Réalisée par Charaf Jaidani et Amine Elkadiri ENQUÊTE CANNABIS Edito Difficile reconversion

e pencher sur la culture du cannabis dans par l’oxymore «maudite bénédiction». le Royaume, comprendre son ancrage et son Par ailleurs, appréhender la région du comme un bloc enracinement dans la vie quotidienne de toute homogène pour comprendre le phénomène du cannabis au une région, celle du Rif, c’est plonger dans un Maroc, c’est également un «raccourci» à ne pas prendre. maelström de considérations économiques, sociologiques, his- La tribu de Ketama n’est pas celle des Béni Arouss, ni celle Storiques et, surtout, tribales. Un enchevêtrement de facteurs des Béni Zeroual. Le rapport de chacune de ces tribus au kif, endogènes et exogènes complexes, qui ne laissent que peu le savoir-faire accumulé, le contexte historique, la qualité de place aux idées préconçues, encore moins aux conclusions de la terre, l’abondance de l’eau, diffèrent largement d’une définitives. Beaucoup de choses, plus ou moins pertinentes, région à l’autre, voire d’une colline à l’autre. En matière de ont été dites et écrites sur le cannabis. Le cannabis est un culture de kif, et Ouezzane n’ont pas grand chose thème vendeur, comme tout ce qui est sulfureux. Cette plante en commun. Garder présents à l’esprit ces deux éléments, à unique en son genre fait tourner à plein régime la machine savoir ce rapport amour/haine et l’hétérogénéité du territoire à fantasmes : on pense milliards, trafics, corruption, go-fast, rifain, est primordial pour avoir une lecture non biaisée de mafias, procédés de fabrication. Autant le dire la culture du cannabis au Maroc, et ne pas d’emblée : tel n’est pas là le sujet de notre faire fausse route. Et même en tenant compte enquête. D’ailleurs, nous avons, à dessein, Appréhender de cela, on ne peut que survoler la question, choisi de réaliser notre enquête pendant la la région du Rif tant elle reste complexe. Nous avons essayé, période d’emblavement du sol, autrement comme un bloc modestement, d’adopter cette démarche, pour dit, au début du printemps. Cela correspond homogène est un tenter de restituer au lecteur, cette complexité. à un moment d’hésitation où les paysans «raccourci» à ne Une complexité qui explique, en grande partie, font le choix de planter ou non du cannabis, pas prendre. comment cette plante a pu résister durant des où le «makhzen» observe et prend le pouls siècles, en dépit de toutes les tentatives pour des populations, et où l’on brûle des forêts pour gagner de l’éradiquer. Ce qui fait qu’aujourd’hui, les approches pour précieux hectares. Tout le long de notre périple de 2.200 km, contenir et remplacer la culture du kif ont changé. C’est le qui nous a conduit à traverser le Rif d’Est en Ouest, puis constat que nous avons fait avec l’Agence pour la promotion d’Ouest en Est, (de Ghafsai, dans la région des Béni Zeroual, à et le développement du Nord (APDN) et des militants associa- Tanger; puis de la ville du Détroit à , en passant par tifs, pour la plupart de jeunes hommes et femmes brillants, Tazrout, près de Moulay Abdeslam Ben M’chich, Bab Berred et passionnés, qui réalisent un travail de fourmi pour sortir ces Issaguen), notre enquête s’est donnée pour leitmotiv de s’im- populations de la précarité, la clandestinité, la «hchouma», et prégner de la mentalité des cultivateurs de kif. Connaître leurs leur redonner un peu de dignité. Leur crédo : plus de pragma- craintes, leurs attentes, et tenter de comprendre le désespoir tisme, de proximité, d’écoute. Moins de verticalité et, surtout, qui les habite, parfois. Des gens pauvres, pour la plupart, qui moins de morale. Les politiques leur ont emboîté le pas, pour ont lié leur destin à la culture de cette plante, pour le meilleur, diverses raisons, bonnes ou mauvaises. et souvent pour le pire. Ce n’est que de cette manière que l’on Nous sommes convaincus qu’il s’agit de la bonne voie à pourrait comprendre la relation ambiguë qui unit le cannabis prendre. à ceux qui le cultivent. Une relation que l’on pourrait illustrer Bonne lecture.

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Pour Ghafsaï, Tazrout et Issaguen, LeLe kifkif n’an’a paspas lala mêmemême Selon les régions rifaines, les tribus et lesles territoires,territoires, lala cultureculture dudu cannabiscannabis aa des impacts économiques et sociaux bien différents. Ces différences rendent caduque toute approche globale ou monolithique pour lutter contre la culture du kif. ‘‘saveur’’‘‘saveur’’

otre enquête débute à Ghafsaï, petite cinquantaine, pour comprendre comment cette culture bourgade du pré-Rif dans la province s’est imposée rapidement dans cette partie du Rif. Rachid de Taounate. Cette ancienne garnison est un militant associatif amoureux de sa ville et de de l’armée française à l’époque du ses paysages, qui nous parle posément du phénomène Nprotectorat est le fief de la tribu des Béni Zeroual, l’une cannabis, sans jamais se séparer de son sebsi (pipe des plus grandes tribus jbalas (montagnards). Elle se situe artisanale pour fumer le kif). Les raisons qui expliquent au Nord de l’Oued Ouergha, et à proximité du barrage Al l’arrivée du cannabis dans cette région autrefois épargnée Wahda. La pluie abondante qui s’est abattue sur la région sont avant tout économiques. «Le kif a fait son apparition a rendu la route quasiment impraticable. ici en 2000. Auparavant, il y avait une extrême pauvreté; Et le déficit en infrastructures est criant. la région est très marginalisée. Depuis, cette plante a créé Ghafsaï et ses environs ont connu l’introduction du kif un certain dynamisme», affirme-t-il d’emblée. Il explique et sa culture au début des années 2000, ce qui est rela- que le raccordement à l’eau et l’électricité n’est devenu tivement récent. Nous avons rendez-vous avec Rachid, la effectif il y a peine quelques années dans certains douars. …/…

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…/… «Nous sommes tout près du barrage El Wahda, et pourtant de la culture du kif. Et cela, même si, ici, le haschich est nous manquons d’eau. Ce sont les terres situées en aval bon marché et dépasse rarement les 2.000 DH par kilo. A du barrage qui en profitent le plus, notamment les plaines Ketama, c’est au moins 10.000 dirhams le kilo. Ce qui est du Gharb», poursuit-il, entre deux bouffées. sûr, c’est que l’argent du kif a permis de hausser le niveau Selon Rachid, c’est cette marginalisation et la pauvreté qui de vie de la population». En plus, souligne-t-il, «les gens en découle qui ont constitué un terreau fertile pour l’ap- qui luttent contre le kif sont mal payés. Ils ne touchent parition du cannabis à Ghafsaï, alors qu’auparavant, cette que 100 DH par jour, alors que l’Union européenne verse culture était cantonnée à Ketama. «Aujourd’hui, les gens plus de 500 DH par jour». ont plus de pouvoir d’achat, vont au souk, achètent de la A Ghafsaï, le kif est venu donc combler un grand déficit viande, construisent en dur», indique notre interlocuteur. de développement, et a permis à des familles entières de Après le printemps arabe, les autorités ont fait preuve sortir de la misère. C’est quand même triste pour cette de beaucoup de laxisme en matière de lutte contre ville qui a produit au fil des ans de nombreux intellectuels, le cannabis. Au point que les paysans professeurs, scientifiques etc… des douars environnants ne s’en cachaient même plus; les champs de cannabis fleu- Certains pay- Dans la province de , rissaient jusqu’en bordure des routes. Mais sans emblavent le kif résiste cette année, le Makhzen est revenu à la leur parcelle de Après Ghafsaï, notre voyage nous mène charge avec une virulente campagne anti- terre la nuit, à à Douar Lhssan, à 5 kilomètre de Moulay kif : confiscation de biens, arrestations des l’aide de lampes Abdesslam Ben Mchich, dans la commune paysans, etc.... En ces temps de labour, la torches, pour ne rurale de Tazrout, Caïdat de la tribu des pression est grande sur les paysans. Au pas être pris en Beni Arouss, une tribu jbala d’origine point que certains d’entre eux emblavent flagrant délit. amazighe, dans la province de Larache. leur parcelle de terre la nuit, à l’aide de La commune de Tazrout se situe à la fron- lampes torches, pour ne pas être pris en tière des provinces de Tétouan, Larache et flagrant délit. . Le kif est apparu dans cette région vers la Rachid reste cependant dubitatif quant à l’efficacité de fin des années 80. Le mimétisme avec Ketama, et l’appât cette politique répressive : «il y a des zones difficiles d’ac- du gain, expliquent la percée du kif dans cette contrée, en cès où la lutte est impossible. Par ailleurs, les gens se sont plus des problèmes d’isolement de certains douars. habitués rapidement à un mode de vie qui tourne autour «Mais la culture du kif ne produit pas de bons résultats

4 I FINANCES NEWS HEBDO [ ENQUÊTE ] Comment le kif est réapparu près de Larache ? En 2005, lorsque la culture du cannabis a été interdite dans la province de Larache, les cultivateurs sont entrés dans la province de Tétouan pour planter le kif. Situation ubuesque où certains terrains, à cheval sur les deux provinces, contenaient une partie de cannabis et une autre non, de part et d’autre de la frontière. A l’époque, Larache était sous l’autorité d’un gouverneur sahraoui, du nom de Maa El Aynin, qui avait éradiqué la culture du kif dans la province. «Moi même, j’ai vu mon cannabis détruit par les autorités en 2005», nous dit un paysan du douar. En 2006, la province de Larache a été déclarée province sans cannabis. C’est le cas également pour la région de Ouezzane. Mais à partir de 2008, le kif a commencé à réapparaître dans ces régions. Les autorités ont lutté pour l’éradiquer, mais quelques tensions ont éclaté avec le makhzen, ce qui a poussé certains

La forêt est détruite par les paysans pour planter du cannabis (parcelle foncée). dans cette zone. Ici, 100 kg de moisson (tiges de kif) donnent 1 kg de poudre de cannabis de qualité (pollen de cannabis)», explique Mohamed, un ancien cultivateur de kif, qui voit cette culture comme une malédiction. Pour étayer ses propos, il donne des chiffres : «1 hectare de terre va donner 150 kg de kif soit 1,5 kilo de cannabis; 1 gramme de cannabis dans la région est vendu, à peu près, 4 à 6 dirhams au maximum à l’intermédiaire. Finalement, un hectare dans cette région rapporte au paysan pas plus de 5.000 DH, pour 4 à 5 mois de travail». Des broutilles, effectivement. Le cultivateur n’en profite pas réellement et n’y gagne qu’un calvaire; c’est l’acheteur-revendeur qui est le grand bénéficiaire. Par ailleurs, les terres sont peu nombreuses et de petites tailles. Avec ces petits lots de douars à se mettre hors-la-loi pour replanter du kif. On jouait au terre, impossible de gagner beaucoup d’argent. D’ailleurs, chat et à la souris. avec l’arrivée du kif, les gens ont eu besoin de plus de «A partir de 2011, avec l’avènement du printemps arabe, de plus terre et ont commencé à rogner sur celles des Eaux et en plus de paysans se sont remis à planter du kif. Ils n’avaient Forêts et celles de la commune. Des forêts entières ont plus peur des autorités. Lorsque que le Khlifa ou le Caïd venait été brûlées, avec des conséquences désastreuses sur dans un douar pour faire cesser la production de kif, les habitants l’environnement. lui faisaient face avec femmes et enfants, et montraient leur Pourquoi persistent-ils à planter du cannabis ? hostilité. Les autorités rebroussaient chemin. Ils ont préféré ne «Ils font un mauvais calcul», répond Mohamed. «Le pas envenimer la situation en entrant dans un conflit avec les paysan se dit : cette année, je vais bien gagner. Alors, populations», rapporte Mohamed. Mais, depuis cette année, les il achète les engrais à crédit, paie les ouvriers agricoles autorités se montrent hostiles à toute tentative de culture de en empruntant ou en vendant une tête de bétail. Cela kif dans la province. Si on ajoute à cela le problème des gens se fait au détriment de sa famille et de ses enfants qui «recherchés», la culture du kif est devenue un véritable enfer dans vivent péniblement et souffrent. Il achète en plus le foin la région. …/…

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Villa d’un baron dans la vallée entre Ketama et Targuist. A proximité immédiate de son nid d’aigle, un champ de cannabis en terrasse pour une exposition maximale au soleil.

…/… pour nourrir les bêtes de trait. A la fin, il se retrouve avec L’acheteur, souvent un grossiste, se déplace chez le paysan un gain de 10.000 DH, après avoir remboursé ses crédits, pour le «débarrasser» de sa production. «Grâce au kif, un pense avoir fait une bonne affaire. Il oublie la galère de paysan peut également s’approvisionner chez l’épicier, à ses enfants et de ses proches. Ces 10.000 dirhams, il devra crédit. Celui-ci accepte, car il sait que son client plante du vivre avec toute l’année jusqu’à la prochaine campagne cannabis, qu’il vendra sa production et qu’il est donc sol- où il devra encore une fois acheter les engrais, et ainsi vable. Sans cela, il ne pourra pas subvenir à ses besoins. de suite. Il se dit cette année, je vais faire une meilleure Même celui qui est chargé de payer l’électricité dans le douar récolte qui va me rapporter plus d’argent. Si le paysan se montre patient avec un cultivateur de kif», précise notre faisait le calcul à tête reposée, il abandonnerait le kif. Mais interlocuteur. Tout cela crée une dépendance vis-à-vis du kif, c’est la facilité qui prend le dessus», déplore qui est ici l’équivalent d’une monnaie : cré- notre interlocuteur. dible, reconnue par tous, avec une valeur et, La première facilité réside dans le fait que la Le kif est ici surtout, très liquide. C’est une vraie garantie. graine est gratuite. «Lorsqu’on procède à la l’équivalent d’une «Lors de l’Aïd el Kebir, on peut se procurer transformation du kif en haschish, on récupère monnaie : cré- 2 chèvres et les payer une fois qu’on aura les graines. Il y en a donc à volonté. On ne dible, reconnue vendu la production de kif. Beaucoup de l’achète pas. Si tu veux planter du kif, je peux par tous, avec gens se font payer en kif», selon Mohamed. t’apporter une tonne de graines sans pro- une valeur et, Tout cela n’aide pas à son abandon, en dépit blème, contrairement aux autres cultures pour des nombreux problèmes qu’il crée. lesquelles il faut acheter la graine», explique surtout, très Pourtant, certains cultivateurs ont réussi à

Mohamed. liquide. l’abandonner. «Je connais quelqu’un qui a Une deuxième facilité réside dans la liquidité, arrêté de planter du kif et qui s’est lancé un terme bien connu des financiers. Les autres cultures dans la vigne. Cela lui rapporte près de 20.000 DH par an. comme celle des fèves, ne sont pas aussi liquides que le C’était un homme qui avait le kif «dans le sang». Maintenant, cannabis. Pour les fèves, par exemple, il faut écouler la mar- il part à Moulay Abdeslam en toute tranquillité vendre sa chandise : ce qui implique le transport, aller au souk, trouver récolte pas moins de 10 DH le kilo. Et cela, sans projets ni des acheteurs. Alors que pour la production de kif ou de aide. Il a pris la décision tout seul. Il est tranquille mainte- haschich, la vente se fait souvent avant même la moisson. nant, sans paranoïa et sans problèmes avec les autorités.

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Avec le kif, il n’a jamais réussi à atteindre ce chiffre de 2 l’ancienneté pour eux. Cela fait plus de 4 générations qu’ils le millions de centimes», rapporte Mohamed. cultivent de manière intensive. L’apparition du chanvre indien Ce qui explique que depuis peu, la culture du kif dans la dans les autres tribus plus ou moins éloignées de Ketama est région de Moulay Abdeslam tend à diminuer. Maintenant, récente. Dans ces régions, les gens apprennent sur le tas, et le paysan préfère aller à Ketama (Issaguen), Bab Berred, la plupart n’y gagnent que galère et peu d’argent. Ils n’ar- Lkhmass, ou Béni Hmed, afin d’offrir ses services aux culti- rivent pas à bâtir un avenir avec cette culture. Rares sont vateurs de kif qui ont un vrai savoir-faire et de très bonnes ceux qui parviennent à acheter une maison en ville, comme terres. Et cela s’avère plus rentable pour lui. C’est ce que le font les Ketamis. nous explique Mohamed : «Le paysan s’adonne à 2 mois de Les Ketamis vivent convenablement de leur récolte, grâce à labour, à raison de 100 DH/jour, ce qui lui la qualité du produit. Le haschich de Ketama rapporte 6.000 DH. Arrive, ensuite, 1 mois de est vendu à bon prix. Et surtout, les paysans coupe du kif et 1 mois consacré au nettoyage Les autres de Ketama sont en position de force lors- de la récolte, soit 4 mois de travail. En tout, régions, en ven- qu’il s’agit de vendre leur production. Ils ne il parvient à gagner 12.000 DH. Puis il revient dant à bas prix, dépendent pas du prix proposé par l’acheteur au douar. L’année suivante, rebelote; et il n’a ou le grossiste, comme à Tazrout où le paysan ni problème avec le makhzen, ni poursuites cassent le mar- a besoin immédiatement d’argent pour rem- à son encontre». ché des Ketamis bourser ses dettes et préparer la prochaine «C’est beaucoup mieux pour lui, poursuit qui ne le voient récolte. Le Ketami, lui, n’est pas forcé de Mohamed. Aller travailler chez les produc- pas d’un bon vendre. Il peut être en position de 100 Kg teurs de kif qui savent y faire, ceux de œil. de haschich et les stocker, au chaud. Il a un Bab Berred et Issaguen. Travailler avec des capital conséquent, de quoi tenir jusqu’à l’an- professionnels qui engrangent 200.000 à née prochaine. Le jour où il trouve une offre 300.000 DH par an. Ici, il ne gagne que la galère, empoche peu satisfaisante, il se débarrasse de sa production. Par ailleurs, d’argent et les problèmes avec les autorités en sus». il ne vend pas à n’importe qui, mais préfère les grossistes de grande envergure. Le problème est que les autres régions, Bab Berred, Issaguen, les seigneurs du kif en vendant à bas prix, cassent le marché des Ketamis qui ne Bab Berred. Le nom de cette ville du Rif central est devenu le voient pas d’un bon œil. C’est la raison pour laquelle les étroitement lié à la culture de cannabis. Elle est aujourd’hui tribus Ketamas méprisent les autres tribus qui cultivent du une capitale du kif et de ses variétés. La route vers Bab cannabis. elles les accusent de faire du mauvais kif, qui nuit Berred, qui traverse une épaisse forêt de pins, est recouverte à la réputation du haschich marocain, et de tirer le marché de neige ce matin. Deux jours avant notre visite, la route vers le bas. était coupée en raison des fortes chutes de neige. Ce matin, Les gens de Bab Berred et de Ketama sont persuadés la route a été rouverte, et l’artère principale de la ville est que leur production est la meilleure, inégalable. Ils en bondée de monde ce jeudi, jour de marché. De gros 4x4, des tirent une grande fierté. Elle est surtout la plus rentable. …/… pickup, des taxis et des vans 207 de type Mercedes avancent au pas. De part et d’autre de l’artère, des jeunes adossés au mur, attendent on ne sait trop quoi, le visage renfrogné «Ils attendent un client, ou un donneur d’ordre pour une course ou une livraison, ou d’aller travailler dans un champ. Mais à cause de la neige et du gel, pas de labourage encore. Il faudra attendre des jours plus ensoleillés», nous dit un gérant de laboratoire photos, chez qui nous allons réparer notre objectif tombé en panne. Quant à Issaguen (nouveau nom de Ketama, ndlr), elle fait penser à une ville du Far West filmée par Sergio Leone. Les visages et les regards sont les mêmes. La poussière, partout, la poussière. C’est jour de marché, la cohue est indescrip- tible. Une ville qui brasse autant d’argent, aussi chaotique. La viande est proposée sur de petites étales sans protection contre les gaz d’échappement. Rien ne laisse croire que nous sommes dans la capitale mondiale du haschich. Les Ketamis n’investissent pas un dirham dans leur ville, préférant dépen- ser leur argent à Tanger, Tétouan ou Al Hoceima. Les paysans de Ketama sont des professionnels du kif. Ils ont

Bab Berred, perchée à près de 2.000 mètres d’altitude, sous la neige, un jour de marché. ENQUÊTE CANNABIS

Issaguen (Ketama), la capitale mondiale du kif, est une ville chaotique.

…/… Leur savoir-faire, leur ancienneté, leur technique, leur se raccorder à l’électricité. Il règne en maître sur ce terri- sol, la générosité de l’eau fait que la culture du cannabis toire. Tout le long de la route, nous croiserons une dizaine est presque devenue une monoculture, ancrée, sacrée, de villas du genre. «une bénédiction». «Les autres tribus doivent arrêter de Et plus nous avançons vers Al-Hoceïma, plus les villages produire du kif. Cela ne sert à rien, le nôtre est meilleur, sont plus propres, mieux construits, moins anarchiques, ils ne savent pas s’y prendre», nous dit un jeune de Bab plus soigneux. Le Kif n’est décidément pas le même Berred, avant de nous proposer une petite course que pour tous les Jbalas et Rifains. Envisager Ketama et ses nous déclinons gentiment. alentours sans kif nous semble être une Sur la route reliant Issaguen à Al-Hoceïma, utopie. Lorsque nous avons demandé à via Targuist, changement de décor. La mon- «Les autres tribus des habitants de Ketama où se trouvait tagne boisée de cèdres laisse place à une doivent arrêter la coopérative de champignons que nous terre rouge et un des flans de montagne de produire du cherchions pour voir un exemple de pro- dénudés, battu par les vents. Au détour kif. Cela ne sert jets d’activités alternatives, ils ont eu du d’un virage, une luxueuse berline allemande mal à cacher leurs rires. «Ce genre de noire, jantes rutilantes, vitres teintées, à rien, le nôtre projets, c’est juste pour faire joli. Ils n’ar- immatriculée à Rabat, se ballade. Ici, les est meilleur, ils rêteront jamais le kif à Ketama», affirme barons, appelés «abatera», sont chez eux. ne savent pas s’y l’un d’entre eux. «Si vous désirez autre En contrebas, dans la vallée, des champs prendre». chose, voici mon numéro, je vous prépare- labourés à la couleur rouge caractéristique. rai un bon thé», nous lance-t-il. Lorsque Dans quelques mois, ces mêmes champs nous trouvons enfin la coopérative, notre seront vert foncé. Puis, au milieu de nulle part, surgit déception est grande : une simple salle couverte, déserte. une gigantesque bâtisse, mi-villa mi-ferme, disposant Aucune trace de champignons, ni la moindre activité. On d’un espace de stockage, de larges terrasses et d’une vue nous dit que le projet est encore en construction. Et nous imprenable sur la vallée. C’est le nid d’un baron, nous ne pouvons pas nous empêcher de penser que lutter avec dit-on. C’est là où il stocke sa production, et reçoit ses ce genre de projet contre le cannabis à Ketama, c’est invités. Ce baron a même réussi à construire une route et comme vouloir vider la mer à l’aide d’une cuillère. 

8 I FINANCES NEWS HEBDO [ ENQUÊTE ] ENQUÊTE CANNABIS Le calvaire des

La question des‘‘recherchés’’ «recherchés» est un véritable phénomène de société dans le Nord du Maroc, qui a de profondes conséquences sociales. Dans l’indifférence totale, des dizaines de milliers de paysans vivent, en toute clandestinité, dans leur fief, chez eux. Un véritable drame social.

es recherchés, ce sont ces paysans qui ont cultivé fait que le moqadem l’ait signalé à la commune, suffit à le faire du cannabis, et qui ont fait l’objet d’une convoca- basculer dans la paranoïa. Il vit sous la menace de voir ce signa- tion de la part des autorités pour répondre de ce lement du Moqadem prendre une tournure plus grave, celle de délit. Le paysan préfère ne pas s’y rendre, de peur se retrouver devant un procureur. de finir en prison, et vit, dès lors, dans la clandestinité et la peur Les cultivateurs de kif dans la région vivent la peur au ventre, Lde se faire repérer. le cœur serré, et passe leur temps à broyer du noir en tirant sur Abdallah, un jeune homme de Moulay Abdeslam, connaît bien la leur sebsi. Nous en avons croisé beaucoup dans les cafés de question des recherchés. Il a lui-même, plusieurs amis qui sont Moulay Abdeslam. La déprime chez ces personnes est palpable. concernés. «Ce qu’il faut comprendre, c’est que la plupart des «Je maudis cette vie», lâche plein d’amertume un ami d’Abdallah, jeunes qui cultivent ici le cannabis le font avec regret. Ils sont assis à une table de café voisine de la nôtre. Une phrase lourde dégoûtés et mécontents de leur situation, explique-t-il. Ils vous de sens, prononcée par un solide gaillard, dans la force de l’âge. diront tous : Donnez-moi juste 50 DH par jour, «Au début, ils ont voulu essayer la culture du et j’arrête cette culture qui ne me crée que Les cultivateurs cannabis pour gagner autant d’argent qu’un des soucis». Pour un recherché, le calvaire est de kif dans la Ketami, mais ils se sont retrouvés pris au piège. quotidien. Tout acte pour lui devient compliqué : Beaucoup de jeunes sont dépités de la vie, ne se rendre au village pour regarder un match de région vivent la sachant plus quoi faire», poursuit notre inter- football dans un café devient problématique. Il peur au ventre, locuteur. En effet, difficile pour ces recherchés entre la tête baissée, recouverte de la capuche le cœur serré, et de faire marche arrière, alors qu’ils sont sous la de sa djellaba, le regard fuyant, la peur au passe leur temps menace d’une interpellation pouvant les mener à ventre de se faire interpeller ou de voir le Khlifa à broyer du noir la prison. Même s’ils veulent changer d’activité, franchir la porte du café. Tout cela parce qu’il en tirant sur leur et cultiver autre chose que le kif, ils ne peuvent a planté du kif comme des milliers d’autres sebsi. pas le faire tant qu’ils sont recherchés. personnes dans le Rif. Il ne dort jamais sur ses «Les gens sont coincés. Ils ont de l’argent, mais deux oreilles, et ne connaît pas la tranquillité de l’esprit. Pas ne peuvent rien faire. Ils regrettent le jour où ils ont commencé question de voyager, encore moins d’aller en ville, à Tétouan ou à planter. Ils sont mariés pour la plupart d’entre eux, mais ne Chefchaouen. Trop risqué. peuvent pas se déplacer. Ils autorisent alors leurs épouses à aller au souk pour s’approvisionner», ce qui constitue une humiliation Paranoïa pour un Béni Arous. «Si les autorités veulent vraiment aider ces Les rapports avec le Makhzen tournent à la paranoïa pour la plu- gens et les sortir de leur dépendance vis-à-vis de la culture du part des paysans. Abdallah explique que «dès qu’une personne kif, il faut d’abord les amnistier. Accorder l’amnistie passe avant laboure sa terre pour planter du kif, le moqadem vient prendre le développement économique et social du Rif (Al 3afwo 9abla acte. Il n’est, dès lors, ni convoqué ni recherché. Mais le simple Tanmiya)», conclut Abdellah. 

[ ENQUÊTE ] FINANCES NEWS HEBDO I 9 ENQUÊTE CANNABIS Mohamed Karmoun, Exemple d’une reconversion

Lors de notre séjour à Tazrout, nous avons rencontré Mohamed Karmoun, un jeune jabli épatant qui a réussi à sortir de la culture du kif pour se consacrer à son projet de gîte rural. Portrait. réussie

ohamed Karmoun a 27 ans. Il est titulaire d’un master en tourisme obtenu à l’Uni- versité de Tétouan. Natif du douar Lahssan, près de Moulay Abdeslam Ben M’chich, il nous raconte son Mhistoire. «J’ai fait mon cycle primaire à Larache, et le lycée à Tétouan. J’ai commencé très jeune à cultiver le kif, dès l’âge de 15 ans. Je le faisais pendant les vacances. J’avais l’avantage d’avoir à la fois un terrain et deux bêtes de somme. Mon terrain était relativement grand, d’une dizaine d’hectares, avec son eau abondante, relativement isolée. J’avais un associé qui s’occupait de labourer les champs, et dès les vacances de juin, je prenais le relais pour, à mon tour, m’occuper du cannabis. L’argent généré me permettait de financer mes études. Cela a duré pendant 4 ans : de 2002 à 2005. Mais je n’ai eu finalement que des mésaventures avec ce kif, et je me suis mis à le détester. Mohamed Karmoun Je n’ai jamais vraiment réussi à dégager suffisamment de gains. La première année, j’étais associé avec un type du bled. Nous Une génération née avec le kif avons vendu notre récolte, et nous avons à peine dégagé un «Aujourd’hui, je n’en cultive plus, mais je travaille encore dans bénéfice de 2.000 DH. A peine de quoi acheter les tuyaux pour le kif. Lors de la période d’emblavement du sol, je descends acheminer l’eau pour l’année d’après. avec mes bêtes de trait pour travailler les terres des autres La deuxième année, il y a eu une descente des autorités dans le cultivateurs, notamment dans la province de Tétouan. Je suis douar. Nous avons réussi à sortir le kif et le cacher dans un autre payé 300 DH par jour. douar. Mais la personne à qui nous l’avons confié l’a vendu et Je fais partie de cette génération qui est née avec le kif et qui a nous a dit qu’on le lui avait volé. Je me suis fait donc avoir. grandi avec, alors que nos parents l’ont vu débarquer. Pendant La troisième année, j’ai caché ma production dans du foin. Un mon enfance, mon oncle cultivait le kif. Etant gamin, on man- Casaoui est venu à la maison et a demandé à ma mère de geait les graines de cannabis comme les pépites. C’était normal lui confier la récolte pour la livrer à son fils Mohamed resté à pour nous. A la différence que cette pépite faisait un peu tourner Tétouan. Ma mère, naïve, l’a cru et lui a tout remis. Le Casaoui la tête (rires). On en raffolait. On connaît tout du kif, ses secrets, s’est envolé !», se souvient-il, le sourire en coin. ses effets, ses pouvoirs, etc… C’est une plante fascinante, mais

10 I FINANCES NEWS HEBDO [ ENQUÊTE ] ENQUÊTE CANNABIS

Les visiteurs ont droit au mode de vie Jebli qui cause beaucoup de malheurs à ceux qui s’en approchent», moi. En arrivant à Tanger, ils ont commencé à investir la région explique-t-il. Le tournant est survenu en 2010, par hasard. «En pour mettre en place des programmes de développement, 2010, alors que je travaillaits toujours dans le kif, j’ai fait la ren- notamment dans le parc naturel de Bouhachem qui regroupe 6 contre d’une Anglaise qui s’est installée dans la région pour faire communes rurales. Ils m’ont dit qu’ils avaient entendu parler en une étude sur les singes magots. C’est elle qui m’a conseillé de bien de mon projet», raconte-il. «L’Agence du Nord a constaté me lancer dans l’écotourisme. Elle a ouvert une auberge, et je que mon projet était solide. Ils m’ont proposé de me soute- m’occupais de lui ramener des touristes de Tétouan. Puis, j’ai eu nir, et j’ai présenté un businessplan ainsi que mon besoin en l’idée de créer mon propre gîte dans le douar de Lhssan, dans financement qui est de 90.000 DH. Il est à l’étude actuellement. la maison de mes parents. Celle-ci était presque en ruine, mais, Je pense avoir mes chances. L’objectif est de vivre dignement petit à petit, je l’ai renovée. Mes premiers clients étaient des d’une activité licite, loin des problèmes, et de pouvoir fonder universitaires». une famille». «Malheureusement, poursuit-il, les programmes Vivre sans le kif est possible «Etant gamin, de développement ont dû quelquefois faire Conscient de sa chance, Mohamed essaie d’ini- on mangeait les face à de mauvaises surprises. Des personnes tier les jeunes de son douar à autre chose que graines de can- ont été encouragées à se lancer dans l’élevage le cannabis. «Aujourd’hui, lors des périodes nabis comme les caprin en lieu et place de la culture de cannabis. de forte activité, je suis épaulé par deux pépites. A la dif- Mais elles achetèrent plutôt des voitures avec le jeunes du douar que je forme au tourisme. financement qu’elles avaient reçu. Cela a refroidi Ces deux jeunes ont longtemps cultivé le kif. férence que cette les responsables des agences de développement Aujourd’hui, ce n’est plus le cas», se félicite-t-il. pépite faisait un et les cadres du ministère de l’Agriculture qui «J’ai débuté mon projet de gîte en 2010. Petit à peu tourner la n’avaient plus trop confiance au moment où, petit, il a commencé à se faire connaître dans la tête». nous-mêmes, avions voulu travailler dans des région. Je reçois beaucoup de gens de Tétouan, activités de substitution. Ce dimanche, je reçois et quelques étrangers. J’arrive à bien gagner ma vie, en tout cas 120 personnes, dont une dizaine passera la nuit dans mon beaucoup mieux qu’avec le kif. Et j’ai la conscience tranquille; je gîte. Cela crée un contact intéressant et fructueux entre les dors en paix, ce qui est un luxe ici. Certains jeunes autochtones gens des villes et ceux du douar. Et, surtout, je suis la preuve se sont lancés dans l’apiculture, d’autres font les taxis informels, que la culture du kif n’est pas une fatalité et qu’il y a d’autres etc. Cela commence à bouger dans le bon sens». voies possibles pour vivre dignement. Il y a par exemple un vrai Récemment, Mohamed a fait la connaissance des responsables potentiel pour les plantes médicinales. Le zaatar, c’est 50 DH le de l’Agence du Nord (APDN), et il espère que cela va donner un kilo. Il faut juste un appui de la part des autorités pour dévelop- coup de fouet à son activité. «C’est l’APDN qui est venue vers per cette culture», conclut-il avec un grand sourire. 

[ ENQUÊTE ] FINANCES NEWS HEBDO I 11 ENQUÊTE CANNABIS La fureurKhardala Khardala est la nouvelle variété de haschich qui fait fureur dans le Nord du Maroc. Beaucoup plus puissante et rentable que le haschich traditionnel, elle est très prisée des jeunes fumeurs. Mais tous les jbalas vous diront que la khardala rend fou.

n café près de Bab Berred. Nous y rentrons pour acheter des cigarettes. Au fond de la salle, une table où sont assises 4 personnes, capuche de peut espérer dépasser le kilo. Sauf qu’elle ne peut pas pousser jellaba sur la tête. Dans la pénombre, on distingue et être productive partout. On la retrouve surtout à proximité des mal leur visage, tout juste devine-t-on des traits austères et des oueds. Mais elle absorbe énormément d’eau et appauvrit la nappe Ubarbes. Ils ont la trentaine. Des volutes de fumées s’échappent phréatique. Sans eau à proximité, impossible de cultiver la khar- de leur sebsi. Ces jeunes écoutent une chanson dont les paroles dala. Ce qui n’est pas sans créer des tensions entre paysans sur en darija m’interpellent : «7ama9ti ga3 jbala, lbasnassa o ljomala, le contrôle des sources hydriques. wa ya khardala », qu’on pourrait traduire par «tu as rendu fous tous les jbalas, les dealers et les grossistes, oh khardala». Après «Elle rend fou !» renseignement, j’apprends que cette chanson est l’œuvre d’un «Elle est très prisée, notamment par les jeunes de la ville de certain cheb Ayoub Chaouni, un chanteur local très apprécié des Chaouen qui en raffolent», nous dit Mohamed. «Son effet est jeunes jbalas. très puissant. On dit qu’elle rend fou, comme son nom l’indique. Depuis que la khardala est apparue, il y a une recrudescence des Qu’est-ce donc cette khardala qui est entrée si vite crimes et délits dans la région», déplore-t-il. En guise de résumé dans la culture populaire ? sur les conséquences de la Khardala, voici ce qu’en dit une anec- Sur ces origines, il y a plusieurs versions. Certains disent que la dote locale : Un vieux sage du village à l’habitude de dire à propos graine vient d’Afghanistan. D’autres prétendent qu’elle vient de de khardala, «2 li de99o 100 li 7ma9o», c’est-à-dire «deux qui la Hollande. Toujours est-il que son arrivée au Maroc est relative- tamisent, 100 qui en deviennent fous». ment récente, c’est-à-dire il y a peine 5 ou 6 ans. Elle a connu un C’est que cette variété de haschich peut être très nocive : «Il faut franc succès de par sa qualité (teneur en THC) et l’argent qu’elle à tout prix éviter la khardala, prévient Mohamed. Le kif normal, à rapporte. «Un gramme de haschich beldia, c’est-à-dire issu d’une la rigueur, n’est pas très nocif s’il est de bonne qualité et consom- graine traditionnelle, ne dépasse pas 5 dirhams dans cette région. mé à petite dose. La beldia (cannabis traditionnel) est adaptée La khardala ne s’échange pas en dessous de 7 DH le gramme. depuis des années à l’environnement naturel du pays, sa terre, 100 kilos de tiges de khardala vous rapporte 15.000 DH», nous son climat. La khardala vient d’ailleurs, on ne connaît pas encore dit-on. En revanche, c’est une plante exigeante : elle est assoif- son adaptation au Maroc. La terre et l’eau du pays l’ont rendue fée, et réclame énormément d’eau. Même après la floraison en inadaptée et complètement hybride et «folle». Elle est faite pour septembre, elle en redemande encore. Tout le monde ne peut la le sol pakistanais ou afghan, pas pour le sol marocain qui est cultiver. Seuls ceux qui ont un vrai savoir-faire et qui sont prêts à différent». Son succès foudroyant est en partie dû aux fumeurs lui accorder beaucoup de temps peuvent s’y adonner. D’ailleurs, des grandes villes du Nord qui l’ont plébiscité. La khardala est par les paysans en parlent comme s’il s’agissait d’un nourrisson, ailleurs souvent contrôlée par les gros barons (Abatera, empe- qu’il faut surveiller de près, protéger, et même choyer. Le grand reurs, barons, ndlr) qui contrôlent les gros marchés européens. Le avantage de la khardala pour un paysan est sa productivité plus bouche-à-oreille fait le reste. Tout le monde en a entendu parler importante. Un quintal de tiges de khardala peut donner plus de et veut s’en procurer. Et les chanteurs de chaabi continuent d’en 2 Kg, voire 3, de résine de qualité, alors que pour la beldia on ne faire l’éloge. 

12 I FINANCES NEWS HEBDO [ ENQUÊTE ] ENQUÊTE CANNABIS L’Agence du Nord Une nouvelle approche A Tanger, nous avons rencontré les jeunes cadres de l’Agence pour le développement des provinces du nord pour nous parler, sans langue de bois, de la question du cannabis. Nous sommes en face de brillants profils, enthousiastes, qui ne ménagent aucun effort pour sortir la région du sous-développement.

avis de l’Agence pour le développement des expériences réussies dans leur domaine. des provinces du nord (APDN) est primor- Il est utile de rappeler la mission de l’APDN, basée sur trois dial dans une enquête sur le cannabis. Et objectifs principaux, qui sont les trois problèmes historiques pour cause, cet organisme, qui travaille du nord, à savoir, la contrebande, l’immigration clandestine L’avec plusieurs partenaires publics ou privés, a une et la culture de cannabis. grande expérience en la matière, et pilote de nombreux Depuis sa création en 1999, cet organisme a connu projets de substitution au cannabis. L’APDN a notamment plusieurs évolutions. La dernière en date a concerné beaucoup appris de ces échecs. sa délocalisation de Rabat à Tanger, en août 2014, pour Ce qui l’a conduit à adopter désormais une nouvelle piloter efficacement les différents programmes de déve- approche, basée sur la proximité et le développement loppement. local. Pour cela, l’organisme a fait appel à de nouveaux Pour ce faire, l’APDN a fait appel à des profils poin- profils émanant du secteur privé et qui ont à leur actif tus, jeunes et dynamiques présentant des CV riches …/…

[ ENQUÊTE ] FINANCES NEWS HEBDO I 13 ENQUÊTE CANNABIS

quatre ans de diagnostic rural participatif. A travers les plans communaux de développement, nous avons sou- tenu chaque commune pour lancer son propre plan de développement. Nous avons investi dans ce cadre 130 MDH sur quatre ans. Dans les communes enclavées, la présence de l’Etat est très faible. Il était donc question de remédier à cette lacune», rapporte Benomar. Pour piloter tout le programme, l’APDN dispose d’une équipe de 25 personnes, au niveau central, et il y en a d’autres dans chaque province, qui font le diagnos- tic local pour proposer des solutions sur-mesure, en concertation avec les élus et les acteurs locaux. «Cela a créé une dynamique nouvelle et qui marquait une nette rupture avec l’ancienne méthode», souligne Benomar. La nouvelle stratégie de l’APDN a mobilisé 2 Mds de DH sur la période 2013-2017. Cette enveloppe reste certes en deçà des besoins réels qui sont estimés à 30 Mds de DH, mais c’est déjà un pas de géant qui a été posé.

Lutte contre la culture du cannabis : un his- Khalid Benomar, directeur stratégie et planification torique et des enseignements à l’APDN. Il y a eu trois phases en matière de traite- …/… et diversifiés. Cela nous rappelle une En 2005, on ment de la question du cannabis par l’APDN. visite guidée de l’APDN en 2004, dans rapporte que De 2002 à 2005, c’était la phase de recon- les provinces du Nord. A l’époque, tous le kif s’appro- naissance. Auparavant, il y avait une insuf- les cadres rencontrés étaient issus de fisance de données chiffrées. Au cours de la l’administration. La plupart d’entre eux chait de Moulay même période, l’APDN a lancé une enquête étaient détachés d’autres ministères. Ce Bousselham, à sociologique sur le cannabis, notamment le n’est plus le cas aujourd’hui, et c’est une heure et mode vie des exploitants, leur revenu, et tant mieux. demi de la capi- l’impact positif ou négatif sur la population. Khalid Benomar, directeur stratégie et tale administra- A partir de 2006, un programme pilote a planification à l’APDN, nous a accueilli tive. été lancé dans les provinces de Larache et tout sourire dans les locaux de l’agence, Taounate qui ne se sont mises que récem- à Tanger. Il était à l’heure précise avec son staff pour ment à la culture de cannabis. nous rencontrer. Sans langue de bois, ces personnes ont Les zones de culture du kif ont été divisées en trois répondu à nos questions, d’une façon claire et précise. catégories. Il y a les zones historiques, en l’occurrence Benomar a, dès le départ, souligné qu’«il y a un dépha- Ketama, où le kif a une présence de plusieurs siècles, sage de développement important entre le monde urbain et où les exploitants sont en possession d’un dahir et rural. A partir de 2009, les différents programmes autorisant cette activité. lancés se sont focalisés en priorité sur le monde rural». Il y a des zones qui ont à leur actif moins de 50 ans d’activité dans le kif. En enfin, il y a les zones nouvelles L’approche participative et locale qui ont moins de 20 ans. est privilégiée Il était donc urgent de bloquer la propagation des En effet, le revenu moyen des villes de Tanger ou cultures, car le kif menace les autres filières agricoles Tétouan a atteint la moyenne nationale, alors que ou le domaine forestier. En 2005, on rapporte que le d’autres régions sont classées parmi les zones les plus kif s’approchait de Moulay Bousselham, c’est-à-dire à pauvres du Royaume. C’est le cas des communes rurales moins d’une heure et demi de la capitale administra- proches de Taza, Guercif ou Taounate, qui ont le PIB par tive. habitant parmi les plus faibles du Royaume. Il a fallu L’APDN a ainsi lancé une étude, en partenariat avec mettre à jour tous les programmes ruraux. «Auparavant, la CDG, qui présente des businessplans pour une ils étaient faits dans le cadre d’une vision stratégique vingtaine de filières comme l’arboriculture ou le petit interministérielle. A partir de 2010, on a privilégié les élevage. Il s’agit de proposer des cultures alternatives approches participatives du terrain. Nous avons fait au kif ; des cultures à forte valeur ajoutée, pouvant

14 I FINANCES NEWS HEBDO [ ENQUÊTE ] ENQUÊTE CANNABIS intéresser les agriculteurs. «Ce plan de cultures alternatives était très intéressant, mais sa mise en œuvre n’a pas abouti, pour plusieurs considérations. Il était plus politique pour justifier l’éra- dication du kif», souligne Benomar. Un autre programme intégré a vu le jour, et il concerne la période 2009-2011. Il a nécessité la contribution de dix départements ministériels ou administrations. Il a mobilisé 1 milliard de DH pour 600 projets ciblant quatre axes : les activités génératrices de revenu, l‘environnement, l’infrastructure et le soutien socioé- ducatif. L’évaluation des anciens programmes a poussé l’APDN a changé complètement d’approche. «Nous avons remarqué que toutes les approches initiées auparavant étaient verticales, ce qui voue à l’échec toutes les tentatives de reconversion. Il est difficile d’imposer par le haut le remplacement du cannabis par une culture vivrière», explique Benomar. La nouvelle approche de l’APDN se base désormais sur les filières porteurs au nord, en se basant notamment sur deux logiques : l’approche participative et la formulation Moncef Amezane, cadre au département stratégie et planification de l’APDN. locale des projets. L’initiative de la reconversion doit émaner des populations elles-mêmes. provinces. Les résultats positifs mettront du temps à se Les plans de développement provinciaux, arrêtés en dessiner, mais c’est le prix à payer pour aboutir à des concertation avec les autorités locales, notamment les solutions durables pour les paysans, qui ne demandent gouverneurs, sont aujourd’hui opérationnels dans 11 qu’une seule chose : vivre dans la dignité.  Priorisation des projets les plus urgents Pour plus d’efficacité, l’Agence a eu besoin essentiellement le recensement des besoins de rationaliser ses choix budgétaires et de en matière d’infrastructures de base comme prioriser les projets. Pour répondre aux les routes, les dispensaires ou les écoles. La besoins, l’APDN a sollicité les partenaires. part de l’agence dans ce programme est de Ce qui lui a permis de mobiliser 11 Mds de 500 MDH; celle des partenaires s’élève à 1,5 DH et de couvrir des objectifs encore plus Md de DH», souligne Benomar. ambitieux, conformément aux besoins de la L’APDN a également remarqué qu’il y a des population locale. Mais pour proposer des déficits sectoriels qui varient d’une province solutions, il est primordial de diagnostiquer à l’autre. A Taza, par exemple, le retard les problèmes. se situe au niveau des écoles, notamment A cet égard, l’APDN a dégagé trois du fait que le terrain est accidenté. Dans problématiques essentielles qui perturbent cette région, la déperdition scolaire atteint le développement du Rif. Il y a d’abord des des niveaux alarmants. Par ailleurs, les zones qui ont besoin d’un désenclavement lacunes au niveau de la santé sont criantes. prioritaire. Cela concerne 17 communes L’hôpital provincial de Taounate n’arrive pas rurales, comme celle de Béni Mansour, dans à répondre à tous les besoins des habitants la province de Chaouen, qui ne dispose Siège de l’APDN à Tanger. de la région. Il ne dispose pas de toutes les d’aucune route bitumée, ou Bouiblane, spécialités. Les habitants doivent se déplacer dans la région de Taza, qui est inaccessible et ne dispose ni vers Al-Hoceima ou Fès pour se soigner, avec parfois des d’eau ni d’électricité. «Nous avons lancé le programme de trajets de 200 km. Dès lors, l’agence s’efforce de rattraper mise à niveau territorial prioritaire qui traite exclusivement le le déficit pour se rapprocher de la moyenne nationale, en désenclavement de ces zones ; un programme qui concerne mobilisant 2 Mds de DH pour ce programme.

[ ENQUÊTE ] FINANCES NEWS HEBDO I 15 ENQUÊTE CANNABIS Reconversion : facteurs pénalisants

La philosophie de l’APDN a évolué. Au départ, le Maroc adoptait une seule orientation basée sur l’éradication, car elle est préconisée au niveau international. Ce qui explique que les premiers programmes de reconversion n’ont pas abouti. Les cultures alternatives ne constituent pas une solution définitive au problème, mais elles sont une voie parmi un ensemble de pistes.

Agence a adopté une approche de déve- de 8 personnes, 40.000 DH reste un revenu modeste. loppement intégré, car le taux de pau- Par ailleurs, le Nord est défavorisé par l’existence vreté dépasse en moyenne les 23% dans du régime khalifien, ce qui explique la faible péné- la région du Nord. «Tout ce que faisait tration de la conservation foncière. Les exploitations l’Agence en matière de reconversion était dépassent rarement un hectare. Ce morcellement rend voué à l’échec, car il n’y avait pas un difficile les projets de reconversion. environnement favorable de développement, notam- «La demande du kif et la facilité de sa commerciali- L’ment l’insuffisance des infrastructures de base», sation ont poussé plusieurs personnes a délaisser les indique Benomar. autres cultures. Le cannabis est le fruit d’une culture qui est pratiquée On a remarqué que les nouvelles générations ne dans la clandestinité, dont le produit fini est destiné savent cultiver que le kif. C’est la seule culture qui essentiellement à l’export. Il y a cinq ou six intermé- assure un tel revenu à l’hectare», explique Benomar. diaires entre le producteur local et le consommateur. «Il y a un déphasage important entre le prix à la pro- Apiculture, ovins, caprins, arboriculture, duction et celui à la consommation qui peut être mul- etc... tiplié par dix au niveau national, et par 20 ou trente à Dans sa nouvelle approche, l’APDN a favorisé les l’international», explique Benomar. coopératives pour développer de nouvelles activités En effet, lors d’une bonne récolte, l’exploitant ne génératrices de revenus. Ce sont des activités complé- peut générer au mieux que 40.000 DH/hectare dans la mentaires comme l’apiculture, l’élevage ovin, caprin région de Ketama. ou l’arboriculture. «Il y a eu des expériences réussies, Un revenu, certes élevé par rapport à d’autres mais nous avons constaté beaucoup de contraintes, cultures, notamment les céréales, mais qui reste notamment une certaine résistance de la part de la insuffisant pour subvenir aux besoins des fellahs qui population qui boycottait la formation et la collabora- ont un niveau de natalité très élevé, plus de 6,5% tion», explique notre interlocuteur. contre 2,2% pour la moyenne nationale. Dans un foyer Pour les cultures, les filières qui ont du succès comme

16 I FINANCES NEWS HEBDO [ ENQUÊTE ] Reconversion : facteurs pénalisants

Des paysannes en plein labeur sur un champ de kif.

l’oléiculture ont besoin de pas moins de 10 ans pour Chaouen, le couscous ou la confiture sont également devenir rentables, alors que le cycle du cannabis ne confrontés à ces contraintes», affirme Benomar. dépasse pas les 5 mois. D’autres filières comme l’ovin ou le caprin n’ont pas réussi. «L’exploitant vend son L’écotourisme : un créneau porteur bétail acquis grâce aux projets de développement L’écotourisme est parmi les activités les plus en vogue et pour retourner au kif. Parfois, les bêtes sont immolées les plus réussies dans le Nord. La diversité naturelle et pour être consommées», rapporte Benomar, amusé. culturelle de la région est un garant de sa réussite. Toujours est-il que l’APDN continue d’in- «Il y a plusieurs gîtes touristiques qui sont vestir beaucoup de pistes pour le déve- «L’exploitant vend créés, dont les initiateurs sont des anciens loppement de la micro-exploitation, à son bétail acquis exploitants de cannabis. Leur activité leur l’image des champignons ou du kharou- assure un revenu décent leur permettant bier, aussi bien de production que de col- grâce aux projets d’oublier la culture du kif et ses pro- lecte. Certaines activités ont donné des de développement blèmes», indique Benomar. résultats encourageants comme l’artisa- pour retourner au En effet, ces projets ciblent les touristes qui nat ou les produits de terroir. Des projets kif. Parfois, les cherchent un dépaysement total en pleine ont été développés avec le ministère de bêtes sont immo- nature. Et la région du Rif, notamment l’Artisanat et la coopération espagnole lées pour être centrale, leur offre des paysages à couper qui ont abouti à la mise en place de cata- consommées». le souffle. Des offres-produits simples, logues espagnols. écologiques, à des prix compétitifs, inspi- Des programmes de formation ont été déclinés pour les rées du mode vie de la population locale (hébergement artisans, surtout dans la filière cuir. «Nous avons créé et restauration à la marocaine) existent. Chaque région un village d’artisans au niveau d’Al Hoceima. C’est un dans le Nord dispose de ses propres particularités et de créneau intéressant qui à un potentiel à l’export, mais ses propres atouts. Mais le Rif reste fortement pénalisé qui reste perturbé par des contraintes de commercia- par la faiblesse des infrastructures de base et le manque lisation. Les produits de terroir comme le fromage de d’accompagnement des autorités concernées. 

[ ENQUÊTE ] FINANCES NEWS HEBDO I 17 ENQUÊTE CANNABIS uand les partis politiques Q s’en mêlent La légalisation du kif est actuellement sujette à débat. Les partis politiques, surtout ceux de l’opposition, s’y sont impliqués ces dernières années pour des considérations diverses.

e kif est un sujet très complexe. Il ne de développement», souligne Noureddine Mediane, peut être traité uniquement dans son député d’Al Hoceima et président du groupe istiqlalien volet agricole ou sécuritaire. Il s’agit au Parlement. de tout un système installé depuis «Nous nous sommes inspirés de l’expérience de l’Uru- des décennies, voire des siècles. C’est un héritage guay qui a donné des résultats concluants et qui a “Lde l’époque coloniale que le Maroc ne peut résoudre permis de bien encadrer les cultures et de les orienter sans la contribution de ses partenaires internationaux. vers des utilisations industrielles ou pharmaceu- Il faut beaucoup de temps, de volontarisme politique tiques», indique-t-il. et de gros investissements pour trouver une solution Kenza Ghali, sa collègue du même parti, députée durable. Il nécessite un large débat de Fès et professeur universitaire, a mené plusieurs national impliquant tous les acteurs études et débats sur le sujet. «Il y a pas moins de concernés, mais il ne faut pas qu’il 140.000 exploitants qui travaillent dans le kif. Si on y soit un sujet de récupération poli- ajoute leurs familles, on dépasse largement un million tique pour répondre aux besoins de personnes qui souffrent de ce phénomène, sinon des échéances électorales», souligne plus, car il faut prendre avec beaucoup de réserves les Mohamed Amrani, professeur uni- chiffres publiés par l’Etat. versitaire. Il ne peut y avoir de développement sans une grâce totale des personnes recherchées, dont la plupart 2 propositions de loi déjà vivent dans des conditions précaires. La légalisation déposées reste la voie la plus crédible et la plus pragmatique Le PAM et l’Istiqlal ont déposé cha- pour sauver cette population», soulinge-t-elle. cun un projet de loi pour la léga- Le PAM fait figure de pionnier parmi les formations lisation du cannabis. L’objectif est politiques à avoir ouvert le débat. Et pour cause, plu- d’ouvrir de nouvelles perspectives sieurs membres de son bureau politique sont natifs de pour toute la région du Nord. La la région du Nord. Des journées d’études et des ras- légalité permettra à des milliers semblements ont été organisés dans plusieurs villes d’exploitants de sortir de la clan- rifaines, notamment à Chefchaouen. Ils ont suscité un Chakib El Khiyari, militant destinité. Il est question aussi de vif intérêt de la part des participants. pro-légalisation réussir les différents programmes «Il est temps de mettre un terme à la souffrance des

18 I FINANCES NEWS HEBDO [ ENQUÊTE ] ENQUÊTE CANNABIS

agriculteurs. Plusieurs milliers d’entre eux font l’objet d’avis de recherche par les autorités», souligne Hakim Benchemass, président du groupe PAM à la Chambre des conseillers, et parlementaire de la région d’Al Hoceima. Les autres partis politiques, à commencer par le Parti de la Justice et du développement (PJD), ne se sont pas prononcés sur le sujet de façon officielle. Mais le parti au pouvoir n’y serait pas opposé.

«Soit on le partage, soit on le brûle» «Il y a une unanimité chez les formations politiques pour bien étudier la possibilité de la légalisation, surtout que les plus hautes sphères de l’Etat penchent pour cette option. L’Istiqlal demande que la grâce touche uniquement les exploitants, alors que le PAM veut une amnistie plus large. Il est donc primordial de traiter le sujet avec le maximum de précautions pour qu’il ne dérape pas de son objec- tif», rapporte Chakib Khayari, un associatif qui milite en faveur d’une légalisation du cannabis, que nous avons rencontré à Nador. Son crédo : «le kif, soit on Le PAM a organisé en avril 2014 à Chaouen un débat sur le partage, soit on le brûle». Il ne peut y avoir cette la légalisation du kif. Près de 2.000 paysans étaient présents. hypocrisie qui fait qu’on le tolère ou le prohibe selon les périodes. Soit il pro- elle génère une économie qui crée de fite à tous les Marocains en légalisant «Soit le kif pro- l’emploi, de la valeur ajoutée et des les applications médicales et indus- fite à tous les devises. trielles du cannabis, soit on l’interdit Marocains en léga- Le Maroc gagnerait à s’inspirer des en bonne et due forme. Chakib Khiyari lisant les appli- expériences étrangères de certains penche évidemment pour la première cations médicales pays qui ont légalisé le cannabis, tels option, plus facile à mettre en place et industrielles, que la Suisse, la Hollande ou l’Autriche. et qui pourrait être une source de Malgré les efforts pour lutter efficace- revenus non négligeable. Sachant que soit on l’interdit ment contre cette culture, le Maroc est l’Etat marocain, à travers une régie ou en bonne et due toujours considéré comme le premier un organisme dédié, agirait comme forme». producteur et le premier exportateur l’unique donneur d’ordre et acheteur mondial de cannabis. pour les paysans, avec un prix garanti. Ce qui leur Rappelons au passage que la culture du kif était permettra de sortir des griffes des trafiquants. une activité légale, et sa consommation aussi, et cela jusqu’à la fin des années 30. Une bonne Un large débat national s’impose partie des fumeurs marocains à l’époque utilisait Un large débat et un consensus national s’imposent leurs «sebsis» au vu et au su de tout le monde. sur la question de la légalisation. Il serait sou- C’était aussi une façon de résister pour boycotter haitable d’inviter des experts, des penseurs, des les cigarettes fabriquées par la Régies des tabacs, sociologues, des hommes politiques et aussi des considérée, comme un produit qui fait l’éloge du responsables de la société civile pour imaginer des colonisateur. C’est l’administration française qui a solutions viables pour la filière cannabis au Maroc. décidé de l’interdire sous prétexte que c’était une Il est nécessaire aussi de lancer des études pour drogue. Et, depuis cette date, le cannabis est deve- recueillir des données fiables. Car, même si la nu un produit prohibé. Pour le plus grand bonheur culture du cannabis est une activité souterraine, des «barons». 

[ ENQUÊTE ] FINANCES NEWS HEBDO I 19