Études canadiennes / Canadian Studies Revue interdisciplinaire des études canadiennes en France

74 | 2013 Mémoire(s) : construction, interprétation, enjeux Canadian Memory/Memories

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/eccs/194 DOI : 10.4000/eccs.194 ISSN : 2429-4667

Éditeur Association française des études canadiennes (AFEC)

Édition imprimée Date de publication : 10 juillet 2013 ISSN : 0153-1700

Référence électronique Études canadiennes / Canadian Studies, 74 | 2013, « Mémoire(s) : construction, interprétation, enjeux » [En ligne], mis en ligne le 10 juillet 2014, consulté le 05 octobre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/eccs/194 ; DOI : https://doi.org/10.4000/eccs.194

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AFEC 1

Ce volume n°74 publie une série d’articles présentés au colloque de l’Association Française d’Etudes Canadiennes qui s’est tenu à l’université Rennes II en juin 2013 sur le thème « Mémoire(s) : construction, interprétation, enjeux ». Les organisateurs du colloque Marc Bergère, Hélène Harter, Catherine Hinault, Eric Pierre et Jean-François Tanguy rappellent en introduction la problématique qui avait réuni de nombreux chercheurs européens et canadiens. Pour ce volume, le comité scientifique a sélectionné sept articles apportant un éclairage récent sur le sujet de la mémoire, sous l’angle de la littérature anglophone et francophone du Canada.

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SOMMAIRE

Avant-propos Françoise Le Jeune

Articles

Introduction « Mémoire(s) : construction, interprétation, enjeux » Hélène Harter

Représentations de la mémoire comme don et partage dans l’imaginaire de la distance chez Gabrielle Roy et Mona Latif Ghattas Maria-Bernadette Porto

Cheminements de la mémoire de Québec dans Les Fossoyeurs d’André Lamontagne Marion Kühn

Enjeux et perspectives de la représentation d’une mémoire caribéenne dans le roman caribéen-canadien anglophone des années 2000 Rodolphe Solbiac

Les enjeux de la mémoire du pays natal chez Nancy Huston Vanessa Massoni da Rocha

(Re)Constructing Memory with “Imagination’s Invisible Ink” in Carol Shields’ The Stone Diaries Armelle Parey

Robert Kroetsch and Archival Culture in the Canadian Long Poem Fiona McMahon

Les après-guerres en littérature québécoise et le bouleversement des consciences De Jean-Jules Richard à Rawi Hage Lucie Lequin

Varia

Functions and Mechanisms of Code-Switching in Bulgarian Canadians Diana Yankova et Irena Vassileva

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Avant-propos

Françoise Le Jeune

1 Ce volume n° 74 publie une série d’articles présentés au colloque de l’Association Française d’Etudes Canadiennes qui s’est tenu à l’université Rennes II en juin 2013 sur le thème « Mémoire(s) : construction, interprétation, enjeux ». Les organisateurs du colloque Marc Bergère, Hélène Harter, Catherine Hinault, Eric Pierre et Jean-François Tanguy rappellent en introduction la problématique qui avait réuni de nombreux chercheurs européens et canadiens. Pour ce volume, le comité scientifique a sélectionné sept articles apportant un éclairage récent sur le sujet de la mémoire, sous l’angle de la littérature anglophone et francophone du Canada.

2 Nous avons également choisi d’inclure dans ce numéro sous la rubrique « Varia », un article présentant le bilan d’une recherche en linguistique, de deux collègues bulgares qui travaillent sur le bilinguisme chez les immigrants bulgares au Canada. Le lien avec la mémoire semblait évident dans ce travail tant le concept de « code switching » utilisé ici, s’apparente à une mémoire de la langue seconde dans l’usage de la langue première et vice-versa.

3 Dans le corps du volume, plusieurs articles nous rappellent que le thème de la mémoire, de ses réécritures et de ses enjeux traversent l’histoire récente du Québec comme l’analysent ici Marion Kühn, Vanessa Massoni da Rocha, Maria-Bernadette Porto et Lucie Lequin à travers plusieurs romans et nouvelles d’auteurs québécois (André Lamontagne, Jean-Jules Richard, Mona Latif Ghattas) tandis que l’écrivaine canadienne francophone Nancy Huston cherche à retracer le chemin de son pays perdu au Canada. Mais de quelle mémoire s’agit-il ? D’une mémoire collective ou de la mémoire très personnelle de certains narrateurs revisitant et réécrivant ici leur passé proche ? Quant aux autres ils hésitent à se remémorer la violence d’une guerre ?

4 En littérature canadienne anglophone, selon les articles d’Armelle Parey et de Fiona McMahon, il apparaît que la mémoire peut-être textuelle dans les œuvres de Robert Kroetsch ou Carol Shields. Quant à Rodolphe Solbiac, il se penche sur l’exploration mémorielle à partir de textes qui contribuent à l’élaboration d’une conscience historique qui façonne les sociétés caribéennes installées au Canada dans les années 2000.

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5 Le numéro 74 de la revue paraît avec un peu de retard et nous nous en excusons auprès de nos lecteurs. Il est livré avec le numéro 75 qui inaugure un cycle de numéros thématiques.

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Articles

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Introduction « Mémoire(s) : construction, interprétation, enjeux »

Hélène Harter

1 Les textes réunis dans ce volume 74 de la revue Etudes canadiennes – Canadian Studies sont issus du 41e colloque de l’AFEC que le Centre d’études canadiennes de l’université Rennes 2 a organisé à Rennes du 12 au 15 juin 2013 en partenariat avec le Centre d’études canadiennes de l’université d’Angers (CERPECA). Selon une tradition bien établie, il revient chaque année à un des centres d’études canadiennes qui composent le réseau français des Canadianistes de prendre en charge l’organisation scientifique et matérielle du colloque de l’AFEC. Cette année nous avons décidé d’innover en mettant en commun les forces de deux centres d’études canadiennes. Il était dès lors naturel d’associer à l’organisation de notre rendez-vous scientifique annuel le Centre de recherches historiques de l’Ouest (CERHIO), l’UMR du CNRS qui accueille plusieurs chercheurs des CECs de Rennes et d’Angers. La pluridisciplinarité de notre projet nous a permis de pouvoir aussi compter sur le soutien d’autres laboratoires rennais, tels ERIMIT, ACEC et PREFICS qui sont parties prenantes des activités du CEC de Rennes, mais également sur celui du conseil scientifique de l’université Rennes 2 comme en témoigne l’association de notre colloque à la journée internationale de la recherche de l’université consacrée au thème des « Mémoires(s) : construction, interprétation, enjeux ». Dans un souci d’internationalisation, nous avons également fait le choix d’associer à notre projet l’Institut d’études canadiennes de l’université d’Ottawa.

2 Phénomène social et culturel, la question de la mémoire a acquis une place centrale dans nos sociétés contemporaines depuis les années 1970. Elle s’est aussi imposée comme un objet d’étude de toute première importance. A la suite des travaux de Pierre Nora sur les « lieux de mémoire », de nombreuses recherches ont été entreprises sur les points d’ancrage matériels et immatériels des représentations collectives et à travers eux, sur les usages politiques du passé. Les travaux de Maurice Halbwachs sur les conditions sociales de production des souvenirs à l’échelle des individus et des groupes intermédiaires ont par ailleurs conduit les chercheurs a travaillé sur les acteurs sociaux de la mémoire. La montée des revendications mémorielles et la construction de la notion de « devoir de mémoire » à l’égard des victimes de discrimination ou d’oppression ont par ailleurs incité à une réflexion sur les moyens dont se dote une

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communauté pour gérer et dépasser les conflits nés du passé. On pense notamment aux travaux du philosophe Paul Ricoeur sur le pardon et l’oubli. Les recherches sur la mémoire empruntent aujourd’hui à l’histoire, à la civilisation, à la philosophie, à la littérature, à la sociologie, au droit ou encore à la science politique. Elles ne sont pas exclusives d’une discipline mais sont résolument pluridisciplinaires comme l’ont démontré de nombreuses communications présentées à Rennes.

3 A la fois objet et acteur de la réflexion, le Canada, constitue un prisme de premier choix pour le chercheur qui s’intéresse à la thématique de la mémoire. Les relations entre les provinces – en particulier le Québec – et le fédéral, les changements démographiques liés à l’immigration, les revendications des Premières Nations et des Métis, autant de sujets qui nourrissent les questionnements identitaires et avec eux les débats sur la mémoire ou plus exactement sur les mémoires dans une logique de concurrence des passés. Dès lors, il est intéressant de s’interroger sur la place des enjeux de mémoire dans le Canada contemporain. Quels événements du passé canadien ont fait mémoire et/ou commémoration ? Comment la mémoire du passé s’inscrit-elle dans les territoires ? Comment la mémoire est-elle convoquée au service de l’affirmation identitaire d’un groupe ou d’une communauté ? en s’appuyant sur quels vecteurs mémoriels ? Plus largement, quels usages sociaux et politiques du passé et de la mémoire fait-on au Canada ?

4 Le grand nombre de communications présentées lors du colloque et leur qualité ont conduit le comité d’organisation à mener deux projets de publication complémentaires, ce numéro 74 de la revue et un ouvrage collectif qui sera publié dans les prochains mois. Il s’intéressera plus spécifiquement aux questions liées aux lieux de mémoire, aux migrations et aux communautés ainsi qu’à la construction et à la transmission de la mémoire. Quant à ce numéro 74 de la revue il interroge les liens entre écritures littéraires et mémoire en mettant la littérature au cœur des réflexions. Il nous conduit du passé colonial à la modernité du Canada contemporain, de la littérature québécoise au roman caribéen-canadien anglophone, guidé par les œuvres de Nancy Huston, Carol Shields ou encore Robert Kroetsch. A l’heure où Alice Munro se voit décerner le prix Nobel de littérature et où Dany Laferrière est élu à l’Académie française, il rappelle, si besoin est, la diversité et la richesse de la littérature canadienne mais également des recherches qui lui sont consacrées par les Canadianistes.

AUTEUR

HÉLÈNE HARTER Université de Rennes II Présidente de l’AFEC

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Représentations de la mémoire comme don et partage dans l’imaginaire de la distance chez Gabrielle Roy et Mona Latif Ghattas

Maria-Bernadette Porto

On annexe au lieu de sa naissance les territoires qu’on a envahis au cours de son histoire : on s’installe là dans le temps de sa vie, on y cultive des terres qui ne nous appartiennent pas, qu’on s’approprie comme une dimension de sa maison natale. (OUELLET 2002 : 15)

1 De nos jours, collectionneur de mémoires accumulées le long de son existence et braconneur de lieux d’autrui dont il s’empare pour y imprimer les empreintes de sa subjectivité (HAREL 2006), l’être humain se définit souvent dans une situation d’entre- deux. En transit permanent – même quand apparemment il ne bouge pas –, il se place à cheval entre deux mondes, à la frontière entre l’espace originel et celui qui l’appelle vers l’inconnu, entre le familier et l’étranger, entre le proche et le lointain, dans une dynamique enrichissante (SIBONY 1991) qui le pousse à s’inventer sans cesse. Pour mieux se sentir exister (ex-ister), il doit sortir de l’exiguïté de ses premiers repères, se méfier de la prétendue stabilité d’un lieu pour y reconnaître les multiples possibilités du devenir. Comme le rappelle Pierre Ouellet (2002,14), l’image de la maison unique et singulière doit être remise en question : « Sa propre maison est mille et une. Fragmentée, dispersée dans autant de rues, autant de quartiers, de villes ou de pays (…). » Il signale également : « La maison d’un homme est toujours trop juste, bien que l’homme soit si petit. L’humain dans l’homme, je veux dire, insignifiant. Une petitesse, une mesquinerie. Néanmoins, l’homme grandit, son coeur grossit (…). On doit s’agrandir. Prendre l’air, le large. » (ibid : 17)

2 Étroitement liée aux paysages affectifs apprivoisés au cours d’une vie, l’élaboration de la mémoire renvoie toujours à la géographie, envisagée comme une poétique de

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l’existence (ONFRAY 2009), rappelant ainsi les mots du géographe brésilien Milton Santos : « (...) le rôle du lieu est déterminant. Il ne s’agit pas seulement d’un cadre de vie, mais d’un espace vécu, c’est-à-dire d’expériences toujours renouvelées, ce qui permet à la fois la réévaluation des héritages et l’indagation sur le présent et l’avenir.1 » (SANTOS 2000 : 114)

3 Analysés à partir de l’optique de la diversité comme le propose Santos, les lieux vécus se rattachent à la conscience diasporique de notre temps où l’hétérogène peut être envisagé en tant qu’ouverture à l’hospitalité. En faisant écho à l’épigraphe de Pierre Ouellet, une citation du roman Passages d’Émile Ollivier, écrivain de la diaspora haïtienne au Québec, confirme l’apport de la pluralité dans l’appropriation des lieux : « (...) seuls les simples d’esprit croient qu’on vient d’un lieu précis. On peut venir aussi d’endroits qu’on n’a fait que traverser en cours de route. » (OLLIVIER 1994 : 237)

4 Dans ce livre, Ollivier fait appel à une métaphore intéressante pour définir les êtres humains. A côté des hommes qui s’enracinent dans « un destin minéral », il y a ceux « qui se prennent pour le pollen. Adeptes de vastes chevauchées, ils traversent, avec le vent, les grands espaces » (ibid : 86-87). La distinction homme-racine/homme-pollen évoque la dichotomie présente depuis toujours au sein de la littérature québécoise : l’opposition entre l’arpenteur et le navigateur (LARUE 1996), qui rappelle, à son tour, les représentations du narrateur traditionnel chez Walter Benjamin. Incarnations de deux formes d’être au monde, le paysan sédentaire et le marin négociant auraient, chacun à sa manière, beaucoup de choses à raconter et à partager. N’ayant pas quitté son village, le premier le connaît en profondeur, tandis que le deuxième ramasse beaucoup de souvenirs au fil de ses voyages (BENJAMIN, 1994). Il serait impossible de ne pas penser ici à la complémentarité des figures proposées par LaRue dans l’imaginaire québécois où l’appel à l’enracinement a toujours coexisté avec l’invitation au nomadisme. Selon LaRue, dépourvu d’arpenteurs, le monde serait vide de marques (LARUE 1996 : 26), mais l’absence de navigateurs impliquerait la réduction de la richesse existentielle et mémorielle, parce que tout en rompant les amarres qui pourraient les attacher au passé, ceux-ci transportent avec eux leur mémoire, réinventée par le contact avec l’altérité.

5 Domaine exemplaire où circulent des êtres de mémoire : des narrateurs (« arpenteurs » ou « navigateurs »), des personnages, des auteurs, des lecteurs, des critiques, la littérature – et en particulier la littérature québécoise – s’appuie sur l’expérience mémorielle conçue comme héritage et devenir2, comme continuité et rupture, comme passé et avenir3, comme devoir et don. Aux yeux de Pierre Ouellet, plutôt qu’un devoir, la mémoire est un don : « don que l’on reçoit, un don que l’on fait » (2012 : 7). Liée au partage et à la circulation de la parole, la mémoire-don apparaît de façon spéciale dans deux textes de la littérature québécoise, publiés à des époques distinctes et dans des contextes de production très différents : la nouvelle « Un vagabond frappe à notre porte », publiée4 dans le livre Un jardin au bout du monde de Gabrielle Roy et le roman Le double conte de l’exil, de Mona Latif Ghattas. Malgré la distance qui les sépare, ces deux textes illustrent le rôle de l’hospitalité au sein de la culture québécoise où l’échange de mémoires se fait présent chez des auteurs québécois de souche et chez les voix venues d’ailleurs qui, comme le montre Marco Micone dans le fameux poème-manifeste « Speak what » (2001), sont là pour partager les rêves, les hivers – et j’ajouterais les mémoires – avec les Québécois.

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6 Construite autour d’une figure classique de l’imaginaire québécois – le survenant5–, la nouvelle de Gabrielle Roy met en scène les relations étroites entre la mémoire et la force de la fabulation. Investi du talent du conteur traditionnel, l’inconnu qui arrive à l’improviste chez une famille vivant dans un endroit très éloigné de l’espace urbain, exerce auprès de celle-ci le pouvoir de séduction pour assurer son droit à l’hospitalité. En se faisant passer pour un cousin lointain, l’imposteur se voit adopté par cette famille qui avait depuis longtemps perdu le contact avec son passé et avec le Québec. De mensonge en mensonge, grâce à la complicité inconsciente de ses auditeurs, il comble les trous de mémoire en remplissant le vide de leur existence par la dissémination d’histoires familiales. Comme Shérazade, maîtresse de la parole et de la victoire de la vie sur la mort, l’étranger de passage sait gagner, chaque nuit, le droit à un jour supplémentaire et illumine les nuits de l’oubli grâce au feu des souvenirs partagés.

7 En tant que médiateur, l’imposteur favorise la capacité fabulatrice et l’échange d’expériences grâce au prestige du verbe. Comme Hermès, protecteur des voyageurs et des voleurs, cet être des routes et de la déambulation, s’empare sans cesse d’identités fictives. Nouveau Protée, lié aux métamorphoses et au devenir, à chaque fois qu’il s’installe chez une nouvelle famille il lui faut adopter un autre nom et inventer d’autres souvenirs pour établir un lien de sang avec ceux qui l’accueillent. Tel un joker, son identité n’est pas fixe et s’adapte toujours aux nouvelles situations où il peut se fabriquer un nouveau personnage qui éveille, dans chaque foyer, le plaisir de la remémoration familiale.

8 Dans cette nouvelle de Gabrielle Roy, bien que les souvenirs soient fruits du mensonge, leur capacité réparatrice reste intacte. Ce qui compte c’est la force de la mémoire partagée, donnée et reçue à partir de la logique de l’hospitalité. Lue à la lumière de la réversibilité, l’hospitalité suppose une double voie, ce qui est suggéré par le mot « hôte » en français, qui désigne celui qui reçoit et celui qui est reçu. À la fin du texte, après la découverte de la tricherie identitaire du visiteur, le personnage de la mère, qui avait d’ailleurs résisté à son charme, le reconnaît comme le « cousin Gustave ». En rétribuant la générosité de ce geste, par lequel la mère l’accueille symboliquement au sein de sa famille, au moment de son départ, le vagabond coupe une branche dans le jardin pour s’en faire un bâton de route (ROY 1994 : 44). Ainsi, est-il possible de dire que le vagabond est reçu dans cette famille en dépit de ses mensonges et que dans son errance par les routes anonymes, il aura toujours à côté de son corps et dans les recoins de sa mémoire un peu de l’arbre généalogique de l’affectivité où il avait semé une possible identité. De cette façon, se neutralisent les frontières entre le dehors et le dedans, entre l’étranger et le familier, entre la distance et la proximité, entre le mensonge et la vérité.

9 La représentation de la mémoire comme don se manifeste également dans le roman Le double conte de l’exil de Mona Latif Gatthas (Égypte), qui met en relief une série de traversées (de temps, d’espaces, d’accents, de langues et de mémoires) qui caractérisent la rencontre majeure de deux étrangers : une amérindienne (Manitakawa) installée et dépersonnalisée à Montréal où elle a dû assumer une autre identité (Madeleine), et un réfugié de la guerre, issu du désert d’Anatolie, situé à la frontière entre l’Occident et l’Orient. Dépourvu d’un nom, sans papiers dans un nouveau pays où il arrive comme clandestin dans la cale d’un bateau, il est marqué par la folie et par une parole excessive et déplacée qui se manifeste comme ces contes de la contrebande, relatifs à un autre temps et à un autre monde.

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10 La rencontre de ces deux êtres, séparés par l’origine et rapprochés par le hasard, la misère et leur condition de survivants, a lieu sous le signe de l’hospitalité et de l’échange d’expériences. L’ayant reçu chez elle, Madeleine/Manitakawa lui ouvre aussi les portes de son cœur et de son corps. À son tour il lui offre les contes inachevés et immémoriaux de sa propre culture. Au-delà des barrières linguistiques et culturelles, il se tisse entre eux une complicité qui revêt le sens de la traduction : disponibles et sensibles au jeu de l’altérité, l’un se laisse lire et traduire par l’autre. Il est à souligner ici le sens hospitalier de la traduction proposé par Gabriel Saad : « Ainsi la scène de la traduction met en lumière des aspects fondamentaux de l’hospitalité : le respect de l’hôte, le besoin de comprendre sa façon d’agir et le sens de sa présence parmi nous. Le traducteur, ce passeur toujours entre deux rives, accomplit un triple mouvement : il accueille le texte étranger, lui fait don de sa langue et lui permet ainsi d’accéder à un espace linguistique nouveau (SAAD 2004 : 960). »

11 La maison-corps de la femme se transforme donc en « auberge de l’étranger » – titre de l’article de Gabriel Saad – ou en « auberge du lointain » – pour évoquer Antoine Berman (1999). Quant au Fou, il nourrit Madeleine/Manitakawa grâce à ses contes et à ses rêves, en éveillant en elle le désir de renouer avec ses propres origines. C’est pourquoi, en accueillant l’étranger dans son corps – autrefois devenu muraille à la suite d’un viol subi dans sa jeunesse – elle ouvre pour elle-même des voix/voies inattendues qui donnent sur de nouvelles perspectives de vie. Orientée par cette altérité partagée potentielle, la rencontre des deux personnages correspond aussi à la rencontre de deux paysages marqués par la vastitude : d’un côté, un continent de neige, de l’autre, un désert. Au-delà des différences culturelles, historiques et géographiques, ils construisent une relation fondée sur une écoute réciproque et sur une nouvelle écriture qui se manifeste comme un tatouage. En se laissant tatouer par les traits d’étrangeté du Fou, par son conte hallucinant (GHATTAS 1990 : 10) tout en lui offrant son corps comme lieu d’écoute et d’écriture, Madeleine devient le lieu où s’inscrivent les mémoires de l’autre, ce qui éveille en elle les échos de son passé. De cette façon, après avoir découvert que l’oubli n’existe pas, à la suite de la déportation de son amant, elle hérite de la force de sa parole.

12 Ayant appris que la mémoire est un don à partager, elle décide de retourner à son village où elle est intégrée au Conseil des Anciens, responsables de la transmission de la mémoire collective de beaucoup de communautés autochtones. Longtemps endormie, sa langue maternelle rejaillit avec la force d’une rivière qui se libère des barrages qui la contenaient, et s’épanouit la nuit, autour du feu, pour raconter aux enfants les beaux et cruels multiples contes de l’exil (GHATTAS 1990 : 168). Marquées par la pluralité et construites comme un palimpseste, les mémoires se superposent : celles de la colonisation et du massacre des indiens, celles des guerres ayant eu lieu dans le désert d’Anatolie. Tout se passe comme s’ils avaient à partager une mémoire transnationale inscrite à même leurs corps. Lieu du plaisir et de la douleur, de la mémoire et de l’oubli, envisagés dans leur complémentarité, de la visibilité et de l’invisibilité, de ce qui est à fleur de peau et dans la profondeur des entrailles, le corps parle et se tait, expose et cache, tout en conciliant la tension entre l’étrangeté et la familiarité.

13 Centrés sur les mouvements du déplacement, les deux textes présentés ici – celui de Gabrielle Roy et celui de Mona Latif Gatthas – s’appuient sur un jeu entre la proximité et l’éloignement, assumé par trois représentants de la distance : la figure du vagabond (étranger familier), celle du réfugié (étranger du dehors) et celle de l’amérindienne

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(étrangère du dedans). Dans ces histoires, il est à retenir la capacité fabulatrice et productrice de la mémoire6 – et en particulier de la mémoire-don – qui trouve dans le domaine littéraire un espace propice à l’invention permanente et aux échanges situés dans la frontière entre deux mondes.

14 Pour mieux saisir le jeu entre distance et éloignement qui sert à situer les deux figures masculines de l’altérité dans les textes choisis, il faudrait tenir compte de la façon dont elles sont présentées à la surface du récit. En effet, une première constatation saute aux yeux quand on étudie la construction de ces personnages-là et l’impossibilité à les nommer. Dans le roman de Ghattas, l’étranger est désigné comme « il », « jeune homme », « cet homme », « le Hagard », « (Fêve) le Fou », ce qui correspond à une identité marquée par la perte : perte de son vrai nom à la suite d’autres (celle de sa maison, de sa famille, de sa terre natale). Et quand il assume le rôle du conteur, il éprouve de la difficulté à exprimer sa propre expérience, ce qui se dégage de l’utilisation des pronoms personnels dans le passage ci-dessous :

15 Ce n’est pas moi qui parle c’est ma douleur. Mon impuissance, mon silence, ma langue devenue soudain analphabète lors du transfert dans l’espace où le destin m’a réfugié. Ce n’est pas moi qui parle de l’homme que je vois surgir dans les jumelles cosmiques ramenant le lointain. C’est lui qui perce ma mémoire pour revivre dans mon exil. Pour me torturer encore à travers océans. Je suis si faible devant ce conteur inguérissable, qui invente tout, qui n’invente rien, qui transporte la beauté la plus vive et la plus atroce laideur d’un bout à l’autre de ses errances (GHATTAS 1990 : 27).

16 Grâce au dédoublement identitaire où l’étranger et le familier se confondent, le réfugié essaie de fuir le poids de sa souffrance, les marques physiques et mémorielles d’un passé douloureux qui, avec lui, a franchi les vagues de l’océan et les limites entre l’Orient et l’Occident. En se désignant comme autre (« le Hagard »), il tire parti de la distance pour supporter les souvenirs traumatisants de la guerre et pour représenter l’irreprésentable.

17 Dans la nouvelle de Gabrielle Roy, l’invention de réseaux familiaux passe par la question de la nomination du tricheur. Il faudrait rappeler que le prénom Gustave – un faux prénom – n’apparaît pas tout de suite dans le texte. Rusé, le vagabond s’empare de cette identité au cours d’un dialogue avec le personnage du père qui depuis longtemps avait perdu les contacts avec un cousin appelé Gustave. En se disant le fils de ce cousin, le vagabond cherche à se construire une place au sein d’une famille qui manquait de nouveauté et de rapports familiaux dans son quotidien. Mais à vrai dire, pendant la journée, il est plutôt vu par les enfants comme « l’homme », « l’étranger », « le chemineau », « l’étrange homme », « l’étrange visiteur », « notre visiteur », « ce diable d’homme », « cet homme bizarre » à qui ils donnent des ordres. Ce n’est qu’au soir, au moment où il joue le rôle de conteur qu’il cesse d’être vu comme un employé pour devenir quelqu’un très spécial pour la famille. Après avoir été placé tout au long du texte dans un entre-deux ambigu (loin et proche, étranger et familier des Trudeau), au moment où sa tricherie vient d’être découverte, le personnage de la mère lui désigne un lieu au sein de la famille. Cela se fait, encore une fois, grâce à la force de la parole, capable d’établir de nouveaux paradigmes familiaux fondés sur le rapprochement affectif qui vainc les distances et les impossibilités.

18 Dans une époque où, comme l’a proposé Pierre Ouellet, « nous sommes entrés dans l’âge de la mémoire distale, qui ‘fonctionne à distance et se déploie loin du foyer qui l’a déclenchée’... dans la dis-tantia, que la langue latine définit comme l’acte de ‘se tenir

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(stare) dans la séparation, la dispersion, l’éloignement (dis) » (OUELLET 2012 : 40), il faudrait tenir compte d’une double face de la mémoire. Si d’une part les risques de la perte se font toujours présents – justement à cause de la distance –, d’autre part la force de résistance de la mémoire est indéniable, capable de renaître dans la distance grâce aux contacts avec l’altérité et au frottement de cultures. Habité de mémoires inventées, ramassées dans ses déambulations dans les bois, le vagabond donne à la famille qui l’accueille la possibilité de vaincre les menaces de l’oubli et de l’effacement de l’origine, re-signifiée grâce à une parole fictionnelle qui lui assure la perspective du devenir.

19 À leur tour, les exilés du roman de Mona Latif Gatthas savent tirer parti de la distance qui les sépare de leur passé originel pour mieux s’en approcher. Et c’est à la parole, parole de la folie et de la déportation – dans le cas du Fou – parole de la superposition d’exils et de la revendication identitaire – dans le cas de Madeleine – d’assurer la circularité des mémoires, vécues dans la dispersion et dans les cartographies de la distance. Ce n’est pas par hasard, que, en tant qu’art privilégié de la narration, la mémoire concilie les souvenirs et l’oubli, les appropriations et les désappropriations, la rupture et la continuité et « nous constitue en tant que textes » (PARÉ 2003 : 26). Ces textes sont habités par les mémoires et les lieux affectifs, toujours susceptibles de renaître sous de nouveaux visages et d’autres contextes.

20 Pour ceux qui réfléchissent sur le travail de l’élaboration de la mémoire, il faut reconnaître que l’imaginaire de la distance met en jeu les signes de l’absence et de la présence. Pour répondre à la question posée par François Paré dans son essai La distance habitée : « Comment la distance peut-elle être investie de la présence ? (2003 : 53) », il serait possible d’évoquer un chapitre très significatif du livre Le figuier enchanté (1998) de Marco Micone7. Un jour, las d’assister à l’indigence de ses habitants, déchirés entre le besoin d’émigrer et le refus têtu de leurs enfants, un village italien prend la décision de s’en aller pour toujours. Pourtant, dans un autre passage du même livre, le narrateur affirme que bien qu’il ait quitté son village natal, celui-ci continue à l’habiter et – j’ajouterais – à peupler et à enrichir sa vie grâce au mélange des paysages existentiels du passé avec les apports imprévisibles et inachevés du présent. Construire et habiter la mémoire dans les interstices de l’entre-deux et dans le cadre de la distance, voilà le grand défi de notre temps. Et si nous habitons – quelquefois de façon symbolique – le pays de nos premières mémoires, les mémoires nous habitent aussi, en se transformant et en nous transformant sans cesse grâce à la pratique du don et des échanges.

BIBLIOGRAPHIE

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LÉTOURNEAU, Jocelyn. Passer à l’avenir : histoire, mémoire, identité dans le Québec d’aujourd’hui. Montréal : Boréal, 2000

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NOTES

1. Notre traduction 2. Dans son livre Passer à l’avenir, l’historien Jocelyn Létourneau suggère que pour s’assurer un devenir, les Québécois doivent passer de la condition d’héritiers à celle de fondateurs, ce qui suppose la remise en question de la devise « Je me souviens ». 3. Selon Pierre Ouellet, « l’espace mémoriel reçoit les formes du passé et donne une forme à l’avenir » (2012, 206) et « La mémoire, en ce sens, est notre seul avenir, et la parole, notre unique salut » (2012, 216) 4. Vingt ans séparent la version première de la nouvelle Un vagabond frappe à notre porte » de celle qui a été publié en 1975, dans le livre intitulé Un jardin au bout du monde. Quant au roman Le double conte de l’exil, il a été publié en 1990. 5. Figure centrale d’un roman de Germaine Guèvremont (1945), devenu un classique de la littérature québécoise, le personnage nomade et séducteur du Survenant y est vu comme un grand dieu des routes. Après son succès en librairie, l’auteure transforme son roman en radio- roman, diffusé de 1952 à 1955. Plus tard, l’émission migre de la radio à la télé de Radio-Canada. En 2005, Eric Canuel lance un film ayant le même titre que ce roman, remake d’un autre qui a eu Guèvremont comme scénariste (1957).

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6. Selon Pierre Ouellet (2012 : 7), « la mémoire est une faculté, c’est pourquoi elle a une aptitude à façonner, une capacité de faire. Elle n’est pas, elle fait.” Quant à sa capacité de fabuler », Nancy Huston le montre très bien dans son livre L’espèce fabulatrice (2008). 7. Il s’agit du chapitre intitulé “Le village envolé”. À la suite du départ de leur village, les habitants font le tour du monde dans l’espoir de le retrouver. Dans cette fable centrée sur le sentiment diasporique de notre temps, s’esquisse la tension de deux appels - l’enracinement et la mobilité - qui depuis toujours traversent l’histoire de l’humanité.

RÉSUMÉS

Espace privilégié où circulent des êtres de fiction et de mémoire, la littérature – et en particulier la littérature québécoise – ne cesse de s’interroger sur l’expérience mémorielle. Lieu de mémoires plurielles où s’inscrit une poétique qui privilégie les notions de frontières et de distance, la production littéraire québécoise favorise les réflexions portant sur les représentations imaginaires du lieu et leurs rapports avec l’élaboration de la mémoire. La lecture de deux textes centrés sur l’imaginaire de la mobilité : la nouvelle « Un vagabond frappe à notre porte » de Gabrielle ROY et le roman Le double conte de l’exil de Mona LATIF GHATTAS, se propose d’y reconnaître les relations entre mémoire et parole et les marques de la mémoire envisagée comme don et partage.

Providing an opportune set to fictional and experience-originated beings, literature, especially the Quebecer one, does not cease to raise questions regarding memory and experience. Having a plural status, it places memories within a poetics that privileges the realization of boundaries and distancing in its diverse meanings. The literary production of Quebec tends to foster reflections on imaginary representations of places, such as on the sense of belonging and on how this kind of experience connects to the production of memories. In this respect, the analysis of two texts centered around the imaginary of mobility in the short story “Un vagabond frappe à notre porte” by Gabrielle ROY and the novel Le double conte de l’exil by Mona LATIF GHATTAS, intends not only to perceive some of the connections which memories and discourse hold but also specific marks that memories, regarded both as a gift and as a constant practice of sharing, leave.

AUTEUR

MARIA-BERNADETTE PORTO UFF/CNPq

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Cheminements de la mémoire de Québec dans Les Fossoyeurs d’André Lamontagne

Marion Kühn

Cette recherche a été financée par le CRSH (Conseil de recherches en sciences humaines) du Canada.

Introduction

1 Intitulé Les Fossoyeurs. Dans la mémoire de Québec (LAMONTAGNE 2010)1, le premier roman du professeur et écrivain André Lamontagne2 dégage les couches profondes du passé enfoui de la ville de Québec, la ville natale de l’auteur. Deux enquêtes historiques font apparaître la face cachée de Québec, celle « des sépultures de la communauté chinoise et d’un possible trafic d’ossements (…) et (…) des tragiques incendies, nombreux, qui ont stigmatisé la vielle capitale », comme le résume la quatrième de couverture. Caractérisé comme « un fascinant récit de filiation et d’appartenance » par le texte du rabat, ce roman issu de la littérature franco-colombienne semble représenter « la démarche identitaire que l’on trouve dans la littérature francophone de la côte du Pacifique » (AUGER 2004 : 171). Dans son premier roman, cet auteur vancouvérois venu d’ailleurs comme tous les membres de la petite scène littéraire francophone à Vancouver « qui fait preuve d’un dynamisme inédit » depuis une quinzaine d’années (SING 2007 : 232, 233), ne se limite toutefois pas à problématiser la transmission de la mémoire familiale. Jetant un éclairage sur le passé pluriel de Québec deux ans après le 400e anniversaire de la ville, les appropriations du passé de la ville de Québec mises en scène dans Les Fossoyeurs suscitent aussi des réflexions sur la culture mémorielle au Québec du début du XXIe siècle.

2 Afin de faire ressortir ces deux modes de la mémoire dans Les Fossoyeurs, il s’agira d’analyser la mise en scène de la mémoire collective sur la base de la distinction entre mémoire communicationnelle et mémoire culturelle proposée par Jan Assmann

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(ASSMANN 1988, 2004, 2010), ce qui permettra, dans un deuxième temps, de se pencher sur l’expérience temporelle véhiculée. Pour ce faire, il importera d’étudier dans quelle mesure les tentatives pour « exhumer des drames historiques à la recherche de racines et de pistes identitaires » annoncées sur la quatrième de couverture, rejoignent les symptômes d’un présent « inquiet (…) [qui] se découvre (…) en quête de racines et d’identité, soucieux de mémoire et de généalogies » (HARTOG 2012 : 160), si typique du « présentisme » tel que le définit François Hartog. Cette analyse des Fossoyeurs en tant que moyen de réflexion sur la mémoire se conclura par une brève réflexion sur la contribution du roman à la constitution de la mémoire collective. De quelle manière ce voyage Dans la mémoire de Québec se propose-t-il de façonner l’idée du passé de Québec dans l’imaginaire collectif ?

Restitutions du passé de Québec

3 Le double récit des Fossoyeurs suit, en chapitres alternants, les histoires de deux personnages fascinés par des aspects oubliés du passé de la ville de Québec. D’une part, le protagoniste et premier narrateur, un journaliste de Vancouver, profite d’un séjour d’une semaine dans sa ville natale, Québec, aux alentours de Noël 2007, pour y effectuer une recherche historique à la demande de sa voisine, Rachel. Celle-ci, une interprète d’origine chinoise, voudrait mieux connaître la vie de ses grands-parents qui s’étaient établis à Québec au début du XXe siècle après avoir fui la discrimination raciale en Colombie-Britannique. Parcourant la ville, ses cimetières et ses archives, le journaliste découvre que le grand-père de Rachel, responsable du retour traditionnel des ossements des défunts en Chine, vendait en fait ces ossements à des entreprises de cosmétique.

4 Parallèlement, la deuxième trame narrative du roman met en scène un jeune chômeur à Québec. Ce personnage également sans nom, mais présenté par un narrateur à la troisième personne, est captivé par les incendies et les épidémies qui ont ravagé Québec au XIXe siècle. Indigné par l’oubli de cet aspect du passé de Québec, il passe lui-même à l’acte en mettant le feu à plusieurs endroits afin d’attirer l’attention sur cet élément important de l’histoire de la capitale québécoise.

5 Les deux trames narratives se croisent brièvement, lorsque le journaliste, en quête d’informations sur un souterrain squatté de Québec, interpelle le jeune homme qui sort justement de cet endroit, interrompant ainsi, à son insu, le projet incendiaire de ce personnage. Celui-ci trouvera une fin tragique dans l’incendie du Manège militaire de Québec en avril 2008. En même temps, de retour à Vancouver, le journaliste, qui a entre-temps entamé une relation amoureuse avec Rachel, passe en revue les mois depuis son retour de Québec et prend connaissance d’une série d’incendies à Québec, dont il suspecte le coupable.

6 Le roman mêle faits réels et fictifs (le Manège militaire Voltigeurs de Québec a effectivement brûlé le 4 avril 2008), mais la mort d’un homme lors de ce drame est aussi inventée que l’histoire du trafic d’ossements au sein de l’ancienne communauté chinoise de Québec (DEMERS 2010 : 14). Les Fossoyeurs revisite le passé de Québec en mode fictionnel. L’une des très rares œuvres littéraires sur la présence chinoise à Québec, le roman suit la voie de la Trilogie des dragons (1985) de Robert Lepage, qui met en scène trois quartiers chinois au Canada à travers le XXe siècle, dont celui de Québec. Néanmoins, contrairement à cette pièce de théâtre, la diégèse des Fossoyeurs est

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résolument ancrée dans le présent. Par conséquent, elle ne met pas en récit le passé, mais l’expose en tant qu’objet de restitution. Par ce mouvement d’appropriation du passé à partir du présent, le roman se distingue de la « vague de romans historiques (réalistes) qui déferle » actuellement sur le Québec (DUMONT 2006 ; DESJARDINS 2011). S’inscrivant dans la lignée de romans qui portent un regard rétrospectif sur le passé du Québec comme La Maison Trestler ou le 8e Jour d’Amérique (1984) de Madeleine Ouellette- Michalska et Le Premier Jardin (1988) d’Anne Hébert, Les Fossoyeurs se déploie autour du motif de la quête qui caractérise plusieurs romans historiques publiés récemment au Québec, comme La Constellation du lynx (2010) de Louis Hamelin, Guyana (2011) d’Élise Turcotte, Il pleuvait des oiseaux (2011) de Jocelyne Saucier, Hunter s’est laissé couler (2012) de Judy Quinn ou Le Vent en parle encore (2013) de Michel Jean.

7 Par ce procédé typique du roman « métahistorique » comme l’a défini Ansgar Nünning (NÜNNING 1995 : 276-281), Les Fossoyeurs soulève l’enjeu de la place du passé dans le présent de Québec. Ce faisant, la mise en scène des efforts pour reconstituer les mémoires d’une famille et d’une ville dans le double récit des Fossoyeurs touche deux modes de la mémoire collective.

Mémoire(s) collective(s) dans Les Fossoyeurs

8 Sous le terme de la mémoire communicationnelle, Assmann regroupe les formes de la mémoire autobiographique établie par la communication quotidienne. Cette notion, qui correspond au concept de la « mémoire collective » tel que proposé par Maurice Halbwachs (ASSMANN 2010 : 46), désigne une mémoire transmise principalement de manière orale au sein d’un groupe conscient d’un passé commun. Transmise à travers trois à quatre générations, elle perdure environ 80 à 100 ans avant de disparaître (ASSMANN 1988 : 11).

Du récit de filiation au récit de migration

9 La mise en scène de la mémoire intergénérationnelle dans Les Fossoyeurs illustre les enjeux identitaires liés à la transmission de ce « souvenir vivant » (ASSMANN 2010 : 46) à l’exemple de deux familles – celle de Rachel et celle du journaliste. Victime de ce que Dominique Viart appelle un « père ‘taiseux’« (VIART 2009 : 99), Rachel ne connaît que des bribes d’une « histoire officielle » (F : 24) de sa famille, qu’elle résume ainsi : Le départ de la Chine pour Vancouver en 1888, le labeur difficile, l’établissement d’un petit commerce, le déménagement à Québec en 1907, le décès de grand-père, la vie austère de grand-mère et de son fils unique, le retour à Vancouver après la Deuxième Guerre mondiale, l’ouverture du magasin (…) ma naissance… Voilà ! (F : 24)

10 Même si le désir qu’éprouve Rachel de combler les lacunes de ce récit constitue le point de départ typique d’un « récit de filiation » tel que le définit Viart (2009), cette trame des Fossoyeurs dévie considérablement de ce modèle. D’abord, dans Les Fossoyeurs, ce n’est pas la principale intéressée qui effectue une « enquête sur l’ascendance du sujet » (VIART 2009 : 96) en vue de compléter le récit de famille lacunaire, mais plutôt un tiers, le journaliste. De plus, le narrateur-journaliste omet l’épisode de la communication des résultats dans son récit. Par là, le roman évite de mettre en scène l’un des enjeux essentiels du récit de filiation selon Viart, à savoir « une meilleure connaissance du

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narrateur de lui-même à travers ce(ux) dont il hérite » (VIART 2009 : 96). Le lecteur n’apprendra pas comment Rachel concilie les connaissances sur la vie de son père et de son grand-père avec ses souvenirs personnels. Au lieu de présenter une quête de racines lors de laquelle Rachel s’approprierait l’histoire familiale, ce récit des Fossoyeurs met en scène une disjonction entre présent et passé, car les quelques souvenirs épars de Rachel de son père ne font que souligner le transitoire et le sélectif de la mémoire communicationnelle. Quand le narrateur évoque toutefois son impression d’une « communion d’âmes sur fond de deuil, d’ancêtres et de trahison » (F : 149) avec Rachel après son retour à Vancouver, un nouveau groupe porteur de la mémoire générationnelle semble avoir été formé.

11 Si le journaliste met beaucoup d’énergie à déterrer le passé familial de Rachel, il n’en va pas de même pour sa propre famille. Se montrant indifférent face aux « précisions » (F : 41) que sa mère est en train d’apporter à la généalogie de leur famille, c’est par pudeur qu’il décide de ne pas aborder le destin d’une de ses grands-tantes, une missionnaire « morte oubliée dans un hôpital de Portland » (F : 70) lors d’une visite chez elle, sachant qu’il s’agit d’un sujet tabou au sein de la famille. Ce n’est pas seulement par respect pour leur intimité qu’il renonce, de plus, à percer le secret qu’elles détiennent prétendument sur le décès du poète Hector de Saint-Denys Garneau (F : 41), mais aussi par manque de temps : « J’avais déjà suffisamment de mémoires à exhumer » (F : 41). Détaché de sa famille par sa migration de Québec à Vancouver, le journaliste préfère se consacrer à la restitution d’une mémoire perdue, celle des immigrants chinois à Québec, négligeant, de ce fait, la transmission de la mémoire communicationnelle de sa famille. Par là, sa réticence à participer au memory talk lors de son séjour à Québec semble témoigner du transitoire de ce que Halbwachs a appelé les « liens affectifs » de la mémoire : « Remembering is a realization of belonging » (ASSMANN 2004 : 114).

Entre lieux de mémoire et lieux d’histoire

12 En quête de traces de la présence chinoise à Québec, le journaliste réalise l’ampleur des travaux de reconstruction du quartier Saint-Roch, lorsqu’il s’aperçoit qu’une rue dans laquelle avait résidé le grand-père de Rachel n’existe plus : « C’était une porte qui se refermait sur le passé » (F : 59). Touché par ce qu’il considère comme la perte irréparable d’un chapitre de l’histoire québécoise, il prend conscience de l’étendue du passé enfoui. En se documentant sur les inhumations des immigrants chinois à Québec, il s’aperçoit de « l’omniprésence des cimetières dans l’histoire et l’imaginaire de la ville » (F : 82) et reste profondément troublé par l’idée des cimetières abandonnés qui font de Québec, à ses yeux, « une ville-catacombe » (F : 145). Lors de ses recherches, il réalise l’écart entre ces présences invisibles du passé oublié de la ville de Québec et le discours mémoriel public – une découverte qu’il partage à son insu avec le protagoniste de la deuxième trame narrative.

13 C’est la raison pour laquelle les deux personnages s’interrogent sur les manifestations de la mémoire collective officielle de Québec, c’est-à-dire sur des formes de ce que Jan Assmann appelle la « mémoire culturelle ». Cette utilisation métonymique du terme de la mémoire désigne des formes cristallisées, voire objectivées, de la culture, qui renvoient à des points fixes de l’histoire (ASSMANN 2010 : 47). Prise en charge par des experts afin de maintenir, réactualiser et mettre en perspective la mémoire, par

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exemple sous forme de rites ou de cérémonies, la mémoire culturelle sert de déclencheur pour la remémoration du passé d’un groupe et lui confère, de ce fait, un sentiment d’appartenance et de cohérence (ASSMANN 2004 : 113-117). Par là, ces biens matériels ou immatériels peuvent correspondre aux « lieux de mémoire […] (tels que définis par Pierre Nora, qui) sont lieux, en effet, dans les trois sens du mot, matériel, symbolique et fonctionnel » (NORA 1984 : XXXIV) grâce à une « volonté de mémoire » (NORA 1984 : XXXV). À l’aide de quatre manifestations de la mémoire culturelle, soit les bâtiments, les plaques (les plaques de rue et les plaques commémoratives), les tableaux ainsi que les rites funéraires, Les Fossoyeurs jette un regard critique sur la culture mémorielle de Québec.

14 Le narrateur-journaliste se sert de la notion de « lieu de mémoire » pour aborder la dimension symbolique dont peuvent être investis des bâtiments patrimoniaux, lorsqu’il constate la disparition de « la fameuse enseigne du Chinese Nationalist Party » (F : 44) de l’ancienne maison de la Ligue nationaliste chinoise et de l’Association chinoise. Remarquant qu’« [o]n avait travesti les vitrines du rez-de-chaussée en lieu de mémoire en y déposant des chinoiseries de pacotille » (F : 44), il laisse toutefois sous-entendre ses doutes par rapport au pouvoir d’évocation de cette mise en scène. À l’exemple de ce bâtiment délabré, le roman problématise en effet la transition des connaissances de la mémoire communicationnelle à une forme cristallisée de la mémoire. Peu visible, ce « lieu de mémoire » d’une communauté marginalisée et réduite ne fait pas partie d’une commémoration institutionnalisée. À qui s’adressent les « quelques objets qui rappelaient la pratique des pieds bandés et le fac-similé d’un article de journal qui portait sur l’immeuble lui-même » (F : 44) ? Références à la culture chinoise et à la présence chinoise à Québec, ils semblent noyer dans des références plus générales les spécificités du groupe concerné, telle son orientation initiale anticommuniste qu’évoque l’un des rares membres restants de la communauté (F : 45). La volonté de mémoire dont témoigne la vitrine semble dès lors correspondre à une pure volonté de démarcation visant à faire perdurer la mémoire d’une présence chinoise à Québec, au lieu de conférer une conscience d’appartenance au groupe commémorant. À défaut d’un façonnage culturel, ce « lieu de mémoire » (F : 44) s’apparente dès lors plutôt à un lieu d’histoire.

15 Les réflexions du journaliste à l’égard de la toponymie de la ville soulignent cette marginalité de la mémoire chinoise dans le paysage mémoriel officiel. Ainsi, il déplore que la « rue X’ian [sic] qui se voulait un hommage aux immigrants chinois, […] ne soit qu’un lamentable cul-de-sac de quelques mètres longeant un parking étagé » (F : 59), soulignant ainsi l’ambiguïté de cette objectivation métonymique de la mémoire. Officiellement un hommage à la présence chinoise à Québec, ce cul-de-sac, qui s’appelle « rue de Xi’an » dans la réalité extratextuelle afin de souligner l’entente entre Québec et cette ville chinoise (cf. Commission de toponymie du Québec 2013), témoigne, dans les yeux du journaliste, non seulement de la fin irréparable de l’époque de la communauté chinoise, mais aussi du peu d’importance qui lui revient dans la mémoire officielle de Québec. De telles réinterprétations surviennent aussi de la part des instances officielles, comme le remarque le journaliste à l’exemple de la rue de la Chapelle dans le même quartier de Saint-Roch, dont les changements de nom condensent le cours de l’histoire : « La monarchie anglaise, le commerce de la fourrure et l’Église catholique : toute l’histoire de la Nouvelle-France était là » (F : 56). Mettant en lumière le caractère construit et sélectif de la culture mémorielle qui « transforme

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l’histoire factuelle en objet du souvenir » (ASSMANN 2010 : 47), il fait en même temps allusion aux possibles modifications – et manipulations – dues aux priorités changeantes des metteurs en scène de la mémoire culturelle.

16 Tandis que le journaliste semble porter un regard d’analyste sur « l’incessant rebondissement de[s] […] significations » (NORA 1984 : XXXV) des lieux de mémoire de Québec dont certains, « racontent une histoire différente de l’histoire officielle » (F : 145), le pyromane adopte une attitude nettement plus critique à l’égard du paysage mémoriel officiel. Ainsi, le narrateur de sa trame narrative décrit son agacement résigné face à la pratique de renommer les rues après la fin du régime français : « L’histoire et la toponymie étaient toujours du côté des vainqueurs, il le savait bien » (F : 37). Arpentant la ville, le jeune homme décrie en même temps l’abondance de plaques commémoratives à Québec en se demandant : « Faire devoir de mémoire, mais à quelle fin ? [Lui, qui] préférait nettement la ville tragique à la ville-musée » (F : 36) semble dénoncer non seulement le choix des aspects du passé commémorés, mais surtout la vacuité de ce que Paul Ricœur (2000 : 109) appelle la « frénésie contemporaine des commémorations ». Selon le jeune homme, les éléments du paysage officiel mémoriel transforment Québec en une « ville-musée » qui ne fait que référence au passé sans éveiller de l’émotion.

17 Cette impression d’une « mémoire ressentie » tant recherchée, le jeune homme la trouve grâce à la peinture historique. Ainsi, sa fascination pour les incendies et les épidémies de Québec est initialement éveillée par la série de tableaux « Drames à Québec » de Joseph Légaré, qui l’incite à entreprendre des recherches sur les feux qui ont ravagé la ville au XIXe siècle. Réalisant la fréquence des incendies dans l’histoire de Québec, il tire la conclusion « que le feu est facteur de progrès, que les incendies favorisent souvent le développement urbain » (F : 28) et finit par se lancer dans une entreprise incendiaire qui se veut une illustration de cette force progressiste du feu dans l’histoire de Québec. Effectué ponctuellement et hors de tout cadre institutionnel, ce projet d’une commémoration par le feu échoue d’abord, car son souhait « qu’un journaliste, un historien amateur ou un blogueur établisse un lien » (F : 90) avec les incendies historiques, ne s’exauce pas à l’intérieur du monde fictionnel. En effet, après la mort du pyromane dans le Manège militaire, le narrateur omniscient de cette deuxième trame narrative est la seule instance en mesure d’exprimer le lien symbolique entre les incendies dans le présent et le passé de Québec : « Tout le ciel était enflammé comme dans un tableau de Légaré. La capitale était toujours ancrée dans le XIXe siècle » (F : 146).

18 Même le journaliste, qui soupçonne toutefois le jeune homme suspect qu’il avait croisé à Québec d’être à l’origine de l’incendie, renonce à élucider le motif de ce crime. Son rôle s’apparente dès lors à celui des spectateurs qui « assistaient impuissants à la disparition du Manège militaire de Québec » (F : 146), qui correspondent, à leur tour, aux « témoins impuissants du drame » (F : 14) dans la toile de Joseph Légaré représentant l’incendie du faubourg Saint-Jean-Baptiste en 1845 et dont la « présence est pourtant indice de la durée au-delà de toute destruction » (PARÉ 2012 : 137). Faute de pouvoir faire revivre l’histoire, le pyromane a ainsi mis en scène la résilience d’une ville en perpétuelle transition.

19 Vers la fin du roman, ce phénomène de la résilience se manifeste aussi sur le plan individuel lors d’une autre manifestation de la mémoire culturelle, la fête ou le rite, qui « par leur retour régulier, assurent la transmission et la pérennité du savoir identitaire,

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et donc la reproduction de l’identité culturelle » (ASSMANN 2010 : 52). En effet, la fête des Morts chinoise, à laquelle participe le journaliste avec Rachel après son retour de Québec, permet au journaliste de se remettre de l’impression troublante de la « ville- catacombe » de Québec et de ne plus juger inquiétante l’invisible présence des morts : « Aux côtés de Rachel, j’apprenais à apprivoiser les cimetières et la mort » (F : 151). Sa stabilité intérieure retrouvée à l’aide de cette nouvelle façon d’appréhender la mort, il semble s’approprier le récit de filiation soulevée initialement par Rachel pour l’orienter vers l’avenir. Lorsqu’il se rend compte que ce sera probablement à lui d’enterrer celle- ci à côté de son père, il ouvre une nouvelle lignée de filiation, et ce tout en soulignant son caractère fugitif : « Si notre amour durait jusqu’au jour de sa mort, je serais son fossoyeur » (F : 150).

20 Le fossoyeur devient ainsi l’image du transitoire dans un roman dont les protagonistes, tels des « fossoyeurs de la mémoire », creusent les strates du passé de Québec et finissent de manière volontaire par enfouir les connaissances dégagées – le journaliste décide de ne pas rendre public le trafic d’ossements par respect pour Rachel (F : 125) ou involontairement – la mort du pyromane l’empêche de poursuivre son entreprise. Ainsi, le portrait d’une mémoire collective fragile et fluctuante de Québec qu’ils esquissent reste aussi passager que le passé lui-même. En même temps, la mise en scène de la résilience pointe vers l’avenir, de sorte que l’interrogation sur la place du passé dans le présent suscite des réflexions sur l’expérience temporelle sous-jacente.

Dans la « zone de transition »

21 Observant de multiples tentatives de « sauvegarder, préserver » (HARTOG 2012 : 248) le passé à l’aide de diverses manifestations de la mémoire culturelle, les deux personnages semblent soulever le « regard muséal porté sur ce qui nous environne » que François Hartog identifie comme trait caractéristique de l’expérience temporelle contemporaine (HARTOG 2012 : 248). En effet, la diégèse comporte plusieurs symptômes de « l’ordre du temps3 » présentiste qu’Hartog observe depuis les années 1960 et qui se caractérise par une extension du présent, un présent qui « est devenu l’horizon » (HARTOG 2012 : 157), c’est-à-dire autoréférence première. Néanmoins, Les Fossoyeurs véhicule un présentisme différencié dont la comparaison au modèle d’Hartog fera ressortir les particularités.

22 Selon ce chercheur : Le présent s’est étendu tant en direction du futur que du passé. Vers le futur : par les dispositifs de la précaution et de la responsabilité, par la prise en compte de l’irréparable et de l’irréversible, par le recours à la notion de patrimoine et à celle de dette, qui réunit et donne sens à l’ensemble. Vers le passé : par (…) la responsabilité et le devoir de mémoire, la patrimonialisation, l’imprescriptible, la dette déjà. Formulé à partir du présent et pesant sur lui, ce double endettement (…) marque l’expérience contemporaine du présent (HARTOG 2012 : 267-268).4

23 Ce présent, qui est, toujours selon Hartog (2012 : 248), « inquiet, en quête de racines, obsédé de mémoire », se décèle dans le monde fictionnel des Fossoyeurs, saturé d’indices et de traces d’un passé oublié que les personnages s’efforcent de restituer. Il se détecte dans la prise d’assaut des Archives « par des généalogistes amateurs dans une quête éperdue de filiation » (F : 91) qu’observe le journaliste, et se reflète dans la poussée de plaques commémoratives qui visent à transformer les bâtiments patrimoniaux en lieux de mémoire. Ces signes du passé « restent le témoignage d’un monde profondément

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habité par le désir de la filiation » comme le maintient François Paré (2012 : 144). Sur le plan de l’intrigue, ce sentiment d’endettement sous-tend l’histoire du jeune homme qui perd sa vie en s’efforçant à faire comprendre à ses contemporains dans quelle mesure le Québec du présent est redevable à un acteur du passé, le feu.

24 La décision du journaliste d’ancrer sa vie dans le présent avec Rachel relativise, toutefois, la notion du devoir de mémoire et met en question l’idéal d’un passé imprescriptible mis en avant par Hartog. Refusant explicitement de « déterrer cette histoire [du trafic d’ossements] » (F : 125), c’est-à-dire de la rendre publique, il ne reconnaît pas l’endettement du présent vers le passé. Même si la « communion d’âmes [qu’il ressent avec Rachel se forme] sur fond de deuil, d’ancêtres et de trahison » (F : 149), et se réclame, de la sorte, du passé, il ne lui accorde pas l’emprise sur le présent.

25 En ce qui concerne la deuxième dimension de ce « double endettement » caractéristique du présentisme selon Hartog, les réflexions sur le rapport entre présent et futur ne partagent pas l’impression d’un présent « marqué par l’expérience de la crise de l’avenir, avec ses doutes sur le progrès et un futur perçu comme menace » (HARTOG 2012 : 261). Ainsi, parlant avec les squatteurs du souterrain qui disent pressentir « l’imminence d’un changement radical » (F : 130), le jeune homme apprend qu’ils n’ont pas peur « d’un cataclysme ou d’une guerre » (F : 130), ce qui va à l’encontre des dispositifs de la précaution et de la responsabilité mis en avant par Hartog. De manière semblable, face à l’expérience du transitoire, le journaliste prône l’attitude d’un observateur qui suggère d’interpréter « le monde comme une zone de transition, comme un couloir sans fin, ou mieux comme une suite de pièces en enfilade [affirmant que] [l]’important consist[e] moins à imaginer la dernière salle où nous allions déboucher qu’à observer le passage d’une pièce à l’autre » (F : 24-25).

26 Semblant vouloir se distancier de l’alarmisme présentiste qui l’environne, le journaliste formule une mise en garde contre une approche téléologique qui barre la vue pour les particularités du présent transitoire en n’y voyant que des signes d’un passé annonciateur ou d’un avenir menaçant.

27 Tel un commentaire métaréflexif, cet avertissement semble faire écho à la position du lecteur. En effet, l’agencement des deux trames narratives du roman en chapitres alternants permet au lecteur de vivre une telle expérience d’un mouvement de passage « d’une pièce [ou d’un chapitre] à l’autre » en tant qu’observateur, le va-et-vient entre une narration à la première personne et une narration à la troisième personne instaure une opposition entre deux postures narratives qui attire l’attention sur la narration, entravant, dès lors, l’immersion dans l’histoire. Ainsi, le narrateur-journaliste soucieux d’expliquer les origines de son récit, qui « prend naissance sous la pluie » (F : 9), rentre en contraste avec celui, hétérodiégétique, du deuxième récit sans qu’il soit possible de les concilier dans une diégèse cohérente. Par ce moyen métanarratif implicite, qui fait en sorte que le lecteur observe le texte d’un métaniveau, ce roman métahistorique souligne le caractère construit de la restitution du passé qu’il met lui-même en récit. Ainsi, Les Fossoyeurs ne met pas seulement en scène divers signes et lieux censés fixer une mémoire qui s’avère passagère dans un monde interprété comme une « zone de transition », mais suscite aussi des réflexions sur l’imaginaire de la ville de Québec qu’il propose, interrogeant, par là, son propre rôle de « média de constitution de la mémoire collective » (ERLL 2011 : 173-199).

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Les Fossoyeurs dans l’imaginaire de Québec

28 Lors de leurs recherches sur l’histoire de Québec, les deux protagonistes du double récit des Fossoyeurs dégagent un nombre considérable de faits historiques exposés ensuite au lecteur par le narrateur respectif. À la multitude d’informations qui renvoient à des lieux et à des événements de la réalité extratextuelle, s’ajoutent des références intertextuelles, telle une lecture commentée de l’ouvrage Les Cimetières de Québec (1941) de Pierre-Georges Roy. Hautement hétéroréférentiel, le roman se positionne, toutefois, d’emblée dans le champ de la fiction. Ainsi, l’incipit annonce un roman mimétique dans le sens de l’évocation d’un monde connu tout en convoquant ouvertement l’imagination indispensable à l’immersion fictionnelle : Pour entrer dans cette histoire, il faut imaginer la sensation de la terre dans la bouche, visualiser la topographie inaliénable qui divise Québec entre la ville basse et la ville haute et saisir la géographie fragile de Vancouver, ouverte à toutes les eaux. Il faut aussi avoir la foi des désespérés et croire en des filiations souterraines (F : 9).

29 Proposant un pacte de lecture basé sur la suspension consentie de l’incrédulité qui semble mettre en garde contre une lecture factuelle, Les Fossoyeurs est toutefois susceptible de façonner l’idée du passé dans la culture mémorielle, car l’imaginaire proposé interagit avec la mémoire collective, elle-même déjà condensée en symboles et structurée de manière narrative (ERLL 2011 : 190). Ce faisant, le caractère construit de l’inventaire d’images qui émane du récit fictionnel est mis en évidence dans l’opposition entre Québec et Vancouver préfigurée dans l’incipit. Faisant écho au contraste entre les deux récits alternants narrés respectivement à la première et à la troisième personne, la dimension hyperbolique de cette mise en opposition souligne le condensé des descriptions qui n’évoquent Vancouver que de manière contrastive. Ainsi, pour le journaliste, Vancouver est une ville « [d]énuée d’un passé autre que le parcours commémoratif des autochtones, contenue par les eaux […] [, une ville, où] [t]out demeure en surface » (F : 25), ce qui fait ressortir l’image de Québec en tant que ville marquée par le feu dont les profondeurs cachent un passé mouvementé et pluriel, et dont « les signes évoquent parfois une réalité défunte » (F : 143). L’une de ces réalités enfouies mises en évidence dans Les Fossoyeurs, est le lien pancanadien entre Québec et Vancouver tissé par la migration.

30 Lorsque François Paré suggère à ce sujet que la série d’effacements successifs [mis en scène dans Les Fossoyeurs] qui ponctuent l’histoire de Québec « pourraient être la base d’un récit renouvelé et plus complexe de la présence française en Amérique » (PARÉ 2012 : 141), il pointe vers une réécriture de l’histoire déclenchée par la fiction. La réalisation de ce potentiel d’influencer la mémoire collective dépend bien sûr de la réception du roman, qui ne pourra être évaluée qu’avec un recul5. Force est de constater, toutefois, que ce roman, qui suscite des réflexions sur l’histoire canadienne et québécoise, a en même temps aidé à entretenir au moins un mythe populaire sur l’histoire de la ville de Québec. L’un des très rares œuvres littéraires sur la présence chinoise à Québec, Les Fossoyeurs semble s’inscrire dans la lignée de La Trilogie des Dragons de Robert Lepage. En effet, le journaliste diégétique y fait référence lorsqu’il mentionne avoir vu « une pièce de théâtre qui évoquait ce quartier chinois aujourd’hui disparu, enseveli sous une autoroute » (F : 11). L’existence d’un véritable Chinatown à Québec étant fortement contestée, cette phrase et des comptes rendus comme celui paru dans le Devoir, qui résume l’intrigue du roman par « un journaliste retrace l’ancien

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Chinatown de Québec » (Le Devoir 2011), par exemple, contribuent à perpétuer ce que Martine Freedman considère comme « une pure construction imaginaire » (FREEDMAN 2012 : 97).

31 Ce potentiel d’innovation – ou de confirmation – des Fossoyeurs ne concerne, toutefois, pas seulement le domaine de l’historiographie, car le « visage méconnu » de l’ancienne « machine à assimiler » (F : 144) hantée par la mort, tel que proposé par le personnage- narrateur de Lamontagne, renouvelle aussi l’imaginaire romanesque de la ville traditionnellement comparée à Montréal. Alors que le clivage socioéconomique entre haute-ville et basse-ville qu’il évoque (F : 40) est un topos courant, comme l’a démontré Jaap Lintvelt par rapport à la littérature québécoise (LINTVELT 1999 : 295-316), il n’en va pas de même pour celui de la « ville-catacombe » (F : 145) que le journaliste substitue explicitement à la métaphore de « Québec comme personnage féminin dont le cœur est la vieille ville » (F : 87) proposée par Jacques Poulin (POULIN 1970 : 38)6, lorsqu’il affirme : « À mes yeux, le quartier intra-muros tient plus de l’imaginaire gothique que du giron maternel » (F : 87-88). Suscitant de multiples réflexions à l’égard de la mémoire collective de la ville de Québec d’aujourd’hui dans un mode fictionnel, Les Fossoyeurs s’apparente alors en même temps à un « moulin à images » sur ce passé.

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NOTES

1. Les Fossoyeurs a été finaliste au Prix des lecteurs de Radio-Canada, un prix qui vise à promouvoir des œuvres d’auteurs canadiens vivant en milieu francophone minoritaire (cf. RADIO- CANADA 2011). Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle F, suivi de la page. 2. Directeur du Département d’études françaises, hispaniques et italiennes de l’Université de la Colombie-Britannique, André Lamontagne a fait paraître une première œuvre de fiction en 2006, un recueil de nouvelles intitulé Le Tribunal parallèle. 3. Dans Régimes d’historicités. Présentisme et expériences du temps, Hartog emploie de manière synonyme les termes « ordre du temps » et « régime d’historicité » lors de son analyse diachronique des différents rapports entre passé, présent et futur sous-tendant des œuvres historiographiques. 4. La critique a comparé cette notion à la modernité. Philippe Lacour remarque notamment que « la conception du “present” comme référence de la temporalité de l’action […], [que] le sens de toute action soit relatif au présent (même s’il peut faire intervenir, accessoirement le passé et le futur) correspond à ce que d’autres, notamment Habermas, ont appelé la modernité » (LACOUR 2004). Dans le cadre de l’étude présente, le critère concis du « double endettement » envers le passé et le futur s’avère toutefois utile. 5. Depuis sa nomination pour le prix des lecteurs Radio-Canada, le roman a été l’objet de comptes rendus dans la presse francophone à travers le Canada (cf. par exemple LE DEVOIR 2011, L’AURORE BORÉALE 2012) et des revues spécialisées comme Canadian Literature (cf. THOMAS 2011) et Entre les lignes (cf. SÉVIGNY 2011). Outre la première analyse publiée du roman, l’article cité de François Paré (cf. PARé 2012), un mémoire de maîtrise (cf. DEFRAEYE 2013) se penche sur Les Fossoyeurs, qui a par ailleurs été traduit en anglais sous le titre The Gravediggers en 2012 (cf. LAMONTAGNE 2012). 6. Jaap Lintvelt détecte cet imaginaire maternel et protecteur de Québec en tant que « ville féminine » aussi dans un autre roman de Jacques Poulin, Mon cheval pour un royaume (1967), ainsi que dans Fou-Bar (1977) d’Alain Beaulieu.

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RÉSUMÉS

Le présent article se penche sur la mise en scène d’une mémoire plurielle et passagère de la ville de Québec dans le roman métahistorique Les Fossoyeurs. Dans la mémoire de Québec (2010), de l’écrivain franco-colombien André Lamontagne. Ayant recours à la distinction entre mémoire communicationnelle et mémoire culturelle (Jan ASSMANN) et à la notion du présentisme (François HARTOG), l’article analyse les réflexions sur la mémoire et le temps, soulevées de manière implicite ou explicite dans Les Fossoyeurs avant d’interroger l’apport de ce roman à l’imaginaire de la mémoire collective de Québec.

The present article deals with the representation of a plural and fleeting memory of Québec City in the metahistorical novel Les Fossoyeurs. Dans la mémoire de Québec (2010) by franco-columbian writer André Lamontagne. Based on the distinction between communicative and cultural memory (Jan ASSMANN) and the concept of présentisme (François HARTOG), the article discusses the implicit and explicit reflections on memory and time in Les Fossoyeurs before focusing on how the novel contributes to the imagery of the collective memory of Québec City.

AUTEUR

MARION KÜHN CRILCQ/Université Laval

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Enjeux et perspectives de la représentation d’une mémoire caribéenne dans le roman caribéen- canadien anglophone des années 2000

Rodolphe Solbiac

1 Les romanciers caribéens-canadiens Austin Clarke, Ramabai Espinet, Dionne Brand, David Chariandy offrent des explorations de la mémoire caribéenne des personnages qu’ils mettent en scène, dans les romans qu’ils publient durant la décennie 2000. Austin Clarke restaure une mémoire féminine caribéenne dans ses romans The Polished Hoe (2002) et More (2008). Les personnages féminins de Ramabai Espinet dans The Swinging Bridge (2003) récupèrent et revisitent les mémoires indiennes et trinidadiennes, alors que les personnages du Soucouyant (2007) de David Chariandy restituent les mémoires trinidadiennes. De plus, More et Soucouyant partagent avec What We All Long For (2005) de Dionne Brand l’exploration dramatique de la question de la transmission d’une mémoire extraterritoriale à des Canadiens immigrants de deuxième génération. Ces caractéristiques communes invitent à explorer les enjeux et les perspectives de la représentation des mémoires caribéennes dans ces textes.

2 Il ressort de l’analyse de travaux récents qu’une approche pertinente de la mémoire se doit de la considérer non pas seulement comme un moyen de permettre ou de favoriser la formation de l’identité, mais aussi comme un médium qui permet l’élaboration d’un discours politique public (AMINE ET BESCHEA-FACHE 2012 : 105). En effet, en plus de déterminer ou d’influencer la formation de l’identité, commémorations et actes de mémoire nous instruisent sur les procédés qui concourent à l’élaboration d’une conscience historique, les dynamiques de reproduction culturelle, l’articulation de politiques de la culture et la reconstruction du rapport au lieu (ibid : 105). De plus, si la connaissance des processus d’élaboration de la mémoire permet une meilleure appréhension de l’importance des enjeux mémoriels, il est également important

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d’identifier les entrepreneurs mémoriels, individus, communautés, institutions et leurs champs d’action (national ou international) afin d’appréhender la dimension politique des opérations d’élaboration de la mémoire qu’ils conduisent.

3 Cette étude entreprend de répondre à la question de savoir si les représentations des mémoires caribéennes dans ces œuvres produisent, individuellement ou collectivement, une élaboration de la mémoire qui répond aux enjeux, énoncés précédemment, de détermination ou d’influence de la formation de l’identité, d’élaboration d’une conscience historique, de reconstruction du lieu, de reproduction culturelle, ou encore d’articulation de politiques de la culture. Il s’agit de déterminer si les caractères des représentations de la mémoire caribéenne dans ces œuvres font de leurs auteurs des entrepreneurs mémoriels investis dans une action de programmation culturelle1. Cette réflexion entreprend également d’identifier les enjeux et perspectives qui découlent de ces représentations de la mémoire pour le sujet caribéen-canadien et pour la mémoire collective canadienne définie comme « réalité sociale transmise et perpétuée par l’action consciente » (HALBWACHS ET ALEXANDRE 1950 :36).

Mémoire des Caribéens immigrés au Canada : représentation ou élaboration ?

4 Narration, caractérisation et intrigue produisent des représentations exploratoires du passé caribéen mêlant sphère privée, mémoires sociales, et histoires qui produisent une élaboration de la mémoire. L’exploration de l’entremêlement des mémoires individuelles de personnages caribéens immigrés au Canada avec l’histoire de la Caraïbe construit les mémoires culturelles caribéennes, remplissant, premièrement, une fonction de documentation de l’origine et de l’identité des Caribéens-Canadiens. Sont ainsi révélés différents aspects des cultures nées de la colonisation britannique de la Caraïbe, la multiplicité des origines ainsi que la diversité des routes et traversées qui de l’Europe, de l’Afrique et de l’Asie, principalement, ont façonné la population caribéenne installée au Canada.

5 Si The Polished Hoe d’Austin Clarke met l’accent sur les stratifications raciales dans la société sucrière coloniale barbadienne, l’action de Soucouyant s’organise autour des croyances trinidadiennes originaires d’Afrique de l’Ouest. A travers la figure du Soucouyant elle invite le lecteur à embrasser l’imaginaire afro-créole ainsi que les savoirs traditionnels qui lui sont associés. Ainsi la pharmacopée et la médecine traditionnelle afro-trinidadiennes sont présentées avec force détails. Il en va de même de tradition culinaire afro-créole dans un texte qui restitue également la dimension indo-trinidadienne de cette culture. The Swinging Bridge pour sa part représente à la fois les dimensions afro-créole et indo-trinidadienne de la culture de Trinidad tout en révélant la portée d’aspects méconnus de la mémoire indienne. Les cultures franco- trinidadienne et indo-trinidadienne nées de l’exploitation de la canne à sucre, l’héritage Indien du « divali » et du « matikor » sont mis en dialogue avec le calypso et le carnaval.

6 Cette exploration de l’enchevêtrement des mémoires individuelles des personnages avec l’histoire relève également du devoir de mémoire car elle témoigne de la violence coloniale, néocoloniale et postcoloniale crue dont ces Caribéens-Canadiens ont subit les conséquences et que leurs compatriotes Canadiens méconnaissent. The Polished Hoe

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témoigne du droit de cuissage exercé par les descendants de planteurs anglais dans la Barbade des années 1940 alors que Soucouyant expose la violence coloniale et impérialiste étasunienne, générée par l’installation de la base militaire de Chaguaramas pendant la seconde guerre mondiale (CLARKE 2003 : 181). Pour sa part The Swinging Bridge ramène le lecteur à la genèse de la violence patriarcale indo-trinidadienne tout en explorant la violence psychologique produite par la marginalisation politique de l’Indo- Trinidadien dans la Trinidad postcoloniale (ESPINET 2003 : 72-76).

7 Ces reconnections mémorielles conduisent les personnages sur la voie d’une liquidation de diverses formes de l’héritage colonial habitant leur psychisme. L’exposition de la violence coloniale possède parfois une visée expurgatoire comme dans The Polished Hoe où la mise à nu de la mémoire enfouie du droit de cuissage colonial, ouvre la voie à la réhabilitation, voire la réparation des victimes par la révélation de leur résistance et de leur rébellion exprimée par des meurtres à visée symbolique. « […] I was determined. And deliberate. Because I knew what my cause was. And I had a cause » (CLARKE 2003 : 7-8).

8 Ces représentations de la mémoire procèdent donc à une révision de l’image du sujet caribéen représenté non plus seulement comme une victime du colonialisme mais comme sujet dans une histoire douloureuse. Cette réhabilitation de l’image du sujet caribéen postcolonial concerne essentiellement la femme caribéenne (The Polished Hoe, The Swinging Bridge et Soucouyant) car ces textes reconstruisent des généalogies féminines, pour souligner sa résistance et son exercice d’un certain libre arbitre.

9 Cette liquidation de l’héritage colonial est complétée par le récit des circonstances de la migration caribéenne au Canada. Soucouyant et More restituent la mémoire de l’immigration, au début des années soixante, de femmes caribéennes dans le cadre d’un programme national d’introduction de travailleuses originaires de la Caraïbe anglophone alors que The Swinging Bridge restitue le contexte de la migration des Indo- Caribéens. What We All Long For narre pour sa part le parcours canadien du Jamaïcain Fitz. La mémoire restituée est aussi en grande partie la mémoire de l’expérience canadienne des personnages qui retrace, sur plusieurs décennies, les parcours qui en ont fait des Canadiens.

10 De par ces diverses dimensions de l’exploration mémorielle, alliant mémoire familiale et histoire sociale, ces textes contribuent à l’élaboration d’une conscience historique des dynamiques coloniales méconnues qui ont façonné les sociétés caribéennes d’une part, des circonstances et de l’origine de la présence des Caribéens sur la terre canadienne de l’autre. Ils contribuent en cela à résorber les discontinuités qui caractérisent les histoires et les mémoires des Caribéens. Ainsi, dans The Swinging Bridge la reconnexion mémorielle avec Trinidad appelle à l’acceptation et à la poursuite de la créolisation des Indo-Trinidadiens en rompant avec les logiques de conflit culturel et ethnique héritées de l’histoire coloniale. Elle prend la forme d’un ré-enracinement à Trinidad, préalable à l’achèvement de l’intégration au Canada de l’héroïne indo- trinidadienne Mona. De même, le chapitre 6 de Soucouyant exemplifie la fonction de l’ensemble de ces romans qui consiste à amener les lecteurs (caribéens-canadiens et canadiens) à la conscience historique des dynamiques coloniales et néocoloniales qui ont façonné leurs pays ainsi que leurs destins. Le romancier y crée une situation de transmission de la mémoire culturelle historique par l’immigrant de deuxième génération à l’immigrant de première génération à qui son éducation coloniale n’a pas permis d’accéder à la conscience de ces dynamiques qui ont déterminé sa vie. Ainsi le

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héros de Soucouyant tente de transmettre à sa mère la mémoire historique de Trinidad et de son village Carenage reconstituée par ses recherches (CHARIANDY 2007 : 175).

11 L’éveil à la connaissance des circonstances des migrations des Caribéens au Canada construit la légitimité de leur présence dans ce pays tout en concourant à la définition d’une identité caribéenne-canadienne. Cette formation de l’identité caribéenne- canadienne résulte en grande partie de la transformation, chez les personnages principaux, de l’aspiration au retour au pays natal en un ré-enracinement mémoriel dans la Caraïbe. La nostalgie paralysante, ou l’ambivalence du double exilé n’appartenant plus à la Caraïbe sans pour autant se sentir Canadien, fait place à la détermination à être chez soi au Canada sans renoncer à sa culture caribéenne.

12 Le ré-enracinement mémoriel s’accompagne d’une reconstruction du lieu qui cesse de considérer la présence au Canada comme provisoire. Cette reterritorialisation constitue une dimension importante de l’émergence d’une identité caribéenne-canadienne. Les personnages caribéens immigrants de The Swinging Bridge, Soucouyant, What We All Long For et More, considèrent le Canada comme le pays où ils construisent leur futur. Ainsi l’évocation par la quadragénaire Mona des souvenirs de sa vie de jeune adulte à Montréal montre à quel point son identité a été façonnée par les caractères de cette ville. Une dimension importante de l’intrigue de The Swinging Bridge réside dans l’exploration des routes qui ont conduit Mona à reconnaître et à accepter son appartenance au Canada. De même, dans Soucouyant l’exploration chaotique de l’histoire d’Adèle en Ontario constitue le récit des circonstances de la construction de son appartenance au Canada. Dans More, la narration de l’expérience canadienne d’Idora Morrisson immigrée au Canada pour travailler comme femme de ménage constitue un récit des confrontations, des adaptations (CLARKE 2010 : 190) et des résistances (ibid : 193) qui ont marqué le parcours identitaire de cette anglo-caribéenne plutôt prude et religieuse.

13 Les représentations de la mémoire canadienne de ces personnages caribéens exposent le processus de transformation identitaire auquel ils sont soumis en explorant, par exemple, la dimension psychologique de leurs tentatives d’inscription dans le projet national canadien multiculturaliste. Elles révèlent les déceptions, régressions et ruptures dans les parcours identitaires de Mona, Idora, Adèle et des autres, provoquées par la concrétisation insuffisante de l’aspiration à trouver sa place dans la société canadienne, mais aussi le développement d’une solidarité cosmopolite entre immigrants d’origines diverses, illustrée par la relation qu’entretenait Adèle avec sa voisine originaire d’Europe de l’Est (ibid : 140).

Les Caribéens-Canadiens de seconde génération et la question de la transmission

14 La mise en scène de Caribéens-Canadiens de deuxième génération dans More, What We All Long For et Soucouyant renvoie à la question des dynamiques de reproduction culturelle. Si The Swinging Bridge se limite à mentionner cette question qui constitue une préoccupation concernant l’avenir désormais canadien de l’héroïne Mona, le malaise et les difficultés qu’éprouvent leurs enfants nés au Canada sont au cœur de l’action des autres romans. Ils abordent par ce biais les questions de la transmission de la mémoire culturelle caribéenne et de son intégration à la culture nationale canadienne.

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15 Qu’il s’agisse de BJ le fils de l’immigrante barbadienne Idora dans More, du jeune Canadien-Jamaïcain Oku dans What We All Long for du héros sans nom de Soucouyant, ou encore de son amie Meera, les personnages caribéens immigrants de deuxième génération éprouvent des difficultés à trouver leur voie dans une société canadienne qui n’intègre ni leur mémoire ni leur histoire. Ils entrent en conflit avec le système éducatif canadien à cause de son eurocentrisme et avec des parents incapables d’assurer la transmission de leur culture et de les aider à s’inscrire dans un avenir canadien serein. « La transmission s’inscrit dans la durée, dans un temps qui pointe la succession des générations et les relie les unes aux autres dans de la continuité transgénérationnelle » nous dit Hossaïn Bendahman (BENHAHMAN 2011 :15). En l’absence de transmission parentale et institutionnelle de la mémoire caribéenne, ces personnages sont dépourvus de « la continuité [qui] permet au sujet de se situer tout à la fois dans le temps et dans l’espace individuel et collectif ; dans l’horizon temporel et dans les territoires personnels comme dans l’histoire et la géographie des groupes sociaux et culturels de référence » (ibid 2011 :15). Dans l’impossibilité de se projeter positivement dans l’avenir ils se sentent repoussés vers la marginalité par leur environnement eurocentrique, xénophobe et raciste. La fin tragique de BJ, membre d’un gang porte ce tourment à son paroxysme et transforme l’épilogue du roman More en plaidoyer pour la reconnaissance et l’intégration de la culture caribéenne.

16 A l’inverse, le héros sans nom de Soucouyant trouve son salut. Il ne le doit cependant qu’à la réorganisation qu’il entreprend de la mémoire familiale trinidadienne, transmise de manière anarchique par une mère folle, en parallèle avec la reconstruction autodidacte, avec l’aide de la bibliothécaire Mrs Cameron, d’une mémoire sociale et d’une Histoire revisitées, qui défont les hiérarchies établies par le colonialisme britannique et confèrent à l’histoire trinidadienne un statut équivalent à celui de l’histoire du Canada (CHARIANDY 2007 : 136-37). Dans ce parcours, son introduction à la mémoire de Scarborough par l’intermédiaire de la lecture du poème intitulé « The Scarborough Lament » écrit par l’un des premiers immigrants anglo- saxons du Canada permet l’affiliation à l’histoire anglo-canadienne nécessaire à la construction de son appartenance et de son identité canadiennes. Elle le dote ainsi d’une mémoire multidirectionnelle faite d’affiliations culturelles diverses. Cependant, si le héros de Soucouyant trouve sa voie, dans son parcours douloureux il ne peut s’appuyer ni sur ses parents ni sur le système éducatif canadien. L’ensemble de ces romans exprime l’idée que cela n’est pas acceptable. Le plaidoyer qui conclut More renvoie au titre de ce roman pour exprimer l’idée qu’il faut aller plus loin dans la reconnaissance et l’intégration des mémoires et des cultures extraterritoriales. Ce titre fait écho à celui qu’avait choisi Dionne Brand quelques années plus tôt, (What We All Long For) pour exprimer l’aspiration de tous les immigrants de deuxième génération à ce que la politique culturelle nationale aille plus loin dans la prise en compte des mémoires et des cultures extraterritoriales.

17 Dans ces romans, la peinture des difficultés que rencontrent ces fils de caribéens à trouver leur place parmi leurs pairs canadiens élabore un discours qui souligne la nécessité d’une dimension institutionnelle à la transmission, afin que les mémoires partagées dans l’espace académique permettent l’émergence de nouvelles solidarités. En exprimant cette aspiration à de nouvelles solidarités sur la terre canadienne ces œuvres accomplissent la tâche qu’attribuait, il y a quelques années, George Eliot Clarke aux écrivains caribéens-canadiens : “Afro-Caribbean-Canadian writers and their critics

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must consciously delineate the Canadianness of Afro-Caribbean-Canadian consciousness by paying due attention to the concrete particulars of history and socio- political donnees (CLARKE 2012 : 131).” Elles produisent un discours sur la politique culturelle à mettre en œuvre au Canada qui pose la nécessité de l’intégration de cette identité caribéenne-canadienne à la culture nationale canadienne, au moyen d’une reconnaissance institutionnelle de ses mémoires extraterritoriales.

18 Ces explorations littéraires des mémoires caribéennes remplissent un devoir de mémoire en même temps qu’elles exercent une fonction de patrimonialisation exprimant le refus de l’amnésie culturelle. Elles produisent une définition d’une l’identité culturelle caribéenne-canadienne, née d’un enracinement au Canada et d’un ré-enracinement mémoriel dans la Caraïbe, qu’elle dote d’une mémoire collective transnationale. La narration des parcours de ces personnages apparait comme une contribution au processus d’adaptation des Caribéens aux nouvelles dimensions de leur vie canadienne, comme proposition invitant le sujet caribéen migrant à envisager sa propre transformation, de même que l’exploration de nouveaux rapports sociaux avec le Canada et la Caraïbe. L’époque de « the repression of Canada as a ‘homeland’« (117) dont parle George Eliot Clarke, à propos des auteurs caribéens-canadiens, est révolue. Au-delà de l’ethnographique, ces œuvres constituent une contribution à l’achèvement du long processus de libération de l’empreinte psychologique du colonialisme, préalable nécessaire à la transformation que demande l’évolution de la société canadienne contemporaine. Cependant, si cette réorientation vers le Canada signifie l’abandon de la perspective du retour effectif au pays natal et l’acceptation par ces personnages de l’idée qu’ils sont devenus des Canadiens, elle rejette néanmoins l’amnésie culturelle. Elle s’appuie même sur ce ré-enracinement mémoriel qui apparaît dès lors comme un élément fondamental d’une identité caribéenne-canadienne.

19 L’examen de l’ensemble des caractéristiques des explorations et représentations des mémoires caribéennes en provenance de la Barbade, de Trinidad, de la Jamaïque, de l’Inde et du Canada que proposent ces romans révèle qu’elles produisent individuellement et collectivement une élaboration qui définit les caractères d’une mémoire collective décolonisée et émancipatrice qui se révèle être caribéenne, canadienne, transnationale, pluriethnique, et multidirectionnelle tout à la fois. Il convient d’identifier et d’examiner les perspectives qui découlent de cette élaboration pour le sujet caribéen diasporique, d’une part, et en ce qui concerne le débat canadien sur la définition d’une mémoire nationale, d’autre part.

Mémoire collective caribéenne-canadienne, identité et mémoire canadienne

20 Cette entreprise mémorielle qui dessine les contours d’une identité caribéenne- canadienne en élaborant une mémoire collective transnationale, pluriethnique et multidirectionnelle, contribue à la révision de la conception selon laquelle la mémoire collective se construit de manière linéaire, sur un territoire national unique par un processus d’effacement des mémoires culturelles singulières qui caractérise les premières années du 21ème siècle marquées par la mondialisation (AMINE ET BESCHEA- FACHE 2012 : 99). Elle constitue également une prise de position dans le débat canadien sur la question de la mémoire nationale car elle répond (en la contestant) à l’entreprise mémorielle univoque des tenants de l’idéologie l’assimilationniste sous-jacente de la

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politique multiculturaliste canadienne des années 1980 et 1990, qui exerce une action de promotion de l’anglo-conformité par effacement des mémoires culturelles (BUDDE 2004 : 248). Cette action mémorielle combat donc l’occultation de l’histoire « des dynamiques sociales et politiques qui ont contribué à l’édification de la nation canadienne et produit des discriminations encore opérantes à l’encontre de nombreux Canadiens » (KAMBOURELI 2009 : 101-102). En révélant le caractère polyethnique et multiracial de l’identité caribéenne-canadienne, cette entreprise conteste donc un projet assimilationniste qui en présentant l’intégration des structures existantes de la culture anglo-canadienne comme étant la réponse aux problèmes raciaux, réclame un lissage ethnique et racial.

21 De plus, la définition d’une identité caribéenne-canadienne comporte également un enjeu pour la communauté caribéenne diasporique. Elle interroge en effet la carte culturelle dessinée par l’Atlantique Noir de Paul Gilroy qui propose une culture diasporique comme alternative aux cultures nationales. Elle révèle les limites de cette conceptualisation lorsqu’il s’agit de rendre compte de la combinaison singulière de racines, de routes et d’enracinements constitutives de cette identité caribéenne- canadienne (BUCKNOR ET COLEMAN 2005 : viii). En effet, l’énonciation collective produite par ces œuvres renvoie au débat diasporique entre ceux qui privilégient les racines et ceux qui privilégient les routes dans la définition de l’identité et de l’appartenance du sujet diasporique. Si dans ce débat les routes ont souvent obtenu les faveurs des penseurs dans le sillage de la pensée de Paul Gilroy, les œuvres étudiées ici, rendant compte de l’enracinement canadien des personnages caribéens, font partie de celles qui ont contribué à réorienter le discours de l’« Atlantique Noir » en mettant l’accent sur les établissements créateurs de nouvelles racines au Canada dont parle Diana Brydon dans Detour Canada : Rerouting the Black Atlantic, Reconfiguring the Postcolonial ( BRYDON 2002 : 120). Cette réorientation du discours des études sur la culture constitue un détour et permet de revalider le cadre national en tant que catégorie viable au sein de laquelle les identités culturelles recherchent leur émancipation et la reconnaissance des appartenances multiples (BUCKNOR ET COLEMAN 2005 : iv).

Réception, diffusion, transmission

22 L’accession à la mémoire nationale canadienne constitue un enjeu majeur pour cette expression littéraire singulière, dans un contexte de compétition et de hiérarchie dans l’accession des différentes mémoires à l’espace public puis à la transmission. La transmission de cette expression littéraire et de cette mémoire caribéenne-canadienne à l’ensemble des canadiens dépend de l’action de programmation culturelle, relevant de la critique et de la réception académiques, mais aussi des pratiques éditoriales critiques (revues littéraires) et « anthologisantes », menée au sein de l’institution littéraire2, qui décide de l’introduction des œuvres au centre du polysystème littéraire3. Comme c’est le cas pour tout produit culturel4, la reconnaissance qu’obtient un texte dans le système littéraire découle non pas de sa valeur, mais du statut qui lui est attribué par un acteur culturel qui possède le pouvoir politique et culturel de le lui attribuer, dans le cadre de l’action de programmation culturelle qu’il a choisi de mener (SHAVIT 1991 : 233).

23 Dans la situation canadienne, il existe depuis les années 1950 une écriture caribéenne- canadienne dont Austin Clarke a été la figure de proue depuis ses débuts, et qui s’est continuellement enrichie de nombreuses publications de qualité. Cependant, jusqu’à la

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fin des années 1980, son accès au lectorat canadien le plus large et à la mémoire canadienne, fut limité par une diffusion essentiellement communautaire, résultant de l’action de programmation culturelle conservatrice de l’institution littéraire canadienne. Rompant avec cet hermétisme, le multiculturalisme littéraire mis en œuvre par les organes culturels des institutions politiques ontariennes et fédérales, durant les années 1980 et 1990, a conduit à l’introduction d’œuvres produites par des écrivains canadiens immigrants de première génération appartenant à des minorités ethniques non-européennes au centre du polysystème littéraire5.

24 Dans ce cadre, les œuvres de Neil Bissoondath et Rohinton Mistry (pour ne citer que ceux-là) se sont vus décerner, entre autres distinctions, le prix du gouverneur général. Durant la décennie 2000 la littérature canadienne connaît une autre évolution majeure que l’on peut considérer comme une conséquence de plusieurs décennies de politiques multiculturalistes. En effet, l’attribution du « Giller Prize » à Austin Clarke en 2003 pour The Polished Hoe constitue un tournant dans l’histoire littéraire canadienne. Il marque l’introduction de l’écriture caribéenne-canadienne au centre du polysystème par un organe de l’institution littéraire indépendant des instances locales et fédérales mettant en œuvre la politique culturelle en Ontario, comme en témoigne cet échange entre Austin Clarke et Donna Bailey Nurse sur la portée du « Giller Prize » : « For many years I wondered why my work had received such scant attention » he says. « Not only because I imagined the literary quality of my books, but because I was aware of the amount of work I had put into my writing. » For Clarke, the most important thing about the Giller is the critical acknowledgement it bestows : « I would be a fool to say that the Giller is meaningless, » he says. « It is important insofar as legitimacy might be given to ideas which I have been talking about for years. » (BAILEY NURSE 2003 : 24)

25 Dans le sillage de cet événement, les œuvres de Dionne Brand, David Chariandy que nous étudions ici, ont obtenu des prix attribués par l’institution littéraire non politique. Dionne Brand a obtenu le prix du Globe and Mail pour What We All Long For alors que le roman Soucouyant de David Chariandy a obtenu le « prix du livre de l’année » attribué par le ForeWord Magazine et fait partie de neuf autres sélections. The Polished Hoe a aussi obtenu le prix du Commonwealth et le « Trillium Prize » décerné par la province d’Ontario. The Swinging Bridge de Ramabai Espinet a pour sa part fait partie de plusieurs sélections pour des prix prestigieux6. L’attribution de ces prix ainsi que leur présence dans ces sélections ont permis à ces œuvres d’atteindre la mémoire publique canadienne (en tant que produit culturel consommé par toute personne qui reçoit l’œuvre par l’intermédiaire des fragments de textes, d’images, et de discours que font circuler les média)7 mais aussi d’accéder au centre du polysystème littéraire par l’action de programmateurs culturels indépendants du pouvoir politique et de sa politique de multiculturalisme littéraire.

Conclusion

26 Ces œuvres écrites par le barbadien Austin Clarke, l’Afro-Trinidadienne Dionne Brand, les Indo-Trinidadiens Ramabai Espinet et David Chariandy contribuent à une entreprise mémorielle pan-caribéenne, interethnique, transnationale qui est également intergénérationnelle car David Chariandy est un Canadien de deuxième génération. Elles constituent une expression collective qui exprime de manière homogène et complémentaire les aspirations du sujet caribéen diasporique, lui indiquent les termes

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de sa propre transformation que requiert un avenir canadien, tout en interpellant la société canadienne sur la reconnaissance et la transmission des mémoires extraterritoriales.

27 L’introduction de ces œuvres au centre du canon ouvre à d’autres perspectives pour les cultures caribéenne-canadienne et canadienne. Elle permet d’envisager la transmission des visions idées et représentations caribéenne-canadiennes contenues dans ces romans tout autant qu’une mémoire caribéenne plus lointaine. Elle ouvre également la perspective de l’accès de l’ensemble des canadiens aux dynamiques sociales et historiques qui ont produit l’identité caribéenne-canadienne, contribuant ainsi à l’élaboration d’une mémoire nationale canadienne multidirectionnelle, transnationale et diasporique.

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NOTES

1. “Culture planning takes place ‘once any body, individual or group, holding whatever position, starts to act for the promotion of certain elements and for the suppression of other elements’ […] groups involved with culture planning can select certain elements from the cultural repertoire to compose their strategies of action […]”(CODDE 2003: 100). 2. The term institution refers to “the aggregate of factors involved with the control of culture” (Even-Zohar 1997 b). It includes ministerial offices, academies, educational institutions, mass media, and any agent that affects the acceptance or rejection of models and norms. 3. La théorie sémiotique du polysystème d’Even-Zohar et de ses successeurs permet d’approcher l’espace littéraire canadien en tant que polysystème faisant l’objet d’une « programmation culturelle » visant à définir et à contrôler un répertoire commun qui détermine les conditions de la création et de la consommation des produits culturels (CODDE 2003 : 91-92). 4. “The term product refers to “any performed set of signs and/or materials,’’ including ‘‘a given behavior.’’ As the outcome of any action, the product can be ‘‘an utterance, a text, an artifact, an edifice, an ‘image,’ or an ‘event’ […]” (CODDE 2003 : 100). 5. « [L]a politique culturelle d’un multiculturalisme réformé instauré en 1988 par le « Canadian Multiculturalism Act » […] a pour mission de favoriser l’accès aux institutions culturelles des artistes d’origines culturelles diverses, d’encourager les institutions culturelles à changer leurs politiques et leurs pratiques afin de mieux refléter la diversité de l’expression artistique et culturelle du Canada […] » (SOLBIAC 2009 : 301). 6. Il a obtenu en 2008 le Prix Nicolas Guillen décerné par la Caribbean Philosophical Association. 7. “Every member of a community is a consumer of its cultural artifacts, even if only indirectly or fragmentarily—in everyday life, one inevitably ‘consumes’ scores of textual or visual fragments” (CODDE 2003: 101).

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RÉSUMÉS

Cette étude examine les enjeux et la portée de la représentation des mémoires caribéennes dans les romans publiés par les Caribéens-Canadiens anglophones Austin Clarke, Ramabai Espinet, Dionne Brand et David Chariandy durant les années 2000. Elle démontre que leurs représentations de ces mémoires refusent l’amnésie culturelle, tout en concourant à l’élaboration d’une mémoire collective caribéenne canadienne transnationale, pluriethnique et multidirectionnelle ainsi qu’à la définition d’une identité caribéenne-canadienne. Elle met en évidence le statut d’entrepreneurs mémoriels de ces auteurs investis dans une action de programmation culturelle qui les engage dans le débat canadien sur le statut des extraterritorialités culturelles dans la définition de la mémoire et de l’identité canadiennes. La transmission est également abordée, en relation avec la réception de ces ouvrages par les institutions du polysystème littéraire canadien.

This paper studies the scope and stakes of memory reconstruction in novels published in the years 2000-2010 by Anglophone Caribbean Canadian writers Austin Clarke, Ramabai Espinet, Dionne Brand, and David Chariandy. It demonstrates that they articulate a transnational, multiethnic and multidirectional Caribbean-Canadian collective memory that draws the frame of a Caribbean-Canadian identity. This article also reveals that these writers stand as active players in memory construction and contribute to the contemporary debate about the definition of Canadian memory and national identity. It demonstrates that these works constitute acts of cultural planning promoting the Canadianness of Caribbean Canadian memory and rejecting cultural amnesia. It also studies the concept of transmission through an analysis of reception in the context of Canadian literary polysystem.

AUTEUR

RODOLPHE SOLBIAC Université des Antilles et de la Guyane

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Les enjeux de la mémoire du pays natal chez Nancy Huston

Vanessa Massoni da Rocha

1 Les manières de constituer la mémoire ont fait l’objet de nombreuses productions dans différents domaines de l’expression. Dans ce préambule il s’avère important de mettre en relief une parabole revisitée à plusieurs reprises. Il s’agit du choix de deux éléments capables d’illuminer et de distinguer deux manières de s’approprier l’espace et de le façonner dans les nuances de la mémoire et de l’oubli.

2 Dans son ouvrage L’Homme ralenti paru en 2006, J.M. Coetzee propose deux catégories identitaires représentées par les figures du chthonien et du papillon (COETZEE 2006 : 297, 208). Tandis que le chthonien fait allusion au besoin de bien garder les pieds sur la terre natale, le papillon personnifie le besoin de flâner, de survoler, d’adopter l’errance. Une configuration similaire est présentée dans l’essai L’arpenteur et le navigateur de Monique LaRue, publié en 1996. LaRue identifie l’arpenteur comme celui qui est fortement attaché à sa terre et qui refuse de quitter son lieu de prédilection. A son tour, le navigateur s’imprègne constamment des promesses des départs et d’arrivées ne connaissant pas d’amarres. Emile Ollivier, dans son livre Passages, paru en 1994, met en scène les images de la pierre et du pollen, associant la première à la vie sédentaire et aux besoins de repères clairs et la deuxième aux offres de déplacement et de mobilité du nomadisme. Il faut préciser qu’il n’est pas question de proposer une liste exhaustive de différents symboles d’appartenance mais de prendre en compte cet imaginaire d’appropriation des lieux, qui scinde le choix de sortir ou celui de rester.

3 A partir de ses textes, l’écrivaine Nancy Huston nous permet de l’associer aux images de papillon, de navigateur et de pollen. Ayant choisi de quitter son pays natal dès sa tendre enfance, Huston a construit sa mémoire par le biais du départ, de la rupture, de la déambulation. En effet, cette coupure envers le Canada figure très profondément dans ses écrits et nous invite à imaginer que le chtonien et le papillon peuvent être des facettes d’un même être. C’est en quittant son pays d’origine qu’elle a pu rétablir des liens d’identification, ce sont les yeux de la distance qui ont forgé une mémoire du pays natal. Après une longue période, c’est grâce à l’écriture que ce pays lointain abandonne son état d’hibernation. A travers ses textes, Nancy Huston se permet de peindre de

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nouvelles couleurs un passé abandonné et se réapproprie son histoire. Les longues saisons d’apathie et de silence sont emportées par un mouvement de reconquête, indiquant que l’acte de nier et de taire ne suffit pas pour faire le deuil d’un passé. Décidée à transformer son passé canadien en paysage et en thème de ses productions, Huston en fait le protagoniste de son livre Nord Perdu : « Un souvenir, il faut lui rendre visite de temps à autre. Il faut le nourrir, le sortir, l’aérer, le montrer, le raconter aux autres ou à soi-même. Sans quoi, il dépérit » (HUSTON 1999 : 99). Huston semble suivre de près sa recette. Contre l’oubli il est nécessaire de faire émerger les forces du souvenir, il faut parler, remémorer, partager, mettre à jour ce qui pourrait autrement disparaître. Toutefois, la mémoire et l’oubli ne semblent guère être des instances rivales. En effet, comme le souligne Marc Augé, « la mémoire et l’oubli sont solidaires, tous deux nécessaires au plein emploi du temps » (AUGÉ 2001 : 121-122), « la mémoire et l’oubli entretiennent en quelque sorte le même rapport que la vie et la mort » (ibid, p. 20). Dans ce sens, il est clair que le rapport d’interdépendance qui fait croiser ces forces vitales à un autre rapport avec le passage du temps.

4 A partir de ce constat sur les usages de la mémoire, nous nous consacrons dans cette communication à analyser le parcours et les enjeux mémoriels dans deux ouvrages de Nancy Huston, à savoir : 17 écrivains racontent une enfance ailleurs et Pour un patriotisme de l'ambiguïté. Dans ces textes, il est question d’illuminer la mémoire, de re-signifier le Canada et de prendre un regard critique et créatif envers les ambigüités entre l’origine et la vie contemporaine. Le premier livre évoque le désir de fuite, d’échappement de la petite fille ne coïncidant pas avec le territoire qui l’entoure. Pour un patriotisme de l’ambiguïté privilégie le premier retour au Canada trente ans après le départ et l’adoption de la France et de la langue française. Il s’organise comme un carnet de voyage où sont notées toutes les impressions de cette traversée troublante et complexe où il était impératif de revivre les souvenirs. En fait, les deux documents, de différentes typologies textuelles, mettent en scène une écrivaine mettant sa verve littéraire au service de l’affirmation identitaire et du « récit des souvenirs » (ibid : 31).

5 Dans 17 écrivains racontent une enfance ailleurs, publié en 1993, Nancy Huston retrace sa première tentative d’évasion du Canada, à l'âge de six ans. Les allusions à des fuites, à la reconstruction de la mémoire, au besoin de « perdre le Nord » (HUSTON 1999 : 12) et de réinventer le passé en exil, imprègnent le travail critique et fictif de cet auteur canadien ayant choisi la France et, plus précisément, la région du Berry, comme espace d'adoption. Nancy Huston privilégie les thèmes de la représentation du départ et du malaise envers le territoire dans de nombreux autres textes centrés, en grande partie, sur des expériences familiales conflictuelles. Des familles reconfigurées, marquées par le temporaire, par les renoncements et par les départs successifs défilent au long de la production fictionnelle d’Huston, pour qui l'expérience du déplacement est connue, depuis l'enfance, comme une invitation aux réinventions identitaires pour se faire peau neuve.

6 L’intrigue de cette courte narration autobiographique, appelée « Deux voyages retour simple » met en valeur le désir de quitter Edmonton pour rencontrer sa grand-mère en Allemagne. A l’âge de six ans, Nancy et son frère Lorne, huit ans, sont complices d’un plan ambitieux pour fuir la maison. Des complots et des calculs précis mettent en scène la construction d’un radeau pour traverser l’Atlantique, d’une cachette à la cave pour les conserves qui seront mangées dans la traversée et, bien entendu, l’achat de barbes de nains comme déguisement. Cette aventure ne tarde pas à être découverte. La

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tentative frustrée d’évasion s’insère dans la prémisse élaborée par Paola Calvetti : « Je suis certaine qu’il faut partir des premières années de la vie pour définir tout le reste » (CALVETTI 2009 : 179). Huston en était certainement consciente. Son côté pollen, papillon et navigateur s’est très tôt imposé et a sensiblement conditionné son rapport complexe envers le Canada, un pays qu’il fallait absolument laisser derrière soi.

7 Convaincue que le départ produit, en même temps, des ruptures entre le lieu d’origine et les stratégies d'appartenance dans les nouveaux territoires, Nancy Huston essaie de faire correspondre certaines facettes d'elle-même à la recherche d'une coexistence moins angoissante entre le Canada et la France. En s’appuyant sur l’idée qu’« il est tout simplement inadmissible que l’on ne dispose que d’une seule vie » (HUSTON 1999 : 115), elle se dédie à renouveler son passé en province albertaine afin de mieux habiter cet héritage décrit par elle-même dans le roman Trois fois septembre : « Ça peut être lourd, un héritage. Tu peux les traîner avec toi dans tous tes déménagements… Tu peux les détruire et le regretter plus tard ou pas… » (HUSTON 1989 : 217). L’enfance canadienne mérite d’être re-signifiée dans le processus de déterritorialisation. Il est question de retravailler cet héritage, de le façonner, de le maîtriser pour, enfin, le surmonter. Marc Augé dans son essai « Les formes de l’oubli » déclare que : « Dès qu’on prend le risque de mettre les souvenirs en récit, on court celui de ne plus jamais se souvenir que du premier récit ou de ceux qui l’auront suivi, apportant leur ordre et leur clarté à ce qui n’était d’abord qu’impressions confuses et singulières. L’ennui, avec les souvenirs d’enfance, c’est qu’ils sont bientôt remodelés par les récits de tous ceux qui les prennent en charge : parents ou amis qui les intègrent à leur propre légende. » (AUGÉ 2001 : 31)

8 Dans l’essai L’espèce fabulatrice paru en 2008, Nancy Huston prétend que « notre mémoire est une fiction » (HUSTON 2008 : 25). Cette définition peut être considérée une phrase-synthèse de l’idée que l’être humain est une espèce essentiellement fabulatrice. De cette façon, complétement immergé dans ses fabulations, l’homme crée, invente et joue avec sa mémoire en complétant les trous de ses nombreuses imperfections avec de généreuses doses d’imagination. L’article « La mémoire trouée », permet à Nancy d’observer qu’« il y a un terrain sacré. Il y a une partie au moins de mon être que l’on ne peut ni envahir ni dénaturer, et dont on ne peut jamais me déposséder : c’est ma mémoire » (HUSTON 1999 : 96). Paul Ricoeur, dans son étude La mémoire, l’histoire et l’oubli rappelle que « la mémoire est une organisation de l’oubli » (RICOEUR 2000 : 582) et que le travail de la mémoire se concrétise grâce au travail de l’écriture. Il met en évidence le fait que la vie est un tissu d’histoires racontées et que le processus de narration se révèle un moyen privilégié d’organiser le flou des souvenirs et des moments passés. Dans ce sens, le récit se montre la forme par excellence, pour conserver les impressions, pour donner une cohérence et une unité aux bribes de souvenirs travaillés par l’oubli. Jacques Le Goff reconnaît une « dimension narrative » (LE GOFF 2003 : 426) capable de reconstituer les faits qui seront reproduits. A son tour, Augé, Citant Pontalis, fait écho à Le Goff quand il explique qu’« il faut moins se souvenir qu’associer » (AUGÉ 2001 : 34). De ce fait, Huston a pu survivre au « trauma » du départ et de la vie en tant qu’étrangère en prenant appui sur sa verve littéraire et les promesses des feuilles blanches qui l’ont aidée à prendre d’une certaine manière, le contrôle des circonstances. Nancy Huston, dans l’essai « Nord Perdu », définit les personnes à partir de leurs manques, de leurs incomplétudes : « nous sommes une construction, une histoire pleine de trous, un livre aux pages arrachées » (HUSTON 1999 : 100).

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9 Ricoeur et Augé affirment également que nous ne nous souvenons pas exactement du moment passé, nous nous rappelons, en réalité, des impressions de ce moment qui demeure en notre mémoire. A partir de cette idée, nous nous tournons vers la définition de Macron pour qui : « Le souvenir est toujours la mimesis d’un original connu » (MACRON 2000 :19). L’action de se souvenir met en relief la fonction d’éveiller une représentation, une image, une impression, un vestige, un trait qui a pu se maintenir vivant dans la mémoire. De cette manière, à partir de cette énumération on s’approche de la définition du souvenir et, par conséquent, de l’idée fragmentée essentielle à la compréhension du fonctionnement de la mémoire. Si d’un côté, se souvenir semble évoquer des bribes d’événements, « inscriptions qui ont été conservées » (ibid : 18), d’un autre côté, oublier c’est abandonner un fait, un produit fabriqué par la mémoire, le laisser périr dans quelque partie de nous-mêmes. « La mémoire est un exercice difficile, de rétrospection, d’anamnèse, du présent en direction au passé » (ibid : 26). La fabulation que Nancy Huston associe essentiellement à la mémoire s’inscrit dans un processus de création qui fait appel à la capacité humaine de surmonter les vides ou les troubles de ses souvenirs.

10 En mars 1994 Nancy Huston présentait une communication à l’Université de Montréal, centrée sur son retour l’année précédente au Canada. Avec le sous titre de Notes autour d’un voyage aux sources, l’article tirée de la communication met en scène la visite de Nancy à sa terre natale et la présentation de celle-ci à ses deux enfants et à son mari. A propos de ce retour, Pamela Sing écrit que « revenir en Alberta n’est donc pas un retour au doux foyer, mais une épreuve en plus. (…) Entreprise délicate qui consiste en une prise de conscience de sa double particularité d’enfant et de traumatisée » (SING 2004 : 65).

11 Le texte de Nancy se présente comme un journal de bord écrit entre le 4 et le 19 juillet. Ses impressions commencent à peine dans l’avion où des vidéos touristiques diffusent des éléments primordiaux et, selon l’écrivaine, profondément discutables, de la culture de Calgary. Dans ses écrits, de nombreuses considérations sur l’architecture, l’alimentation, l’iconographie et le langage démontrent la déception de l’écrivaine devant une métropole dont les signes identitaires ont été détournés par la modernisation, une métropole qui « a effacé sont passé – déjà suffisamment mince ! – et vit à la surface de son présent » (HUSTON : 249). La voracité de la ville à effacer ses vestiges, demeure un thème incontournable chez Nancy Huston qui la fait partager l’épisode de la disparition d’un jardin d’une des maisons de son enfance. « Plus la moindre trace du jardin où, avec mon frère, on lançait nos tortues dans des courses échevelées » (HUSTON : 254). Nous sommes pris par la sensation que l’effacement du jardin et des constructions d’avant, finira par les condamner à l’oubli. Du temps jadis, persistent les souvenirs des jeux, des arbres et des paysages qui ont disparu. La frustration de l’expectative et l’étonnement devant ces scènes décevantes, amènent l’auteur à ressentir un sentiment croissant d’éloignement envers le territoire. Le constat du vide, de l’impossibilité d’intégration et la sensation d’impuissance, s’imposent chez celui qui se voit refuser son droit de revoir et de revivre les moments présents dans la mémoire. Le présent dissonant offusque la mémoire du paysage et s’enchaîne une séquence désastreuse de malentendus. Une ville sans passé telle que Léonie, ville imaginée par Italo Calvino, qui « se refait tous les jours » (CALVINO 1990 : 105) sans se rendre compte qu’elle perd ses spécificités et son histoire.

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12 Si, dans Deux voyages retour simple Nancy Houston s’applique à raconter son projet précoce de s’en aller, dans Pour un patriotisme de l’ambigüité, l’écrivain perd définitivement ses repères quand on la prive de rencontrer son enfance. Puisque ses légers souvenirs n’appartiennent plus aux paysages de la ville, son sentiment d’exclusion ne fait que grandir.

13 Salman Rushdie, dans l’essai Patries imaginaires, étudie les points de contact et de répulsion qui s’imposent aux écrivains exilés lors de leur retour au pays natal. En respectant les spécificités entre son exil et celui de Nancy Huston : elle a quitté spontanément le Canada et a choisi le français comme langue de vie et de travail tandis que lui a dû quitter l’Inde et se réfugier en Angleterre pour des raisons culturelles et politiques, il y a dans les réflexions de Rushdie des éléments qui rapprochent les deux écrivains, notamment en ce qui concerne le déplacement de pays et de langues. Dans ce contexte, le sentiment des écrivains migrants lors de leur retour au pays natal, s’impose comme thématique majeure et récurrente dans leurs textes. Rushdie déclare que : Si nous nous retournons, nous devons aussi savoir- ce qui fait naître de profondes incertitudes – que notre éloignement physique (…) signifie presque inévitablement que nous ne serons plus capables de reconquérir précisément ce qui a été perdu ; qu’en bref. Nous créerons des fictions, non pas des villes ou des villages réels, mais des patries imaginaires, invisibles (RUSHDIE : 20)

14 Alors, nous pouvons reconnaître que l’Alberta de Cantique des plaines n’est rien d’autre qu’un Alberta imaginaire, forgé dans la fiction et courbé aux désirs inquiets de l’écrivain Nancy Huston. Rushdie confesse avoir vécu la même frustration que Nancy Huston quand il s’est aperçu que le paysage qu’il avait retrouvé en Inde ne pourrait jamais être l’Inde de ses écrits et de ses souvenirs : En regardant par la fenêtre une ville totalement différente de celle que j’imaginais sur le papier, j’étais continuellement harcelé par ce problème jusqu'à ce que je me sente obligé de l’affronter dans le texte (…) ce que j’écrivais en réalité était un roman de la mémoire et sur la mémoire, et que mon Inde n’était que cela : « mon » Inde, une version et rien de plus qu’une version parmi les centaines de millions de versions possibles (RUSDHIE : 21).

15 La différence essentielle que nous remarquons ici, entre l’écriture de Huston et celle de Rushdie, vient du fait que l’écrivaine a écrit une version possible de l’Alberta en supprimant de sa narration quelques éléments (comme l’importance de la culture « western » et le rôle de quelques personnalités, comme le père Lacombe) qui dans son opinion, dissonaient avec la région et contribuaient négativement à l’écriture de son identité. Ainsi, la version de Nancy Huston était, dès le début, condamnée à s’éloigner de la dite « réalité ». Non seulement parce qu’il s’agissait d’une écriture basée sur une mémoire fragmentaire, nourrie par la distance et ses possibilités, mais, surtout, parce qu’elle avait l’intention de réécrire un passé, de le réinventer, de forger un passé différent de tout ce qu’il avait été. Pamela Sing analyse cette pulsion de Nancy Huston en examinant sa réécriture du passé et déclare qu’elle « a tenté l’impossible : écrire un retour en Alberta qui soit en même temps un irrémédiable éloignement de cet espace » (SING 2004).

16 Alors, nous pouvons reconnaître que l’Alberta repris dans le roman Cantique des plaines paru en 1993, n’est rien d’autre qu’un Alberta imaginaire, forgé dans la fiction et courbé aux désirs inquiets et fabulateurs de Nancy Huston. Dans la concrétisation de ce voyage expérimenté avant l’écriture d Cantique des plaines, Nancy a trouvé d’immenses lacunes

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entre ses souvenirs et la réalité qui l’entourait. Ce rendez-vous manqué annonce son désarroi envers la ville et transforme son rapport Pour un patriotisme de l’ambiguïté, en une série d’énumérations de défaites, de la laideur et de l’artificialité de cet espace urbain. Bref, comme Nancy Huston ne cesse de l’écrire, son retour au Canada a rendu plus vivant son ambiguïté d’appartenance et la double exclusion vécues dans les pratiques quotidiennes. Dans ce tiraillement figurent l’existence embarrassante des papillons et des chtoniens, du pollen et de la pierre, du navigateur et de l’arpenteur : des richesses difficiles à gérer. Les yeux qui partent s’attachent au paysage abandonné, comme des repères fondamentaux de la mémoire d’un pays natal que l’on a dû mal à oublier.

17 En guise de conclusion, les enjeux de la mémoire du pays natal chez Nancy Huston privilégient le rapport laborieux entre le chemin de l’oubli et la construction des souvenirs dont le point de rencontre figure dans le domaine créatif de l’écriture. Marc Augé nous apprend qu’« il faut oublier pour rester présent, oublier pour ne pas mourir, oublier pour rester fidèle » (AUGE 2001 : 122). Il offre un proverbe savoureux qui clôt cet article : « Dis-moi ce que tu oublies, je te dirai qui tu es » (AUGE 2001 : 26).

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RÉSUMÉS

Cet article vise à observer la représentation mémorielle du pays natal dans des ouvrages de Nancy Huston à partir des notions développées par Le Goff, Macron et Augé. Il s’agit d’étudier les promesses de fabrication fictive mises en places par cette écrivaine migrante pour laquelle l’enfance canadienne est à resignifier dans le processus de déterritorialisation. Convaincue que le départ produit, en même temps, des ruptures avec le lieu d’origine et des stratégies d'appartenance dans les nouveaux espaces d’adoption, Nancy Huston essaie de faire correspondre certaines facettes d'elle-même à la recherche d'une coexistence moins angoissante entre le Canada et la France. De cette manière, la scène fictive demeure un espace privilégié pour faire peau neuve et pour réinventer la mémoire de l’enfance albertaine.

This article aims to observe the way memory represents the homeland in publications of Nancy Huston out of concepts developed by Le Goff, Macron, and Augé. We examine the promises of fictitious manufacturing put in place by this migrant writer for whom her Canadian childhood needs to be revisited in the process of deterritorialization. Convinced that the initial departure causes rupture with the place of origin and local strategies in the new space of adoptions, Nancy Huston tries to grasp with some of her deep feelings while searching for a less agonizing coexistence between Canada and France. In this way, fiction remains a privileged space to reinvent Alberta’s childhood memory and the adult self.

AUTEUR

VANESSA MASSONI DA ROCHA Université Fédérale Fluminense

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(Re)Constructing Memory with “Imagination’s Invisible Ink” in Carol Shields’ The Stone Diaries

Armelle Parey

1 The memory at stake here is that of Daisy Goodwill Flett, homodiegetic narrator in The Stone Diaries whose structure, contrary to what the title announces, evokes a fictional autobiography. In 1993 Carol Shields (1935-2003) published The Stone Diaries –for which she won the Pulitzer Prize and a Governor-General Award, a novel that illustrates her pervading interest in the writing of lives and in the way these lives are remembered and narrated. The life recorded in The Stone Diaries is that of Daisy Goodwill, an orphan born in 1905, married twice, mother of three, gardening columnist, widow, grandmother etc. Focusing on a year in every decade in the life of Daisy, the novel stretches over the whole twentieth century. Major historical events –such as the two world wars or Lindbergh’s crossing of the Atlantic– appear as a backdrop to the various stages of a woman’s life, told by Daisy herself, along with the lives of many others around her. In order to do so, the narrator supposedly draws, at least partly on her memory.

2 Memory is a theme that permeates The Stone Diaries. Daisy, a narrator hampered by her own absence of memory of her mother who died in childbirth, makes of memory a major dimension of other people’s lives. Characters consequently display the enjoyment of reminiscing, the absence and lack of memory, the loss of memory, the rejection of memory or conversely the celebration of memory1. Whatever the case, memory in The Stone Diaries turns out to be a slippery and dubious material that can be replaced or supplemented with “imagination’s invisible ink” (SHIELDS 1993: 149). Indeed, as philosopher Paul Ricœur pointed out, “[t]he constant danger of confusing remembering and imagining, resulting from memories becoming images in this way, affects the goal of faithfulness corresponding to the truth claim of memory” (RICOEUR 2004: 7). The Stone Diaries self-consciously interrogates the way in which a life is recorded as Daisy Goodwill constructs memories of her life and others’ with the recourse to imagination. I propose to look here at how and why this is done, bearing in

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mind Paul Ricœur’s concept of “narrative identity”, which is marked by endless reconfiguring to accommodate the changes that come across one’s life or somebody else’s.

3 This paper will first look at the question of the retrospective dimension in the novel, problematized through the mixing of genres of life writing. Memory is not a fixed feature but is constantly being re-constructed as shall be seen in the second part. Finally, I propose to consider the issue of closure in relation to the never-ending process of updating one’s memory to make sense of one’s life.

The question of the retrospective dimension through the hybridisation of genres of life writing

4 One of the aspects that marks contemporary Canadian Women’s Fiction for Coral Ann Howells is “women’s revisions of traditional narrative genres, which they reshape for their own purposes.” This is definitely true of Shields’s revision of the autobiographical genre. Indeed, as it has been pointed out, in The Stone Diaries, Shields took in many of the recent developments in autobiography criticism in which “[d]oubts are expressed as to the possibility of recreating the past or grasping the essence of an individual” (HANSEN-PAULY 2002: 299, ROY 2003:114). Much has been written about Shields’s challenge to autobiography and about her main character’s shifting and elusive identity in The Stone Diaries2. My first point here is to see how Daisy’s memory is conveyed through the merging of several genres of life writing that offer different perspectives on the past.

5 Traditionally, in an autobiography, the narrator stands at a given point in his life from which he looks back on his past and selects and orders what he remembers into a narrative that highlights the development of his personality. Yet, deliberately contradictory signals are sent in The Stone Diaries (58), the most discussed being the unsettling to-and-fros from first to third person narration. Indeed, contrary to a regular autobiography in which the autodiegetic narrator is the authority on his/her life that constitutes the focus of the narrative, Shields’s novel presents a disturbingly fluctuating use of subjects and pronouns. The narrator thus distances herself from her younger self to the point of referring to herself in the third person in the second chapter. In a formal departure from the genre of autobiography, the authority on Daisy’s life very often no longer seems to be herself but a third-person narrator when, for instance, chapter 7 begins like a biography: “1965 was the year Mrs Flett fell into a profound depression” (229). The text thus oscillates between biography and autobiography indefinitely, suggesting in fact a third type, as it is neither one nor the other but merges characteristics of both. The term “auto/biography” used by Liz Stanley, “a term which refuses any easy distinction between biography and autobiography, instead recognizing their symbiosis” (STANLEY 1992: 127) seems apt here. The fictionalisation of the self is put forward, and the distinction between fiction and supposedly factual genres like biographies and autobiographies is challenged.

6 Daisy sometimes seems to disappear and be replaced by other voices and lives. Occasionally, she apparently vanishes behind other characters’ narratives, newspaper clippings, letters and other elements. In this respect, another genre comes to mind here: that of “memoirs” which has a wider scope than auto/biographies as it aims at giving an account of others.

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7 Both auto/biographies and memoirs however look back on the past using memories, which is not the case of yet another genre of life writing summoned in Shields’s novel. Another striking element is indeed the discrepancy between the form and the title of the novel with the word “diaries”3: contrary to an auto/biography and to memoirs, a diary is a day-to-day enterprise, with hardly any retrospective dimension, free of all organisation, the writing following the happening of events. Both perspectives, one apparently looking back on a rather distant past, the other seemingly commenting on the near present, jointly appear in The Stone Diaries. While some chapters start firmly rooted in the past with, for instance, “My mother’s name was Mercy Stone Goodwill” (1), others begin in the present, suggesting near concomitance between the event and its narration. Such is the case at the beginning of chapter 7: “Victoria Louise Flett is only twenty-two years old […] It is 1977” (265), which reads if the narrative were devoid of a retrospective perspective.

8 In yet other cases, there is a shift in tenses from the past to the present. This use of fluctuating tenses – indicating that the temporal point of view from which events are seen varies – suggests that the retrospective dimension is questioned, rather than absent in The Stone Diaries4. For instance, the scene that Daisy depicts with her friends is first anchored in the past before slipping to the present tense. She means a bee-day,” Elfreda Hoyt told Daisy. […] She and Daisy and Labina Anthony have assembled in a curtained-off back room of Marshall’s Ladieswear a few days before the wedding for their final fittings. […] It is a hot afternoon, but a little electric fan blows up the young women’s billowing skirts, helping to keep them cool” (105, italics mine).

9 The use of the present tense conveys immediacy to the past events that appear unmediated by memory. Sequences from the past told in the present are like a series of snapshots or still lives (58) assembling to form a narrative. But the framing of these depictions in the present draws attention to the artificial device. This problem of the access to the past is given pride of place, appearing in the incipit. The first sentence in the past tense: “My mother’s name was Mercy Stone Goodwill” (1), sets the character at a distance, in a finished past. By the end of the very first paragraph, however there has been a shift to the present tense, via the present perfect: “Of course she’s divided the recipe in half, there being just the two of them, and what with the scarcity of currents, and Cuyler (my father) being a dainty eater. A pick-and-nibble fellow, she calls him […]” (1). It appears that with a free indirect style narration, the reader is now given access to the character’s thoughts. The past is literally made present and memory as an instrument or medium of recording past events, thoughts and impressions is made transparent.

10 In this particular case, memory is all the more transparent as it is non-existent! A few pages later, the narrator candidly puts in a comment that suggests that there is no evidence on which to base this recording of her mother just before the birth: “A witness, had there been a witness present in the little back kitchen, might have feared a fainting spell, even though my mother is not much given to faintness” (4). It turns out that the narrator is not building up on anybody’s recollections: memory is not available, and must be replaced and constructed by “imagination’s invisible ink”(149).

11 This candid admission is later followed by metafictional comments. Autobiography rests on a series of choices: Memory is selective […] Also constructing a life is selective – piecing together various kinds and forms of a self’s past – is itself highly selective: selecting in what

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fits a framework, selecting out what appears not centrally relevant (Stanley 1992: 128).

12 This selection is foregrounded at the macro level of The Stone Diaries which focuses on a specific year as emblematic of a stage in Daisy’s life, for instance, “Love, 1936” and “Motherhood, 1947”, which necessarily entails that her auto/biography is “an assemblage of dark voids and unbridgeable gaps” (76) as directly stated by the narrator. This issue of selection is addressed in a most forward manner by the narrator who makes a few meta-fictional comments on the distortion of every narrative, including that of one’s own life, such as: “The recounting of a life is a cheat, of course; I admit the truth of this; even our own stories are obscenely distorted” (28). There are a number of playful warnings as to the veracity of the facts told. For instance, “as a captive of her own drama, she is likely to touch up her image a little” (145, italics mine). The word “drama” conveys a reference to the world of fiction and imagination. The reliability of the narrative is gradually openly questioned until “Maybe now is the time to tell you that Daisy Goodwill has a little trouble with getting things straight; with the truth, that is.” (148). This, of course, is not limited to contemporary events: “Furthermore, she imposes the voice of the future on the events of the past, causing all manner of wavy distortion” (148). Memory is openly said to be distorted and to be submitted to a new course.

13 The ultimate aporia and challenge to the notion of historical record is the issue of the written word, since Daisy’s auto/biography is unwritten5: “written on air, written with imagination’s invisible ink” (149) which enhances the fluctuating dimension of her account of the past.

(Re)construction of memory with the help of imagination as necessity

14 Throughout the novel – when evoking her parents, be it their lovemaking or their respective deaths –, the narrator is obviously inventing facts, not recovering them. Indeed, in Lisa Johnson’s words, “the power of the imagination to transform ’the available materials’ merges as a central theme in this novel” (JOHNSON 2003: 202). When a child, Daisy understands the necessity to narrate her life to avoid erasure and absence. When confined to her room with measles, she realises that life continues without her and that the only way to exist and to maintain a grip on life is to give it a shape with the use of her imagination:

15 She understood that if she was going to hold on to her life at all, she would have to rescue it by a primary act of imagination, supplementing, modifying, summoning up the necessary connections, conjuring the pastoral or heroic or whatever, even dreaming a limestone tower into existence, getting the details wrong occasionally, exaggerating or lying outright, inventing letters or conversations of impossible gentility, or casting conjecture in a pretty light (76-77).

16 The reader is startled by the “mise en abyme” which confirms Daisy in the role of the narrator: here are evoked events that have already been narrated (such as the description of the Goodwill tower and the letters) or will be later. Therefore, when the narrator declares that what will be remembered of Daisy’s first encounter with her father is that “her fingers will always remember the feel of those tumblers” (77-78),

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this later assertion is necessarily dubious for the reader. The modal “will” is ambivalent here, indicating indeed a mere prediction or the narrator’s decision regarding what is to be remembered. The reader has to accept that “narration”, which implies “supplementing, modifying, summoning up the necessary connections, becomes the reality, becomes the memory.

17 Daisy’s “narration” of her life in the manner just quoted also applies to her past (and necessarily extends to other characters). If we consider, for instance, the tale generated by the absence of memory of her mother in chapter 1, Daisy is right to feel she has given birth to her mother rather than the other way round (191). Memory is indeed replaced by what Osland calls “Daisy’s imaginative recuperation of the past” (OSLAND 2003: 97). Daisy writes up the past to suit the present. Osland thus reads the story of Mercy’s wedding ring buried at the foot of the pyramid as an instance of this, a story made up by Daisy as “an explanation for why she does not possess anything of her mother’s” (OSLAND 2003: 97). Another example of memory being shown to be constructed is the “revisioning” done by Daisy when her father-in-law turns out to be different from what she imagined: “a conscious revisioning will be required of her: accommodation, adjustment” (307). She thus announces she will commit a new image to her memory6, in what seems to be a perfect illustration of Ricœur’s narrative identity, marked by fluctuation: “As the literary analysis of autobiographies confirms, the story of a life continues to be reconfigured by all the truthful or fictive stories a subject tells about himself or herself. This reconfiguration makes this life itself a cloth woven of stories told” (RICOEUR 1998: 246).

18 As if echoing Ricœur’s thoughts, Carol Shields declared, “I’m interested in how we describe our own lives, how we think them into existence. The construct of your life that you carry around in your head changes every day” (1998, quoted in HOWELLS 2003: 95). Daisy’s narrative identity, this constant redefinition and reconfiguring7 depending on relations with others and following various changes in one’s life, is put forward in the changing names Daisy is referred to by herself and or different people depending on the social or temporal context: Daisy Goodwill, Daze (for her friend Fraidy), Mrs Flett, Mrs Green Thumb, Deed (for possible lover/editor), Mother, Aunt Daisy, Grandma Flett. This concept of narrative identity is useful here because memory and identity are interlocked. Memory may contribute to forming one’s identity, but conversely identity definitely contributes to forming one’s memory. Because identity is unstable, memory is re-constructed to go along with changes. Keeping up with the necessarily unstable narrative identity, one memory displaces another: memory is constantly re- constructed, which is why Magnus Flett’s life, for instance, is re-presented slightly differently in various chapters.

19 In the end, only stories remain. Daisy recounts how her father started building a stone tower as a memorial to his wife and to his love for her. But memory comes to an end: while Cuyler himself is said to have “forgotten the impulse that launched the tower” (73)8, the origin of the tower becomes the object of fiction. Memory is replaced by imagination as it is embellished and made to conform to other tales of romance: “a beautiful young wife dead of childbirth. A handsome young husband, stunned by grief […]” (70-71). The addition of pleasing qualities signals that this story is turned into a conventional one but also an atemporal one.

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The issue of closure

20 One of The Stone Diaries’ claims to postmodernism is a continuing undecidibility that can be witnessed in the tension between closure and the process of reconstruction of one’s memory.

21 The reconstruction of memory is presented in The Stone Diaries as a never-ending process in a narrative that is marked by instability in order to keep track of Daisy’s narrative identity9. If the aim of the constant updating of one’s and others’ narrative identity is to make sense of the situation, to install coherence in one’s life, it never reaches a sense of closure as defined by Barbara Herrnstein Smith when studying endings as “the sense of stable conclusiveness, finality or ‘clinch’” (HERRNSTEIN SMITH 1968: 2), that which “allows the reader to be satisfied by the failure of continuation or, put another way, [...] creates in the reader the expectation of nothing” (HERRNSTEIN SMITH 1968: 33), albeit temporarily.

22 This, along with her hybridisation of life writing genres in The Stone Diaries that attests of her endeavour to subvert the old model to represent Daisy’s life better, is evidence of Shields’s departure from tradition. Shields made it clear that, for her: The old idea of the novel, the conclusion, the tying up and everything does not work very well with women’s lives. It’s what some feminists call the ejaculatory way of telling a story. Women’s lives are more of an up and down, up and down, around, in a circle.” (SHIELDS 2000)10

23 In his recent study on novel endings, Ingersoll calls the “masculine paradigm” these traditional narratives that are characterised by a final explanation, that offer a “climax variety of ending” (INGERSOLL 2007: 29). Shields’s novel falls into Ingersoll’s category of texts that do not even try to write back to the older model but merely ignore it, “working in a space where the older model no longer has a presence” (INGERSOLL 2007: 18), favouring fragmentation and inconclusiveness. While the point of narrative identity is to smooth out the roughness of sharp changes, Shields counteracts this by stressing the fragmentation of a life. What remains in the representation of Daisy’s life, as of her father’s and Magnus Flett’s, is the discontinuity between every stage of each life, the characters going – as is said of Cuyler Goodwill– “from one incarnation to the next” (91).

24 As Wendy Roy points out, “Shields’ novel undermines autobiography’s traditional privileging of linear and cohesive narratives” (ROY 2003: 114). Indeed, whereas the author of an autobiography usually reorganises his/her memory to highlight a progression or development, the narrative of The Stone Diaries offers no linearity. It alludes instead to voids and gaps (76)11 and foregrounds them in its obvious selection of events in Daisy’s life, and keeps jumping backwards in time irrespective of the dates announced in the chapter headings. For instance, Daisy’s father’s death which happens in 1955 and is briefly mentioned in the chapter called “Work, 1955”, is detailed in a chapter supposedly devoted to another year as indicated by the title: “Ease, 1977”. Cohesion is also deliberately challenged with the hybridisation of life writing genres coupled with photographs and factual looking documents such as newspaper clippings or recipes. Moreover, instead of the usual one-sided view on one’s life, there are apparently varying and sometimes conflicting sources of information in The Stone Diaries. The chapter entitled “Sorrow” illustrates how the same subject gives way to different interpretations and consequently to different memories, depending on how s/

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he is involved in other individuals’ narrative identities. This chapter which focuses on Daisy’s depression does not explain the illness in a straightforward way but offers a variety of possibly valid explanations, all in keeping with the character who supposedly voices them, drawing on their own memory of Daisy and themselves. Like a historian who must construct a plausible narrative out of the memories (in testimonies) of participants in the events, the reader is left with these different testimonies that form a multifaceted portrait of Daisy’s life. However, even though they all originate from Daisy herself, it proves impossible to form a whole out of all the aspects presented and to reach closure. The reader must accept instability and unfixity as the rule.

25 Yet, early on, Daisy herself voices a definite desire to offer coherence: “I long to bring symmetry to the various discordant elements” (23), she announces in the first chapter and to some extent, she does coerce events into a meaningful narrative, “[…] summoning up the necessary connections” (76) which implies a bending or arranging of the facts. However, the closing echoes that could mean closure ring tellingly false. The death of Pinky Fulham, the journalist who took Daisy’s job as a garden columnist from her, thus sounds like wishful thinking, like the punishing of the villain at the end of a tale. Although it is wrapped up in facts –“Actually eleven North Americans per year are killed by overturned vending machines. It was in the newspaper.” (330) –, doubt is allowed with “’Someone told me’, Grandma Flett said mysteriously. ‘Or maybe it was in the newspaper’.” (330). While Daisy significantly returns to this episode, threads that matter less to her are left hanging, indicating that whatever tying up there is at the end, it is all Daisy’s construct12.

26 The title of the last chapter – “Death” – announces the end of Daisy’s life and of the novel. Yet the finality of the event is contradicted by the absence of date—an absence all the more remarkable as all the other chapter headings are anchored in time. This is because in fact Daisy is not dead yet. But the last chapter takes a particularly incohesive form: the alternating of thoughts, untagged dialogues between her children after her death, with recipes and lists which illustrate different aspects of Daisy’s past does suggest increased fragmentation, as Daisy now close to dying, loses the ability to arrange her narrative.

27 A number of the fragments in the last chapter are imaginary dialogues between Daisy’s family members after her (imagined) death. The inclusion of mock factual documents such as a recipe, a to-do list or a menu suggests the possibly misleading textuality of memory. Daisy’s children are shown to be revising their memory of their mother with what they discover. The re-construction of Daisy’s past is now her children’s concern. After her (imagined) death, Daisy’s children find the photograph of her first marriage, an episode she never mentioned to them (350-51). The dialogue expresses their puzzlement at what they ignored and is very quickly followed by the interpretations they make of it, the conclusions they draw which imply readjusting their memories. This episode suggests how wrong we may be when looking at the past, when (re)constructing memories. As Linda Hutcheon puts it, “[f]acts do not speak for themselves […]: the tellers speak for them, making these fragments of the past into a discursive whole” (HUTCHEON 2002: 56). Interestingly too, this scene reaches back to the beginning of the novel, to the first chapter when Daisy comments on her parents’ wedding photograph, drawing from it her own imaginary conclusions. No sense of closure is however to be derived from this circularity: since texts and images with

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which memories are constructed and reconstructed will be re-interpreted again and again, they also have an untotalizing value, a quality of inconclusiveness.

28 Daisy’s last avowed and unspoken words – “I am not at peace” (361) – clearly deny closure. While being at peace suggests calmness, quietness and stillness, Daisy’s negation again suggests instability. This is reinforced in the “scenic ending” (TORGOVNICK 1981: 11), which focuses not on fulfilment and completion but on lack of: “Someone should have thought of daisies.” “Yes.” “Ah, well” (361).

29 Shields’s 1993 novel could be termed an “Unidentified Reading Object”: a text that repeatedly baffles the reader because it refers to various genres of life writing without belonging to any. In so doing, it points to the instability of memory that is always being reconstructed to suit our narrative identity. This constant renewal finds an echo in the inconclusiveness that marks the narrative in The Stone Diaries and its ending. Because Daisy Goodwill disappears so often behind other characters, the reader may sometimes be in doubt that she is the heroine of her own life – to paraphrase the incipit of Charles Dickens’s David Copperfield – yet she certainly is so if we consider the process of “narrating” of putting her own experience into narration.

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NOTES

1. Daisy’s young children are fond of reminiscing; as a child, Daisy feels the “assault of (her father’s) unsorted recollections” (90); Magnus Flett does away with his memories when going back to Scotland while committing Jane Eyre to his memory; when growing old, Cuyler, Daisy and Magnus all suffer from memory loss; memorials of various kinds are erected/construed for Mercy, Clarentine and Barker. 2. The shift back and forth between first and third-person narration and the place given to other characters’ narratives have given way to a variety of readings of Daisy’s narrative. Roy and Vauthier see Daisy’s story as smothered by others, definitely decentered while for Osland and Johnson, Daisy is at the origin of the whole story: omniscience is what she adopts for imaginative record of past events. Johnson convincingly reads Daisy’s warning about the distortion of every narrative as “an embrace of playful authority” (JOHNSON 2003: 215) where she positions herself as the selector of facts. In The Stone Diaries, Shields applies the idea derived from Philippe Lejeune that “language forces the subject to objectify himself as though he were a third person” (MARTENS 1985: 29). 3. Even though I am aware that “the Stone Diaries” was not Shields’ original title but the result of a “compromise between American and UK publishers” (RAMON 2008: 131).

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4. Whereas for Howells, The Stone Diaries is “not (written) as a retrospective project” ( HOWELLS 2003: 83). 5. Shields spelt out the unwritten dimension of the life construct (SHIELDS 1993-94: 58). With this unwritten account of a life, Shields illustrates what she had her main character think in Happenstance, The Husband’s Story: “For a historian he had always had a peculiar lack of faith in the written word, and furthermore, he had never been fully persuaded that history was, by definition, what it claimed to be, a written record. More often, it seemed to him, history was exactly the reverse – what wasn’t written down. A written text only hints, suggests, outlines, speculates.” (107). 6. Note that the revisioning has already happened: we have read a (revisioned) narrative that makes it possible for Magnus to have become interested in Jane Eyre. See 94-100; 138-140. 7. In Howells’s words, Shields “adopts a postmodern performative concept of identity as shifting, relational, and subject to endless reconfigurings, in hybridized fictional forms” (HOWELLS 2003: 6). 8. About his wife Mercy, “he cannot recollect the look of her face or the outline of her body” (73). When dying, Osland notes Cuyler is struggling to remember what it was he had buried at the base of his pyramid (97). 9. For Vauthier, “the dialectics of order and disorder never finds its closure” (VAUTHIER 1987: 187): she alludes to article by Deborah Schnitzler who sees the photographs as “illustrat(ing) in the visual medium the open-endedness and indefiniteness of Daisy’s account” (VAUTHIER 1987: 189, note 15). 10. Other comments on endings by Shields include: “women’s writing has already begun to dismantle the rigidities of genre […] and to replace that oppressive narrative arc we’ve lived with so long, the line of rising action – tumescence, detumescence – what some feminists call the ejaculatory mode of storytelling.” (SHIELDS 2003: 35) and “I like endings that veer off in strange directions, rising rather than falling, or endings that make sudden leaps into the future of the past, bringing about a different quality of oxygen altogether” (qtd in JOHNSON 2003: 222). 11. See ROY 2003, 118. Gaps in Daisy’s life are listed by MELLOR 1995. 12. The disappearance of Maria, Daisy’s father second wife, remains a loose end. In keeping with her own character, Fraidy is said to think she saw her with another man, while Daisy wants to believe her in .

ABSTRACTS

The Stone Diaries (1993) illustrates Carol Shields’s pervading interest in the writing of lives and in the way these lives are remembered and narrated. Bearing in mind Paul Ricœur’s concept of “narrative identity”, I propose to consider how and why Daisy Goodwill (re)constructs memories of her life and others’ with the recourse to imagination. This paper will first look at the problematisation of the retrospective dimension in the novel, a problematisation that is achieved through the hybridisation of life writing genres. Memory is not a fixed feature but is constantly being re-constructed as shall be seen in the second part. Finally, I propose to consider the issue of closure in relation to the never-ending process of updating one’s memory to make sense of one’s life.

The Stone Diaries illustre l’intérêt de Carol Shields pour l’écriture d’une vie et la façon dont cette vie est remémorée et narrée. En prenant en compte le concept d’identité narrative de Paul

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Ricœur, cet article considère comment et pourquoi Daisy Goodwill, la narratrice, (re)construit les souvenirs de sa propre vie en ayant recours à son imagination. Nous montrerons d’abord que la dimension rétrospective est problématisée par le biais de l’hybridisation des genres puis comment la mémoire apparait en perpétuelle (re)construction, avant d’étudier cet aspect du roman en relation avec la question de la finalité.

AUTHOR

ARMELLE PAREY Université de Caen Basse Normandie

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Robert Kroetsch and Archival Culture in the Canadian Long Poem

Fiona McMahon

1 Interest in the textualization of memory in literature has grown since the 1990s and the pioneering study of Holocaust testimonies by Dori Laub and Shoshana Felman in their relation to the acts of writing and reading. In addition to a vast body of inquiry related to the function of memory in negotiating identity — social, political, historical — there have arisen efforts to conceptualize the interaction between literature and a broad range of testimonial cultures. The archive, as a tool devoted to ordering, housing and transmitting traces of the past has been at the forefront of such theoretical discussions linking text and memory. While its prevalence as a theme in literature is not especially novel (the encyclopaedic frameworks behind Melville’s Moby Dick, Flaubert’s Bouvard et Pécuchet or Balzac’s Comédie Humaine, for instance) the archive has gained a newly important role as a process of cultural production. If we take the example of Archive Fever (Mal d’archive), Jacques Derrida’s 1994 meditation on the notion of archiving, we will find a useful statement on how remembering and forgetting may be authored: the archive, Derrida argues, mirrors the processes of history and fiction when it performs its selections. The contents of the past are subject to the social and material structures according to which the archive is organized, evolving both as a place of “consignment”, thus of preservation, and of “effacement” (26).1

2 For poets of the twentieth century, the archive has functioned not only as a creative material or resource, but also as a cultural metaphor with which to extend meditation on the past. Indeed the relationship between what may be termed the historiographic impulse embodied in the archive and the creative impulse amongst writers, has spawned a complex of diverse archival poetics. Reading Robert Kroetsch is one illustration of the wealth of experiment amongst Canadian writers with respect to the archive, considered both as a discourse and as a material culture.

3 From the perspective of literary history, archival methods bring structural changes to a narrative tradition in Canadian poetry that has been persistently aware of its memorial function. In a broad sense, the archive saw poets in the twentieth century embrace memory not merely as a theme underpinning a national narrative of imperialism or

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celebrating an ethos, as in the epic2. Through the archive, memory enjoyed a new point of entry into the poetic imagination. A western writer born in 1927, Robert Kroetsch came to the archive long after his modernist predecessors had begun to experiment ties between the aesthetics of poetry and the writing of history. For instance, from such poems as T.S. Eliot’s The Waste Land or Ezra Pound’s Cantos came the defining view of the poetic enterprise as a “corrective” historiographic method for the present (JAY 1992: 125). The modernist poet retrieves the past in an effort to heighten our knowledge and understanding of the present: what T.S. Eliot for instance called “the historical sense” involves “a perception, not only of the pastness of the past, but of its presence” (1920: 42-53).

4 In the contemporary context of the long poem, the archive takes up its place in a continuing conversation with discourses that help form our consciousness of the past. As with modernist predecessors, methods of appropriation with Robert Kroetsch remain creative, often implying a playful fragmenting of borrowed materials coupled with a search at the same time to elaborate upon former historiographic methods in poetry. In particular, the contemporary models of reading history that inform Kroetsch’s writing have greatly impacted what has been termed the “recuperative value” of the past in the literary field (JAY 1992: 124). In addition to its failure to provide a portion of “truth” or authority in the eyes of the contemporary poet, for some, as with Margaret Atwood, “the lure of the Canadian past … has been partly the lure of the unmentionable — the mysterious, the buried, the forgotten, the discarded, the taboo” (2004: 205). In a similar sense with Robert Kroetsch, entertaining a consciousness of the past calls upon the poet to pursue a route delving into the realm of myth and of the supernatural – what he named “the dream of origins” (ONDAATJE 1979: 311). How archival methods employed in the long poem mediate the mythopoetic vocation this “dream” suggests is one striking feature of Kroetsch’s writing: what encounter is performed between the archive and the long poem and what relationship does it bear to the function of memory?

A Poetics of Recovery

5 Robert Kroetsch first gained attention as a novelist in 1969 with his award-winning book, The Studhorse Man and in 1973, as a poet with the first of his long poems, the “Stone Hammer Poem3”. This poem is a good place to begin, not only because it was one of Kroetsch’s first published poems and the first in a chronology of long poems that illustrate the reception of memory. The first two sections of the poem encapsulate the groundwork for a poetics of recovery that would shape Kroetsch’s writing up until his death in 2011: 1 This stone become a hammer Of stone, this maul Is the colour of bone (no, bone is the colour of this stone maul). The rawhide loops are gone, the hand is gone, the

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buffalo’s skull is gone; the stone is shaped like the skull of a child. 2 This paperweight on my desk where I begin this poem was found in a wheatfield lost (this hammer, this poem). Cut to a function, this stone was (the hand is gone — (1975: 54)

6 Against the backdrop of the prairies is cast the central metaphor of the “stone hammer”. The theme of origins, tied to the cycle of life and death, proceeds from this image. The “stone”, the original presence, the talisman of a former world in the rural west, is summoned through the imperative mode to undergo a symbolic transformation (“This stone / become a hammer”). The memory of this world, as the poem suggests, is inseparable from the mind’s crafting of a myth of origins. Through the invocation of the “buffalo’s skull” and that of the child, an image of thought emerges, as though a skeleton or a ruin. The regenerative process from ruin to new beginnings is tied in the second section of the poem to the very activity of writing: stone, hammer and paperweight merge to form an image of an arduous and frustrated progress towards creation. This is staged in short, fragmented patterns of syntax — “found in a wheatfield / lost…” and in temporal ambivalence — “this stone was / (this hand is gone —”. In this fashion, the fate of memory with respect to the poet’s craft, and in a more general sense, in its relationship to language is framed in uncertainty. This is one instance where Robert Kroetsch performs textual and memorial excavations that recall his affinity for an archaeological model of reading borrowed from the philosopher Michel Foucault, as alluded to in his essay, “On Being an Alberta Writer”: “Archaeology allows [for] the fragmentary nature of the story, against the coercive unity of traditional history. Archaeology allows for discontinuity. It allows the layering. It allows for imaginative speculation” (1980; 1983 : 76). The premise that meaning is layered within the text and awaiting discovery, is put into play in different ways. First, syntactically, through the use of blanks and dashes that forestall meaning and foster the mystery associated with myth. Secondly, the archaeological design of Kroetsch’s poetics is achieved metaphorically, since the stone is a “found” object, like the “paperweight” on the writer’s desk. It stands as a weighted remnant of what once was: be it “the / buffalo’s skull”, “the skull / of a child”, or the place for the writer where poetry began. Finally, the poem sketches an elegy for the stone, a tool that has been lost, whose agency escapes the practice of writing; though “cut to a function”, designed for performance, the rite of craft is partly here and partly “gone”.

7 While Kroetsch’s legacy is shaped by a postmodern vision of provisionality and playfulness as in the latter example, it staunchly defends at the same time an inquisitive, epistemological direction to poetic creation. Importantly, it posits a scientific model for poetry as inquiry. It begs us to consider, along with Margaret

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Atwood, whether “this digging up of buried things began perhaps in poetry” (2004: 206).

8 A productive critic of his contemporaries, Robert Kroetsch was given to speculating on the development of the Canadian Long Poem in its relationship to an archaeological or archival poetics. For instance, in 1988 when discussing the work of such writers as Phyllis Webb, Michael Ondaatje and Dorothy Livesay, he describes the long poem as being simultaneously pulled in two directions: what he calls “the temptation of the documentary” and “[the] scepticism about history” (1988: 81). The doubleness of this epistemology is inherent to the writing life of Robert Kroetsch; in a broader sense, it calls forth a typology of the Canadian long poem famously and problematically explained in 1969 by Dorothy Livesay as the product of the “Canadian character” (1971: 269): the documentary becoming firmly associated at that time with the identity politics of Canadian writing. Robert Lecker, one of Kroetsch’s foremost biographers and critics perceived in the duality of Kroetsch’s sceptical documentary methods the figure of a “borderman”, one who “chooses to live in two worlds, both of which he rejects” (1982: 127). Supported by post-structuralist and deconstructionist theories, the antitheses underlying Kroetsch’s writing reveal a willingness to entertain contrasting theories of presence and absence, form and formlessness4. As critics have abundantly noted, the dialectical epistemology that Kroetsch celebrates in his corpus, as a poet and as a critic in his own right takes shape as an effective metaphor for his poetics. Indeed, the structures of Kroetsch’s poetry work upon the premise of constant renewal that duality may afford, the “borderman” travelling between fiction and reality, truth and untruth, invention and uninvention, creation and decreation.

9 The conflict underlying this structural metaphor demonstrates how the archival culture of the contemporary long poem in Canada takes the lead from such predecessors as Dorothy Livesay, whose work seeks to reconcile creative and documentary methods. Borrowing from an earlier modernist heritage, the interrogations of the “borderman” strike a chord with the design once suggested by the American poet Marianne Moore, whose imagery evoking “real toads” in “imaginary gardens” celebrates and queries at the same time a hybrid path for poetry (MOORE 1919: 131-1325). When Robert Kroetsch was writing his first poems in the 1960s-1970s, Canadian poetry was increasingly turning to archival strategies that continued to bring to light dualities engaging not only reality and the imagination, but seemingly non- poetic guises alongside the more traditional lyric posture: the poet as historian, journalist, archivist documentarian. Michael Ondaatje’s Collected Works of Billy the Kid (1970) is one such example; Don McKay’s Long Sault (1975) or Roy Kiyooka’s The Fontainebleau Dream Machine: 18 Frames from a Book of Rhetoric (1977) also demonstrate the variety of ways in which poetry approximates a form of cultural critique, blending lyrical meditation, the prosaic, dialogue and the rhetorical features of the essay. Perhaps the most conspicuous record of this in Canadian literary history is the essentially social and political vision for poetry adopted by Dorothy Livesay, remembered as an exemplar for archival experiment in the poetic domain (Day and Night, 1944; Call My People Home, 1950; The Documentaries: Selected Longer Poems, 1968). Poetry, as she famously defined at the 1984 “Long Liners’ conference” at York University was to be “an archive for our times” (1985: 127). With Robert Kroetsch, the modality of the archive takes a less acutely social route, since it points more closely to the intimacy of the poet’s mythmaking. His archive resembles an intricate web that delineates the threading of poetic craft into a literary experiment grounded in myths with both personal and

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broader cultural resonances, as though to acknowledge the palimpsestic, layered texture of experience.

Memory and Myth

10 After the “Stone Hammer Poem”, other long poems by Robert Kroetsch appeared as part of a continuing project begun in the mid-1970s and later published collectively under the title “Field Notes” (1981). Among them were The Ledger (1975) and Seed Catalogue (1977). Through their titles alone — The Ledger and Seed Catalogue — we witness once again how poetry delves into the past while entertaining a prosaic, documentary strain. In each case, Kroetsch undoes generic expectations as he reaches into the past: first by drawing a comparison between a volume of poems and a book of sums, and in the second instance, by casting poetry as an inventory, a list of seeds for the farmer. The conceptualization of the poem’s mask as a seemingly impersonal and prosaic framework is an enabling step for a poetics so deeply rooted in processes of recovery. Thanks to the underlying archival context of Kroetsch’s writing, the poem functions as a physical site of collection or recollection partaking in an effort to reveal an imaginative site. While reliant upon the structural metaphor of the “catalogue” and the “ledger”, the poem welcomes the mediation of historical record as long as it fuels the agency of the imagination. With Kroetsch, this takes shape as connections are formed between a mythical world of creation and the referential landscape of the poet’s agrarian and familial past. For instance in The Ledger, an economic trope of debit and credit unfolds alongside imagery that ties the act of writing to an encounter between the living and the dead. This association is further compounded by the fact that the ledger is a veritable book belonging to Kroetsch’s great-grandfather, a miller in Bruce County, Southwestern Ontario (ONDAATJE 1979: 311). Carried over to the poem, the entries in this heirloom replicate processes of the psyche and of artistry. The words of the poem run down the page in two columns that self-consciously describe the creative mind:

EVERYTHING I WRITE I SAID, IS A SEARCH (is debit, is credit)

is a search for some pages

remaining

(by accident)

the poet: finding the column straight

in the torn ledger the column broken

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FINDING

everything you write the book of final entry my wife, my daughters, said in which a record is kept. is a search for the dead

(1975; 2000: 12-13)

11 In Seed Catalogue, published two years later in 1977, Kroetsch interlaces the myth of the garden as a motif for literary creation and the descriptive language of agricultural taxonomy. Descriptions of seeds that recall his family’s homesteading history in the west are interspersed with autobiographical lyric fragments that evoke a voyage of discovery reaching back to a mythical source of poetic imagination: No. 339 — McKenzie’s Pedigreed Early Snowcap Cauliflower: “Of the many varieties of vegetables in existence, Cauliflower is unquestionably one of the greatest inheritances of the present generation, particularly Western Canadians. There is no place in the world where better cauliflowers can be grown than right here in the West. The finest specimens we have ever seen larger and of better quality, are annually grown here on our prairies. Being particularly a high altitude plant it thrives to a point of perfection here, seldom seen in warmer climes.” But how do you grow a poet? Start: with an invocation Invoke — His muse is his muse / if memory is and you have no memory then no mediation no song (shit we’re up against it) (1977; 2000: 37)

12 Writing the long poem, Robert Kroetsch is consciously building a link to the past through a form that emulates the size and breadth of the epic model as it has been refashioned in North American poetry. Yet in a series of self-conscious false starts, the poem dismantles at the same time its foundational ties to memory and myth, by suspending the poet’s invocation (“Invoke —”) to an indefinite muse (“His muse is / his muse / if”). Indeed, unlike its modernist or late nineteenth-century predecessors, the contemporary long poem is at some remove from the unifying encyclopaedic ambition of Ezra Pound’s ‘tale of the tribe’ (1938; 1968: 194) or Walt Whitman’s song of brotherhood. As Cary Nelson has said of American poetry of the 1970s, specifically in the wake of the Vietnam War, “our history has made prophecy obsolete. Only if a poet can welcome the futility of the role, as Allen Ginsberg has, and turn prophecy into iconic lamentation, can he recopy Whitman’s position” (1981: 63). However, as did Walt Whitman, Robert Kroetsch takes us back to the original garden, to the myth of creation and rebirth: “But how do you grow a poet?” (1977; 2000: 37). Indeed, the crisis of poetic agency echoes the symbolism of Whitman’s long poem, Leaves of Grass: “A child said, What is the grass? fetching it to me with full hands” (1885; 2005: 33). Poetry has never

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ceased to query its very origins and its resonance in the world. With Kroetsch, though parody has replaced prophecy, wry resignation has replaced boundless hope, the desire for “inheritances” (1977; 2000: 37) survives in the act of writing.

Craft and Cultural Consciousness

13 Writing recently about the Canadian Long Poem, the West coast poet Sharon Thesen explained that it was “more accurately approached as a culture than as a genre” (2014: np). This assertion stands not only as a comment on the blurring of generic boundaries and the ensuing formal indeterminacy that arises in the postmodern context. It sheds light on the intermingling of aesthetics and ideology and how this comes to determine the authority invested in the written word. As auctor, if we consider the latin root of the word “author”, the writer’s authority resides less in mastery of form than in poetry’s relationship to a developing cultural consciousness. In the contemporary context, autobiographical modes, serial writing and procedures relying upon found texts and collage have long since challenged the notion of a law of genre. Theoretical approaches to the long poem have produced terminology to describe the “processive” poem, the “procedural” poem or in the case of Robert Kroetsch, the “carnivalesque” poem that dramatizes resistance to formal conventions. Michael Ondaatje, whose editorial efforts in the late 1970s and the early 1980s were particularly instrumental in drawing attention to the preponderance of the long poem in Canada emphasizes this shift in the approach poets adopted towards craft. As he argues in his anthology, the long poem is reluctant to adhere to a typology other than an empirical one in so far as it “shows a process of knowledge, of discovery during the actual writing of the poem” (1979: 13).

14 Critical output since the 1980s has worked to show that the theoretical claims of such self-reflexive experiment function in counterpoint to the metaphysics underwriting the tradition established by narrative poetry in Canada. For instance, critics have observed how the discursiveness belonging to nineteenth century and early twentieth century precursors implicitly seals a bond between poetry, literature at large and a continuum of truth. In the Canadian context, this ideological premise has been widely discussed as a counter-model for much contemporary production (KAMBOURELI 1991; MANDEL 1985: 11-23). Literary history highlights examples abounding with heroic subjects and saga-like tales that weave a relationship between the rise of the Canadian long poem and the processes of imperialism (BENTLEY 1998: 7-29). Two such well-known examples are Isabella Valancy Crawford’s romantic narrative in blank verse about the settlement of the West, Malcom’s Katie: a Love Story, (1884) and E.J. Pratt’s historical narrative of 17th century French Jesuits and their heroic end as martyrs, Brébeuf and his Brethen (1940). These are noteworthy for their capacity to relate the chronology of the long poem to its initial discursive vocation, namely to memorialize pioneering ideals and colonial ambitions. In fact, any effort to detail the lineage of the long poem in Canadian literary history would require an appraisal of contemporary response to those narratives that seek to implicitly tie the beginnings of a national ethos in Canada to that of a body of literature.

15 While at some remove from the colonial saga, the “culture” of the long poem to which Sharon Thesen refers is no less concerned by the memorial function of literature. Changing conceptions of how memory works however have led the poet, along with the historian, to query its ethical resistance. As in the case of Robert Kroetsch, the aporia of

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memory has become a leading theme and formal impetus behind much contemporary critical thinking. Is memory synonymous with distortion and unreliability or has it advanced, as Geoffrey Hartman has suggested, “from a rival to a partner of historiography”? (2006: 261)6.

Conclusion: the Drama of the Long Poem

16 When poets like Robert Kroetsch incorporate documents drawn from local or family history, they are building upon an ethics of remembering that works to dissolve the boundaries between forms of discourse, historical and literary, public and private. Importantly, the poem as such is never quite finished. Robert Kroetsch may ask, “But how do you grow a poet?” (1977; 2000: 37). His poetry in turn appears to ask: how do you grow a reader? Reader reception is more than a matter of contemplating the paired complexity of spatial and syntactical arrangement. The shaping of the poetic archive is implicitly a form of action that involves the poet and the reader. They who negotiate the fold between the document and the lyric become in turn what others have called the historian, namely a “memory critic” (WIEVIORKA 2006: 395 7). Poetry in the contemporary sphere is thinking through with the reader how representational aims stand up against what Jerome McGann has called the “archival, the factive, dimension of art” (1989: 131). In other words how poems may be construed as acts of representation and yet at the same time a forum wherein is displayed a “negative or critical awareness” of socio-historical circumstance (131). The theoretical position put forward by Robert Kroetsch in the mid 1980s aptly displays the contemporary poet at an ideological and formal crossroads: “The problem for the writer of the contemporary long poem is to honour our disbelief in belief … and at the same time write a long poem that has some kind of (under erasure) unity” (1988: 91). This is Kroetsch acknowledging in one sense his evolution away from the post-structuralist anti-mimetic contention that neatly separates the signifier from the signified and in a more general sense, language from experience. The aim of the long poem, he appears to suggest, is to dramatize the tension between collapsing systems of belief and a mythopoetic strain of writing incumbent upon memory, no matter how marred or unreliable it may be. As such, there is no key or prescribed path for the poet partaking in archival methods, intent on displaying the threads of memory that form our consciousness. Echoing the derridean vocabulary of archive theory, “a kind of madness in the recording” is what awaits the Canadian long poem, if we are to heed the words of one of its foremost practioners, Robert Kroetsch (1988: 81).

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NOTES

1. « … elle [la pulsion de mort] commande aussi l’effacement radical, en vérité l’éradication de ce qui ne se réduit jamais à la mneme ou à l’anmnesis, à savoir l’archive, la consignation, le dispositif documentaire … Point d’archive sans un lieu de consignation, sans une technique de répétition et sans une certain extériorité. » Je traduis. 2. See D.M.R. Bentley’s discussion of the evolution of the narrative form in Canadian poetry in the first half of the twentieth century, variously fashioned by a Romantic-Victorian sensibility associated with the pre-World War I period and the “aesthetic modernism” (as so defined by Brian Trehearne) of the so-called “cosmopolitan” poets. 3. This poem was later to appear in the 1975 volume The Stone Hammer Poems, the first in a series of long poems assembled in a project called Field Notes (1981) that was ongoing until 1989 (Completed Field Notes). The author’s note at the back of Completed Field Notes indicates that “Stone Hammer Poem” first appeared in an anthology entitled Creation (Toronto: New Press, 1973). See p. 251. The poem was published as the “prologue” in the latest edition, Completed Field Notes (2000). 4. Kroetsch’s affinities with post-structuralism and deconstructionist theories (that came to fruition in North America in the 1960s and 70s) indicate a debt to the thinking of Jacques Derrida, Michel Foucault, Julia Kristeva and Roland Barthes, to name some of his principal philosophical groundings, as assessed by such critics as Robert Lecker and David Creelman. 5. “The / result is not poetry, / nor till the poets among us can be / ’literalists of the imagination’—above / insolence and triviality and can present // for inspection, ’imaginary gardens with real toads in them’, shall we have // it.” 6. In the field of cultural studies, Geoffrey Hartman discusses how video testimony and other forms of oral testimony are approached as a new genre of memory and asks in a general sense, whether oral history has evolved into a “new art of memory.” 7. In “The Witness in History” (2006), Annette Wieviorka quotes the cautionary words addressed to historians described as « trouble-mémoire [s] » by Pierre Laborie in his essay, “Histoire et Résistance : Des historiens trouble-mémoire, ” (1993), a characterization underlining how the task of the historian has come to include a questioning of the epistemological authority of historical record.

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ABSTRACTS

This paper will examine how the long poem has followed upon a strong narrative tradition in Canadian writing, and in doing so, worked to redefine the relationship between memory and the modalities used to fashion the poem as an agency of cultural consciousness. Through the example of Robert Kroetsch’s archival poetics, it will be suggested how a postmodern vision of provisionality takes shape in the contemporary context alongside an inquisitive, epistemological direction to poetic creation that suggests ties between poetic and documentary strains of writing. As such, how the long poem in the work of Robert Kroetsch queries the relationship between poetic imagination, myth and memory will form the basis of our argument.

Dans le sillage d’une forte tradition narrative en littérature canadienne, il sera examiné l’incidence du poème long sur la relation entre la mémoire et la formation d’une identité culturelle au moyen de l’écriture. À travers la poétique de l’archive chez Robert Kroetsch il sera question de la rencontre d’une vision postmoderne du provisoire et d’un projet épistémologique qui creuse les structures du langage, dans laquelle se nouent des écritures contemporaines aux accents poétiques et documentaires. Notre argument s’appuiera sur le questionnement que pose le poème long chez Robert Kroetsch dans son articulation entre les écritures de l’imaginaire, du mythe et de la mémoire.

AUTHOR

FIONA MCMAHON Université de Bourgogne

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Les après-guerres en littérature québécoise et le bouleversement des consciences De Jean-Jules Richard à Rawi Hage

Lucie Lequin

1 Dans notre ère d’excès d’information et de mémoire, voire de saturation, le danger, affirme Régine Robin, est la « mise entre parenthèses d’un passé proche, mais non pensé, non critiqué, non décanté » (ROBIN 2003 :19), d’où l’importance de raconter, presque sur le vif ou des décennies plus tard, « des mémoires blessées, précaires, des passés impensés, insensés » (ROBIN 2003 :23) pour éviter l’effacement. Dans La transparence du mal, Jean Baudrillard évoque ce danger de la destruction des traces : « Nous sommes en train d’effacer tout le XXe siècle. Nous sommes en train d’effacer un à un tous les signes de la Deuxième Guerre mondiale et ceux de toutes les révolutions politiques ou idéologiques du XXe siècle » (cité dans ROBIN 2003 :22).

2 Dans cette étude, il s’agira d’examiner les souvenirs de guerre dans la production littéraire québécoise, de la Deuxième Guerre mondiale dans Neuf jours de haine de Jean- Jules Richard publié en 1948 à la guerre civile libanaise dans Parfum de poussière (2007) de Rawi Hage, traduction de De Niro’s Game, publié en 2006. Entre ces deux dates, j’ai aussi retenu quelques ouvrages où il est question de guerre ou plutôt de l’effet de la guerre sur l’être humain, notamment Paco de Jacques Folch-Ribas (2011) dont l’action se situe durant la guerre civile espagnole, Le mur entre nous de Tecia Werbowski (1995) et Zakuro de Aki Shimazaki (2008) qui, directement ou indirectement, se rapportent à la Deuxième Guerre et enfin, Incendies de Wajdi Mouawad (2003) qui met en scène la démence de la guerre civile dans un pays innommé. Bien que par leur facture, leur genre et la guerre relatée, ces œuvres soient éloignées, dans tous les cas, il est question de déshumanisation, de vol d’âme, de l’ami soudainement ennemi, des soldats devenus machine à tuer, des violences faites aux femmes, des gens non engagés dans la lutte qui ne peuvent rien, à part subir. Ces œuvres traversées par des questions humanistes mémorielles veulent choquer, déranger, voire réveiller. Par le récit, fictif ou en partie

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autobiographique, elles offrent une réponse à la question du mal, réponse qui ne peut être que provisoire et hésitante.

3 Étant donné sa population multiculturelle le passé canadien s’entretisse de plusieurs histoires et de plusieurs légendes nationales issues des communautés culturelles. En conséquence, les traces de guerre à mettre en lumière, qu’elles soient véridiques ou non, ne sont pas nécessairement locales, mais plutôt souvent trans-locales ne touchant le Canada, ou le Québec, qu’indirectement. Et pourtant, ces configurations mémorielles littéraires se déplaçant entre les continents et dans le temps s’éprouvent dans la même zone de l’affect et visent l’inscription dans le présent, d’une posture éthique, un mode de questionnement, surtout en ce qui a trait à l’inhumanité qui, selon des dosages variés, et ne connaissant aucune frontière, est toujours à proximité. C’est que « le général s’éprouve seulement dans le spécifique et que l’universel habite le particulier » (NORA 1994 :191). Insistant sur la ressemblance entre les êtres plutôt que sur leur différence, Naïm Kattan rappelle aussi que : « Nous disons notre humanité, et ainsi nous disons l’humanité » (KATTAN 2001 : 201).

4 Deux mouvements sont à l’œuvre dans les ouvrages choisis : la préservation et la transmission des empreintes mémorielles, d’une part, et d’autre part, par la fiction ou le récit, le refus de l’idée de muséification du passé qui vient toujours « nous visiter en permanence à l’échelle mondiale » (ROBIN 2003 :16). Certains des auteurs ont connu l’une des guerres, y ont participé militairement ou l’ont subie ; d’autres imaginent la guerre ou un événement qui y est relié pour en dénoncer l’effet. Toutefois, ces œuvres littéraires ne documentent jamais la guerre, elles l’interprètent ou la reconstruisent ; elles restent un travail d’imagination qui disposent en chaque lecteur une mémoire et un silence qui se veulent rénovateurs et révélateurs. Elles inscrivent ainsi l’expérience humaine personnalisée, du simple citoyen si l’on veut, dans les récits de guerre.

5 La guerre (et ses séquelles) mise en accusation par chacune de ces œuvres et les mémoires plus ou moins fictives mises en récit, entendent donc surtout déstabiliser la zone de confort de la bonne conscience. Entre autres, dans chaque camp, la guerre contamine l’humain ordinaire. Rien ne reste intact. La notion de guerre juste est ainsi ébranlée, de même que celle des vainqueurs et des victimes. La trame des événements politiques et idéologiques préparant la guerre et la justifiant, est aussi mise à mal. Il ne suffit plus, dans l’après-guerre, de se savoir du côté de la juste cause ou du côté du vaincu ou du vainqueur, ou encore de la victime. Il s’agit sans doute pour ces écrivains « d’écrire pour se souvenir et pour oublier en même temps » (PATERSON 2002 : 43). Chacune des œuvres adopte ainsi une posture interrogative quant aux méfaits de la guerre au sein de son groupe. Neuf jours de haine expose la détérioration morale des soldats canadiens. Paco dit la difficulté et le dérapage de l’engagement dans une cause justifiée. Le mur entre nous dévoile la trahison par le proche. Zakuro présente l’abus des prisonniers par le camarade d’armes. Parfum de poussière témoigne de la corruption lente et insidieuse de la guerre civile libanaise dans toutes les sphères du quotidien et Incendies exhibe la guerre comme spectacle, même la généalogie se révèle altérée. Au- delà du temps et de l’espace, les œuvres choisies se renvoient les unes aux autres, du moins c’est la lecture que j’en fais. Elles permettent de s’approcher du sens, finalement des sens à donner à la guerre qui est, à la fois, croisade contre l’ennemi, fuite du quotidien, quête de justice, mission régénératrice, réponse à la propagande, corruption, mais aussi, trop souvent, avilissement.

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6 En choisissant ces ouvrages j’ai donc voulu vérifier s’il y avait occurrence des mêmes questions, malgré les écarts temporels, géographiques et politiques entre les différentes guerres mises en mots, pour comprendre quel monde est réfléchi et interrogé dans chacune des œuvres puisque le travail d’imagination « dispose en nous un pouvoir-agir, un pouvoir-sentir ou un pouvoir-être […] et fraye le chemin vers un autre (état du) monde » (ABEL 2000 : 168). C’est donc un peu de cet état du monde qui passe par le récit mémoriel, que je tente de débusquer.

7 Neuf jours de haine de Jean-Jules Richard se veut un hommage aux soldats canadiens morts durant la Deuxième Guerre, dont deux soldats, amis de l’auteur qui a, comme eux, vécu la guerre. Selon Victor-Laurent Tremblay, on retrouve le romancier, en partie, dans deux personnages, Nanger et Manier, ou deux attitudes, idéalisme et doute (TREMBLAY 2002). Richard relate neuf jours entre le 6 juin 1944 et le 6 juin 1945, soit du débarquement des alliés en France à l’occupation de l’Allemagne. Chacun de neuf chapitres rappelle un moment ou un aspect significatif tel que des combats, des erreurs de jugement fatales de la part des officiers, la prise de prisonniers de part et d’autre ; la libération de villages, la punition des femmes qui ont fraternisé avec les Allemands, la contagion de la haine et du mal.

8 Le regard du narrateur est essentiellement canadien et masculin. En outre, ce récit au présent saisit sur le vif l’horreur de la guerre, un peu à la façon d’un journal de guerre coloré d’ironie et d’humour noir. Selon le narrateur, et il en donne de nombreux exemples, plusieurs soldats canadiens du bataillon C, bien qu’ils compatissent avec les peuples souffrants qu’ils rencontrent, ne comprennent pas les enjeux de la guerre qu’ils perçoivent comme « le mal d’Europe » (RICHARD 1948 : 94), idée répétée plusieurs fois, sous diverses formes. Cette désignation accentue la distance entre le conflit et certains d’entre eux qui ne savent pas pourquoi ils combattent. Cette guerre n’est pas la leur. Le narrateur insiste sur cette posture étrangère des simples soldats qui ne réagissent pas nécessairement comme les alliés. Notamment, devant l’exode de familles allemandes, le narrateur oppose deux regards : « Maintenant, ici, les Français à la place des Canadiens se seraient réjouis. Nous tenons notre vengeance, auraient-ils dit. Pour des Canadiens, le spectacle n’est qu’une preuve de la grande bêtise. Le diagnostic du mal d’Europe. Le verdict de culpabilité. L’expiation. L’expiation succède à la faute » (RICHARD 1948 : 241). Ces moments de doute sur la validité de la guerre se manifestent surtout dans les périodes hors combats. C’est aussi pour ces soldats actifs, la vision concrète de la souffrance humaine, que les victimes soient allemandes ou françaises ; pour eux les êtres souffrants sont d’abord des humains avant d’appartenir à un peuple.

9 Dans les chapitres où les combats prennent place, un certain sens de croisade contre le nazisme pour « sauver la civilisation » (RICHARD 1948 :116)) anime plusieurs soldats, bien que le narrateur émaille son récit d’expressions telles que « opium de la guerre » (RICHARD 1948 :257), « la propagande les a tenus », « chair à canon » (RICHARD 1948 : 116) et fait plusieurs allusions à la nécessité d’une virilité affichée. Ainsi, les compagnons de Frisé, un soldat fragilisé par une blessure, se méfient de lui parce qu’il fait des cauchemars. Par contre, lorsque rétabli, il étouffe une sentinelle ennemie, il retrouve leur confiance « C’est ça [être capable de tuer], alors, redevenir un homme ? » (RICHARD 1948 : 244), se dit-il.

10 Selon le narrateur, la guerre déshumanise, même s’il s’agit d’une juste guerre. Lors d’un répit entre deux combats, à Noël, l’armée leur offre un spectacle de variétés. Il perçoit alors autrement les compagnons d’armes : « Ça semble les rapatrier dans le sillage

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humain » (RICHARD 1948 : 219). C’est donc que les soldats n’y étaient plus. Tout au long du roman, l’opposition entre la mission héroïque et le doute de la pertinence de la guerre sous-tend une véritable critique de l’armée, de toutes les armées : « En somme l’armée est la même partout ; une assemblée d’hommes éduqués pour tuer. Peu importe les moyens employés » (RICHARD 1948 :213). Au fond, la guerre est « un cours de haine. La libération en est le diplôme » (RICHARD 1948 :206).

11 Ce motif de la haine traverse le roman et touche tous les soldats qui prennent la parole : haine collective de l’ennemi, haine de son armée, haine des officiers, haine de la femme infidèle, pour plusieurs, haine des femmes qui sont « toutes les mêmes » (RICHARD 1948 : 142), haine de la propagande, haine du clergé (Manier), haine de la guerre, des hommes devenus des machines à tuer, haine du mal gratuit.

12 À la fin du roman, Noiraud accusé injustement du viol d’une jeune femme allemande est arrêté par son caporal et ami, Frisé, qui le sait innocent. Devant cette ultime trahison, Noiraud récite cette litanie de la haine dont il se reconnait la victime, tout en sachant qu’il en est aussi complètement infecté : « Noiraud s’est fermé les yeux pour mieux voir sa haine. Pour mieux se haïr lui-même » (RICHARD 1948 :350). Sa peine de deux ans se passera sous le signe de la haine, mot qui clôture le roman, isolé sur une ligne, répété deux fois. Il est ironique de constater que l’amitié virile entre soldats, qui leur permettait de vivre l’atrocité de la guerre sera également la perte de Noiraud. L’ami qu’il a conforté l’abandonne. À la fin de la guerre, Frisé sera en quelque sorte son bourreau comme s’il fallait répudier cet attachement devenu inutile. Contaminé par le pouvoir et la haine, Frisé devient l’ennemi pestiféré. Bref, la guerre détraque l’être, peu importe le camp d’appartenance.

13 L’écriture presque testimoniale de Jean-Jules Richard équivaut à revenir sur les lieux de la mort et de la haine pour que les témoins simples soldats racontent par leurs actions l’inhumanité de la guerre en dehors des idéologies, de la politique et de la propagande pour réparer leur humanité et leur identité aux prises avec les suites de la haine. En quelque sorte, raconter équivaut à survivre à la guerre et peut-être à en guérir. En ce sens, pour conjurer le mal incommensurable, su et vécu, le narrateur l’amène à la surface du présent pour le faire voir et le faire savoir à son interlocuteur (personnage et lecteur), même si l’intensité du mal singulier demeure intransmissible. Raconter devient donc une tentative de donner un sens au mal, à jamais en fonction, en insistant sur l’importance de faire entrer l’émotion dans l’Histoire et d’inventer un antidote à la haine pour que renouer avec le fil humain soit possible et pour qu’advienne un nouvel état du monde, même si cela est peu probable.

14 Les interrogations autour de la souffrance des civils, des petites gens surtout, et des simples soldats, de même que de la contagion de la haine, se retrouvent dans les œuvres plus récentes que j’ai évoquées au début, comme si d’une guerre à l’autre, grande ou localisée, se suivaient et se transmettaient les jeux sordides des mêmes éléments. La destruction sinistre se répète semble-t-il en réanimant les schèmes endormis ailleurs. Dans Mémoire saturée, parlant des pratiques de détournement, Régine Robin invoque la nécessité de « redonner sa chance au temps » (ROBIN 2003 : 472) pour faire place au silence, voire à des bouts de silence, pour « un dessaisissement des passés mortifères, le début d’une dé-maîtrise, le tissage d’une autre mémoire » (ROBIN 2003 : 479). Bien que dans un contexte différent, sans doute Jean-Jules Richard voulait-il écrire pour atteindre des plages de silence où la guerre ne se ferait plus entendre tout en laissant des traces. Il écrit donc pour dépasser le passé, pour que les souvenirs de

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guerre n’occupent plus tout son espace mental, spirituel et affectif ; en même temps, il veut que les lecteurs sachent. La guerre n’est pas ce qu’on lit dans les journaux ; pour le soldat, c’est ce qu’il vit jour après jour. Raconter donc pour faire taire en lui cette guerre qui ne finit plus, et ainsi récupérer de l’espace ; le récit – les traces – ouvre l’espace d’abord vers le silence, puis avec le temps, vers la vie et de nouveaux souvenirs.

15 Cette idée de dessaisissement du passé sillonne aussi les autres romans étudiés. Ainsi, dans Paco, Jacques Folch Ribas effectue un double travail mémoriel, saisir le monde au moment de la guerre civile espagnole et s’en dessaisir pour rester vivant. Le passé, dit Régine Robin, est « une force qui nous habite et nous structure involontairement, inconsciemment, l’étoffe de laquelle nous sommes faits » (ROBIN 2003 :219). Pour Folch Ribas, Paco agence un retour à son enfance et aux sources, geste mémoriel qu’il n’a jamais voulu poser. Paco, le personnage éponyme du roman, c’est un peu l’auteur qui était enfant, à Barcelone, lors de la guerre civile. Dans une entrevue, le romancier identifie un dédoublement du personnage, à la fois fictif et autobiographique : « Quand je dis ‘je’, c’est mon histoire. Quand je dis ‘il’, c’est du roman ». Il ajoute que l’autobiographie directe le rebute puisque pour saisir le monde, il privilégie la création. (TREMBLAY 2011). Ce passé conflictuel que Folch Ribas se réapproprie façonne la matrice même du roman, travaillée et reconfigurée par la distance temporelle et où la belle part est réservée aux êtres – famille, amis, amoureuse – qui vivent la guerre et non pas aux composantes politiques et idéologiques. Comme l’a fait Richard quelques soixante ans plus tôt, Folch Ribas réaffirme, par Paco, que ce sont des êtres avec un nom, un visage, une voix qui font ou qui subissent la guerre.

16 D’abord pur et candide, le regard de Paco – il n’a que 15 ans au début de la guerre – sur la ville et la guerre se transforme en amertume au fur et à mesure des disparitions et des morts, des libertés bafouées au jour le jour, par tous les camps. Très jeune, par son grand-père et par son père, Paco a été initié à l’esprit critique. À cet égard, le père discutant avec Concha, la maitresse de l’adolescent – Paco, amoureux d’une enseignante engagée dans le mouvement républicain, découvre la sexualité et la sensualité ; Paco est donc aussi un roman initiatique – explique sa philosophie éducative : « j’essaie de lui enseigner la liberté, c’est la chose la plus difficile […] Je voudrais lui apprendre à ne rien croire de ce qu’on lui dit, rien ni personne, même toi… » (FOLCH-RIBAS 2011 : 81). En conséquence, le père n’indique pas à son fils la faction dans laquelle militer, ni même qu’il doive militer : « Quant à mon fils Francesco, je lui laisse la terrible tâche de se faire une opinion, raisonnable ou non » (FOLCH-RIBAS 2011 : 80). Fort de cette liberté respectueuse du soi intime, quand Paco, devenu orphelin, quitte la Catalogne, il ne voit que chaos, désordre, imbécilité, dévastation et faim. Toutes les factions lui semblent également abusives et sa blessure, essentiellement morale, ne le pousse qu’à la fuite, la rage au cœur : « Toute la place était prise par cette rage : m’enfuir, monter encore plus haut jusqu’à ce sommet, m’éloigner pour toujours de ce pays dont je ne voulais plus rien savoir, qui n’était pas le mien et que je me vis détester comme avec le goût de lui faire du mal » (FOLCH-RIBAS 2011 :145). À ce moment- là, comme d’autres désabusés, il croit que « Ceux qui sont vivants n’ont plus d’âme […] L’âme est dans le corps. L’âme, c’est le corps » (FOLCH-RIBAS 2011 :143).

17 À l’instar de Richard, Folch-Ribas se préoccupe donc de la contagion du mal et de la haine, entre autres. Il ne comprend pas, qu’au moment de sa fuite, les différentes

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factions de gauche s’entredéchirent, se méfient les unes de autres, créent du chaos et se regardent en ennemis.

18 Folch Ribas a aussi quitté son pays la rage au cœur. Pour lui, il n’y pas de désir de retour, bien qu’il sache que sa rupture n’est pas oublieuse puisque le pays qui a obligé sa famille à fuir continue de le hanter. Par Paco, ce roman en partie autobiographique, l’auteur consent à se souvenir activement. Il ne vise pas la vérité historique, mais plutôt une vérité émotive, ou si l’on veut une mémoire de l’affect. Il demeure soucieux face à la perte des âmes et entend dénoncer la sottise des guerres où des frères, des proches, s’entretuent.

19 Ce mal perpétré par « l’âme fraternelle » (RICŒUR 2000 :163), par le proche – dont la mémoire n’est transmise aux lecteurs qu’indirectement, ou pas du tout, par la voix narrative qui adopte un point de vue sans contrôle, hautement personnel et émotif – forme le cœur même du Mur entre nous de Tecia Werbowski, de Zakuro d’Aki Shimazaki, d’Incendies de Wajdi Mouawad. Qu’il s’agisse du mal perpétré par l’amie (Werbowski), par un compatriote (Shimazaki) ou par le fils (Mouawad), les trois auteurs dénoncent la déshumanisation provoquée par la guerre.

20 Dans Le mur entre nous, par Tecia Werbowski, le crime le plus grand est commis par l’ami, le proche bien que l’ennemi nazi ait tué les parents d’Estera devenue Irena. Le récit est narré par Irena, une enfant cachée, – comme l’auteure l’a été – survivante, qui cherche réparation. À 18 ans, celle-ci apprend de ses parents qu’elle est adoptée et juive, mais aussi vite, le jour même, cette histoire insupportable de ses origines et de son adoption « est reléguée au second plan » (WERBOWSKI 1995 :23) parce qu’elle découvre que Zofia, une amie de ses vrais parents, est un imposteur. Cette dernière a volé le manuscrit que Klara, la mère d’Estera / Irena, lui avait confié et se l’est approprié. Grâce à ce livre publié après la guerre, sous son nom, Zofia est devenue célèbre et, par la suite, s’est prétendue l’auteure d’un seul livre : « C’était le chef d’œuvre de ma mère dont elle parlait ! Elle [Zofia] l’a dépossédée de sa voix et de son âme » (WERBOWSKI 1995 :26). Cet assassinat spirituel n’est pas un tir ami, ainsi que l’on qualifie les accidents entre soldats du même camp, mais un geste délibéré, un désir narcissique de pouvoir et de gloire, un geste de manipulation et d’effacement, pire, pour Irena, que le négationnisme venant des groupes antisémites. Cette trahison d’une main amie est aussi rupture de transmission. En effet, par ricochet, le crime de Zofia a dérobé Irena du lien qu’elle aurait pu maintenir vivant, un lien presque organique, avec sa vraie mère, qui, en conséquence restera à jamais « une Juive anonyme, victime d’un crime contre l’humanité » (WERBOWSKI 1995 :26). Par le roman, qui s’apparente à de l’autofiction, Klara aurait survécu à sa propre mort ; par la lecture, sa fille se serait rapprochée d’elle. Zofia a bloqué ce lien d’aimance, ce passage. Elle a rompu, une deuxième fois, ce fil de vie.

21 À partir de ce moment, Irena joue à vivre, termine ses études, se marie, divorce, mais ses parents adoptifs qui l’aident à retracer la vie de Zofia, sont les seuls êtres avec qui elle est elle-même ; avec tous les autres, elle ne se révèle pas. Quand après des années, elle retrouve Zofia, elle tente de la tuer : « Mon nom est vengeance. Je suis une meurtrière. J’existe » (WERBOWSKI 1995 :64), mais le mari de Zofia la devance. Néanmoins, la mort de Zofia sera libératrice : « Petit à petit, à l’intérieur d’ [elle], un mur s’écroule… » (WERBOWSKI 1995 :67). Elle se met à écrire pour ne pas s’emmurer à nouveau dans le silence et la solitude et se remémore la perfidie meurtrière amie. Sans doute l’écriture permet-elle à la narratrice un certain tissage mémoriel bénéfique qui

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ne la tient pas incarcérée dans cette mémoire fragile, mais la fin de ce court roman laisse entendre qu’Irena n’est jamais loin du passé ; elle est, en effet, guide au cimetière juif de Prague. Au fond, avec Le mur entre nous, Tecia Werbowski s’interroge sur la perte de l’intégrité et de la sollicitude pour autrui au sein même du groupe ostracisé, comme si la peur de mourir annihilait chez certains le pouvoir d’aimer et de protéger, et le sens de la justice. Par cette autobiographie fictive, Werbowski met en scène le mal perpétré par « l’âme fraternelle », ici une autre forme d’expérience extrême, issue de la guerre et de la perversité, et la mémoire privée et cachée, la mémoire douloureuse de la fille qui a ainsi perdu sa mère deux fois, pour la déplacer vers la mémoire collective.

22 Dans Zakuro d’Aki Shimazaki, le proche ayant autorité – le personnage désigné par la lettre H, un corporal-chef japonais, encore jeune, prisonnier en Sibérie comme plusieurs autres Japonais après la fin de la Deuxième Guerre – exerce un « pouvoir absolu » sur les autres prisonniers de son pays (SHIMAZAKI 2008 :106). Au lieu de défendre ses compatriotes, de façon démesurée, pour instaurer la peur, il les punit individuellement et collectivement presque quotidiennement. Il abuse d’eux ; notamment, il vole leur nourriture pour recevoir à l’extérieur du camp les faveurs d’une femme russe qui vend aux villageois la nourriture ainsi volée. Sa façon d’exercer son petit pouvoir de caporal prisonnier dépasse les attentes des Russes révélant une absence totale d’humanité. Il s’agit, pour lui, d’une simple exigence de guerre. D’ailleurs, il se persuade facilement de ne pas avoir à répondre de ses actes. Le pouvoir de H, c’est la perversité à l’œuvre ; c’est le règne du pire.

23 Quand, sur le bateau du retour, Ken, l’un des prisonniers, le menace de révéler sa conduite pour lui bloquer le chemin du monde politique, H tente de l’étrangler. Un autre prisonnier, M. Toda tuera H, dans un geste non prémédité, pour sauver Ken. Malgré la situation de légitime défense, se sentant coupable, M. Toda, l’antithèse de H, se privera de sa famille. Pour la protéger, il prendra une nouvelle identité qu’il gardera secrète. Les crimes de H se répercutent donc au-delà-de la guerre dans la suite des générations. La plus grande partie du roman est consacrée à cette suite, mais toute la souffrance nostalgique autour de l’absence du père ou du mari prend sa source dans l’inhumanité de H pour qui la guerre a été l’occasion rêvée, si l’on peut dire, de s’y vautrer impunément. Aki Shimazaki, qui n’a pas directement connu la guerre, s’en préoccupe et entend mettre en lumière une interprétation de la Deuxième Guerre qui fait la part des choses et dévoile, au besoin, les petites ou grandes abjections de l’armée de son pays sans négliger celles de l’ennemi. Ce n’est pas l’Histoire qu’elle veut réécrire. Comme d’autres auteurs qui parlent de la guerre, elle veut plutôt dévoiler les abus des proches, des frères, qui sont incapables de gestes fraternels. Elle aussi s’intéresse à tout ce qui brime la quête du soi ; les abus en temps de guerre n’en sont qu’un élément qui participe presque toujours de l’affect ébranlé.

24 Incendies, pièce de Wajdi Mouawad, s’ouvre sur la lecture du testament de Nawal, la mère de jumeaux, Jeanne et Simon – les deux versants d’une tension intérieure, le désir de comprendre et la peur de savoir – qui exige d’eux une singulière quête des origines : une lettre à remettre à leur père inconnu et une autre destinée à leur frère également inconnu. J’examinerai, ici, surtout l’avilissement de Nihad, le « frère-père », cet infrahumain que la guerre a dépouillé de sa dignité.

25 Orphelin, dans un pays de conflit meurtrier, Nihad a toujours rêvé de retrouver sa mère. Jeune homme, il a voulu donner un « sens à sa vie » (MOUAWAD 2003 : 85). À cette fin, il s’est donc engagé dans un groupe armé, pour avoir un idéal, pour être utile, mais

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vite contaminé, devenu tireur redoutable, il confond la cause à défendre et le goût de tuer. Dans la scène 31, loufoque dans son horreur, il assassine un journaliste par amusement, tout en prenant sa photo, technique dont il est très fier. N’est-il pas un artiste photographe ? Il se prend d’ailleurs pour un invité dans une émission de téléréalité « I am very happy to be here at "Star T.V. Show" » (MOUAWAD 2003 : 77) dit-il au journaliste et il se met à chanter une chanson d’amour, en un anglais malhabile, prenant son fusil en guise de micro. Il se croit personnage de film ou de jeu vidéo violent, ayant perdu tout contact avec la réalité. Dans la scène 33, toujours en entrevue, il tire gratuitement sur des gens, comme s’il fallait battre un record. Tuer ne veut plus rien dire. Sa mitraillette est sa vie et il voit ses tirs comme création artistique : « And I shoot a poème to the people and it is the precision of my poème qui tue les gens et c’est pour ça que my photos is fantastic » (MOUAWAD 2003 : 80). Il est tout aussi brisé que sa langue l’est ; il n’est plus que débris, sauf dans de rares moments de lucidité, où éploré, il pense à la mère qu’il n’a pas connue. Il est si blasé et insensible à autrui que le camp ennemi le recrute parce qu’on le sent capable d’être un tortionnaire d’élite. Il est, en quelque sorte, valorisé pour sa déchéance meurtrière.

26 Jeanne et Simon, l’un à la suite de l’autre, traquent à rebours le parcours de leur mère pour résoudre l’énigme familiale : ils suivent deux fils, le fil singulier de leur mère et le fil collectif d’un pays détruit par une guerre civile où l’ennemi est le voisin, le proche. Jeanne finit par découvrir le secret de leur naissance : ils sont enfants d’un bourreau, donc de la guerre et de l’horreur. La quête de Simon débute alors et le conduit plus loin dans l’horreur ; le bourreau est aussi le frère perdu, l’enfant de l’amour. L’effroi de cette vérité – du viol incestueux doublement violent de leur mère – émiette leurs certitudes et leur généalogie.

27 À la fin de la pièce, lorsque Nihad lit la lettre adressée au père, lui, le bourreau haï, indifférent, la déchire tout simplement. Par contre, quand il lit la lettre adressée au fils, il est touché ; un peu de son humanité, perdue dans la haine et la vengeance, se réactive. Pourtant, lors de son procès pour crimes de guerre, fanfaron, il s’est montré fier de ses exploits, incapable de regret et de compassion. Wajdi Mouawad se garde bien de quantifier cette étincelle d’humanité qui durera ou ne durera pas. Nihad, qui a toujours cherché sa mère, l’avait trouvée ; au lieu de l’aimer, lui « la machine à tuer » (MOUAWAD 2003 : 87), l’enfant soldat déshumanisé, devenu grand, l’a violée plusieurs fois, voulant la briser. Pour lui, les femmes incarnaient l’ennemi à conquérir, à prendre de force, à avilir pour les dépouiller de leur dignité. Tout au plus étaient-elles des commodités comme on le voit dans trop d’œuvres de guerre.

28 À la fin de la pièce, rien n’est réglé et la question de la torture par le proche reste ouverte. Le crime de Nihad les dévore tous. Au-delà de la mort, Nawal condamne le tortionnaire, mais souhaite pour le fils une certaine rédemption. Quant aux jumeaux, elle leur suggère de commencer leur histoire hors généalogie, au moment où elle a pu écrire, ce geste étant pour elle une autre forme de naissance et le fondement même de son humanité et de sa dignité, la clé de sa survie en dehors de la vengeance. Derrière la guerre absurde, il y a donc aussi l’ignorance. Par sa réactualisation du mythe d’Œdipe et de Jocaste, Mouawad s’interroge sur les conséquences de la guerre qui sévissent longtemps après que les armes ont cessé de résonner. En prenant une famille, il donne un visage à la douleur ; la mère comme ses enfants ne sont pas des êtres anonymes. Mouawad, enfant, a connu la guerre du Liban qui traverse la plupart de ses œuvres,

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formant soit la toile de fond soit le cœur même de l’œuvre. Incendies exprime les douleurs inextinguibles émanant de la guerre et de l’ignorance.

29 Par leurs œuvres, ces auteurs veulent créer des archives littéraires pour que l’on se souvienne, pour que l’on soit vigilant, pour que les crimes amis ne soient plus que des statistiques, pour dépasser les commémorations que l’on fait autour des victimes des conflits armés qui concernent le groupe. Ils se préoccupent de l’individu au sein du groupe et de la souffrance particulière parce qu’elle est plus sentie, plus vraie, plus mesurable.

30 Même volonté de mémoire dans le roman de Rawi Hage Parfum de poussière qui se joue des conflits idéologiques et politiques et refait la guerre civile libanaise à partir de deux jeunes, Bassam et Georges, dont l’amitié s’efface peu à peu au contact de la corruption et du mal qui infectent toute la vie. Bien que Hage parle aussi de l’impact de la guerre sur la collectivité, notamment Beyrouth est représentée comme suicidaire. À la manière des chiens abandonnés redevenus sauvages, nombre de ses habitants n’agissent plus qu’en meute pour voler et pour tuer. Le temps s’y règle à l’aune du désespoir qui parfume l’atmosphère de sang et de violence. Le revolver, l’objet convoité par les deux adolescents, symbolise effectivement la prolifération de la violence. Le revolver donne aussi accès à la masculinité ; au début, c’est, pour eux, un jeu, ils ne sont que des amateurs, mais avec le temps, le révolver les fait entrer dans le club des hommes, les vrais, les durs. Ce sera la perte de George qui mourra en jouant à la roulette russe avec son propre revolver. Pour Bassam, le revolver fait écran et cache son désespoir. Sans lui, il se sent nu, perdu, sans valeur, sans identité, en même temps, il voudrait pouvoir s’envoler hors de la démence mortifère.

31 Parfum de poussière, traversé par un humour noir et narré de façon rapide, un peu à la mode des romans policiers américains, relève de l’urgence et du devoir de mémoire devenu inéluctable. Lors de la parution, dans une entrevue, Rawi Hage expliquait : Ça m’a pris 20 ans pour avoir le courage d’écrire sur cet événement. Peut-être parce que j’étais en mode de survie, que j’étais préoccupé à me refaire une vie ailleurs et que j’ai voulu en partie laisser ce drame derrière moi, l’enfouir loin dans ma tête… Une chose est sûre : je n’avais pas le but d’écrire sur cette guerre, mais c’est ça, juste ça, qui est venu (LE DROIT 2007 : A14).

32 Le roman de Hage, mi-fiction, mi-réalité, n’analyse ni la guerre ni les postures politiques. Bien que certains combats réels soient mentionnés, Hage s’attarde surtout sur la portée de la guerre sur les jeunes gens. En particulier, il met en scène la métamorphose de Georges et de Bassam. Georges, qui s’engage dans la milice, perd peu à peu tout sens moral et devient celui qui trahit son meilleur ami comme d’ailleurs il trahit son camp en étant agent double. Rapidement, contaminé par la démesure ambiante, il se transforme en machine à tuer et son univers se réduit rapidement à la violence. Bassam, aussi, aime affronter le danger, mais ni suicidaire ni martyr, il refuse de s’engager dans le combat actif soupçonnant qu’il y perdrait tout à fait son âme. Comme beaucoup d’autres, il vit de larcins, plus ou moins importants, et se sent glisser vers l’inhumanité.

33 Le romancier multiplie les exemples de perte de repères et de déchéance autour des deux jeunes pour rendre presque palpable l’horreur qui imprègne la ville. La dégradation de la place de la femme tant au niveau intime et familial que dans la société illustre avec force l’écroulement des valeurs. Pour la plupart des hommes, les femmes et les jeunes filles ne sont plus que des commodités ; un mari prête même sa

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femme à d’autres hommes. Georges séduit l’amoureuse de Bassam pour bien montrer à ce dernier la fin de leur amitié. On ne compte plus les viols de femmes et de petites filles qui sont, par la suite, tuées. La disproportion des gestes de violence s’amplifie de jour en jour : une place de stationnement convoitée est l’occasion de coups de feu ; en dehors du combat, un chef de milice tue sur son passage pour prouver sa force et faire régner la peur ; le commerce de l’alcool et de la drogue est florissant, même des enfants s’en mêlent. De part et d’autre, on a vite perdu de vue les raisons du conflit ; malgré les discours des uns et des autres, il n’y a plus de cause à défendre, mais seulement un ennemi à anéantir.

34 À la mort de sa mère, Bassam constate son dérapage : « J’étais devenu une créature plus proche du chien que de l’espèce humaine » (HAGE 2007 : 111). Il ne veut pas se transformer en machine à tuer et ne pense qu’à fuir, car la guerre n’est que désillusion politique et religieuse où chacun « pense toujours à soi d’abord et avant tout » (HAGE 2007 : 134). Par ce roman, Rawi Hage donne à voir un monde fictif qui prend sa source dans un monde réel extratextuel, interprété, transposé ou reconfiguré, notamment certaines scènes de massacres représentent des événements réels, d’autres sont inventées ; le trafic des armes suit des routes fictives, d’autres correspondent au marché noir documenté. En entrevue, l’écrivain insiste sur le caractère fictionnel de son roman : « Je refuse de départager ce qui est fiction de ce qui est réalité. C’est mon privilège d’écrivain » (MONTPETIT 2007). Son roman, à la fois, un regard, une interrogation, un refus de toutes contraintes qu’elles soient religieuses, idéologiques ou politiques, le dire d’un affect, exprime avant tout la persistance des traces qu’il faut dévoiler, raconter et soulève la question de l’oubli, sans y répondre. À la fin du roman, après avoir séjourné à Paris, Bassam part pour Rome, mais ses nuits se passent à Beyrouth. Saura-t-il mettre fin à la spirale de la haine et de la violence ? Rawi Hage se garde bien de suggérer une réponse, quoiqu’il montre Bassam capable de regret.

35 Au terme de cette étude, force est de constater que les œuvres ici présentées font un travail de « remémoration de l’advenu » (RICŒUR 2000 : 656) qui complète les commémorations plus formelles, tels que les monuments, les musées, les livres d’histoire. Leur lecture met en lumière des rôles de la mémoire en littérature, en particulier celui de replacer dans la mémoire collective une mémoire intime, la mémoire des âmes blessées, « le malheur qui n’oublie pas » (RICŒUR 2000 : 615). Les écrivains retenus parlent des drames humains en temps de guerre ou juste après ; ils parlent avec les petites gens, avec les parents ou leurs enfants, ou pour eux ; ils donnent une voix distincte à ceux que l’Histoire regroupe en collectivité. Par l’écriture, ces écrivains luttent contre l’effacement, la banalisation, la muséification du passé en y replaçant l’expérience individuelle, d’autant plus que le passé n’est jamais ni fixe ni pur (ROBIN 2003 : 317). Que ces auteurs mettent en récit une mémoire fictive ou une mémoire plus autobiographique, ils posent les mêmes questions autour de la guerre. En effet, tous s’interrogent sur le soi intime perdu et blessé, en temps de guerre ou juste après, et sur les suites de cette blessure. Au fond, ils se demandent tous, « Comment se retrouver ? », « Comment reconquérir son humanité ? », « Comment vivre avec ça ? ». De Jean-Jules Richard à Rawi Hage, il ne s’agit pas de démontrer le mal et d’insuffler des réponses pour le contrer, mais bien de montrer le mal qui persiste dans les après- guerres. L’idée de réponses solides et claires va à l’encontre des œuvres étudiées qui n’ont pas d’intention didactique. Néanmoins, le récit des drames personnels liés à la guerre, de la contamination de la haine à la continuation du passé dans le présent,

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invite les lecteurs à aussi entrer dans l’interrogation et à trouver leurs propres réponses à la prolifération des guerres et à leurs conséquences irréversibles. Notamment, sans doute aussi aident-elles à soupçonner les drames invisibles des guerres courantes ou encore à comprendre les suicides trop fréquents des soldats qui, coincés dans l’irréversibilité des horreurs vécues, ne se racontent pas.

36 Selon le philosophe Olivier Abel, « Une communauté peut être rassemblée par une interrogation vive et neuve. C’est elle qui nous rend contemporains » (ABEL 2000 : 239). En ce sens, malgré les générations et les origines différentes, ces écrivains forment une communauté à laquelle les lecteurs peuvent adhérer en se posant les mêmes questions sans toutefois s’attendre à une réponse unique.

37 De Jean-Jules Richard à Rawi Hage, leur lieu d’écriture et leurs premiers lecteurs sont canadiens ou québécois, selon le cas. Les événements conflictuels qu’ils ont en mémoire et qu’ils mettent en récit sont hors nation, hors territoire, mais leurs préoccupations premières privilégient le bouleversement des consciences en période de conflits dans un contexte toujours personnalisé. Ils veulent sortir les victimes de l’anonymat de la masse. De même, ils tentent de débusquer les coupables qui ne sont pas toujours ceux, ou seulement ceux, que la justice rejoint ou que les peuples dénoncent. Ce bouleversement des consciences, qu’il découle de la guerre du Liban, de la guerre civile espagnole ou des suites de la Deuxième Guerre, pose la question de l’inhumanité envahissante, et en ce sens, est à la fois spécifique, particulier, local si l’on veut, et universel. De plus, la culture locale, en s’interrogeant sur un événement hors frontière, apprend sur elle-même. D’une certaine façon, au-delà des cultures locales et des situations nationales, les peuples partagent une « même vague mémorielle de fond » (NORA 1994 : 187).

38 Ces œuvres de guerre sont invocatoires et incantatoires comme si écrire la guerre pouvait empêcher la guerre ou, à tout le moins, rendre la suite envisageable. Elles reconnaissent ou imaginent ce qui s’est passé et redonnent ainsi sa chance au temps ouvrant alors la possibilité de la réparation du soi comme du monde : « Les chagrins, quels qu’ils soient, deviennent supportables si on les mets en récit ou si l’on en tire une histoire » (Dinesen cité dans RICŒUR 2006 : 12).

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RÉSUMÉS

Les souvenirs de guerre dans la production littéraire québécoise chez Jean-Jules Richard, Jacques Folch-Ribas, Tecia Werbowski, Aki Shimazaki, Wajdi Mouawad et Rawi Hage seront examinés. Une attention particulière sera portée à la contamination du mal, aux crimes perpétrés par le proche et à la transmission des mêmes jeux sordides de déshumanisation. En littérature, ces configurations mémorielles s’éprouvent toutes dans la zone de l’affect afin de replacer dans la mémoire collective, celle des âmes blessées pour éviter l’effacement, la banalisation ou la muséification des drames de guerre privés. On montrera comment l’œuvre mémorielle,

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autobiographique ou imaginaire, est complémentaire des autres formes de commémorations mettant un visage sur les victimes anonymes.

Memories of war will be discussed in Quebec literary production of Jean-Jules Richard, Jacques Folch-Ribas, Tecia Werbowski, Aki Shimazaki, Wajdi Mouawad and Rawi Hage. Special attention will be paid to the contamination of evil, the crimes committed by friends and the transmission of the same sordid games of dehumanization. In literature, these memory configurations, all in the area of affect, intend to include in collective memory the affect of injured individuals in order to avoid deletion, trivialization or the museumification of the private tragedies of war. We will show how literary works around memory, autobiography or remembrance, are complementary to other forms of commemorations putting a face on anonymous victims.

AUTEUR

LUCIE LEQUIN Université Concordia

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Varia

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Functions and Mechanisms of Code- Switching in Bulgarian Canadians

Diana Yankova et Irena Vassileva

Aim and background of the study

1 The present study assumes a sociocultural perspective in order to look at “discourse- related switching” (AUER 1998: 8) observed in the discourse of first-generation Bulgarians in Canada. The results are expected to show the types of context where English words, phrases and whole sentences are incorporated into a conversation otherwise held in Bulgarian. An attempt is also made to elucidate the functions of code- switching, i.e. why bilingual speakers code-switch and what factors influence code choice. The investigation also includes analyses of the grammatical units occurring most frequently in the corpus. The article is part of a larger project conducted by a team of researchers, members of the Central European Association for Canadian Studies (CEACS) and funded by the Canadian government.

2 Concerning studies of code-switching in the Slavic languages, according to a recent publication (LAUERSDORF 2009) presenting a comprehensive overview of Slavic studies in North America, in over 30 pages of bibliographical references there are about 20 entries dealing with immigrant Slavic languages (prevailingly Yugoslavian, Czech and Slovak) and there is not a single publication on Bulgarian. A handful of the above studies deal directly with code-switching issues and they shall be discussed in the analysis below in order to serve as a basis for comparison.

3 Although belonging to the Slavic language family, Bulgarian is structurally different from all the other Slavic languages. From a highly inflected synthetic language historically, it has developed into an analytic language displaying at present a number of features that render it unique among the Slavic family, namely the obliteration of case declensions, the emergence of a post-posited definite article, the absence of a verb infinitive, the evolution of verb forms to indicate unwitnessed, retold and equivocal actions. Therefore, a study of interference between English and Bulgarian is expected

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to display different findings than other comparative research between English and Slavic languages (VASSILEVA, YANKOVA 2013 in print).

Code-switching: theoretical assumptions

4 The use of more than one language in one and the same stretch of discourse, where “discourse” is understood in its widest sense as including both spoken and written varieties, as well as extralinguistic forms (FAIRCLOUGH 1992), is not a new phenomenon. Nevertheless, more in-depth research on the behaviour of bilingual speakers and multilingual speakers began as late as the 1950s, when the first approaches of the phenomenon were prescriptive rather than descriptive and started from the assumption that alternation of languages was primarily due to insufficient knowledge of one or both of the languages concerned or to language interference. For instance, in his fundamental paper on language contact Weinreich (1968:73) maintains that the ideal bilingual is someone who “switches from one language to another according to appropriate changes in the speech situation […], but not in an unchanged speech situation, and certainly not within a single sentence”. The definition presumes that those bilinguals who do not adhere to the rules are “imperfect”.

5 Without going into details into issues such as language contact, and bilingualism and multilingualism, in what follows we shall discuss some of the most influential lines of research in the study of code-switching (hereinafter CS).1 In the first place, no one has refuted so far Gumperz’s claim (1982:64) that code-switching is predominantly observed in minority groups who speak a native language and the majority language. Moreover, contrary to the above-mentioned essentialist approaches, one cannot but agree with Gumperz (ibid) that “code-switching does not necessarily indicate imperfect knowledge of the grammatical systems in question”. This understanding has more recently been enhanced by a broader definition of bilingualism including “not only the ‘perfect’ bilingual […] or the ‘balanced’ bilingual […] but also various ‘imperfect’ and ‘unstable’ forms of bilingualism, in which one language takes over from the other(s) on at least some occasions and for some instances of language use”. (DEWAELE, WEI AND HOUSEN 2003: 1). Along these lines, as well as in view of the subjects of the present study, we also start from the assumption that CS is not an indicator of deficiencies in the command of the respective languages but that it is triggered by other, predominantly sociolinguistic and psycholinguistic factors.

6 The term has created a number of further controversies concerning its definition depending on the approach involved, and these need to be elucidated here as well. Some authors maintain that CS comprises all instances of language alternation (the term is used by Auer in 1995 as an alternative for CS), others (KACHRU 1983, SRIDHAR & SRIDHAR 1980) treat only intra-sentential switches as cases of CS, while inter-sentential ones belong to code-mixing. Other linguists (MUYSKEN 2000) use code-mixing to cover both code-switching and borrowing, where the former is intra-sentential and the latter inter-sentential.

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Approaches to Code-Switching

7 From a more general perspective, three directions from which the phenomenon has been approached so far, can be identified: structural, sociolinguistic and psycholinguistic.

8 Structuralists have been interested in the “points of code-switching” and the mechanisms that operate and restrict it through the search for universally applicable models (MACSWANN 2000, JAKE, MYERS-SCOTTON AND GROSS 2002). The most influential and widely used is Myers-Scotton’s Markedness Model (1993, 1998, 2000) containing the Matrix Language Frame model (MLF) and its recently added sub-models: the 4-M model and the Abstract Level model (MYERS-SCOTTON AND JAKE 2000a, b, 2001). Since this (or any other) structural model will not be applied in the present study, we shall not discuss it in any detail here.

9 From a sociolinguistic perspective, as early as 1929, Sapir accused linguists of being obsessed with their “petty patterns” (1929: 214) without being able to look beyond them where language is intertwined with social, anthropological, cultural and other much more general aspects of human existence. Therefore, a lot of work that followed in linguistic anthropology, sociolinguistics, and other related areas, has delivered interpretive and interactional understandings of code switching in context, or on how code-switching relates to the wider social and cultural context (the sociolinguistic approach). Following the psycholinguistic approach, back in 1954, Vogt focused on the fact that code-switching was an extralinguistic phenomenon: “Code-switching in itself is perhaps not a linguistic phenomenon, but rather a psychological one, and its causes are obviously extralinguistic” (1954: 368), whereas Stroud argues that it is a social phenomenon “that […] cannot really be understood apart from an understanding of social phenomena” (1998: 322) (see also HELLER 1988, 1992, AUER 1984, WOOLARD, 2004).

Code-Switching and Borrowing

10 Another unresolved theoretical controversy in the field, which is of crucial importance for the structuralist approach, presents the distinction between CS and borrowing. While Poplack (1978, 1980, 1981) and his followers believe that single words “imported” from another language should be treated differently and do not belong to CS which requires longer stretches of discourse (POPLACK, WHEELER, AND WESTWOOD 1987, SANKOFF, POPLACK, AND VANNIARAJAN 1990), a larger group of scholars including Myers-Scotton (1972, 1976, 1983), Bentahila & Davies (1983) assert that code-switching may also consist of insertion of a single word or a phrase.

11 Poplack (1980) maintains that if a word is phonologically, morphologically and syntactically integrated in the recipient, base or “matrix language” (to use Myers- Scotton’s term), then it should not be treated as CS. In the present study we will follow Myers-Scotton’s (1993) view according to which (1) CS and borrowings belong to a continuum which is difficult to delineate; (2) borrowings do not necessarily “fill in gaps” in the vocabulary of the recipient language (those she calls “cultural borrowings”) but may also have equivalents there (“core borrowings”); (3) true borrowings may partly be identified as such, taking their frequency of use as a criterion. The latter, however, at least from the point of view of the present research cannot be applied since we deal with Bulgarian as the recipient language for which

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there are, unfortunately, no frequency dictionaries or databases that could be considered reliable enough. Besides, Bulgarian, like most languages from the former Eastern Bloc, has been in the process of constant and very rapid change since 1990, especially concerning the influx of foreign (primarily English) words and whole discursive structures, so that it is extremely difficult to follow this process. What complicates the problem even more is the fact that the use of English in different social domains and especially age groups varies a lot. Therefore, since the subjects of the investigation have left at various times and have kept different types of contact (if at all) with their home country, it turns out, as will be seen later in the analysis, that some of the English words and phrases they assume they use as inserted, and thus try to explain or translate, have actually, in the meantime, become relatively widely used in Bulgarian.

12 We concur with Eastman who maintains that “efforts to distinguish codeswitching, codemixing and borrowing are doomed” (1992:1) and that we have to “free ourselves of the need to categorize any instances of seemingly non-native material in language as a borrowing or a switch” (ibid). In other words, fruitful as they may be for the study of grammatical features of CS, the grammatical approaches fail to account for the elucidation of the reasons why CS occurs.

13 Considering the definitions quoted above, we start from the assumption that conversational code-switching is not only a linguistic, but also a social, psychological and pragmatic phenomenon that may be manifested at all levels of language – phonetic, lexical, phrasal, sentential, and the discourse level. We also adopt the view that code-switching may occur both consciously and unconsciously.

The case study

Background of the bilingual communities

14 Three waves of Bulgarian immigration to Canada can be distinguished. The first one occurred after the liberation of Bulgaria after 500 years of Ottoman rule in the late nineteenth century, and lasted until the end of the Second World War. Those were mostly economic immigrants and the number of people who moved to Canada at that time is believed to be about 20,000, but for various reasons cannot be precisely established (YANKOVA, ANDREEV 2012:40). The second immigration wave was caused by the sociopolitical changes in Bulgaria after the Second World War and the establishment of the communist regime, which led people to flee the country for primarily political reasons. In contrast to the first wave, these were mainly well- educated, skilled professionals. The third immigration wave began after the political changes in 1989 and the economic and political instability that accompanied them. The largest number of these immigrants is formed of well-educated professionals, who had good jobs in Bulgaria but arrived in Canada in order to ensure a better life for themselves and their offspring. The predominant part of the interviewees in this study belongs to this third group of immigrants.

15 To date, the statistics accounting for the number of Bulgarian Canadians living in Canada varies between 19 050 (official) and 150,000 (unofficial). The official data is from the Canada 2011 census published by Statistics Canada and is based on population defined by mother tongue (compared to 16 790 in the 2006 census).

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Data Collection and interviewee profile

16 Data was collected in three manners: recorded interviews, questionnaires, direct observation. Semi-structured interviews of a total of 4 hours were conducted with 16 first-generation Bulgarian immigrants to Canada. The interviewee profile is presented in Table 1 below:

Table 1. Interviewee profile

Interviewees Francophones Anglophones University degree Over 40 years of age

Male 8 4 5 6 6

Female 8 3 4 8 7

17 The respondents were legal immigrants who left Bulgaria between 1948–98. The earliest immigrant settled in Canada in 1954, and the last one in 2005. They live in Montreal, Vancouver and Toronto (for more details see YANKOVA, ANDREEV 2012 : 42-43).

18 All the subjects of the study have Bulgarian as their native language and have retained the language. To the question (in the Interviewee Profile) what language do they speak at home, at work and with friends, almost all speak Bulgarian at home, except for those not married to fellow Bulgarians or those with school-age children, since the children switch languages. At work the subjects speak either English or French, and with friends – a mixture of Bulgarian, English, French and others (e.g. Serbian, Spanish), depending on friends’ nationality. Notably, all subjects are adult bilinguals, i.e. they have emigrated as grown-ups who had already lived long enough in a native-language environment. Part of them went to Canada with some knowledge of English or French, others had to learn the language there.

19 The data were primarily collected by one of the authors at the informants’ homes over the course of 1 month. The authors adhered to ethical research principles: the subjects were informed that they were recorded, they had agreed to participate in the study and were guaranteed anonymity.

Methodology

20 According to Sebba there are three types of social factors that define the choice of CS (1) “factors independent of the particular speaker” such as prestige, power relations, economic circumstances; (2) factors that depend on the speakers’ language competence and their social networking, and (3) “factors within the conversations where CS takes place” (2009: 42-43). The first factor represents social circumstances that are practically the same in the case of our subjects; as to the second factor, subjects vary depending on the time spent in Canada, age, certain social factors, and this will need special attention in a separate study. Therefore, the third factor only shall be investigated as a variable in the present paper.

21 The methodology combines Gumperz’s conversational functions of CS (1982) with Appel & Muysken’s functions of language (1987), which will be explained below. Probably, the

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most frequently applied and quoted list of conversational functions of CS is Gumperz’s (1982: 75-79) comprising: (A) Quotations, (B) Addressee Specification, (C) Interjections, (D) Reiteration, (E) Message Qualification, and (F) Personalization versus Objectivization. In the case of quotations the speaker reports someone else’s words either as reported speech or as direct quotation. Through addressee specification the speaker directs his/her utterance to a specific person among the rest of the participants in the conversation. As to interjections, these are so-called fillers, while reiteration, as the term suggests, means repetition of the message in the other language, usually for the sake of clarification and avoidance of misunderstanding or in order to emphasize certain parts of the utterance. Message qualification refers to explanation of the utterance, while personalization versus objectivization indicates the speaker’s involvement. However, the application of Gumperz’s model does not always specify which discourse function the speaker accomplishes by, for instance quotation, interjection or message qualification. Therefore, we will apply the model only in order to explain the functions of CS.

22 Appel & Muysken (1987:29) draw on Jakobson’s six functions of language (referential, conative, emotive, phatic, metalingual and poetic) and consider them appropriate for the study of code-switching in combination with the domain approach, which examines patterns of language use across domains in general. This classification shall partly be adopted in this study along with Gumperz’s model. 1. The referential function – the case where the speakers switch language either because they are not able to find the right word, or the word does not exist. Grosjean (1982: 125) calls this “the phenomenon of the most available word” that saves the speaker time and efforts to find the exact word in the current language spoken. 2. The directive and integrative function: “By using standard greetings, conventional modes of address, imperatives, exclamations, and questions contacts are made with others and enough of an interactive structure is created to ensure cooperation” (APPEL & MUYSKEN 1987:29). 3. The expressive function: “By making one’s feelings known one can present oneself to others as a unique individual” (ibid). 4. The phatic function is observed when the speaker tries to keep communication channels open. 5. The metalinguistic function refers to the case when the speaker makes explicit references to one of the languages involved. 6. The poetic function denotes cases where speakers change the language when they tell jokes or use word-play in another language, or when they try to avoid taboo words and phrases in the main language used in the particular conversation.

23 There have certainly been quite a few attempts at similar classifications (MCCLURE AND MCCLURE 1988; ROMAINE 1989; NISHIMURA 1997; ZENTELLA 1997, GARDNER-CHLOROS 1991) but they have often been criticized for their lack of clarity and/or confusion of form and function (see e.g., AUER 1995). Bailey (2002 : 77) notes that: “The ease with which such categories can be created – and discrepancies between the code switching taxonomies at which researchers have arrived – hint at the epistemological problems of such taxonomies”. We shall therefore accept Nilep’s (2006 : 10) suggestion “to observe actual interaction rather than [start] from the assumption about the general effects of code switching” and thus make use of some of the classification categories discussed above

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without, however, sticking to them strictly and we shall try to explain the concrete reasons for code-switching in particular repetitive cases of CS.

Findings

24 Since the main focus of the interviews was the identity of the first-generation immigrants they were not too conscious or weary of eventual code-switches, in other words they were not aware that their language use might later on be analysed and therefore focused more on the content of their answers. All participants in the interviews, although given a choice between Bulgarian, English or French, chose to speak in Bulgarian.

Functions of code-switching

25 In view of the classification adopted for this study, our corpus demonstrated instances predominantly of the referential, the expressive and the phatic function. There were no instances of the directive, the poetic or the metalinguistic functions. The distribution can be seen on Fig. 1.

Fig. 1. Distribution of functions in the corpus

1- The referential function

26 Not surprisingly, most of the instances of code-switching demonstrated a dominant referential function – they served to emphasise the message’s denotative purpose in reference to the context or co-text. Three subcategories of the referential code- switches were observed: to refer to culture-specific concepts or reality, to express oneself with a shorter form, and to refer to objects and phenomena the subjects have to

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deal with primarily in English or French. We will discuss in more detail each of these in turn.

27 The first subcategory subsumes code-switches which interviewees resort to, owing to the fact that there is no direct equivalent in the . For instance: (1) Mnogo e važno da ze znae, če vǎpreki če kogato te podbirat – došli sme tuk s odobrenie, v smisǎl s viza, s vsičko, legalno sme vlezli v stranata s landed immigrant visa, no v kraina smetka izliza ce….2

28 The term “landed immigrant” does not exist in Bulgarian and therefore the interviewee had no choice but to employ the term. Although it has become obsolete in Canadian official documents and replaced by the term “permanent resident” it is still part of the Canadian vocabulary, and is sometimes even present in some government forms. Lack of a Bulgarian equivalent is also the explanation for the CS in example (2): (2) ….ima edin element na glass-ceiling kakto se nariča, kǎdeto ima njakakav vid discriminacija sprjamo iztočnoevropejci, koeto se prodiktuva ot cjalata tazi kultura na studenata vojna, i horata ot iztočnija blok sa bili, kak da kaža rendered….3

29 The idea of a “glass-ceiling” is not part of the Bulgarian conceptual system. For years, there has been no discrimination on the principle of gender in the pay or in the rise to elite positions of females. On the contrary, women were encouraged to perform jobs typically male jobs, especially after World War 2. This equality in job opportunities also explains the virtual absence of any notable or robust feminist movement in modern Bulgaria.

30 The following example presents an interesting case: although the word “judge” is present in (3), the code-switch can be explained by the different procedures of obtaining a citizenship. In Bulgaria, after filling in the appropriate documents, followed by an interview with officials at the Ministry of Justice and the respective checks carried out by the Ministry and other governmental bodies if the need arises, the applicants are informed in writing, i.e. there’s no official ritual similar to the Canadian Taking of the Oath at Citizenship ceremony, which is presided by a judge. (3) Drugo goljamo sabitie za men beše rečta na edin, kak se kazva, toj e obštestvena ličnost, kojto e judge, kojto vodi procedurata, kogato stavaš kanadski graždanin, kojto iznese edna reč…. 4

31 Code-switches are sometimes resorted to by bilinguals or multilinguals in order to achieve language economy or express a concept more succinctly or more precisely as in “(4) Pogleždaš edna žena i tja ti kazva ti me harass-vas5, pogleždaš edin mǎž i toj ti kazva ti me harass-vas.6”

32 “Harass” in the above example is used in the sense of sexual harassment. In order for this notion to be rendered in Bulgarian one would need to use a whole phrase, e.g. “upražnjavam seksualen tormoz” and even then, the content of the concept itself would not be quite clear since this is not considered an offence that is triable under Bulgarian law.

33 The same holds true for example (5): “Prez mojto vreme imaše mnogo rabota. Togava njamaše welfare, znaete kakvo e welfare7.” The respective L1 term would be “socialna pomošt za bezrabotni” which is much longer than the concise L2 term, “welfare” which communicates the exact semantic message that the addresser strives to convey.

34 By far the most frequent use of the referential function of code-switching is to refer to objects and phenomena the interviewees have to deal with primarily in L2 - English or French. In such cases there is an equivalent term or phrase in the Bulgarian language

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but the code-switch is warranted by the differential use of the language. Usually these are situations, concepts and phenomena that interviewees have to deal with outside of their home and consequently revert to English or French. In other words, most formal contacts are effectuated in English or French and most informal interactions in Bulgarian. This clearly shows in the following instances from the corpus: “(6) Trudnostite v načaloto bjaha dosta golemi, zaštoto trjabvaše da se borim da ostanem za da ni priznajat za refugee-ta, taka narečeni.8” and (7) “Vsički iskaha tuka da imam taka narečenija Canadian experience9.” Or as in: (8) Kogato popadnah tuka prez 1971 godina tova beše mouvement de liberacion des femmes i az vljazoh v tazi vǎlna, taka da kažem, i za avortement….i mi se stori, ce ne bila tolkova naprednala tazi strana i če ženite ne sa egales ....kato mǎža10.

35 In examples (6) – (8), the concepts of refugees, Canadian experience, mouvement de liberacion des femmes, avortement, egalite, are all connected with situations the interviewees had to deal with outside of their home, in a more or less formal English or French-speaking environment. When they have to retrieve the term for the concept, it naturally emerges in the language of its predominant (and perhaps only) use.

2 - The expressive function

36 The second in number of incidence is the group of code-switches whose dominant function is expressive. These switches are oriented to the addresser of the message and reflect his/her response to a situation. They do not modify the denotation of what is being said, but provide additional information concerning the internal state of the addresser – his emotions or attitudes. As for instance in: (9) Prodǎlzavam da sǎm si vinagi Bulgarian, le bulgare, le bulgare, le bulgare, daže ispanofonite, s koito sam rabotil mi vikat il bulgaro11“ or : (10) Az razbrah, če mojat grad e Monreal bez da sǎm go vidjal, zaštoto beše 3 časa sutrinta, tǎmno, ništo ne se vižda, edin highway, avtobus….12

37 Some researchers (ROMAINE 1995) have discerned an analogy between style-shifting in monolinguals and code-switching in bilinguals. Bailey (2009: 358) following Zentella (1997) holds the view that if languages are not ascribed specific functional domains, “the search for a function of a particular switch may be akin to trying to explain why a monolingual speaker selects one synonym or phrasing or another”. In examples (9) and (10) there is an attempt to create an aesthetic, emotional effect and to underscore the difference between “us” and “them”, or in Gumperz’s terms this exemplifies a switch between the “we-code” and the “they-code” (GUMPERZ 1982), categorizing the message in terms of solidarity. In example (9), the nationality “Bulgarian” is rendered in three other languages – English, French and Spanish to reinforce more eloquently the idea of the Bulgarian identity that the speaker feels he has retained. Resort to the English word “highway” in example (10) can be explained not because this word is missing in the vocabulary of the Bulgarian language, but again as a proof of this old-new, before-now, us-them dichotomy characteristic of immigrants. It is meant to express the differences with home, to embrace of a new way of life, where even most immediate surrounding objects are different.

3 - The phatic function

38 There were few instances of phatic code-switches found in the corpus for understandable reasons. The phatic function, which is meant to check the working of

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the channel of communication, to initiate, or discontinue communication, to attract or keep the addressee’s attention, was not dominant in a pre-agreed, structured interview, where the interviewer and the interviewee had each other’s full attention. Therefore, there was practically no need for this function and this is displayed in the corpus. The few examples of code-switches serving a phatic function are given below starting with: “(11) …kato počneš ot hranata i stigneš do načina, po kojto se izrazjavaš. That’s it.13” or (12) “Az mislja, če imam bǎlgarski, bon, kanadski pasport.14”

39 The choice of code-switches in examples (1) to (12) was based on their being illustrative of one more or less dominant function. The corpus was replete with instances where several functions intertwined in one stretch of discourse, as is certainly characteristic of most kinds of communication. Some of these examples will be adduced further on in the article.

40 As mentioned above, three functions of CS were not observed in the corpus. This fact could tentatively be explained by the following facts: (1) The directive and integrative function is expected to ensure cooperation proved redundant in the case of these interviews since the interviewer knew the subjects personally quite well; (2) The absence of the metalinguistic function could also be explained by the already described format of the interviews – they were primarily directed toward the content rather than the ways and means of expression and the subjects code-switched unconsciously, aiming mainly at making themselves understood correctly; (3) The poetic function, according to its definition, is not really clearly delineated from the expressive function, so that, from a practical point of view, all such instances were classified under the ‘expressive function’, while from a theoretical point of view we believe that the two functions do not need to be distinguished.

Compensatory mechanisms

41 What we would like to focus on now are some of the mechanisms employed by the interviewees when they switch codes and what is achieved by the particular CS. The corpus presented instances of reiteration, message qualification, quotations, interjections, as well as resort to calques. We will adduce some examples which present a mixture of functions and mechanisms, demonstrating the complex factors that accompany the process of switching between two or more languages. (13) ….sǎzdava se vpečatlenie v sǎznanieto na horata, če te sa nešto različno, če sa njakakva grupa, kojato se tretira kato nešto različno – different, kato the other, v kavički složeno i tova prodǎlžava, kakto kazvat da se reinforce by mass media and culture črez filmi15.

42 In the above example we are witnessing a reiteration – the word “different” is code- switched with the aim of highlighting, of amplifying the meaning, then comes a reformulation, or message specification by the code-switched ‘the other’ with the idea of further emphasizing the distinctness, the difference.

43 More often than not, there is a code-switched word in English or French, followed by a repeated word or phrase in Bulgarian, trying to gloss it. The speaker cannot immediately think of the respective word or phrase in L1, but then when it comes to him or her, it is reiterated in Bulgarian as in: “(14) Az ne bjah opitval peanut butter, făstăčeno maslo.16” Interestingly enough there were instances of the opposite - a word or phrase initially uttered in Bulgarian, and then clarified further in French or English:

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(15) Bašta mi e ot Suhindol i az se čuvstvam blizo do seloto, seljanite – les paysans – i mislja, ce bǎlgarinǎt ima uvaženie kǎm zemjata i tazi čerta bǎlgarska ja namiram v indiancite17.

44 The speaker in the above example obviously wants to make sure that she has used the right Bulgarian word and just in case is repeating it in French in order to elucidate the intended meaning. Reiteration and repetition can also have the purpose of creating coherence within the speech of the bilingual, without sounding impolite or arrogant. There are three instances of CS in the example below. (16) Kontaktuvam si s hora, kato naprimer muzikanti kato A. L., primerno, kojato pravi koncerti i se opitva da, kak se kazva – to promote…..anyway (2 interjection), da….gledai kak ne mi idva bǎlgarskata duma, da utvǎrzdava ili prezentira bǎlgarskata kultura črez muzika18.

45 Using the English verb “promote” can be classified under the third subgroup of referential meaning above. Then there’s the interjection “anyway” which seems to convey the feeling that the bilingual speaker has at that moment assumed the role of an English-language speaker and the previous code-switched word has acted as a trigger for maintaining the change of codes. The last instance of a CS is the word “prezentira” which is a calque of the verb “present”. The interviewee is not even aware that she is code-switching, she is trying to look for the Bulgarian word for ‘promote’ and thinks she has found it by means of the calque.

46 The interviewees did not resort quite often to quotations – there were only three instances in the corpus – one of the switches was to French, the other to English and the third to Serbian as in: (17) “V Quebec kazvat: Vous êtes tous Québécois.19” or (18) “I tja kaza: I’ll cheer for her – kak se kazvaše tova – az šte i rǎkopljaskam, šte ja podkrepjam.20”

47 Quotations provide the speaker with another voice with which to encode a message, it allows for a shift of point of view. They are rendered in the language they were spoken. This is in keeping with the rule postulated by Gumperz (1982:82) that “a message is quoted in the code in which it was said”.

48 Another characteristic of the speech of the interviewees was the extensive use of language transfer on all language levels. Starting from phonetic interference from L2 and transfer into L1 (Quebec pronounced as [kebek], c.f. the standard Bulgarian pronunciation [kvebek]) to lexical: (19) “Tova beše momentǎt, v kojto realizirah v kakva strana sǎm živjala.21”to phraseological: (20) “Te ne doidoha v Kanada poradi vǎprosi na familija22”

49 Calques can be considered as part of the covert interaction (MARIAN 2009: 163) in the language production of bilinguals since they are used in L2 in a way that is semantically or syntactically inappropriate for L2. The linguistic means by which code-switching is performed is exceptionally interesting from a research point of view. Issues connected to the phonology, lexis, syntax and discourse characteristics of code-switching such as words from which grammatical class are most often switched, the morphophonemic integration of code-switched items, the creation and characteristics of an inter- language, etc., merit a more detailed discussion and remain outside the scope of the present article.

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Conclusion

50 Undoubtedly, the complex phenomenon of code-switching allows for a multitude of diverse interpretations depending on the type of perspective – linguistic, sociolinguistic, psycholinguistic and on the type of tasks researchers set themselves. On the basis of our recorded interviews we have tried to shed some light on the process of CS in Bulgarian Canadians. Many reasons for CS have been highlighted by previous research, ranging from difference in the discourse strategy, aspiration to solidarity with a group, prestige, lack of formal knowledge in the languages, among others.

51 The results of our study give sufficient grounds to conclude that the most frequent function of CS is to refer to concepts, ideas, phenomena, situations, interactions that speakers have to deal with in L2, or culture-specific concepts and realia that cannot be referred to in L1, therefore leading to expressing the concept with a word or phrase from L2.

52 The study suggests that several reasons for CS can be singled out. The most common one is the uneven distribution in the use of L1 and L2, with L1 mostly used for personal, informal, family communication, while reserving the formal functions – work, communicating with official bodies, for the L2. Hence the harder retrieval of words or phrases which come from the less frequently used domain in that language. Another reason for CS that arose in the process of this study is that speakers resort to switching in order to express a message more succinctly, or more clearly in one language than in another. Some concepts and ideas are much more easily rendered in English than Bulgarian.

53 The above claims are based both on the presented results and on the overall discussions of these problems with the interviewees, which cannot be included here since the texts would be too long.

54 The present study is also in line with some more recent tendencies to look at migrant communities’ language performance “locally and ethnographically” (BUCHOLZ AND SKAPOULLI 2009: 2), without opposing it to a dominant nation-state language. Categories like “transmigration” (STEIN 2008) and “super-diversity” ( BLOMMAERT 2010, among others), are attempts at explanations going beyond typically European monolingual nation-state ideologies and understanding of code-switching as a natural phenomenon (not as an exception in need of research!) reflecting the increased mobility of people, languages, cultures and artefacts. Bailey (2009) points to the negative effects of essentialist ideologies in Europe, reflected strongly in the educational systems as well. Whether this is the case in officially bilingual Canada is a political dispute we would not enter into here, but it seems an interesting point of departure for future research.

55 From a purely linguistic point of view it seems that modern sociolinguistics is dominated by the Danish school of scholars who have introduced new terms such as “languaging”, and “poly-languaging” under the conditions of superdiversity and start from the assumption that the traditional view of “a language” no longer reflects and serves the needs of present-day multicultural societies (JORGENSEN 2010, MOLLER 2009). This approach is even more applicable to the well-recognized multicultural Canadian society and is definitely worth employing in further investigations.

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NOTES

1. The present study does not deal with cases of natural bilingualism of children growing up in bilingual families.

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2. “It is very important to know that although when they select you – we arrived here with approval, in the sense of a visa, and everything, we entered the country legally with a landed immigrant visa, but in the end it turns out that….” 3. “there’s this element of the glass-ceiling, as it is called, where there’s some kind of discrimination against Eastern Europeans, which is dictated by this whole culture of the cold war and the people from the Eastern Bloc have been, how should I say, rendered….” 4. “Another big event for me was the speech of a….what do you call it, he is a public person, who is a judge, who leads the procedure when you become a Canadian citizen, who held a speech.” 5. “-VAS” is the Bulgarian verb ending for the second person singular Since the grammatical adaptation of English words into the Bulgarian discourse will be the subject of a follow-up study, we are not going to discuss it in this article. 6. “You look at a woman and she says: You’re harassing me, you look at a man and he says you’re harassing me.” 7. “In my time there was a lot of work. There was no welfare then, you know what welfare is.” 8. “The difficulties in the beginning were immense, because we had to struggle to be recognized as so-called refugees.” 9. “Everybody here wanted me to have the so-called Canadian experience.” 10. “When I found myself here in 1971 that was mouvement de liberacion des femmes and I entered this wave, so to say, and also for avortement and it seemed to me that this country was not that advanced and that women aren’t egales to men.” 11. “I continue to be always Bulgarian, le bulgare, le bulgare, le bulgare, even the Hispanophones I have worked with call me il bulgaro.” 12. “I realized that my city was Montreal without having seen it, because it was 3 o’clock in the morning, dark, you can’t see a thing, a highway, a bus…” 13. “…starting from the food and going to the way you express yourself. That’s it.” 14. “I think I have a Bulgarian , bon, .” 15. “an impression is created in people’s minds that they are something different, that they are a group that is treated as something different – different, like the other, in quotation marks, and this continues as they say to be reinforced by mass media and culture in films.” 16. “I hadn’t had peanut butter before, peanut butter” 17. “My father is from Suhindol and I feel close to the countryside, to the villagers – les paysans – and think that Bulgarians have respect for the land and this Bulgarian trait I find in the Indians.” 18. “I’m in contact with people, such as for example the musician A.L., for example, who has concerts and is trying to, how you say it – to promote….anyway, yes, see how the Bulgarian world does not occur to me, to strengthen or present Bulgarian culture through music.” 19. “They say in Quebec: You are all Quebecers.” 20. “And she said “I’ll cheer for her – how do you say that – I’ll clap my hands, I’ll support her.” 21. “That was the moment I realized what country I had been living in.” 22. “They did not come to Canada because of family matters.”

RÉSUMÉS

Cet article traite d’une analyse de conversations d’immigrants bulgares de première génération, vivant au Canada et de leur recours à des renversements de code ou d’alternance, entre langue

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première et langue seconde lorsque des difficultés surgissent dans l’appréhension de concepts, d’idées nouvelles, de phénomènes ou de situations qui les déstabilisent. L’enquête montre les résultats de ces interférences et les occurrences de changement ou d’alternance de codes, particulièrement l’occurrence de phrases ou d’expressions en anglais dans des conversations en bulgare.

The presentation will consider discourse-related code switching of first generation Bulgarian immigrants to Canada to reveal how particular factors within the conversation where code switching takes place, exert impact on the language behaviour of immigrants. The aim is to study the degree of interference between native and adopted languages and the extent to which alternating languages allows the speaker to mark shifts in context or to change the role he/she assumes in the course of the interaction. The results show the types of context and the reasons for incorporating English or French words, phrases and even whole sentences into a conversation held in Bulgarian. The study concludes that most commonly code switching is resorted to when speakers refer to concepts, ideas, phenomena, situations, interactions they have to deal with in the second language and it is a result of the uneven distribution in the use of first and second language.

AUTEURS

DIANA YANKOVA New Bulgarian University

IRENA VASSILEVA European Polytechnic University

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