joaquina would not tell them because of her hatred of them. So they thought it must be prepared like chicha, and mixed the uncooked rice with water and drank it! The aucas do not defecate into the rivers and streams as do the yumbos, but squat on a section of tree trunk. Men and women alike follow this custom.

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The women make the earthenware pots by the same method as the yumbas, but they burn them with any dry wood available and not with bamboo wood alone as is the custom of the yumbos. When the children cry, they wail: Baráa. baráa, baráa, which is the equivalent of mother, mother, mother. The aucas eat raw a sweet tumber that she did not recognise. (It looks like white camote, white sweet potato). Much camote grow wild in the river banks, and the Indians cook and eat it. They make feasts for the lads at puberty, which consists in taking chicha made by a little girl; the whole group drink and then they dance all the night. She could tell of no excursion by the youth into the forest under the influence of « wanduj » a variety of floripondia. There is much floripondia on every hand, but the aucas do not use it. Women give birth to their children in hammocks, and not in accordance with the custom of the yumbas. At childbirth, both parents go to bed, and fast from certain foods, especially from the meat of deer and wild pig, although the woman will partake of these up till the day she gives birth to the child. The aucas, usually all the men, and the youths (male and female) go out on expeditions every few days in search for victims (or « paja » as they say). They are away two and three days at times, and in such case take food with them. Aucas say that the « cuguris » or outsiders have not killed any of them, but they are gradually wiping out other races. Aucas say that they came from the Curaray. They seem to have no form of greeting, and the men enter into the houses from a journey silently and say nothing. In the morning, the women get up first and eat food prepared the previous day; then when the men see the women eating they come and join them. They eat in family groups, and not in two groups, one of males, and the other of females as do the yumbos and the Colorados. The aucas make no traps (tictas, panwas, etc). They do not eat the flesh of dantas which abound in that region. Wedding ceremony [is] very simple. Youth embaraces the girl of his choice in front of a pot of chicha, and then they have a typical dance arrayed in their stolen clothes. The main food is yuca, but they do make « chucula » out of ripe platanos by boiling and then crushing in the water. They apparently eat green platanos raw. They do not have the small flute which the yumbos make out of bones – known as « pingullus », but they do make a short flute out of bamboo stem. Women make tasas, but they do not seem to know how to make the open weave « ashangas ». The women appear not to take haemostatic herbs at menstruation or childbirth as is custom among the yumbas. Aucas don’t eat frogs, and they have no potatos. [7] The aucas eat a fruit which they call « umaya », red and growing on large tall trees. Joaquina could not tell us its name in Quichua altho’ she seemed to believe that it does occur in the forests of the Arajuno. There are rather wide variations in the colour skin of the aucas, some being lighter, and other darker than the usual color of the Quichua Indians. The men whistle with the aid of their hands. When the aucas dance they first cross their legs and stamp with their feet. The men dance first, and then the women.

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Joaquina could give no information as to the auca beliefs concerning the dead. As they dance they sing something like « ee ee ee pinun ». The aucas tell how that once when they were travelling near the Napo having with them a young yumba woman, the latter heard voices of her own race and called out for help. Whereupon the Indians attacked the aucas and drove them to flight, and advanced to the auca home and robbed it. Joaquina speaks of a big black (? burned) log that lies on the beach near the aucas house, which they call Tiniwanka, and which according to their beliefs came down from heaven. But she seemed very confused when she first spoke of it. Later on being asked again what tiniwanka was, she exclaimed: Wanka sent it; it fell down from Wanka. Possibly this word is the name of the Deity. Later on asking further about dead, she said that they make a sweeping upward movement of the arm and say « Phuu » to indicate the departure of the soul. In order to carry the children, the women make a narrow cloth from the bark of the lanchama tree, and use it much as the yumba women do. They keep no watch at night, and sleep without care especially just before dawn. At dawn they arise. The children are very alert and give warning at any unrecognised sound. Sometimes in play someone shouts out: The cuguris are coming, and then all flee and hide in the forests. The aucas have no lights at night, and do not use copal. They often paint themselves white with a white clay found not far from their houses. They also paint themselves with black wavy lines, round face, body and legs. The men seldom go out unarmed, if ever. They usually take an armful of lances over their shoulder, at least ten apiece. Both men and women go out at night, but usually return back before the small hours of the morning. They do not grow sapallos. They have no tobacco, and do not smoke. In the chonda season, they make chicha from its fruit. They do not make « cato », i.e. meat soup with grated platano, and they put only yuca in their soups. They have no salt, and Joaquina mentioned no substitute. She says that they have no seats or stools in their houses, and that the aucas converse standing, the men with men, and the women with women in groups apart. They believe papaya and the caracol or tree snail to be poisonous. She noted no bats. The women do not masticate the yuca to make chicha. The aucas told that they had heard the yumbos shout: Aucas auca, when they made attacks. Names of the aucas. They appear to have but one name. Men Curaga at Nushino... Wamari Curaga at Tsapino... Muipa Gustavo [nota 1 de Tidmarsh: It is interesting to note this Spanish name, and arouses a considerably query as to its origin] Wawa [nota 2 de Tidmarsh: A quichua word]25, Namu, Warkama, Kikita, Gava, Chantoa, Kara, Umara

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Women Aliva... curaga’s wife Api (Victoria), Balmira or Yumatika (Margarita), Mintaka26, Maikama, Maigari, Dayuma, Akao, Ersila (Joaquina), Lita, Boganai, Umatiki, Umíga, Ganwa, Miyima, Gami or Ngami, Umi Children Boys Zhuvi (chief’s son). Wira, Kimu, Numa, Nampa27 Girl Nahua

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NOTAS

1. Agradecimientos: la Deutsche Forschungsgemeinschaft (Sociedad Alemana de Investigación) financió mi estadía de siete semanas en Ecuador en el inicio de un proyecto sobre historias de vida huaorani. En Quito, Stephen Beckerman fue generoso como anfitrión y al compartir sus informaciones de campo. Trabajar en el Archivo Histórico del Banco Central (Quito) fue un placer gracias a la amabilidad y eficiencia de Honorio Granja. Eva König, del Museo de Antropología de Hamburgo, me proporcionó copia de fotos de los auishiri, tomadas por los fotógrafos Charles Kroehle y Georg Hübner en los años 1888-1889. Eduardo Crivelli me hizo conocer el relato de Carbajal (1995). 2. En la actualidad esta concepción ha perdido vigencia, pero la desconfianza hacia los extraños sigue incólumne: en 1990, corrían rumores que los ingenieros petroleros habían asesinado a varios huaorani, a fin de enlatar su carne para ser utilizada como comida para perros y gatos (Rival 1996, p. 72). 3. Posiblemente era Api la empleada en la casa de Quito de Carlos Sevilla, el dueño de la hacienda Illa, de quien dos misioneras del ILV intentan aprender la lengua huao. Esto no fue posible, ya que Api entremezclaba palabras quichua, que Sevilla atribuye a que es una quichua que vivió muchos años con los huaorani (Wallis 1996, p. 30). 4. Por ejemplo los secoya del río Aguarico, cuya tradición oral es en muchos aspectos confiable desde el punto de vista histórico, diferencian claramente a los auishiri de los « auca ». A su vez, los huaorani con los que hablé a principios del 2001 negaron terminantemente que los atributos que aparecen en las fotos de los auishiri tomadas en 1888-1889 por los fotógrafos alemanes Hübner y Kröhler (conservadas en el Museo de antropología de Hamburgo) sean huaorani. 5. Una viva muestra de esto es el informe escrito en 1742 por el jesuita Magnin (véase Cipolletti 1998). 6. El autor del documento escribe « Grifa ». Me he decidido a hacer esta corrección, pues « Grefa » es la forma habitual de este apellido en la región. 7. En un proyecto sobre historias de vida huaorani, viajé en enero del 2001 del territorio huao a Quito con la intención de regresar una semana más tarde para lograr traducciones más fieles de lo grabado. Una sublevación indígena bloqueó las rutas durante dos semanas, las que empleé en rastrear en los archivos material sobre el enigmático pasado de los huaorani. 8. Además del informe de Tidmarsh existió evidentemente otro informe sobre el cautiverio de Joaquina, escrito por David Cooper, un joven misionero norteamericano, jefe de la estación misionera de Archidona, y que es el citado por Blomberg (1996, p. 31). 9. Dado que los misioneros protestantes querían ser los primeros en contactar a los huaorani, el silencio de Tidmarsh puede haber tenido por fin impedir que otros grupos (como los josefinos) pudieran valerse de sus informaciones. El punto de vista canónico sobre la actuación de la misión protestante en la región lo presentan escritos de miembros del ILV, como Elliot 1981, 1989 y Wallis 1996. Los trabajos críticos son numerosos, entre otros, Stoll (1992). Una visión a la vez crítica y mesurada es la de Cabodevilla (1994, p. 341 ss.). 10. Aparentemente nunca intentó comercializar los productos de su hacienda. Como la mayoría de los destinos de los pioneros en esa región y en esa época, el de Sam Souder posee numerosos ribetes novelescos (véase Cabodevilla 1994, p. 259).

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11. Ome (= Umi), que huyó en 1947 de su grupo junto con Dayuma para escapar a las matanzas internas, quedó paralizada por la sorpresa y el terror al ver la enorme cantidad de gente que vivía en un pueblo cercano. Según sus palabras, los huaorani pensaban que las hormigas estaban compuestas por muchos individuos, pero jamás los seres humanos (Ome, comunicación personal, Toñampare, enero 2001). 12. Es probable que, dado que se trataba de un ser vivo, los huaorani concibieran que los objetos que caían de su interior eran las entrañas del animal. 13. También hubo una cautiva que se enamoró perdidamente del cacique que la había raptado y lo acompañó hasta el momento de su ejecución a mano de los militares argentinos (Sosa 2001, p. 204 s.). 14. Por ej. Maruja Huatatoca vive aún en la región (Dayuma, comunicación verbal, Toñampare, 2001). 15. El número entre corchetes indica el número de página del original. 16. Joaquina y una pareja indígena fueron atacados por diez huaorani, que asesinaron a la pareja y se llevaron a la niña (Blomberg 1996, p. 23 ss.). 17. Posiblemente la hija de Sam Souder, en cuya hacienda, situada en la desembocadura del río Arajuno en el Napo, vivía Joaquina. 18. Tidmarsh deduce que « barradero » (en vez de varadero, fondeadero) proviene de la palabra « barro ». Si bien etimológicamente incorrecta, el barrial y el lodo característicos en los varaderos del Oriente ecuatoriano hacen comprensible el error de Tidmarsh. 19. Tradicionalmente los casamientos son decididos por los ancianos y se realizan en ocasión de una fiesta (véase Rival 1996). El informe escrito por Cooper, citado en Blomberg (1996, p. 29), da como motivo de la huida que un niño, al que Joaquina cuidaba con otras mujeres, se ahogó en el río y ella temió las represalias. 20. No hallo en la bibliografía datos que sustenten esta afirmación. Quizás Joaquina interpreta como una costumbre huao lo que fue un suceso particular. 21. Llushan pishcu, llamado en otras áreas munami, es un ave pequeña de color azul claro, que hace su nido con algodón (Orr y Wrisley 1981, p. 102). 22. Los signos de interrogación pertenecen al autor del documento. 23. Tachado: (escrito a máquina) « however Dr. Tschopp has one fitted with a handle which was found in an auca house », y finaliza, escrito a mano: « on a playa of the Misahuali ». 24. Se refiere posiblemente al libro de Tessmann, publicado en 1930. 25. Aquí no se trata de la expresión quichua para « niño », sino del nombre Wawae, mencionado por Wallis (1996, p. 37). Es posible identificar algunas personas del grupo a partir de las informaciones de Dayuma a los misioneros. Dayuma vivía aún allí cuando estuvo Joaquina: Wawae era su hermano mayor, Gikita su tío paterno, Karae su abuelo (Wallis 1996, pp. 37, 44). 26. Tía materna de Dayuma, según el árbol genealógico de Dayuma recogido por St. Beckerman (material de campo) y posiblemente también esposa de su padre (aquí aparece como « Mintara »). Más abajo se lee « Akao », seguramente Akawo, la madre de Dayuma. Gami o Ngami era su tía materna más joven, madre de Umi (Wallis 1996, pp. 87, 38, 37). 27. El hermano menor de Dayuma (Wallis 1996, p. 126).

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RESÚMENES

El testimonio de Joaquina Grefa, una cautiva quichua entre los huaorani (Ecuador, 1945). En 1944 los huaorani raptaron a una niña quichua, que escapó un año más tarde y relató lo vivido allí a un misionero inglés. En esa época, los huaorani mantenían relaciones exclusivamente agresivas con la sociedad circundante, por lo cual no se conocen hasta ahora informes de testigos, lo que hace del testimonio de Joaquina un documento excepcional. Este refleja distintos aspectos de la vida huao, incluyendo las formas de la guerra.

Le témoignage de Joaquina Grefa, captive quechua chez les Waoranis (Équateur, 1945). En 1944, un groupe de Waoranis enleva une jeune fille quechua qui réussit à leur échapper un an plus tard. Elle raconta à un missionnaire anglais sa vie parmi ces Indiens. À cette époque, les Waoranis entretenaient des relations exclusivement agressives avec la société environnante, ce qui explique l’absence d’informations extérieures sur ce groupe, faute de témoignages directs. Le récit de Joaquina revêt dès lors un caractère exceptionnel, car il décrit différents aspects de la vie quotidienne des Waoranis, y compris les actes de guerre.

The Joaquina Grefa’s testimony, a Quichua girl kidnapped by Huaorani (Ecuador, 1945). In 1944, a group of Huaorani kidnapped a Quichua girl, who escaped a year later and narrated the story of her life among the Huaorani to an English missionary. Back then, relations between the Huaorani and the surrounding society were exclusively aggressive. For that reason, there were no eyewitness accounts. This converts Joaquina’s testimony in an extraordinary document, reflecting different aspects of Huaorani life, including forms of war.

ÍNDICE

Keywords: interethnic relations, war, life-history Temas: Ethnohistoire, Ethnologie Mots-clés: guerre, relations interethniques, récit de vie Palabras claves: guerra, historia de vida, relaciones interétnicas Índice geográfico: Quechua, Équateur, Waorani

AUTOR

MARÍA SUSANA CIPOLLETTI

Institut für Altamerikanistik und Ethnologie, Universität Bonn

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Os enviados de Dom Bosco entre os Masiripiwëiteri. O impacto missionário sobre o sistema social e cultural dos Yanomami ocidentais (Amazonas, Brasil)

Maria Inês Smiljanic

NOTA DO EDITOR

Manuscrit reçu en avril 2002, accepté pour publication en juin 2002

Introdução

« Oh! Como Dom Bosco, do Céu, terá contemplado e abençoado aquêle seu filho intrépido, que, desprezando todo perigo, se embrenhara no coração da floresta, procurando os índios mais abandonados e miseráveis, para amansá-los e torná-los filhos de Deus e da Pátria! » (Giacone 1949, p. 79)

1 A Ordem Salesiana foi fundada por Dom Bosco em 1869 em Turim, Itália1. Segundo Santos (1983), Dom Bosco teria se dedicado desde o início de seu trabalho à evangelização e educação de crianças ejovens pobres, expulsos do meio rural e sujeitos à miséria nas grandes cidades da Itália que iniciava sua Revolução Industrial. O principal objetivo do trabalho de D. Bosco era dar a estes jovens uma profissão e, desta forma, integrá-los à sociedade. Portanto, grande parte do trabalho da Ordem Salesiana esteve voltado para a educação desde a sua fundação. Ao transporem esse trabalho para

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os povos indígenas, por desígnio de D. Bosco, que teria tido sonhos e visões de um trabalho a ser realizado em terras distantes, os missionários tomaram os indígenas por crianças desamparadas e consideraram ser sua missão educar esses povos com o objetivo de integrá-los ao estado nacional2.

2 O trabalho salesiano entre grupos indígenas no Brasil iniciou-se no final do século XIX, após o governador do estado do Mato Grosso, Dom Manoel Murtinho, ter doado terras para que a Ordem fundasse uma colônia entre os Bororo3. Em 1915, D. Balzola, que dirigia a colônia salesiana entre os Bororo desde 1895, foi transferido para São da Cachœira para ajudar na implementação do trabalho da Ordem nessa região4. Assim, a conformidade das práticas missionárias salesianas, entre os diferentes povos indígenas, foi estimulada pelo trânsito constante de missionários entre as diferentes regiões onde atuavam e pela vasta literatura produzida por eles.

3 Durante quase um século, a ação salesiana teve por objetivo explícito a « aculturação » indígena5. Com essa finalidade buscou concentrar essas populações em determinados centros, transformar gradualmente as moradias coletivas em individuais, estabelecer espaços domesticados para manifestação ritual e socializar as crianças indígenas em internatos6. Estas ações eram conjugadas, visando destruir a vida social e cultural desses povos, considerada profana pelos missionários7.

4 Os salesianos começaram a atuar entre os Yanomami da região do rio Cauaburis, afluente do Rio Negro, em meados da década de 19508. Desde então, os missionários passaram a adotar entre os Yanomami práticas civilizatórias semelhantes às adotadas em outros grupos indígenas. Em um primeiro momento, os salesianos construíram uma missão às margens do canal de Maturacá e convenceram os Yanomami a mudarem-se para lá; depois, incentivaram a transformação da grande casa comunal em casas individuais e, por fim, arrancaram várias crianças de suas famílias, levando-as para internatos onde permaneceram até atingirem a maturidade.

5 Entretanto, como não poderia deixar de ser, a peculiaridade cultural de cada grupo indígena imprimiu uma tonalidade própria ao quadro resultante da presença salesiana, pois, como afirma Sahlins (1990), um evento histórico é sempre a atualização de um sistema simbólico, sendo a síntese criativa de um conjunto conceitual e um acontecimento. Assim, apesar da conformidade das práticas adotadas pelos salesianos em Maturacá com as adotadas em outras áreas indígenas, a ação missionária desencadeou entre os Yanomami uma situação singular, levando a reestruturação e redefinição de categorias espaciais, sociais e escatológicas do grupo. Vejamos então o quadro resultante do encontro entre os Yanomami e os salesianos, dos primeiros registros sobre a migração do grupo para a região do Cauaburis à sedentarização em torno da missão; do grupo local ao sistema de articulação inter-comunitário; do sistema ritual funerário ao destino post-mortem.

Do Rio Demiti ao Canal de Maturacá: o contato com a frente missionária e o fim do processo de expansão

6 Alguns habitantes das comunidades de Maturacá, Ariabu e Nazaré se autodenominam Masiripiwëiteri, nome de uma comunidade onde residiram, nas cabeceiras do Cauaburis. Eles são conhecidos na literatura sobre os Yanomami como Kohoroxiteri, Kõhõrõxithari ou Kohoroxiwëthari e se tornaram famosos por terem participado do

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ataque a uma família cabocla na região do rio Demiti, seguido do seqüestro de Helena Valero, que se casou com homens Yanomami e viveu entre eles por mais de 20 anos (Valero 1984). Os Yanomami dessas comunidades afirmam que Kohoroxiteri é um nome utilizado por outros grupos para denominá-los, portanto, utilizarei preferencialmente o termo Masiripiwëiteri para me referir a este grupo de pessoas, dando preferência a forma como eles se autodenominam.

7 Segundo Cocco (1972), os Masiripiwëiteri e os Karawëtari foram os primeiros Yanomami a cruzar o Orinoco e migrar para a região de Mavaca em decorrência de brigas com os Xamatari, outro subgrupo Yanomami. Os Masiripiwëiteri e os Karawëtari teriam chegado às cabeceiras do Cauaburis e Marauiá, aproximadamente, em 1920. Giacone (1949, p. 121) refere-se a eles como os Macu do Cauaburis e relata ataques a balateiros no alto Cauaburis, em 1925. Pelas referências citadas, podemos considerar que, na década de 1920, o território utilizado pelos Masiripiwëiteri estendia-se até o rio Demiti.

8 Ferguson (1995) afirma que os Masiripiwëiteri migraram para o Brasil em busca de bens manufaturados dos quais se tornaram dependentes em decorrência de contatos anteriormente estabelecidos com balateiros na Venezuela. Não encontrei registros sobre esses contatos. Segundo um dos Masiripiwëiteri entrevistados, os brancos foram vistos pela primeira vez às margens do Cauaburis, ao voltarem de uma caçada na região da Serra do Padre9. Apesar de relatarem que, ocasionalmente, perambulavam por antigos acampamentos de regionais em busca de panelas, facas e outros objetos de metal abandonados e de terem, algumas vezes, se dirigido aos pontos onde se encontravam os marcos da fronteira Brasil-Venezuela para se apossarem das placas de metal que transformavam em facas e outras ferramentas cortantes, os Yanomami negam que estas movimentações tenham sido ocasionadas simplesmente pelo interesse por objetos manufaturados. Os Masiripiwëiteri afirmam que se movimentavam periodicamente com mulheres e crianças para roças localizadas na região do rio Demiti, seguindo o hábito de plantio de novas roças e abandono de antigas após um determinado período de tempo.

9 Parece-me, portanto, que nas duas primeiras décadas do século XX, são pequenas as mudanças no padrão de assentamento dos Masiripiwëiteri decorrentes do contato com segmentos da sociedade nacional. Como em outras regiões da área Yanomami, num primeiro momento, a sociedade nacional propiciou um processo de expansão territorial, ao dizimar a maior parte dos povos indígenas que ocupavam as áreas circunvizinhas, deixando o território livre para os Yanomami. Num segundo momento, entre os anos 1920 e 1940, os Yanomami começaram a se confrontar cada vez mais com a população regional, que também avançava sobre aqueles territórios, instaurando confrontos armados e um aumento de doenças infecto-contagiosas10.

10 Na década de 1940, ocorreram as primeiras tentativas de pacificação dos grupos Yanomami da região do Cauaburis pelo Serviço de Proteção do Índio (SPI) 11 mas, segundo Giacone (1949, p. 122), os Yanomami evitaram os contatos, recusando os objetos deixados pelos sertanistas. Eduardo Galvão (1979), que esteve na região do alto Rio Negro nos anos 1951 e 1954-1955, noticiou a existência de grupos Yanomami entre o Marauiá e o Cauaburis e assinalou a construção de um barracão, na foz do Iá, por um missionário salesiano, com o objetivo de atrair os grupos dessa região. A informação, provavelmente recolhida em sua viagem de 1951, referia-se às primeiras tentativas do padre salesiano Antônio Góis de estabelecer contato com os Yanomami do Cauaburis.

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Foi apenas em 1952, quando uma expedição comandada pelo Padre Antônio Góis encontrou um grupo de jovens caçadores nas proximidades do canal de Maturacá, que os Masiripiwëiteri passaram a ter relações amistosas e regulares com membros da sociedade regional (Cocco 1972, pp. 95-96).

11 Dois anos após este primeiro encontro, o Padre Góis fundava a Missão Nossa Senhora de Lourdes, às margens do canal de Maturacá, dando início ao processo de sedentarização dos grupos Yanomami da região do Cauaburis. Depois do estabelecimento da missão, por dois anos, os Yanomami fizeram visitas constantes ao local, período durante o qual construíram uma nova moradia e roças. Em 1956, os Masiripiwëiteri abandonaram a no sopé do Pico da Neblina e mudaram-se para as proximidades da missão, onde se encontram até hoje. Atualmente, existem no canal de Maturacá duas grandes aldeias: Maturacá e Ariabu, divididas pelo rio, e algumas casas dispersas. No local está concentrada uma população de cerca de 800 pessoas.

12 Na época de sua fundação, o prédio da missão foi erguido à margem esquerda do canal de Maturacá. Após um incêndio que o destruiu, um outro prédio foi construído num ponto mais próximo à aldeia de Ariabu. É uma construção gigantesca de madeira, coberta de zinco e dividida em quatro partes: a residência dos padres, a cantina, a igreja e a escola. Na cantina um irmão leigo vende artigos variados: alimentos, roupas, sapatos, carnes salgadas, etc. A igreja é um vasto salão, com bancos de madeira e um altar ao centro com uma pintura representando a conversão dos Yanomami; sua porta está voltada para um pátio amplo onde ocorre a maior parte das atividades festivas que envolvem um grupo maior que a comunidade local: geralmente atividades religiosas católicas, escolares e associativas. Próximo à igreja estão as instalações da escola: um pequeno escritório, a sala dos professores e, na lateral, em posição simétrica à igreja, as salas de aulas.

13 Em 1989, foram concluídas as construções para abrigar o 5o Pelotão de Fronteira em Maturacá. As instalações do 5o pef consistem em um conjunto de casas de madeira – alojamentos individuais e familiares, farmácia, posto médico, comércio – circundado por uma grande cerca de arame, tendo logo na entrada uma pista de pouso pavimentada. Segundo o comandante do Pelotão, ali residem cerca de 45 pessoas entre soldados e familiares. O pef localiza-se próximo a Ariabu, sendo que uma estrada de terra que parte do quartel corta o círculo da aldeia ao meio, permitindo que se chegue de trator até o campo de futebol, localizado em frente à missão.

14 Nas proximidades da aldeia de Maturacá está o posto da FUNAI e um posto de atendimento médico construído pela Fundação Nacional de Saúde (FUNASA) e que, durante o período em que estive em área, era ocupado pela ong francesa Instituto pelo Desenvolvimento Sanitário em Meio Tropical (IDS), responsável pelo atendimento médico-ocidental na região12. Ambos estão situados às margens do canal de Maturacá, sobre os restos de piso do antigo prédio da missão.

15 Após quase cinco décadas de permanência nas imediações da missão, o tamanho das aldeias de Ariabu e Maturacá destoa do padrão de assentamento encontrado na maior parte da área Yanomami. Os Yanomami vivem geralmente em casas coletivas, redondas, que denominam de xapono, sendo que cada comunidade local possui cerca de 50 pessoas. Estas comunidades, apesar dos vínculos sociais que ligam umas as outras, se definem ideologicamente como grupos autônomos. Quando um grupo local se expande demograficamente, acaba por se cindir em novos grupos, que se afastam gradualmente do grupo originário. Embora a instalação de missões, postos e pelotões venha

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acarretando mudanças neste padrão, levando a uma polarização das trocas matrimoniais em direção as comunidades próximas a estes centros e propiciando uma maior concentração populacional nestes pólos de atração, Maturacá é a localidade com maior concentração populacional.

FIG. 1 – Esquema das aldeias de Maturacá, Ariabu e adjacências. O impacto demográfico sobre a organização do grupo local.

16 Fontes escritas e orais sugerem que esta concentração se deve, em parte, à incorporação sistemática de outras comunidades Yanomami pelos Masiripiwëiteri13. Documentos produzidos pela missão, pela Comissão pela Criação do Parque Yanomami (CCPY)14 e pela Fundação Nacional do Índio (FUNAI) mencionam a existência de algumas comunidades vizinhas à Maturacá que deixaram de existir. Assim, em 1957, o Padre Salesiano Franz Knobloch relata a existência de quatro aldeias na região do Cauaburis e afluentes: os Masiripiwëiteri, próximo ao canal de Maturacá; os Wawanawëteri, próximos ao rio Maiá; os Amarokamapuiteri e os Herowëteri, a noroeste do Maiá (CCPY 1982, p. 102). Um relatório da FUNAI de 1975 também registra a existência de várias aldeias dispersas pela região: « São cerca de 400 índios waíkas15 que vivem nas proximidades da Missão, em diversas aldeias, cujas principais se denominam Serra do Padre, Corrego Jordão, Corrego Tucano e Pico da Neblina » (AHCG 1975a). Em 1977, um outro documento relata a presença na missão de dois grupos Yanomami: os Maisiripiwëiteri e os Wariwateri (AHCG 1977b).

17 Segundo relatos coletados em campo, alguns Wawanawëteri também se mudaram para junto dos Masiripiwëiteri, atraídos pela missão16. Estas pessoas permanecem até hoje nas aldeias de Maturacá e Ariabu, apesar da aldeia Wawanawëteri no Maiá ainda existir e apresentar um grande contingente populacional17. Não obtive informações sobre o destino dos Amarokamapuiteri18. Quanto à comunidade dos Herowëteri, segundo

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Knobloch (1975) e informações que coletei em campo, extinguiu-se e uma parte de seus habitantes foi incorporada pelos Masiripiwëiteri em 196919.

18 Além das evidências contidas nos relados e documentos, a própria progressão numérica da população local constitui uma evidência da incorporação de outras comunidades. A primeira informação censitária de que dispomos é de 1956. Naquele ano, a população local foi calculada em 150 pessoas, um número já alto para o padrão de assentamento Yanomami. Projetando um crescimento de 3,5% ao ano20, teríamos em 1961 uma população de, aproximadamente, 178 pessoas. Entretanto, a população já era de 220 pessoas, o que equivale a um crescimento anual de, aproximadamente, 8,5%. Atualmente, após a instalação de um serviço de atendimento médico-ocidental regular, a taxa de crescimento em 1999 foi de 3,19% (Istria 1999). Desta forma, mesmo sem levarmos em conta o relato e conhecimento de epidemias durante as primeiras décadas próximo à missão, um crescimento anual de 8,5% é totalmente irregular21.

Ano População Fonte

1956 150 CCPY 1982

1961 220 CCPY 1982

1969 287 CCPY 1982

1978 381 AHCG 197822

1980 500 CCPY 1982

1985 517 AHCG 1986

1998 794 Istria/IDS 1999

FIG. 2 – População Yanomami da região de Maturacá (1956-1999)23.

19 Este processo paulatino de incorporação de outras comunidades não levou apenas a mudanças demográficas, ele acabou também por se refletir na organização do grupo local. Os primeiros moradores da região de Maturacá passaram a ser designados pelo termo periomi, que é, provavelmente, derivado da raiz do verbo peri, përi que podemos traduzir por morar, habitar24.

20 As populações vizinhas, que foram incorporadas ao grupo local, passaram a ser designadas pelo termo kasiteri. O étimo da palavra kasiteri é kasi, que designa os lábios de uma pessoa e, por extensão, as bordas de um vasilhame e as margens de um rio. O termo, acrescido da terminação teri, designa o povo de uma comunidade. Migliazza (1967, p. 160), ao listar os grupos Yanomami da região do rio Ajarani, localiza, numa das margens do rio, um grupo que ele identifica como kasteri, que, segundo ele, pode ser traduzido como « moradores da beira ». Albert (comunicação pessoal) afirmou ter conhecimento do uso da expressão no mesmo sentido. Assim, ao que tudo indica, o termo kasiteri, derivado de kasi (lábios), que era utilizado de forma genérica para designar pessoas que viviam às margens dos rios, ganhou um novo significado, por meio de mais um deslizamento semântico, provocado por uma mudança de referencial. O termo, que antes tinha uma conotação espacial, passou a ter uma conotação social,

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referindo-se a um grupo de pessoas que passou a viver em torno de um núcleo central, formado pelos Masiripiwëiteri. Neste caso, podemos traduzir kasiteri por povos das bordas e, por extensão sociológica, aqueles que são periféricos.

21 Os periomi passaram a intermediar as relações entre os missionários e os demais grupos e indivíduos que eram incorporados e/ou que se aproximavam da missão. No contexto interétnico, o termo periomi foi traduzido como chefe. Em decorrência dos sentidos que a noção ocidental de chefe carrega, os periomi mais velhos passaram a ser vistos como mandatários legítimos de todos aqueles ali reunidos. Este fato reforçou, no cotidiano dessas comunidades, o privilégio desse grupo de pessoas na intermediação das relações com os membros da sociedade nacional.

22 « Ser periomi » tornou-se um atributo que passa de geração a geração, segundo eles, por linha agnática. Por esse mecanismo de transmissão, os Yanomami de Maturacá formalizaram uma relação de posse sobre « os seus brancos » que também está presente em outros subgrupos localizados nas imediações de postos de atração, garantindo uma relação privilegiada com os representantes da sociedade nacional. Assim, o termo periomi também tem passado por mudanças, sendo que novos valores têm sido acrescidos ao seu significante. O que surge em um primeiro momento como um dispositivo classificatório para diferenciar os primeiros moradores do local torna-se um direito político passado através das gerações. Esse direito tem garantido a esse grupo de pessoas o acesso privilegiado aos bens ocidentais25. Com a emergência de conflitos entre os periomi, as cisões internas entre o grupo sedentarizado levaram ao surgimento de facções. Estas facções reproduzem a mesma distinção estabelecida entre os moradores da aldeia, sendo formados por um grupo de periomi, em torno do qual se aglutinam pessoas designadas por kasiteri.

23 Desta forma, a circulação de pessoas entre as diferentes comunidades foi interrompida e o seu sentido foi invertido. Os grupos vizinhos foram englobados pela comunidade local em um processo de retração da expansão territorial que acompanha a reprodução social entre os Yanomami. Ao mesmo tempo, os grupos que deveriam se afastar do local de origem, fundando novas comunidades, permaneceram unidos, o que levou à formação de facções no interior da comunidade26. Como veremos, esta mudança trouxe, necessariamente, mudanças na organização espacial do grupo local.

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FIG. 3 – Grupos Yanomami que habitam a região do rio Cauaburis e afluentes.

Da maloca à aldeia: a reestruturação espacial da comunidade local

24 Nos primeiros anos de permanência próximo à missão, os Masiripiwëiteri construíram uma única maloca27, onde hoje há um campo cercado para o pastoreio de gado28. Com o crescimento desordenado e o surgimento de inúmeros conflitos, a maloca cindiu-se em duas, Ariabu e Maturacá, na década de 1970. Nestas duas novas aldeias, as grandes deram lugar a casas individuais. A aldeia de Ariabu conservou a forma circular e o pátio central, construindo, entretanto, uma casa comunitária que reproduzia parcialmente as características da maloca, onde passaram a ser realizados os rituais xamânicos.

25 A aldeia de Maturacá, por sua vez, abandonou a forma circular, construindo uma aldeia formada por uma rua com casas individuais dispostas lado a lado. Um documento produzido pela CCPY relata que o Padre Pedro Durante29, residente na Missão naquela época, mantinha uma ferrenha campanha contra a habitação coletiva: « Padre Pedro Duranti considerava o sistema Yanomami de cohabitação ofensivo e promíscuo. Encorajou-os, portanto, a abandonar esses “hábitos imorais” e a adotar o uso de moradias individuais. » (CCPY 1982, p. 104). O relatório de uma comissão da FUNAI que esteve na região de Maturacá em 1975 registra essa mudança: « Ao lado da missão foi construída uma grande aldeia com casas separadas por uma parede, à moda civilizada. A missão está sendo reconstruída com maiores instalações » (AHCG 1975a)30.

26 Um mapa produzido pela comissão da FUNAI de 1975 (AHCG 1975a) mostra a disposição da nova aldeia de Maturacá que é descrita no relatório da CCPY. A construção aboliu a praça centraleogrande xapono, que era referência espacial para os ritos Yanomami, e

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estabeleceu um espaço para a realização dos rituais funerários. É exatamente nesse local que estava o centro comunitário e, logo atrás dele, o cemitério da aldeia quando ali estive em 1999. O desenho de 1975 registrou um importante momento da transição gradual que iria culminar no final da década com a substituição da cremação das crianças e jovens pelo enterro cristão. Com o fim do espaço coletivo, parte das reuniões comunitárias foram transferidas para o espaço da missão.

Das mudanças na organização espacial do grupo local aos rituais funerários

27 Os Yanomami têm o costume de cremar os cadáveres em uma grande pira, feita de gravetos e lenha. Os ossos calcinados são cuidadosamente recolhidos e pilados e, uma vez pulverizados, guardados em recipientes próprios, geralmente feitos com um tipo cabaça, que tem a boca vedada com cera de abelha. Estes recipientes são divididos entre parentes do morto que se tornam responsáveis por organizar festas que envolvem tantos os membros da comunidade local como os moradores de comunidades vizinhas com quem mantêm relações de troca. As cerimônias em homenagem a um morto podem durar vários dias e se repetem por anos, até que toda a cinza seja consumida no mingau de banana ou noutro alimento líquido, que é servido no final da festa, antes da distribuição da carne moqueada, fruto de caçada coletiva realizada antes do cerimonial.

28 Os rituais funerários Yanomami também foram objeto de intervenção direta por parte dos missionários salesianos31. Segundo relata Knobloch, as primeiras tentativas de introduzir o enterro cristão em Maturacá datam da década de 196032. Mas, assim que o ritual foi posto em prática pelos missionários, os Yanomami reagiram, desenterrando o corpo, realizando a cremação e deixando claro aos missionários que eram contrários a essa prática. Foi logo após a mudança na organização espacial da maloca que os salesianos conseguiram pela primeira vez evitar a cremação de um cadáver. Durante a permanência de Padre Carlos33 na missão, morreu o filho de um casal Masiripiwëiteri da aldeia de Maturacá. Esse casal, que havia crescido em internatos salesianos, concordou com o enterro do filho. Desde então, tornou-se um hábito nas aldeias dessa região o enterro dos corpos das crianças e jovens em cemitérios próximos às aldeias. Apenas as pessoas mais velhas e influentes são cremadas e as cinzas guardadas para que sejam realizados os rituais funerários34.

29 O arrefecimento das práticas funerárias tradicionais veio a ser mais um fator que contribuiu para que as aldeias do local se fechassem para as demais comunidades Yanomami. As festas em homenagem aos mortos sempre foram um importante fator de agregação dos diferentes grupos aliados, sendo um motivo importante para a visita de pessoas de uma localidade a outra. Com o fim da reciprocidade intercomunitária, inerente ao ritual, os deslocamentos e contatos com os outros grupos que não foram incorporados tornam-se cada vez mais esporádicos. Esta retração das relações intercomunitárias é descrita no relatório da CCPY (1982, p. 108): « No passado, as comunidades da região do Maturacá freqüentavam grupos da Venezuela e mantinham relações socioeconômicas freqüentes com os Wawanawetheri. Atualmente, somente alguns homens mantêm esses contatos (no Rio Maiá), e as mulheres não mais os acompanham. Padre Carlos explica que “não há mais necessidade dos índios fazerem essas longas viagens” ».

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30 A transformação gradual do circuito de trocas e das relações intercomunitárias veio a atingir também os grupos circundantes, que se viram privados de importantes parceiros. Um homem Herowëteri relatou que seu grupo desfrutava de um lugar privilegiado no sistema de trocas intercomunitárias, detendo o monopólio da produção e comércio de panelas de barro na região, por ter o controle dos pontos de coleta de argila que mantinha sob a vigilância de homens armados35. Dentre os motivos citados pelos Herowëteri para o esfacelamento do grupo e a sua dispersão está o fim da rede de trocas. O grupo acabou sendo incorporado pelos Masiripiwëiteri, Wawanawëtari, Pukimapiwëiteri e Pohoroapihiwëiteri, grupos com os quais mantinha relações de troca.

31 Assim, gradualmente, as comunidades de Maturacá incorporaram boa parte das outras com as quais estabeleciam trocas. Esta incorporação levou os Masiripiwëiteri a se defrontarem com um problema novo. As trocas, entre os Yanomami, envolvem não apenas os bens (matohipë) mas também os componentes materiais e imateriais que formam a pessoa e que podem ser consumidos pela ação agressiva de outros Yanomami. Albert (1985) demonstra que, entre os Yanomam, essa troca predatória de atributos corporais é expressa através de uma teoria etiológica que atribui, de forma gradativa, poderes maléficos às demais comunidades, de acordo com a distância social e geográfica em que se encontram.

32 Entre os Yanomami de Maturacá, apesar da diferença lingüística, encontramos o mesmo conjunto de crenças, embora este modelo tenha passado por algumas modificações. Os Yanomami descrevem uma feitiçaria amorosa, de baixa letalidade, que pode ser praticada por grupos próximos, que se visitam (hama tëpë) e que, ocasionalmente, realizam trocas matrimoniais; uma feitiçaria guerreira, praticada por inimigos de outras comunidades (õka) que viajam pelas diferentes regiões, realizando ataques noturnos com substâncias letais, e a caça de duplos animais36 (norexi), exercida por Yanomami de comunidades distantes e desconhecidas.

33 Ao incorporarem as comunidades vizinhas, os Masiripiwëiteri incorporaram pessoas às quais imputavam a prática de feitiçaria e tiveram que se confrontar com o problema de terem transformado em co-residentes pessoas que poderiam causar-lhes malefícios, o que é inusitado entre os Yanomami. Como conseqüência, surgiram acusações de feitiçaria e de xamanismo agressivo dentro da própria comunidade. A possibilidade de feitiçaria por parte dos co-residentes é evidenciada no discurso corrente sobre a cremação dos cadáveres, que ainda ocorre por ocasião da morte de homens velhos e influentes. Segundo os Yanomami de Maturacá, se a fumaça liberada com a incineração do corpo voltar para o centro da aldeia, estará comprovado que o responsável por aquela morte foi um xamã residente na comunidade, pois, segundo eles, a fumaça da pessoa cremada sempre segue em direção à localidade onde moram os responsáveis por sua morte, sendo possível vê-la descer ao longe, sobre o grupo responsável.

34 Essa redefinição do caráter das relações intracomunitárias foi lenta e progressiva. Várias pessoas afirmam que houve um tempo em que os homens realizavam expedições noturnas de feitiçaria guerreira dentro de suas próprias comunidades, agindo como õka. Essas pessoas acabaram sendo identificadas e castigadas. Afirmam que hoje isto não ocorre mais. Entretanto, indivíduos do grupo dos periomi disseram-me que apenas eles estavam (e estão) sujeitos ao ataque de õka. Da mesma forma, os kasiteri acusam pessoas classificadas como periomi, de facções distintas da sua, da prática de feitiçaria e xamanismo agressivo. As formas de agressão descritas são as mesmas anteriormente

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utilizadas: o uso de substâncias venenosas na comida, o roubo e consumo do centro vital da pessoa, etc.

35 O espaço comunitário passou, portanto, a conter elementos que eram encontrados apenas no nível mais inclusivo do conjunto multicomunitário. As relações intercomunitárias parecem, assim, ter passado por um processo de condensação, transformando as relações entre kasiteri e periomi e entre as diferentes facções em equivalentes ao que antes era o conjunto multicomunitário. O perigo da proximidade física de grupos que anteriormente ficavam a alguns dias de caminhada reforçou a divisão da casa comunitária em casas individuais que são sempre mantidas fechadas e protegidas durante a noite. Desta forma, o padrão atual de moradia, além de ser produto da campanha missionária, reflete o constante perigo de ataques por parte de vizinhos imediatos.

Do conjunto multi-comunitário à sociedade nacional: a redefinição do sistema de trocas

36 Aos poucos, os Yanomami de Maturacá passaram a realizar trocas com membros da sociedade nacional. Estas trocas, entretanto, não substituem o antigo sistema, pois os brancos não são vistos como parceiros em todas as esferas: não são considerados bons genros, pois abandonam as mulheres Yanomami e não cuidam de seus filhos; não retribuem a dádiva cedendo uma irmã a outro homem e, embora possam ser convidados para os rituais funerários, não exercem nenhum papel no desempenho das obrigações que essas cerimônias acarretam. Mesmo assim, a extensão do sistema de trocas à « sociedade nacional » levou ao surgimento de acusações de feitiçaria e ataques noturnos por parte de representantes da sociedade envolvente.

37 Sahlins (1981, p. 38) já havia observado que o comércio nem sempre implica no mesmo conjunto de obrigações, servindo muitas vezes para separar as partes envolvidas, evidenciando como, apesar de complementares, elas se opõem. Assim, como o sistema de trocas Yanomami envolve a circulação dos atributos materiais e imateriais que formam a pessoa, a extensão do sistema de trocas à sociedade nacional levou também à extensão da dimensão negativa que essas trocas expressam, ou seja, a predação.

38 Os Yanomami da região de Maturacá relatam a ocorrência de ataques por uma nova categoria de õka. São os napë õka37, descritos como caboclos que habitam as mar-gens do Rio Negro e que tomam o chá de uma planta desconhecida dos Yanomami para se transformarem em animais. Geralmente tomam a forma de pássaros e sobrevoam as aldeias ao anoitecer em busca de vítimas. Esses feiticeiros são facilmente diferenciáveis dos pássaros comuns por emitirem um chilro agudo e solitário. Atacam as pessoas de forma direta – jogando dardos venenosos e letais em suas vítimas – e de forma indireta – colocando veneno na comida das pessoas. Afirmam que os napë õka sempre ficam à espreita dos periomi e de suas famílias e atacam pessoas consideradas kasiteri apenas por engano ou quando não conseguem atingir seu alvo.

39 Embora essas mudanças tenham levado à incorporação de novos agentes agressores, elas não minaram o sistema de classificação das relações intercomunitárias e das trocas que ela implica. Entretanto, uma dimensão temporal foi acrescida à classificação sócio- política das demais comunidades. Os povos que vivem em comunidades distantes passaram a ser englobados, juntamente com os antepassados dos Masiripiwëiteri, pela

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categoria xomayaiwë. Uma expressão cujo significado sugere a junção de duas categorias distintas: inimigos potenciais de outros grupos Yanomami e antigos co-residentes mortos, associação que se tornará mais clara após discutirmos as mudanças referentes às representações que envolvem o destino post-mortem das pessoas, assunto que trato a seguir.

As mudanças nos rituais funerários e o destino post- mortem da pessoa

40 Postas as mudanças no padrão de assentamento, no espaço e no sistema de trocas intercomunitário, resta, antes de concluirmos, retomar alguns aspectos referentes a estas mudanças nas representações relativas ao destino post-mortem.

41 Após a morte, o pore, um dos componentes metafísicos que formam a pessoa Yanomami38 e que tem uma aparência similar à aparência física da pessoa em vida, deixa o corpo e segue viagem para o mundo dos mortos. Ele dirige-se para as bordas da terra, onde o céu quase toca a terra, e sobe pelas costas do céu, até a aldeia dos mortos que se localiza neste nível celeste, logo acima do local onde aquela pessoa morou em vida.

42 Antes da introdução do enterro cristão, salvo raras exceções, os corpos eram então cremados numa grande pira funerária. Atualmente, apenas os corpos dos homens velhos e influentes são cremados. A fumaça liberada pela cremação é considerada particularmente perigosa pelos Yanomami, podendo causar doenças, motivo pelo qual, na manhã seguinte à cremação, todos devem se banhar39. Os ossos calcinados são então pulverizados e guardados em cabaças, lacradas com cera de abelha. Estes recipientes contendo as cinzas do morto são distribuídos entre seus parentes que tornam-se responsáveis por organizarem as festas nas quais as cinzas e os demais pertences do morto serão pouco a pouco consumidos.

43 A não realização dos rituais funerários condena a pessoa a vagar pela floresta eternamente na forma de « fantasma » (pore). Assim, existe uma localidade próxima à região do igarapé Tucano, no sopé do Pico da Neblina, onde dizem ser possível encontrar os « fantasmas » do filho e da esposa de um antigo periomi de Maturacá. A esposa do periomi, enfraquecida por uma epidemia, caiu no rio ao atravessá-lo, levando consigo a criança que carregava na tipóia e por mais que tenham procurado, seus corpos jamais foram encontrados para serem cremados. Da mesma forma, algumas pessoas afirmam que numa localidade do rio Cauaburis, onde estão enterra-dos os corpos de alguns garimpeiros, é possível ver seus pore andando errantes.

44 Vagar sob a forma de pore é também o destino daqueles que cometem incesto ou são avaros em vida. Para os Yanomami, as duas atitudes são similares pois, conforme me disseram, a crença dos brancos de que os filhos de um homem com sua própria filha nascem defeituosos é mentirosa e o único motivo para condenar tal relação é o fato de este homem ser avaro com a filha, isto é, reter para si uma mulher que deveria ser dada a outro homem. O motivo alegado pelos Yanomami é que os corpos dos homens avaros não queimam completamente. Quando alguém encontra na floresta o pore (fantasma) de uma dessas pessoas, pode ver claramente na sua face o sinal do fogo com que seus parentes tentaram cremá-lo. Seus corpos são, portanto, similares aos daqueles que não receberam o tratamento funerário adequado. Mas, diferentemente dos pore das pessoas

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que, por alguma razão, não foram cremadas, o pore dos homens avaros pode deixar de existir ao entrar no corpo de um animal de caça, morto e consumido pelos Yanomami vivos40.

45 Além disso, os corpos enterrados também podem exercer efeitos deletérios sobre os vivos. Uma das histórias contadas pelos Masiripiwëiteri, sobre a introdução da tuberculose entre eles, atribui o primeiro caso da doença a um homem Yanomami que teria tido contato com um cadáver, ao cair numa cova, no cemitério de Santa Izabel, cidade próxima ao local onde o rio Cauaburis deságua no Rio Negro.

46 Imbuídos dessas analogias, os Yanomami especulam sobre o destino das pessoas batizadas que são enterradas. Assim, na região do Cauaburis, apesar dos Yanomami afirmarem que o pore das pessoas batizadas não segue para a aldeia dos mortos, indo para a aldeia de Jesus, ao invés de ficar vagando sem destino como os demais pore, a permanência dos ossos dos cadáveres que não foram cremados parece tornar-se para eles uma presença incomoda.

47 Como observam Clastres e Lizot (1978, p. 105), entre outros, os ritos funerários Yanomami visam apagar todo traço do morto sobre a terra, consumindo pouco a pouco as cinzas e destruindo os bens do morto. Os bens, matohipë, entre os Yanomami são objetos feitos para serem trocados e circular, podendo assim alcançar, rapidamente, comunidades desconhecidas por seus primeiros donos41. Estes objetos sempre carregam a marca daqueles que os possuíram e, principalmente, daqueles que os confeccionaram. Esta marca é designada pelo termo kano42. Os objetos manufaturados, que da mesma forma são denominados matohipë, também carregam a marca de seus usuários, pois o manejo e o conseqüente desgaste de um objeto é uma lembrança daqueles que o possuíram.

48 Uma vez que o objetivo da destruição dos bens do morto é apagar os traços de sua existência na terra, não é de se estranhar que, com a permanência dos ossos pelo enterro dos cadáveres, os bens das pessoas mortas tenham passado a ser redistribuídos dentro da própria comunidade. Desta maneira, impede-se que a lembrança dessas pessoas seja destruída, passando a circular indefinidamente entre os vivos. Os pertences do morto parecem estar condenados ao mesmo destino dos pore dos incestuosos e avaros. Isto nada mais é do que uma conseqüência do destino escatológico interrompido de seus próprios donos.

49 A permanência dos ossos, dos bens dos mortos e da lembrança de sua existência leva- nos a uma outra questão de ordem cosmológica: a possibilidade do fim do mundo dos vivos pela volta dos fantasmas que habitam o primeiro nível celeste43. Esta possibilidade é expressa de diversas formas: em relatos de pessoas que encontram fantasmas perdidos pela floresta, em narrativas míticas que falam do retorno dos mortos, na prática xamânica que garante que o céu não desabe em decorrência do peso dos mortos, etc.

50 Para os Yanomami, apesar da disjunção vertical entre o mundo dos vivos e dos mortos, eles estão ligados por um caminho que é percorrido pelos componentes imateriais da pessoa depois da morte44. Como afirmei anteriormente, é nos confins da terra, onde a abóbada celeste desce até quase tocar o chão, que eles, os fantasmas dos mortos (pore), sobem, pelas costas do céu, até a aldeia dos mortos. Assim, os ritos funerários garantem não apenas que os fantasmas possam seguir seu caminho, mas também que os dois

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mundos permaneçam separados pois, enquanto os traços do falecido perdurarem, o pore do morto pode ainda manifestar-se no mundo dos vivos45.

51 Hoje, surgem relatos sobre a presença de fantasmas não apenas na floresta, mas também nas aldeias. Em Maturacá, por exemplo, era constante a preocupação de uma senhora cega que vivia amedrontada pela presença dos pore de mortos, que ela havia conhecido em vida, rondando sua casa noite a fora. Seus parentes tomavam constantemente medidas para afugentá-los, como jogar água benta pela casa.

52 Diante destes paralelos, não é de estranhar que os Yanomami receiem pelo destino dos mortos, batizados em vida, que são enterrados. Recentemente, na aldeia de Nazaré, a morte do filho de um periomi trouxe a retomada dos rituais funerários. Os pais da criança, cheios de dúvida em relação à morada de Jesus, após inúmeras discussões, decidiram que seria melhor garantir ao filho um local na aldeia dos mortos. Os pais desenterraram a criança e cremaram o corpo, ato que foi seguido por todos aqueles que tinham parentes enterrados no cemitério da aldeia.

Conclusão

53 Este artigo coloca em evidência as mudanças engendradas nas categorias espaciais, políticas, sociais e escatológicas dos Masiripiwëiteri pelo confronto entre alguns princípios da cosmologia do grupo e princípios cristãos da Ordem Salesiana. Além disso, demonstra que as reavaliações funcionais destas categorias podem esbarrar em limites impostos pela lógica simbólica inerente à reprodução social Yanomami. Como vimos, o fato de a região do rio Cauaburis ter sido objeto da ação missionária salesiana confere- lhe uma certa peculiaridade. A política sistemática de alteração do espaço comunitário e intercomunitário, a prática de internatos e o combate às práticas funerárias tradicionais acabaram levando a uma reordenação de todo o sistema de trocas em escala que não observamos em nenhuma outra parte da área Yanomami.

54 Para os Yanomami, a troca – concebida como um fluxo contínuo de bens, substâncias e pessoas – vincula as diferentes comunidades Yanomami umas as outras e o mundo dos vivos ao mundo dos mortos. Entretanto, as comunidades Yanomami se definem ideologicamente como mônadas, que se contrapõem ao mundo externo. Os rituais funerários reforçam esta concepção, marcando a dissociação entre vivos e mortos e estabelecendo a descontinuidade no fluxo de trocas, que se iniciou com o advento da vida do indivíduo, agora morto. Esta concepção de uma sociedade auto-contida que se contrapõe a uma alteridade que deve ser incessantemente expulsa para fora de seus limites, encontra expressão nos mitos, na reprodução dos grupos sociais e no padrão de assentamento Yanomami. Estas esferas estão de tal forma imbricadas que a alteração gradual do padrão de assentamento levou a um processo de reversão do movimento centrífugo de reprodução social Yanomami. Os inimigos e os mortos, que antes se localizavam em espaços distintos, passaram a partilhar o mesmo espaço que os co- residentes e os vivos. A categoria xomayaiwë, ao referir-se tanto aos grupos desconhecidos, inimigos em potencial, como aos mortos, denota esta confusão inerente às mudanças no sistema ritual dos Masiripiwëiteri e demonstra que inimigos e mortos são alteridades distintas porém « estruturalmente » intercambiáveis na medida em que permitem definir « nós », aliados e vivos, em oposição aos « outros », inimigos e mortos. Como ressaltou Carneiro da Cunha (1978) em sua análise do sistema funerário Krahó, a oposição « vivos » e « mortos » parece ser um « operador classificatório

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primário », que encontra consonância nas categorias espaciais « dentro » e « fora ». Assim, entre os Masiripiwëiteri, o processo de reavaliação histórica da articulação de suas categorias sociais e ontológicas acabou encontrando seu limite na necessidade lógica, imposta por seu sistema cultural, em estabelecer, constantemente, a ruptura entre o mundo interno e externo cujos extremos são representados pelas categorias vivos e mortos. Como vimos, o arrefecimento das práticas funerárias levou à intromissão dos mortos no mundo dos vivos. O mundo retraiu-se a ponto de tornar-se um cosmos condensado onde todas as categorias de seres competem por ocuparem o mesmo espaço, o que suscita forte reação por parte dos Yanomami pois a presença dos mortos entre os vivos é prenúncio do fim da sociedade, fato que pode ser considerado uma metáfora mítica da im-possibilidade histórica da transformação do universo social Yanomami pela ação civilizatória salesiana.

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WILBERT J. e K. SIMONEAU (eds) 1990 Folk Literature of the Yanomami Indians, UCLA Latin American Studies, 73, UCLA, Latin American Center Publications, Los Angeles.

NOTAS

1. Agradeço os comentários feitos por Bruce Albert, Alcida Rita Ramos, Júlio Cezar Melatti e pelos pareceristas anônimos do Journal de la Société des Américanistes às antigas versões deste texto. Uma versão deste trabalho foi apresentada na 23ª Reunião Brasileira de Antropologia, no fórum « Missões Cristãs em Área Indígena », coordenado por Marta Amoroso e Paula Monteiro. 2. Entre dezembro de 1999 e julho de 2000, estive na região do alto Rio Negro onde prestei assessoria antropológica ao « Projeto de Saúde Yanomami », financiado pelo convênio 0386/99, firmado entre o Instituto pelo Desenvolvimento Sanitário em Meio Tropical (IDS) e a Fundação Nacional de Saúde (FUNASA). Embora minha assessoria tenha sido concluída em junho, permaneci na região até julho, organizando uma viagem fluvial à região do Toototobi, para visitar o subgrupo onde realizei pesquisa de campo entre janeiro de 1997 e maio de 1998. 3. Ver Novaes (1999, p. 345). 4. Santos (1983) e Alagna (1987). 5. Ver Novaes (1993), Cabalzar (1999) e Menezes (1999). 6. Segundo Santos (1983), o primeiro internato salesiano foi fundado em São Gabriel da Cachœira em 1914, sendo seguido pelo de Barcelos (1916), Taracuá (1925), Yawareté (1928), Pari-Cachœira (1942), Tapuruquara (1946), Içana (1955), Cauaboris (1967). Ver também Novaes (1993 e 1999) e Cabalzar (1999). 7. Veja, por exemplo, o depoimento de João Marchesi, missionário salesiano que trabalhou entre os grupos Tukano e Maku da região do Rio Negro na Amazônia brasileira desde o final da década de 1910. Segundo ele: « […] A grande maloca é muito perigosa, seja do ponto de vista moral ou sanitário. Devemos começar a solapar o costume de viver na maloca através da instrução dos mais jovens no internato gratuito: este é o primeiro passo para agir sobre o genitor. Monsenhor Giordano conhecia muito bem a maloca em sua dança orgiástica que dura dias e noites seguidas… » (apud Santos 1983, p. 45).

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8. A população Yanomami é de aproximadamente 25 000 pessoas, sendo que 15 000 vivem na Venezuela e 10 000 no Brasil. Ocupam uma área de cerca de 20 000 000 hectares, entre as coordenadas 0 e 5 graus norte e 61 e 67 graus oeste, sendo que no Brasil foi demarcada uma área de 9 664 975 hectares em 1992. Constituem uma família lingüística isolada composta por, pelo menos, quatro línguas diferentes: Yanomami, Yanomam, Sanumá e Yanam, cuja diferenciação mais antiga dataria de 7 séculos (Migliazza 1972). As comunidades aqui citadas são falantes da língua Yanomami. 9. Caçavam em um sítio que era conhecido naquela época por ter muitos mutuns. Hoje, os

Yanomami referem-se ao local como Paruri kë nowaha wa të praanorë yai mai wëhëi hami (no local onde dizem que não existem mais mutuns para matar). Trata-se de uma localidade às margens do Cauaburis onde um grupo de pessoas Masiripiwëiteri tem uma roça e que é denominada, em português, Sítio Aliança. 10. Sobre este processo, ver Albert 1985, pp. 64-66 e 1992. 11. Órgão do governo brasileiro, criado em 1910, que foi responsável pela implementação da política indigenista até 1966, quando foi extinto e substituído pela Fundação Nacional do Índio (FUNAI), em 1967. 12. Entre 1995 e 2000, o atendimento médico-ocidental na região do Cauaburis e afluentes e na região do Padauari era realizado pelo IDS. A partir de 2001, esse atendimento teve continuidade pela ong brasileira – Instituto Brasileiro pelo Desenvolvimento Sanitário (IBDS) – criada por funcionários do IDS. 13. Early e Peters (2000) também registraram a incorporação de membros de comunidades vizinhas por comunidades próximas ao posto missionário entre os Yanomami do rio Mucajaí. 14. Em 1981, uma equipe da CCPY visitou as aldeias do rio Cauaburis e afluentes para realizar uma vacinação de sarampo. As informações contidas no relatório da CCPY de 1982, aqui citado, foram recolhidas no local, durante essa visita. 15. O termo Waiká, utilizado aqui, provavelmente, para designar a família lingüística, significa na língua Yanomami « guerreiro », « bravo », e é encontrado nos documentos produzidos pelo spi na época dos primeiros contatos com os Yanomami, para se referir aos grupos da região do Catrimani. 16. O mesmo Padre Góis iria fundar em 1961 a missão Sagrada Família de Marauiá entre os Karawëtari, que seria abandonada após a sua morte em 1976. No ano de 1978, os irmãos Laudato assumem essa missão (Laudato 1998, p. 47). Por aproximadamente uma década, Maturacá foi o principal centro da ação missionária salesiana na área Yanomami e o único na região do rio Cauaburis. As demais aldeias recebiam visitas periódicas de missionários, sendo que em 1999 os

Yanomami me informaram que um grupo de irmãs, responsáveis por uma escola na comunidade do Maiá, planejava manter residência permanente na localidade. 17. Giuseppe Gravero, baseado em depoimentos recolhidos entre os Wawanawëteri, também confirma que, antes do estabelecimento da missão, a comunidade dos Wawanawëteri era bem mais numerosa, sendo que parte de seus habitantes passou a morar com os Masiripiwëiteri (AHCG 1978). 18. Talvez seja o grupo Karawëtari que, segundo Chagnon, teria abandonado uma roça denominada Amarokoböwei, para viver com outros Yanomami (Chagnon 1974, p. 62). 19. De acordo com um censo que realizei no primeiro semestre de 2000, na região de Maturacá vivem 21 pessoas que se identificam como Herowëteri. Os demais membros dessa comunidade seguiram para Maiá, Pukima e Pohoroapihiwëiteri. Além de terem incorporado grupos mais extensos, os Masiripiwëiteri também incorporaram indivíduos de comunidades dispersas por epidemias e guerras. 20. Esta é a taxa média de crescimento anual nas áreas onde o atendimento médico-ocidental conseguiu reverter a mortalidade, decorrente da introdução de novas moléstias (Francisco e Oliveira 1997, p. 19).

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21. Em junho de 1975, por exemplo, as comunidades de Maturacá foram atingidas por uma epidemia de sarampo (AHCG 1975b). 22. Giuseppe Gravero computa em seu censo 362 pessoas (Ariabu: 156 pessoas e Maturacá: 206), mantendo separadas 19 pessoas que classifica como isoladas (não residentes nas duas aldeias).

Estas pessoas residiam na missão, estando entre elas a família do Yanomami que trabalhava na época como prático para a missão. Desta forma, acrescentei estas pessoas ao censo por residirem no local. Naquela época, a aldeia de Nazaré, na foz do Iá, já contava com 38 pessoas, algumas delas oriundas de Ariabu (AHCG 1978). 23. O Arquivo Histórico Clara Galvão contém alguns censos realizados pelos salesianos. Entretanto, esses censos trazem a população total das regiões de Maturacá e Maiá. Knobloch também apresenta dados censitários em seus textos (1970 e 1975), mas suas informações são imprecisas, trazendo, por exemplo, um contingente populacional distinto para o mesmo período. Assim, afirma que, em 1964, a população de Maturacá era de 250 pessoas, para em seguida afirmar que era de 222 pessoas (1970, pp. 185 e 198). 24. Em Yanomam piri. Para tradução do termo përi em Yanomami, ver Lizot 1975. A única referência que encontrei na literatura sobre este termo foi num documento da FUNAI de 1978, referente aos grupos da região do Cauaburis. Não encontrei termo similar em outras regiões. 25. Apenas um homem designado como kasiteri, oriundo da comunidade de Maiá e que foi criado pelos missionários, conseguiu romper o fluxo privilegiado de bens em direção aos periomi. 26. Em cinco décadas apenas, o grupo de pessoas, anteriormente citado, abandonou a região de Maturacá para fundar a aldeia de Nazaré. 27. Biocca (1971, p. 362) reproduz uma foto da casa coletiva dos Masiripiwëiteri tirada por Luigi Cocco em Maturacá. 28. Trata-se de um gado cedido pela FUNAI à comunidade de Ariabu e que foi apropriado pelo homem Yanomami da região de Maiá, criado pelos salesianos. 29. Os anos 70 parecem ter sido os mais marcantes. Em 1971, o Padre Luís Stefani afoga-se no canal de Maturacá sendo substituído pelo Padre Teixeira, um missionário fanático que teve inúmeros conflitos com os Yanomami. Em um documento da FUNAI, o chefe de posto da região do

Cauaburis relata um clima de grande descontentamento dos Yanomami em relação à missão (AHCG 1973). 30. Dom Miguel Alagna (1987), bispo de São Gabriel da Cachœira de 1967 até o final da década de 1980, também citou em uma entrevista concedida a John Barham, jornalista da Time Magazine, a transformação da aldeia circular em casas individuais como uma conseqüência da presença salesiana: « A primeira vez que eu cheguei no meio dos Yanomami, Maturacá, eles viviam em forma de círculo, tudo ao redor, são várias… a aldeia é grande. Então, como tinham ido os salesianos lá já não viviam em forma de círculo, mas cada um tinha a sua casa » (p. 5). 31. A igreja católica só permitiu a cremação dos mortos em 1964, por um Decreto do Santo Ofício, assinado pelo cardeal Alfredo Ottaviani (Knobloch 1970, p. 156). 32. « Un problematica simile si offerse riguardo alla sepoltura dei morti. Furono gli stessi Indi a pregare padre Schneider di seppellire i loro morti. Ma quando, qualche mese più tardi, riesumarono i resti mortali per cremarli, i missionari si rifiutarono di intraprendere nuove inumazioni » (Knobloch 1975, pp. 156-157). 33. Padre Carlos assumiu a missão de Maturacá em 1978. 34. Nestes casos, o corpo pode ser enterrado momentaneamente para depois ser cremado. Como foi o caso da cremação de um grande xamã, que morreu quando alguns de seus filhos encontravam-se longe da aldeia. 35. Lizot também relata a centralidade dos pontos de produção de cerâmica nas trocas intercomunitárias: « […] los sitios donde la arcilla era buena se convertían en centros de difusión: la cerámica, como objeto elaborado por los hombres, entraba naturalmente en el circuito de los intercambios socio-políticos » (1988b, p. 496).

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36. Trata-se de um alter-ego animal que cada Yanomami possui e que tem uma existência paralela ao indivíduo, nascendo e morrendo no mesmo momento que ele. 37. Napë, entre os Yanomam e os Yanomami, é um termo polissêmico que pode designar tanto os inimigos, Yanomami ou não, quanto os brancos. Entre os Sanumá, que possuem uma história de contato distinta, o termo nabi designa os Maiongong (grupo Caribe), sendo os brancos designados pelo termo setenabi (Ramos 1990). 38. Para os Yanomami, a pessoa é formada pelo corpo biológico (pei kë si), por quatro componentes imateriais (pei puhi, pensamento consciente; pei no uhutupë, espécie de imagem que reproduz a forma de seu dono; pore, espécie de fantasma que manifesta-se em vida nos momentos de inconsciência e que depois da morte deixa o corpo da pessoa; pei mixi aki, sopro vital que cessa no momento da morte) e por um alter ego animal (pei norexi) que nasce e morre no mesmo momento que a pessoa, vivendo em uma terra distante daquela habitada por sua contraparte humana.

39. Clastres e Lizot (1978, p. 110) relatam que entre os grupos Yanomami que habitam na Venezuela, o banho só é observado por ocasião da morte de crianças. Entre os Masiripiwëiteri o banho está associado à cremação e continua ocorrendo apesar das crianças serem enterradas. 40. Essa informação foi coletada após a realização de uma festa para consumo das cinzas de um xamã morto e foi a explicação dada para uma forte diarréia que acometeu todos os que consumiram a carne de uma anta. Albert (1985, p. 643) relata que os Yanomam interpretam diarréias e dores de garganta que ocorrem após o consumo de carne nos rituais funerários, como sendo decorrente da contaminação da comida do ritual funerário pela saliva do morto, que volta sob a forma espectral para visitar os vivos. A explicação dada pelos Yanomami de Maturacá me parece ser uma variação sobre o mesmo tema. 41. Para uma análise mais detalhada da circulação de bens entre os Yanomam, ver Albert 1993, pp. 360-362. 42. Kano corresponde ao termo ono entre os Yanomam e é toda marca deixada por uma pessoa, animal ou fenômeno da natureza. A marca da picada de um pernilongo é ukuxipë kano; o lixo de uma pessoa, kano si. 43. Este é um tema recorrente na mitologia dos diferentes subgrupos Yanomami. Ver Wilbert e Simoneau 1990. 44. Considero aqui apenas a disposição espacial da sociedade dos vivos em relação à sociedade dos mortos. As representações de ambas nos levam a outras oposições e continuidades que não serão tratadas aqui. Para maiores informações sobre as representações que cercam a sociedade dos mortos entre os Yanomam, ver Albert 1985, pp. 622-672. 45. Albert (1985, p. 639) também relata que os Yanomam consideram que enquanto as cinzas do morto não forem completamente consumidas, o pore, nostálgico, pode manifestar-se entre os vivos de forma agressiva.

RESUMOS

Os enviados de Dom Bosco entre os Masiripiwëiteri. O impacto missionário sobre o sistema social e cultural dos Yanomami ocidentais (Amazonas, Brasil). Este artigo apresenta algumas reflexões sobre os efeitos da ação missionária salesiana sobre os Yanomami de Maturacá (Amazonas, Brasil). Ao alterarem o padrão de assentamento dos Masiripiwëiteri, sedentarizados durante

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décadas numa mesma localidade, progressivamente aumentada por membros de comunidades vizinhas, os missionários induziram a inversão da dinâmica centrífuga de reprodução social do grupo. Este fato levou os Masiripiwëiteri a se defrontarem com o problema de terem transformado em co-residentes pessoas habitualmente consideradas inimigos potenciais e de terem de reelaborar, conseqüentemente, seu sistema de acusação de feitiçaria. A introdução do enterro cristão também provocou uma mudança drástica no sistema funerário Yanomami tradicional, levando a confusão dos espaços reservados aos vivos e mortos, colocando em risco esta oposição ontológica fundamental e confrontando os Masiripiwëiteri a um problema de reconstrução cosmológica insolúvel.

Les envoyés de Don Bosco chez les Masiripiwëiteri. L’impact missionnaire sur le système social et culturel des Yanomami occidentaux (État d’Amazonas, Brésil). Cet article propose quelques réflexions sur les effets de l’action missionnaire des salésiens sur les Yanomami de Maturacá (État d’Amazonas, Brésil). En modifiant le modèle résidentiel des Masiripiwëiteri, en les sédentarisant pendant des décennies au sein d’une localité unique progressivement augmentée de membres de communautés voisines, les missionnaires ont induit une inversion de la dynamique centrifuge de reproduction sociale du groupe. Dans ce contexte, les Masiripiwëiteri ont été confrontés au problème de transformer en co-résidents des personnes habituellement considérées comme des ennemis potentiels et de recomposer en conséquence leur système d’accusations de sorcellerie. L’introduction de l’enterrement chrétien a également provoqué un changement drastique du système funéraire traditionnel yanomami, provoquant une confusion des espaces réservés aux vivants et aux morts qui met en péril cette opposition ontologique fondamentale, et confrontant les Masiripiwëiteri à un problème de reconstruction cosmologique insoluble.

Don Bosco’s messengers among the Masiripiwëiteri. Missionary impact on the social and cultural system of the western Yanomami (state of Amazonas, Brazil). This article describes the effects of Salesian missionary activities upon the Yanomami Indians who live in the Maturacá region in the Brazilian state of Amazonas. After decades of sedentarization, the missionaries altered the settlement pattern of the Masiripiwëiteri community, and encouraged the influx of newcomers from neighboring communities. In this way they inverted the group’s traditional reproduction dynamics. The Masiripiwëiteri were thus faced with the problem of having to transform potential enemies into co-residents which in turn meant they had to reshape their system of sorcery accusations. The replacement of cremation with burial also led to a drastic change in the Yanomami traditional funerary practices, causing the blurring of the spaces set up for the living and the dead, hence jeopardizing this fundamental opposition besides putting the Masiripiwëiteri in the position of having to resolve an insoluble problem of cosmological reconstruction.

ÍNDICE

Mots-clés: contact interethnique, eschatologie, cosmologie, missionnaires catholiques salésiens, rites funéraires Palavras-chave: contato interétnico, cosmologia, escatologia, missionários salesianos, ritos funerários Keywords: interethnic relations, mortuary rites, eschatology, cosmology, Salesians Índice geográfico: Brasil, Maturacá, Amazonie, Yanomami Temas: Ethnologie

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AUTOR

MARIA INÊS SMILJANIC

Departamento de Ciências Sociais, Universidade Federal de Sergipe, Brésil

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Quilombolas et évangéliques : une incompatibilité identitaire ? Réflexions à partir d’une étude de cas en Amazonie brésilienne

Véronique Boyer

1 On assiste aujourd’hui à une mobilisation des populations noires rurales qui revendiquent, en vertu de leur ascendance, des droits territoriaux sur les terres où elles sont établies1. Le portrait que la presse brésilienne brosse généralement de ceux que l’on appelle quilombolas est celui de groupes ruraux attachés à leurs racines noires, fiers héritiers du passé rebelle de leurs ancêtres africains qui ont fui les plantations pour se réfugier dans la forêt hors de portée des maîtres blancs2.

2 En 1988, cent ans après l’abolition de l’esclavage, à l’occasion des débats autour de la nouvelle Constitution brésilienne, l’Acte des dispositions constitutionnelles transitoires prévoyait un article stipulant qu’» aux rémanents des communautés des quilombos occupant les terres [de leurs ancêtres] est reconnue la propriété définitive [de celles-ci], l’État devant leur émettre des titres respectifs ». Comme l’écrit Jean-François Veran, « le texte était apparu comme une concession symbolique obtenue par les mouvements militants [...] pour réhabiliter l’expérience historique de la résistance à l’esclavage face à la thèse dominante d’un “esclavage docile” » (1999, p. 54).

3 Le problème de l’application concrète des dispositions définies par l’article 68 s’est toutefois posé très rapidement, quand plusieurs groupes ruraux ont revendiqué la propriété de la terre qu’ils occupaient en tant que quilombolas, c’est-à-dire en tant que descendants des Noirs marrons. Dans ce contexte, anthropologues et historiens seront chaque fois plus sollicités par les institutions de l’État (entre autre la Fondation Palmares3) et les organisations du mouvement noir pour mener des expertises qui attestent le bien-fondé des demandes4.

4 Dans le cadre de ces nouvelles revendications identitaires et territoriales, l’avancée des Églises évangéliques dans le milieu des quilombolas préoccupe tant les militants du

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mouvement noir que les chercheurs consultés. Les travaux de ces derniers mentionnent d’ailleurs rarement la présence d’évangéliques dans les groupes étudiés, ou, quand ils le font, les termes choisis sous-entendent qu’il s’agit là du résultat de pressions externes et que les nouvelles croyances religieuses ont peu à voir avec la foi originelle du groupe. C’est ce que semble par exemple suggérer Siglia Zambrotti Doria quand elle évoque brièvement les « segments [de la population du quilombo de Rio das Rãs dans l’État de Bahia] capturés par l’Assemblée de Dieu » (1995, p. 26 ; c’est moi qui souligne). En effet, la participation à ce mouvement religieux est généralement perçue comme un facteur d’aliénation qui entrave l’émergence d’une conscience noire et donc le passage à l’action politique5.

5 Les évangéliques ont, il est vrai, la réputation de préférer le maintien d’un statu quo, même désavantageux, à l’engagement dans des luttes politiques et sociales à l’issue incertaine, réputation qui n’en fait évidemment pas a priori des alliés naturels des militants, ceux du mouvement noir et des autres. Cependant, outre le fait que des travaux viennent nuancer cette appréciation de la position politique des évangéliques (même si elle est encore aujourd’hui largement conservatrice)6, il me semble que le rejet des évangéliques n’est pas uniquement la conséquence de leur méfiance à l’égard du projet des associations de quilombolas ou de leur désintérêt.

6 Une étude de cas permettra de jeter quelques bases pour appréhender les termes du désaccord et de l’incompréhension entre les croyants – terme qui désigne habituellement les évangéliques – et les militants du mouvement noir. Le travail de terrain dans ce village du Moyen Amazonas a été réalisé à l’occasion d’une recherche se proposant de rendre compte de l’essor évangélique en Amazonie brésilienne7, thème qui m’a amenée à considérer différentes populations touchées par l’expansion de ce mouvement religieux : les colons venus du Nordeste et des États du sud du pays, les ribeirinhos (habitants des rives des fleuves), les seringueiros (collecteurs de caoutchouc), les Indiens et les quilombolas.

7 Il va sans dire que mon intérêt concerne moins l’histoire des quilombos et de leurs fondateurs telle que la reconstituent les historiens, que le traitement par les chercheurs en sciences sociales du phénomène contemporain désigné comme communautés rémanentes de quilombo. Il convient donc de reprendre dans un premier temps les définitions données par les anthropologues des communautés noires rurales. Les communautés rémanentes de quilombo

8 Bien que l’on trouve dès le siècle dernier, dans la bibliographie traitant de la persistance des cultures africaines sur le sol brésilien, des références à la présence de quilombos ou de groupes qui en descendraient, ceux-ci n’ont jamais été systématiquement intégrés au champ d’investigation avant les années 19908. La publication de l’article 68 en 1988, puis la célébration du tricentenaire de la mort de Zumbi en 1995 contribueront de fait au regain d’intérêt de la part des chercheurs.

9 Auparavant, de Raimundo Nina Rodrigues à Roger Bastide, érudits et scientifiques n’ont guère trouvé, dans l’étude des quilombos, matière à développer leurs hypothèses, qu’ils se soient proposé, pris dans les filets de l’évolutionnisme, d’évaluer la valeur du Noir ou qu’ils se soient engagés, à partir des années 1930, dans l’entreprise de réhabilitation du Noir et de sa culture9. Les quilombos ne présentaient, en effet, selon eux aucun élément socioculturel évoquant les sociétés africaines, pas même un écho de leurs systèmes religieux, à la différence de ce qui était observé dans les cultes de possession urbains10. Les groupes de Noirs ruraux, qui semblaient avoir été incapables de résister aux

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pressions de la société coloniale, ont alors été, au mieux, tenus pour oublieux de la reconstitution de la terre maternelle et, au pire, qualifiés de « phénomène de régression tribale » (Bastide 1960, pp. 124-125), et les raisons de cette amnésie ont été attribuées à l’origine ethnique des populations qui les ont fondées. Car, dans le même temps, les études concluaient à la supériorité des Yorubas sur les Bantous, les premiers étant censés avoir fidèlement conservé la religion de leurs ancêtres – ou du moins son esprit – tandis que les seconds se seraient rapidement acculturés dans des cultes syncrétiques, disqualifiant pour longtemps les quilombos où ils étaient dominants11.

10 Il est possible de relever des parallèles entre les termes de ce discours savant et les modes actuels de constructions identitaires. Ainsi, les membres des cultes de possession urbains dits afro-brésiliens tendent à revendiquer une continuité symbolique et spirituelle avec des systèmes religieux africains, telle que la leur reconnaissaient les anthropologues, alors que les groupes de descendants de quilombos, trouvant leur ancrage au sein même de la société coloniale, s’affirment comme les héritiers de la résistance au système esclavagiste.

11 Les modalités de la reconnaissance par l’État brésilien de ces groupes ruraux vont d’ailleurs dans le sens de leur intégration dans un projet de culture nationale. Les dispositions de l’article 68 définissent ainsi juridiquement les quilombos comme les « biens d’un patrimoine brésilien [...] qu’il s’agit de protéger » (Veran 1999, p. 56). Or, comme le relève Alfredo Wagner, ce projet est « tourné vers le passé et vers ce qui idéalement aurait “survécu” sous la désignation formelle de rémanents des communautés de quilombos » (1999, p. 11). Le passé historique considéré est alors limité à la période esclavagiste, et la permanence des éléments socioculturels semble avoir moins d’importance que la pérennité de l’établissement et la filiation biologique. L’article 68, en déclarant en substance qu’il sera délivré un titre de propriété aux groupes installés sur les terres d’un ancien quilombo et ayant pour ancêtres des Noirs marrons, se montre donc implicitement restrictif.

12 Les militants du mouvement noir, pour lesquels le problème des quilombos était avant tout politique, ont alors fait valoir que la présence de ces groupes ruraux a moins pour intérêt d’attester la survivance du passé africain au Brésil que de manifester la « continuité de l’esprit de résistance » (Veran 1999, p. 59), autrefois à l’esclavagisme et à présent au système capitaliste. Selon J.-F. Veran, l’idée de « rémanence de quilombo » s’est ainsi construite à partir de « la relation entre un objet historique et un projet politique » (1999, p. 54). Aux termes quilombo ou « rémanents de communautés de quilombo », qui incitent à s’intéresser aux restes et aux survivances éventuelles, sont désormais préférées les expressions « communautés rémanentes » ou « communautés noires rurales » qui prennent en compte les pratiques actuelles de ces groupes et leur insertion sociale et culturelle présente. Ce choix souligne également que la réalisation de l’idée de communauté – la cohésion du groupe – se situe dans le présent et non dans un passé révolu.

13 Divers travaux d’historiens et d’anthropologues ont remis en cause l’étroitesse de la définition du quilombo retenue par l’État en montrant la diversité des conditions historiques de la formation des groupes actuellement considérés comme communautés noires rurales12. Ceux-ci ne sont pas nécessairement établis sur des lieux occupés autrefois par des esclaves fugitifs, les quilombos ayant souvent été plusieurs fois détruits et reconstruits plus loin dans la forêt. Ils ne sont parfois même pas tenus pour descendre d’anciens quilombos. C’est le cas quand la terre a par exemple été reçue en

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héritage d’un maître supposé plus aimable que les autres, ou qu’elle a été donnée en récompense à « certaines de ces dites “communautés noires” d’aujourd’hui [qui] furent utilisées pour lutter dans le passé contre les quilombolas » (Wagner 1999, p. 14). Ces dons, mais également la pratique coutumière de l’attribution d’un lot par un seigneur à ses esclaves pour que ces derniers subviennent à leurs besoins à un moindre coût, sont à l’origine de ce qu’on appelle les « terres de preto »13 (Castro 2001, p. 9).

14 Les anthropologues et les historiens qui se consacrent aujourd’hui plus généralement à l’étude des communautés noires rurales ou des « Terres de Noir », un « concept plus lato sensu de quilombo » (Wagner 1999, p. 17), ne peuvent, ni ne veulent, se limiter à l’établissement de généalogies et à la reconstitution des déplacements des populations pour démontrer la présence effective de marrons.

15 L’objectif poursuivi, plus ambitieux de leur point de vue, est d’identifier les traits culturels et/ou sociologiques qui caractériseraient toutes les communautés noires rurales actuelles, indépendamment des conditions historiques particulières de leur fondation. La tâche n’est pas toujours facile car « en faisant partie du contexte national, le Noir passe idéologiquement pour n’avoir pas d’histoire spécifique, au point où il n’a pas de langue qui le particularise, de formes d’organisation particulières ou même un gouvernement ou un pouvoir séparé » (Gusmão 1999, p. 69 ; c’est moi qui souligne).

16 Les recherches, menées dans l’indépendance de cette idéologie qui nie « la condition et le droit à la différence » (Gusmão 1999, p. 69) des Noirs, doivent contribuer à mettre en évidence la spécificité des populations noires rurales. Les structures familiales et politiques, le rapport à l’environnement et le mode de production économique figurent parmi les éléments les plus cités. Toutefois, si les textes énumèrent avec une relative aisance des concepts savants14, ils restent malheureusement trop souvent imprécis dans la description de la réalité sociale auxquels ils se rapportent. Le lecteur se trouve alors démuni pour apprécier la portée des différences constatées, devant se contenter d’affirmations trop générales pour convaincre15 ou de déclarations plutôt nourries par le romantisme que par les données ethnographiques16.

17 Parmi les éléments clairement explicités, certains, comme les structures familiales matricentrées17, l’organisation de l’espace ou l’usage collectif des terres, ne sont de toute évidence pas l’apanage des populations noires rurales. Sur le premier point, concernant la forte présence de familles matrifocales, on observe qu’en milieu urbain amazonien également, les femmes occupent une position analogue de pivot des groupes domestiques18. Pour ce qui est de l’appropriation de l’espace, Deborah Lima (2002) a montré que les populations ne se disant pas quilombolas établissent aussi leurs résidences sur la rive des fleuves tandis que le lieu des plantations se trouve à l’opposé, vers la forêt, dans le « centre ». Le même auteur a enfin remarquablement décrit la spécificité de l’appropriation du territoire par les populations amazoniennes, qui allie une aire d’usage collectif et des plantations privées19.

18 Lors d’une réunion organisée par le Ministère public fédéral entre anthropologues, juristes et militants du mouvement noir, Alfredo Wagner a présenté un texte où il affirme que « la question du “quilombo aujourd’hui” passe par la compréhension du système économique intrinsèque à ces unités familiales qui produisent à la fois pour leur consommation et pour le marché » (1999, p. 13). Il définit alors les quilombos par leur autonomie économique, « une forme d’affirmation [...] de la petite production » (ibid.) dont on trouve déjà des traces avant l’abolition de l’esclavage20. Cette analyse a

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l’avantage de permettre d’intégrer à la catégorie quilombo l’ensemble des communautés noires rurales actuelles, indépendamment de leurs histoires singulières.

19 Cependant, cette définition s’avère trop large car elle convient aussi à nombre de villages qui ne sont pas reconnus et qui ne se reconnaissent pas comme communautés noires rurales. L’autonomie de ces dernières semble en outre être relative dans la mesure où elles se trouvent également insérées dans des circuits marchands. Historiquement, si l’on en croit Eurípedes Funes, les membres de ces groupes « ont [en effet] fini par se trouver pris dans des relations de dépendance, à travers l’endettement, difficiles à rompre » (1995, p. 196) où les nouveaux patrons, commerçants, s’opposaient aux anciens maîtres pour défendre leurs propres intérêts mercantiles. Là encore, une telle situation n’est en soi guère différente de ce qui a été décrit pour l’ensemble des populations amazoniennes. L’ethnicité des communautés noires rurales 20 D’une façon générale, les analyses s’avèrent donc incapables d’établir les bases de la spécificité socioculturelle des populations noires rurales. Ce constat a d’évidentes conséquences politiques qui provoquent l’inquiétude des militants du mouvement noir. Au cours du débat qui a suivi la présentation du texte d’Alfredo Wagner, Jadir Brito, représentant du Mouvement Noir Unifié (MNU) et assesseur d’un député fédéral du Parti des Travailleurs, s’est interrogé : « [Ces] pratiques, coutumes et habitudes [auraient-elles] quelque chose de si diffus [qu’elles] n’auraient pas d’identité propre, cette identité que le mouvement noir importait jusqu’alors des quilombos vers les communautés d’afro-descendants ? [...] Cette caractéristique [...] peut-elle être si diffuse qu’il n’y a aucune unité, s’agissant simplement de gens qui n’ont pas de terre. Des gens qui n’ont pas de terre, mais qui ne sont pas des sans-terre, parce qu’ils ont la terre qui était de quilombo. [...] Il semble que [cela soit] un peu dangereux [...] pour un segment social qui effectivement souffre dans le pays, [celui] des afro-descendants. Je crois qu’à l’intérieur du mouvement noir [...] cette relation quilombos, identité ethnique et combat au racisme est une trilogie à laquelle on ne renonce pas. [...] La conquête de la réglementation des concepts de territoire de quilombos, pour le mouvement noir, et en particulier pour le MNU, est une étape fondamentale de lutte pour les afro- descendants » (Brito, in Wagner 1999, p. 21).

21 Les enjeux idéologiques et politiques fondamentaux apparaissent ici clairement car les populations noires rurales sont, pour le mouvement noir, emblématiques de sa lutte en ce qu’elles incarnent aujourd’hui l’idée des quilombos passés. L’impuissance à définir précisément leur différence culturelle d’avec les autres groupes régionaux affaiblit alors leur impact en tant que symboles de résistance. Les retombées de ces difficultés d’identification sont aussi extrêmement concrètes au regard des exigences posées par la loi pour l’accès à la terre : la délivrance des titres de propriété est en effet conditionnée à la reconnaissance d’une différence de certains groupes par rapport à l’ensemble national.

22 La référence récurrente dans les travaux scientifiques à une « ethnie noire » vient en quelque sorte répondre à ces préoccupations, afin d’éviter que ne se perde le bénéfice potentiel de l’inclusion de l’article 68 dans la nouvelle constitution. L’usage de cette notion ne va cependant pas sans problème. Car une approche qui instaure le phénotype comme l’« élément homogénéisant »21 de la population noire peut conduire à négliger des différences essentielles dans les représentations de ce qu’est être noir dans le contexte brésilien et dans la façon de le vivre et de l’affirmer.

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23 Silvio Sansone a ainsi pu montrer pour Bahia qu’à des phases historiques distinctes, correspondent des modes particuliers « dans l’usage de la terminologie de couleurs et des formes spécifiques d’organisation, de culture et d’identité noire » (1993, p. 74). Dans un premier temps, affirme l’auteur, de la fin de l’esclavage jusqu’aux années 1950, quand l’apparence physique et non plus la condition d’esclave détermine le statut, les Noirs demeurent pris dans une structure hiérarchique autoritaire et les élites ne se sentent pas menacées. Avec l’essor industriel et l’accès à l’emploi formel, les Noirs se heurtent aux barrières sociales et deviennent réceptifs au discours des organisations noires. C’est la période où la culture noire acquiert un statut et une reconnaissance officiels. Enfin, à partir des années 1980, au moment de l’ouverture démocratique, la chute du prestige du travail manuel et la scolarisation de masse ont augmenté les aspirations des nouvelles générations que la récession économique a toujours frustrées22. Ces changements se reflètent dans les termes d’auto-désignation utilisés : les pères, qui « acceptent une certaine immobilité sociale » (Sansone 1933, p. 88) se reconnaissent comme pretos, leurs fils s’affirment comme negros, terme qui était utilisé jusque là « principalement par les activistes [du mouvement noir] et la théologie de la libération » (Sansone 2000, p. 98). L’identité noire aujourd’hui, soutient Sansone, se caractérise par son aspect relationnel, en recréant quotidiennement les « différences » entre Noirs et Blancs qui changent aussi selon le contexte : « l’identité noire est peut- être davantage basée sur la couleur – la conscience de la couleur, l’orgueil de la couleur noire, une manière originale de gérer et de présenter son aspect physique – que dans l’identification et la participation à des aspects de la culture noire tenus pour traditionnels » (Sansone 1993, p. 90), c’est-à-dire certains blocs de carnaval et les cultes de possession afro-brésiliens.

24 Dans le cas des nouvelles générations à Bahia, une certaine esthétique et un travail sur le corps permettent une mise en scène de la négritude qui s’est en quelque sorte émancipée des éléments symboliques et culturels de l’africanité. De façon symétriquement inverse, on pourrait avancer que l’africanité des cultes de possession semble en partie s’être affranchie de la couleur de la peau des individus. Car, au moment où les pratiques d’un lieu de culte afro-brésilien sont reconnues comme légitimes, authentiques ou orthodoxes, la couleur de la peau de celui qui effectue les rituels et incarne la spiritualité africaine en terre brésilienne importe peu : parce qu’il y a des traits culturels observables et des critères constructibles, la légitimité de la revendication d’africanité n’est pas nécessairement incarnée par un individu noir.

25 Les populations noires rurales ne se situent, me semble-t-il, ni dans le registre de la négritude des jeunes de Bahia, ni dans celui de l’africanité des fils-de-saint. Qu’en est-il donc de l’usage de l’expression « ethnie noire » à leur propos, si on la considère du point de vue d’une variante identitaire où les références culturelles ne s’imposent que faiblement et où le langage et la gestuelle d’un corps noir ne seraient pas non plus complètement déterminants ? En l’absence d’éléments socioculturels caractérisant l’ethnie noire, il semble bien que la couleur de la peau, la texture du cheveu et les traits des individus tiennent lieu de critères pour attester que les informateurs aient une « origine commune [et] descendent de quilombolas » (Funes 1995, p. 32). Cependant l’élaboration de catégories en fonction de la couleur de la peau est difficile, et ce d’autant plus que le métissage a indiscutablement laissé des traces dans les villages23. Neusa Gusmão attire ainsi l’attention sur « la difficulté de savoir qui est et qui n’est pas

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noir au Brésil. Si les caractéristiques phénotypiques sont insuffisantes pour éclairer la question, le critère racial est aussi problématique » (1999, p. 67).

26 Il est toutefois regrettable que la notion de race ne soit interrogée que dans les limites de son application et non dans son fondement scientifique et l’on peut alors craindre que le terme ethnie ne vienne confortablement prendre sa place24. Lors du débat du texte de Wagner, une anthropologue, qui avait rejeté la définition de l’anthropologie classique d’ethnie [« un groupe ethnique est égal à une culture, qui est égal à une race » (sic)] pour adhérer aux théories de Frederic Barth, semblait ensuite nier la flexibilité des identités : « L’idée est qu’il pourrait y avoir une manipulation de ces identités. Maintenant, comme il y a l’article 68, tous les gens vont affirmer qu’ils sont des rémanents de quilombo, ce qui n’est pas le cas : il y a des identités impératives. Quand le mouvement noir parle de la question raciale, [c’est] peut-être de façon un peu différente que les anthropologues, mais de fait ce sont des identités qui ne peuvent être supprimées par une définition plus favorable de la situation » (Eliane Cantarino, in Wagner 1999, p. 44).

27 On peut se demander si en creux des descriptions des groupes noirs en milieu rural n’apparaissent pas les traits (inversés mais reconnaissables) d’un système de domination où sont prises toutes les populations de la région, si ce n’est du pays entier : dans le contexte de fortes inégalités socio-économiques et politiques, la racialisation des rapports sociaux a depuis toujours été l’élément structurant de la légitimation des rapports de pouvoir.

28 Carlos Porto, représentant de la Commission nationale de l’articulation des communautés rémanentes noires rurales quilombolas, en affirmant que « la lutte pour la terre de noir a eu besoin de trouver une ethnie » (Wagner 1999, p. 24), montre que la crispation sur ce terme traduit une tentative de subvertir le système sans rompre avec sa logique. L’émergence de l’ethnie noire comme « catégorie de mobilisation politique » (Wagner 1999, p. 24), que d’autres envisagent sous le prisme d’une prise de conscience identitaire, rencontre ici un enjeu territorial majeur. Est alors introduite une nouvelle expression, celle de territoire ethnique, qui évacue l’idée d’une nécessaire « communauté de sang » pour insister sur celle d’un espace fondé par « l’agglutination de différences contre une forme de domination esclavagiste » (Wagner 1999, p. 25). Les communautés noires dans le Moyen Amazonas 29 Jusqu’à la publication en 1971 de la remarquable étude de Vincente Salles, la main d’œuvre esclave d’origine africaine introduite en Amazonie brésilienne avait été tenue pour quantité négligeable. L’historiographie a montré depuis qu’entre 1778 et 1820, 38 323 esclaves ont été amenés dans l’État du Pará (Funes 1995, p. 50), certains en provenance du Nordeste du pays, d’autres venant directement du continent africain (Castro 2001, p. 2). À partir de 1834 jusqu’à l’abolition, en 1888, le renouvellement en main d’œuvre a été essentiellement alimenté par le trafic interne et la reproduction de la population esclave locale. Les esclaves étaient concentrés, outre dans la capitale de l’État, Belém, dans les zones où dominaient des activités agropastorales : le Bas Tocantins et le Bas Amazonas, région située à l’extrême ouest de l’État du Pará, aujourd’hui appelé Moyen Amazonas (Funes 1995, p. 52).

30 Pour cette dernière région, les centres urbains les plus importants étaient, et sont encore, Santarém, Alenquer et Óbidos. Dans des propriétés rurales aux alentours de ces villes, les esclaves étaient employés dans l’élevage du bétail, dans les plantations de

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cacaoyers, à la collecte de la noix du Brésil et de la gomme élastique, principales ressources du commerce local.

31 Les historiens ont recueilli des mentions d’expéditions punitives attestant que, dès le début du XVIIIe siècle, certains esclaves fuyaient la domination des maîtres pour se réfugier dans les forêts où ils se regroupaient et fondaient des quilombos, désignés localement comme mocambos25. Des traces de leur présence sont retrouvées sur un vaste territoire qui s’étend du delta de l’Amazone jusqu’à son cours moyen (Castro 2001, p. 1). Les rapports des quilombolas avec les maîtres blancs n’étaient toutefois pas uniquement empreints d’hostilité et de méfiance. Car les anciens esclaves ont participé aussi à l’économie régionale en tant que quilombolas. Ils entretenaient des échanges commerciaux avec les citadins auxquels ils vendaient les excédents de leur production : manioc, tabac, fruits, pêche (Andrade 1995, pp. 49-50). Il est même probable qu’au XIXe siècle, ils se soient intégré à des circuits commerciaux entre le Brésil et le Surinam et aient servi de tampon entre la société esclavagiste et certains groupes indiens (Funes 1995, p. 171). Les connaissances actuelles font donc état d’une situation relativement complexe, où les esclaves fugitifs constituent des groupes en marge de la société esclavagiste, et en réaction à elle, sans pour autant s’isoler totalement, ni échapper aux rapports de domination.

32 De nos jours, c’est encore « aux alentours de ces villes qu’on trouve la plus grande concentration de communautés noires » (Castro 2001, p. 6). Dès 1989, soit un an à peine après la publication de l’article 68, un premier groupe de la région entend faire valoir ses droits en tant que « rémanents de quilombo », et entreprend pour cela d’établir un relevé cartographique des terres occupées. Pour soutenir l’action pionnière de Boa Vista, est créée en 1990 l’Association des communautés rémanentes de quilombos de la municipalité de Oriximiná – ARQMO. En 1992, les habitants de Boa Vista procèdent eux- mêmes à une démarcation officieuse des terres, avant d’engager, à la fin de 1993, une action auprès du ministère public en demandant la propriété de 790 ha de terre. Ils obtiendront gain de cause en 1995, année de la célébration officielle du tricentenaire de la mort de Zumbi, chef du fameux quilombo de Pamares26 que le mouvement noir a érigé en symbole de la résistance noire.

33 L’obtention du titre de propriété a radicalement changé la vie de Boa Vista et de ses habitants. Parmi les signes de la renaissance du village, qui n’était auparavant rien de plus qu’un beiradão, la berge d’un fleuve où les gens vivent tant bien que mal, Edna Castro et Rosa Acevedo signalent l’agrandissement de l’école et du salon communautaire, la réfection de la chapelle catholique et la rupture du groupe avec le travail salarié puisque tous désormais ont choisi de se consacrer au travail des champs (Castro et Acevedo 1998, p. 12).

34 Le succès de Boa Vista incite d’autres groupes à suivre le même chemin. À partir de 1990, des associations de communautés rémanentes de quilombos se constituent dans diverses municipalités de la région, comme celles d’Alenquer et d’Óbidos, et, en 1997, une commission d’articulation pour le Bas Amazonas27 est chargée de les fédérer. Depuis, le mouvement ne cesse de prendre de l’ampleur : en 1998, 229 communautés noires rurales étaient identifiées dans l’État du Pará mais seulement 11 d’entre elles ont obtenu le titre de propriété de leur terre (Castro et Acevedo 1998, p. 15).

35 Parallèlement à l’intensification de ce mouvement de revendications politiques et territoriales, s’accentue aussi l’intérêt culturel et historique pour les populations rémanentes de quilombos. Les travaux historiques disponibles permettent ainsi d’établir

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qu’au début des années 1820, des esclaves fugitifs fondèrent non loin de la ville d’Óbidos une première communauté connue dans la bibliographie comme « Quilombo do Trombetas », certainement en raison de la proximité du fleuve du même nom. Lúcia M. M. de Andrade, membre de la Commission Pró-índio de São Paulo, rapporte que ce quilombo aurait été habité par une population d’environ 2 000 personnes avant d’être détruit en 1823. Les 13 groupes recensés en 1997 sur le territoire de la municipalité d’Óbidos comme communautés noires rurales (Castro et Acevedo 1998, p. 19) sont probablement issus de ce quilombo historiquement identifié (Andrade 1995, p. 54).

36 Forte du dynamisme d’une professeure de la ville et de ses connaissances de la culture et de l’histoire locales, l’Organisation culturelle d’Óbidos (ACOB) décide alors d’organiser des rassemblements, connus sous le nom de Racines Noires, pour renforcer les liens entre les communautés noires rurales de la région. En juillet 1988, un village proche d’Óbidos, le Pacoval, accueillera la première rencontre des Racines Noires. L’événement est un tel succès que la deuxième rencontre, en juin 1990, attirera non seulement des représentants des communautés noires d’Alenquer, d’Óbidos, d’Oriximiná et de Santarém, mais aussi des membres de quelques organisations non gouvernementales. L’une de ces ONG, le CEDENPA (Centre d’études et de défense du Noir au Pará), montre un certain empressement à donner suite à cette exceptionnelle mobilisation, ce qui incite E. Funes à avancer que « l’idée de réaliser de telles rencontres naît plutôt d’une action extérieure que de l’initiative directe des rémanents » (1995, p. 3). En juillet 1990 a donc lieu la troisième rencontre des Racines Noires au Silêncio do Matá, un village situé sur un étroit bras du fleuve, navigable seulement à marée haute, à quelques heures de bateau de la petite ville d’Óbidos. Le Silêncio do Matá : « les racines noires commencent ici, dans ce territoire » 37 Le fait d’être arrivée au Silêncio do Matá par le biais des réseaux de « militance » noire et l’objet particulier de ma recherche (l’essor des églises évangéliques) ont eu des implications plus importantes que je ne le pressentais au départ. Il m’a ainsi semblé percevoir des positions distinctes par rapport au discours militant officiel, qui pourraient être ordonnées sur un axe allant de ce qui se dit vers l’extérieur à ce qu’on dit entre soi, et que je tenterai de restituer par le récit de quelques anecdotes. Les premières informations sur le Silêncio do Matá m’ont été données par un jeune instituteur d’Óbidos, que m’avait indiqué une anthropologue de Belém, lequel m’avertit d’entrée de jeu que les quilombolas constituaient la preuve de la résistance noire à l’ordre dominant blanc, des enclaves noires dans la société brésilienne et entendant le rester. Et pour que je mesure pleinement l’étendue de l’abîme entre « nous », les habitants de la ville, et « eux », les membres des communautés noires rurales, il avait conclu l’entretien d’un « Tu es Blanche, alors ils vont te trouver bizarre ».

38 Lorsque je me présentais à la trésorière de l’association locale des quilombolas, par ailleurs institutrice du village, j’avais donc en tête l’image associée en ville aux communautés noires rurales : des groupes plutôt fermés, soucieux de leurs traditions, aux coutumes très différentes des autres villages. L’une des premières phrases de Conceição réaffirmait d’ailleurs clairement les limites spatiales et la particularité socioculturelle du Silêncio : « Les racines noires commencent ici, dans ce territoire ».

39 Évoquant ensuite les débuts du mouvement noir au Silêncio, Conceição souligna le rôle joué par l’instituteur mentionné plus haut qui avait peu à peu gagné la confiance d’une vieille femme du village par l’intérêt qu’il démontrait pour les histoires de son enfance : « Avant, il y avait cette vieille femme méfiante, qui ne parlait pas aux Blancs. Mais elle

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s’est confiée à Daniel. Elle lui racontait ce que ses parents lui avaient dit. Avant personne [au village] ne la prenait au sérieux. Maintenant ça a changé ». Cette conversation laissait entrevoir un paradoxe intéressant, c’est-à-dire qu’une identité positive des quilombolas, au moins au Silêncio, avait eu besoin, en partie, pour émerger du regard d’un Blanc venu de la ville.

40 Aussi, après avoir longuement échangé sur la spécificité de l’identité noire, les progrès dans la revendication du territoire noir et l’importance des conquêtes du mouvement noir, je faisais part à Conceição de mon étonnement devant l’usage apparemment si ordinaire du terme negro dans les communautés rurales de rémanents de quilombos, qui contrastait assurément avec ce que j’avais pu noter pour les quartiers périphériques de Belém ou d’autres parties de l’Amazonie rurale. Sa réponse ne laissa aucun doute sur la réticence des gens à utiliser ce mot dans le langage quotidien : « non, les gens ne l’utilisent pas. Ils ne sont pas encore assez conscients d’eux-mêmes [et de leur valeur]. Ils préfèrent le terme preto. En fait, ils utilisent celui de moreno », couleur que le dictionnaire Aurélio décrit comme celle du blé mûr. Ce recours à un euphémisme pour désigner un individu à la peau foncée révélait la persistance des préjugés racistes en plein territoire noir. L’aisance avec laquelle l’institutrice s’adaptait au vocabulaire de son interlocutrice citadine était donc loin d’être le fait de tous les habitants du Silêncio do Matá.

41 En outre, il semblait encore douloureux, pour les plus âgés des villageois, d’avoir à admettre l’existence d’esclaves, et même de Noirs marrons, parmi leurs ascendants. Ainsi dona Ana, la tante de l’institutrice, affirmera en son absence : « Ici, c’est un lieu d’esclaves en fuite, il y en a quelques-uns par ici. Mais dans ma famille il n’y en a aucun ». Ce décalage entre les éléments d’un discours militant et les valeurs intériorisées indiquait la difficulté, en dépit de la nécessité politique, de rompre avec les préjugés habituels pour adhérer au discours identitaire des quilombolas.

42 En fait, si la méfiance a effectivement dominé l’accueil qui m’a été réservé, comme me l’avait prédit l’instituteur d’Óbidos, celle-ci s’est rapidement révélée concerner moins la couleur de ma peau que le thème de ma recherche et ma condition de chercheur. En effet, était-il vraiment possible, voire crédible, qu’une anthropologue vienne de si loin pour simplement parler aux évangéliques du village, et non pour étudier la culture noire ? Le problème était sérieux car, en tout état de cause, les manifestations religieuses associées à la culture noire ressortissent au catholicisme populaire, et en particulier au culte des saints de dévotion, et non aux pratiques des évangéliques que je me proposais de contacter.

43 Au Silêncio do Matá comme dans les autres villages de la région, le groupe local met rituellement en scène sa cohésion lors de la fête du saint patron du lieu28. Cependant, le fait que saint Benoît soit représenté sous les traits d’un saint noir assumerait une signification particulière dans le cas d’un village identifié comme communauté noire rurale par les militants, et ce d’autant plus que cette fête est aussi désignée par le vocable Aiuê29 évoquant pour certains une origine africaine30. C’est pourquoi, lors de la rencontre des Racines Noires de juillet 1990, l’association des rémanents de quilombos du Silêncio do Matá a inclus au programme des festivités une procession en l’honneur de saint Benoît, anticipant d’un mois la date habituellement retenue31. Les habitants ont également pu apprécier à cette occasion les spectacles présentés par des visiteurs venus des villages voisins mais aussi de la capitale, et écouter les discours des personnalités du mouvement noir qui les avaient honorés de leur présence.

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L’animation qui a régné pendant ces quelques jours rompait à ce point avec leur isolement ordinaire que certains qualifient encore cette rencontre d’» internationale ». On comprend alors que la chapelle catholique participe au plus haut point de l’élaboration de l’identité noire au Silêncio.

44 J’ai donc été invitée à m’expliquer sur les raisons de ma présence et de mon intérêt pour les évangéliques après la messe dominicale dans la petite chapelle catholique au toit de paille, où se tiennent aussi les réunions de l’association et celles des parents d’élèves. L’agent de la catéchèse, par ailleurs secrétaire de l’association de quilombolas du Silêncio, échaudé par tous ces « gens [qu’il a vu] venir, prendre notre culture, et ne pas implanter de projets dans la communauté », a encouragé avec insistance une assistance, composée de femmes, de vieillards et d’enfants, à m’interroger sur ce que le groupe pouvait espérer en retour de mon séjour parmi eux. Bien que ma réponse ait clairement écarté la possibilité de l’implantation d’un quelconque projet de développement, elle dut pourtant satisfaire car je reçus l’autorisation d’approcher la congrégation évangélique du Silêncio.

45 La « demande et l’exigence de compromis » de la part du chercheur que formulent les militants de l’association contraste avec l’attitude de nombre de ribeirinhos, les habitants des rives des fleuves, qui manifestent une curiosité polie à l’égard de l’étranger. Ces derniers, qui attendent tout au plus en échange quelques faveurs pour leur famille, s’inscrivent dans des rapports de pouvoir traditionnels, où les dominés n’existent qu’à travers l’intérêt que des représentants des groupes dominants acceptent de leur témoigner. En revanche, la posture militante, qui se traduit par la vigoureuse affirmation d’une conscience de soi préexistant à la venue du chercheur, semble rompre avec un tel schéma. Le chercheur est ici pressé par les populations auprès desquelles il enquête d’assumer de nouveaux rôles. Perçus comme le moyen d’accéder à de nouvelles ressources, qu’il s’agisse de démarquer des terres, d’implanter de multiples projets de développement (puits, énergie, cultures...) ou d’être le porte- voix du groupe auprès des institutions de l’État, les chercheurs sont en effet des acteurs sociaux à part entière dont la maîtrise (la cooptation ?) représente un enjeu réel pour les populations. La congrégation évangélique Nova Esperança 46 L’histoire de la petite congrégation commence en 1993, quand le pasteur de l’Assemblée de Dieu de la ville d’Óbidos charge le dirigeant de São José, un village voisin, d’aller « visiter » le Silêncio do Matá pour apporter la Bonne Nouvelle du prochain retour du Christ à ses habitants. Contrairement à ceux du Silêncio, les habitants du São José ne se considèrent pas, et ne sont pas considérés, comme des quilombolas. Pourtant, les intermariages entre les familles des deux vilas étant fréquents, ils sont non seulement voisins mais parfois aussi parents. Or le dirigeant évangélique, Zé Perreira, est né au São José, et on peut supposer qu’il a su jouer de ses liens d’amitié et de parenté, même indirects, pour s’introduire au Silêncio et lentement convaincre quelques individus de rallier la cause du Christ. En 1997, la congrégation Nouvelle Espérance comptait une trentaine de personnes (y compris les enfants), la plupart fraîchement convertis, et le dirigeant prévoyait de célébrer le premier baptême de 9 personnes.

47 Les explications données par les croyants du Silêncio à leur adhésion au mouvement évangélique ne diffèrent guère de celles que l’on recueille auprès de populations sociologiquement différentes dans d’autres régions de l’Amazonie. Parmi les nombreuses raisons invoquées, se trouvent la découverte du Livre, le pacte avec Dieu,

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la transformation personnelle, sur lesquels, faute de place, je ne m’étendrai pas. Un témoignage restitue assez bien le discours habituel : « Aux yeux de Dieu et de la communauté, je ne valais plus rien, j’étais le monstre de la communauté, j’étais violent. Quand je suis revenu d’Óbidos, j’ai participé au groupe de jeunes de l’Église catholique, mais je buvais pour avoir le courage de prêcher. Les catholiques prêchaient l’Évangile mais ils ne savaient pas expliquer la Bible ». Les thèmes de l’acquisition d’un savoir religieux, de la dignité retrouvée et de la revalorisation de l’image de soi dominent largement celui de la difficulté éventuellement ressentie de respecter de nombreux interdits (alcool, tabac, danse, football) imposés par l’Assemblée de Dieu. L’espace de la congrégation est alors censé constituer un cadre favorable au développement de relations interpersonnelles plus satisfaisantes.

48 Rompant par choix d’avec la « tradition » catholique, les croyants s’éloignent de la chapelle, théâtre « de nombreuses disputes, de nombreux conflits, [témoignant] du manque d’union ». Car si la chapelle est symboliquement investie du rôle de représenter l’intégralité du groupe, et d’attester de son unité vis-à-vis de l’extérieur, elle ne parvient pas toujours à en être le lieu réel de sa cohésion, ni même à susciter momentanément un rapprochement de tous autour du saint patron du village. Dona Ana, catholique et tante de la responsable de l’association locale des quilombolas, se plaindra ainsi du faible enthousiasme suscité par la fête de saint Benoît organisée lors des Racines Noires. L’adhésion au mouvement évangélique semble alors correspondre à une décision d’où le pragmatisme n’est pas exclu : « J’étais déçu, j’ai décidé de passer à la croyance ».

49 Les croyants du Silêncio ne prétendent pourtant pas rompre avec toutes les pratiques du catholicisme. Ils acceptent ainsi de bénir les plus jeunes, répondant par là à une sollicitation qui atteste de leur statut d’aînesse : « Je suis croyant mais mes frères continuent de demander ma bénédiction ; c’est une question de respect ». En outre, tout comme les catholiques, les évangéliques sont fiers que Dona Idaina, l’institutrice d’Óbidos à l’origine du mouvement, ait emporté et fait connaître le nom de Silêncio do Matá à Belém, la capitale de l’État. Ils sont aussi conscients des objectifs et de l’utilité de l’association : « Ils ont fait ces rencontres, les quilombos, pour faire une association et demander des moyens pour la communauté... ». Enfin, ils revendiquent leur appartenance au Silêncio et ils entendent également bénéficier pleinement des ressources que l’association pourrait obtenir.

50 Il est cependant exact que ceux qui deviennent croyants cessent de participer aux réunions de l’association, invoquant le temps pris par les activités de la congrégation et affirmant que leur participation serait désormais soumise à l’approbation du dirigeant. Sans sous-estimer le poids de la structure autoritaire des congrégations évangéliques, il semble que l’argument de la soumission à l’autorité religieuse constitue une justification de leur position de retrait. Le motif religieux (la connaissance de la Bible, la transformation, l’obéissance à l’autorité religieuse, etc.) vient ici justifier une dissidence de fait plutôt qu’elle ne la provoque.

51 S’étant écartés de la chapelle et de l’association de leur propre chef, les croyants attendent d’ailleurs que les représentants de l’association des quilombolas viennent les solliciter. Un témoignage résume bien l’ambiguïté de leur position : « Depuis que je suis sorti de la Rencontre, ils ne sont pas encore venus à la congrégation pour qu’on puisse faire l’association ensemble. Mais on peut donner notre nom pour la communauté parce qu’on est aussi des enfants de cette communauté. Comme on en est membres,

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nous devons organiser l’association. L’association est pour tout le village, et pour que tous s’en servent ».

52 Or un groupe religieux, même minoritaire, qui refuse le culte des saints apparaît comme une menace quand la légitimité de l’engagement politique (la cause noire) se construit à partir de la participation aux fêtes catholiques. Les représentants de l’association de quilombolas, liés à la chapelle catholique, montrent de ce fait bien peu d’empressement à répondre à la demande des évangéliques. Car en s’adressant à la minorité religieuse du village, ils admettraient implicitement que le symbole des Racines Noires, la fête de saint Benoît, n’en est pas un pour l’ensemble des habitants du Silêncio do Matá et que tous les quilombolas ne sont pas les dévots d’un saint noir. Les implications de la reconnaissance de divergences quant aux critères retenus pour définir un quilombola, ou même des limites de la représentativité de l’association, seraient désastreuses du point de vue de la communauté à laquelle le village doit correspondre.

53 Le terme « communauté » que l’on trouve dans les textes officiels, les discours militants et les écrits scientifiques, mérite qu’on s’y arrête un instant. Introduit par les tenants de la théologie de la libération dans les années 1970, le mot est aujourd’hui couramment repris, y compris par l’ensemble des chercheurs, pour désigner ce qu’auparavant on appelait vila, povoado ou freguesia. L’idée de communauté comporte pourtant une dimension supplémentaire, car elle ne fait pas simplement référence à un ensemble d’individus liés par la parenté et le lieu de résidence32. La communauté serait le groupe conscient de lui-même, des intérêts collectifs à défendre, et le conflit et la discordance n’y auraient pas de place. A contrario, refuser l’appellation « communauté » à un groupe, c’est en quelque sorte lui dénier une existence sociale, douter de sa maturité politique et contester la légitimité des aspirations qu’expriment ses membres.

54 L’existence d’une congrégation évangélique, en introduisant de nouvelles croyances et en créant de nouvelles fidélités, constitue ainsi le talon d’Achille d’un groupe qui doit s’affirmer comme communauté noire rurale, une catégorie essentielle du discours politique. L’enjeu est d’autant plus important que l’État attribue des titres de propriété à des communautés, et en aucun cas à des individus rémanents de quilombos. Un groupe qui n’est pas reconnu comme une communauté noire rurale verra sa capacité de négociation politique annulée car il ne pourra pas prétendre à l’application de l’article 68.

55 Il est intéressant de relever, dans ce contexte, que la plupart des conflits évoqués par les croyants du Silêncio à propos de la chapelle tournent autour de la propriété collective de la terre33 que l’association voudrait leur imposer. Les modalités d’accès et de distribution de la terre provoquent d’ailleurs de nombreuses dissensions, non seulement dans les villages, mais aussi au sein des associations. Ainsi, certaines fédérations de quilombolas écartent les groupes qui adhèrent à des projets de lotissements individuels, et elles le font en leur niant le label « communautés ».

56 Ceux qui se sentent mis à l’écart pour diverses raisons, ou ne parviennent pas à faire entendre leur point de vue, trouvent dans le mouvement évangélique un lieu et un langage qui leur permet de s’éloigner de l’association de quilombola. En fait, comme ailleurs dans la région, l’adhésion à la croyance semble être un moyen de se soustraire aux hiérarchies sociales locales pour recomposer des réseaux de relations où chacun espère voir sa position s’améliorer, ce que consacre par exemple l’obtention d’une fonction rituelle.

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57 L’exemple du Silêncio montre comment des gens ont recours à un système religieux extérieur (l’évangélisme) pour exprimer leurs désaccords avec une action politique qui emprunte, elle aussi, à une religion (le catholicisme) des éléments pour construire sa légitimité. Bien que l’incompatibilité semble insurmontable pour le moment, les croyants ne refusent pas en fait d’être des quilombolas. Simplement ils n’acceptent pas les modalités de son actuelle définition. Conclusion 58 Comme le reconnaît Neusa Maria Mendes de Gusmão, les communautés rémanentes de quilombos ne forment pas « un autre peuple ou une autre culture, mais une réalité interne au système lui-même et à propos duquel on ne sait pas très bien comment agir, interagir ou que faire » (O’Dwyer 1995, p. 61). On perçoit alors l’écart entre des groupes ethniques dont l’identité particulière, répondant à la définition de l’ethnologie classique, est soutenue par une langue, des croyances, des systèmes de parenté spécifiques et différents de leur voisins, et d’autres groupes ethniquement émergents, comme celle des quilombolas, ou « résurgents », tels par exemple les Baré du Rio Negro34, où l’affirmation identitaire semble intimement liée à la prise de conscience d’enjeux politiques (droits territoriaux) ou économiques (implantation de projets de développement durable), et qui se constituent dans l’interaction avec les institutions de la société nationale contemporaine (État, ONG, etc.).

59 Dans le cas des communautés noires rurales, la détermination de certains historiens et anthropologues à isoler et délimiter des minorités particulières au sein de l’ensemble national, pour appuyer des demandes d’un traitement différentiel permettant à une collectivité d’améliorer ses conditions de vie, est en soi moralement louable. Il est cependant regrettable que, parfois, le militantisme l’emporte sur la méthodologie et que l’analyse critique du statut des sources utilisées soit négligée. Il est aussi fâcheux que ne soit pas systématiquement menée une réflexion sur les conditions de réalisation des enquêtes et les implications qui en découlent.

60 Car être « professeur »35, blanc36, diplômé, membre des classes moyennes urbaines, face à des interlocuteurs noirs ou métis, pauvres et analphabètes du milieu rural n’est pas sans conséquence – qu’on le veuille ou non – sur la nature des liens qui se nouent entre le chercheur et les villageois. Il faudrait donc s’interroger, du point de vue des rapports de pouvoir alors établis, sur l’éventuelle relation entre l’inégalité de fait des statuts sociaux des acteurs en présence et la production de nouveaux énoncés (« Je suis quilombola »). Sans pour autant suggérer que les identités sont mécaniquement imposées, il conviendrait de ne pas sous-estimer le poids des influences extérieures dans la mise en forme des aspirations internes au groupe. Les chercheurs, qui agissent parfois pour le compte de l’État brésilien, perçoivent des enjeux et sont familiers des catégories d’un discours politique qu’ils doivent contribuer à rendre accessibles aux populations locales. Cependant, ils sont tenus de ne pas oublier qu’ils en imposent, stricto sensu, à leurs interlocuteurs et peuvent être alors placés, même inconsciemment, par ceux-ci dans la position d’un patron protecteur.

61 L’adhésion au mouvement évangélique, dont le discours religieux est étranger à la revendication politique, peut ici apparaître comme le moyen d’exprimer une divergence, le patron se déshumanisant totalement pour s’incarner dans la figure divine tandis que le pouvoir temporel est confié au dirigeant de la congrégation. Il est alors évidemment à craindre qu’en réaction au choix d’éléments religieux catholiques pour codifier la négritude des descendants des quilombolas, toute initiative politique,

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toute tentative d’organisation de la collectivité soient considérées comme l’œuvre du diable par les évangéliques.

62 Cette réflexion serait par ailleurs d’autant plus nécessaire qu’une telle attitude, appuyant les nouvelles revendications identitaires au nom de l’expertise, a pour conséquence de légitimer une démarche politique très contestable. En effet, en homologuant des groupes ethniquement identifiés auprès des instances dirigeantes, les chercheurs apportent aussi une contribution, et leur caution, au projet implicite de l’État brésilien qui cherche à limiter la redistribution foncière. Car favoriser la formation de multiples « communautés » qui revendiqueront au nom de leur différence des droits sur la terre qu’elles occupent, a d’office pour corollaire l’exclusion des processus d’accès à la terre ou de légalisation des occupations de tous ceux qui n’ont pas d’identité ethnique reconnue, c’est-à-dire le gros de la population amazonienne.

63 On doit enfin s’interroger sur les effets de la création de ces nouveaux paradigmes africains, et de leur manipulation, dans les rapports qu’entretiennent des groupes ayant opté pour le label quilombola avec les villages avoisinants habités par une population métisse. Car, ces voisins sont bien souvent des parents et, à ce titre, on pourrait avancer qu’ils sont aussi fondés à revendiquer la propriété de leur terre en tant que descendants de quilombolas. Dans quelle mesure donc ces métis, appelés maintenant ribeirinhos37 après avoir été longtemps qualifiés de caboclos38, ne pourraient- ils pas devenir à leur tour des negros ?

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NOTES

1. Je remercie Kali Argyriadis, Philippe Léna, Sara Le Menestrel et Anne-Marie Losonczy pour leurs commentaires sur une première version du texte. 2. Cette image donnée par la presse ne correspond pas exactement à la vision des anthropologues. Ainsi, selon Alfredo Wagner, ce qui permet d’identifier un quilombo est moins le fait qu’il se trouve loin de la maison du maître que le fait qu’il jouisse d’une certaine autonomie de production. En fait, pour le Maranhão, si des familles d’esclaves « maintenaient une forte autonomie par rapport au contrôle de la production par le grand propriétaire, c’est en raison de la chute des prix des produits du système de la monoculture sur le marché international » (1999, p. 14). 3. La fondation Palmares, rattachée au ministère de la Culture, est l’institution chargée de l’application de l’article 68. 4. Veran 1999, p. 56. 5. La perception des églises évangéliques comme un élément aliénant, qui affaiblit les consciences politiques et font perdre leur cohésion aux communautés est assez banale. On la retrouve dans des groupes distincts mais tous politiquement engagés : ici celui des acteurs du mouvement noir, comme ailleurs les syndicats de travailleurs, les secteurs progressistes de l’Église ou même certains anthropologues. 6. Pour une revue critique de la bibliographie jusqu’en 1996 sur ce thème, voir Boyer 1997. 7. Le travail de terrain a été effectué dans le cadre d’une mise à disposition de l’IRD de 1996 à 1999. 8. Auparavant, il n’y avait eu que quelques études éparses sur le thème dont celle de P. Fry et C. Vogt (1983). 9. Voir Boyer 1993b. 10. Le plus connu d’entre eux est le candomblé de Bahia. J’ai pour ma part étudié certains de ces cultes à Belém (État du Pará). Voir Boyer 1993a. 11. R. Bastide évoquait à leur sujet une nostalgie de l’Afrique plutôt que sa reconstitution.

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12. On se référera, pour une histoire des quilombos au Brésil, à l’ouvrage organisé par João José Reis et Flávio dos Santos Gomes (1996). 13. En portugais, deux termes permettent de désigner ce qui est noir : preto et negro. Preto, qui renvoie à la couleur des objets, est aussi couramment employé en Amazonie pour caractériser les individus à la peau foncée quand l’euphémisme moreno (appliqué en principe aux métis à la peau claire) ne lui est pas préféré. Depuis le milieu des années 1990, on observe cependant que le terme preto perd du terrain sous la pression des militants du mouvement noir qui, en se conformant à l’usage en vigueur dans le sud du pays, lui préfèrent le vocable negro, moins associé au passé esclavagiste et à un statut servile. La traduction française des termes serait donc, de ce point de vue, preto = nègre et negro = noir. Il convient pourtant de noter que dans la région amazonienne l’usage du terme negro est souvent limité aux cercles militants, celui de preto reprenant ses droits dans les relations de la vie quotidienne parce que, disent les militants, les « Noirs ne sont pas assez conscients d’eux-mêmes ». En raison de la complexité de l’usage de ces termes, et pour pallier les difficultés de traduction, je préciserai entre parenthèses quand le terme preto a été utilisé. 14. Ainsi Neusa Gusmão écrit : « Les Terres de Noir (preto) se constituent sur la base de facteurs ethniques, logique endogame, mariage préférentiel, règles de successions et autres dispositions qui font de la terre commune un patrimoine [...] Cela suppose une tradition historique et culturelle partagée par des groupes de descendance commune, centrée sur la parenté » (1999, p. 66). On peut également citer Rosa Acevedo quand elle avance que les expériences vécues de chaque groupe « correspondent à des dimensions autres de la culture, de la religiosité, de l’identité ethnique » (1999, p. 82). 15. Ainsi Edna Castro : « Le souvenir, dans ces communautés, semble faire fonctionner les représentations sur les générations qui se succèdent, le choix des lieux pour s’établir, les usages des ressources, le travail et l’effort pour garantir la reproduction de la vie, les conflits et les moments ludiques qui ordonnaient les aires de plaisir dans la vie communautaire » (2001, p. 18). 16. Par exemple, Eurípedes Funes quand il affirme qu’» en se courbant pour prendre les châtaignes et les bogues, les hommes font un geste qui suggère un acte de révérence et de remerciement envers la nature pour les fruits reçus. Encore une fois, on perçoit la parfaite relation entre les mocambeiros et l’écosystème dont ils font aussi partie » (Funes 1995, p. 119). 17. Que d’aucuns associent abusivement à une matrilinéarité. 18. Voir Boyer 1993a. 19. Ce que J. H. Benatti, avocat spécialisé en droit socio-environnemental, appelle la « gestion (posse) agro-écologique ». 20. Pour l’État du Maranhão, l’auteur trouve des « situations d’autoconsommation et d’autonomie à peu de distance de la maison des maîtres », montrant ainsi que « le grand propriétaire n’était plus l’organisateur de la production » dès la seconde moitié du XVIIIe siècle (1999, p. 14). 21. Je reprends l’expression d’Alain Pascal Kali dans son témoignage sur les impressions d’un étudiant sénégalais au Brésil (2001, p. 113). 22. Dans un autre article, Sansone donne un découpage historique différent : 1re période de 1888 à 1920, 2e de 1930 à la fin des années 1970, 3e période du début des années 1980 à nos jours (1999). Ce qu’il faut retenir ici est le changement des constructions identitaires.

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23. La déception du chercheur est parfois presque perceptible : « [la communauté] me révélait ses origines, qu’exprimait non seulement la pigmentation de ses membres, aujourd’hui un peu mélangés, mais surtout la mémoire dans les souvenirs des vieux à propos des histoires racontées par leurs ancêtres » (Funes 1995, p. 30). 24. Risque dont Alfredo Wagner se montre très conscient : « selon moi, la catégorie juridique doit refléter [les superpositions d’identité], ou nous pourrions être en train d’utiliser le même critère discriminant que les théories racistes du XIXe siècle, comme vérité et comme objectif » (1999, p. 24). 25. Veran (1999, p. 6) note que l’appellation quilombo est rarement utilisée par les populations locales dans l’État de Bahia. Mari de Nasaré de Baiocci (1995, p. 39) fait la même observation pour l’État de Goiás. Enfin, pour la région amazonienne, E. Funes rapporte les propos d’un informateur : « quilombo est une invention, le nom adéquat est mocambo ». 26. Le quilombo de Palmares se situait dans l’État d’Alagoas, XVIIe siècle. 27. Zone qui correspond aujourd’hui à la région administrative du Moyen Amazonas. 28. Voir par exemple Galvão (1976) et Lima (1992). 29. Selon le dictionnaire Aurélio : interjection brésilienne qui exprime la joie, la plaisanterie, la moquerie. 30. Voir Funes 1995, pp. 342, 358. 31. Habituellement célébrée en août. De façon analogue, en juillet 1988, lors de la première rencontre au Pacoval, les participants du cordão do Marambiré, qui se présentent normalement le 6 janvier ont fait une démonstration de la procession. 32. Dans son étude sur la Transamazonienne, Roberto Araújo fait une analyse critique du terme « communauté ». Il montre que, dans les zones de colonisation également, les pratiques du catholicisme (construction d’une chapelle, relations de compérage) sont des éléments discursifs importants dans la tentative d’établir une identité substantielle entre les acteurs. C’est en vertu de cette relation fondamentale que la « communauté » existerait. L’auteur affirme par ailleurs que les relations dans la communauté sont complémentaires des relations de clientèle ou de patronage pour « intégrer de manière cohérente différentes dimensions d’une même réalité sociale » (1993). Une étude des relations sociales tissées dans les communautés noires rurales, et au sein des fédérations qui les regroupent, viendrait probablement appuyer cette thèse. 33. La propriété individuelle serait difficilement compatible avec le mode de gestion des terres en Amazonie puisque le lieu des plantations privées change chaque année. Cependant, chacun souhaite se voir confirmer individuellement ses droits sur la terre qui assure sa subsistance afin d’être certain qu’une famille en particulier ne pourra pas en contrôler l’accès. 34. Voir Barros, Borges et Meira 1996. 35. Le terme professeur désigne tout les enseignants, de l’instituteur au professeur d’université. 36. Je rappelle l’association entre un statut social élevé et le terme « Blanc », utilisé comme synonyme de maître. Ainsi, le pasteur coréen de São Gabriel reste-t-il un Blanc pour les Baniwa du Rio Negro (Boyer 2001) et les orixás venus d’Afrique sont-ils appelés blancs face aux entités mineures des caboclos dans les cultes afro-brésiliens de Belém. 37. Cette appellation récente est liée au succès du discours écologique. 38. Sur l’usage du terme caboclo, voir entre autre Lima (1992).

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RÉSUMÉS

Quilombolas et évangéliques : une incompatibilité identitaire ? Réflexions à partir d’une étude de cas en amazonie brésilienne. Depuis 1988, de nombreuses populations rurales revendiquent, en tant que communautés rémanentes de quilombos, des droits territoriaux sur les terres qu’elles occupent. L’article présente tout d’abord les approches des chercheurs et les définitions qui ont été proposées de ce phénomène contemporain auquel on se réfère quand on parle de « communautés noires rurales ». Une étude de cas dans le Moyen Amazonas permettra ensuite de jeter quelques bases pour appréhender les termes du désaccord et de l’incompréhension entre les croyants – terme qui désigne habituellement les évangéliques – et les militants du mouvement noir. Car la participation à ce mouvement religieux est généralement perçue comme un facteur d’aliénation qui entrave l’émergence d’une conscience noire et donc le passage à l’action politique.

« Quilombolas » and Evangelicans: incompatible identities? Reflexions on a case study in the Brazilian Amazon. Since 1988, many rural people base their legal demands over the land they occupy by claiming the status of communities reminiscent of quilombos. The paper first reviews the approach made by researchers of this field and the definitions they give to this contemporary phenomenon designated as « black rural communities ». A case study from the Middle Amazonas then allows the understanding of the basis of the disagreement and incomprehension between the crentes (literally believers, general term for Protestants) and the militants of the black movement. For the latter, the participation in this religious movement is generally understood as a factor of alienation that prevents the emergence of a black consciousness and hence the development towards political action.

« Quilombolas » y evangélicos, ¿una incompatibilidad identitaria? Reflexiones basadas en un estudio de caso en la Amazonia brasileña. Desde 1988, numerosas populaciones rurales reivindican derechos territoriales sobre los terrenos que ocupan, como comunidades procedentes de quilombos (palenques). Este artículo presentará primeramente los enfoques de los investigadores y las definiciones existentes en cuanto a ese fenómeno contemporáneo al cual se refiere bajo la expresión de « comunidades negras rurales ». Un estudio de caso en el Medio Amazonas permitirá luego plantear unos fundamentos para comprender los términos del desacuerdo y de la incomprehensión entre los creyentes (palabra que designa habitualmente a los evangélicos) y los militantes del movimiento negro. En efecto, la participación a ese movimiento religioso es generalmente percibida como un factor de alienación que impide la emergencia de una conciencia negra, y por lo tanto aparece como un obstáculo a la acción política.

INDEX

Keywords : quilombo, social movements, evangelical churches Mots-clés : quilombo, mouvements sociaux, Églises évangéliques Palabras claves : quilombo, movimientos sociales, iglesias evangélicas Index géographique : Brésil, Amazonie Thèmes : Anthropologie sociale

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AUTEUR

VÉRONIQUE BOYER

UMR 8565, CNRS-EHESS, Paris

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Marrons, colons, contrebandiers. Réseaux transversaux et configuration métisse sur la côte caraïbe colombienne (Dibulla)

Anne-Marie Losonczy

1 Une des caractéristiques majeures que l’on a pu observer parmi les populations descendant d’esclaves dans les Amériques est leur fragmentation territoriale, leur dissémination autant dans une grande variété de zones rurales que dans les milieux urbains et suburbains. Cette fragmentation, inaugurée dès les débuts de la traite, s’appuie depuis les indépendances sur des processus locaux et régionaux de mobilité territoriale. Celle-ci nourrit à son tour la multiplicité des formes d’organisation sociale et de représentations et pratiques rituelles, ainsi que les variations dans les processus de reproduction culturelle de ces groupes. La diversité des conditions historiques locales qui modèlent les groupes issus de l’esclavage – diversité relativement sous- estimée jusqu’à une date récente – a certainement contribué à la perméabilité différentielle de leurs systèmes de représentation et de leurs pratiques religieuses et musicales à l’influence de ceux des groupes environnants, de même qu’à la capacité de diffusion de ces pratiques bien au-delà de leurs limites territoriales, faisant souvent de ces groupes les médiateurs d’une circulation de pratiques et de discours culturels.

2 La présence afro-américaine se conjugue ainsi, depuis la fin de l’esclavage, sous trois modalités ou dimensions qui ne se recouvrent pas toujours : groupes, sociétés et cultures, avec des degrés divers de territorialisation et de diffusion. L’existence de ces trois modalités dynamiques et changeantes rend difficile l’attribution de limites culturelles et identitaires stables à cette population. Le « noir » tributaire de la bipolarisation 3 Pour penser la spécificité et l’unicité fondamentales qui pourraient ordonner et réduire l’hétérogénéité territoriale, sociale et culturelle des groupes noirs, les recherches ont dû, dès le début, conjuguer ou accentuer sélectivement les deux expériences historiquement fondatrices de cet ensemble : d’un côté, l’origine africaine et, de l’autre,

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la transplantation brutale et l’esclavage. Ces deux expériences originelles inscrivent l’existence et la construction des groupes afro-américains dans la dépendance d’actes et de processus historiques propres à un extérieur dominant, créant ainsi une empreinte durable de bipolarité hiérarchisée dans les représentations sociales de ces groupes, ce qui a conduit les chercheurs à construire les limites et la définition de cet ensemble comme tributaires de cette relation duelle avec un ensemble exogène dominant.

4 Ainsi les recherches afro-américanistes, engagées à partir des années trente dans la réhabilitation des apports culturels de la population noire, ont privilégié l’analyse des cultes de possession urbains et suburbains et l’étude des sociétés marrons isolées (Surinam, Guyanes), vus les uns et les autres comme gardiens et re-créateurs de traditions africaines qui attestaient, au moyen de la mémoire, une fidélité à leur héritage culturel identifiée à une résistance collective à l’esclavage et à la culture blanche. Les nombreux groupes noirs ruraux qui ne manifestent pas d’éléments socioculturels ou religieux « africains » apparaissent alors, dans cette optique, en déficit de mémoire collective, qui détermine un déficit d’identité culturelle différentiel (Losonczy 1997b).

5 Cependant des travaux postérieurs dans différents pays d’Amérique latine et de la Caraïbe ont cherché à établir, en substituant la perspective synchronique à la diachronique, la spécificité culturelle post-esclavagiste de ce type de collectivités noires. Ils l’ont fait sur deux registres souvent combinés : celui d’une occupation du territoire rural marginale et isolée (dans les basses terres de forêt, les marécages) qui entraîne une adaptation socioculturelle originale au milieu et celui de la particularité créée par leur position et leur représentation dans et par la société nationale, en termes de marginalité économique, de stigmatisation raciale et « d’invisibilité » culturelle et politique (Friedmann 1994). La forte atténuation des éléments socioculturels de continuité africaine et la fin des statuts spécifiques liés au système esclavagiste a augmenté, sur la scène nationale en construction, l’importance sociale de la couleur, des traits physiques comme signes naturalisés de l’origine africaine et d’une descendance esclave. Si le phénotype et la marginalisation territoriale et économique sont sollicités comme facteurs d’homogénéisation, constructeurs de particularisme collectif, se recrée alors le schéma bipolaire rigide dans lequel c’est le pôle dominant, blanc et national, qui se constitue en unique source de statut, de signification et de cohérence sociaux de l’autre.

6 De cette manière, la construction réflexive de « l’Afro-américain », marquée par la violence exogène qui détermine son émergence historique, apparaît avec récurrence comme prise dans le schéma dualiste d’opposition frontale, sous des euphémismes variés, en termes de « blanc et noir », « maître et esclave », « ordre colonial et communauté marron » ou encore « économie nationale et économie marginale », qui reproduisent incessamment la logique de l’affrontement brutal des commencements.

7 Le changement des lois qui définissent le statut de ces populations, rendant possibles de nouvelles conditions d’accès à la terre et à certaines ressources, suscite une reconstruction identitaire sous-tendue par une nouvelle bipolarité, dont les référents sont la nation opposée à la communauté ethnique. Cette dernière se construit sur le modèle d’une communauté solidaire idéale, continue dans le temps, solidement territorialisée et consciente de sa singularité culturelle. On peut lire ce phénomène comme un processus d’interaction sur la scène nationale, où se formalisent

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juridiquement des critères de visibilité politique (actorship) liés à une spécificité culturelle et territoriale et où les groupes répondent à partir d’un profil culturel commun implicite, historiquement constitué mais jamais explicité, cherchant à le transformer en une identité explicite clôturée et assortie de nouveaux moyens de « visibilisation ».

8 Il est intéressant d’observer que cette modalité de « visibilisation », enracinée et revendiquée dans une territorialité différentielle provenant clairement du modèle rural isolationniste, se construit autour de la notion de « communauté ». Celle-ci fut propulsée dans le discours politique contestataire des années soixante sous l’influence de la théologie de la libération pour servir à caractériser des groupes locaux en situation subalterne. Entre descriptif et performatif, le terme est devenu peu à peu un lien de consensus implicite entre activistes locaux et régionaux, assesseurs et chercheurs, pour désigner ce qui s’appelait auparavant « village », « population » ou « hameau » (poblado). Pendant ce temps, la notion s’est également imprégnée du modèle anthropologique classique de l’ethnie, qui caractérise en Colombie la sociabilité indigène traditionnelle (Restrepo 1997, pp. 245-246). « Communauté » contient et connote ainsi un champ de significations idéal-typiques qui va bien au-delà de l’ensemble des individus liés par la parenté et/ou un lieu de résidence. Il s’agit du groupe territorialisé conscient de lui-même, défenseur actif des intérêts collectifs face à un extérieur dominant, dans lequel la multiplicité des normes et des références, la pluralité des représentations et des formes de religiosité, le conflit et la discorde, et la porosité des frontières identitaires n’ont aucune place.

9 Concept voisin de celui d’ethnie mais aussi substitut de celle-ci, sans l’exigence d’une langue distinctive, la communauté comme modèle de visibilité dirigé en priorité vers le champ politique supralocal, régional ou national, apparaît donc comme le pôle idéal de la « visibilisation » pour les unités distinctives territorio-culturelles. Parmi les modèles analytiques anthropologiques des groupes noirs, ce dernier paraît remplacer celui de collectivités en déficit de particularité culturelle, marginales et ignorées. Toutefois, il ne permet pas de caractériser et de rendre visible un autre type de formation identitaire plurielle récente, telles les collectivités fondées sur l’esthétisation et le travail culturel des apparences et des performances corporelles (coiffure, chorégraphie, musique, vêtement) qui mettent en scène des représentations contextuelles et interactives de la « négritude » dans les milieux urbains et ceux de l’immigration (Agier 2001 ; Mosquera et Provansal 2000, pp. 98-112). Ces pratiques apparaissent peu territorialisées et très émancipées par rapport aux éléments symboliques et culturels traditionnels de l’africanité ; elles utilisent le corps comme porteur et terrain de la différence rendue visible, créant des compétences et des apparences culturelles dont la diffusion et la circulation, parfois transcontinentales, s’appuient sur des réseaux informels de groupes d’affinité provisoires.

10 D’une manière symétrique et inverse, l’africanité des cultes appelés « afro-brésiliens », afro-cubains ou afro-haïtiens semble en partie détachée du phénotype des participants, fréquemment non noirs. L’authenticité et l’efficacité rituelles et la revendication d’une continuité spirituelle avec l’Afrique se fondent ici sur des traits culturels observables qui, en fin de compte, ne sont pas nécessairement assumés par un individu de phénotype noir (Boyer 2002). Ces groupes et ces pratiques construisent leur visibilité identitaire seulement lorsque, en sus des rituels multiformes, les discours érudits de dignitaires fixent normativement une pureté africaine mythifiée. L’instrumentalisation

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médiatique et politique d’un tel modèle de « visibilisation » – bien analysé pour le cas du Brésil (Capone 1999) – aspire à l’obtention d’un statut privilégié sur la scène politico- religieuse nationale et internationale, source de bénéfices matériels et symboliques.

11 Cet examen des paradigmes d’origine érudite, d’abord descriptifs et analytiques puis socialement et politiquement performatifs, confirme la pertinence d’envisager l’ethnicité dans sa dimension de compétition (Olzak 1992). Appuyée sur des régimes et des stratégies de « visibilisation » rivaux et mimétiques, la compétition ethniciste durcit la représentation et la pragmatique des frontières ethniques dans la mesure où des populations diverses tentent d’obtenir les mêmes biens matériels et symboliques dans le même espace social englobant. Dans le domaine des identités « afro- américaines », il convient d’élargir la perspective en posant « l’orthodoxisation » comme processus identitaire de « visibilisation », comparable, dans sa logique discursive et pratique, à l’ethnicisation, mais se déployant dans le champ religieux. L’orthodoxisation possède aussi une dimension inhérente de compétition ; elle durcit également les frontières religieuses, énonce des normes et tend à unifier dans son discours la multiplicité mouvante des pratiques religieuses, en définissant un critère de fermeture autour de la fidélité à une origine emblématique : l’Afrique, comme référent territorial imaginaire.

12 En résumé, les modèles analytiques et pragmatiques qui mettent l’accent sur l’idéal- type communautaire, l’africanité sauvegardée ou l’esthétisation culturelle différentielle de la négritude, décrivent tout autant qu’ils alimentent chacun des formes de sociabilité et des productions culturelles diverses, qui appartiennent toutes à la nébuleuse « afro-américaine ». Sans être faux, ils sont tous habités par l’attirance vers l’identité, comme différence contrastive, délimitée et consciente, avec son indispensable corollaire, la visibilité supralocale comme objectif identitaire.

13 Des travaux récents privilégient au contraire une perspective constructionniste et interactionniste pour appréhender le jeu social des apparences raciales dans des contextes de métissage des représentations et des pratiques (Wade 1994, pp. 109-111). Cette perspective relationnelle et situationnelle peut se centrer sur « l’individu comme lieu de la différence » (Cunin 2000, p. 15). De tels travaux présupposent la multipolarité et la contextualité des pratiques et des discours et restituent ainsi la mobilité et la négociation comme « sources toujours renouvelées de statuts instables et inachevés » (Cunin 2000, p. 17). Cette perspective novatrice centrée sur l’hybridité et la mixité des références identitaires, des recherches anglo-saxonnes récentes l’ont élargie, dans l’étude des diasporas antillaises (Gilroy 1993, passim, et Hall 1990, pp. 392-403, par exemple), jusqu’à la constituer en nouvel emblème identitaire exclusif (Chivallon 1997, p. 784, 2002, pp. 61-64).

14 Ce cadre analytique donne toute l’étendue de sa richesse en abordant les pratiques, les groupes et les personnages que le milieu urbain ou l’expérience de la migration libèrent de la référence territoriale de l’enracinement comme fondateur de la relation sociale et symbole partagé de la présence collective. Toutefois, l’instaurer comme perspective exclusive et globalisante de l’étude du monde noir, outre qu’elle reproduit l’exclusivisme réducteur et bipolaire des paradigmes antérieurs, occulterait, tout comme ces derniers, l’existence historique et actuelle de formes relationnelles horizontales entre ensembles locaux ouverts (noirs, métis et indigènes). Ces nouvelles approches ne permettent pas non plus de découvrir des modes de territorialisation construits entre points d’ancrage et réseaux, et leurs répercussions sur les formes

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d’organisation sociale et politique, conflictuelles et pluri-locales entre le rural et l’urbain dont l’arrière-plan historique paraît être des modalités individuelles plutôt que collectives de marronage.

15 En bref, ces formes sociales se construisent sur des stratégies qui diluent durablement les limites identitaires sans renoncer à la dimension territoriale comme l’un des symboles et l’un des lieux de la présence collective. Elles constituent des espaces sociaux multipolaires qui tendent à rendre invisibles la communauté et l’identité collective, où la nation et le blanc ne sont pas des pôles de référence mobilisés. Si l’on admet que l’ethnicisation, la communautarisation, la construction d’une narration unitaire de l’origine, ou la mise en scène du corps comme porteur de la différence, ne sont que des modalités diverses et non exclusives d’interaction entre individus ou groupes qui se perçoivent différents, il devient alors possible d’appréhender d’autres figures de la construction de soi et de l’autre. Ainsi, les types de sociabilité et les régimes de mémoire multipolaires qui font appel simultanément au territoire et à des réseaux transfrontaliers de relations, loin de constituer la marge et le non-dit d’une politique et d’une anthropologie d’assignations identitaires, peuvent devenir des objets privilégiés d’analyse pour tracer le profil d’un type original de sociabilité : l’existence noire frontalière. L’investigation de cette dernière peut révéler les raisons qui rendent certaines formes sociales, culturelles et territoriales noires, imperméables à la logique ethniciste et impossibles à comprendre aussi bien avec le concept de « communauté » qu’avec celui de « réseau multiterritorial ». La côte caraïbe comme zone-refuge (Figure 1) 16 Si les historiens ne sont pas unanimes quant à la localisation, les dates de fondation et la chronologie des palenques (villages fortifiés de palissades, refuges des marrons) de la côte caraïbe colombienne, on a en revanche de plus en plus de documents sur la précocité historique, le caractère continu, la multiplicité mais aussi la précarité et la mobilité des groupes marrons (De La Pedraja 1988, pp. 2-3), ainsi que sur la diversité de leurs origines et la continuité des unions entre marrons (surtout des hommes) et indiennes enlevées dans les zones côtières (Meisel Roca 1988, p. 120). Les incendies de Carthagène, les révoltes de Santa Marta, au milieu du XVIe siècle, l’arrivée constante de contrebandiers européens et indigènes wayús (aussi appelés guajiros) à la ville de Riohacha, apparaissent comme propices à des fuites répétées d’esclaves vers les zones dépeuplées de la mer Caraïbe. Par ailleurs, la précocité et l’intensité du métissage, dues au déséquilibre du sex-ratio en faveur des hommes parmi les immigrés espagnols et les esclaves, et l’abondance relative des terres dans la province coloniale de Carthagène, ont créé dès le début, et de façon continue, une importante population métisse, ni esclave ni indienne, et non soumise au pouvoir des propriétaires fonciers (Meisel Roca 1988, p. 120). Ces métis se trouvaient dispersés dans les forêts, exploitant de petites parcelles appelées « rochelas ». La réduction en servitude de cette population entre le XVIIIe et le XIXe siècle a pu avoir des résultats inégaux, dépendant de l’isolement des territoires occupés par les métis : une partie d’entre eux reste à l’abri de ce processus, de même que les esclaves affranchis qui, à partir du XVIIIe et après, à la faveur de la guerre d’indépendance, s’établissent de manière dispersée sur des terres inoccupées.

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FIG. 1 – La côte caraïbe colombienne avec, en pointillé, la zone de Dibulla, d’après É. Reclus 1991 [1861].

17 S’il est vrai que la zone côtière de Dibulla1, à la frontière sud de l’actuel département de la Guajira, entre la Sierra Nevada et la mer, ne fut jusqu’à ce jour l’objet d’aucune étude historique ou anthropologique, les processus décrits dans les sources sur la région peuvent servir de référence et de toile de fond aux narrations fragmentaires des Dibulleros d’aujourd’hui. Mémoire entre passé et histoires 18 Territoire marécageux d’accès terrestre difficile, réserve de collecte intermittente de coquillages d’usage rituel pour les indigènes arruacos et kogis habitant la Sierra Nevada voisine, c’est ainsi qu’apparaît aux Dibulleros leur zone « au commencement ». « Cette terre a plus de quatre cents ans », cette phrase récurrente ouvre l’étape de la reconnaissance d’un passé propre. On évoque ensuite les changements de toponymes : depuis le nom indigène de Yajharo à San Sebastián de la , puis Nueva Salamanca, Barranco Colorado et, depuis « l’autre siècle » (le XIXe), Dibulla, du nom du fleuve côtier à l’embouchure duquel elle se trouve et les fondations successives d’autres noyaux de population : « Les gens de Santa Marta, de Riohacha, des gens marrons et fugitifs qui arrivent, fuyant pour vivre libres et tranquilles, ils vont et viennent, il en arrive d’autres [...]. Ils vivent de pêche, chargent et déchargent des bateaux en un point appelé Seguian ; ici entraient l’alcool, le tabac, des bateaux européens de contrebande, venant des Antilles, vous savez ? Les gens vivaient dispersés, ne se connaissaient presque pas, je ne sais pas. Il y a aussi parfois des Indiens guajiros, des femmes indiennes et des contrebandiers blancs qui mettent enceintes les femmes d’ici [...]. Ces gens sont libres, de couleur foncée, mais ils se mélangent. Par moments, il y a plus de monde, à d’autres moins, à cause des maladies contagieuses, parfois ils ont de l’argent, parfois il y a de la pauvreté [...]. Ils arrivent, ils n’arrêtent pas d’arriver » (J. C. 1994)2.

19 Entre l’historiographie régionale et le discours local, dont les seuls points d’accord sont l’affirmation d’une occupation de quatre siècles et l’origine fugitive des habitants, se dessine l’image d’un peuplement dispersé et mobile, constitué d’arrivées individuelles successives, d’une population composée de marrons, de métis et d’indigènes, sur fond de visites périodiques d’indigènes de la Sierra. Cette population d’effectifs fluctuants

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n’apparaît pas comme formant une communauté territoriale ou co-résidente. Plus que de la terre, son existence paraît tributaire des fleuves et de la mer, et inscrite dans la mobilité. La pêche et la participation à la contrebande maintiennent les groupes familiaux autonomes les uns par rapport aux autres, et plus que la construction d’une interdépendance locale, ceux-ci privilégient les relations avec l’extérieur. La répétition du terme a veces (parfois) esquisse la vision d’une occupation territoriale mobile et discontinue dans l’espace et le temps, avec une alternance de phases de prospérité relative et de pauvreté, impliquant des gens de provenance et d’origine hétérogènes, relais de la contrebande en position intermédiaire entre les marins européens, les commerçants contrebandiers – métis et Wayús de la Guajira – et la population indigène de la Sierra Nevada.

20 Le discours local, qui parle par euphémisme de cette longue période comme celle « de l’arrivée », l’inscrit dans le registre d’une évocation en pointillé de gens sans nombre et de territoire sans limite, loin de quelque référence que ce soit, généalogique, patronymique ou communautaire, où l’axe unificateur de l’hétérogénéité locale se construit par des projets parallèles d’indépendance et de mobilité. Ces projets sont ancrés dans un territoire de refuge, à l’intersection de différentes frontières : zone de passage entre divers groupes indigènes, entre ceux-ci et la ville commerçante de Riohacha et les plantations de Santa Marta, frontière aussi entre l’, les Antilles et l’Amérique que la piraterie et la contrebande ont rendue poreuse. Dans ce discours, le marronage n’émerge jamais en relation explicite à l’esclavage, ni comme projet collectif de résistance, ni comme élément fondateur de communauté mais plutôt comme une série de projets individuels de fuite et de mobilité.

21 La mémoire locale change de registre quand elle se réfère à « l’autre siècle » (le XIXe) sans précision de date. À l’anonymat des personnages et à l’évocation du passage réitératif d’un temps sans événement, succède la narration avec mention de personnages nommés, par laquelle le passé se condense en histoire et la transition s’effectue grâce à quelques arrivées de plus, qui interrompent le flux du temps et apportent des changements : « Un homme de la Dominique, Manuel Nicolás del Castillo, arrive en vapeur de Riohacha, prend des terres et construit un moulin à sucre sur le haut Rio Jérez. Il plante des bananiers et apporte du bétail. Les gens travaillent pour lui, il leur apprend l’agriculture, les bananes, la canne, le cacao. Les Espagnols de l’intérieur le persécutent et il se pend, sans avoir eu d’enfant [...]. Voyez ! Les ruines, la cheminée du moulin à sucre, tout y est encore, la voyez-vous ? Alors les gens ont pris des parcelles sur son terrain et se sont mis à les travailler pour leur compte. Ainsi sont arrivés l’agriculture et l’élevage [...]. Et dans ces années-là arrivent aussi les pères capucins italiens. Là, ils ont fait une église. Depuis lors, il y a une paroisse à Dibulla, et les gens sont dibulleros. Les pères vont et viennent, mais presque toujours il y a un prêtre. Les gens deviennent religieux, se font baptiser avec des parrains et se marient. On se met à construire des maisons autour de l’église, avec les tuiles de l’usine à sucre. Ils commencent à enterrer les morts sur le tertre à côté, au cimetière. Là aussi on fait des maisons. Les familles les plus anciennes, sais-tu ? Comme les Redondo, les Moscote, les Brito, les Coronado, les Vanegas, les Cotes, les Campo [...]. Les gens continuent à faire commerce d’eau-de-vie, de tabac, de marchandises avec les Guajiros jusqu’à Riohacha, Valledupar et Santa Marta » (L. V. 1997).

22 Ces phrases récurrentes, qui résument le discours des Dibulleros, rendent compte de l’émergence et de la construction tardive de la dimension locale de l’être dibullero, par la nucléation territoriale et religieuse. L’établissement des familles sur des parcelles

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agricoles, source de l’autosuffisance alimentaire, et la construction de maisons en ciment, la mémoire locale les situe dans la continuité de la brève occupation de la plantation et de l’usine à sucre et contemporaine de l’arrivée des capucins, les deux phénomènes étant liés à des personnages originaires de l’extérieur de la Colombie. Une fois de plus, c’est l’extérieur, métaphorisé par la mer, dont la médiation alimente l’espace-temps dibullero, déclenchant une histoire d’événements racontables et de personnages nommables, une ritualisation du cycle de vie et une territorialisation nucléaire localisable, concomitants à l’émergence des noms propres et de la logique généalogique. Aucun de ces événements n’est associé à la nation en construction, bien qu’ils se produisent sur sa façade maritime.

23 Si pour la mémoire locale cette période inaugure une appropriation, une exploitation autonome, la délimitation familiale et la transmission du terroir local, de même que l’apparition de liens sociaux entre familles ritualisés dans l’idiome religieux apporté par l’église, le discours dibullero y juxtapose aussi le principe d’une nouvelle forme de déplacement qui vient s’ajouter à la participation au réseau de contrebande guajiro : « Pendant ces années, il y a eu aussi quelques familles qui ont commencé à monter à la Sierra, jusqu’à San Antonio et Pueblo Viejo [deux villages des Indiens arruaco] : ils sont chaque fois plus nombreux, prennent des terres, font aussi des maisons là- haut, cultivent, travaillent avec les Indiens et leur vendent des choses. Parfois ils prennent une femme indigène. Alors les indigènes commencent à se faire baptiser avec les Dibulleros ici et là-haut. Ainsi ils deviennent des compères, de même que les Indiens guajiros. Ces derniers viennent vendre du charbon de bois et de la mélasse, ils commercent et échangent du travail avec les Dibulleros jusqu’à aujourd’hui. Les Arruacos [groupe indigène de la Sierra Nevada] continuent à venir sur la plage pour chercher des coquillages et faire leurs paiements à leurs ancêtres » (L. V. 1997).

24 De cette manière, les mêmes mécanismes qui ont servi à construire la nucléation territoriale locale interfamiliale et la formalisation rituelle des liens sociaux sont mis parallèlement au service de l’expansion du noyau, par le jeu de la contrebande et du commerce multilocal ainsi que par la colonisation agricole et pastorale dans la zone transfrontalière de la Sierra.

25 Il est intéressant d’évoquer la description de la zone dibullera par le géographe français Élisée Reclus. Cette relation de voyage permet de situer approximativement les événements contés par les Dibulleros quelques quinze années après sa visite. En outre, la vision de Reclus fait apparaître le rôle de l’oblitération dans la mémoire locale. En effet, le jeune géographe anarchiste parcourt la Sierra entre 1855 et 1857 et parvient à Dibulla épuisé et malade, avec le projet de louer des mules et des guides arruacos pour monter à la Sierra. Sa maladie le contraint à rester deux mois à Dibulla. « Vers le milieu du XVIe siècle, Dibulla, que les Espagnols appelaient alors San Sebastian de la Ramada, et qu’habitait une fraction de la tribu des Taïrona, était une ville riche et puissante. Lerma, le gouverneur de Sainte Marthe, y leva, dit la tradition, une contribution de deux cent mille piastres », dit notre auteur (Reclus 1991, p. 223). Il ajoute qu’en contraste violent avec cette évocation, « dans un espace assez étendu, circonscrit par le Rio Dibulla, la mer, des marécages remplis de palétuviers et l’infranchissable massif de la forêt vierge, se trouvent plusieurs jardins, semblables à des amas de broussailles, et des cabanes éparses plus vastes et plus commodes, mais plus délabrées que les huttes des Aruaques » (op. cit.). La population est brune, sous-alimentée, amoureuse de l’eau- de-vie, manifestement affligée d’éléphantiasis, de lèpre et de jipatera, c’est-à-dire de géophagie, et sous la houlette d’un curé que son alcoolisme et sa maîtresse dibullera

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ont fait abandonner sa mission dans la Sierra et « imposer, bon gré mal gré, sa direction spirituelle aux habitants du village » (op. cit., p. 224).

26 Cette description, aiguë et digne de foi, développe ce que le discours local a condensé allusivement dans la phrase « parfois il y eut de la pauvreté ». Il faut supposer que de telles périodes de dénutrition et d’épidémies ont pu être fréquentes jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle. La mémoire locale a donc oblitéré les souffrances de la pauvreté et des maladies ; contrairement à la population noire du Chocó et du Pacifique, ces souffrances ne sont pas exprimées dans le registre étiologique d’une narration mythique de « l’origine des races », narration dont il n’existe pas trace à Dibulla (Losonczy 1996, pp. 163-175). Ce silence, ce non-dit dans la mémoire dibullera sur les aspects misérables d’une existence libre mais marginale de transfuges, constitue, au- delà de la dispersion, un trait d’union identitaire entre habitants de provenances variées et cerne en filigrane leurs limites collectives.

27 Le discours local construit l’histoire la plus récente de Dibulla autour d’événements qui entrelacent l’émergence d’une cohésion médiatisée par l’inscription territoriale du patronage des saints et l’extension-prolongation territoriale du noyau résidentiel, évoquant implicitement des conflits parmi les familles et entre elles. Ainsi, la première se condense autour du souvenir d’un miracle réalisé par la Virgen del Pilar, « vierge des capucins » depuis les années 1910 : « Les fermes étaient pleines de maïs, de plantains et de canne. Mais un beau jour, le ciel s’est obscurci, couvert d’une nuée de sauterelles. Cette plaie s’est insinuée jusque dans les maisons, on allait perdre toute la récolte. Les gens se sont mis à implorer la Vierge et , les ont sortis pour les promener sur la plage, leur ont fait de la musique et tout. Il y avait aussi Santa Marta, qui fait tant de miracles pour sauver les pêcheurs et les marins. Après quelques heures, les sauterelles ont disparu pour de bon et la récolte a été sauvée. Depuis lors, Dibulla a deux patronnes : la Virgen del Pilar pour la nourriture et Santa Marta pour la sécurité en mer. On célèbre leurs fêtes avec des marches, une procession, un bal, de la musique et tout. Elles protègent les Dibulleros » (A. C. 1998).

28 L’autre axe de la mémoire est constitué par la formation successive de nouveaux noyaux de peuplement dans la zone côtière (Camarones, Campana, La Punta) puis au bord de la route (Mingueo). Ce processus est évoqué comme le résultat de la « sortie » de branches familiales du noyau dibullero, qui maintiennent néanmoins leur appartenance symbolique à ce dernier par le jeu des baptêmes – origine de réseaux de compérage avec des résidents du noyau initial – et des mariages célébrés dans l’église de Dibulla. Parallèlement, on parle de l’augmentation du nombre des maisons à San Antonio et à Pueblo Viejo dans la Sierra, et du troc continu avec les Arruacos.

29 Toutefois, l’événement qui a le plus puissamment rassemblé les fils dispersés de la mémoire locale est un ensemble complexe de récits qui tourne autour de l’arrivée de « la bonanza marimbera » (l’aubaine de la marijuana) et du conflit sanglant de plusieurs années qui a opposé deux familles étendues de colons de Dibulla, débordant de la montagne de Pueblo Viejo vers les villes de Santa Marta, Valledupar, Bogotá, et même jusqu’au Venezuela et à l’île d’Aruba.

30 Encore une fois, l’irruption de la nouveauté a pour origine « l’au-delà de la mer ». En effet, la mémoire locale se souvient de l’arrivée, dans les années soixante, de trois jeunes Américains, volontaires du Peace Corps, consommateurs de marijuana. Ils introduisirent les graines et firent connaître aux Dibulleros ce nouveau marché. Les semailles et les cultures qui s’ensuivirent furent centrées sur les pentes déjà occupées

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de la Sierra, et la mise sur le marché du produit vers l’extérieur national utilisa et étendit les réseaux traditionnels de contrebande interethnique grâce à de nouvelles routes de navigation. Il reste quelques signes résiduels de ce cycle de prospérité « d’une quinzaine d’années », tels que des maisons à étages, des voitures, des logements et des échoppes à Riohacha et à Santa Marta, des meubles, des téléviseurs, véritables supports de mémoire pour cette étape de l’histoire. L’accès inégal des groupes familiaux à cette nouvelle source de prospérité, les grandes différences de valeur entre les terrains sont l’un des registres dans lequel le discours local exprime la conflictualité entre branches collatérales et entre familles, qui n’a fait que culminer et se répandre vers les villes lors de la grande confrontation entre les Cárdenas et les Valdesblanquez.

31 Le deuxième registre explicatif du conflit – et de là, par régression, d’autres conflits, moins mortifères, avant et après – est la vengeance, consécutive à un supposé enlèvement d’une épouse légitime. Le troisième registre implique le changement dans les relations avec les indigènes arruacos, oblitérant complètement l’action missionnaire et indigène de revendication territoriale de ceux-ci, adressée à l’État. En fait, pour les Dibulleros, l’obligation récente qui leur a été faite de quitter les terres de montagne au profit des indigènes dérive des actes violents des Cárdenas et des Valdesblanquez. Outre l’évocation du viol de femmes arruacas et le vol d’objets rituels précolombiens par des Dibulleros, le discours local attribue à la malédiction d’un prêtre-chamane arruaco (mamo) consécutive à ces violences, autant le cycle de vendettas annihilateur des deux familles qu’un incendie et une inondation survenus à Dibulla ces années-là et contre lesquels « les saints n’ont pas pu grand-chose ».

32 Le discours local articule ainsi, autour d’événements-pivots survenus à l’extérieur ou venant du dehors, le sens d’autres conflits, mineurs, à l’intérieur du noyau local. Qui plus est, cette construction mnésique ancrée dans la fragmentation et le ré- arrangement des événements insère l’histoire locale dans des configurations aux espaces multiples, où le local et ses nombreuses extensions se reflètent et acquièrent du sens les uns par rapport aux autres, comme dans un jeu de miroir. Ce régime de mémoire n’a aucun noyau central de référence, ni territorial, ni social. Encore moins comporte-t-il une référence à une entité hiérarchique supérieure qui délimiterait, unifierait et chargerait de sens l’existence collective. Il n’y a ni destinée tributaire de la volonté d’un Créateur – comme dans les récits mythiques de la côte Pacifique et du Chocó –, ni soumission ou résistance à un maître, à un ordre ou à une institution.

33 Le profil identitaire sous-jacent à cette construction de mémoire apparaît – toujours implicitement – comme un va-et-vient entre différents rôles, joués dans des espaces et des contextes multiples, où la rencontre, la négociation et le conflit entre groupes internes ou entre ces derniers et des groupes externes constitue la source de positions toujours instables et ouvertes au changement. Le champ religieux : saints locaux et diable voyageur 34 Le discours des Dibulleros mentionne explicitement l’émergence du religieux comme tributaire de l’arrivée d’acteurs extérieurs et contribuant à la structuration d’un territoire de co-résidents. Parallèlement, il fait apparaître l’appropriation de l’idiome relationnel ritualisé du compérage et du parrainage qui stabilise, encadre et familiarise la circulation des personnes, des biens et des services. On voit bien ici l’importance stratégique du double compérage dans la construction parallèle d’un « intérieur » et d’un « extérieur » et leur couplage par des réseaux interethniques locaux interconnectés (Losonczy 1997a). En revanche, à la différence de la majorité des

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groupes noirs du Pacifique et du Chocó, on a ici un passage de l’oral à l’écrit pour l’enregistrement de ces liens de compérage comme des mariages interethniques, au moyen des registres paroissiaux.

35 Si la mémoire locale explicite la territorialisation par les miracles de la Virgen del Pilar et de Santa Marta, ainsi que son rôle central dans la conversion du noyau territorial en un espace de référence collectif, elle est muette, en revanche, sur les pratiques quotidiennes individuelles autour des destinataires de l’action rituelle, les saints et les morts. Chaque adulte « a son saint de dévotion » spécial. Le lien personnel avec la figure tutélaire s’acquiert à Dibulla de deux manières. La première est l’héritage, la transmission, parfois du vivant d’une relation personnelle, d’une figure sainte, surtout en ligne maternelle. La personne qui transmet garde son lien privilégié, matérialisé par l’autel domestique présidé par la statuette du saint. Ce dernier bien lavé, peint et alimenté par des offrandes – nourriture, boissons, fumée de tabac, bougies – reçoit des prières et, pour sa fête, de la musique et des danses. L’héritier doit monter un nouvel autel, acheter un nouvel exemplaire de la statuette, mais son lien rituel avec le saint est déjà « rechargé » (recargado) par « les grâces et la proximité » (los favores y la cercanía) du lien précédent.

36 Un autre mode d’obtention débute généralement par un rêve où apparaît le saint, parfois prévenant le rêveur d’un danger ou lui facilitant une décision. De cette élection par le saint découle l’obligation de l’installer sur un autel domestique et de prendre soin de lui, en contrepartie d’une influence protectrice et de l’accomplissement de ses désirs personnels. La veille de leur jour festif, les saints sont placés dans l’église de Dibulla pour « les recharger en force divine ». Le matin de leur jour, leurs propriétaires « les promènent pour qu’ils parcourent le village ». Pendant la Semaine Sainte et la Nativité, les saints de dévotion spéciale remplissent les rues en compagnie des saints de l’église. La musique de danse, la danse devant eux, les offrandes de boissons alcoolisées les « réjouissent », les faisant participer à la fête.

37 « Les saints viennent de l’extérieur ». Ce leitmotiv signale le fait que les lithographies et les statuettes sont achetées, soit dans les villes de Santa Marta, Riohacha, ou Valledupar, soit à des marchands ambulants. Mais l’accent mis sur ce fait semble faire écho à la logique sous-jacente de la construction de l’identité à Dibulla : pour se constituer et se maintenir, la composante interne s’alimente du va-et-vient avec l’extérieur, de la porosité et du passage continu des frontières.

38 Cependant les saints, une fois arrivés, ne circulent plus qu’à l’intérieur du périmètre de co-résidence, entre les maisons, la rue et l’église, autant les saints domestiques que ceux qui « vivent » dans l’église, comme Santa Marta, Divino Niño, San José, San Antonio, et Cristo Negro, ce dernier de couleur noire. Ils ont été en partie offerts par des fidèles vivants ou déjà morts ; la Virgen del Pilar et le Cristo Negro ont été apportés, eux, par les capucins dans les années 1920. On considère comme convenable que des femmes majeures prennent soin, pour une période donnée, de ces saints chez elles, à l’exception du Christ « trop fort pour une maison ». Le but est de leur « donner de l’air, pour qu’ils soient en famille ». Ainsi les saints de l’église, figures symboliques de la collectivité, entrent à leur tour périodiquement dans l’espace domestique. La fluidité de cette circulation, surtout à la charge des femmes, dilue les limites entre espace rituel collectif et domestique, entre identité rituelle individuelle et collective.

39 La ritualisation de la mort s’inscrit dans l’idiome religieux de la neuvaine du catholicisme traditionnel, mais celle-ci se déroule dans la maison du défunt. Si messes

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ordinaires et messes du souvenir (recordatorios) et de « fin d’année » (cabo de año) ferment le cycle annuel du deuil, les offrandes régulières et les demandes adressées aux âmes des morts anonymes au pied du mur du cimetière ainsi que l’apparition protectrice en rêve des morts, convertissent ceux-ci en une autre catégorie de figures tutélaires, avec lesquelles il est possible de tisser un lien individuel et ritualisé. Figure de transition entre la catégorie des saints et celle des morts, « l’esprit propre » ou « l’âme propre » est une condensation d’identité à la fois divine et humaine dans une personne, vers quoi celle-ci, en cas de danger, peut diriger ses prières pour qu’« elle se raccroche au corps » (« que se agarre al cuerpo »).

40 Le diable, figure ambivalente possédant de nombreux avatars et incarnations possibles (oiseau ou animal noir, forme d’homme ou de femme, de vivant ou de mort par violence), constitue une autre catégorie de tutelle et d’interlocution surhumaines. En premier lieu, il apparaît comme rival, à la fois source et emblème de la virtuosité chorégraphique et musicale des humains. Qu’il affirme sa présence dans le jeu exceptionnellement brillant de l’accordéon, ou sous le sol sur lequel tourne une cumbia endiablée, qu’on dise de tel musicien sans égal « qu’il a appris avec lui » ou « qu’il l’a vaincu dans un duel musical », de tel danseur inspiré « qu’il l’a comme partenaire », ou que le diable en personne ait pris son apparence pour danser, cette figure est toujours associée au goût de la virtuosité gestuelle et sonore et à sa séduction. Dans ce contexte, le diable, attiré par la musique et la danse, est représenté comme prenant l’initiative des contacts avec les humains.

41 Cependant, les hommes peuvent aussi le convoquer par des prières. Rite individuel nocturne et secret, le pacte avec le diable – modalité plus formalisée, étroite et globale de relation – réalise un transfert d’une partie de la « force » et de la capacité de transformation de celui-ci vers un homme contre le don de son âme qui, après la mort, ira enrichir la « force » du diable. Une santé sans aucun accident, une chance ininterrompue, une force physique hors du commun, un don relationnel qui apprivoise et convainc vendeur ou acheteur, la prospérité insolente, la sortie victorieuse de tous les conflits – tels sont les signes que l’entourage interprète comme preuves d’un pacte avec le diable.

42 Si les saints et les morts protègent et favorisent en répondant aux demandes faites à l’intérieur du noyau territorial de co-résidents, où ils sont eux-mêmes résidents par leurs effigies, la non-représentation iconographique du diable, alliée à son ubiquité et à son caractère polymorphe, contribue à en faire la figure tutélaire de la territorialité multiple et de la mobilité. C’est pourquoi il est pour les Dibulleros le grand dispensateur, le garant surhumain et l’emblème des aptitudes nécessaires à la contrebande, au commerce, à la navigation, aux transactions en ville, ainsi qu’à la sauvegarde des propriétés agricoles dans la Sierra, permettant de passer dans les interstices des nouvelles dispositions légales qui garantissent la propriété et l’occupation exclusive des terres de montagne aux groupes indigènes.

43 La contrebande, le va-et-vient entre le rural et l’urbain, la vengeance et la colonisation agricole, ces activités passe-frontières, multipolaires, oscillant entre rencontre, négociation et violence virtuelle ou réelle, exigent un complexe de conduites et de compétences à facettes multiples – mélange de rapidité, de mobilité, de vivacité, de ténacité, d’astuce, de prodigalité, de résistance physique, d’entregent dans plusieurs milieux et d’aptitude à l’agressivité. Ce complexe idéal-typique valorisé et assigné à la masculinité, les Dibulleros le désignent par le terme colombien polyphonique de

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verraquera. Le diable, figure tutélaire ambivalente, apparaît bien comme le support et le complément rituel, autant que comme l’emblème surhumain d’une idée partagée de l’identité masculine individuelle, ce qui constitue un lien identitaire entre ceux qui s’autodéfinissent comme « Dibulleros ». L’aptitude à exploiter, à actualiser, à combiner sélectivement ou alternativement les facettes multiples de cette identité dans des contextes et des pôles territoriaux et relationnels multiples – urbain, rural, acheteur, vendeur, résident, passager, colon chez les indigènes, paysan, pêcheur, allié, ennemi – face à des interlocuteurs divers, groupes et individus, l’aptitude à passer d’un espace normatif et relationnel à un autre peut être comprise comme « compétence métisse » (Cunin 2000, p. 32). Ici, cette compétence se trouve attribuée à la masculinité et construite et soutenue rituellement avec la médiation de la figure du diable.

44 Ainsi, l’univers religieux dibullero apparaît sous deux aspects. D’un côté, ses figures et ses pratiques rituelles l’apparentent au complexe religieux des zones noires du Venezuela, de la Colombie et de l’Équateur, dérivé et réinterprété à partir de l’idiome catholique transmis de façon discontinue par l’action missionnaire. De l’autre, il y apparaît une bipolarisation plus nettement marquée entre les représentations et les pratiques rituelles assignées au masculin et au féminin, et une accentuation différente du pôle marqué par le diable, figure tutélaire mobile et multiterritoriale, soutien de la dimension passe-frontière, interstitielle de la société et de la compétence métisse comme stratégie culturelle de la multiterritorialité.

45 Une nouvelle figure de religiosité a émergé au cours des quinze dernières années dans les noyaux résidentiels de la zone de Dibulla. Il s’agit de l’arrivée, en provenance de la Magdalena, de pasteurs pentecôtistes qui s’installent pour des périodes variables dans les villages et y fondent des « communautés de foi », groupes de pratique religieuse. Cette forme de religiosité néo-protestante construit une relation d’identification directe, élective, verbalisée et émotionnelle avec la figure du Christ, source de pouvoir et de prospérité immédiate. Cette relation introduit une logique de conversion, qui équivaut à une répudiation des conduites antérieures (consommation d’alcool, danse, promiscuité sexuelle, violence physique ou verbale, culte des saints et des morts), celles-là même qui constituent le lien identitaire masculin à Dibulla, ainsi que le support des stratégies multiterritoriales.

46 Pourtant, la pratique rituelle individuelle des Dibulleros dilue la logique de rupture et d’exclusion de la conversion christique, pour la changer en une forme supplémentaire de tutelle et de recours surhumains, utilisée en alternance et inscrite dans le continuum composé des saints, des âmes et du diable. L’itinéraire rituel d’un individu apparaît ainsi comme un va-et-vient périodique entre pratiques et figures rituelles de recours dont le choix dépend du moment, du contexte et de la difficulté à affronter. Ici, une fois de plus, se dessine la coexistence de normes contradictoires et multiples, dont l’alternance et la combinaison dépendent d’espaces et de contextes également multiples. Dans le domaine religieux, comme dans les énoncés locaux de la mémoire, une même configuration se profile, que nous pourrions appeler horizontale : ouverte, décentrée et dépourvue d’un référent dominant. Parents, alliés et ennemis : figures horizontales de relation 47 La mémoire locale situe dans la seconde moitié du XIXe siècle le passage de groupes dispersés et anonymes de co-résidents à un ordre familial généalogique, simultanément à la généralisation des activités agricoles, la parcellisation des terres des interfluves et à l’arrivée de l’ordre des capucins qui construit l’église et la paroisse. Avec cette

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dernière, il semble que naissent à la fois les registres écrits et la ritualisation du cycle de vie et des liens matrimoniaux, filiaux et de parenté rituelle (parrainage). De fait, l’examen des registres paroissiaux montre que ce changement se situe en 1860. À partir de cette année, les contours ritualisés et enregistrés des relations d’alliance matrimoniale, de descendance et de compérage dessinent les limites et les ouvertures du collectif dibullero.

48 Dans le registre des mariages, l’examen des noms de famille fait apparaître, au fil des générations, l’occurrence constante de mariages mixtes, tant de Dibulleros avec des Arruacos que de Dibulleros avec des Wayú (Guajiros). Ces mariages deviennent plus rares à partir des années 1930, sans toutefois disparaître jusqu’à ce jour. Si l’on tient compte de la règle locale de la transmission bilatérale des biens, on doit supposer que les descendants de ces unions pourraient prétendre par droit d’héritage à des terres et à des activités économiques comme la contrebande hors de la zone de Dibulla.

49 L’intersection ainsi créée entre ces trois sociétés fut diversement exploitée par chacune d’entre elles. Les Arruacos ont réinscrit dans ce nouveau registre la permanence de leur droit immémorial à l’utilisation rituelle intermittente des plages maritimes de Dibulla (collecte de coquillages, rites de paiement à leurs entités ancestrales et cosmiques propres). Les Dibulleros ont renforcé leur position dans les réseaux de contrebande et de commerce wayú, en s’inscrivant dans l’idiome matrilinéaire fondamental pour l’organisation sociale wayú. Ils ont traduit leur inclusion partielle à la périphérie du groupe arruaco de la Sierra en occupant et en cultivant des terres de montagne, puis en y construisant un noyau d’habitation. En échange du travail et de la mélasse arruacos, ils ont introduit chez ces derniers des biens de consommation manufacturés.

50 Le registre des baptêmes montre la construction de plusieurs réseaux interconnectés de parenté rituelle entre familles de Dibulla. La fraternité rituelle des compères est réciproque et égalitaire : les deux parties se choisissent comme parrains respectifs de leurs fils. Cette tactique crée des espaces stabilisés d’alliance et d’échange préférentiels de biens et de services. Entre Dibulleros et indigènes wayús la même logique prévaut, elle garantit aux Wayú l’hospitalité et la coopération des Dibulleros, et à ces derniers différents lieux d’hospitalité et des points d’appui pour la contrebande jusqu’à Maracaïbo au Venezuela. En revanche, le compérage égalitaire devient avec les Arruacos un parrainage asymétrique : si ces derniers choisissent un parrain dibullero pour leurs enfants, les Dibulleros, eux, ne les sollicitent jamais. La diversification progressive des compères inclut maintenant dans le réseau familial les faubourgs de Riohacha et de Santa Marta, facilitant l’accès aux espaces urbains et l’hospitalité temporaire. Cette carte des réseaux intergénérationnels donne à chaque individu l’accès un territoire multipolaire, en deçà et au-delà des frontières, avec des lieux d’hospitalité ruraux et urbains et des possibilités de coopération intermittente.

51 Par ailleurs, la juxtaposition et la succession des noms de famille montre une oscillation entre transmission en ligne maternelle et transmission bilatérale du nom. La première fait écho à la règle matrilinéaire guajira (wayú), la seconde, qui se généralise à partir des années 1920, fait précéder le nom du père de celui de la mère, jusqu’à une date récente. Toutefois, si les registres matrimoniaux et baptismaux dessinent les contours d’une organisation sociale et familiale au-delà des frontières, seule l’observation et le discours local permettent de voir émerger certaines dimensions focales de celle-ci.

52 En effet, la multipolarité des parentèles dibulleras repose sur la polygamie multilocale des hommes. Au-delà d’une union matrimoniale, dont l’inscription territoriale est la

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construction d’une maison, propriété de la femme, la verraquera de l’homme de Dibulla se traduit par des relations simultanées avec plusieurs femmes établies dans des lieux différents, ruraux comme citadins, avec lesquelles il totalise des dizaines d’enfants ; ces relations sont connues et reconnues de tous. « Ici, un homme peut avoir entre 30 et 80 enfants » est une affirmation fréquente tant chez les hommes que chez les femmes de Dibulla. Ce réseau de descendance peut s’étendre, dans beaucoup de cas, jusqu’à Valledupar et au Venezuela. Le groupe familial local, autour de la mère et des grands- parents maternels, fait toujours partie d’un réseau paternel de parentèle multilocal, dans lequel les fils peuvent, à certains moments, circuler. Ainsi, la socialisation de ceux- ci jusqu’à l’adolescence se fait, du côté maternel, à l’intérieur d’un réseau local familial d’entraide quotidienne, de prêts de biens et d’échange de travail. Les enfants d’une maison sont « les enfants de la maison », pour ceux qui descendent des deux parents, « les enfants de la rue », pour ceux du père avec d’autres femmes, « les enfants élevés » (criados) pour les neveux du côté maternel. Dans le noyau local de co-résidents, le statut des fils est tributaire de la branche maternelle. Le père dibullero doit une assistance économique complète à sa première maison et des apports occasionnels aux autres. Plus récemment, on attend de lui qu’il assure les études jusqu’au baccalauréat de ses fils et leur socialisation en ville. En contrepartie, tous ses fils lui doivent loyauté et assistance dans les conflits.

53 La possession d’une descendance nombreuse et dispersée en plusieurs pôles crée pour un Dibullero un important capital de relations, entre enfants, frères et compères. Mais, en même temps, cela est source de conflits et de divisions dans la descendance, autour de l’héritage des pères, ou bien entre des hommes (frères et amants) autour d’une femme. Ces dimensions réticulaires et factionnalistes de l’organisation sociale et familiale permettent de comprendre le processus de constante fragmentation du noyau dibullero en groupes de co-résidents nouveaux dans la même zone, comme ceux de La Punta et Mingueo, de même que l’asymétrie dans l’accès et le contrôle de biens divers à l’extérieur (terres dispersées, biens de contrebande, réseaux de commercialisation). L’accès à ces biens et leur contrôle dépend en grande partie du nombre et de la variété des alliés, tous inclus dans le réseau de parentèle consanguine et rituelle. Alors que la réponse à un conflit surgi autour de terres ou de biens locaux est le plus souvent un déplacement de résidence à l’intérieur de la zone (incluant les quartiers périphériques de Riohacha, Valledupar et Maracaïbo), la protection des biens situés au-delà de la frontière contre ses rivaux peut déclencher des cycles de violence mortifère, des vendettas, sous la direction des figures paternelles chefs de parentèle, dans lesquelles le nombre d’alliés impliqués, de fils et de frères, est décisif pour l’emporter.

54 Ces cycles de vengeance, qui impliquent obligatoirement tous les frères et les fils de différents lieux, se sont intensifiés et dé-territorialisés avec l’entrée de la marijuana dans l’univers dibullero. Nous avons ainsi pu observer que la fragmentation du discours local sur le conflit sanglant de plusieurs années entre les familles Cárdenas et Valdesblanquez – dont les chefs étaient cousins germains – attribue, pour une part, l’origine des hostilités à un conflit sur les cultures de marijuana dans la Sierra et sur ses possibilités de commercialisation. Mais outre cette rivalité autour de la marijuana, on évoque une rivalité amoureuse et aussi une réponse rituelle indigène à la violation de l’espace culturel de la Sierra. Ces différentes versions articulent les foyers de violence propres à une organisation de parentèles potentiellement égales et réellement rivales. En réalité, la vendetta entre ces deux familles – qui allait impliquer d’autres familles apparentées – a duré plusieurs années et, au fil d’épisodes sanglants et de fuites, a eu

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successivement pour scène Pueblo Viejo dans la Sierra, Dibulla, Riohacha, Valledupar et Santa Marta où une grève civique générale (paro cívico), mentionnée par la presse nationale de l’époque, a fini par exiger leur départ. Les Cárdenas se sont pratiquement éteints et les Valdesblanquez se sont éparpillés entre Bogotá, Caracas et Valledupar.

55 Le point de cristallisation de la violence mortifère est toujours une agression contre un jeune homme, au statut filial dans le réseau de la parentèle. Avant le déchaînement de la vendetta, on peut demander l’intercession d’une figure d’autorité extérieure comme l’évêque de Riohacha, le gouverneur de la Guajira ou le curé de la paroisse. Le dénouement préconisé est d’établir une ou plusieurs relations de compérage autour des nouveau-nés des deux familles, relations qui excluent l’agression mutuelle. Si l’intercession échoue, c’est le plus souvent à cause de l’intervention des femmes adultes qui extériorisent le conflit en appelant à la vengeance à grands cris dans la rue. Cette socialisation féminine du conflit oblige les hommes à passer à l’action. Le cycle d’échange de violences se termine par le départ de l’une des familles ou par un duel opposant deux jeunes hommes représentant chacun leur groupe. La victoire de l’un met obligatoirement fin au cycle.

56 L’arrière-plan des statuts instables, mais virtuellement équivalents, des réseaux familiaux étendus et multilocaux est la rivalité et la compétition. Les conflits éclatent soit entre réseaux différents (bien qu’apparentés), soit entre branches collatérales d’une même parentèle. Dans cette perspective, si les segments familiaux locaux matricentrés apparaissent chacun comme ancrage et référence de l’inclusion et de l’identité familiale et sociale, leur connexion via la figure paternelle, pivot d’un réseau multilocal, constitue une entité politique et une unité d’autodéfense, référent politique d’identification. Entre les alliances, les vendettas, les déplacements et la fragmentation, la dimension politique de ces réseaux multiterritoriaux de parentèle s’articule sur la circulation des biens et les relations transfrontalières sans cesser d’utiliser par euphémisme le langage de la famille. Les meneurs de tels réseaux mobilisent ponctuellement alliés et compères de réseaux familiaux de moindre importance. Toutefois, la multiplicité de ces parentèles étendues multipolaires, leur statut et leur poids économiques toujours soumis aux aléas de la contrebande, de la vente et de l’achat, de l’équilibre des relations, déterminent des prédominances toujours éphémères et d’une transmission aléatoire et rendent leurs meneurs équivalents. Cette dynamique bloque aussi bien l’émergence d’une représentation communautaire de l’ensemble, comme entité délimitée, que l’élaboration d’une orientation politique ou idéologique comme référence dominante. La même dynamique ne permet pas non plus que surgisse une élite politique (leadership) supralocale, qui unifierait les territoires, les segments communautaires et les représentations identitaires.

57 Cependant, le réseau étendu et multilocal de parentèle comme unité d’autodéfense et les cycles de violence-vendetta – complexe appelé ley guajira (loi de la Guajira) par les Dibulleros – constitue paradoxalement un dispositif de délimitation identitaire implicite de l’ensemble dibullero, dans la mesure où ce mode violent d’interaction ne se déploie jamais ni contre les Arruacos, ni contre les Wayú. Parallèlement, l’utilisation polyphonique du compérage, symétrique et asymétrique, à l’intersection du religieux et du politique, avec des groupes très différemment territorialisés, permet de solliciter la collaboration logistique ponctuelle de compères indigènes ou citadins, mais jamais leur participation active à une action agressive contre un autre réseau de parentèle dibullero.

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La polyphonie culturelle entre ancrage territorial et réseaux 58 Les Dibulleros se représentent ce complexe relationnel multilocal de pratiques itinérantes où alternent violence, alliance et commerce, qui traverse incessamment les frontières ethniques, sociologiques, régionales et nationales, comme « loi de la Guajira », ce qui les apparente non à l’organisation sociale wayú voisine, mais plutôt à une culture régionale aux limites floues entre les pôles indigène wayú, métis et transnational. En revanche, les caractéristiques de leur univers religieux les assimilent aux pratiques des populations rurales noires des côtes Caraïbe et Pacifique, du Venezuela à l’Équateur. Leur régime particulier de mémoire et d’historicité dessine par ailleurs les contours d’une originalité culturelle, celle d’une culture de frontière. Cette polyphonie de logiques culturelles diverses est sous-jacente à une organisation sociale multipolaire où les liens sociaux sont actualisés dans les segments familiaux, résidentiels ou d’affiliation rituelle, grâce à l’absence de rigidité idéologique qui autorise la multiplication des systèmes de référence en les mettant sans cesse en connexion.

59 Ce qui semble à l’œuvre dans cette diversité n’est ni la suppression de l’usage social et culturel des limites identitaires, ni son ancrage individuel egocentré – comme cela peut être le cas en milieu urbain – ni, encore moins, le durcissement essentialiste du découpage ethniciste qui tend à rendre visible une collectivité dans un espace idéologique supralocal. Il s’agit d’une stratégie intermédiaire, qui consiste à multiplier et fragmenter l’usage des limites, en évitant d’en faire un instrument de clôture autour d’une orientation particulariste. Cette organisation est fondée sur la construction de pôles multiples d’interlocution avec des groupes équivalents, mais différemment territorialisés, dans une relation horizontale égalitaire, sans jamais reconnaître la légitimité d’une entité interlocutrice centrale, englobante et supérieure comme la nation.

60 La dimension et la référence territoriales ne sont pas absentes de cette construction. Mais la zone de Dibulla, plus qu’un territoire ou une unité territoriale, apparaît comme un ancrage territorial de référence identitaire, en expansion grâce à la dissémination de noyaux résidentiels, de branches familiales et de segments communautaires, lieux de première socialisation pour les Dibulleros, points de cristallisation de réseaux étendus, multilocaux et transnationaux de liens de parenté, rituels et politiques. Les dispositifs sociaux et culturels qui stabilisent cet ancrage territorial en les connectant avec les autres pôles du réseau sont, dans le registre économique, la culture et la transmission familiale de parcelles (de même, pour les instruments de pêche), dans le registre religieux, la fixation au territoire et la domestication, à la fois individuelle et collective, du culte des saints et des morts, ainsi que la ritualisation des liens de parenté et de compérage ancrés dans la paroisse. Cette dimension de l’existence à Dibulla tourne autour du rôle féminin et maternel. La construction des réseaux multipolaires requiert, au contraire, le rôle et le référent masculin et paternel et tourne autour de la polygamie multilocale et transfrontalière, ainsi que du compérage interethnique. Ils alimentent les circuits de vente et d’achat, de contrebande et la colonisation agricole et pastorale dans les espaces-frontières. Le support rituel, emblème et garant surhumain individualisé et polymorphe de la compétence métisse masculine, qui soutient l’interconnexion des réseaux et de l’ancrage, est la figure aux facettes multiples du diable, l’autre pôle de l’univers religieux, symbole idéal partagé de la masculinité et lien identitaire entre les Dibulleros.

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61 Ainsi l’organisation du collectif dibullero, structurée par ses ancrages territoriaux et ses réseaux, mais sans référent communautaire, est sociologiquement fondée sur une bipolarité territoriale et fonctionnelle entre le féminin-maternel des ancrages et le masculin-paternel multipolaire. Cette bipolarité s’articule sur une autre, celle de l’univers religieux, entre les saints et les morts associés aux noyaux familiaux de résidents, et les liens rituels masculins avec le diable, figure polymorphe déterritorialisée. Le régime de mémoire sous-jacent à cette organisation est fragmenté, sans axe identitaire central ni référence communautaire, traversé par l’oblitération et le non-dit, comme éléments constitutifs d’une identité implicite partagée. Des limites identitaires discontinues et changeantes, une pluralité interconnectée de normes, des espaces et des segments familiaux, ces quelques éléments construisent un « dedans » partagé, en mobilité constante, qui unit les Dibulleros, mais ne se condense en aucune construction identitaire. De la compétence métisse à la configuration métisse : le référent caraïbe 62 Le collectif dibullero ne participe, ni ne s’intéresse aux nouveaux statuts légaux colombiens qui accordent différents droits territoriaux et garanties de ressources (éducation et santé) aux groupes reconnus comme « noirs ». Le processus de construction de l’identité par le territoire et la politique culturelle communautaire ethniciste, visant à rendre visible le groupe dans l’espace supralocal, n’a en rien touché cet ensemble qui ne semble pas avoir une représentation de l’espace national comme interlocuteur.

63 Cette divergence de la sociabilité dibullera par rapport au panorama des redéfinitions identitaires ethnicistes ou des néo-traditionalismes religieux urbains dans lesquels s’inscrivent de nombreux groupes noirs en Amérique latine soulève une interrogation : par quels mécanismes ce type de société est-il rendu insensible à l’émergence d’une identité particulariste, malgré son ancrage territorial et sociologique reconnu qui le différencie par ailleurs de la culture urbaine, avec ses acteurs en communication interactive et sans attache territoriale stable ?

64 La multipolarité territoriale, connectée par des réseaux de relations sociales et politiques qui s’expriment dans l’idiome de la parenté, empêche la multiplicité des référents de se condenser en un axe unitaire. La configuration construite ici s’étend à travers les frontières ethniques, régionales et même nationales et instaure un va-et- vient entre espaces urbains et espaces ruraux multiples ; elle bloque ainsi l’émergence d’un centre du territoire comme symbole identitaire. Par ailleurs, le régime de mémoire est fondé sur une fragmentation des acteurs et des événements d’origine hétérogène, en phases alternées de dispersion et de convergence, pensés les uns et les autres comme instables et habités par le conflit, où le trait d’union ne se construit pas sur l’affirmation et l’explicite, mais sur l’oblitération et l’implicite.

65 La configuration transfrontalière de cette société implique comme interlocuteurs extérieurs des segments de groupes indigènes et métis qui ne sont pas représentés comme des totalités unitaires fermées, mais au contraire comme des compères, des alliés, des associés, tous individuellement liés aux Dibulleros par des relations horizontales. Dans cette construction, il n’y a pas place pour l’interlocution avec une entité supralocale unitaire et englobante telle que la nation. La dimension politique inscrite dans la compétence conflictuelle et mouvante des réseaux multipolaires de parenté avec leurs meneurs-chefs de famille, autour de la circulation à travers frontières de biens, bloque autant l’émergence d’une unité communautaire que celle

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d’une chefferie suprafamiliale qui la représenterait. La polyphonie culturelle qui situe cette sociabilité à l’intersection de logiques culturelles hétérogènes se prolonge dans la mobilité individuelle et familiale entre les espaces ruraux et urbains. Elles produisent une fluidité de l’idéologie et des références qui empêche la cristallisation de normes unificatrices. Enfin, la dimension colonisatrice et pionnière de l’ethos dibullero – qui s’est entremêlée avec l’esprit contrebandier pendant l’aubaine de la marijuana – met l’accent sur une aptitude interactionnelle, individualiste et négociante, qui ne laisse pas place à l’affirmation d’une identité stable et close.

66 On pourrait, en fait, supposer que ces caractéristiques de la sociabilité dibullera, loin de la définition close et stable d’une identité contrastée par rapport à d’autres, l’inscrivent dans la mobilité d’une « compétence métisse » : « la capacité de connaître, de mobiliser les règles et les valeurs propres à chaque situation, à passer d’un cadre normatif à un autre, à définir son rôle et celui des autres de manière interdépendante » (Cunin 2000, p. 32). De fait, le pôle métaphorisé par le masculin de l’ensemble dibullero organisé en réseaux multilocaux et passe-frontières se nourrit et se reproduit grâce à cette capacité de ses acteurs. Le concept de compétence métisse est particulièrement pertinent pour comprendre les interactions de la négociation identitaire entre des individus rendus visibles par leur apparence physique dans des contextes urbains de rencontres, où coexistent différents codes et une relative indéfinition de l’appartenance des acteurs à tel ou tel groupe. Nous pourrions appeler un tel contexte situation métisse.

67 Cependant, la société multipolaire de Dibulla diffère de ce contexte dans la mesure où les individus sont perçus et connus comme faisant partie d’un réseau familial avec ancrage territorial quand ils font face aux rencontres et aux transactions dans des situations extra-locales ou transfrontalières ; leur apparence n’est au mieux qu’un signe secondaire. Ainsi, la configuration horizontale de fractions de groupes transfrontaliers, dont les médiateurs sont les Dibulleros, apparaît plutôt comme une configuration métisse dans laquelle la compétence métisse est à la fois une capacité constructrice individuelle valorisée et une attitude identitaire collectivement assumée par les réseaux de parentèle, l’une et l’autre se manifestant dans des rôles complémentaires de négociateurs pour chacun de ses composants. Le concept de configuration métisse semble apte à caractériser des formes de sociabilité qui mobilisent simultanément une référence territoriale commune, en constante fragmentation, et un réseau de parentèle et d’affiliations diverses, déployé sur les intersections de plusieurs espaces géographiques, culturels et sociaux. Ni hégémonique ni subalterne, cette sociabilité résiste aussi bien à la totalisation identitaire, territoriale ou communautaire et à la soumission qu’à la « mobilité immuable » du déracinement (Chivallon 1997, p. 789).

68 L’inclusion des acteurs de ces configurations dans un espace caraïbe, qu’elle soit de leur fait ou de celui de l’observateur, privilégie l’assignation d’une identité régionale supralocale, en face d’une identité construite autour du phénotype ou à partir de la référence à une domination extérieure partagée. La Caraïbe apparaît alors comme un espace aux limites fluctuantes entre les îles et le continent, entre des États indépendants et des sociétés enclavées, avec la fluidité et la pluralité des références politiques supralocales. Par-dessus tout, s’impose l’image d’un lieu de passage et de traversée constants pour une multiplicité de groupes. Plus qu’un référent enraciné dans un territoire, la Caraïbe apparaît marquée par le référent de la navigation en mer. Entre mer et terre ferme, entre ancrage territorial et déplacement, noyau identitaire et

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interpénétration de références, individuelles, collectives et connectives, entre rural et urbain en interaction constante, la configuration métisse multipolaire dont la zone de Dibulla est un exemple, est peut-être une figure majeure de la sociabilité interstitielle et médiatrice, à la fois résultat et pièce de l’histoire caraïbe de la circulation tricontinentale.

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NOTES

1. Située dans la zone côtière nord-occidentale de la Colombie, la « municipalidad » de Dibulla a une superficie de 12 000 km2, au sud du département de la Guajira, entre le versant occidental de la Sierra Nevada de Santa Marta et la mer Caraïbe. 2. Comme beaucoup de régions de Colombie aujourd’hui, la zone de Dibulla n’échappe pas aux violences. On a donc identifié les personnes interviewées par de simples initiales, avec l’année de l’entretien. Les missions à Dibulla ont eu lieu en 1993, 1994, 1997 et 1998.

RÉSUMÉS

Marrons, colons, contrebandiers. Réseaux transversaux et configuration métisse sur la côte caraïbe colombienne (Dibulla). La société noire de la zone de Dibulla (côte caraïbe de Colombie) ne relève ni du modèle des sociétés marrons isolées, ni de celui, aujourd’hui courant, de l’ethnicité ou du néo-traditionalisme religieux de type africain, ni des formes identitaires interactives dé- territorialisées du milieu urbain. Elle est constituée de réseaux de parentèle multipolaires et en lutte factionnelle virtuelle, dont l’ancrage territorial est à la fois matrifocal et religieux, grâce au

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culte territorial des saints et des morts. Le régime de mémoire et d’historicité et l’organisation sociopolitique, qui débordent les frontières ethniques, régionales et nationales, font de cette société l’illustration d’une forme de sociabilité frontalière, non communautaire et non identitaire, rarement étudiée par l’anthropologie, et qui est peut-être une facette caractéristique des cultures caraïbes.

Marroons, settlers, smugglers. Multipolar networks and mestizo configuration on the Colombian Caribbean coast (Dibulla). The social, territorial and religious organization of the Afro-American groups in the Dibulla area (Caribbean coast of Colombia) does not pertain to the model of isolated marroon societies, nor to the currently prevalent model of ethnicity mixed with religious neo- traditionalism rooted in africanity, nor to the deterritorialized forms of interactive identity found in urban settings. Their organization consists of multipolar networks of kindreds, articulated by rivalry and factionalism, the territorial basis of which is both matrifocal and religious, through localized cults to the saints and the dead. Their regime of memory and historicity, as well as their socio-political organization which overrides ethnic, regional and national borders, make this society a remarkable illustration of a kind of cross-border sociability, without community and definable collective identity, rarely studied by anthropologists. This form of society may be a distinctive facet of Caribbean cultures.

De cimarrones a colonos y contrabandistas: redes multipolares y configuraciones mestizas en la zona dibullera del Caribe colombiano. La organización social, territorial, y religiosa de los grupos negros de la zona de Dibulla (costa caribe de Colombia) no pertenece ni al modelo de sociedades cimarronas aisladas, ni al modelo actualmente predominante de la etnicización o del neo- tradicionalismo religioso de corte africano, tampoco a las formas identitarias interactivas desterritorializadas del medio urbano. Esta organización se compone de redes multipolares de parentela, con un trasfondo de faccionalismo y rivalidad, cuyo anclaje territorial es a la vez matrifocal y religioso, mediante el culto territorializado a los santos y los muertos. El régimen de memoria e historicidad y la organización socio-política que desbordan las fronteras étnicas, regionales y nacionales convierten esta sociedad en la ilustración de una forma de sociabilidad frontaliza, fuera del modelo comunitario e identitario y casi desconocida por la antropología. Esta sociabilidad constituye tal vez una faceta distintiva de las culturas caribeñas.

INDEX

Mots-clés : relations interethniques, réseaux sociaux, région caraïbe, identité afro-américaine Palabras claves : región caribe, Afro-descendientes, redes sociales, identidad negro-americana, relaciones interétnicas Keywords : Afro-descendents, social networks, Caribbean area, Afro-American identity, inter- ethnic relations Index géographique : Colombie, Dibulla, Noirs marrons Thèmes : Anthropologie sociale

AUTEUR

ANNE-MARIE LOSONCZY

EPHE, Section des Sciences religieuses, Paris

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Quviasukvik. The celebration of an Inuit winter feast in the central Arctic

Frédéric Laugrand and Jarich Oosten

1 Quviasukvik, « the time and/or place of joy », is rooted in Western as well as in Inuit traditions. In contemporary Western societies, Christmas is part of a complex cycle in the Christian liturgical calendar celebrated in the church, at home or in the community at large. The traditions of the Church and those of popular religion usually co-exist and interact. They may also clash and this may even lead to attempts to repress supposedly non-Christian dimensions of as illustrated by D. Miller (1993). The burning of an effigy of in Lyon by two bishops in 1951, described by C. Lévi-Strauss (1952), evoked a pagan ritual and illustrated the complexity of the separation of Christian and non Christian elements in the Euro-American tradition1.

2 The complexity of modern Christmas celebrations should be seen in a historical perspective2. In the early Christian Church, , not Christmas, was the most important religious feast. Christmas celebrations only gained importance in the 4th century AD. The Roman Church adopted the date of December 25, celebrated by the Romans as the winter solstice. The choice expresses the close connection between Christ and the sun in early Christian religion. Christ rapidly adopted striking features of the sun god Helios such as the halo. The resurrection of Christ took place on a Sunday, the day that replaced the Jewish Sabbath as a day of religious observation and celebration. In the Roman Empire the celebration of Christmas replaced the feast of , the rebirth of the sun at December 25.

3 The liturgical Christian calendar developed in accordance with pre-Christian practices. In Celtic religion the year was divided into Beltaine and Samuin. Samuin began at November 1st. Then the dead roamed about and a period of intensive ritual activity started that ended after the winter solstice. The Christian calendar followed a similar pattern. The period from November 1 (All Saints) until the beginning of January () is a period of intensive ritual activity. It is characterized by various features such as masquerades, giving, extinguishing and re-lighting of lamps, etc. These

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features emerge in various combinations in festivities such as Santa Claus and Epiphany. Many studies have been devoted to these rituals and their interpretation. Thus C. Lévi-Strauss argues that while receiving presents from Santa Claus the children represent the dead. Santa Claus himself is a complex figure, combining the features of a saint with those of the devil. In some parts of and , Santa Claus was a member of bands of masked figures, sometimes with black faces and chains, roaming the streets, terrorizing the women. They were wearing attributes of devils and associated with death as well as sexual ribaldry. Santa Claus was introduced in by the Dutch in the seventeenth century. At that period, the feast of Santa Claus was celebrated as feast of children and youngsters. The sexual overtones of the feast were obvious. The ambiguous behavior of Santa Claus was adopted in America when the Dutch and German Santa Claus traditions were integrated into American culture. The sexual connotations were suppressed in most places, but often preserved in songs and attributes of Santa Claus.

4 When studying the impact of Christmas on Inuit society we have to take into account that Euro-American celebrations contained a wide variety of traditions dealing not only with the birth of Christ, but also with the winter solstice, the visit of the dead, to children, and sexual symbolism. These features are often deeply rooted in Euro- American traditions of Christmas and sometimes combined. Still, considerable regional variety existed in the use of specific symbols such as Santa Claus, the , choice of foods and other characteristic features of celebrations in Northwest Europe and North America. While on the whaling ships ambiguous songs and dances were part of the Christmas celebrations, missionaries later emphasized the religious aspects of the feast. All these elements had an impact on Inuit celebrations of Christmas, but they were not valorized by the participants in the same way. Moral discussions on how Christmas should be celebrated always were part of the feast. In the development of Quviasukvik strands from Inuit traditions and Western traditions merged. We explore some of the principles and values in the transformation of these different traditions. « Traditional » Inuit winter feasts 5 The Inuit winter feasts were celebrated in the fall or the early winter. Various descriptions of (parts of) these winter-feasts exist in the ethnography.

6 C. F. Hall (1864, 1, p. 528) provides one of the earliest accounts of the feast as celebrated by the Nugumiut in South : At a time of the year apparently answering to our Christmas, they have a general meeting in a large igdlu [snow house] on a certain evening. There the angakoq [the shaman] prays on behalf of the people for the public prosperity through the subsequent year. Then follows something like feast. The next day all go out into the open air and form in a circle; in the centre is placed a vessel of water, and each member of the company brings a piece of meat, the kind being immaterial. The circle being formed, each person eats his or her meat in silence, thinking of Sedna, and wishing for good things. Then one in the circle takes a cup, dips up some of the water, all the time thinking of Sedna, and drinks it; and then, before passing the cup to another, states audibly the time and the place of his or her birth. This ceremony is performed by all in succession. Finally, presents of various articles are thrown from one another, with the idea that each will receive of Sedna good things in proportion to the liberality here shown. Soon after this occasion, at a time which answers to our New Year’s day, two men start out, one of them being dressed to represent a woman, and go to every house in the village, blowing out the light in each. The lights are afterwards rekindled from a fresh fire. When Taqulitu was

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asked the meaning of this, she replied, « New sun-new light », implying a belief that the sun was at that time renewed for the year.

7 In this brief description we find many elements that return in later descriptions of Inuit winter feasts and Christmas celebrations. According to Hall, this feast comprises one evening and the next day. The evening is marked by the activities of the angakkuit (the shamans), praying on behalf of the community. The next day the focus shifts from the actions of the angakkuit to the feast of the community at large. Meat and drinks are shared by all participants. Each one has to bring a piece of meat. Whereas the meat seems to be consumed simultaneously, each individual concentrating on Sedna (the inua or owner of the sea game), the water seems to be consumed in succession by all participants, but the order is not indicated. Each one in turn specifies time and place of birth. The time of birth refers to summer or winter indicating whether one belongs to the ducks (or the summer people) or the ptarmigans (or winter people). Then presents are exchanged. The liberality shown is reciprocated by Sedna. Subsequently the lights are extinguished by two men dressed up as women visiting all the houses. Finally the lamps are rekindled from a fresh fire. It is not specified by whom the fire is rekindled or how the fresh fire is made. The explanation by Taqulitu suggests a close relationship between the new sun and the new light.

8 A much more extensive description of an Inuit winter-feast is given by Franz Boas ([1888] 1964, pp. 195 ff.). F. Boas witnessed it in Qiqirtat (), , on November 10, 1883. The feast was celebrated late in the fall. The tupilait, the spirits of the dead, who did not arrive at their final destiny in the land of the dead, attacked the community, people as well as dogs. These evil spirits brought sickness, death and bad weather. The angakkuit were intensively performing their practices inside the house to protect the people. In a large the ritual of harpooning Sedna, was conducted by the angakkuit. She was lured up by a magic song and harpooned with a seal spear. She freed herself from the harpoon and descended to the underworld again. The angakkuit showed the blood-sprinkled harpoon to the audience. The next day a great festival for young and old was celebrated. All wore protective amulets (such as the garments they wore after birth) to protect themselves against Sedna who was still enraged. Then: The men assemble early in the morning in the middle of the settlement. As soon as they have all got together they run screaming and jumping around the houses, following the course of the sun (nunajisartung or kaivitijung). A few, dressed in women’s jackets, run in the opposite direction. These are those who were born in abnormal presentations. The circuit made, they visit every hut, and the woman of the house must always be in waiting for them. When she hears the noise of the band she comes out and throws a dish containing little gifts of meat, ivory trinkets, and articles of sealskin into the yelling crowd, of which each one helps himself to what he can get. No hut is omitted in this round (irqatatung). The crowd next divides itself into two parties, the ptarmigans (axigirn), those who were born in the winter, and the ducks (aggirn), the children of the summer. A large rope of sealskin is stretched out. One party takes one end of it and tries with all its might to drag the opposite party over to its side. The others hold fast to the rope and try as hard to make ground for themselves. If the ptarmigans give way the summer has won the game and fine weather may be expected to prevail through the winter (nussueraqtung). The contest of the seasons having been decided, the women bring out of a hut a large kettle of water and each person takes his drinking cup. They all stand as near to the kettle as possible, while the oldest man among them steps out first. He dips a cup of water from the vessel, sprinkles a few drops on the ground, turns his face

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toward the home of his youth, and tells his name and the place of his birth (oxsoaxsavepunga – me, I was born in –). He is followed by an aged woman, who announces her name and home, and then all the others do the same, down to the young children, who are represented by their mothers. Only the parents of children born during the last year are forbidden to partake in this ceremony. As the words of the old are listened to respectfully, so those of the distinguished hunters are received with demonstrative applause and those of the others with varying degrees of attention, in some cases even with joking and raillery (imitijung). Now arises a cry of surprise and all eyes are turned toward a hut out of which stalk two gigantic figures. They wear heavy boots; their legs are swelled out to a wonderful thickness with several pairs of breeches; the shoulders of each are covered by a woman’s overjacket and the faces by tattooed masks of sealskins. In the right hand each carries the seal spear, on the back of each is an inflated buoy of sealskin, and in the left hand the scraper. Silently, with long strides, the qailertetang (figure 146) approach the assembly, who, screaming, press back from them. The pair solemnly leads the men to a suitable spot and set them in a row, and the women in another opposite them. They match the men and women in pairs and these pairs run, pursued by the qailertetang, to the hut of the woman, where they are for the following day and night man and wife (nulianititijung). Having performed this duty, the qailertetang stride down to the shore and invoke the good north wind, which brings fair weather, while they warn off the unfavourable south wind. As soon as the incantation is over, all the men attack the qailertetang with great noise. They act as if they had weapons in their hands and would kill both spirits. One pretends to probe them with a spear, another to stab them with a knife, one to cut off their arms and legs, another to beat them unmercifully on the head. The buoys which they carry on their backs are ripped open and collapse and soon they both lie as if dead beside their broken weapons (pilekting). The eskimo leave them to get their drinking cups and the qailertetang awake to new life. Each man fills his sealskin with water, passes a cup to them and inquires about the future, about the fortunes of the hunt and the events of life. The qailertetang answer in murmurs which the questioner must interpret for himself. The evening is spent in playing ball, which is whipped all around the settlement (ajuktaqtung) (see Appendix. Note 6) (Boas [1888] 1964, pp. 195-198).

9 This description of the winter-feast provided by Boas ([1888] 1964) in his first monography differs on some points significantly from the data collected in his field notebook as published by L. Müller-Wille (1998). Thus the reference to the fact that the men running around the settlement in the early morning wear their best pants is not retained in the 1888 description. Various details that suggest direct influence or contact with the whalers are also omitted. For instance, in his notebook Boas relates that the men visited the house of Captain Mutch and the cooper. In his diary, Boas notes that after the public statements relating to the origins and the names of the participants, « a snowman with coal for eyes was built down below and the men shot at it » (Müller-Wille 1998, p. 137) and he no longer refers to his own intervention as he threw out beads among the people resulting in a fine struggle for the beads (ibid. p. 138). It seems that Boas was intent on describing the winter-feast as a « traditional Inuit feast » and did not want to distort that picture by unnecessary references to Western influences or participation. However, some of the features omitted such as the use of best clothes and the shooting became important features of later Christmas celebrations.

10 Moreover, it may well be that a crucial stage of the ritual, the harpooning of Sedna on the eve of the feast, is entirely based on reconstruction, as no reference is made to it in

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the notebook in the entries on November 10 and November 11. Apparently, Boas spent the night of November 10 to 11 reading three books.

11 Despite these reservations the description of the feast by Boas still provides the most detailed and instructive account of the feast available3.

12 At the beginning of the winter feast, the evil spirits of the dead attack the communities. The exchange of violence between the spirits of the deceased and the Inuit is gradually replaced by friendly competition and a sharing of women and goods by members of the community representing the dead. At the end of the feast, the members of the community play the ajuktaqtung game that is also played by the Ullormiut, the people of the day, the souls of the deceased in the sky. The Ullormiut are thought to have a happy life, in contrast with the tupilait, the spirits of the dead that cannot find rest.

13 The antagonistic relationship between the evil spirits of the dead and the Inuit is gradually transformed into a positive relationship between the Inuit and their deceased ancestors allowing them to represent the people of the day in play4.

14 In the course of the ritual the success of the hunt is assessed in various divinatory games such as the tug-of-war of the ptarmigans and the ducks. Thus we may infer from the structure of the ritual that the relationship to the spirits of the dead is decisive in determining the success of the hunt. It is remarkable that the animals themselves never are partners in the ritual interactions between the Inuit with either the spirits of the dead or Sedna and her representatives, the qailertetang.

15 The sexual intercourse between men and women plays an important part in the ritual. Its meaning remains implicit, but it is also a recurrent feature of the Inuit winter feasts in the North Baffin area, the Tivajuut5. More generally, it is a striking feature of ritual exchange in Inuit communities that directly drew the attention of the missionaries and became one of the main issues of controversy. Apparently this sexual intercourse was thought to favor the hunting of game. The exchanges in the feast as described by Boas concern small gifts such as « meat, ivory trinkets, and articles of sealskin into the yelling crowd, of which each one helps himself to what he can get. No hut is omitted in this round (irqatatung). » These distributions resulted in a general competition (scramble) for the goods. The distribution of Boas’ own beads follows the same pattern. The distribution of the women is quite another matter. It is regulated by the intervention of the representatives of the spirits who organize the adults into pairs.

16 A ritual form of drinking occurred during the feast relating the Inuit to their origins. Exchange of food seems to play a role of minor importance in the feast. In her description of the Tivajuut, the late Rose Iqallijuq, referred to an abundance of food after the feast as it was celebrated in Iglulik, North Baffin Island. When the Aagjuuk stars began to return in the middle of the December6, the Tivajuut was celebrated in the qaggiq, a big specially built for a feast. According to George Agiaq Kappianaq, an elder from Iglulik, the celebration was made to strengthen the land (MacDonald 1998, p. 40). There is no reference to Sedna or the inua of the sea in his descriptions of the feast. The contest between the aggiqiq (ptarmigans) and aggiarjuit (ducks) played an important part in the feast (MacDonald 1998, pp. 120-123). A central part of the ritual was the formation of couples that had to sleep together. This was done by two masked angakkuit. When the pairs were formed, the other participants in the feast tried to make them laugh, but the pairs had to restrain themselves. According to Rasmussen (1929, pp. 231-232; pp. 241-243), the feast was followed by a copulous meal of igunaq (aged meat). In his paper, B. Saladin d’Anglure (1989, p. 165, footnote 29) points out

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that the distribution of women by the two masked angakkuit was referred by the same term as the distribution of frozen meat, ikujijut. The woman was referred to as an ikuktaq, a part separated from a whole by a violent act.

17 The dating of the feast is unclear and may have varied in different areas. Hall connects it to Christmas. In Arctic Bay, C. Trott (oral com., 17-08-1998) recorded a song referring to the rising of Akkuktujut (Orion’s shoulder stars). He was told by Inuit that in the darkest period when both the sun and the moon were below the horizon, the rising of this star told the Inuit that daylight was about to return, and was thus an occasion for celebration. More recently, George Kappianaq from Iglulik connected the feast to the appearance of the Aagjuuk. Thus the Tivajuut seems to have been celebrated in December. Boas witnessed a winter feast on November 10, 1883. Bilby (1923, p. 210) connects the feast to the tempestuous weather following the Arctic summer. Thus the feast was celebrated much earlier than December in South Baffin Land. Apparently the feast was not connected to the winter solstice, but prepared the hunting of the winter season. Inuit winter feasts and Christmas 18 European and American may already have played a part in the shaping of the Inuit winter feasts in the 19th century7. Inuit had often the opportunity to witness celebrations of Christmas on the ships of explorers and whalers. In 1860, several Inuit witnessed Christmas on Hall’s ship. He gave a Bible to Tookoolito who had spent two years in England: Among the other incidents to be mentioned [...] I must not forget to say that Christmas and New Year’s Day were celebrated by us in our winter quarters with all the honours it was in our power to show. A few of the natives were on board to dine on Christmas Day, and I took the opportunity to give Tookoolitoo a Bible that had been placed in my hands by the Young men Christian’s Union of Cincinnati, and which I thought could not be devoted to a better purpose. I inscribed upon it the following: « Presented to Tookoolito, Tuesday, December 25th, 1860 ». « Her first act was to read the title, “Holy Bible”, then to try and read some of its pages, which she still longs to understand » (Hall 1864, p. 193).

19 Hall and Boas both record that in the winter feasts everyone received a drink of water and then solemnly pronounced his name and place of origin. This type of ritual may have been inspired by European traditions of drinking to the health of important people and friends in the homeland at Christmas that were also practiced on European ships8.

20 Alcoholic beverages, abundant food and even cross-dressing may have been recurrent features of Christmas celebrations on board of the ships. Lyon (1824; quoted in Harper 1983, p. 2) described a Christmas celebration in 1821: On , in order to keep the people quite and sober, we performed two farces, and exhibited phantasmagoria so that the night passed merrily. Christmas Day was very fine, and we all attended church on board the Fury as we had been accustomed to do every Sunday since we were frozen in. The people then returned to their dinners at which English roast beef, that had been kept untainted since the transport left us, was the principal luxury. To these were added cranberry pies and puddings of every shape and size, with full allowance of spirits. I never indeed saw more general good humour and merriment on a Christmas day since I went to sea. A pretty compliment was paid to all the officers by a well meaning, but certainly not very sober crew, by absolutely forcing each in his turn, beginning with myself, to go out on the lower deck and have his health drank with three hearty cheers. On the 26th, we sent all the people for a run on the ice, in order to put them to

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rights, but thick weather coming on, it became necessary to recall them, and, postponing the dinner hour, they were all danced sober by 1 PM, the fiddler being, fortunately, quite as he should be. During this curious ball, a witty fellow attended as an old cake woman, with lumps of frozen snow in a bucket; and such was the demand for his pies on this occasion, that he was obliged to replenish pretty frequently.

21 Each of the officers, in hierarchical order starting with the captain received a toast. Even though the celebrations at the ships of Parry and Lyon were not witnessed by Inuit, similar celebrations on whaling ships or other visiting ships may have been observed by Inuit in some areas of Northeast . Was the custom of drinking in turn, following a hierarchical order, observed by the Inuit and integrated into their own rituals? We do not know. But a hundred years earlier, Egede noted with respect to the Greenlanders: « When they come at a water from which they have not drunken before, an old man, if they have one with them, should drink first, in order to isolate the Tornarssuk, that is the evil in the water that would make the young men ill and die » (Egede 1986, pp. 383-384). The importance of first acts in is well attested, and it seems to be the task of the old men to mediate the drinking of water. The drinking of water in hierarchical order as described by Boas may well be an old Inuit custom.

22 Similarly the cross-dressing on the ships at Christmas may have influenced Inuit rituals. But cross-dressing also played an important part in the winter feasts in and it was part of the naming system in the Northeast Canada. Children named after someone of the opposite sex might be dressed and raised according to the gender of their deceased namesakes. In various Studies of Christmas celebrations in Labrador (Ben-Dor 1969; Richling 1983; Szala-Meneok 1994) masquerading rituals were attributed to Western influence, but in fact, we have far too little data9. Just as in the case of the drinking rituals, ethnographic data from another area may easily change our views. In this paper we avoid the dangerous question of origins, Western or Inuit, but focus on the emergence of new forms of rituals combining features of different cultural traditions. We will examine celebrations of Christmas in Northeast Canada, notably the Baffin Island area between 1890 and 1960. We will first consider testimonies from Qallunaat observers (White men) and then those of Inuit elders. Christmas celebration 1894-1930s 23 As soon as the missionaries opened a permanent mission in Baffin Island (1894), they instituted the celebration of Christmas. Reverend E. J. Peck recorded brief descriptions of these celebrations in his diary. Had quite a number of our Eskimo friends along today. Several brought presents of gloves, caps, etc., which they had knitted, and some of which they desired us to use for our own comfort, and also to show to the kind ladies in England who had sent them the wool, and knitting pins. After friendly greetings, we entertained our visitors with coffee and cake, and pointed out to them the true reason why we should rejoice on this day. [...] The great events of the season, viz. distribution of prizes and illumination of Christmas tree, the latter made by Mr. Parker, proved a great success. [...] After singing a hymn and engaging in prayer the distribution of prizes took place. These were, first for the most regular attendants at school, second, for the most cleanly. One girl who had not missed a day at school, received the first prize, another girl had only missed one, while another had only been absent twice. Fourteen prizes were given to those who had shown some love, at least for soaps and water, and had made their appearance at school with clean faces and hands. [...] After distribution of prizes, [...] each member of our little flock was

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presented with some article (ANC/CMS, Reel A. 119, Journal from E. J. Peck, 1895-1896, 24-12-1895).

24 Peck thought the giving of prizes and the illumination of the Christmas tree were the highlights of the day. The Inuit arrived with gifts, some of them intended for the English ladies who had sent gifts to them. Conversely, at the end of the feast all the members of the flock received gifts from the missionaries. They provided the Inuit with food and drink and used the opportunity to preach the gospel. That became a tradition in Uumanarjuaq (, Cumberland Sound). Each Christmas the missionaries provided Western style food and drinks and awarded prizes for past performances. In 1895, the prizes were given for school attendance, two years later for ability to memorize the scriptures. Thus the aspect of competition, so essential to Inuit feasting, was preserved in the Christmas celebrations. In contrast, the Christmas tree did not gain an important place in Inuit Christmas celebrations for a long time.

25 Christmas celebrations organized by the missionaries continued to follow this pattern after Peck left10. Special food was provided by the missionaries for the Inuit and the opportunity was used to teach the Inuit some of the Christian values. A small gift was also provided with a reminder of God’s Great Gift to humankind (see Fleming’s description of a Christmas celebration in 1913 published by Harper (1983, pp. 17-18). Among the Oblate, similar traditions can be found. L. Ducharme notes that in Igluligaarjuk (Chesterfield Inlet), the first Catholic mission in Hudson’s Bay opened in 1912, Christmas was the most joyful time of the year. Peoples would come from afar. Besides the big meal, missionaries and Grey Nuns used to organize a fishing party with all kinds of small gifs: clothes, biscuits, candies, tobacco, pipes, matches, dolls, etc.11

26 Christmas celebrations were also organized on visiting ships. An early 20th century description by Captain J. E. Bernier shows how Inuit were invited on his ship in North Baffin Island and participated in the European celebrations of Christmas in 1906. On December 24 the ship was washed and cleaned and the officers had their state rooms decorated for Christmas with flags and family photos. Our native Kanaka was instructed to tell the other natives that they were invited to spend Christmas day on board with their families. I gave orders to the steward to have dinner ready for about one hundred natives. Preparations were made to receive them; I also sent an invitation to Captain Mutch to celebrate Christmas with us. December 25th, Christmas Day – There was Sunday service in the forenoon; it was well attended by the members of the expedition and some of the natives who had already arrived for the dinner. At 1 P.M. all the natives had arrived on board with their families; about one hundred and twenty persons, they sat down to a good Canadian dinner. After dinner I addressed them a few words; telling them again that they were Canadians and would be treated as such as long as they would do what was right. At 7 P.M. tea and coffee were served to all the invited, and some candy was given to the children. A deputation of natives and some members of the crew came and asked my permission to dance on board. Knowing the pleasure it would afford them, I could not refuse the request and was glad to accede to their wishes and see that they would amuse themselves. The natives behaved very well and there were no disturbances of any sort, but perfect good order reigned throughout. During the evening there were different tricks and acts done by the members of the expedition and natives. There were wrestling matches between Canadians and other matches of the same style between Eskimos; the men also performed acrobatic feats, juggling and other acts. Music selections from the pianola and the gramophone were given during the evening. The Eskimos danced to the music of the accordion. It was well on to twelve o’clock before the dance ceased

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and the natives left for their . Everybody seemed to have enjoyed himself immensely and was glad of the celebration.

27 The Christmas celebration is described as a Canadian banquet to which Inuit are invited. Small gifts were often added (see also accounts given by Captain H. T. Munn 1932, p. 252). On the ship of Bernier the element of dancing is added on the request of the natives and members of the crew. The first missionaries also used a gramophone to provide music, but there are no references to dancing in the celebrations they organized. A striking feature of all performances is how Canadians and Eskimos joined in competitive games. Feasting the Inuit on food was also a recurrent feature of Christmas celebrations organized by Qallunaat (see also the description of Christmas 1910: Arctic Bay, Baffin Island by J.-E. Bernier in 1909, quoted in Harper 1983, p. 12). Christmas celebrations in the twenties and thirties 28 In the twenties and thirties, after many Inuit had already been converted in South Baffin Island, Christianity was also adopted by most of the Inuit in the North Baffin area. Conversions often took place before missionaries arrived: Bibles and Hymn books distributed by the Anglican missionaries had reached North Baffin Island, and Inuit leaders were acting as fervent Christian proselytes. New rituals such as the siqqitirniq (Laugrand 1997) were developed and various parousial movements combining Christian and shamanic features came up in the area (Blaisel, Laugrand, and Oosten 1999). In the early thirties, missionaries opened missions in Mittimatalik (1929), Iglulik (1931, but officially founded in 1933), and Pelly Bay (1935). Missionaries as well as traders contributed extensively to the development of the Christmas celebrations12.

29 Richard Finnie (Harper 1983, pp. 36-39) described his memories of Christmas celebrations at the trading post of Coppermine 1930. The missions and the store took care they had sufficient supplies for that event. By the 24th almost one hundred and forty Inuit had assembled at the settlement. After their the Inuit « started according to a custom they had developed to go the rounds of all the white men’s dwellings, staying at each one long enough to enjoy some refreshments, mainly hardtack and tea. » At Christmas day the trading post apprentice paraded outside as Santa Claus. The impersonation lasted only for a few minutes. His beard soon fell of and he was recognized. Then he handed out gifts to the children. Later the white people danced with the Eskimo women to the latest Broadway tune. At five o’clock a dinner was organized at the wireless station. After dinner the Qallunaat heard that a native dance was performed and joined the Inuit in an enormous igloo where a drum dance was performed for several hours.

30 The feast was an occasion for intensive interaction between Inuit and Qallunaat. Qallunaat hosted Inuit who came to the houses to receive treats, but also became guests of the Inuit witnessing the dancing and feasting in the great igloo. The great igloo clearly had the function of the traditional feast house (qaggiq) where the great winter feasts used to be celebrated. Whereas Qallunaat and Inuit danced together at a party given by the doctor, Qallunaat did not participate in the drum dances and the songs of the Inuit. The impersonation of Santa Claus is unusual. Only much later he became an important figure in Christmas celebrations.

31 In 1935 in Mittimatalik (Pond Inlet, North Baffin Island) a similar pattern emerges from an account of Christmas provided by Alex Stevenson (Harper 1983, pp. 26-28). Several days before Christmas, the Hudson’s Bay Company store turned baking supplies over to several Eskimo women so that preparations could be made for . On

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Christmas Day the Inuit moved into the warehouse for the feast. A special dinner was prepared for the guests (the two police men and the missionaries). After dinner races and games were held, notably dog team races. In the evening a dance party was organized accompanied by accordion and fiddle: « Although the old Eskimo drum dances were still held in some Arctic settlements, the people of Pond Inlet preferred reels and jigs from the early Scottish whalers. » (ibid. p. 28)

32 Qallunaat testimonies indicate that they played a central part in the organization of the Christmas celebrations. They provided the Inuit with the means to celebrate Christmas. Qallunaat influences manifested themselves in many ways: food, clothing, dances, etc. Thus traditional Inuit dances were giving away to new forms of dancing introduced by the Whites. In their descriptions the main emphasis is on food and the topics of games, music and dancing. Little attention is given to the gift exchange between the Inuit. On the contrary, in Inuit testimonies referring to the same period the gifts have a central place. These testimonies provide a much better understanding of the ways Christmas was celebrated by the Inuit. Testimonies of Inuit elders 33 Inuit elders have vivid memories of the Christmas celebrations in their youth. Obviously these celebrations can not be dated precisely. Most recollections by elders probably refer to the thirties and early forties. In the following section, we first present a few of their narratives taking into account regional variation as well as various differences and similarities between Catholics and Anglicans. Then we illustrate the merging of Inuit and Christian traditions in the celebration of Christmas with an account provided by a white observer from Arviligjuaq (Pelly Bay).

34 Emile Imaruittuq, about 68 years of age, remembers his first Christmas in the Iglulik area (North Baffin Island). Games were organized by the Oblate missionary. While the light was briefly on the priest would have a line tied to the string. He used to shoot at the string and that was the game. There would be three chances to cut this little string with a bullet. Whoever shoots the string would have the prize. It was just a 22 gun that would be used. In the olden days when I started remembering, we used to exchange gifts, we actually would give to ourselves. Even to the standard it was not much, in those days it was very precious. That is how we used to give each other. As the years went by, that giving and receiving attitude start disappearing. The whole feeling of Christmas has more and more faded away. To our grandchildren we still give when we are able, when we have the money. In the olden days we also used to have a feast. It was the Roman Catholics that introduced to us the celebration of Christmas. First, we would go to the service and in the same place we would have a feast: pilot biscuits, beans, etc. We used to make beans and that was part of the feast. It used to be so delicious! In the olden days they started celebrating Christmas as well within the homes, eating country food. [...] My grandmother would take out flour and make pancakes during Christmas. That was very special. Many elders and adults used to save special food, special diet, for Christmas and that’s how it was in the Iglulik area.

35 In Imaruittuq’s account the games organized by the priest, the gifts, and the food have a central place. The game he refers to was often played at Christmas. Country food as well as Western style food were also frequently used according to the elders. The act of giving is emphasized. The gifts might be small, it was the act of giving that counted.

36 Michel Kupaaq, an elder from Iglulik, related that the gift might even be completely symbolic:

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People would gather for the feast. In the Christmas time (Quviasukvik), people would go to church for the . But after twelve hours, we would go back to the church. Nowadays, Christmas is longer. We play games all the week long, until the new Year’s day comes. At that time, when Christmas was coming closer, I would get happy because it would be Christmas. But nowadays, we have to make gifts, wrap them and then put a name on them. At that time, we didn’t have to do that. We would just give a present to someone. There were exchange gifts with the people who wanted to do that. Then, we would shake hands. Then we would say: « this gift for you is part of an ». I remember that once somebody gave me a long big knife as an exchange gift. I was happy to get a knife that long. I kept the knife during the week and after Christmas, as we would go out hunting to get food to survive, I was happy because I thought I could use the knife for carving and making an igloo. But just after Christmas, my parents told me to give the knife back to the person who gave it to me. I did not want to do it, but as I had to, I did it.

37 Usually, the gifts were exchanged and after some time were returned. Theresi Ijjangiaq contrasted the presents of today with the exchange gifts of the past: « After the midnight mass, when the service was over, we used to exchange gifts but not like right now, in the old way instead. There were no presents but just exchange gifts: needles, and so on. »

38 In the descriptions of Imaruittuq, Kupaaq and Ijjangiaq, Catholics from Iglulik, priests have an important role in the celebration of Christmas. The same impression emerges from Anglican testimonies. The late Tategat Akpaliapik, remembers how Christmas was celebrated in Mittimatalik (Pond Inlet, North Baffin Island): « During Christmas time (Quviasukvik), Mikiniqsaq (Reverend J. H. Turner) would visit us in the camps. When we were sleeping, Mikiniqsaq would wake us up and we would receive presents under our pillows. Then we would have a big feast in there ». A South Baffin elder from Panniqtuuq, Saullu Nakasuk, did not mention the role of the Anglican missionary but again emphasized that even if gifts were small, they were crucial for the feast: « We really enjoyed the gifts even if they were not big. Sometimes, we could even get a dog for Christmas. We were thankful to have Christmas. » The gift of a dog is interesting, especially since dogs, through their names, were often very closely related to their owner (see Laugrand and Oosten 2002). It is perceived here as a small gift.

39 But there were also many celebrations of Christmas remembered by the elders without the presence of any missionary.

40 Elise Qulaut, a Catholic from Igloolik, recalls: When I was a little girl, on Christmas, we used to gather in a big igloo. Then I remember that there was a feast (nirivijjuaq) and dancing in Avvajja. Before the feast started, people would go out and shoot in the air. I was scared and I thought people were shooting the moon. It was Christmas or Happy New Year, I don’t know. [...] Back then, Christmas was during only one day, today, it’s all the week. I remember that people, mostly the closest camps, they used to gather in this and say a prayer or the midnight mass, even when the missionary was not around.

41 Like Kupaaq, she emphasizes that Christmas celebrations were much shorter in the past.

42 Rachel Uyarasuk, an Anglican elder, grew up in the Kangiqtugaapik area (Clyde River/ Mittimatalik, North Baffin Island). She remembers how the feast was celebrated in outpost camps where no ministers were around and when ulluriaqjuaq, Venus, could be seen13.

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I can tell a bit about the first Christmas I remember. We all had igluit and we were going to be celebrating Christmas. As children we were told that we were going to be celebrating Christmas. We would be told how many days it would be until Christmas. We started counting the days. We were told that we would be using our personal effects to celebrate, but it was probably because we wanted to get new things so by word of mouth. We knew we would be celebrating we started anticipating the day. In the morning I was woken up and told today is going to be Christmas so I should wake up. I put on my caribou clothing but we tried to put on our best for that day. Those that had additional clothing did this. I was woken up by my father. We went out for a bit and came back and we started shaking hands with each other because we heard that is what we had to do. Just before we went out people started rushing around and my father took a rifle and went out and shot the rifle. We heard the rifle shot and we all rushed out. I had clothing with a hat that was separate. We were told that after we went out we were going to say « hurray ». I took my hat that was not attached to my clothing and my mother gave it to me and said that was what I was going to use this to say « hurray ». Our neighbors also shot their rifles. This was going on while it was still dark. We could hear rifle shots and people would go hurray. I was holding on to my hat and then we’d go hurray. We were celebrating and were very happy. Later on that day we would go and pray and sing hymns. We went to someone else’s iglu and it was cold. Even though it was light it was still winter. We all went in. The women took off their kamiik and went up on the bed platform. The bed platform was totally full, there was hardly any place to sit. There were people sitting all over the place because we were going to pray. And we prayed and there was a hymn sung. At turns out that the hymn that was sung was not a Christmas hymn, but that’s the song we sang. We sang that hymn. People sat down on the floor because the iglu was so full. After this hymn was sung, somebody would read a prayer. Then another hymn would be sung. This is the first Christmas I remember. I remember the first hymn but I don’t remember the other hymns that were sung. After we had sung hymns and prayed and were about to go out we all shook hands with each other. Those women who had sat on the bed platform put on their kamiik and we all went home. We also knew that we would be feasting. We would have a feast where we prayed, so all the meat we would be feasting on was brought there. We feasted on meat. We did not have tea. That was tunuq that was prepared as aluq, we ate quaq and ujuq. And we ate meat that we did not normally eat such as and caribou. It probably was kept for this occasion. It was a joyous time because we were celebrating. That is the first Christmas I can remember. After we had feasted we then started exchanging gifts. These were our own personal things that we exchanged. We did it when the day was over. It was already dark. We would go over to another place to exchange gifts. The gifts that were exchanged were not that big. It could be a caribou skin or a sealskin or any other personal effects. It was still a very happy occasion.

43 The handshakes and rifle shots constituted the start of the feast. The practice of shaking hands was probably a custom adopted from Qallunaat and played an important role in the adoption of Christianity (Laugrand 1997; Blaisel, Laugrand, and Oosten 1999) expressing a new relationship. People came together in an igloo, sang hymns and prayed. There was a feast on country food and gifts were exchanged. Rachel also emphasizes that the gifts were small and consisted of personal effects.

44 Hannah Ujaraq recalls how the feast was celebrated at , near Iglulik, when there were not yet priests. [...] when Christmas was coming, we used to build a big igloo and we had dances in there for Christmas (Quviaksukvik). At that time, we used to have a feast in this big igloo, eating caribou meat, maktaaq (whale blubber), [...] only country food because there was no white man food at that time. After having a feast, we used to have

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dances and say prayers. Even though there was no ministers the whole camp used to say prayers. Aloloo, Anguilainuk’s son used to preach in our camp.

45 The building of a big igloo is a recurrent feature of Christmas celebrations. The description by Hannah conforms in many respects to the description of celebrations in Kangiqtugaapik by Rachel. In Qikiqtaarjuk there was not yet Qallunaat food available.

46 The late Victor Tungilik remembers how Christmas used to be celebrated in Naujaat (Repulse Bay, Hudson’s Bay), among the Catholics: During Christmas, the Catholic mission would get items from the Hudson’s Bay Company. Also, the Bay Manager would climb up on top of the house and we would have a candy scramble. There would be other items in this parlaniq, scramble. It was very enjoyable. While we were at the Catholic mission, we would nugluktaq and try to get a stick into a hole. We would wrestle two at a time, and people would get prizes. The prizes were things like tea and tobacco. I was scared when somebody wanted to wrestle with me. It turned out that the person who wanted to wrestle with me wanted to do so because he wanted me to win. When I lifted that person I could not even feel his weight. It turned out that he wanted me to win a prize. I couldn’t feel his weight at all when I threw him on the ground. So at first, here I was scared of him and it turned out he just wanted me to win tea or tobacco. I knew he wasn’t trying hard to win at all. I was really happy to win (Oosten and Laugrand 1999, p. 81).

47 The importance of the game is quite clear in Tungilik’s account. Christmas provided an opportunity for a gift to Tungilik’s opponent. The game of nugluktaq, which consisted in putting a stick into a suspended hole, had sexual symbolism and implications. For instance, the Oblate priest Jean Philippe (1948, pp. 6-7) noted that before Christianity, the winner of that game would be allowed to choose a sexual partner among the women. Interestingly, however, the nugluktaq was still integrated into the Christmas celebrations even within the Catholic missions (see also the film Light in the Darkness by G. Mary-Rousselière).

48 More recently, Leah d’Argencourt (1976) related her childhood memories of Christmas celebrations in Mittimatalik « The most important part was to rejoice and celebrate the birthday of our Lord Jesus Christ. » In the weeks preceding Christmas, intensive activities focused on the trapping of Arctic foxes and the preparation of the furs. They were to be sold at the Hudson’s Bay store so that presents could be bought. The men bought the presents such as special Qallunaat food and machine-made clothing. There were not yet Christmas trees according to Leah. Children should go to bed before their parents « so we would be bright and early getting up. » In Leah’s account, the importance of gifts is again emphasized. Prunes and candies were found in duffel socks. Much attention is given to the ritual of handshaking between relatives but the games are not described extensively. The Christmas dinner consisted of a mix of Western and Qallunaat food: « cooked meat, and home-made beans and rice with raisins and powdered milk. »

49 The old style of celebrating Christmas is also still remembered by Atsainak Akeeshoo, a young woman from Iqaluit who recalls the celebration of Christmas in a hunting camp, probably in the fifties. On Christmas morning, we would all get up very early in the morning, go to our neighbors’ houses and shake everybody’s hands. Then we would wait all day for it to get dark so we could start exchanging gifts with friend and adults. We would give away needles, pieces of rope, perhaps five bullets for father, marbles, thread and even our clothing that we’ve been wearing for years.

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Each of these things became treasures, like a multi-million dollar diamond would be to rich people. Dog teams would come to our camps bearing gifts from the other camps and we would return their visit in the same way. There was no feasting but everyone got into gift-giving as if it was going to be the last Christmas ever. Our mothers would receive bags, donated by churches, each containing thread, thimble, needles, face cloth or towel, and a bar of face soap. It was so exciting to see all those nice-smelling things come out of the bags one by one! Each piece was looked at and felt by all the members of the household before we went on with the rest. If we were lucky, we would each get two pieces of candy or gum and maybe even a hard biscuit. Sometimes the RCMP used to come, by dog team, just before Christmas and they would leave a whole box of biscuits and that would be saved till Christmas night. Christmas was not at all commercial then. We celebrated the birth of Christ and followed what the tree wise men did on Christmas night. Christmas was not for Santa Claus and toys and free candies. There was a form of a Santa Claus, a gift- giver, but we weren’t taught to believe in him. I wonder how many children know about our old Christmas days and how much fun they can be without all kinds of treats in schools, big community parties for children with cartoons and free gifts from the government? Today, the children rely on Santa Claus to make their Christmas a happy time with and gifts. We still have a gift-giving or exchanging but it doesn’t get into a fever-pitch like it used to. Why not try to bring the old spirit of Christmas back this year so we can overflow with happiness [...]. Inuit and Whites exchanging gifts and going into each others’ homes to wish each other a Merry Christmas!

50 Akeeshoo contrasts the old celebrations with modern feasts. There was a Santa Claus, but no one had to believe in him. Schools and government did not yet play an important part in the celebrations. Gifts were small and Christmas was not yet commercial.

51 The following account of Christmas well illustrates the merging of a new tradition with many old traditional practices. In Pelly Bay the missionaries were very active in organizing Christmas celebrations. From the moment he arrived in Pelly Bay, Father Van de Velde played a central role in the organization of games and competitions. The missionaries took care of the prizes that were awarded. The feast was celebrated in a big igloo, food and competitive games were the main ingredients of the celebration. Gonda describes how the feast was celebrated there in the early sixties. The igloo about twenty five feet in diameter and fifteen feet in height was built in a few days. At eight o’clock Christmas Eve, one hundred and five gaily attired men, women and children assembled in the igloo for what was to be three nights and two days of games, contests, feasting and prayers. Christmas Eve was highlighted by ancient Eskimo games and target shooting. Firing from about twenty-five feet with a .22 at strings from which dangled various prizes was quite a feat of marksmanship. A few of the contestants miraculously hit a string and thus claimed a prize. A special moment of Christmas Eve was the opening of presents. These gifts were sent to Father Van de Velde from his sister in Belgium. There was a gift for everyone. Such practical objects as cloth, wool, knives and even chess sets were the most frequent items. The Eskimos here are avid chess players. Midnight Mass, said by Father Van de Velde, was solemn and beautiful, and somehow, having this service in an igloo seemed to bring the message that is Christmas so vividly to everyone. After Mass, we enjoyed a lunch prepared by the mission and consisting of tea,

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porridge and biscuits. Candies were distributed to the children. Christmas day was extremely cold. The thermometer read 48 degrees below zero when everyone came to the igloo at eleven-thirty for Mass. After Mass everyone went home for awhile to wait for the big Christmas dinner at three o’clock. The stew had been cooking slowly all night, and needed last-minute attention before serving up. At three o’clock everyone converged on the igloo again bringing mugs with them. Dinner was ready. The first course was sixty frozen arctic char, previously sliced. After this was put away, the two huge kettles of caribou stew were brought in. Mugs were dipped in and soon this too disappeared. Then the steaming kettles of tea were brought in. Each family brought its kettle; there were about twenty-five gallon kettles full of lovely, strong, hot tea. Needless to say each was drained. After dinners there were more games, contests prizes and candy. The archery contest was performed with an ancient bow of musk-ox horn. Each contestant shot four arrows from about fifteen feet. The target was an iron ring about two inches in diameter stuck in the igloo wall. Practically everyone had a turn, beginning with the oldest hunter. The last to try were the small children, and even the women took part in it. In some ways the day after Christmas was the most exciting. We moved out of the igloo for some of the events. The feature event was the dog team race. Twenty- seven drivers and one hundred and sixty-two howling dogs took part; each driver was allowed six dogs. It was very cold and the course was long; many of the Eskimos had donned their caribou parkas. The start was furious. Many teams got tangled, momentarily, but everyone was straightened away, and soon disappeared into the gloom across Pelly Bay. The winner Otto Apsaktauk, returned over the course in about forty minutes, closely followed by Augustin Annartok. The rest soon returned to claim their prizes. Each was eligible. Twenty-seven prizes were placed on a table, and each in turn, according to his position in the race, stepped up to claim a prize. The prizes were good, but, of course, the big prize was winning the race, for this would be remembered, and would be the topic of conversation until the next race. Other outdoor events included the foot races, and one marveled at the endurance of the Eskimos in being able to run in such extreme cold. One was for the young men, who ran to the top of a hill about one and one half miles from the Mission and back. The hill is about one thousand feet high and there is a huge cross on top. Every contestant was awarded a prize – with winners getting first choice. At five o’clock it was back in the kaget for the drum dance. One seemed to be transported back to ancient times listening to the aged ladies chanting their weird songs and hearing the boom of the drum and watching the dancer gyrate to the rhythm of the beat. The dancer would emit an occasional « Iy-hi » which added more strangeness to the atmosphere. In each of the alcoves there were five or six chanters, and these ladies would sing the song of the dancer, whatever it was. It might be the Song-of-my Father or the Song-of-my-Grandfather. The drumming and chanting stopped at 10 p. m., and soon everyone went home. That is how we celebrate Christmas in Pelly Bay.

52 The word qaggiq refers to a feast or celebration as well as to the big igloo where a feast is celebrated. The title of Kenn Harper’s book quite rightly identifies it as one of the striking features of Inuit Christmas celebrations. Country food and games played an important part in the celebrations (see also the account of Christmas celebrations in Pelly Bay by Van de Velde in Eskimo of 1948). The transformations of the Inuit winter feasts 53 Celebrations of Christmas were already recorded by Captains Parry and Lyon in the beginning of the 19th century but Inuit did not participate in them. Parry and Lyon did not allow Inuit on the ships on Sundays or Holidays. Neither did the Qallunaat

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participate in Inuit winter feasts. Contacts between Qallunaat and Inuit were frequent, and we may infer that Inuit observed what was going on. The Western Christmas celebrations may have influenced the winter feasts as described by Hall, Boas and Bilby. The rifle shooting, recorded in the diary of Boas, later became a striking feature of the Christmas celebrations. The ritual drinking of water, described by Hall as well as Boas, disappeared. The importance of putting on best clothing14, gifts and games continued in the Christmas celebrations. When the missionaries arrived, Christmas celebrations gradually replaced the Inuit winter feasts. In most places the traditional winter feasts disappeared rapidly. In 1899, Bilby (ANC/CMS, Reel A. 121, Journal of Julian Bilby, 1898-1899) notes that shamanism and the winter feasts in South Baffin Island were already disappearing. At that time no conversions had yet occurred. That year no winter feast was held. In 1901 he notes that the feast was still celebrated, but only by old people. In North Baffin Island the Tivajuut probably disappeared when the Inuit adopted their own version of Christianity long before the missionaries arrived. In 1921-1922 Rasmussen did not witness a Tivajuut and could only acquire scant information about it on the basis of the information provided by Ava and Ivaluardjuk. In recent years, only a few elders such as Aatuat, (born in 1894), Ujaraq (born in 1901) and Iqallijuq (born in 1905) were able to give accounts of the Tivajuut based on personal experience.

54 In South Baffin Island the missionaries provided Western style food and drinks to the Inuit. The disappearance of wife exchange and an increasing importance of food are the most striking changes in the transition from winter feasts to Christmas celebrations. In structural terms, food and sex are obviously related together. On the level of play, Anglican as well as Catholic missionaries had no objections to the playing of games and in fact played a leading role in organizing them and awarding prizes.

55 The tradition of hosting the Inuit was also adopted by other Qallunaat such as Hudson’s Bay Company traders and captains of visiting ships. In several cases the Christmas dinner of the Qallunaat was kept separate from the food offered to the Inuit. Thus Fleming’s account of 1913 makes clear that the Anglican missionaries had their own Western style Christmas dinner before serving food « likely to be enjoyed by our guests. Two large steaming puddings something like our but not nearly so rich were served with molasses for sauce » (Harper 1983, p. 18).

56 The missionaries also provided small gifts to the Inuit. In this respect they continued a very old tradition. Boas and Mutch had already presented gifts at the winter feast in 1883. The role of the Qallunaat in organizing the feast remained central. They provided small presents, candy scrambles, and dance and music. Thus Christmas became a feast that united Inuit and Qallunaat. Apart from the communal celebrations Qallunaat might still dine together, and Inuit have their own festive rituals, notably handshaking and gift exchange with relatives. It is emphasized that the gifts could be small, and as in the case of Kupaaq, they might even be returned after Christmas. It was the act of giving, not the gift itself that was most valorized. The idea of sharing in gifts as well as food is hence a central feature of these new rituals.

57 It is interesting that even religious boundaries might be crossed at Christmas. In a few accounts of Christmas, the Inuit practice of visiting people is also frequently mentioned as an important step of the preparation of the feast. Father L. Schneider (1983, p. 14) recollects that in Tavani in the 1940’s, when there was still intense rivalry between

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Catholics and Anglicans, his Catholic Mission was completely full of Anglicans at Christmas15.

58 The playing of games was also a central feature in the traditional winter feasts (see Boas 1888, pp. 195-198; Oosten 2001). Games (tug-of-war, shooting matches, etc.) as well as satiric songs structured the feast. It ended with a ballgame (ajuktaqtung). Placed in a circle, all participants would try to catch the ball thrown into the air. When the ancestors, the Ullormiut, would play this game, they appeared in the sky as the Aurora Borealis. At the start of the feast the community was threatened by the tupilait, the spirits of the evil dead. At the end of the feast people played the game of their ancestors in a renewed community. In the course of the feast all tensions between spirits, people seem to have been dissolved in the games. It is remarkable that since the old Inuit winter feasts disappeared, the significance of the games has not decreased at all. They were immediately integrated into the Christmas celebrations by the missionaries (see the accounts by Peck, Van de Velde, Schneider) as well as the Inuit themselves. The description of the feast in the big igloo shows the great importance of games. Today, the extension of the celebrations over many days is to a large extent due to the games in which Inuit participate with great enthusiasm. In fact, many old games practiced during the old Inuit winter feast, such as tug-of-war, are preserved in new forms while new games were added and invented all the time. It seems fair to assume that on this point the ideology of the community has not changed at all in the winter celebrations. In Inuit society games always served to dissolve the tensions within the community and transform potentially dangerous and hostile relationships into competition within the games. In playing games, the community shows its capacity to deal with these tensions and to dissolve them in a general atmosphere of friendly competition (cf. the case of Victor Tungilik).

59 Today, elders complain that Christmas has become commercial. Leah d’Argencourt refers nostalgically to a time when shops and government did not yet meddle with the feast. From the data it also emerges that from the first interaction between Inuit and Qallunaat, as missionaries, whalers and captains of ships and Hudson’s Bay Company agents played a part in the organization of the celebrations. The current commercialization and increase of scale of the feast appears to be a continuation of tradition that was always there.

60 The various names of the feast elucidate various aspects of it. Nirivigjuaq (« place/time of the great meal ») refers to the importance of food that has become a central issue in the feast. Many missionaries objected to this term that did not express the essence of Christmas to them. They preferred the name of Pivijuaq (« the big event ») or like Father Schneider (1983, p. 14) the name Jisusi Anivvia (« the birth of Jesus »). The terms Nuqqavik (« the time when we stop ») or Qitinguq (« in the middle ») reflect the contrast between the time of the feast and ordinary time. The word Quviasukvik, (« the place/ time of joy ») emphasizes that Christmas is first and foremost a time of rejoicing. That also seems to have been the case with the winter feast and the Tivajuut with their great emphasis on fun and laughter or the reverse. It may be significant that in the shamanic complex the notions of joy and light were closely related.

61 The Inuit winter feasts transformed hostile relationships with the dead into a new alliance between the community and the inua of the game. Whereas in the traditional winter feasts the initial emphasis was on the danger of the tupilait attacking the community, the Christian tradition emphasizes the coming of light, connecting the

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birth of the Saviour to the return of the light. The celebration of New Year at the winter solstice is therefore highly significant. The transition to Christianity also implied a shift from sexual symbolism to alimentary symbolism. Some of the basic patterns in the Christian tradition may have looked familiar to Inuit and that may have facilitated its adoption by the Inuit. Thus Quviasukvik connects the past and the present articulating central values of Inuit and Christian traditions.

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NOTES

1. We wish to thank Theresi Ijjangiaq, Emile Imaruittuq, John MacDonald, Elise Qulaut, Hannah Ujaraq, Rachel Uyarasuk, Susan Sammons and Alexina Kublu for their co- operation and advice. Interviews with the elders were made in different context under Scientific research Licence # 0300999N-M and 0100900N obtained through the Nunavut

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Research Institute. We also wish to thank the FCAR and CRSH for their financial support. A preliminary version of this paper was presented at the Fourth International Congress of Arctic Social Sciences, May 16 to 20, 2001, Quebec City, Canada. 2. See Botte (1932), Jansen (1993), Meisen (1931), Meslin (1970), Miller (1993) and De Sike (1999). 3. L. Kumlien (1879) and J. W. Bilby (1923) also provide descriptions of this feast. 4. See Oosten (2001) on the role of play in the Inuit winter feasts and Blaisel and Oosten (1997) for the exchanges in the feast. 5. See K. Rasmussen (1929, pp. 231-232 and 241-243). See also the testimonies from Aatuat and Ujaraq collected by B. Saladin d’Anglure (1989). The etymology of Tivajuut is unclear. Duncan Pryde points out that in the Western Arctic the word refers to a foot movement in a drum dance (John MacDonald, oral communication, May 2001). 6. Aagjuuk is a constellation comprising the stars Altair and Tarazed and possibly in some regions Alshain. These stars form part of the European constellation Aquila (MacDonald 1998, p. 44; Oosten and Laugrand 2001, p. 169). 7. A good survey on Christmas celebrations, especially on the older sources is provided by Kenn Harper’s book Christmas in the Big Igloo. True tales from the Canadian Arctic. For the descriptions of Christmas in the 1930s and 40s we rely on accounts published in various journals such as the Beaver, Eskimo, North, Inuit Monthly, Inuktitut, Inuit Today as well as oral information provided from Inuit elders. 8. See, for example, a description of a Christmas celebration in 1819-1820 by Captain Parry (1828; quoted in Harper 1984, p. 1). 9. Christmas celebrations in Labrador (see also Speck 1935) could be fruitfully compared with similar cases in Greenland described by Kleivan (1960), Nellemann (1960), Nooter (1975) and Kielsen (1996). In , more recent Christmas celebrations have been described by Lepage (1976), Metcalfe (1978), and Dorais (2000). See also Anonymous (1981). Games emerge as particularly important. In , Christmas celebrations are also marked by games, competition and communal feasting: see Bodenhorn (1993). 10. See also Hantzsch’s (1977) account. 11. L. Ducharme, « Christmas in the land of Santa Claus. Christmas in the far north », paper preserved at the Archives Deschâtelets (Ottawa). 12. For the 1930’s and 1940’s period, other accounts of Christmas can be found in the Oblate missionary archives: see « Christmas in Iglulik » (LCB 421 C56R 4), « Noël Esquimau » (HEB 3335 L93C 19) and « Noël fiévreux » (HEB 3335 L93C 20). 13. The year she moved to Aggu Bay she could no longer see it at Christmas: « I thought it might be a sign that world would end » (MacDonald 1998, p. 93). 14. See, for example, « Noël Esquimau » (HEB 3335 L93C 19). The Oblate missionary observes that the first thing visiting people do when they used to gather for Christmas, was to buy new clothing for all of them including children at the Hudson’s Bay Company post. 15. See also « Noël Esquimau » (HEB 3335 L93C 19). The Oblate missionary observes that Catholics as well as Anglican assisted together to the Midnight Mass.

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ABSTRACTS

Quviasukvik. The celebration of an Inuit winter feast in the central Arctic. In this paper we discuss the celebration of Christmas among the Inuit of Northeast Canada. Their adoption of Christianity implied a break with the past. Missionaries as well as Inuit contrasted the traditional life dominated by many ritual rules, with the new Christian life. In practice, the transition was much more complex. Many old ideas and practices did not die as easily as missionaries or Inuit assumed, but returned in a new guise. Using White and Inuit testimonies, we examine here the nature of this transition by comparing the pre-Christian Inuit winter-feasts with the celebration of Christmas after the conversion to Christianity. Many features of the pre-Christian religion returned in the Christmas celebrations but in a new context and provided with new meanings. We have considered temporal and regional variation as well as the differences between the Catholic and Anglican versions of the feast. Central topics are: gifts, food and drinks, games and sexual symbolism.

Quviasukvik. La célébration d’une fête hivernale inuit dans l’Arctique central. Dans cet article, nous examinons les fêtes de Noël chez les Inuit de l’Arctique de l’Est canadien. L’adoption du christianisme par les Inuit s’est traduite par d’importantes ruptures avec le passé. Comme les missionnaires, les Inuit eux-mêmes ont souvent souligné le contraste entre les multiples contraintes rituelles de la vie religieuse de jadis et la plus grande liberté que leur procurait dorénavant le christianisme. Au niveau des pratiques, la transition d’un système à l’autre fut néanmoins beaucoup plus complexe. Loin de disparaître, certaines idées et séquences rituelles réapparurent de façon sensiblement différente. À partir de témoignages recueillis par des Blancs et des Inuit, nous analysons de plus près la nature de cette transition en comparant les fêtes d’hiver traditionnelles avec les fêtes de Noël. Des éléments traditionnels connurent une certaine pérennité mais au sein de nouveaux contextes et avec de nouvelles significations. Nous avons tenu compte des variations temporelles, régionales et confessionnelles. Les principaux aspects examinés sont les cadeaux, la nourriture, les boissons, les jeux et la symbolique sexuelle.

Quviasukvik. La celebración de una fiesta invernal de los inuit del este de Canadá. En este artículo, se analizan las fiestas de Navidad de los inuit del este de Canadá. La conversión al cristianismo de los inuit implicó una ruptura mayor en sus tradiciones. Como los misioneros, los inuit frecuentemente contrastan la nueva situación religiosa con la precedente, caracterizada por sus numerosas reglas e interdicciones rituales. Sin embargo, al nivel de las prácticas, esta transición de un sistema al otro parece mucho más compleja. En lugar de desaparecer totalmente, algunas ideas y prácticas rituales reaparecieron de una manera más o menos distinta. Utilizando narraciones de testigos occidentales e inuit, analizamos en detalle esta transición. Comparamos las fiestas invernales de los inuit con las fiestas contemporáneas de la Navidad. En este caso se destaca rupturas y continuidades dentro de nuevos contextos festivos. Tomamos en cuenta las variaciones temporales, regionales y confesionales. Elementos considerados incluyen los regalos, los alimentos, las bebidas, los juegos y el simbolismo sexual.

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INDEX

Mots-clés: rituel, Noël, fêtes d’hiver, systèmes symboliques Subjects: Ethnohistoire, Ethnologie Keywords: ritual, Christmas, Winter-feast, symbolic system Palabras claves: Navidad, fiestas del invierno, rito, sistemas simbólicos Geographical index: Canada, Inuit, Arctique

AUTHORS

FRÉDÉRIC LAUGRAND

Université Laval, Québec, Canada

JARICH OOSTEN

Universiteit Leiden, Holland

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Note de recherche

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Recherche chronologique sur la culture mochica du Pérou : datation de la tombe du Prêtre de Sipán par thermoluminescence (TL) et par radiocarbone

Céline Roque, Emmanuel Vartanian, Pierre Guibert, Max Schvoerer, Daniel Lévine, Walter Alva et Hogne Jungner

La culture mochica du Pérou et le site de Sipán : problématique chronologiqueDe l’importance des recherches chronologiques sur la culture mochica du Pérou

1 La culture Moche, ou mochica, est sans doute l’une des plus brillantes de l’époque pré- Inca. Elle s’épanouit sur la côte nord du Pérou, parallèlement aux civilisations Paracas Nécropolis et Nasca, qui se développent sur la côte sud du pays. Elle marque l’apogée d’un art particulièrement raffiné qui se manifeste notamment à travers l’orfèvrerie et la céramique, dont l’iconographie, très riche, apporte des témoignages irremplaçables sur cette société et ses mythes (Alcina Franch 1996 ; Bawden 1996 ; Curatola et Silva- Santisteban 1995 ; Watanabe 1995). Une remise en cause récente des connaissances 2 Les découvertes archéologiques récentes ont conduit à une réévaluation complète des connaissances acquises anciennement sur les Mochicas. Le premier colloque international portant sur cette culture, organisé en 1994 à Trujillo, a été l’occasion, pour les archéologues, de remettre en question les interprétations traditionnelles, qu’elles soient chronologiques, stylistiques ou iconographiques, fondées sur l’étude de la céramique (Uceda et Mujica 1994). Il apparaît ainsi qu’un des problèmes cruciaux rencontrés dans l’étude de la culture mochica est celui de la chronologie. De véritables divergences apparaissent quant à son calage dans le temps, ses limites chronologiques étant placées de manière très floue entre le IIe siècle av. J-C et le VIIIe siècle apr. J.-C. (Makowski Hanula, 1995 ; Lévine 2001). Une chronologie à bâtir

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3 C’est la sériation morphologique et stylistique des céramiques, développée par Larco Hoyle (1948), affinée par Donnan (1965, 1976) puis Donnan et Mc Clelland (1979), qui a été le plus largement utilisée afin d’établir la chronologie de la culture mochica. Cependant, les avancées de l’archéologie péruvienne et l’accroissement progressif du cortège des datations physiques montrent les limites de pertinence de cette séquence, qui manque cruellement de confirmations stratigraphiques et chronologiques (Canziani et al. 1994 ; Arsenault 1995 ; Bawden 1996). Larco Hoyle présupposait en effet que les variations stylistiques observées correspondaient à différentes étapes du développement temporel de cette culture. Or elles ne se produisent pas de la même manière dans toutes les zones géographiques et ne sont pas nécessairement synchrones (Canziani et al. 1994) ; elles peuvent également refléter des traditions locales diverses. La mise en évidence d’une dichotomie entre le nord et le sud du territoire (Uceda et Mujica 1994 ; Watanabe 1995) permet de penser que la succession chronologique des formes resterait applicable dans les vallées de Chicama et de Moche, à partir desquelles elle a été développée, mais il ne semble pas possible a priori de l’étendre à d’autres régions (Canziani et al. 1994). Cette typo-chronologie perd donc son caractère universel : son cadre d’applicabilité n’est pas clair, notamment pour la production céramique issue des vallées septentrionales du Pérou.

4 Finalement, les découvertes récentes de tombes mochicas au nord du territoire, dont celles de Sipán, appellent des réserves sur l’extension de la typo-chronologie de Larco Hoyle à la totalité de l’aire géographique occupée par les Mochicas entre le IIe siècle av. J.-C. et le VIIIe siècle apr. J.-C. Il apparaît donc nécessaire de l’affiner grâce à des datations physiques plus systématiques, à condition de disposer de données archéologiques scientifiquement rigoureuses (Shimada 1994 ; Lévine 2001 ; Uceda 2000). De tels impératifs sont satisfaits dans la nécropole princière de Sipán dont la datation, par croisement de méthodes, doit permettre de contribuer de manière pertinente à la résolution de cette problématique. La nécropole princière de Sipán 5 Le site archéologique de Sipán, appelé Huaca Rajada, est localisé sur la côte nord du Pérou, dans le département de Lambayeque, l’une des régions les mieux irriguées et les plus prospères de l’Ancien Pérou. Sa richesse en ressources minières explique pourquoi c’est de ce territoire que proviennent les découvertes les plus abondantes et les plus importantes en matière d’orfèvrerie et de métallurgie pré-hispaniques, issues des tombes des élites gouvernantes (Collin Delavaud 1984 ; Alva 1994). Description du complexe 6 Le complexe funéraire de Sipán se caractérise par la présence de deux grandes structures pyramidales d’adobe, aujourd’hui érodées, qui émergent entre les plantations actuelles de canne à sucre. Il s’agit d’édifices massifs, alignés selon un axe ouest-est, séparés par une place d’environ 60 m de côté et au pied desquels une plate- forme funéraire a été mise au jour. Occupant une aire de 130 m sur 50 m, elle se compose de trois niveaux distincts, dont le premier s’élève à environ 8 m au-dessus de la plaine. De nombreuses sépultures y ont été identifiées et fouillées ; les plus importantes sont celles du « Seigneur de Sipán », du « Vieux Seigneur de Sipán », du « Prêtre », du « Guerrier » et du « Jeune » (Figure 1). Intérêt archéologique 7 La Huaca Rajada de Sipán apparaît aujourd’hui comme un important centre cérémoniel attribué à la culture mochica. Les fouilles, menées de manière exhaustive et

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scientifique, ont apporté des informations nouvelles sur cette société. Il s’agit là d’un travail sans précédent dans l’archéologie péruvienne, qui ouvre de nouvelles perspectives pour l’interprétation de cette culture (Alva et Donnan 1993 ; Alva 1994). Ainsi, l’étude de l’architecture du site, de l’organisation et du contenu des tombes fouillées permet de considérer cette plate-forme comme une sorte de « mausolée royal » destiné, pour quelques générations, à l’inhumation des membres de l’élite gouvernante locale et de son entourage (Alva 1994). Cette découverte permet d’étayer la thèse de l’organisation du territoire mochica, depuis la région de Piura au Nord jusqu’à Huarmey au Sud, en seigneuries autonomes, l’une d’elles ayant pour centre le site de Sipán (Bawden 1994 ; Shimada 1994). Données chronologiques 8 À partir de l’étude de l’architecture du complexe, de la typologie des constructions et du matériel retrouvé dans les tombes (en particulier la céramique), les archéologues ont estimé que le site aurait été principalement occupé entre le Ier et le IVe siècle apr. J.- C. (Alva 1988 ; Alcina Franch 1996). Six phases de construction, probablement associées à une évolution du rituel, ont été identifiées dans la plate-forme funéraire et permettent de dégager une chronologie relative entre les sépultures (Alva 1990 et 1994 ; Schuster 1992). Ainsi, la tombe du « Vieux Seigneur », attribuée aux phases Moche I et II, serait la plus ancienne ; celles du « Prêtre » et du « Seigneur » appartiendraient à la période Moche III et au début de Moche IV. Par ailleurs, il est important de remarquer que les céramiques retrouvées en abondance dans les sépultures ne portent pas, à quelques rares exceptions, d’anse en étrier, élément habituellement considéré comme caractéristique des vases mochicas, et sur lequel repose la typo-chronologie de R. Larco Hoyle. L’utilisation de ce trait comme marqueur chronologique est donc impossible à Sipán.

9 Malgré l’importance du complexe funéraire de Sipán pour la connaissance archéologique et chronologique de la culture mochica, une seule datation physique était connue pour le site au début de nos travaux : il s’agit d’une date radiocarbone effectuée sur un fragment de bois issu de la tombe du « Seigneur » (Beta 23147, Beta Analytic Inc, Radiocarbon Dating Services, Miami). Le résultat obtenu, 260 ± 90 AD (Alva 1988), n’est pas présenté de manière conventionnelle, et il n’est pas possible de savoir s’il est calibré ou non. Cette donnée chronologique apparaît donc aujourd’hui inexploitable.

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FIG. 1 – Plan du site archéologique de Sipán (d’après Alva 1994). Il se compose de deux pyramides au pied desquelles se développe la zone des sépultures. On y trouve la tombe du Seigneur (a), celle du Vieux Seigneur (b), celle du Prêtre (c), celle du Guerrier (d), celle du Jeune (e).

10 Enfin, la nécropole princière de Sipán n’a fait l’objet d’aucune campagne systématique de datations permettant d’établir sa chronologie de manière fiable et précise. C’est pour tenter de combler ce sérieux manque qu’un vaste programme de recherche à caractère chronologique a été engagé sur le site, au titre de la coopération PACT- Europe/PACT-Amérique Latine. La présence d’un abondant matériel céramique permettait d’envisager une série de datations par thermoluminescence, sur des échantillons provenant des tombes du Prêtre, du Guerrier, du Jeune et du Vieux Seigneur. En parallèle, une datation par le radiocarbone a été effectuée pour la tombe du Prêtre, dont l’étude chronologique est présentée ici. La tombe du Prêtre : le matériel étudié (Figure 2) 11 Cette sépulture a été mise au jour en 1991, quelques années après celle du Seigneur de Sipán (Alva 1994 ; Donnan et Castillo 1992). Placée à l’extrémité sud-est de la plate- forme funéraire et creusée à environ 4 m de profondeur, elle est de plan carré et ses côtés, d’une longueur de 4 m, sont orientés selon les points cardinaux. Au moment de sa découverte, la chambre funéraire était totalement comblée par un remplissage homogène fait de terre granuleuse et de fragments d’adobe, détachés des parois. Le Prêtre a été inhumé avec un cortège d’accompagnants, sacrifiés, composé d’hommes, de femmes, d’un enfant et d’animaux (chien, serpent, lama). Dans les murs de la chambre funéraire parementés de briques d’adobe, sont ménagées des niches à offrandes ou hornacinas, contenant des vases en terre cuite à la fonction votive et symbolique.

12 L’organisation et le contenu des tombes du Prêtre et du Seigneur sont similaires. De plus, la proximité des deux enceintes funéraires et leur architecture sont autant d’indices qui ont amené les archéologues à envisager leur contemporanéité (Alva 1994).

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13 La datation par thermoluminescence (TL) a été menée sur des tessons provenant de cinq céramiques différentes, recueillis dans les quatre hornacinas identifiées. Afin de mener à bien la procédure, des échantillons de sédiment ont été prélevés dans l’environnement immédiat des tessons à dater (Tableau 1, infra) et des mesures de radioactivité ont été réalisées au moment de l’échantillonnage. L’observation de l’organisation de la tombe, et en particulier des parois, ne révèle pas de traces de percements secondaires qui auraient pu indiquer une réouverture de la cavité et un remaniement de son contenu après le scellement initial. Les céramiques ont par conséquent été déposées au moment de l’inhumation du Prêtre et leur datation par thermoluminescence (TL) permet donc de dater la sépulture. La Figure 2 présente la sépulture du Prêtre en fin de fouille (la dépouille du Prêtre a été déposée) et montre les différents éléments du matériel recueilli dans leur contexte archéologique.

14 Par ailleurs, une datation par radiocarbone a été réalisée au laboratoire d’ (Finlande) sur un fragment de poutre en bois provenant du plafond scellant la chambre funéraire (BDX 5138). Éléments succincts sur la méthode de datation par thermoluminescence 15 Il n’est pas question de refaire ici un exposé détaillé du principe de la méthode, présenté par ailleurs (Aitken 1985). Il sera rappelé simplement que l’obtention d’un âge passe in fine par la détermination de deux grandeurs appelées dose d’irradiation archéologique (ou dose naturelle) et dose d’irradiation annuelle. L’âge est obtenu par le rapport de l’une à l’autre : Âge TL = Dose archéologique/Dose annuelle = Qnat/I

FIG. 2 – Sipán : La tombe du Prêtre en fin de fouille (Alva 1994). Autour de la sépulture centrale (le squelette du Prêtre a été déposé), on trouve les « accompagnants » : deux femmes, un homme placé dans un cercueil en bambou, un enfant accompagné d’un chien, les restes d’un serpent et un lama décapité. Le matériel recueilli provient des hornacinas (dépôts d’offrande), ménagées dans les parois latérales est et ouest de la tombe.

Détermination des doses d’irradiation archéologiques Qnatβ et Qnatα

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16 Les échantillons à dater ont été préparés selon la technique des petites inclusions, dont le protocole est décrit par ailleurs (Schvoerer et al. 1994 ; Guibert et al. 1998). Dans le cas présent, étant donnée la faible épaisseur des céramiques (4 à 7 mm), il a été choisi d’éliminer seulement 1 mm sur chaque face des échantillons au lieu des 2 mm requis. Il sera tenu compte dans la détermination de la dose annuelle de la fraction de dose β provenant du sol (Aitken et al. 1985). Par ailleurs, en plus des traitements chimiques usuels, une attaque à l’acide fluorhydrique dilué (2% pendant 45 minutes) a été effectuée afin d’éliminer une grande partie de la fraction argileuse frittée aux grains luminescents. Ce décapage a pour effet, en particulier, d’accroître l’intensité de la thermoluminescence des cristaux, souvent faible pour les échantillons jeunes.

17 La dose d’irradiation accumulée par les céramiques depuis leur dernier chauffage a été mesurée par thermoluminescence selon une procédure d’ajout de dose suivie d’une régénération. Elle a nécessité l’utilisation de deux lots distincts de prises d’essai contenant les cristaux irradiés naturellement. L’un permet d’obtenir une première série d’enregistrements dite de « 1re lecture TL » effectuée au cours du premier chauffage du matériau au laboratoire : des doses d’irradiation artificielles sont ajoutées à l’irradiation naturelle grâce à des sources radioactives calibrées, β ou α selon le cas. L’autre lot a été soumis à un chauffage à 400°C dans l’air pendant 16 heures destiné à éliminer la thermoluminescence naturelle des cristaux tout en respectant leurs propriétés de luminescence originelles. Puis, après avoir subi des irradiations au laboratoire, ces prises d’essai permettent d’acquérir une seconde série d’enregistrements dite de « 2e lecture TL » qui conduit à déterminer la loi d’acquisition de la TL en fonction de la dose d’irradiation. Cette « courbe d’étalonnage » spécifique aux cristaux à dater, approchée par une fonction polynomiale (Guibert et al. 1996), peut alors être transposée sur les points expérimentaux de « 1re lecture TL » et l’on en déduit la valeur de la dose archéologique. Détermination de la dose d’irradiation annuelle I 18 La dose d’irradiation annuelle rend compte de la radioactivité α et β des terres cuites à dater et de la contribution γ de l’environnement. Ce dernier est constitué, dans le cas présent, par les murs de la tombe et le sédiment de remplissage. Précisons que lors de l’inhumation, la sépulture étant creuse, les rayonnements γ très faiblement absorbés par l’air confiné provenaient de chaque paroi de la chambre funéraire, dont la composition est considérée comme identique à celle du sédiment de remplissage. Afin de déterminer la dose d’irradiation reçue chaque année par les céramiques à dater, différentes techniques ont été utilisées. Sur le terrain, des mesures directes de la radioactivité ont été réalisées par gammamétrie in situ, grâce à un gammamètre Studsvik 2414A à scintillateur plastique NE102A (Schvoerer et al. 1994). Au laboratoire, des analyses radiochimiques des échantillons à dater et des matériaux environnants, par spectrométrie gamma à bas bruit de fond (Guibert et Schvoerer 1991), ont permis d’accéder aux doses d’irradiation annuelles internes (α et β ) et externes (γ). Les conversions teneur en radioéléments/dose annuelle ont été obtenues à l’aide des tables de Nambi et Aitken (1986). La contribution des rayonnements cosmiques a été évaluée à partir de la profondeur d’enfouissement des céramiques à dater (Prescott et Hutton 1994). La dose externe a finalement été calculée en combinant les mesures de terrain et les analyses de laboratoire. Résultats expérimentauxMesure des doses d’irradiation archéologiquesConditions expérimentales de mesure de la TL

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19 L’enregistrement des signaux de TL a été réalisé lors d’un chauffage des cristaux à dater en atmosphère d’azote, depuis la température ambiante jusqu’à 500°C, à la vitesse de 4°C/seconde. Un palier est effectué à 245°C pendant 2 minutes, de façon à éliminer les composantes instables de la thermoluminescence susceptibles d’entraver l’exploitation des signaux pour la datation. La détection des émissions de TL a été assurée par un tube photomultiplicateur, de type EMI 9813/QKA, couplé à des filtres optiques sélectionnant les composantes spectrales comprises entre 350 et 500 nm (Schott BG12), qui correspondent aux émissions des silicates – quartz et feldspaths potassiques – contenus dans les terres cuites. La mise en place d’un filtre MTO Ta2 a permis d’atténuer le rayonnement du corps noir dans les longueurs d’onde infrarouge et rouge. Stabilité thermique des signaux de TL 20 L’étude de la stabilité dans le temps des signaux de TL exploités pour la datation n’a pas révélé de perte significative d’intensité à la suite d’une irradiation récente, ce qui aurait pu traduire un phénomène de fading anormal (Visocekas 1985 ; Sanderson 1988). En conséquence, la stabilité thermique du pic de TL à 350°C utilisé pour déterminer les doses d’irradiation archéologiques Qnatα et Qnatβ paraît assurée. Résultats obtenus 21 Les enregistrements de TL obtenus pour les cinq tessons étudiés présentent une bonne reproductibilité. En exemple, sont présentées les courbes de première lecture de l’échantillon BDX 5130 (Figure 3a). Le domaine d’étude a été choisi entre 330°C et 400°C à l’aide du test du plateau (Figure 3b). L’intégration des courbes de TL dans ce domaine conduit à la détermination de la dose archéologique par approximation polynomiale, comme illustré sur la Figure 4.

22 Les résultats de l’étude de TL sont récapitulés dans le Tableau 2. Mesure des doses d’irradiation annuelles 23 Afin de déterminer avec une grande fiabilité les doses d’irradiation annuelles reçues par les céramiques provenant de la tombe du Prêtre (Tableau 2), nous avons procédé à une étude globale de la radioactivité du site de Sipán et de son évolution au cours du temps. Cela supposait la prise en compte de l’ensemble des informations recueillies sur le terrain, dans les différents contextes funéraires à dater et, au laboratoire, sur les prélèvements de céramiques et de sédiments associés à chaque sépulture.

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FIG. 3 – BDX 5130, tombe du Prêtre, Sipán : ensemble des courbes de thermoluminescence dites de « première lecture » (3a). Dans l’ordre d’intensité croissante, on trouve : les courbes de TL naturelle (1), les courbes de TL naturelle + 4.3Gy (2), les TL naturelles + 8.6Gy (3) et les TL naturelles + 12.8Gy (4). Elles sont présentées soustraites de leur bruit de fond. On peut remarquer la très bonne reproductibilité de l’ensemble. Le test du plateau réalisé à partir de cette série de courbes de thermoluminescence, qui représente la variation de la dose archéologique en fonction de la température, montre un domaine constant entre 350°C et 390°C, délimité par les deux flèches (3b).

Composition radiochimique et déséquilibre des chaînes radioactives de l’uranium

24 L’examen des teneurs en radioéléments mesurées sur les matériaux prélevés à Sipán, céramiques et sédiments, permet de mettre en évidence une relative homogénéité radiochimique de l’ensemble. De plus, il apparaît que les concentrations en uranium données par les éléments dits « tête de chaîne » ont tendance à être supérieures à celles déduites de l’analyse des éléments de « fin de chaîne » (Guibert et al. 1994 et 1997). C’est là la preuve d’un déséquilibre des séries radioactives de l’uranium qui pourrait être une conséquence de la migration de radioéléments sous l’effet de la circulation ou d’une percolation d’eau durant l’enfouissement. La procédure utilisée afin d’identifier l’élément responsable du déséquilibre a reposé sur l’analyse de la variance des rapports U (238U)/Th et U (226Ra)/Th, présentée dans le Tableau 3. Une plus grande variabilité de U (238U) par rapport à U (226Ra) est ainsi mise en évidence : elle vaut en effet 1,47.10-3 pour U contre 0,36.10-3 pour Ra, après déduction de la variance due aux incertitudes statistiques de mesure. Nous en concluons ainsi qu’à Sipán, c’est la mobilité de l’uranium qui est le plus probablement à l’origine du déséquilibre observé, bien qu’il soit impossible de déterminer quand cette perturbation a eu lieu. Elle reste néanmoins de faible amplitude. En conséquence, dans le cadre de la datation des céramiques extraites de la tombe du Prêtre, c’est un modèle de variation progressive en élément uranium qui a été considéré pour le calcul des doses annuelles internes (alpha et bêta) et externes (gamma), selon la procédure décrite par ailleurs (Guibert et al. 1997).

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FIG. 4 – BDX 5130, tombe du Prêtre, Sipán : détermination de la dose d’irradiation archéologique. Les points de « première lecture » et de « deuxième lecture » correspondent à l’intégration des courbes de TL dans l’intervalle de température du plateau sélectionné précédemment. La loi de variation de la thermoluminescence en fonction de la dose d’irradiation, déterminée par approximation polynomiale à partir des points du second ensemble, est transposée à la première série d’expériences. L’intersection de cette courbe avec l’axe des doses détermine la dose archéologique ; ici Qnatβ = 5.81 ± 0.26Gy.

Mesures d’humidité

25 Les mesures d’humidité effectuées au moment du prélèvement des céramiques montrent des valeurs faibles, voire nulles : les matériaux ont séché sur place, les tombes ayant été fouillées et exposées à la chaleur ambiante longtemps avant la campagne d’échantillonnage en vue de la datation. Dans ces conditions, toutes les teneurs en eau sont sous-estimées et ne peuvent rendre compte des conditions de conservation archéologiques. Ce sont alors les mesures d’eau effectuées à saturation (représentant la quantité maximale d’eau que peut contenir une céramique) qui ont été exploitées afin d’évaluer l’état d’humidité moyen des tessons tout au long de leur enfouissement. Dans le cas présent, il semble que le taux fixé à 50% de la saturation puisse être considéré comme représentatif (cela revient à prendre en compte un pourcentage H2O compris entre 2% et 7% selon les échantillons, cette variabilité apparente rendant compte des écarts de porosité observés entre les céramiques, dus à des états de cuisson sensiblement différents). L’incertitude associée à cette mesure a été prise à un écart-type, en considérant que toutes les valeurs comprises entre 0% et 100% de la saturation étaient équiprobables. Ce sont ces données qui ont été utilisées pour le calcul des doses d’irradiation annuelles internes. En ce qui concerne les sédiments, et pour les mêmes raisons que celles décrites précédemment, il apparaît que les mesures d’humidité effectuées sur la majorité des matériaux sont sous-évaluées. Néanmoins, les échantillons prélevés à l’intérieur des parois, dans les galeries gammamétriques, conservent une teneur en eau comprise entre 3% et 6%, jugée représentative de l’état « archéologique » naturel. Dans ces conditions, ce résultat peut être étendu aux autres éléments de l’environnement et un pourcentage d’eau égal à 6 ± 3% a été pris en compte dans le cadre de la détermination des doses d’irradiation annuelles externes.

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Âge-TL des céramiques de la tombe du Prêtre 26 Les âges déterminés par TL pour les cinq tessons de céramiques associés à la tombe du Prêtre sont rassemblés dans le Tableau 4.

27 Ces datations présentent une dispersion statistique (79 ans) voisine de l’incertitude des résultats. Le calcul du « chi 2 », traduisant la normalité de la distribution, révèle néanmoins une légère anomalie (intervalle compris entre 1.06 et 7.78 à 80% de probabilité, d’après CEA, anonyme, 1978). Les expériences et mesures réalisées sur les cinq échantillons ne permettant pas d’identifier le résultat anormal, nous avons choisi de conserver tous les âges et de raisonner sur leur moyenne arithmétique. La tombe du Prêtre de Sipán est ainsi datée à : 1262 ± 54 ans, soit 736 ± 54 AD (à 1σ). Confrontation TL/14C, bilan et discussionUn résultat complémentaire de datation par radiocarbone

28 La datation par 14C réalisée sur le fragment de poutre (BDX 5138), pour lequel on pouvait garantir l’absence de pollution par des consolidants organiques fréquemment utilisés à Sipán lors des fouilles, donne un résultat en bon accord avec ceux précédemment acquis par TL : 1190 ± 80 BP, soit après calibration [770-960] AD à 1σ et [680-990] AD à 2σ (d’après la courbe publiée par Stuiver et Reimer en 1993 et la prise en compte du fractionnement isotopique). Apport de ces nouvelles données physiques pour la connaissance de la chronologie du site de Sipán 29 Grâce au croisement de deux méthodes indépendantes, la TL et le 14C, mises en œuvre sur des matériaux de natures différentes, il est désormais possible de placer, avec un bon degré de confiance, l’inhumation du Prêtre dans le courant du VIIIe siècle de notre ère. Ce résultat peut être comparé (Figure 5) aux données chronologiques précédemment connues pour la nécropole de Sipán reposant sur des considérations typologiques, stylistiques et architecturales. Il diffère significativement du calage de la nécropole entre les Ieret IVe siècles de notre ère et, a fortiori, de la première datation 14C relative à la tombe du Seigneur (260 ± 90 AD). D’un point de vue plus large, les datations physiques relatives à la tombe du Prêtre concordent toujours avec une attribution du site à la civilisation mochica qui, si l’on se réfère aux chronologies générales des cultures préhispaniques du Pérou, s’éteint dans le courant du VIIIe siècle de notre ère.

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FIG. 5 – Tombe du Prêtre, Sipán : datations obtenues par thermoluminescence sur les céramiques (dates par échantillon et moyenne pondérée) et par 14C sur un fragment de poutre scellant la chambre funéraire. Les deux ensembles de résultats sont en bon accord et permettent de placer la tombe du Prêtre au milieu du VIIIe siècle de notre ère. Ces données chronologiques physiques divergent de l’attribution initiale de la nécropole à la période Ier-IVe siècle de notre ère.

30 Les recherches à caractère chronologique engagées sur la nécropole princière de Sipán mettent d’ores et déjà en lumière les insuffisances du système typo-chronologique habituellement utilisé et apportent un éclairage tout à fait nouveau sur la place de ce site dans le développement temporel de la culture mochica. Elles seront poursuivies par la datation de céramiques provenant d’autres tombes de la plate-forme funéraire, afin de parvenir à un calage chronologique fiable et rigoureux de ce site majeur pour l’histoire préhispanique du Pérou.

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(1) L = longueur, l = largeur, e = épaisseur. (2) au contact ou à proximité du tesson à dater. (3) dans le trou de gammamétrie, cavité horizontale creusée pour recevoir la tête de la sonde de mesure de la radioactivité « γ + cosmique », à proximité immédiate du point de prélèvement du tesson à dater.

TABLEAU 1 – Tombe du Prêtre, Sipán : localisation et présentation succincte des différents matériaux prélevés pour la datation par TL.

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TABLEAU 2 – Tombe du Prêtre, Sipán : datation par TL des céramiques (nd : non déterminé).

TABLEAU 3 – Céramiques de Sipán : étude des rapports U (238U)/Th et U (226Ra)/Th. Les résultats montrent que c’est le rapport U (238U)/Th qui présente la variance la plus élevée après déduction de la contribution des incertitudes de mesure : 1,47.10-3 contre 0,36.10-3 pour U (226Ra)/Th. On en déduit donc que, globalement, les matériaux ont subi une modification de leur composition en uranium.

TABLEAU 4 – Tombe du Prêtre, Sipán : datation par TL des cinq céramiques prélevées dans la sépulture. Cet ensemble donne d’ores et déjà une nouvelle idée de la chronologie du site.

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INDEX

Mots-clés : thermoluminescence Thèmes : Archéologie Index géographique : Mochica, Pérou, Sipán

AUTEURS

CÉLINE ROQUE

Institut de recherche sur les archéomatériaux, UMR 5060 du CNRS, Centre de recherche en physique appliquée à l’archéologie (CRPAA), Université Bordeaux 3, Maison de l’archéologie, Pessac

EMMANUEL VARTANIAN

Institut de recherche sur les archéomatériaux, UMR 5060 du CNRS, Centre de recherche en physique appliquée à l’archéologie (CRPAA), Université Bordeaux 3, Maison de l’archéologie, Pessac

PIERRE GUIBERT

Institut de recherche sur les archéomatériaux, UMR 5060 du CNRS, Centre de recherche en physique appliquée à l’archéologie (CRPAA), Université Bordeaux 3, Maison de l’archéologie, Pessac

MAX SCHVOERER

Institut de recherche sur les archéomatériaux, UMR 5060 du CNRS, Centre de recherche en physique appliquée à l’archéologie (CRPAA), Université Bordeaux 3, Maison de l’archéologie, Pessac

Journal de la Société des américanistes, 88 | 2002 238

DANIEL LÉVINE

Université Paris-Sorbonne (Paris IV), UFR Art et archéologie

WALTER ALVA

Instituto nacional de cultura, Museo arqueológico nacional Brüning, Lambayeque, Pérou

HOGNE JUNGNER

Dating Laboratory, University of Helsinki, POB 11, 00014 Helsinki, Finlande

Journal de la Société des américanistes, 88 | 2002 239

Chronique du Groupe d'information sur les Amérindiens

Journal de la Société des américanistes, 88 | 2002 240

Chronique du Groupe d'information sur les Amérindiens

Brésil

Journal de la Société des américanistes, 88 | 2002 241

Droits constitutionnels, ressources génétiques, protection du patrimoine génétique et des savoirs traditionnels des populations indigènes (Brésil)

Dominique Buchillet

1 Dans le texte qui suit, nous reverrons les principaux événements depuis la dernière chronique brésilienne (Buchillet 2000), évoquant en premier lieu le Projet de réglementation des activités minières dans les territoires indigènes, déjà approuvé par le Sénat fédéral et en cours de discussion à la Chambre des députés, et qui, sous sa forme actuelle, représente une sérieuse menace pour les droits territoriaux et la survie biologique et sociale des peuples indigènes. Nous aborderons ensuite la question du Statut des Sociétés indigènes, toujours bloqué à la Chambre des députés, avant de parler du nouveau Code civil qui entrera en vigueur en janvier 2003 et retire enfin les Indiens de la liste des individus « relativement capables ». Avant de faire le point sur la situation des terres indigènes en août 2002, nous traiterons de la récente ratification par le Brésil de la Convention 169 de l’Organisation internationale du Travail (OIT). Puis, nous aborderons la question des recherches biomédicales réalisées par le généticien nord-américain J. V. Neel et son équipe chez les Indiens Yanomami du Venezuela au cours des années 1960-1970 et, en particulier, de l’affaire des échantillons de sang. Nous terminerons cet article sur la question des ressources génétiques et des connaissances qui leur sont associées et fournirons la traduction d’un document rédigé et signé par plusieurs chamanes et représentants indigènes qui demande instamment au gouvernement brésilien la reconnaissance des savoirs traditionnels associés à la biodiversité ainsi que l’implantation urgente de mécanismes de protection de ceux-ci. Le Projet qui réglemente les activités de prospection et d’exploitation minières dans les territoires indigènes

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2 En 1998 (cf. Buchillet 1998) nous parlions du Projet de Loi (PL) n° 1610-B/96 du député Romero Jucá Filho du Parti du Front libéral de l’État de Roraima (PFL-RR) qui concerne les activités de prospection et d’exploitation minières dans les territoires indigènes. Ce PL a été élaboré à partir du chapitre sur les ressources minières, hydriques et forestières (Titre V) du Statut des Sociétés indigènes (PL 2057/91 du député L. Pizzatto, cf. infra). Au cours de ces dernières années, il a fait l’objet de nombreuses discussions et diverses modifications ont été apportées au projet original qui représente toutefois encore de sérieuses menaces pour les droits des populations indigènes. Cinq défauts du projet sous sa forme actuelle sont particulièrement préoccupants. En premier lieu, et contrairement au projet substitutif du député Pizzatto (art. 70, § 1), il ne prévoit pas la réalisation d’une Étude d’Impact environnemental (EIA/RIMA) visant à identifier et évaluer les problèmes potentiels, qu’ils soient d’ordre environnemental, social, culturel, économique, qui pourront être causés par la prospection et l’exploitation minière dans un territoire indigène déterminé. Or ce genre d’étude est fondamental pour que les Indiens soient informés des éventuels dommages causés par l’exploitation minière et qu’ils puissent ainsi décider en toute connaissance de cause s’ils sont – ou non – d’accord avec de telles activités dans leurs territoires. En second lieu, alors que le Projet de Statut des Sociétés indigènes autorise les activités de prospection et d’exploitation minières seulement dans les terres indigènes homologuées (art. 60, paragraphe unique), c’est-à-dire dans celles qui arrivent à la fin du processus légal de régularisation foncière (identification, délimitation, démarcation physique, homologation, enregistrement), le PL 1610-B/96 (art. 17) permet la réalisation des activités minières dans tout territoire indigène dont les limites ont été déterminées par la FUNAI, c’est-à-dire, en d’autres termes, qui se trouve à la seconde phase du processus de reconnaissance légale des terres indigènes. En troisième lieu, le PL ne fixe aucune limite, ni au nombre d’entreprises minières pouvant travailler dans un même territoire indigène, ni à la superficie des territoires indigènes qui pourront faire l’objet de prospection ou d’exploitation minière. Il n’est pas inutile de rappeler à ce sujet que la Constitution fédérale (CF) définit (art. 231, § 1) les terres indigènes à partir de quatre critères essentiels : « Ce sont les terres habitées de manière permanente par les Indiens, celles qui sont utilisées pour leurs activités productives, celles qui sont essentielles à la préservation des ressources naturelles nécessaires à leur bien-être et celles qui sont nécessaires à leur reproduction physique et culturelle selon leur usages, coutumes et traditions ». Il est donc essentiel de fixer un pourcentage maximum du sous-sol des territoires indigènes qui pourra être éventuellement libéré pour les activités minières, sinon certains groupes indigènes risquent de voir leur territoire traditionnel passer aux mains des entreprises minières. Un recensement des demandes d’autorisation de prospection et d’exploitation minières dans les territoires indigènes effectué par l’ONG indigéniste Instituto Socioambiental (ISA) a ainsi montré que 99,79% du territoire des Indiens Tapirapé (État de Mato Grosso) et 99,57% de l’aire indigène Roosevelt des Indiens Cinta Larga (État de Rondônia), déjà envahie de manière illégale par des milliers d’orpailleurs, sont couverts par des demandes de prospection et d’exploitation minières. Plusieurs organisations non gouvernementales (ONG) indigénistes, dont l’ISA, proposent ainsi de limiter à 5% de la superficie totale du territoire indigène la zone pouvant être libérée pour les activités minières. En quatrième lieu, le PL limite à 2,25% la participation des Indiens aux bénéfices de l’exploitation minière de leur territoire. Enfin, et comme nous l’avions d’ailleurs déjà signalé en 1998, alors que le Statut des Sociétés indigènes établit qu’il

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reviendra à la communauté indigène d’administrer les ressources financières qu’elle recevra à titre de compensation (art. 65), le projet de R. Jucá Filho (art. 7) détermine que ces ressources seront déposées sur un carnet d’épargne au nom de la communauté mais que cette dernière ne pourra les utiliser qu’après autorisation de la FUNAI et consultation du Ministère public fédéral, la réduisant, de la sorte, à l’arbitraire de l’organe indigéniste officiel. Le même article stipule, de plus, et contrairement à l’article 65 du Statut des Sociétés indigènes qui reconnaît à la communauté indienne affectée par l’exploitation minière de son territoire le bénéfice exclusif des royalties qui lui seront versées à titre de compensation, que 2,5% du total de celles-ci seront déposés sur un fonds spécial d’assistance des communautés indigènes défavorisées, l’obligeant de la sorte à financer le bien-être des autres communautés, ce qui relève pourtant du devoir de l’État (ISA 2002b).

3 Les pressions pour que ce projet soit rapidement approuvé sous sa forme actuelle en séance plénière ont eu des conséquences inédites puisqu’elles ont entraîné le 6 juin dernier la démission forcée du 27e président de la FUNAI, G. da C. Alvarez, qui avait remplacé C. F. Marés Filho après les commémorations des « 500 ans du Brésil » (cf. Buchillet 2000). Cette démission survenait deux jours après que le député Pinheiro Landim, du Parti du Mouvement démocratique brésilien de l’État de Ceará (PMDBCE), et actuel président de la Commission de défense du consommateur, de l’environnement et des minorités de la Chambre des députés, eut retiré de l’agenda de la séance plénière la discussion et le vote du PL en raison notamment des manifestations de protestation tant de la part des ONG indigénistes, que de celles des Indiens et de la société en général, et que le propre président de la FUNAI se fut déclaré totalement opposé à l’approbation du PL (ISA 2002d). Alvarez a été remplacé pendant 48 jours par O. A. dos Reis Filho, ancien chef du Département d’Artisanat de l’organe indigéniste officiel, puis, le 24 juillet dernier, par A. N. Mendes, ancien chef du Département des questions foncières de la FUNAI, lequel, en assumant la présidence de celle-ci, a déclaré que « les tracteurs des entreprises minières resteront en dehors des terres indigènes ». Selon W. Sena, du Département du patrimoine indigène et de l’environnement de la FUNAI : « Nous souhaitons que les discussions autour du Projet de Loi soient approfondies car il présente de sérieux problèmes qui n’ont pas été suffisamment débattus ». C’est aussi, en un sens, la position du président de la Commission de défense du consommateur, de l’environnement et des minorités qui espère pouvoir arriver à un accord entre les défenseurs du projet et ses détracteurs avant de soumettre le PL au vote en séance plénière. Il est bon de rappeler que le PL a déjà été approuvé par le Sénat fédéral et qu’il a seulement besoin d’être voté en séance plénière à la Chambre des députés pour se transformer en loi. Le Statut des Sociétés indigènes 4 En décembre 2000, le député fédéral Luciano Pizzatto du Parti du Front libéral de l’État du Paraná (PFL-PR), rapporteur, on s’en souvient, du Projet de Loi n° 2057/91 intitulé « Statut des Sociétés indigènes », présenta aux leaders des partis de la Chambre des députés, aux organisations indiennes et aux ONG une nouvelle mouture de ce PL. Elle reprend dans ses grandes lignes le texte de la proposition alternative du gouvernement fédéral (Statut de l’Indien et des Communautés indigènes), présentée par l’ancien président de la FUNAI aux organisations et leaders indigènes lors des commémorations officielles des « 500 ans du Brésil » en avril 2000 (cf. Buchillet 2000), tout en y apportant plusieurs modifications, fruits de ses nombreuses réunions et discussions dans tout le pays, notamment avec les Indiens et les organisations indigènes. Initialement intitulé

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« Statut de l’Indien » (version de décembre 2000), ce Statut, sous sa nouvelle mouture, est redevenu en mai 2001 « Statut des Sociétés indigènes », comme dans sa première version datant de 1991. Nous n’allons pas entrer dans le détail des modifications apportées par le député Pizzatto, mais simplement signaler que le terme « Peuples indigènes », revendiqué par les Indiens et leurs organisations à diverses occasions, n’a toujours pas été adopté, ni dans le titre du Statut, ni même dans l’article 1 de ce dernier qui dit réglementer « la situation juridique des Indiens, de leurs communautés, sociétés et de leurs organisations » et que les discussions autour du Statut des Sociétés indigènes sont toujours bloquées au Sénat fédéral en raison de divergences à l’intérieur du gouvernement et aussi de différences entre les diverses propositions d’amendement émises, soit par les entités liées à la cause indienne et/ou les organisations indigènes, soit par différents secteurs du gouvernement. Certains indigénistes se demandent toutefois, actuellement, si la promulgation du Statut des Sociétés indigènes est vraiment nécessaire car différents thèmes fondamentaux de la politique indigéniste sont déjà traités par d’autres lois ou projets de loi (c’est le cas, par exemple, des questions relatives à la santé ou à l’éducation des peuples indigènes ou, encore, à celles des activités minières dans les territoires indigènes). En outre, le Brésil vient de ratifier la Convention 169 qui est beaucoup plus complète que le Statut (cf. infra). Le nouveau Code civil brésilien 5 Un nouveau code civil, approuvé l’an passé par le Congrès national, a enfin retiré les Indiens de la liste des individus « relativement capables ». L’actuel Code civil (Loi n° 3071 du 1er janvier 1916, révisée par la Loi n° 3725 du 15 janvier 1919), tout en déclarant que « tout homme est capable de droits et d’obligations dans la vie civile », considère toutefois que tous les individus n’ont pas la même capacité pour exercer ces droits. Son article 5 par exemple, stipule que « sont absolument incapables d’exercer personnellement les actes de la vie civile : 1) les mineurs de moins de 16 ans ; 2) les fous de tout genre ; 3) les sourds-muets qui ne pourraient exprimer leur volonté ». Son article 6 reconnaît, quant à lui, que « sont incapables, relativement à certains actes ou à la manière de les exercer : 1) les personnes âgées de 16 à 21 ans, 2) les pródigos (ceux qui ont des comportements irresponsables), 3) les femmes mariées « tant que dure l’union conjugale »1, et 4) les « sylvicoles » (silvícolas) [c’est-à-dire les Indiens] ». Enfin, le paragraphe unique de ce même article stipule que « Les sylvicoles seront soumis au régime tutélaire, établi par des lois et des règlements spécifiques, qui cessera au fur et à mesure de leur adaptation à la civilisation du pays ». Le nouveau Code civil (Loi n° 10406/2002), publié le 10 janvier 2002 et qui entrera en vigueur un an après sa publication, soit le 10 janvier 2003, retire ainsi les Indiens de la liste des individus à capacité relative, soumettant la question de leur situation à une législation spécifique (art. 4, paragraphe unique).

6 Il n’est pas inutile de rappeler que cette vision d’une capacité relative des populations indigènes, qui imprègne encore certains dispositifs juridiques les concernant (notamment le Statut de l’Indien toujours en vigueur), est en étroite ligne avec l’ancienne conception des Indiens qui régna au XIXe siècle et au début du XXe siècle. Selon celle-ci, en effet, les Indiens étaient perçus comme des individus « puériles » ou, encore, des « formes infantiles de l’humanité » qui devaient, par le biais de la tutelle (« la tutelle des orphelins »), être conduits à la civilisation (cf. Farage et Carneiro da Cunha 1987 ; Buchillet 1997). Être Indien était une condition transitoire, l’intégration à la société nationale étant ainsi le destin des peuples indigènes au Brésil, à tout le moins jusqu’à une époque récente. Depuis sa promulgation en 1988, en effet, la CF garantit aux

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Indiens la capacité de se pourvoir directement en justice pour défendre leurs droits et leurs intérêts. Son article 232, en stipulant que « Les Indiens, leurs communautés et leurs organisations sont parties légitimes pour défendre en justice leurs droits et leurs intérêts, le Ministère public étant tenu d’intervenir dans tous les actes du procès », rend sans effet la médiation tutélaire exercée par la FUNAI, tuteur légal des Indiens depuis 1973. En outre, l’article 231 de la CF reconnaît aux Indiens le droit de vivre selon leurs coutumes, leurs traditions... rejetant implicitement, de la sorte, l’ancienne conception des Indiens comme voués à disparaître en tant que peuples différenciés à travers leur intégration à la société nationale (« l’adaptation à la civilisation du pays »). En ce sens, en retirant les Indiens de la liste des individus « relativement incapables », et en remettant la régularisation de leur situation à une législation spécifique (le Statut des Sociétés indigènes), le nouveau Code civil est devenu compatible avec les dispositions de l’actuelle Constitution fédérale du Brésil. La ratification par le Brésil de la Convention 169 de l’Organisation internationale du Travail (OIT) 7 Le Projet de Décret législatif (PDL) n° 34/93 qui défend la ratification par le Brésil de la Convention relative aux peuples indigènes et tribaux dans les pays indépendants (plus connue sous le nom de Convention 169) de l’Organisation internationale du Travail (OIT), a enfin été approuvé par le Sénat fédéral le 19 juin dernier. Il n’est pas inutile de rappeler que la Convention 169, adoptée en 1989 lors de la 76e Conférence internationale du Travail de l’OIT et entrée en vigueur le 5 septembre 1991, se substitue à la Convention relative aux populations aborigènes et tribales (n° 107) de 1957, critiquée notamment pour ses visées intégrationnistes en contradiction avec l’évolution des politiques indigénistes de plusieurs pays. La Convention 169 porte sur la politique générale (Partie I), sur les droits territoriaux et les ressources naturelles des terres indigènes et tribales (Partie II), sur les conditions de recrutement et d’emploi (Partie III), sur la formation professionnelle (Partie IV), la santé (Partie V), l’éducation (Partie VI), les contacts et la coopération entre les peuples indigènes et tribaux à travers les frontières (Partie VII), assurant également leur consultation dans toutes les décisions qui les affectent ou les concernent (Partie VIII). Elle est le premier instrument de droit international à utiliser le terme « peuples » – et non « populations » comme la Convention précédente –, tout en reconnaissant toutefois (art. 1, § 3, Partie I) que ce terme n’a pas la même connotation que dans le droit international, ne compromettant pour cela en rien la souveraineté des États membres de l’OIT2. Elle prône, en outre, le respect de la diversité ethnique et socioculturelle, reconnaît le droit des peuples indigènes et tribaux à vivre comme peuples différenciés, c’est-à-dire selon leurs coutumes, leurs usages et leurs traditions3 et, enfin, exige que les droits fondamentaux de la personne humaine leur soient reconnus4.

8 Le PDL 34/93 est resté bloqué pendant plus deux ans à la Chambre des députés et neuf ans dans diverses commissions du Sénat fédéral. Au cours de cette période, il a été analysé par une dizaine de sénateurs, parmi lesquels certains se positionnèrent contre son approbation. En 1995, le sénateur amazonien B. Cabral, du Parti du Front libéral de l’État d’Amazonas (PFL-AM), a ainsi remis à la Commission des Relations extérieures et de Défense nationale du Sénat fédéral un avis contraire au PDL en raison d’une soi- disant incompatibilité de plusieurs articles de la Convention 169 avec certains dispositifs de l’actuelle Constitution fédérale, promulguée, on s’en souvient, en octobre 1988. L’article 14 (Partie II. Terres) de la Convention, par exemple, qui stipule que « les droits de propriété et de possession sur les terres qu’ils occupent traditionnellement

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doivent être reconnus aux peuples intéressés », serait en contradiction flagrante avec l’article 20, § X de la Constitution fédérale qui détermine comme « biens de l’Union [c’est-à-dire, de l’État fédéral], les terres traditionnellement occupées par les Indiens ». Un autre article polémique (art. 32, Partie VII. Contacts et Coopération à travers les Frontières) relatif aux accords internationaux visant à « faciliter les contacts et la coopération entre les peuples indigènes et tribaux à travers les frontières, y compris dans les domaines économique, social, culturel, spirituel et de l’environnement » avait été perçu par ce même sénateur comme pouvant représenter une menace de démembrement du territoire national brésilien. Il est intéressant de souligner à cet égard que la crainte d’un démembrement de l’État est ancienne et qu’elle imprégnait déjà les discussions du Bureau international du Travail lors des travaux de révision du texte de la Convention 107 quant à l’emploi du mot « peuples » (cf. BIT 1989). Mais ces divers arguments contraires à l’approbation du PDL 34/93 prônant la ratification de la Convention 169 ont, finalement, été repoussés par d’autres sénateurs qui ont notamment montré, pour ce qui concerne la prétendue contradiction entre les articles 14 de la Convention 169 et 20 de la CF, que la Convention 169 renfermait d’autres dispositifs visant à assouplir son adoption par les pays qui possèdent déjà des législations spécifiques sur le sujet. En outre, comme l’ont souligné certains indigénistes, on comptabilise actuellement environ 100 millions d’hectares de terres indigènes sur le territoire brésilien sans qu’il y ait eu jusqu’à présent la moindre proposition législative ou revendication indigène visant à altérer les paramètres constitutionnels relatifs aux questions de possession et de propriété des terres indigènes (ISA 2002c). Pour ce qui concerne l’article 32, il a été notamment argumenté que les moyens permettant de respecter cet article sont remis à la décision souveraine des États membres de l’OIT et que le gouvernement brésilien sait – et saura – prendre les mesures nécessaires pour sauvegarder les intérêts nationaux (ibid.). En outre, il existe déjà de nombreuses terres indigènes démarquées en zone frontalière (par exemple, le territoire des Indiens Yanomami des États de Roraima et Amazonas, ou celui des peuples Tukano orientaux, Maku et Arawak du haut rio Negro, État d’Amazonas, pour n’en citer que quelques-uns) et aucune manœuvre ou revendication d’ordre séparatiste de la part de ces peuples indigènes n’a, à ce jour, été enregistrée. Enfin, « le fait que le gouvernement brésilien ait établi des accords de coopération plus étroits avec les pays frontaliers montre bien que la peur d’un démembrement est davantage un fantôme du passé qu’un danger réel » (ibid.).

9 Mais d’autres faits ont également retardé le processus de ratification de la Convention 169 par le Brésil. Ainsi, un amendement du sénateur R. Tuma, du Parti du Mouvement démocratique brésilien de São Paulo (PMDB-SP), déclarait-il la non-applicabilité de certains dispositifs de la Convention 169 sous prétexte que la CF garantissait des protections majeures aux peuples indigènes. L’article 231 de la CF, par exemple, garantit aux Indiens des droits sur les terres occupées traditionnellement plus amples5 que le simple droit de possession et de propriété stipulé par l’article 14 de la Convention 169. Il était également question dans cet amendement de retirer du texte de la Convention les termes « peuples » et « terres » sous prétexte qu’ils affecteraient la souveraineté nationale et seraient en contradiction avec le texte de la CF qui définit les terres indigènes comme propriété de l’Union et d’usufruit exclusif des peuples indigènes. Or, outre le fait que cet amendement risquait de retarder, voire de compromettre, le processus de ratification de la Convention 169 – puisqu’on ne peut en aucun cas modifier le texte d’une Convention internationale ou émettre une

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quelconque réserve6 –, il devenait inutile du fait que l’OIT reconnaît elle-même dans sa lettre exécutive que si un pays possède une législation garantissant des conditions de protection plus favorables que celles stipulées par la Convention – ce qui est le cas au Brésil avec l’actuelle Constitution fédérale –, la loi interne prévaut sur la Convention sans préjudice aucun des autres dispositifs7 (ISA 2002c). Comme le déclara N. Diniz, assesseur de la sénatrice Marina Silva, on note « une certaine résistance de la part du gouvernement et de sa base à faire avancer la question indigène au-delà de ce qui est prévu dans la Constitution fédérale » (in ISA 2002e). En effet, on l’a vu, le Statut des Sociétés indigènes est toujours bloqué au Congrès national et, comme on le verra, la réglementation relative à l’accès à la biodiversité est motif de polémique quand il s’agit de garantir les droits et les bénéfices relatifs aux populations traditionnelles (ibid.). Mais l’amendement du sénateur Tuma a fini par être rejeté et le PDL 34/93 a été voté à l’unanimité en séance plénière. Le Brésil fait donc partie actuellement de la liste des dix-sept pays qui ont ratifié la Convention 1698. La régularisation foncière des terres indigènes au Brésil : il reste encore beaucoup à faire 10 Selon des données récentes de l’ISA, des 588 terres indigènes reconnues aujourd’hui par la FUNAI, qui couvrent une superficie totale de 105 174 280 ha (soit 12,34% de la superficie du territoire national) et constituent l’habitat traditionnel de quelque 360 000 Indiens (0,2% de la population brésilienne), 134 (soit 22,79%) se trouvent encore à l’une des étapes préliminaires du processus de régularisation foncière (52 sont à identifier, 78 sont en cours d’identification ou de révision, 4 sont soumises à des restrictions d’usage de la part de non-Indiens). Le reste (454), qui inclut les terres indigènes identifiées par la FUNAI mais dont les limites sont sujettes à contestation (27) et des terres délimitées (67), homologuées (91), enregistrées (256) ou, enfin, réservées (13), couvre une superficie totale de 85 202 595 ha9.

11 Le tableau qui suit récapitule la situation des terres indigènes au 23 août 2002 (cf. http://www.socioambiental.org).

Nombre Superficie en ha Situation juridique

À identifier (1 interdite) 52 189 750

En cours d’identification (dont 15 en révision) 78 2 943 652

Avec restriction d’usage de la part des non-Indiens 4 223 220

Sous-total 134 3 040 782

Identifiées/Approuvées par la FUNAI... mais sujettes à 27 2 737 503 contestation

Délimitées 67 14 193 400

Homologuées 91 26 882 451

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Enregistrées au SPU* et/ou au RCI* 256 58 248 787

Réservées 13 71 357

Sous-total 454 85 202 595

Total 588 105 174 280

* SPU : Service du Patrimoine de l’Union ; RCI : Registre des Cadastres des Immeubles. Recherches et éthique de la recherche

12 Les implications sociales et éthiques des recherches biomédicales et anthropologiques auprès de populations indigènes ont été, en 2000, au centre des débats et ont fait l’objet de nombreuses controverses dans la communauté académique et dans la presse tant en Amérique du Nord qu’en Europe et dans certains pays d’Amérique latine (Brésil et Venezuela) suite à la parution de l’ouvrage du journaliste nord-américain Patrick Tierney intitulé Darkness in El Dorado: How scientists and journalists devastated the Amazon (2000, W. W. Norton, New York10). Dans ce livre, et particulièrement dans son 5e chapitre, l’auteur accuse formellement J. V. Neel, généticien nord-américain de renommée internationale, décédé en 1999, et les membres de son équipe, dont l’anthropologue N. Chagnon, d’avoir provoqué l’épidémie de rougeole qui décima plusieurs communautés yanomami de l’Orénoque au Venezuela, en 1968, en utilisant un vaccin inadéquat (le vaccin Edmonston B avec virus actif) contre cette maladie. Il les accuse également de non-assistance aux malades et de comportement anti-éthique pour avoir notamment recueilli des échantillons de sang en échange de biens manufacturés. Une évaluation critique des accusations contenues dans le chapitre 5 de l’ouvrage de Tierney réalisée par plusieurs médecins brésiliens de l’université fédérale de Rio de Janeiro, qui ont d’ailleurs réussi à reconstruire la trajectoire de l’épidémie, a toutefois démontré l’inconsistance de la plupart de ces accusations. Ces médecins ont ainsi conclu que l’équipe de Neel et Chagnon n’avait pas provoqué l’épidémie de rougeole en vaccinant les Indiens contre cette maladie, que l’utilisation, à cette époque et dans cette situation, de ce type de vaccin était tout à fait adéquate et que l’on ne pouvait les accuser non plus de non-assistance aux malades (cf. Lobo et al. 2001). Ils ont toutefois mis en évidence plusieurs erreurs d’ordre technique et éthique, tant lors de la campagne de vaccination des Yanomami qu’au cours des recherches de terrain (cf. Lobo et al. 2001, et Albert 2001a) et, notamment, dans la collecte d’échantillons de sang (cf. infra). Comme le souligne Ramos, le livre de Tierney a au moins le mérite de forcer la communauté académique à réfléchir sur la question de l’éthique dans la recherche : Neel et son équipe ont-ils suivi les protocoles internationaux tels que la Déclaration d’Helsinki I de 1964, ou celle du Tribunal international de Nuremberg de 1947, qui requiert le consentement informé des sujets dans toute recherche portant sur des êtres humains, au cours de leurs recherches génétiques chez les Yanomami ? L’anthropologue N. Chagnon a-t-il observé ces normes quand il a recueilli des litres de sang des Yanomami qu’il a ensuite rapporté aux États-Unis ou quand il a violé le secret des noms des morts et photographié un peuple notoirement opposé à la prise de photographies ? Qu’a-t-il été fait du sang des Yanomami ? Quelles mesures ont été prises pour sauvegarder les droits intellectuels des Yanomami ? Pendant combien de temps encore la communauté anthropologique nord-américaine continuera-t-elle à ignorer les conséquences sociales d’écrits ethnographiques anti-

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éthiques ? Pendant combien de temps encore pourra-t-on soutenir des positions inflexibles quant à la prétendue neutralité des sciences sociales ? (Ramos 2001).

13 En effet, la polémique autour du livre de Tierney tourne également autour de la collecte, par Neel et Chagnon, d’échantillons de sang des Indiens Yanomami du Brésil et du Venezuela au cours des années 1960-1970 et qui seraient déposés dans les départements d’anthropologie de plusieurs universités nord-américaines (notamment les universités de Michigan, Illinois, Emory, et de l’État de Pennsylvanie) ainsi qu’à l’Institut national du Cancer/Institut de santé des États-Unis. Outre les conditions anti- éthiques de la collecte de ces échantillons de sang – ceux-ci auraient été obtenus en échange de biens manufacturés –, on soupçonne que du matériel génétique (ADN) a pu en avoir été retiré sans que les Yanomami aient été réellement informés – voire même consultés. Ces soupçons ne sont pas sans fondement, si l’on considère les progrès techniques atteints par les recherches en génétique des populations humaines et l’association, chaque fois plus étroite, de celle-ci avec l’économie de marché. Jusqu’à une époque récente, en effet, les recherches en génétique humaine consistaient surtout dans « l’analyse de la fréquence de certains marqueurs biologiques, tels que, par exemple, les marqueurs sanguins. Ces recherches étaient purement à visée académique et l’on ne pouvait espérer en tirer des produits commercialisables. Or, suite à l’évolution technique des recherches en génétique, les généticiens ont peu à peu modifié l’objet de leurs analyses qui réside de plus en plus dans l’étude même du matériel génétique (l’ADN). Les analyses génétiques contemporaines permettent ainsi d’identifier des gènes qui pourront éventuellement faire l’objet de brevets dans certains pays et rapporter des millions de dollars comme bénéfice » (Santos et Coimbra Jr. 1996).

14 Les Indiens yanomami ont, à diverses reprises, parlé de ce que représentait pour eux le fait de savoir que des « restes » de leurs parents étaient conservés dans des terres étrangères ainsi que de la gravité d’une telle infraction par rapport à leurs croyances et à leurs coutumes funéraires. Ils ont également exprimé leurs craintes sur le sort de ces échantillons de sang et demandé la restitution de ces derniers. Dans un message adressé à l’Association Américaine d’Anthropologie (AAA) en 2001, le leader yanomami Davi Kopenawa avait notamment écrit : J’aimerais venir ici pour parler du livre [de P. Tierney] et aussi du sang de mes parents qui a été emporté là-bas et qui se trouve dans un réfrigérateur. Je voudrais savoir ce qui est fait avec ce sang, [je voudrais savoir] pourquoi ce sang est conservé. Mais je ne veux pas venir ici seulement pour parler, je veux aussi décider de quelque chose, je veux qu’ils me rendent ce sang afin que je puisse le rapporter au Brésil et le jeter ensuite dans la rivière afin que l’esprit du xapori (chamane) soit content (in CCPY 2001).

15 Les Yanomami sont, en outre, en train d’intenter une action en justice, auprès du Ministère public fédéral, pour obtenir une indemnisation pour l’absence totale de respect des droits humains les plus fondamentaux manifestée à leur égard : Qu’ils nous donnent quelque chose [comme forme de compensation]. Comme ils l’ont emporté [le sang] si loin d’ici, qu’ils nous envoient des choses de valeur. Ils doivent nous donner des choses de valeur... ils doivent envoyer de l’argent aux Blancs qui nous soignent. Nous voulons des choses pour nous soigner... ce sang était le sang des gens de Tootobi [État d’Amazonas], c’est notre sang. Et nous tombons toujours malades. Il y a encore le paludisme, il y a encore la grippe. C’est pour cette raison que ceux qui ont pris notre sang doivent nous donner une sorte de compensation. Qu’ils donnent l’équivalent de la valeur [du sang] aux Blancs qui nous soignent et, avec cet argent, ceux-ci devront nous soigner... (Kopenawa 2001).

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16 Le Ministère public fédéral est en train d’examiner la question et, en mars dernier (Office 115/2002/CADIM/MPF), le sous-procureur de la République, Ela Wiecko Volkmer, adressa à deux chercheurs de l’université de Michigan (Ann Arbor) une liste de dix questions portant sur l’existence (ou non) d’échantillons de sang provenant des Yanomami dans les laboratoires de cette université, leur nombre et leur forme de conservation, l’origine de ces échantillons, l’existence ou non de documents prouvant que les chercheurs ont bien respecté la procédure visant à obtenir le consentement informé des Indiens lors de la collecte des échantillons de sang, la date de retrait de ces échantillons et l’existence de documents officiels concédés par les autorités brésiliennes autorisant les recherches qui ont permis leur collecte, le statut juridico- administratif actuel de la détention de ces échantillons par les laboratoires de l’université de Michigan, le lien entre la détention et l’utilisation des échantillons de sang yanomami et le Human Genome Diversity Project (HGDP)11 ainsi que la relation de ce dernier avec les institutions officielles du gouvernement nord-américain comme, par exemple, le Département de l’énergie12, le ravivage (reprocessamento) des anciens échantillons de sang pour en extraire de l’ADN et les utiliser dans de nouvelles recherches et, enfin, la donation ou la vente éventuelle de ces échantillons à d’autres laboratoires publics et l’identité de ces derniers. Ressources génétiques et protection des savoirs traditionnels 17 Du 4 au 6 décembre 2001, une trentaine de chamanes et représentants des peuples indigènes du Brésil ainsi que des représentants des ministères de l’Industrie et du Commerce extérieur, de la Science et de la Technologie, de l’Environnement et des Relations extérieures, de la FUNAI et du gouvernement de l’État du Maranhão, se sont réunis dans la ville de São Luís pour discuter des mécanismes de protection des savoirs traditionnels associés aux ressources génétiques de leurs territoires ainsi que des formes de répartition des bénéfices découlant de leur utilisation. Cette réunion, organisée par l’Institut national de Propriété industrielle (INPI) à la demande de l’Indien Marcos Terena, coordinateur de la Défense des droits indigènes à la FUNAI, faisait suite à une première réunion également organisée par l’INPI et tenue à Manaus sur les questions de propriété intellectuelle qui n’avait inclus aucune discussion sur la question des connaissances traditionnelles des populations indigènes et locales. Cette réunion a permis aux chamanes et aux divers représentants des peuples indigènes de discuter de la protection des savoirs traditionnels au Brésil et de la situation sur le plan international, les motivant à élaborer la Carta de São Luís – dont nous fournissons ci- dessous une traduction – qui a été remise à l’Organisation mondiale de la Propriété intellectuelle (OMPI) en Suisse. Cette lettre contient seize revendications, incluant la reconnaissance des savoirs traditionnels, le refus de dépôt de brevets et la création d’un système alternatif de protection des connaissances traditionnelles, le consentement préliminaire et informé sur toute utilisation qui sera faite de ces savoirs, la distribution équitable des bénéfices découlant de cette utilisation ainsi que la libre circulation des connaissances traditionnelles entre les peuples indigènes : « Nous, représentants indigènes du Brésil pluriethnique où vivent 220 peuples, parlant 180 langues distinctes entre elles, avec une population de 360 000 Indiens, occupant 12% du territoire brésilien, réunis dans la ville de São Luíz do Maranhão du 4 au 6 décembre 2001 pour discuter du thème “Le savoir et la science de l’Indien et la propriété intellectuelle”, et invités par l’Institut national de la Propriété industrielle (INPI) déclarons : Que nos forêts ont été préservées grâce à nos connaissances millénaires.

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Que notre participation, en tant que représentants indigènes, est importante dans le processus de discussion sur l’accès à la biodiversité et aux connaissances traditionnelles qui lui sont associées car nos terres et nos territoires renferment la plus grande partie de la biodiversité biologique du monde – près de 50% – et qu’ils ont une grande valeur sociale, culturelle, spirituelle et économique. Comme peuples indigènes traditionnels qui habitent divers écosystèmes, nous savons comment manier et utiliser de manière durable cette biodiversité biologique. Nos connaissances de la biodiversité ne sont pas séparées de nos identités, de nos lois, institutions, systèmes de valeur et de notre vision du monde comme peuples indigènes. Nous demandons au gouvernement brésilien de laisser un espace afin que les peuples indigènes puissent participer au Conseil de gestion du Patrimoine génétique [cf. infra]. Nous demandons au gouvernement brésilien de réglementer par une loi l’accès aux ressources génétiques et aux connaissances traditionnelles qui leur sont associées, et de discuter amplement [de ceci] avec les communautés et les organisations indigènes. Nous, représentants indigènes, exprimons fermement aux gouvernements et aux organismes internationaux notre droit à participer pleinement de toutes les instances de décision nationales et internationales sur les questions de biodiversité et les connaissances traditionnelles associées, comme dans la Convention sur la Diversité biologique (CDB), l’Organisation mondiale de la Propriété intellectuelle (OMPI), la Commission des Nations Unies sur le Commerce et le Développement, l’Organisation mondiale du Commerce (OMC), le Comité intergouvernemental de Propriété intellectuelle relative aux Ressources génétiques, aux Connaissances traditionnelles et au Folklore de l’OMPI, entre autres organismes. Nous demandons que les pays approuvent le Projet de Déclaration de l’ONU sur les Droits indigènes. Comme représentants indigènes, nous affirmons notre opposition à toute forme de dépôt de brevet qui provienne de l’utilisation des connaissances traditionnelles et sollicitons la création de mécanismes de sanction pour punir le vol de notre biodiversité. Nous recommandons la création d’un fonds, financé par les gouvernements et géré par une organisation indigène, qui permette aux membres des communautés [indigènes] de réaliser des recherches. Nous demandons au gouvernement fédéral la mise en place de cours de formation et de professionnalisation de juristes indigènes en matière de droits relatifs aux savoirs traditionnels. Nous sollicitons la réalisation d’une IIe Réunion de Chamanes sur la Convention de la Diversité biologique et des Connaissances traditionnelles. Nous demandons la constitution d’un Comité indigène visant à accompagner le processus de discussion et de planification de la production des savoirs traditionnels. Nous demandons que le gouvernement adopte une politique de protection de la biodiversité et de la socio-diversité destinée au développement économique durable des peuples indigènes. Le gouvernement doit garantir des ressources afin que nos communautés puissent développer des programmes de protection des savoirs traditionnels et de préservation des espèces in situ. Jusqu’à l’approbation par le Congrès national du Projet de Loi 2057/91 qui institue le Statut des Sociétés indigènes, bloqué depuis plus de dix ans à la Chambre des députés, et la ratification de la Convention 169 de l’OIT, bloquée depuis huit ans par le Sénat fédéral malgré son approbation par la Chambre des députés, nous demandons que les peuples indigènes discutent de la nécessité d’établir un moratoire dans l’exploitation commerciale des savoirs traditionnels associés aux ressources génétiques.

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Nous proposons que les gouvernements reconnaissent les savoirs traditionnels comme savoir et comme science, leur conférant un traitement équitable par rapport au savoir scientifique occidental et instaurant une politique scientifique et technologique qui reconnaisse l’importance des connaissances traditionnelles. Nous proposons l’adoption d’un instrument universel de protection juridique des savoirs traditionnels, d’un système alternatif, ou système sui generis, distinct des régimes de protection des droits de propriété intellectuelle et qui prendra en compte, entre autres aspects : la reconnaissance des terres et des territoires indigènes, en conséquence de leur démarcation ; la reconnaissance de la propriété collective des savoirs traditionnels comme étant imprescriptibles et ne pouvant être mis en gage, ainsi que de celle des ressources comme biens d’intérêt public ; la reconnaissance du droit des peuples et des communautés indigènes à refuser l’accès aux connaissances traditionnelles et aux ressources génétiques de leurs territoires ; la reconnaissance des formes traditionnelles d’organisation des peuples indigènes ; l’inclusion du principe du consentement préliminaire informé et une claire disposition concernant la participation des peuples indigènes dans la distribution équitable des bénéfices résultant de l’utilisation de ces ressources et de ces savoirs ; le maintien de la libre circulation des ressources et des connaissances traditionnelles qui leur sont associées entre les peuples indigènes. Nous proposons que la création de banques de données et d’enregistrement des connaissances traditionnelles soit amplement discutée avec les communautés et les organisations indigènes et qu’elles ne soient implantées qu’après que les droits mentionnés dans ce document soient garantis. Plusieurs membres de communautés indigènes porteuses de fortes traditions ainsi que des leaders capables de formuler ces recommandations et ces propositions ont participé à cette réunion. Préoccupés par l’avancement de la bio-prospection et par le futur de l’humanité, de celui de nos enfants et de nos petits-enfants, nous réaffirmons de manière ferme aux gouvernements que nous sommes détenteurs de droits et que nous ne sommes pas simplement des intéressés. C’est pour cette raison que nous avons la certitude que nos recommandations et nos propositions seront acceptées pour le bien de l’humanité ». São Luíz do Maranhão, 6 décembre 2001. (Ce document porte la signature de 27 Indiens originaires de différentes ethnies : Munduruku, Xerente, Pankararu, Krenak, Terena, Gavião, Guajajara, Tembé, Yawanawa et Apinajé).

18 La Carta de São Luis do Maranhão fait état de la Convention sur la Diversité biologique (CDB) signée au cours de la réunion internationale ECO 92 qui s’était tenue à Rio de Janeiro en 1992. La CDB reconnaît en effet l’importance des savoirs traditionnels pour la protection de la biodiversité de la planète et incite les États à les respecter et les préserver. Ces savoirs, qu’elle définit comme incluant les connaissances, les pratiques et les innovations des peuples indigènes et des communautés traditionnelles, ne sont pas de simples dépôts de connaissances du passé. Ils sont avant tout un mode de production des innovations et de transmission des connaissances par le biais de pratiques spécifiques. En ce sens, « ce qui est traditionnel dans le savoir traditionnel n’est pas son ancienneté, mais la manière selon laquelle il a été acquis et utilisé ». La CDB stipule aussi que ces savoirs pourront seulement être utilisés après l’obtention du consentement informé de leurs détenteurs, lesquels devront également être pris en compte lors de la répartition des bénéfices découlant de l’utilisation des connaissances, des innovations et des pratiques traditionnelles. Toutefois, bien que le Brésil ait adhéré à la CDB, dont il fut d’ailleurs l’un des principaux artisans, il reste encore beaucoup à faire sur le plan interne puisque le gouvernement a créé en 2001 (Décret n° 3945 du 28 septembre 2001) le Conseil de Gestion du Patrimoine génétique sans que la société civile n’ait, à aucun moment, été consultée ! En outre, ce Conseil, qui doit notamment

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établir les normes techniques et les critères relatifs à la gestion et à l’autorisation d’accès au patrimoine génétique et aux connaissances traditionnelles associées, mais qui doit aussi élaborer les directives permettant d’établir les contrats d’utilisation du patrimoine génétique et la répartition des bénéfices, n’inclut aucunement dans sa composition de représentants des peuples indigènes et autres détenteurs de connaissances traditionnelles associées aux ressources génétiques (ISA 2002a). Comme le souligne M. Carneiro da Cunha, « Le Brésil a pris des initiatives importantes sur le plan international, mais il laisse dans les limbes les lois domestiques, comme celle de l’accès aux ressources génétiques et aux connaissances traditionnelles qui leur sont associées ou, encore, le nouveau statut des sociétés indigènes. Le Brésil est en retard sur ces sujets » (Carneiro da Cunha 2001).

19 [Brasília, août 2002]

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NOTES

1. Les femmes mariées ont été retirées de la liste des individus « relativement capables » du Code civil en 1962. 2. L’article 1, § 3 (Partie I. Politique générale) de la Convention 169 stipule en effet que « L’emploi du terme “peuples” dans la présente convention ne peut en aucune manière être interprété comme ayant des implications de quelque nature que ce soit quant aux droits qui peuvent s’attacher à ce terme en vertu du droit international ». 3. L’article 7, § 1 (Partie I. Politique générale) reconnaît que « Les peuples intéressés doivent avoir le droit de décider de leurs propres priorités en ce qui concerne le processus du développement, dans la mesure où celui-ci a une incidence sur leur vie, leurs croyances, leurs institutions et leur bien-être spirituel... ». 4. L’article 3 (Partie I. Politique générale) stipule que « Les peuples indigènes et tribaux doivent jouir pleinement des droits de l’homme et des libertés fondamentales, sans entrave ni discrimination. Les dispositions de cette convention doivent être appliquées sans discrimination aux femmes et aux hommes de ces peuples ». 5. C’est-à-dire : droit territorial originaire (donc la CF reconnaît la préséance des peuples indigènes sur la population brésilienne), usufruit exclusif des richesses naturelles du sol, des fleuves et des lacs existant dans les territoires indigènes, possession permanente et garantie de l’inaliénabilité des terres indigènes. 6. La Convention 169 doit être ratifiée sans réserve par les États membres de l’OIT. Dans le cas contraire, sa ratification par un pays donné court le risque de ne pas être acceptée par l’organisation internationale. 7. L’article 19, § 8, de la Constitution de l’OIT stipule en effet que « En aucun cas, l’adoption, par la Conférence, d’une convention ou d’une recommandation, ou la ratification, par un État membre, d’une convention, ne devra être considérée comme affectant toute loi, sentence, coutume ou accord qui assure aux travailleurs intéressés des conditions plus favorables que celles qui sont prévues par la convention ou la recommandation ». 8. C’est-à-dire, et selon la date de ratification, la Norvège (juin 1990), le Mexique (septembre 1990), la Bolivie (décembre 1991), la Colombie (août 1991), le Costa Rica (avril 1993), le Paraguay (août 1993), le Pérou (février 1994), le Honduras (mars 1995), le Danemark (février 1996), le Guatemala (juin 1996), l’Équateur (mai 1998), Fidji (mars 1998), les Pays-Bas (février 1998), l’Argentine (juillet 2000), le Venezuela (mai 2002), Saint-Domingue (juin 2002) et le Brésil (juillet 2002), voir http://ilolex.ilo.ch:1567/cgi- lex/convdf. 9. La superficie totale des terres indigènes reconnues par la FUNAI est donc en légère augmentation puisqu’elle était de l’ordre de 103 631 578 ha en 2000 (et non, comme ce fut imprimé à tort in Buchillet 2000, de 183 631 578 ha [N de R]). 10. Voir les comptes rendus critiques de l’ouvrage de A. R. Ramos (2001) et de Santos (2002). Sur la polémique provoquée par la publication du livre de P. Tierney et, notamment sur les questions concernant les conditions éthiques de réalisation des recherches biomédicales et anthropologiques chez les Yanomami, voir les articles de B. Albert (2001a, b et c), originellement écrits pour une table ronde électronique (www.publicanthropology.org), et publiés ensuite en anglais (2001) et en portugais (2002). Voir aussi les commentaires et les réactions d’autres chercheurs publiés dans la revue nord-américaine Science : de C. C. Mann, vol. 289 (29 septembre 2000, pp. 2251-2253) ; de M. Roche, vol. 291 (9 février 2001, pp. 985-986) ; de J. V. Neel Jr.

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(pp. 1836-1837), K. Kill (p. 1837), S. L. Katz (p. 1837) et C. C. Mann (pp. 1837-1838) dans le vol. 292 (8 juin 2001) ; voir aussi les commentaires de M. P. Baur, P. P. Majumder, C. I. Amos, J. I. Feingold, T. M. King, N. E. Morton, M. A. Province, M. A. Spence et D. C. Thomas de la Société internationale d’épidémiologie génétique dans Genetic Epidemiology, vol. 21, n° 2 (sept.), pp. 81-104. Enfin, pour une présentation détaillée des arguments qui fondent le débat sur la question de l’éthique dans la recherche, voir notamment les dossiers aux adresses suivantes : http://www.tamu.edu/anthropology/Neel.html ; http://www.anth.uconn.edu/gradstudents/dhume/darkness_in_el_dorado/index.htm ; http://www.aaanet.org/edtf/index.htm ; http://www.gettysburg.edu/howard/yanomami-response/comments.html. Voir, enfin, sur http://www.aaanet.org, le rapport final de la Task-Force Eldorado de l’Association Américaine d’Anthropologie (AAA) qui vient d’innocenter J. V. Neel et N. Chagnon des accusations les plus graves portées contre eux par Tierney, notamment le fait d’avoir utilisé à des fins expérimentales un vaccin inadéquat contre la rougeole. L’AAA, dans un rapport de plus de 300 pages diffusé en anglais le 2 juillet 2002, conclut ainsi qu’il n’y a aucune raison d’incriminer Neel et Chagnon d’avoir vacciné les Indiens yanomami contre la rougeole au cours des années 1960 et que cette mesure a « sauvé, sans aucun doute, de nombreuses vies humaines ». Le rapport critique toutefois Chagnon d’avoir divulgué « une fausse image » des Indiens yanomami (notamment dans son ouvrage intitulé The Fierce People) qui leur a beaucoup porté – et continue à leur porter – préjudice. 11. On peut craindre en effet que ces échantillons de sang ne soient mis à la disposition du HGDP, permettant l’éventuel dépôt de brevets commerciaux des ressources génétiques de membres de peuples indigènes (Albert 2001a). On sait en effet que des chercheurs de l’université d’État de Pennsylvanie « auraient cherché à raviver les échantillons de sang recueillis par Neel. Comme les anciennes techniques de séparation du sang étaient imparfaites, des cellules blanches du sang sont restées dans les échantillons. À partir de ces cellules, l’université a été capable de retirer de l’ADN, et en grande quantité. En utilisant les échantillons de Neel et la méthode PCR (polymerase chain reaction), l’université d’État de Pennsylvanie a créé une “technique permettant que la quantité de matériel [génétique] susceptible d’être extraite est, pour de nombreux effets pratiques, illimitée” (Weiss et al.) » (Hammond 2000, cité in Albert 2001a). 12. On sait, par exemple, que les recherches de J. V. Neel de 1965 à 1972 ont été financées en partie par l’ancienne Atomic Energy Commission (AEC) des États-Unis et que les échantillons de sang recueillis chez les Yanomami du Venezuela et du Brésil ont été utilisés comme groupes de contrôle dans des études portant sur les effets de la radiation atomique des bombes d’Hiroshima et Nagasaki chez des survivants japonais (cf. chapitre 4 du livre de Tierney, et Albert 2001a).

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INDEX

Index géographique : Brésil

AUTEUR

DOMINIQUE BUCHILLET

IRD-Institut de Recherche pour le Développement (Paris)/ISA-Instituto Socioambiental (Brasília)

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Chronique du Groupe d'information sur les Amérindiens

Nicaragua

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D’une catastrophe à l’autre dans la Moskitia : de l’après-guerre à l’après-Mitch sur les ríos Wangki et Coco (Nicaragua)

Gilles Bataillon

1 Trois ans et demi après le passage de l’ouragan Mitch (novembre 1998), les villages situés le long du Wangki (voir Figure 1), le fleuve frontalier entre le Honduras et le Nicaragua, et de ses affluents – le Bocay et le Waspuc –, présentent une variété de situations riches d’enseignements sur les avatars de l’aide au développement et de l’aide d’urgence. La vue que l’on en a depuis les bateaux qui assurent le transport des gens et des marchandises dans la région, et les commentaires de leurs pilotes et des autres passagers permettent de se faire une première idée de la situation1.

2 La descente du fleuve de Wiwili à Waspam révèle un paysage tout en contrastes. Côté hondurien, dans le département d’Olancho, la forêt tropicale qui recouvrait les flancs des collines a généralement été essartée et transformée en prairie par des éleveurs métis venus des départements centraux du pays. Les villages sont quasi inexistants. On distingue en revanche des groupes de quelques maisons et d’étables appartenant à un chef de famille et à ses proches venus coloniser la zone. À ces maisons de planches et de tôles s’ajoute souvent une boutique où l’on vend de la nourriture aux gens de passage, de l’alcool, de la bière et des sodas, quelques habits, des bottes en caoutchouc, des instruments aratoires, des médicaments et des bonbons. Côté nicaraguayen, cette partie du département de Jinotega n’a pas encore été trop envahie par les colons hispanophones qui, plus en amont, ont détruit la forêt pour planter des caféiers, des haricots et du maïs, ou engraisser du bétail. Ici la forêt domine les petites montagnes calcaires, même si elle a été essartée autour des zones habitées. Les villages de cases en bambous refendus, en mauvaises planches ou en toiles plastiques alternent avec des villages manifestement reconstruits, les uns avec des maisons en briques d’adobe et toits en tuiles, les autres en planches avec toits de tôles, de palmes ou de tuiles. Ces villages reconstruits sont souvent dotés d’écoles en parpaings et en bois, aux toits de

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tôles fraîchement peintes. D’autres, tels Hamak, San Andrés Bocay ou Raïti, possèdent de plus toute une série d’équipements collectifs : postes de santé, réfectoires pour les enfants scolarisés, école secondaire, salles de réunion, maisons des femmes et des commissions de paix. On aperçoit aussi des constructions qui sont autant de locaux d’associations locales, d’organisations non gouvernementales (ONG) ou d’institutions internationales telle, ici, l’Organisation des États américains (OEA), qui ont pris en charge des programmes de distribution d’aide d’urgence ou des opérations de développement. On distingue enfin de nombreux drapeaux sandinistes, noir et rouge, ainsi que les affiches rose et jaune du candidat à l’élection présidentielle, Daniel Ortega, et, bien moins nombreux, quelques drapeaux rouges du parti libéral.

3 Les quelque cinquante kilomètres de rapides qui séparent Raïti de Karizal sont des deux cotés du fleuve le domaine de la forêt tropicale. On distingue ça et là quelques cacaotiers, vestiges des plantations d’une famille de commerçants miskitu-honduriens abandonnées lors de la guerre entre sandinistes et contras miskitus (1982-1988) et jamais exploitées depuis. L’entrée dans les basses terres miskitus ne se traduit pas seulement par la disparition des reliefs calcaires aux multiples petites falaises. Sur la rive hondurienne, la forêt primaire a été pratiquement partout détruite. Et l’on voit apparaître quelques villages dans un paysage fait d’un mélange de prairies, de plantations de bananes et d’une savane plus ou moins dense. Plus haute, et donc en principe plus préservée des crues, la rive nicaraguayenne est paradoxalement beaucoup plus peuplée, mais beaucoup moins défrichée. Si les villages se succèdent tous les cinq ou dix kilomètres, ils sont souvent séparés par des portions de forêts et pas simplement par des grandes étendues de savane. Et, comme en amont, on retrouve les mêmes contrastes entre des villages fort bien reconstruits ou dont l’habitat a été relativement épargné par la crue (Asang, San Carlos, San Esquipulas, Namahka, Wiwinak, San Jerónimo et Waspam, chef-lieu du municipe), des villages toujours à moitié en ruines (Santa Isabel, Sang Sang et Kitaski), et des villages en pleine reconstruction (Sixairi, El Paraiso ou Waspukta), mais aussi bon nombre de communautés où les projets de reconstruction sont à moitié paralysés (Pilphilia, Krin Krin ou Santa Fé). À la différence des communautés du département de Jinotega, aucune des communautés du municipe de Waspam, qui fait partie de la Région autonome de l’Atlantique Nord (RAAN), n’a bénéficié de la construction d’infrastructures ou d’équipements collectifs comme ceux réalisés sous la direction de l’OEA à Raïti ou à San Andrés Bocay. On aperçoit en revanche, quand on aborde les communautés, différents panneaux signalant que telle ou telle ONG s’est chargée des opérations de reconstructions post-Mitch.

4 L’arrivée à Waspam donne une vue un peu caricaturale du Projet Waspam financé par la Union européenne (UE). On distingue en effet au premier chef la splendide maison particulière du responsable de projet ; demeure d’un luxe raffiné auprès de laquelle les autres constructions du Projet – bâtiments administratifs et ateliers – font bien pâle figure. La visite par la route des villages situés en amont de Waspam – Saupuca, Bilwaskarma et Kum – permet de découvrir une série de ponts reconstruits par l’UE en dépit du bon sens. Faute d’avoir employé suffisamment de ciment et de fers à béton, ces ouvrages sont déjà à moitié détruits ou impraticables quelques mois à peine après leur inauguration ! On distingue aussi toute une série de latrines en zinc flambant neuves, offertes par la Croix rouge nord-américaine.

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5 Dernière différence : la RAAN connaît une offre politique beaucoup plus diversifiée que le Jinotega. Depuis Raïti, qui marque la limite entre les deux zones administratives, les drapeaux de YATAMA (l’organisation indianiste de l’ancien dirigeant de la guérilla Brooklyn Rivera) se mêlent à ceux du parti régionaliste – le PAMUC – comme à ceux des libéraux et des sandinistes. L’expérience de la guerre et des déplacements forcés 6 Par-delà la variété de leurs situations, tous ces villages miskitus et mayangnas ont connu une même histoire de guerres et de destructions. Marquant la frontière entre le Honduras et le Nicaragua, le fleuve a été cinq ans durant (1982-1987) une sorte de ligne de front entre les guérilleros miskitus de la Contra et les forces armées sandinistes. C’est à Raïti et à San Carlos qu’eurent lieu en décembre 1981 les premiers affrontements opposant les combattants miskitus et les troupes de l’Ejército Popular Sandinista (EPS). C’est à Leimus, un peu en amont de Waspam, que les sandinistes se vengèrent des premières pertes qui leur furent infligées à Raïti et à San Carlos en assassinant une trentaine de mineurs miskitus et en violant leurs compagnes. Début 1982, les habitants de ces villages furent déplacés de force et installés dans les fincas caféières du département de Jinotega, ou dans des camps de regroupement tels ceux de Tasba Pry (8 000 habitants). Si la population des habitants des communautés situées en amont de Raïti n’eut d’autre choix que de se soumettre à cette évacuation forcée, une bonne moitié des 25 à 30 000 habitants des communautés situées en aval choisirent pour une part de fuir au Honduras. Parmi ces derniers, 15 000 furent pris en charge par le Haut- commissariat aux réfugiés (HCR) à Mocoron et 2 000 firent le choix de s’installer sur la rive hondurienne du Wangki. Ces déplacements qui, pour l’ensemble des Miskitus et des Mayangnas, furent vécus comme une sorte d’exode biblique, furent d’autant plus traumatisants que beaucoup de gens assistèrent à l’incendie de leurs villages, de leurs champs et de leurs vergers, ainsi qu’à l’abattage de leur bétail par les membres de l’EPS, venus officiellement les protéger des attaques de la Contra. C’est dire qu’en quelques jours tous les habitants du Río Coco perdirent non seulement l’essentiel de leurs biens – instruments aratoires et vaisselle, vêtements, radios, machines à coudre et économies –, leurs bêtes et leurs récoltes, mais qu’ils furent de surcroît privés presque tous des ressources de leurs terroirs respectifs. Ces incendies détruisirent aussi toute une série d’équipements collectifs : écoles, temples moraves et leurs registres d’État civil, postes de santé... Par-delà les destructions matérielles, c’est toute une organisation sociopolitique et religieuse qui fut jetée à bas. Plusieurs pasteurs et de multiples activistes du mouvement indianiste MISURASATA durent prendre la fuite pour éviter d’être emprisonnés. Tout l’appareil religieux de l’Église morave fut ébranlé, ses services sociaux et son système de formation, notamment l’hôpital et le séminaire de Bilwaskarma, furent fermés et transformés en bases militaires. D’une certaine façon, ces destructions signifièrent la fin des multiples améliorations de leur sort auxquelles étaient parvenues les communautés dans le cours des années 1960 et 1970. Des années d’expériences cumulées et de progrès dans les domaines de l’agriculture, de l’éducation scolaire, de l’habitat se virent anéanties en quelques jours.

7 À ces premières épreuves s’ajoutèrent bientôt celles du transfert pour les personnes déplacées par l’armée et celle de la fuite au Honduras pour les autres, des marches dans l’ensemble passablement épuisantes tant physiquement que psychiquement. L’arrivée à Tasba Pry et dans les fincas pour les uns et la prise en charge par le HCR des autres ne signifièrent nullement la fin de leurs souffrances. Les premiers furent installés dans le

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plus total inconfort et la plus grande promiscuité sous d’immenses abris de toiles plastiques et soumis à la surveillance tatillonne des militaires, ou logés dans des conditions tout aussi désastreuses dans les hangars des fincas caféières. Les autres eurent plus de chance car traités avec plus de ménagement par le personnel du HCR. Tous firent néanmoins l’expérience d’attitudes et de comportements pour le moins discriminatoires à leur encontre. Les personnes installées dans les fincas et à Tasba Pry furent en butte au racisme et aux soupçons des autorités sandinistes qui voyaient en elles des « sauvages paresseux et ignorants » et des suppôts de ces « ennemis du Peuple » qu’étaient à leurs yeux les contras. Et tous furent considérés, dans un premier temps, comme potentiellement suspects et traités en conséquence. Si, par la suite, les habitants de Tasba Pry bénéficièrent d’une relative liberté de mouvement, ils n’en restèrent pas moins largement soumis à l’arbitraire des militaires. En revanche, les personnes déplacées vers le Jinotega ne connurent nulle amélioration durable de leur sort. Sans être stigmatisés d’une façon aussi catégorique, ni soumis aux procédés inquisitoriaux des responsables politico-militaires de l’EPS, les réfugiés au Honduras firent eux aussi l’expérience de situation de très grande précarité. Ils affrontèrent tout d’abord la méfiance et l’hostilité des responsables du HCR et des ONG travaillant à Mocoron qui, dans l’ensemble, étaient très largement favorables à la révolution sandiniste. Certains racontent ainsi comment une médecin française de Médecins sans frontières (MSF) put tranquillement leur déclarer : « Vous n’êtes que des paresseux et seul un gouvernement autoritaire [celui des sandinistes] peut améliorer le sort de gens comme vous ». Ils eurent aussi à souffrir, de 1982 à 1984, des exactions de la Contra miskitu comme de celles de l’armée hondurienne. Et ce n’est qu’à partir de 1985 qu’ils réussirent à instituer des relations plus égales tant avec la guérilla qu’avec le HCR. Enfin les 2 000 réfugiés installés plus ou moins loin de leurs anciens villages sur la rive hondurienne du fleuve survécurent toujours dans les conditions les plus aléatoires, c’est-à-dire sans jamais recevoir aucune aide du HCR ou des ONG travaillant sous sa tutelle.

8 Ces années de guerre favorisèrent aussi une mobilité sociale tous azimuts et un profond renouvellement des élites locales. Les sandinistes surent attirer à eux de nombreux jeunes Miskitus en leur offrant la possibilité de poursuivre des études secondaires ou supérieures, et, ce faisant, de devenir instituteurs, professeurs de l’enseignement secondaire, travailleurs sociaux, techniciens ou mêmes ingénieurs. Ils attirèrent aussi des membres des anciens réseaux de pouvoir somozistes, notamment des maîtres d’école trop heureux de pouvoir faire oublier leur passé. Ils surent aussi promouvoir des femmes généralement réduites à des rôles subalternes dans le monde miskitu et mayangna. Enfin, la mise en place des Comités de défense sandiniste (CDS) fit le bonheur de nombreux intrigants souvent peu regardants sur leurs prérogatives. L’exil au Honduras fut pour beaucoup l’occasion d’acquérir de nouveaux statuts. Les promesses démagogiques et les pratiques dictatoriales de Steadman Fagoth, le principal dirigeant de la guérilla, fit naître chez certains le rêve d’accéder à des positions prééminentes et privilégiées. Apparut alors toute une camarilla de comandantes avides de se comporter en seigneurs de la guerre. Leurs exactions et les piétinements des opérations armées provoquèrent en retour tout un mouvement d’opposition démocratique au sein même de la guérilla. Et celui-ci, à l’emporter, promut toute une génération de nouveaux dirigeants beaucoup plus capables de travailler en synergie avec les ONG présentes dans les camps de réfugiés. De son côté, la désorganisation de l’Église morave facilita l’émergence des multiples groupes pentecôtistes qui eurent

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d’autant plus de succès que, forts du soutien des Églises américaines, ils furent à même d’offrir à certains jeunes hommes l’opportunité d’aller étudier au séminaire et de devenir pasteurs. Enfin l’aide « non létale » [sic] versée par le Département d’État à la Contra permit à beaucoup de guérilleros et à leurs proches de recevoir une formation professionnelle minimale : cordonniers, tailleurs, menuisiers, mécaniciens, comptables, dactylographes. Des retours chaotiques, des communautés politisées et divisées 9 Loin de se dérouler de manière uniforme et ordonnée, les réinstallations des Miskitus et des Mayangnas dans leurs communautés d’origine furent le plus souvent autant d’opérations négociées au coup par coup, dans des conditions souvent très chaotiques. Les premiers à pouvoir revenir sur leurs terroirs d’origine furent les déplacés des hameaux stratégiques de Tasba Pry qui obtinrent fin 1985-début 1986 l’autorisation de voyager vers le fleuve pour préparer le retour. En revanche, les Miskitus et les Mayangnas du haut cours du Wangki et du Bocay, déplacés vers le Jinotega, puis à nouveau vers les llanos entre Rosita et Puerto Cabezas, ne parviendront à regagner leurs anciennes communautés qu’au début des années 1990. Parallèlement, si les communautés prises en charge par le HCR rentrèrent au Nicaragua en 1990 au lendemain de l’élection de Violeta Barrios de Chamorro, certains de leurs membres avaient commencé à se rapprocher de leurs communautés d’origine en s’installant en face de leurs anciens villages sur la rive hondurienne du fleuve. Par-delà les différences de calendriers, les conditions matérielles des retours des comunitarios diffèrent du tout au tout. Les habitants du Bocay et du haut Coco se réinstallèrent pratiquement sans aucune assistance hormis celle d’un pasteur allemand en contact avec l’Église morave. C’est dire qu’ils durent abandonner leurs maisons et la plupart de leurs biens et que c’est une fois sur place qu’ils reçurent l’aide d’organisations sandinistes qui appuyèrent leurs demandes de nourriture et de semis. De même la Commission interaméricaine de vérification (CIAV) de l’OEA dut-elle mettre sur pied tout un programme de déminage de la zone pour lequel elle n’avait au départ aucune ressource. La chance de ces déplacés fut de pouvoir se procurer des liquidités en vendant l’or qu’ils recueillaient dans les fleuves et les ruisseaux environnants. À l’instar de ces derniers, les quelque 2 000 Miskitus qui avaient choisi de ne pas rallier Mocoron mais de s’établir plus bas sur le fleuve, entre Santa Isabel et le littoral, ne reçurent aucune aide pour se réinstaller ; ils eurent le plus souvent les plus grandes difficultés à obtenir que les organisations internationales comme le HCR prennent en compte leurs demandes. Les habitants de Tasba Pry ne bénéficièrent que d’une aide extrêmement limitée. Ils ne purent emporter que les tôles qui servaient de toiture à leurs maisons. Par ailleurs, du fait de leur départ, ils durent vendre dans de très mauvaises conditions leurs stocks de riz et de haricots. Les réfugiés sous la protection du HCR eurent droit à des aides nettement plus substantielles lors de leur rapatriement. Ils perçurent 200 lempiras (monnaie hondurienne)2 par adulte et 150 par enfant, un jeu de vêtements neufs et des bottes en caoutchouc, des instruments de cuisine et de la vaisselle, des outils et des tôles, des semis et des vivres pour six mois. De leur côté, les guérilleros démobilisés et leurs familles reçurent peu ou prou une aide équivalente.

10 Toutes les communautés eurent non seulement à affronter la difficulté de remettre en état des villages détruits et des cultures abandonnées, mais souvent aussi le problème posé par la présence de mines posées là tant par la Contra que par l’EPS. Et il est encore aujourd’hui différentes zones autrefois agricoles ou forestières qui sont inutilisables du fait de la présence de mines qui explosent au passage d’animaux, d’enfants ou de

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chasseurs imprudents. S’ajoutèrent aussi à ces difficultés matérielles des problèmes politiques, tout particulièrement dans les communautés dont la population avait été divisée en deux groupes : déplacés, parfois à leur demande vers les camps de regroupement sandinistes ; exilés au Honduras, volontairement ou sous la pression de la guérilla. Dans le haut cours du fleuve frontalier, les retornados miskitus et mayangnas d’obédience sandiniste furent en butte à la suspicion et au racisme de colons ladinos liés pour beaucoup à la Contra. La situation fut d’ailleurs à ce point tendue que l’OEA dut créer des commissions de paix afin de réguler les conflits locaux. Dans le municipe de Waspam, les ex-réfugiés furent parfois persécutés par les membres de l’EPS et de la police sandiniste. Enfin, dans de nombreux villages, les clivages entre ex-déplacés, ex- réfugiés et ex-guérilleros se perpétuèrent. Ainsi Asang resta longtemps divisée entre deux moitiés qui chacune avait ses autorités et son pasteur. La moitié sandiniste – « Moscou » –, ne reconnaissait que l’autorité de ses delegados, de son instituteur mis en place par les sandinistes, ainsi que de son pasteur. La moitié contra – « Washington » – ne jurait que par sa Junta élue sous la houlette du HCR, son instituteur ex-guérillero et son pasteur. Beaucoup d’autres villages, tel Wasla, connurent exactement les mêmes problèmes. Des problèmes qui ne furent d’ailleurs en rien purement et seulement « politiques », mais qui tinrent à des différences de ressources entre les ex-réfugiés et les ex-déplacés. Les premiers étaient jalousés par les seconds du fait de l’aide que leur avait consenti le HCR. Les seconds l’étaient par les premiers car, revenus depuis plus longtemps, ils avaient pu reconstruire leurs maisons en trouvant du bois plus facilement, remettre en état leurs plantations fruitières et leurs cultures. Les seconds s’étaient parfois emparés de parcelles qui étaient autrefois utilisées par les premiers ou leurs familles. Enfin, délégués, membres des juntes, instituteurs et pasteurs briguaient les mêmes postes et les avantages matériels qui leur étaient associés. Et ce n’est que petit à petit que furent trouvées des solutions à ces tensions, généralement sur la base d’arrangements ad hoc négociés entre chefs de réseaux familiaux. Beaucoup de ces villages furent en outre confrontés aux problèmes posés par la perte de toute une partie de leurs meilleures terres agricoles. En effet, si jusqu’au début des années 1980, les agriculteurs miskitus avaient pu utiliser des terrains situés sur la rive hondurienne du fleuve, ce fut désormais chose impossible : en effet, différentes familles métisses (miskitu-nicaraguayennes) avaient opté durant la guerre pour la nationalité hondurienne et s’étaient emparé entre temps de ces terres pour y pratiquer un élevage bovin extensif.

11 Il convient de prendre acte que la fin de la guerre civile, la défaite électorale des sandinistes devant la coalition de l’Union nationale d’opposition (UNO), le retour des comunitarios sur leurs anciens territoires ne signifièrent nullement un retour au statu quo ante. La plupart des habitants des villages en reconstruction revinrent très profondément désillusionnés par le cours des événements. Beaucoup avaient cru aux promesses des « lendemains qui chantent » faites par les sandinistes comme par certains contras. Nombre d’entre eux, pour ne pas dire la plupart, avaient perdu l’habitude de travailler pour subvenir à leurs besoins. Grâce au livret de rationnement, les habitants des asentamientos avaient en effet accès à toute une série de biens sans pour autant être obligés de travailler, et il en fut d’une certaine façon de même dans les camps du HCR. De plus, au Nicaragua, certains, bien en cour avec les autorités sandinistes, étaient aussi devenus experts dans l’art d’obtenir des faveurs en échange de leur activité politique. Mieux, tous savaient qu’un petit nombre avaient su user de positions politiques pour, non seulement obtenir « légalement » un accès privilégié à

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certains biens, mais encore utiliser des postes de responsabilités pour détourner, à leur profit ou à celui de leurs dépendants, différents biens, et ce, en toute impunité, comme le démontrèrent les lois dites de la Piñata. Côté Contra, certains comandantes agirent de la même façon en s’appropriant quantité de dons venus des États-Unis, là aussi dans la plus totale impunité. D’autres, tels les négociateurs de la Paix de Yulu en 1985, monnayèrent en espèces sonnantes et trébuchantes leur ralliement à cette « paix des braves ». La vie dans les asentamientos, les camps de réfugiés ou la guérilla, rendit les plus jeunes complètement étrangers aux difficultés du métier d’agriculteur tout en les habituant à la présence de services sanitaires et d’embryons de services sociaux sur lesquels compter. En bref, un certain idéal de travail ascétique qui avait été promu et valorisé par le clergé morave pendant des décennies fut battu en brèche. S’imposèrent, en revanche, non seulement des habitudes de dépendance envers l’État ou les organismes internationaux, mais aussi des pratiques d’échange de loyautés politiques contre des faveurs personnelles. On s’habitua aussi à la possibilité de réaliser, dans la plus grande impunité, des détournements de fonds étatiques ou para-étatiques. Enfin, chez beaucoup prévalut l’idée que les souffrances qu’ils avaient endurées, du fait des déplacements forcés ou de leur participation à la guerre, devaient être reconnues et de ce fait donner lieu à indemnisation, sous une forme ou une autre. Les premiers projets de réhabilitation et d’aide au développement 12 C’est donc dans des communautés pour le moins fragilisées que prirent place les premiers projets de réhabilitation. Et quelles que furent les difficultés que durent surmonter les promoteurs de ces initiatives, celles-ci furent assez généralement couronnées de succès. Conçus le plus souvent à la demande des comunitarios, présentés par ces derniers à des ONG et à des fondations installées à Waspam, le chef-lieu du principal municipe du Río Coco, ces projets furent chaque fois relativement modestes et donc facilement identifiables : reconstruction d’écoles, de postes de santé et de maisons communautaires ; amélioration des puits ; construction de latrines. Quels qu’en furent les opérateurs, le Projet Wangki de l’UE, une ONG locale comme Pana-pana ou encore Médecins du Monde (MDM), le principe fut chaque fois peu ou prou le même. Les bénéficiaires du projet se devaient de fournir la main d’œuvre pour la construction, tandis que l’organisme subventionnant l’opération faisait don des matériaux de construction (zinc, clous, ciment, grillage, fil de fer et outillage) ou bien pourvoyait aux moyens de leur extraction (scies, haches, tronçonneuses et essence). Dans les cas de constructions un peu élaborées, les bailleurs de fonds payaient en outre les charpentiers-menuisiers et les maçons dont les savoir-faire étaient indispensables à la bonne marche des chantiers. Les autorités communautaires n’eurent généralement pas de peine à mobiliser la main d’œuvre nécessaire à ces constructions. Ces opérations étaient dans l’ensemble réalisées en temps et en heure ou avec des retards parfaitement acceptables. MDM forma aussi avec un certain succès des leaders de santé. De la même façon, une organisation comme Vétérinaires sans frontières (VSF) fut en mesure de monter un projet de formation à l’élevage bovin et ovin. Sa mission (1993-1996) forma des Grupos de interés agropecuario (GIA), un peu sur le modèle associatif des GAEC français, dans différentes communautés. Elle eut la sagesse, à la fois de distribuer des têtes de bétail aux membres de ces GIA, mais aussi de les impliquer doublement dans l’opération : en mobilisant leur force de travail et en les faisant participer symboliquement à l’achat des médicaments et des vaccins pour le bétail. Parallèlement, dès le début des années 1990, les responsables d’une ONG miskitu comme Pana-pana posait le diagnostic suivant : le développement local nécessitait

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certes des crédits et des appuis étrangers à la région, mais ceux-ci n’étaient en rien un dû ; il s’agissait d’une opportunité qui n’aurait qu’un temps. Ils entendaient aussi rappeler au travers le nom de leur association – pana-pana signifie « entraide » – qu’il existait une tradition d’aide mutuelle, de don associé à un contre-don et une éthique du travail qui avaient été au fondement de l’expérience sociale des Miskitus. Forts de ce constat, ils vont lancer avec un certain succès différents projets de microcrédit dans plusieurs communautés du municipe de Waspam, comme dans d’autres zones de la Moskitia. Enfin, conscientes du fait que, depuis la fondation du premier mouvement indianiste – ALPROMISU, 1974 –, la question des titres de propriété des terres miskitus et mayangnas était un problème récurrent dans les rapports entre les communautés indiennes et les gouvernements centraux, deux ONG nicaraguayennes reprirent à leur compte le projet de MISURASATA (1980) consistant à dresser une carte des territoires indigènes. Appuyée par The Nature Conservancy (TNC), ALISTAR dressa les cartes des terroirs mayangnas et miskitus du Río Bocay, du haut cours et du cours moyen du Río Coco. Mieux, ses membres commencèrent à poser les bornes de ces terroirs. Et des membres du CIDCA, en association avec le Central American and Carribean Research Council (CACRC), firent peu ou prou le même travail plus en amont. Ici encore, ces opérations résultèrent à la fois d’une prise en compte de demandes émanant des communautés et de la participation de leurs membres, et d’un financement exogène. Un tel financement fut indispensable à la fois pour former certains des comunitarios à l’usage des relevés GPS et à l’achat de ce matériel, comme au paiement de dessinateurs capables de dresser cartes et plans, ou de rédacteurs capables de produire brochures et rapports. Reste que, quelle que soit la qualité de ce travail, la reconnaissance légale de ces terres indiennes est toujours bloquée par l’incapacité du parlement nicaraguayen à voter une loi sur ce sujet.

13 Si, dans l’ensemble, les projets évoqués ci-dessus réalisèrent très honorablement les objectifs qu’ils s’étaient fixés, il en est d’autres, tout aussi nombreux et sans doute largement aussi importants par leur poids financier, qui donnèrent lieu à de considérables détournements de fonds et finirent en fiasco. Les cas les plus exemplaires furent ceux de fonds pour la construction d’écoles et d’églises, de distributions incontrôlées de semis, de matériel agricole, de moyens de transport (bateaux et moteurs hors-bord) et de médicaments. Des donateurs étrangers, laïques ou religieux, ONG ou agences gouvernementales telles l’AID, répondirent ainsi de bonne foi aux demandes émanant de la municipalité de Waspam ou d’ONG locales, telle IDSIM, l’ONG de l’Église morave, ou de différentes officines sandinistes. Mais, loin de veiller à la bonne exécution des projets, les bailleurs de fonds n’envoyèrent jamais personne sur place pour juger de l’avancement des constructions ou des modalités de la distribution des biens ou des crédits. Ce manque de suivi ne permit pas seulement les premiers détournements, mais accrédita l’idée que ceux-ci étaient, dans une certaine mesure, acceptables. En effet, rares furent les organismes qui, à l’image de l’Agence canadienne pour le développement, suspendirent purement et simplement les programmes là où la concussion était patente, mais encore obligèrent ces nouveaux « chevaliers d’industrie » à rembourser les biens mal acquis sous peine de se voir poursuivre en justice. Ainsi la CIAV-OEA eut-elle certes la sagesse de fermer un programme de développement agricole et de construction de silos pour la commercialisation du riz que d’anciens démobilisés de la Contra pillaient systématiquement. Et si, échaudée par l’expérience, elle se refusa à participer dorénavant à de telles entreprises dans la région, elle ne fit pas pour autant le choix de dénoncer publiquement les faits et

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d’intenter une action en justice contre les prévaricateurs. De même, les responsables européens du Projet Wangki suspendirent avec raison leurs opérations lorsque Steadman Fagoth, devenu gouverneur de la Région autonome de l’Atlantique Nord, voulut imposer son neveu comme codirecteur du projet et, ce faisant, organiser sa mise en coupe réglée. Mais eux aussi se refusèrent à faire officiellement toute la lumière sur les raisons qui motivèrent leur départ.

14 Force est de constater que, dès les lendemains de la réinstallation des déplacés, apparaissent chez les ONG et les agences prenant en charge des projets humanitaires ou de développement deux types d’action. L’une de ces praxis s’attachera à définir des objectifs et des projets au contact des populations, impliquera les bénéficiaires en les faisant participer non seulement comme récipiendaires de l’aide, mais en les responsabilisant, à la manière de VSF ou de Pana-pana. À cela s’ajoutera la capacité d’effectuer un suivi minutieux des opérations, seul à même d’éviter des opérations de grivèlerie. Certains auront même le courage de rendre publics les désaccords et les points de friction entre les exécutants d’un projet, ses bénéficiaires et les bailleurs de fonds. À l’inverse, une autre praxis sera à la fois infiniment plus distante face aux demandes formulées par les populations locales et plus soucieuses d’exécuter mécaniquement des distributions massives de nourriture, de médicaments, d’instruments aratoires ou de semis. Cette distance ira de pair, chez certains responsables des institutions bailleuses de fonds, avec une remarquable méconnaissance de la Moskitia et de son histoire. Jamais ceux-ci ne prendront le temps d’enquêter sur l’histoire récente de la zone, sur les péripéties de la guerre ou sur les tentatives de développement des années 1960-1970. Cela s’accompagnera d’une incroyable tolérance face aux ratés sans nombre de ces opérations par trop pensées à distance des réalités locales. Les inventaires et les inspections visant à s’assurer du bon fonctionnement de ces opérations à grande échelle seront des plus superficiels, favorisant largement les détournements tous azimuts.

15 La première de ces façons de faire sera généralement l’apanage d’ONG locales aux moyens relativement modestes, composés de déçus de l’action politique. Leurs membres aspirent généralement à une professionnalisation dans l’humanitaire ou le développement et sont donc peu tentés d’utiliser ces ressources pour se constituer une clientèle politique. Cette façon de travailler sera aussi généralement associée à des projets d’une certaine technicité impliquant durablement les étrangers venus en mission sur le terrain comme ce fut le cas avec le projet de VSF, ou encore les premiers projets d’ALISTAR et du CIDCA. Du coup, ces projets parviendront aussi pour une part à briser les féodalités politiques sandinistes/contras héritées de la guerre. Pana-pana et le CIDCA feront travailler côte à côte d’ex-guérilleros et des proches du Front sandiniste de Libération nationale (FSLN). La seconde façon de travailler va d’emblée s’inscrire dans un certain nombre d’ambiguïtés qui furent celles des différentes ONG qui existaient dans la région avant la rapatriation des réfugiés. Pour la plupart liées à l’Église morave ou au FSLN, celles-ci étaient des organismes dont les dirigeants détournaient, au vu et au su de tous, les dons venus de l’étranger. Et beaucoup de donateurs tolérèrent ces pratiques arguant de la pauvreté ou d’une supposée « culture locale ». Aussi, quand différents projets de développement financés par l’UE, l’AID ou l’OEA furent mis en place dans la région, certains de leurs futurs bénéficiaires, ex- contras ou partisans du FSLN, virent-ils en eux l’opportunité d’accéder, eux aussi, à des postes particulièrement lucratifs. Mieux, beaucoup cherchèrent à utiliser ces projets à des fins politiques. Une première technique fut d’user des ressources mises à

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disposition par les ONG ou les projets de développement pour financer les campagnes électorales tant lors des élections régionales de 1994 que des élections générales de 1996. Une seconde technique consista à proposer l’échange des voix contre la promesse de projets de développement pour la communauté ou d’avantages en nature pour les agents électoraux. Ces dérives furent en outre favorisées par le souci de différents bailleurs de fonds de travailler coûte que coûte dans la zone, le plus souvent au nom d’objectifs strictement bureaucratiques – un budget déjà attribué, la peur panique du scandale public – et non au regard d’une connaissance préalable des problèmes. S’ajoutèrent aussi des motifs parfaitement prosaïques, au premier rang desquels la volonté de conserver des emplois souvent fort bien rétribués pour les responsables locaux desdits projets. Il faut enfin souligner que, si ces attitudes peuvent souvent être associées à certaines ONG, comme à certaines agences internationales, beaucoup d’intervenants oscillèrent entre ces deux « options ». Ainsi, Pana-pana fut pendant un moment la proie de politiciens liés à Brooklyn Rivera et connut alors certaines malversations. La scission d’une partie de ses membres lassés de ces pratiques, qui constituèrent une nouvelle ONG, la FURCA, et les remontrances d’une partie des bailleurs de fonds permirent de redresser la situation. Après des débuts prometteurs, la fondation ALISTAR se transforma à l’inverse peu à peu en une ONG surtout soucieuse de faire du prosélytisme pour le FSLN et de moins en moins capable d’efficacité sur le terrain.

16 Certaines de ces dérives furent renforcées par deux autres facteurs, l’un inhérent aux habitudes de travail de la plus grande partie des bailleurs de fonds, l’autre lié à la conjoncture. Les actions humanitaires comme l’aide au développement se sont longtemps caractérisées par un refus systématique de tout processus d’évaluation externe. Et, les rares fois où ces évaluations eurent lieu, elles consistèrent en des vérifications comptables des plus sommaires. Que les pièces comptables soient parfaitement en ordre ne signifie aucunement que les produits achetés ont bel et bien été livrés à leurs destinataires ! De plus, les rares déplacements sur le terrain s’apparentèrent plus à ces visites guidées pour « camarades étrangers » dont les ex- pays socialistes se firent une spécialité. Enfin, certains échos des célébrations du cinquième centenaire de la Découverte (localement, « de la Conquête ») ne contribuèrent pas peu à accentuer les dérives prévaricatrices. On se souvient comment ces célébrations furent l’occasion du surgissement d’un double discours pour le moins contradictoire : une discussion assortie d’une remise à jour, tout à fait bien venue par ailleurs, des thèses lascasiennes ; une vulgate sur la dignité bafouée et les nécessaires réparations sonnantes et trébuchantes des monstruosités du colonialisme. Largement relayées par l’appareil sandiniste et certains démagogues miskitu comme Steadman Fagoth, ces vulgates sur le praetium doloris devinrent des sortes de lieux communs. Du coup se fit jour l’idée, tant chez certains donateurs que chez certains récipiendaires, que les projets de développement étaient autant de rentes. Et l’idée que ces dons étaient destinés à pallier des manques et à permettre de financer ce que l’on commençait déjà à appeler un développement durable et autosuffisant apparut comme largement désuète. Mitch : désastre naturel, aide d’urgence et nouvelle expérience de la catastrophe 17 Bien que l’ouragan Mitch n’ait pas directement affecté la Côte atlantique nicaraguayenne, le bassin versant du Río Coco connut des crues et des inondations d’ampleur tout à fait exceptionnelle. Ainsi les eaux du Wangki et de ses affluents montèrent de telle sorte que le plus gros des cultures vivrières – riz, haricot, maïs,

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banane et autres musacées, manioc –, ainsi que de nombreux arbres fruitiers furent emportés. De même, toute une partie du cheptel – bovin, équin et porcin – comme des animaux de basse-cour périt noyée. Une bonne moitié des villages riverains des fleuves furent détruits en totalité. De plus, dans beaucoup de villages, où l’habitat ne fut que peu endommagé, la montée des eaux entraîna néanmoins la contamination de l’ensemble des puits et priva les habitants d’eau potable. Si la présence d’esprit des habitants menacés par la montée des eaux permit leur évacuation à temps, leur survie n’en fut pas moins particulièrement difficile. La plupart d’entre eux survécut en mangeant des bananes plantains récoltées dans des plantations situées dans les collines ainsi que des produits de la chasse et de la pêche. Se procurer de l’eau potable devint une opération pour le moins problématique. Les villageois dont l’habitat avait été détruit se réinstallèrent sur les collines dans des huttes de branchages et de palmes à l’image de celles qu’ils construisent auprès des plantations éloignées des villages. Les mêmes n’eurent généralement plus d’autres vêtements que ceux qu’ils portaient lors de la montée des eaux, n’ayant en outre à leur disposition que très peu d’instruments aratoires et de cuisine et, le plus souvent, aucun médicament. Une machette, une marmite, une bassine ou un seau constituaient la seule et unique richesse de ces familles. Les déplacements sur le fleuve devinrent très difficiles car bateaux et pirogues, coulés ou emportés, avaient fait les frais des crues. C’est dire que toute une population d’agriculteurs sédentaires se vit transformée du jour au lendemain en collecteurs-chasseurs et que la moitié d’entre elle devint de surcroît nomade.

18 Cette expérience de la détresse matérielle due à un cataclysme naturel s’accompagna de la sensation d’expérimenter une nouvelle catastrophe semblable à celle de la destruction des villages à l’époque de la guerre. Pis, cette sensation se conjugua à un sentiment d’abandon complet de la part des autorités nicaraguayennes. L’aide de première urgence apportée aux sinistrés fut ainsi acheminée de façon à la fois relativement tardive et chaotique. En amont de Raïti elle fut distribuée par l’armée nicaraguayenne et la défense civile largement débordées l’une et l’autre par l’ampleur de la tâche. En aval, une aide en vêtements et en nourriture fut collectée localement dans toute la RAAN par les Églises morave et catholique et convoyée par des commerçants locaux jusqu’à Waspam. De même, les agriculteurs de Francia Sirpi, Santa Clara et Awastingni – la zone des Llanos entre Puerto Cabezas et Waspam – envoyèrent des sacs de haricot et de maïs sur le fleuve. Mais, faute de bateaux, ceux-ci furent fort mal distribués. Par ailleurs, des membres de l’infanterie de marine des Pays-Bas et des marins de la flotte britannique portèrent assistance deux semaines durant aux populations du haut cours du Río Wangki. Une quarantaine de Hollandais bientôt relayés par des Britanniques aidèrent à déblayer le village de Raïti et à y construire des latrines. Un hélicoptère de la Royal Navy fut mis à disposition de l’Église morave afin d’effectuer une inspection des différentes communautés sinistrées. D’autres appareils furent affectés au transport de la nourriture et des médicaments acheminés par le PAM et le CNE, et à l’évacuation des blessés soignés sur les navires porte-hélicoptères. Enfin, le ministère de la santé finit par dépêcher dans la région dix-sept brigades de santé fortes de 70 médecins et infirmiers. Il convient de souligner combien les habitants eurent l’impression d’être non seulement livrés à eux-mêmes mais, plus encore, d’être considérés comme des citoyens de seconde zone. En effet, alors qu’ils avaient, à l’instar d’autres sinistrés, tout perdu et qu’ils se rendaient compte en écoutant la radio de la similitude de leur sort avec celui des sinistrés du versant pacifique du pays, aucun membre du gouvernement, aucun représentant des médias nationaux ou

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internationaux ne vint s’enquérir de leur sort. De même furent-ils particulièrement choqués par le refus de nombreux membres des brigades de santé de venir leur porter secours in situ.

19 Ce sentiment d’abandon fut redoublé par les ratés de la distribution de l’aide internationale dans les semaines qui suivirent l’ouragan. On se souviendra que dans le nord-ouest du pays, les démêlés entre les populations, les secouristes et le gouvernement donnèrent lieu à des débats publics largement relayés par la presse nationale et internationale. La dénonciation des détournements de l’aide par le gouvernement eut certainement pour effet de limiter les prévarications. Elle permit aussi aux sinistrés de sentir qu’ils pouvaient être entendus, ce qui facilita de toute évidence tout un travail de deuil. À l’inverse, sur le fleuve, les choses fonctionnèrent en une manière de huis clos, où les victimes de la catastrophe furent chaque fois mises devant le fait accompli sans que leurs demandes ou leurs protestations ne soient jamais entendues et relayées. Le premier acte de ce huis clos tint à la rumeur selon laquelle certains des membres des brigades de santé détournèrent des médicaments jugés « trop bons » pour les habitants du fleuve. Le second prit la forme d’un détournement pur et simple d’une partie de la nourriture destinée aux sinistrés. Si une agence comme la Croix rouge nord-américaine eut à cœur de surveiller l’acheminement des vivres, d’autres n’eurent pas cette sagesse. Certains des convoyeurs du PAM revendirent ainsi en toute impunité des cargaisons de nourriture à des commerçants honduriens et nicaraguayens. Parallèlement les employés de la mairie de Waspam, chapeautés par le maire libéral de la localité – Gerardo Tomas –, pillèrent allégrement les stocks de nourriture et de vêtements destinés aux sinistrés. Le troisième tint à l’incapacité de certaines agences internationales à s’adapter aux spécificités des demandes et des besoins des populations locales. Ainsi, dans son désir de distribuer rapidement des tôles aux habitants du haut cours du Río, la Croix rouge belge ne se préoccupa nullement de savoir comment celles-ci seraient transportées. Convoqués pour recevoir leur dû dans un bourg – Wiwili, très en amont de leurs communautés – et dépourvus de tout moyen de transport, les bénéficiaires n’eurent d’autre solution que de revendre au plus offrant. Plus grave, on ne sut pas assez écouter les conseils de certaines ONG locales, telles Pana-pana ou FURCA. Celles-ci soulignèrent presque immédiatement que le plus important était sans doute moins d’acheminer de la nourriture que des semis, des instruments aratoires, des bateaux afin que les comunitarios retrouvent au plus vite l’autosuffisance alimentaire qui était naguère la leur. En effet, du fait de la crue et des dépôts de limons, beaucoup de parcelles étaient extrêmement fertiles. Au lieu de cela, on écouta les politiciens locaux trop heureux d’avoir à la fois des biens à détourner et d’apparaître comme les pourvoyeurs de leurs électeurs. Enfin, alors que le forage de puits, permettant d’avoir à nouveau accès à l’eau potable, était une autre des priorités, aucune des agences internationales n’y vit une mesure d’urgence pour laquelle devaient être mobilisés du matériel de forage et des moyens pour le transporter. De même, prit-on au départ comme critère pour déclarer une communauté sinistrée le degré de destruction de l’habitat mais d’aucune façon l’état des puits ou des sources, du cheptel et du domaine agricole, alors que, de fait, la disparition des points d’approvisionnement en eau potable, la perte des futures récoltes ou des arbres fruitiers était à moyen terme beaucoup plus dommageable que celle de l’habitat.

20 Ainsi, pour les habitants des communautés riveraines du Río Coco, l’ouragan Mitch n’eut pas pour seule conséquence des destructions matérielles. La brutalité et l’imprévisibilité des destructions causées par la tempête, les dysfonctionnements de

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l’aide aux sinistrés tout comme certaines bévues des ONG ou des agences internationales accréditèrent chez beaucoup des sentiments propres à grever les tentatives d’aides au développement dans la région. Le premier prit la forme d’une perte de foi dans l’avenir et dans les tentatives de développement endogènes : « À quoi bon travailler, si le fleuve peut emporter en quelques heures le travail d’une dizaine d’années ». Le second se traduisit par une valorisation des actions prosaïques les plus immédiates et souvent même par une valorisation des conduites délinquantes : « Pourquoi ne pas piller l’aide internationale, pourquoi ne pas la revendre si d’autres le font sans être punis ». Le troisième fut de croire que l’aide constituait une sorte de manne inépuisable et serait versée de manière ininterrompue. La manne de la reconstruction post-Mitch et ses effets pervers 21 Une fois la première urgence passée, les habitants du Río Coco se trouvèrent confrontés à l’arrivée d’une aide sans précédent. En effet, eu égard à l’importance des sommes débloquées par la communauté internationale, tant pour la reconstruction du pays que pour lutter contre la pauvreté, bon nombre d’ONG et d’agences internationales jusqu’alors peu ou pas présentes dans la région firent leur apparition et entrèrent en concurrence avec les ONG déjà implantées sur place. Certaines agences internationales, telle la mission nicaraguayenne de l’OEA, vinrent concurrencer certaines ONG nicaraguayennes qui, de fait, avaient un quasi-monopole sur certaines régions, comme le haut cours du Río Coco et du Río Bocay. Plus en aval, l’UE relança un projet avec des moyens infiniment plus importants que ceux des ONG nicaraguayennes. L’arrivée de ces nouveaux intervenants s’inscrivit aussi de toute évidence dans des visées politiques. Le gouvernement nicaraguayen d’Arnoldo Alemán entendit contrer le poids grandissant de certaines ONG sandinistes, comme ALISTAR, dans le Bocay. De son côté, le gouvernement suédois qui finança le projet Hijos del Río, exécuté par l’OEA, ne souhaita pas financer des ONG par trop ouvertement affiliées à un parti politique. Plus acquis aux sandinistes qu’aux anciens contras ou au gouvernement, certains fonctionnaires de l’UE ne furent pas mécontents de constituer un pôle indépendant de l’administration libérale dans la RAAN et le municipe de Waspam. Cette concurrence politique fut aussi le fait des ONG et des institutions locales elles-mêmes. La mairie de Waspam s’opposa ainsi férocement à certaines initiatives d’ONG comme FADCANIC ou Wangki Lumpia, toutes deux entre les mains de responsables sandinistes locaux. Les uns et les autres avaient en vue les prochaines élections municipales (2001) et entendaient rentabiliser politiquement les retombées de l’aide. Enfin, comme on l’a vu, des conceptions différentes de l’aide au développement furent en concurrence.

22 Cette situation d’abondance de moyens ne va pas sans effets pervers, d’autant que l’aide devait en principe être dépensée selon un calendrier fixé d’avance qui tint plus compte des impératifs de la comptabilité des pays donateurs que de certains aléas locaux. Beaucoup d’ONG se chargèrent du plus grand nombre de projets possibles sans toujours être en mesure de les réaliser. De plus, ces fonds furent trop souvent attribués sur la bonne mine de leurs dirigeants, ou de leur site Internet, et beaucoup plus rarement suite à des visites in situ et des discussions avec les sinistrés. Certaines ONG firent monter les enchères de la manière la plus incroyable. Quelques-unes n’hésitèrent pas à promettre des commissions ou des gratifications à des personnalités locales – responsables d’associations locales, maire et membres des conseils municipaux, gouverneur et conseillers régionaux –, dans le dessein d’être désignées pour exécuter telle ou telle opération. Elles purent aussi pratiquer la « guerre des tarifs » contre une organisation rivale. Ainsi dans le haut Río Coco, ALISTAR tentera à plusieurs reprises de

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monter les responsables d’associations locales contre l’OEA en affirmant que celle-ci devrait mieux rémunérer les habitants participant aux projets de reconstruction ou distribuer plus de nourriture. Et, dans le municipe de Waspam, c’est plus d’une fois que FURCA et Pana-pana s’entendirent dire que d’autres ONG n’exigeaient aucun travail de la part des bénéficiaires des projets de développement. De même se virent-elles reprocher de pratiquer des prêts sans intérêts plutôt que de distribuer des biens gratuitement. Ces multiples marchandages n’améliorèrent nullement le sort des sinistrés ; ils se traduisirent avant tout par de considérables retards dans l’exécution de certains projets. De telles pratiques ne furent d’ailleurs pas dépourvues d’inconvénients pour leurs principaux parrains : pour n’en citer qu’un exemple, ALISTAR ne tarda pas à voir certaines communautés ou associations indiennes locales se mettre à pratiquer à son encontre le chantage qu’elle-même leur avait conseillé de mettre en place avec l’OEA.

23 L’abondance des ressources favorisa une dépendance croissante vis-à-vis de produits mal adaptés à l’environnement et aux conditions écologiques, tel le parpaing de béton ou la tôle galvanisée. L’idéal devint en effet désormais la maison en parpaing avec un toit de tôle, habitat dont on sait pourtant qu’il se transforme durant six mois de l’année en fournaise parfaitement inhabitable. Mais, n’est-il pas plus facile pour une ONG de distribuer des tôles ou du ciment, plutôt que de faire venir des charpentiers et des maçons capables d’enseigner aux habitants à couper le bois ou le bambou et à le traiter, ou à produire des tuiles et des briques ? De telles opérations nécessitent que l’on soit au contact de la population, communauté par communauté, et que l’on soit capable de s’installer durablement dans des endroits parfois très inhospitaliers pour y vivre et y travailler en deçà de toute visibilité médiatique. Du coup, grâce à certains démagogues pressés de faire valoir des résultats immédiats, l’idée que l’on puisse améliorer la fabrication des toits en palmes et en bardeau ou la confection des tuiles fut perçue comme un refus raciste de faire bénéficier les Indiens du progrès. Les propositions de constructions en bois, en bambou ou en adobe furent aussi souvent interprétées de la même façon. Et dans les zones du Bocay et du haut Río Coco, les sinistrés ne commencèrent à reconsidérer le problème qu’après s’être aperçus que l’OEA avait opté pour ses propres bâtiments de service et de logement en faveur de la tuile et/ou de la palme.

24 Le dernier effet pervers de l’aide tint à sa politisation au plus mauvais sens du terme. L’aide à la reconstruction et les fonds pour la lutte contre la grande pauvreté furent pensés comme s’inscrivant dans un projet global impliquant l’ensemble des communautés et ses membres les plus déshérités. Or, de fait, certaines maladresses donnèrent nombre d’arguments à ceux qui affirmaient que les ONG étaient autant d’acteurs venant appuyer telle ou telle force politique et non promouvoir le développement. On a vu que certaines agences internationales apparurent d’emblée comme constituant des sortes de contre-poids aux équilibres politiques locaux. Si l’OEA et les donateurs suédois du projet Hijos del Río se gardèrent très soigneusement d’entrer en politique, les responsables du projet de l’UE n’eurent pas ces pudeurs. Les premiers mirent un point d’honneur à répartir équitablement les microcrédits sans jamais privilégier les familles d’affiliation libérale. Et ils firent de même chaque fois qu’ils suscitèrent la formation de comités ad hoc, que leurs interlocuteurs fussent ou non sandinistes. Hasard ou volonté délibérée, les seconds – les intervenants de l’UE, en l’occurrence – se prirent de fait à privilégier les secteurs affiliés au sandinisme. Et parfois même de la façon la plus grossière qui soit comme lorsqu’ils offrirent des

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facilités de transport aux activistes du front durant la campagne électorale des municipales. Ce faisant, ils contribuèrent à accréditer l’idée que l’activité politique n’est en rien la poursuite et la réalisation d’intérêts collectifs, idéal déjà passablement malmené dans la région, mais bien et avant tout un moyen d’obtenir des gratifications individuelles. Les ratés de l’aide 25 Par-delà ces effets pervers, il convient de noter que l’aide connut aussi bon nombre de ratés. Certains portent à sourire et relèvent d’un scénario à la Courteline. Ainsi, ces latrines aux parois de zinc données par la Croix rouge nord-américaine, qui offrent l’avantage de se transformer en four solaire dès que le soleil brille, mais qui, de ce fait, sont tout simplement inutilisables une bonne partie de l’année. On pourrait citer aussi le cas de ce logisticien de MSF s’obstinant à vouloir qu’un motoriste novice en matière de rapide franchisse les premiers étroits en aval de Raïti, pourtant réputés dangereux : la pirogue se retourna et un matériel de forage relativement coûteux sombra dans un trou d’eau. Beaucoup l’avait pourtant prévenu de la nécessité de faire appel pour cette partie du trajet à un pilote très expérimenté. Il y eut aussi les projets d’élevage porcin où l’on s’ingénia à importer à grands frais des animaux du versant pacifique. Parfaitement inadaptés au climat, ils ne tardèrent pas à mourir ; seuls quelques propriétaires avisés les mangèrent sans attendre l’épidémie. Pourtant, là encore, les conseils des gens du lieu n’avaient pas manqué. Tous soulignaient la nécessité d’agir comme l’avait fait VSF quelques années plus tôt : trouver des animaux adaptables au lieu, commencer avec un petit nombre et les laisser se reproduire. D’autres remarquaient que les porcs étaient facilement volés et que les gens en faisaient peu de cas. Ils ajoutaient en outre que le bétail bovin avait toujours été l’objet de plus d’attention, d’autant que les gens y voyaient là une sorte de tirelire pour le futur. Certains projets de répartition des silos furent pareillement menés en dépit du bon sens. On distribua sans chercher à savoir si les récipiendaires des silos seraient capables d’en prendre soin. Et, de fait, un nombre non négligeable d’entre eux furent revendus à des commerçants ou abandonnés à la rouille. Une politique de microcrédits, dans le style de celles qui sont pratiquées par Pana-pana ou FURCA auraient permis de discerner quels étaient les individus susceptibles de s’impliquer dans ces projets.

26 Au-delà, il est des échecs infiniment plus dommageables à moyen et à long termes. Nombre de projets de reconstruction de l’habitat ou de distribution de vivres, de vêtements et de médicaments ne furent pas menés à bien du fait du détournement des fonds qui leur étaient destinés. Le cas le plus exemplaire fut celui des ponts qui devaient être reconstruits sous la direction du Projet Waspam de la CE. Les constructeurs eurent tout le loisir de détourner et de revendre le ciment et les fers à béton destinés à ces constructions. Il en fut de même de certains projets de cadastrage des terres revendiquées par les communautés indigènes. Le maire de Waspam, Gerardo Tomas, et plusieurs de ses proches volèrent et revendirent les produits destinés aux sinistrés. L’édile put ainsi, non seulement mener grand train avec ses acolytes, mais acheter une propriété foncière aux dimensions tout à fait respectables et se lancer dans l’élevage bovin avec cent cinquante têtes de bétail. Une ONG liée au FSLN comme FADCANIC laissa à moitié achevées un nombre considérable de constructions abandonnées à l’état de squelettes dans différentes communautés. Il en est d’autres où rien ne fut fait. Enfin, l’enquête réalisée à grands frais par l’Université morave auprès des communautés indigènes sur l’avant-projet de loi concernant le régime des propriétés communales fut dans une large mesure une escroquerie. Les questionnaires

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destinés aux habitants des communautés riveraines du fleuve furent remplis sans que les enquêteurs daignent se rendre sur place (mais sans renoncer pour autant aux confortables frais de mission versés à cet effet).

27 Nul doute que de telles malversations tiennent à certaines habitudes de piratage fort anciennes dans la région ; reste que certains des donateurs les ont, à bien des égards, favorisées. Rares sont ceux qui eurent la sagesse des Canadiens, des Danois, de la Fondation de France, des Hollandais ou des Suédois. Ceux-là réalisèrent de véritables inspections sur le terrain. Le personnel diplomatique suédois s’est rendu à plusieurs reprises dans les marges du département de Jinotega pour voir où en étaient les réalisations de Hijos del Río. FURCA a dû rendre des comptes à des experts indépendants recrutés par ses propres donateurs. On n’a rien vu de tel pour les projets d’ALISTAR, FADCANIC ou de l’UE. Aucun fonctionnaire européen, aucun membre de l’AID, aucun personnel des différentes ambassades des pays donateurs ne jugea bon de se promener une semaine durant sur le fleuve, de s’arrêter dans les villages, d’y dormir, de parler avec les gens et de les écouter. Il est évident que de tels voyages ne sont pas la panacée universelle ; ils ont néanmoins certaines vertus et auraient sans doute permis de s’apercevoir assez tôt de différentes malversations. Ils auraient permis à tout le moins d’identifier les dysfonctionnements, de recevoir et d’appuyer les demandes en justice des victimes de ces escroqueries et, éventuellement, de suspendre quand il en était encore temps les versements destinés aux projets notoirement inefficaces ou propices aux détournements de fonds. Le laxisme qui a prévalu chez beaucoup de donateurs n’a pas peu contribué à légitimer les pratiques les plus malhonnêtes et les discours schizophrènes. Pour beaucoup, les projets de reconstruction ou de lutte contre la pauvreté ne sont plus simplement articulés à des systèmes de clientélisme politique, ils sont devenus autant de possibilités de s’enrichir en toute impunité et encouragent de fait un conformisme délinquant aux visées les plus immédiates. Pour un changement des attitudes et des méthodes 28 Le bilan en demi-teinte que l’on peut tracer des opérations de reconstruction et de développement dans les communautés du Wangki et de ses affluents ne saurait conduire à prôner un quelconque retrait des donateurs internationaux. Il convient au contraire de réorienter cette aide en fonction de trois objectifs principaux, objectifs susceptibles de recueillir l’assentiment des populations locales, comme du gouvernement du Président Bolaños, effectivement engagé dans une lutte contre la corruption.

29 Il est un volant de l’aide internationale qui doit être affecté à des institutions, type OEA, seules capables de prendre en charge la logistique extrêmement complexe que supposent certaines opérations particulièrement lourdes, de déminage par exemple : les sites sont depuis longtemps identifiés, reste à mettre en place une opération de longue haleine. De même conviendrait-il de pouvoir appuyer une enquête comblant les lacunes des différentes études sur les problèmes fonciers. Beaucoup des projets de développement achoppent sur le fait que, pour obtenir des crédits permettant de lancer des cultures à forte valeur ajoutée ou des projets d’élevage d’animaux exotiques (cuirs de sauriens), les intéressés doivent pouvoir présenter des titres de propriété. Or, jusqu’à ce jour, les Miskitus continuent de vivre dans un régime foncier parfaitement indéfini. Certes, certains arrêts internationaux, comme dans le cas du différend entre la communauté d’Awastingni et l’État nicaraguayen, reconnaissent l’existence de terres indigènes que l’État n’est pas en droit de concéder a des entreprises étrangères. Mais

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cela ne constitue pas pour autant des titres de propriété pour les communautés : un cadastrage généralisé des terres indiennes serait un préalable aux projets de développement, et il conviendrait de rouvrir au sein des forum internationaux la question des droits d’usage de certaines communautés miskitus sur des terres honduriennes. Plusieurs de ces terres ont en effet été accaparées par des commerçants spéculateurs, et si d’autres y échappent encore, c’est uniquement parce qu’elles sont éloignées et dépourvues de voies d’accès terrestre.

30 Par ailleurs, il est avéré que les politiques de microcrédits ont dans l’ensemble été un succès, même si elles ne sont en rien spectaculaires – ceci expliquant peut-être cela. Elles supposent en effet des réseaux locaux présents sur le terrain de façon durable, c’est-à-dire susceptibles de toucher les communautés les plus reculées pour y proposer des prêts de 50, 100, 150 ou 200 dollars. De telles opérations ne peuvent être réalisées que par des opérateurs locaux qui ont grosso modo la même connaissance fine du terrain que les commerçants locaux qui pratiquent ce genre de prêts à des taux généralement usuraires. De tels prêts ont ceci de pertinent qu’ils répondent à des attentes précises des habitants qui empruntent d’ailleurs de la façon la plus sagace.

31 Il est aussi un style de conduite dont il conviendrait de se défaire, consistant à apporter un soin maniaque dans la surveillance et la conception des ouvrages destinés à abriter les administrateurs de projet, tandis que la plus grande négligence accompagne la construction d’équipements collectifs, conduite illustrée jusqu’à la caricature par la mise en œuvre du Projet Waspam.

32 Enfin, tous les projets d’aide au développement devraient prendre l’habitude de provisionner des fonds à la fois pour de réelles inspections sur le terrain mais aussi pour d’éventuelles actions en justice. Mieux, de telles décisions devraient être très largement discutées et annoncées lors des visites préalables à la mise en place des opérations de développement. Tout un programme !

33 [Mexico, mai 2002]

NOTES

1. Cet article fait suite au texte publié dans la dernière Chronique (Journal de la Société des Américanistes, 2001, tome 87, pp. 376-392) où le lecteur trouvera une chronologie des événements de l’histoire récente du Nicaragua, ainsi qu’une liste des sigles correspondant aux principaux acteurs institutionnels et une bibliographie. Les matériaux nécessaires à cette étude ont été recueillis au cours de différentes missions en Moskitia nicaraguayenne, dont une (en août-septembre 2001) a été financée par la Fondation de France. Je suis bien entendu seul responsable des opinions et conclusions exprimées dans cet article. 2. La valeur du lempira oscillait, à l’époque, entre 25 et 50 centimes d’euro.

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INDEX

Index géographique : Honduras, Mayangna, Moskito, Nicaragua, Sumu

AUTEUR

GILLES BATAILLON

CEMCA-CIDE (Mexico)/Centre d’étude des mouvements sociaux, EHESS (Paris)

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Comptes rendus et Notes de lecture

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DEMALLIE Raymond J. (ed.), Handbook of North American Indians, 13. Plains, Smithsonian Institution, Washington, D.C., 2001, xvi + 1 360 p., bibl., index, ill., cartes (en deux tomes : Part 1 et Part 2)

Emmanuel Désveaux

1 L’entreprise encyclopédique que la Smithsonian Institution consacre aux Indiens d’Amérique du Nord a franchi avec la publication de cet ouvrage une étape décisive. En effet, quelle que soit la conception que l’on peut avoir de l’ethnologie du sous- continent, les Plaines constituent à tout point de vue un « gros morceau ». Par ailleurs, il ne reste, après ce volume-ci, qu’un seul à publier en ce qui concerne le volet « aires culturelles » du projet, en l’occurrence celui dédié au Sud-Est. Rappelons pour mémoire que le premier volume de la série du nouveau Handbook of North American Indians a été publié en 1978 (il traitait de la Californie) et que, depuis, douze volumes consacrés à chacune des aires culturelles telles que les avait définies Kroeber sont sortis, auxquels s’ajoutent deux volumes thématiques (Languages et History of Indians-Whites Relations). D’autres volumes thématiques sont annoncés : « Technology and Visuals Arts » (pourquoi le singulier pour la technique et le pluriel pour les arts visuels ?) ; « Environnement, Origins, and Population » (ici on s’attend à des difficultés extrêmes tant les thèses sur le peuplement font l’objet aux États-Unis de révisions déchirantes1 et d’âpres disputes dans lesquelles les Autochtones sont d’ailleurs impliqués, ne serait-ce qu’indirectement à la suite de l’adoption d’une loi fédérale très stricte protégeant les dépouilles humaines supposées précolombiennes, The Native American Graves Protection and Rapatriation Act). Un chapitre s’intitule enfin « Indians in Contemporary Society ».

2 À la différence des ouvrages précédents, ce volume apparaît en deux tomes, proposant quelque 1 360 pages in quarto de textes, d’illustrations et de bibliographie. Il m’était

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arrivé, recensant des volumes antérieurs de la série, de critiquer leur normalisation (env. 800 pages) en dépit de la grande variation dans l’accumulation des connaissances qui prévaut d’une aire culturelle à l’autre. Ici, il est clair que le maître d’œuvre du présent ouvrage, Raymond J. Demallie, n’a pas pris le risque de réduire arbitrairement le propos ; il a donné aux Plaines l’espace éditorial qui leur convenait, même si cela devait perturber l’élégant plan d’agencement prévu initialement pour les rayonnages des bibliothèques privées ou publiques. Et ce d’autant plus que le découpage adopté, plus généreux pour l’aire culturelle qui nous occupe que celui de Kroeber, lui confère une extension considérable allant pratiquement du Golfe du Mexique, avec les Tonkawa, jusqu’aux confins de l’Alberta et de la Colombie britannique avec les Stoney, soit pratiquement un bon quart du sous-continent nord-américain. Or, compte tenu de la diversité écologique de l’immense zone embrassée, il est évident que ce qui caractérise ici les Plaines, c’est un mode de vie, tel qu’il a été observé au XIXe siècle, fondé sur la chasse au bison et la monte du cheval. À cet égard, les Plaines constituent une sorte d’exception ; c’est la seule aire culturelle nord-américaine qui soit avant tout un produit de l’histoire postcolombienne.

3 L’ouvrage reprend le plan des précédents volumes. Après des articles généraux sur les langues, la préhistoire, puis l’histoire, il égrène une longue série de trente-deux chapitres qui offrent successivement une brève monographie de chacune des « tribus » répertoriées, elles-mêmes regroupées en deux grandes divisions Prairie Plains et High Plains (la géographie réaffirme partiellement ses droits à moins qu’il ne s’agisse là d’une sorte de résurgence inconsciente, « sauvage », du principe autochtone des moitiés). L’intérieur de chaque monographie reprend à son échelle, comme dans une poupée russe, le plan de l’ensemble de l’ouvrage, notamment en abordant les traits culturels du groupe, puis son histoire. Mais, ainsi que nous l’avions remarqué en recensant les précédents volumes de la collection récemment sortis en comparaison avec les premiers, la part de l’histoire s’amplifie, au détriment peut-être d’autres informations, notamment ethnographiques, et surtout de leur interprétation. Cela étant, on comprend aisément les raisons de ce choix intellectuel de privilégier l’histoire. Celle-ci ne suscite pas trop de discussions, ni entre spécialistes du champ, ni entre les « scientifiques » et les autochtones dans la mesure où, à l’échelle qui lui est dévolue, elle se limite principalement à un exercice d’érudition. Lévi-Strauss avait récemment remarqué la même « hyper-historisation » pour en dénoncer les risques en recensant The Cambridge History of Natives Peoples of the Americas2, un récent ouvrage de synthèse qui peu ou prou prétend tenir lieu de nouvelle version du Handbook of South American Indians. Ces risques résident dans une vision relativisée du désastre qui a résulté du contact avec les Européens pour tous les groupes amérindiens, sans exception, bien qu’à des degrés divers, il est vrai. Sans aller aussi loin dans la critique que ne le faisait Lévi-Strauss, on soulignera quelques-unes des apories de cette approche, dans le cadre du travail de la Smithsonian, à la lumière d’un des chapitres les plus passionnants de ce double volume, intitulé « Enigmatic groups ». Celui-ci fait partie d’une série terminale de chapitres consacrés chacun à des thèmes censés en quelque sorte caractériser d’un point de vue transversal la « culture » des Plaines. On y trouve, pêle-mêle, des textes qui traitent tantôt de la danse du soleil – hommage évident à Wissler –, tantôt des mouvements religieux intertribaux – tentative d’inscrire les événements autour de la ghost dance de 1891 dans un ensemble plus large d’échanges ou de circulations de dispositifs rituels spécifiques –, tantôt des pow wow, phénomène contemporain s’il en est, décrit de façon assez adéquate à la fois comme une célébration et un processus de

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« dénantissement », tantôt encore d’organisation sociale et de parenté, sous la plume posthume de Fred Eggan, géant de la question, tantôt, plus classiquement, de la musique ou de l’« art ».

4 Nous pourrions discuter de la pertinence de cette liste. Revenons plutôt à ce chapitre consacré aux « groupes énigmatiques ». Rédigé par Douglas R. Parks, il part du constat

que les sources anciennes, surtout celles espagnoles et françaises des XVIIe et XVIIIe siècles, mentionnent un certain nombre d’ethnonymes, tels que Ahijados (les adoptés en espagnol) du Texas occidental, les Manrhout rencontrés par de La Salle, les Beaux Hommes, ennemis des Mandan, les Petits Renards, les Gens de la Belle Rivière, ceux de l’Arc, de la Flèche Collée, etc. Ces noms désignent de véritables tribus et sont mis au même rang que d’autres ethnonymes renvoyant à des groupes qui survivront jusqu’à aujourd’hui. On peut expliquer l’existence de ces ethnonymes en déshérence par la disparition physique des groupes correspondants, due par exemple au choc épidémiologique ou à la capacité guerrière renforcée par l’armement européen de leurs ennemis traditionnels. Pourtant, cette explication paraît parfois un peu courte, compte tenu de l’importance apparente de ces groupes. Difficile qu’ils disparaissent ainsi du jour au lendemain, sans laisser de traces. Du coup, Parks n’exclut pas non plus l’hypothèse que

les groupes qui apparaissent dans les sources sous un nom au XVIIIe siècle resurgissent sous un autre au XIXe, un nom régulièrement suivi et « sanctifié » depuis lors par le Bureau des Affaires Indiennes de Washington, la tradition académique et, plus récemment, les Indiens eux-mêmes. Ici, l’érudition est mise à rude épreuve ! Mais au- delà, cette quête sur les « tribus perdues » des Plaines suggère une dynamique sociale particulière de recomposition permanente des unités sociales. Lowie a observé, lui aussi, que chez les Mandan, à quelques années d’intervalle, l’intitulé des soi-disant clans avait bougé. Cette grande instabilité onomastique, en contraste avec ce qui s’observe au nord-est où un recul historique de trois à quatre siècles permet d’apprécier une grande stabilité des tribus et de leur appellation, nous paraît dessiner une piste de recherche intéressante.

5 Cette labilité tient-elle à l’adoption, récente, du cheval qui aurait bouleversé l’implantation des tribus ? Ou tient-elle à des phénomènes structuraux plus profonds encore ? La question reste ouverte. Mais elle nous ramène à un autre chapitre, très intéressant à mes yeux, concernant l’archéologie de la zone. On sait que dans les Plaines septentrionales, avant l’adoption du cheval, prévalait un mode de vie riverain et relativement sédentaire, dont les trois tribus villageoises du Moyen Missouri, les

Mandan, les Hidatsa et les Arikara, auraient été au XIXe siècle les ultimes témoins. Les récents travaux de l’archéologie montrent qu’il en allait de même dans les Plaines méridionales. Mais si le modèle de l’habitat au nord était résolument circulaire, celui prévalant au sud étant plutôt carré, ce qui, d’une certaine façon, inscrit toute cette zone dans la continuité des fameux groupes pueblos du sud-ouest. La proximité linguistique entre les pueblos de Taos et les Kiowa, une des plus importantes tribus de

cette partie des Plaines, avait été établie depuis le début du XXe siècle. Il y a là une continuité qui se développe sur plusieurs plans et qui mériterait d’être explorée peut- être plus avant. Au prix d’une remise en cause du sacro-saint découpage en aires culturelles, il est vrai.

6 Tout cela pour dire que, si cette somme constitue bien l’ouvrage de référence tant attendu des nord-américanistes, l’ampleur du domaine qu’il couvre et sa qualité

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intrinsèque devraient susciter la curiosité de la plupart d’entre nous. Un dernier mot sur la bibliographie. Elle est colossale, ainsi que nous pouvions l’imaginer, comportant pas loin de 4 000 entrées. On peut regretter néanmoins qu’elle ne comporte, à quelques exceptions historiques près (comme le célèbre journal de voyage de Maximilian illustré par Bodmer), que des références en anglais (ce principe de sélection ne se retrouvait pas dans les autres volumes de la série des Handbook of North American Indians). Le Journal de la Société des Américanistes a, par exemple, récemment publié des contributions sur les Plaines qui – sans vouloir porter un quelconque jugement de valeur sur le tout-venant de la production américaine – doivent être aussi pertinentes que nombre d’articles répertoriés ici. Cela étant, on dira à la décharge de l’éditeur (au sens anglais du mot) de ce volume que les Plaines ont, plus que toute autre région d’Amérique du Nord, inspiré une immense littérature anthropologique et « para »- anthropologique, non seulement aux États-Unis mais également au dehors, et ce, en particulier, dans les pays de langue allemande. Opérer un tri dans ce fatras aurait été, assurément, une tâche vertigineuse...

NOTES

1. Voir, par exemple, le récent ouvrage The First Americans, the Pleistocene colonization of the New World, Nina G. Jablonski, , California, Memoirs of the California Academy of Sciences, 2002. 2. Claude Lévi-Strauss, compte rendu de The Cambridge History of Natives Peoples of the Americas, tome III, de Frank Salomon et Stuart B. Schwartz, L’Homme, n° 158-159, pp. 439-442.

AUTEURS

EMMANUEL DÉSVEAUX

EHESS-musée du quai Branly, Paris

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KLEIN Cecelia F. (ed.), Gender in Pre- hispanic America. A symposium at Dumbarton Oaks, 12 and 13 october 1996, Dumbarton Oaks Research Library and Collection, Washington, D.C., 2001, viii + 397 p., 117 fig., index, bibl.

Marie-Charlotte Arnauld

1 Ce livre est un collectif d’articles issus d’un symposium tenu à Dumbarton Oaks les 12 et 13 octobre 1996. Dans l’introduction, Cecelia Klein explique que l’idée du symposium a d’abord rencontré une certaine réticence, due au fait que les gender studies étaient encore trop récentes dans le domaine mésoaméricain. Un symposium a bien été organisé par les historiennes de l’art Virginia E. Miller et Mary Ellen Miller, au Congrès des Américanistes de Bogotá en 1985, mais sans suite, si ce n’est la publication même du symposium. L’intérêt pour le rôle des femmes en Mésoamérique préhispanique remonte pourtant, en histoire de l’art, à Tatiana Proskouriakoff, dont l’article intitulé « Portraits of Women in Maya Art » (1961) démontre que quelques figures de la sculpture maya classique représentent, non pas des hommes, mais des femmes royales ; elle étudia ensuite l’iconographie de Yaxchilan, où les reines jouent effectivement un rôle important à côté des rois.

2 En dépit des intentions de Klein (p. 5) qui ne souhaitait limiter ni les auteurs, ni le thème général de l’ouvrage aux seules femmes et aux seules questions féminines ou féministes, les auteurs sont en majorité des femmes puisqu’un seul homme a participé ( « [...] the relatively small number of male contributors in this volume... » !). La diversité disciplinaire est un peu plus marquée : archéologie, ethnohistoire, ethnologie, la mieux représentée étant l’histoire de l’art. Les documents sur lesquels s’appuient ces études

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sont des objets archéologiques (Gero, Brumfiel, Serra Puche), des représentations sculptées (Joyce), des textes glyphiques et des documents pictographiques (Marcus), des textes ethnohistoriques (Burkhart, Dean, Klein), des enquêtes ethnographiques (Klein, Monaghan). La notion de genre n’a pas été débattue ni définie au cours du symposium.

3 L’ordre dans lequel sont présentés les articles n’est pas facile à comprendre de prime abord, Klein nous ayant annoncé en introduction avoir finalement abandonné les trois thèmes qui avaient structuré le séminaire (méthodologie, concepts préhispaniques de genre et gender politics, p. 6). Il semble tout de même que deux approches extrêmes fonctionnent comme des pôles opposés entre lesquels se distribuent les contributions : d’un côté il est entendu que les études de genre consistent à démasquer les relations dominantes des hommes vis-à-vis des femmes quel que soit le contexte culturel, de l’autre on prétend plutôt identifier les rôles masculins et féminins dans chaque système culturel pour chaque période. La première approche correspond au premier article présenté, celui de Joan Gero ; la seconde au dernier article, celui de Joyce Marcus. Dans les deux cas, il semble que la notion de genre masculin/féminin soit, explicitement ou implicitement, superposée à celle de la différence sexuelle biologique (la nôtre, en Occident). Il en est de même dans les autres articles, mais quatre contributions se distinguent justement en ce qu’elles mettent en question cette superposition, celles de Carolyn Dean, de Rosemary Joyce, de Cecelia Klein et de John Monaghan ; ce sont aussi les seules études qui ne traitent pas des femmes, ou de femmes, mais du genre masculin/féminin, celles de Dean et de Klein portant avant tout sur les mâles qui ne sont pas des hommes (Dean) et sur les hommes qui ne sont pas des mâles (Klein).

4 Du côté du « pôle démystificateur », Joan M. Gero présente l’étude de cas d’un corpus archéologique des Andes centrales, de la période 200-600 apr. J.-C., qui comprend, d’un côté, des données de fouilles et, de l’autre, une collection de céramiques de style Recuay aux décors peints et modelés (vallée de Huaraz). Dans les fouilles du site de Queyash Alto, les éléments de culture matérielle identifiant les femmes se limitent à des épingles de cuivre et à des fusaïoles ; bien peu de chose, on s’en étonne. Heureusement, les céramiques Recuay présentent des hommes et des femmes bien identifiés comme tels, figurés dans leurs activités ou dans leurs rôles spécifiques : e. g. les femmes étaient les gardiennes de la maison, ce qui ne surprend pas. L’auteur veut dépasser les corrélations les plus évidentes et invite le lecteur à exercer sa méfiance vis-à-vis de cette iconographie aux messages « officiels » pris dans un système de représentations conventionnel... « which asserts a simplified social resolution ». L’essentiel est d’appliquer avant tout la gender theory pour éviter les pièges des représentations anciennes du pouvoir. Il n’est pas certain que les questions que l’auteur voulait poser au corpus archéologique soient de celles auxquelles l’archéologie peut répondre.

5 Elizabeth M. Brumfiel s’intéresse comme Gero aux relations masculin/féminin sous l’angle des activités et des rôles dans le cadre théorique général de ce qu’elle appelle l’économie politique. Elle n’étudie qu’une seule classe d’objets archéologiques, les fusaïoles, outil féminin. Elle pose la question que ne pose pas Gero : comment se fait-il qu’il n’y ait pas, dans la culture matérielle aztèque, d’objets aussi signifiants pour l’identité masculine que les fusaïoles pour l’identité féminine ? Mais le rapport entre genre, identité et rôle socio-économique n’est qu’à peine évoqué en conclusion (p. 76).

6 Du côté du pôle opposé, Joyce Marcus adopte une démarche plus directe et simple que Gero et Brumfiel : elle se propose d’identifier les femmes ayant régné à l’époque

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classique dans les basses terres mayas, au moyen du corpus des inscriptions glyphiques et des représentations sculptées associées. À son habitude, elle utilise un comparatisme généreux pour délimiter la question, depuis une définition féminine du pouvoir (Lovedu, Afrique du Sud), jusqu’à une définition à ce point masculine que toute femme gouvernant devait se représenter en homme (Égypte ancienne). Les Mayas semblent à mi-chemin. Elle apporte une donnée nouvelle : les inscriptions de Yaxchilan suggèrent qu’a eu lieu ce qu’on peut appeler la « régence » d’une femme de Calakmul entre 742 et 752 à Yaxchilan, entre les règnes de Shield Jaguar et Bird Jaguar (pp. 28-29). De tels cas n’étaient pas rares, du moins à la suite de mariages hypogamiques (l’épouse est de rang plus élevé que son mari). Mais il n’existe aucune stèle à inscription érigée pour une reine régente ; toutes sont mentionnées par leurs fils. Représentation tronquée, dont on retrouve des exemples dans les documents mixtèques et aztèques. Les femmes ayant gouverné furent plus nombreuses que ne l’indiquent les sources.

7 L’étude des offrandes de figurines féminines du site de Xochitecatl (Mexique) par Mari Carmen Serra Puche ne cherche pas à restituer des rôles féminins, mais se borne à entériner le caractère presque exclusivement « féminin » d’un matériel rituel associé à un centre cérémoniel situé entre les trois grands volcans de l’Altiplano occidental, dont deux ont traditionnellement une identité féminine (la Malinche et l’Ixtaccihuatl) : l’intérêt de ce corpus placé dans ce contexte est de se prêter, semble-t-il, à une interprétation à partir d’un panthéon féminin et de rituels bien connus pour l’époque aztèque. Les analyses sont amorcées, elles contribueront peut-être aux recherches sur le genre dans l’Altiplano au Classique et postérieurement.

8 John Monaghan montre la même attention que Joyce Marcus à la diversité des contextes culturels, mais il prétend clairement rester en deçà du parti-pris consistant à calquer le genre sur le sexe biologique et s’abstient délibérément de traiter de relations, de rôles et d’activités (p. 288). Il s’intéresse plutôt à ce qu’il appelle la « physiologie » de la différence de genre en Mésoamérique. Reconnaissant le manque de données ethnographiques directes (le sujet ne se prête pas à enquêtes), Monaghan prend le parti d’aborder la question par le biais des tabous attachés aux organes sexuels et à la grossesse. Son analyse est riche de notations et de réflexions assez fortes qui ouvrent des perspectives – en particulier sur le genre des outils, les femmes maniant des outils considérés comme féminins, mais aussi d’autres, masculins, comme le sabre (machete) de tissage. Cependant l’article est un peu court et l’auteur paraît se situer en retrait dans le volume.

9 Entre les deux pôles opposés des études de Gero et Brumfiel, d’une part, et de Marcus, Serra Puche et Monaghan, d’autre part, s’insèrent les quatre études de cas des ethnohistoriennes et historiennes de l’art, sur les Nahuatl et les Nahua (Burkhart, Klein), les Mayas (Joyce) et les Quechua des Andes (Dean). Louise Burkhart s’intéresse à la conduite (behavior) de genre considérée comme convenable – comportements sexuels et soumission de l’épouse à son mari – dans les premiers temps de la christianisation, comparant habilement des textes ethnographiques avec des descriptions ethnohistoriques (« chrétiennes »). Les trois articles suivants prétendent traiter de la notion même de genre, par rapport à la différence sexuelle, dans les contextes culturels envisagés.

10 Rosemary Joyce, auteur d’un autre volume paru presque simultanément, intitulé Gender and Power in Prehispanic Mesoamerica (University of Texas Press, Austin, 2001), apparaît comme assez proche de la position de Gero, mais avec sans doute plus d’ambition

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puisqu’elle aborde la nature même de « l’idéologie » de genre en Mesoamérique ancienne, qu’elle qualifie de « hautement fluide » (p. 109). Donnant quelques exemples de divinités aztèques de genre indéterminé – ce qui pourrait placer l’étude de Serra Puche en porte-à-faux –, elle opte cependant pour l’analyse des « manipulations » du corps dans l’aire maya, c’est-à-dire la représentation sculptée des vêtements et des ornements, qui reflètent paradoxalement des catégories de genre, non pas « fluides », mais au contraire fortement différenciées, masculin/féminin. Il s’agit d’y voir une forme de contrôle social en faveur de l’hétérosexualité imposée aux adultes, une interprétation qu’on retrouve chez Klein, mais mieux énoncée et fondée sur une notion plus développée de l’indétermination de genre comme instabilité du sexe.

11 L’article de Carolyn Dean traite aussi des paradigmes de genre, mais dans les Andes, et cherche plus spécifiquement ce qui fait qu’un « mâle biologique est un homme dans les Andes » (p. 148). Elle utilise les catégories de cens incaïques décrites par Guaman Poma, dont elle publie les 20 dessins – dix catégories pour les femmes et dix pour les hommes, déterminées par l’âge –, ainsi qu’un grand nombre de données ethnographiques sur les huancas (héros morts transformés en roches, propriétaires des terres) pour préciser l’opposition masculin/féminin, et, par exemple, démontrer que la roche « cristallise » des qualités masculines, essentiellement d’action créatrice, alors que, dans les rares récits impliquant des femmes de pierre, elle personnifie la femme stérile (pp. 168-172). Dean montre bien aussi la complémentarité très marquée des catégories de genre dans le monde andin.

12 Enfin, l’article de Cecelia Klein est de loin le plus long. Elle centre d’emblée son étude ethnohistorique des Nahua sur l’affirmation que le genre n’est pas immuable et qu’il n’est ni bipolaire ni biologiquement déterminé (p. 184). Différenciant nettement la dualité de l’ambiguïté de genre dans les conceptions nahua, elle rassemble une très riche documentation ethnohistorique et ethnographique – d’ampleur mésoaméricaine, sans se limiter aux Nahua – pour démontrer que l’ambiguïté de genre, représentée par des entités comme Tezcatlipoca dans l’altiplano mexicain, ou le mannequin Maximon fabriqué dans les hautes terres mayas, joue un grand rôle dans les rites marquant la fin de l’année dans le calendrier indien. Klein est la seule à traiter de front cette ambiguïté, qu’elle définit dans ce contexte mésoaméricain comme l’opposé de l’idéal de l’homme marié (p. 225).

13 Indéniablement, les études de Dean et de Klein, auxquelles il faut à notre avis adjoindre celle de Monaghan, toutes trois attachées à traquer des idéologies excessivement difficiles à comprendre et à conceptualiser dans les cultures andine, nahua et mixtèque, forment un ensemble, sinon cohérent, du moins animé de la même volonté, presque farouche (chez Cecelia Klein, d’autres diraient « provocante »), de sortir des conceptions de genre occidentales, si prégnantes. Il est probable que sur plusieurs points – dualité, androgynie, complémentarité, mise en question des « rôles », sexualité –, ces trois contributions pourraient mieux se croiser et se répondre. Il est vrai que la valeur de celles de Klein et de Dean tient en partie à la richesse de la documentation. Mais elles ont le mérite de mettre en œuvre une problématique forte, qui se révèle fructueuse.

14 L’ensemble du livre confirme en fin de compte la mise en garde de Klein dans l’introduction : on a bien l’impression que la question du masculin/féminin en relation avec les sexes et la sexualité n’est pas encore mûre et on est assez satisfait de tomber, au détour d’un paragraphe de l’article de John Monaghan, sur cette phrase, somme

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toute banale : « At this stage [...] we need fewer totalizing pronouncements and more precise analyses » (p. 288). À la fin du livre, on retrouve la même phrase citée par Margaret Conkey dans son « Épilogue », peu substantiel, sur théorie et méthode, et elle est encore citée par Cecelia Klein dans sa conclusion, partie finale surprenante en ce qu’elle forme (que ne figure-t-elle en introduction !) la véritable recension intelligente de cet ouvrage, dont en vérité l’éditrice elle-même ne sauve que quelques contributions ! Il faut donc impérativement lire ce collectif dans le désordre.

AUTEURS

MARIE-CHARLOTTE ARNAULD

Archéologie des Amériques, CNRS, Nanterre

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URCID SERRANO Javier, Zapotec hieroglyphic writing, Studies in Pre- Columbian Art and Archaeology, n° 34, Dumbarton Oaks Research Library and Collection, Washington, D.C., 2001, 487 p.

Michel Davoust

1 Voici un ouvrage substantiel sur l’écriture hiéroglyphique zapotèque, restée longtemps très mal comprise malgré les travaux de plusieurs chercheurs dont notamment A. Caso, J. Marcus et G. Whittaker. J. Urcid présente ici une version révisée d’une thèse de Ph.D., soutenue à l’université de Yale en 1992, avec une présentation plus claire, notamment des planches. Son ouvrage se divise en six chapitres.

2 En introduction, Urcid décrit brièvement le système d’écriture logo-syllabique (dont l’écriture zapotèque fait partie) en général, puis en Mésoamérique. Suit une

présentation de la langue zapotèque du XVIe siècle et des méthodes utilisées pour son étude. Le déchiffrement d’une écriture hiéroglyphique suppose la connaissance de la langue ancienne, la disposition d’un grand corpus d’inscriptions et l’existence de textes bilingues comme c’est le cas pour les écritures maya, aztèque et mixtèque, mais pas pour l’écriture zapotèque. L’auteur s’est ainsi attaché à réunir un corpus (personnel) de 1 200 exemples.

3 Le chapitre II est consacré à un historique critique des recherches antérieures. Ces dernières sont dues à Seler (1904), Caso (1928-1947-1967), Leigh (1959), Whittaker (1980), Edmonson (1988) et Marcus (1992). Ces auteurs ont tenté de reconstruire la liste des glyphes des 20 jours du cycle de 260 jours et les 4 jours porteurs de l’année, ainsi que quelques glyphes de mois. De même, des glyphes nominaux et toponymiques ont été identifiés par Marcus en 1976 et 1993. Mais tous ces auteurs sont en désaccord sur la

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nature de l’écriture zapotèque : pour Caso, elle est idéographique et phonétique, pour Marcus, elle est hétérogène, pour Prem, elle est partielle, et pour Whittaker, elle est logographique. Un autre désaccord concerne les glyphes des 20 jours du cycle de 260 et les 4 porteurs de l’année.

4 Le chapitre III est donc, logiquement, centré sur les problèmes de reconstruction de l’ancien calendrier zapotèque. En général, les glyphes avec coefficient ont une fonction chronologique ou nominative (nom d’un personnage). Pour Urcid, il faut d’abord comprendre les textes calendaires avant de s’attaquer aux textes non chronologiques. Après un examen des calendriers mésoaméricains, il s’attaque aux noms des jours zapotèques selon le vocabulaire en langue zapotèque de Juan de Cordova (1578).

5 Dans le long chapitre suivant, Urcid reprend l’étude de chaque glyphe calendaire en suivant la dénomination donnée par Caso (1928, 1967), à savoir, les 26 lettres de l’alphabet latin, auxquelles sont ajoutées les 12 premières lettres de l’alphabet grec. Chaque glyphe est analysé dans ses variantes à la fois dans le temps et dans l’espace, de Monte Alban I à V, soit de 500 av. J.-C. à 1200 apr. J.-C. Urcid parvient de la sorte à reconstruire une liste des glyphes des 20 jours et des 4 porteurs de l’année, soit les 2e, 7e, 12e et 17e jours.

6 Urcid met, ensuite, à l’épreuve son calendrier reconstruit et son modèle de jours porteurs dans une série de textes épigraphiques contenant plusieurs dates. Il veut voir si les intervalles entre les dates d’un texte correspondent à des durées de vie humaine. Les textes étant échelonnés de 200 à 450 apr. J.-C. (phase Monte Alban IIIa), il fait l’historique de l’exploration archéologique de la plate-forme sud de Monte Alban, de G. Dupaix (1806) à M. Winter (1994), puis il rappelle les interprétations antérieures des textes sculptés. Ainsi, Caso (1928) distingue des glyphes calendaires et non calendaires qui sont répétés dans deux textes (SPI 7 et SP 8b) de la plate-forme sud. Acosta (1959) reconnaît des glyphes communs entre deux autres textes (SPI 1b et SP 9). Il identifie une série de cinq ambassadeurs avec leur nom glyphique venus rendre hommage à un souverain de Monte Alban. De plus, le glyphe toponyme (temple avec empreintes de pieds) est représenté. Pour ces mêmes textes, Marcus (1980, 1992) remarque la présence de la « coiffure à pompons » retrouvée à Teotihuacan et à Tikal. De même, elle identifie les glyphes toponymes de Monte Alban (colline du 1 Jaguar) et de Teotihuacan (temple avec empreintes de pieds). Pour sa part, J. Urcid recherche la composition monumentale d’origine par la reconstitution hypothétique du monument selon le programme A (textes SP 1 à SP 8) et le programme B (textes SP 1, SP 7, SP 8, SP 9). Les 9 textes du programme A sont alignés sur un côté du monument, les 6 textes du programme B sont en position quadrilatère. Urcid procède successivement à une analyse iconique, puis épigraphique des textes de ces deux programmes. En particulier, les 9 textes du programme A présentent 10 dates qu’Urcid essaie de placer dans deux cycles de 52 années successifs, grâce à l’identification des 4 jours porteurs de l’année. De fait, ces 10 dates sont liées à des événements sacrificiels d’individus identifiés par leurs glyphes nominaux calendriels. Sont étudiés également les glyphes non calendaires et en particulier le glyphe toponyme contenant l’élément « colline ». Il est néanmoins curieux qu’Urcid se réfère seulement à la corrélation avec le calendrier chrétien de Cline (1975) et non à celle de Caso (1967).

7 Dans sa conclusion, Urcid distingue trois niveaux d’approche possible de l’écriture zapotèque : l’identification des signes pouvant correspondre à une transcription

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alphabétique et numérique des signes ; la translitération phonétique des signes ; enfin, la traduction des phonèmes.

8 Du fait que cette écriture est logo-syllabique, la première analyse du texte et de l’image peut être, selon Urcid, sémasiographique, indépendamment de la langue de cette écriture. Ainsi, le nom calendaire des personnages peut être transcrit dans la langue

zapotèque du XVIe siècle avec l’orthographe de J. de Cordova. Mais Urcid reconnaît que le manque d’un grand corpus des inscriptions ne permet pas de connaître le nombre total de signes utilisés dans cette écriture. On ne peut donc vraiment déterminer si cette écriture est logographique (un millier de signes) ou logo-syllabique (500 signes).

9 L’auteur note la présence de signes variants liés à la longue durée, à la distribution géographique, à la présence de plusieurs écoles de scribes et aux supports des textes. Selon Urcid, le corpus de Monte Alban I et II est de 80 signes et celui de Monte Alban IIIa, IIIb de 60/80 signes. Pour lui, un total de 100 signes correspond à un système logo- syllabique. Les glyphes simples représentent des logogrammes et les glyphes composés de 1 à 4 signes des formes syllabiques. Néanmoins, comparée à l’écriture maya, l’écriture zapotèque utilise plus de logogrammes que de signes syllabiques. Si un syllabaire existait, il aurait entre 60 et 70 signes consonne-voyelle. D’après l’étude du programme A, les textes peuvent se présenter soit sous une forme linéaire verticale, soit sous une forme agglutinante ou une forme dispersée. Seule la forme linéaire suggère un ordre syntaxique du type date-verbe-sujet(-objet). Selon Urcid, il conviendrait encore d’étudier davantage la relation entre les écritures zapotèque et mixtèque et, en particulier, les écritures zapotèques de la région mixtèque de l’intérieur et de la côte. De même, il pourrait être utile de rapprocher l’écriture zapotèque des écritures de Xochicalco, Teotenango, Cacaxtla, El Tajin et Tula. Bien que le calendrier zapotèque ne puisse être ancré dans un système de Compte Long, comme les écritures olmèque et maya, Urcid a noté que le cycle de 52 années commence avec l’année « 13 mouvement ».

10 Après A. Caso, Urcid a donc produit ici un ouvrage essentiel sur l’écriture zapotèque. Il reste encore à faire un catalogue complet des signes et, enfin, une grammaire avec une table syllabique comme c’est le cas pour les écritures épi-olmèque et maya.

AUTEURS

MICHEL DAVOUST

Centre d’études des langues indigènes d’Amérique, CNRS, Villejuif

Journal de la Société des américanistes, 88 | 2002 290

QUINTANA SAMAYOA Oscar y Wolfgang W. WURSTER, Ciudades mayas del Noreste del Petén, Guatemala. Un estudio urbanístico comparativo, Materialen zur Allgemeinen und Vergleichenden Archäologie, Band 59, Verlag Philipp von Zabern, Mainz am Rhein, 2001, vi + 194 p., 271 ill., 2 cartes

Eric Taladoire

1 La publication d’un ouvrage de type Atlas archéologique soulève nombre d’interrogations. Il y a de cela plusieurs années, un Atlas de l’État de Oaxaca avait ainsi été diffusé au Mexique, puis retiré de la vente, afin de ne pas fournir à d’éventuels pilleurs des informations précieuses et de protéger les sites. La situation se présente de façon encore plus dramatique au Guatemala, où le pillage a atteint des proportions inégalées, avec même morts d’hommes à la clef. Dans ces conditions, une telle publication pourrait d’emblée être considérée comme potentiellement dangereuse. En réalité, ce recueil de plans de sites, accompagnés de brèves notices, apporte lui-même la réponse, hélas pourrait-on dire : la plus grande partie des sites ont déjà fait l’objet de graves déprédations, parfois signalées sur les plans (Rio Azul, La Muralla…), décrites et commentées dans le texte, et synthétisées dans un court chapitre, très révélateur. Les auteurs n’hésitent d’ailleurs pas à mettre en cause, outre le pillage proprement dit, les déprédations occasionnées par l’exploitation agricole, ou le tourisme, voire la négligence des archéologues, à Uaxactun, par exemple (fig. 264). Cet Atlas, loin de

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constituer un risque potentiel, se présente donc plutôt comme un lamentable bilan. Ciudades mayas del Noreste del Petén fait partie intégrante des travaux menés conjointement par les institutions guatémaltèques et la KAVA, qui finance et appuie un programme complexe où la recherche s’articule sur une politique globale de protection et de mise en valeur du patrimoine. Il a déjà donné lieu à plusieurs volumes qui portent, en particulier, sur des sites comme Yaxha ou Topoxté, sans insister sur une multitude d’articles et/ou de communications aux congrès d’archéologie du Guatemala. L’ouvrage témoigne largement, en ce sens, de l’ampleur de l’activité déployée par le Guatemala pour la recherche archéologique. On ne saurait perdre de vue, en lisant ce travail, l’arrière-plan qui sous-tend cette publication. L’ouvrage s’articule en trois parties complémentaires : une série de très courts chapitres d’introduction présente les grandes lignes du programme, le contexte géographique et le catalogue qui suit. Le gros du texte est consacré à une présentation systématisée de fiches techniques qui donnent des informations de base sur 64 sites du nord-est du Petén. Chaque fiche inclut un plan global, une restitution, la localisation du site, ses principales caractéristiques architecturales, une évaluation brève de son état et, enfin, une courte synthèse des interventions effectuées et des renvois bibliographiques. Seuls quelques sites majeurs (Tikal, Rio Azul ou Uaxactun, par exemple) ont droit à plus de deux pages. Le volume se clôt par une seconde série de courtes synthèses sur la chronologie, l’urbanisme, quelques traits architecturaux, le pillage et la politique de conservation. Même si l’on comprend le choix des auteurs qui ont cherché à harmoniser l’information dans une perspective de synthèse, il n’est pas toujours facile de les suivre sur ce terrain : peut-on réellement présenter de la même manière des sites connus et fouillés comme Tikal ou Uaxactun, d’autres où la recherche commence à peine, comme Motul, et des sites secondaires encore intacts, La Naya ou Chunhuitz, par exemple ? Le lecteur en reste parfois frustré, car dans leur souci de respecter leur cadre de présentation, les auteurs finissent par exclure des informations fondamentales. Leur catalogue reste purement morphologique, prenant les sites tels qu’ils se présentent. Sont ainsi mis sur le même plan ceux qui ont connu une longue trajectoire culturelle (Tikal, ou Rio Azul), et d’autres dont l’histoire fut plus brève (El Mirador), voire limitée à une seule phase, comme Tayasal ou Topoxté. Cette absence voulue de cadre chronologique où, dans une optique purement descriptive, le Préclassique cohabite avec le Classique ou le Postclassique, ôte une part de son intérêt à la démarche. Bien sûr, le lecteur averti pourra peut-être, d’après les plans, enregistrer quelques différences ou, en fonction de ses connaissances ou de la bibliographie, corriger le tir. Encore faudrait-il pouvoir passer aisément des renvois dans le texte aux références, ce qui n’est pas toujours le cas. Inversement, il est possible d’approuver la démarche des auteurs sur un point : partant du principe que les sites fouillés ne nécessitent plus une description détaillée, leur attention se porte plutôt sur les autres. La description morphologique y trouve sa justification (mais pourquoi ne l’écrivent-ils pas ?). La mise à plat de l’organisation urbaine offre un outil potentiel pour opérer un classement des sites, déterminer de possibles spécificités, voire peut-être disposer d’une évaluation chronologique. Il est ainsi possible d’identifier, à partir des fiches, une catégorie de sites qui, d’après leur organisation urbaine, seraient plutôt datés du Postclassique récent (Tayasal, bien sûr, Topoxté, mais aussi Sacpetén). De même, la comparaison des plans, mais également leur organisation spatiale par cuenca, peut-elle aboutir à l’établissement de réseaux urbains hiérarchisés. Encore faudrait-il ici disposer de données chronologiques, même succinctes, et dépasser le cadre géographique strict. Comment, en effet, envisager de

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relier des sites comme Nakbé, Wakna ou Tintal, sans un minimum de datations, sur la seule base de ce document ? Comment, aussi, interpréter un réseau, en l’absence de grands voisins ? Ne pas mentionner Calakmul pour les sites du nord-est du Petén revient à se priver d’un élément de base. De même, pour les sites méridionaux, le manque d’articulation avec les recherches menées par Laporte et son équipe dans le sud-est du Petén se fait d’autant plus cruellement sentir que figurent dans le catalogue des sites comme Ixlu ou Ixtinton. Au total, donc, une première impression plutôt décevante à la lecture de cet ouvrage dont on aurait attendu mieux. C’est dans un second temps que l’on découvre sa réelle valeur, car il importe de revenir au fond du travail et à sa conception. Quintana Samayoa et Wurster n’ont pas cherché à synthétiser les connaissances. Ils ont visé un objectif plus simple : fournir aux chercheurs et aux institutions un outil maniable, assez complet, une base de travail. Comme tout ouvrage de ce type, il comporte ses défauts, ses lacunes, mais à l’usage il se révèle pratique et fonctionnel. Et l’on se prend à rêver du jour où l’on disposera d’un outil comparable pour les zones voisines : le sud-est du Petén où le chercheur peine à suivre l’ampleur des recherches et des découvertes ; le nord-ouest, encore terra incognita, pour lequel un travail similaire reste à faire…

AUTEURS

ERIC TALADOIRE

Université Paris I

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MUND Sabine, Les rapports complexes de l’« Historia verdadera » de Bernal Díaz avec la vérité, Académie Royale des Sciences d’Outre-Mer, Classe des Sciences morales et politiques, Mémoire in-8°, nouvelle série, tome 53, fascicule II, Bruxelles 2001, 128 p.

Eric Taladoire

1 Depuis quelques années, et les travaux pionniers de Graulich (1996) qui s’inscrivent dans la continuité des articles de Wagner (1945), il est de bon ton de critiquer la véracité du témoignage de Bernal Díaz del Castillo sur la conquête du Mexique. Une telle remise en cause s’avérait, il est vrai, indispensable, au minimum pour deux raisons fondamentales. Dans une perspective de recherche ethnohistorique, tout d’abord, il est indispensable de remettre chaque document dans son contexte, afin d’évaluer correctement les raisons sous-jacentes à sa rédaction, les biais et travers de son auteur, ses lacunes et ses apports. Dans le cas spécifique de l’œuvre de Díaz, de plus, il importait de contrebalancer le préjugé trop favorable dont bénéficie ce conquérant. Considéré assez unanimement comme le plus fiable en raison de son caractère de témoin direct, de sa « rudesse » supposée, et de sa personnalité, il est trop souvent pris au pied de la lettre et, par voie de conséquence, ses affirmations, souvent contestables ou imprécises, se voient attribuer une valeur disproportionnée.

2 Issue d’une recherche universitaire menée sous la direction de M. Graulich, la présente monographie vise donc, avec un certain succès, à remettre en perspective les mémoires du conquérant, afin d’établir « les rapports complexes » qu’il entretient avec la vérité

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historique. En trois moments, subdivisés en courts chapitres, l’auteur envisage ainsi successivement la vie et l’œuvre de Díaz, puis la valeur de son témoignage, et enfin les limites de la valeur de son témoignage. L’ouvrage, très académique, s’accompagne d’un nombre élevé de notes et de citations, traduites, mais en espagnol dans l’annexe, et d’une riche bibliographie. S. Mund demeure, dans ses critiques, en retrait par rapport à d’autres remises en cause du texte de Bernal Díaz, puisqu’elle conteste moins son rôle de témoin oculaire. Bien plus, elle souligne à de multiples reprises l’exactitude des détails ou des nuances dont s’enrichit le texte de Díaz, par exemple pour les événements qui ont trait à la Villa Rica de la Vera Cruz, ou l’expédition contre Narvaez. Elle démontre bien par ailleurs les ambiguïtés, voire les inventions, de la vie de l’auteur (première partie), qui n’hésite guère à prendre des libertés avec la chronologie ou les faits historiques, comme sa prétendue participation à l’expédition de Grijalva. Enfin, elle analyse de façon convaincante, dans les derniers chapitres, la probable origine du texte, dans la continuité de la controverse de Valladolid. Díaz aurait ainsi souhaité, face au courant favorable à Las Casas, justifier la Conquête et noircir l’image des peuples préhispaniques : insistant sur leurs pratiques barbares ou contre-nature (le sacrifice humain, le cannibalisme, la sodomie) auxquelles sont consacrés plusieurs chapitres, il apporte une justification morale à l’attitude des conquérants, au prix d’une exagération indéniable.

3 L’apport du travail de S. Mund est donc tout à fait correct et universitairement valide. D’où vient donc l’impression d’insatisfaction que l’on retire de sa lecture ? En effet, même si l’on ne peut que souscrire au sérieux de la recherche qui a valu un prix à l’auteur, le texte n’emporte pas réellement la conviction. Au fil des pages, certes, la juxtaposition des références (Tapia et Díaz, Gomara et Díaz) montre de façon effective que notre auteur a copié, plagié, ne se démarquant parfois de ses inspirateurs que pour introduire des jugements contestables, des notations erronées. Mais la lecture de l’ensemble du texte révèle trop clairement un préjugé négatif à l’égard de Díaz, qui nuit à la démonstration. Pourquoi, en effet, minimiser de façon systématique l’exactitude de ses notations, quand il a raison contre d’autres auteurs, comme par exemple au sujet des négociations entre Narvaez et Cortés ? Pourquoi, de même, considérer que la description matérielle du marché de Mexico (ou de Tlatelolco) serait moins intéressante qu’une description plus générale ? Enfin, pourquoi, lorsque deux témoignages se contredisent, préférer systématiquement l’autre, qui tout autant que celui de Díaz, obéit à des nécessités, des buts et des contraintes.

4 Au fil des erreurs, des imprécisions, des inventions ou des mensonges, Díaz se voit ainsi, dans une perspective de critique continue, attribuer des intentions contradictoires : tantôt défenseur de Cortés, tantôt critique du conquérant, il manque de cohérence. Cette apparence ne proviendrait-elle pas plutôt de l’auteur de la monographie qui, dans son souci de recul vis-à-vis de Díaz, finit par abuser du doute ? Il existe certes de multiples réserves à formuler à l’égard du témoignage de Díaz, et son texte, comme celui des autres chroniqueurs, mérite d’être abordé de façon critique. Mais Gomara, Tapia ou Oviedo sont ils réellement plus fiables ? Après tout, malgré ses approximations, Díaz, témoin oculaire de la conquête, le plus prolixe des chroniqueurs, apporte des informations qui, sans être prises au pied de la lettre, méritent du moins qu’on leur accorde, jusqu’à preuve du contraire, autant de considération que celles tirées d’autres ouvrages. Leur donner plus de valeur serait scientifiquement contestable. Mais ce le serait tout autant de trop chercher à les minimiser.

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AUTEURS

ERIC TALADOIRE

Université Paris I

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AIMI Antonio, La « vera » visione dei Vinti: la Conquista del Messico nelle fonti azteche, Consiglio Nazionale delle Ricerche / Bulzoni Editore, Roma, 2002, 190 p.

Paz Núñez-Regueiro

1 Voilà un titre qui ne manquera pas d’attirer l’attention de ceux qui s’intéressent à cette période discutée de l’histoire aztèque. Volontairement provocateur, il ouvre directement le débat sur la vision qu’ont pu avoir les populations aztèques de la conquête espagnole. Essayer de nous restituer cette vision est un défi que d’autres avaient déjà relevé. Mais essayer, parmi la littérature abondante et contradictoire qui est à notre disposition, de nous en rendre la vraie, voilà qui s’avère bien plus ambitieux et prétentieux (l’auteur lui-même le reconnaît). Dès le titre, A. Aimi remet d’emblée en question les théories jusqu’à présent avancées, et se confronte à la Visión de los Vencidos donnée par León-Portilla. Cependant, ce choix est un risque que l’auteur a mûrement pesé. Conscient des critiques auxquelles il s’expose, il a néanmoins décidé de garder ce titre car il exprime la profonde conviction qui est la sienne, à savoir que « la perception de l’histoire aztèque qui prévaut dans presque toute l’historiographie existante est substantiellement erronée » (p. 7).

2 La principale raison de cette erreur de perception serait le manque de discernement concernant les sources utilisées. Aussi, l’originalité de la recherche menée par A. Aimi réside dans la méthodologie choisie. Tout d’abord, il décide de limiter son analyse à un ensemble restreint de sources aztèques qui sont, selon lui, les seules qui donnent une vision peu modifiée des vaincus : l’Historia General de las Cosas de Nueva España de Bernardino de Sahagún, ladite Crónica X à travers les œuvres de Diego Durán et Hernando Alvarado Tezozómoc, les Anales de Cuauhtitlan, le Codex Tellerianus-Remensis et l’Historia de los Mexicanos por sus Pinturas. Certains pourront juger ce choix contestable. Mais, si l’auteur a choisi de restreindre les sources, c’est que, après avoir étudié les

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travaux menés jusqu’à présent, il a constaté que l’analyse élargie à tous les documents de la Conquête, loin d’en compléter la vision, en compromet au contraire la compréhension et trouble la traduction des symboles.

3 Ensuite, et c’est ici que réside le principal intérêt de la publication, il choisit de se concentrer non pas sur l’histoire événementielle, mais au contraire sur les thèmes d’interprétation incertaine que sont les présages. La méthode est pertinente : ce sont ces passages qui, par leur caractère intrinsèque, ont pu échapper tant à la censure de l’histoire officielle qu’à l’autocensure des vaincus eux-mêmes. C’est donc à cette source que l’auteur puise et les données recueillies sont analysées à la lumière de la littérature ethnohistorique, de l’archéologie et des travaux modernes.

4 On voit ici l’intérêt de l’approche et de l’analyse des sources. Les étapes de sa démonstration sont menées avec logique et avec un grand souci de précision et d’exhaustivité.

5 Le premier chapitre nous donne les outils nécessaires pour une meilleure appréhension de l’ouvrage : mode de lecture des paroles nahuatl et choix orthographiques ; liste des divinités aztèques citées ; glossaire des termes nahuatl et techniques employés dans le texte ; tableaux de synthèse. Ce n’est donc qu’au deuxième chapitre « Délits parfaits et délits imparfaits », qu’A. Aimi nous présente la principale thèse de l’ouvrage, à savoir que l’assimilation de Cortés à Quetzalcoatl n’a été qu’une invention tardive, postérieure aux premiers moments de la Conquête et probablement un fruit de l’imagination de Cortés lui-même. Selon l’auteur, les récits espagnols et aztèques de la rencontre entre Cortés et Motecuhzoma – discours de dévolution de l’État prononcé par le tlatoani à Cortés, dans lequel l’assimilation en question est développée – se ressemblent trop pour ne pas éveiller de soupçons. Alors que certaines narrations contradictoires nous permettent de mettre le doigt sur les incohérences (« délits imparfaits »), ici la conformité des sources masque la vraie vision des populations indigènes. Le fait que le rapport de Cortés soit confirmé par les sources aztèques, jugées plus crédibles, a fait prévaloir une version des événements qui, d’après l’auteur, est erronée. C’est donc ce délit parfait que l’auteur veut dévoiler dans son ouvrage.

6 Pour ce faire, il nous présente, au chapitre suivant, les lieux et les protagonistes de la vision indigène de la Conquête, en particulier les rois et les dieux du monde mexica. Après quoi, il recense, dans un quatrième chapitre, les présages qui peuvent être relevés dans les cinq sources qu’il a choisi d’étudier et ce, en ne négligeant aucun détail.

7 Ce n’est qu’au chapitre suivant que les présages sont passés au crible. L’auteur interprète les données en se mettant, autant que cela se peut, à la place de ceux qui les ont produites et en utilisant uniquement les symboles de leur culture. L’intérêt est porté en particulier à la détermination des destinataires mêmes des messages et aux dieux qui informent sur la menace ou la destruction qui pèse sur la civilisation aztèque. C’est de cette façon que le personnage de Motecuhzoma se dégage nettement comme un roi aussi inconstant qu’orgueilleux et timoré, incapable de comprendre les nombreux messages qui lui sont destinés. La figure de « l’empereur dénigré » est en effet une donnée récurrente des textes, qui apparaît comme déterminante dans l’analyse que l’auteur lui dédie dans le sixième chapitre. L’empereur, dans la pensée indigène, est présenté comme un traître qui, de par ses nombreuses transgressions, est responsable du désastre qui s’est abattu sur le monde aztèque.

8 L’autre point important que l’auteur met en évidence à travers l’étude des présages est l’absence de toute allusion explicite à un retour de Quetzalcoatl. C’est ainsi que dans le

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septième chapitre, l’auteur met clairement en évidence les contradictions internes à une telle version des faits. Le discours de dévolution de l’État prononcé par Motecuhzoma, et relevé par Cortés dans sa Seconde Lettre à Charles V, apparaît ainsi comme une invention de Cortés pour justifier ses actions.

9 À la lumière de ces démonstrations, la « vraie » vision des vaincus nous est exposée dans le huitième et dernier chapitre. Aimi nous explique alors la genèse de l’association Cortés-Quetzalcoatl, puis la naissance de la vision des vaincus.

10 Il est vrai que des éléments comme la provenance et la date d’arrivée des Espagnols, ou certaines correspondances astronomiques et calendaires, ont pu faire associer les nouveaux arrivants à Quetzalcoatl, mais non dans les mêmes conditions qu’ils le sont actuellement. Si l’on tient compte de la capacité indigène à plier l’histoire événementielle selon les intérêts propres de chacun, A. Aimi suggère que l’oligarchie sacerdotale opposée à Motecuhzoma a interprété les présages comme néfastes pour l’empereur, et donc pour l’empire. En 1519, la présence d’êtres venus de la mer a dû pousser les prêtres à une interprétation particulière de ces éléments : comme Quetzalcoatl avant lui, Motecuhzoma devait se sacrifier ou être sacrifié pour que Tenochtitlán retrouve la pureté des origines. Dans un premier temps, l’oligarchie sacerdotale aurait vu les Espagnols comme un signe qui annonçait la fin du détesté Motecuhzoma.

11 Cette vision des faits n’est cependant pas prouvée dans les chroniques, et Aimi convient que les événements successifs imposèrent progressivement le rapport Cortés- Quetzalcoatl : la destruction de Cholula, les dates des victoires espagnoles qui tombent sur des jours néfastes associés à Quetzalcoatl, et surtout l’épidémie de variole. Aimi pense que, face à toutes ces coïncidences, il est naturel que les Mexica aient finalement souscrit aux inventions espagnoles sur le retour de Quetzalcoatl. L’auteur voit en Cortés un anthropologue avant l’heure qui, au cours de sa cohabitation pacifique avec les populations aztèques, se serait aperçu de l’intérêt qu’il pouvait tirer d’une assimilation avec Quetzalcoatl. Il en aurait profité par la suite pour justifier devant le roi Charles V les illégalités qu’il avait commises. Cette vision aurait été ensuite englobée dans l’histoire indigène, et acceptée dans les travaux contemporains. Ainsi, A. Aimi soutient que la vision aztèque de la Conquête qui prévaut aujourd’hui ne s’est formée que tardivement, et sous influence espagnole.

12 L’œuvre d’A. Aimi apparaît donc comme un ouvrage de référence pour l’étude de la conquête espagnole. Si les conclusions qu’il tire peuvent être contestées – la vraie vision des vaincus ne peut rester qu’à l’état d’hypothèse –, il reste que sa méthodologie et les idées avancées relancent et renouvellent la recherche dans le domaine. Il réussit une difficile synthèse des études existantes en argumentant avec précision les points qu’il approuve ou au contraire conteste. Ainsi il nous livre une analyse très limpide de la société aztèque durant la conquête espagnole. Son approche, extrêmement méthodique et minutieuse, rend l’ouvrage accessible tant aux spécialistes qu’aux lecteurs non avertis. Le seul regret qui peut nous venir au milieu de tant de minutie et d’exhaustivité, est le manque d’iconographie dans l’ouvrage. En particulier, il aurait été utile de fournir une carte de la région du Golfe et certaines reproductions des représentations citées. Mais ceci ne diminue en rien la qualité de la publication, écrite par ailleurs en un très bel italien et d’une manipulation très pratique. Le travail de A. Aimi ne pourra manquer de susciter l’intérêt des spécialistes, et d’être le moteur de réponses et de nouvelles hypothèses.

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DEIMEL Claus, Nawésari. Texte aus der Sierra Tarahumara. Monografía rarámuri, II , Reimer, Völkerkundliche Abhandlungen, Band XIV, Berlin, 2001, 210 p., bibl., gloss., index

Jacques Galinier

1 Cet ouvrage complète la monographie que Claus Deimel a consacrée à la description des rituels thérapeutiques rarámuri (tarahumara), au terme de cinq années de recherches, menées dans la Sierra à partir de 1975. Un travail présentant en outre un bilan raisonné des recherches dirigées depuis une centaine d’années dans la région1. Assurément, Claus Deimel est aujourd’hui un des experts les mieux informés sur l’organisation religieuse et rituelle des rarámuri. Le présent volume consiste en une présentation détaillée de discours en vernaculaire, avec cette originalité qu’il s’agit d’une présentation des mythes et des exégèses rituelles par les informateurs eux-mêmes dans le cadre d’une « auto-ethnographie » (p. 12). Deimel reconnaît que la construction du corpus n’est pas indépendante des interactions qui se sont installées avec ses informateurs pendant ces cinq années. Tous les textes sont présentés en tenant compte des variations dialectales propres aux informateurs, transcrits et assortis de notes techniques concernant les problèmes de traduction.

2 Contrairement au volume précédent, il ne s’agit pas ici de textes enregistrés durant des actes rituels bien précis, mais transcrits a posteriori, dans différents contextes, profanes ou non. Avec beaucoup d’humilité, Deimel rend compte de son apprentissage progressif de la langue et de son initiation à la pratique de la transcription. Mais aussi des difficultés tenant à la mobilité résidentielle des rarámuri, compliquant les contacts sur la longue durée, sans compter l’infranchissable barrière des sexes. Deimel n’hésite pas à rendre compte de tous les changements d’humeur qui assaillent l’ethnographe, de la

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fatigue, du découragement, de la paresse, qui s’ajoutent aux conditions spécifiques de l’échange, marquées par l’attente, la lenteur, la répétition, voire une attitude contemplative (p. 15). Dans ce jeu si complexe, l’observateur est tenu de prendre toute la mesure de ce qui est important pour les rarámuri du point de vue de leur pratique rituelle : non pas les discussions de spécialistes, mais le respect par la reproduction à l’identique des discours des anciens. Deimel rend compte aussi de ce que les rarámuri nomment la parole publique, le nawésari, à la fois « discours, sermon, narration, histoire, notice » (p. 20), d’une très grande plasticité, allant de quelques mots à de longues développements. La personnalité du locuteur est tellement investie dans ce type de discours qu’il peut devenir en partie inintelligible pour l’entourage, le nawésari se transmettant lors des rassemblements dominicaux, à l’église, ou des rituels de la bière de mais, les tesgüinadas. Deimel insiste à ce propos – en se démarquant d’un de ses prédécesseurs dans la région, Brambila, pour qui certains textes étaient strictement « intraduisibles » – qu’il convient d’éviter les traductions littéraires qui ouvrent la voie aux contresens et aux erreurs d’interprétation.

3 Le premier volet de textes concerne le rituel de récolte de maïs, dit tutugúri, sur lequel Deimel a pu obtenir des commentaires a posteriori auprès de différents informateurs : il restitue ici le texte de neuf récitants. Dans le deuxième volet, il s’agit du récit d’un chamane pratiquant l’usage du peyotl, durant lequel Deimel (pris pour un allié des missionnaires) apprend que toutes les cérémonies auraient été apportées au rarámuri par les « pères »… Suivent les chants d’un praticien lors de rituels thérapeutiques, puis le discours d’un gobernador, destiné à illustrer le caractère performatif de la parole rituelle, lorsqu’elle provient d’un homme de pouvoir. Dans un autre registre, le troisième volet est tout aussi captivant. Il représente une sorte d’échantillon de la parole de tous les jours, parole « libre », qui peut s’exprimer aussi lors des réunions festives autour de la bière de maïs. Ce qui permet à Deimel de faire entendre les traits d’humour (le Witz indien, si difficilement intelligible), tous ces mots d’esprit, parfois hardis, dont la connaissance est indispensable pour atteindre les zones les plus secrètes de la culture locale. En serre-file, Deimel n’a pas manqué d’inclure une biographie de ses principaux informateurs.

4 Au terme de cette lecture, le premier jugement qui vient à l’esprit, est que, dans cette sobre présentation de textes rarámuri, Deimel a réussi à poser des questions essentielles qui touchent au statut de l’ethnographe lorsqu’il est impliqué dans cette relation si étrange qui se noue lors des séances de transcription de textes. Il en résulte des remarques tout à fait justes sur la façon dont l’informateur peut se couler dans le désir de l’ethnologue en construisant un corpus ad hoc. Ce livre met aussi fort pertinemment en lumière les rapports des rarámuri avec leur propre savoir, ainsi que les processus de transmission à l’œuvre. On devine pourquoi Deimel refuse toute concession à l’angélisme littéraire qui réifie l’image de l’indien tarahumara forgée en Occident, et qui ne résiste pas à l’épreuve de la vie quotidienne sur le terrain. Il est non seulement question d’argent, de rémunération des sessions d’enregistrement, mais aussi de ces parasitages de la communication, liés à la volatilité des informateurs, ou à leur réticence à reprendre le texte d’un autre récitant pour en améliorer la traduction. Tout ce savoir-reporté dans ces monographies superbement éditées avec le concours du Niedersächsisches Landesmuseum, Deimel n’a pas peur de dire qu’il s’est construit au milieu d’une foule de difficultés dans lesquelles observateurs et observés se mettent constamment en danger. De la restitution de tous ces petits riens de l’enquête, de ces réussites et de ces échecs, tout ethnologue doit faire son miel. Honnêteté, rigueur et

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talent se conjuguent ici harmonieusement. C’est pourquoi on ne saurait qu’encourager Deimel à se plonger dans l’analyse de ces textes, soit seul, chez lui, ou à nouveau in situ, avec ses coauteurs indiens, pour nous aider à mieux cerner les fondements mêmes de la vision du monde contemporaine des rarámuri.

NOTES

1. Deimel, Claus, Die rituellen Heilungen der Tarahuamar-mit einer Kritik zur Literatur 1902-1991, Reimer, Berlin, 1997.

AUTEURS

JACQUES GALINIER

Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative, CNRS, Nanterre

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BOLLES David and Alejandra BOLLES, Grammar of the Yucatecan Mayan Language, Labyrinthos, Lancaster, Calif., 2001, 387 p.

Valentina Vapnarsky

1 La parution d’une grammaire du yucatèque est un événement attendu depuis de nombreuses années. En effet, alors que le maya yucatèque constitue actuellement l’une des langues mayas les plus parlées, avec près de 750 000 locuteurs, et des plus étudiées en linguistique maya, il manque une œuvre générale qui présente en cohérence les différents aspects de la grammaire de la langue moderne (on compte déjà plusieurs grammaires du maya de l’époque coloniale, ainsi que celle de Tozzer et celle inédite d’Andrade pour le début du XXe siècle). L’ouvrage de David et Alejandra Bolles répond en partie à cette attente, offrant une description assez complète de la langue et de nombreux exemples de ses usages. Il s’agit d’une édition révisée d’un travail initialement écrit en 1973.

2 A Grammar of the Yucatecan Mayan Language est composé de deux grandes parties de longueur équivalente, l’une consacrée proprement à la description grammaticale, la seconde présentant, dans les termes des auteurs, une « anthologie de la littérature maya ». Cette anthologie comprend une cinquantaine de textes, depuis des extraits de codex préhispaniques jusqu’à des transcriptions de différents genres discursifs actuels (contes, prières, devinettes, chansons...). Le livre est assorti d’un riche index intégrant à la fois des concepts linguistiques et des morphèmes grammaticaux mayas, ainsi que quelques noms d’auteurs parmi ceux cités dans le texte. La bibliographie fait surtout mention d’ouvrages sur les sources et l’analyse du yucatèque colonial, incluant quelques références sur le yucatèque du XXe siècle, mais omettant la plupart des études récentes de linguistique maya. Quelques références d’études classiques en ethnologie et ethnohistoire maya yucatèque sont aussi fournies.

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3 Un des premiers choix dans la description d’une langue concerne le système d’écriture utilisé, dépendant bien sûr de l’analyse phonologique. Les auteurs ont opté pour l’utilisation des conventions orthographiques du système colonial, avec les arguments suivants : 1) rester en continuité avec le passé, une option relayée par ailleurs par l’hypothèse que le système alphabétique du maya créé à l’époque coloniale suivrait lui- même certains principes d’écriture structurant le système graphique préhispanique maya ; 2) éviter de contribuer à l’explosion récente d’écritures différentes qui nuit à l’apprentissage et à l’utilisation de l’écrit par les Mayas ; 3) éviter le système de notation académique (fondé sur l’API), difficilement compréhensible pour les locuteurs. Malgré cette justification nourrie, le choix du système colonial est cependant discutable, à deux titres principalement. En premier lieu, les différents ouvrages actuels écrits en maya pour les Mayas, depuis les ouvrages pédagogiques d’alphabétisation pour enfants ou adultes jusqu’aux recueils de contes, en passant par les dictionnaires, utilisent des conventions d’écriture différentes de celle préconisée par les auteurs. D’autre part, l’écriture coloniale utilisée ne permet pas de noter des distinctions phonologiques essentielles de la structure du yucatèque, nuisant à l’interprétation de certaines formes et ainsi, probablement aussi, à l’alphabétisation. Sont critiquables par exemple la notation identique en fin de mot de vh, v’ et vv (v = voyelle), et surtout l’absence de notation des longueurs et des tons vocaliques, valeurs qui opèrent pourtant des distinctions fondamentales en yucatèque, non seulement d’un point de vue lexical, mais aussi grammatical. Curieusement, les auteurs sont tout à fait conscients de ce fait ; ils consacrent six pages très pertinentes à présenter le système utilisé et à en signaler certaines des limites.

4 La première partie de l’ouvrage, concernant proprement la grammaire, est organisée de façon classique, suivant l’ordre phonologie, morphologie, syntaxe. Les sections sur la morphologie sont majoritaires, ce qui correspond bien à une langue à tendance polysynthétique. Elles sont structurées par partie de discours, en suivant une classification issue de notre tradition grammaticale (nom, pronom, adjectif, adverbe, conjonctions et particules, numéral et classificateur, verbe). On peut regretter que les auteurs ne s’interrogent pas plus sur l’adéquation de cette division aux catégories de la langue maya, en particulier en ce qui concerne l’opposition verbo-nominale. La section sur le verbe est la plus développée et, selon l’opinion des auteurs, la plus nouvelle par rapport aux grammaires antérieures, le système verbal étant un des lieux où la langue yucatèque a le plus évolué. Elle présente cependant plusieurs déficiences, dont la description en terme de « temps » au lieu d’aspect, le manque d’explicitation des classes et sous-classes de racines conduisant à considérer comme irrégulières ou périphériques des classes importantes à patron régulier (les agentifs et les positionnels), ou, encore, quelques méprises dans l’interprétation des voix. Certaines confusions sont dues à un emploi abusif et non critique des catégories de la grammaire traditionnelle (par exemple celle d’infinitif) ou des traductions de l’anglais (par exemple sur l’interprétation de morphèmes de transitivation).

5 En ce qui concerne la morphologie, les auteurs offrent somme toute une vision assez complète de la langue, recensant un riche ensemble de formes, où sont incluses à la fois de nombreuses dérivations, par ajout d’affixes ou par réduplication, et les variantes phonologiques communes (le maya yucatèque ayant une forte tendance aux syncopes et apocopes). Les formes expliquées sont accompagnées d’abondants exemples en phrases (dont on aurait, cependant, aimé que la provenance soit clairement indiquée).

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Étant donné le format du livre, il eût été, sans doute, plus intéressant et fécond d’utiliser davantage le corpus des textes édités dans la section d’anthologie pour illustrer l’analyse linguistique – en particulier pour l’étude de la structure des phrases – plutôt que de recourir à des phrases issues de l’élicitation ou de l’introspection (validée toutefois par le fait qu’Alejandra Bolles est de langue maternelle maya). Une traduction juxtalinéaire aurait également été dans bien des cas utile à la compréhension des exemples pour les lecteurs débutant en maya. La présentation grammaticale des auteurs n’est pas pour autant désincarnée : les normes de discours glissées au sein du texte, par exemple celles relatives à la politesse (p. 77) ou à l’usage de particules dans des discours rituels (p. 74), sont là pour resituer les règles dans leur contexte discursif.

6 Les auteurs présentent, en outre, une comparaison assez systématique des formes actuelles avec celles du yucatèque colonial (en se fondant principalement sur O. Smailus 19771). Cette mise en regard des données de différentes époques est suggestive, et il est dommage qu’elle n’ait pas été complétée par plus d’analyse des changements diachroniques.

7 L’anthologie est constituée des textes dans leur version maya accompagnés d’une traduction en regard. Les traductions, libres et de bonne qualité, parfois novatrices, sont l’œuvre des auteurs eux-mêmes. Les textes sont classés chronologiquement par époque et par genre. Chaque type de texte est introduit par une présentation d’une ou deux pages, apportant des précisions historiques ou ethnographiques ainsi que, sommairement, stylistiques. Ces notices fournissent également des références bibliographiques utiles au lecteur désireux d’accéder à une analyse plus fine des textes présentés.

8 Le choix des textes anciens est représentatif des différents types de manuscrits que l’on connaît bien pour l’époque coloniale et post-coloniale (traités de délimitation et de répartition de territoires, textes prophétiques, recettes et prières médicinales, lettres entre leaders durant la Guerre des Castes, paroles de Juan de la Cruz) ; il inclut aussi en finale une note autobiographique assez originale d’un Maya originaire du Petén. La section consacrée au XXe siècle s’ouvre sur la transcription de quelques discours rituels d’origine et de finalité diverses (prière de prémices agricoles, prières thérapeutiques, chants pour les abeilles). Les textes suivants sont principalement issus du corpus constitué par Manuel de Andrade au début du siècle dernier et de celui recueilli par les auteurs eux-mêmes (comprenant des textes soit enregistrés, soit directement rédigés par Alejandra Bolles). Il s’agit principalement de récits de genre narratif, ordonnés par les auteurs selon leur contenu : récits de création, contes du trickster Juan T’ul (Jean Lapin), histoires d’animaux anthropomorphiques, histoires sur les « gens » (non biographiques). Enfin, l’anthologie se termine par une série de « pièces brèves » (paroles sur l’origine de noms onomatopéiques, blagues, devinettes) et quelques chansons traditionnelles (avec leur transcription mélodique). Cette sélection apporte ainsi un corpus nourri et exploitable (linguistiquement ou ethnologiquement), mais elle suit les lignes communes aux recueils de « littérature orale » maya, où dialogues, conversations et récits personnels n’ont pas droit de cité.

9 L’ouvrage de D. et A. Bolles offre une bonne introduction à la grammaire du maya yucatèque et un bon aperçu des genres narratifs du maya. Ses nombreux paradigmes de formes ainsi que la multitude de ses exemples de phrases simples et courantes seront utiles à celui qui désire s’initier à la langue yucatèque. Mais le travail de D. et A. Bolles nous laisse malheureusement sur notre faim. Faute d’avoir voulu entreprendre une

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révision plus profonde de leur travail initial, les auteurs ont négligé le riche ensemble de travaux linguistiques réalisés, depuis la deuxième moitié du xxe siècle, sur le yucatèque par plus d’une dizaine de spécialistes (par exemple, ceux sur la morphologie et la morphophonologie de Bricker, sur les déictiques de Hanks ou sur la possession de Lehmann), qui aurait permis d’affiner les analyses et de mieux dégager les principes organisateurs fondamentaux de la langue.

NOTES

1. Smailus, O., Grammatik des kolonialzeitlichen Yukatekisch, 1977, Hamburg.

AUTEURS

VALENTINA VAPNARSKY

Équipe de recherche en ethnologie amérindienne, CNRS, Villejuif

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DEIMEL Claus and Elke RUHNAU, Jaguar and Serpent. The Cosmos of Indians in Mexico and South America (catalogue de l’exposition éponyme au Landesmuseum de Hanovre ; traduit de l’allemand par Ann Leslie Davis), Dietrich Reimer Verlag, Berlin, 2000, 236 p., ill., cartes

Emmanuel Désveaux

1 Dans le cadre de l’Exposition universelle 2000, qui s’est tenue à Hanovre et dont le thème général était « L’Homme, la Nature et la Technique », le Landesmuseum de cette même ville a eu l’initiative de s’associer avec le musée ethnographique de Berlin afin de présenter au public une exposition d’ethnologie exotique. L’idée était pertinente dans la mesure où, s’il y a des expériences humaines dans lesquelles ces trois notions apparaissent étroitement imbriquées, c’est bien celles de ces sociétés exotiques que nos aînés avaient encore la commodité de pouvoir appeler primitives. Pourtant, sans que cela soit clairement expliqué dans la préface, l’intention muséographique s’est réduite à n’embrasser qu’une seule partie du monde, en l’occurrence la Mésoamérique et l’Amérique du Sud, tandis que l’orientation du projet semble avoir également été considérablement infléchie puisque l’intitulé final met la cosmologie sur le devant de la scène. Ce n’est pas nous qui nous plaindrons d’un tel déplacement, nous qui sommes convaincu que les relations entre l’homme et les techniques sont autant du ressort de leurs conceptions « religieuses » que des infrastructures, mais il surprend tout de même de la part de représentants d’une école de pensée qui nous a accoutumé à des divisions intellectuelles plus rigides.

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2 Rapidement, l’impression se dégage que tout cela a été dicté par des raisons assez conjoncturelles et tient pour l’essentiel à la personnalité des deux auteurs, E. Ruhnau et C. Deimel, spécialistes respectifs de la Mésoamérique préhispanique et de l’ethnographie du Mexique occidental. Ils se sont réparti la rédaction des quelque seize chapitres, lesquels traitent donc de sujets aussi divers que les Mayas, un intitulé « De l’Ouest à l’Est : Les Colima du Pacifique et autres cultures du Golfe de Mexique » et les Taïno d’un côté, les Huichol, la cuisine mexicaine contemporaine ou un historique de la médecine « naturelle » latino-américaine, d’un autre. Les deux éditeurs et auteurs principaux se sont adjoint les services d’une tierce personne, A. Weßler, pour évoquer en un chapitre les basses terres sud-américaines. Au reste, les textes sont inégaux, ils souffrent du plus ou moins grand degré de spécialisation de leur auteur par rapport au thème traité. Une impression de fouillis se dégage donc de l’ensemble, impression d’autant plus forte que des cadres théoriques, qui nous semblent terriblement désuets, inspirent encore largement certains chapitres. Ainsi, celui consacré à la technologie de la Mésoamérique et des Grandes Antilles préhispaniques parle en termes de « cultures à l’âge de la pierre entrant dans l’âge du bronze ». La vision en aires culturelles étanches, mais jouissant d’éventuelles zones subsidiaires, imprègne pareillement le propos. Elle permet même d’opérer une différence entre Amérique centrale et Mésoamérique, tout en reléguant à des stades inférieurs de développement les cultures des forêts ou des basses terres. Le plus étonnant est que tous les points que nous venons de souligner viennent à l’encontre de ce qu’énonce le titre. Jaguar et Serpent constituent bien deux espèces animales fondamentales pour les régions considérées : parfois en opposition, parfois en simple concurrence vis-à-vis d’une autre entité qui serait résolument céleste, elles jouent effectivement un rôle de premier plan dans nombre de cosmogonies des régions embrassées ici. Signalons simplement, que sous diverses variantes combinatoires, cette validité de leur complémentarité s’applique au continent entier (voir Histoire de Lynx de Lévi-Strauss). Quant aux auteurs de ce volume, ils ne se donnent guère les moyens d’explorer le caractère transversal de la dualité qu’ils mettent en exergue.

3 Parvenu à ce point, le lecteur de cette notice pourrait conclure que l’ouvrage est très mauvais et que, sauf à faire preuve d’une cruauté un peu vaine, il ne voit pas exactement pourquoi on s’est donné la peine de le recenser. En réalité, il n’en est rien. D’abord parce que l’initiative à l’origine de ce catalogue s’avère fort précieuse, permettant de mettre en valeur un patrimoine muséographique de grande qualité. Il suffit pour s’en convaincre de tourner les pages de ce superbe catalogue qui voient défiler de très belles reproductions d’objets archéologiques mésoaméricains et d’objets « ethnographiques ». On est frappé par l’étonnante fraîcheur des objets, notamment de ceux recueillis au début du XXe siècle par Preuss dans l’Ouest mexicain. Est-ce dû au talent des conservateurs ou à celui du photographe ? Nous savons par expérience que cela risque d’être surtout celui du second. Cela étant, nul doute que l’on doive également faire crédit d’un grand savoir-faire à l’école muséologique allemande en matière de conservation. À ce propos, l’ouvrage révèle une intéressante politique de continuité de la part du musée de Berlin, puisque l’Ouest mexicain reste un domaine de prédilection pour la collecte, étayée, aujourd’hui comme naguère, par un travail de fond ethnographique. Deimel profite manifestement de l’opportunité que constitue la nécessité d’un catalogue, dès lors qu’une exposition est montée, pour publier cette ethnographie contemporaine. Et c’est tant mieux ainsi.

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4 Somme toute, il y a encore bien d’autres perles à grappiller dans ce volume. Par exemple (p. 112), la révélation d’un duho en pierre provenant de Puerto Rico, dont l’existence semble avoir échappé à J. Kerchache lorsqu’il avait organisé sa grande exposition au Petit Palais1. À nos propres yeux, le grand mérite de cette pièce est de constituer, dans la perspective transformationnelle lévi-straussienne étendue des mythes amérindiens aux objets, un maillon intermédiaire – aussi bien d’un point de vue formel que géographique – entre le « prototypique » du duho, ligneux et haïtien, et les metate (sorte de table votive) lithiques que l’on trouve sur le continent. Prétextant de la thématique du serpent, Deimel consacre un chapitre entier à un instrument de musique très répandu dans le Nord-Ouest mexicain (et dont en réalité l’aire de distribution remonte jusqu’à englober l’ensemble du grand Sud-Ouest nord-américain), à savoir le racleur allongé. Il s’agit d’un morceau de bois sommairement travaillé qui comporte sur toute sa longueur des encoches. Le bâton est tenu d’une main. Le son produit résulte du raclement sur ces dents d’un autre bâton, tenu dans l’autre main et plus petit de taille. Là encore, dans une perspective transformationnelle, l’objet retient l’attention puisqu’il apparaît comme un intermédiaire entre, d’une part, les bâtonnets des stickgames de la région plus septentrionale du Plateau, d’autre part, le teponaztli aztèque (tambour à languette), qui provient donc du Mexique central. Par rapport à la forme des bâtonnets à stickgame, le racleur introduit la dissymétrie de même que, certes de manière à la fois démultipliée et atténuée, la fente. Par rapport au teponaztli, il figure une inversion. Ce dernier, fait on le sait d’un seul bloc de bois creusé, comporte bien cette fente, mais elle y est devenue unique, tandis que le plein du racleur s’inverse en vide. En revanche, le teponaztli restitue la technique du frapper (mouvement a priori de haut en bas) qui caractérise le stickgame là où le bâton-racleur, en position médiane, implique un mouvement de va-et-vient longitudinal. Rappelons, pour mémoire, que le teponaztli est un amphisbène : la thématique du serpent, retournée sur elle-même, reste donc très présente. Enfin, on remarquera que les bâtonnets du stickgame sont livrés par la nature à l’état brut. Cela peut être de simples bâtons ramassés par terre juste avant que la partie débute, tel que nous l’avons vu récemment faire au Montana. Au sud, le serpent-racleur fait l’objet d’un travail en général assez grossier. Plus au sud encore, le teponaztli représente, on le sait, un véritable tour de force artisanal. Il se pourrait alors que même la facture des objets soit de nature transformationnelle (car, n’en doutons pas, les Indiens d’Amérique du Nord ou de l’Ouest mexicain sont capables, eux aussi, de prouesses dans la confection d’objets, de même que les Aztèques devaient posséder des objets à la facture grossière, quand bien même ils ont pratiquement tous disparu).

NOTES

1. Kerchache, J. (sous la direction de), L’Art taïno, Paris-Musées, Paris, 1994.

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AUTEURS

EMMANUEL DÉSVEAUX

EHESS/Musée du quai Branly, Paris

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BERROCAL EVANÁN Carmelón, Pablo MACERA y Rosaura ANDAZÁBAL, Flora y Fauna de Sarhua. Pintura y Palabra (Textos en quechuañol), Lima, Universidad Nacional Mayor de San Marcos/Banco Central de Reserva del Perú/Instituto Francés de Estudios Andinos/ELF Hydrocarbures Pérou, 1999, 229 p.

César Itier

1 Carmelón Berrocal Evanán était un artisan peintre, natif du village de Sarhua dans le département d’Ayacucho, au Pérou, et établi à Lima depuis 1982. Il est décédé dans des conditions tragiques en 1998. Berrocal continue une tradition pour laquelle le village de Sarhua est devenu célèbre au Pérou : la peinture naïve de scènes « costumbristas » sur bois. À partir de 1996, grâce au soutien de l’historien Pablo Macera, il publie une série de très jolis petits livres de contes populaires en quechua illustrés par des photos de ses propres peintures. Le présent ouvrage reprend la formule de l’association d’œuvres picturales et de textes, créée par C. Berrocal dans ses publications antérieures. Il est introduit par un texte de P. Macera et une étude de l’historienne Rosaura Andazábal. Suivent 80 reproductions photographiques de peintures sur bois représentant des animaux et des plantes de la région de l’auteur. À chaque planche est associé un court texte en espagnol, rédigé par le peintre et consistant en une description de la plante ou de l’animal, avec des précisions sur les représentations qui lui sont associées dans la tradition culturelle locale. L’auteur y a parfois intégré quelques vers de chansons

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traditionnelles relatives à ces éléments de la flore et de la faune. Les textes sont publiés tels qu’ils ont été rédigés par l’auteur, dans un espagnol très influencé par les structures du quechua et avec une orthographe vacillante. Le tout est précédé par un répertoire des noms quechuas des animaux et des plantes illustrés par Berrocal avec leur nom latin et la famille à laquelle ils appartiennent. Suit un catalogue des œuvres de C. Berrocal réunies par P. Macera, avec photographies de 225 peintures, leur titre et la période au cours de laquelle elles ont été exécutées. Outre sa grande beauté, cet ouvrage est également riche en informations pour l’ethnologue et quiconque étudie les traditions populaires des Andes. On y trouve notamment figurés et commentés beaucoup des plantes et des animaux qui peuplent la tradition orale quechua narrée ou chantée.

2 L’étude de R. Andazábal apporte des informations intéressantes sur la vie de C. Berrocal ainsi que sur les plantes et les animaux représentés dans les peintures. L’ouvrage ne comporte cependant pas d’informations sur la tradition des peintures sur bois de Sarhua, ni d’étude iconographique de l’œuvre de C. Berrocal.

3 Dans son introduction, P. Macera compare C. Berrocal à Huaman Poma : selon lui, pour tous les deux, l’image viendrait renforcer la « description écrite » de la pensée orale qui n’aurait pu être tout entière exprimée par l’écriture. Dans le cas de Carmelón Berrocal, au moins, une telle interprétation ne semble guère justifiée : les textes de tradition orale publiés par lui auparavant se suffisent à eux-mêmes et n’ont nul besoin des illustrations pour être appréhendés. Celles-ci sont des compléments purement esthétiques au texte. Dans le cas du présent ouvrage, ce sont plutôt les textes qui viennent compléter l’information visuelle fournie par les planches, à la manière d’une petite encyclopédie de la faune et de la flore d’Ayacucho. Autre point de comparaison pour P. Macera : l’expression plastique que pratiquaient Huaman Poma et C. Berrocal appartiendrait à une « structure culturelle » occidentale et étrangère. On reste songeur devant une telle affirmation lorsqu’on sait que l’enfance de C. Berrocal a baigné dans un milieu d’artisans peintres qui faisaient vivre une tradition vieille de plusieurs générations. L’expression plastique dans les Andes ne resterait-elle aujourd’hui qu’un accident dans une « structure culturelle » demeurée identique à elle-même depuis les temps précolombiens ?

4 Pablo Macera consacre également un long développement au concept de « quechuañol », qui figure dans le titre du livre, et qui, selon lui, est le plus approprié pour désigner la langue dans laquelle écrit Berrocal. Il voit dans ce « quechuañol » une nouvelle langue, issue de la rencontre entre le quechua et l’espagnol. Une telle représentation des phénomènes linguistiques à l’œuvre dans ces textes nous semble inexacte. Les textes de C. Berrocal ne sont pas écrits dans une langue mixte, le lexique étant purement espagnol – à l’exception de certains noms de plantes. Aucune langue créole n’est ici en formation. Nous sommes simplement en présence d’un espagnol fortement marqué par les structures syntaxiques et les catégories morphologiques de la langue maternelle et dominante du locuteur, le quechua. P. Macera exalte ce qui serait une nouvelle langue, un « espléndido quechuañol » forgé par « la oralidad andina ». Pourtant, rien dans les textes de Berrocal n’évoque un style oral, à moins de confondre deux phénomènes bien différents : les interférences entre deux codes linguistiques et les styles narratifs propres à l’oralité. C’est en réalité une posture purement idéologique qui prédispose P. Macera à voir un style d’une beauté pittoresque dans ce qui n’était sans doute pour C. Berrocal que la norme linguistique de son groupe social.

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Celui-ci, qui avait demandé en vain que l’on corrige l’orthographe et la langue de ses textes, ne percevait sans doute pas ses textes ainsi. P. Macera croit même percevoir dans la langue de C. Berrocal l’expression d’un esprit rebelle andin : ainsi, « no quieren las lenguas nativas peruanas (no pueden) obedecer la normativa lingüística española ». Doit-on comprendre que les locuteurs du quechua ne voudraient ou ne pourraient parler un espagnol standard ? Il est dommage qu’un ouvrage qui, par sa richesse iconographique, demeurera une référence pour toutes les personnes intéressées par les arts populaires des Andes n’ait pas été servi par une analyse plus fine et aussi brillante que celles auxquelles Pablo Macera nous avait antérieurement habitués.

AUTEURS

CÉSAR ITIER

INALCO, Paris

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MONOD BECQUELIN Aurore et Philippe ERIKSON (éds), Les rituels du dialogue. Promenades ethnolinguistiques en terres amérindiennes, Société d’ethnologie, Nanterre, 2000, 608 p., cartes, fig., ill.

Anne Christine Taylor

1 Voici un ouvrage collectif remarquablement accueillant en dépit de son volume (20 contributions, 600 pages de texte). Accueillant, ce livre l’est d’abord parce qu’il est beau, comme tous ceux produits par la Société d’ethnologie de Nanterre ; ensuite, parce qu’il rassemble des auteurs d’origines, de disciplines et de langues diverses (des ethnologues, des ethnolinguistes et des linguistes s’exprimant en français, en anglais ou en espagnol) ; enfin, et surtout, parce qu’il autorise et même encourage le lecteur à trouver lui-même les liens entre les articles rassemblés, tout en lui offrant suffisamment de repères pour rendre l’exercice fructueux. Loin d’être une simple captatio benevolentiae, l’expression « promenades ethnolinguistiques » figurant dans le sous-titre est à prendre au pied de la lettre : le livre ne propose pas une visite guidée didactique, il offre une entrée libre à un terrain en cours de défrichement, peuplé d’excellents jardiniers travaillant, en toute amitié, chacun dans son coin. Au lecteur de faire l’abeille, de tracer des parcours entre les plates-bandes, de faire ses bouquets et de fabriquer ses hybrides. Les lecteurs qui aiment être pris par la main reprocheront sans doute à cet ouvrage son caractère hétéroclite et son manque de synthèses. D’autres apprécieront son côté anti-manuel et lui sauront gré de faire confiance à son public.

2 Le territoire couvert par ce recueil de contributions – versions remaniées d’exposés présentés dans le cadre d’un symposium qui s’est tenu lors du 49e Congrès international des Américanistes (Quito) – se situe « dans cet entre-deux qui relie deux pôles... » : celui des « dialogues cérémoniels » et celui des « dialogues du quotidien ». Ces types

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d’événements discursifs sont ordinairement opposés tant conceptuellement que méthodologiquement : les premiers seraient des rituels, donc l’affaire des ethnologues ; les seconds seraient de l’interlocution banale, donc affaire de linguistes. Prenant le contre-pied de cette division conceptuelle et disciplinaire, l’ouvrage vise à explorer les rapports entre toute une gamme de situations d’échange dialogique (même si celui-ci prend la forme d’un monologue intérieur), pour mettre au jour des conceptions locales de ce qu’est un « dialogue », un « énonciateur », un « interlocuteur ». Il fait l’inventaire des modalités et des degrés de ritualisation des interactions verbales et cherche à montrer ce que ces variations, dans la forme de l’interlocution, peuvent nous apprendre sur les relations sociales.

3 Le haut rendement du livre tient en grande partie au fait que toutes les contributions sont centrées sur la description très fine de cas concrets. C’est dire que le terrain balisé par l’ouvrage a été habilement choisi pour faire dialoguer ethnologues et linguistes. Les premiers y trouvent en effet une matière de choix pour affiner leur analyse de ce qu’est l’action rituelle, notamment sous ses formes naissantes ou élémentaires et, pour approfondir (par exemple en observant qu’au Xingu les mêmes conventions de présentation de soi et de traitement de l’interlocuteur caractéristiques des discours cérémoniels des chefs se retrouvent dans les échanges verbaux entre un gendre et sa belle-mère) leur étude de la manière dont les Indiens conceptualisent tel ou tel type de rapport social. Les seconds peuvent y observer de près comment et sous quelles conditions s’élabore la construction du sens et débrouiller les intentionnalités enchâssées dans la pragmatique. Comme le font justement remarquer les auteurs de l’introduction au volume, il est frappant de constater qu’il est impossible, à la seule lecture des articles, de distinguer le rattachement disciplinaire des auteurs, de deviner s’ils sont ethnologues ou linguistes. Pour parvenir à ce degré de convergence et d’entente, il fallait bien sûr que les ethnologues aient cessé de considérer les faits de discours comme le simple véhicule de « représentations » indépendantes de la forme et du contexte des énoncés et qu’ils aient appris à les envisager comme des modes d’action ; il fallait aussi que les linguistes aient abandonné leur focalisation sur le monologue décontextualisé comme modèle privilégié du fait linguistique, qu’ils se soient ouverts à l’anthropologie de l’interaction et que leur intérêt se soit déplacé de la structure du sens vers la construction de la signification. De ce point de vue, le livre montre que les deux disciplines ont suivi une évolution parallèle et il illustre bien les aspects de la « nouvelle alliance » qui s’établit entre ethnologie et linguistique, bien différente de celle qui s’était tissée entre elles durant la grande époque structuraliste.

4 Je l’ai dit, Les rituels du dialogue ne cherchent pas à formater leur matériau pour imposer au lecteur un parcours pédagogique et une interprétation particulière. Il est donc particulièrement difficile de donner un aperçu synthétique du contenu du livre. Par ailleurs, il est impossible, dans le cadre d’un compte rendu forcément bref, de rendre justice à chacune des contributions, lesquelles sont toutes de haute tenue. Je me bornerai donc à évoquer rapidement les thèmes qu’elles abordent. Après une introduction suggestive et alerte rédigée par A. Monod Becquelin et P. Erikson, le volume s’ouvre sur deux exemples très contrastés de réflexion sur « l’exercice de la parole dans la confrontation entre deux interlocuteurs », l’une de B. Mannheim et K. van Vleet sur le dialogisme dans la narration quechua, l’autre, abstraite et générale, sur les catégories fondamentales en jeu dans les faits de parole : celles d’énonciateur, de locuteur et de médiateur. J.-P. Desclés et Z. Guenchéva visent par cet exercice à « mieux cerner la nature de la fonction dialogique du langage ». Tout oppose ces deux

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articles, l’un procédant, pour ainsi dire, from the bottom up, l’autre from the top down ; du coup, leur lecture en miroir est particulièrement enrichissante. Le reste est regroupé en quatre grandes sections. La première – « Dialogues de la rencontre » – a pour fil directeur l’idée que ce sont « les formes mêmes de l’interaction qui constituent le message ». Les articles traitent des dialogues cérémoniels proprement dits (J. Lizot décrit ceux des Yanomami), mais aussi d’échanges moins formalisés tels ceux associés aux fêtes de boisson (N. Journet, P. Erikson), ou encore de simples routines quotidiennes, comme les salutations (Erikson se demande pourquoi les « arrivées » sont, en Amazonie, toujours plus ritualisées que les « départs »), ou les rencontres entre affins (E. Basso montre comment, chez les Kalapalo, les formes de l’interlocution reflètent et produisent tout à la fois les catégories socio-ontologiques indigènes). Le second bloc s’intitule « Dialogues interculturels : période coloniale » et regroupe des articles qui explorent les effets de la rencontre entre modèles du dialogue culturellement distincts. D. Dehouve analyse, à partir des Colloques de Sahagún, les malentendus liés à la divergence entre le format occidental du dialogue didactique asymétrique et celui, symétrique et coopératif, des huehuetlahtolli, les dialogues cérémoniels des anciens Mexicains, et les barrières qu’ils dressaient à l’entreprise d’évangélisation. W. Hanks étudie, quant à lui, les transformations du soi et de la relation à autrui induites par la pratique des « dialogues doctrinaux » inventés par les franciscains pour la conversion des Mayas yucatèques. J.-P. Husson enfin détaille la structure des dialogues dans le cycle dramatique de la mort d’Atawallpa pour montrer comment elle reflète, par sa forme, la « vision des vaincus ». La troisième partie poursuit le même thème, mais à partir d’exemples contemporains. M. Gnerre et P. Descola s’intéressent l’un et l’autre aux Shuar, le premier décortiquant une saynète écrite pour montrer sur quoi se fondent ses effets comiques, le second s’attachant à élucider la représentation des institutions occidentales sous-jacentes aux définitions proposées par les lexicographes indigènes auteurs d’un dictionnaire espagnol-shuar. M.-C. Dasso et P. Petrich analysent, l’une à partir de matériaux mataco, l’autre à partir de données mayas, la manière dont la structuration indigène des récits autobiographiques interagit avec le dialogue ethnographique et se remodèle ou se réinvente à son contact. Le dernier bloc – « Marques linguistiques, interactions rituelles et dialogues chamaniques » – « ... trouve sa cohérence dans une volonté commune de décoder les discours rituels et chamaniques en scrutant [...] les faits de langue » ; plutôt qu’en spéculant sur le sens référentiel présumé de ces discours, ces contributions étudient la manière dont ils sont construits, comment les énoncés produisent et placent les agents visibles et invisibles en jeu dans les actes de parole. J. Haviland décrit les complexes manipulations de l’espace pronominal dans les conversations et les prières associées aux rituels de guérison chez les Mayas zinacantèques, tandis que V. Vapnarsky montre comment s’organisent les marques d’aspect, de temps et de mode dans les dialogues cérémoniels mayas yucatèques. A. Monod Becquelin, V. de Véricourt et F. Cuturi se penchent sur les déictiques, la première pour mettre au jour l’aspect adversatif des relations impliquées dans la « polyphonie thérapeutique » mise en place dans trois genres discursifs tzeltal, la seconde pour comparer la structure des dialogues cérémoniels et celle des dialogues avec les esprits enchâssés dans les discours de cabildo (cérémonies de guérison) des Indiens andins boliviens, la troisième, enfin, pour analyser les procès de « narcotisation du je » – les anti-déictiques – mobilisés dans et validant le discours des autorités politiques huave. B. Franchetto

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découvre des procédés similaires d’élision de l’individualité, réalisés par des moyens différents, dans les discours cérémoniels des chefs kuikuru.

5 L’énoncé de ces thèmes suffit à suggérer la richesse et l’ampleur du domaine couvert par le volume. La notion du « dialogique » est très à la mode ; l’intérêt de ce livre est qu’il s’attache à montrer, concrètement, la complexité de ce qu’elle recouvre et qu’il cherche à cerner les contraintes – linguistiques, culturelles, conscientes ou inconscientes – qui régissent l’interaction dans des cadres plus ou moins ritualisés. L’ouvrage est fortement recommandé à tous les américanistes, ethnologues et linguistes, qu’ils travaillent au sud, au centre ou au nord du continent. Même si – et on peut le regretter – le monde amérindien au nord du Rio Grande est absent du volume, les spécialistes des Indiens d’Amérique du Nord y trouveront matière à de fructueuses comparaisons avec leurs propres matériaux. Cependant, le livre retiendra également l’attention de chercheurs d’autres aires culturelles qui s’intéressent aux formes de l’interaction linguistique, car il leur offre, outre de subtiles analyses, un panorama très complet de la gamme des « dialogues » amérindiens et de leur style particulier. De ce point de vue, il constitue un précieux outil de comparaison.

AUTEURS

ANNE CHRISTINE TAYLOR

Équipe de recherche en ethnologie amérindienne, CNRS, Villejuif

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MASQUELIER Bertrand et Jean-Louis SIRAN (éds), Pour une anthropologie de l’interaction. Rhétoriques du quotidien, L’Harmattan, Paris, 2000, 459 p.

Giovanna Carrarini

1 Plusieurs auteurs ont contribué à cet ouvrage, en s’appuyant sur un matériel de terrain hétérogène. L’homogénéité de leurs réflexions dérive de la perspective adoptée : tous s’interrogent sur le rôle de l’interaction dans la communication et dans l’interprétation des énoncés, aussi bien en situation que lors de la construction d’un texte ethnographique.

2 La confrontation explicite ou implicite de cette approche, à la fois anthropologique et linguistique, avec la lecture structuraliste des réalités culturelles est inévitable et presque spontanée. L’attention portée au contenu explicite des énoncés afin de mettre au jour la structure inconsciente de la pensée se transforme ici en intérêt pour le contenu implicite de la parole dans l’énonciation, en vue de comprendre des pratiques langagières spécifiques, qui sont conscientes et intentionnelles, et réfléchir ainsi sur les logiques impliquées dans les processus communicatifs en général. Le sens exprimé par un code n’est plus interrogé dans des situations-type, où un informateur idéal parle au nom de la communauté d’appartenance pour restituer à l’observateur les normes de vie encadrant des existences particulières. Les contenus transmis ne sont plus organisés par des oppositions binaires, reproduisant une vérité universelle méconnue par les locuteurs. Ici, on traite d’un sens qui prend forme et contenu dans les usages circonstanciels de la langue, dans un face-à-face entre des interlocuteurs qui ont chacun des intentions et s’engagent dans une « performance » précise (Siran, Masquelier, Bensa). L’accent mis sur la réalité vécue et construite par des acteurs conscients de leur présence et apportant chacun des compétences appropriées à la situation permet d’aborder avec un regard neuf le thème des contenus et du sens de la symbologie mythique (Bensa), des devinettes (Naïm-Sambar), des proverbes (Siran), des

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contes (Lebarbier), des récits de vie (Petrich), et celui du traitement de versions contradictoires dont il s’agit d’interroger la portée (Alès, Naepels).

3 La « connaissance » n’est donc plus une « représentation » mais une « pratique », un « processus dialectique » émergeant de la négociation des intentions des interlocuteurs, lesquels créent à la fois le « contexte » de l’interaction et le « texte » de divulgation de l’expérience (Fabian). Bref, le sens exprimé par un code est déterminé par l’usage que les interlocuteurs font des paroles. Dans cette perspective, la recherche ethnologique, fondée sur des discours échangés, devient une interprétation de moments vécus dans des circonstances précises, où les acteurs jouaient des rôles en fonction de rapports sociaux mouvants. Il s’agit de réalités qui mènent à des vérités possibles, où des facteurs comme le temps, l’espace, les intentions, les finalités, le pouvoir social et les compétences rhétoriques des interlocuteurs sont des variables décisives dans la compréhension des énoncés. La valeur référentielle de ces derniers offre une signification par trop restreinte si l’on laisse de côté la fonction pragmatique du langage dans la formulation et l’interprétation des messages.

4 Cependant, l’attitude réflexive face aux situations d’interlocution ne signifie pas que cette approche se limite à une anthropologie des circonstances. Au contraire, ces dernières sont le point de départ d’interrogations menées en vue de construire un objet de recherche pertinent et de le restituer aux lecteurs avec une plus grande fidélité à la réalité de la situation d’interlocution. Les auteurs s’intéressent donc aux pratiques langagières afin d’atteindre le processus des stratégies discursives mises en place par les interlocuteurs pour se communiquer du sens. Comprendre les stratégies discursives signifie dégager aussi bien les aspects spécifiques des activités langagières en contexte que leurs caractères logiques généraux, ce qu’elles ont de commun chez les hommes en tant qu’êtres de dialogue (Casajus). Comme le dit Bensa (p. 77), « aborder la parole locale comme une procédure de communication, c’est établir un lien originel entre le particulier et le général et se prévenir d’une comparaison purement formelle entre les pratiques. Ce qui permet de les apparenter n’est plus leur contour mais la façon dont elles sont mises en œuvre selon des processus généraux de communication : faire sens, argumenter, négocier, infirmer, dévaloriser, circonvenir, exagérer, etc., me semble relever de procédures universelles qui se trouvent utilisées et infléchies, selon les contextes historiques, sociologiques et imaginaires particuliers où sont conduites les recherches ethnographiques ».

5 Pour présenter ce livre riche d’expériences ethnographiques, je partirai de la question suivante : Comment nous communiquons-nous le sens dans notre dire ? En effet, l’attention portée à l’interlocution et à ses rhétoriques appelle deux ordres de réflexions qui complètent le thème central des stratégies discursives mais demandent à être approfondis : l’un porte sur la présence du chercheur sur le terrain et sur le dialogue anthropologique, l’autre sur le traitement des informations – toujours multiples et parfois contradictoires – échangées avec les interlocuteurs.

6 La présence du chercheur sur le terrain et le dialogue anthropologique. Le sujet « nous » de la phrase ci-dessus inclut l’anthropologue, sa présence et son engagement dans l’acte communicatif. Les auteurs réfléchissent – de façon plus ou moins directe selon les cas – sur les implications du rôle d’interlocuteur qu’ils assument sur le terrain : qui parle à qui ? Pourquoi ? Pour en tirer quels bénéfices ? Comment les gens me perçoivent-ils ? Que convient-il de dire ou de taire ? Comment le faire le plus efficacement ? Évidemment, tout interlocuteur se pose instinctivement ces questions, et les réponses

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apportées orientent les tours de paroles en situation, en fonction du « feed-back » entre interlocuteurs. L’ethnologue n’échappe pas à cette condition.

7 Si la présence sur le terrain est devenue un réquisit en ethnologie depuis Malinowski, le désir de « passer inaperçu » a longtemps été l’objectif du chercheur : il convenait de ne pas perturber la scène observée, afin de pouvoir saisir la « vérité culturelle » de l’ethnie étudiée. La présence de l’ethnologue devait être discrète, simuler une sorte d’absence, même si cette discrétion était contredite par les questions incessantes dont il bombardait ses « informateurs ». Or, même s’ils la formulent de façon parfois maladroite – dans le sens où ils continuent d’exprimer l’idée d’étrangeté, de se sentir comme un obstacle et de susciter des paroles spontanées « parasitée[s] par l’effet de la présence » du chercheur (Moñino) –, les auteurs des articles réunis dans ce livre renouvellent la réflexion sur ce point, parce qu’ils ont une approche différente de la relation anthropologique. Le chercheur, d’après eux, doit assumer pleinement le fait que sa présence sur le terrain modifie, sur le plan temporel et causal, aussi bien la situation d’interlocution que le sens communiqué et compris. Le chercheur continue certes à se sentir comme un « étranger », mais il reconnaît son rôle social et, par rapport à celui-ci, il évalue son pouvoir dans la situation d’interlocution. Bref, aujourd’hui il se perçoit moins comme un exclu de la réalité culturelle du groupe d’accueil que comme un être différent, avec qui les autres entrent en relation, décidant ce qu’ils veulent dire et ce qu’ils veulent taire, en fonction de la position sociale qu’ils lui accordent et du profit qu’ils attendent de l’échange.

8 Si le terme d’« observateur » n’est plus approprié, son correspondant implicite, celui d’« informateur », l’est encore moins. Les interlocuteurs de l’ethnologue ne sont plus de simples récepteurs de questions, qui fournissent passivement des réponses à propos de leur réalité culturelle. Ils sont des acteurs de plein droit, dans le sens où ils agissent en tant que sujets, en prenant la décision d’interagir avec cet étranger, en lui confiant ce qu’ils croient approprié, selon leurs propres intentions et d’après les perceptions qu’ils ont d’eux-mêmes, de l’autre et des sociétés auxquelles chacun appartient. Les chercheurs et leurs interlocuteurs ont donc le même statut vis-à-vis du contrôle de la parole qu’ils voudront échanger. Chacun exercera sur les mots et les comportements une sorte de pouvoir décisionnel sur lequel il est important de s’interroger, afin d’arriver à une interprétation des intentions des locuteurs et mieux cerner le contenu aussi bien des propositions verbales que des sous-entendus circonstanciels et culturels.

9 Stratégies discursives : les contenus implicites des énoncés. Les interlocuteurs opèrent une sélection consciente des arguments qu’ils mettent en jeu lors d’un dialogue, et dans ce choix interviennent des considérations toutes contextuelles. Certes, il est très important de savoir que l’on se trouve au Yémen ou à Futuna, au Kenya ou en Tanzanie, au Sahara ou aux Antilles, au Mexique ou au Guatemala, etc., à un moment donné. Mais les auteurs mettent aussi l’accent sur d’autres éléments constitutifs du terrain, qui ont une influence aussi décisive sur les résultats des échanges que n’importe quel « ici » ou « là-bas » culturel et temporel. Il s’agit des réseaux personnels et sociaux des interlocuteurs présents et des destinataires absents, des intentions et des finalités que tout le monde vise constamment et, enfin, des compétences rhétoriques qui permettent au locuteur de dire (coder) et à ses allocutaires de réagir (décoder).

10 La culture confère à chacun les moyens pour parler et interpréter, et les auteurs s’intéressent de près à ces aspects, chacun selon son terrain particulier. L’étude des moyens mobilisés dans la production des actes de langage et la compréhension de leurs

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usages permet de repérer la valeur implicite des énoncés explicites, et ainsi de communiquer du sens dans sa totalité. Les auteurs visent donc plutôt les stratégies discursives mises en place que les pratiques en elles-mêmes. Quelques exemples : au lieu de s’attarder sur les contenus des devinettes et des proverbes, Naïm-Sanbar et Siran s’intéressent respectivement à l’action de donner à deviner et à celle de négocier une valeur nouvelle aux significations proverbiales socialement acceptées. De même, Parkin réfléchit aux phrases – jamais prononcées et inévitablement ambiguës – dont les femmes swahili décorent leurs robes. Il ne s’agit pas pour lui de décortiquer le contenu de ces énoncés explicites, mais plutôt de s’interroger sur la logique du processus de l’insinuation par lequel les femmes interviennent sur les relations sociales entre les sexes, engendrant chez les destinataires une chaîne sans fin de possibles interprétations. Citons encore les réflexions de Casajus et de Bougerol sur les pratiques langagières touaregs qui relèvent toutes d’une stratégie du sens liée à « un usage précautionneux de la parole », et sur le mécanisme de la médisance amorcé lors des situations de commérage, à travers l’emploi de phrases dévalorisantes à l’égard d’autrui. Relevons enfin l’attention portée par Masquelier et Moñino aux stratégies de persuasion utilisées lors d’un débat ou d’une réunion. Les deux derniers exemples sont parmi les plus convaincants de tous les cas présentés, dans le sens où ils montrent que le succès ou l’échec de la même stratégie discursive dérive moins du contenu des énoncés prononcés en public que du respect ou du non-respect de procédures formelles et d’attentes culturelles. Les idées d’Ahmad et Furniss sur la relation entre le contenu et la forme expressive d’un message sont ici reprises avec vigueur. Une bonne performance n’implique pas seulement des connaissances précises sur le style ou le registre à adopter. Une devinette, un proverbe, une phrase ambiguë ou dévalorisante, l’expression d’une opinion n’atteignent leurs buts que si le locuteur connaît et met en pratique les « bons » procédés rhétoriques. Bref, il faut savoir ce qu’il faut dire, mais surtout comment dire lorsqu’on veut donner à deviner, négocier, insinuer, intervenir en public, médire, persuader, argumenter, revendiquer.

11 Le dénominateur commun de tous ces exemples est la parole ou son enchaînement dans le discours en tant qu’acte performatif. Les stratégies analysées dans ces textes montrent que la transmission du sens s’effectue par le biais de formulations implicites, telles que des expressions figurées, des adresses indirectes, des arrière-plans, des présupposés, des sous-entendus et du silence, l’ensemble associé à des comportements sociaux précis. Parler, c’est agir. Il est donc indispensable de connaître toutes les implications des enchaînements discursifs afin de pouvoir interagir de façon adéquate sur la scène de l’énonciation et confirmer par là une appartenance sociale et culturelle. En effet, les auteurs insistent sur l’idée que la connaissance des procédés langagiers appropriés à un contexte précis implique que les locuteurs sont reconnus par l’auditoire comme des participants légitimes dans la situation microsociale. L’intégration dérive à la fois de la capacité à entendre les subtilités, lorsqu’on fait partie de l’auditoire, et de l’usage qu’on fait de la « boîte à outils » fournie par le contexte culturel, quand on assume le rôle de locuteur. La connaissance provient donc plus de la pratique que de la pure spéculation intellectuelle. L’expérience du formatage rhétorique permet d’accéder aux coulisses du « sens » référentiel explicite, et de percevoir le contenu – non dit par la voix – qui y est caché sous des formes voilées. La réflexion sur les processus généraux de communication (tels que la négociation, l’insinuation, la persuasion, l’argumentation) permet d’envisager le mécanisme logique qui s’amorce entre le temps d’action (dire ou taire) et celui de réaction (interpréter)

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lors d’une interaction, mécanisme que les praticiens connaissent intuitivement et adaptent à la situation. L’action linguistique joue sur des contenus implicites et extrêmement subtils ; la réflexion et les interprétations sont nécessaires pour compléter le sens qui s’exprime à partir d’un dosage particulier des informations, et des risques d’incompréhensions et de malentendus pèsent donc toujours sur les résultats.

12 Le traitement du contenu échangé avec les interlocuteurs : les interprétations entre contradictions et versions. Il est fascinant de suivre chaque auteur dans l’exploration de la boîte à outils des procédés logiques, où l’on trouve les présupposés, les sous-entendus ou les arrière-plans que ses interlocuteurs avaient utilisés spontanément dans différentes situations d’énonciation. Il s’agit d’un travail très minutieux, qui exige une connaissance scrupuleuse de la réalité culturelle à laquelle ces contenus implicites s’adaptent. Moñino analyse à cet égard une situation très significative. L’orateur qu’il prend en exemple s’identifiait, comme son auditoire, avec le groupe des Gbaya’bodoe, ce qui supposait une appartenance culturelle commune et aurait dû impliquer un partage des mêmes présupposés et du même savoir d’arrière-plan. Néanmoins, la stratégie de persuasion mise en place par l’orateur aboutit à un échec. Les procédés rhétoriques n’avaient pas été respectés et l’acteur principal n’avait pas su faire naître le consensus de l’assemblée. Dans ce cas, le locuteur n’était pas externe à la situation dans laquelle il avait pris la parole, et peut-être s’agissait-il d’un mauvais stratège. Mais que se passe-t-il quand les implicites du discours ne sont pas tous perçus par le chercheur- étranger ? Si leur reconnaissance se fait a posteriori ? Quel genre d’incompréhensions peut-il en découler ? Ces questions d’ordre général affleurent dans les contributions d’Alès, Naepels, Lebarbier et Petrich. Ces auteurs se demandent en effet comment il faut interpréter les contradictions dans les discours ou les multiples versions offertes par leurs interlocuteurs. Les contradictions viendraient-elles de mécanismes langagiers méconnus par le chercheur, à l’heure où il les enregistre sur le terrain et les retrouve dans ses documents au moment de l’évaluation ? Les versions sont-elles superflues, ou les variantes enrichissent-elles la perspective d’analyse sur les interlocuteurs qui les proposent ? Une attitude réflexive permettra à ces auteurs d’offrir des considérations intéressantes et un regard renouvelé sur des thématiques séculaires en anthropologie. Faute de place, on ne rentrera pas dans le détail de ces quatre articles. Cependant, il est intéressant d’évoquer la manière dont ils abordent la question de la vérité. Les auteurs s’accordent sur le même constat : l’« authenticité » recherchée dans les discours est purement instrumentale. Le contenu contradictoire des échanges renvoie à et permet de mettre au jour des aspects conflictuels qui autrement resteraient voilés. Les stratégies discursives mobilisées pour argumenter une norme avec des « discours- écrans » (Alès) ou « revendiquer un statut » par une prise de parole (Naepels) servent aux locuteurs pour conserver ou acquérir une position sociale qui risque constamment d’être niée, ou qui l’a déjà été par des pratiques qui contredisent les discours publics. La « vérité » est circonstancielle, liée aux stratégies par lesquelles les acteurs essaient de faire sanctionner leur lecture de la réalité. De leur côté, Lebarbier et Petrich développent cette idée de vérités multiples à travers leurs analyses du « dire- autrement » des narrateurs de contes facétieux ou de récits de vie, qui modifient leurs discours en fonction des relations de pouvoir et des valeurs qui organisent la société ou l’attribution des rôles entre les interlocuteurs.

13 Le but de ce livre est moins de dresser des schèmes et d’en remplir les cases que de s’y dérober. Interaction signifie avant tout dynamique, attitude dialectique aussi bien

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pendant le terrain que lors de la systématisation de l’expérience. Masquelier résume parfaitement l’enjeu de cette approche : « L’activité discursive est socialement située et contextualisée. Sa configuration au sein de l’interaction est déterminée par les rôles interlocutifs des participants et les positions qu’ils adoptent vis-à-vis de la production et de la réception de l’énonciation. Il ne s’agit donc plus de rapporter le sens communiqué à un code préétabli, implicitement partagé par l’ensemble des membres d’une “société” mais bien plutôt de rendre compte du processus de mise en forme des normes à propos desquelles les participants à une action s’entendent pour agir (parler) ensemble ou les uns contre les autres, d’explorer les conditions de l’entente, et les modalités de l’intercompréhension » (p. 414).

14 La perspective proposée pourrait même permettre aux anthropologues de trouver une échappatoire à leur sentiment de « présence déformante », qu’ils essayaient jadis de compenser par des stratégies d’absence simulée. La plupart d’entre eux ont appris à cohabiter avec ce sentiment, voire à le rentabiliser, mais tous n’ont pas réussi à assumer positivement leur rôle social en apprenant à interagir correctement. Or la compréhension des stratégies communicatives, c’est-à-dire la façon dont il faut parler, peut permettre aux ethnologues de se réconcilier avec leur présence sur le terrain, d’appartenir socialement et culturellement à un ici et un maintenant (que ce soit d’un jour ou d’une vie), sans l’angoisse d’être des étrangers ou la tristesse d’être des modificateurs de la situation. Elle leur permet de participer en tant qu’acteurs conscients et intentionnels, qui comprennent parce qu’ils agissent par le biais de pratiques langagières appropriées. Si parler c’est faire, alors parler d’anthropologie signifie s’engager. Au lieu de tourner en rond autour d’une présence absente, ne serait- il pas plus fructueux de se demander ce que nous voulons faire avec la réflexion sur les Autres ? Il s’agit d’une réflexion toute personnelle, inspirée par la lecture de ce livre. Je la livre en guise de conclusion, parce que l’un des grands mérites de cet ouvrage est de susciter un besoin de réfléchir sur la discipline, et de suggérer que ses résultats dépendent beaucoup du type d’engagement que chacun décide d’assumer en situation.

AUTEURS

GIOVANNA CARRARINI

Université Paris X-Nanterre

Journal de la Société des américanistes, 88 | 2002 323

GORDON Robert and Michael RABER, Industrial Heritage in Northwest Connecticut. A Guide to History and Archaeology, Connecticut Academy of Arts and Sciences, Memoirs of the CAAS, n° 25, New Haven, 2000, 236 p.

Philippe Erikson

1 Comme beaucoup d’ethnologues de ma génération (et de celles qui l’encadrent), mon intérêt pour les sociétés amazoniennes a été nourri par la féroce personnalité des ouvrages – fort en vogue à l’époque où je faisais mes études – consacrés aux Yanomami. On y apprenait, entre mille autres détails, que les Amérindiens préféraient les machettes de la marque « Collins » à toutes autres, et mèneraient la vie dure à l’ethnologue ou au missionnaire qui s’aviserait de leur en livrer de moins bonnes. Quelques années plus tard, sur un autre terrain amazonien, c’est donc avec une certaine stupeur que je vis mes informateurs dédaigner les « Collins » made in Colombia au profit des « Tramontina » made in Brazil. J’y vis une illustration supplémentaire du relativisme culturel et ma réflexion en serait restée là s’il ne m’avait été donné de lire, quinze ans après, le très instructif Industrial Heritage in Northwest Connecticut. L’on y apprend en effet qu’une fonderie de Collinsville, Connecticut, après avoir fabriqué des baïonnettes pour l’armée nordiste lors de la Guerre de Sécession, se reconvertit dans la fabrication de machettes. Or celles-ci « gained such a high reputation in Central and South America that Collins dominated this market » (p. 116), grâce à une « combination of aggressive management and emphasis on product quality » (p. 78). L’entreprise ferma en 1966 – par une curieuse coïncidence, l’année même où Chagnon soutint sa thèse – et sans doute ses successeurs colombiens reprirent-ils le nom sans maintenir le flambeau de la qualité, d’où ma déconvenue une vingtaine d’années plus tard. Autant pour le relativisme culturel.

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2 Outre de précieuses informations sur les débuts de Collins (et d’autres entreprises métallurgiques bien connues telles Gillette, Colt ou Winchester), l’ouvrage de R. Gordon et M. Raber regorge de données plus générales sur l’histoire (surtout industrielle) de l’État du Connecticut, abordée par le biais d’une description détaillée des traces qu’elle a laissée dans le paysage. L’ouvrage, d’une érudition impressionnante, montre comment les caractéristiques géologiques, botaniques et hydrologiques ont été exploitées par les immigrants, et donne à voir une Amérique du Nord où les pionniers s’intéressent moins à l’acheminement du bétail et à la conquête de l’Ouest, qu’à l’approvisionnement en outils agricoles, à la fabrication de potasse pour le savon et de boîtes pour emballer le fromage, à l’exploitation des ressources minérales (fer surtout) et énergétiques (charbon de bois, moulins à eau) et aux infrastructures (routes, rail, canaux) des États de l’Est. Ce livre est riche d’enseignements sur les conditions de vie quotidienne dans le Connecticut au XVIIIe et surtout au XIXe siècle, et aide à comprendre comment s’est construit le paysage qui s’y présente aujourd’hui encore.

3 Le sous-titre, « A Guide to History and Archaeology », mérite quelques éclaircissements. Archéologie s’entend ici au sens très large, comme l’étude des édifices, des artéfacts et des éléments du paysage modelés par l’action des populations du passé (p. vii). En revanche, le mot « guide » est à prendre dans son acception la plus littérale, puisque toute la seconde moitié de l’ouvrage (pp. 101-205) consiste en une description détaillée de six parcours (field trip routes) que sont invités à suivre les lecteurs désireux de prolonger les plaisirs de la lecture par ceux du tourisme culturel. La réussite de l’ouvrage – par ailleurs assorti d’une abondante iconographie et d’un excellent index –, se mesure au fait qu’il donne effectivement envie d’aller visiter les sites mentionnés, mais qu’il n’en reste pas moins intéressant pour ceux qui n’envisagent pas de parcourir les routes du Connecticut dans un proche avenir.

AUTEURS

PHILIPPE ERIKSON

Département d’ethnologie, université Paris X-Nanterre

Journal de la Société des américanistes, 88 | 2002 325

FAUSTO Carlos, Os Índios antes do Brasil, Jorge Zahar Ed., Col. « Descobrindo o Brasil », Rio de Janeiro, 2000, 94 p., ill., cartes, bibl., index

Robert R. Crépeau

1 Ce petit livre a été publié à l’occasion du 500e anniversaire de la découverte du Brésil par Cabral. Il s’adresse principalement au grand public brésilien, auquel il propose une présentation historique et anthropologique des populations amérindiennes du territoire national au moment de la « découverte ». Fort bien appuyé par des cartes, des photos et des illustrations en noir et blanc, le texte adopte une perspective continentale afin de situer les Amérindiens du Brésil au sein des réseaux de commerce et de communication sud-américains. Fausto présente au lecteur un excellent résumé des principaux débats au sein de l’anthropologie et de l’archéologie nord-américaines depuis la publication du Handbook of South American Indians. Il s’agit du principal apport de ce livre, à mon sens.

2 Suite à un bref rappel concernant l’empire inca, l’auteur s’attarde sur la question de la stratification sociopolitique des Basses Terres. Il résume les positions adoptées à ce sujet par Julian Steward, Clifford Evans et Betty Meggers, ainsi que par Anna Roosevelt, notamment en relation avec l’île de Marajó. Le modèle nord-américain de l’écologie culturelle, fondé sur le contraste entre la zone fluviale active (varzea) et la zone interfluviale (terra firme), est ensuite présenté en parallèle avec la question démographique. Fausto s’interroge sur les projections démographiques libérales de l’archéologue Anna Roosevelt. Le concept de chefferie est introduit à l’aide de l’exemple des Taino qui sert de point de comparaison avec les sociétés ethnohistoriques du fleuve Amazone, désigné par l’auteur comme « notre Nil ». Selon Fausto, les données archéologiques et ethnohistoriques ne permettent actuellement pas de confirmer, ni d’infirmer l’existence de chefferies dans la zone fluviale au moment du Contact. Les

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sociétés du Haut Xingu servent, ensuite, d’illustration des cultures de la zone interfluviale. Fausto souligne les limites du modèle écologique nord-américain en ce qui concerne cette dernière. Il rappelle que la colonisation dans cette région n’a pas eu que des effets destructeurs puisque certaines sociétés ont réagi, se sont transformées et adaptées. Une section est consacrée aux sociétés Gé. Fausto souligne que dans le Handbook, Steward avait classé de façon erronée ces dernières comme « marginales », et il insiste sur la complexité de leur organisation sociale et sur les caractéristiques de leur économie. Le livre se termine par une présentation du monde tupi-guarani de la côte atlantique. Fausto y discute des hypothèses relatives à la migration tupi-guarani en introduisant les travaux récents de chercheurs brésiliens. Ces sociétés réagissaient- elles à l’émergence de l’État ? Fausto ne tranche pas, mais utilise cet exemple pour souligner la fragilité des modèles d’évolution sociopolitique s’inspirant du paradigme stewardien.

AUTEURS

ROBERT R. CRÉPEAU

Département d’anthropologie, université de Montréal

Journal de la Société des américanistes, 88 | 2002 327

PICCHI Debra, The Bakairí Indians of Brazil. Politics, Ecology, and Change, Waveland Press, Prospect Heights, Ill., 2000, 218 p.

Philippe Erikson

1 Ce livre se présente comme une monographie des Bakairí (langue caribe) du Matto Grosso, volontairement simplifiée à l’attention d’un public d’étudiants de premier cycle universitaire (undergraduates). Partant du constat que beaucoup d’entre eux trouvent les ouvrages « classiques » trop compliqués (p. xiv), l’objectif avoué de l’auteur est de proposer un texte qui soit à leur portée. En résultent : une écriture sans fioriture (sujet- verbe-complément), des développements très courts, beaucoup de tables, de cartes et de photographies, un index simple mais clair, et un appendice à visée didactique (learning guide) qui propose une liste de mots clefs, des questions pédagogiques pour s’assurer qu’on a bien compris et des conseils de lecture pour ceux qui voudraient approfondir tel ou tel point. Le livre regorge d’anecdotes, de remarques sur les conditions de recueil des données sur le terrain (accompagnées d’une bonne bibliographie sur le sujet), mais ne néglige pas pour autant les thèmes plus difficiles tels que la démographie, l’économie, les relations interethniques, la modernisation. Dès qu’un auteur ou un thème est abordé, un paragraphe résumant l’œuvre ou la question est proposé, ce qui donne au lecteur le sentiment d’assister à un cours, au demeurant assez bien fait, malgré quelques naïvetés sur lesquelles il n’est sans doute pas utile d’insister.

2 Les Bakairí, depuis les publications de von den Steinen au XIXe siècle, avaient plus ou moins disparu de la littérature ethnologique, ce qui confère au présent ouvrage un certain intérêt pour les spécialistes, qui le liront en diagonale, en concentrant leur attention sur les données brutes (statistiques démographiques, économiques, etc.), sur le chapitre consacré à l’ethnohistoire du groupe, ainsi que sur les informations sommaires mais intéressantes concernant les mascarades rituelles et les stratégies politiques des leaders indigènes. Ce sont cependant les étudiants d’ethnologie désireux

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d’améliorer leurs compétences en langue anglaise tout en apprenant quelque chose sur l’américanisme tropical qui tireront le meilleur profit de ce livre.

AUTEURS

PHILIPPE ERIKSON

Département d’ethnologie, université Paris X-Nanterre

Journal de la Société des américanistes, 88 | 2002 329

FERREIRA DA COSTA Paulo, Guido Boggiani fotógrafo, Museu Nacional de Etnologia, Lisboa, 2001, 79 p.

Philippe Erikson

1 Guido Boggiani (1861-1901) est essentiellement connu des américanistes pour ses écrits sur les populations indigènes du Chaco paraguayen et les commentaires élogieux qu’en ont fait Darcy Ribeiro (1980 [1950]) et surtout Claude Lévi-Strauss (1955). C’est cependant le volet photographique de son œuvre que célèbre l’ouvrage recensé ici, catalogue d’une exposition montrée l’an dernier à Lisbonne. Quatre-vingt deux photos (sur un total de quatre cent quinze connues) y sont données à voir, sous forme de petites vignettes non retouchées, aussi proches que possible des tirages originaux. Bien que Boggiani ait été un peintre paysagiste renommé en son temps, il s’agit pour l’essentiel de portraits, d’une beauté saisissante, d’Indiens Chamacoco et Caduveo (mais aussi Toba, Lengua, et même Bororo). L’intensité des regards, le naturel des poses, le sourire de bon nombre des sujets contrastent totalement avec l’air tantôt guindé, tantôt hagard, qui caractérise généralement les portraits ethnographiques et/ou anthropométriques de l’époque. À l’évidence, Boggiani entretenait des rapports très étroits, et même très intimes, avec ses modèles, ce qui lui coûta d’ailleurs la vie (Leigheb 1997). Outre cette dimension humaine, la qualité exceptionnelle de ces photos s’explique également par une formation artistique accomplie, une maîtrise totale des techniques photographiques de l’époque, ainsi que par le refus de se plier aux conventions figées de l’école photométrique qui sévissait en cette fin de XIXe siècle. Aux antipodes de la vision frontale alors prédominante, certains clichés sont par exemple pris en contre-plongée.

2 Cet ouvrage n’apporte sans doute pas grand-chose de plus que celui publié en 1997 à Prague (en cinq langues) par les concepteurs de l’exposition de Lisbonne, Pavel Fric et Yvonna Fricova, dont le présent catalogue n’est en fin de compte qu’une version allégée. Il a cependant le mérite d’être nettement moins onéreux et sans doute plus facilement disponible. Signalons pour conclure qu’un texte intéressant sur Boggiani,

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illustré de quelques-uns de ses clichés, peut être consulté sur le site http://www.opera- prima.com/guidoenglish.html.

BIBLIOGRAPHIE

FRIC Pavel et Yvonna FRICOVA (orgs) 1997 Guido Boggiani Fotograf, Nakladatelstvi Titanic, Praga.

LEIGHEB Mauricio 1997 Lo Sguardo del Viaggiatore. Vita e opere di Guido Boggiani, Interlinea Edizioni, Novara.

LÉVI-STRAUSS Claude 1955 Tristes Tropiques, Plon, Paris.

RIBEIRO Darcy 1980 [1950] Kadiwéu. Ensaios etnológicos sobre o saber, o azar e a beleza, Vozes, Petrópolis.

AUTEURS

PHILIPPE ERIKSON

Département d’ethnologie, université Paris X-Nanterre

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Alma Amérique latine, n° 3, juillet- décembre 2001, numéro spécial « L’Amérique latine en France. Itinéraires cachés », sous la direction de Mona Huerta, Adour Presse Informations, Anglet

Philippe Erikson

1 Réalisé sous la direction de Mona Huerta – présidente du Réseau européen d’information et de documentation de l’Amérique latine (REDIAL) –, avec la collaboration d’éminents spécialistes des collections américaines conservées dans les musées de France (Pascal Mongne, Pascal Riviale, Jérome Bouron, Laurent Vidal, Mickaël Augeron, Violette Brustlein-Waniez, Cécile Cassafières), ce superbe numéro spécial de la revue Alma se présente un peu comme un guide touristique pour les férus de la recherche américaniste. D’ à Rhône-Alpes, en passant par la Lorraine, il propose en effet vingt-et-un « itinéraires », un par grande région, inventoriant aussi exhaustivement que possible l’ensemble des archives, bibliothèques, musées et manifestations culturelles locales ayant trait aux Amériques.

2 Outre les indispensables données pratiques (adresses, horaires, sites web, etc.), chaque chapitre contient une présentation générale et des indications bibliographiques sur les hauts lieux ou les personnages clefs de la région concernée, de brefs commentaires pour chacun des endroits présentés, quelques illustrations, ainsi que de nombreux textes en encart qui font de ce numéro, en plus d’un précieux annuaire, un ouvrage intéressant qui peut se feuilleter pour en savoir plus sur la traite négrière en pays de Loire du XVIIe au XIXe siècles, les liens de Lautréamont avec Montevideo, la trajectoire de Toussaint Louverture de Saint-Domingue à la Franche-Comté, l’Amérique latine et le surréalisme, les pirates et coursiers de Bretagne, Désiré Charnay (explorateur, archéologue et photographe), la Société des Américanistes et la modernité des études

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sur le Nouveau Monde, ou encore le tango à Toulouse, pour ne citer qu’une infime partie des thèmes abordés.

3 L’absence de tout index constitue sans doute le principal défaut de ce travail, obligeant à compter sur le hasard (à moins d’un dépouillement systématique) pour découvrir, par exemple, qu’une soixantaine de poteries shipibo se trouvent au musée Fabre de Montpellier ou encore que les notes et études du Comte Emmery sur l’histoire, les peuples et les pays de la Caraïbe au XVIIIe siècle peuvent se consulter dans les archives départementales de la Moselle, à Metz.

4 Pour ceux qui n’auraient guère le loisir de se rendre en personne à Charleville Mézières afin d’y admirer la collection de dix-huit pièces amérindiennes qu’y abrite le musée Rimbaud, signalons que le cédérom qui accompagne ce volume permet également de voyager virtuellement dans le cyber-espace américaniste confortablement installé devant son poste de travail. Ce répertoire de sites, avec des commentaires sommaires mais des liens irréprochables (tous ceux que j’ai testés étaient opérationnels), constitue un outil de travail remarquable, qui permet en quelques secondes de se connecter sur les sites les plus utiles, classés en six rubriques : répertoires et index, bibliothèques, archives et musées, institutions spécialisées, presse latino-américaine (plus de 140 sites de périodiques rien que pour le Brésil), librairies, listes de discussion. Voici donc un ouvrage où tout américaniste, du plus irréductiblement casanier au plus frénétiquement mobile, pourra trouver son bonheur.

AUTEURS

PHILIPPE ERIKSON

Département d’ethnologie, université Paris X-Nanterre

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