AU PAYS D'YEN NE

par Joseph René CLOCHER

1985

En hommage à. Jean Létanche et Lucien Lagier Bruno qui ont dévoilé avec beaucoup de passion

des pans importants du passé yennois

TABLEI MDL t. DESULO MATIERESHrtlitlKLO Pages

I - Le tour du propriétaire 3 II - Comme des nids 5 III - Un peu de toponymie 8 IV - Labeye ou 1'abbaye ? 11 V - Les précisions du géologue 13 VI - Géographie rétro 17 VII - Dans 1'histoire à grands pas 20 VIII - Polente ou pomme de terre ? 23 IX - Le pays aux 36 châteaux 27 X - Les maîtres de 32 XI - Du côté de l'instruction 36 XII - Les signes de la Foi 40 XIII - L'art à la portion congrue 45

C'ETAIT HIER 48

I - La mode 1850 49 II - Quand il fallait tout faire 52 III - Avant le tunnel 54 IV - Le long de l 'An 55 V - L'enfant Jésus 58 VI - La Saint Jean 59 VII - Le Cornavé 60 VIII - Les Rogations 62 IX - Le 15 août 64 X - La Fête Dieu 66 XI - Pain bénit ... pas mort 68

AU TRAVAIL 70 % I - Les Brigands 71 II - Le chaufournier 74 III - Les paniers 76 IV - Les charbonniers 78 V - Faire son huile 81

Pages HISTOIRES DE PIERRES 83

I - La pierre du père 85 II - La pierre des évêques 86 III - La pierre de la rave 88

HISTOIRES EXTRAORDINAIRES 90 I - La statue de Saint Martin 91 II - La chèvre 93 III - La bonnette blanche et la bonnette rouge 94 IV - Hallucination 95 V - Le feu de Choisel 96 VI - La physique 97 VII - Les allumettes 99 VIII - Le Sarvan 102 IX - Après la batteuse 103

DES PETITS BUGISTRES DIGNES DE MEMOIRE 105

I - Une famille d'artistes 106 II - L'agronome en habit de coeur 108 III - Un homme prévoyant 111 IV - Une affaire de seringue 113 V - Le Maître 115 VI - Un bossu nommé 121 VII - Quand le doute est semé 126

EN FAISANT PARLER LES ARCHIVES 128

I - Question santé 129 II - L'affaire de la Saint Crépin 132 III - Hectare contre journal 134 IV - Au feu ! 136 V - Tout çà pour M'sieur le curé ? 138 VI - Allez donc savoir ... 140

Pages PAGES D'HISTOIRE 143

I - Canossa, vous connaissez ? 144 II - Pierre Châtel 145 III - Une force économique 149 IV - Les hommes à cliquettes 152 V - Quand les moines passaient 154 VI - Un bon calcul 156 VII - Un roi à Yenne 158 VIII - Au Villard, chez le Monchu ... 160 IX - Un état de propriété 163 X - Le trouble venu de 165 XI - Le chateau qui avait gardé ses tours 169 XII - Les voraces 170 XIII - Au temps des roues à aubes 173 XIV - Histoires de ballon 175 XV - D'aujourd'hui à demain 178

Le pays de Yenne n'a pas de nom particulier. Les géographes ont l'habitude en d'opposer l'avant-pays à la haute montagne, c'est-à-dire en gros l'arc Vanoise, Beaufortin, massif du Mont Blanc. Dans cet avant-pays ils rangent les préalpes : Chartreuse, Bauges, Bornes, Chablais et puis les chainons jurassiens du Salève, du Vuache, de la Chambotte, de la montagne du Chat. Le Petit Bugey, c'est-à-dire le Bugey savoyard fait partie de cet ensemble aux avants-portes de la Savoie, à l'ouest. Il vient se nicher entre le Rhône, le Cuiers et la barrière Mont du Chat, chaine de l'Epine. L'espace y est mesuré en largeur. Quand on vient par la route de Belley et qu'on franchit le pont de , un panneau nous apprend que Yenne est la porte de la Savoie. C'est une porte il est vrai qu'il serait facile de fermer tant les falaises de rochers semblent proches mais c'est une porte qui ne débouche pas sur de grands espaces. Une fois sortie du magnifique défilé de Pierre Châtel, la route traverse le vieux bourg moyen^ageux de Yenne, fait quelques lacets dans la campagne verdoyante en suivant le cours de la Méline, puis très vite elle doit s'engouffrer sous le tunnel du Chat car l'horizon est barré à l'ouest. Le pays de Yenne est en Savoie certes, mais il est là un peu comme un appendice. Il n'en a pas toujours été ainsi. Nous verrons pourquoi ici l'histoire et la géographie ne semblent pas tout à fait d'accord. Yenne n'est pas la capitale du Petit Bugey, car de capitale il n'y en a pas. Le terme même de Petit Bugey, trop savant, n'est employé par personne et les gens d'ici sont tout ébahis quand on leur dit que leur région s'appelle ainsi. Les journalistes préfèrent parler de la région des 4 cantons, c'est- à-dire Yenne, St-Genis, les Echelles, le Pont de Beauvoisin. Si l'ensemble n'est pas coiffé par un nom unique c'est que cela correspond à une réalité profonde qui est l'émiettement. Ici pas de grande voie routière unifiant l'ensemble, pas de rivière drainant la région en son coeur, pas de chemin de fer mais au contraire une mosaïque de territoires dont les quatre bourgs principaux qui sont aussi des chefs lieu de canton sont au fond de cuvettes séparées entre elles par des versants et des lignes de crête. La règle c'est la diversité. Même le patois va se retrouver différent à Yenne et à pourtant bien proches. Le pays de Yenne, c'est-à-dire en gros le canton, est donc un petit monde, non pas clos mais bien rencoigné, ayant sa propre individualité : à deux pas de Belley, mais aussi à deux pas de Chambéry depuis qu'à coups de mines en 1929, les ingénieurs ont percé la montagne du Chat.

I LE TOUR DU PROPRIETAIRE

Commençons par faire le tour du propriétaire. La montagne du Chat est une imposante barrière de terre et de rochers qui ferme l'horizon vers Chambéry. Les pentes sont raides, le terrain y est plutôt avare pour l'agriculture. Sous la muraille sommitale des calcaires gris, la forêt recouvre presque tout l'ensemble d'un manteau sombre. Dans les temps anciens, disons jusque vers le 13ème siècle, on l'appelait le Mont Muni. A l'époque romaine le col du Chat était une route très fréquentée puisqu'il était sur la grande voie de passage de Vienne en Italie par Chambéry et le petit Saint-Bernard. C'était une "via munita", c'est-à-dire une voie qui avait exigé pour sa réalisation des travaux audacieux. De via munita à mons munitus - le Mont Muni - il n'y a qu'un pas que l'on peut franchir sans trop de risque de se fourvoyer. Par contre le mystère reste entier pour la suite. Pourquoi le Mont Muni devint-il le Mont du Chat ? Il faut beaucoup d'imagination pour reconnaitre dans le doigt de pierre pointé vers le ciel au-dessus de Chevelu, le croc d'un chat. Les chroniqueurs du Moyen-âge font mention dans leurs écrits de l'existence d'un affreux matou qui terrorisait tout le monde au passage du col. Il laissait passer 19 personnes mais dévorait toujours la 20ème. Heureusement un soldat qui s'en revenait chez lui, courageux et bien inspiré, eut l'idée de faire bénir son fusil par le curé avant d'escalader les pentes de la montagne. La bête frappée en plein coeur roula jusque dans le lac. Peut- être n'en serions-nous pas encore vraiment débarrassé ? Au dire de certains, elle ne serait pas morte et les jours d'orage, par ses colères elle fait chavirer les barques sur le lac du Bourget. Est-ce ce maudit chat qui par ses exploits a donné le nom à la montagne ? ou plutôt est-ce le nom de la montagne qui a inspiré la naissance et la propagation de la légende ? Gardons-nous de trancher entre ces deux graves hypothèses. La montagne d'en face, le Mont Tournier s'appelait autrefois le Mont Dronier et la forêt du sommet porte encore le nom de Dronière. Au pied de la montagne du côté de Yenne se trouve le château de la Dragonnière et de l'autre cote près de

St-Genix il y avait le château de Montdragon maintenant ruiné. On le voit, il y avait du dragon dans l'air. Les gens qui devaient traverser la montagne, afin de se mettre à l'abri des attaques du monstre invoquaient le secours du bon Saint-Georges, garde du corps réputé. On le vénérait avant d'entreprendre la traversée à Yenne ou à et la paroisse de lui est encore dédiée. Que de soucis pour nos ancêtres, toujours tourmentés par des animaux fabuleux et mal intentionnés 1 Le Mont Tournier est le premier bastion élevé en avant du donjon savoyard. En bon stratège, le grand constructeur a tourné le côté abrupt vers l'extérieur. Heureusement que le Rhône a eu assez d'acharnement pour se frayer un passage à Pierre- Châtel sans quoi la Savoie aurait eu l'air de refuser jalousement son accès à l'étranger. Sur son autre versant, à l'est, il est plus accueillant, moins farouche. Les ondulations molles de ses terres ont permis le défrichement, l'installation des cultures et des villages. Entre les deux montagnes le Flon est un torrent bouillonnant mais secret. Il cache ses eaux vives, ses gouilles et ses cascades sous les épaisses frondaisons des châtaigners, des saules et des érables de toutes sortes . Prolongeant le mont du Chat, les pentes de la Charve ont le parfum du midi. Les versants calcaires tournés à l'endroit sont plus chauds qu'ailleurs. Les gens d'ici ont plus de chance que les autres, le soleil leur est moins compté. Reste le plat pays, les terres de Yenne ; avec leurs grands champs rectangulaires, sans cailloux, elles font rêver les paysans des hauteurs. Celles des Champagnes, fertiles et bien drainées sont les plus riches. Au nord, dans la plaine de Lucey la terre est plus lourde, plus froide lorsque l'eau du Rhône l'imprègne. Peupliers, saules y poussent à leur aise. Peut-être qu'avec le détournement en amont d'une partie des eaux du fleuve vers Belley, les terres seront bonifiées par l'abaissement de la nappe phréatique. Ce serait pour nous qui avens été dépouillés de notre Rhône sauvage et fougueux une maigre consolation.

II COMME DES NIDS

Dans ce berceau allongé, ouvert sur la plaine du grand fleuve des villages se sont installés, partout où il y a une terre cultivable. Ils sont là, proches les uns des autres, comme saupoudrés par une main céleste. Meyrieux en colère pourrait s'il le voulait barrer la vallée du Flon avec l'aide du village de Meythenod. Le chef-lieu est réduit à sa plus simple expression. Il y a les institutions : l'église, l'école, le café. A les pentes sont nombreuses. On dirait qu'on a eu de la peine pour trouver assez de terrain plat pour construire l'église et le monument aux morts. St-Paul sur Yenne - Ce n'est plus les pentes de la montagne ; ce n'est pas encore tout à fait la plaine. Ses paroissiens du siècle dernier ont vu grand. La nef de l'église ne suffirait pas à les contenir tous, alors ils ont adjoint deux vastes bas-côtés, comme dans les cathédrales du moyen-âge. Le coeur de St-Pierre d'Alvey là haut sur son perchoir hésite entre Yenne et son bassin et puis de l'autre coté Novalaise tout proche, au-delà du seuil de . La Chapelle St-Martin - La commune n'a pas de forêts. On la dit très pauvre. Peut-être est-ce pour cela qu'il y a bien longtemps les Chapelus se sont mis sous la protection de Saint- Martin. Lui s'y connaissait en pauvreté. N'a-t-il pas un jour fendu l'étoffe de son manteau pour en donner la moitié à un miséreux ? est un pays secret. Des villages dispersés. Des ravins sombres. Des bois. La montagne toute proche. - De là le regard plonge sur Yenne à deux pas. Quand le montagnard voit la plaine depuis sa maison, toute sa vie il est attiré vers le bas comme par un aimant secret. La chèvre de Monsieur Seguin, elle, avait la tentation inverse. A Chevelu, on voudrait tous avoir la chance des gens de St-Jean qui, non contents d'avoir 2 superbes lacs sous les yeux, font du bon vin, ont du soleil à profusion, le calme tout au long

du jour. A Billême la vue est très belle. Adossé aux pentes de la Charve, le village est toujours impatient que le soleil brille pour mûrir le raisin de ses vignes. est la plus célèbre des communes vigneronnes. Au coteau de Marestel qui fait face au Rhône le terrain donne ici le meilleur de lui-même. Nulle part ailleurs le vin est aussi délicat, racé. A Lucey les gens n'en finissent pas de s'interroger. Ils se demandent de quoi doivent ils être le plus fiers : de l'étrange clocher à bulbe de l'église, du château ou du pont sur le Rhône ? La Balme - C'est déjà la route qui mène à Lyon. Une grande plaine bien riche et facile à travailler ; autrement dit un pays de cocagne - Ici le blé est toujours en avance pour mûrir. C'est là que commençait autrefois la campagne des batteuses. J'ai gardé Yenne pour la fine bouche. C'est le centre, le coeur du petit pays. Les vieilles maisons dominées par le clocher de l'église se pressent les unes contre les autres dans l'ovale presque parfait dessiné par le chemin de ronde. A l'intérieur le moyen âge y est inscrit de manière indélébile dans la vieille église et les chapiteaux de son portail, les restes du prieuré, les voutes en pierres de taille des allées. Vus des hauteurs de côte Berthet ou de la montagne de Parve., les toits des hautes maisons apparaissent tous un peu de guingois. La poésie y trouve son compte. La vie a éclaté dans ce corset noué trop serré, alors les nouvelles maisons s'allongent le long de la route de Chambéry, grignotent les bonnes terres des Champagnes. Il faut maintenant contenir l'excès de sève pour que le bourg croisse sans difformité.

III UN PEU DE TOPONYMIE

Qui d'entre nous ne s'est jamais posé la question de l'origine du nom de tel village, lieu-dit, rivière, colline, montagne, bois ? Il y a là mille énigmes à résoudre et du travail pour plusieurs générations de toponymistes. C'est une tâche difficile et n'est pas toponymiste qui veut car un tel ouvrage de synthèse nécessite de bonnes connaissances en linguistique, dialectologie, topographie. Malgré tout, comme les solutions proposées demeurent invérifiables par des moyens scientifiques, chacun de nous peut formuler sa propre explication et tenter de la faire admettre par la communauté des spécialistes avertis. Les noms de lieux sont un peu comme les fossiles en géologie ; ils permettent de retrouver et de dater une étape de peuplement, une période de civilisation. Ainsi se sont superposés les strates de mots préceltiques, celtiques, gallo-romains et médiévaux. Les noms ont parfois un rapport avec des noms d'hommes, de saints, des particularités topographiques, des noms d'éspèces animales ou végétales ...ete Parmi les noms celtiques datant de l'époque gauloise, le nant qui désignait le ruisseau se retrouve dans , nattages, maunant. Ici il est facile de reconnaitre qu'il s'agit du mauvais ruisseau, celui qui s'est signalé au cours des siècles par de nombreux débordements entrainant des coulées de terrains, Les mots balm, barm, avec la signification de grotte nous est resté comme nom de commune et de plusieurs lieux dits. De même le vieux nom gaulois de cumba a donné combe qu'on retrouve tantôt au singulier, tantôt au pluriel à St-Paul, Billième. Sous la domination de Rome on donne souvent au domaine le nom de son propriétaire. La terminaison acus en latin est devenue progressivement une terminaison en ieux - dans notre région de parler franco-provençal, parfois en ey comme à Belley ou en ay, at dans d'autres régions. Ainsi Loisieux serait le domaine d'un certain propriétaire Lausus, Jongieux le domaine de Jucundius, Lucey le domaine de Lucius. Marcieux pourrait tirer son nom d'un propriétaire romain Marcius ou pourrait provenir de marche qui désigne la frontière d' un état. Meyrieux serait peut-être le domaine

de Marius ou bien l'endroit où des métayers cultivent la terre de leur propriétaire à moitié. Traize bâti sur le trajet de la voie romaine Yenne Aoste par le Mont Tournier vient de Tertia Millia qui signifie la distance de trois milles romains comptés à partir de Yenne, soit 3000 pas, c'est-à-dire à peu près 4 km 1/2. Le latin nous a encore laissé Flumen, le fleuve, qui a donné son nom au torrent du Flon ; Culmen, la montagne qui culmine a donné son nom au Grand Colombier ; crucilia, la petite croix a donné son nom au carrefour de la Crusille ; molarium, la butte a donné les innombrables hameaux et lieux-dits de Mollard, Mollettes. Le terme latin vacca qui désigne la vache et vacaritia, le mot bas romain ap- pliqué à l'endroit où il y a des vaches, se retrouvent dans Vacheresse et la Vacherie du col du Chat.Vertex qui veut dire le sommet pourrait être à l'origine de Verthemex, le village perché, mais là l'hypothèse semble hasardeuse. Campania, l'étendue plate, a donné son nom à la plaine des Champagnes et au village de Champagneux près de St-Genix. Les lieux-dits Ferrière possédaient probablement des petits gisements de fer. Fromentière désigne une terre à blé, le frumentum des Romains. La montagne de la Charvaz, ou Charve tire peut-être son nom de calvus qui veut dire chauve. Ses flancs sont effectivement bien dénudés et pauvres en forêt si on les compare à la montagne du Chat voisine. Les Plattières sont des terrains plats ; les Teppes un terme de dialecte attribué aux terres incultes. La montagne de Chevru est la montagne des chèvres ou peut-être la montagne du chevrier. Les arbres ont aussi servi à dénommer le paysage. On retrouve chez nous le Biolay, l'endroit où poussent les bouleaux, le Chênay, la Chênolaz, les lieux où abondent les chênes. Plusieurs communes portent des noms de saints. Ainsi l'on a Saint-Jean de Chevelu, Saint-Paul sur Yenne, la Chapelle Saint- Martin. Peut-être est-ce à partir du llème siècle ou un peu plus tard avec la flambée de ferveur religieuse et le culte des reliques que des villages se sont mis sous le patronage d'un saint. On retrouve une mention écrite de Capellanus de Sancto Paulo au 14ème siècle, Capellanus de Chevelutum au 13ème siècle. Quelle est l'origine de Yenne. On sait qu'elle est la descendante de la cité d'ETANNA qui figure sur de PEUTINGER, cette "carte Michelin" du 4ème siècle qui se présente

comme un très long parchemin formé de 11 feuilles enroulées et collées bout à bout. Sur cette représentation approximative du monde romain ETANNA est un relai sur la grande route d'Aoste à Genève par Seyssel (condate). Peut-être le mot de ETANNA s'est-il transformé en EYANNA par simple modification de la barre transversale du T lors d'une copie. De EYANNA à YENNE, la filiation ne semble pas trop difficile à établir. Les noms de lieux sont souvent une source précieuse pour la connaissance historique. Ainsi l'endroit loin de tout village, à la limite entre la commune de St-Paul sur Yenne et de Meyrieux qui se nomme Pisse Loup a une signification évidente. Tant pis pour sa familiarité évocatrice, il nous rappelle que les loups n'existent pas seulement dans les contes de Charles Perrault. Lagrange dans ses bribes sur l'histoire de Yenne nous dit qu'en 1800 les dégâts commis par les hordes étaient si importants dans le canton qu'une battue dut être organisée avec la participation de plusieurs communes. Non loin de la Vierge de la montagne, il y a en- core entre deux rochers l'endroit qu'on appelle le "trou aux loups". La montagne aujourd'hui a bien perdu de son mystère et de ses dangers.

IV LABEYE OU L'ABBAYE ?

L'historien est quelquefois affronté à de curieux problèmes où il doit avoir autant de perspicacité et d'opiniatreté que l'enquêteur de police devant analyser les indices d'une affaire pour remonter jusqu'à une cause lointaine. Dans la commune de Verthemex existe un village écrit Labeye sur l'annuaire départemental et l'Abbaye sur les panneaux routiers. Plusieurs familles originaires de ce village ou encore s'appellent Labeye ce qui a fait écrire au chanoine Gros dans son dictionnaire d'étymologie que c'est cette forme là qu'il fallait appliquer au nom du village. Il faut dire que plus d'un habitant du lieu s'est gratté la tête en voyant un beau jour le nom du village orthographié l'Abbaye sur les nouveaux panneaux de tôle peinte posés en bordure de la route. En fait de couvent, il n'y a pas la moindre trace de statue, de croix ou autre vestige qui puisse rappeler ici la présence d'une communauté. Seule la vieille demeure qu'Emmanuel Philibert, le comte de Savoie, a légué à son cuisinier Mareste au 16ème siècle a des airs de noblesse un peu fanée. Disons en passant que ce jour l'illustre cuisinier fut en même temps gratifié pour lui et sa descendance d'une particule bien avantageuse. Quand on sait mijoter de bons petits plats, voilà où ça d'fcl'rC peut conduirevle maître queux du comte de Savoie ! Est-à-dire que sur la commune de Verthemex l'air n'a jamais retenti des frémissements du chant grégorien en honneur au moyen âge ? Ce n'est pas si sûr. Dom Romain Clair de l'abbaye d'Hautecombe nous donne la clé du mystère. Son abbaye fondée au 12ème siècle dans la grande période de l'essor monastique possédait dans la région de nombreux domaines avec des bâtiments d'exploitation qu'on appelait des granges. Des frères convers faisaient valoir ces terres dont le produit constituait le revenu de la maison mère. Ceci suppose des liens étroits entre la grange et l'abbaye sur le plan matériel bien sûr : les fromages, les oeufs, le froment devaient y être acheminés à dos de mulet. Les liens étaient non moins étroits sur le plan spirituel et chaque dimanche un moine prêtre venait célébrer la messe devant ses frères qui ce jour-là avaient délaissé les travaux de la terre.

La grange de l'abbaye d'Hautecombe n'était pas, loin de là, un cas unique. Tous les monastères cisterciens fonctionnaient selon ce type d'organisation où la maison principale était d'autant plus forte qu'elle tissait sa toile sur un réseau de granges plus vaste. De l'autre côté du ruisseau de Maunant, le mal Nant - la riviore. l'abbaye de Tamié était installée. La grande paroisse voi- sine de St-Jean de l'épine aurait pris ce nom parce que vers 1100 un seigneur du lieu, Guillaume de Montbel, avait ramené de Terre Sainte une épine de la couronne du Christ qu'on vénérait avec beaucoup de ferveur. Dans cette paroisse les convers de Tamié installés à la grange de l'épine défrichaient avec ardeur de nouvelles terres pour les mettre en culture. Ces champs nouvellement conquis sur la forêt et les rocailles étaient à l'époque appelés des "novales" : voilà pourquoi St-Jean de l'épine changera de nom et deviendra plus tard Novalaise. Dire que les relations entre les convers de Tamié et ceux d'Hautecombe de chaque côté du ruisseau de Maunant ont été sans nuages serait beaucoup dire. Les possessions n<- des deux abbayes étaient trop souvent limitrophes pour que naissent pas ça et là des conflits de pâturages nécessitant l'intervention de hautes autorités sec clé scias t iques . Il y a donc bien eu une grange d'Hautecombe sur le territoire de la commune de Verthemex mais il reste à expliquer pourquoi plusieurs familles s'appellant Labeye ont vécu ici depuis très longtemps. Là encore nous avons besoin des lumières de DOM ROMAIN Clair pour comprendre. Vers le 13ème et le 14ème siècle le recrutement des convers se mit à tarir et l'abbaye ne put plus faire valoir directement ses biens. Elle les albergea à des laïcs c'est-à-dire qu'elle leur confia ces terres moyennant un droit d'introge initial, disons de prise de possession, une cense annuelle ainsi que des redevances en nature. On peut raisonnablement penser que les premiers paysans sans robe à travailler ces terres furent appelés les gens de l'abbaye puis ils pirent le nom de Labbaye. L'orthographe n'étant pas fixée à l'époque, le nom fut écrit de manière très changeante au cours des siècles suivants et se stabilisa sous la forme actuelle de Labeye pour le nom des familles. Quant au village, si nous voulons être fidèles aux sources premières c'est bien l'Abbaye qu'il faut écrire.

V LES PRECISIONS DU GEOLOGUE

Le paysage régional tel qu'on peut l'observer aujourd'hui est le fruit de nombreuses composantes tant naturelles qu'humaines mais c'est la nature qui a mis en place les grandes lignes du décor. A l'origine il y a la pierre, c'est-à-dire la géologie . L'espace est structuré par les 2 colonnes vertébrales qui sont la montagne du Chat et la Charvaz à l'est et à l'ouest l'ensemble du Mont Tournier - montagne de Parves. Ces deux dorsales sont des anticlinaux de style jurassien, c'est-à-dire des grands bombements allongés, semblables à des piles de linge qu'on aurait ployées en rapprochant les 2 bords l'un contre l'autre. Entre les deux, la dépression faisant le raccord est un synclinal, occupé par le puissant Rhône venant du Nord, et le Flon coulant en sens inverse à sa rencontre. Avant de froncer la pile de linge il a d'abord fallu superposer les tissus : c'est la sédimentation. Les terrains qui forment l'ossature des dorsales se sont déposées dans une mer moins profonde que la mer alpine toute proche, durant l'ère secondaire à la période jurassique. Les plus anciens ont 180 millions d'années, les plus récents 110 millions d'années. Durant cet intervalle de 70 millions d'années, la mer a servi de réceptacle à tous les ruisseaux, rivières, fleuves chariant les matériaux arrachés par l'érosion aux reliefs antérieurement émergés. De cette soupe primitive ou sédiment, la compaction avec éviction de l'eau a fait la roche. Comme les matériaux d'origine étaient divers, les conditions de transport, de dépôts également diverses, cela nous a valu des strates bien différentes. Ainsi la période callovienne datant de - 170 millions d'années nous a laissé des calcaires oolithiques dont les granules de fer ont été longuement exploités dans le lecteur du col du Chat et cela dès le IFème siècle. Nous savons par les notes de voyage de Montaigne que la fabrique d'épées de qui utilisait ce fer était particulièrement renommée. La période suivante, oxforclierme , qui date de 160 millions d'années nous a laissé des marnes, c'est-à-dire des roches qui contiennent juste ce qu'il faut de calcaire et d'argile pour que

la cuisson à haute température engendre du ciment. Au col du Chat, région décidément prodigue, on a fouillé les entrailles de la terre en creusant de vastes galeries pour extraire la pierre que l'on descendait par câble à Bourdeau avant de la cuire. A l'époque >imméridgienne> i l y a 145 millions d'années, la mer était peu profonde, sans doute chaude, bien oxygénée puisqu'elle a permis le développement de très importants récifs de coraux. On peut voir aujourd'hui ce beau calcaire corallien en grande épaisseur dans la cluse du Rhône, entre la Balme et Yenne. Le climat de Tahiti, à Pierre châtel, qui l'eût cru ? C'est pourtant ce que nous dit l'histoire géologique des roches. La mer peu profonde était sur la voie du retrait. Elle quitte le territoire jurassien pour revenir au crétacé mais avec des dépôts bien minces. Il y a peu de sédimentation dans la région ou bien les dépôts sont rabotés par les courants marins au fur et à mesure qu'ils se forment. Avec l'avènement du tertiaire, les terrains sont mis hors d'eau. Les premiers plissements ont lieu, suivis de phases de démantèlement très actives. Au miocène, il y a 16 millions d'années à peu près, la mer qui a bien décidément du regret de quitter notre région revient mais cette fois elle n'a plus en face d'elle un terre-plein facile à recouvrir. Elle ne peut que pénétrer dans les points bas, c'est-à-dire les synclinaux déjà esquissés en se conten- tant de lécher les racines des anticlinaux. Pareils à des fjords scandinaves les bras de mer deviennent des réceptacles où s'entassent les sables amenés par les rivières. Soudé par un ciment calcaire le sédiment se transforme en molasse qui occupe tout le fond du val depuis Yenne jusqu'à Novalaise et qui se laisse voir aujourd'hui dans les profondes entrailles de la Méline et du Flon. Les derniers plissements importants, la dernière colère de la terre, on la situe très exactement en cette fin de miocène, vers moins 7, moins 8 millions d'années. Pourquoi tant de précisions ? Nous sommes là à la charnière de 2 étages géologiques, l'Helvétien et le Pontien ; alors que les terrains du 1er ont été plissés avec leur soubassement, la roche pontienne - un poudingue que l'on peut observer sur la route du col de l'Epine près de la villa Doria - est pratiquement horizontale. Elle a donc été déposée après le dernier plissement. De plus c'est un dépôt parfaitement continental avec des in ter calations de lignite, ce mauvais charbon qu'on exploitaitautrefois dans la région. Depuis le Pontien il n'y a plus de soulèvement de terre ou Imprimerie MAZENOD 15, rue Mazenod LYON 69003 Tél. (7) 895.29.74

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