EchoGéo

Sur le Vif | 2010

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/echogeo/11605 DOI : 10.4000/echogeo.11605 ISSN : 1963-1197

Éditeur Pôle de recherche pour l'organisation et la diffusion de l'information géographique (CNRS UMR 8586)

Référence électronique Sur le Vif, 2010, EchoGéo [En ligne], consulté le 27 mars 2020. URL : http://journals.openedition.org/ echogeo/11605 ; DOI : https://doi.org/10.4000/echogeo.11605

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SOMMAIRE

Les Township au KwaZulu-Natal (Afrique du Sud) : d’une réappropriation historique et identitaire à l’avènement d’un socio-tourisme Fabrice Folio

Les effets géographiques des éruptions volcaniques Franck Lavigne et Edouard De Belizal

Nature urbaine et urbanité dans la station touristique de Salou (Espagne), au travers de l’étude : d’un parc-promenade, d’un paseo, d’un parc urbain Jean Rieucau

Premières impressions sur l'Exposition universelle de Shanghai La Chine se met en scène Florence Padovani

BP « Deepwater Horizon » du Golfe du Mexique à l’Afrique : un tournant pour l’industrie pétrolière ? Géraud Magrin et Bopp van Dessel

À propos des inondations récentes de la région de l’Aiguillon-sur-Mer, en Vendée Fernand Verger

Les géographes - climatologues français et le changement climatique aux échelles régionales Gérard Beltrando

La rapide création du Parc Naturel marin de Nicolas Legoff

Les pôles d’excellence comme facteur de compétitivité et d’attractivité des territoires : l’exemple de la métropole lilloise Ludivine Malaterre-Vaille

Les territorialisations du dancehall jamaïcain. Romain Cruse

Le rapprochement Chercheur-Consultant en aménagement du territoire : un apport à haute valeur ajoutée ? Christine Chemin et Emmanuel Thimonier

Haïti 2010 : les leçons d’une catastrophe Jean Marie Théodat

La géopolitique interne de l’Equateur après la « révolution citoyenne » Alexis Sierra

Les sirènes de Copenhague ! Martine Tabeaud

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Les Township tours au KwaZulu-Natal (Afrique du Sud) : d’une réappropriation historique et identitaire à l’avènement d’un socio-tourisme

Fabrice Folio

1 La notoriété touristique de l’Afrique du Sud, en qualité de destination majeure sur le continent africain, est aujourd’hui reconnue. Le pays fonde son activité sur le niveau et la diversité de ses prestations, qui puise à la fois dans ses ressources naturelles et dans sa matière culturelle (Folio, Derroisne, 2010). De la nation arc-en-ciel, viennent initialement à l’esprit les parcs animaliers du Pilanesberg, du Kalahari Gemsbok ou du Kruger (aujourd’hui situé dans le Limpopo Transfrontier Park) ; sont aussi communément cités les sites impressionnants du Cap de Bonne Espérance, du Drakensberg et de Blyde Canyon. La richesse culturelle du pays, où s’identifient maintes ethnies bantoues, des marchés indiens, une route des vins dans « le coin des Français » et un carnaval Malais, confine pareillement à un bel éclectisme : terre de contacts, l’Afrique du Sud a généré, souvent en l’imposant, des identités multiples aux projections territoriales complexes, forgées au cours d’une histoire agitée (Gervais-Lambony, 2001). En ce domaine, des processus de réappropriation identitaire, à finalité économique, sont à l’œuvre à l’heure actuelle (Marschall, 2005). Un type de tourisme original, au caractère pédagogique et authentique, connaît un bel engouement : les Township tours. Encouragés aux divers échelons administratifs, ils composent un segment touristique (infra)-urbain sans égal. Qui plus est, ils se doublent d’une visée interne en réhabilitant des richesses communautaires longtemps spoliées. En , le processus assume un épisode médiatisé de l’histoire du pays, l’apartheid urbain, tout en tentant d’inverser, bon gré mal gré, l’image répulsive qui lui est associée. L’attirance pour les townships puise-t-elle dans une soif de connaissance pour la discrimination raciale institutionnalisée et la mise à bas d’une politique inique ? Ou serait-ce plutôt la réputation de dangerosité, de pauvreté et « d’informalité » (Rolfes & all, 2009), accolée à ces quartiers, qui agirait paradoxalement comme un produit d’appel ?

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2 Nous tenterons d’analyser le phénomène de mise en tourisme d’une prestation très spécifique, dont les enjeux n’ont d’égal que les appréciations tranchées qu’elle peut susciter. La controverse autour de cette attraction existe en effet, elle s’arrime au tourisme dit « sombre » ou « de pauvreté », qui laisse parfois place aux griefs portant sur un effet « zoo humain », voire sur un « voyeurisme à sensations ». Nous prendrons pour cadre de référence une province qui tient une place importante dans la construction historique du pays (Folio, 2007), à savoir le KwaZulu-Natal. Cette dernière-ci offre un potentiel de (re)découverte adapté à ce type de produit touristique. Il s’agira de voir comment cette province, confrontée aux ambiguïtés que sous-tend cette prestation et face à une concurrence rude de la part de sites placés sur le même créneau (tels que Soweto), tente aujourd’hui de se resituer en jouant d’une carte multiculturelle, connotée positivement et portée par des icônes.

Afrique du Sud : une histoire torturée réappropriée à des fins touristiques

Tourisme, tourisme communautaire et devoir de mémoire

3 Au préalable, il est intéressant de rappeler certaines statistiques touristiques concernant la nation arc-en-ciel. Elles insistent sur le poids prééminent de l’Afrique du Sud sur le continent africain, en contrepoint géographique de l’Afrique du et ses destinations égyptienne ou tunisienne. En 2008, le pays a accueilli 9,1 millions de visiteurs étrangers, soit une hausse de 8,3% par rapport à l’année précédente (SAT, 2008). Il importe cependant de rappeler que la majorité de ces touristes proviennent des pays limitrophes, gagnant l’aire de chalandise d’un Etat émergent (Lamy-Giner, Guebourg, 2005) ; les principaux voyageurs étrangers arpentant l’Afrique du Sud sont issus du Swaziland, du ou du . Toutefois, l’intérêt des touristes ultramarins pour ce pays est indéniable, en particulier les populations européennes (au sein desquelles les Britanniques, Allemands, Hollandais et Français), sans oublier les ressortissants Nord- américains. Outre des liens historiques indéfectibles (pour Anglais et Néerlandais), ce tropisme s’appuie sur quelques atouts réels : • Le riche patrimoine culturel et naturel de l’Afrique du Sud, terre de contrastes, vantée comme « le monde en un seul pays » (communication du South African Tourism). • Le créneau habile sur lequel elle fonde son activité et qui hybride, avec un certain succès, le dépaysement africain aux facettes occidentales modernes et développées. • Son rang de puissance économique africaine et le haut niveau d’infrastructures touristiques reposant sur un savoir-faire local, imputable en partie au legs britannique. • Enfin et de façon plus paradoxale, la politique d’apartheid même (mais plus particulièrement son abrogation et son aboutissement démocratique) qui a fortement exposé le territoire aux regards du monde.

4 Le Livre blanc sur le tourisme (1996) et, au rang provincial le Livre blanc sur le tourisme au KwaZulu-Natal (2008), ont tous deux souligné les enjeux contemporains de l’investissement communautaire au sein de l’industrie touristique sud-africaine. Y est notamment évoquée la nécessité de contribuer à la stratégie de rattrapage socio-spatial des populations discriminées par la politique de développement séparé. Pour bien le comprendre, rappelons simplement ici deux indicateurs : l’Afrique du Sud est un des Etats les plus inégalitaires au monde ; son coefficient de Gini atteint 0,578, ce qui le situe entre

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le Brésil et la Colombie ou la Sierra Léone (United Nations Development Programme, 2007-2008). En dépit des politiques de discrimination positive (Affirmative Action), la ségrégation raciale historique a laissé place à une stratification socio-spatiale héritée en même temps que se complexifiant. Par ailleurs, les touristes internationaux contribuent à 8,1% du PIB national et dépensent 880 rands (soit environ 80 €), par jour en moyenne, durant leur séjour en ce pays (SAT, 2008). Par voie de conséquence, une partie de l’équation recherchée par les décideurs consiste à faire en sorte que les Sud-Africains dans le besoin puissent au mieux accéder à une fraction de cette manne des devises extérieures.

5 En parallèle, l’étude de 2005 (DEAT) sur la compétitivité globale de l’industrie du tourisme en Afrique du Sud a souligné l’intérêt pour les attractions touristiques culturelles et héritées. La fascination (voire l’obsession) du pays pour tout ce concerne la célébration et la marchandisation de « l’héritage » (Marschall, 2005) peut se justifier par deux aspects : outre le fait que le tourisme soit devenu la panacée économique, il y a aussi la volonté d’instruire un ferment communautaire national. Le devoir de mémoire est clairement mis en avant, comme un sentiment de revanche sur l’histoire, allié à un vœu de rédemption et de projection vers l’avenir.

Des bornes historiques

6 Les Township tours, comme peut l’être également la découverte des villages traditionnels « ethniques » (Folio, 2010) ou encore la visite des musées d’apartheid, s’apparentent à autant de produits touristiques personnifiant, depuis quelques années, cette tendance à jouer sur la fibre culturelle, historique et identitaire. Ils émergent comme des niches d’une activité nationale se diversifiant. Spatialement, ils restent surtout représentés dans les principales provinces du pays (Gauteng, Western Cape, à degré moindre KwaZulu- Natal et Eastern Cape). Ces attractions prennent appui sur la riche géohistoire nationale, parée de ses héritages san, bantou, boer/afrikaner, britannique ou indien. Elles sont en effet légitimées par un arrière-plan historique dense : le passé sud-africain est tumultueux et a été abondamment relayé par les grands médias internationaux. En conséquence, aux yeux des visiteurs, ces segments ont vocation à incarner une sorte de miroir des hauts-faits et des bifurcations historiques de l’Afrique du Sud, qu’ils soient précoloniaux, coloniaux, d’apartheid ou post-apartheid. Un pan de l’histoire du pays est particulièrement restitué : l’apartheid.

7 Cette période se caractérise, de façon générale dans le pays, en premier lieu par la promulgation, en 1948, de la politique ségrégative à l’encontre des non-Blancs (qui, il faut le rappeler, forme un prolongement uniforme d’un panel de lois discriminantes apparues depuis le début du siècle). La lutte qui lui fut associée, sans oublier la litanie de violences qui prit effet à l’ des élections générales de 1994 (au KwaZulu-Natal comme dans la région de Johannesburg) marqua l’opinion internationale. Les stigmates de l’apartheid se lisent encore aujourd’hui dans l’espace urbain ; ils ont pour cadre territorial les « townships » noirs (ces ex-quartiers ouvriers implantés en troisième couronne des villes), ainsi que les aires d’habitat informel qui les interpénètrent et/ou les entourent (Folio, 2004). Ceux-ci matérialisent les lieux célèbres de la désobéissance civile et, par certains aspects, d’une violence, à tout le moins vue de l’extérieur, comme presque légitime1.

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8 Cette phase historique, centrée sur les populations de couleur (en particulier noires), est depuis une quinzaine d’années associée au projet national de la diversification touristique à usage interne et externe. Plus largement, lorsque l’on parle de formes de tourisme hérité et ethnique (pour ne pas dire racial) en Afrique du Sud, il faut d’abord avoir à l’esprit que ces prestations s’inscrivent dans l’émergence récente et universelle de segments liés à de nouvelles attentes – la quête de l’unique, du différent –, qu’ils soient responsables, d’aventure, soutenables ou de mieux-être (Poon, 1993). Pour le pays, il faut ensuite prendre en considération le désir de vendre une histoire nationale connue et (ré)assumée, induisant un tourisme quasi-cathartique et décomplexé. Sur le terrain, cela prend concrètement la forme de circuits urbains dans les townships ou encore de visites de villages, par exemple zoulous, en monde rural (Dondolo, 2001). Tout deux répondent à des bornes historiques séquencées (l’apartheid et antérieurement la période coloniale). A cela, nous ajouterons l’accent mis sur les musées dits d’apartheid (KwaMuhle dans la province), lesquels sont venus étoffer une offre muséologique ancienne (musées d’histoire naturelle, d’histoire locale…), en tentant de la renouveler par une expérience plus affective. Dés lors que les motivations des visiteurs (surtout étrangers, comme on pourra le voir) s’orientent sur le regard qu’ils portent sur d’autres peuples et le souci de compréhension de ce qui leur est dissemblable (l’Autre), ces prestations émargent inévitablement au secteur du tourisme culturel (Ramchander, 2004).

Illustration 1 - Province du KwaZulu-Natal, tourisme historique et identitaire

Sources : Demarcation Board 2001 ; Ndela, 2002 ; KZN Township Tourism Study 2008 – conception et réalisation : Fabrice Folio

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Aperçu d’une nouvelle expérience touristique : une clientèle et une géographie évidente ?

Fiche d’identité des Township tours : une offre urbaine radicale sans pareille Les Township tours, que nous approfondirons plus loin, s’adressent aux visiteurs désireux de découvrir les quartiers périphériques urbains formels, réservés aux populations de couleur par le passé. La plupart d’entre eux se cantonnent aux seuls townships noirs. C’est l’offre la plus originale quoique controversée du pays. Tout à la fois réservoirs de main d’œuvre, espaces sous-équipés et ségrégués et enfin fers de lance des mouvements de contestation – puis véritables zones de non-droit au crépuscule de l’apartheid –, ces quartiers agissent en tant que parabole géohistorique de l’oppression urbaine. Le produit assure aussi un dépaysement, le cadre ambiant diffère en effet quelque peu des quartiers plus calmes où résident les touristes. Il s’agit enfin des territoires historiques d’une contre-culture noire. La traversée des townships se fait avec un guide, la plupart du temps en (mini)bus. Les principales villes du pays, parce que construites sur un modèle dirigiste et ségrégationniste (depuis le Natives in Urban Areas Bill de 1918 et le Urban Areas Act de 1923 jusqu’au Group Areas Act des années 50), abritent et souvent proposent ce type de visite.

9 Sur le papier, cette prestation s’apparente, d’une part, à un tourisme culturel reposant sur la composante majoritaire de la population sud-africaine. D’autre part, elle met en exergue des espaces et/ou des communautés ayant enduré les affres de la politique de développement séparé. Le produit occupe une place qui gagne en importance dans l’activité économique nationale. En dehors d’une clientèle domestique spécifique (en général dans le cadre des sorties scolaires), il est malgré tout l’apanage d’une population étrangère et ultra-marine2. Les townships ont à l’origine incarné des espaces cibles pour la propagande du régime raciste, puis à l’inverse pour les activistes anti-apartheid, les bailleurs étrangers et les aménageurs. Ce n’est que récemment que le touriste étranger a commencé à s’y intéresser mais les Sud-Africains, notamment blancs, y sont toujours restés à l’écart (de même que les touristes Africains, Chapman, 2003). Cela demeure un phénomène intéressant à approfondir mais les touristes domestiques, issus de la province même ou des hautes terres du pays, restent pour l’essentiel attachés à la facette récréative littorale du KwaZulu-Natal. Dans la communication marketing diffusée dans les brochures touristiques ou sur les sites Internet des prestataires du Township tour, le touriste « hyper-occidental » (Allemand, Dagorn, Vilaça, 2005), en particulier européen et nord-américain, semble prioritairement interpellé. Il faut le lire par le fait que cette prestation renvoie à ces ressortissants ultra-marins une page d’histoire illustre , un « exotisme » africain séculaire (Staszak, 2008, Tomaselli, 2001) et ainsi parfois un écho déformé d’une mémoire civilisationnelle en prise avec le continent noir. Evidemment, ce ne sont pas là les seuls motifs à retenir, le caractère multi-sensoriel et novateur de ces tours entrant sans conteste en ligne de compte. Toutefois, cela compose un élément de positionnement, « occidento-centré », non négligeable bien que pour le moins inavoué.

10 La lecture spatiale urbaine, a priori évidente quant à leur localisation, est de surcroît plus complexe qu’il n’y paraît (illustration 1). Par exemple, en tant qu’autre attraction culturelle historique, la situation des musées d’apartheid reste assez classique (position centrale ou péricentrale dans les CBD des grandes villes). De même, la localisation des Cultural villages traditionnels pousse à évoquer spontanément la ruralité. Encore qu’ici, cette prestation vise une clientèle touristique basée en ville et a subséquemment opté

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pour une implantation en zones villageoises non loin des espaces urbains (ou des grands axes routiers), soit une situation plutôt semi-rurale. Pour sa part, la position géographique des Township tours concerne les ex-quartiers africains des agglomérations. Cependant, il faudrait plutôt parler d’une localisation périphérique extrême, où les relations avec les zones villageoises via les aires informelles périurbaines n’ont que peu cessé. Au contraire, l’éloignement relatif du cœur des villes, en dépit de liens fonctionnels, incite à proposer le terme d’infra-urbain. Au final, il en ressort, pour la totalité de ces prestations vues en commun, une disposition en gradient centre- périphérie (espace central, quartier urbain lointain et zone semi-rurale).

Les Township tours du KwaZulu-Natal, produit pédagogique ou sensationnel ? Les ambiguïtés de la mise en tourisme

Déroulement du tour : des espaces touristiques convoités et appréhendés

11 Le KwaZulu-Natal est la province la plus peuplée d’Afrique du Sud. Il se situe au nord-est du pays en position frontalière avec trois autres pays (Lesotho, Swaziland et ). La région a accueilli 1,4 millions de visiteurs étrangers l’année 2008, ce qui fait d’elle la troisième destination nationale (SAT, 2008). Toutefois, sa clientèle s’avère essentiellement domestique : outre les provinciaux mêmes, il s’agit de la première destination des vacanciers sud-africains en provenance des hautes terres centrales, surtout du cœur économique, le Gauteng. Son potentiel réside, à l’image du pays, sur des caractéristiques à la fois paysagères et culturelles. On peut évoquer un liseré côtier constitué de dunes, des plages de sable blanc au devant d’une eau réchauffée par le courant des Agulhas, des lagunes étendues (Ste Lucia), des contreforts montagneux (le Drakensberg), pléthores de réserves animalières (Hluhluwe, uMkuze…) et enfin les cultures zouloue et indienne. Deux de ses sites (Isimangaliso Wetland Park et uKhahlamba- Drakensberg Park) sont classés au patrimoine mondial de l’humanité.

12 Les excursions organisées à l’intérieur des townships sont au nombre de 17 dans la province (KZN Township Tourism Study, 2008). Elles sont rattachées prioritairement aux quartiers périphériques des grandes villes, au premier chef d’entre-elles Durban/ eThekwini qui en regroupe la majorité (10 expériences recensées). La métropole économique est suivie de la capitale administrative, Pietermaritzburg, à 80 km dans l’arrière-pays proche, ainsi que des villes secondaires de Richards Bay, de Ladysmith ou de Newcastle. Ces dernières se situent plus au nord et dans l’intérieur des terres, le long des Nationales 2 et 3, soit des colonnes vertébrales, en forme de T inversé, de la province (illustration 1).

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Illustration 2a – Les maisonnettes locatives construites en série sous l'apartheid dans le township de Sobantu (Pietermaritzburg)

Auteur : Fabrice Folio.

Illustration 2b – Des enfants s'animant et se regroupant lors de l'arrivée des touristes à Cato Manor, Durban

Auteur : Fabrice Folio.

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Illustration 2c – Un spaza shop, boutique de produits de première nécessité, au sein du township d'eSikhawini à Richards Bay

Auteur : Fabrice Folio.

13 Il est possible de retracer, dans ses grandes lignes, le déroulement du tour. Celui-ci s’exécute généralement sur une demi-journée (3-4 heures), plus rarement à la journée. Le touriste se voit facturer entre 250 et 450 rands (25 à 45 euros). Il prend place au sein d’un minibus (avec un maximum de 6 à 8 personnes) voire, pour les structures touristiques les plus modestes, au sein d’un véhicule individuel qui peut parfois être le sien. Pour les expériences durbanites, le départ se fait depuis le musée KwaMuhle, avec une entrée en matière théorique. Autrement, il a lieu depuis l’office du tourisme ou depuis l’hébergement du visiteur.

14 La traversée du township se « déroule » par la suite. En règle générale, c’est une expérience motorisée, avec en toile de fond les explications transmises par le guide- chauffeur. Il s’agit fréquemment d’une personne originaire ou résidant dans le quartier. La réputation de dangerosité de ces espaces n’est pas écartée, des consignes de sécurité pouvant être données (ne pas s’éloigner, garder les vitres fermées en certains endroits…). Le visiteur n’est de toute manière pas libre de déplacer où il le souhaite et suit les instructions de l’accompagnateur.

15 Le paysage caractéristique de l’ex-quartier ségrégué se met alors à défiler. Il est marqué avant tout par les alignements austères des ex-maisonnettes locatives « boites d’allumettes » (matchbox houses) et par la compacité ainsi que l’effervescence des lieux, dont on observe qu’elles marquent une rupture avec les autres quartiers urbains (illustrations 2). Aux alentours, les frontières historiques rigides des townships s’étiolent : définies comme espaces tampons (buffer zones), dont l’utilité initiale était de contrôler ces secteurs, les étendues vierges ont été colonisées par des poches d’habitat précaire et de nouveaux lotissements sociaux rectilignes.

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16 Des arrêts sont prévus, durant lesquels le visiteur est amené à ressentir l’atmosphère vibrante du township et à interagir avec les résidents : ce sont généralement des supérettes (spaza) qu’environnent des étals chamarrés de commerce informel, des tavernes ou sheebens (bars clandestins de vente d’alcool sans licence, bannie sous l’apartheid), parfois encore une école primaire ou un hostel (logement collectif ouvrier masculin), voire la traversée d’un camp de squatters et ses shacks (taudis) imbriqués. Enfin, un déjeuner peut être proposé sur la place centrale du township (braai ou barbecue), de temps à autre chez la famille du guide.

17 Ce déroulement semble quasi le même dans les townships provinciaux comme dans ceux d’autres villes du pays, ce qui laisse à penser que la prestation est de plus en plus formatée.

Controverse autour du produit ; de quel type de tourisme parle-t-on exactement ?

18 Au plan national, les tours de township sont depuis quelques années placés sous le feu roulant des critiques. Incontestablement, c’est « l’effet zoo » (ou pourrait-on dire « l’effet réserve humaine » pour davantage rester dans le ton du pays) qui est mis en avant. Le malaise que ce type de tour peut entraîner, pour le touriste à l’abri des vitres fumées des minibus climatisés, comme pour l’habitant épié dans son quotidien, est fréquemment dénoncé – même si c’est parfois sur le ton du sarcasme –, à la fois dans les médias sud- africains et au plan académique (Butler, 1999, Holliger, 2005, cf. planche satyrique de Madam & Eve, 2002 – illustration 3). Pour être plus précis, il est critiqué une condescendance étrangère à venir scruter la pauvreté d’un pays émergent dans le cadre d’un bien de consommation (Bester & Buntman, 1999, Jeuwsen, 1996). D’autant que cette marchandisation culturelle est augmentée, pour l’Afrique du Sud, du ressort criminel, lequel induit sur place une excitation déplacée, à peine refoulée par la gravité du lieu.

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Illustration 3 – Planche satyrique de Madam & Eve, 2002

Publiée dans les grands journaux du pays, cette planche décrit de façon humoristique le folklore inhérent à certains Township tours. Le guide, tout en soulignant l’aspect « réel » de l’expérience, joue particulièrement sur le registre des émotions garanties en dépeignant la criminalité locale et plus largement le danger à être présent dans une telle zone de non-droit. Source : S. Francis, H. Dugmore & Rico, 2002 (publiée avec l’aimable autorisation des auteurs).

19 Les Township tours s’articulent en effet sur le couple admiration-répulsion pour populariser leur offre. Certes, cela n’est pas évoqué en ces termes, l’intérêt culturel est évidemment exhibé par les prestataires. Officiellement, ils visent à faire comprendre de façon tangible, en le lisant dans le paysage, ce qu’ont été et ce que sont encore les stigmates de l’apartheid urbain pour une majorité d’individus. Cette facette s’additionne à la possibilité de mesurer le chemin parcouru depuis 1994 (constructions matérielles et politiques de développement menées in situ, Masland & al, 2002). Mais derrière cette immersion pédagogique, une fascination particulière se tisse autour de la visite de ces espaces reculés, peu visibles et à la réputation affirmée. Epicentres de la lutte contre l’apartheid, les townships gardent aujourd’hui une image persistante de quartiers dangereux en Afrique du Sud. Si cela demande à être relativiser (les CBD le sont tout autant et ce sont souvent des sections des townships qui sont concernées), il n’en reste pas moins que ce sont les espaces parmi les plus démunis, repaire du tsotsi (voyou), où chômage et activités interlopes sont très ancrés.

20 A la diatribe du voyeurisme déplacé, s’ajoute par conséquent celle exhumant un côté sensationnel incongru. De leur côté, les opérateurs mettent plutôt en avant la faculté qu’ont ces tours de combattre les clichés : les townships ne peuvent être réduits à des quartiers désœuvrés, malfamés, en marge de tout (Else & al, 1997). Ils ne sont pas non plus des bidonvilles et d’autres groupes raciaux (ainsi que de multiples ethnies) y sont représentés.

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21 Si l’on revient sur les récriminations citées plus haut, celles-ci sont à replacer dans les balbutiements d’une réflexion herméneutique qui environne ce type de prestation. Les Township tours entrent en effet en résonance avec une amorce de théorisation du phénomène dans les médias généraux ou spécialisés, qui invite en tout cas à cesser de les considérer de façon isolée. Ainsi, le site Slate.fr a consacré en novembre 2009 un article à ces nouvelles formes de « tourisme de choc », énumérant des expériences similaires dans la favela de Rocinha à Rio, le bidonville de Dharavi à Mumbai ou sur un autre registre Tchernobyl en Ukraine3. Cette expression renvoie au « tourisme sombre » (dark tourism) évoqué par A. Kendle dans le journal Vagabondish, The Travelzine for today’s vagabond (2008), bien que ce soit J. Lennon et M. Foley (2000) qui l’aient initialement portée sur les fonts baptismaux. La définition s’affine en ce que les Township tours (à l’instar des exemples brésilien, indien, mais aussi de la visite de zones d’immigrants à Rotterdam ou de quartiers difficiles de Houston) composent une sous-catégorie du « tourisme de pauvreté »4. Leur principale caractéristique est d’être de plain pied dans le(s) « Sud » planétaire(s), ainsi que de se dérouler dans un espace de la normalité pour les habitants. A l’observation de certains de ces Etats (Brésil, Inde, Afrique du Sud…), on voit que les aires fréquentées sont souvent celles de pays en devenir détenant de très forts contrastes internes : l’opulence y tutoie la misère et on peut penser que c’est ce clivage interne, peut être même plus qu’un différentiel avec le lieu de départ du visiteur, qui va venir interpeller ce dernier. Par tourisme de (ou contre la) pauvreté, R. Scheyvens (2002b) y voit pour sa part, dans une visée plus humaniste, une forme de découverte de zones paupérisées qui adhère aux principes du tourisme alternatif : celui-ci promeut une démarche éthique et durable entre des protagonistes de rang extrême (compréhension mutuelle, redistribution locale des fruits de l’activité et égalité de traitement, Holden, 1984). L’objectif est d’opérer un rééquilibrage direct et responsable des richesses planétaires entre les plus nécessiteux et les plus solidaires, en se sentant citoyen du monde.

22 Au final, les tours de townships sont pour nous à l’interface de plusieurs segments touristiques et d’une double influence sous-jacente cohabitant (illustration 4) : il s’agit d’un tourisme urbain (mais différent des city tours ponctuant les principales villes de la planète) et d’un tourisme culturel et ethnique (Ramchander, 2004), quoique se distinguant, par exemple, des circuits en villages traditionnels qui sont fréquemment des spectacles rodés. A ce stade, on comprend que les volets historiques et pédagogiques tiennent une place centrale. Le but est de comprendre l’apartheid urbain, sa genèse, sa nature et son évolution. Il s’agit ensuite d’un néo-segment touristique, axé sur l’interaction et la réalité (Freire-Medeiros, 2009), où le « refoulé » tient lieu de produit d’appel. Dans une acception critique, ce tourisme de pauvreté (on citera également l’anglicisme poorism), ne fait aucunement l’impasse sur la radicalité de l’approche (riche/ pauvre), le voyeurisme et la quête d’émotions fortes (par rapport à l’image mentale que nourrissent ces quartiers, Weiner, 2008, Gentleman, 2006). Dans une acception résolument engagée, il adhère, en théorie, au tourisme alternatif (bien qu’à nuancer d’un tourisme humanitaire par un aspect grand public). On parlera donc cette fois de tourisme communautaire ou « pro-pauvre » (Rogerson, 2006, Ashley & al, 2001), qui consiste à se rapprocher de ceux dans le besoin, afin de comprendre et d’aider, tout en en retirant un enrichissement personnel (soit une « solidarité de contact », en opposition par exemple à des donations envoyées à des ONG). Quoi qu’il en soit, le registre émotionnel et sensationnel est, pour ces derniers aspects, davantage prononcé. Afin de tenter de

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considérer ce large spectre, nous soumettons le terme générique de « socio-tourisme ». Ce dernier fait écho à celui d’« éco-tourisme », quant à la participation en petits groupes, aux logiques de respect, de sensibilisation et de redistribution, bien qu’il reste avant tout basé sur l’homme et son histoire.

Illustration 4 - Les Township Tours en Afrique du Sud : un socio-tourisme ?

Les Township tours et ses dénominateurs : authenticité, interaction, pédagogie

23 Les Township tours n’échappent pas, on le voit depuis plusieurs années, à une réflexion critique. Toutefois, ce produit ambigu détient des ressorts assurément complexes et mérite de ce fait une analyse plus fine. Nous pouvons tenter de la conduire pour le KwaZulu-Natal en combinant trois critères. Ceux-ci sont autant de caractéristiques que ces prestations vantent : d’abord leur caractère authentique ; ensuite un rapport à l’autre sans pareil ; enfin leur apport pédagogique. Quel est le degré de réalisme et la place de l’éthique dans le cadre de cette prestation ? Qu’en est-il réellement de la nature des interactions avec les résidents ? Enfin, quelle est la part d’enrichissement culturel qu’elle peut engendrer ?

24 Contrairement aux Cultural villages zoulous qui sont des représentations reconstituant la vie d’autrefois (avec des acteurs recrutés et rémunérés), les Township tours se déroulent dans un lieu de vie réel, le seul acteur touristique étant a priori le guide-chauffeur. Dès lors, le visiteur est littéralement immergé, il a l’impression de toucher à une expérience unique, où les doutes quant à l’authenticité ne l’assaillent plus : il se situe tout simplement dans les principaux quartiers urbains sud-africains en taille humaine. Il reste que les circuits choisis par les opérateurs ne représentent qu’une portion assez infime du

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paysage de ces vastes espaces, nos visites répétées des townships d’Umlazi et de Kwamashu à Durban l’attestant. Ils peuvent de la sorte être identiques d’un tour à l’autre, mais aussi être fléchés et organisés, les locaux pouvant être avertis du passage d’étrangers, comme à Sobantu (Pietermaritzburg) ou à Clermont et Umlazi (Durban) : des réunions d’informations sont ainsi organisées en amont dans les centres communautaires avec les responsables locaux, afin de sensibiliser la population et optimiser autant que possible l’accueil5. Des recherches plus fines restent à conduire sur les réactions locales à ce type de tourisme – ce que S. C. Dubin (2006) a nommé the politics of reception – mais il convient déjà de relativiser quelque peu la part de découverte intégrale et de spontanéité exclusive associée à ces prestations.

25 Par rapport aux produits touristiques conventionnels, les Township tours font aussi état, souvent avec insistance, d’une interaction réelle avec les résidents. Force est de constater que celle-ci se résume à l’interlocuteur principal qu’est le guide. Le tour en minibus privatif crée un espace encapsulé (Butler 2003b), où la bulle touristique prend la forme d’un habitacle clos avec air aseptisé, coupé des éventuelles nuisances extérieures. Quant aux rencontres faites tout au long du tour, elles sont surtout marquées par la célèbre poignée de main sud-africaine au sein d’un bar, les échanges fugaces de courtoisie (durant les achats) et les contacts avec des groupes d’enfants dans un joyeux brouhaha de prises de photographies et de distribution de bonbons… Cette interaction même minimale a le mérite d’exister, bien que le rapport à l’autre puisse être parasité par un voyeurisme lancinant, aggravé par les appareils technologiques nomades. Les touristes sont effectivement invités à filmer et à prendre des photographies (une différence avec certains tours de Mumbai par exemple, où cela reste interdit) ; ceci, du moins, lorsque le champ est large, les portraits d’habitants étant tolérés sous réserve de règles de politesse élémentaire (mais dans les faits à la discrétion du visiteur). Les touristes sont d’ailleurs inégalement à l’aise avec cela. Rappelons ici que le fait de photographier et de documenter sur la pauvreté résulte de l’importation d’une tradition britannique de journalisme « des bas-fonds » datant du 19e siècle ; elle était le fait d’écrivains issus de la bourgeoisie, désireux de pénétrer en profondeur l’espace urbain (Stallybrass & White, 1986).

26 L’assise culturelle est également palpable, le quartier étant présenté tel qu’il est, c’est à dire tel qu’il a pu évoluer sous l’apartheid6 et depuis son abrogation : mise en place d’équipements et de services publics, érection de logements sociaux, apparition de quartiers aisés et sécurisés (illustration 5)7. Toutefois, y compris à travers les informations apportées par le guide, les Township tours nous paraissent hésiter entre la prestation ludique (reprenant les codes mondiaux du tourisme de loisir et destinée aussi à alléger, pour le confort du visiteur, la solennité des lieux) et l’excursion historico- géographique fouillée et didactique. Aussi proposent-ils en général un même produit hybride mêlant discussions légères et explications superficielles sur l’apartheid. Relativisons tout de même ce point par le fait que des données plus étayées et précises peuvent être délivrées par certains guides, en fonction des questions posées. Il demeure que même si le tour offre un fond narratif et explicatif, il continue la plupart du temps à reproduire certains stéréotypes (Perkins, 1979, Butler, 2003a). L’impression finale qu’il tend à laisser, bien que nuançant le caractère dangereux et miséreux des townships, est indéniablement celle d'un tiers-monde exotique, coloré et chaleureux ; soit une vision essentialiste d’une culture « africaine » ici territorialisée. Les brochures mêmes véhiculent ces images de figures archétypales : individus fraternels et souriants, cadre

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bâti dégradé, commerce informel omniprésent… Le visiteur de son côté est placé dans la position du héros solidaire, sorte de grand témoin de l’ordre mondial inégalitaire et d’aventurier global empathique. Les donations et achats sont encouragés mais donnent presque l’impression de flatter un ego humanitaire plutôt que d’offrir une argumentation de fond sur la vie locale et les formes de mobilisation et de responsabilisation. Le tout peut ainsi pérenniser – tout en le dénonçant – un ordre social différencié et inégalitaire. Parce qu’il s’agit d’une prestation payante et qu’il est jugé que les visiteurs ne sont pas prêts à sacrifier une expérience divertissante et contrôlée sur l’autel du souci du détail et de l’imprévisible, la palette des disparités socio-économiques et du jeu politique interne est en partie passée sous silence.

Illustration 5a - Le township d’Umlazi

Peuplé d'environ 750 000 habitants, il fait aujourd’hui l’objet d’investissements importants de la part de la municipalité d’eThekwini. Les contrastes, en partie hérités depuis sa création en 1967, se creusent ainsi avec l’apparition de quartiers aisés. Auteur : Fabrice Folio.

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Illustration 5b – Visite d'un sheeben

La visite tient lieu de passage obligé lors du tour touristique. Auteur : Fabrice Folio.

Des Township tours à la Freedom Route : une prestation territoriale réorientée vers la vente d’icônes et de fragments d’histoire

Viabilité et impact (socio)-économique : KwaZulu-Natal versus Gauteng & Western Cape ?

27 Le succès économique des Townships tours est moins marqué au KwaZulu-Natal qu’au Cap ou à Johannesburg (qui abrite, entre autres, le célèbre South Western Township). Ce n’est pas véritablement la qualité de la prestation qui fait défaut. Il est vrai que dans le cadre d’un tour de township, en dehors du minibus équipé, le touriste ne se voit pas proposer des services haut de gamme auxquels il pourrait être habitué, tant dans la restauration, le choix de l’artisanat ou dans la simple disposition de distributeurs de billets et de toilettes publiques (Vaughan, 1999). Toutefois, c’est aussi le cas des autres Township tours au plan national : l’expérience est ailleurs et oblige le visiteur à s’adapter. En d’autres sites, particulièrement à Soweto, plus grand township du pays, les Township tours rencontrent une belle popularité. Selon un rapport du Gauteng Tourism Authority (2002), le nombre de visiteurs accédant à l’unique site Memorial Hector Peterson (du nom du premier écolier mort dans le quartier lors de la célèbre manifestation de 1976) est de 1 498 par mois. La compagnie johannesbourgeoise Jimmy’s Face to Face Tours (la première à avoir proposé ce type de tours en 1985) est aujourd’hui l’un des plus grands tours opérateurs sur le

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marché. Elle faisait état en 2003 du transport de 3 000 touristes par mois environ ; de plus petits prestataires évoquent eux une activité basée sur le millier de visiteurs (Ramchander, 2004). En comparaison le Township tour d’Umlazi, plus grand township de Durban et deuxième du pays, accueille 150 visiteurs chaque année (par Meluleki Tours), celui de Sobantu à Pietermaritzburg tout juste 50 à 608. On saisit à ce moment que ce qui fait la différence est l’ancienneté du tour mais aussi la notoriété associée aux sites. Soweto symbolise la lutte anti-apartheid9. Son excursion propose en outre la visite des lieux de résidence de Nelson Mandela et de Desmond Tutu (qui incarnent des must see). Le KwaZulu-Natal se voit qui plus est dépassé par la province du Western Cape, où les tours de townships dans les Cape Flats et surtout à Langa, plus vieux township planifié de , sont très prisés10. A ce niveau, ce n’est pas tant la réputation historique qui s’exprime qu’une réalité structurelle implacable : le Cap de l’Ouestest la province accueillant le plus de touristes étrangers ultra-marins, mécaniquement ces derniers auront tendance à y expérimenter un tour de township, qu’ils ne renouvelleront pas forcément durant leur séjour (l’idée étant que tous les townships se ressemblent peu ou prou…). Face à ces réalités tangibles, les autorités provinciales estiment tout de même que le KwaZulu-Natal a une carte à jouer, eu égard à la place importante qu’il prend dans le secteur du tourisme d’affaire ou de congrès (articulé sur le International Convention Center de Durban). Dans ce contexte, elles se rendent à l’évidence que les Township tours du KwaZulu-Natal souffrent, notamment par rapport à Johannesburg, de l’absence de « figures iconiques » pour les personnaliser idéalement.

28 En ce qui concerne le volet participatif et redistributif des Township tours, les données demeurent fragmentaires. Il reste ardu de cerner précisément leur impact positif (Allen & al, 1988, Brunt & Courtney, 1999). Nous pouvons il est vrai avancer, à la suite d’Ashley & al (2000), que le socio-tourisme est parmi les rares sous-secteurs à explicitement prendre en considération les préoccupations des plus pauvres. Goudie & al (1999) vont dans le même sens lorsqu’ils arguent qu'exclure les townships et les aires informelles de l’agenda des tours opérateurs en Afrique du Sud ne peut que les écarter davantage de la vie sociale et économique du pays et ainsi renforcer les inégalités du passé. Toutefois, dès lors que les tours opérateurs sont souvent tenus par des acteurs extérieurs (où même les guides recrutés sont parfois toujours blancs, Mackay, 2005) et, on l’a vu, les interactions assez superficielles, on peut avec prudence émettre des réserves sur la nature de leurs retombés économiques. Si au tout début, les excursions ont été proposées par les résidents mêmes, les grands tours opérateurs se sont progressivement appropriés ce marché lucratif, s’imposant tant sur le plan du marketing que sur la qualité de l’offre de transport. A cela il faut ajouter le fait que les Licences demeurent difficilement accessibles pour des locaux en manque de qualification (Rolfes & all, 2009). Butler (1999) rappelle que, d’une part, les prestataires se paient la part du lion de l’excursion, le tarif étant fixé en amont et réglé via l’office du tourisme. D’autre part, que les dépenses internes, générées par les touristes, demeurent assez réduites (achat de produits de consommation ou d’artisanat) et cantonnées à des sections de routes11. Ce constat vaut-il prioritairement pour les tours quasi « à la chaîne » de Johannesburg ou du Cap ?

29 En réalité, le constat est à nuancer au plan national, entre les compagnies mêmes. Il revient au touriste d’être attentif. Il s’avère en premier lieu utile de rappeler que le potentiel de développement des Township tours est selon nous indéniable, bien qu’inexploité. L’essor touristique, au cœur de bassins de vie où les défis sont patents, peut conduire à l’établissement d’aménagements structurants, en lien avec les élus locaux et le

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monde associatif. Par effet de gamme, il peut tirer des filières proches, dans la restauration, le commerce ou les services (Scheyvens, 2002a). En second lieu et concernant précisément la participation communautaire des Township tours du KwaZulu- Natal, elle serait évaluée comme meilleure en cette contrée que par exemple dans le Gauteng (où plusieurs opérateurs exogènes à la vie locale occupent le terrain, KZN Township Tourism Study, 2008). Dans la province, on retrouve encore souvent de petites structures, parties de la base à l’initiative de passionnés de la vie de « leur » township. Ces derniers se sont rapprochés des organismes touristiques provinciaux pour obtenir leur accréditation12. De fait, les structures sont pour le moment plus intimistes et moins professionnelles. Mais, à n’en pas douter, cette démarche va dans le sens de l’ardue politique étatique du Black empowerment, visant à la consolidation d’un entreprenariat noir.

30 Certes, il convient encore localement d’améliorer la qualité de l’approche et d’y renforcer la participation économique. Priorité durant le tour devrait être donnée, par exemple, aux initiatives conduisant à l’amélioration du cadre de vie des résidents. Car il est oublié trop souvent que là où règne la pauvreté existent en général des gens ou des organisations impliqués chaque jour dans des projets pour la combattre (Hartwell, 2008) : ces acteurs, désireux d’offrir une image plus positive des townships, mériteraient d’être davantage associés aux parcours des Township tours (comme dans le Mamelodi Project à ). Les autorités provinciales devraient également encourager les hébergements touristiques à s’ouvrir à l’intérieur des townships ; cela permettrait aux visiteurs d’y passer plus de temps et d’expérimenter leur vie nocturne. Devant l’hétérogénéité des structures économiques dans ces quartiers, une association du tourisme local (LTA) devrait voir le jour ainsi que des offices du tourisme dans chaque township (KZN Township Tourism Study, 2008). Les compagnies, une fois viables (ce qui ne doit pas exclure un partenariat équilibré à trouver entre les locaux et des tours opérateurs tels que Thompsons), pourraient être invitées à reverser une part de leur profit aux communautés – et il devrait scrupuleusement être indiqué aux touristes celles qui le font. Il a été démontré qu’une relation étroite existait entre les bénéfices touristiques perçus localement et le support de l’activité par les habitants (Pizam & Milman, 1986, McCool & Martin, 1994). Enfin, des gestes fondamentaux pourraient être rappelés aux hôtes, dans le cadre d’une charte de bonne conduite établie par les acteurs du secteur 13. Reste la question d’une meilleure fréquentation de ces tours (qui, parfois, seront la seconde visite d’un township au KwaZulu-Natal), ce qui induit plus de visibilité et un positionnement à réorienter.

La « Route de la liberté » ou les icônes mises en avant : une inflexion récente

31 C’est dans ce contexte que les autorités du KwaZulu-Natal ont lancé depuis peu la Freedom Route (illustration 6). Cette dernière propose à présent au touriste des visites de sites dans le cadre d’une expérience multiculturelle, périurbaine comme urbaine, chargée d’histoire. Initiée par divers acteurs de l’industrie du tourisme provincial (Tourism KwaZulu-Natal, l’institution publique qui promeut le Zulu Kingdom, plusieurs structures locales ainsi que la compagnie privée de transport African Link Tours), elle cherche à exalter le sentiment de liberté et de lutte attaché à cet idéal, en s’appuyant pour ce faire sur des personnalités illustres. Ces dernières, présentées comme des « icones »,

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détiennent toutes une parcelle d’histoire qui a contribué à forger celle de la province. Mais elles disposent d’une aura qui dépasse dorénavant le seul cadre géographique et administratif du KwaZulu-Natal. En conséquence, l’objectif visé est de capitaliser sur le sentiment inaltérable d’espoir ayant succédé à l’ère d’apartheid (dans le prolongement national). En même temps, il s’agit de se focaliser, à un niveau régional, sur l’histoire du KwaZulu-Natal et le parcours d’hommes dont le combat ou le rôle a fini par avoir une influence sur l’ensemble du pays. Afin de capter l’attention du visiteur ayant déjà arpenté Johannesburg ou Cape Town, il lui est ainsi proposé, en relation avec le passif de ces acteurs, de mesurer l’influence notable qu’a pu avoir – à travers eux – cette région sur toute l’Afrique du Sud (et même au delà, comme on le verra).

Illustration 6 - Première de couverture et avant dernière page du prospectus décrivant la Freedom route

Les icônes historiques (inter)nationales, à la forte empreinte régionale, sont mises en avant, dans une subtile osmose avec le profil dynamique et accueillant des habitants des quartiers périphériques.

32 Une autre caractéristique de la Freedom Route repose sur le fait que, pour la première fois, les acteurs bénéficient d’une visibilité. De même, il est tenté de les faire travailler en réseau, à travers un affichage cohérent. Le prospectus principal (accessible entre autres au Tourism Junction de Durban) peut en témoigner : il s’agit d’un livret assez bien documenté sur les prestations et compagnies disponibles. Autre trait de particularité, d’un point de vue communautaire et à degré moindre géographique, l’offre revêt une belle diversité. On décloisonne enfin les seuls townships noirs au profit de sites ou de monuments présents dans les espaces centraux voire périurbains, ou encore à la faveur d’autres cultures provinciales. Par exemple la Inanda Heritage Route est sans conteste l’excursion la plus complète et intéressante du KwaZulu-Natal. A travers ce quartier d’implantation spontanée sur site viabilisé, elle propose au visiteur un regard sur des populations contrastées et un aperçu de la richesse des aires périphériques des villes provinciales (via une association d’habitat informel, quoique toléré et de bidonvilles sur terre publique ou coutumière)14. A cela s’ajoute un mélange de culture africaine et indienne, Inanda – et plus précisément le Phoenix Settlement – ayant abrité cette

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importante communauté par le passé (et ce en dépit de heurts intercommunautaires), notamment la maison de presse d’un jeune avocat, Mohandas Karamchand Gandhi. Les icônes s’invitent à ce stade : outre la maison de presse rénovée de Gandhi (où il publia son journal engagé : The Opinion – illustration 7), sur le Ohlange Institute, où Nelson Mandela déposa son bulletin de vote en 1994, plane l’ombre de John Langalibalele Dube. Ce dernier fut le premier président du futur African National Congress (ANC, au pouvoir depuis la fin de l’apartheid). En 1901, il fonda et anima ici un institut éducationnel africain, sans équivalent dans toute l’Afrique australe. Pour compléter la liste, le quartier d’Ebuhleni fait découvrir le culte baptiste de l’église de Shembe (la plus large du KwaZulu-Natal, avec deux millions de fidèles) et le parcours de son philosophe et prophète Isaiah Shembe. Autre exemple illustrant cet alliage « icônes-faits historiques-sites pluriels » : à Pietermaritzburg, c’est à un véritable circuit urbain, central et péricentral, que nous sommes conviés, articulé une nouvelle fois sur Gandhi et les lieux fameux qui l’associent à la capitale administrative provinciale15. Vers Howick, petite localité au cachet britannique en périphérie de Pietermaritzburg, emmitouflée dans des paysages empreints de culture anglo-saxonne, un Heritage trail inclut, outre la visite du township de Mpophomeni, un Capture site ; situé sur la R 103, la stèle cherche à attirer l’attention sur un épisode de l’histoire sud-africaine : il s’agit du lieu où Nelson Rolihlahla Mandela, habillé en chauffeur et de retour de Durban, fut appréhendé par la police en août 1962. Terminons ce tour d’horizon par les musées liés à l’histoire d’oppression et qui trouvent aussi leur place dans la route de la liberté. Aux côtés du KwaMuhle à Durban, le Luthuli Museum à Groutville (plus au nord, sur la R 102, non loin de Stanger), s’articule quant à lui sur un personnage central, associé volontiers à Kwame Nkrumah ou à Martin Luther King : il s’agit du Chief Albert John Mvumbi Luthuli (John Luthuli), fondateur de l’ANC et premier prix Nobel de la paix sud-africain en 1960.

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Illustrations 7a - Phoenix Settlement

C'est le est le lieu où Gandhi s’établit au nord de Durban durant ses années de formation en Afrique du Sud. Il fut détruit par les émeutes interethniques d’Inanda en 1985, faisant suite à l’installation informelle d’une communauté africaine qui l’a rebaptisé Bhambayi. A la fin des années 1990, la zone fut restaurée et partiellement reconstruite, devenant ainsi un Heritage site (au fort symbole de réconciliation) et une attraction touristique en février 2000

Illustration 7b - Phoenix Settlement restauré

Auteur : Fabrice Folio.

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33 En somme, la priorité des édiles touristiques régionaux est d’afficher de la lisibilité et plus de connexions dans l’offre mémorielle en lien avec l’apartheid. Ils aspirent à le concrétiser en promouvant des icônes devenues nationales (voire mondiales), dont l’implication sur place a été décisive, parfois par le biais d’actes précurseurs ou annonciateurs. En revenant à notre essai de définition vu en partie 1, on comprend que la part pédagogique de l’expérience tend à être valorisée, dans une recherche d’équilibre avec le versant sensationnel, mais sans pour autant délaisser le registre émotionnel. D’ailleurs, les tours de townships conventionnels présents dans la Freedom Route tendent à esquisser l’originalité du KwaZulu-Natal, replacée sur un plan national. Ainsi, la visite d’Edendale/Imbali à Pietermaritzburg accorde une place aux victimes et aux lieux des émeutes opposant l’IFP et l’ANC dans les années 1990 (et qui mirent en péril l’avènement démocratique national qui se profilait). Les ex-quartiers noirs peuvent aussi, et c’est là rafraîchissant, être abordés sous un angle culturel valorisant. Par exemple, Clermont est l’un des cinq townships municipaux dans le pays où les Africains étaient autorisés à détenir un titre de propriété. A présent, il est cité comme le lieu de résidence du plus prestigieux groupe vocal sud-africain, représentatif du style musical isicathamiya: Ladysmith Black Mambazo (originaire par ailleurs de la région). L’expérience s’approche un peu plus de ce que Bartis (1998) intitule un « tourisme d’héritage noir », à ceci près que la Freedom Route est sensiblement moins afro-centrée et davantage multiculturelle. Tout cela suffira-t-il à faire de ce segment touristique un incontournable de la province ?

Une offre inaboutie ou comment relier l’infra-urbain, le multiculturel et un passé pionnier

34 Si cette offre a le mérite de la clarté et d’une assise culturelle, il n’est pourtant pas certain qu’elle parvienne véritablement à s’imposer comme un créneau phare du KwaZulu-Natal. La province risque-t-elle encore de continuer à s’appuyer sur son potentiel balnéaire, sportif et ses réserves naturelles ? Articuler sa prestation de Township tours sur des personnalités ou des icônes est dans les faits déjà pratiqué par Soweto. En outre, l’idéal de lutte pour la liberté, message phare de la nation arc-en-ciel, ne peut s’émanciper de l’Afrique du Sud toute entière (et de ses ambitions universalistes) et, par la même, prétendre à l’originalité. Tout se passe comme si le KwaZulu-Natal tente au mieux de tirer son épingle du jeu en (re)captant une fraction de la clientèle attirée par ce type de prestation. Mais la ville du Cap, par sa position de plaque tournante des visiteurs ultra- marins, ainsi que Johannesburg, véritable bouillon urbain historique, garderont, sur ces aspects précis, une longueur d’avance. Finalement, l’offre des Township tours du KwaZulu- Natal, même si évoluant dans le bon sens, demeure à notre avis quelque peu timide, alors qu’elle dispose d’une base de renouvellement plus forte.

35 En premier lieu, le contenu de la Freedom Route reste inachevé, que ce soit les éléments dessinant un multiculturalisme prudent comme ceux ébauchant des faits historiques plutôt sélectifs. En dépit d’un éclairage jeté sur l’héritage de personnages émanant de la communauté indienne (Ghandi) ou blanche (le romancier Alan Paton, auteur de Cry, the Boloved Country et natif du KwaZulu-Natal), il est évident que les lieux de résidence des populations autres que noires persistent à demeurer à l’écart des Township tours. Rappelons à ce stade, pour prévenir toute remarque sur le caractère a priori singulier de l’activité, que les townships, issus de la partition spatiale mono-raciale, ont naguère été attribués à l’ensemble des communautés non-blanches, soit noire mais aussi indienne et

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coloured. A chacune d’entre-elles correspondaient un espace propre, un bâti spécifique et des niveaux donnés de services publics et d’équipements. Ne serait-il pas intéressant de leur accorder un intérêt qui irait plus loin que le seul souci de l’équité touristique, en particulier dans une province connue tant pour son peuple zoulou que pour son identité indienne (plus forte diaspora au monde établie en dehors de l’Inde) ? Le but serait de permettre d’en savoir davantage sur l’hétérogénéité initiale du projet de développement séparé, cumulée aux évolutions internes qu’ont ensuite pu connaître ces quartiers. Certes, il existe bien à Durban les Merewent & Wentworth Coloured Townships Tour ainsi que la découverte du quartier indien de Chatsworth (où trône le majestueux « Temple de la connaissance »). Pourtant ces derniers ont une faible représentativité dans la Freedom Route. Or, afin de saisir dans son intégralité l’héritage urbain de l’apartheid, il conviendrait de jouer sur le couple ville visible/invisible, en donnant la place qu’elles méritent à toutes les communautés (et à leur apport identitaire). Il peut ainsi être possible d’envisager une « route de l’apartheid urbain » qui traverserait l’espace compartimenté de la ville, de l’hyper-centre jusqu’à son ultime couronne. Les territoires dits blancs, indiens et coloured, la façon dont ils ont été conçus, leur patrimoine architectural et leur recomposition, bénéficieraient à ce moment d’un regard nouveau, mis en perspective avec les townships noirs.

36 Dans ce prolongement, malgré les évènements historiques intéressants sur lesquels s’attarde la Freedom Route, il nous semble que l’on pourrait aller plus loin, en ne se focalisant pas uniquement sur des icônes. A tout point de vue, le côté avant-gardiste du KwaZulu-Natal est incontestable et mérite qu’on s’y attarde. Les mesures de restrictions commerciales et de contrôles des activités indiennes en bordure du centre-ville de Durban ont très tôt conduit à la ségrégation foncière et résidentielle (Mainet-Valleix, 2002). C’est dans la province qu’ont ainsi vu le jour les premières Indian locations en 1871, préfigurant les quartiers ségrégués planifiés. De même, le togt labour system, ancêtre de l’ influx control (et donc de la régulation de la mobilité des Noirs en ville), à l’attention des ouvriers temporaires, est apparu localement dès 1874. Ces derniers, via un système de permis, résidaient en des barracks insalubres qui inspireront plus tard les hostels des townships. Le Durban System visait à assurer, entre 1909 et 1930, l’administration des Africains par un monopole municipal sur la vente de la bière ; il deviendra un modèle du genre de gestion financièrement déléguée. Le passé pionnier du KwaZulu-Natal peut ainsi devenir un argument de vente. De même, dans le cadre du Shepstone System, les premières réserves africaines, antérieures aux bantoustans, sont nées ici : cela mériterait d’être explicité dans le sens où certains townships noirs, érigés à la suite du Grand apartheid dans les années 1970, ont été établis sur ces zones rurales (ex-Kwazulu), à mode de chefferie coutumière. Cela nous amène finalement à penser que les Township tours du KwaZulu-Natal ne peuvent laisser à l’écart les zones tribales avoisinant ses espaces urbains (ce qu’effectuent déjà Inanda ou Mpophomeni mais le discours n’est pas vraiment orienté en ce sens). Il n’y a qu’à voir l’interrelation entre les aires rurales denses, les zones informelles et enfin l’habitat planifié des townships, lieux des « évadés » (Guyot, 2005), en périphérie des villes de Durban, de Pietermaritzburg ou de Richards Bay. D’une excursion culturelle exclusivement urbaine, le « tour intégral » prendrait alors des allures de cheminement en pénétrante, depuis la ville-centre – en y incluant les muthi market ou marchés deremèdes traditionnels – jusqu’à ses aires de fonctionnement inter-reliées périurbaines et semi-rurales. Dans l’absolu, cela pourrait rendre possible le raccordement des Township tours à certains villages culturels (la plupart étant implantés à proximité relative des villes). Ce qui aurait alors le mérite de profiter de l’attrait notoire des ultra-

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marins pour la culture zouloue, dont le référent, au sein de l’Afrique du Sud contemporaine et bien au-delà, est omniprésent (Giraut, Boujrouf, Rey, 2010). Evidemment, combiner le legs urbain de l’apartheid, en des quartiers expressifs, et celui des villages culturels, au caractère parfois fixiste et artificiel, serait un paradoxe (encore qu’il permettrait aux touristes de relativiser cette dernière attraction, en prenant en considération des zones d’habitat « réelles » limitrophes, en perpétuelle évolution). Mais même s’ils demeurent pour le moment moins vendus par les tours opérateurs, n’oublions pas qu’existent et que gagnent à être connus des villages culturels touristiques plus autonomes que PheZulu ou Shakaland au KwaZulu-Natal, tels Ecabazini ou Nanoti Valley (Marschall, 2003) ; appropriés par la communauté locale (qui a toute latitude sur la scénarisation du tour), ils s’évertuent à montrer une culture rurale dynamique.

Conclusion

37 Les Township tours sont des attractions touristiques à présent installées dans le paysage urbain du KwaZulu-Natal et plus sûrement de l’Afrique du Sud. Il s’agit d’une nouvelle niche touristique au sein d’un secteur en constante mutation et confronté à une clientèle exigeante, en attente de nouvelles expériences. Dans un contexte de mondialisation démultipliant les flux touristiques et aggravant tout à la fois les inégalités de richesse, des sous-espaces mondiaux incarnant le « Sud » s’ouvrent à des visiteurs du « Nord », dans un esprit singulier de curiosité, de désir de compréhension et de solidarité de contact. En Afrique australe, les Township tours ne concernent d’ailleurs pas que l’Afrique du Sud : le township namibien de Katutura propose à titre d’exemple ce type de circuit. Leur originalité est de réaffirmer un épisode phare d’une histoire régionale brutale et refoulée. Qui plus est, ils mettent en avant la composante majoritaire de la population ici sud- africaine, laissant de facto au visiteur une impression de juste retour des choses. Par delà les interrogations et réserves sur la nature des interactions, l’apport culturel et surtout le volet participatif, ce segment touristique multi-sensoriel vise aussi à être bien organisé pour se pérenniser. Effectivement, si les touristes disent désirer l’originalité, l’authenticité et de plus en plus les émotions fortes (Craik, 1997), ils sollicitent également une expérience négociée au sein de la bulle touristique, soit un environnement ludique et pédagogique, à sensations mais sécurisé, où ils deviennent des acteurs guidés et avisés. Nous aspirons toutefois à dépasser le débat éthique quant au voyeurisme (non pas que ce biais soit absent, loin s’en faut, de certaines des excursions). La visite de quartiers « ethniques » se pratique aujourd’hui en d’autres lieux (à Singapour, entre Chinatown, Arab street et Little India ou à Londres avec Banglatown), sans que l’on ne s’en émeuve outre mesure : cela incite à considérer la question non pas en des termes identitaires et d’espaces vécus, mais bien sous l’angle du choc des extrêmes de richesse, de l’approche éminemment sensible entre privilégiés et démunis. La pauvreté ne peut que malaisément devenir esthétique et instrument de marchandisation (Mowforth & Munt, 1998). Or, à l’heure actuelle, les tours disponibles en Afrique du Sud restent, entre eux, très disparates. Il est vrai qu’un des paradoxes du tourisme pro-pauvre est qu’en annihilant cette dernière, il perdrait sa raison d’être. C’est pour cette raison que miser sur l’axe patrimonial et pédagogique des Township tours semble la voie étroite recherchée. Ce socio- tourisme devient à l’image de l’éco-tourisme, dans ses espoirs suscités comme dans la réalité du terrain : de grands principes de base de durabilité quoiqu’appliqués de façon parcellaire in situ, où les insuffisances voire les dérives ne sont pas loin. Quoi qu’il en soit,

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si les Township tours sont désirés par les espaces en déshérence et que – ne serait ce qu’une partie – de la communauté locale, instigatrice, y devient partie véritablement prenante, il serait assez spécieux de culpabiliser des visiteurs démontrant un intérêt finalement humain pour la face économiquement pauvre mais culturellement intense de ce pays. Surtout que cette dernière mériterait de s’inscrire dans un cadre spatial et communautaire plus vaste, en particulier au KwaZulu-Natal. La profondeur du champ historique et le potentiel d’une mise en tourisme alternatif y sont en effet avérés.

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NOTES

1. Toutefois, il convient de ne pas occulter le fait que les principaux heurts, dans les décennies 1980-90, ont en priorité concerné les populations des ghettos noirs en interne (bien qu’instrumentalisés par le pouvoir en place), à Soweto comme dans les townships de Durban : ils avaient en effet pour grille de lecture le clivage politique opposant l’ANC et l’UDF – partis panafricains de libération alors interdits – au parti nationaliste Inkhata (IFP) dirigeant le homeland (ou bantoustan : Etat noir fantoche) du KwaZulu. Ce dernier, sur l’air du « diviser pour mieux régner », bénéficiait de l’appui et de la logistique du Parti National afrikaner à la tête du pays. 2. Au total, 59 % des visiteurs ayant quitté le KwaZulu-Natal par voie aérienne en 2007 déclarent avoir expérimenté une activité liée à la culture, à l’histoire et à l’héritage (SAT, 2008). Cela reste certes inférieur aux pratiques relatives à la vie sauvage (70 %), à la balnéarité (73 %) ou encore à la vie nocturne ou au shopping (plus de 90 %). Toutefois, cette part est en progression chez les visiteurs ultramarins, pour qui ces sous-secteurs représentent des activités d’appoint lors de leur séjour (source : M W. Tifflin, Tourism KZN, 2009). 3. http://www.slate.fr/story/13525/le-tourisme-catastrophe-bresil-est-un-sport-de-combat.

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4. Par là, ils se différencient du Doomsday tourism (« jugement dernier »), soit la visite de sites amenés à évoluer sous les effets du dérèglement climatique (Grande barrière de corail, glaciers arctiques ou Mont Kilimandjaro), du Grief Tourism (« peine, chagrin ») également appelé Thanatourism (Seaton, 1996), qui est la visite d’un théâtre tragique historique (camps de concentration de Auschwitz, Soham en Angleterre, Ground Zero à New-York ; notons que Robben Island au large du Cap peut aussi être rangé dans cette catégorie) et enfin du Disaster tourism (lieu célèbre d’une catastrophe naturelle), pour lequel on peut citer les exemples du sud-est de l’Asie après le Tsunami de 2004, de la Nouvelle-Orléans après Katrina (Hernandez, 2008) et on se souvient, en 2010, des croisiéristes ayant mouillé au large d’une Haïti meurtrie. 5. Entretien avec Nhlanhla Mthembu (Sobantu Tour) en octobre 2009. 6. Par exemple à travers l’érection de bidonvilles, de backyard shacks – logements de fortune d’arrière-cour – ou encore par l’entremise des maisons ouvrières standardisées, agrandies au fil du temps. 7. Il convient toutefois de distinguer trois sortes de tours (Rolfes & al, 2009, terrain, 2006-2009) : ceux résolument ancrés dans le legs d’apartheid à la lecture assez figée ; ceux montrant surtout un côté positif et convivial, faisant l’impasse sur ce qui pourrait mettre le touriste mal à l’aise ; enfin ceux montant les townships avec leur part de problèmes et d’inertie mais aussi de changements et de développement. Pour ces derniers, l’hétérogénéité ambiante est de mise, plus qu’un sentiment minimaliste, pour ne pas dire de frustration. 8. Entretiens avec M. Mgobhozi (Meluleki Tours) et Nhlanhla Mthembu (Sobantu Tour) en octobre 2009. 9. Surtout au travers de cette marche des écoliers s’opposant à l’apprentissage de l’afrikaans en 1976, dépeint dans le roman d’André Brink : Une saison blanche et sèche. Au terme de cette journée, la lutte contre l’apartheid va connaître un tournant avec des mobilisations massives voire des émeutes dans la presque totalité des townships du pays, lesquels deviennent des espaces ingouvernables (Mabogane & Callaghan, 2002). 10. Selon Rolfes & all (2009), le nombre de visiteurs y est estimé à 300 000 par an (contre 40 000 dans les favelas tours de Rio), soit 25 % de l’activité touristique totale. Les Township tours y deviennent un phénomène de masse, un Must do au même titre qu’une excursion sur la montage de la Table, à Cape Point ou dans les winelands. 11. Le Mail & Guardian a ainsi révélé que les tours opérateurs n’offraient l’opportunité de découvrir qu’une quinzaine de sheebens au grand maximum, sur les 5 600 que compte le plus vaste township d’Afrique du Sud, au millier de touristes visitant Soweto quotidiennement (année 1998). 12. Entretien avec M W. Tifflin du Tourism KZN (2009). 13. Comme de ne pas multiplier les photographies, préserver l’intimité des individus (bannir l’immixtion dans les logements ou shacks) ou ne pas offrir de cadeaux, de produits alimentaires et encore moins d’argent aux enfants, mais plutôt à des associations caritatives (afin de pas cultiver sur place de quelconque réflexes de charité). 14. C’est aussi le cas du tour de Cato Manor, à ceci près qu’il s’agit pour ce dernier d’un quartier péricentral mixte, interdit sur des bases sanitaires et déclaré zone blanche (à l’instar du District Six) en 1959. Réoccupé ensuite de façon spontanée par de nombreuses familles, il offre depuis un grand flou quant au mode de propriété local. La municipalité d’eThekwini a fait de Cato Manor un de ses symboles d’opération de redéveloppement (à travers des logements sociaux et des équipements publics), ajoutant encore à l’hétérogénéité extrême des lieux. 15. Rappelons que son combat pour les membres de sa communauté, organisé autour du Satyagraha (résistance passive), s’est initié après son éviction forcée d’un train en marche à Pietermaritzburg en 1893. Outre la station de chemin de fer rénovée et commémorant cet événement, dans Church Street Mall (le cœur du centre-ville), trône une imposante statue du Mahatma ; non loin de là, une librairie Gandhi est également en construction.

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RÉSUMÉS

Des processus de réappropriation identitaire et historique, à finalité économique, sont à l’œuvre à l’heure actuelle en Afrique du Sud. Un type de tourisme au caractère authentique et interactif connaît notamment un certain engouement : les Township tours. Il assume un épisode médiatisé de l’histoire du pays, soit l’apartheid urbain, en tentant d’inverser l’image répulsive qui lui est associée. L’attirance pour les townships se nourrit d’un désir de compréhension de la ségrégation raciale institutionnalisée et de la mise à bas d’une politique inique. Paradoxalement, la réputation de dangerosité, de pauvreté et « d’informalité » accolée à ces quartiers noirs semble aussi agir comme un produit d’appel. A travers l’exemple de la province du KwaZulu-Natal, il sera vu que cette activité socio-touristique s’oriente à présent vers un multiculturalisme prudent, porté par des icônes (inter)nationales, avec en toile de fond les velléités de développement local.

Processes of identity and historical appropriation, rooted in economic purpose, are today arising in South Africa. A tourism activity, based on authenticity and interaction, becomes particularly popular: the Township tours. It assumes an episode of the country history, i.e. urban segregation, which was given a of media coverage. In the meantime, it tries to invert the repulsive image that is commonly associated with apartheid. The attraction for township areas has to be linked to the wish of understanding the institutionalized racial discrimination in South Africa, as well as its pacific end. Paradoxically, the reputation of dangerousness, poverty and informality of those former black urban areas seems to act as a loss leader. Through the example of the province of KwaZulu-Natal, it will be seen that this new socio-tourist activity is now playing a multiculturalism card carried by popular icons, with the local development target in the background.

INDEX

Mots-clés : KwaZulu-Natal, township tour, socio-tourisme, histoire, culture, pauvreté Keywords : sociotourism, history, poverty

AUTEUR

FABRICE FOLIO

Fabrice Folio ([email protected]) est maître de conférences au département de géographie et membre du Centre de Recherches et d’Etudes en Géographie(CREGUR), Université de La Réunion.

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Les effets géographiques des éruptions volcaniques

Franck Lavigne et Edouard De Belizal

Introduction

1 Le 26 octobre 2010, le volcan Merapi, situé au centre de l’île de Java (Indonésie), émet pendant près de deux heures 8 coulées pyroclastiques ou nuées ardentes. Ces événements marquèrent le début de la plus forte éruption du volcan depuis 130 ans. Le 4 novembre, des coulées pyroclastiques font plus de 150 victimes à plus de 15 km du sommet. A la fin novembre, les premières expertises estiment à 150 millions de m3 le volume total de matériaux volcaniques éjectés. Les espaces verdoyants couvrant les flancs du volcan ont été recouverts par les tephras grisâtres, et les vallées radiales ont été comblées par plusieurs dizaines de mètres de dépôts pyroclastiques. En l’espace de quelques jours, les états de surface des flancs du Merapi ont été entièrement modifiés. Les conséquences de l’éruption ne jouent pas qu’à la seule échelle locale, mais s’inscrivent dans une géographie plus vaste : les aéroports des villes voisines du Merapi (Yogyakarta au sud, Surakarta à l’est) ont été fermés. En outre, le 8 novembre, certaines compagnies aériennes ne desservaient plus l’aéroport de Jakarta, située 400 kilomètres à l’ouest du volcan, en raison de l’important panache éruptif. Si le trafic aérien n’a été limité que de manière ponctuelle suite à l’éruption du Merapi, il l’a en revanche été beaucoup plus longtemps, et sur la quasi-totalité de l’Europe lors de l’éruption de l’Eyjafjöll (Islande) en avril 2010.

2 Une éruption volcanique désigne l’éjection du magma à la surface de la Terre, à l’état

solide (cendres, bombes, blocs), liquide (lave) ou gazeux (SO2, CO2). La durée des éruptions varie de quelques heures ou jours (dynamiques explosives), mais peuvent s’étendre sur plusieurs années, telles les dynamiques effusives ou explosions quotidiennes dans le cadre d’une activité strombolienne ou vulcanienne. Ainsi le Piton de la Fournaise (île de la Réunion) est en éruption quasi-permanente, avec deux éruptions laviques d’une dizaine de jours en 2010, la première en janvier, la seconde en octobre. Des phénomènes similaires d’activité quasi-continue (épanchements de lave, éjections de tephras)

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s’observent au Kilauea (Hawaii), sur l’Etna ou au Stromboli (Italie). Les éruptions volcaniques apparaissent souvent spectaculaires par les aléas qu’elles engendrent. L’arrivée rapide de magma en surface engendre des écoulements chauds, atteignant plusieurs centaines de degrés, et de vitesse variable, de quelques km ou dizaines de km par heure pour les coulées de lave et les lahars (coulées de débris volcaniques), voire plusieurs centaines de km par heure pour les déferlantes pyroclastiques.

3 À ces aléas s’en combinent d’autres, induits par l’éruption : avalanche de débris déclenchée par l’effondrement d’un pan du volcan, tsunami engendré par la déstabilisation du plancher océanique, feux de forêts allumés par la lave, etc. De tels événements marquent le paysage sur le plan géomorphologique : stratovolcans composés d’empilements de dépôts volcaniques, lave solidifiée qui arme les reliefs, ou dépôts pyroclastiques qui remplissent les vallées. Ils opèrent aussi une rupture plus ou moins forte et plus ou moins durable dans la vie des populations concernées.

4 Ainsi que le montrent les exemples cités précédemment, les éruptions volcaniques peuvent influencer l’environnement et les populations à une différentes échelles spatiales, allant du local (Baxter et al., 1999) au global (Rampino and Self, 1993), en passant par une échelle régionale intermédiaire.

Les effets géographiques des éruptions à l’échelle locale : gestion de crise et résilience postéruptive

5 455 millions de personnes vivent à moins de 100 km d’un volcan ayant été actif depuis l’Holocène (Chester et al., 2001 ; Small et Naumann, 2001). Ce chiffre est en outre en constante augmentation, en particulier en raison de la croissance urbaine dans les pays en développement (Chester et al., 2001). Par conséquent, les impacts géographiques des éruptions volcaniques s’exercent en premier lieu à l’échelle locale. Une éruption a des impacts à court terme, car l’ensemble du système géographique est perturbé pendant la phase de gestion de crise ; elle peut également avoir des effets à plus ou moins long terme, posant la question de la résilience postéruptive.

À court terme, la phase de gestion de crise

6 Les flancs des volcans actifs sont souvent très peuplés, notamment dans les archipels asiatiques et pacifiques où la pression démographique restreint l’accès aux terres plus éloignées des volcans. Ce sont ainsi près de 500 000 personnes qui vivent dans la zone d’exposition maximale du volcan Merapi, en Indonésie. En novembre 2010, plus de 300 000 villageois rejoignent les camps de refuge officiels, tandis que plusieurs dizaines de milliers d’individus trouvent asile dans de la famille en dehors des zones menacées. À court terme, l’enjeu principal des gestionnaires des risques et des crises est par conséquent de réduire les effets dommageables des aléas volcaniques sur la vie des populations exposées. Les principaux dommages corporels sont les brûlures mortelles provoquées par les coulées volcaniques, l’asphyxie par inhalation de cendres et de gaz à très hautes températures, ou l’effondrement des toits des maisons surchargées de tephras (cendres, ponces).

7 La procédure de gestion de crise n’est pas sans implications problématiques sur les populations locales. Dans la plupart des cas, une évacuation suppose l’abandon immédiat

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et généralement impromptu des villages et des activités économiques, pour une durée non connue. Cela induit une perte de revenus et un stress se matérialisant par le refus d’évacuer de la part des populations, comme en Indonésie (Lavigne et al., 2008). La crainte de pertes directes et du manque à gagner freine souvent les autorités à ordonner un ordre d’évacuation, ce qui s’est parfois soldé par des catastrophes majeures (Montagne Pelée, 1902, ; Nevado del Ruiz, 1985). Enfin, quand l’évacuation est forcée, comme ce fut le cas au Kelut, Indonésie, en 2007, les populations ne restent pas dans les camps de réfugiés et retournent chez elles quotidiennement, alors même que le niveau d’alerte est maximal.

8 La principale solution à ces problèmes est l’éducation des communautés menacées, ce qui suppose un abondant travail en amont pour sensibiliser les personnes aux risques qu’elles encourent, et de les laisser participer aux politiques de gestion de crise qui leur sont trop souvent imposées (CBDRM ou Community-Based Disaster Risk Management). Dans certains cas, notamment autour des volcans où la fréquence d’occurrence des éruptions s’avère faible, on peut observer un progressif oubli des dangers, les aléas étant méconnus et sous évalués. Ainsi ces personnes de la Martinique, craignant de manière indue les coulées de lave fluides de type hawaiien sur un volcan explosif où le réel danger réside dans les coulées pyroclastiques sont-elles apparues très mal préparées à une nouvelle éruption de la Montagne Pelée (D’Ercole et Rançon, 1994). Pourtant, c’est dans la préparation continue que peuvent se résoudre les problèmes de gestion de crise lorsque survient l’éruption.

À moyen terme, y a-t-il une résilience postéruptive ?

9 Suite à une éruption volcanique, l’espace du volcan peut être plus ou moins profondément bouleversé, aussi bien dans sa morphologie que dans ses dynamiques socioéconomiques d’avant la crise. Dans le cas de dommages irréversibles, les populations peuvent quitter définitivement les villages et se reloger ailleurs (illustration 1). Ces abandons peuvent être encadrés par les autorités, comme la politique de transmigration indonésienne, qui voulait vider les flancs du Merapi (Java) pour peupler les fronts pionniers de Sumatra (Laksono, 1988), de Bornéo ou de Papouasie, ou comme les Aetas vivant sur les flancs du Pinatubo (Philippines). La résilience est alors absente, puisque l’espace ne retrouve pas ses fonctionnements d’avant la crise.

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Illustration 1 - Le village de Kinahrejo le 27 octobre 2010, une journée après les coulées pyroclastiques

Auteur : Noer Cholik, BPPTK Yogyakarta.

10 Le plus souvent, cependant, une fois l’éruption terminée, les populations évacuées retournent chez elles, et reprennent progressivement leurs activités habituelles. C’est le cas de figure le plus répandu. Aux Comores (Karthala), en Indonésie, autour du Merapi, du Semeru (Java), du Batur (Bali), ou encore dans certains édifices de la péninsule de Reykjanes (Islande), les dépôts laissés par les coulées pyroclastiques sont exploités dans des carrières artisanales et spontanées d’où les sables et les blocs sont creusés puis vendus. Les bénéfices permettent de compenser les pertes éventuelles subies pendant le temps mort des évacuations. Quant aux autorités locales, elles ont en charge la réparation des routes, des lignes électriques et de l’ensemble des infrastructures ; en l’espace de quelques mois, la reprise est quasi complète. Dans certains cas, cette résilience apparaît aussi comme un moyen de sublimer le traumatisme de la crise : Saint-Pierre de la Martinique fut rebâti peu de temps après sa destruction complète en 1902 un peu plus au sud de son site originel. Une telle attitude pose néanmoins certaines questions en termes de sécurité.

11 Sur un temps plus long, de l’ordre de quelques années, la résilience est aussi naturelle : l’altération de la surface des dépôts laissés par l’éruption amène une pédogenèse permettant, à terme, un reverdissement des régions ensevelies. Très rapide en milieu tropical, cette résilience biologique redonne aux espaces marqués par l’éruption leur caractère d’avant crise. Les vallées du Merapi parcourues par les coulées pyroclastiques de 2006, comme la Gendol, apparaissent aujourd’hui encore très grises ; en revanche, d’autres vallées, comme la Boyong (illustration 2), qui ne sont plus touchées par les coulées volcaniques depuis le début des années 2000 sont désormais verdoyantes, les dépôts ayant été entièrement pédogénisés puis reconquis par la végétation. Autour du

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Kelut, également en Indonésie, des champs d’ananas occupent désormais les vallées parcourues par les lahars postérieurs à l’éruption de 1990 ; suite au tarissement progressif des matériaux sédimentaires, les populations leur ont souvent rendu leur vocation agricole pré-crise. En revanche, certains types de matériaux volcaniques, très acides, auront pour conséquence de stériliser les terrains qu’ils recouvrent, surtout si s’ajoutent des conditions défavorables d’altitude et de froid (illustration 3). C’est le cas des cheires d’Auvergne, formées lorsque les coulées de lave visqueuse se sont figées en un paysage rugueux et très minéral, parfois recouverts de forêts. Dans le cas des planèzes du , seule une pelouse a pu s’y développer, parsemée ponctuellement de quelques bosquets de hêtres, de frênes et d’aulnes (Hugonie, 2003).

12 Les éruptions volcaniques opèrent une crise plus ou moins profonde qui amène une solution de continuité dans les processus physiques et humains des espaces exposés ; mais, à moyen terme, les dynamiques naturelles et humaines retrouvent leur fonctionnement habituel… Autour des volcans très actifs (Réunion, Comores, Hawaii, Indonésie, Philippines…), la normalité, cependant, reste ce perpétuel balancier entre périodes de tranquillité, et brutales ruptures.

Illustration 2 – La vallée de la Boyong, sud du volcan Merapi (Java, Indonésie), en avril 2010

Recouverte de dépôts de lahars après 1994 jusqu’au début des années 2000, cette vallée était, jusqu’à l’éruption d’octobre 2010, dévolue à une activité agricole (cresson, arbres fruitiers…), grâce à une rapide altération des dépôts, ayant produit des sols fertiles. Auteur : E. de Bélizal, 2010.

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Illustration 3 – Le champ de lave du Laugahraun en Islande occidentale, pris depuis les solfatares du cône du volcan Brennisteinsalda (premier plan)

L’épanchement de lave visqueuse de type a’a, survenu au XVe siècle, a produit ce relief rugueux, dont l’acidité de la roche combinée au froid n’a pas permis la mise en place d’un sol fertile. Auteur : E. de Bélizal, 2010.

Les effets géographiques des éruptions à l’échelle régionale

Perturbations de la circulation aérienne

13 Pendant l’éruption du volcan islandais Eyjafjöll en avril 2010, les autorités de régulation aéronautique ont convenablement joué leur rôle d’informateur par le biais des METARs ( METeorological Airport Reports), en application d’une recommandation ancienne de l’OACI (Organisation de l'aviation civile internationale) permettant d’immédiatement informer les compagnies et leurs pilotes. En revanche, cette crise a mis en évidence, d’une part, un manque de coordination des autorités européennes entre elles, et d’autre part, des carences de communication au grand public face à la diffusion d’un nuage de cendre potentiellement dangereux pour la circulation aérienne (illustration 4). La diffusion des panaches éruptifs et des aérosols qu’ils contiennent peut s’étaler sur plusieurs kilomètres de haut (illustration 5). Au total, plusieurs dizaines d’aéroports ont été fermés pendant plusieurs jours, des centaines de milliers de vols ont été annulés, touchant directement des millions de voyageurs. Les pertes financières des compagnies aériennes et d’assurances se sont montées à 200 millions d’euros par jour, ce qui a fait de cet événement une catastrophe financière sans précédent pour ce type d’aléa (même s’il y a eu un rattrapage partiel par la suite, lié au rapatriement des passagers). Cette éruption volcanique de magnitude et d’intensité pourtant modérées a perturbé temporairement

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l’ensemble des flux d’hommes et de marchandises, le transport aérien représentant 40 % des flux transportés en valeur. Si l’ensemble des secteurs d’activité économique fut touché (tourisme, commerce, etc.), les effets géographiques de cet événement n’ont pas été uniquement négatifs. Ainsi, les trafics ferroviaires et routiers ont grandement augmenté, provoquant une rupture de stock des voitures de location par exemple. Les hôtels situés à proximité des aéroports affectés affichèrent complet pendant plusieurs semaines, etc.

14 L’ampleur de la crise est en grande partie due au manque d’anticipation des acteurs de la gestion de ce type d’événement inattendu. Les volcanologues ont mis plusieurs semaines à mettre en place une cellule d’information sur le déroulement de l’éruption ; les météorologues transmettaient aux autorités des cartes de diffusion du panache volcanique, mais la coordination de l’ensemble des activitésamis du temps à s’effectuer, sous l’égide du VAAC (Volcanic Ash Advisory Centre) de Londres. Des crises similaires s’étaient pourtant produites dans un passé récent, comme la fermeture pendant trois jours de l’aéroport de Pointe-à-Pitre en suite au regain d’activité du volcan Soufrière Hills de Montserrat en février 2010.

Illustration 4 - Nuage de cendres du volcan Islandais Eyjafjöll se dirigeant vers le Sud

Source : NASA, 2010.

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Illustration 5 – Exemples probabilistes de l’extension estimée des cendres volcaniques suite à l’éruption du volcan Popocatépetl (Mexique) en 2005

On repèrera l’extension sur plusieurs milliers de kilomètres. Manuel de l’OACI, 2007.

15 La question la plus controversée de cette crise concerne les causes de l’annulation des vols : menace réelle ou principe de précaution ? Le principal danger pour les avions est lié à l’ingestion par les réacteurs de cendres volcaniques, dont la condensation peut provoquer l’arrêt pur et simple des moteurs. Si aucun crash aérien lié à ce phénomène n’a encore jamais eu lieu, on a frôlé la catastrophe à plusieurs reprises (appendice G, base de données G-1, manuel de l’OACI, 2007), comme le suggère la liste des centaines d’éruptions avec panache de cendres ayant posé un problème pour l’aviation civile (appendice E, manuel de l’OACI, 2007). L’exemple le plus connu concerne l’arrêt des réacteurs de deux Boeing 747 ayant traversé le panache de l’éruption plinienne de 1982 du volcan Galunggung, sur l’île indonésienne de Java (Sudradjat et Tilling, 1984), incident survenu également auprès d’un appareil de Singapore Airlines. Le redémarrage des réacteurs des avions de Bristish Aiways (G-BDXH) a pu être effectué.

16 La principale difficulté de gestion des risques aériens en lien avec l’activité volcanique vient du fait qu’il existe encore beaucoup d’incertitudes concernant les seuils de concentration des cendres capable de bloquer un réacteur. Le modèle des réacteurs, en fonction notamment des fabricants est certainement un paramètre à intégrer,et à mettre en relation avec des considérations physiques, comme la question de l’insuffisance de l’apport en oxygène comburant (Hanstrum & Watson, 1983). La crise de l’Eyjafjöll a mis en exergue le peu d’avancées de la communauté scientifique internationale – en particulier européenne - dans ce domaine lors des trente dernières années. L’un des problèmes majeur réside dans l’acquisition de données fiables à rentrer dans les modèles de propagation des cendres. Il demeure en effet difficile de récolter des cendres volcaniques volatiles en plein vol sans en modifier leur concentration par volume. À moins de ne voler qu’à faible vitesse, l’onde de choc à l’avant des capteurs peut notamment avoir pour effet de modifier les conditions aérodynamiques naturelles en déviant les cendres de leur trajectoire. Il en résulte vraisemblablement une sous-estimation de la concentration réelle de cendres, ce qui peut expliquer l’application par les gouvernements européens du principe de précaution, tant critiqué par les usagers relayés par certains médias, et considéré comme abusif par de nombreux pilotes car les plans de vols pouvaient être facilement modifiés.Ce principe de précaution, en bloquant la circulation aérienne, pose

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des questions évidentes en matière de politique commerciale, et la question du seuil à partir duquel l’interdiction est mise en place mérite d’être discutée.Dans le cas de l’Eyjafjöll en avril dernier, les plans de vols (route et altitude) pouvaient être modifiés pour contourner le nuage susceptible de perturber le fonctionnement des avions. Par ailleurs, sauf en Islande même, les aéroports européens n’ont jamais été dans la situation qui a conduit à l’extinction des réacteurs du B 747 de British Airways évoquée plus haut.

Au sol : des cendres bienfaitrices ?

17 Le mythe des cendres bienfaitrices, responsables de fortes densités de population de l’île de Java, par exemple, doit être revisité. Les effets géographiques des retombées de cendres volcaniques doivent être analysés à plusieurs échelles temporelles.

18 A court terme, les chutes de cendres lors d’une éruption revêtent indéniablement un caractère catastrophique. Elles ont tout d’abord des effets directs sur la santé des populations à l’échelle régionale, en provoquant la mort des plus faibles et du bétail par ingurgitation de dioxyde de soufre. Cependant les bouleversements démographiques majeurs sont liés aux effets indirects des projections de cendres dans l’atmosphère. En particulier, l’apparition de pluies acides et de « brouillard sec » (dry fog) ravage les récoltes et provoque des famines (Grattan et Pyatt, 1999). Pris ensemble, ces facteurs ont entraîné la mort de 92 000 personnes sur l’île indonésienne de Sumbawa en 1815, principalement par famine. De même, le quart de la population islandaise et les trois- quarts du cheptel disparurent à la suite de l’éruption du Laki en 1783 (Steingrimssom, 1998 ; Thordarson et Self, 2003).Mais les pertes s’étendirent à toute l’Europe occidentale (Grattan et al., 2005), comme l’illustre la surmortalité de 30 % par rapport à la moyenne annuelle en Angleterre l’année de l’éruption. En septembre 2010, presque six mois après l’éruption de l’Eyjafjöll, des nuages de cendres parcouraient encore les sandar de l’Islande méridionale, portés par les rafales de vent.

19 Au bout de combien de temps les effets négatifs des éruptions volcaniques vont-ils se résorber ? Allison (2002) a démontré que les impacts géographiques de l’éruption du Vésuve en 79 après J.-C. furent limités. Au bout de quelques décennies, les populations se sont réinstallées dans la plaine campanienne. Il en fut de même sur les côtes de Java et Sumatra dévastées par le tsunami engendré par l’éruption du Krakatoa en 1883. Ce laps de temps semble correspondre à une double logique. La première est d’ordre pédologique : en climat chaud et relativement humide, les cendres ayant résisté à l’érosion hydrique vont être progressivement incorporées au sol pré-éruptif par lessivage, enrichissant ce dernier en éléments ferromagnésiens. La seconde est d’ordre psychologique : deux générations sont souvent nécessaires pour progressivement effacer la mémoire individuelle et collective d’une catastrophe naturelle (Lavigne et al., 2008).

Les effets géographiques des éruptions à l’échelle mondiale

20 Les impacts géographiques des éruptions volcaniques peuvent être analysés à l’échelle planétaire, lorsque les éruptions cataclysmales modifient le climat par l’émission d’une grande quantité d’aérosols dans l’atmosphère.

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Baisse des températures et anomalies climatiques

21 Les éruptions pliniennes modifient temporairement le climat en introduisant dans la stratosphère des gaz sulfureux (Robock, 2000). Ces derniers vont s’oxyder et former une couche d’aérosols qui va réduire la quantité de radiations solaires atteignant la surface terrestre. Cependant, la diminution moyenne de température à l’échelle mondiale qui en résulte est de l’ordre de 0,5 à 1°C sur une période temporelle déterminée (Stenchikov, 2009). Cependant, ce refroidissement n’est pas uniforme spatialement. Les anomalies climatiques induites par une éruption peuvent correspondre aux latitudes tempérées à des étés anormalement froids et pluvieux. L'illustration 6 montre que les années plus froides que la moyenne de température en depuis 1900 correspondent à celles dont les étés ont été plus frais qu’en temps normal à la suite d’une éruption plinienne.

Illustration 6 – L’impact des éruptions volcaniques sur le climat

Les étés frais et pluvieux consécutifs aux éruptions majeures de l’hémisphère nord, comme celle du Laki en 1783, ont provoqué disettes et révoltes dans les campagnes françaises, prémices de la Grande Peur et de la Révolution. Cependant, le même mécanisme peut contre toute attente entraîner des récoltes plus abondantes que la normale : alors que la France et les Pays-Bas connaissaient des étés frais et très pluvieux en 1816 (Post, 1977 ; Sadler et Grattan, 1999), un an après l’éruption plinienne du Tambora en Indonésie, le Danemark eut un été plus chaud et plus sec qu’en temps normal, permettant une hausse des récoltes (Neumann, 1990). Il convient par conséquent d’éviter les généralisations. Source : Météo-France.

Le cas des « supervolcans »

22 Un supervolcan est un volcan qui produit les éruptions les plus importantes sur Terre à l’échelle des temps géologiques, d’une magnitude supérieure de plusieurs ordres de grandeur aux plus fortes éruptions historiques (niveau 8 ou plus sur l'Indice d'explosivité volcanique) (Self, 2006). L'US Geological Survey (USGS) applique ce terme à toute éruption qui rejette plus de 1000 km³ de pierre ponce et de cendre en une seule explosion - cinquante fois le volume de l'éruption de 1883 du Krakatoa, en Indonésie. La plus récente

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explosion répertoriée d'un supervolcan date d'environ 26 500 ans, celle du lac Taupo en Nouvelle-Zélande.

23 L'intensité de ces explosions est suffisante pour avoir des effets cataclysmiques pour le climat et la vie sur Terre. On a remarqué dès les années 1990 que ces éruptions exceptionnelles, comme celles du Toba en Indonésie il y a 74 000 ans (Rampino & Self, 1993), ou celle survenue en Campanie il y a 34 000 ans (Fedele et al., 2002), avaient entraîné un changement climatique majeur, coïncidant avec le début d’un épisode glaciaire. Cependant, cette interprétation est contestée par certaines études récentes : les ré-analyses d’Oppenheimer (2002) ont par exemple largement minimisé l’impact de l’éruption du Toba, incapable selon lui de déclencher un épisode glaciaire. Williams et al. (2009) ont quant à eux mis en évidence un refroidissement initial rapide en Asie du Sud, suivi d’une période prolongée d’assèchement, traduite par une savanisation des paysages initialement forestiers.

24 Quels que soient leurs impacts climatiques, ces méga-éruptions ont engendré une crise majeure attestée par les données archéologiques (Ambrose, 1998 ; Rampino & Ambrose, 2000) et les études génétiques (le fameux « bottleneck », attestant de la quasi disparition de la race humaine : Ambrose, 2003). Une telle éruption au XXIe siècle, comme celle du supervolcan de Yellowstone (qui fit une éruption de magnitude entre 1000 et 2500 fois plus puissante que celle du Mont St. Helens), aurait des impacts en tout point catastrophiques pour l’économie et les sociétés modernes : la chute brutale des températures anéantirait en quelques mois les récoltes de céréales, en particulier les réserves de blé des Etats-Unis qui sont aujourd'hui le grenier à blé de la planète ; la circulation aérienne serait réduite à néant, les télécommunications seraient très contrariées, la production d’électricité serait réduite dans de nombreuses régions, sans parler des ressources en eau potable qui seraient affectées par les gaz et les cendres toxiques. Selon Sparks et al. (2005), il est probable que la race humaine ait à endurer une telle éruption dans le futur. Si un tel scénario (déjà réalisé à plusieurs reprises dans les temps géologiques et bien plus réaliste que celui du film 2012 !) se produit véritablement, l’avenir de la planète dépendra de la capacité de résistance de nos sociétés face à un événement extrême d’ampleur mondiale…

Conclusion

25 L’intensité des effets des éruptions volcaniques est évidemment proportionnelle à la distance au cratère. Ainsi, si l’échelle locale est toujours perturbée par les éruptions, l’échelle régionale l’est dans le cas d’événements de plus forte magnitude. Ceux-ci ne sont pas rares : durant le premier semestre 2010, les éruptions de Soufriere Hills (Montserrat, Caraïbes) et de l’Eyjafjöll (Islande) ont paralysé momentanément les circulations aériennes régionaleset transatlantique. En revanche, les conséquences des éruptions volcaniques à l’échelle planétaire ne s’observent réellement que dans le cas de dynamiques pliniennes paroxysmales, ou, plus rarement, lors de l’éruption des supervolcans, avec formation d’une caldeira de plusieurs kilomètres de diamètre.

26 Le rôle du géographe est notamment de s’intéresser à ces jeux d’échelles des effets des éruptions volcaniques dans le temps et l’espace. Jusqu’à la fin du XXe siècle, la plupart des cartes dites de risques volcaniques ont proposé une simple spatialisation des aléas figée dans le temps et réduite à l’échelle locale, sur lesquelles ont parfois été plaqués les

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principaux enjeux, les routes d’évacuation et les sites de refuge officiels. Depuis quelques années, les conséquences des éruptions volcaniques sont envisagées à partir de modélisations analogiques ou numériques des aléas (retombées de cendres, coulées pyroclastiques, avalanches de débris, lahars, etc.), mais aussi d’études dynamiques des vulnérabilités : analyses de fréquentation humaine des sites menacés au cours du temps, modélisation des évacuations et des secours, etc. Dans cette nouvelle ère technologique, les outils utilisés par le géographe, tels que les Systèmes d’informations Géographiques, la télédétection ou les Systèmes Multi-Agents, constituent un atout majeur pour que la géographie reste au cœur des études sur les risques liés à des aléas naturels ou anthropiques.

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RÉSUMÉS

Les méthodes de réflexion géographique permettent d’appréhender efficacement les jeux d’échelles et les temporalités multiples des effets induits par les éruptions volcaniques. L’objectif de cette synthèse est ainsi de comprendre les espaces volcaniques en tant qu’objets géographiques, en replaçant les impacts des éruptions au cœur d’une étude spatiale et temporelle. Les impacts de tels événements imposent des recompositions spatiales à l’échelle du volcan lui-même, et, dans le cas d’éruptions de plus grande magnitude, peuvent avoir des conséquences à l’échelle régionale voire mondiale. Les divers exemples abordés ici mettent l’accent sur les risques, la vulnérabilité et la résilience des populations vivant sur ces espaces marqués par les aléas volcaniques.

The purpose of this paper aims to study the volcanic areas as geographical objects. Geographical analyses help to understand at different scales the levels of impacts induced by volcanic eruptions. Impacts of such events trigger spatial changes across the volcano itself, and can have consequences at regional or even global level in case of outbreaks of greater magnitude. The various examples discussed here focus on hazards, vulnerability and resilience of people living in those volcanic-hazard prone areas.

INDEX

Mots-clés : circulation aérienne, éruption volcanique, gestion de crise, perturbation climat, résilience, supervolcan, vulnérabilité Keywords : aerial circulation, climate perturbation, crisis management, supervolcano, volcanic eruption, vulnerability

AUTEURS

FRANCK LAVIGNE

Franck Lavigne est géographe, Professeur de géographie à l’université Paris 1 Panthéon- Sorbonne et sous-directeur du Laboratoire de Géographie Physique, UMR 8591 à Meudon. Il est spécialisé sur les risques et les catastrophes naturelles d’origine tellurique (éruptions volcaniques et tsunamis principalement). Il a publié récemment : Lavigne F., De Coster B., Juvin N., Flohic F., Texier P., Morin J., Gaillard J.-C., Sartohadi J., 2008. People's behaviour in the face of volcanic hazards ; view from Javanese communities, Indonesia. Journal of Volcanology and Geothermal Research, 172, 3-4, p. 273-287. Lavigne F., Paris R., Grancher D., Wassmer P., Brunstein D., Vautier F., Leone F., Flohic F., De Coster B., Gunawan T., Gomez C., Setiawan A., Cahyadi R., Fachrizal, 2009. Reconstruction of

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Tsunami Inland Propagation on December 26, 2004 in Banda Aceh, Indonesia, through Field Investigations. Pure and Applied Geophysics, vol. 13, 166, p. 259-281. [email protected]

EDOUARD DE BELIZAL

Edouard De Bélizal est doctorant allocataire moniteur en géographie à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, affilié au Laboratoire de Géographie Physique, UMR 8591 à Meudon. Sa thèse porte sur les extractions de matériaux volcaniques et leurs conséquences environnementales, économiques et sociales. Il publié récemment : Bélizal E. de, Lavigne F., Grancher D., sous presse. Le prix du danger. Impacts environnementaux et socio-économiques de l’extraction des matériaux volcaniques dans les vallées du volcan Merapi, Indonésie. Bélizal E. de, Lavigne F., sous presse. Between danger and benefits : block and sand mining around Merapi volcano. In Lassa J., Paripurno E., Sagala S., Haynes K., Ethnography of Volcano Risk Governance : Case of Merapi Volcano Mount in Indonesia. VDM Verlag. [email protected]

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Nature urbaine et urbanité dans la station touristique de Salou (Espagne), au travers de l’étude : d’un parc- promenade, d’un paseo, d’un parc urbain

Jean Rieucau

Introduction

1 Au début du XXIe siècle, les stations touristiques littorales sont marquées par de nouvelles pratiques récréatives et résidentielles. Celles-ci entraînent une convergence touristico- résidentielle, caractérisée par la mise en place de continuums entre espaces de vie et espaces récréatifs. Sur les littoraux de l’Arc méditerranéen, nombre de stations stricto sensu se muent en villes-stations, mêlant touristes et résidents permanents, aux attentes, aux rapports différents avec l’espace public, en particulier avec la nature urbaine.

2 L’environnement de la ville déploie une forte diversité, faite de l’air, de l’eau, du minéral, du sol, du vivant. Les stations touristiques côtières introduisent une complexité environnementale supplémentaire : le contact de la ville avec la nature marine vivante en terminaison d’écoumène, par l’intermédiation des plages.1 La place de la nature dans la ville, portée par les concepts d’écoquartier, d’urbanisme durable, de ville « renaturée », devient un enjeu fondamental de la gouvernance urbaine. L’urbanité d’une station touristique, qui permet l’échange, le contact, la mixité sociétale, se construit de manière croissante autour de la conception et des usages citadins de ses espaces publics naturés.

3 Comment, dans les stations touristiques littorales méditerranéennes espagnoles, caractérisées depuis les années 1955-1960 par un tourisme de masse de sol y playa2, jugé agressif pour l’environnement et les paysages côtiers, recréer de la nature dans la ville ?

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Pourquoi et comment, la station de Salou (carte 1 et illustration 1), lieu touristique situé sur la Costa Daurada au sud de Tarragone en Catalogne, à proximité du second parc thématique européen (Port Aventura), a-t-elle systématisé davantage que ses concurrentes (Benidorm, Gandía, Cullera, Torrevieja) (Rieucau, 2006), l’aménagement de promenades littorales et intérieures, pour leur rôle naturant et socialisant ?

4 Après une réflexion sur les références paysagères de la ville littorale qui mêlent urbanité, ruralité et maritimité, l’étude positionnée au carrefour entre la géographie urbaine et du tourisme, s’interrogera sur le rôle assigné à plusieurs formes urbaines naturées : création ex nihilo de paseos, maintien d’un parc urbain, aménagement d’un parc-promenade situé en front de mer.

Carte 1 - Espaces publics naturés à Salou

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Illustration 1 - La station de Salou sur la Costa Daurada (Catalogne)

Auteur : Mairie de Salou.

Lieux de nature et urbanité dans la ville

5 Une nature urbaine ?

6 La ville a longtemps représenté un espace de non nature, le territoire de l’antinature (Arnould, 2006), l’antipode absolu de la nature (Estebanez, 2006), le domaine du dénaturé, un lieu artificiel (Arnould, op. cit.), une réalité hybride. « Aujourd’hui, la société occidentale trouve un intérêt pour certaines formes de vie sauvage dans les parcs publics » (Dorier Apprill, 2006). Il se caractérise par un goût pour une « nature spontanée » qui se traduit par la valorisation de la flore indigène (Dorier Apprill, op. cit.).

7 Urbanité et espaces publics L’urbanité, assimilée par dérive à une ambiance urbaine raffinée qui faciliterait la familiarisation avec « l’usage du monde » (Merlin, Choay, 1996) prend place dans des espaces publics, permettant convergence, interaction, coprésence entre des individus. Ces lieux de sociabilité ouverte facilitent la rencontre éphémère, dans l’anonymat, des personnes issues de groupes sociaux, de professions, d’ethnies, de confessions différentes (Ghorra Gobin, 2001). L’espace public suppose que soient réunis trois principes élémentaires : une accessibilité maximale, un fort potentiel de rencontre de l’autre, une mise en scène de l’altérité (Berdoulay, Morales, 1999). Le rapport de la ville à la nature participe d’une nouvelle urbanité ou « nature d’urbanité » (Bonnin, 2010), créant des synergies entre le bâti et le végétal, rapprochant le logement et les espaces verts urbains (jardin, parc, promenade).

8 Le jardin public, siège de la nature urbaine et lieu historique d’urbanité

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9 Le jardin, censé cristalliser l’urbanité (Lévy, Lussault, 2003), évolue du domaine privé au domaine public, à partir du siècle des Lumières et se caractérise comme l’espace d’une urbanité spécifique, plus intime que celle des rues et des places (Lévy, Lussault, op. cit.). L’art et la culture des jardins, en Europe, ont longtemps représenté dans la ville, les principaux lieux de biodiversité contrôlée et dirigée (Arnould, op. cit.). Au sein de la nature urbaine, le jardin public (d’ornement, botanique, exotique, paysager) occupe une place centrale (Gillot,2006). Le jardin qui alimente un puissant imaginaire (naturaliste, hygiéniste, environnementaliste), représente souvent dans l’inconscient collectif citadin, la nature dans la ville (Lévy, Lussault, op. cit.).

10 Au XIXe siècle, le parc public3, dans la continuité historique de Central Park à New York, de Hyde Park à Londres, du parc Montsouris à Paris, a permis de préserver et de réintroduire de la nature dans les villes (Arnould, op. cit.), de contribuer à leur embellissement, d’en améliorer l’hygiène. Au XXe siècle, cet espace vert, à la frontière de la nature et de la société (Gillot, op. cit.), entre nature et culture, fonde largement la pensée paysagiste (Donadieu, 2005).

11 Au début du XXe siècle,les jardins publics revêtent encore des vertus sociales, morales, esthétiques (Gillot, op. cit.). Selon certains auteurs, le jardin témoigne à sa manière, du processus de civilisation des moeurs (Lévy, Lussault, op. cit.), sorte de refuge à l’abri des violences, des incivilités, face aux dangers de la ville (Merlin, Choay, op. cit.). Les espaces verts facilitent les situations d’isolement, de retranchement et constituent des lieux de rencontres (Merlin, Choay, op. cit.).

12 Au début du XXIe siècle, l’existence d’espaces publics (places, parcs, jardins, édifices publics), au même titre que le degré de mixité sociale résidentielle, peuvent constituer des indicateurs de l’urbanité des villes (Dorier-Apprill, op. cit.).

13 Les références paysagères contemporaines de la station littorale : entre urbanité, ruralité et maritimité

14 Il existe, dans la société occidentale, une demande sociale de paysage, de pratique de nature (Donadieu,op. cit.), que les paysagistes qualifient de besoin de vert, de désir de paysage, de campagne. Une demande sociale en lieux de nature, ainsi qu’un marché du paysage (Donadieu, op. cit.), parcourent l’ensemble des villes. Les travaux des paysagistes nous permettent de comprendre que deux types de motifs, de références paysagères, interfèrent dans les villes (Donadieu, op. cit.), ceux relevant de la ruralité, ceux participant de l’urbanité, auxquels s’ajoutent, pour les villes côtières, ceux qui mettent en scène la maritimité (Péron, Rieucau, 1996).

15 Les motifs de l’urbanité

16 Les motifs de l’urbanité participent de l’art urbain (Merlin, Choay, op. cit.) représenté par la rue, la place, le jardin public, complété dans le bassin méditerranéen par les esplanades, les allées, les promenades (Rieucau, op. cit.). Au sein de ces formes urbaines, jardins publics et espaces verts occupent, dans l’histoire des villes, une place centrale pour leur caractère à la fois naturant et socialisant.

17 Les motifs de la ruralité dans l’espace urbain

18 Les motifs de la ruralité à l’intérieur de la ville résident dans l’usage de l’arbre urbain (illustration 2), de la haie au sein des jardins, de la prairie au sein des parcs (Donadieu, op. cit.) et des espaces forestiers4. A Salou, en Catalogne, ville-station balnéaire à double fréquentation nationale et internationale, les promenades des extensions urbaines

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récentes, seulement fréquentées par des populations catalanes résidentes, mettent en avant la ruralité par le recours à une végétation indigène (vieux oliviers dits « monumentaux », cyprès, acacias, eucalyptus, lauriers roses) (illustration 3). Ces espaces verts, qui ne contribuent pas à la construction de l’image touristique, excluent l’usage des palmiers et de végétaux exotiques, à la différence du vaste parc Jaume Ier (illustration 4) aménagé en bord de mer, vitrine touristique de la station et principal lieu de déambulation des villégiateurs.

Illustration 2 - Mise en place d’une trame verte, au moyen de la plantation d’oliviers, et d’eucalyptus, encadrant le paseo de la Segregació

Auteur : Jean Rieucau, mai 2006.

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Illustration 3 - Olivier « monumental » sur le paseo de la Segregació

Auteur : Jean Rieucau, mai 2006.

Illustration 4 - Le parc-promenade Jaume Ier

Auteur : Jean Rieucau, mai 2006.

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19 Les motifs de la maritimité dans la station touristique littorale

20 Villes et stations touristiques littorales complexifient le classique binôme paysager ruralité/urbanité, en introduisant la variable maritime. Les motifs de la maritimité (Péron, Rieucau, op. cit.), se fondent sur la promenade maritime, la plage, le port de plaisance5, la mise en scène des jetées, des digues et des môles, la patrimonialisation des barques (illustration 5) et des engins de pêche (illustration 6). Dans l’histoire urbaine, les allées, les cours, dans les villes continentales, ouvrent la ville vers la campagne (Dorier Apprill, op. cit.). De la même manière, la promenade littorale permet de voir la mer, d’observer le paysage et le panorama marin tout en déambulant (Rieucau, op. cit. ). L’existence d’un véritable port de pêche au sein d’une ville touristique peut rehausser sa maritimité6, ainsi que témoigner de son lien séculaire avec la mer (Benidorm, sur la Costa Blanca). Enfin, dans les villes maritimes et au sein des stations littorales, la plage occupe une place à part tel un espace atypique (Lageiste, Rieucau, 2008). Comme espace récréatif et d’interrelations sociétales compenserait-il, remplacerait-il, l’absence voire la moindre importance en superficie, en variété, des jardins et des parcs publics ? (Coralli, 2007).

Illustration 5- Mise en avant de la fonction halieutique passée, par la patrimonialisation des barques de pêche et par la reconstitution de jetées

Auteur : Jean Rieucau, mai 2006.

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Illustration 6 - Patrimonialisation des engins de pêche par la sculpture

Auteur : Jean Rieucau, mai 2006.

Lieux de nature publics et urbanité à Salou

Renouvellement urbain et renaturation

21 La ville de Salou s’est lancée dans une opération de renouvellement urbain, pour rétablir les équilibres internes de la ville entre les espaces bâtis et les espaces verts. Le renouvellement urbain procède d’une reconstruction de la ville sur elle même, au moyen de la reconquête, la récupération de terrains en friche, de la restructuration des quartiers par la réhabilitation ou par des opérations de démolition. La municipalité a conduit une active politique de récupération d’espaces urbains aménagés hâtivement pour le tourisme de masse dans les années 1960, pour mettre en place des espaces publics de nature, au moyen d’espèces locales dites végétation contextuelle (oliviers, lauriers, amandiers…).

22 Les paysagistes, pour contenir l’urbanisation littorale, atténuer l’impression de massification touristique, dans l’ensemble des stations balnéaires, procèdent à une récupération du domaine public littoral. La récupération urbaine a porté sur les hauts de plage, le front de mer et sur les terrains de camping enchâssés dans le tissu urbain. Le long du linéaire côtier (illustration 7), les pouvoirs publics favorisent la mise en place de zones vertes côtières par la destruction et l’expropriation des constructions illégales. Cette politique s’accompagne également de la récupération des espaces non bâtis (pinèdes côtières, vallons couverts de garrigue, protection d’espèces locales de palmiers, de petite taille, résistantes aux embruns). Les plans d’extension de la ville au nord reposent sur la mise en place d’une trame verte fondée sur des espèces autochtones (oliviers, arbres

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fruitiers, jeunes pins, peupliers), servant de transition, d’annonce végétale avec les espaces ruraux périphériques.

Illustration 7 - Mise en place d’une banquette piétonne (Ronda de mar) sur la côte rocheuse

Au deuxième plan, vue sur le parc-promenade Jaume Ier Auteur : Jean Rieucau, mai 2006.

Le parc-promenade Jaume Ier : renouvellement urbain et renaturation du front de mer touristique

23 A Salou, le parc-promenade Jaume Ier, aménagé en front de mer, situé au centre de la station (carte 1), se déploie sur un kilomètre de long et 120 mètres de large, encadré par deux parcs de stationnement. Dans les années 1970, l’actuel parc est occupé à la fois par un vaste parc de stationnement et des zones foraines. Au début du XXIe siècle, cet espace de déambulation résulte d’une politique de récupération puis de renaturation urbaine d’espaces touristiques aménagés anarchiquement entre 1955 et 1960. Cette renaturation urbaine s’accompagne également sur la grève attenante d’une végétalisation du haut de plage (Platja Ponent) (carte 1), (illustration 8), aux dépens d’hôtels construits dans les années 1955.

24 Le parc-promenade7 se compose de cinq lignes de palmiers parallèles (espèce végétale introduite entre 1880 et 1920), de différentes tailles, créant une ambiance de boisement diffus, peu ombragé, aux espèces faiblement variées, majoritairement des lauriers roses et des fleurs. La diversité végétale est faible, dépourvue d’espèces locales, à la différence des zones résidentielles (figuiers, oliviers, cactées). Le rapport entre le minéral et le végétal8 est à l’avantage du premier (illustration 9) en raison de la place occupée par le mobilier urbain, les lampadaires métalliques, par les locaux d’entretien en bois (illustration 10) et par le pavement minéral clair qui réfléchit la lumière.

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Illustration 8 - Contact entre le parc-promenade et la plage : débordement des surfaces engazonnées sur le haut de plage

Auteur : Jean Rieucau, mai 2006.

Illustration 9 - La promenade centrale du parc Jaume Ier : minéralité, monumentalité de la conception, faible végétalisation

Auteur : Jean Rieucau, mai 2006.

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Illustration10 - Faible boisement du parc-promenade, en raison de l’importance prise par les locaux d’entretien, les lampadaires, le mobilier urbain

Auteur : Jean Rieucau, mai 2006.

25 En arrière du haut de plage, entre le parc et la plage, un labyrinthe ludique végétalisé (orangers, magnolias, araucarias, tamaris, lauriers blancs, bananiers, espaces gazonnés) a été aménagé pour fournir aux baigneurs au cours de la journée : ombre (palmiers, pergolas en bois bâchées, bancs publics), fraîcheur (sol en terre battue, parterre recouvert de lattes de bois, sol gazonné9, bassins, pièces d’eau eau courante, eau sous pression des douches) et jeux (installations pour enfants, pétanque, aérobic, ping-pong), afin d’être un complément récréatif au balnéarisme stricto sensu. Au contact entre la promenade et le sable prend place dans la journée une concentration hétéroclite d’usagers de la plage (grands-parents, parents et enfants en bas âge dans leur poussette, couples de retraités, personnes âgées seules, handicapés, touristes à couleur de peau claire) qui recherche la proximité des jeux sécurisés pour enfants et les bosquets de palmiers (sol pour moitié gazonné, pour moitié recouvert de lattes de bois, munis de douches, de poubelles, pourvoyeurs de calme, d’ombre et de fraîcheur) (illustration 11).

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Illustration 11 – Naturation du haut de plage

Auteur : Jean Rieucau, mai 2006.

26 La variété des usages récréatifs diurnes à l’intérieur du parc vise à enrichir, à étoffer (rencontrer, déjeuner, prendre le frais) le sol y playa fondé sur le bronzage et le bain de mer. La fréquentation diurne de la grande allée centrale du parc Jaume Ier associe des touristes retraités, des grands-parents et leurs petits enfants, des familles. Il fonctionne tel un espace vert, public, de l’entre soi (fort clivage résidents permanents/touristes) peu générateur de confrontations de cultures et d’interrelations sociales.

27 Les objectifs des concepteurs du binôme parc/plage étaient multiples : limiter fortement la circulation automobile en bord de mer, renaturer la façade maritime, offrir un complément diurne et nocturne au sol y playa, mettre en place un usage nocturne de la plage, créer un interface entre la ville et la plage, déplacer l’urbanité déambulatoire nocturne, du centre-ville vers le front de mer. Le parc-promenade constitue une forme urbaine nouvelle, qui permet également d’enrichir la ressource touristique et de renouveler l’image touristico-récréative de la ville.

Le paseo de la Segregació : promenade urbaine pour la ville « habitante »

28 Dans le monde méditerranéen non musulman, la vie publique prend place dans la rue. L’ensemble de la société prend part à la promenade de début de soirée, en été, en Italie ( passegiatta), en Espagne (paseo). Le terme paseo, utilisé dans l’ensemble de l’Espagne ( rambla en Catalogne), constitue une dénomination générique et qualifie à la fois le lieu où l’on se promène, sur une distance variable de quelques dizaines de mètres à plusieurs kilomètres, mais également l’action de se promener : pasear (ramblear en Catalogne).Dans

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la péninsule ibérique, existe un goût pour la promenade publique (Berdoulay, Morales, op. cit.), fondé sur une forme d’urbanité déambulatoire, au sein d’espaces publics fortement fréquentés, dans lesquels la foule est indispensable (Berdoulay, Morales, op. cit. ) pour une mise en scène de la vie citadine. La promenade urbaine ibérique combine deux fonctions essentielles : permettre l’interaction sociale (sitio social), servir de lieu de rencontres (sitio de encuentro).

29 Le paseo de la Segregació (carte 1) constitue un des quatre paseos radiaux de la nouvelle ville située au nord (chaque nouveau quartier disposant d’un paseo). Cette promenade urbaine n’est pas en lien avec le tourisme, ni avec son image, à la différence du parc- promenade côtier. D’une longueur de 500 mètres, ce lien urbain s’insère dans une trame verte (peupliers, eucalyptus, conifères) qui contribue à aérer le nord de la ville et sert de liant piétonnier aux nouveaux services administratifs (écoles, mairie, médiathèque, théâtre, auditorium, nouvelle gare ferroviaire de la RENFE). Ce promenoirse compose d’une allée centrale (servant également de piste cyclable), sinueuse, ponctuée de bancs publics, bordée de deux voies de circulation automobile. Au delà des deux axes routiers, des massifs de peupliers, d’acacias, d’eucalyptus et de vieux oliviers, complètent cette promenade naturée. Le paseo dépourvu d’éléments construits à caractère culturel (sculptures) est régulièrement ponctué de vides, servant de lieu de rencontres. Sa végétation se compose d’acacias, de vieux oliviers10, de cyprès, de lauriers roses, d’espaces engazonnés. Cette promenade ne produit pas un paysage de nature dans la ville en raison d’une végétation trop diffuse, d’une nature trop domestiquée11, trop fonctionnelle bien qu’indigène, enfin en raison de la multiplicité des voies de circulation qui coupent dans sa longueur le déploiement du paseo. Si le végétal l’emporte sur le minéral, par contre les arbres sont de petite taille et non producteurs d’ombre.

Le parc de la Ciutat : peu de mixité sociétale entre la ville touristique et la ville habitante

30 Le parc de la Ciutat, aménagé en 1992 aux dépens de l’ancien terrain de camping de Salou, couvre 15 750 m2. Cet espace vert, très enchâssé dans le tissu urbain, forme une oasis de nature jardinée dans la ville (Donadieu, op. cit.), un espace urbain de rafraîchissement (illustration 12). Aménagé sur trois niveaux, le parc comporte une palmeraie et un jardin botanique. Il est parcouru de canaux d’eau courante, encadré par des massifs de papyrus, bordé de magnolias, rythmé par des cascades. Il rassemble majoritairement des conifères de grande taille (pins et épicéas), privilégie le végétal (60 % de sa surface) et produit un paysage de parc urbain boisé (qualifié de parc forestier par la municipalité). Le boisement touffu domine, les concepteurs ayant exclu les éléments culturels (absence de statues, de sculptures, de kiosques à musique). Bien que situé à proximité d’une zone de villas et d’hôtels, peu éloigné du parc-promenade Jaume 1er, il ne participe pas à la construction de l’image touristique de la station et demeure un espace public fortement naturé, non mis en tourisme (à l’exception de rares retraités de nationalité étrangère). Des populations catalanes ou espagnoles, du troisième âge, y recherchent la présence de l’eau, la fraîcheur, l’absence de mise en scène touristique garante du calme. L’absence des jeunes, des touristes, des populations étrangères, empêche toute forme de confrontations des cultures, de coprésence, d’interrelations, entre la ville touristique et la ville « habitante ». A la différence du parc-promenade Jaume 1er, la foule n’est pas nécessaire,

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les visiteurs recherchent le silence (chants des oiseaux, bruit de l’eau courante), les pontons pour faire une pause, les bancs publics pour le repos.

Illustration 12 - Parc de la Ciutat

Espace vert enchâssé dans le tissu urbain, non mis en tourisme, ce qui garantit le silence, le repos des populations du troisième âge. Auteur : Jean Rieucau, mai 2006.

Conclusion

31 Dans l’Espagne méditerranéenne, le tourisme de masse côtier a provoqué une urbanisation touristique anarchique, une altération des paysages et de l’environnement côtier. Pour adoucir la massification touristique, relancer des stations devenues obsolètes présentant une offre touristique indifférenciée, en partie délaissées par les clientèles de l’Europe du nord-ouest, les municipalités conduisent des opérations de récupération, de renouvellement urbain. Elles s’effectuent aux dépens d’espaces aménagés trop rapidement entre 1955 et 1960 (terrains de camping, hôtels, parcs de stationnement, établissements forains, pour certains aménagés sur les hauts de plage). Les espaces urbains ainsi récupérés font l’objet d’une renaturation (remplacement des hôtels établis sur la plage par des oasis de palmiers, substitution d’un parc-promenade à un parc de stationnement automobile, récupération d’espaces non bâtis sur les linéaires côtiers rocheux).

32 Dans ces villes-stations, urbanistes, paysagistes, sont confrontés aux rapports différenciés à l’espace public, des touristes et des résidents permanents, clivant la ville touristique et la ville « habitante ». Il en résulte une renaturation différenciée entre des lieux publics mis en tourisme, naturés au moyen d’une végétation décontextualisée et « mondialisée » (palmiers) et des espaces publics réservés aux résidents permanents (nouveaux paseos du

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nord de la ville) privilégiant une nature indigène, considérée comme « rassurante », faite d’espèces locales (oliviers, cyprès, acacias, eucalyptus, figuiers, lauriers roses). Ces espaces verts qui ne contribuent pas à la construction de l’image touristique excluent l’usage des palmiers et de végétaux exotiques, à la différence des promenades de front de mer, emblématiques du tourisme international.

Illustration 13 – Front de mer de la station de la Pineda

Implantation d’une nature factice au moyen de pins parasols métalliques géants. Auteur : Jean Rieucau, juin 2010

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Illustration 14 – Une pinède factice dans un espace de récupération urbaine, aux dépens d’un ancien terrain de camping, sur le front de mer de la station de la Pineda

Auteur : Jean Rieucau, juin 2010.

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Illustration 15 – Station de la Pineda

L’inclinaison des troncs de pins métalliques suggère l’intégration de la nature irréelle au sein de la nature réelle dans la station. Auteur : Jean Rieucau, juin 2010.

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NOTES

1. Au sein des milieux hyperurbanisés, la plage maritime et l’avant-côte déploient une biodiversité saisonnièrement menacée. Ce milieu naturel, difficile à aménager, au contact terre/ mer, fait l’objet, en saison estivale, de tentatives de domestication, d’artificialisation, par les aménageurs, les urbanistes, les paysagistes. Par contre, en période hivernale, la plage reprend un caractère davantage naturel (recolonisation par les végétaux, par certains mollusques) (Rieucau, 2008). 2. L’Espagne méditerranéenne, depuis les années 1955, donne naissance à un modèle de tourisme, le sol y playa (soleil et plage) ou tourisme de plage, fondé sur la pratique du soleil, de la plage, de la mer. Ce tourisme, destiné à des populations de niveau social moyen, se caractérise

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par des investissements désordonnés, insuffisants en infrastructures, en équipements récréatifs, en aménagements touristiques. Il entraîne une prolifération touristique incontrôlée, un envahissement des littoraux, une altération des paysages et du milieu côtier. 3. En Europe, à partir de 1850, des jardins privés s’ouvrent au public (jardins religieux, aristocratiques, royaux). Progressivement, l’ouverture de l’espace public triomphe face à l’enfermement des espaces privés (Donadieu, op. cit.), facilitant les interrelations et la mixité sociale. En Europe, le concept du jardin public confère une grande importance aux promenades et aux « espaces plantés ». En France, il naît sous le second Empire, avec le baron Haussmann. Antérieurement au XIXe siècle, les classes dirigeantes pratiquaient les jardins aristocratiques, principaux espaces verts des villes. Puis, ceux-ci se raréfient, à la suite de la disparition des jardins conventuels, de ceux des monastères, faisant apparaître la nécessité d’aménager de nouvelles coupures vertes. En Espagne, l’accession au pouvoir de la bourgeoisie urbaine contribue à accélérer la mise en place de promenades publiques (Rieucau, 2006). 4. Les figures de la nature en ville peuvent prendre des formes variées : arbres d’ornement, espaces forestiers, vignes, couloirs de faune, trames vertes, complétées par la gestion des friches, souvent siège d’une biodiversité méconnue (gestion confiée au paysagiste Gilles Clément à ), toitures végétalisées. 5. Le port de plaisance, bien que de petite taille, a été aménagé au cœur de la station, fait rarissime sur le littoral méditerranéen espagnol, nécessitant le déplacement de l’activité halieutique dans la station voisine de Cambrils. 6. Les activités agricoles, aujourd’hui disparues de la ville occidentale, ont longtemps appartenu au quotidien urbain, en particulier dans la ville médiévale, qui conservait en son sein : espaces verts, jardins et animaux (Dorier Apprill, op. cit.). La ville maritime, investie ou non par le tourisme, conserve encore aujourd’hui, dans de nombreux cas, une fonction alimentaire, au travers du port de pêche. 7. Le parc constitue également un espace vert public, planté, mais de plus grande dimension que le jardin (Merlin, Choay, op. cit.). En Europe, le mouvement de création des parcs urbains s’appuie sur deux éléments : des raisons hygiéniques, ainsi qu’un mouvement de retour à la nature, propagé par le courant littéraire du romantisme (Merlin, Choay, op. cit.). En Amérique du nord, l’appellation parc naît dans les années 1860, aux Etats-Unis, et s’accompagne de l’émergence d’une sensibilité environnementale, que va propager le courant de réformisme social, qui contribue à diffuser une conception démocratique d’accès à la nature (Lévy, Lussault, op. cit.). Sur la façade orientale des Etats-Unis, se développe un mouvement de création de parcs urbains, sur le modèle de celui de Central Park de Manhattan, à New York (Lévy-Lussault, op. cit.). 8. Au début du XXIe siècle, la montée de l’insécurité dans les villes oriente la conception des espaces verts publics vers un moindre recours au végétal, favorisant les éléments minéraux (Serpa, 2004). Les parcs contemporains mettent en avant la monumentalité de leur conception, leur aspect fortement architecturé, ainsi qu’un nouveau rapport du binôme végétal/minéral (Serpa, op. cit.). Les nouveaux parcs comportent peu de végétation de grande taille et se composent de nombreux éléments construits. La nature urbaine y apparaît figée, théâtralisée (Serpa, op. cit.). 9. Les surfaces engazonnées font l’objet d’une remise en cause dans les villes, pour leur fort besoin en eau, pour leur pauvreté en valeur écologique. Dans les nouveaux parcs urbains, des prairies fleuries ou sèches (attirantes pour les hyménoptères : abeilles, guêpes, bourdons, frelons ; pour les lépidoptères : papillons, pour l’avifaune), remplacent les pelouses irriguées. 10. En 1989, pour commémorer la création de Salou, seize oliviers « monumentaux » ont été plantés le long du paseo de la Segregació. 11. Certains paysagistes peuvent faire des choix plus radicaux en matière d’implantation d’une nature irréelle. Sur le front de mer de la station voisine de Salou : la Pineda (toponyme signifiant la pinède), la municipalité a eu recours à une nature allogène, factice, au moyen de pins parasols

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métalliques géants (cf photo 13), pour scénographier la promenade maritime. Dans la même station, sur un haut de plage dévégétalisé, les paysagistes pouvaient replanter des pins, mais, ils ont choisi l’implantation d’une nature artificielle, métallique, représentant une pinède, allant jusqu’à l’utilisation de la forte inclinaison, des troncs des pins en métal (cf illustrations 14 et 15).

RÉSUMÉS

Les espaces publics naturés deviennent un enjeu de l’attractivité touristique des stations côtières sur le littoral méditerranéen espagnol. Les municipalités conduisent des politiques de récupération urbaine sur les plages, les hauts de plage, le long du linéaire côtier, aux dépens d’une urbanisation anarchique, héritée des années 1960 (hôtels, terrains de camping). Les paysagistes confrontés aux clivages entre la ville touristique et la ville « habitante » utilisent une végétation allogène, décontextualisée (palmiers), pour les espaces publics mis en tourisme et recourent à une nature indigène (oliviers, cyprès) pour les espaces communs des résidents permanents.

The forested public areas become a stake of the touristic appeal of coastal destinations on the Mediterranean coast of Spain. The municipalities steer the urban recovery policies on the beaches, beach heights, along the coastal line, at the expense of anarchical urbanization, inherited from the years 1960 (hotels, camping ground). The landscapers, confronted with the split between touristic city and “resident” city, use exotic vegetation, out of context (palm tree) for public areas developed into tourism, and resort to indigenous nature (olive trees, cypress) for common areas for the permanent residents.

INDEX

Mots-clés : côte méditerranéenne, espaces publics naturés, Espagne, récupération urbaine, renaturation, tourisme, urbanité Keywords : Mediterranean coast, reforestation, reforested public areas, Spain, tourism, urban recovery, urbanity

AUTEUR

JEAN RIEUCAU

Jean Rieucau est professeur des Universités, membre de l'UMR 5600 Environnement, ville, société (CNRS)/Université Lumière Lyon 2. [email protected]

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Premières impressions sur l'Exposition universelle de Shanghai La Chine se met en scène

Florence Padovani

NOTE DE L'AUTEUR

L'auteur tient à remercier les relecteurs pour leurs judicieuses remarques qui ont été prises en compte dans la version définitive. Que Messieurs Thierry Husberg et Jean- François Cuenot soient aussi remerciés pour leur assistance technique. Une vaste marche en avant de la foule Idée conduite par l’esprit Légion. La circulation décuplée ayant pour résultat la production et la consommation centuplées ; la multiplication de pains, de miracle, devenue réalité ; les cours d’eau endigués, ce qui empêchera les inondations, et empoissonnés, ce qui produira la vie à bas prix ; l’industrie engendrant l’industrie, les bras appelant les bras, l’œuvre faite se ramifiant en innombrables œuvres à faire, un perpétuel recommencement sorti d’un perpétuel achèvement, et, en tout lieu, à toute heure, sous la hache féconde du progrès, l’admirable renaissance des têtes de l’hydre sainte du travail. Victor Hugo, Introduction au Paris-guide de l’exposition universelle de 1869, Chapitre I « L’Avenir »

1 L’Exposition Universelle qui a eu lieu à Shanghai entre le 1er mai et le 31 septembre 2010 est l’aboutissement d’un long processus qui doit marquer la ville d’accueil, mais aussi la

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Chine face au monde et inversement le monde face à la Chine. En 2009, Pékin accueillait les Jeux Olympiques, en 2010 c’est Shanghai qui est mise en avant et en 2011 ce sera Canton qui accueillera les Jeux Asiatiques. Les trois grands pôles économiques et politiques de la Chine sont donc, l’un après l’autre, organisateur de grands rassemblements internationaux ou régionaux visant à montrer le meilleur de la Chine.

2 En ce qui concerne la municipalité de Shanghai, elle célèbre comme l’avait fait dans une certaine mesure l’exposition universelle de Paris en 1869, le progrès réalisé et propose une vision résolument optimiste de l’avenir. Les premières expositions de la fin du 19ème siècle ont montré la modernité telle que l’envisageait alors le monde européen de la « révolution industrielle ». Aujourd’hui, plus d’un siècle après et plusieurs crises internationales majeures plus tard, le concept est toujours autant source de dynamisme. A cela plusieurs raisons, d’abord le fait que pour de nouveaux pays qui revendiquent une place sur la scène internationale, l’organisation d’une exposition internationale permet cette reconnaissance à moindre coût politique et idéologique. « L’Expo 2010 Shanghai sera la première exposition universelle enregistrée auprès du Bureau international des expositions (BIE) qui aura lieu dans un pays en voie de développement.1 Hormis le Japon qui avait organisé deux expositions universelles en 1970 puis en 2005 à Osaka puis à Aichi, aucun autre pays asiatique n’avait jusqu’alors accueilli l’événement. Plusieurs expositions spécialisées ont été organisées au Japon (1975, 1985, 2005) et en Corée du Sud (1993, 2012). La Chine se devait donc de faire aussi bien que son rival nippon.

Comment organise-t-on une exposition universelle ?

3 Elle répond à des critères rigoureux imposés par le BIE. Cet organisme, basé à Paris, ne fut créé qu’en 1921 alors que la première exposition universelle de l’ère moderne avait eu lieu à Londres en 1851, les différents conflits en Europe retardèrent sa fondation. A ce jour 157 États en sont membres2 En tant qu’organisme international qui supervise les différentes expositions, le BIE fournit le cadre réglementaire à ces évènements mondiaux de prestige auxquels participent les pays du monde entier, les organisations internationales, les groupes de la société civile ainsi que les citoyens. La mission du BIE est d’assurer l’intégrité et la qualité des Expos afin qu’elles continuent à éduquer le public et à promouvoir l’innovation au service du progrès humain3.

4 Deux catégories de manifestations sont homologuées par le BIE : les expositions internationales enregistrées (communément appelées expositions universelles) et les expositions internationales reconnues. Elles sont soumises à des règles différentes.

Expositions universelles Expositions Internationales (Exposition Internationales Reconnues Spécialisées Enregistrées)

Durée 6 semaines à 6 mois 3 semaines à 3 mois

Fréquence Tous les 5 ans Entre 2 expos universelles

Thème Universel Précis

Surface Illimitée 25 hectares maximum

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Aménagement Chaque pays participant conçoit et Le pays hôte met des structures à construit son pavillon disposition des participants

Lieu Une ville capitale nationale ou régionale

5 La candidature est déposée par le gouvernement de l’Etat qui souhaite organiser l’événement au plus tôt neuf ans ou au plus tard six ans avant la date d’ouverture. Le dossier est tout d’abord examiné par la Commission Exécutive du BIE qui donne un avis en fonction du thème choisi, de la date, de l’emplacement, de la superficie du site, du nombre de visiteurs attendus et des modalités financières. Dans une seconde étape, le projet est soumis au vote des pays membres du BIE. Un même pays ne peut recevoir d’exposition (toute catégorie confondue) que tous les dix ans.

Le concept de ville mise en scène

6 « Une exposition universelle se caractérise par la vaste portée du thème choisi qui doit être un sujet d’intérêt et d’actualité pour l’ensemble de l’humanité. »4 Le thème retenu par la municipalité de Shanghai « Meilleure Ville, meilleure Vie » est suffisamment généraliste pour englober toute une série d’aspects très différents. Il s’inscrit aussi dans la lignée des expositions précédentes du troisième millénaire : Hanovre (2000) « L'Homme, la nature, la technologie ; économie d'énergie et d'espace », Aichi – Japon- (2005) « La sagesse de la nature », Saragosse (2008) « L'eau et le développement durable », ou futures comme Yeosu – Corée du sud- (2012) « Les océans, les côtes et la lutte contre le réchauffement climatique », Milan (2015) « Nourrir la planète ».

7 Comme le souligne Vincente Gonzalez Locestales, Secrétaire général du BIE5 les thématiques sur le développement des villes concernent aujourd’hui 60% de la population planétaire. En Chine, les métropoles d’importance sont nombreuses et le gouvernement central n’avait que l’embarras du choix. Wuhan, Chongqing, Canton et tant d’autres pouvaient se transformer en vitrine du développement urbain à la chinoise. Si comme le dit Pascal Ory « l’Exposition universelle est toujours un acte politique. Une sorte de garden-party du pouvoir en place qui met en scène sa propagande »6, alors elle ne pouvait se dérouler qu’à Shanghai. La métropole s’affirme de plus en plus comme une place financière de premier plan qui fournit des garanties indispensables au niveau international. C’est aussi une ville ouverte sur l’Occident qui redessine son passé au temps des Concessions et le met en valeur. L’Expo 2010 est donc intégrée dans ce double mouvement de modernisation architecturale et de conservation d’une partie du patrimoine urbain.

8 La manifestation eut lieu au cœur de la ville de Shanghai, comme le montre la carte ci- dessous. La municipalité de Shanghai explicite le concept de ville. Plusieurs usines ont été déplacées pour laisser l’emplacement libre sur les bords du Huangpu. Le fleuve sépare les deux parties de l’exposition : au sud les pavillons par pays et par thèmes ; au nord, les pavillons d’entreprises. Grâce aux nouveaux moyens de transports le site est assez proche des différents centres de Shanghai (la place du Peuple, le Bund ou Lu Jiazui).

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Carte 1 – Carte de localisation

Auteur : Florence Padovani ; conception : Jean-François Cuenot / Prodig, 2010.

9 Ces idées sont exprimées dans le discours officiel : « L’Expo 2010 Shanghai Chine est une fête mondiale organisée par le gouvernement chinois (…) les peuples du monde entier se réuniront à l’Expo Shanghai pour rêver au bel avenir de la « ville », à partir du thème de cette Expo. »7 Ce dernier point est important car il s’agit aussi, et peut-être surtout, d’une fête populaire.

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Illustration 1 - Une horloge à cristaux liquides qui indiquaient les jours restant avant l’ouverture de l’Expo et ensuite les jours depuis son ouverture.

Elle est située dans le métro à la station Place du peuple dans un grand hall que les voyageurs doivent traverser pour changer de ligne de métro. Auteur : Florence Padovani, 2010.

L’Expo 2010 : une fête populaire

10 La municipalité de Shanghai s’est fixée comme objectif de faire mieux que les autres villes organisatrices qui l’ont précédée. Le périmètre de l’Expo est vaste puisqu’il s’étend sur 530 hectares de part et d’autre du fleuve Huangpu. Sont attendus « 200 pays et organisations internationales, 70 millions de visiteurs (…) la Chine atteindra ainsi un nouveau record ».8 En terme de visiteurs, il est d’ores et déjà certain que leur nombre a fait exploser les records puisque 73 millions de visiteurs ont été enregistrés, dont 95% de Chinois. Certes l’objectif des cent millions d’entrées n’a pas été atteint mais il s’agit toutefois d’un événement phénoménal. Tous les jours les medias chinois se sont fait le relais des derniers chiffres. Dans les lieux publics et les transports en commun le nombre d’entrées était affiché heure par heure. Si au mois de mai les organisateurs s’inquiétaient de la faible fréquentation (une moyenne de 200 000 visiteurs par jour), les mois de juin, juillet et août ont dépassé les 400 000 en moyenne9. Fin septembre, plus de 57 millions de visiteurs ont fait le déplacement. Fin août la fréquentation a chuté, ce qui peut s’expliquer par la rentrée des classes et la fin des vacances pour nombre de Chinois.

11 Si la Chine utilise l’Expo comme levier pour faire la promotion de sa modernité et pour confirmer au monde qu’elle fait partie des pays qui comptent sur la scène internationale, il s’agit d’abord de mettre en scène le monde pour un public chinois. Les Jeux Olympiques de Pékin avaient été un grand moment pour la nation chinoise et la municipalité de

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Shanghai entend bien que l’Expo continue de faire vibrer la corde patriotique. Les pavillons des différents pays présents sur le site font d’ailleurs eux aussi, leur propre promotion.

Illustration 2 - Le pavillon de Taïwan

Situé non loin du pavillon de la Chine, il est plus petit, plus moderne dans son architecture. Il a attiré de nombreux visiteurs faisant la queue pendant de longues heures. Auteur : Florence Padovani, 2010.

12 S’il n’y a pas d’innovation aussi marquante que le tourniquet permettant de réguler le nombre de personnes entrant (inauguré lors de l’exposition de 1867) ou de bâtiment exceptionnel comme la tour Eiffel, les animations, les spectacles, les illuminations contribuent à une atmosphère digne d’un parc d’attraction. La majorité des Chinois qui viennent des provinces par cars entiers sont déjà enchantés d’être à Shanghai – ville qui attire chaque année nombre de provinciaux. On vient en famille ou avec des collègues de travail, les entreprises organisant des sorties à l’Expo et payant les droits d’entrées pour leur personnel. Les Shanghaïens ont eu droit à un billet d’entrée gratuit par famille, plus une carte de transport (équivalent à 10 euros). Les enfants (moins d’un mètre vingt) ne paient pas, ni les personnes âgées et celles qui les accompagnent. Les personnes âgées et à mobilité réduites n’ont pas besoin de faire la queue. Cette clause donne lieu à un véritable trafic de chaises roulantes aux portes de l’Expo : que ne ferait-on pas pour éviter cinq heures d’attente sous le soleil !

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Illustration 3 - Files d’attente sous le pavillon de la Chine

Auteur : Florence Padovani, 2010.

13 Parmi les témoignages recueillis10 sur place, la plupart des personnes interrogées se montraient ravies des spectacles africains, intéressées par les pavillons européens et surtout américain mais impressionnées par le pavillon chinois. Bien sûr, les critiques concernant les heures de queue interminables reviennent fréquemment. Il n’était pas rare durant l’été de devoir patienter pendant cinq à six heures pour pénétrer au rez-de- chaussée du pavillon chinois. La chaleur éprouvante (plus de 40° pendant l’été) rendait l’attente d’autant plus pénible et ceci malgré un système de brumisateur et des couloirs couverts pour patienter. En fait, il semble que pour les Chinois qui n’ont pas les moyens financiers de sortir du pays, l’Expo représente une possibilité d’avoir un accès direct à une certaine réalité extérieure. Cette dernière étant bien entendu montrée sous un prisme flatteur et souvent réducteur : la France romantique qui offre des lunes de miel à certains jeunes mariés, l’Italie antique montrant des sculptures romaines, les pays nordiques projetant des petits films ayant trait au ski de fond ou au sauna….

14 Il s’agit certes d’une fête populaire - et non d’une exposition spécialisée, donc plus technique ou scientifique. Pourtant on peut regretter que, malgré son slogan « meilleure ville, meilleure vie », peu de place ait été laissée aux questions environnementales. Les innovations quant à la ville du futur ou aux moyens de transport non polluants… sont très peu visibles11. La zone de la « meilleure pratique urbaine » est située de l’autre côté du fleuve Huangpu, sur Puxi. Il ne s’agit pas de la zone principale de l’Expo. Elle est beaucoup moins développée, considérée comme professionnelle et, bien que nous n’ayons pas les chiffres de fréquentation par zone, il semble qu’elle n’ait pas attiré de grandes foules. La ville écologique de Dongtan (sur l’île de Chongming) qui devait être achevée au moment de l’Expo est restée à l’état de projet. D’autre part, si le pavillon chinois est

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impressionnant par sa taille qui domine tous les autres, par sa couleur rouge qui le met bien en valeur et par sa position au bord de l’axe central, son architecture est très classique. « Ses idées conceptuelles peuvent être résumées comme Couronne orientale, Chine prospère, Grenier du monde, Peuple riche. Sa position spatiale et son orientation montrent les idées de la philosophie orientale sur la relation entre le ciel et la terre. (…) sur la façade en galerie circulaire sont imprimés les noms des dynasties chinoises pour symboliser la longue histoire de la Chine ».12 Pour les quelques visiteurs pouvant accéder aux étages supérieurs (uniquement sur invitation ou avec un groupe), la leçon d’histoire continue. Un guide explique que le rouleau de peinture animé par des techniques informatiques représente la Chine éternelle13, de même que le chariot de bronze emprunté pour l’occasion au musée de la province du Shaanxi. Quant au court montage projeté sur un écran panoramique, il ne cite que des propos de Confucius. A force de faire référence à la « Chine éternelle », on a du mal à voir celle de demain.

Illustration 4 - Le pavillon de la Chine

Au premier plan, l’un des moyens de transport électrique utilisé pour sillonner l’Expo. Auteur : Florence Padovani, 2010.

L’aménagement de la ville

15 Pendant plusieurs mois avant l’événement, afin d’accueillir dignement les visiteurs, Shanghai fut en chantier. Pas un seul quartier ne fut épargné par les travaux.

16 Des restructurations considérables ont été entreprises notamment en matière de transport. L’aéroport de Hongqiao a été agrandi et modernisé, celui de Pudong bénéficie d’un second terminal. Un port accueillant surtout des passagers a été construit dans le prolongement du Bund, en face de la tour de la télévision. Plusieurs autoroutes

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permettant une meilleure intégration au réseau routier de la région (entre la province du Jiangsu, celle du Zhejiang et la municipalité de Shanghai) ont été construites. Shanghai va donc profiter de nouvelles voies de communication régionales et nationales – les autoroutes étant raccordées avec celles menant à Pékin, au Shandong ou les provinces du sud. Les liens dans la région du delta du Yangzi se trouvent encore renforcés. Au niveau de la ville elle-même, en plus de l’extension du réseau de métro déjà existant, la ligne 13 est spécialement dédiée à l’Expo (allant de Madang lu au pont Lupu (site de l’Expo côté Puxi) au terminus Expo – côté Pudong). Un service fluvial desservant le site a lui aussi été mis en place ainsi que des bus. Peu de temps avant l’ouverture de l’Expo l’île de Chongming a été reliée à la terre ferme (Jiangsu d’un côté et Shanghai de l’autre) par un ensemble de ponts et de tunnels. Une partie des usines qui restaient au cœur de la ville ont été délocalisées sur la première île de Changxingxiang.

17 De même qu’à Pékin, de vieux quartiers de Shanghai ont été soit détruits laissant la place à des immeubles de haut standing, soit transformés en espace culturels, soit démolis et non reconstruits (dans ce cas de grandes affiches cachent le matériel de chantier pour faire meilleure impression). Un certain nombre de sites ayant le label Expo 2010 tentent de retenir les visiteurs pour quelques jours, mais il semble que la majorité des visiteurs arrivent en bus et repartent le jour même ou le lendemain. Les chiffres d’occupation des hôtels ne sont pas encore connus, ni même les retombées économiques pour la ville mais on peut penser que les objectifs ne sont pas remplis. Les hôtels étaient loin d’être pleins et les conférences internationales qui avaient été ajournées pour ne pas causer une trop grande tension sur les capacités d’accueil ont finalement pu avoir lieu.

Illustration 5 - La mascotte de l’Expo (Haibo Trésor de la la mer) et le slogan « Better city, Better life » omniprésents dans la ville avant et pendant la manifestation

Auteur : Florence Padovani, 2010.

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18 L’exposition universelle de Shanghai a été une grosse opération de communication pour la Chine. Comme les autres pays organisateurs, elle a montré sa puissance et en jouant sur la corde sensible du nationalisme, elle a réalisé une opération de promotion à son profit. Il s’agissait d’un symbole important. Après les Jeux Olympiques, une nouvelle fois, la Chine voulait prouver au monde qu’elle était un partenaire à rang égal avec les pays les plus riches de la planète. Avec son rival japonais, ce sont les deux seuls pays d’Asie à avoir organisé ces deux grands événements internationaux. La fête populaire a été réussie et les Chinois ayant fait le déplacement garderont sûrement un sentiment de fierté nationale. La ville de Shanghai quant à elle n’en sortira peut-être pas bénéficiaire financièrement mais elle aura gagné de nouvelles infrastructures notamment en matière de transport qui resteront après la fin de l’exposition. La ville a aussi bénéficié d’un grand programme de remise à neuf et de rénovation – dont on peut regretter parfois le manque de modération et la précipitation- mais qui a amélioré certains espaces chargés d’histoire comme le Bund.

19 Peut-être sous la pression de forces globalisantes, d’idées générales acceptées par la majorité des Etats, le discours qui sous-tend l’exposition et la façon de le mettre en scène sont restés très convenus et s’ils sont fédérateurs, à l’échelle de la Chine comme à l’échelle internationale ils n’en manquent pas moins de vision originale et de questionnement. L’ambition affichée par la BIE est d’adresser une question qui affecte « l’ensemble de l’humanité ». Effectivement, les problèmes liés à la ville et au mieux vivre en zone urbaine concerneraient la moitié de la population mondiale.

20 L’exposition a donc rempli son rôle de communication à usage interne en faisant la promotion d’un nationalisme triomphant. Au niveau international, la communication a très bien fonctionné puisqu’elle a montré l’importance de la Chine et sa capacité à organiser des manifestations de grande ampleur comme une exposition universelle. Par contre, elle n’a pas suffisamment répondu au défi que représente la vie citadine pour la moitié de la population mondiale.

BIBLIOGRAPHIE

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Expositions universelles, 2010. Le Monde Dossiers & Documents, n° 399, juillet août 2010.

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Houdart S., 2006. Un chaos savamment ordonné…- L’élaboration conceptuelle de l’Exposition internationale japonaise de 2005. Ateliers, n° 30, p. 35-62.

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Houdart S., 2003. Exposer la nature d’hier, construire la nature de demain – L’Exposition Internationale japonaise de 2005. Thématique V : « Rapports au corps et à l’environnement », Atelier 14. http://www.reseau-asie.com/

Hugo V., 1867. Introduction au Paris-guide de l’exposition universelle de 1869. Paris, Librairie internationale, chapitre I « L’Avenir ».

Ory P. Les Expositions universelles, de 1851 à 2010 : huit fonctions de la modernité; Conférence mise en ligne par l’Ambassade de France en Chine, http://www.franceshanghai2010.com/ spip.php?article1128

NOTES

1. Aperçu sur l’Expo 2010 Shanghai Chine, (2009), Beijing, Groupe d’Edition de Chine, p.1. 2. « La présente Convention est ouverte à l'adhésion, d'une part, de tout Etat, soit membre de l'Organisation des Nations Unies, soit non membre de l'ONU qui est Partie au statut de la Cour Internationale de Justice, ou membre d'une institution spécialisée des Nations Unies, ou membre de l'Agence Internationale de l'Energie Atomique et, d'autre part, de tout autre Etat dont la demande d'adhésion est approuvée par la majorité des deux tiers des Parties contractantes ayant droit de vote à l'Assemblée Générale du Bureau. Les instruments d'adhésion sont déposés auprès du Gouvernement de la République Française et prennent effet à la date de leur dépôt ». Convention du BIE, art. 35. 3. Convention du BIE, art. 1. 4. http://www.bie-paris.org/site/fr/expos/expo-universelles.html 5. « La multiculturalité, l’ouverture aux autres… C’est le fondement des Expos ! » in Expositions universelles- Le Monde Dossiers & Documents, 399 – juillet août 2010. 6. « L’Expo est toujours un acte politique » in Le Monde Dossiers & Documents, op. cité. 7. Aperçu, p. 1. 8. Aperçu, p. 5. 9. http://fr.expo2010.cn/Service/keliutj/index.htm (Site officiel de l’Expo 2010) 10. L’auteur a visité l’Expo à deux reprises en juin et juillet. L’échantillonnage étant réduit (une trentaine de personnes interrogées) nous ne pouvons en tirer de conclusion définitive ; nous nous appuyons donc aussi sur les commentaires de collègues et amis chinois ainsi que sur les émissions télévisées, dédiées à l’Expo, suivies pendant l’été. 11. Nous avons mentionné les transports électriques dans l’enceinte de l’exposition. Certains pavillons ont été conçus de manière innovante, tel le bardage qui recouvre le pavillon finlandais, composé de plaques blanches en papier et plastique recyclés. La plupart des pavillons ont d’ailleurs tenté d’intégrer des matériaux recyclables. 12. Aperçu, p. 49-50 13. Il s’agit du Marché à l’époque du festival Qingming – rouleau datant de la dynastie des Song. C’est l’un des tableaux les plus célèbres de la peinture chinoise classique.

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RÉSUMÉS

L’article explique d’abord le processus d’organisation d’une exposition universelle, avant de montrer comment le montage fait à Shanghai présente plus la Chine face à son histoire et à sa population plutôt que la Chine face au monde. Grande fête populaire « l’Expo Shanghai 2010 » ne fournit que peu de pistes pour l’aménagement des villes du futur.

First the article explains what are the different processes to organize a World Exposition, then it shows that in Shanghai it was done in such a way that the emphasis was more on China facing its own history and its own population rather than China facing the world. « Shanghai Expo 2010 » was a huge popular fair which did not provide many hints for the future urban planning.

INDEX

Mots-clés : aménagement urbain, exposition universelle, Shanghai

AUTEUR

FLORENCE PADOVANI

Florence Padovani est Maître de conférences à l'Université Paris I et membre associée de l'UMR Prodig. [email protected]

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BP « Deepwater Horizon » du Golfe du Mexique à l’Afrique : un tournant pour l’industrie pétrolière ? BP “Deepwater Horizon” from the Gulf of Mexico to Africa : a turning point for the Oil Industry ?

Géraud Magrin et Bopp van Dessel

« Un coup de dé jamais n’abolira le hasard » Mallarmé, 1897

Introduction

1 Jusqu’ici, les débats sur le rythme et les formes de l’inévitable transition énergétique d’un monde dépendant d’une consommation croissante de ressources naturelles non renouvelables s’étaient concentrés sur le peak oil (pic du pétrole) - seuil où la production mondiale de pétrole commencera à décliner en valeur absolue du fait du tarissement des réserves aisément exploitables. On a aussi envisagé – avant l’échec du sommet de Copenhague de décembre 2009 - la possibilité qu’un « pic atmosphère propre » survienne plus tôt (Sterner, Persson, 2007) : que l’évidence de l’imminence d’un changement climatique d’origine anthropique et les coûts économiques associés catalyse les changements nécessaires. Par ses conditions géographiques – en off shore profond à proximité d’écosystèmes à haute valeur, dans les eaux territoriales du premier consommateur mondial de pétrole - son ampleur, sa durée et ses conséquences probables à terme sur l’accès aux hydrocarbures, l’explosion de la plateforme Deepwater Horizon mandatée par British Petroleum (BP), survenue le 20 avril 2010 au large des côtes de la Louisiane, dans le Golfe du Mexique, pourrait participer d’un « pic de pollution », et ainsi contribuer à ces mutations. En effet, tout laisse à penser que cet événement donnera lieu à la plus grande pollution de l’histoire pétrolière des Etats-Unis, voire du monde. Alors que l’off shore profond

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apparaissait comme une des ultimes frontières pétrolières, cet accident en montre le prix écologique, mais aussi économique et politique.

2 « Sur le Vif », alors que l’opérateur BP vient de mettre un terme à trois mois de fuite de pétrole intense aux conséquences écologiques insondables1, il s’agit ici de proposer quelques éléments de mise en perspective sur ce que nous dit cette catastrophe des enjeux environnementaux actuels de l’industrie des hydrocarbures, de la manière dont les risques sont appréhendés et gérés, et des leçons qui pourraient en être tirées dans d’autres contextes off shore très différents, comme ceux des côtes africaines. Cette mise en perspective utilise des articles parus dans différents médias pour le rappel des faits, l’analyse de R. Steiner, de la commission CEESP2 de l’Union mondiale pour la nature (UICN), sur les impacts écologiques (Steiner, 2010), et plus largement l’expérience des auteurs au sein du Panel scientifique indépendant sur les activités pétrolières et gazières en Mauritanie (van Vliet et al., 2009), ainsi que les acquis de recherches menées au sein du Cirad ces dernières années, abordant sous un angle critique la notion de « malédiction des ressources naturelles » (Magrin, van Vliet, 2009 ; van Vliet, Magrin, 2009).

Les impacts visibles et invisibles de la pollution BP Deepwater Horizon au 5 juin 2010

Réalisation cartographique : Geneviève Decroix, UMR 8586 Prodig.

L’explosion, ses suites et ses impacts

Un accident qui dure

3 Le 20 avril 2010, au niveau du « Mississippi Canyon 252 » du gisement de Macondo, situé à 80 km des côtes de Louisiane, une violente explosion détruisait la plateforme de forage Deepwater Horizon, provoquant le décès de onze personnes. Affrétée par BP3, la plateforme était la propriété du sous-traitant suisse Transocéan. Un autre sous-traitant,

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l’américain Halliburton, était chargé de l’obturation du puits d’exploration. Le système de prévention d’explosion, le BOP (Blow Out Preventer), n’a pas fonctionné, quand les engins de forage ont rencontré une poche de gaz à très haute pression, par 1 500m de fond. L’ampleur et la durée de la fuite restent mal connues : la compagnie British Petroleum reconnut d’abord 1 000 barils4 par jour de pétrole échappé en mer à partir du puits, puis 5 000 courant mai, avant qu’un groupe d’experts missionné par l’administration américaine n’envisage, fin mai, un niveau nettement supérieur de 12 à 19 000 barils par jour depuis l’explosion. Ainsi, la communication régulière mise en œuvre depuis le 20 avril par BP n’empêche pas la pire marée noire de l’histoire américaine d’apparaître comme un modèle de dissimulation (Millot, 2010). La fuite aura connu une intensité maximale du 20 avril au 5 juin, soit durant 45 jours, puis se prolongea de manière atténuée durant quelques semaines. Ce n’est que le 5 août que BP annonça le colmatage du puits ; les rejets en mer accumulés étaient alors estimés à près de 5 millions de barils. La profondeur a rendu les interventions successives pour mettre fin à l’écoulement extrêmement difficiles. Une des grandes surprises causée par l’accident aux autorités américaines comme aux observateurs avertis a été l’absence totale de plan d’intervention opérationnel adapté. Les tentatives de réparation menées par BP ont été sanctionnées par des échecs, maladroitement soulignés par les services de communication qui, avant chaque nouvelle étape, laissaient espérer aux médias un succès rapide, aussitôt démenti. On a d’abord essayé de mettre le puits défectueux sous une cloche énorme de 90 tonnes de ciment, que l’on a du retirer en catastrophe du fait des risques d’explosion causés par la formation de cristaux d’hydrate de méthane. On a ensuite essayé d’injecter des boues de forage lourdes dans le puits pour l’obturer (« top kill »), puis tenté un « junk shot » (injection de pneus déchiquetés et de balles de golf). Finalement, l’entonnoir posé le 4 juin a d’abord réduit la fuite, avant que des travaux ultérieurs d’étanchéification du dispositif portent leurs fruits début août. Parallèlement à ces opérations, le creusement de deux puits de secours à côté du « Mississippi Canyon 252 » a fait baisser la pression. Ainsi, comme dans la plupart des accidents industriels comparables, on a vu la compagnie chercher à minimiser autant que possible l’importance de l’événement, tout en mettant en valeur ses propres réponses (Steiner, 2010). La difficulté patente à reprendre le contrôle technique de la situation a rendu ses efforts de communication inefficaces, voire contreproductifs – exaspérant l’administration américaine et le président Obama, mis en difficulté face à son opinion publique5.

4 Comme toujours en pareils cas, l’accident est du à une combinaison d’erreurs humaines et d’aléas physiques. Les explosions de forage ne sont pas rarissimes dans l’industrie pétrolière : aux Etats-Unis seulement, 39 ont eu lieu au cours des 16 dernières années, dont la moitié, comme ici, causés par des problèmes d’obturation des puits (Steiner, 2010). Ce qui donne à l’accident de Deepwater Horizon un relief particulier, c’est la grande profondeur à laquelle il a eu lieu, qui rend les réponses extrêmement complexes. Or, il est avéré que BP, pour gagner du temps et de l’argent, n’a pas mis en œuvre ici les meilleures technologies disponibles. Des signaux inquiétants reçus plusieurs semaines avant l’explosion n’ont pas été interprétés correctement et n’ont pas conduit à interrompre le forage. Le système de prévention d’explosion n’était pas équipé des commandes à distance infrarouge utilisées par exemple par Total ou par Shell en off shore profond. La qualité du coffrage permettant d’isoler le puits a été mise en cause – des rumeurs insinuant que le ciment retenu était trop fin, ou trop fragile. Surtout, le forage

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ne s’est pas accompagné de la réalisation parallèle d’un puits de secours, dispositif rendu obligatoire par la Norvège, le Brésil ou le Canada pour les opérations en off shore profond dans des contextes sensibles (comme l’océan arctique canadien) – qui permet de gagner du temps en cas d’accident et d’en limiter les impacts (Steiner, 2010), mais double quasiment le coût du forage... Enfin, les proximités humaines entre les majors du pétrole et les services fédéraux chargés d’octroyer les permis de forer et de surveiller la sécurité – passage de cadres de l’une à l’autre organisation au cours de leur carrière - ont également été invoquées pour expliquer le laxisme dont les autorités de contrôle ont fait preuve dans le suivi de cette opération à risque (Lesnes, 2010).

Un désastre partiellement invisible

5 Les impacts de cet accident seront énormes. Mais du fait de la très grande profondeur du puits, de l’incertitude sur la direction des transports par les courants marins et de la durée de l’écoulement du pétrole6, ils seront difficiles à connaître. Ils risquent de se manifester à des distances considérables. Au-delà de la pollution des côtes de la Louisiane et de celles du Texas et de Floride, on n’exclut pas un transport par les courants marins vers Cuba, voire, par le Gulf Stream, sur le versant atlantique de la Floride, et de là vers l’Europe. Ils se révéleront aussi sur un temps plus long que celui de l’émoi médiatique, qui s’apaisera avec le colmatage du puits et l’émergence d’autres sujets d’actualité. Quoi qu’il en soit, Deepwater Horizon sera au minimum comparable au plus grand accident dans l’histoire des fuites pétrolières, qui eut lieu dans le même Golfe du Mexique en 1979, où le puits Ixtoc 1 de la Pemex perdit 130 millions de gallons en 9 mois (Steiner, 2010), dont 30 à 50 % furent brûlés7. Les médias ont mis l’accent sur l’impact environnemental des nappes de pétrole qui souilleront les écosystèmes côtiers riches en biodiversité de Louisiane, voire de Floride. De fait, de nombreuses espèces terrestres ou aquatiques sont concernées – 600 selon l’État de Louisiane (445 espèces de poisson, 45 de mammifères, 32 de reptiles et 134 d’oiseaux) (Steiner, 2010)8. Les activités économiques qui en dépendent – pêche, aquaculture, tourisme, déjà éprouvées par les conséquences de l’ouragan Katrina en 2005 – le sont également. Les séquelles environnementales seront sans doute atténuées en Louisiane plus vite que lors de la pollution de l’Exxon Valdez (1989), qui avait touché les côtes de l’Alaska, du fait des conditions climatiques tropicales, qui permettront une oxydation plus rapide des huiles toxiques. Mais les impacts les plus profonds et les plus graves concerneront probablement les écosystèmes marins profonds, par définition peu visibles, les moins bien connus, et où les températures froides et l’absence de lumière ne favoriseront pas la biodégradation du pétrole. La pollution affecte en effet d’ores et déjà une colonne d’eau de 1 500 m, et touchera des écosystèmes pélagiques fragiles, des fonds coralliens, le zooplancton à la base d’une riche chaîne alimentaire allant des crevettes à de grands mammifères (dauphins) (Steiner, 2010).

6 L’impact de la catastrophe sera aussi financier. La loi américaine dans ce domaine limite la responsabilité des entreprises à 75 millions de dollars, sauf si une négligence manifeste est prouvée. Gageons que de grandes batailles juridiques comme elles savent se développer sous les cieux étatsuniens adviendront pour l’établir, tant la somme en question est dérisoire face aux dommages écologiques et économiques. Quoi qu’il en soit, la perte principale pour BP se situe pour le moment du côté de son image et de sa capitalisation boursière : l’entreprise avait perdu en juin 2010 un tiers de

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sa valeur depuis l’accident. Elle s’est engagée devant le gouvernement américain à payer l’intégralité de la facture liée à la catastrophe, car les États-Unis sont un pays essentiel dans le dispositif mondial de la compagnie, qui y réalise 26 % de sa production, 40 % de ses ventes, le tiers de son chiffre d’affaires9. Les dépenses engagées en réponse à la crise, estimées à un peu plus d’1 milliard de dollars en juin, ont semblé d’abord peser peu en regard des 6 milliards de bénéfice affichés au premier semestre de l’année. Les spécialistes estimaient alors que, jusqu’à 20 milliards de dollars, la survie de l’entreprise n’était pas menacée. Mais ces estimations sont ensuite passées – en septembre - à 30 milliards de dollars. Les incertitudes sur le coût final de l’indemnisation des dommages de Deepwater Horizon (voir Ofiara, Seneca, 2009) semblent écarter pour le moment toute tentation d’OPA (Offre publique d’achat) hostile. Le changement du directeur général de la compagnie – l’américain B. Dudley remplaçant le britannique T. Hayward – paraît surtout répondre au besoin de corriger l’image de l’entreprise et d’améliorer ses relations avec l’administration américaine. Si l’accident de Bhopal (1984) avait bien eu raison de l’Union Carbide, le naufrage de l’Exxon Valdez n’a pas empêché Exxon de devenir quelques années plus tard la première entreprise du monde. L’industrie pétrolière est unique par sa place centrale dans le fonctionnement de l’économie monde actuelle.

Une déveine ?

7 L’explosion de Deepwater Horizon est-elle due seulement au manque de chance ou a-t- elle d’autres significations ? Les deux bien sûr, comme toujours quand il est question de risque et d’accident industriel.

Comble de hasard

8 La catastrophe qui vient d’avoir lieu dans le Golfe du Mexique aurait pu avoir lieu, avec, au minimum, de semblables conséquences, en maints autres endroits du globe. D’une certaine façon, le lieu et les acteurs concernés sont emblématiques, mais d’une façon inattendue, car ils ne semblaient pas les plus exposés à un tel risque de pollution majeure. Transocéan n’est pas novice dans le domaine, puisqu’elle est le leader mondial du forage en off shore profond. Mais surtout, parmi les majors - où les standards en matière de santé, d’environnement et de sécurité10 sont d’ordinaire les plus élevés du monde pétrolier, largement harmonisés au sein de l’International Association of Oil and Gas Producers (OGP) - BP apparaissait, au moins depuis le début des années 2000, comme la plus en pointe en matière de responsabilité sociale et environnementale d’entreprise (Bezat, 2000). Alors que Shell portait le fardeau de quatre décennies d’héritages dans les bouches du fleuve au (environnement, insécurité), qu’Exxon n’était pas totalement exonérée de l’Exxon Valdez, que Total charriait les souvenirs d’Erika (1999) côté environnement, d’Elf et de la Françafrique côté politique, BP faisait figure de compagnie modèle : au-delà de son nouveau logo vert, de son slogan (beyond petroleum : au-delà du pétrole) et de ses investissements dans le solaire et les énergies renouvelables, elle a passé des accords avec la grande ONG Human Rights Watch et appuyé l’Initiative sur la transparence dans les industries extractives (ITIE) lancée par le gouvernement britannique en 2003 (voir Magrin, 2007). Cependant, l’arrivée à la tête de BP de Tony Hayward en 2007 aurait été suivie de quelques changements en la matière. La mise en avant de la rentabilité économique expliquerait que les dispositifs de sécurité les plus performants n’aient pas

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été ici déployés (Bezat, 2010). De même, il est surprenant que la catastrophe ait eu lieu aux États-Unis, où la réglementation sur l’activité pétrolière, notamment off shore, est une des plus strictes du monde, où la société civile, en particulier dans le domaine de l’environnement, est très active et influente…et malheureux qu’il soit survenu durant la présidence de Barack Obama, a priori plus sensible aux enjeux environnementaux que son prédécesseur, Georges Bush, qui avait affiché une proximité étonnante avec les milieux pétroliers. La conscience environnementale du président démocrate semblait devoir le tenir éloigné de la complaisance des Républicains pour l’industrie pétrolière, manifestée par le célèbre « drill, baby, drill ! », de la candidate à la vice-présidence Sarah Palin, sénateur de l’Alaska. Pour comble, le 5 avril 2010, le président américain avait levé le moratoire qui pesait depuis 20 ans sur les forages en mer, dans le cadre d’un compromis destiné à faire accepter par des élus républicains son projet de loi sur le climat. Cette mesure a été logiquement abrogée dès le 30 avril, une semaine après l’explosion de la plateforme, et l’exploration suspendue, notamment dans les mers de Beaufort et de Chuchki, en Alaska (Lesnes, 2010). Si une telle catastrophe a été possible pour une plateforme BP aux États-Unis, elle semble donc possible partout dans le monde.

Une analyse du risque biaisée

9 Les dysfonctionnements de l’analyse des risques et des mesures de gestion afférentes sont révélateurs des tensions qui caractérisent aujourd’hui l’industrie pétrolière mondiale. Les industries pétrolière et gazière ont beaucoup progressé au cours des dernières décennies sur le plan technique. Les technologies sont aujourd’hui en elles-mêmes plus sûres que jamais. Les modèles de calcul des risques, basés sur les données des projets passés, sont traduits en probabilité d’accident. Ils parviennent le plus souvent à la conclusion que le risque d’explosion (perte de contrôle complet des opérations avec destruction des infrastructures) est de l’ordre de 10-9 (une chance sur un milliard), c’est- à-dire infime. Or, la catastrophe de BP a eu lieu, alors que ce qui s’est passé (un choc sur une poche de gaz à haute pression non absorbé par le BOP), n’arrive quasiment jamais, selon les spécialistes du pétrole… Faut-il seulement incriminer la malchance ? Non, car le contexte géographique d’opération n’a rien de banal : la grande profondeur change tout à l’analyse du risque. De fait, depuis la fin des années 1990, les marchés pétroliers sont sous tension, ce qui se traduit par des niveaux de prix élevés11. Au-delà des soubresauts géopolitiques qui affectent tel ou tel producteur – Irak, Nigeria, Venezuela, etc. – la tendance de fond est caractérisée par une augmentation de la demande mondiale, liée notamment à la croissance des grands pays émergents (Chine, Inde, Brésil…) et au niveau de consommation des autres12, et par la diminution des réserves facilement exploitables. De plus, au terme d’une longue évolution sociopolitique, des compagnies nationales maîtrisent à présent les plus grandes réserves d’hydrocarbures (Arabie Saoudite, Venezuela, Russie, Algérie). Le segment le plus réactif aux fluctuations de la demande et doté du plus fort capital d’investissement, constitué par les majors du pétrole et les autres compagnies internationales, ne contrôle plus au mieux que 25 % des réserves mondiales (Ramsay, 2010). Ces compagnies sont donc amenées à évoluer dans des contextes de plus en plus exigeants : off shore et puits ultra-profonds, gisements fragmentés, milieux arctiques,

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situations géopolitiques très instables, contexte de faible gouvernabilité… le raisonnement basé sur la maîtrise technologique devient dès lors de peu d’utilité en matière de gestion du risque. Car les calculs de probabilité du risque – basés sur des statistiques qui ne peuvent pas exister, puisque chaque nouveau projet dans ces conditions extrêmes est inédit - relèvent de la devinette quand il s’agit d’opérer sur de telles frontières. L’accident de Deepwater Horizon nous rappelle qu’un faible risque n’est pas un risque nul. Or, BP a géré ici une faible probabilité d’accident comme une absence totale de probabilité13, ce qui a permis de se passer de toute planification de réponse d’urgence à un accident de ce type. Une probabilité d’un sur un milliard peut correspondre pour un ingénieur à une absence de risque, pas pour un homme politique ou un riverain… l’évaluation des risques est aussi affaire de perception.

10 Un autre élément d’erreur – ou d’illusion ? – renvoie à l’efficacité des méthodes d’intervention déployées en réponse à la marée noire pour en atténuer les effets. Les acteurs du milieu pétrolier savent bien que, lorsque les fuites sont importantes et les conditions adverses (vagues, courants, voire tempêtes, puisqu’on est entré début juin dans la saison des cyclones dans le Golfe du Mexique ; pétrole dans la colonne d’eau), toute la batterie des méthodes de lutte (barrages flottants, boudins, dispersants, dilution, écrémage, écopage) ne produit guère de résultats : c’est en moyenne au maximum 10 % des huiles qui sont récupérées (Steiner, 2010)14. De fait, ces mesures, abondamment médiatisées, servent à rassurer l’opinion par la mise en spectacle d’une action laissant penser à une prise de contrôle de la situation par l’opérateur et/ou les pouvoirs publics. Les enjeux psychologiques et politiques ne sont pas étrangers aux choix opérés : la mobilisation de gardes civils, voire de volontaires, cristallisant un certain anthropocentrisme, accrédite l’idée que le pétrole ne pollue qu’en arrivant sur la côte. Les pollutions de plages – traumatisantes pour les habitants et leurs élus – ne sont pas les plus irréversibles, car le nettoyage y est relativement aisé. En revanche, quand les hydrocarbures pénètrent les marais littoraux, les interventions peuvent avoir sur les écosystèmes des effets encore plus nocifs que les polluants eux-mêmes. Le contexte d’eaux profondes, à nouveau, fait une grande différence avec les conceptions habituelles des pollutions pétrolières : le pétrole met du temps à remonter à la surface, et seule une partie des huiles y parvient. Les connaissances sur ce qui se passe en profondeur restent limitées. Pour éviter les images d’oiseaux mazoutés, de plages et de marais pollués, on a utilisé ces dernières semaines dans le Golfe du Mexique la plus grande quantité de dispersants de l’histoire des réponses anti-pollution. Or, le dispersant utilisé (Corexit 9500) serait toxique, et son mélange avec le pétrole davantage encore (Steiner, 2010). Ce qui est bon pour les oiseaux ne l’est pas forcément pour les poissons : l’usage abondant des dispersants transfère la pollution vers le fond. Il répond davantage à des enjeux de communication envers l’opinion qu’à des objectifs rationnels de limitation des dégâts écologiques.

Lecture africaine et possibilités de bifurcation

11 Les causes qui ont rendu possible la catastrophe de la plateforme Deepwater Horizon sont très répandues dans le monde : un faible risque considéré comme nul, une confiance illusoire dans des moyens d’intervention… Il est intéressant de lire cet événement par le

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prisme de la gestion du risque environnemental pétrolier ailleurs dans le monde, notamment en Afrique.

Un écho outre-atlantique : l’Afrique face au risque environnemental pétrolier

12 Comme l’ont pertinemment écrit des journalistes de Jeune Afrique (Meyer, Martin, 2010), une catastrophe semblable à celle dont il est ici question ne serait pas étonnante le long des côtes africaines. Une vingtaine de plateformes flottantes de production opèrent dans le Golfe de Guinée en off shore profond, de la Côte d’Ivoire à l’, et, plus récemment, en Mauritanie. Des explorations beaucoup plus nombreuses y sont réalisées. Les standards internationaux suivis par les grandes compagnies sont les mêmes que partout ailleurs. Mais les imperfections des législations nationales ouvrent parfois des brèches qu’elles peuvent utiliser à leur profit15. Surtout, la faiblesse des capacités gouvernementales de suivi et de contrôle est de nature à en limiter l’efficacité (van Vliet et al., 2009). Le cycle de vie des installations influence aussi la probabilité des accidents : les infrastructures les plus anciennes ne concernent pas l’off shore profond, qui ne s’est développé que depuis le début des années 2000. Mais on peut logiquement imaginer que des moments plus dangereux approchent. Par ailleurs, la concurrence très vive qui oppose aujourd’hui les compagnies du monde entier dans ce qui apparaît comme une des dernières lices des compétitions pétrolières (Copinschi, Noël, 2005), pourrait produire une sorte de dumping environnemental. Ces rivalités opposent les anciennes majors américaines et européennes à des entreprises indépendantes de toutes origines et à des compagnies privées ou nationales appartenant à des pays émergents (la malaysienne Petronas, la brésilienne Petrobras, la chinoise Sinopec, etc.), dont les standards ne semblent pas aussi élevés, et qui semblent a priori moins sensibles à leur image environnementale que les premières. En l’absence de capacités gouvernementales d’intervention en cas d’accident grave, les compagnies se reposent sur l’Oil Spill Response Limited (OSRL) de Southampton, une entreprise spécialisée capable de déployer rapidement des moyens importants… mais dans les limites signalées plus haut d’une intervention qui intervient trop tard. En l’absence de lois africaines sur la réparation des dommages écologiques (Meyer, Martin, 2010), il est à craindre que les batailles juridiques qui naîtraient d’une éventuelle pollution ne tournent au désavantage des États du continent – d’autant que ceux-ci se trouvent dans une situation d’asymétrie face aux grandes compagnies qui n’est pas comparable à la position du gouvernement de la première puissance mondiale : le chiffre d’affaires d’Exxon, première entreprise mondiale, est supérieur au PIB réuni d’une vingtaine de pays africains les plus pauvres (Magrin, van Vliet, 2009).

13 La Mauritanie fournit un exemple intéressant de ces enjeux. L’activité pétrolière y est récente – un premier gisement off shore, Chinguetti, est exploité depuis 2006, par l’australien Woodside puis par Petronas. Les capacités gouvernementales de gestion des risques environnementaux pétroliers sont encore limitées (pas de plan de réponse en cas de pollution, des capacités techniques et organisationnelles insuffisantes en matière de suivi et de réaction, etc.). Or, l’océan mauritanien présente des écosystèmes d’une très grande richesse, dont l’importance écologique et économique est à la fois locale, sous- régionale (reproduction de nombreuses espèces de poissons et crustacés de l’Afrique de l’Ouest dans les herbiers du banc d’Arguin) et internationale (halte et lieu de

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reproduction pour de nombreux oiseaux migrateurs) (Kloff, Wicks 2004, van Vliet et al., 2009). Dans l’off shore mauritanien comme ailleurs dans le monde, la prospection pétrolière mobilise des technologies de plus en plus sophistiquées permettant d’intervenir en eau profonde (jusqu’à 2 000 m environ), puis de creuser des puits très profonds. Le forage Cormoran actuellement mis en œuvre par l’entreprise écossaise Dana dans le bloc n° 7, au large du golfe d’Arguin, est plus ambitieux encore que celui de Deepwater Horizon (un puits de 5 000 m de profondeur creusé à 1 500 m sous le niveau marin (voir Dana, 2009)). Aucun plan B n’est disponible en cas de catastrophe, en dehors de la réponse conventionnelle – le recours à l’OSRL de Southampton -, dont on mesure bien la totale insuffisance à une profondeur pareille à l’aune de l’expérience de Deepwater Horizon. Les conséquences socioéconomiques d’une pollution massive du banc d’Arguin16 ou des zones d’ up welling intense des eaux mauritaniennes seraient considérables, dans la mesure où la pêche – industrielle et artisanale – constitue un pilier national de l’économie et de l’emploi, en Mauritanie et dans les pays voisins (Sénégal, Maroc). La « malédiction des ressources naturelles » souvent observée en Afrique (Rosser, 2006) serait-elle vouée à y élargir ses formes17, à travers une multiplication des crises environnementales causées par les hydrocarbures ? Le pire n’est pas toujours sûr. Dans le contexte des années 2000, la mise en exploitation de nouveaux gisements pétroliers en Afrique, off shore comme on shore, semble aussi avoir ouvert des espace de bifurcation (Capoccia, Kelemen, 2007) pour des systèmes politico- économiques à la trajectoire jusque là peu satisfaisante (van Vliet, Magrin, 2009). En Mauritanie, les débats soulevés par les risques environnementaux de l’exploitation pétrolière ont amené des prises de conscience au niveau de l’État et de la société civile sur l’ensemble des risques pesant sur les écosystèmes marins (pêche, navigation, pétrole). Cela n’annule pas les risques. Mais l’enjeu environnemental est davantage perçu que par le passé, et des choix nouveaux deviennent possibles. La catastrophe de Deepwater Horizon pourrait à présent les légitimer.

Perspectives

14 La catastrophe de la plateforme Deepwater Horizon pourrait se révéler utile si elle incitait à améliorer la gestion des risques environnementaux pétroliers, mais aussi à accélérer la transition vers de nouvelles énergies. Certaines dynamiques récentes semblent brouiller les limites entre les ressources naturelles renouvelables et non renouvelables : les unes, comme les stocks halieutiques, sont souvent exploitées sur un mode minier qui compromet leur durabilité. Les autres, comme le pétrole, paraissent bénéficier de l’élargissement en apparence indéfini des réserves ouvert par les nouvelles technologies, notamment en off shore ultra-profond, ou dans les environnements extrêmes. De grands accidents comme celui du Golfe du Mexique ont l’intérêt de rappeler l’importance de cette différence et les leçons qu’il convient d’en tirer. Cet accident technique appellera probablement des réponses techniques. Les conditions de pratique de l’industrie devraient évoluer, dans le sens d’une augmentation des moyens de prévention – seuls efficaces contre les catastrophes. La généralisation des meilleurs standards en matière de forage, particulièrement en off shore profond, serait une réponse logique de l’industrie aux critiques qu’elle suscite : amélioration de la qualité des coffrages des puits, des procédures de déconnection, des dispositifs anti-explosion ;

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obligation de forer des puits de secours en même temps que les puits principaux, et mise en place de plans d’urgence opérationnels (Steiner, 2010). Gérer le risque environnemental pétrolier nécessite aussi d’autres mesures, qui concernent l’État ou la société : renforcer les ministères de l’environnement face aux départements industriels, définir des zones d’interdiction là où la richesse des écosystèmes et les services qu’ils fournissent sont trop importants pour leur faire courir un risque technologique, aussi limité soit-il en apparence (van Vliet et al., 2009), favoriser le contrôle citoyen par la mise en place de conseils ou de plateformes de dialogue – comme en Alaska, ou, plus récemment, en Mauritanie -, sont des pistes à approfondir.

15 De manière plus générale, on peut se demander si la catastrophe de la plateforme BP de Deepwater Horizon sera de nature à accélérer la transition énergétique mondiale. Si les mesures ci-dessus mentionnées sont prises, elles auront un coût, qui se répercutera sur celui du pétrole. En soi, cela peut constituer un facteur incitatif. De plus, la question qu’a osé poser récemment le président Obama – celle du risque que peut accepter la société américaine sans remettre en cause sa consommation de carburant (Lesnes, 2010) – vaut d’une certaine manière pour l’ensemble du monde. Deepwater Horizon ne suffira pas à accélérer la transition énergétique. Mais après Katrina (août 2005), et jusqu’au prochain accident, ces catastrophes auront contribué à faire évoluer la perception des enjeux énergétiques mondiaux de la première puissance économique mondiale en y intégrant l’importance de la question environnementale. Et si l’Amérique bouge…

Conclusion

16 L’explosion de la plateforme BP Deepwater Horizon nous place au cœur des tensions environnementales de la mondialisation. Alors que des compagnies nationales exploitent l’essentiel des réserves pétrolières encore faciles d’accès, les compagnies internationales se battent pour conserver leurs positions en accédant à des gisements en position extrême. Cette course aux ressources en hydrocarbures vise à satisfaire l’addiction en pétrole du système économique mondial. Elle s’accompagne de risques inédits. De ce point de vue, les leçons de la pollution actuelle du Golfe du Mexique méritent d’être retenues : un faible risque d’accident ne saurait être tenu pour un risque nul, pour éviter d’être condamné à s’en remettre, en l’absence de tout plan d’intervention crédible, aux hasards de l’improvisation. En outre, on ne connaît bien les impacts du pétrole sur l’environnement que lorsqu’il arrive à la surface ou sur les rivages. Or, cette catastrophe d’un genre nouveau, car liée à une fuite située à grande profondeur, a des conséquences sur les fonds pélagiques. Elle changera probablement les règles du jeu mondial des hydrocarbures dans les environnements fragiles, en favorisant l’adoption de précautions supplémentaires. La principale question que pose cette catastrophe est de nature semblable à celles associées aux crises d’autre nature, comme celle du système financier en 2008-2009 : l’émoi médiatique initial surmonté et des mesures ponctuelles énoncées, retournera-t-on au business as usual ? Ou bien le coût économique et politique fournira-t-il un choc suffisant pour susciter une bifurcation du système ?

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NOTES

1. La fuite de pétrole a été maîtrisée début août 2010. Ce texte, rédigé en juin, a été actualisé en septembre 2010 – notamment en ce qui concerne les estimations du volume de pétrole perdu en mer et le coût de l’accident. 2. Commission on Environmental, Economic and Social Policy. 3. La concession est détenue par un consortium dont BP est l’opérateur et l’actionnaire principal, avec une participation minoritaire d’Amarco et du japonais Mitsui. 4. Le baril (159 litres environ) est l’unité de mesure habituelle du monde pétrolier. 5. L’opposition et certains médias ont tôt fait d’identifier une « Katrina » d’Obama. Cela semble injuste, dans la mesure où la présidence s’est impliquée immédiatement dans le suivi de cette crise, loin du flottement qui avait caractérisé l’administration Bush durant les jours suivant l’ouragan Katrina. 6. Quand un tanker coule, on connaît exactement le volume de sa cargaison. Il en va autrement d’un puits d’exploration en cours de forage, dont on ne connaît ni la quantité de pétrole ni le volume du gaz contenus. 7. Cela représenta environ 3 millions de barils, pour une perte de 10 000 à 20 000 barils par jour. 8. L’inévitable pélican mazouté fit d’autant plus la une des médias qu’il est l’emblème de la Louisiane. 9. Francis Perrin (rédacteur en chef de Pétrole et gaz arabe), Les matinales, France Culture, 8 juin 2010. 10. Dans le monde pétrolier, on parle de standards HSE (Health, Security and Environment). 11. Entre 1997 et 1999, le baril fut souvent entre 10 et 20$. Puis son prix augmenta graduellement, pour culminer en juillet 2008 à 150$. Depuis, malgré la crise qui touche les Etats- Unis et l’Europe, il reste à un niveau élevé, de l’ordre de 70-80$ le baril. 12. Rappelons qu’un Etatsunien consomme en moyenne 8 tep (tonne équivalent pétrole) par an, un Européen 4, un Chinois 1 et un Africain sub-saharien 0,25… 13. Dans une interview au Financial Times du 27 mai 2010, Tony Hayward, le directeur général de BP, a reconnu qu’aucun plan de réponse à une explosion n’avait été prévu, cette éventualité ayant été jugée infime. 14. De petites fuites cantonnées en surface peuvent en revanche être récupérées à 50 % ou plus lorsque les conditions sont favorables (mer lisse, absence de vent, qualités d’huiles assez denses pour ne pas se mélanger à l’eau, assez légères pour ne pas couler). 15. Ainsi, les compagnies reconnaissent toujours suivre la législation des pays hôtes, ce qui peut être avantageux si ces réglementations sont moins exigeantes que les meilleures pratiques internationales. 16. Dana pense trouver du gaz à Cormoran et, en principe, le gaz est moins polluant que le pétrole. Cependant, on ne sait jamais, en commençant un forage comme celui-là, si on va trouver du gaz, du pétrole, ou un mélange des deux. De plus, le gaz contient habituellement des condensés d’huile légère semblables à du gasoil, en proportion variable, qui ne s’enflamment pas en cas d’explosion, et peuvent être très polluants. 17. Cette notion désigne les effets pervers des rentes tirées des ressources naturelles dans des Etats aux institutions faibles. Elle se manifeste notamment par des contre-performances économiques (dont le fameux syndrome hollandais), un autoritarisme politique et des conflits. Voir sur le sujet l’efficace revue critique de littérature de Rosser (2006), et Magrin, van Vliet (2009).

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RÉSUMÉS

L’explosion de la plateforme BP Deepwater Horizon du 20 avril 2010 constitue une des plus graves pollutions pétrolières de l’histoire. Sa localisation dans les eaux du premier consommateur mondial, et l’implication d’une des compagnies les plus avancées en matière de responsabilité sociale d’entreprise, sont révélatrices des enjeux actuels de la gestion environnementale des risques pétroliers. Alors que les gisements les plus accessibles sont exploités par des sociétés nationales, les compagnies internationales satisfont l’inextinguible demande en pétrole du système mondial en explorant des situations extrêmes, comme les eaux très profondes. Cela s’accompagne de risques croissants. La catastrophe de BP nous montre le danger de considérer un risque infime comme une absence de risque : l’exemption de planification d’urgence explique la longue durée et l’ampleur de la fuite. Elle rappelle aussi que les impacts du pétrole ne sont bien connus qu’à la surface et le long des côtes : or, cette fuite en eaux profondes causera des dommages écologiques graves dans les zones pélagiques. Cet événement changera les règles du jeu de la régulation environnementale pétrolière dans les zones sensibles. Nous donnons un aperçu des évolutions qu’il pourrait favoriser en Afrique, notamment en Mauritanie. Il reste à savoir si l’augmentation des coûts qui en résultera contribuera à accélérer la transition énergétique mondiale hors de la dépendance des hydrocarbures.

On Thursday the 20th april 2010, the blowout of the Deepwater Horizon drilling platform operated by BP in the Gulf of Mexico starts what can be considered one of the major oil spills in the world history. Taking place in the national waters of the world’s first oil consumer and affecting one of the more advanced oil major in Corporate Social Responsibility, this accident may turn out to be a land mark for environmental management in the sector. International Oil Companies are pushing the (technical/managerial) borders to stay in business in modern world (with the State Oil Companies doing the easy oil left) and provide us the oil we are addicted to. The exploration of oil and gas in Deepwaters or extreme environments brings along new and increased risks. The BP accident shows that a small risk is never zero: there should have been a trustworthy plan B, but there was none. Also, we realize that we do not understand a lot of the behaviour and potential impacts of oil in (deeper) water as long as it does not surface or ends up on the beach. However, it is more and more recognised that this major Deepwater accident will have strong and long lasting pelagic effects. This event will likely change the game worldwide concerning environmental precautions for oil and gas in sensitive circumstances. We give a brief insight of these issues in Africa, particularly in Mauritania, where similarly ambitious off shore operations are being implemented in an area with high economic and nature values and ecological sensitivities. But as these precautions will make the oil more expensive, it could also contribute to speed the transition to a more sustainable world energetic matrix.

INDEX

Mots-clés : BP, Deepwater Horizon, Golfe du Mexique, Mauritanie, pétrole, pollution Keywords : Mauritania, Mexican Gulf, oil industry, oil spill

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AUTEURS

GÉRAUD MAGRIN

Géraud Magrin est chercheur Cirad (UMR Tetis) / UMR Prodig. [email protected]

BOPP VAN DESSEL

Bopp van Dessel est écologue, consultant indépendant, spécialiste de la gestion environnementale des activités pétrolières et gazières. [email protected]

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À propos des inondations récentes de la région de l’Aiguillon-sur-Mer, en Vendée

Fernand Verger

1 Beaucoup semblent découvrir aujourd’hui la vulnérabilité de la région de l’Aiguillon-sur- Mer. C’est sans doute l’effet d’un extraordinaire pouvoir d’oubli de la situation géographique de ce territoire soumis depuis des siècles aux inondations et aux destructions.

2 J’ai repris comme épigraphe du chapitre sur le marais Poitevin et l’anse de l’Aiguillon de l’ouvrage que j’ai consacré aux Zones humides du littoral français (Belin, 2009), un passage du livre Les Relais de la mer, où Louis Chevalier, l’auteur de Classes laborieuses classes dangereuses, né à l’Aiguillon-sur-Mer en 1911, parle ainsi du pays de son enfance : "Il y a des vases que la haute mer recouvre encore, celles que les grandes marées seules atteignent, celles qui déjà se dessèchent et sont en passe de devenir, à l'abri de plusieurs épaisseurs de tamarins, terres de pâturage et bientôt de culture, à moins que la mer, dans un accès de colère, ne s'empare à nouveau de ce qui s'est édifié à son insu ou de ce qu'elle a laissé faire, mais qui reste son bien".

3 Le village lui-même de l’Aiguillon a dû être déplacé et reconstruit à plusieurs reprises sous l’effet de l’érosion marine. Et Louis Chevalier nous rappelle qu’en juillet 1738, le berger de la ferme de Ribandon, entre Saint-Michel-en-l’Herm et l’Aiguillon périt avec ses 300 moutons emportés par la mer. Deux ans plus tard, en 1740, survient une autre tempête qui conduit l’inondation jusqu’aux portes de Luçon. La chronique est ensuite longue de ces inondations, dont les plus récentes parmi les plus graves sont celles du 16

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novembre 1940, lors d’un coefficient de marée de 86 seulement et celle du 27 décembre 1999, lors d’un coefficient de marée de 97.

4 L’inondation de Vendée comme en -Maritime a été liée à un niveau exceptionnellement élevé de la pleine mer dans la nuit du 27 au 28 février dernier. Il faut tenir compte de la conjugaison de plusieurs facteurs.

5 Tout d’abord, le coefficient de marée de cette nuit-là était très fort : 102, valeur qui n’est dépassée que par moins de 1 % des marées. Cela implique un niveau très élevé de la pleine mer, même si les coefficients des marées suivantes étaient encore plus grands. D’après les prévisions astronomiques, la pleine mer devait atteindre 3 m au-dessus du zéro NGF 1969 à -La Pallice.

6 Une dépression barométrique très accusée et dont l’intensité maximale a eu lieu pendant la pleine mer, a eu une trajectoire parcourant le sud vendéen. Elle a causé une élévation du niveau de la mer : une pression comprise entre 963 et 973 hectopascals provoque une élévation de 50 à 40 centimètres du niveau de la mer.

7 En outre, cette dépression engendre des vents violents qui ont atteint une vitesse de 140 km/h à Rochefort à 2 heures 45 et peut-être plus sur le littoral du sud vendéen. Ces vents provoquent des vagues déferlantes qui facilitent un premier franchissement des digues. La dépression a induit un afflux d’eaux marines à la côte auquel il conviendrait sans doute d’ajouter un effet d’entonnoir dans l’estuaire du Lay et dans celui de la Sèvre Niortaise qui a pu surélever encore le niveau de la pleine mer.

8 C’est à la conjonction de tous ces facteurs qu’est due l’ampleur de l’inondation du 28 février.

Illustration 1 - L’extension de l’inondation

9 Cette élévation du niveau de la mer a provoqué la submersion de presque toutes les digues. Cette submersion a entraîné dans de nombreux cas la création de brèches.

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L’extrémité de la pointe de l’Aiguillon elle-même, faite de dunes de faible hauteur, a été franchie en plusieurs endroits par la mer qui y a entaillé les dunes en falaises avant de se déverser dans le dernier polder conquis en 1965.

10 Enfin, la plupart des digues – et particulièrement les digues aujourd’hui intérieures - étaient à une vingtaine de centimètres plus bas que le niveau actuel par suite de la montée contemporaine du niveau de la mer. Les digues, même construites ultérieurement, n’ont pas pu contenir la mer en beaucoup d’endroits ; elles ont été submergées puis parfois même brisées comme on pouvait le craindre lors d’une coïncidence d’une vive eau et d’une tempête1. Et surtout des habitations ont été édifiées dans des parties basses dont la protection n’avait pas le niveau suffisant comme l’avait constaté Stéphane Raison 2, ce qui a provoqué des pertes de vies humaines.

11 L’inondation la plus grave fut celle des quartiers habités des rives du Lay. Elle fit d’autres victimes, beaucoup moins nombreuses, à Charron, dans la partie charentaise de l’Anse.

12 La tempête Xynthia provoqua aussi la submersion de la quasi-totalité des polders conquis depuis la fin du XVIIIe siècle dans la partie vendéenne du marais Poitevin, sans que les anciennes digues - appelées slaperdijk ou digue dormante par les Hollandais - aient pu faire obstacle à la progression des eaux. L’eau de mer a envahi tous ces polders, essentiellement consacrés à une céréaliculture à très haut rendement. L’eau salée qui les a recouverts a été plus ou moins vite évacuée, d’autant moins vite d’ailleurs que nombre de pompes ont été noyées

Illustration 2 - Les polders de Saint-Michel-en-l’Herm quinze jours après l’inondation par les eaux marines

Source : Fernand Verger, 2010

13 Le dessalement des terres sera nécessaire avant de retrouver la production à un niveau comparable au niveau antérieur. Outre les précipitations naturelles, l’usage du gypse peut contribuer au dessalement des terres, mais son coût est relativement élevé.

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14 Bordant immédiatement la rive droite de la Sèvre Niortaise, au fond de l’Anse de l’Aiguillon, le polder de la Prée Mizottière, propriété du Conservatoire du Littoral, qui avait déjà été inondé en 1999, a subi une véritable submersion puisque la route d’accès à ce polder qui utilise une ancienne digue dont la crête se situe à 3 m IGN 69 a été submergée par un mètre d’eau au plus fort de la tempête. Les bâtiments de la Prée Mizottière comprennent une maison à étage où l’exploitant, sa femme et ses deux enfants ont pu trouver refuge, lors de l’inondation. Le rez-de-chaussée qui abrite le siège de l’administration de la Réserve Naturelle de la Baie de l’Aiguillon a été complètement inondé puisque l’eau y atteignait le haut des portes. L’exploitation comprenait en outre une bergerie dont les six cents brebis périrent noyées comme le furent en 1738 les 300 moutons dont parle Louis Chevalier. Une autre partie du bétail fut également noyée.

15 Mais c’est dans les quartiers habités que les effets de Xynthia ont été les plus dramatiques. Des lotissements récents ont été submergés en particulier à la Faute-sur- Mer où 29 personnes ont péri par noyade dans la nuit de Xynthia. Cette tempête a fait d’autres victimes en Charente-Maritime. De nombreuses maisons ont été sinistrées. Le camping municipal de La Faute-sur-Mer, construit illégalement sur le Domaine Public Maritime, a été envahi par la mer qui a submergé la totalité de la digue qui l’entourait.

16 Les pouvoirs publics ont décidé de délimiter des zones noires où toutes les habitations devront être détruites. La cartographie qui les a délimitées a été déclarée irrévocable par le Président de la République, le Premier Ministre et le Préfet de la Vendée. La cartographie établie paraît étrangement ignorer la géomorphologie notamment dans la zone noire de la commune de La Faute-sur-Mer où la délimitation s’affranchit des caractères originaux de la Pointe d’Arçay, flèche littorale à crochets multiples. Des maisons construites sur des crochets dunaires qui les ont largement mises hors d’atteinte de Xynthia sont incluses dans la zone où toutes les maisons doivent être détruites.

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Illustration 3 - Une maison située en zone noire, bien que construite sur un crochet dunaire qui la rend insubmersible

Source : Fernand Verger

17 C’est notamment le cas, entre autres, de maisons de la rue du banc des Marsouins. Inversement des habitations situées dans les dépressions inter-dunaires, mais à l’ouest de la rue de la Pointe d’Arçay ont été exclues de la zone noire alors qu’elles paraissent plus vulnérables que les précédentes.

NOTES

1. Fernand Verger, 2008. L’Anse de l’Aiguillon, Actes Sud, 48 p. 2. Stéphane Raison, 2008. Le classement des digues littorales au titre de la sécurité civile : un exemple de mise en œuvre en Vendée. Xes journées nationales Génie Côtier - Génie Civil, Sophia-Antipolis, 14-16 octobre 2008, p. 283-292.

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RÉSUMÉS

La tempête Xynthia du 28 février 2010 a coïncidé avec une pleine mer de grande marée. La conjonction d’un phénomène météorologique violent et d’un niveau de la mer très élevé a provoqué une très grave inondation du littoral du sud de la Vendée. Elle a entraîné la submersion de plusieurs milliers d’hectares et le décès de nombreuses victimes.

On February 28th 2010, the storm Xynthia occurred during high water spring tide. The conjunction of severe meteorological conditions andhigh sea level caused a very large flooding on the South coast of Vendée. The storm swamped several thousand hectares and killed many people.

INDEX

Mots-clés : polder, tempête, inondation, marée, zones humides Keywords : storm, flood, tide, wetlands

AUTEUR

FERNAND VERGER

Fernand Verger est Professeur émérite à l'École normale supérieure, Conseiller scientifique du Conservatoire du littoral. Ses dernières publications sont : - Verger F., 2009. Zones humides du littoral français, Belin. - Verger F, 2008 ; L'anse de l'Aiguillon, Actes Sud. [email protected]

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Les géographes - climatologues français et le changement climatique aux échelles régionales

Gérard Beltrando

NOTE DE L’ÉDITEUR

Un texte sur la conférence de Copenhague et le changement climatique avait été publié en janvier sur EchoGéo. Cette question fait l’objet de nombreux débats et prises de positions. Aussi EchoGéo vous propose-t-il un autre article sur le sujet.

Introduction

1 Depuis plus de 20 ans, les physiciens de l’atmosphère, relayés dans plusieurs pays par les mouvements écologistes, informent sur le risque pour la société des conséquences sociales et économiques d’un probable changement climatique dont l’origine pourrait être en grande partie le fait de l’Homme par l’intermédiaire des GES qu’il rejette massivement depuis plusieurs décennies1. En 2006, l’économiste N. Stern, a publié un rapport dans lequel il alerte sur les risques d'une récession économique « d'une ampleur catastrophique si rien n'était fait rapidement à l'échelle de la planète » et il indique que 1/100 du PIB investi maintenant suffirait à fortement atténuer les effets du changement climatique… Depuis la publication de ce rapport, largement médiatisé, plusieurs dirigeants politiques commencent à prendre conscience de l’existence de la responsabilité humaine dans ces dérèglements du climat et ils affichent leur intérêt pour ce nouveau sujet d’inquiétude pour la société. Timidement, plusieurs pays ont initié une politique de lutte pour réduire les rejets de GES marquant ainsi un modeste changement de cap. Mais la récente conférence de Copenhague, qui s’est achevée par la publication d’un document non contraignant pour les pays émetteurs, est bien en deçà des volontés

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affichées. Ce document, qui ne comporte aucun engagement chiffré de réduction des émissions, montre aussi les divisions entre les pays industrialisés, peu enclins à remettre en cause leur modèle de croissance, et les pays du Sud, inquiets pour leurs projets de développement et qui souhaitent bien naturellement imiter les pays riches.

2 Souvent loin de ces négociations politiques, de nombreux scientifiques, d’horizons disciplinaires différents, observent et analysent les indicateurs du changement climatique en cours alors que d’autres s’intéressent à l’adaptation des sociétés à un climat qui pourrait être différent de l’actuel. En France, quelques géographes spécialisés dans les questions environnementales participent à certains de ces travaux. Le présent document évoque des publications de quelques uns d’entre eux qui travaillent sur le constat des décennies qui viennent de s’écouler, à travers l’étude des séries climatiques ou des indicateurs de ces changements (dynamique des glaciers, phénologie végétale, trait de côte…). Mais, devant la complexité des relations entre l’Homme et la Nature (nombreuses rétroactions sur les milieux physiques des actions de l’Homme) et peut-être aussi devant la part d’incertitude intrinsèque aux résultats fournis par les modèles numériques et reconnue par les physiciens eux même2, peu de travaux de géographes français ont été consacrés à l’analyse des données produites par les modèles numériques du climat, pour évaluer les répercussions que pourraient avoir sur les hommes ces changements tels qu’ils sont simulés par ces modèles.

1. Une certitude : la tendance globale est à l’augmentation des températures et des gaz à effet de serre

3 Le changement climatique, déjà perceptible sur de nombreux indicateurs des milieux physiques, coïncide avec une augmentation importante des GES et des aérosols que l’Homme injecte dans l’atmosphère3. Ces GES additionnels s’ajoutent à ceux qui sont naturellement présents et permettent un « effet de serre naturel », sans lequel la vie sur terre ne serait pas possible sous la forme que nous connaissons. C’est l’addition de ces GES d’origine anthropique qui constitue ce que l’on appelle « l’effet de serre additionnel », phénomène qui pour la grande majorité des scientifiques explique l’essentiel de la tendance pluriannuelle positive au réchauffement observée depuis quelques décennies. Ce qui n’exclut pas l’existence de périodes avec une tendance négative résultant d’interaction au sein du système climatique planétaire (cf. par exemple le cas de l’Arctique évoqué au § 2.2).

1.1. Les tendances observées

4 Depuis 150 ans, l'utilisation des combustibles fossiles est largement responsable de

l'augmentation d’environ un tiers de la concentration en gaz carbonique (CO2) (figure 1).

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Figure 1 – Température (en °C) et taux de CO2 (en partie par million de volume, ppmv) - Valeurs annuelles moyennes de 1860 à 2008

Source : d’après Trenberth 2009, site du Carbon Dioxyde Information Analysis centre

5 Le carbone injecté joue un rôle essentiel dans l’effet de serre additionnel car si une partie est absorbée par les océans et la biosphère continentale, le reste s’accumule dans l’atmosphère. C’est cette modification de la composition de l’air sous l’action des activités humaines qui perturbe l’équilibre énergétique de la planète.

6 Sur la figure 2 est indiquée la part respective, en W/m², des paramètres d’origine anthropique qui contribuent à modifier les échanges radiatifs depuis le début de l’ère industrielle.

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Figure 2 – Moyenne mondiale des composantes du forçage radioactif en 2000 par rapport à 1750

Les barres noires horizontales donnent l’intervalle de confiance accordée par les scientifiques. La vapeur d’eau (H20), premier GES, mais dont la concentration est peu influencée par les activités humaines, n’est pas indiquée sur cette figure. Source : IPCC, 2007 http://adaptation.nrcan.gc.ca/assess/2007/ch2/images/fig4_f.jpg

7 Ces forçages radiatifs (FR) peuvent être, soit positifs soit négatifs : • A gauche de la ligne verticale « 0 » apparaissent les paramètres qui contribuent à un « forçage radiatif négatif » (c'est-à-dire qui contribuent au refroidissement de la basse atmosphère). Cela concerne surtout l’albédo (réflexion), liée à l’extension des surfaces urbanisées et agricoles4 , l’augmentation du taux d’aérosols et de la couverture nuageuse5. Mais pour ces deux derniers paramètres, la marge d’incertitude est relativement importante compte tenu de l’état de la science : il est par exemple difficile d’évaluer la nébulosité pour la période antérieure à celle couverte par les satellites d’observation…. • A droite de la ligne verticale « 0 » apparaissent les facteurs qui contribuent à un « forçage

radiatif positif » (réchauffement). Le CO2 joue le rôle principal dans ce forçage, avec quelques

autres gaz, également à structure au moins triatomique : Méthane (CH4), Protoxyde d’azote

(N20), Ozone de la troposphère (O3), gaz artificiels fabriqués par l’homme, tels les composés chimiques commercialement appelés Fréon et divers gaz industriels… Ils absorbent plus fortement le rayonnement tellurique (grandes longueurs d’onde) émis par la surface de la planète que le rayonnement solaire (courte longueur d’onde). Ce sont ces gaz, dont la concentration a fortement augmenté depuis le début de l’ère industrielle, qui expliquent l’effet de serre additionnel.

8 Le CO2 joue donc un rôle majeur dans l’effet de serre additionnel, mais il n’est pas le seul en cause : la teneur en méthane (CH4) a plus que doublé, sur la même période, essentiellement à cause du développement de l'agriculture (fermentation anaérobie des ruminants, riziculture inondée…) et une bonne part de l’accroissement d’environ 15 % de

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la teneur en protoxyde d'azote (N2O) s’explique par la combustion des combustibles fossiles ainsi que la fertilisation azotée des sols (IPCC, 2007). Ces deux GES (CH4 et N2O), bien que présents en quantité sensiblement plus faible que le CO2, ont un pouvoir de réchauffement global (PRG) nettement supérieur. Par exemple, sur une période de 100 ans, un kg de CH4 dans l’atmosphère a un impact sur l'effet de serre, 23 fois plus fort qu'un kilo de CO2…, (IPCC, 2007). A côté des GES "naturels", il en existe de nombreux autres, qualifiés ici d'"artificiels" (halocarbures, Fréon…) qui sont présents en quantité encore plus faible mais qui ont un PRG très nettement supérieur à l’ensemble des GES d’origine naturelle.

9 Le bilan de ces forçages, négatifs et positifs, d’origine humaine est estimé à +1,6 W/m² en 2000 par rapport à 1750 (figure 2). A ce bilan, il faut ajouter +0,12 W/m² qui proviennent de l’augmentation de l’irradiation solaire (phénomène également naturel).

10 En parallèle et sur la même période, la température moyenne de l’air a augmenté d’environ 0,8°C dont 0,6°C durant le XXe siècle (cf. figure 1). Mais cette tendance globale des températures n’est pas linéaire et elle se manifeste par une assez grande variabilité pouvant se traduire localement par des tendances négatives sur des périodes plus ou moins longues. Cela est tout à fait cohérent compte tenu de la multiplicité des interactions internes au système climatique : la vague de froid que vient de connaître l’Europe durant l’automne et l’hiver 2009-2010 peut parfaitement s’inscrire dans cette tendance au réchauffement car la variabilité naturelle du temps et du climat reste une caractéristique normale et elle pourrait même être amplifiée dans le futur d’après les résultats des simulations climatiques. Reste bien évidemment l’interrogation sur la part que pourrait représenter la tendance au réchauffement observé depuis quelques décennies par rapport à la sortie du Petit Age Glaciaire (maximum durant la deuxième moitié du XVe siècle), considéré comme l’épisode le plus froid de l’Holocène supérieur (Mann and al., 1998) et qui peut aussi expliquer une part de la tendance actuelle. Cela ne doit pas constituer un frein aux études sur le changement climatique d’origine anthropique qui demandent la meilleure anticipation possible des sociétés.

11 Grâce à l’évolution technologique, permettant de mesurer plus finement les concentrations en GES et les aérosols et aux campagnes de mesures qui se sont multipliées depuis quelques décennies, il existe un nombre important d’indicateurs (thermiques, hydrologiques, biologiques…) qui confirment ces changements dans les milieux physiques.

1.2. Les indicateurs du changement

12 Même si le changement climatique contemporain, et quel qu’en soit son origine, n’est pas le seul responsable des désordres environnementaux observés, il existe de nombreux indicateurs de ce changement qui affecte, à des degrés divers, la plupart des régions du monde6.

13 Parmi les indicateurs, très largement médiatisés, on peut citer : • un réchauffement superficiel des océans qui, à eux seuls, absorbent plus de 80 % de la chaleur ajoutée au système climatique, ce qui se traduit par une élévation moyenne à l’échelle globale de près de 8 cm entre 1961 et 2003, pour un quart environ par dilatation thermique (Lévitus and al., 2005). D’un océan à l’autre, le niveau varie aussi sous l’effet

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d’autres facteurs tel que le phénomène couplé appelé El Niño/Oscillation Australe pour le Pacifique, décrit depuis près de 30 ans (Rasmusson and Carpenter, 1982) • une fonte de la banquise qui modifie la réflexion du rayonnement solaire et permet à la planète d’absorber plus d’énergie solaire (Le Clainche and al., 2001): ainsi laglace de mer de l'Arctique décline actuellement à un taux de 11% par décennie, par rapport à la moyenne de 1979 à 2000 (site web duNational Snow and Ice Data Center) • un bilan de masse négatif des inlandsis et de la plupart des glaciers de montagne. Les reculs de la période en cours sont le résultat d'une augmentation très importante de la fusion estivale non compensée par les apports en eau (Lombard, 2005) • un changement des stades phénologiques de la végétation naturelle ou cultivée. Ainsi dans la quasi-totalité des vignobles français, depuis deux décennies les vendanges ont lieu plus tôt que dans les décennies précédentes, les rendements agronomiques et le taux d’alcool ont augmenté (cf. § 2.1). Certes, l’évolution des techniques de conduite agronomiques intervient dans ces tendances, mais lorsque cela est le cas, elle se traduit plutôt par une rupture dans le changement ; de même le taux d’alcool varie d’une année à l’autre ce qui n’est pas le cas des techniques agronomiques • etc…

14 Il y a donc bien, depuis quelques décennies, de nombreux indicateurs de changements dans les milieux physiques qui sont manifestement en phase avec une évolution du climat.

2. Le constat du changement climatique observé : un domaine d’étude bien connu des géographes

15 L’analyse des séries climatiques est l’un des tout premiers sujets d’étude des géographes- climatologues7. Ces travaux permettent de préciser la variabilité spatiale et temporelle du climat ou encore de montrer que les changements ne touchent pas de la même manière les températures moyennes, maximales et minimales d'une même station. Ainsi, Douguédroit et Bridier (2008) montrent que l'évolution des températures dans le sud-est de la France, au cours de la période 1951-2007, n'est pas un phénomène uniforme, ni dans l'espace, ni dans le temps. Le réchauffement touche aussi différemment les stations représentatives des environnements ruraux, où les transferts de chaleur latente sont généralement plus importants, que celles représentatives des environnements urbains au bâti dense et où les transferts de chaleur latente sont la plupart du temps moins importants qu’en zone rurale.

16 Mais une « rupture » statistique apparaît à la fin des années 1970/début des années 1980 dans les séries chronologiques de nombreuses variables climatiques et hydrologiques. Cette période marque le début d’une tendance à la hausse des températures dans de nombreuses régions du globe. Les quelques exemples ci-dessous sur les vignobles puis sur la couverture neigeuse et glaciaire illustrent ces démarches.

2.1. Variabilité temporelle du climat et relation avec la phénologie de la vigne

17 Déjà en 1996, V. Bonnardot montrait les relations significatives entre les dates des stades phénologiques et les températures dans le vignoble de Bourgogne. Toujours pour ce

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vignoble, Chabin et al. (2007), à partir des données climatiques et phénologiques de la vigne, ont comparé deux sites de la région de Beaune : l’un sur la Côte, l’autre dans les Hautes Côtes (). Ces auteurs montrent que l’augmentation des températures, depuis 1987-1988, explique une précocité relative des stades phénologiques et un raccourcissement de la période débourrement-maturité. Cela se traduit par des vendanges plus précoces et la multiplication des « bons millésimes ». Cela pourra aussi progressivement être à l’origine d’une possible remise en cause (observée en 2003) de la typicité traditionnelle du vin, voire de la hiérarchie qualitative de ces vignobles, car ce réchauffement de l’air a plus d’effets bénéfiques sur les vignobles implantés relativement haut sur l’arrière-côte que sur ceux implantés à une altitude plus faible (les plus célèbres…) (figure 3). Un tel constat n’est pas sans conséquence, surtout en France, compte tenu du poids culturel et économique que représente la viti-viniculture et de l’importance particulière accordée à la notion de « terroir ».

Figure 3 – Relations entre températures moyennes (avril – septembre) et dates de maturité – vendanges du Pinot noir à Beaune et à la Rochepot

Depuis 1988, les températures moyennes de la Haute Côte sont comparables à celles de Beaune entre 1973 et 1987 Source : Chabin et al., 2007

18 La modification des dates d’apparition des stades phénologiques en liaison avec l’augmentation des températures est générale dans les vignobles et en particulier en France. Ce thème intéresse les géographes mais aussi les agronomes qui parfois s’associent sur des programmes communs : travaux sur les Côtes du Rhône et les Côtes de Provence (Seguin, 2006, Bélia et al., 2008), le Bordelais (Bois, 2007), l’Alsace (Duchesne et Schneider, 2007), le Val de (Bonnefoy et al., 2009), la Champagne (Briche et al., 2009)… Partout les travaux montrent une avancée des stades phénologiques au moins après le débourrement et ce constat dépasse largement le cadre du territoire français

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comme l’ont constaté par exemple Jones et al. (2005) sur plusieurs régions viticoles européennes. Cette évolution est aussi constatée pour d’autres cultures (blé, maïs, arbres fruitiers…) ainsi que d’autres formations herbacées et arbustives (Walther and al., 2005).

2.2. Le changement climatique et la dynamique des glaciers et de la neige

19 La dynamique de la couverture neigeuse et glaciaire est aussi un sujet de prédilection des chercheurs qui ont souvent pour objectif de décrire et d’expliquer la variabilité des écoulements liquides ou de l’enneigement. Par exemple, Loubier (2007) montre, pour les domaines skiables de et de Haute-Savoie, que le changement climatique posera des problèmes d’exploitation des pistes en début et en fin de saison et que la multiplication des canons produisant de la neige « de culture » aurait des retombées environnementales et génèrerait des conflits d’intérêt entre les utilisateurs de l’eau. Dans d’autres régions du monde, par exemple les déserts centrasiatiques, où l’agriculture oasienne est dépendante de l’eau des hauts massifs, la baisse du stock de glace aura des répercussions sociales et économiques nettement plus dramatiques…

20 Les géographes travaillent aussi sur l’évolution des glaciers dont le bilan de masse est négatif dans la plupart des régions alors qu’il est positif dans quelques unes8. Ainsi, Chenet et Roussel (2008) montrent que le changement climatique observé depuis la fin du Petit Age glaciaire en Islande entraîne un retrait généralisé des fronts glaciaires en phase avec une élévation des températures qui est plus marquée sous les hautes latitudes qu’ailleurs sur la planète9.

21 De même, Cossaert et Le Gall (2008) observent un important recul des glaciers du massif de l’Acongua depuis la fin du Petit Âge glaciaire. Si ces glaciers disparaissent, ils entraîneront une modification des régimes hydrologiques qui, jusqu’à présent, se caractérisaient par de hautes eaux estivales nécessaires à l’agriculture irriguée du piémont des Andes (figure 4). Ce pic estival pourrait à l’avenir être atténué et remettre en cause les stratégies de gestion de la ressource en eau. Les études géomorphologiques permettent aussi de repérer les zones déjà vulnérables qui pourraient l’être encore plus dans le futur. Fort et al. (2009) montrent que certains systèmes géomorphologiques (barrage, rétention de sédiments…) pourront, dans un contexte de changement climatique, amplifier la menace qu’ils font déjà peser sur les zones habitées en contrebas.

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Figure 4 - Evolution de l’englacement entre 1975 et 2000

Source : d’après Cossart et Le Gall, 2008. Document obtenu à partir de la signature spectrale des glaciers, validée par des relevés terrains réalisés par d’autres auteurs http://echogeo.revues.org/ index2416.html

22 Ces études sur le changement climatique peuvent aussi être l’occasion de mieux décrire la mosaïque des climats qui caractérise les régions de montagne où la topographie et l’exposition aux flux atmosphériques introduisent une grande diversité climatique qui n’est pas toujours connue avec une précision suffisante. Pour cela, des campagnes de mesures avec des matériels de mesures plus ou moins sophistiqués peuvent être nécessaires. Ainsi, pour établir un diagnostic du climat à l’échelle de la réserve des Hauts Plateaux du Vercors, Bigot et al. (2006) ont installé un ensemble d’instruments de mesures avec notamment un capteur ultrasonique de hauteur de neige et des capteurs de rayonnement incident et réfléchi. Ailleurs dans le massif alpin, Bodin (2007) montre, à partir d’une analyse de la distribution spatiale du pergélisol et en élaborant un Modèle Numérique de Terrain (MNT), que le réchauffement climatique des dernières années semble avoir eu pour effet une accélération des vitesses de fluage du pergélisol, qui pose la question de la stabilité des versants gelés en cours de dégradation….

23 Pour l’Arctique, une des région-clé pour l’observation et la compréhension des variations climatiques, Kergomard (2005) montre que le réchauffement durant le XXe siècle est plus important que la moyenne du globe, mais comme ailleurs « ce réchauffement n’a été ni continu dans le temps, ni homogène dans l’espace ». En particulier, après une forte hausse des températures au début du siècle, une tendance à la baisse est constatée à partir des années 40, qui s’est poursuivie plus ou moins tardivement selon les secteurs. « Des cycles complexes associant les circulations atmosphérique et océanique sur l’Arctique et les processus d’échange thermodynamiques à l’interface océan-atmosphère (en y incluant le rôle de la banquise)… peuvent être associés aux mécanismes de l’Oscillation Nord Atlantique (ONA) et de

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l’Oscillation Arctique (OA) » (figure 5). La prise en compte de ces interactions permet de comprendre par exemple pourquoi dans un contexte de fort réchauffement, certaines parties de la surface du globe peuvent enregistrer un refroidissement.10

Figure 5 – Une représentation des interactions entre la variabilité atmosphérique (mécanisme de l’Oscillation Nord-Atlantique et de l’Oscillation Arctique), les glaces et les courants marins de l’Arctique

Source : Kergomard, 2005. Site web : http://134.59.38.8/~umr/climat/climat_societe/ Dijon2005/3CKcd.pdf

24 Ce dernier exemple illustre aussi un autre type de démarche bien employée par les géographes-climatologues : celle qui consiste à établir des téléconnexions (relation entre des variables du système climatique) et à préciser le rôle des mécanismes couplés entre l’océan et l’atmosphère, dont le plus connu est le phénomène El Niňo-Oscillation Australe qui concerne les latitudes intertropicales du Pacifique. De nombreux travaux depuis une vingtaine d’années ont été consacrés à ce thème et à ses répercussions sur la pluviométrie et l’agriculture (Beltrando et Cadet, 1990 ; Beltrando and Camberlin, 1993…). Mais ce type de mécanisme océano-atmosphérique, même s’il a un lien avec l’effet de serre additionnel (eau superficielle plus chaude), reste un phénomène naturel caractérisé par sa propre variabilité. Ce qui bien évidemment introduit une source supplémentaire de complexité et trop souvent ce phénomène est associé de manière abusive au changement climatique.

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3. La réticence des géographes sur la performance de la modélisation : une prudence compréhensible qui devrait s’atténuer

25 Pour estimer l’évolution possible du climat, les physiciens de l’atmosphère et les climatologues utilisent des Modèles de Circulation Générale (MCG, appelés aussi GCM suivant l’abréviation anglophone) permettant de simuler « au mieux » le fonctionnement de l'atmosphère et l’évolution possible des paramètres du climat en fonction de divers scénarios d’évolution de la concentration en GES. Un MCG est donc un outil numérique qui résout les équations primitives de la mécanique et de la thermodynamique des fluides géophysiques dans l’espace (3 D) ainsi que dans le temps ; les équations permettent aussi par exemple de simuler le transfert du rayonnement. Mais la résolution spatiale des modèles est limitée par la puissance des ordinateurs existants et par la précisions des données d’entrée du modèle ; certains processus thermodynamiques d’échelle relativement réduite (turbulence, convection...) doivent être paramétrés et bien évidemment cela introduit des incertitudes.

3.1. Une marge d’incertitude qui diminue sans être pour autant négligeable

26 Plusieurs sources d'incertitude existent dans la simulation du futur de l’atmosphère : par exemple l’évolution temporelle des apports de rayonnement solaire, le rôle des nuages dans le bilan radiatif de la planète ou encore le traitement de la convection "humide" (avec changement de phase de l'eau et éventuellement formation des précipitations). Ces problèmes complexes exigent donc encore des recherches fondamentales. Ces incertitudes, tout à fait compréhensibles, sont à l’origine d’une imprécision dans les simulations et elles expliquent aussi le fait que les résultats des MCG sont donc variables d’un paramètre à l’autre. Par exemple, l’incertitude sur la prévision est plus importante pour la pluviométrie que pour les températures.

27 La modélisation numérique repose sur une division de l’atmosphère en un grand nombre de « volumes élémentaires », correspondant chacun à des « paramètres supposés homogènes » tels que la densité de l’air, le vent, la température, la pression, la nébulosité…Ces volumes sont empilés les uns sur les autres pour tenir compte de la structure verticale de l’atmosphère (figure 6). La nature de la surface des terres (biosphère notamment) est aussi prise en compte, mais parfois de manière très grossière ce qui introduit une nouvelle part d’incertitude….

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Figure 6 – Schéma d’un modèle de circulation générale

Source : Document NOAA, domaine public. Image disponible : http://en.wikipedia.org/wiki/ File:Global_Atmospheric_Model.jpg

28 Un MCG est donc la meilleure traduction numérique (ou la moins mauvaise) connue par les hommes, à un moment donné, du paramétrage des principaux processus physiques, géophysiques, chimique et biologique qui régissent le système climatique. Malgré la rigueur apportée par les scientifiques pour représenter avec le plus de réalisme possible l'énorme complexité de la physique atmosphérique, aucun d’entre eux ne peut simuler avec précision le comportement futur de l’atmosphère. Cela est bien connu des modélisateurs même s’ils ne le mettent pas toujours en avant, notamment lorsqu’il s’agit de communiquer des résultats aux décideurs (peu enclins à réagir et à financer la recherche sans certitudes…). A cette part d’imprécision des MCG à décrire la physique de l’atmosphère, s’ajoute celle de la prévision, du nombre d’êtres humains et leur mode de vie dans le futur. Or cette donnée va aussi conditionner les quantités de GES qui seront rejetées (transport, chauffage, utilisation des terres agricoles…, le tout dans un contexte de pénurie en énergies fossiles qui va aller en s’amplifiant).

29 Les résultats fournis par ces modèles ne doivent donc pas être interprétés sans un minimum de connaissances du principe de la modélisation11. Par exemple dans un MCG, les reliefs sont lissés à l’échelle des mailles du modèle ; dans les régions d’upwelling/ courants froids la simulation des nuages stratiformes (à développement horizontal) semblent difficiles à simuler… Un minium de connaissances préalable est nécessaire pour comprendre et interpréter les « sorties de modèles » qui constituent les seuls outils permettant d’appréhender le futur climatique avec tout ce qu’il comporte d’incertitudes. Un MCG est donc un outil complexe, qui a pour objectif d’obtenir une représentation simplifiée du fonctionnement du système Terre-Océan-Atmosphère mais avec une part d’imprécision.

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3.2. Le choix des échelles spatiales et temporelles

30 Jusqu’à la fin du XXe siècle, la recherche fondamentale s’est surtout attachée à la modélisation du changement climatique sur de vastes territoires (les mailles des modèles les plus courants étaient de 2,5° de coté). Cependant, depuis une dizaine d’années, les modèles permettant d’accéder à des résolutions spatiales plus fines se multiplient. Les mailles de ces modèles se rapprochent de celles sur lesquelles il est possible d’envisager les conséquences du changement pour les Hommes (quartier de ville, terroir…).

31 Le passage de l’échelle des MCG jusqu’à l’échelle régionale est couramment désigné par le terme de « désagrégation » (figure 7). Ce passage peut se faire avec deux familles de méthodes qui peuvent être combinées entre elles (Giorgi, 2006) : • la première fait appel à des techniques statistiques qui consistent à tenter de relier les variables de petite échelle (vaste surface) aux variables d’échelle régionale ou locale (grandes échelles des géographes) au moyen de modèles simples ou de fonctions ajustées grâce aux observations réalisées et à l’utilisation de Système d’Information Géographique (SIG) et de Modèle Numérique de Terrain (MNT) ; • la deuxième fait appel à la régionalisation dynamique. Dans ce cas, on utilise un modèle de simulation du climat dont la résolution est plus fine que celle des modèles globaux.

32 Mais ces méthodes ont un coût de calcul élevé. Ce qui contraint à les utiliser soit à l’échelle globale, mais avec une résolution variable d’une région à l’autre12; soit sur un domaine limité, et contraint à ces limites par les données d’un MCG. Les modélisateurs désignent l’ensemble de ces outils à aire limitée sous le terme de Modèle Climatique Régional ou MCR. Les MCR permettent non seulement d’affiner spatialement les projections fournies par les MCG, mais aussi de corriger certains biais de ces derniers (Vigaud and al., 2009). Ce sont les résultats produits par ces MCR qui commencent à intéresser les chercheurs en Sciences Humaines, disciplines dans lesquelles les scientifiques ont la maîtrise d’outils permettant d’apporter des éléments de réponses aux questions que se pose la société sur le futur du climat et sur ses répercussions sociales et économiques.

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Figure 7 – Schéma du concept de réduction d’échelle

Source : d’après D. Viner, © Copyright 2000, Climatic Research Unit - University of East Anglia, Royaume-Uni.

33 Briche et al. (2009), à partir des données ARPEGE-Climat (Rétic), établissent des calendriers de probabilité pour évaluer les extrêmes thermiques - chauds estivaux et gélifs printaniers - en utilisant les sorties de ce modèle à l’échelle quotidienne jusqu’en 2100. Par exemple pour le scénario A1B (scénario « modéré »), des températures estivales supérieures à 35°C (température à partir de laquelle l’échaudage de la vigne peut se produire) devraient apparaître environ 2 à 3 jours par an à partir des années 2050 (figure 8) alors qu’elles sont quasi absentes aujourd’hui….

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Figure 8 – Fréquences des températures journalières estivales (juin, juillet, août) au-delà de certains seuils et moyennes mobiles sur 10 ans, pour une surface de 50 km de coté couvrant la Champagne viticole () sur la période simulée 2001-2100, avec le scénario A1B

Source : Données Météo-France – CNRM. Briche et al., 2009

34 De même, Ullmann et Moron (2007) évaluent les modifications futures des surcotes marines dans le golfe du Lion. Ils montrent que la fréquence et l’intensité de ces phénomènes ne devraient pas augmenter significativement d’ici 2100, selon les résultats fournis par les scénarios A2 et B2. Cependant, ces surcotes se surimposeront à la hausse moyenne du niveau marin, inéluctablement croissant au moins dans l’absolu13 A la fin du 21e siècle, la fréquence des niveaux marins érosifs dans le Golfe du Lion (> 40 cm NGF) pourrait dépasser 20% de l’hiver dans le scénario B2 et 30% dans le scénario A2, pour les projections basses de la remontée du niveau marin moyen. Selon les projections hautes, le niveau aujourd’hui centennal (> 1 m NGF) pourrait se produire plusieurs fois par hiver avec le scénario A2 et B2….

35 Le changement climatique n’aura pas les mêmes répercussions environnementales, économiques et sociales dans tous les territoires et ces effets ne se feront pas ressentir partout avec la même ampleur ni pour les mêmes années. Ces inégalités territoriales focalisent déjà l’attention des chercheurs en Sciences humaines et sur certaines zones sensibles les analyses sont largement médiatisées : niveau des mers dans les îles coralliennes (, Maldives…) ou les deltas surpeuplés (Brahmapoutre, Nil…) ; fonte des glaciers de montagne (réserve d’eau saisonnière pour les populations vivant en contrebas….) ou de la banquise (territoire de l’ours blanc…) ; déplacement des zones de production agricole (surtout lorsque ces cultures ont une forte valeur stratégique ou économique comme le blé ou la vigne…) ou la gestion sylvicole.

36 Au final, se pose la question de l’adaptation, au moins lorsqu’elle sera possible. Dans certains cas il faudra soit protéger les aménagements existants, soit accompagner les processus naturels par des interventions limitées ; soit abandonner des espaces occupés et aménagés. Les enjeux ne sont pas toujours faciles à appréhender et les adaptations doivent être pensées à plusieurs échelles de temps et d’espace car le climat est en constante fluctuation et ignore les découpages administratifs. Les études sur les impacts du changement climatique doivent aussi intégrer le comportement des groupes humains car la mémoire des hommes est le plus souvent courte : il est bien difficile de faire

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admettre par exemple un risque de submersion par la mer à des populations qui souhaitent une vue sur la mer ou occuper des lieux connus et fréquentés parfois depuis plusieurs générations… Comment faire prendre conscience qu’une élévation de quelques cm du niveau de la mer pourra amplifier le risque de dommages, d’autant plus que nombre d’élus politiques, au-delà des discours de « parade », n’ont pas toujours la volonté de faire appliquer les lois existantes (loi littoral en France), ni de prendre des mesures de précaution inévitablement impopulaires ?

3.3. Un regard critique pour des réponses plus réalistes

37 Le catastrophisme, la peur d’un futur climatique, a l’avantage de focaliser l’attention des médias et finalement d’attirer plus facilement les crédits de recherche dans les équipes qui le mettent en avant. A l’opposé, les scientifiques qui discutent de l’incertitude des modèles, qui montrent, connaissance du terrain et de la société à l’appui, que de nombreux facteurs autres que climatiques expliquent la fragilité de certains territoires et de certains groupes humains, sont eux moins médiatiques et in fine, disposent de moins de moyens pour leur recherche.

38 Pourtant, les géographes, spécialisés sur les questions environnementales, devraient s’impliquer plus dans les thématiques concernant le changement climatique aux échelles régionales que ce soit pour le paramétrage des données d’entrée des modèles (occupation du sol...) ou en aval de la modélisation numérique pour interpréter les « sorties de modèle ». Leurs travaux, tout en s’insérant dans des approches largement pluridisciplinaires, devront clairement montrer, sans concession, à la fois les aspects négatifs de ce changement en cours mais aussi les aspects positifs que ce soit pour certains territoires, certains groupes humains ou certains secteurs économiques. Cela devrait contribuer à renforcer des solidarités à toutes les échelles depuis celle de l’espace vécu par les individus jusqu’à l’échelle planétaire entre les pays riches principaux responsables de l’effet de serre additionnel et les pays pauvres qui en subissent les conséquences sans en être les principaux responsables. D’une manière plus générale, les Sciences Humaines doivent aussi montrer qu’il n’y a pas toujours de solution unique à un problème posé ou que celle qui, a priori, parait la plus évidente, n’est pas forcement celle qu’il faut retenir (l’épis sur une plage n’est pas toujours la solution…). Cet exemple du littoral peut être appliqué à d’autres types d’espaces comme la moyenne montagne, les terroirs agricoles ou forestiers, les milieux urbains… .

39 Le géographe qui travaille dans le domaine de l’environnement et des changements globaux a donc de passionnantes pistes de recherche à explorer lorsqu’il s’appuie sur un solide travail de terrain qui peut prendre des formes variées (quantification des processus, analyse des enjeux humains …) et l’utilisation d’outils d’analyse (Géomatique, modélisation numérique…) tout en dialoguant avec les chercheurs d’autres disciplines au langage et aux méthodes de travail souvent assez différentes.

Conclusion

40 Après deux décennies marquées par la suprématie de la modélisation numérique, il est temps que les chercheurs des Sciences s’impliquent plus pleinement dans les recherches sur les conséquences du changement climatique. Les outils d’analyse et de simulation ont évolué, la demande sociétale se précise et les études sur l’adaptation au changement

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climatique ne pourront pas se contenter d’analyses combinant des résultats issus de modèles climatiques à ceux issus de modèles économiques pour tenter de se préparer à un futur climatique. Le chercheur qui souhaite se pencher sur ce sujet devra impérativement aller sur son terrain d’étude pour analyser les modes de vie de la population qui y vit et déterminer les enjeux. Il devra aussi prendre conscience puis expliquer sans détour la complexité et l’incertitude de ces résultats, tout particulièrement lorsqu’il s’agit d’évaluer les conséquences locales ou les conséquences liées aux phénomènes météorologiques extrêmes plus difficiles à simuler. Pour cela il faudra commencer par renforcer le dialogue entre les disciplines, au minimum pour mieux comprendre et interpréter les « sorties » de modèle climatique.

41 Les enjeux posés par le changement climatique sont importants et, même si son ampleur est difficile à préciser, la certitude de ce changement déjà en cours parait difficilement discutable. Si dans le passé l’homme s’est toujours adapté aux crises environnementales, il n’en demeure pas moins qu’aujourd’hui la question du climat, qui interfère avec celle de l’empreinte écologique, constitue l’une des priorités de la recherche.

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NOTES

1. Voir par exemple le rapport de synthèse réalisé pour l’International Panel of Climatic Change - IPCC - de Pachauri & Reisinger (2007), intégrant les résultats de nombreuses publications. 2. Voir par exemple PIGB-PMRC (2002) pour les modèles globaux ou plus récemment Somot (2005) pour les modèles aux échelles régionales. 3. Ces derniers ont un rôle inverse car ils contribuent pour l’essentiel au refroidissement de l’atmosphère, mais dans une proportion moindre que les GES. 4. Exemple : l’augmentation de la réflexion sur les surfaces laissées sans végétation une partie de l’année est en moyenne planétaire à l’origine d’une diminution saisonnière de la quantité d’énergie absorbée en surface. 5. Exemple : lorsque le taux de couverture nuageuse augmente, il y a plus de réflexion du rayonnement solaire et donc in fine moins d’énergie qui est absorbée par l’atmosphère et la surface de la planète.

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6. Les autres types d’indicateurs du changement, tels que l’augmentation du rythme de disparition des espèces, la dégradation parfois irréversible, au moins sur le moyen terme, de certains milieux physiques ou l’acidification des océans ne sont pas abordés dans cet article. 7. Travaux dans le cadre du Programme National d’Etude de la Dynamique des Climats des années 1980, pour ne citer qu’un des plus anciens. 8. C’est le cas des glaciers de Franz Josef en Nouvelle-Zélande qui, implantés sur des pentes raides, ont été très réactifs aux petits changements de bilan de masse des années 90. 9. Même si, bien évidemment, d’autres phénomènes océano-atmosphérique peuvent aussi intervenir dans la variabilité climatique. 10. Une période de réchauffement de l’air entraîne plus de fonte de glace sous les hautes latitudes, il y a donc plus d’eau douce en surface de l’océan, ce qui se traduit par moins de « descente » de cette eau moins salée et donc moins dense dans les fonds marins. Cela limite les transferts d’eau moins froide par les courants de surface et finalement il y a moins de transfert de chaleur par les courants atmosphériques. 11. Or les détails de la modélisation sont beaucoup plus complexes et peu de scientifiques en ont une connaissance parfaitement exhaustive. 12. Par exemple la dimension de la maille peut-être différente suivant qu’elle renseigne sur l’océan ou sur une région de montagne…, ce qui permet de mieux décrire une région particulière de la planète. 13. Car il peut y avoir simultanément subsidence du continent qui masque partiellement l’élévation du niveau moyen de la mer.

RÉSUMÉS

En France, sur le sujet du changement climatique et quel que soit son origine, les géographes - climatologues se sont majoritairement intéressés à la description et l’explication de la variabilité du climat à diverses échelles de temps et d’espace sur des périodes écoulées. Ils se sont moins investis sur les formes d’adaptations tenant compte des résultats des simulations du climat futur, tel qu’il est envisagé à partir des calculs obtenus par les modèles numériques du climat. Cette frilosité s’explique en partie par le manque de précision et de fiabilité accordé aux résultats produits par ces modèles, aux échelles des territoires occupés par les sociétés humaines, mais aussi parce que les travaux de géographes montrent depuis longtemps que les sociétés humaines - indépendamment du changement climatique sous l’effet des gaz à effet de serre additionnels - ont une part directe dans bien des catastrophes qui les affectent (construction dans des zones inondables, production agricole dans des régions où la pluviométrie peut être insuffisante certaines années…). Les géographes-climatologues, commencent à utiliser des nouvelles sorties de modèle à des échelles plus opérationnelles pour proposer des formes d’adaptations spécifiques à chaque territoire et à chaque secteur économique. Ces recherches prospectives sont réalisées en tenant compte à la fois de la part d’incertitude des résultats produits par des modèles numériques, mais aussi des particularités des groupes sociaux et des milieux physiques dans lesquels s’inscrivent ces changements. Cela est un préalable nécessaire à toutes formes de réflexion approfondies sur l'identification des facteurs d’adaptation.

In France, on the topic of climate change, the geographer climatologists are focused on the description and explanation of climate variability at various temporal and spatial scales on last

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period. They are less interested in the forms of adaptation considering results of future climate simulations, as envisaged by numerical climate models. This discretion is explained by the lack of climate model precision at the scale of territories occupied by human societies, but also because geographer research have shown since long time that human societies – with their involvement in additional greenhouse effect- have a direct effect in many disasters, which affect them (construction in flood plains, agricultural production in regions where rainfall can be insufficient sometimes...).Geographer climatologists can use new models at more operational scales to purpose specific adaptation for each area and each economical sector. These investigations integrate numerical model simulation uncertainties, but also social group and physical environment particularities concerning by these changes. This is the condition for reflection about the identification of adaptation factors

INDEX

Mots-clés : adaptation, changement climatique, dynamique glaciaire, Modèle Climatique Régional (MCR), Modèle de Circulation Générale (MCG), viticulture Keywords : climate change, General Circulation Model (GCM), ice dynamics, Regional Climate Model (RCM), wine-growing

AUTEUR

GÉRARD BELTRANDO

Gérard Beltrando est climatologue, Professeur de Géographie à l’Université de Paris-Diderot et membre de l’UMR PRODIG. Il est actuellement détaché au CNRS à l’UMR LETG (Equipe COSTEL) pour travailler sur les impacts du changement climatique aux échelles régionales [email protected]

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La rapide création du Parc Naturel marin de Mayotte

Nicolas Legoff

Introduction

1 La création d’un parc marin est un fait remarquable pour le territoire français qui n’en compte qu’un seul : celui de la mer d’Iroise institué en 2007. Avec l’officialisation du Parc Naturel marin de Mayotte (PNMM) en janvier 2010, c’est donc un nouveau pas qui a été franchi. L’innovation va même largement plus loin puisque l’outre-mer français n’avait encore jamais été concerné par une telle démarche. Il peut paraître pour le moins surprenant de lancer cette procédure sur un territoire qui n’a même pas achevé sa départementalisation et dans lequel les problèmes de sous-développement sembleraient être la priorité.

2 Afin de comprendre les fondements de ce projet, il est utile de revenir sur le contexte et le processus politique qui motivent la naissance du PNMM. Etant donné les fortes singularités culturelles mahoraises, les usages dévolus à la zone protégée ne peuvent être simples et demandent aussi une analyse. A la lumière de ces éléments, la pertinence de la création d’un parc marin à Mayotte ne sera que plus claire, notamment en terme d’aide au développement de l’île.

L’aboutissement rapide d’un processus

3 Même si les comparaisons sont délicates en raison de l’unicité du Parc Naturel marin d’Iroise (3 550 km²), c’est tout de même la rapidité qui prévaut dans le cas de Mayotte. Pour le parc breton, la démarche avait été laborieuse et l’aboutissement compliqué. Après bien des hésitations, des oppositions et des ajustements, il a fallu plus d’une décennie pour que la structure devienne opérationnelle. D’autres Parcs Naturels marins1 sont à l’étude mais risquent de se heurter à des difficultés de taille. On peut douter que tous

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dépassent un jour le stade de projet. Le jeu d’acteurs est en effet d’une telle complexité et les intérêts d’une telle valeur marchande qu’il y a fort à parier que les zonages proposés sur le littoral français seront systématiquement synonymes de blocages.

4 C’est peut-être la chance de Mayotte que d’être encore un territoire en devenir et d’accumuler des lacunes aussi bien administratives que sociales. En l’absence d’un tissu associatif véritablement organisé et d’une dynamique identitaire clairement identifiée, il est aisé pour Paris de légiférer sans soulever des oppositions trop vives. Ainsi, la signature du décret de création du Parc Naturel marin de Mayotte par le président Sarkozy lors de sa visite de janvier 2010 n’est que l’aboutissement logique d’une facile mise en place administrative. Si l’on tient compte de la date de constitution de la mission d’étude pour la création du PNMM en décembre 2007, seulement deux années de pilotage par la Direction de l’agriculture et de la forêt (D.A.F.) ont suffi pour boucler le dossier.

5 Cependant, à y regarder de plus près, cette rapidité pose question. Non pas sur la forme qui est juridiquement conforme, mais sur le fond et plus particulièrement sur la maturité des esprits quant à ce projet paradoxalement abstrait pour les acteurs locaux. Le code de l’environnement étant applicable à Mayotte, c’est lui qui a servi de cadre aux démarches successives depuis 20072. Sous l’autorité directe du Préfet, la D.A.F. a d’abord mis en place une mission d’étude associant des personnels de l’Agence des aires marines protégées ainsi que des agents rattachés au Conseil général. Le premier objectif de la mission étant de connaître précisément la richesse naturelle (Gigou, 2009) et culturelle (Guezel, 2009) des eaux de Mayotte. C’est un préalable logique à la délimitation de l’aire à protéger et aux grands traits de la gestion attendue. Etablir l’architecture du conseil de gestion responsable du fonctionnement du parc a été l’ultime objectif à remplir par cette mission.

6 La Préfecture3 a bien entendu gardé la main sur les travaux préparatoires en présidant le comité de pilotage qui est entré en activité à partir de décembre 2008. Un panel représentatif des Collectivités publiques et des professionnels du lagon a eu pour rôle de donner son avis et son accord sur les diverses options suivies par la Mission d’étude. Symboliquement, lors de sa dernière assemblée en septembre 2009, le comité de pilotage a validé globalement l’ensemble des travaux réalisés et notamment les orientations de gestion qui seront déclinées en actions concrètes. Auparavant, et pour donner une tournure participative, des groupes de travail issus du comité de pilotage ont oeuvré sur trois axes forts et complémentaires : pêche et aquaculture, activités nautiques et touristiques, environnement et biodiversité. Toujours dans une optique d’ouverture, les travaux préparatoires se sont nourris de contacts par le truchement de réunions et de discussions décentralisées dans les villages.

7 Il est à craindre que l’échantillon touché par les rencontres et les réunions ne soit pas des plus représentatifs et la gestion proposée pour le parc en inadéquation avec les pratiques. Autrement dit, le risque est donc que les Mahorais contestent dans quelques années la présence d’un parc considéré comme mal adapté à la culture locale. En effet, s’il y a eu un consensus sur la philosophie du parc, il n’en demeure pas moins précaire ou du moins limité dans le temps. La contradiction relevée par Isabelle Autissier4 d’un désintérêt de la chose océanique par les Mahorais qui « ont encore à être sensibilisés à la mer » doit être gardée à l’esprit (Autissier, 2009). Avec la modernisation socioéconomique viendra le temps des rivalités territoriales sur le lagon et ses extensions hauturières nécessitant des réajustements…

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Du bon usage de la zone protégée

8 Pour l’heure, ce sont sept orientations de gestion qui sont au cœur du parc naissant (figure 1). Sept orientations qui ont été présentées lors de l’enquête publique, dernière obligation avant la signature du décret d’application. Là encore, ce n’est pas réellement la ferveur populaire qui caractérise cette étape. Le bilan n’est certes pas honteux avec environ 300 observations consignées sur les registres présents en mairies, mais la disparité entre les communes interroge. D’autant qu’un lourd dispositif de communication avait été mis en place et des permanents assignés à l’accueil des citoyens pendant plusieurs semaines.

Figure 1 - Les orientations proposées par le Comité de pilotage

Source : Arnaud, 2009

9 Comme indiqué dans le document final de présentation (Arnaud, 2009), il n’y a pas de hiérarchie entre ces propositions. Du reste, il est délicat d’avancer des priorités et tous ces axes semblent à la fois nécessaires et urgents. C’est probablement là que se situera le premier défi de l’administration du Parc marin, à savoir sérier les engagements et ne pas se perdre dans les luttes d’influence.

10 L’éventail des actions est pratiquement exhaustif du fait que tous les acteurs socioéconomiques sont de près ou de loin concernés. La force des idées avancées pour le futur conseil de gestion est de ne pas être véritablement révolutionnaire mais plutôt de composer, ou pour mieux dire de recomposer, avec les pratiques coutumières comme l’est la pêche piroguière. Concernant cette dernière, la professionnalisation de la filière reste un chantier complexe à mener (Wickel, 2008) puisqu’elle repose encore grandement sur de l’informel : une flottille composée à 80% de pirogues, l’absence de structures portuaires, une coopérative qui ne draine qu’une infime partie des mises à terre…

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11 Tout se focalise donc vers la durabilité et des usages raisonnés sur une aire qui a eu des limites incertaines jusqu’au dernier moment. Ce n’est pas le moindre des paradoxes que d’avoir émis des orientations et tenté d’affiner des implications pratiques sans avoir la moindre idée de l’espace sur lequel les règles devront s’appliquer. Les hypothèses allaient de la limite stricte des eaux lagonaires à l’intégralité de la Zone économique exclusive (figure 2). Soit de 1 100 km² à plus de 69 000 km², ce qui n’est théoriquement pas sans modifier les tenants et aboutissants puisque le projet passe alors du local au régional.

Figure 2 - Les différentes limites possibles du Parc Naturel marin de Mayotte

Source : Arnaud, 2009 ; réalisation : N. Legoff

12 Finalement, ce sont les limites de la ZEE qui ont été retenues dans le décret de création du PNMM (publié au J.O. le 21 janvier 2010). Pour remettre les choses en perspective, un tel zonage revient pratiquement à introduire un rapport de 1 à 200 entre la surface des îles mahoraises et le périmètre du parc (et un rapport de 1 à 20 avec le parc d’Iroise). C’est une situation parfaitement justifiable dès lors qu’il est souhaité que les activités halieutiques, y compris hauturières, soient intégrées dans les actions du parc5. Sans même cela, la présence de nombreux mammifères marins (baleines, dauphins, dugongs…) requiert de pouvoir raisonner sur des surfaces correspondant à leurs déplacements saisonniers.

13 Restent les interrogations sur les moyens matériels et humains qui seront alloués et qui feront du jeune parc un organisme efficace ou une pure vue de l’esprit.

Une structure utile au développement de l’île ?

14 Il ne convient pas de développer les éléments qui font du futur 101ème département français un territoire de pauvreté où les poches de sous-développement restent criantes

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notamment sous la forme de bidonvilles alimentés par les migrations clandestines (Taglioni, 2009). L’idée est plutôt de voir si l’instauration du PNMM peut être un moyen, parmi d’autres, pour catalyser le développement socioéconomique de l’île et ainsi combler le retard accumulé par rapport au département « voisin » de la Réunion qui sert souvent de référence.

15 Il est avant tout à espérer que les moyens déployés seront à la hauteur des ambitions avancées par le comité de gestion qui commencera par cibler les actions prioritaires dans un Plan d’action qui reste à officialiser. Il est d’ores est déjà question de la création d’une quarantaine d’emplois toutes fonctions confondues. Porter un jugement sur cette perspective est bien hasardeux sachant qu’il faudrait connaître les objectifs à moyen terme. Ceci étant, la comparaison est tentante avec ce qui existe déjà à Mayotte en aires protégées et en moyens déployés. Le lagon porte en effet deux réserves6 dont la gestion est confiée à la Brigade Nature créée en 2006. Cette dernière, placée sous la tutelle de l’Office national de la chasse et de la faune sauvage compte cinq agents équipés d’une vedette rapide. Les conditions sont donc théoriquement réunies pour mener à bien les opérations de surveillance et d’interpellation des contrevenants.

16 Dans les faits, le bilan est largement plus mitigé car la réactivité des braconniers7 dépasse de loin celle de la brigade qui doit le plus souvent se contenter de constater les dégâts. Il s’agit pourtant de professionnels parfaitement formés et rompus à leurs prérogatives. En considérant les 69 458 km² du PNMM, la surveillance des eaux risque de rester symbolique si de lourds moyens matériels ne sont pas mis en jeu (flotte de patrouilleurs, recours à des survols…). Faire coïncider ZEE et limites du parc peut être considéré comme un signe fort de reprise en mains de ce territoire océanique par la France. Une sorte de rappel aux voisins qui n’ont jamais eu de cesse d’en revendiquer une partie (Taglioni, 2007)

17 Sur ces aspects matériels, le parc joue sa crédibilité et son degré d’efficacité. Parmi les effets induits sont d’abord attendues les retombées d’une pêche raisonnée qui s’apparente pour l’heure plutôt à un pillage en règle au cœur des réserves. Qu’il s’agisse des prises démersales à proximité des bancs récifaux voire de la barrière ou bien des captures pélagiques axées sur les thonidés, rien n’est véritablement contrôlé. Il serait inutile de structurer une véritable pêche artisanale dépassant le stade de la pirogue ou de la barque polyester si les stocks ne peuvent permettre un minimum de durabilité. Sans compter que la demande en produits de la mer ne peut qu’être exponentielle et que l’aquaculture naissante8 ne saurait répondre à la demande locale.

18 Indéniablement, il y a urgence à synchroniser les efforts de pêche au risque de tout perdre. Les thoniers-senneurs n’apporteront certainement pas de réel dynamisme à l’île car c’est tout juste s’ils font des escales techniques au port de Longoni et les droits des licences de pêche ne sont pas encore totalement acquis pour Mayotte9. Seule la pêche artisanale pourrait impulser des changements en apportant de la matière première à des industries agro-alimentaires qui font toujours défaut.

19 L’autre domaine pour lequel le PNMM pourrait être décisif est le tourisme. C’est tout bonnement une activité à inventer car elle est pour le moins confidentielle (Bernardie- Tahir & El-Mahaboubi, 2001). La destination de Mayotte reste en effet négligeable (moins de 40 000 arrivées en 2009) et tournée vers un tourisme affinitaire lié à la présence de fonctionnaires métropolitains recevant leurs proches. Le manque d’équipements aéroportuaires est souvent mis en avant tout comme le manque de réceptifs hôteliers.

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Force est cependant de constater que rien n’a été véritablement tenté à Mayotte pour drainer des flux touristiques plus rémunérateurs et que l’amateurisme prévaut.

20 Le problème étant qu’il n’est aujourd’hui pas aisé de se faire une place dans l’océan Indien face à la Réunion, l’île Maurice, les Seychelles ou encore la prometteuse . Mayotte a alors tout intérêt à cultiver sa différence et à proposer un produit singulier. En ce sens, l’étiquette de « Parc » est certainement une des meilleures, à la fois porteuse de qualité et d’authenticité. Soit de quoi construire une belle image de marque pour qui sait se servir de ce label. Aller en ce sens ne peut se faire sans une gestion participative et intégrée des ressources et des espaces (Breton, 2009) garante d’un équilibre durable.

21 Enfin, et ce n’est pas le moindre des enjeux à long terme, le parc a son rôle à jouer dans l’éducation à l’environnement de la jeune génération. Cette dernière étant celle qui subit et constate directement la dégradation de son environnement marin immédiat notamment à cause de la croissance urbaine (Ninon, 2007). Une sensibilisation à la fragilité du lagon ne permettra peut-être pas de restaurer les écosystèmes tant les processus polluants ont déjà fait des dégâts, mais une stabilisation serait déjà un objectif louable. Ce peut donc être un solide outil de communication visant à faire prendre conscience de la diversité et de la rareté des eaux mahoraises. Assigner une valeur au lagon est probablement le meilleur moyen pour qu’une surveillance environnementale efficace se mette en place, seule garante d’une pérennité et donc d’un développement local réel. Certains pensent même qu’il est possible d’aller encore plus loin et d’inscrire Mayotte et son lagon au Patrimoine mondial de l’UNESCO (Ministère de l’Ecologie, 2009).

Conclusion

22 Le Parc naturel marin de Mayotte a désormais une réalité juridique. De sa création restera l’idée d’un parfait déroulement de la procédure. Le défi qui s’annonce est conséquent car gérer une zone océanique de 69 000 km² est inédit, surtout s’il est tenu compte du gabarit modeste de l’île. Il ne faut pas attendre que le PNMM apporte à court terme de véritables changements ou impulse de nouvelles dynamiques socioéconomiques. Le comité de gestion aura certainement fort à faire pour fédérer les énergies et trouver les meilleurs leviers. Conclure, au titre de sa probable lente structuration, que le parc est un outil peu pertinent pour le développement de Mayotte serait aller un peu vite en besogne. De même, douter de l’adhésion sur le long terme des Mahorais à ce projet en raison de leur faible investissement actuel n’est pas fondé. Il se peut même que la période soit la plus propice pour faire passer un tel projet. Les responsables du Parc devront simplement se souvenir des circonstances de sa genèse et faire preuve de pragmatisme face à une société forcément évolutive. Mettre en place un parc marin à Mayotte dans une décennie ne serait certainement pas plus facile. Gageons que le PNMM et sa surface remarquable ne soit pas qu’un commode artifice pour permettre à la France d’arriver à ses objectifs quantitatifs avancés lors du Grenelle de l’environnement…

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NOTES

1. Lors du Grenelle de l’environnement, il a été question de 10 Parcs Naturels marins avant 2012 afin d’aboutir à une protection de 10% des surfaces océaniques françaises (20% en 2020). Ainsi, en outre-mer, sont aussi pressentis la Martinique dans la zone Antilles, la Guyane, la Réunion et Saint-Pierre et Miquelon. 2. Loi du 14 avril 2006 relative aux parcs nationaux, aux parcs naturels marins, aux parcs naturels régionaux (loi n°2006-436).

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3. La tutelle préfectorale est en fait double avec celle de Mayotte et celle de la Réunion au-delà de 6 milles nautiques. 4. Isabelle Autissier a fait partie des personnalités consultées lors du Grenelle de la mer et s’est plus particulièrement concentrée sur le groupe de « La délicate rencontre entre la terre et la mer » qu’elle a co-présidé. C’est dans ce cadre et celui d’une tournée en outre-mer qu’elle s’est rendue à Mayotte en juin 2009. 5. La ZEE ne permet cependant pas d’englober la totalité des bancs récifaux à commencer par le plus proche dont seule la partie Ouest entre dans les limites du parc. Le banc contigu du geyser s’en trouve ainsi exclu. 6. Réserve dite de la « Passe en S » (1 380 hectares) et la réserve de la pointe de Saziley (800 hectares). 7. Les estimations de la Brigade nature avancent que 1 000 tortues seraient capturées par an. L’infraction la plus courante étant le recours à des filets qui sont strictement interdits. 8. Environ 100 tonnes / an constituées d’espèces nobles facilement exportables telle l’ombrine. 9. Prochainement, l’administration des T.A.A.F. ne devrait plus être la seule bénéficiaire. Charge à la Commission régionale des pêches nautiques et aquacultures marines (COREPAM) de redistribuer des subventions aux pêcheurs.

RÉSUMÉS

Le second Parc Naturel marin français a été officialisé à Mayotte en janvier 2010. C’est à la fois le résultat d’une procédure rapide et d’une forte détermination politique. Il marque clairement la volonté de la France de gérer un large espace dans le sud-ouest de l’océan Indien même si les moyens d’action restent à déterminer. Au-delà de la protection environnementale, le Parc est perçu comme un outil utile à cette île encore synonyme de sous-développement. De la pêche au tourisme, bien des activités espèrent tirer profit de la dynamique enclenchée.

The 2nd french Marine Protected Area was officially created in Mayotte in January 2010, thanks both to a swift procedure and to a strong determined policy. It clearly shows the will of France to manage a broad area in south-west of the even if its means of action are still to settle. Beyond environemental protection, the park is seen as a useful tool for an island still considered as emergent. From fishing to tourism, many activities hope to take advantage from the dynamic set in motion.

INDEX

Mots-clés : aire marine protégée, développement durable, Mayotte, pêche, processus politique, tourisme Keywords : fishing, marine protected area, political process, sustainable development, tourism

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AUTEUR

NICOLAS LEGOFF

Nicolas Legoff est docteur & chercheur associé au Laboratoire Géolittomer – UMR LETG 6554 (CNRS) / Université de Nantes. [email protected]

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Les pôles d’excellence comme facteur de compétitivité et d’attractivité des territoires : l’exemple de la métropole lilloise

Ludivine Malaterre-Vaille

1 La région Nord-Pas-de-Calais a subi de nombreuses mutations au cours du XXe siècle. Elle n’a pas juste eu à faire face à une crise industrielle, dans le sens d’une recomposition en profondeur du système productif, mais bien à une « désindustrialisation absolue1 ». Pour s’en convaincre, un seul chiffre : entre 1975 et 1992, la valeur ajoutée industrielle de la France provinciale a progressé de 16 % alors que dans le même temps, celle du Nord-Pas- de-Calais a chuté de 16 % ! La région a vu disparaître ou décliner en 30 ans plusieurs secteurs clés de son économie : le secteur minier2, le secteur textile3 et la sidérurgie- métallurgie. La région doit alors faire face à une grave crise de l’emploi et s’efforcer de lutter contre le chômage, supérieur à la moyenne nationale (le taux de chômage annuel moyen est de 11.1 % pour la région en 2007 contre 7.9 % pour la France métropolitaine4).

2 La remise en cause du modèle industriel fordiste marque réellement une rupture dans le destin de la région et dans celui de l’agglomération lilloise. On parle alors de « bifurcation métropolitaine5 » pour qualifier les années 1980-1990, qui correspondent à une recomposition en profondeur du modèle de développement pour faire face à la fin du monopole de la très grande industrie. De plus, la globalisation des échanges et de l’économie ainsi que la métropolisation ont fait naître un nouvel enjeu : faire de la métropole lilloise une métropole européenne. Pour y parvenir, une réflexion collective s’est engagée à toutes les échelles des pouvoirs publics, avec pour problématique principale : comment favoriser la compétitivité et l’attractivité du territoire ? Cet article vise donc à mettre en évidence comment, à toutes les échelles d’un territoire, la recherche et l’innovation sont devenues facteurs de compétitivité et de développement territorial pour tous les acteurs publics. Cette prise de conscience s’est traduite par des politiques spécifiques basées sur le modèle du cluster, dont l’exemple le plus abouti reste

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la Silicon Valley aux Etats-Unis. Ce modèle, défini par Michael Porter comme « une concentration d’entreprises interconnectées, de fournisseurs spécialisés, de prestataires de services et d’institutions associées (universités, associations commerciales…) dans des domaines de compétences complémentaires6 » est au cœur des politiques actuelles dans le domaine de l’innovation dans le monde entier. Et la France et le Nord-Pas-de-Calais n’y échappent pas. En effet, depuis déjà près d’une vingtaine d’années, et par des initiatives diverses, le Conseil Régional, la Communauté Urbaine de ou encore la ville de Villeneuve d’Ascq par exemple se sont intéressés aux questions d’innovation ou de synergie entre recherche et tissu économique local pour favoriser le développement territorial. On peut d’ailleurs se demander comment ces politiques s’articulent sur le territoire et si la multiplication des initiatives à toutes les échelles d’un territoire est réellement un atout.

3 Lille Métropole Communauté Urbaine a misé sur la mise en place de pôles d’excellence métropolitains, qu’elle définit comme des « parcs d’activités spécialisés dans un domaine spécifique (santé, nouvelles technologies…) ». Ces pôles d’excellence sont-ils facteurs de compétitivité et d’attractivité ?

4 Cet article vise donc tout d’abord à comprendre les stratégies d’acteurs publics en matière de recherche et d’innovation et à montrer s’il existe une synergie des politiques entre ces acteurs. Pour cela, nous avons choisi comme cadre d’étude la métropole lilloise, qui a misé sur le développement de la recherche et de l’innovation, à travers la mise en place de pôles d’excellence métropolitains, comme vecteur de développement économique et territorial.

5 Outre une présentation de ces pôles, nous tenterons de voir si la réalité du terrain répond aux ambitions affichées, même si le recul n’est pas forcément suffisant (certains de ces pôles commencent à peine à sortir de terre). Pour cela nous présenterons les résultats d’une enquête réalisée par nos soins entre mars 2008 et janvier 2010 auprès des entreprises du Parc Scientifique Européen de la Haute Borne, afin de comprendre les relations qu’elles entretiennent avec l’Université Lille 1 – Sciences et Technologies, les deux étant mitoyens.

Passer d’une économie de production à une économie de la connaissance : la lente métamorphose du Nord- Pas-de-Calais

La faiblesse de la recherche dans le Nord-Pas-de-Calais

6 L’identification de la recherche comme vecteur potentiel de développement n’est pas un phénomène nouveau et, que ce soit au niveau national, au niveau régional, à l’échelle de l’agglomération lilloise, voire même au niveau communal, le développement de la recherche et la diffusion de ses résultats dans le tissu économique sont une priorité pour promouvoir le territoire. La région Nord-Pas-de-Calais souffre toujours de retards en matière de recherche-développement et d’innovation. Quelques chiffres suffisent pour illustrer la faiblesse de la recherche régionale : la région se situe au 13ème rang des régions françaises pour la dépense intérieure de recherche développement (DIRD), bien loin derrière l’Île-de-France, les régions Rhône-Alpes ou Midi-Pyrénées. Pour 2006, la dépense intérieure de recherche développement s’élève à 593 millions d’euros pour le Nord-Pas- de-Calais contre une moyenne nationale de 999 millions7. En terme d’effectifs, le Nord-

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Pas-de-Calais est la dernière région française pour sa densité de chercheurs puisqu’on compte moins de 10 chercheurs pour 10 000 habitants. C’est surtout dans le secteur privé que la situation est la plus inquiétante puisque les chercheurs privés représentent seulement 37 % des chercheurs dans le Nord-Pas-de-Calais (contre 55 % en moyenne sur le reste du territoire). Le Nord-Pas-de-Calais est très majoritairement une région de recherche publique et surtout universitaire, dont les résultats nécessitent, plus que pour la recherche finalisée, un accompagnement spécifique pour être transférer et valoriser dans la société. De plus, la région Nord-Pas-de-Calais souffre vraisemblablement de sa trop forte proximité avec l’Île-de-France à la fois dans le domaine de la recherche mais aussi dans celui de l’enseignement supérieur. En effet, à elle seule, l’Île-de-France regroupe près de 40 % des effectifs de R&D rémunérés (en Equivalent Temps Plein) et des dépenses publiques de recherche et plus du quart des étudiants français. Bien qu’ayant des conséquences sur l’ensemble des régions, l’atrophie exercée par la région parisienne est encore plus désastreuse pour la région Nord-Pas-de-Calais, qui se voit amputée chaque année d’une partie de ses étudiants, attirés par la réputation des grands établissements parisiens, de ses diplômés et de ses chercheurs, eux aussi attirés par les grands organismes plus fortement représentés en Île-de-France qu’en province. Certes, la décentralisation des organismes de recherche publics a quelque peu profité à la région puisque le centre de recherche de l’Institut National de Recherche Agronomique de Lille est né en 1976 (à partir d’un regroupement d’unités) et la délégation régionale du Centre National de la Recherche Scientifique est créée en 1991, mais les organismes de recherche publics restent faiblement représentés dans la région. Dans le cas du CNRS, 6 délégations régionales regroupent à elles-seules 79 % des personnels nationaux (40 % en Île-de- France, 12 % en Rhône-Alpes, 10 % en Provence-Alpes-Côte d’Azur, 6.5 % en Midi- Pyrénées, 5 % en Languedoc-Roussillon et en Alsace).

7 Le retard accumulé par la région dans le domaine de la recherche et de l’innovation a donc poussé les pouvoirs publics à insuffler une dynamique visant à la fertilisation croisée entre recherche et monde économique.

Des politiques publiques basées sur le modèle du cluster

8 On l’a compris, le principe même de rapprocher le monde économique et le monde de la recherche s’est mondialement généralisé, même si chaque politique de développement des clusters est spécifique (Scandella, 2008). Ainsi, l’Etat allemand a fondé les réseaux de compétence (Kompetenznetze) à la fin des années 1990 et l’Italie les districts technologiques, dans la lignée de ses districts industriels.

9 En France, les politiques concernant le domaine de la recherche et de l’innovation résultent d’un phénomène paradoxal. Alors que depuis les lois Defferre (1982-1983) et la réforme constitutionnelle de 2003, la décentralisation a donné un pouvoir accru aux collectivités territoriales (Région, département, commune), le domaine de la recherche et de l’innovation reste très majoritairement piloté par l’Etat. Pourtant, dans le Nord-Pas- de-Calais, l’implication des pouvoirs publics locaux est loin d’être négligeable. Afin d’illustrer cet emboîtement d’échelles, nous avons décidé de prendre trois exemples : la politique nationale des pôles de compétitivité, l’implication régionale en matière de recherche et d’innovation et, enfin, la mise en place des pôles d’excellence de Lille Métropole Communauté Urbaine.

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10 La politique des pôles de compétitivité, initiée en 2004 par l’Etat, a pour but l’association d’entreprises, de centres de recherche et d’organismes de formation qui acquièrent une stratégie commune de développement visant à dégager des synergies autour de projets innovants. La définition relevée sur le site officiel des pôles est la suivante : « Un pôle de compétitivité est sur unterritoire donné, l’association d’entreprises, de centres de recherche et d’organismes de formation, engagés dans une démarche partenariale (stratégie commune de développement), destinée à dégager des synergies autour de projets innovantsconduits en commun en direction d’un (ou de) marché(s) donné(s) ».L’appel à projet, lancé en 2004, a abouti à la labellisation de 67 pôles en juillet 2005 (71 en juillet 2007), dont 6 dans le Nord-Pas-de- Calais : • I-Trans (pôle à vocation mondiale) dans le domaine des transports, notamment ferroviaire, et qui est porté à la fois par Lille et Valenciennes ; • Up-Tex dédié aux textiles innovants, basé à Marcq-en-Baroeul ; • Nutrition Santé Longévité (NSL), installé sur le Parc Eurasanté ; • Industries du Commerce (PICOM) dont le siège est également à Marcq-en-Baroeul ; • MAUD (Matériaux et Applications pour une Utilisation Durable), basé sur le Parc Scientifique Européen de la Haute Borne.

11 Le Conseil Régional du Nord-Pas-de-Calais a compris depuis longtemps le rôle crucial de la recherche pour hisser la région au rang de « grande région économique en Europe ». En effet, dans le contexte actuel d’ouverture européenne, le Conseil Régional souhaite renforcer son potentiel de recherche et favoriser les coopérations, notamment internationales, afin de faire partie des grandes régions européennes, voire mondiales, de la recherche.

12 Le Conseil Régional a inscrit cette volonté dans ses documents de planifications et d’orientations. Ainsi, le Contrat de Plan Etat - Région 2000-2006 a consacré 175 millions d’euros à la recherche (5,6 % du contrat total). De plus, le Conseil Régional y avait inscrit plusieurs priorités en matière de recherche : • faire de la région un pôle scientifique fort ; • développer des pôles technologiques d’envergure européenne ; • transférer et valoriser la recherche dans le tissu économique ; • favoriser l’innovation.

13 Le contrat de projet Etat - Région en cours (2007-2013) comporte plusieurs grands projets dont trois touchent directement ou indirectement le domaine de la recherche : un grand projet lui est entièrement consacré (grand projet 6 : la recherche et la société de l’information) et deux autres la prennent en compte dans leurs priorités : • le grand projet consacré au développement des pôles de compétitivité de la région ; • celui qui vise à soutenir les mutations stratégiques de l’économie régionale (dont une opération vise à structurer et développer les pôles d’excellence régionaux).

14 En 2005, le Conseil Régional, l’Etat et l’ANVAR (Agence Nationale de Valorisation de la Recherche) mettent en place un programme régional de soutien à l’innovation, afin de

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favoriser et soutenir les projets innovants, faciliter la création d’entreprises innovantes et susciter l’innovation notamment dans les PME.

15 Le Conseil Régional soutient également la recherche sous d’autres formes : • mesures d’accompagnement de la recherche : aides à l’organisation de manifestations scientifiques, attribution d’allocations de recherche ; • aides à la mobilité des chercheurs : bourses de mobilité à l’international, accueil de chercheurs étrangers, accueil de jeunes chercheurs, chaires internationales.

16 On voit bien, à travers ces différentes initiatives, que le Conseil Régional a bien compris l’enjeu de la recherche comme vecteur de développement économique. La recherche peut aussi être un formidable outil de promotion de la région sur le plan national, européen voire même international.

17 Ainsi, afin de rapprocher monde de la recherche et monde économique, le Conseil Régional a mis en place un site Internet, www.jinnove.com , qui permet aux porteurs de projets innovants de trouver les interlocuteurs ou partenaires dont ils ont besoin pour mener leurs projets à bien. Ce site constitue une structure d’interface virtuelle entre les pôles de compétitivité, les structures d’accompagnement et de financement telle que OSEO-ANVAR, l’Institut National de la Propriété Industrielle ou encore les incubateurs d’entreprises innovantes de la région.

18 Globalement, les collectivités territoriales s’impliquent puisqu’en 2005 le budget de Recherche Technologie du Conseil Régional, des Conseils Généraux, de certaines communes et établissements de coopération intercommunale8 s’élevait à 23,7 millions d’euros (+10 millions par rapport à 2003) dont 17,2 millions d’euros du Conseil Régional (19 millions en 2009).

19 Parallèlement, à l’échelle de l’agglomération lilloise, les mesures en faveur de l’innovation se sont basées sur un double constat : • le bouleversement économique de la région qui voit l’émergence de nouveaux secteurs économiques (les TIC, le secteur de la biologie-santé et la filière image-culture-média) qui viennent renforcer des secteurs traditionnels en recomposition mais toujours puissants comme les textiles innovants, les transports ou encore le commerce à distance (Vente Par Correspondance). • la nécessité d’assurer une équité territoriale au sein de la métropole.

20 Lille Métropole Communauté Urbaine a donc choisi d’associer territoires et filières d’excellence : cela a donné naissance aux pôles d’excellence métropolitains.

21 Très concrètement, les politiques régionales et de la communauté urbaine de Lille dans le domaine économique apparaissent comme complémentaires. En effet, le Plan Métropolitain de Développement Economique s’articule avec le Schéma Régional de Développement Economique. Ainsi, à la fin de l’année 2008, le Conseil Régional et Lille Métropole Communauté Urbaine se sont entendus sur des objectifs stratégiques conformes à leurs priorités et orientations respectives, notamment en soutenant les pôles d’excellence économique régionaux et métropolitains. Ces pôles ont en commun la volonté affichée de mettre en place une véritable dynamique de filière et de structurer l’économie autour d’un couple pôle d’excellence/territoire (Conseil Régional et Lille Métropole s’étant chacun fixés leurs propres secteurs à soutenir).

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Carte 1 - La multiplication des « pôles » (compétitivité, d’excellence régionaux, d’excellence métropolitains) sur le territoire régional

Sources : Schéma Régional de Développement Economique, Plan Métropolitain de Développement Economique, Plate-forme d’Observation des Projets et Stratégies Urbaines(POPSU) - Réalisation : L .Malaterre-Vaille, Philcarto, 2010

22 Le Conseil Régional a défini neuf pôles d’excellence régionaux, en plus des six pôles de compétitivité (Voir carte 1). Lille Métropole Communauté Urbaine est membre partenaire dans quatre de ces pôles d’excellence régionaux (Agroalimentaire, Environnement, Image, Logistique).

23 Nous avons choisi de nous intéresser plus particulièrement aux pôles d’excellence de la métropole lilloise, dans la seconde partie, pour comprendre comment ils s’inscrivent à la fois dans la politique de développement de Lille Métropole Communauté Urbaine et dans celle de la Région.

Les pôles d’excellence métropolitains : entre renouvellement (aménagement) urbain et développement économique

24 Les pôles d’excellence métropolitains ont pour vocation de devenir la vitrine de l’agglomération et misent sur deux principes.

25 Tout d’abord, renforcer l’attractivité de la métropole, dans un contexte accru de concurrence entre les territoires. On parle alors de développement exogène. Il faut attirer les entreprises, les inciter à s’implanter dans la métropole. Et ce n’est pas une mince affaire car la région, souvent méconnue, souffre d’une mauvaise réputation, liée notamment à son passé industriel ou encore à des clichés bien connus. Une étude

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récemment publiée par « Nord-Pas-de-Calais Créativallée », et réalisée par l’IFOP auprès de 501 chefs d’entreprises et cadres dirigeants d’autres régions, montre à quel point le dynamisme régional est méconnu à l’extérieur. En effet, selon cette étude, le Nord-Pas- de-Calais se place en avant-dernière position en termes d’attractivité. Trop souvent Nord- Pas-de-Calais rime avec industrie (textile, sidérurgie, mines…) ou vente par correspondance. Seuls 34 % des répondants considèrent le Nord-Pas-de-Calais comme une région innovante. Et, plus grave encore, la région n’est pas perçue comme un bon vivier d’étudiants puisque seuls 36 % évaluent la région comme une région d’universités et de grandes écoles. Autant dire que la visibilité a besoin d’être améliorée.

26 Le succès de ces pôles repose également sur des initiatives et projets locaux, autrement dit sur le développement endogène. Pour ne citer qu’un exemple, intéressons nous à Netasq, entreprise fondée en 1998 à Villeneuve d’Ascq et qui conçoit et fabrique des solutions intégrées de sécurité pour les réseaux informatiques. En quelques années, cette société est devenue le leader européen dans son domaine et s’est implantée en Italie, en Espagne, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni.

27 Née de ce constat et misant sur les secteurs clés (traditionnels ou émergents), la politique des pôles d’excellence métropolitains a donc sans aucun doute une fonction démonstrative pour promouvoir l’ambition européenne de la métropole.

28 Lille Métropole Communauté Urbaine a défini 5 pôles d’excellence dans son schéma directeur de développement et d’urbanisme de 2002, spécialisés dans un domaine spécifique : • Euralille, le cœur tertiaire de la métropole ; • La zone de l’Union basée sur les communes de Roubaix, Tourcoing et Wattrelos • Euratechnologies située à l’ouest de Lille, sur les rives de la Haute Deûle • Eurasanté, autour du Centre Hospitalier Régional Universitaire, basée majoritairement sur la commune de Loos • Le parc scientifique de la Haute-Borne à Villeneuve d’Ascq

Tableau 1 - Les surfaces des 5 pôles d’excellence métropolitains

SHON * (m2) à Euralille ** Eura- Zone de Haute Eurasanté terme technologies l’Union Borne

Logements 180 000 170 000 86 000 38 500

Activités 150 000 226 000 *** 250 000 350 000

Commerces 150 000 5 000 ****

Equipements 110 000 20 000 60 000

Bureaux 310 000

Centre de services 8 000 8 000

Hôtels 150 000

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SHON totale à 900 000 345 000 380 000 288 500 358 000 terme

*SHON : Surface Hors Œuvre Nette. ** Programmes Euralille 1 et 2. *** 67 000 m² pour la R&D, 111 000 m² pour les activités tertiaires et les laboratoires et 48 000 m² pour les autres activités **** Commerces + Activités. Source : d’après les données de la Plate-forme d’Observation des Projets et Stratégies Urbaines (POPSU), 2008

29 Dans le cadre de cet article, nous nous intéressons plus particulièrement aux pôles pour lesquels une vocation de recherche est clairement affichée. C’est pourquoi nous ne traiterons pas d’Euralille, non pas que nous remettions en cause son rôle moteur dans la métropole, mais Euralille reste un cas à part, incomparable avec les autres pôles puisque c’est un quartier d’affaires où dominent l’immobilier de bureau et les commerces, ce qui n’est pas l’objet de cet article.

Une histoire sur le temps long

30 A part pour Euratechnologies qui est un projet plus récent, les autres pôles d’excellence métropolitains ont été identifiés très tôt comme des sites à fort potentiel de développement.

31 Ainsi, dès les années 1970, la zone de l’Union a été identifiée très tôt comme un site à fort potentiel de développement, de par sa situation intercommunale (Roubaix, Tourcoing, Wattrelos) et sa proximité avec la frontière belge. La Chambre de Commerce et d’Industrie et la Communauté Urbaine de Lille y voient un site stratégique et prévoient d’y installer un centre tertiaire.

32 Dès le début des années 1980, l’intérêt est grandissant pour le site de la Haute Borne situé sur la commune de Villeneuve d’Ascq et on y voit très tôt les potentialités pour donner un nouvel élan au développement urbain, après la période faste de la construction de la ville nouvelle et la dissolution de l’Etablissement Public d’Aménagement de Lille-Est (EPALE) en 1983. Naît alors l’idée de créer Villeneuve d’Ascq Technopole. C’est dans ce contexte que, dès les années 1980, l’Université des Sciences et Technologies de Lille (devenue l’Université de Lille 1 – Sciences et Technologies) rétrocède à la ville certains terrains, afin de créer le « parc d’innovation de la Haute Borne », projet qu’on appelle communément aujourd’hui Technoval et qui n’a rien à voir avec le parc scientifique européen de la Haute Borne.

33 Mais il faudra attendre 1993 et l’avant-projet du Schéma Directeur de Développement et d’Urbanisme pour que l’Union et la Haute Borne soient confirmées parmi les 5 pôles d’excellence (avec Euralille, Eurasanté, et la plate-forme multimodale de Dourges). Ce n’est qu’à la fin des années 1990 qu’Euratechnologies (ouest de Lille) vient s’ajouter aux projets de pôles d’excellence métropolitains.

34 Le temps parfois très long, plus de 20 ans, entre les prémices des projets et leurs mises en œuvre sur le terrain rappelle que la dynamique de projet nécessite toujours un temps long, de surcroît lorsqu’il s’agit d’articuler à la fois développement économique et projets urbains, et que « toute l’histoire des projets métropolitains montre d’ailleurs la difficulté

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d’associer objectifs économiques et conception urbanistique, de concilier les stratégies d’acteurs, d’accorder les temporalités du projet et de la conjoncture économique9 ».

35 Nous allons ci-après voir s’il existe des caractéristiques communes à ces parcs, afin de tenter d’en dresser une typologie.

Les pôles d’excellence métropolitains : une stratégie commune ?

36 Ces pôles d’excellence n’ont pas été créés ex nihilo : leur implantation géographique répond à deux logiques distinctes : • dans le cas d’Eurasanté et de la Haute-Borne, les implantations s’expliquent par la présence antérieure d’un équipement majeur à l’échelle régionale : le Centre Hospitalier Universitaire de Lille pour Eurasanté et la Cité Scientifique (Université Lille 1 – Sciences et Technologies) ; • dans le cas d’Euratechnologies et de la Zone de l’Union, les stratégies d’implantation répondent aux volontés de requalification de friches industrielles.

37 Ces pôles présentent plusieurs caractéristiques communes (voir tableaux 2 et 3).

38 Tout d’abord, ils répondent tous à une dynamique de filière, à part peut-être la Haute- Borne, pour qui les ambitions thématiques apparaissent plus floues.

39 Ensuite, les moyens mis en œuvre pour répondre aux objectifs de ces pôles semblent être les mêmes dans tous les parcs : • un dispositif d’accompagnement et d’aides à la création d’entreprises avec la présence sur tous les pôles d’incubateur, de pépinière d’entreprises ou de structures spécifiques telle que Digiport. • des infrastructures ou équipements spécifiques et de très haute qualité : centre d’investigation clinique à Eurasanté, réseau haut débit à la Haute Borne, système de bureaux modulables sur Euratechnologies… • implication dans les réseaux existants tels que les pôles de compétitivité régionaux.

40 Enfin, dans tous ces pôles, on mise sur une complémentarité entre recherche (publique et privée) et monde économique visant à impulser une véritable dynamique d’innovation.

41 La structuration de ces pôles et les moyens mis en œuvre permettent également d’associer développements exogène et endogène. En effet, la vocation thématique des pôles, la qualité des infrastructures et services proposés (choix urbanistique et l’objectif d’excellence ont renforcé l’attractivité de la métropole lilloise et d’attirer des entreprises extra - régionales voire même étrangères. Parallèlement, la mise en place de structures spécifiques à chaque filière (incubateur, hôtel d’entreprises dédié) et le couplage à la recherche (notamment universitaire) a permis la création d’entreprises innovantes.

Tableau 2 - Les caractéristiques opérationnelles des pôles d’excellence métropolitains (hors Euralille)

Thématique Partenaires Principales Requalification Spécificités dates

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Haute Borne Recherche LMCU – Identification : Développement (Villeneuve fondamentale Communes début 80’s durable : d’Ascq – accueil de Inscription au logement et entreprises Villeneuve projet bâtiments aux innovantes d’Ascq et métropolitain : normes HQE Sainghin en début 90’s Mélantois – Inauguration : CCI de Lille 2003 – Universités de Lille 1 et Lille 3

Eurasanté Biologie - Etat – Identification : (Lille et Santé Conseil début 90’s Loos) Régional – Création du Conseil GIE : 1996 1ère Général du entreprise : Nord – 1996 LMCU – CRCI – CCI de Lille – CHRU – Institut Pasteur de Lille – Université de Lille 2

Eura- Numérique LMCU – Identification : Réhabilitation Développement technologies Ville de fin 90’s usine Le Blan- durable : (Ouest de Lille et Inauguration : Lafont valorisation de Lille) Lomme mars 2009 Renouvellement l’eau urbain : rives de la haute Deûle

Zone de Textiles LMCU – Identification : Pôle Image dans Projet Blue l’Union innovants – Villes de fin 70’s l’ancienne usine Links (Roubaix, Culture – Roubaix, Inscription : Vanoutryve Site d’aménagement Tourcoing, Image - Tourcoing début 90’s de l’ancien du canal de Wattrelos) Médias et Wtrelos Travaux en peignage La Roubaix Eco- cours Tossée en cours quartier de requalification

Sources : d’après les informations relevées sur les sites Internet ou dans les brochures de présentation des pôles d’excellence métropolitains - Réalisation : L. Malaterre-Vaille, 2009

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Tableau 3 : Les caractéristiques économiques des pôles d’excellence métropolitains (hors d’Euralille)

Entreprises Entreprises Laboratoires Equipement Implication locales – « attirées » - de recherche d’aides aux dans les Développement Développement public et entreprises Pôles de endogène exogène privé compétitivité

Haute Borne Idées-3com Cofidis Public : IRI CIEL* Siège du pôle

Tehms Xeros (CNRS) – Incubateur MAUD Ossyris Mac Cain IRCICA (CNRS) régional S’inscrit dans Norpac – INRIA MITI I-Trans, NSL Privé : Tate & Cré’Innov** et PICOM Lyle – Mac Digiport Cain - Meadwestvaco

Eurasanté Genfit Bayer Schering Public : CHRU, Bio – Siège de NSL Hospimedia Pharma Faculté de incubateur Etablissement Médecine, Club de Français du Pharmacie et développeurs Sang Odontologie, INSERM Privé : Fondation Cœur et Artères, CECMA…

Eura- Hygeos Microsoft EuraRFID Incubateur technologies Artcom Cap Gemini (INRIA) et essaimeur Compario HEI dédiés aux Partenariat TIC - avec Digiport l’université de Stanford

Zone de Ankama Télémélody Centre Incubateur S’inscrit dans l’Union Kipsta (2012) Européen des et essaimeur le Up-Tex et Textiles dédiés aux le PICOM Innovants TIC - (2012) Digiport

* Le CIEL (Centre d’Innovation et d’Echanges de Lille) réunit les compétences métropolitaines en matière de création d’entreprises et d’aides aux transferts de technologie. Il sert donc à la fois de pépinière d’entreprises, d’incubateur et de centre de développement et de dépôt de brevets. ** Cré’Innov : pré-incubateur de l’université de Lille 1. *** Centre de services en Technologies de l’Information et de la Communication de Lille Métropole et de la Région Nord-Pas de Calais, DigiPort accompagne les créateurs d’entreprises, les entreprises et les collectivités locales dans le développement et la concrétisation de leurs projets TIC, à travers notamment son réseau d'experts et de prestataires TIC.

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Sources : d’après les informations relevées sur les sites Internet ou dans les brochures de présentation des pôles d’excellence métropolitains - Réalisation : L. Malaterre-Vaille, 2009

42 Malgré toutes ces caractéristiques communes, il semble qu’Eurasanté soit un cas particulier. En effet, c’est le seul qui implique des acteurs politiques nationaux, régionaux, départementaux et locaux. Ceci s’explique par le fait que la filière biologie- santé représente l’un des plus importants secteurs d’activité de la région et bénéficie donc d’un soutien fort des pouvoirs publics à toutes les échelles.

43 Nous avons voulu examiner en détail l’un de ces pôles afin de vérifier si la réalité (nombre et type d’entreprises implantées, liens recherche - entreprises) est à la hauteur des ambitions affichées au départ. Nous avons donc choisi de nous intéresser au Parc de la Haute Borne, et ce pour plusieurs raisons : • il présente un recul temporel correct pour prétendre à dresser un bilan ; • il est l’un des plus anciens projets de la métropole lilloise et a mis plus de 20 ans à voir le jour ; • il n’affiche pas, au contraire des autres, une vocation thématique mais une vocation de recherche.

Le parc de la Haute Borne : une réussite à la hauteur des ambitions ?

Un succès commercial parfois en contradiction avec la vocation de recherche

44 Le principal atout du site est sa proximité immédiate avec l’Université Lille 1 - Sciences et Technologies et, dès l’origine du projet, on revendique cette proximité pour développer des liens étroits entre l’université et le Parc. De plus, la Haute-Borne était le site qu’avait retenu le Conseil Régional lors de la candidature régionale pour l’implantation d’un synchrotron de troisième génération dans les années 1990 (Projet SOLEIL). En 1997 est créée la Société Anonyme d’Economie Mixte du parc scientifique de la Haute Borne qui compte 11 actionnaires dont Lille Métropole Communauté Urbaine, les villes de Villeneuve d’Ascq et de Sainghin-en-Mélantois, la Chambre de Commerce et d’Industrie de Lille et l’Université de Lille 1.

45 Au rythme des constructions qui sortent de terre depuis près de 10 ans sur le site (sachant qu’une construction n’est engagée que lorsqu’au moins deux tiers sont déjà commercialisés) on peut affirmer que, d’un point de vue commercial, l’opération est un succès. 38 entreprises sont implantées fin 2009, pour un total de plus de 3 750 emplois.

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Photographie 1 - La proximité entre l’Université Lille 1 – Sciences et Technologies et le Parc de la Haute Borne

Source : Lille Métropole Communauté Urbaine, 2008 - Annotations : L. Malaterre-Vaille, 2010

46 Pourtant, cette réussite commerciale n’est-elle pas en décalage avec l’ambition de recherche et la communication du Parc qui mise sur les collaborations avec l’université mitoyenne ?

47 Sans aucun doute, lorsqu’on s’intéresse de plus près aux entreprises implantées : trois entreprises, spécialisées dans le tertiaire et les relations clients (et qui n’ont donc pas du tout vocation à collaborer avec la recherche publique), regroupent à elles seules 70 % des emplois.

48 Le parc accueille également deux laboratoires de recherche du CNRS, l’IRI et l’IRCICA, issus du Plan de Renforcement de la Recherche en Nord-Pas-de-Calais, mis en place par l’Etat en 2001 pour compenser la décision finale d’implanter le synchrotron sur le plateau de Saclay en Île-de-France. L’Institut de Recherche Interdisciplinaire est un laboratoire de recherche qui, comme son nom l’indique, a pour but de nouer des partenariats de recherche entre des chercheurs internationaux de différentes disciplines (physique, chimie, mathématiques…). L’Institut de Recherche sur les Composants logiciels et matériels pour l’Information et la Communication Avancée est une fédération de recherche et compte près de 160 personnes.

49 Depuis avril 2008, l’INRIA y a également installé son centre de recherche Lille – Nord Europe.

50 Pour appréhender la réalité des collaborations entre les entreprises du site et l’université voisine, nous avons réalisé une enquête10 sur l’année 2009 auprès des entreprises du Parc. Les principaux résultats sont exposés ci-après.

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Le parc et l’Université Lille 1 – Sciences et Technologies : cohabitation ou coopération ?

51 Sur les 38 entreprises enquêtées, 19 ont accepté de nous répondre, ce qui donne un taux de réponse de 50 %. Les résultats peuvent donc être jugés comme représentatifs.

52 Les questions portaient sur trois domaines particuliers : les raisons de l’implantation des entreprises sur le Parc, les collaborations avec l’Université de Lille 1 ou avec d’autres établissements et le dispositif CIFRE11.

53 En ce qui concerne les raisons qui ont motivées leur implantation sur la Haute Borne, sur les 19 entreprises répondantes, parmi les réponses proposées : • 15 ont choisi la situation géographique (nœud autoroutier, proximité de l’aéroport de Lille- Lesquin et de deux stations de métro pour rejoindre les gares) ; • 10 ont choisi le cadre (densité de construction faible, aménagements de Haute Qualité Environnementale) ; • 9 ont choisi l’environnement scientifique dont 7 ont affirmé que la proximité de l’université avait directement joué un rôle dans leur choix. Elles y voient des possibilités de collaborations avec les laboratoires de recherche (ou ont été l’occasion de se rapprocher des équipes avec lesquelles elles collaboraient déjà) et de recrutement des diplômés, ainsi que l’accès facilité à des compétences scientifiques.

54 Les autres réponses proposées ont été évoquées de façon beaucoup plus marginale : 4 entreprises ont cité les infrastructures (réseau haut débit, sécurisation électrique…), 1 a cité les avantages fiscaux et 1 les services aux salariés et aux entreprises (crèche d’entreprises, restauration, incubateur…).

55 Les réponses évoquées par les entreprises correspondent aux arguments mis en avant par le Parc, même si on aurait pu s’attendre à ce que l’environnement scientifique joue un rôle plus important.

56 En ce qui concerne les liens avec l’Université Lille 1 – Sciences et Technologies, seules 7 entreprises sur les 19 répondantes collaborent effectivement avec cette université, sous différentes formes.

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Graphique 1 - Les formes de collaboration entreprises – USTL

Source : L. Malaterre-Vaille, 2009, d’après une enquête réalisée auprès des entreprises du Parc Scientifique Européen de la Haute Borne entre janvier et décembre 2009

57 Sur ces 7 entreprises, qui collaborent avec l’USTL, 4 ont également des relations avec d’autres établissements de la région, voire parfois à l’échelle nationale et internationale.

58 Pour les entreprises qui n’ont aucune relation avec l’USTL, la principale raison évoquée est le manque d’intérêt commun ou encore le manque de visibilité.

59 Enfin, à propos du dispositif CIFRE, plus de la moitié des entreprises répondantes ne le connaissent pas, et seule une entreprise a déjà accueilli un doctorant CIFRE.

60 Si on se place du côté de l’université, on voit très bien quels avantages elle peut tirer des relations avec les entreprises. Le graphique 1 l’illustre d’ailleurs parfaitement : en tout premier lieu, les entreprises peuvent accueillir des étudiants en stage ou même venir piocher dans le vivier de diplômés que produit chaque année l’université. Ensuite, la recherche partenariale entre laboratoires de recherche universitaire et entreprises représente une part non négligeable de financement pour les laboratoires qui doivent de plus en plus répondre à des appels à projet s’ils veulent obtenir des financements (la part de financements « permanents » tendant à se stabiliser voire à diminuer).

61 Deux principaux enseignements sont à tirer de cette enquête. Tout d’abord, la stratégie de communication du Parc, mettant en avant les atouts du site entre ville et campagne, dans un environnement verdoyant et respectant l’environnement, couplée à une disponibilité foncière limitée dans la métropole lilloise, apparaissent comme déterminants dans les choix d’implantation des entreprises.

62 Pour répondre clairement à la question posée au début de cette partie, on peut plus parler de cohabitation que de coopération entre les entreprises implantées et l’université voisine. Mais des contre-exemples existent, comme celui de l’entreprise Osyris. Cette société de hautes technologies, spécialisée dans le domaine des lasers, a été créée en 2002 par trois chercheurs de l’Université de Lille 1. Lauréate de divers concours (concours national de la création d’entreprise innovante, lauréate de l’incubateur régional MITI),

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l’entreprise était abritée par la ruche technologique du Nord à Hellemmes. Mais depuis fin 2009, l’entreprise a rejoint le parc de la Haute Borne, dans des locaux neufs spécialement construits pour elle.

63 La présence de l’Université de Lille 1 – Sciences et Technologies, qui semble, pour l’instant, n’avoir joué qu’un faible rôle dans l’installation des entreprises sur le parc de la Haute Borne, a, au contraire, vraisemblablement contribué à l’implantation des laboratoires de recherche publics.

Conclusion

64 L’innovation est devenue l’une des priorités, que ce soit à l’échelle nationale, avec la politique des pôles de compétitivité, ou à l’échelle locale (Conseil Régional, Lille Métropole Communauté Urbaine) avec la politique des pôles d’excellence. Ces politiques, qui auraient pu se concurrencer au sein des territoires, sont, au contraire, complémentaires puisque trois pôles d’excellence s’inscrivent dans des pôles de compétitivité régionaux. Cette convergence des politiques, qui bénéficient de l’appui du Conseil Régional (le Conseil Régional a reçu le prix de la meilleure politique de soutien à l’innovation décerné par le comité des Régions européennes12), est sans aucun doute l’un des principaux atouts de la région.

65 En adoptant une telle stratégie de développement économique, qui s’appuie sur un rapprochement entre monde scientifique et économique, la métropole lilloise compte se donner une dimension européenne, en renforçant sa visibilité à l’international. S’il est bien entendu impossible de dresser un bilan quantitatif de la politique des pôles d’excellence métropolitains de Lille Métropole Communauté Urbaine, on peut, en revanche, donner quelques éléments d’informations sur les premières « retombées » de façon qualitative et sur les principaux points à conforter. L’effet « vitrine » des pôles d’excellence pour promouvoir la métropole lilloise à toutes les échelles semble se vérifier puisque de nombreuses entreprises s’y sont installées ou ont prévu de le faire, qu’elles soient locales (Osyris à la Haute Borne, Kipsta à l’Union…), nationales ( Compario à Euratechnologies) ou étrangères (Presthome, entreprise belge, ou Sibex, d’origine espagnole, à Eurasanté, Sakura Finetek, société japonaise, à la Haute Borne, Microsoft à Euratechnologies…). Ainsi, associé au CHRU de Lille, Eurasanté forme le premier site hospitalo-universitaire d’Europe, avec 3 facultés (Médecine, Pharmacie, Odontologie), 7 hôpitaux, plus de 12 000 professionnels du secteur.

66 En ce sens, nous pouvons affirmer que les pôles d’excellence sont bien un facteur d’attractivité et de compétitivité pour la métropole lilloise, dans un contexte accru de concurrence entre les territoires.

67 Le travail de rapprochement entre la recherche et les entreprises montrent des signes positifs mais l’apprentissage collectif a encore besoin d’être amélioré. Cet apprentissage « procède en particulier de la mobilité du travail technique et scientifique entre firmes et services de recherche ; pour cette raison, il est lié aux conditions d’intégration et de synergie locale13 ». En effet, au travers l’enquête menée à la Haute Borne, il apparaît surtout que ce ne sont pas forcément les clivages entre monde économique et monde scientifique qui font obstacles mais plutôt un manque de connaissance mutuelle ou de lisibilité.

68 Enfin, le double intérêt de ces pôles d’excellence est que le volet économique est bien souvent couplé à un volet urbain et social : programmes de renouvellement urbain et de

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requalification des friches industrielles, dans le respect de l’environnement. Aussi, ils permettent non seulement de favoriser l’attractivité et la compétitivité de la métropole aux niveaux national et européen mais aussi à l’échelle locale, en permettant de redynamiser des quartiers souvent abandonnés depuis la crise industrielle dans la région.

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NOTES

1. Davezies L., Veltz P., 2004. Nord-Pas-de-Calais 1975-2005 : le grand tournant. Editions de l’Aube, 169 p. 2. La dernière mine a fermé ses portes en 1990. L’exploitation des mines de charbon a débuté au début du XVIIIe siècle dans le Valenciennois et a commencé à décliner à partir des années 1960, avec l’avènement du pétrole. Il faut bien rappeler qu’au plus fort de la production, vers les années 1930, 35 millions de tonnes de charbon étaient extraites du bassin minier de la région. 3. La région a perdu 105 000 emplois dans le secteur textile en 25 ans. 4. Données INSEE. 5. Paris D., Stevens J.-F., 2000. Lille et sa région urbaine – La bifurcation métropolitaine. L’Harmattan, 265 p. 6. Porter M.E., 1990. The Competitive Advantage of Nations.Londres : Macmillan. [L’avantage concurrentiel des nations. Paris, InterEditions, 1993.] 7. Ce chiffre ne tient pas compte de la région Île-de-France. La DIRD moyenne atteint 1 659 millions d’euros en incluant cette dernière.

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8. Ces chiffres ont été publiés par le Ministère. Les villes ou établissements de coopération intercommunale qui participent au budget de recherche et technologie ne sont pas précisés. 9. Estienne I., Liefoogue C., Paris D., 2009. Economie et attractivité : une nouvelle production urbaine in Paris D., Mons D. (sous la direction de), Lille Métropole Laboratoire du renouveau urbain, Parenthèses, p. 48-73. 10. Cette enquête a été réalisée parallèlement par voie postale et par voie électronique, par le biais d’une plate-forme Internet, mise à ma disposition par l’entreprise Formaeva. 11. Le dispositif CIFRE (Conventions Industrielles de Formation par la REcherche) est un contrat entre trois partenaires : une entreprise (qui confie à un doctorant un travail de recherche objet de sa thèse), un laboratoire (extérieur à l’entreprise, qui assure l’encadrement scientifique du doctorant) et un doctorant, titulaire d’un diplôme conférant le grade de master. 12. Journal des Entreprises, « Innovation. Un atout pour résister à la crise », 6 février 2009. 13. Camagni R., 2005. Attractivité et compétitivité : un binôme à repenser. Territoires 2030, n° 1, mai 2005, DATAR, p. 11-15.

RÉSUMÉS

Depuis la fin des années 1970, la région Nord-Pas-de-Calais a dû affronter une crise sans précédent qui a remis en cause son modèle de développement basé sur les très grandes industries, telles que l’industrie textile ou minière. Pour amorcer ce tournant, la région, à l’instar de ce qui se passe en France, a compris le rôle prégnant que pouvaient jouer la recherche et l’innovation dans son développement territorial. Ainsi, depuis la fin des années 1990, la multiplication des « pôles » liés à la recherche et à l’innovation sur le territoire régional, issus des politiques publiques nationales, régionales et locales soulève de multiples questionnements, notamment sur l’articulation de ces politiques au sein du territoire et sur les retombées de telles formes d’agglomération. Pour tenter d’y répondre, nous avons choisi d’étudier plus précisément les pôles d’excellence de la métropole lilloise, en nous basant notamment sur une enquête réalisée auprès des entreprises de l’un de ces pôles. Cette enquête nous montre que l’exigence de rentabilité foncière s’est faite parfois au détriment des ambitions affichées au départ.

Since the late 1970s, the Lille region has had to face an unprecedented crisis which called its development model into question. The model was based on very large industries, such as the textile or mining industry. A drastic change was needed, and the Lille region, like other French regions, recognized the major role played by research and innovation in territorial development. As a consequence, research and innovation clusters have sprung up at the regional level since the late 1990s, fostered by local, regional and national public policies. This recent phenomenon raises many questions, especially regarding the articulation of these policies within the regional territory and the impact of such clustering patterns. To try to answer these questions, this study will focus more specifically on excellence clusters in the Lille metropolitan area, based on a survey of companies from one of these clusters. This survey shows us that the requirement of land profitability was sometimes made to the detriment of the ambitions posted at first.

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INDEX

Mots-clés : attractivité, compétitivité, développement territorial, politiques publiques, recherche Keywords : attractiveness, competitiveness, public policies, research, territorial development

AUTEUR

LUDIVINE MALATERRE-VAILLE

Ludivine Malaterre-Vaille est doctorante au Laboratoire « Territoires, Villes, Environnement et Sociétés » EA n° 4477, Université Lille Nord de France [email protected]

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Les territorialisations du dancehall jamaïcain.

Romain Cruse

NOTE DE L'AUTEUR

L’auteur remercie le photographe Romain Philippon pour lui avoir permis d'utiliser certains de ses clichés (http://www.pendantcetemps.fr/). C'est par le bruit que la Caraïbe est entrée en moi. J'avais oublié ce vacarme. Cette foule hurlante. Ce trop plein d'énergie. Ville de gueux et de riches. Debout avant l'aube... Si on meurt plus vite qu'ailleurs la vie est ici plus intense. Chacun porte en soi la même somme d'énergie à dépenser sauf que la flamme est plus vive quand son temps pour brûler est plus bref. Dany Laferrière, L'énigme du retour.

1 L'espace du dancehall jamaïcain est profondément multidimensionel. Ceci tient d'abord à la polysémie du terme : le dancehall désigne en effet à la fois l'espace physique où se tiennent les « danses » - littéralement le hall de danse -, mais c'est aussi l'espace sonore qui occupe cet espace physique, qui l'emplit et qui lui donne corps, ainsi que dans un sens plus strict une étape de l'évolution de la musique jamaïcaine émergeant dans les années 1980 (le genre dancehall) (Stolzoff, 2000 ; Katz, 2003 ; Lesser, 2008). C'est à la fois un contour délimité par des marqueurs géographiques (barrières, guichets, sécurité, etc.) et culturels (isoglosse1, etc.) et son contenant sonore (la musique dancehall). Il désigne donc aussi bien le contenant que le contenu.

2 La multidimensionalité du dancehall jamaïcain est aussi due à sa présence et à son influence dans de nombreuses sphères de la société jamaïcaine. Économiquement, le dancehall est là encore un espace à part. La plupart des artistes, la multitude de petits

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vendeurs qui entourent l'événement, les danseuses, les techniciens et autres, qui animent cette petite économie de survie la rattachent au vaste espace de l'économie informelle. L'explosion internationale du reggae derrière Robert Nesta « Bob » Marley, puis des formes contemporaines de musique jamaïcaines (le dancehall au sens strict) à la suite des premiers artistes jamaïcains décorés de grammies aux États-Unis (Shaba Ranks 1991 « Raw as ever », etc.) ont entrainé une reprise en main des échelons les plus rentables de l'« industrie musicale » (production, management, etc.) par l'élite économique jamaïcaine et son glissement vers la sphère légale et formelle. Cependant, pour la vaste majorité de ses acteurs – y compris la très grande majorité des chanteurs et musiciens -, l'espace économique du dancehall demeure un espace informel.

3 Le dancehall est aussi l'espace d'une contre-culture. Cette contre-culture est paradoxalement la culture d'une « minorité majoritaire », celle des classes noires (91% de la population) et pauvres (au moins ¾ de la population, avec des variations selon les critères retenus). Cette culture remet en cause la « jamaïcanité » telle que les élites claires ont tenté de l'imposer depuis plusieurs siècles. Au centre de cette remise en cause s'impose le langage même des jamaïcains, localement connu sous l'étiquette péjorative de « patwa » - qui est incontestablement, avec le dancehall, le langage premier des jamaïcains. Ce langage n'a réellement sa place ni à l'école – bien que de nombreux professeurs soient bien incapables d'apprendre à leurs élèves l'« anglais de la reine » imposé par les programmes scolaires -, ni au travail, ni dans l'administration. Dans la rue, chez les particuliers et dans l'espace du dancehall il demeure le langage officiel. Un isoglosse entoure donc le dancehall, délimitant une frontière linguistique et identitaire marquant le dernier bastion, jusqu'ici imprenable, de la culture jamaïcaine et de sa résistance. Un exemple souligne l'importance culturelle de cet isoglosse : le « je » jamaïcain. En effet si pour les autres pronoms le système anglais a été suivi de plus ou moins près (on retrouve notamment le « you » singulier, le « him » en lieu et place du he/she/it, le we, etc.), le « je » jamaïcain (« mi ») - qui est aussi le « je » des créoles francophones, est africain. C'est un dérivé du langage twi du contemporain (Cassidi, 1971). Symboliquement, le « patwa » affirme donc l'africanité du sujet qui s'exprime.

4 Politiquement enfin, le dancehall est le lieu où s'informent ces classes pauvres, le lieu où n'a pas siège l'autorité de l'État et son pouvoir de propagande (n'avait pas du moins). Bob Marley disait par exemple du reggae qu'il est « le journal des pauvres ». Norman Stolzoff (2000) voit même dans ces rassemblements une sorte d'Église, ou plus exactement de contre-Église si l'on suit son raisonnement. Il existe une longue tradition de titres remettant en cause la version étatique de l'histoire globale et de l'histoire locale, ainsi que des violents affrontements politiques locaux (Cruse, 2009). Les milieux politiques jamaïcains ont cependant bien compris l'importance stratégique de cet espace tout comme les Duvalier connaissaient son importance en Haïti – ils ont laissé derrière eux l'héritage de la politique du koudyay, une politique culturelle axée sur la musique, à mi-chemin entre propagande et corruption (Averill, 1997). On retrouve des développements similaires avec R. Trujillo en République Dominicaine (idem), B. Panday à Trinidad (Cruse, 2009)... L'espace multidimensionel du dancehall (aussi bien l'espace physique que l'espace sonore) est donc, on le voit et on le verra plus en détail, l'objet d'enjeux et de rivalités de territorialisation.

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Origines et évolutions du dancehall jamaïcain

5 On doit à Norman Stolzoff et à Beth Lesser les analyses les plus précises et détaillées du dancehall Jamaïcain. Beth Lesser analyse le style musical Dancehall au sens strict, comme celui qui explose à Kingston dans les années 1980 et conquiert par la suite les Etats Unis et la Grande Bretagne, vectorisé par l'émigration jamaïcaine, particulièrement celle des gangs. Lesser retrace ses origines jusqu'aux années 1950 (Lesser, 2008). N. Stolzoff (2000) va plus loin dans l'analyse. Il est le premier à avoir introduit la notion de « dancehall » en tant que genre musical présent en Jamaïque depuis la période esclavagiste, en réajustement constant sous les apports – musicaux, culturels et techniques – étrangers. Stolzoff qui appuie son essai sur un très long et très minutieux travail de terrain auprès des principaux acteurs (soundmen, Deejays, danseuses et autres acteurs de l'économie informelle gravitant autour de l'activité, etc.) et de nombreuses interviews de vétérans de la musique jamaïcaine, emploie donc le terme de dancehall comme synonyme de « musique jamaïcaine ». Le lieu particulier d'échange, l'« arène » dans laquelle se déroulent les multiples « clash » - les affrontements qui caractérisent le dancehall -, ressort de son étude comme l'élément primordial et le fil d'Ariane de la musique jamaïcaine au point que l'on peut effectivement qualifier celle-ci, de manière générique, comme le dancehall. L'espace physique, la clôture spatiale, donne donc son nom au genre musical dans son ensemble.

Créolisation2 et évolution de la musique jamaïcaine

6 Si on accepte cette définition de la musique dancehall comme l'évolution permanente de la musique des classes pauvres jamaïcaines, comme le propose Norman Stolzoff , on retient donc un fait important. Le dancehall, en tant que musique, naît en Jamaïque durant la période esclavagiste. Ses premières formes sont des imitations de la musique des planteurs (les origines de la « mimicry »), musique que certains esclaves sont entrainés à reproduire durant les réceptions. Il existe un débat plus large dans la Caraïbe qui oppose des universitaires comme le trinidadien V.S. Naipaul (prix Nobel de littérature en 2001), reproduisant l'avis régnant du temps de la colonie, et selon lequel les classes pauvres antillaises sont caractérisées par leur piètre et affligeante tentative d'imitation des maîtres – le mythe du « caribbean mimic man »-, et des auteurs comme le St. Lucien Dereck Walcott (prix Nobel de littérature en 1992 et professeur de poésie à Harvard), qui ont souligné le caractère ironique de ces imitations. En effet, dès les balbutiements du dancehall jamaïcain, si les esclaves imitent la musique de leurs maîtres c'est souvent pour mieux les railler. En réalité, les esclaves préfèrent des styles musicaux métissés, liant ces formes à leur culture musicale faite de percussions, et respectant l'importance des contretemps (inconnus de la musique européenne). Par comparaison avec la création des formes linguistiques Antillaises, ce métissage a été décrit avec justesse comme une « créolisation musicale ». Comme le rappelle Gage Averill (1997) dans son magnifique ouvrage sur les rapports entre la musique et le pouvoir haïtien, cette créolisation musicale a crée dans chaque île, encore une fois comme dans le domaine linguistique, une forme d'expression propre mêlant de façon originale ses différents héritages pour donner naissance à un style propre : le Calypso et le Soca à Trinidad, le Kadans-lypso à la Dominique, le Zouk dans les Antilles francophones, la Rumba, le Bolero ou encore le Son à

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Cuba, le Merengue en République Dominicaine, le Rara, la Misik Rasin ou la Kadans et le Kompa en Haïti...

7 La créolisation linguistique jamaïcaine a donné naissance au (mal-nommé) « patwa » (le terme lui même originaire du français et écrit selon l'orthographe du créole francophone, souligne la créolisation), « créole afro-jamaïcain » semblant être un meilleur compromis dénominatif (Adams, A., 1991). Sa créolisation musicale a engendré le dancehall. Le dancehall n'a cependant pas toujours été connu sous le nom de la piste sur laquelle il se pratique, se produit et se consomme. Nous l'avons dit, ses premières formes sont un dérivé de musiques et de danses européennes. Le premier style de créolisation musicale à émerger est le Mento : c'est la sixième forme de Quadrille, danse de cour française originaire des campagnes anglaises. Plus qu'une danse, c'est une contredanse, qui emprunte aux colons européens un air et quelques instruments, que les esclaves greffent sur leurs rythmiques propres, jouées avec les instruments dérivés de leur culture musicale (rumba box, tambour, etc.). Dans les dancehalls du Mento, on raconte les histoires de la vie courante, des histoires d'amour, des histoires pour se donner du courage, et des histoires pour se moquer de la vie sur la plantation. Pour échapper à la répression des planteurs, le langage utilisé par ces griots déplacés est imagé, et lui aussi subit un processus de créolisation créatif. C'est à ce point de rencontre, dirait l'écrivain guyanien Wilson Harris (1970), que l'on prend conscience de la proximité entre les « arts de la coexistence créatifs » créoles qui ont donné naissance en même temps, et suivant la même dynamique, à une musique imagée et à une langue poétique.

8 Les maîtres ne sont pas dupes, eux aussi apprennent ces langages créoles pour contrôler leurs esclaves et ils ont leurs indicateurs au sein de la population servile. Mais ces espaces de liberté, aussi restreints soient-ils, agissent comme une soupape de sécurité indispensable. Un peuple qui rit et qui chante ne conspire pas pense-t-on alors chez les planteurs. Un tiers des rebellions sur les plantations britanniques sont pourtant fomentées dans les dancehalls, particulièrement durant les fêtes de Noël...

9 Puis s'ajoutent des apports musicaux nouveaux. À partir du début du XXe siècle des travailleurs jamaïcains migrent vers les États-Unis, d'autres sont embauchés à la construction du canal de Panama, des coupeurs de canne sont envoyés à Cuba, des militaires partent en Grande Bretagne pour soutenir l'effort de guerre, etc. De ces voyages les jamaïcains ramènent de la musique, particulièrement du jazz américain, de la rumba cubaine, un peu de rock'n roll. Plus que des disques ils ramènent ce que les musiciens nomment un « feeling », ainsi qu'un goût prononcé pour les musiques créatives – déjà des formes créoles – de la diaspora afro-américaine.

10 L'évolution ne s'est pas arrêtée au reggae des années 1970, bien que sa popularité croissante ait entraîné sa perpétuation en parallèle des nouveaux styles développés depuis, principalement influencés par le Hip Hop étasunien (bien que dans ce processus l'influence soit notable dans les deux sens, les posses des années 1990 ayant laissés leur empreinte aussi dans l'espace culturel noir américain). La multiplication des revenus générés par la musique en Jamaïque, et la baisse du coût des ordinateurs, puis le développement des logiciels d'enregistrements et de création artistique ont entrainé la création d'un style de musique qui s'émancipe des instruments traditionnels. Place tout d'abord à des rythmiques reggae « digitales » (début des 1980's), puis rapidement à des versions de plus en plus minimalistes et à une profusion de chanteurs, deejays et autres singjays. La musique contemporaine jamaïcaine naît dans les années 1980 et prend alors le nom de son espace de prédilection : le dancehall.

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Evolution du lieu du dancehall

11 Comme la musique, le lieu physique du dancehall a lui aussi évolué. D'un espace défriché de la plantation – à caractère profondément rural donc -, il s'est déplacé vers les centres urbains, plus particulièrement vers certains espaces des centres urbains. Une constante, l'espace du dancehall est un espace de l'exclusion. À Kingston par exemple, il est interdit de tenir une « session » au dessus de la ligne (imaginaire) crossroad – halfwaytree, ligne connue de tous les jamaïcains comme la frontière tacite entre la ville haute, riche et relativement calme (uptown), et la ville basse, pauvre et sulfureuse (downtown) (Cruse, 2009). Comme dans les plantations de l'époque coloniale, il s'agit donc en réalité d'une dérogation : « un esclave qui s'amuse est un esclave qui ne se rebelle pas » disait le gouverneur espagnol de Porto Rico.

12 Au sein même de la ville basse, la « session » ne se tient pas n'importe où. Son espace-type est une ruelle (Lane) qui fait à la fois fonction d'impasse vis à vis du trafic automobile – le mode de déplacement des riches jamaïcains et des forces de l'« ordre » (le guillemet rappelle que les forces armées jamaïcaines sont responsables d'un meurtre perpétré dans l'île sur cinq d'après les statistiques officielles !) -, et de carrefour pour la multitude d'acteurs de l'économie informelle et illégale qui animent cet espace. Comme dans une forêt balisée d'une ramification de pistes et de sentiers invisibles ou presque à l'œil étranger, ces espaces en apparence clos se révèlent en effet la base des réseaux de chemins et d'échappatoires invisibles au premier abord. Les frontières des uns sont les réseaux de communication des autres. Ici la plaque de zinc d'une clôture n'est pas fixée et ouvre sur une arrière-cour, qui ouvre elle même sur une ruelle voisine, là une parcelle en friche ouvre l'accès d'un quartier voisin, ailleurs en ouvrant la porte d'une arrière-cour on accède directement à la montagne, à la mangrove, à un canal d'évacuation des eaux usées, etc. Ainsi, lorsque les forces de police, les squadies ou l'armée – autres éléments incontournable de toute session -, s'introduisent par l'entrée de la ruelle et mettent en place barrage et fouille, vendeurs de ganja, gunmen et autres « hustlers » s'échappent à travers les pores de cet espace aux bordures à perméabilité variable.

13 La route principale, qui relie le quartier au reste de la capitale, et sur laquelle circulent bus et taxis collectifs, n'est jamais très loin, sans quoi la session peine à attirer la foule compacte qui caractérise cet espace à partir du milieu de la nuit et jusqu'aux premiers rayons de soleil. Un tag sur un mur de l'artère principale indique généralement la tenue de ces sessions de ruelle aux noms évocateurs « Weddy Wednesday », « Daggerin' tuesday », « Passa Passa », etc.

14 Le lieu de référence du dancehall demeure donc antinomique du lieu de référence de l'élite jamaïcaine. Celle ci n'échappe cependant pas à la propagation des lourdes basses propagées par les systèmes de sonorisation surpuissants des sound system – jusqu'à 10 000 volts pour les plus puissants. Le dancehall se tient pourtant à l'extrême opposé de l'échelle socio-spatiale, au fond de la ruelle des quartiers périphériques. Périphérique est ici une image, puisque les ghettos de Kingston, qui regroupent 2/3 de la population de la capitale jamaïcaine, sont avant tout centraux (Cruse R., 2009). Ils occupent tout le centre ville ainsi que les artères qui partent de ce centre vers Spanish Town à l'Ouest et Bull Bay à l'Est, tous les espaces délaissés par les promoteurs immobiliers et les riches propriétaires en raison de la chaleur, des inondations, et de l'insalubrité générale. Du lotissement en ruines (Tivoli Gardens) au véritable bidonville élevé sur une décharge publique (Riverton)

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ou sur la mangrove (Seaview Gardens), en passant pas les anciens beaux quartiers fuis par leurs riches habitants en raison de la violence politique (Rockfort), tous ces espaces sont appelés en Jamaïque « ghettos », ou « garnisons », en référence à l'unicité ethnique, économique et au garnisonnement politique typique.

Source : Romain Cruse

Image2À la campagne, la logique spatiale est inverse puisqu'il faut avant tout réussir à attirer une foule. Le dancehall occupe alors des espaces centraux tels que des terrains de football situés à proximité directe des principaux carrefours. Toutefois, on privilégie là encore des espaces aux bordures poreuses...

15 L'évolution de l'espace du dancehall, d'un abattis abrité derrière la plantation au cœur des ghettos urbains, est évidemment lié à l'évolution démographique de l'île dans laquelle Kingston a fini par absorber plus ou moins deux tiers des habitants. Ce gonflement prodigieux eut lieu à l'époque où les espaces de migrations traditionnels, tels que les É tats-Unis ou la Grande Bretagne (mais aussi Panama, Cuba, etc.), arrêtèrent, pour différentes raisons, d'absorber plus encore l'exode rural massif des Jamaïcains. Elle est aussi liée à un changement dans la forme même du dancehall. Autrefois pratiqué par un groupe d'instrumentistes, la musique jamaïcaine a en effet connu une véritable révolution à la fin de la Seconde Guerre mondiale. C'est alors que, de manière simultanées, des anciens techniciens de l'armée britannique rentrèrent chez eux avec leur nouveau bagage technologique, que de nombreux musiciens jamaïcains seront pris dans le flot de travailleurs embauchés pour la reconstruction des villes bombardées en Grande Bretagne, et que des migrants commencèrent à ramener en Jamaïque de la musique afro-américaine sous forme de disques vinyles. Par ailleurs, en centre ville de Kingston, les commerçants au détail – qui vendent tous plus ou moins les mêmes rares et chers produits importés- se livrent une véritable bataille rangée pour attirer les foules dans leur magasin. Ils remarquent qu'un poste de radio attire invariablement un

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attroupement devant leur commerce. Pour attirer ces foules, il faut donc diffuser de la musique, jouer les meilleurs morceaux, plus fort, et avec une meilleure qualité sonore... C'est ainsi que naissent les premiers sound systems, propriétés de commerçants chinois qui embauchent les techniciens formés dans l'armée britannique pour leur monter des systèmes de sonorisation (sound system) performants, et importent des disques de souls et de jazz d'Amérique du Nord. Face à l'engouement du phénomène, ces commerçants détachent rapidement ces sound system de leurs façades pour organiser les premières véritables sessions dans des espaces vacants environnants. La demande de ces sound system en morceaux inédits et originaux crée un véritable foisonnement artistique dans l'île et un renouveau de la pratique musicale. Métissant les genres cubains (boléro, son, etc.), jamaïcains (mento, etc.), et nord américains (jazz, soul), les musiciens jamaïcains créent une succession de styles de dancehall depuis le ska, le rock steady, pour finalement aboutir au « reggay » - qui deviendra reggae - à la fin des années 1960.

16 L'évolution des lieux du dancehall nous amène donc à sa marchandisation, avec l'apparition des premiers sound-system au début du XXe siècle. D'une contre culture, on bascule alors dans une contre-économie.

De la contre-culture à la contre-économie

17 La base d'une société de type plantation, la « plantalogique », repose sur la séparation entre deux mondes distincts, bien que connectés. Le premier est celui des planteurs, puis bientôt aussi de certains enfants nés des relations plus ou moins cachées, plus ou moins contraintes, et plus ou moins émancipatrices, entre planteurs et femmes esclaves : les mulâtres. Ce monde vit enfermé entre un sentiment de supériorité raciste et la peur latente d'un soulèvement des esclaves, forts et nombreux. Il fonctionne bien souvent selon le principe de Willie Lynch, un ancien planteur jamaïcain qui conseillait à ses semblables d'attribuer à ses travailleurs un gradient de traitement relatif au degré de pigmentation pour diviser la classe noire. Celle-ci représente l'autre monde, celui des résistants et résignés. Constante caribéenne, cette division sociale, économique, ethnique et spatiale s'est maintenue à travers le processus politique d'indépendance en raison de l'hermétisme de la caste « blanche » et aisée et des héritages politiques. On retrouve par exemple ces descendants de colons du XVIIIe siècle, « en race pure » selon l'ignoble expression du béké3 Alain Huyghues-Despointes4, aussi bien à Cap-est (Martinique) qu'à Carenage (Trinidad) ou Beverly Hills (Jamaïque). Cette petite minorité a partout cherché à imposer sa propre culture, elle-même inévitablement métissée, comme la base culturelle de ces espaces. En Jamaïque comme en Haïti par exemple, cette élite a longtemps tenter d'imposer la langue coloniale comme langue officielle, rejetant les langages créoles locaux comme des symptômes de la « mimicry » (angliscisme qu'on peut traduire par piètre imitation, ou « singerie »), témoignant de l'incapacité – sans doute génétique – à intégrer les bases de la « civilisation ». Comme le « patwa », le dancehall jamaïcain continue ainsi d'être dénigré par ces milieux qui ont voulu imposer la jamaïcanité comme une « afrosaxonité » tropicale.

18 Ce rejet n'a rien d'étonnant puisque le dancehall est avant tout l'espace de la contre- culture, la culture de la « minorité-majoritaire ». Le poids des classes pauvres comparé à l'isolement des quelques familles de descendants de colons – une vingtaine de familles « claires » contrôle au moins 2/3 des entreprises jamaïcaines -, fait de cette espace le lieu officiel d'expression du créole jamaïcain, riche langage imagé ayant conservé formes et

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expressions africaines auquel ont été intégrées les bases logiques de la conjugaison britannique (les verbes à la forme simple, les auxiliaires pour former les temps, mais pas les exceptions par exemples), ainsi que de rares héritages francophones probablement liés à la fuite des colons de Haïti durant la première « révolution noire » (Farmer, 2006). Tandis que les classes aisées se délectaient du rock'n roll américain, les sound system diffusaient la musique jamaïcaines dans les dancehalls, et les goûts musicaux évoluèrent différemment jusqu'à ce que le dancehall contemporain (le sens strict rejoint ici l'appellation générique), dans ses formes les plus crues et ouvertement sexuelles, ne conquièrent une partie du marché américain. Par ricochet, la fièvre du dancehall se répandit dans les quartiers riches qui ne pouvaient de toutes façons plus se protéger des débordements sonores et de l'invasion des chaînes de radio et des canaux hertziens par le phénomène.

19 L'extension du dancehall aux marchés riches, locaux et étrangers, entraîna une croissance fulgurante des profits tirés de la musique jamaïcaine. C'est à partir des années 1990 qu'on commença en Jamaïque à parler d'« industrie musicale », alors que les gangs de la drogue « jaméricains » perfusaient d'un coté les réseaux de production, en Jamaïque, et aidaient à la diffusion aux États-Unis. Alors que l'aspect contre-culturel s'estompait petit à petit avec la contagion du « slack » (littéralement « relâchement », caractérisé par des paroles très ouvertement sexuelles) promu par certaines élites politiques et des « gun songs », l'aspect contre-économique prit le devant. L'espace du dancehall devint rapidement prédominant pour une foule d'employés déçus par la misère générée par les emplois dans les zones franches industrielles de la capitale et dans les enclaves touristiques de la côte Nord. L'énorme marché du dancehall crée une demande gigantesque allant de la simple fourniture de boisson et de nourriture autour des événements, au design des tenues des danseuses, à la formation des musiciens et techniciens en passant par la disponibilité des vastes scènes pour les talents locaux, de potentialités énormes pour les studios d'enregistrements, les producteurs, etc.

20 Rapidement cet espace fut scindé en deux parties distinctes et quasi hermétiques. D'un coté les parties lucratives comme l'enregistrement, le management et la promotion furent affectées à l'économie légale, taxées et protégées, et largement investies par les classes aisées. De l'autre, toutes les activités peu lucratives furent abandonnées à l'économie informelle qui nourrit en Jamaïque plus de la moitié de la population (et contribue à 43% du PNB) selon les estimations basses de la Banque de Développement Interaméricaine.

Géopolitique du dancehall

21 Les enjeux géopolitiques - les rivalités dont l'enjeu est l'espace - qui animent l'espace du dancehall peuvent être analysés le long de deux axes : leur envergure spatiale et leur temporalité. Le dancehall est en effet l'espace de différentes luttes métaphorisées qui prennent place à différentes échelles (ex. : l'opposition de deux artistes à l'échelle la plus grande, l'opposition idéologique entre « capitalistes » et « socialistes », dans les années 1970, à l'échelle la plus petite), d'où, vraisemblablement, sa propension aux analogies meurtrières (généralement en lien avec le feu et les armes). Ces luttes peuvent donc se classer sur un premier axe par échelle, par ordre décroissant : clash entre artistes / danseuses, etc. (Stolzoff, N., 2000) ; conflit de classes sociales entre et participants et détracteurs (idem), batailles pour l'affirmation des genres (définitions de la masculinité et

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de la féminité disputés dans les dancehalls entre hommes et femmes) (Cooper, C., 1994 ; 2000) ; lutte idéologique (Cruse, R., 2009), etc.

22 Cet axe spatial est doublé de l'axe qui lui est inséparable, celui du temps qui passe. Car ces luttes, quelles que soient leurs échelles, évoluent. C'est cet axe qui nous guidera dans cette partie géopolitique, particulièrement la période charnière des années 1970/1980 (glissement de la proéminence du « reggae conscient » vers le dancehall orienté sur le clash) qui permet d'expliciter les développement de la période actuelle.

De l'affrontement idéologique des années 1970 au clash entre reggae conscient et dancehall slack

23 Le premier ministre socialiste Michael Manley décrivait le reggae comme « le langage premier des jamaïcains ». Son parti ne manqua d'ailleurs pas d'instrumentaliser – si l'on peut dire – cette musique à des fins électoralistes, sans jamais pour autant atteindre les sommets du parti conservateur, le JLP, dont les hauts dirigeants possédaient, et possèdent toujours, certains des principaux studios d'enregistrements de l'île (Cruse, 2009). C'est au parti libéral qu'on doit en effet la promotion, locale et internationale, des dancehalls « slacks », aux allusions ouvertement sexuelles, qui possèdent le double avantage de garder dans l'ombre le message révolutionnaire du reggae des années 1970 et de promouvoir dans l'île le tourisme, notamment sexuel (O'Connell, J., Taylor, J., 1999). A ce croisement temporel se recoupent les deux échelles géopolitiques du genre et de l'idéologie politique évoqués en introduction. Dans les années 1980, un village de pêcheur situé à quelques dizaines de kilomètres au Sud-ouest de Montego Bay sera profondément bouleversé par cette évolution. Négril deviendra ainsi en moins de dix ans, d'après les spécialistes entourant la chercheuse K. Kempado, une destination incontournable du tourisme sexuel masculin, puis féminin (phénomène célébré par l'expression « Rent-a-dread ») (Mullings, 1999 ; O'Connell, Taylor, 1999). Sa longue plage de sable blanc est colonisée par les hôtels étrangers et « all inclusive » et une « police touristique » patrouille pour s'assurer du bon déroulement de la ségrégation. Si la musique jamaïcaine a toujours donné une place au « relâchement » (slack), son instrumentalisation par l'administration conservatrice lui a donné une nouvelle résonance.

24 L'ancien premier ministre conservateur E. Seaga fut aussi longtemps une figure incontournable du dancehall jamaïcain (Lee, 1999 ; 2004). Ce fils de migrant libanais né né à Boston (mais baptisé en Jamaïque), profita de ses études à Harvard – il se spécialise en anthropologie dans la culture traditionnelle jamaïcaine – pour faire tout d'abord commerce de disques rares de musique afro-américaine qu'il revend aux premiers sound systems lorsqu'il retourne en Jamaïque pour les vacances (Stolzoff, 2000). Puis il ouvre un dancehall dans « sa » circonscription de Kingston-ouest, plus tard un important studio d'enregistrement (West Indies Recording Limited, WIRL) (Cruse, 2009). Durant son règne en tant que premier ministre, il enverra « ses » artistes représenter la Jamaïque sur les podiums internationaux, notamment son ingénieur Byron Lee, dont le répertoire se situe largement sous la ceinture (Lee, 2003).

25 Bien que beaucoup ait changé – ce qui n'a rien de surprenant en près de 4 siècles -, le dancehall conserve sa base fondamentale : son public recherche un mélange de grivoiseries, de chansons d'amour et de résistance au système de domination économique. Le « rasoir en marche » Peter Tosh ajoutera à cette trilogie la lutte pour la légalisation de la ganja à partir de 1976. Parmi le flot d'obscénités déversé par les artistes

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à la mode, nul ne peut échapper au message de résistance qui perdure, principalement la remise en question de l'hégémonie politique de l'élite économique jamaïcaine. En Jamaïque, les descendants des colons britanniques se sont assurés du pouvoir en fondant les deux syndicats, puis les deux seuls partis délimitant le choix « démocratique », et enfin en achetant les votes par la distribution de logements - légalisations de squats ou programmes de rénovations urbains - d'armes et de petits emplois (Cruse, 2009).

26 La géographie politique de Kingston reflète parfaitement cette caractéristique (Eyre, 1984 ; Figueroa, Sives, 2003). Dans les quartiers de Tivoli ou de Denham Town, on vote par exemple à plus de 99% (avec des pointes à plus de 105% les bonnes années !) pour le parti conservateur (Jamaican Labor Party - JLP). À un jet de pierre, dans les quartiers de Jones Town et de Arnett Gardens, 95 à 100% des électeurs votent pour l'ancien parti socialiste (People national Party – PNP) (Cruse, 2009). Tous les bidonvilles de la capitale se caractérisent par ce découpage politique particulièrement sanglant dans les zones tampons comme Trenchtown. C'est dans ce quartier, sur la « ligne de front » entre les gangs des deux partis qu'est né le reggae dans les arrière-cours de la première rue où se réunissaient régulièrement Bob Marley, Joe Higgs, Bunny Wailers, Toots, Alton Elis, et de nombreuses autres stars de la musique jamaïcaine. Le reggae jamaïcain est ainsi né dans un véritable « étau géopolitique », resserré par la tectonique des « garnisons », un espace dans lequel la « guerre froide » s'est matérialisée par des centaines de meurtres commis au pic à glace, avec des revolvers artisanaux, ou avec les armes automatiques dont la CIA inonda le pays dans l'espoir d'endiguer le mouvement socialiste poussé par Michael Manley. La lutte entre le reggae conscient des années 1970, soutenu par le parti socialiste (qui le soutiendra timidement en retour), et le dancehall slack (notamment) des années 1980, soutenu par le parti conservateur d'Edward. Seaga, représente la projection de cet affrontement idéologique dans la sphère culturelle. Le « mur de Berlin », surnom utilisé en Jamaïque pour désigner la « ligne de front », les sépare (Cruse, 2009). Le symbole le plus fort de cet affrontement demeure le discours prononcé par E. Seaga, fraîchement élu premier ministre, lors de la cérémonie funéraire en l'honneur de Bob Marley. Le nouveau Premier Ministre enterre littéralement le reggae conscient...

La généralisation de la culture musicale du clash révélatrice de l'évolution de la société jamaïcaine

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Photographie 1 - Inscription murale délimitant l'aire d'influence du gang Spanglers lié au People National Party (PNP), Crossroad, Kingston, 2009

Source : Romain Philippon

27 Aujourd'hui la capitale toute entière est divisée en zones de guerres régies par les gangs politiques, des gangs de trafiquants de drogues illicites et des gangs de déportés, expulsés des États Unis après un séjour en prison fédérale. Ces gangs s'affrontent entre eux pour le contrôle des rares secteurs lucratifs que sont principalement le trafic de ganja et de migrants clandestins, ainsi que le racket des commerces (Figueira, 2004). De manière relativement semblable à la situation de villes comme Los Angeles, l'espace de ces gangs est délimité par des inscriptions murales (des « tags ») au nom du parti ou du gang régnant sur les lieux (Cf. photographie 1).

28 Cette fragmentation criminelle et politique est doublée d'une fragmentation identitaire musicale – sur les mûrs et dans les esprits -, le ralliement à l'un des chanteurs dominant de la scène du dancehall.

29 Comme on l'a noté auparavant pour les années 1970/1980, l'espace sonore affiche partiellement la projection de l'espace physique. La culture du clash s'est par exemple développée de manière nouvelle dans les années 1980 - à la suite de la campagne de déstabilisation menée de 1976 à 1980 - autour du nouveau style musical « dancehall » qui, au contraire de la forme musicale précédente (le reggae et ses valeurs d'unité et de résistance), prône l'individualisme, la compétition effrénée et la loi de la jungle. Ceci ne représente pas un bouleversement radical, la violence politique du diviser pour mieux régner débute avant l'indépendance du pays, au début des années 1960, et non pas dans les années 1980, et le reggae connaît son lot de « slack » et d'appels à la violence, mais un changement de tendance, l'évolution d'une moyenne et non l'ensemble des cas.

30 Progressivement Vivian Blake, leader du célébrissime Shower Posse (célèbre gang politique de la garnison JLP de Tivoli Gardens), introduit les concours de « Dancehall Queen », à mi chemin entre concours de beauté et compétition de danses suggestives (Blake, 2002). Puis toute la culture du Dancehall se reconvertit progressivement en un art

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du clash, l'opposition sur scène entre artistes, entre sound systems, entre danseuses, etc. Une seule chose compte désormais dans ces pistes de danse reconverties en « arènes » : « tuer » (kill) son adversaire. La guerre déclarée est bien évidemment symbolique mais les danseuses en compétition se jettent rapidement de l'acide au visage, des danseurs célèbres sont assassinés (le célèbre Boggle pour le plus récent), de même en est-il des gérants de sound systems, etc.

31 Comme les artistes, leurs fans s'opposent – le plus souvent verbalement -, et ils délimitent leur quartier de tags symbolisant leur appartenance (Cf. photographie 2). C'est ainsi qu'à l'heure actuelle (2009) de nombreuses entrées de ruelles sont taguées « Gaza Strip », ce qui ne marque aucune orientation dans le conflit israélo-palestinien mais le rattachement au « crew » du chanteur Vybz Kartel, originaire du ghetto de « Gaza », à Portmore (banlieue de Kingston). En d'autres lieux des messages menaçants interdisent l'accès à ces « gazamen ». Ces zones sont taguées « Gully », diminutif du nom du quartier du second artiste le plus en vogue du moment, l'autoproclamé « Badman for life » et « Gully God » (Littéralement le dieu des égouts) Mavado. Comme le montre l'inscription murale sur l'illustration prise devant la maison familiale de cet artiste (Cf. photographie 3), la superposition entre affrontements identitaires et affrontements politiques peut dans certains cas être frappante.

32 Ces deux artistes s'affrontent régulièrement sur scène dans des tenues militaires, en prêchant aux adolescents désœuvrés (et armés) un sens de l'honneur qui se défend arme au poing. L'espace du dancehall demeure le miroir de la société jamaïcaine, que l'ONG Nation Master – s'appuyant sur les chiffres proposés par les Nations Unies - classe troisième pays le plus dangereux au monde si on se réfère au ratio de meurtres par habitant, second si on parle du ratio de meurtres commis par des adolescents.

Photographie 2- Une des nombreuses zones Gaza, Trenchtown, Novembre 2009

Source : Romain Philippon

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Photographie 3 - Ghetto de Gullyside, Cuban corner, Janvier 2009

Source : Romain Cruse

33 L'excitation est à son comble lors du gigantesque concert annuel Sting, le 26 décembre 2008, lorsque Mavado monte sur scène en tenu de « Squadies » (police spéciale) pour affronter lyricalement un Vybz Kartel affublé d'un uniforme militaire complet, et paré d'un cercueil en carton sur lequel est inscrit le nom de son « adversaire ». Tout ceci prêterait à sourire si la tension liée à cet affrontement identitaire ne montait pas progressivement dans les quartiers de la ville basse. Les premières victimes de cette « guerre » furent des écoliers, poignardés par des camarades (les écoliers jamaïcains, dès leur plus jeune âge, s'arment de couteaux ou cachent un coutelas dit « cubain » dans leur pantalon – dans le meilleur des cas – pour aller à l'école) à la suite d'une dispute sur leur « appartenance ». Puis la police et les journaux signalèrent des cas de passants agressés dans leur voiture pour avoir joué la mauvaise musique au mauvais endroit. Dans certains quartiers, des groupes de jeunes hommes pénètrent dans des logements privés pour éteindre la musique « ennemie », et font fuir des « selecta » ayant osé bravé l'interdit avant de détruire (ou de voler) leur matériel. Des gérants de Sound System se plaignent d'abus et de violences... (McLean, LeVaughn, 2009 ; Boyne, 2009).

34 Il est intéressant, pour le chercheur en sciences sociales, de s'intéresser à cette nouvelle fragmentation de l'espace jamaïcain engendrée – ou reflétée, là réside le point central du débat qui anime le pays - par la culture du dancehall. Il semble à première vue que les enfants ayant grandi au cœur des affrontements politiques armés entre garnisons – on se rappelle que de nombreux règlements de compte sous forme de fusillades se produisirent dans les dancehalls à partir du début des années 1980 (Gunst, 1995 ; Blake, 2002) - aient reproduit ce modèle basé sur l'opposition entre quartiers, entre territoires distincts, en dehors de toute lutte idéologique, criminelle ou encore moins d'appartenance ethnique (réelle ou perçue). On se retrouve dans un cas similaire aux sociétés de noirs marrons jamaïcains qui, pour certaines, reproduiront dans leurs territoires des montagnes bleues la « plantalogique » des castes et de la servilité de la société esclavagiste. La forme de

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violence nouvelle associée à un strict attachement identitaire lié au dancehall apporte un argument de plus aux chercheurs décrivant la Jamaïque comme caractérisée par « une culture de la violence immature », par opposition à l'Italie ou la Chine par exemple. (Harriot, 2003). De l'autre coté de l'échelle sociale, comme on le voit à la lecture des articles récents parus sur le sujet, le « tribalisme politique » a été reconverti par les « uptowners » en « tribalisme musical », ce qui jette le discrédit une fois de plus sur les populations pauvres et noires. Comme nous l'avons montré ailleurs (Cruse, 2009), le prétendu « tribalisme » associé par la bourgeoisie « claire » jamaïcaine aux classes pauvres afro-jamaicaines renvoie plus à de fallacieux arguments racistes de génétique (sans aucune trace de fondement scientifique) qu'à la réalité sociale d'une société ségrégée. Des chercheurs comme l'anthropologue H. Gayle ont pourtant souligné avec justesse l'origine sociale de ces phénomènes (cité dans McLean, LeVaughn, 2009).

Conclusion

35 Le dancehall jamaïcain, que l'on parle du style musical au sens strict ou au sens large (l'espace sonore), ou encore de l'espace physique, le lieu ou se tient l'évènement, fait l'objet de tentatives de territorialisations concurrentes, c'est à dire de rivalités pour la « prise de l'espace ». Il est donc un objet éminemment géopolitique si l'on entend ce terme dans une optique moderne – française - (emboîtement des échelles du phénomène géopolitique jusqu'aux échelles les plus grandes) telle qu'elle est envisagée, dans différents champs d'études, par les spécialistes Y. Lacoste, S. Rosière, ou encore G. Dussouy (Dussouy, 2006 ; Rosière, 2008 ; Lacoste, 2003). Son analyse nous rappelle que la musique caribéenne fait de manière plus générale l'objet d'enjeux (géo)politiques, les liens entre ces deux mondes étant scellés par exemple par le « koudiay » haïtien, la politique culturelle initiée par Jean-Claude « Baby Doc » Duvalier. On détourne l'attention des masses des problèmes politiques cruciaux, eux aussi véhiculés par une musique basée sur le commentaire social, en encourageant et en sponsorisant des groupes, et des styles conservateurs (le célèbre Kompa par exemple, au détriment de la Mizik Rasin de groupes engagés comme Boukman Experiens) (Gage, 2006). On se rappelle, en dehors d'Haïti, de l'attaque par le gouvernement Panday, à Trinidad, des chanteurs les plus engagés du Calypso local (Lashley, 2004 ; Cruse, 2009). De même en Jamaïque où les partis politiques ont largement instrumentalisé les vagues musicales. Le célèbre Bob Marley ira jusqu'à chanter en ouverture de meetings du parti socialiste (PNP) tandis que le leader conservateur E. Seaga envoyait, a chaque fois qu'il en eut l'occasion, « ses » artistes (notamment l'ingénieur de son studio WIRL) promouvoir une vision radicalement opposée du pays sur les scènes internationales (Lee, 1999). Un gang politique issu de « sa » garnison de Tivoli Gardens (où le stade de football porte son nom et les murs son portrait) tentera par ailleurs d'assassiner la plus grande flamme du reggae à la fin des années 1970. Averill Gage et Norman Stolzoff font chacun de leur coté allusion à des situations similaires en République Dominicaine et nulle doute qu'une étude plus détaillée de « musicologie politique » dans la région révèlerait des similarités ailleurs dans les Petites Antilles, à Cuba, en Colombie, au Venezuela, etc.

36 On le voit dans le cas jamaïcain, les dérives de la culture du clash, encouragée dans les années 1980 en réponse au « reggae conscient » de la décennie précédente et à son message socialisant, débouchent sur une nouvelle forme de justification du recours à la violence en raison d'un étonnant attachement identitaire à des artistes en vogue,

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représentés par la toponymie de leurs quartiers d'origine (qu'ils ont par ailleurs quitté depuis longtemps pour le luxe des beaux quartiers).

37 Ceci illustre la multidimensionalité d'espaces – plus exactement, donc, de territoires - tels que les dancehalls jamaïcains et leur importance pour l'analyse de ces sociétés dont la complexité est masquée par la brièveté de leur période historique. Ceci illustre en outre la nécessité de « renverser » le point de vue du géographe, à travers des démarches clairement et ouvertement « post-coloniales », et de commencer à renverser la perspective de l'analyse, ou étudier les sociétés « par le bas », pour reprendre une mauvaise métaphore sociale.

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NOTES

1. Comme nous le verrons par la suite, les frontières du dancehall correspondent étroitement avec une frontière, ou plus exactement une transition linguistique (isoglosse). L'anglais britannique y cède progressivement la place au créole afrojamaïcain.. 2. Le terme « créole » est lui même polysémique et employé dans des sens très différents dans la Caraïbe. Ainsi, un créole est à l'origine un planteur blanc « des îles ». Rapidement le terme laisse cependant entendre une forme de métissage. A tel point que le terme « créole » désigne aujourd'hui en Guyane Française ou encore dans l'île anglophone de Trinidad (par exemple) les populations afro-caribéennes plus ou moins métissées (à différencier des « noirs marrons » dans le cas de la Guyane, mais aussi du Suriname voisin ou du Guyana, et des indo-caribéens à Trinidad et au Guyana). Dans la littérature et dans la poésie Antillaise francophone (qu'on parle de Aimé

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Césaire, de Raphael Confiant de Gary Victor ou de René Depestre pour ne citer que quelques auteurs), le terme de « créolisation » a ensuite été utilisé comme synonyme de métissage et c'est dans ce sens que nous l'employons dans cet article. 3. Un béké est un créole dans le sens originel, c'est à dire un descendant de planteur blanc, non métissé. 4. Interview vidéo disponible sur : http://www.gwadeloupe.com/blog/video-bekes--les-derniers- maitres-de-la-martinique

RÉSUMÉS

Cet article examine la polysémie du dancehall jamaïcain entendu à la fois comme musique – ou espace sonore – et, au sens littéral, comme lieu particulier sur lequel se tiennent les « sessions ». On s'aperçoit à travers l'analyse que le dancehall, dans toutes ses acceptations, est un espace convoité, disputé et territorialisé car objet d'enjeux identitaires, économiques (formels et informels) et politiques. La prise de l'espace étant l'objet principal, on s'intéressera aussi à une géopolitique de grande échelle des dancehalls jamaïcains.

This paper looks at the polysemy and scales of jamaican dancehall as musical style(s) as well as a place that holds the 'sessions'. The study shows that dancehall is quite a disputed place mainly due to its influence in the realm of identities, economics (both formal and informal) and politics. 'Holding the place' being such a central issue, we will as well look at large scale geopolitics of jamaican dancehall(s).

INDEX

Mots-clés : musique, dancehall, Jamaïque, identité, (géo)politique Keywords : music, Jamaica, identities, (geo)politics

AUTEUR

ROMAIN CRUSE

Romain Cruse est Docteur en Géographie - Université d'Artois, Chargé de cours/chargé de recherches - University of the West Indies, Kingston, Jamaica, Chargé de cours - Université des Antilles-Guyane, [email protected]

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Le rapprochement Chercheur- Consultant en aménagement du territoire : un apport à haute valeur ajoutée ?

Christine Chemin et Emmanuel Thimonier

1 Pour des raisons obscures, une querelle persiste entre le Chercheur et le Consultant, et plus particulièrement sur l’impossible interaction des activités intellectuelles comme la recherche et le conseil. Ces activités répondraient à des logiques distinctes et chacune serait renfermée dans un « monde à part ». Traditionnellement, les sciences sociales ont érigé une séparation entre savoir et action (Vermeulen, 1997). Mais Chercheur et Consultant ne doivent-ils pas répondre à des enjeux communs malgré des divergences établies ? La conduite de projets, l’expertise dans le cadre d’études ou d’audits, l’innovation par l’élaboration de nouvelles méthodes de travail ou d’outils d’aide à la décision sont les principaux enjeux d’un cabinet-conseil spécialisé en aménagement. Un laboratoire de recherche en géographie-aménagement n’est-il pas appelé à mener, entre autres, des prestations similaires ?

2 Le Chercheur et le Consultant, chacun à leur manière, interviennent selon une posture intellectuelle et une pratique spécifiques. Le Consultant s’appuie davantage sur des faits, tandis que le Chercheur se positionne comme un scientifique aux méthodes académiques basées sur un corpus de connaissances plus théoriques. « A la différence des chercheurs, les consultants produisent des savoirs tournés vers l’action plus que vers la connaissance du réel comme fin en soi » (Simonet, Bouchez, 2003). De même, le Chercheur n’a pas une fonction de conseil à proprement parler : il doit rester dans le cadre d’une démarche de recherche scientifique, c’est-à-dire de progression de la connaissance sur le sujet à traiter, mais « la finalisation de sa recherche le conduit inévitablement à assumer une fonction de conseil et de préconisation » (Nicolas-Lestrat, 2003). Le Chercheur conceptualise davantage sa prestation que le Consultant plus pertinent dans l’accompagnement de son

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commanditaire. Les divergences se trouveraient-elles alors dans les préconisations ou dans les conseils formulés au commanditaire en matière d’aide à la décision ?

3 Une réflexion académique sur l’éventuelle concurrence ou sur la complémentarité entre le Consultant et le Chercheur paraît possible. Cependant, il convient auparavant de préciser la fonction du Chercheur à travers sa proximité avec des structures professionnelles en matière d’expertise dans le domaine de l’aménagement.

La science au service de l’expertise

4 A l’instar d’un bureau d’études, un laboratoire de recherche peut être appelé à réaliser une prestation d’expertise. En effet, le Chercheur peut travailler pour le compte d’une structure extérieure telle qu’une entreprise : c’est le cas de l’Intervenant-chercheur (Henriot, 2005). Ce dernier exerce la fonction de consultant à travers une mission d’expertise en lien avec ses domaines de recherche. Soit il intervient pour le compte de son laboratoire – dans le cadre d’un contrat de recherche –, soit il intervient en son nom propre – pour son propre compte – s’il a créé, parallèlement, une activité libérale… de consultant. Précisons que des disciplines sont plus enclines que d’autres à cette dernière formule : c’est le cas du droit, de l’informatique, ou de la gestion. Ces chercheurs développent une activité de conseil (conseil juridique, solutions informatiques, conseil en stratégie des organisations, etc.). A tel point que, parfois, leurs commanditaires ne savent plus s’ils ont affaire au chercheur, c’est-à-dire au scientifique ou au professeur (entendu comme un « donneur de leçons »), ou au consultant, c’est-à-dire à l’expert (entendu comme un « préconisateur de solutions »). La limite entre les deux fonctions peut donc, dans certains cas, paraître floue. Mais l’aménagement semble moins concerné par cette double fonction : il est rare qu’un chercheur de cette discipline intervienne en son nom propre en matière d’expertise ; il représente presque toujours son unité de recherche et est toujours identifié comme lui appartenant.

5 Ainsi, le Chercheur, comme le Consultant, possède un métier de base. En aménagement, il peut être géographe, économiste, gestionnaire, sociologue, juriste, historien, etc.. Définissons différents cadres de cette fonction de chercheur par sa proximité croissante avec les milieux dits professionnels, publics ou privés. Puis interrogeons-nous : cette proximité, longtemps critiquée par la profession, est-elle aujourd’hui devenue évidente en aménagement ? N’est-elle pas encore source de réticences, y compris dans les milieux professionnels ?

Une plus grande proximité avec les milieux professionnels : l’exemple de l’aménagement

6 On l’a vu précédemment, des chercheurs sont plus proches que d’autres, par leur appartenance à certaines disciplines, des milieux professionnels. L’aménagement semble peu à peu se rapprocher de ces milieux, notamment depuis le développement des formations professionnalisantes à l’Université.

7 Dans les années 1980, un premier pas est franchi avec le recrutement, au sein des UFR (Unités de Formation et de Recherche) de géographie-aménagement, de PAST (Professeurs Associés à Service Temporaire) qui partagent leur emploi du temps entre leur activité professionnelle, par exemple de consultant, et des activités d’enseignement

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et de recherche à l’Université. Ceux-ci sont salariés de leur structure professionnelle et dispensent des cours à mi-temps.

8 Puis, en 2003, la réforme LMD (Licence Master Doctorat) a permis le développement des formations professionnalisantes imposant le recrutement d’un nombre plus important d’enseignants-vacataires, c’est-à-dire de professionnels de l’aménagement dont beaucoup occupent la fonction de consultant.

9 Ces PAST et vacataires apportent un enseignement basé sur des outils, des méthodes et des techniques, enseignements complémentaires à ceux plus théoriques des intervenants académiques. Ils sont très appréciés des étudiants pour leurs apports plus pragmatiques mais aussi pour leurs conseils en matière de recrutement. Ils sont de plus en plus intégrés dans la vie de l’Université en côtoyant régulièrement les enseignants-chercheurs avec lesquels ils unissent leurs compétences pour répondre à des appels d’offres ou pour participer à des programmes de recherche.

10 Le recrutement plus important de ce type d’enseignants établit donc un premier type de rapprochement entre le monde académique et le monde professionnel. Effectivement, ce rapprochement est nécessaire pour l’Enseignant-chercheur en aménagement : ce type de contact lui permet de créer, de développer et de vérifier les théories sur lesquelles il s’appuie dans la préparation de ses cours, évitant ainsi un trop fort décalage entre l’avancée de la recherche et les pratiques de terrain. Il lui permet également une révision permanente du contenu de ses enseignements mais aussi une refonte constante des processus de production de connaissances scientifiques (Paturel, Voyant, 2004).

11 Autre signe évocateur de rapprochement Consultant – Chercheur dans le domaine de l’aménagement : les agences d’urbanisme sont devenues des employeurs de plus en plus fréquents pour des aménageurs ayant un profil de chercheur. Une nouvelle fonction est d’ailleurs apparue au sein de ces structures. A celle de chargé de missions ou de chargé d’études s’ajoute désormais la fonction de chargé de recherche ; à la première correspond un recrutement de niveau master ou ingénieur (Bac +5), tandis qu’à la seconde correspond un recrutement de niveau doctorat (Bac +8). Les méthodes de travail d’un chargé de recherche correspondent à celles d’un chercheur et donnent des résultats convaincants.

12 Le Chercheur en aménagement peut également exercer ses compétences scientifiques directement au sein d’une entreprise ou d’une collectivité : en effet, il aura pu être recruté par le biais d’une première mission de recherche appliquée via une thèse en CIFRE (Convention Industrielle de Formation par la REcherche). Cette formule consiste en l’embauche, par exemple par un cabinet-conseil, d’un jeune diplômé de niveau Bac +5 (ingénieur ou universitaire) en vue de la réalisation d’une thèse de doctorat. Cette convention est tripartite : elle est signée entre le doctorant, le cabinet-conseil et le laboratoire de recherche de rattachement du doctorant. La mission de ce dernier, consultant salarié du cabinet dans cet exemple, repose sur le caractère innovateur de son travail. Ce type de partenariat a déjà séduit quelques bureaux d’études spécialisés en aménagement qui voient en ces chercheurs des collaborateurs capables d’apporter des solutions originales à des problématiques souvent complexes. Ces solutions correspondent, la plupart du temps, à la mise en place de méthodes de travail innovantes permettant de développer l’activité du cabinet qui peut alors s’ouvrir sur de nouveaux champs d’interventions (annexes 1 et 2).

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13 Cette formation par la recherche relève d’un état d’esprit, de la volonté d’associer des connaissances et des compétences au service de l’innovation. Pour les trois partenaires, plusieurs enjeux sont à noter : pour le cabinet, il s’agit de répondre à une stratégie de recherche et développement ; pour le doctorant, de lui apporter une formation professionnalisante ; pour le laboratoire, de travailler sur une thématique ouverte sur le monde professionnel ; pour le laboratoire et pour le cabinet, de passer un contrat de collaboration.

14 Le doctorant est donc au centre du système : il constitue le relais entre le laboratoire et le cabinet. Il apporte, à ce dernier, des modes de pensée différents, des réflexes, des connaissances permettant une meilleure qualité de service auprès de ses clients. Le doctorant apporte au laboratoire une connaissance et une expertise de terrain, un mode de fonctionnement, des compétences techniques pouvant faire l’objet de cours au sein de formations professionnalisantes de l’Université.

15 Si ce rapprochement des milieux professionnels paraît aujourd’hui nécessaire pour le Chercheur en aménagement, celui-ci a pu faire l’objet de vives critiques, tant par ses pairs que par le Consultant qui, aujourd’hui encore, le perçoit mal dans sa fonction. Par ses pairs, le Chercheur a pu être considéré comme un serviteur complice et intéressé de l’Etat, délaissant quelque peu la science au profit d’une activité plus pratique ou factuelle peu valorisante pour l’Académie. Pour le Consultant, le Chercheur est encore perçu, aujourd’hui, comme trop conceptuel ou trop théorique dans son travail laissant présager, notamment, une certaine inadaptabilité de ses préconisations à la problématique et, plus généralement, au terrain d’étude.

Le Chercheur en aménagement critiqué et parfois mal perçu

16 Le Chercheur essuie régulièrement des critiques quant à sa fonction voire à son utilité. Cette fonction de « savant » reste aujourd’hui considérée comme floue ou opaque. Que cherche-t-il ? Quels sont les conclusions ou les résultats de ses travaux ? A qui profitent- ils ?

17 Par le passé, le Chercheur en aménagement n’a pas échappé à la règle : on l’accusait de complicité avec les plus hautes sphères de l’Etat. Dans son ouvrage intitulé Expertise et aménagement du territoire. L’Etat savant (1996), G. Massardier, chercheur en science politique, s’intéresse aux relations entretenues, tout au long du XXème siècle, entre les savants en sciences sociales – les urbanistes et les géographes – et « l’administratif (Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme, DATAR (Délégation à l’Aménagement du Territoire et à l’Action Régionale), grands corps de l’Etat…) ». Il résume son ouvrage en expliquant que son étude passe au crible la stratégie très intéressée de ces urbanistes et géographes : « Qu’il s’agisse des « urbanistes les plus autorisés » des années 1930-1950, ou des « nouveaux géographes » des années 1970-1980, on retrouve des pratiques identiques : la construction d’un groupe d’experts, au départ « hérétique » dans sa discipline, qui multiplie les positions de pouvoir dans et hors de l’espace des savants (administration, politique, consultanat). Entre savoir et pouvoir : tel semble être le statut de l’expertise savante. Empiriquement, il est montré que la dichotomie wéberienne entre les « vocations » savante et administrative peut laisser place à une « complicité » basée sur un système producteur de savoir « théorique » autonome ».

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18 Mais la multiplication des cabinets-conseil au cours des décennies 1980 et 1990, liée à la décentralisation et permettant aux collectivités un recours quasi systématique aux consultants avant leur prise de décisions, ne permet-elle pas de reprendre cette critique de la complicité entre l’acteur-décideur et l’acteur-conseiller ? Le Consultant n’est-il pas devenu un interlocuteur privilégié voire complice de certaines collectivités tentées de faire confiance au(x) même(s) prestataire(s), y compris dans un contexte législatif incitant de plus en plus à l’appel d’offres ? Effectivement, il n’est pas rare, en France, de retrouver systématiquement les mêmes cabinets-conseil dans tous les projets d’aménagement d’envergure ; laissant penser un manque de transparence dans la plupart des appels d’offres. Deux raisons peuvent être avancées : d’une part, ces cabinets, qui emploient plusieurs dizaines de salariés par le biais de leurs filiales et de leurs établissements implantés sur l’ensemble du territoire français, sont annoncés comme concurrents ; en fait, ils entretiennent de véritables liens de complicité en se partageant les projets les plus remarquables et les plus rentables, laissant les autres aux cabinets de moindre notoriété. Les premiers quadrillent ainsi de vastes territoires imprenables par les seconds sauf, éventuellement, à s’associer avec eux. D’autre part, la signature reconnue de ces cabinets notoires est souvent perçue comme un gage de sérieux et de qualité par leurs commanditaires publics compte tenu des tarifs de leurs prestations et de la présence, en leur sein, de consultants considérés comme « spécialistes » voire « experts » des questions traitées. Toutefois, ces commanditaires sont aujourd’hui moins dupes, faisant plus souvent appel à des cabinets moins célèbres mais tout aussi consciencieux et efficaces.

19 Quoi qu’il en soit, en règle générale, les cabinets-conseil restent encore très réticents à l’embauche d’un collaborateur au profil de chercheur, craignant des prestations trop académiques et des résultats peu applicables pour leurs clients. Certes, les thèses en CIFRE évoquées plus haut constituent une stratégie d’embauche d’un Consultant- Chercheur intéressante, mais cette pratique reste limitée. Cette critique du Chercheur est encore prégnante dans un monde où la recherche reste, finalement, très méconnue. D’autant que, pour certains cabinets, le recrutement d’un tel collaborateur peut signifier une plus forte rémunération. C’est là un point qui marque encore une distance.

20 Le positionnement du Chercheur dans le jeu des acteurs de l’expertise n’est pas toujours clair. Cependant, les critiques dont il peut faire l’objet ne doivent pas occulter une certaine prise de conscience. En effet, l’association entre le Chercheur et le Consultant tend à se développer dans ce domaine et donnent des résultats très intéressants. Et ce rapprochement est aujourd’hui de plus en plus souhaité par les services de l’Etat et les collectivités, conscients qu’un tel partenariat ne peut que bénéficier à leur prise de décisions sans que le coût supporté n’en soit forcément plus onéreux.

Chercheur et Consultant : des divergences sources de complémentarité, de rapprochement et d’enrichissement mutuel

21 Les trois grandes fonctions du Chercheur – objectif d’avancement de l’état de la connaissance et des savoirs, innovation dans les méthodes et dans les outils, apport d’expertise à une structure extérieure – n’est pas sans rappeler trois des grandes fonctions du Consultant : la veille quotidienne d’informations pour améliorer sa

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réactivité, l’innovation dans ses méthodes et dans ses outils de travail, l’apport d’une expertise. Cette assertion tendrait à évoquer une certaine concurrence, sur le fond, entre le Consultant et le Chercheur. Mais, en fait, ce sont des divergences d’approches et de méthodes de travail entre le Chercheur et le Consultant qui les rendent complémentaires. Cette complémentarité rapproche aujourd’hui ces deux acteurs incontournables de l’aménagement et les enrichit mutuellement.

Des divergences notables entre Chercheur et Consultant…

22 M. Kubr (Bureau International du Travail, 1993) établit plusieurs facteurs de divergences entre les activités de recherche et les activités de conseil. Les enseignements de cette analyse, réalisée à partir du conseil en management des organisations, ont été repris ci- après car ils s’appliquent tout aussi bien à l’aménagement.

23 Le premier enseignement réside dans le degré de liberté d’action plus important côté Chercheur que côté Consultant : tandis que le premier définit la problématique sur laquelle il souhaite travailler, le second doit suivre celle imposée par son client ou son commanditaire même s’il peut participer à sa définition. Le Consultant doit respecter le délai imparti de la commande et donc bien organiser son temps de travail alors que le second n’a pas forcément d’échéance (sauf quand il répond à une commande d’expertise). Enfin, le Chercheur peut orienter et faire varier l’évolution de son travail selon ses prérogatives de recherche et celles de son laboratoire alors que le Consultant ne dispose que d’une marge de manœuvre très limitée en termes de décision, souvent très cadrée par la mission.

24 Le deuxième enseignement réside dans l’objectif des travaux réalisés : pour le Chercheur, il s’agit de faire avancer la connaissance et les savoirs, via une grande rigueur scientifique et, au final, de se risquer à l’élaboration de théories. Pour le Consultant, il s’agit de répondre à une question permettant un apport de solution sans forcément prendre appui sur une rigueur de type scientifique. Les travaux réalisés par le Chercheur sont généralement publiés tandis que ceux du Consultant ne sont que très rarement diffusés. La confidentialité est de rigueur dans le monde du conseil tandis que dans celui de la science, la publication, notamment à l’international, constitue une obligation.

25 Le troisième enseignement réside dans l’évaluation des travaux : pour le scientifique, c’est la confrontation et la soutenance de ses travaux face à ses pairs qui en cautionnent la qualité et le niveau. Pour le Consultant, c’est le commanditaire, c’est-à-dire l’utilisateur, qui est en mesure de l’évaluer puisqu’il va s’appuyer sur les préconisations émises pour sa prise de décisions.

26 La simple lecture de cette liste – non exhaustive – des divergences entre le Chercheur et le Consultant semble les opposer. Mais, finalement, ces divergences d’approches et de méthodes de travail ne constituent-elles pas, justement, la raison qui les incite à se rapprocher et à s’enrichir mutuellement ? Ne les rendent-ils donc pas complémentaires ? Au final, leurs commanditaires ne sont-ils pas les véritables bénéficiaires de ce rapprochement ?

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… à la base d’un enrichissement respectif

27 Effectivement, malgré des divergences persistantes entre ces deux acteurs, l’heure est au rapprochement et à la complémentarité, notamment en sciences de gestion mais aussi en aménagement du territoire.

28 P. Cabin (in Simonet, Bouchez, 2003) avance l’idée selon laquelle le Consultant peut jouer le rôle de relais entre la théorie et la pratique, c’est-à-dire d’intermédiaire entre le monde de la Recherche et le monde de l’Entreprise. Selon lui, les entreprises, quand elles font appel à un prestataire extérieur pour traiter des problèmes relevant des sciences humaines, s’adressent dans 80 % des cas à des cabinets-conseil, dans 13 % des cas à des experts indépendants et dans 7 % des cas à des équipes de recherche. Comme le Consultant vend des outils opérationnels et parle le langage de l’Entreprise, il accommode les théories scientifiques en en choisissant les aspects les plus performants, en les reformulant dans un langage et une grammaire clairs et accessibles pour leurs commanditaires.

29 Cette analyse un peu sévère pour le Consultant, qui ne serait qu’un interprète sélectif des travaux du Chercheur, apporte un premier élément tendant à prouver une certaine complémentarité entre ces deux acteurs.

30 Au-delà de son analyse sur les divergences entre le Chercheur et le Consultant, M. Kubr évoque la complémentarité entre le Chercheur et le Consultant dans le domaine des sciences de gestion. Il constate une observation, une veille réciproque (une surveillance) et un phénomène d’allers-retours entre les deux acteurs leur permettant de mieux se connaître et de mieux se comprendre. Cette connaissance et cette compréhension accrues peuvent être à la base de partenariats dans lesquels les deux partis sont gagnants : gagnants en termes de temps (en gains de productivité) par un échange de méthodes ou d’informations, gagnants par un développement ou une évolution d’activité, gagnants en termes d’image puis de notoriété (par la diffusion de résultats de recherche par le biais de missions d’expertise), et gagnants en termes d’apprentissages méthodologiques. Les missions de recherche-action en gestion constituent des exemples très éloquents.

31 Les éléments qui suivent comparant le Consultant et le Chercheur sont issus d’une proposition de collaboration en réponse à un appel d’offres (2004). Cette proposition a été rédigée conjointement entre le cabinet-conseil M&P – La belle idée et la Faculté de sciences économiques, de gestion et d’informatique de l’Université Lumière (Lyon II). La prestation portait sur la mise en valeur des activités de recherche en micro et en macro-économie, en gestion stratégique des organisations, et en informatique auprès des entreprises. L’argumentation de la proposition, mettant en avant le partenariat laboratoire de recherche – cabinet-conseil, précisait : « - le Consultant doit susciter l’interrogation puis se positionner en accompagnant le recadrage de la réflexion du ou des commanditaires d’une mission ; il travaille sur les enjeux perçus ou non perçus par ceux-ci et en accompagne la mise en œuvre ; - le Chercheur alimente la réflexion, les questionnements ; il apporte un recul sur les outils d’analyse et de réponse disponibles sur le marché et met en perspective les enjeux. Il s’inscrit à la fois dans l’histoire et l’actualité ; il évite la « course au temps » et, par son travail d’analyse et de propositions, alimente le consultant en informations et données nouvelles ».

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32 Il y était également précisé qu’un travail mené entre le Consultant et le Chercheur, en amont de certains types de prestations ou d’études, présente un double intérêt. Tout d’abord, il permet au Consultant de recharger ses réflexions de fond, de prendre le temps de s’interroger sur des problématiques que les contraintes de la vie de cabinet lui interdisent de prendre en compte autrement que superficiellement. Ensuite, cet échange direct, entre le Consultant et le Chercheur, sur des enjeux précis et dans des temps cadrés, procède de la formation permanente.

33 Toutefois, si en gestion (à l’instar des sciences dures), la nécessité du rapprochement entre le Chercheur et le Consultant laisse peu de doutes et est fréquente, des disciplines tels que l’aménagement n’en sont encore qu’aux balbutiements. Cependant, il existe quelques missions de recherche-action dans lesquelles les deux acteurs s’associent. En effet, depuis le milieu des années 1990, avec l’explosion de la demande de conseil et d’expertise de la part des collectivités, Chercheur et Consultant en aménagement semblent avoir trouvé chacun leurs marques, certains d’entre eux ont compris qu’un partenariat pouvait être aussi source de succès.

34 A titre d’illustration, mentionnons une prestation réalisée par le cabinet-conseil M&P – La belle idée, en partenariat avec le CREUSET (Centre de Recherches en Economie de l’Université de Saint-ETienne) et l’ERT Ingénierie Territoriale (Equipe de Recherche Technologique), en 2005-2006, pour le compte de la Région Rhône-Alpes. Cette prestation portait sur le thème de l’implantation des grands groupes industriels ou de services en Rhône-Alpes. Elle comportait trois phases ; les phases 1 et 2 avaient été réalisées par les chercheurs ; s’agissant de la phase 3, les deux laboratoires ont rencontré une série de difficultés les obligeant à se tourner vers l’équipe de consultants. Il s’agissait d’interviewer plusieurs dirigeants de grandes d’entreprises dont l’accès a été impossible pour les chercheurs en raison de leur statut. Ces chercheurs ont alors décidé de faire appel aux consultants qui, par le biais de leur réseau de connaissances, ont pu approcher les entreprises réticentes. Cette mission est donc un exemple pertinent de la complémentarité et de l’interactivité entre chercheurs et consultants en aménagement : quand les premiers ont rencontré des difficultés, les seconds ont pris le relais et ont eu davantage de réussite. Pour cette mission, l’approche par la littérature des enjeux de localisation des firmes a été l’apanage des chercheurs ; les consultants se sont focalisés sur le travail de terrain. D’ailleurs, la confrontation des éléments issus de la littérature scientifique et des éléments factuels issus du travail de terrain s’est avérée intéressante puisque les seconds contredisaient les premiers.

35 Forts de ce premier partenariat réussi, les trois protagonistes ont décidé de s’ par la suite pour répondre à d’autres appels d’offres.

Conclusion

36 Faut-il encore opposer le Chercheur et le Consultant ? Ne faut-il pas plutôt parler d’une relation basée sur un processus d’allers-retours permanents entre les deux, c’est-à-dire entre la science et le conseil, l’un l’autre s’alimentant ? Les travaux du Chercheur constituent une matière très précieuse pour ceux du Consultant, notamment en matière d’innovation (concepts, modèles), corroborant les nouveaux outils et les nouvelles méthodes issus de l’expérience de terrain de celui-ci. Comme le précise F. Vermeulen

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(1997), « à défaut d’être utile, le savoir est stérile, et seule la confrontation par la pratique permet d’éprouver la validité d’une théorie ».

37 Mais la collaboration entre le Consultant et le Chercheur n’est pas encore chose fréquente en aménagement. Toutefois, le recrutement dans ce domaine montre un réel rapprochement entre le Chercheur et le Consultant, les deux pouvant parfois constituer une seule et même personne dans le cadre d’enseignements associés ou d’une thèse professionnelle.

38 En matière de recherche-action ou de travaux d’expertises, le modèle anglo-saxon des sciences de gestion semble avoir montré la voie au cours de ces dernières années. En d’autres termes, les sciences de gestion paraissent avoir prouvé aux disciplines telles que l’aménagement du territoire qu’un partenariat Chercheur-Consultant était bénéfique voire incontournable. Les travaux menés en collaboration entre ces deux types d’acteurs donnent des résultats probants en termes d’enrichissement respectif mais aussi en termes de conseil et d’innovation auprès des commanditaires d’expertises. Ces derniers, qu’ils soient publics ou privés, sont d’ailleurs de plus en plus intéressés par ce type de partenariats qui, selon eux, apportent une réelle valeur ajoutée aux prestations.

39 In urban planning new partnership practices seem to appear through the realization of expertises (studies, projects engineering, audits…). Although the appeal to consulting firms – to consultants – and in the scientific laboratories – to researchers – by the State services or local government, exists for a long time now, the partnership between consultants and researchers is recent. Even though this partnership is not systematic in urban planning, it brings a contribution with a high added value in the services, according to the public partners.

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ANNEXES

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Annexe 1 : un exemple de thèse en CIFRE en géographie-aménagement

L’adaptabilité des territoires d’expertise constitue un enjeu fort pour les acteurs de l’aménagement. En effet, pour mener une action, ils choisissent le découpage existant qui leur paraît constituer le meilleur compromis pour la réalisation de leur étude. La principale limite de ces découpages est leur généralisation en constituant la base territoriale d’un grand nombre de problématiques d’études. Mais, par exemple, le territoire d’expertise adapté pour la thématique de l’immobilier de bureaux est-il le même que celui des déplacements de personnes ? La réponse est non : a priori, le premier se limite à des îlots urbains de quelques km² bien localisés dans la ville, tandis que le second s’organise en réseaux reliant des pôles à une échelle quasi-régionale. Pourtant, si un donneur d’ordres commande une expertise sur ces deux thématiques, il demandera à ce que ces thématiques soient abordées selon son territoire de compétences. S’il y a plusieurs commanditaires, le territoire retenu pourra être un zonage INSEE ou le territoire de l’acteur couvrant la maille la plus large. Bref, un territoire prédéfini, de compromis, et souvent inadapté aux thématiques en question.

Toutefois, de plus en plus, ces commanditaires d’expertises prennent conscience de cette aberration et autorisent parfois leurs prestataires à ne pas respecter les périmètres des territoires imposés. Ce fut le cas, en 2002, lorsque le SGAR (Secrétariat Général aux Affaires Régionales) de la Préfecture de région Rhône-Alpes a commandé au cabinet M&P – La belle idée une série d’audits portant sur dix pôles de compétences en région lyonnaise. Le territoire d’expertise initial était celui de la Directive Territoriale d’Aménagement de l’aire métropolitaine lyonnaise. Celle-ci englobait des territoires sans rapport avec toutes les thématiques à traiter, tandis que d’autres territoires, proches des limites de celle-ci et adaptés à la réflexion, étaient ignorés. Le SGAR a alors autorisé le cabinet à déterminer des territoires plus appropriés à chaque pôle.

Au-delà de cet exemple, et pour chaque prestation de ce type, ce cabinet n’hésitait pas à proposer des découpages territoriaux qui lui paraissaient plus adaptés au regard de son expérience et de sa connaissance de terrain. Mais ces découpages proposés demeuraient perfectibles et le besoin d’un outil méthodologique permettant de définir des périmètres d’expertise propres à chaque thématique s’est avéré nécessaire.

Lorsque la décision fut prise de mettre au point un tel outil, ce cabinet a souhaité le cautionner scientifiquement pour une meilleure reconnaissance auprès de ses clients. Pour ce faire, cette réflexion devait être conduite dans le cadre d’un travail académique, mais aussi factuel, soit un travail alliant recherche fondamentale et recherche appliquée. La formule de la thèse en CIFRE a été retenue. Le doctorant en charge de ce travail était aussi consultant de ce cabinet.

Au final, outre l’apport scientifique, cette thèse professionnelle a permis la mise au point d’un outil d’aide à la décision pour des collectivités ou des services de l’Etat, acteurs confrontés à cette problématique de territoires à géométrie et à temporalité variables.

Source : Thimonier E., 2005. L’efficacité du découpage territorial : contribution méthodologique pour déterminer des territoires d’expertise adaptés de la Métropole lyonnaise. Deuxième rapport sur l’état d’avancement à l’ANRT (thèse CIFRE), Université de Lyon Jean-Moulin (Lyon III), M&P – La belle idée, Lyon, 45 p.

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Annexe 2 : Carte

RÉSUMÉS

En aménagement du territoire, de nouvelles pratiques partenariales semblent émerger lors de la réalisation d'expertises (études, ingénierie de projets, audits, etc.). Si le recours aux cabinets- conseils – au Consultant – et aux laboratoires scientifiques – au Chercheur – par les services de l'Etat ou les collectivités territoriales existe depuis de nombreuses années, le rapprochement et le partenariat entre les consultants et les chercheurs est récent. Certes, cette pratique n’est pas encore systématique en aménagement du territoire mais elle constitue, selon les commanditaires publics, un apport à haute valeur ajoutée dans les prestations de services.

In urban planning new partnership practices seem to appear through the realization of expertises (studies, projects engineering, audits…). Although the appeal to consulting firms – to consultants – and in the scientific laboratories – to researchers – by the State services or local government, exists for a long time now, the partnership between consultants and researchers is recent. Even though this partnership is not systematic in urban planning, it brings a contribution with a high added value in the services, according to the public partners.

INDEX

Mots-clés : chercheur, consultant, divergences, partenariat, aménagement du territoire, expertise Keywords : researcher, divergence, partnership, urban planning

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AUTEURS

CHRISTINE CHEMIN

Christine Chemin est doctorante à l’Université de Lyon Jean-Moulin (Lyon III) et membre de l’UMR 5600 Environnement, Ville, Société, Centre de Recherche en Géographie et Aménagement (CRGA). Ses dernières publications : Belmessous F., Chemin C., Chignier-Riboulon F., Commerçon N., Trigueiro M., Zeph M., 2005. Large housing estates in France : Opinions and prospects of inhabitants, Utrecht, Urban and Regional research centre Utrecht, Utrecht University, 73 p. Belmessous F., Chemin C., Chignier-Riboulon F., Commerçon N., Trigueiro M., Zeph M., 2004. Large housing estates in France : policies and practices, Utrecht : Urban and Regional research centre Utrecht, Utrecht University, 57 p. [email protected]

EMMANUEL THIMONIER

Emmanuel Thimonier est ATER à l’Université de Lyon Jean-Moulin (Lyon III) et membre de l’UMR 5600 Environnement, Ville, Société, Centre de Recherche en Géographie et Aménagement (CRGA) Ses dernières publications : Thimonier E., 2009. Quand l’Université façonne la Ville… une relation de longue haleine. Lyon : un atlas des dynamiques universitaires. Traits d’Agences (supplément à Traits Urbains), Fédération Nationale des Agences d’Urbanisme (FNAU), n°32, été 2009, 1 p., p. 13. Mochon J., Thimonier E., 2008. L’apprentissage est en pleine mutation et c’est une chance pour les entreprises. CGA Informations, n°110, 4 p., pp. 4-5 et pp. 10-11. [email protected]

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Haïti 2010 : les leçons d’une catastrophe

Jean Marie Théodat

1 Le tremblement de terre qui a ravagé la capitale haïtienne et fait plus de 200 000 morts, constitue un événement global, d’une importance majeure qui étonne une époque habituée à percevoir ce pays comme la scène où se répète une tragédie humaine écrite depuis plus de deux siècles. On ne comprendra toutes leçons du séisme que lorsque l’onde de choc provoquée dans les consciences par ce phénomène extraordinaire aura cessé ses effets émotionnels les plus vifs. L’on pourra réfléchir alors aux inflexions que la catastrophe révèle à plusieurs égards. Nous proposons une analyse à deux échelles pour considérer à la fois les glissements que ce séisme dénote dans les relations internationales, et ce qu’il dévoile des fondements de la nation haïtienne, née d’une révolution d’esclaves en 1804.

2 Dans les relations internationales d’abord, un singulier déplacement de lignes est à l’œuvre où il est permis de voir les éléments liminaires d’une nouvelle forme de l’exercice de la puissance : l’intervention humanitaire unilatérale, massive, édifiante. Un tel schéma est appelé à se répéter dans les années à venir compte tenu de la récurrence des catastrophes naturelles et de l’incapacité des pays les plus pauvres à faire face aux nouveaux défis posés par les bouleversements climatologiques en cours. Les Etats-Unis d’Amérique pour avoir dépêché en Haïti un bataillon de plus de 20 000 hommes, parmi les plus entraînés de l’armée américaine et, pour les avoir fait se poser sur la pelouse du palais national, symbole de l’indépendance haïtienne, ont été critiqués, notamment en France, pour le caractère arrogant de leur attitude.

3 En fait, le gouvernement américain, soucieux de ne pas répéter la même erreur qu’à l’occasion du cyclone Katrina qui dévasta la Nouvelle-Orléans en 2005, réagit avec une promptitude et une détermination qui seraient parues normales s’il s’était agi de porter secours à des civils américains sur leur propre territoire. Le monde jugea la diligence américaine excessive, envahissante, donc suspecte. Malgré l’ampleur du désastre il y eut en Haïti même des voix pour y voir une nouvelle Occupation après celle de 1915. Signe que l’image négative laissée par les équipées américaines dans cette partie de la Caraïbe est encore vivace dans les esprits, et que même muni de brancards, le marine inspire la peur.

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4 Cependant, velléités impérialistes ou pas de la part des Américains, la question reste posée de savoir à quelle autorité revient de porter secours, en toute légitimité, aux populations les plus démunies, touchées par des catastrophes en tous genres, lorsque des Etats faibles, fragiles ou faillis, se révèlent incapables d’organiser les secours. La planète entière assistera-t-elle, spectatrice passive, par médias interposés, à leur insupportable agonie ?

5 Il est important de signaler que la République dominicaine, pays qui partage l’île avec Haïti, et avec lequel les relations n’ont pas toujours été harmonieuses, fut le premier pays à voler au secours des Haïtiens aux abois : les premiers soins aux victimes, la première visite d’un chef d’Etat étranger, sont venus de Santo Domingo. C’est l’occasion pour les deux pays de démontrer qu’au-delà des tensions habituelles entre les deux capitales, une insularité partagée tient les deux peuples solidaires, pour le meilleur et pour le pire.

6 Il apparaît ainsi que porter secours aux sinistrés est un attribut tacite de la puissance, qui distingue les plus grandes des autres nations. L’agacement non dissimulé de la France, empêchée de débarquer à Port-au-Prince toute à son aise, par la prise de contrôle de l’aéroport Toussaint Louverture par les Américains, illustre à l’envi l’ombrage que la présence américaine porte aux prétentions des autres puissances. Cet empressement subit des pays amis constitue un tournant dans la perception d’Haïti, vu jusqu’alors comme un trou noir dans la galaxie des relations internationales. Mais c’est aussi l’illustration du fait que l’intervention humanitaire, c’est l’occasion d’une mise en scène de la puissance avec d’autres moyens que les armes ; moyens médicaux et médiatiques, certes, mais tout aussi efficaces à forger d’une nation une image de force et de confiance en elle-même.

7 A la différence des territoires ayant un intérêt géographique ou économique propre, qui leur confère un enjeu stratégique clair au point que des puissances sont disposées à recourir à la guerre pour s’y installer les premières et s’y maintenir, Haïti n’a rien qui attire pour sa valeur marchande. Le vide créé par l’absence d’un Etat structuré laisse la place à un substitut d’autorité, dont les pays étrangers prennent, par temps de crise, la place : depuis 2004 la force d’interposition de l’ONU, la MINUSTAH, d’environ 9000 hommes, assure la sécurité et la stabilisation économique et sociale d’Haïti. Mais, au quotidien, l’absence d’Etat se fait cruellement sentir. Banc d’essai d’une nouvelle forme de gouvernance internationale, le pays est pourtant assisté d’une escorte d’experts et de spécialistes qui depuis des années réfléchissent au moyen de le sortir de la pauvreté : plus de 800 ONG sont à l’œuvre dans le pays, avec chacune des responsabilités fragmentées qui donnent un sentiment d’atomisation du corps social. Cette politique aboutit souvent à la dilution des responsabilités dans une sorte de paralysie mutuelle des services dépendant d’instances de décisions distinctes, agissant de façon sinon toujours contradictoire, du moins souvent sans plan et sans concertation.

8 Parmi les grandes puissances, aucune n’a envie de s’y installer durablement, cependant toutes ont éprouvé le besoin de s’y faire représenter. C’est qu’au-delà de l’émotion planétaire suscitée par l’ampleur des dégâts et le nombre de victimes, se joue la capacité d’un pays à se projeter dans les représentations collectives comme une nation civilisée, généreuse et animée d’intentions pacifiques. Sans parler plus trivialement des espoirs de retombées post-catastrophe, en terme de contrat de reconstruction, d’équipement et de relance de l’économie. Si la Chine, le Brésil, le Venezuela, Cuba, et même la Corée du Nord ont tenu à manifester leur présence sur le sol d’Haïti, à seulement 900 km des côtes américaines, c’est par esprit de fraternité avec un peuple fier, sans doute, mais aussi, une

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façon spectaculaire de rappeler aux Américains qu’ils n’ont pas le monopole de la générosité. Néanmoins, cette crise est surtout l’occasion pour les Etats-Unis d’édifier le monde en exposant les attributs de la puissance et, accessoirement, de démontrer l’utilité civile du budget militaire considérablement gonflé d’un Etat en guerre

9 D’autres flexions, économiques et sociales, sont la conséquence d’une crise structurelle plus longue que l’aléa tectonique rend flagrante en rappelant la vulnérabilité globale de la nation haïtienne.

10 Celle-ci semble construite, comme la ville, sur une ligne de faille sociale par où s’affrontent, dès l’indépendance, deux logiques antagoniques. L’une persistant à vouloir réhabiliter les anciennes plantations et reprendre la production de façon à maintenir les revenus de la première colonie sucrière du Nouveau Monde. L’autre consistant en l’apprentissage de la liberté pour les descendants d’Africains libérés au prix d’une guerre qui fit plus de 100 000 victimes : que signifie être libre, après avoir été esclave ? Comment gagner sa vie sans aliéner sa liberté ?

11 La guerre d’indépendance qui dura de 1791 à 1803 avait causé d’importants dommages à l’économie. Les plantations, symboles du lien colonial honni par les insurgés, furent la cible de la vindicte populaire : les systèmes d’irrigation, les bâtiments industriels furent réduits en cendres et les terres des colons exterminés versées au domaine de l’Etat en 1804.

12 Cependant, après l’abolition de l’esclavage en 1793, il était entendu que le statut des anciens esclaves serait conditionné par une double astreinte : l’assignation au travail de la terre et le service militaire. Le statut de paysan, régi par les règlements de culture officiels, définit alors un être non libre de ses mouvements, et obligé de travailler pour le compte d’autrui. Salarié, mais assigné à résidence.

13 C’est contre cette double contrainte que se mit en place la nouvelle paysannerie haïtienne. Regroupés en hameaux familiaux, sur les ruines des anciennes plantations, les lakou furent pour les nouveaux libres l’espace d’une nouvelle expérience politique économique et sociale sans égale alors dans les Amériques. Ils surent mettre en place des stratégies collectives pour accéder à la terre et résister aux tentatives de réhabilitation de la grande plantation. Contre la nouvelle élite (formée des anciens libres de couleur et d’officiers de l’armée) d’abord, puis durant l’Occupation américaine de 1915 à 1934, les paysans haïtiens ont mis en place des stratégies de résistance, armée ou non violente, dont une agriculture que l’on peut caractériser de légitime défense. Celle qui a permis de faire face à la triple injonction de nourrir le pays, d’assurer sa défense et de payer l’indemnité d’indépendance à la France. Au prix de la belle ordonnance des anciennes plantations, des ateliers tournant à plein régime à la période de la roulaison, des parcelles irriguées tirées au cordeau, etc. les jardins paysans adoptèrent des méthodes plus extensives. Les structures agraires s’adaptèrent au nouveau statut des hommes : une nouvelle forme de marronnage se mit en place. Il n’y a donc pas de fatalité à la faillite de l’économie haïtienne : c’est la ruine annoncée d’un pays éprouvé par une crise politique grave et qui dut consacrer l’essentiel de ses ressources, non pas à reconstituer ses forces, mais à faire accepter son droit à l’existence.

14 Aujourd’hui, la taille moyenne des exploitations n’excède pas 0,75 ha dans la Plaine du Cul-de-Sac ou la plaine de Léogâne. Ces contrées comptent parmi les premières mises en culture par les colons français au XVII siècle et ce sont elles qui sont également les plus affectées par le séisme actuel. Comprendre l’ampleur de la catastrophe c’est admettre que

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les bidonvilles ne sont pas l’expression d’une forme particulière de tradition, ni une fatalité du paysage, mais le résultat d’une absence de considération publique d’un problème social. La reconstruction de la capitale haïtienne nécessite une refonte totale de l’aménagement urbain, guidée par l’urgence de reloger en toute sécurité le plus grand nombre, mais inspirée par la volonté de renforcer, en même temps que les murs, ébranlés par le séisme, les liens sociaux mis à mal par deux siècles de décadence économique et de marronnage social.

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La géopolitique interne de l’Equateur après la « révolution citoyenne »

Alexis Sierra

1 L’Equateur connaît depuis 2006 un processus de rénovation politique qui fait écho à celle qu’a pu vivre le Venezuela en 1998 -2000 (Rebotier, 2007) et la Bolivie depuis 2007 (Hardy, 2009). Ce pays de 14 millions d’habitants (figure 1) connaît certes une démocratie pluraliste et civile depuis 1979 mais, à partir de 1996, la défiance envers les institutions et les tensions sociales à répétition sur fond de crise financière avaient provoqué une instabilité politique majeure.

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Figure 1 – Provinces et villes équatoriennes

2 En novembre 2006, un quasi inconnu, Rafael Correa, d’orientation socialiste, est élu à la présidence de la République et lance la « révolution citoyenne ». Comme Hugo Chavez en 2000 et plus récemment Evo Morales, son programme de transformation sociale affirme une priorité de rénovation politique et institutionnelle. C’est pourquoi, il provoque des élections pour la mise en place d’une assemblée constituante (avril 2007) débouchant sur l’approbation par référendum de la nouvelle constitution (septembre 2008). Les élections générales (présidentielles, législatives et locales) d’avril 2009 ont marqué un dernier temps fort de ce processus. Cet article vise à analyser l’inscription territoriale des rapports de force issus de ces dernières élections en examinant notamment s’ils confirment ou non les mutations analysées au début du processus engagé par Rafael Correa (Sierra, 2007). Lors des élections générales de 2006, les partis traditionnels avaient vu leurs scores s’effondrer au profit de trois formations : celle de l’ancien président Lucio Gutierrez (2002-2004), celle du populiste Alvaro Noboa (PRIAN) et de manière plus ambiguë celle du président nouvellement élu. En effet, celui-ci était en 2006 un candidat sans parti et donc sans députés au Congrès. Il a fallu attendre quelques mois, lors des élections à la constituante pour que naisse vraiment Allianza Pais, le parti présidentiel. Largement majoritaire, ce parti a pu orienter la rédaction de la nouvelle constitution dans le sens voulu par Rafael Correa. Les élections à la constituante avaient alors montré une spécificité du vote urbain, plus favorable au nouveau président, et l’apparition d’une identité électorale des provinces amazoniennes de El Oriente. A travers l’analyse électorale, ce sont également les enjeux de développement, politiques, économiques et sociaux qui se dessinent en toile de fond. Comme nous allons l’aborder, ces élections ont soulevé la question de la continuité de l’Etat, du développement de l’état de droit et du choix de développement dans un contexte de fragilité économique et d’attente sociale.

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C’est pourquoi nous commencerons par établir le contexte dans lequel se sont déroulées ces élections avant de faire l’analyse géographique des résultats.

L’aboutissement d’une transition politique

3 Le processus de rénovation politique engagé à partir de la fin 2006 par Rafael Correa semble avoir ainsi conclu une première phase en 2009. La nouvelle constitution a été ratifiée par référendum en septembre 2008 à une écrasante majorité (64%). Les modifications qu’elle introduit touchent tous les secteurs de l’Etat et de la société. Elles tentent de poser les bases d’un développement conciliant souveraineté économique, économie de marché et régulation de l’Etat (Boisson, 2009). La constitution porte une forte ambition environnementale et sociale dont le concept central est celui du buen vivir (bien vivre) également inscrit en quechua (sumak kawsay). Cette notion se traduit notamment par l’interdiction des OGM, la reconnaissance de la diversité culturelle et des différentes origines, le droit à une sécurité sociale universelle, la reconnaissance d’une série de vulnérabilités, la reconnaissance du couple de même sexe pour ne citer que quelques exemples. La dimension territoriale à toutes les échelles est particulièrement présente dans ce nouveau texte : identification de l’Equateur comme un « territoire de paix » et de diversité culturelle, affirmation d’une souveraineté nationale et de la maîtrise complète du territoire, nouveaux rapports entre le citoyen et son environnement, mise en place de sanctuaires de la biodiversité, réhabilitation de l’espace public (avec inscription d’un droit à la ville), nouvel ordre juridique et symbolique en faveur des communautés indigènes et afro-équatoriennes et de leurs terres « ancestrales », déclinaison à toutes les échelles politico-administratives de nouvelles formes de participation citoyenne, relance de la planification et de l’aménagement du territoire, possibilités de coopérations interprovinciales. Son analyse offrirait un cas d’étude tout à fait stimulant pour les études géopolitiques en montrant une tentative d’établir de nouvelles relations politiques et sociales au sein d’un territoire national.

4 La mise en application des principes constitutionnels doit se faire progressivement et a justifié l’organisation d’élections générales en avril 2009. L’approbation massive de la nouvelle constitution a derechef légitimé la présidence de Rafael Correa et en toute logique sa reconduction. Pour la première fois depuis le retour de la démocratie en 1978, un président de la République a été réélu, gage d’une action à plus long terme. C’est également la première fois qu’un candidat est élu dès le premier tour avec plus de 52% des suffrages. Ce résultat représente le signe d’une stabilité dans un Etat qui a connu 7 présidents entre 1996 et 2006. Ce sont les premiers signes tangibles de la transition vers une nouvelle phase dans l’histoire démocratique de la République.

Un triomphe électoral dans un contexte économique et diplomatique difficile

5 Le panorama politique est donc largement favorable au président de la République. Depuis les nouvelles prises de fonction opérées en août 2009, Allianza PAIS, le parti de Rafael Correa contrôle l’exécutif, le législatif, la cour constitutionnelle et la majorité des gouvernements locaux dont celui de la capitale, Quito. Les principales forces centrifuges se situent à Guayaquil, ce qui renforce une tendance ancienne, ainsi que dans l’Oriente, ce

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qui est plus novateur. Ces forces ont cependant été réduites dans le Guayas par la création de la province de Santa-Elena et l’absence de leader national. Le président de la République, par ailleurs né à Guayaquil, a donc les relais nécessaires pour appliquer la nouvelle constitution et reprendre l’offensive dans le domaine économique et social. Le contexte économique et financier est en effet devenu beaucoup plus tendu que lors du premier mandat de Rafael Correa, la vulnérabilité face aux aléas extérieurs reste élevée. Le pays a ainsi dû faire face à la chute du prix du pétrole. Celui-ci, après les records historiques de juillet 2008 (autour de 120 dollars pour le brut amazonien) est tombé à moins de 30 dollars au tout début 2009 pour revenir autour de 70 dollars au milieu de l’année. Pour maintenir sa politique de redistribution et d’aide sociale le gouvernement du Président Correa a dû mettre en place une politique fiscale parfois impopulaire qui devrait néanmoins être renforcée pour devenir un élément de réponse à l’après-pétrole. Le gouvernement a également annoncé un moratoire sur le remboursement d’une partie de sa dette qui couplée à la baisse des recettes pétrolières a provoqué l’envolée du risque- pays de l’Equateur. Le pays est enfin confronté à la crise internationale et à la diminution constante des remises des émigrés. Les régions de forte émigration du centre et du sud de la Sierra en sont particulièrement affectées. La forte baisse des revenus tirés de l’émigration n’est peut-être pas étrangère à la moindre adhésion au président et aux bons résultats de Lucio Gutierrez dont une grande partie du discours s’est focalisée sur les thèmes économiques.

6 La situation géopolitique régionale ne s’est pas modifiée. Sur le front diplomatique, Rafael Correa, qui a fermé la base étatsunienne de Manta, maintien un discours hostile aux Etats-Unis et à la Colombie, surtout depuis l’annonce faite de l’installation de 7 bases nord-américaines chez son voisin septentrional. L’Equateur est à la fois un territoire de repli des membres issus de la guérilla colombienne et un espace de transit des narcotrafiquants qui explique que toute décision politique et militaire en Colombie puisse avoir une influence directe sur la stabilité du pays. Dans ce contexte, Rafael Correa maintient son alliance avec le vénézuélien Hugo Chavez dont il s’est inspiré pour asseoir son autorité. Comme lui, il a donné la priorité à la refonte des institutions et a puisé une légitimité à travers l’organisation de référendums et la remise en jeu de son mandat après l’approbation de la nouvelle constitution. Il s’en distingue cependant par le contenu politique.

Des élections présidentielles a-typiques

7 Après le référendum sur la constitution, Rafael Correa était largement favori de ces élections. La question que posaient les commentateurs était de savoir s’il allait être élu dès le premier tour ou devoir affronter un second tour comme en 2006. Conséquence de cette popularité manifeste, les grands partis traditionnels comme le Partido Social-Cristiano (PSC, droite conservatrice) ou Izquierda Democratica (ID, centre-gauche) n’ont pas présenté de candidats. Malgré la défection de ces partis, 8 candidats s’étaient engagés dans ce scrutin. Deux seulement avaient la capacité de mettre en ballottage le président sortant : Alvaro Noboa qui avait affronté Rafael Correa au second tour des élections de 2006 et qui en était à sa quatrième élection présidentielle, et Lucio Gutierrez, président de la République de 2002 à 2004. Les cinq autres candidatures étaient marginales. Cependant, leur présence témoigne d’une certaine vitalité démocratique et de l’émergence de nouvelles alliances, de nouveaux mouvements et au final de la mutation du paysage

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politique. Parmi ces candidats aux faibles moyens, Martha Roldos Bucarram, fille du premier président de la période démocratique, a marqué l’élection par un discours plus radical et alternatif. Arrivée en quatrième position avec près de 5 %, elle regroupait derrière son nom des syndicalistes, des mouvements écologistes, féministes, homosexuels et contestataires.

8 Le candidat de la droite populiste, le magnat de la banane Alvaro Noboa, pourtant finaliste à trois reprises de l’élection présidentielle (1998, 2002, 2006) subit une véritable déroute ne dépassant les 20 % des suffrages que dans la nouvelle province côtière de Santa-Elena et de justesse à Guayaquil. Jusque-là il était parvenu à drainer sur son nom un électorat populaire qui s’est détourné vers Rafael Correa et Lucio Gutierrez, ce dernier le concurrençant par son discours populiste.

9 En effet, la surprise des élections présidentielles est venue de la percée de Lucio Gutierrez, président de 2002 à 2004. Bien que destitué pour corruption, pour avoir cédé aux intérêts nord-américains et pour avoir renié ses engagements une fois élu, celui-ci a obtenu plus du quart des suffrages. Son parti Sociedad Patriotica (SP), fortement organisé autour de sa personne et animé par des membres de sa famille, notamment son frère, député national, est devenu la seconde force politique au congrès. Son discours témoigne d’une forme de populisme, à la fois nationaliste et indigéniste.

Un vote régionalisé en légère mutation

10 Ce résultat témoigne d’un vécu régionalement différent dans la rénovation politique. Rafael Correa dépasse la moitié des suffrages exprimés dans les provinces andines (Sierra) du nord et du sud, dans les provinces littorales (Costa) à l’exception notable du Guayas (figure 2).

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Figure 2 – Suffrages obtenus par Rafael Correa

11 Son score dépasse sa moyenne nationale dans la capitale Quito (58 %) et de manière spectaculaire à Cuenca, la troisième ville du pays (65 %). En revanche, il perd la majorité absolue voire relative là où Lucio Gutierrez réalise ses meilleurs scores. Ce dernier est en tête de l’élection dans les provinces amazoniennes (Oriente) et dans celles du centre de la Sierra (Bolivar, Chimborazo, Tungurahua) (figure 3 et 4).

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Figure 3 – Candidat arrivé en tête lors du scrutin présidentiel (avril 2009)

Figure 4 – Suffrages obtenus par Lucio Guterriez (SP)

12 Ces régions sont à la fois les plus indiennes et les plus rurales du pays. L’émergence d’un mouvement indigéniste structuré et autonome des autres partis dans la dernière décennie ainsi qu’un sentiment de marginalité de ces provinces andines et orientales par

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rapport aux métropoles nationales pourraient expliquer la moindre adhésion au président actuel. Une autre hypothèse tient à l’origine personnelle et professionnelle de Lucio Gutierrez. Celui-ci a passé son enfance et son adolescence à Tena la capitale de la province du Napo (Oriente). Militaire de carrière au grade de colonel, il est issu d’un corps, l’armée, relais permanent et central dans les provinces frontalières. Responsable de la Brigade Condor à Patuca (province Morona-Santiago, dans l’Oriente), il a participé à la dotation d’équipements et de services aux communautés rurales. Il a pu développer une connaissance particulière de ces régions, y tisser des liens privilégiés avec les communautés amérindiennes et les réactiver à l’occasion des élections. Cet exemple montre incidemment le rôle de l’armée, toujours fortement présente dans le paysage politique bien que de manière discrète.

13 La particularité de ces élections présidentielles du fait du contexte et du profil des candidats confirme la particularité d’un vote en Oriente observé lors des élections à l’Assemblée Constituante en avril 2007 (Sierra, 2008), particularité qui n’était pas aussi prononcée dans les scrutins antérieurs.

14 En revanche, la plus forte adhésion au populisme dans les provinces de la Costa se confirme bien qu’atténuée par la vague électorale qui a porté Rafael Correa. Comme à chaque scrutin, Alvaro Noboa y réalise ses meilleurs scores (figure 5).

Figure 5 – Suffrages obtenus par Alvaro Noboa (PRIAN)

15 Le président de la République reste donc confronté à deux formes de populisme et de clientélisme, clairement inscrits sur le territoire : la première liée à une tradition oligarchique alimenté par l’économie d’exportation ; la seconde, en relation avec un leader charismatique auréolé de son expérience militaire. Cette opposition populiste ne semble cependant pas représenter un obstacle majeur à l’action de Rafael Correa.

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Le nouveau découpage électoral

16 Ce scrutin a connu deux nouveautés électorales qui rendent plus complexes la simple comparaison géographique des résultats aux deux élections présidentielles de 2006 et de 2009. La première est la création de deux nouvelles provinces en 2007 : Santo-Domingo de los Tsashilas créée à partir du Pichincha et Santa-Elena issue du Guayas1. Les deux nouvelles provinces sont de petite taille et parmi les moins peuplées (autour de 270 000 habitants chacune). La première est maintenue dans l’ensemble de la Sierra bien que largement ouverte sur les bassins du littoral. La seconde est polarisée sur une conurbation incluant des stations balnéaires et la principale base navale équatorienne. Electoralement, ces deux provinces ont la particularité d’avoir fortement voté pour le président sortant (figure 2). Alvaro Noboa y garde des relais (figure 5). En revanche, Lucio Gutierrez n’y est pas électoralement implanté (figure 4). Le pouvoir en place a donc profité de la création de ces provinces qu’il a lui-même voulues. La création de la province de Santa-Elena permet également de réduire l’influence du PSC (qui domine le Guayas) et de limiter le discours autonomiste de ses dirigeants.

17 La deuxième nouveauté a été le vote des Equatoriens émigrés, droit nouvellement inscrit dans la constitution. Le décompte de ce vote a été organisé par grandes régions mondiales. Globalement, le vote des émigrés est favorable à Rafael Correa. En revanche, il existe de nettes nuances en fonction de la région de résidence. Les Equatoriens du reste de l’Amérique latine ainsi que ceux d’Europe ont donné à Alvaro Noboa ses meilleurs scores, ceux des Etats-Unis et du Canada votant moins pour le candidat populiste et offrant ses meilleurs scores à Martha Roldos Bucarram. Globalement donc, les Equatoriens d’Amérique du Nord semblent avoir un vote moins conservateur que la moyenne des expatriés.

Un vote urbain

18 Jusqu’ici, les métropoles s’étaient distinguées par un vote moins populiste et plus modéré que la moyenne. Les dernières élections ne semblent pas confirmer une particularité urbaine unilatérale. Globalement, la hiérarchie générale des villes dans le réseau équatorien ne semble pas avoir d’influence : les électeurs urbains suivent les tendances régionales. Ainsi, le canton de Quito vote à 58 % pour Correa et celui de Guayaquil seulement à 41 % reproduisant la distinction traditionnelle entre les deux métropoles. La taille de la ville, indépendamment de la région ne joue qu’à la marge : ce n’est pas parce qu’une ville est fortement peuplée qu’elle vote davantage pour Correa comme pourraient le laisser penser les exemples de Quito et de Cuenca ou inverses de Tena et Azogues. Deux villes de tailles similaires comme Ibarra et Esmeraldas adhèrent très différemment au président sortant.

19 Plus surprenante est la difficulté à saisir une spécificité du vote urbain à l’échelle des provinces (tableau 1).

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Tableau 1 – Résultats des élections présidentielles au niveau des cantons urbains

Différence du résultat de R. Canton urbain Rafael Lucio Alvaro Martha Correa dans le canton urbain (nombre de Correa Gutierrez Noboa Roldos (% avec celui obtenu dans la votants) (%) (%) (%) ) province

Guayaquil 41 28 20 6 - 3,5

Quito 58 20 10 6 =

Cuenca 63 20 6 4 =

Ambato (257) 40,52 40,51 8,5 5 + 5,5

Portoviejo (205) 51,5 34 9,5 2,5 - 1,5

Riobamba (178) 42 40 7,5 4 =

Machala (179) 62 14 14,5 6 - 3

Manta (164) 56 17 19 5 + 3

Loja (155) 58 21 12 5 - 3

Esmeraldas (139) 47,5 16,5 25,5 6 - 8,5

Ibarra (136) 64 15 12 4,5 - 3

Quevedo (135) 57 28 9,5 2,5 + 4

Duran (134) 50,5 22,5 17,5 5 + 6

Latacunga (127) 44 43,5 5,5 3,5 - 1,5

Babahoyo (106) 47 37 8,5 3,5 - 5

Azogues (68) 41 47 4 3 - 6

Guaranda (67) 42 46 4 4 + 4,5

Tulcan (67) 42,5 30 18 5,5 - 11,5

La Libertad (59) 65,5 18 7 4 =

Lago Agrio (55) 50 39 6 3,5 + 2,5

Fco Orellana (39)27 61,5 6 3 + 1

Tena (35) 19 74 3,5 2 - 2,5

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Source : Consejo Nacional Electoral, 2009

20 Cette absence de spécificité urbaine est particulièrement le fait du vote pour Rafael Correa et pour Lucio Gutierrez. En prenant les résultats de 21 cantons urbains parmi les plus peuplés du pays, 11 votent moins fortement pour Rafael Correa que dans le reste de leur province, 7 plus fortement et dans 4 cantons (Quito, Cuenca, Riobamba et La Libertad) les électeurs reproduisent à l’identique le comportement du reste de la province. On pourrait faire l’hypothèse que le vote plus favorable à Correa des cantons urbains est lié à une région spécifique et de même que les votes moins favorables appartiennent à un autre ensemble régional. Il n’en est rien (cf. encadré).

21 A la recherche d’une spécificité électorale urbaine…

22 L’analyse géo-électorale classique montre des spécificités territoriales dans le comportement électoral parmi lesquelles le vote urbain se singularise.

23 Dans le cas des élections de 2009 en Equateur, nous avons examiné les résultats au niveau des cantons urbains pour les comparer aux résultats nationaux et par provinces (voir figure 1 pour la localisation). Ainsi, au centre de la Sierra, à Ambato et Riobamba, Rafael Correa arrive en tête alors que dans leur province respective (Tungurahua et Chimborazo) Lucio Gutierrez est largement devant. A Guaranda, capitale du Bolivar, le vote est nettement moins défavorable au président que dans le reste de la province, très rurale. A ces exemples s’opposent en revanche ceux d’autres cantons urbains. A Latacunga et à Azogues Rafael Correa obtient moins de suffrages que dans le reste des provinces du Cotopaxi et du Cañar. L’écart à la moyenne le plus spectaculaire vient du nord de la Sierra : à Tulcan, Correa réalise 11 points de moins que dans le Carchi. Sur la Costa, on retrouve également toutes les configurations : à Manta, 6e ville du pays, il accroît l’avance qu’il obtient dans le Manabi. A Quevedo il obtient 5 points de plus que la moyenne de Los Rios. Mais à Esmeraldas, il réalise 8 points de moins que dans la province éponyme. Même constat dans l’Oriente : Lago Agrio émet un vote nettement plus favorable à Correa que dans le reste de Sucumbios et Puerto Orellana que dans le reste du Napo alors que dans les autres provinces orientales, les cantons urbains votent moins pour lui que dans le reste de la province. Tous ces cas montrent ainsi une spécificité du vote urbain mais la logique qui le sous-tend n’est pas identifiable à ce stade.

24 Une dernière hypothèse pourrait indiquer une spécificité du chef lieu de la province par rapport à d’autres villes de la même province. C’est effectivement le cas sur la Costa. Ainsi, dans le Manabi, les résultats de Portoviejo (capitale locale) en faveur du président sont nettement inférieurs à la moyenne provinciale alors que les résultats à Manta (ville portuaire), ville de taille équivalente, sont nettement supérieurs à cette moyenne. Le même phénomène existe dans le Guayas (faible adhésion dans la capitale, Guayaquil, et forte adhésion à Duran, grande ville voisine) et dans la province de Los Rios : les résultats pour Rafael Correa sont inférieurs à la moyenne dans la capitale, Babahoyo, supérieurs à Quevedo. Dans tous ces cas, le centre politique est donc défavorable au président quand d’autres pôles urbains lui sont favorables. Il faudrait analyser systématiquement tous les résultats pour savoir si cette tendance se reproduit sur l’ensemble du territoire équatorien.

25 La spécificité d’un vote urbain est plus sensible pour les autres candidats. Alvaro Noboa obtient toujours des résultats supérieurs à la moyenne provinciale dans les cantons urbains à l’exception de Portoviejo. A Esmeraldas ou à Tulcan, l’écart positif à la moyenne

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est même particulièrement fort. Le constat d’un vote urbain favorable est également valable pour Martha Roldos Bucarram qui systématiquement a des résultats supérieurs à la moyenne dans les cantons urbains et ce quelle que soit la province. Cette situation pourrait laisser supposer l’expression d’une radicalité et d’un vote protestataire plus fort voire d’une dualité accusée dans les cantons urbains.

Au-delà des élections présidentielles, des élections législatives et locales qui confirment la recomposition du paysage politique

26 Les élections législatives témoignent plus finement des mutations opérées en moins de trois ans. Contrairement aux élections présidentielles, où plusieurs grands partis n’avaient pas de candidats, les élections législatives et locales permettent de mieux mesurer les nouveaux rapports de force. Le constat issu des scrutins de 2006-2008 se confirme : les partis dominant la vie politique de 1978 à 2000 ont été marginalisés au niveau national ou ont dû intégrer des alliances nouvelles. De ces partis, seul le Parti Social-Chrétien (droite conservatrice) maintient une existence autonome avec seulement 13,6 % de suffrages au scrutin de liste national2. Fortement implanté à Guayaquil et dans la province du Guayas, il sauve quelques élus dans les provinces côtières (El Oro, Manabi). Les résultats de ce parti aux élections locales peuvent être sous-estimés dans la mesure où plusieurs élus sortant ont décidé de changer d’étiquette politique. C’est le cas de Jaime Nebot Saadi, maire de Guayaquil qui a quitté le PSC pour créer son propre mouvement. Si son orientation politique reste la même, ce comportement montre le discrédit dans lequel sont tombés les partis traditionnels. Jaime Nebot a été réélu au premier tour avec plus de 72 % des suffrages. A Quito, ancien bastion de la ID (centre-gauche) et de la DP (centre), c’est le candidat du président de la République qui a été élu, dès le premier tour avec 52 % des suffrages au détriment des candidats des partis traditionnels. La province capitale donne à la ID son unique député national. Enfin, le mouvement indigène Pachakuti, force nouvelle dans les années 1990 voit son audience se réduire avec 7 députés tous issus du centre de la Sierra et de l’Oriente.

Conclusion

27 Cette rapide analyse des élections équatorienne permet de dresser le tableau d’un Etat et d’une société en mouvement à toutes les échelles. Une étude approfondie reste à mener pour comprendre tous les ressorts du comportement électoral en particulier à l’échelon local, là où la figure du président pèse moins dans les choix de vote. Depuis, l’investiture du nouveau gouvernement l’attente est forte au niveau social et économique. Les revendications indigénistes restent très fortes comme le montre la contestation récente par les provinces amazoniennes du projet de découpage régional du pays. Les revendications sociales se conjuguent également avec les questions environnementales, en particulier en ce qui concerne la définition et la protection des terres ancestrales, là également dans les provinces amazoniennes. Malgré la poursuite de l’équipement du pays, la société équatorienne reste duale et les transformations des métropoles ne doit pas masquer le sous-équipement du reste du pays. C’est à ces défis que doit répondre un

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pouvoir qui bien que sans opposition institutionnelle reste face à une attente qui peut, comme nous l’avons vu, être canalisé par des leaders populistes.

BIBLIOGRAPHIE

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Hardy S., 2009. Enjeux et fractures de la Bolivie en 2009. EchoGéo, Sur le vif 2009, [En ligne], mis en ligne le 09 mars 2009. URL : http://echogeo.revues.org/index10965.html

Rebotier J. 2007. Au-delà de la ¡ Revolución ! EchoGéo, Numéro 3 | 2007, [En ligne], mis en ligne le 22 février 2008. URL : http://echogeo.revues.org/index1798.html

Sierra A., 2007 . Les dimensions géopolitiques du processus de rénovation politique en Equateur. EchoGéo, Numéro 3 | 2007, [En ligne], mis en ligne le 13 mars 2008. URL : http:// echogeo.revues.org/index2213.html

Théry H. et Nagy A ; 2007. La réelection de Lula, changement de base », EchoGéo, Numéro 3 | 2007, [En ligne], mis en ligne le 18 décembre 2007. URL : http://echogeo.revues.org/index2129.html

NOTES

1. L’Equateur est donc désormais découpé en 24 provinces : 6 sur la Costa (+1), 11 sur la Sierra (+1), 6 dans El Oriente à quoi il faut ajouter la province insulaire des Galapagos. 2. Le congrès comprend des députés élus sur des listes nationales et des députés élus par province.

RÉSUMÉS

En 2009, les élections générales en Equateur ont clôturé la première étape de rénovation politique initiée par le président Rafael Correa. Leur analyse montre l'existence de nouveaux équilibres politiques régionaux alors que le pays doit faire face à de nouveaux défis économiques et sociaux.

The general elections in Ecuador in 2009 closed the first stage of political renovation started by president Rafael Correa. Their analysis show the existence of new political balance between regions while the country have to take up new social and economical challenge.

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INDEX

Mots-clés : Election, géopolitique interne, Equateur Keywords : internal geopolitics, Ecuador

AUTEUR

ALEXIS SIERRA

Alexis Sierra ([email protected]) est maître de conférences en géographie à l'Université de - - IUFM, membre de l'UMR Prodig, spécialiste des questions urbaines et environnementales dans les pays andins.

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Les sirènes de Copenhague !

Martine Tabeaud

NOTE DE L’ÉDITEUR

La rédaction attire l’attention du lecteur sur le fait que cet article a été rédigé le 10 décembre 2009, c'est-à-dire avant la fin de la Conférence de Copenhague.

1 Copenhague est la quinzième réunion annuelle des représentants des pays qui ont ratifié la convention cadre des Nations unies sur le changement climatique (CCNUCC). De , Bonn, Poznan, Montréal etc. aux plus médiatiques Kyoto, Bali, ces sommets sont presque devenus de la routine. De plus, tous les deux mois en moyenne ont lieu des réunions d’experts sur le climat représentant les gouvernements. Pas à pas, ils définissent les modalités d’un accord post Kyoto. Que faut-il donc attendre de ce sommet international ? P. Radanne1, présent lors de l’élaboration du protocole de Kyoto en 1997, attend une refondation à Copenhague. « …, c’est la première négociation Nord-Sud depuis la décolonisation ». Au contraire, en octobre 2009, Y. de Boer2, secrétaire exécutif du CNUCC, a estimé que le sommet de Copenhague accouchera d’une souris. Alors, tout ou rien ? Comment fonctionne un tel sommet et peut-il aboutir à un accord réellement coercitif ?

Une grand’ messe oecuménique

2 En 1992, la CCNUCC adoptée à Rio de Janeiro a reconnu l’importance de la protection du climat. Depuis, le paradigme socio-politique communément admis a été que le réchauffement climatique imposait une lutte pour « sauver la planète ». Le protocole de Kyoto engage ses signataires jusqu’en 2012. La proximité de l’échéance oblige donc à penser l’après.

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Une peur planétaire des « dérèglements » de la température

3 En 2007, le quatrième rapport3 du GIEC (Groupe intergouvernemental d'experts sur l'évolution du climat), résumant les travaux de 2 500 scientifiques internationaux, a été synthétisé dans un « résumé pour décideurs ». Voici quelques constats4 : « le réchauffement climatique est sans équivoque » (p.3), « 11 des 12 dernières années (1995-2006) figurent parmi les plus chaudes depuis 1850 » (p.3), « la plus grande part de l’accroissement observé des températures est très probablement dû à l’accroissement observé des quantités de gaz à effet de serre (GES) anthropiques » (p.8)« le niveau de montée de la mer est cohérent avec le réchauffement (1, 8 mm/an et depuis 1993, 3,1 mm/an) » (p.3), « tout comme la couverture de neige et de glace » (p.3), « Les températures moyennes de l’hémisphère nord ont été pendant la deuxième moitié du 20 e siècle … probablement les plus élevées des 1300 dernières années au moins » (p.3) « Les émissions de gaz à effet de serre (GES) vont continuer à croître dans toutes les décennies » (p.10), « On s’attend à ce que le changement de la fréquence et de l’intensité des extrêmes météorologiques aient des effets le plus souvent négatifs sur les systèmes naturels et humains » (p.18), « le changement climatique conduira probablement à certains impacts irréversibles. .. Risque accru d’extinctions d’espèces si le réchauffement moyen mondial dépasse +1,5 à 2,5 °C (1980-99) » (p.22). Cette présentation prend appui sur un certain nombre de mesures : un réchauffement d’un peu

moins d’1°C depuis 1850, une hausse sur la même période du CO2 atmosphérique de

0,028 % à 0, 038 % des gaz de l’air. Cette augmentation du CO2 explique le réchauffement par effet de serre. Un basculement irréversible du climat planétaire vers l’inconnu aura lieu avec une hausse thermique au-delà de +2°C5 (soit pour Lyon la température moyenne annuelle de Montélimar, pour Paris celle d’).

4 Ces chiffres ont conduit à la politique internationale d’atténuation du réchauffement par la réduction des émissions de GES avec le protocole de Kyoto imposant aux pays riches (« de l’annexe 1 ») une réduction de 5 % en moyenne de leurs émissions par rapport à 1990 (année de référence) durant la période 2008 - 2012. Or, entre 1990 et 2007, d’après les 6 évaluations , les émissions mondiales d’équivalent CO2 ont augmenté de 35 %. Depuis

2006, la Chine, est devenue le plus gros émetteur mondial de CO2 devant les États-unis. Les plus fortes augmentations (au-delà de 100 %) sont observées au Moyen-Orient, en Extrême-Orient (à cause principalement de la Chine et de l’Inde). L’Amérique latine, l’Océanie et même l’Afrique sont au-dessus de 50 %. Toutefois dans tous ces pays les émissions annuelles par habitant (Chine 4,5t et Inde 1,5t) sont encore très faibles par rapport aux pays nord-américains et aux pays producteurs de pétrole : 20t/hab/an aux USA, 22t/hab/an au Canada, 24t/hab/an au Luxembourg mais aussi 40t/hab/an dans les É mirats. Au titre du protocole de Kyoto, les États de l'Union européenne7 se sont engagés à réduire leurs émissions de GES de 8 %. Selon les dernières données de l’Agence européenne pour l'environnement, l'UE-15 aura réduit de 3,6 % ses émissions entre 1990 et début 2010. Une réduction supplémentaire de 3 % sera réalisée grâce à l'achat de crédits issus de projets de réduction des émissions menés dans les pays tiers. Les engagements seront donc éventuellement remplis in extremis ! Le bilan du Protocole de Kyoto n’est donc pas satisfaisant en tout point.

5 Pour préparer l’après 2012, un groupe de dialogue a été constitué. Il reconnaît

l'importance de ne pas dépasser les 0,045 % d’équivalent CO2 dans l’air qui correspondent à un réchauffement de 2-2,4°C. Ce qui impose la réduction d'au moins 50 % des émissions mondiales d'ici 2050 et une fourchette de réduction de 25-40 % des émissions des pays

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développés d'ici 2020 (référence 1990). Tout comme le sommet du G8 de Heiligendamm de 2007, ce groupe a confirmé le rôle incontournable des Nations Unies et notamment de la convention climat. Pourtant, indépendamment du processus onusien, le Conseil européen de mars 2007 a validé une ambition de réduction d'ici 2020 de 30 % des émissions de GES par rapport à 1990. De leur côté, les ministres de l'environnement se sont réunis à Riksgränsen (Suède) pour se mettre d’accord sur une « feuille de route ». Les États-unis ont aussi organisé une réunion à Washington des plus gros émetteurs de GES. Quant à l'Indonésie, elle a pris l’habitude de réunir les ministres de l'environnement d'une trentaine de pays du sud pour préparer les sommets.

6 En admettant qu’il y ait consensus sur la nécessité de lutter contre le changement climatique par l’atténuation, cette réunionite en ordre dispersé souligne les enjeux géopolitiques du changement climatique.

De la Saint Nicolas à Noël : la surchauffe médiatique

7 A côté des acteurs attendus en matière environnementale, en particulier les grandes ONG, avant et pendant ce sommet, le battage sur le sujet a envahi tous les supports de communication. Il est devenu bien difficile d’échapper aux débats, pétitions etc.

8 Au premier rang, les grandes ONG Environnementales. WWF a lancé sur la toile8 un Appel intitulé ULTIMATUM CLIMATIQUE « … pour faire pression sur les négociateurs français à la conférence de Copenhague et faire entendre la voix des citoyens. Il faut atteindre le seuil des 500.000 signatures avant le début de la conférence le 7 décembre ».

9 La presse écrite n’est pas en reste. « Cinquante six journaux de quarante cinq pays ont pris l’initiative sans précédent de parler d’une seule voix en publiant un éditorial commun. Nous le faisons car l’humanité est confrontée à une urgence aiguë. Si le monde ne s’unit pas pour prendre des mesures décisives, le changement climatique ravagera notre planète, et avec elle, notre prospérité et notre sécurité… » (première page du Monde daté du 8 décembre).

10 La Télévision a consacré sa soirée du 8 sur plusieurs chaînes à l’événement. M. Drucker et Y. Arthus-Bertrand ont animé une grande soirée en direct sur France 2 intitulée Un soir pour la terre, « soirée…historique pour l'environnement ». L’occasion a permis de rediffuser le film de Y. Arthus-Bertrand qui « emmènera le téléspectateur à la découverte des premiers réfugiés climatiques du Bangladesh… » et le documentaire de N. Hulot. Des invités (J-L. Borloo, D. Cohn-Bendit, S. Royal,…) ont répondu aux questions des spectateurs.

11 Des radios comme France Culture ont fait de la semaine un temps fort… Toutes les émissions habituelles ont modifié leurs programmes pour faire de Copenhague « un sommet » (Les enjeux internationaux, Planète terre, Post Frontière, Place de la Toile, La marche des sciences, Le salon noir, Avec ou sans rendez-vous)…

12 Comme il ne s’agit pas d’être sous informé, plusieurs sites Internet proposent des films « en live » ; par exemple, sur http://www.dailymotion.com/video/xbd5u1_mdd-tv-le- mag-vert-n2-cap-sur-copen_news, « Touteleurope.fr et le ministère du Développement durable se mobilisent pour vous faire vivre, en vidéo, ce rendez-vous international exceptionnel. Avec "Le Mag vert, cap sur Copenhague", découvrez et comprenez les enjeux de ces négociations ».

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Un festival « in » agité par les bruits de couloir

13 Beaucoup de médias sont devenus des réalisateurs de l’événement et ne sont plus seulement réactifs à l’événement. L’effervescence autour du sommet utilise et génère des effets d’annonce. La comptabilité des chefs d’état a commencé ; 65 chefs d’état ont annoncé leur venue le 22 novembre, 85 le 27 ! Tout comme celle des pays représentés : 192 fait inévitablement penser à un livre des records ! A Rio ils n’étaient, que 160, à Bali 187, à Kyoto 188, etc. Comme si plus, c’était nécessairement mieux ! Les chefs de gouvernement manient les revirements de situation. La Maison Blanche avait annoncé la venue du président américain pour le 9 décembre, puis après quelques semaines, pour le 18 décembre ; les décisions étant prises les deux derniers jours. Pour Obama Copenhague n’était qu’une halte obligée avant la remise du prix Nobel de la paix le 10 décembre à Stockholm. Sous la pression de la communauté internationale, qui craignait qu’en son absence aucun accord politique sur l’avenir du protocole de Kyoto après 2012 ne voit le jour, il devra refaire un voyage transatlantique une semaine après Stockholm. Il ne faut pas louper la photo de famille, et arriver le plus tard possible surtout si la situation est bloquée pour se faire passer pour le sauveur ! Comme, il s’agit d’afficher sa bonne volonté, de faire bonne figure, peu importe ce qui est annoncé : une référence à 2005 au lieu de 1990, un engagement de faire mieux…Comment résister au réchauffement médiatique ?

14 Côté officiel, une longue série de rencontres a permis de préparer Copenhague et éventuellement de faire évoluer les positions des gouvernements. Un « pré-traité » les précise. Avant même le sommet trois journalistes australiens9 ont pris à partie leur gouvernement sur son contenu « intentionnellement » caché. Le parlement australien a par ailleurs rejeté en décembre le plan gouvernemental, en faveur d'une réduction des émissions de GES.10. Les pays en développement, regroupés au sein du G77, ont dénoncé dès octobre à Bangkok le « sabotage » des négociations par les pays développés aux propositions a minima. De même, à Barcelone, lors de la dernière rencontre intermédiaire en novembre, les pays africains ont quitté les négociations. Le ministre indien de l'Environnement J. Ramesh considère la proposition d'accord comme inacceptable par ses « éléments… inquiétants »pour l’Inde.

15 Les représentants des pays, puis les ministres de l’environnement et enfin les chefs de gouvernement ont deux petites semaines pour faire bouger les lignes…

Et un « off » influencé par le spectaculaire

16 15 000 participants au moins… dit-on. Le Parlement danois a d’ailleurs débloqué une enveloppe spéciale de 80 millions d'euros pour protéger les délégations et surtout canaliser les manifestations qui accompagnent le sommet.

17 Vers Copenhague ont convergé toutes sortes de militants alternatifs pour qui l'accord final « ne changera pas grand chose à l'évolution du climat car les négociations telles qu'elles ont lieu s'inscrivent dans un cadre où la responsabilité historique des pays du Nord n'est pas assumée, et où les prétendues mesures de lutte sont le plus souvent des moyens pour les entreprises (et souvent, les pires, genre, Monsanto) de verdir leur image tout en spéculant sur le dos du climat » (Alter société). La grande manifestation rassemblera 50 000 personnes dans les rues le12 décembre, « plus qu'à la manif de Seattle,

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en 1998, qui a fait capoter les négociations de l'OMC ». On y retrouvera des mouvements comme les grandes ONG Environnementales, quelques syndicats, mais aussi Urgence climatique, justice sociale, le mouvement végétarien, Never Trust a Cop, etc. Toutes sortes d’associations contre la mondialisation, qui appellent à créer un bloc autour du slogan "Change the System, not the climate". La nouveauté réside sans doute dans la volonté de privilégier les luttes sociales et de rejeter les fausses solutions au changement climatique recyclant le modèle de développement capitaliste.

18 Les participants au « off » vont faire le spectacle, ou plutôt les images hautes en couleur : slogans, cris, performances extraordinaires, casses peut être que les médias reprendront à loisir avant la photo attendue de mise en scène de la fin du « in ».

Le CO2, c’est le diable

19 La focalisation sur le CO2 atmosphérique s’explique sans doute par la simplicité apparente

du calcul des émissions. Puisque le CO2 atmosphérique serait le résidu de la combustion du carbone des énergies fossiles, il suffit de comptabiliser leur consommation en appliquant des barèmes généraux. Alors qu’il est impossible aujourd’hui de quantifier la transformation de l’azote contenu dans l’air, sans parler de la vapeur d’eau pourtant 100

fois plus abondante dans l’air que le CO2. Se focaliser sur le CO2 est pourtant problématique à bien des égards.

Les limites des modèles CO2

20 Les quinze principaux modèles globaux du changement climatique tournent en utilisant des projections (en 2050 et 2100) des variables démographiques (serons nous 8,5 milliards ou 15 milliards en 2050 ?) et économiques (croissance du PIB + consommation d’énergies fossiles + modes de transport + emplois + déforestation + part agriculture irriguée + élevage, etc.). Il n’y a pas de variable innovation alors que depuis deux siècles c’est la dimension déterminante des systèmes industriels. Les scénarios démo-économiques les

« plus réalistes » sont retenus car ils sont indispensables pour chiffrer la teneur en CO2 de l’atmosphère. Une fois les teneurs définies, les modèles « climatiques » peuvent travailler. Les derniers en date prennent en compte de plus en plus de paramètres (physique de l’atmosphère, glace de mer, aérosols, forêts, etc. °.). Mais les sorties des modèles ne sont que des possibles car le système atmosphérique n'est pas entièrement prévisible (cf. la météo se trompe), les données de chaque élément géométrique issu du découpage de la planète, quand on en dispose, sont inévitablement simplifiées et le temps de calcul est contraint par des limites financières. On obtient ainsi des « cartes de températures » et de « pluviométries » faussement régionalisées. Impossible de retrouver les Andes, les Alpes etc. sur ces cartes. Ces images virtuelles ne représentent pas le « où » si elles prétendent représenter le « quand ». Le changement climatique est posé sur un géoïde parfait inhabité. Mais comme le principe 1 de la convention de Rio stipule que : « Les êtres humains sont au centre des préoccupations relatives au développement durable »… les conséquences directes et surtout indirectes des modèles (montée du niveau de la mer, inondations ou assèchement des fleuves etc.) permettent d’abattre en permanence des « preuves », qui n’en sont pas stricto sensu.

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21 Le surdéterminisme climatique fait feu de tout bois. Le monde serait en 2049 et 2099 dicté par la température ? Ce fatalisme naturel a pour postulat que tout le réel est, à terme, algorithmisable. Si c’est le cas en physique ce n’est pas le cas en sciences sociales. L'histoire, processus culturel, délivre les sociétés du déterminisme naturel, car la volonté humaine est libre (indépendante). Le libre arbitre permet de faire des choix, l’avenir n’est donc pas prédéterminé. Rappelons que c’est dès l'âge du fer (3e millénaire avant J.C. au Moyen Orient et 1500 ans plus tard en Occident) que les sociétés ont tenté de s’adapter aux crises climatiques en évitant la fuite (migrations) par des innovations techniques et par des modifications des systèmes sociaux. En Égypte, en 3100 av. J.C. « la tête de massue du scorpion » montre un roi ouvrant un canal artificiel d'irrigation, preuve d’un savoir et d’un savoir faire s’affranchissant en partie du climat (pas d’eau avant la crue, trop d’eau pendant la crue). Enfin, avec la Révolution des transports nous nous sommes libérés des effets calamiteux des mauvaises récoltes. Une mauvaise année agricole ne crée plus famine ou disette générale, ce qui ne signifie pas qu’il n’y a plus de gens qui ont faim. Comment alors comprendre qu’une montée du niveau marin d’1 mètre répartie sur 50 ans, impose la migration de 100 millions de personnes ?

22 Quant aux emblématiques « pays » victimes du changement climatique : Tuvalu, Bangladesh, … parfois Darfour, etc., ils font l’objet d’analyses simplificatrices qui surfent sur la méconnaissance de l’histoire et de la géographie. Annoncer qu’un hausse de +1°C et qu’une baisse des précipitations est la cause des problèmes du Darfour11, c’est nier que le conflit a débuté en 1983, qu’il est largementpolitique, que les affrontements se sont répandus depuis les pays voisins (guerres du Tchad 1960-1990), que le pouvoir central est corrompu et non reconnu par tous les peuples du Soudan, que les sécheresses dans ces régions sont récurrentes, que l’explosion démographique est une réalité (la population a doublé en 20 ans), que les terres sont aussi convoitées pour leurs ressources pétrolières (les Chinois)… Le cas du Bangladesh renvoie à la maîtrise de l’eau avec l’exemple de la Hollande, mais aussi de Venise, du front de mer de Monaco, de l’aéroport de , de la centrale nucléaire de Gravelines, tous aménagements construits sous le niveau de la mer… et certains d’entre eux depuis longtemps avec des techniques accessibles aux pays pauvres. Ces sites peuvent même attirer en nombre des touristes chaque année (Amsterdam 11 millions, Venise 25 millions, etc.). Les erreurs d’aménagement de la décennie 1980 au Bangladesh s’expliquent par la médiocre analyse des conditions d’un delta aux îlots mobiles à chaque crue, par la transposition d’une idée stérilisante, celle d’inondations néfastes que l’exemple du Nil avaient cependant peu de temps auparavant souligné, par le mépris des savoirs d’adaptation des populations locales et des institutions qui pourtant ont permis de fortes densités dans tous les deltas de l’Asie des moussons…

Une comptabilité ardue des émissions

23 La clarté en matière de comptabilité des émissions de CO2 est un passage obligé de toute politique d’atténuation du réchauffement. Mais, un très grand nombre de pays ne produisent pas de données statistiques fiables, soit parce qu’ils ne sont pas conscients de leur intérêt soit parce que conscients de leurs implications ils les manipulent. L’organisme international chargé de centraliser les données d’émissions doit donc obtenir la confiance de tous, en mettant en oeuvre une boîte à outils (normes, méthodes) indiscutables.

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24 Plusieurs exemples peuvent éclairer la complexité de ces évaluations. Le bilan CO2 de l’électricité est difficile à établir car il combine les différents moyens de production

(nucléaire, hydraulique, éolienne, thermique) qui engendrent des émissions de CO2 très variables mais aussi son usage (chauffage, éclairage,…). De plus, les évolutions techniques dans une même filière tendent largement à diminuer les émissions. Ensuite, comment comptabiliser une activité qui est à la fois source et puits de carbone ? C’est le cas des

activités agricoles puisque les plantes dans leur croissance captent le CO2 atmosphérique pour le transformer par le biais de la photosynthèse en carbone organique. Produire du maïs comme reboiser c’est participer à la captation du carbone atmosphérique. Taxer l’agriculture dans son ensemble comme d’autres activités est donc problématique. Les éleveurs qui se sont achetés des pages de journaux ces derniers jours pour répondre à Paul Mac Cartney exhortant les humains à devenir végétariens, considèrent que les prairies fixent en grande partie le carbone émis par leurs bovins. Autre problème

récurrent : est-ce qu’une tonne de CO2 émise au par l’élevage équivaut réellement à 1

t produite par un 4X4 à Paris ? Enfin, à quel pays attribuer des émissions de CO2 produites par une firme multinationale12 (ou ses filiales) qui a un pied en Amérique, un autre en Europe, le troisième en Asie et le quatrième en Australie pour optimiser production, marchés et gestion entreprenariale ?

25 A l’équité des évaluations d’émissions doit correspondre la transparence sur les investissements compensatoires. Sont-ils vraiment effectués ? Dans les pays les plus pauvres ? Et sont-ils vraiment propres ? La Chine est de loin le pays qui a profité le plus largement des mécanismes de compensation des émissions de carbone. 2200 projets « propres » (éolien, solaire) au moins ont été financés par des entreprises des pays riches

qui ont payé pour chaque tonne de CO2 « évitée ». A Copenhague, les représentants français poussés par de puissants groupes industriels (Areva, EDF) tentent de convaincre les gouvernements d’intégrer le nucléaire dans les techniques propres, ce qui permettrait à chaque vente d’une centrale nucléaire à un pays en développement d’obtenir des crédits carbone. La focalisation environnementale sur les GES a un effet pervers puisqu’il redonne une virginité à une technique qui du point de vue du développement durable est problématique du fait de la production de déchets à vie longue, sans parler du risque d’accident et donc de contamination et d’irradiation qu’elle fait courir aux populations. Le réseau Sortir du nucléaire a d’ailleurs distribué un dépliant sous le titre « Don’t nuke the climate ».

Une instance supranationale de type OM CO2 ?

26 En Europe, et en France en particulier, le pouvoir politique a décidé de tout faire pour

réduire la production du C02 et donc de réduire la consommation de carbone, d’où la taxe carbone. C’est un choix qui n’a pas fait l’objet d’un large débat public organisé démocratiquement et pourtant…

27 La politique d’atténuation coûte . L’OCDE donne quelques fourchettes en pourcentage de PIB ; en Europe et en Amérique du nord, de -1 à -3 %, au Moyen Orient de -2 à -4, en Afrique de -2 à -8, en Asie du sud est de -2 à -8, en Chine de 0 à -5, en Amérique latine de 0 à -4… A ces chiffres, il faut ajouter l’adaptation au réchauffement lui-même soit 40 à 300 milliards de dollars américains selon l’institut Grantham (y compris coûts des inondations etc.) ou l’IEDD (Institut du développement durable). Ce prix total à payer pour atténuer et

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s’adapter au réchauffement serait de 240 milliards de dollars par an (chiffre des Nations Unies) d’ici 2030 en attendant une autre farandole de chiffres !

28 Qui va payer cette facture ? Le protocole de Kyoto a répondu : seulement les pays riches. Mais ces derniers tentent d’élargir les contributaires aux pays émergents (la Chine, l’Inde, le Brésil) et aux pays producteurs de pétrole. Les pays pétroliers se faisaient très discrets jusqu’à Copenhague et pourtant ce sont par habitant les plus gros émetteurs de GES (deux à trois fois plus que les nord-américains). Avec pour porte parole l’Arabie saoudite, ils ont compris que leur rente pétrolière de plusieurs milliards de dollars risquait de fondre avec le réchauffement. Ils viennent de s’emparer du « climategate »13 pour ralentir le cours des négociations. L’annonce de la pseudo faillite de Dubaï vient à point nommé. Pour se défendre, ils avancent que les plus gros pollueurs sont les utilisateurs de charbon alors qu’eux ne font que vendre leur pétrole ou leur gaz… L’Inde fait de sa participation une monnaie d’échange à des transferts de technologie comme la captation du carbone dans les centrales thermiques à charbon, etc. C’est aussi le cas pour la Chine qui en matière d’éolien ou de solaire sera vite un leader sur le marché mondial. Les limites de Kyoto imposent désormais de se concentrer sur une aide aux vrais pays pauvres et sur des transferts de technologie ne créant pas une nouvelle dépendance économique. C’est pourquoi l’UE a annoncé en novembre un versement de 5 à 15 milliards d’euros par an après 2012 puis un versement annuel immédiat (dès 2010) de 6 milliards d’euros jusqu’en 2020…

29 Mais pour rendre opérationnels les engagements, une instance internationale de contrôle devra être mise en place. Les questions de leur respect14 et des sanctions à appliquer en cas de non conformité sont centrales après l’échec de Kyoto sur ce point. Se mettra-t-on d’accord sur la création d'un « comité d'observance », une chambre aux pouvoirs plus étendus que celle proposée à Montréal qui irait jusqu’à sanctionner ? En 2005, l’accord n’avait été obtenu que sur la création d’une chambre de facilitation (qui conseille techniquement) et d’une chambre d’exécution (qui accompagne les États en manquement). Cette création d’un « gendarme » constituerait une innovation juridique et politique dans le domaine des accords internationaux de l'environnement puisqu’elle porterait sur des sujets aussi sensibles que la définition de la souveraineté nationale ou le mode de développement économique. Déjà en octobre, C. Monckton, au nom des parlementaires conservateurs anglais, s’insurgeait contre le « pré-traité » instaurant un gouvernement mondial, sous les auspices des Nations Unies, qui aurait le pouvoir d'intervenir directement dans les affaires financières, économiques, environnementales, des pays signataires du traité de Copenhague. Interventionnisme qui lui semble impossible à admettre. Simultanément le BASIC (Brésil, Afrique du sud, Soudan, Inde, Chine) soulignait que « le développement économique et l’éradication de la pauvreté est la priorité des PVD »… et qu’un « cadre institutionnel sur l’adaptationavec engagements financiers » est nécessaire pour aider les plus vulnérables (petits états insulaires, peuples premiers etc.).

30 Le changement climatique est un débat citoyen. Faut-il privilégier les dépenses pour lutter contre le réchauffement climatique ou lui préférer la scolarisation et la vaccination de tous les enfants des PVD évaluées par l’Unicef à 100 millions d’euros - d’autant, que le potentiel d’adaptation croît avec le niveau d’éducation. Faut-il payer aujourd’hui le prix de catastrophes futures et encore virtuelles plutôt que de financer la réduction des écarts indécents de niveau de vie entre contemporains… Pourquoi les réfugiés économiques actuels sont-ils indésirables alors que l’on s’alarme de futurs réfugiés climatiques ? Ce

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report temporel vers un futur prophétisé comme catastrophique fait problème. Le débat sur les actions à entreprendre face aux risques devrait être partagé avec l’ensemble de la société d’un territoire en considérant que tous les citoyens sont concernés à la fois comme victimes potentielles et comme acteurs de leur avenir.

31 La recherche scientifique sur le réchauffement actuel et futur est en cours. Les projections issues de modèles à 2049 ou 2099 sont bien évidemment virtuelles. Ce sont des possibles et pourtant il semble bien qu’ils soient présentés et perçus comme réels puisqu’ils dictent les décisions sur l’avenir.Le changement climatique n’est donc pas seulement un sujet de recherche, un débat entre scientifiques, experts de la physique, de la modélisation ou de l’économie. Ses enjeux sont politiques –au sens traditionnel de gestion de la cité- et concernent tous les citoyens. En conséquence, la réflexion ne peut être décontextualisée, a-territorialisée. Au « saucissonnage » de l’environnement qui a consisté à extraire le climat du reste des éléments naturels, économiques, sociaux, culturels en créant le GIEC, ne répond pas la démultiplication des GIEC des sols, de l’eau, de la santé… mais bel et bien un retour au territoire approprié par les sociétés humaines, et donc à la géographie et à l’histoire. Alors à la différence du slogan de l’ADEME « Faisons vite, cela chauffe » ne devrions nous pas proposer « prenons le temps de réfléchir, y’a pas le feu au lac », comme on dit à Genève.

BIBLIOGRAPHIE

Sur le sujet du changement climatique, l’auteur a déjà publié de nombreux articles dont :

Tabeaud M., 2007. O Aquecimento contemparoneo entre certeza, controversia e duviol. Ciênca et ambiante, Filosofias de Natureza, n° 34, Brésil, spécial changement climatique, p. 99-111.

Tabeaud M., 2007, Le réchauffement du climat par le petit bout de la lorgnette. Planète humanitaire, n° 16, p. 16-17

Tabeaud M., 2007. Protocole de Kyoto : les résultats se font attendre. Images économiques du monde 2008, Environnement et développement durable, p. 165-167.

Tabeaud M., 2008. Concordance des temps, de Le Verrier à Al Gore. Espaces temps, revue suisse en ligne sur http://espacestemps.net/document4343.html, rubrique : Dans l’air.

Tabeaud M., 2008. Le réchauffement planétaire : un changement radical et catastrophique ? p. 35-46 in M. Tabeaud éditeur, Le changement en environnement, Publications de la Sorbonne, 129 p.

Tabeaud M., 2008. Kyoto et réchauffement, conventions à échelle globale" in P. Arnould et Y. Veyret , Atlas des développements durables, Autrement (collection Atlas/Mondes), p. 52-55.

Tabeaud M., Browaeyes X., 2008. Montrer le froid pour souffler le chaud…Les images de paysages dans « Une vérité qui dérange ». Espaces temps, revue suisse en ligne sur http://espacestemps.net/ document5583.html, rubrique Dans l’air

Tabeaud M., Browaeyes X., 2009. En vérité, je vous le dis…. Le cinéma d’Al Gore. Ethnologie française, n° 4, p. 697-708.

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Tabeaud M., 2009. Entre atténuation et adaptation : vers un micro-management territorial. Questions internationales, n° 38, LaDocumentation française, p. 8.

Tabeaud M., 2009. Les territoires face auchangement climatique. Responsabilité et Environnement. Annales des Mines, revue trimestrielle, p. 34-40.

NOTES

1. Pierre Radanne est un expert reconnu en matière de ressources énergétiques. Il a présidé l’ADEME de 1998 à 2003. Il a conduit au sein de la Mission Interministérielle de l’Effet de Serre une étude de prospective qui a abouti à la définition des scénarios français connus sous le nom de « Facteur 4 ». En 2004, il a fondé une entreprise « Futur Facteur 4 » qui se consacre aux questions de politiques énergétiques. 2. Il est donc le responsable pour le réchauffement climatique de l'ONU. 3. Après ceux de 1990, 1995 et 2001. 4. http://www.ecologie.gouv.fr/IMG/pdf/SYR-_FINALfr.pdf 5. Ce qu’aucun principe physique ne justifie clairement. 6. 1t eq CO2 correspond à 14 000 km parcourus en voiture, 250 kg de viande de bœuf, 1 an de chauffage au gaz d’une maison, etc. 7. UE à 15 au moment de son adoption. 8. www.copenhague-2009.com 9. J. Albrechtsen, A. Bolt et A. Jones 10. C’est un retour en arrière puisque Kevin Rudd chef du gouvernement travailliste avait ratifié le protocole de Kyoto en décembre 2007 le jour de sa prise de pouvoir qui mettait fin à 11 ans de gouvernement conservateur ! L'opposition conservatrice qui n’est pas majoritaire a donc trouvé du soutien à gauche. 11. Achim Steiner directeur exécutif du Programme pour l’Environnement de l’ONU (UNEP) affirme que le monde est confronté à la première guerre causée par le changement climatique ( http://www.unep.org/sudan/) et établit un lien direct entre le changement climatique et le conflit au Darfour 12. Rappelons d’une part, que certaines d’entre elles ont des chiffres d’affaires plus élevés que le PIB de nombreux pays (chiffre d’affaires d’Exxon = PIB de la Belgique = un peu moins de 300 milliards de dollars) et d’autre part que les grandes industries représentent près de la moitié des émissions de GES au sein de l'UE. 13. Le climategate : affaire de piratage d’ordinateurs de climatologues du GIEC dont les courriels mentionneraient des manipulations de données. 14. Compenser les émissions d’une émission de télévision par des reboisements à l’autre bout du monde par exemple.

RÉSUMÉS

La Convention Cadre des Nations Unies sur le Changement Climatique (CCNUCC) instance de politique internationale créée à Rio de Janeiro en 1992 a défini les moyens de lutte contre le changement climatique. Le choix s'est porté sur la réduction du réchauffement futur par la baisse

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des émissions de gaz à effet de serre, d'où le Protocole de Kyoto. Fin 2009, la réunion de Copenhague chargée de penser l'après Kyoto, l'après 2012 a donc polarisé à tort les plus grandes espérances quant à la refondation d'une gouvernance mondiale.

INDEX

Mots-clés : atténuation du réchauffement, changement climatique, conférence internationale, émission de Gaz à effet de serre, ONU

AUTEUR

MARTINE TABEAUD

Martine Tabeaud est climatologue, professeur de géographieà l’Université Paris Panthéon Sorbonne et membre de l’UMR CNRS [email protected]

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