Essais Revue interdisciplinaire d’Humanités

Hors-série 6 | 2021 Agrobiodiversité et territoires Recherches, expériences, projets

Morgane Robert et Hervé Goulaze (dir.)

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/essais/7166 DOI : 10.4000/essais.7166 ISSN : 2276-0970

Éditeur École doctorale Montaigne Humanités

Édition imprimée Date de publication : 1 mars 2021 ISBN : 978-2-492780-00-4 ISSN : 2417-4211

Référence électronique Morgane Robert et Hervé Goulaze (dir.), Essais, Hors-série 6 | 2021, « Agrobiodiversité et territoires » [En ligne], mis en ligne le 16 mars 2021, consulté le 21 septembre 2021. URL : https:// journals.openedition.org/essais/7166 ; DOI : https://doi.org/10.4000/essais.7166

Essais Revue interdisciplinaire d’Humanités

Agrobiodiversité et territoires Recherches, expériences, projets

Études réunies par Morgane Robert et Hervé Goulaze

Hors série - 2021

ÉCOLE DOCTORALE MONTAIGNE-HUMANITÉS Comité de rédaction Julien Baudry, Manon Bienvenu-Crelot, Hannah Champion, Fabien Colombo, Marco Conti, Inès Da Graça Gaspar, José-Louis de Miras, Chantal Duthu, Rime Fetnan, Julie Lageyre, Eleonora Lega, Jean-Paul Gabilliet, Maria Caterina Manes Gallo, Stanislas Gauthier, Priscilla Mourgues, Arthur Perret, Nina Mansion Prud’homme, Myriam Métayer, Vanessa Saint-Martin, Marco Tuccinardi

Membres fondateurs Brice Chamouleau, Jean-Paul Engélibert, Bertrand Guest, Sandro Landi, Sandra Lemeilleur, Isabelle Poulin, Anne-Laure Rebreyend, Jeffrey Startwood, François Trahais, Valeria Villa

Comité scientifique Anne-Emmanuelle Berger (Université Paris 8), Patrick Boucheron (Collège de France), Jean Boutier (EHESS), Catherine Coquio (Université Paris 7), Phillipe Desan (University of Chicago), Javier Fernandez Sebastian (UPV), Carlo Ginzburg (UCLA et Scuola Normale Superiore, Pise), German Labrador Mendez (Princeton University), Hélène Merlin-Kajman (Université Paris 3), Dominique Rabaté (Université Paris 7)

Directeur de publication Sandro Landi

Secrétaire de rédaction Chantal Duthu

Les articles publiés par Essais sont des textes originaux. Tous les articles font l’objet d’une double révision anonyme. Tout article ou proposition de numéro thématique doit être adressé au format word à l’adresse suivante : [email protected] La revue Essais est disponible en ligne sur le site : http://www.u-bordeaux-montaigne.fr/fr/ecole-doctorale/la-revue-essais.html

Éditeur/Diffuseur École Doctorale Montaigne-Humanités Université Bordeaux Montaigne Domaine universitaire 33607 Pessac cedex (France) http://www.u-bordeaux-montaigne.fr/fr/ecole-doctorale/la-revue-essais.html École Doctorale Montaigne-Humanités Revue de l’École Doctorale ISSN : 2417-4211 ISBN : 978-2-492780-00-4 • EAN : 9782492780004 © Conception/mise en page : DSIN - Pôle Production Imprimée Édito - - - - Essais propose propose Essais . Dialogues, enquêtes, les enquêtes, . Dialogues, * Le Comité de Rédaction est animée par l’héritage de l’héritage par animée est (1572-1592) de Michel de Montaigne. de Michel de (1572-1592) Essais Essais Essais nous voudrions ainsi renouer avec une manière une manière avec ainsi renouer nous voudrions et en dialogue, petit chaos tenant son ordre de ordre son tenant chaos petit dialogue, en et Essais essais Toutes les citations sont empruntéessont aux citations les Toutes C’est ainsi qu’alternent dans cette « C’est ainsi qu’alternent mal jointe marqueterie », Écriture à contrecourant, l’essai vise à restaurer dans notre dans notre à restaurer vise l’essai contrecourant, à Écriture Avec la revue la revue Avec Parce que de Montaigne nous revendiquons cette capacité à s’exiler cette capacité à s’exiler nous revendiquons que de Montaigne Parce Communauté pluridisciplinaire et plurilingue (des traductions et plurilingue (des traductions Communauté pluridisciplinaire Créée sur l’impulsion de l’École Doctorale « Montaigne-Humanités » « Montaigne-Humanités » Doctorale l’École de sur l’impulsion Créée En peignant le monde nous nous peignons nous-mêmes, et ce faisant nous-mêmes, nous peignons nous le monde peignant En tous également tous lui-même. * dérangeantes et paradoxales. Cette écriture continue et spéculaire, en continue et spéculaire, Cette écriture dérangeantes et paradoxales. seule à même de constituer un questionnement permanent, semble où « chacun que relatif, sur un monde aussi bigarré humaniste regard pas de son usage ». appelle barbarie ce qui n’est notes de lecture, et développements monographiques et varias, numéros quer et un besoin massif de connaissance et de sens qui favorise, plus et de sens qui favorise, quer et un besoin massif de connaissance et de communication rapides, les formes d’écriture aujourd’hui, encore lisses et consensuelles. et à l’erreur, à l’incertitude droit communauté et dans nos sociétés le complexes, de formuler des vérités les Humanités qu’ont le pouvoir étonnamment belle et juste d’« essai ». étonnamment belle et juste d’« essai ». sur le le monde qui privilégie l’inachevé et de raconter d’interroger (« L’essai Theodor Adorno Comme le rappelle méthodique et l’exhaustif. forme »,comme anachronisme d’un celui est l’essai de l’espace 1958), une « sciencepermanent, pris entre organisée » tout expli qui prétend par rapport à sa culture et à sa formation, cette volonté d’estrange à sa formation, cette volonté et rapportpar à sa culture et permet de la réalité dans la perception un trouble ment qui produit sans cesse refor peut être d’étude scène où l’objet une autre de décrire forme disjoint d’une méthodologique ne peut être mulé. Ce trouble de façon Montaigne qualifie celle, en effet, que d’écriture, particulière la mise à l’épreuve critique de paroles et d’objets issus du champ des et d’objets critique de paroles la mise à l’épreuve et sociales. des langues et des sciences humaines arts, des lettres, la revue inédites sont proposées), une certaine compris comme de qualité qui devra être Montaigne, et d’écriture. regard ment la citation et la bibliothèque. Ils revendiquent sinon leur caractère sinon leur caractère revendiquent Ils et la bibliothèque. ment la citation évolution. leur perpétuelle et de processus, leur existence fragmentaire, la revue Bordeaux Montaigne, depuis 2014 Université devenue ne peignons « pasne peignons l’être », « le mais passage » active ici pratiquent réunis et expérimentalement textes amicalement a pour objectif de promouvoir une nouvelle génération de jeunes de génération nouvelle une promouvoir de objectif pour a l’interdisciplinarité. tournés vers résolument chercheurs

Dossier

Morgane Robert Morgane Goulaze Hervé et territoires projets Recherches, expériences, par coordonné Dossier Agrobiodiversité

Avant-Propos Agir pour un vivant associé aux histoires des sociétés humaines : quand la gestion des paysages et territoires s’allie à la conservation de formes de biodiversité domestique Morgane Robert, Hervé Goulaze

Au XXe siècle, l’introduction des processus industriels dans le domaine de l’alimentation a transformé radicalement les filières de productions alimen- taires : production proprement dite, transformation et distribution en ont été métamorphosées. De même, la production massive de variétés horti- coles destinées à la parfumerie, à la cosmétique, à la pharmaceutique ou au marché floral s’est considérablement homogénéisée, favorisant la sélection de variétés performantes et productives1, produites par multiplication végétative limitant de fait le brassage génétique. Auparavant les agrosystèmes anciens avaient généré au fil du temps une diversité biologique de races et devariétés populations2 qui répondaient aux nécessités de l’adaptation des cultures et de l’élevage à une infinité de situations biogéographiques et agro-économiques locales. L’ensemble, très riche, de ces variétés cultivées et races élevées, dont la domestication et les histoires sont liées aux sociétés humaines, est rassem- blé sous le nom de biodiversité domestique (Calame, 2007). On peut décliner la biodiversité domestique3 en biodiversité agroalimentaire pour l’ensemble

1 Voir par exemple Jacques Meynet, « Les rosiers cultivés, une très longue histoire d’exploi- tation de la biodiversité seulement pour le plaisir et l’art de vivre », Courrier de l’environ- nement de l’INRA, Agriculture et biodiversité des plantes, dossier n° 21, Paris, p. 113-118 et Marcel Le Nard, « Tulipe : biodiversité et sélection », Courrier de l’environnement de l’INRA, Agriculture et biodiversité des plantes, dossier n° 21, Paris, p. 105-112 2 Variété cultivée traditionnelle, hétérogène, constituée d’un ensemble d’individus aux géno- types variés, sélectionnées par les agriculteurs, multipliées en pollinisation libre. Ce ne sont pas des variétés (cultivars) au sens juridique du terme car elle ne répondent pas aux critères DHS (distinction, homogénéité et stabilité) qu’il est nécessaire de respecter pour l’inscription d’une variété dans un catalogue officiel. La possibilité de les ressemer d’une année sur l’autre confère une autonomie aux agriculteurs, caractéristique principale des semences paysannes. Pascale Mollier, « Sélection classique ou participative, plusieurs stratégies pour les blés bios », sur INRA Science et Impact, 6 juin 2014. 3 Matthieu Calame, Érosion de la biodiversité domestique, Vision européenne, septembre 2007. Mathieu Calame y distingue trois niveaux de diversité domestique : la diversité interspécifique, c’est à dire la diversité des espèces domestiquées et cultivées par l’homme ; la diversité intraspéci- fique, terme qui recouvre les différentes variétés que l’homme a constituées au sein d’une même 8 Morgane Robert, Hervé Goulaze des espèces dont les produits sont destinés à l’alimentation, en biodiversité cultivée lorsqu’il s’agit d’espèces et variétés végétales4 que l’on cultive en agro- systèmes, et en biodiversité horticole lorsque les productions sont dédiées à un usage ornemental. L’avènement d’un nouveau modèle productif industrialisé a conduit à délaisser cette biodiversité, à vocation alimentaire ou non, parce que les exigences intrinsèques de ce modèle ne portent plus sur l’adaptation à des conditions locales mais sur l’intégration organisationnelle, normative et technique toujours plus poussée de la production, de la transformation et de la diffusion des aliments à un système globalisé, partout identique, de produc- tion, d’échanges et de consommation. Dans ce théâtre global, la logique de ce système est uniformisatrice et délocalisée. Elle réduit toujours davantage les propositions alimentaires et horticoles à celles qui répondent le mieux aux impératifs du système globalisé qu’elle gouverne. Elle prend le contrepied d’une démarche de diversification. Elle ne place plus le contexte, le terrain, le terroir, le territoire au cœur d’un processus créatif de diversification du vivant à vocation alimentaire et horti- cole. Elle les ignore et les sacrifie à la réalisation d’un processus productif unifié qui se construit hors du lieu et de ses particularités : cette approche globale nie et annihile la diversification alimentaire que crée spontanément la démarche locale. La disgrâce soudaine dans laquelle on a tenu l’immense déclinaison des variétés de plantes cultivées et des races domestiques locales a mené à la réduction catastrophique de leur nombre en quelques décennies. Pourtant une tendance assez ancienne déjà s’oppose à cette uniformisation détachée du local. Ce mouvement en faveur d’une prise en considération de la biodiversité agro-alimentaire, amorcé dès les années soixante-dix, a revivifié un intérêt qui préexistait au sein d’unités de recherches agricoles et agronomiques, auprès de certains éleveurs et cultivateurs avisés mais dont les motivations scientifiques et économiques s’étaient effacées face à l’expansion irrésistible d’orientations productivistes. Un effort de sauvegarde et de conservation est alors engagé à travers la constitution, l’enrichissement ou la reconstitution de collections de variétés de plantes cultivées. Des opérations de prospection et d’élevages conservatoires de races menacées d’extinction sont initiées5.

espèce (diversité des variétés de pomme, par exemple) ; enfin la diversité intravariétale, c’est à dire la diversité à l’intérieur d’une même variété entre les individus qui la composent. 4 Voir à ce propos : FRAB Midi-Pyrénées, Biodiversité cultivée, 2011, 6 p. ; Patrice Combette et al., Gérer collectivement la biodiversité cultivée : étude d’initiatives locales, Dijon, Éd. Educagri, 2015 ; Christophe Bonneuil, Marianna Fenzi, « Des ressources génétiques à la biodiversité cultivée », Revue d’anthropologie des connaissances, vol. 5 n° 2, 2011, p. 206-233. 5 Voir à ce propos : Annick Audiot, Races d’hier pour l’élevage de demain, INRA Éditions, Coll. Espaces ruraux, 1995, 229 p. ; Daniel Babo, Races ovines et caprines françaises, Paris, Éd. France agricole, 2000, 302 p. ; Conservatoire des Races d’Aquitaine, Conservatoire des Ressources génétiques du Centre-Ouest atlantique, Races en héritage : La biodiversité domestique dans l’éle- vage en Nouvelle-Aquitaine, Mérignac, Éd. Conservatoire des Races d’Aquitaine, 2019, 255 p. Avant-propos 9

S’ensuit un renouveau modeste mais prometteur d’études des caractéristiques, des qualités du « matériel » recueilli, de ces expressions diverses de la matière vivante aux fondements de l’alimentation. Races et variétés locales intègrent par ces démarches le champ du patrimoine. Un changement de statut s’opère – ce qui était naguère délaissé, méprisé accède au rang de ressource patrimo- niale – associé à un changement de représentation qui soutiennent efficace- ment leur nouvelle légitimation. À partir des années quatre-vingt-dix, alors que surviennent les premières crises alimentaires d’envergure6, les questions alimentaires réapparaissent dans le débat public, aux yeux du plus grand nombre. Face aux incertitudes qui pèsent sur l’alimentation, la recherche de la qualité et de l’innocuité amène à se tourner de nouveau vers une nourriture localisée, appréciée et reconnue notam- ment en raison de son rapport à un lieu, à un savoir-faire et à une communauté de producteurs, perçus comme des marqueurs avérés de la valeur nutritionnelle et gustative des productions. La quête de garanties, de gages de qualité toujours plus nombreux à travers labels, indications et appellations en constitue le corol- laire : l’évolution concomitante du cadre législatif et réglementaire semble d’ail- leurs favoriser leur multiplication7. Une prise de conscience collective éclot et commence à se structurer autour de l’alimentation, portée par des courants, des mouvements associatifs, des organisations de producteurs qui naissent alors. Ils présentent l’alimentation comme un enjeu de société majeur. Leur action promeut l’émergence d’une nouvelle relation aux lieux, aux territoires, par l’en- tremise des produits et des producteurs. Ces acteurs participent significative- ment à la réhabilitation d’un circuit de production et de consommation locale qu’ils considèrent comme le plus approprié à la question alimentaire. Dans cette perspective, le travail de certaines organisations se donne pour priorité de défendre et valoriser la biodiversité agroalimentaire et horticole par des démarches locales de reconnaissance et de promotion de produits, mais aussi des races et des variétés dont ils sont issus, où l’approche économique devient primordiale. Cette orientation introduit une nouveauté décisive car elle exprime désormais de façon explicite combien la sauvegarde et la diffu- sion des constituants de cette biodiversité domestique est conditionnée à la recherche de modèles économiques satisfaisants – où les productions sont rentables – adaptés à chaque situation8.

6 Citons les débuts de la crise de la vache folle en 1996, puis les épidémies successives de grippe aviaire, dont la H5N1 de 2004. 7 L’ouverture des AOC à « l’ensemble des produits agricoles ou alimentaires, bruts ou transformés » date de 1990, et est fixé par le Code rural et de la pêche maritime. 8 Prenons pour exemple l’expérience de l’organisation internationale Slow Food en la matière, à travers l’outil de l’Arche du Goût et les programmes de valorisation des produits Sentinelles. 10 Morgane Robert, Hervé Goulaze

De même, la recherche, dans les sciences agronomiques, en écologie mais aussi dans les sciences sociales, s’empare de plus en plus de ces thématiques afin de questionner les changements socio-spatiaux induits par ces démarches locales et par ce retour à des modes de production qui favorisent une biodi- versité agricole et domestique. Protéger ces formes de biodiversité, incarnées par des espèces et variétés dont l’histoire converge avec celle des sociétés humaines, c’est admettre et prôner l’existence de trajectoires du vivant où sociétés et ressources animales et végétales coexistent en interdépendances. Divers travaux sur la gestion des ressources génétiques animales ou végétales, de races ou variétés dites « de petits effectifs » ou « locales »9, montrent par ailleurs que les logiques de conservation et de valorisation doivent nécessai- rement être repensées au travers de systèmes ancrés dans des territoires aux dimensions écologiques, technologiques et sociales spécifiques. À la rencontre entre protection de l’environnement et systèmes de produc- tion, les gestionnaires d’espaces naturels voient par exemple de plus en plus la conservation de races anciennes de bétail et les aspects pastoraux associés comme un levier pertinent de gestion environnementale et paysagère. De multiples protocoles de gestion sont ainsi nouvellement basés sur une exploita- tion raisonnée des ressources végétales fourragères par des races locales adaptées aux conditions bioclimatiques de bovins, ovins, caprins ou porcins, associant de fait conservation génétique et gestion environnementale et paysagère dans un projet territorial plus large. De tels projets de gestion environnementale sont souvent appuyés par des programmes de recherche multidisciplinaires visant à tester l’efficacité de ces protocoles sur les milieux physiques et écologiques, ainsi que sur les systèmes économiques et sociaux. De telles expérimentations montrent ainsi que cet objet – la superposition d’un projet de gestion environ- nementale et d’un projet de conservation de race ou variété locale – constitue un excellent support de rencontre entre recherche et action publique10. Ayant eu lieu à Bordeaux les 14 et 15 mai 2019, le séminaire inter- doctoral « La biodiversité agro-alimentaire et horticole au cœur de projets de territoire. Recherches en cours et retours d’expérience11 » a rassemblé des

9 Voir par exemple : Gérard Coquerelle, Les poules, diversité génétique visible, INRA éditions, Versailles, 2001, et Robin Goffaux, Isabelle Goldringer, Christophe Bonneuil, Pierre Montalent et Isabelle Bonnin, Quels indicateurs pour suivre la diversité génétique des plantes cultivées ? Le cas du blé tendre cultivé en France depuis un siècle. Rapport FRB, Série Expertise et synthèse, 2011, 44 p. 10 Voir par exemple : René Bernhard, « Des collections d’arbres fruitiers d’autrefois aux conserva- toires régionaux actuels et futurs », Courrier de l’environnement de l’INRA, Agriculture et biodi- versité des plantes, dossier n° 21, Paris, p. 17-22 ; Evelyne Leterme, Jean-Marie Lespinasse, Les fruits retrouvés. Patrimoine de demain. Histoire et diversités des espèces anciennes du Sud-Ouest, Rodez, Éd. du Rouergue, 2008. 622 p. 11 École doctorale Montaigne-Humanités, Université Bordeaux Montaigne, avec la participation de l’École Nationale Supérieure d’Architecture et de Paysage de Bordeaux et du laboratoire Passages, UMR 5319 du CNRS. Avant-propos 11 doctorants et chercheurs issus de multiples disciplines ainsi que des profession- nels œuvrant pour la sauvegarde et la valorisation du patrimoine agricole. Les discussions ont porté sur la notion de biodiversité agro-alimentaire, pour en proposer une mise en perspective permettant de l’intégrer dans divers champs de la recherche-action en sciences humaines et sciences naturelles. Plus précisé- ment, la journée de rencontres a permis d’éclairer, par des exemples concrets et retours d’expérience, en quoi la recherche en paysage, en géographie humaine, en zootechnique, en sciences des communications, en cynégétique et en agro- nomie peut tout à la fois appuyer et venir se nourrir des projets concrets de conservation et de valorisation de races et variétés anciennes, de productions de qualité rares, menacées alors que leur typicité les ancre dans des territoires. Les communications ont ainsi montré les chemins par lesquels de tels projets, dont l’objectif premier réside dans la conservation d’un patrimoine agricole considéré sous ses déclinaisons génétiques, gustatives ou nutritionnelles, deviennent plus largement des projets à résonnance culturelle. Cette publi- cation vise ainsi à rendre compte du partage théorique et pratique, à partir de projets de recherche ou de cas concrets d’expérimentation dans un cadre professionnel, généré par le séminaire. Dans un contexte actuel de profondes mutations économiques, sociales, écologiques et paysagères où les enjeux de souveraineté alimentaire, de qualité nutritionnelle et gustative des productions agricoles, de gestion et d’économie du foncier destiné à l’agriculture, de conservation de la biodiversité domes- tique et de durabilité des modèles de production deviennent des priorités pour nos sociétés, il semblait nécessaire d’offrir un espace d’échanges qui se dégage des sciences agricoles, devenant appréhendable pour d’autres disciplines et en particulier pour les chercheurs et praticiens de demain. À ce titre, le séminaire fut suivi par bon nombre d’étudiants doctorants inscrits à l’École Doctorale Montaigne-Humanités, et s’inscrivait directement dans le programme péda- gogique des étudiants en cursus de Diplôme d’État de Paysage de l’école d’ar- chitecture et de paysage de Bordeaux. Les retours d’expériences par des agriculteurs constituaient le cœur des interventions. Les partages sur les types et modèles d’exploitations, consi- dérés comme des surfaces d’expérimentations, semblaient importants pour permettre des porosités entre une réalité « de terrain » et les milieux scienti- fiques, conditions indéniables de sérendipité où peuvent s’ancrer durablement les attendus de la recherche-action. Le patrimoine agricole – représenté par des variétés maraichères anciennes, par la vache Moka, le cabri Péi, la vache Marine d’Aquitaine, la poule Coucou de Rennes, le porc Noir Gascon, le saumon de l’Adour, les pommes d’Aquitaine ou les roses françaises – fut ainsi largement discuté, au travers des modalités de sa conservation et de sa valori- sation, de son ancrage dans des territoires et des conditions d’entretien de ses paysages de production. 12 Morgane Robert, Hervé Goulaze

Les différentes contributions se sont situées dans les trois sessions théma- tiques suivantes : Session 1 : La conservation de races ou variétés locales, entre souve- raineté alimentaire et gestion environnementale et paysagère : du projet agricole au projet de territoire. Cet axe a présenté des exemples concrets par retours d’expérience de remise à l’honneur de races ou de variétés anciennes, combinant des objec- tifs de gestion environnementale, paysagère et économique. Il s’agissait de montrer en quoi un système local d’élevage, de cultures, de production peut devenir un moyen privilégié de gestion paysagère, par une influence concrète du mode de production sur les ressources, végétales en particulier, et sur les formes paysagères qui permettent cette production. L’objectif a également été de montrer le processus de projet et la mise en place effective du diptyque gestion/production, en explorant par exemple les ressorts institutionnels associés ou la création de filières économiques permettant de rendre le produit économiquement viable. Session 2 : Conservation et patrimonialisation de races ou de variétés locales, de produits issus de races ou de variétés locales : quels enjeux socio-spatiaux et économiques pour le territoire de production ? Le processus qui part des races et variétés anciennes pour aboutir aux produits localisés constitue une étape décisive pour associer à un territoire les races et les variétés impliquées dans la fabrication de ces produits, c’est-à-dire pour faire émerger un terroir. L’étude de ce processus aide à saisir comment est rendue tangible la relation du lieu au produit et par quels procédés. Il s’agissait alors de comprendre comment on peut en rendre compte. Cet axe a permis de mieux comprendre l’ensemble des apports induits par la conservation de races et de variétés anciennes, de produits caractéristiques issus de ces races et variétés dans le développement socio-économique des territoires. Il permettait également de considérer tout ce qu’ont apporté les phénomènes de patrimonialisation qu’entraînent les programmes de sauve- garde de cette biodiversité ; notamment, en questionnant les reconfigurations spatiales et les dynamiques paysagères induites par le passage de systèmes de production « globalisants » à un système plus localisant. Session 3 : Des races et des variétés locales face à la globalisation : quelles possibilités de valorisation et d’intégration des productions issues de la biodiversité agro-alimentaire à des modèles économiques viables ? Cette thématique proposait de discuter globalement des outils, des programmes, des expériences permettant une valorisation et une réintégration de races et de variétés anciennes dans une économie de production et de distri- bution. Il s’agissait de comprendre comment peut s’opérer cette réintégration pour des productions nécessairement locales dans une économie de marchés globalisés. En particulier, en montrant en quoi résident les principaux attraits Avant-propos 13 de telles productions agricoles face aux productions intensives de masse ; les dimensions historiques, patrimoniales, socioculturelles, sanitaires, gustatives, nutritives ou économiques sont ainsi des pistes à explorer.

Ce numéro spécial de la revue ESSAIS, revue interdisciplinaire d’Hu- manités, propose de rassembler les différentes communications de ces deux journées. Le présent Dossier vise à rassembler les articles scientifiques produits à partir des communications de chercheurs et doctorants. La rubrique Rencontre vise quand à elle à proposer un résumé des retours d’expériences amenés par les professionnels de la conservation, qu’ils soient producteurs, éleveurs ou conser- vateurs. Enfin, la rubriqueVaria propose deux articles non issus des interven- tions scientifiques du séminaire, l’un explorant les procédés de fabrication et de commercialisation des vins natures par un regard anthropologique, et l’autre visant à retracer l’histoire d’une céréale : le petit épeautre de Haute-Provence.

Morgane Robert Paysagiste DPLG, doctorante en Architecture et Paysage PASSAGES - UMR 5319 du CNRS ENSAP Bordeaux [email protected] Hervé Goulaze Paysagiste DPLG, doctorant en Architecture et Paysage PASSAGES - UMR 5319 du CNRS ENSAP Bordeaux [email protected]

Morgane Robert est Paysagiste DPLG, diplômée de l’École Nationale Supérieure d’Archi- tecture et de Paysage de Bordeaux, doctorante contractuelle en architecture et paysage (École doctorale Montaigne Humanités) mais également enseignante en botanique et atelier de projet à l’ENSAP de Bordeaux. Elle est rattachée à l’UMR Passages depuis 2016 où elle consacre le principal de ses recherches à l’étude des processus paysagers des savanes et des ravines de l’Ouest à l’île de La Réunion. Son approche, paysagère et ethnobotanique, est ciblée sur les dynamiques végétales des espèces fourragères exploitées par des pratiques pastorales et domestiques. Elle est co-auteur de plusieurs articles de l’ouvrage Les savanes de La Réunion. Paysage hérité, paysage en projet, sous la direction de Serge Briffaud et Christian Germanaz (Presses Universitaires Indianocéaniques, 2020). Hervé Goulaze est Paysagiste DPLG, diplômé de l’École Nationale supérieure d’architecture et de paysage de Bordeaux, doctorant en architecture et paysage (École doctorale Montaigne- Humanités et UMR Passages). Il est également enseignant à l’ENSAP de Bordeaux, créateur et coordonnateur du cours sur « La question alimentaire et les paysages ». Il s’intéresse aux possibilités de réintroduction de terroirs dans les territoires urbains et périurbains ainsi qu’au lien entre paysages nourriciers, terroir, caractéristiques gustatives et caractéristiques nutrition- nelles des produits alimentaires.

Stratégies innovantes pour la sauvegarde et la promotion de l’agro-biodiversité : les projets de l’Association Slow Food International Cristiana Peano, Anna Gregis, Chiara Ghisalberti

La perte progressive de la biodiversité résultant de l’évolution de la société humaine

Le terme biodiversité, créé en 1986 à Washington par l’entomologiste Edward O. Wilson, a été résumé à l’article 2 de la Convention sur la diversité biologique (CDB, Convention on biological diversity, 1992)1 comme étant « la variabilité des organismes vivants de toute origine, y compris, entre autres, les écosystèmes terrestres, marins et autres écosystèmes aquatiques et les complexes écologiques dont ils font partie ; cela comprend la diversité au sein des espèces et entre elles ainsi que la diversité des écosystèmes ». De cette diversité, une partie est fondamentale pour l’homme en tant que source de nourriture. En effet, la disponibilité, la quantité et la qualité des aliments sont des paramètres essentiels qui ont accompagné l’homme tout au long de son évolution, influençant les besoins, les cultures et les structures sociales. Pour cette raison, la relation entre l’homme et l’écosystème ne doit pas être considérée comme unidirectionnelle, mais co-évolutive. En particu- lier, le processus de sélection par l’homme des espèces vivantes, des animaux et des plantes, a déterminé le patrimoine de l’agro-biodiversité qui est identifié comme un facteur déterminant. Selon la Food and Agriculture Organization of the United Nations (FAO, 1999), « l’agro-biodiversité comprend la variété et la variabilité des animaux, des plantes et des micro-organismes qui sont importants pour l’alimentation et l’agriculture et qui sont le résultat d’interactions entre l’environnement, les ressources génétiques, les systèmes de gestion et les pratiques utilisées par les humains »2.

1 https://www.cbd.int/convention/text/. 2 FAO, 1999a, http://www.fao.org/3/a-y5609e.pdf. 16 Cristiana Peano, Anna Gregis, Chiara Ghisalberti

Les données rapportées par la FAO3 montrent que ce patrimoine est aujourd’hui en danger d’être compromis. Il existe environ 7 000 espèces de plantes qui peuvent être utilisées par l’homme pour son alimentation, mais seules 150 sont cultivées à grande échelle à cette fin. Douze d’entre elles four- nissent près des trois quarts de notre alimentation, et quatre d’entre elles (riz, maïs, blé, pomme de terre) assurent plus de la moitié de l’alimentation quoti- dienne mondiale. De même, en termes de diversité animale, environ 30 des 50 000 espèces de mammifères et d’oiseaux sont largement utilisées pour l’agri- culture et l’élevage, et 15 d’entre elles représentent plus de 90 % de la produc- tion mondiale de bétail. Par conséquent, la réduction de l’« agro-biodiversité » fait partie d’un phénomène plus large de perte de biodiversité mondiale, due à la dégradation des écosystèmes et à la perte d’habitats naturels4. Le processus de sélection des ressources comestibles par l’homme, a forte- ment aggravé le maintien des ressources naturelles, au point qu’il est nécessaire de mener des activités nombreuses et diversifiées pour sauvegarder, préserver et promouvoir la biodiversité, utile à la protection générale de l’écosystème terrestre. Depuis des décennies, la société humaine, dans son évolution constante en termes démographiques, spatiaux et technologiques, s’est identifiée comme la seule espèce capable de dominer la nature, en la façonnant selon ses besoins. L’application d’un modèle unique, le modèle capitaliste, a provoqué une trans- formation évidente de la planète Terre, et l’ère dans laquelle nous vivons est identifiée par la communauté scientifique comme l’Anthropocène. La défini- tion originale, diffusée par le biologiste Eugène F. Stoermer et divulgué par le prix Nobel de chimie P. Crutzen, définit l’Anthropocène comme « l’âge géolo- gique dans lequel l’environnement de la Terre, compris comme l’ensemble des caractéristiques physiques, chimiques et biologiques dans lesquelles la vie a lieu et évolue, est fortement conditionné à l’échelle locale et mondiale par les effets de l’action humaine »5. Ce processus est en effet crucial pour la vie de l’être humain, qui en subit les conséquences, directement ou indirectement, mais il est aussi fortement déterminant pour toutes les autres espèces vivantes qui habitent l’écosystème de la Terre. Pour souligner cette situation, il est important de se référer au fait que presque tous les 17 Objectifs de Développement Durable de l’Agenda 2030 des Nations Unies ont pour thème la biodiversité et la protection de

3 The state of the world’s for food and Agriculture, FAO Commission on genetic resources for food and agriculture assessment, 2019. link http://www.fao.org/news/story/it/ item/1181477/icode/. 4 http://www.fao.org/family-farming/detail/en/c/1245425/. 5 https://www.nature.com/articles/415023a - Geology of mankind, P. Crutzen, in Nature, 415, 23 (2002). Stratégies innovantes pour la sauvegarde et la promotion de l’agro-biodiversité 17 l’environnement et que l’objectif 15 (Vie sur Terre) souligne la nécessité de mettre en œuvre des plans nationaux pour la protection, la restauration et l’utilisation durable de l’écosystème terrestre, la gestion durable des forêts, la lutte contre la désertification, l’arrêt de la dégradation des sols et l’arrêt de la perte de la diversité biologique.6 C’est donc dans la relation entre la nature et la culture, entre l’homme et le non-humain, que se cache le rôle fondamental de la préservation et de la sauvegarde de la biodiversité, et donc de l’agro-biodiversité.

Des Systèmes Agricoles Diversifiés pour préserver l’agro-biodiversité

Au cours des cinquante dernières années, de nombreux accords interna- tionaux ont été négociés pour tenter d’assurer la conservation et la promotion de la biodiversité et de l’agro-biodiversité7 afin de souligner à quel point elle est fondamentale dans la définition de l’état de santé d’un système. Un écosys- tème caractérisé par quelques espèces individuelles appartenant aux groupes les plus résilients est plus vulnérable et plus sujet à des risques tels que la désertification, la colonisation par des espèces exotiques, la perturbation des services de base des écosystèmes et l’insécurité alimentaire, avec des consé- quences et des répercussions graves, en particulier dans des contextes socio- économiques fragiles8. La biodiversité – du gène, au niveau élémentaire, à l’écosystème, à un niveau plus complexe – est donc un élément clé pour définir la résistance et la résilience du système. Le premier terme fait référence au degré de résistance à une perturbation qui l’éloigne de son état d’équilibre initial, et le second à la capacité d’un système à revenir à des normes minimales après une perturba- tion, la capacité à récupérer après une chute. Une approche particulièrement intéressante en ce sens est celle des Diversified Farming Systems (DFS), introduite par un groupe d’auteurs en 2012 dans la revue and Society9. Ces modèles s’accordent sur l’accent à mettre sur la

6 https://sustainabledevelopment.un.org/sdg15. 7 Quelques exemples sont le protocole de Nagoya : https://www.admin.ch/opc/it/classified- compilation/20130833/201502170000/0.451.432.pdf ; le traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture (ITPGRFA) : http://www.fao. org/plant-treaty/en/ ; et à la suite d’une réunion sur la biodiversité et les services écosystémiques tenue en 2010 à Butan, la plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) : https://ipbes.net/. 8 Nadia Tecco, Vincenzo Girgenti, Cristiana Peano, Francesco Sottile, “The role of diversity and diversification for resilient agricultural systems”, III, Congress of the Italian University Network for Development Cooperation, 2013. 9 Claire Kremen, Alastair Iles, Christopher Bacon, “Diversified farming systems: an agroecologi- cal, systems-based alternative to modern industrial agriculture”, in Ecology and Society, 17(4), 2012, p. 44. 18 Cristiana Peano, Anna Gregis, Chiara Ghisalberti production, les connaissances et les pratiques locales des agriculteurs, c’est-à-dire sur des approches qui limitent les externalités négatives. L’objectif est d’amé- liorer la durabilité et la résilience des systèmes agricoles, en contribuant à des questions clés telles que la sécurité alimentaire et la santé. L’innovation du modèle DFS consiste à aller au-delà des concepts souvent malmenés d’agriculture durable, multifonctionnelle et biologique, dans une tentative de créer un dénominateur commun par la réalisation d’objectifs minimums parmi les diverses approches qui cherchent à obtenir une agricul- ture de qualité tout en préservant les services écosystémiques pour les généra- tions actuelles et futures, à une époque de changement climatique, d’inégalités sociales et de dégradation croissante de l’environnement. Tout cela à la lumière de la diversité des contextes écologiques, socio-économiques, historiques et politiques dans lesquels les systèmes agricoles se sont développés et continuent d’évoluer10. Cette approche permet donc de travailler sur un certain nombre d’attributs qui servent nécessairement à définir un système durable. La biodi- versité devient l’ingrédient crucial de la résilience d’un agroécosystème, en la plaçant dans une stratégie caractérisée par la résilience comme une approche et non comme une fin en soi.11 Il est important de souligner que le rôle de la composante sociale ne doit pas non plus être sous-estimé. Selon la vision de l’écologie humaine, en effet, les écosystèmes sont fortement interconnectés avec le tissu social dans lequel ils se développent, et cela est particulièrement vrai pour l’agriculture en raison de la connexion permanente entre les sociétés humaines et les écosystèmes, résultat d’une co-évolution entre la nature et la culture.12

Slow Food et la Fondation pour la Biodiversité : une proposition innovante pour la protection de l’agro-biodiversité

Sur la scène internationale, il existe de nombreux projets locaux et non locaux visant à la conservation et à la gestion durable des écosystèmes et des habitats présentant un degré élevé de diversité, ainsi qu’à la conservation de la biodiversité et de l’agro-biodiversité. Nombre d’entre elles reposent sur le concept selon lequel la protection et l’amélioration véritables de la diversité

10 Fanny Boeraeve, Nicolas Dendoncker, Marc Dufrêne, Contribution of diversified farming systems to the delivery of ecosystem services. 2e Congrès interdisciplinaire du Développement durable (20-22 mai 2015), https://cidd2015.sciencesconf.org/51689/document. 11 Claire Kremen and Albie Miles, Ecosystem Services in Biologically Diversified versus Conventional Farming Systems: Benefits, Externalities, and Trade-Offs, Ecology and Society, vol. 17, n° 4, 2012. 12 Christopher M. Bacon, Christy Getz, Sibella Kraus, Maywa Montenegro and Kaelin Holland, The Social Dimensions of and Change in Diversified Farming Systems,Ecology and Society, vol. 17, n° 4, 2012. Stratégies innovantes pour la sauvegarde et la promotion de l’agro-biodiversité 19 biologique ne peuvent se faire que par une action intersectorielle, qui s’inté- resse à l’écosystème dans toutes ses différentes composantes, tant naturelles qu’humaines.13 Un exemple concret que nous voulons analyser ici est celui de l’association internationale Slow Food : une organisation éco-gastronomique à but non lucratif fondée en 1986 en Italie. Grâce au travail de son réseau de produc- teurs, de coproducteurs et de la société civile et à sa structure démocratique, le mouvement œuvre à la défense des droits primaires, en premier lieu le droit à l’alimentation, à l’environnement et aux biens communs. Au fil des ans, le mouvement en est venu à créer un réseau de communautés locales présentes dans plus de 160 pays à travers le monde, qui, grâce à une collaboration et une coopération constante, mènent diverses activités et initiatives, en accord avec la vision du mouvement. À la base de tous les projets se trouve la préservation de la biodiversité, de l’ethno-diversité et du droit à la souveraineté alimentaire, le respect des identités culturelles, des peuples indigènes et de leurs cultures gastronomiques et pratiques agricoles respectives, en stimulant une réduc- tion judicieuse des déchets. Elle se mobilise également pour la protection du bien-être des animaux, la protection de l’environnement, des paysages, des ressources naturelles et la lutte contre le changement climatique. En favori- sant la réduction de la distance entre le producteur et le consommateur, elle encourage les modèles d’économies locales en créant des projets de coopéra- tion internationale dans les pays du Sud (Slow Food, 2017), des campagnes de sensibilisation et des activités d’advocacy ; elle coordonne et soutient égale- ment des initiatives au niveau local en collaboration avec les acteurs sociaux. Enfin, elle organise des activités dans les écoles pour des activités éducatives liées à la nutrition, au goût et à la culture gastronomique. L’accent initial de l’association sur les plaisirs de la nourriture et du goût est maintenant accompagné de questions environnementales. La prise de conscience croissante des questions alimentaires a donc permis le développe- ment de son slogan le plus connu : « Bon, propre et juste ».14 Il n’existe pas de définition univoque d’un système alimentaire durable dans la littérature, ni de critères uniques pour évaluer si un système alimentaire est durable ou non dans son intégralité. En fait, il existe différentes évalua- tions selon les domaines d’application, par exemple l’évaluation de l’impact des systèmes agricoles durables, la gestion des terres et des paysages, la gestion des ressources naturelles.15

13 Nadia Tecco, Vincenzo Girgenti, Cristiana Peano, Francesco Sottile, “The role of diversity and diversification for resilient agricultural systems”, III, Congress of the Italian University Network for Development Cooperation, Turin, 2013. 14 Carlo Petrini, Buono, pulito e giusto, Slow Food Editore, 2a ed., 2016. 15 Pacini et al., 2009 ; Van der Werf e Petit, 2002 ; Smith e Dumanski, 1994 ; Vereijken, 1999 ; Van Mansvelt e Van der Lubbe, 1999 ; Weersink et al., 2002 ; Lopez-Ridaura et al., Dei principi dell’agricoltura biologica (IFOAM) e della politica alimentare e dell’etica, 2002 (Lang et al., 2009). 20 Cristiana Peano, Anna Gregis, Chiara Ghisalberti

Plus généralement, cependant, on peut dire qu’un système agroalimen- taire durable correspond à une production de qualité qui est économiquement durable, écologiquement viable, socialement juste et culturellement acceptable. L’ambition des projets de Slow Food, en particulier ceux qui appartiennent à la Fondation Slow Food pour la Biodiversité, est précisément d’aller dans cette direction, en soutenant une production de qualité souvent menacée d’extinction, en protégeant des territoires et des écosystèmes uniques, en récu- pérant des méthodes de transformation traditionnelles et en sauvegardant les races indigènes et les variétés végétales locales.16 L’approche de la conservation est orientée vers des interventions qui respectent non seulement les équilibres éco-systémiques mais aussi les tradi- tions et les cultures en danger d’extinction. La relation entre les connaissances traditionnelles et les ressources naturelles a été étudiée en profondeur pendant de nombreuses années, et les développements liés à la mise en œuvre de la CDB17 ont également conduit à des approches sensiblement différentes de la gestion de la biodiversité. Il en ressort que la conservation de l’agro-biodiversité est un processus étroitement lié à son utilisation et à sa consommation par sa communauté ou plus généralement par les personnes en contact avec elle. Cela a clairement des implications importantes pour toutes les espèces, variétés et écotypes d’intérêt nutritionnel général qui, au fil du temps, ont joué un rôle constant dans l’ali- mentation quotidienne. Par conséquent, les personnes chargées de leur entretien et de leur repro- duction sont considérées comme les gardiens d’une partie importante de ce patrimoine local, et sont devenues la preuve vivante des méthodes et des connaissances traditionnelles. Il s’agit donc d’un patrimoine qui doit nécessaire- ment être préservé afin de contribuer au maintien d’une culture de consomma- tion locale et durable qui favorise la biodiversité et renforce le tissu social local.18

La stratégie intégrée dans l’action de Slow Food

L’alimentation a toujours été au cœur de la philosophie de Slow Food, mais si au début l’accent était davantage mis sur la gastronomie à travers la préservation des traditions et des saveurs originales, ces dernières années l’association s’est activement consacrée aux questions de protection de l’en-

16 Cristiana Peano, “I progetti della fondazione Slow Food per la biodiversità: un modello per valorizzare cibi locali di qualità”, in Geografia da e para a cooperação ao desenvolvimento territorial: experiencias brasileiras e italianas, 2011, p. 293-313, Ed. Outras Expressões. 17 Plan stratégique pour la biodiversité 2011-2020, https://www.cbd.int/decision/cop/?id=12268. 18 Francesco Sottile, M. Beatrice Del Signore, Serena Milano, Cristiana Peano, Vincenzo Girgenti, “Cultural diversity and conservation of indigenous and native diversity”, III, Congress of the Italian University Network for Development Cooperation, 2013. Stratégies innovantes pour la sauvegarde et la promotion de l’agro-biodiversité 21 vironnement, d’économie locale et de durabilité agroalimentaire. Malgré sa complexité, il est possible d’identifier19 une stratégie d’action qui répond à une approche holistique, qui comprend cinq thèmes centraux qui guident Slow Food dans sa planification et son activisme. 1. Protection de la biodiversité et de la multifonctionnalité des agro- écosystèmes. Slow Food s’intéresse à la sauvegarde de la biodiversité de la production agricole, de la biodiversité alimentaire et de la biodiversité sauvage. Tout ce que l’homme a soigneusement sélectionné et sauvegardé pour son alimentation en 10 000 ans est aujourd’hui constamment perdu, précisément à cause de son comportement. C’est un problème énorme non seulement pour les pays riches, qui voient leur richesse gastronomique, leurs traditions et leurs pratiques agricoles constamment menacées ; mais c’est encore plus grave pour les pays pauvres, qui voient leur souveraineté alimentaire menacée. 2. Multi-dimensionnalité du concept de qualité. Compte tenu de l’ex- trême complexité du terme « qualité » dans le secteur agroalimentaire, il est nécessaire de l’analyser selon une approche multidimensionnelle. La qualité peut être comprise comme hygiénique-sanitaire, environnementale, au point d’inclure des aspects historico-culturels, et donc la qualité d’un point de vue social et territorial. D’autre part, Slow Food a décidé de soutenir l’idée de « qualité narrée » en incluant de multiples aspects qui ne peuvent être séparés les uns des autres, elle doit donc être communiquée à travers un récit exhaustif qui détermine le statut qualitatif d’une production, d’une variété ou d’une race spécifique. La qualité narrative de Slow Food se forme par la coexistence du bon, du juste et du propre. Pour le bon, nous nous référons au goût décliné en saveur et en connais- sance. Le goût est lié à la saveur, « en tant que sensation individuelle de la langue et du palais : l’expérience est par définition subjective, insaisissable, incommunicable »20 ; la connaissance, « est l’évaluation de ce qui est bon ou mauvais ». Compte tenu des fortes menaces qui pèsent aujourd’hui sur le système alimentaire mondial, si l’on considère le profil nutritionnel dégradé, la suppression de l’agriculture locale par un type d’agriculture industrielle et, plus généralement, la standardisation des produits, il est donc nécessaire de rééduquer la sensorialité et de faire réapparaître les cultures gastronomiques traditionnelles. C’est pourquoi le concept de bien ne peut être réduit à une seule signification, mais doit inclure une pluralité d’aspects tels que la senso- rialité, la nutrition, la diversité, la culture, la sphère émotionnelle, l’artisanat.21

19 Egidio Dansero, Cristiana Peano, Carlo Semita, Nadia Tecco, “Il modello delle comunita del cibo nell’azione di Slow Food in Africa. Modalita operative e indicazioni per la valutazione e il monitoraggio delle attivita”, 2015, https://www.slowfood.com/sloweurope/wp-content/ uploads/rapporto_11maggio.pdf. 20 Mario Montanari, Il cibo come cultura, Economica Laterza, Roma, Laterza Editore, 2004. 21 Slow Food Europe, The Meaning of Quality for Slow Food - Internal Working Paper, 2018. 22 Cristiana Peano, Anna Gregis, Chiara Ghisalberti

Le concept de propreté fait référence à la durabilité environnementale de l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement, de la production dans les champs à sa consommation sur la table, « from farm to fork ». Ce terme fait référence à la saisonnalité, au lieu, à la santé, au bien-être des animaux et à l’intégrité. Une multiplicité d’aspects qui supposent un équilibre entre les écosystèmes, la protection de la biodiversité et des ressources naturelles, la sauvegarde de la santé humaine et de chaque être vivant. Enfin, même le concept de droit ne repose pas sur une seule racine mais considère une multiplicité d’aspects : justice économique et sociale, respect des travailleurs et de leur bien-être, salaires adéquats, accès à la nourriture, solidarité, transparence, bien-être des animaux.22 Une étape importante vers la reconnaissance des droits des agriculteurs et des travailleurs du secteur rural a été franchie avec la « Déclaration des Nations Unies sur les droits des agri- culteurs » en 2017. Bien qu’il vise à défendre leurs droits et donc à réduire les inégalités, Slow Food soutient qu’il reste beaucoup à faire pour rendre justice au monde de l’agroalimentaire. Pour développer un système alimentaire durable, il est nécessaire de réorganiser la chaîne de distribution qui, grâce à sa structure financière, s’est articulée sur de nouveaux acteurs, les intermé- diaires, qui ont complètement brisé le lien entre le producteur et le consom- mateur. Pour qu’il y ait transparence des prix et une rémunération correcte des travailleurs, il est essentiel de raccourcir la chaîne d’approvisionnement et de soutenir ainsi l’agriculture à petite échelle.23 3. Redéfinition de la relation producteur-consommateur. Grâce à la narration de la qualité, le consommateur prend activement conscience de l’en- semble du processus de production, générant et reconstruisant une relation transparente et digne de confiance. Dans ce rapprochement entre producteur et consommateur, de nature plus conceptuelle mais aux conséquences pratiques évidentes, Slow Food promeut également une réduction de la distance physique entre les deux catégories de sujets. En favorisant une chaîne d’approvisionne- ment courte, Slow Food offre la possibilité de développer les économies locales en s’appuyant sur la juste valeur du produit commercialisable et en définissant un prix équitable, tant pour le producteur que pour le consommateur, qui dans la terminologie de Slow Food est défini comme « co-producteur ». 4. Développement local et rural. Le développement local – reconnu au sens large comme le résultat d’un processus d’interaction entre des acteurs locaux (publics et privés) qui partagent implicitement ou explicitement certaines

22 Slow Food, “Slow Food’s Contribution to the Debate on the Sustainability of the Food System”, 2013, https://www.slowfood.com/sloweurope/wp-content/uploads/ING-food-sust.pdf. 23 Egidio Dansero, Cristiana Peano, Carlo Semita, Nadia Tecco, “Il modello delle comunita del cibo nell’azione di Slow Food in Africa. Modalita operative e indicazioni per la valutazione e il monitoraggio delle attivita”, 2015, https://www.slowfood.com/sloweurope/wp-content/ uploads/rapporto_11maggio.pdf. Stratégies innovantes pour la sauvegarde et la promotion de l’agro-biodiversité 23 visions du développement pour la valorisation des ressources territoriales et des « richesses » de diverses natures (matérielles et immatérielles) dont ils disposent – est devenu une partie intégrante de la stratégie de Slow Food. À côté de cela, on trouve les concepts de territorialité et d’approche bottom-up du développement. Le concept de territorialité reflète la vision d’un territoire comme un ensemble de relations entre les communautés établies, leurs cultures et l’environnement. Par conséquent, la préservation des écosystèmes ne s’oppose pas à celle de la société et de son développement local (également économique), mais considère les composantes naturelles et socio-économiques comme deux aspects inex- tricables d’une dynamique qui doit être considérée dans sa globalité. Dans le concept d’une approche bottom-up du développement, l’action des Slow Food semble s’inspirer en particulier des théories du développement rural endogène et des expériences de développement rural, qui voient dans la valorisation de l’identité culturelle une réponse à la crise du modèle de production industrielle, sans pour autant rejeter les innovations technologiques qui s’avèrent utiles pour atteindre les normes modernes de sécurité alimentaire. Dans ce contexte, il y a un raisonnement sur la communauté alimentaire qui, bien que selon Slow Food elle ait une référence territoriale explicite, est en réalité un réseau qui comprend une pluralité de sujets qui ne sont pas nécessairement locaux, mais qui travaillent pour la reproduction co-évolutive de la place spécifique de la communauté, à travers la conservation et la valorisation de la nourriture. 5. Critique de la mondialisation. Au fil des ans, Slow Food est devenu le porteur de la préservation des techniques et recettes traditionnelles, en redon- nant de la valeur aux chaînes d’approvisionnement locales et aux produits indi- gènes. Il ne s’agit pas d’opposer innovation et modernité, mais de s’en détacher lorsqu’elle tend à faire prévaloir l’homogénéisation sur la diversité, tant cultu- relle que biologique, ou lorsque cette diversité devient la propriété de quelques- uns. Slow Food ne veut pas s’opposer au système de la mondialisation mais propose une « mondialisation par le bas », c’est-à-dire une mondialisation qui implique la structuration d’un développement du secteur agroalimentaire qui rejette l’agro-industrie, respecte la nature, son époque et valorise sa diversité. C’est seulement grâce à une vision holistique que Slow Food construit sa stratégie en l’appliquant aux différents projets. Slow Food développe une « sociologie de l’alimentation » dans laquelle l’éco-gastronomie, la consomma- tion responsable et la sauvegarde de la diversité sont interconnectées, générant une vision globale (A. Menerei).24

Les projets de Slow Food : l’Arche du Goût

L’agro-biodiversité souffre et a subi de graves pertes, mais pour protéger ce patrimoine, il est nécessaire de le connaître avant tout.

24 Ibid. 24 Cristiana Peano, Anna Gregis, Chiara Ghisalberti

À cette fin, le projet Slow Food – l’Arche du Goût – a été lancé en 1996 dans le but de créer une plateforme virtuelle où les produits alimentaires, les variétés végétales et les races animales menacées d’extinction pourraient être connus. Aujourd’hui, plus de 5 000 produits sont recensés dans plus de 121 pays, incluant des espèces animales et végétales, mais aussi des processus de production réunis dans un seul projet qui témoigne du savoir du monde agricole et artisanal transmis au fil du temps. L’objectif est de promouvoir la participation de l’interlocuteur et de l’inviter à interagir de manière active : connaître le produit, le consommer, soutenir les producteurs, favorisant ainsi sa conservation et sa reproduction. L’objectif n’est pas de cataloguer le matériel génétique, mais plutôt de créer une interaction avec celui-ci, afin de redécouvrir et de réévaluer les ressources d’un territoire, de manière à créer un réseau local et en même temps international non seulement comme soutien économique, mais, plus important encore, comme soutien social.25 L’Arche du Goût veut être un point de référence à partir duquel il est possible de développer à la fois des projets liés au réseau Slow Food et des initiatives externes parallèles. Par ce biais, la capacité de diffuser des connais- sances liées à une communauté, capable de déterminer sa propre survie, est ainsi reconnue. Conformément à la mission de Slow Food, le projet de l’Arche du Goût pose les bases de la création d’un réseau. La réflexion sur laquelle se développe ce désir est la nécessité de trouver des informations non seulement par les canaux conventionnels, comme l’analyse des travaux de recherche qui se réfèrent au domaine d’intérêt, la consultation de catalogues de variétés et de races, de livres de recettes qui contiennent des informations utiles, mais aussi la mise en réseau avec les jardins botaniques, les banques de germo- plasme, les collections variétales des écoles d’agriculture, des universités et des centres de recherche. Et, de fait, en s’appuyant directement sur le contact avec le territoire, car les informations nécessaires sont souvent liées aux connais- sances traditionnelles. Des organismes de référence et des experts dans le domaine apportent leur contribution, soutenus par un contact direct avec la communauté d’origine. Les collaborateurs de la fondation s’occupent d’eux, passent au crible le matériel fourni et encouragent eux-mêmes la recherche. L’interlocuteur avec lequel Slow Food travaille en interface est défini comme un « signaleur », qui est reconnu pour sa proactivité en plaçant son nom à côté du produit signalé sur le site web de l’association. La difficulté initiale de ce projet aura été de créer des paramètres universellement reconnaissables, des contenus accessibles à tous, simples mais complets, afin de trouver les infor- mations nécessaires pour évaluer le statut d’un produit, dans lesquels chacun peut s’orienter pour pouvoir impliquer des individus dans l’initiative.26

25 Slow Food Foundation, Ark of Taste, What we do?, 2018. 26 https://www.fondazioneslowfood.com/it/cosa-facciamo/arca-del-gusto/il-progetto/storia/. Stratégies innovantes pour la sauvegarde et la promotion de l’agro-biodiversité 25

Afin d’identifier un produit à déclarer, il est nécessaire de fournir des infor- mations détaillées afin que les exigences pertinentes puissent être définies. La particularité d’un produit peut être reconnue dans un petit détail : une espèce rare, un type de fermentation ou de cuisson inhabituel, ou la méthode de production, mais aussi la valeur sociale d’un produit transmis dans le temps. Dès que le mécanisme qui intéresse un produit particulier est déclenché, il doit faire l’objet d’une enquête approfondie et être complété. Les paramètres recherchés subissent de légères variations spécifiques inhérentes au type de produit en question, remettant en cause la nature du produit, qu’il soit le produit d’une domestication, d’une espèce sauvage ou d’un produit trans- formé. Les productions sont le résultat d’un savoir artisanal transmis au fil du temps dans toutes les régions du monde. Ils reflètent la culture d’un lieu, les besoins et les outils. Les petites variations de production peuvent générer une différence reconnaissable dans le produit fini ; tout comme l’utilisation d’une matière première donnée dans une production est une composante tangible du territoire et de la culture dans lesquels elle est insérée. Il est donc nécessaire d’identifier les caractéristiques qui rendent le produit unique. Unique en son genre, l’abricot Rouget de Sernach se caractérise par un arôme parfumé et un goût particulièrement doux, dû à un mélange d’acides et de sucres inhabituel pour ce fruit. L’abricot Rouget de Sernach a une peau rouge et une chair succu- lente. En outre, pour comprendre et définir le lien entre un produit et la région dans laquelle il est cultivé, il ne suffit pas de le définir comme « local ».27 Les producteurs locaux peuvent introduire et utiliser des variétés exogènes, des hybrides ou des produits non liés à la culture locale. Le territoire ne se contente pas de donner au produit ses caractéristiques chimiques et physiques, mais le situe également dans un contexte culturel et historique. Par exemple, il est reconnu que la zone de production de l’abricot Rouget coïncide avec la zone A.O.C. Pays d’Uzèges-Pont du Gard. Ce cultivar local a été découvert par hasard dans les années 1930 par un agriculteur local, Laurent Beylesse, surnommé Rouget. Enfin, deux autres paramètres fondamentaux sont analysés et évalués afin qu’un produit puisse faire partie du projet Arche du Goût : la qualité et la quantité. La qualité agroalimentaire est un concept complexe qui a évolué au fil du temps ; elle peut se référer à différentes caractéristiques du produit, c’est pourquoi il n’est pas possible de donner une définition univoque. Alors que la quantité produite est un indice de la diffusion sur le territoire, comme reflet du risque potentiel d’extinction auquel un produit peut être exposé. Si l’on prend l’exemple ci-dessus, la commercialisation de l’abricot Rouget a commencé au début des années 1940, mais la plupart des vergers ont toujours été destinés à un usage familial. En 2005, seuls 14 producteurs cultivaient encore l’abricot Rouget, alors qu’aujourd’hui la production est en hausse, capable de garantir

27 https://www.fondazioneslowfood.com/it/arca-del-gusto-slow-food/albicocca-rouget-de-sernhac/. 26 Cristiana Peano, Anna Gregis, Chiara Ghisalberti plus de 15 hectares de vergers, et varie de 12 à 20 tonnes chaque année. Il est difficile de conserver la fraîcheur du produit, c’est pourquoi la plupart des fruits sont utilisés pour produire des jus et des confitures. Comme indiqué précédemment, l’intérêt est centré sur le produit, il n’est donc pas intéressant pour le projet d’identifier précisément les chiffres et les quantités de référence, il faut un ordre de grandeur dans lequel placer la production, pour vérifier la nature elle-même.28 Un exemple intéressant qui permet de développer une réflexion sur ce sujet est l’histoire et la production de l’angélique confite de Limagne.29 L’Angelica archangelica est une plante de la famille des Apiacées, également appelée herbe des anges, probablement originaire de l’Himalaya. C’est une plante bisannuelle, dont les graines semblent avoir été apportées en Europe par les Croisés au XIe siècle. Elle s’est bien adaptée à la riche plaine de Limagne. Très aromatique, elle a parfumé l’actuel quartier de la Plaine à Montferrand. Le pétiole (la partie à la base de la feuille, avant le pédoncule) et le pédoncule sont traditionnellement utilisés en confiserie pour fabriquer des fruits confits et des pâtisseries aux fruits. Au début du XXe siècle, les terres de Limagne ont été le premier centre de production d’angélique confite, destinée notamment à l’exportation vers les pays anglo-saxons. Les principaux acheteurs d’angélique locale sont, à l’époque, les confiseurs Aubert, Gauffridy, Cruzilles, Dischamp et Humbert. C’est ainsi que les confiseries de la région de Clermont-Ferrand, grâce notam- ment à l’angélique, ont acquis une renommée internationale. Aujourd’hui encore, chaque année, le premier samedi de décembre, la fête de l’angélique a lieu à Montferrand. Si dans les années 1950, la Limagne produisait 250 tonnes d’angélique, aujourd’hui, on ne récolte plus que 2 tonnes de pétioles par an sur un champ d’environ 0,5 hectare à La Sauvetat, vendus exclusivement à la société Cruzilles, derniers producteurs de fruits confits en Auvergne. Traditionnellement en confiserie, l’angélique était utilisée pour décorer les gâteaux, mais aujourd’hui elle a été remplacée par l’hostie, qui coûte moins cher, tandis que les fruits confits et les pâtisseries aux fruits sont de moins en moins consommés. C’est une cuisinière française, Eva Muller, qui a proposé de diffuser l’histoire de ce produit. Il est certain qu’une caractéristique impor- tante qui rend le projet de l’Arche du Goût unique en soi est la collaboration active de la société civile, puisque tout citoyen peut se joindre à l’initiative en jouant le rôle de « signaleur ». Ainsi, le projet est réalisé grâce à la néces- saire proactivité des communautés qui, composées d’individus, représentent chacune leur propre territoire d’origine. Ces valeurs ont été reprises dans la

28 https://www.fondazioneslowfood.com/it/cosa-facciamo/arca-del-gusto/criteri-per-la- segnalazione/. 29 https://www.fondazioneslowfood.com/it/arca-del-gusto-slow-food/angelica-candita-di- limagne/. Stratégies innovantes pour la sauvegarde et la promotion de l’agro-biodiversité 27 dernière initiative à laquelle Slow Food a participé, toujours liée à ce projet. À l’occasion de l’Année européenne du patrimoine culturel 2018, l’Union européenne a promu et financé le développement de diverses initiatives, dans le but d’encourager les citoyens à s’engager en faveur du patrimoine culturel européen, en renforçant leur sentiment d’appartenance à un espace commun : découvrir sa culture passée pour promouvoir l’avenir de l’union. Grâce à cette initiative, le projet « Food is Culture » est né, entièrement dédié au projet Arche du Goût de Slow Food. Les objectifs sont de faire comprendre aux citoyens européens que le patrimoine alimentaire est un moyen d’exprimer leur appar- tenance à l’Europe et de mieux comprendre la richesse et la spécificité de sa diversité culturelle. Communiquer l’importance culturelle de la gastronomie par l’innovation et l’interaction entre les secteurs culturels et créatifs. Et enfin pour sauvegarder et valoriser le patrimoine alimentaire européen.30

Projets Slow Food : les Sentinelles

Comme démontré jusqu’à présent, l’Arche du Goût combine l’impor- tance des aspects agronomiques avec les aspects socioculturels d’un produit. Le projet Sentinelles, d’autre part, est le résultat d’une nouvelle mise en œuvre opérationnelle de l’Arche du Goût, qui se caractérise par une structure plus complexe, qui détermine des impacts environnementaux, sociaux, écono- miques et culturels plus importants. Le projet Sentinelles a été lancé en 2000 pour sauvegarder et relancer au niveau international les petits produits artisanaux menacés d’extinction. En 2003, grâce à la création de la Fondation Slow Food pour la Biodiversité, le projet est devenu, avec l’Arche du Goût, l’une des principales activités, touchant aujourd’hui 575 Sentinelles dans plus de 70 pays du monde.31 Par ses activités de protection, de sauvegarde et de promotion, le projet Sentinelles a activement contribué au sauvetage et à la récupération de nombreuses variétés végétales, de races animales indigènes et de produits transformés. Grâce au réseau, les traditions et les connaissances locales ont été maintenues, générant un échange mutuel de connaissances. Le soutien à la production a également favorisé la croissance des économies locales, en stimu- lant le marché, en garantissant aux communautés une plus grande sécurité alimentaire, la souveraineté alimentaire et le bien-être général. Pour faire preuve de cohérence et d’alignement avec la philosophie du mouvement, les producteurs sont tenus d’adhérer pleinement à la philosophie du bien, de l’équité et de la propreté en promouvant la durabilité environne- mentale, socioculturelle et économique.

30 https://www.fondazioneslowfood.com/it/food-is-culture/. 31 Slow food, “Faq: the communities and the new model”, 2019 [Online]. https://www.slowfood. com/our-network/slow-food-communities/faq/. 28 Cristiana Peano, Anna Gregis, Chiara Ghisalberti

Pour qu’une sentinelle soit établie, cinq critères généraux mais nécessaires doivent être remplis. La Sentinelle (produit transformé/variété/race/paysage rural ou écosys- tème) doit être en danger d’extinction, réel ou potentiel (1). L’évaluation se fait par une analyse quantitative de l’objet en question au moyen d’une comparai- son temporelle dans une zone définie. La sentinelle doit assumerun lien étroit avec le territoire (2), c’est-à-dire s’identifier à une zone géographique spéci- fique d’origine/de culture/d’élevage/de production. Une démonstration claire de cette relation est le cas de la Sentinelle de l’épeautre de Haute-Provence.32 Population botanique locale, les premières traces remontent à 9 000 ans avant J.-C. et on estime qu’elle provient de la ceinture occidentale de la Turquie actuelle. Depuis des milliers d’années, l’histoire du petit épeautre (Triticum monococcum) est étroitement liée à celle de la civilisation méditerranéenne, qui le consommait en abondance. Cependant, il a été presque totalement remplacé par le blé, qui a pris la place de diverses céréales mineures parce qu’elles n’étaient plus rentables et nécessitaient plus de travail. Ce n’est que ces dernières années que le petit épeautre a recommencé à susciter l’intérêt grâce à sa rusticité, adaptée aux climats semi-arides et aux sols pauvres, et à ses qualités nutritionnelles et organoleptiques. Grâce à l’activisme de plusieurs producteurs qui ont rejoint un consortium, la variété a obtenu la reconnais- sance de l’I.G.P. (Indication Géographique Protégée) en 2010. Actuellement, une trentaine de producteurs cultivent cette céréale dans le but de défendre, promouvoir et valoriser une variété ancienne, entrecoupée de champs de lavande et de légumineuses, unique par sa vocation environnementale. La Sentinelle doit maintenir le lien avec la mémoire et l’identité d’un groupe (3), c’est-à-dire le lien avec la sphère historique, socio-économique et cultu- relle d’un groupe. Par la domestication d’une race ou d’une variété, au fil des ans, celle-ci s’enracine dans la culture d’un territoire et devient ainsi partie intégrante de l’identité territoriale et de la mémoire collective. Un exemple peut être la production de fromages dans les alpages, comme dans le cas du fromage Malga del Béarn.33 La tentation de quitter les alpages et de se limiter à travailler dans la vallée existe, avec le danger, cependant, de perdre ces paysages et les connaissances anciennes liées à la production de fromage. Les fromages de Malga del Béarn sont un signe évident de cette résistance. Grâce à la création de la Sentinelle, qui réunit environ 80 bergers transhumants de trois vallées, l’objectif est de lancer un programme de promotion des produits des alpages à la recherche d’une qualité excellente, en préservant l’authenticité du goût et en obtenant une plus grande reconnaissance. La Sentinelle doit être une production de quantités limitées (4), respectant les pratiques et techniques traditionnelles des petites entreprises artisanales. Enfin, elle doit répondre à la

32 https://www.fondazioneslowfood.com/it/presidi-slow-food/piccolo-farro-dellalta-provenza/. 33 https://www.fondazioneslowfood.com/it/presidi-slow-food/formaggi-di-malga-del-bearn/. Stratégies innovantes pour la sauvegarde et la promotion de l’agro-biodiversité 29 qualité organoleptique, mais aussi environnementale et sociale (5), toujours en référence à la qualité, la propreté et l’équité, et donc à la durabilité environne- mentale, économique et socio-culturelle.34 Pour qu’une Sentinelle puisse démarrer et répondre aux cinq critères, il est nécessaire de remplir un formulaire de candidature préparé par l’association (informations de base sur la chaîne de production et les producteurs), de le partager avec la communauté et de l’envoyer à la Fondation pour la biodi- versité Onlus (ONLUS = Organizzazione Non Lucrativa di Utilità Sociale, organisation à but non lucratif). Si le rapport est valable, une visite et une rencontre avec les producteurs et les correspondants locaux concernés seront organisées. Une fois que l’on a brossé un tableau organique de la situation, on peut commencer à élaborer les règlements de production et à choisir le nom de la Sentinelle en tenant compte de l’identité historique et de la zone de produc- tion. Jusqu’à présent, les pays qui ont réglementé le label « Sentinelle Slow Food® » (Italie, y compris le café et le cacao traités en Italie mais provenant du Sud du monde, la Suisse) ont bénéficié du label pour les Sentinelles qui ont régulièrement établi les règlements de production. Cependant, Slow Food se trouve aujourd’hui dans une phase de transition en ce qui concerne le logo et son utilisation, nous nous limiterons donc à ce qui a été dit jusqu’à présent. Une Sentinelle est la « traduction » cohérente de la philosophie de Slow Food, il doit faire preuve de transparence par le biais de l’assurance qualité. Cette garantie a, jusqu’à présent, été « autocertifiée » par des producteurs individuels utilisant différents outils. Les lignes directrices, élaborées par la Fondation Slow Food pour la Biodiversité, en collaboration avec les techniciens et les producteurs, sont des lignes directrices pour chaque catégorie de produits (produits de boulange- rie, races autochtones à viande, conserves de fruits et légumes, fromages et races laitières, sel, etc. Ces dernières sont le document exhaustif établi et signé par le groupe de producteurs : il est systématiquement structuré en articles qui expliquent clairement et complètement les aspects de la production. Il contient également un article sur les « contrôles » précisant, si la Sentinelle est soumise à une certification supplémentaire, les contrôles pertinents auxquels il pourrait être soumis. Bien que Slow Food ait une confiance totale dans les producteurs et les structures locales, elle peut en tout cas effectuer des visites inopinées dans la zone et mener d’éventuelles activités de contrôle. Comme mentionné précédemment, la qualité des Sentinelles est actuellement garantie par l’auto-certification des producteurs ; cependant, l’association est actuelle- ment engagée dans un projet pilote qui lui permet d’évaluer l’adaptabilité d’un outil de certification de la qualité plus « personnalisé », construitad hoc sur la base de la structure de l’organisation : le Système de Garantie Participatif.

34 Slow food, “Faq: the communities and the new model”, 2019, https://www.slowfood.com/ our-network/slow-food-communities/faq/. 30 Cristiana Peano, Anna Gregis, Chiara Ghisalberti

En outre, une étiquette narrative est prévue pour les Sentinelles. Selon Slow Food, la qualité d’un produit alimentaire est avant tout un récit ; c’est pourquoi elle a décidé de fournir, outre les indications requises par la loi, un modèle d’étiquetage qui peut fournir des informations sur le territoire, la technique de culture, la transformation, les méthodes de conservation et, bien sûr, les caractéristiques organoleptiques et nutritionnelles ; il n’est pas obliga- toire mais constitue un outil de communication innovant que le producteur pourrait utiliser pour la commercialisation. Enfin, depuis 2008, le label « Sentinelle Slow Food® » a été mis en place, ce qui assure au consommateur que le produit Sentinelle doit être considéré comme tel. C’est pourquoi un cahier des charges de production a été établi, basé sur le respect de la tradition et la durabilité environnementale, socio- économique et culturelle. Comme il a été souligné jusqu’à présent, l’approche, les objectifs de l’établissement des Sentinelles entre les différents continents, en Europe, en Amérique ou en Afrique, sont les mêmes ; cependant, il est inévitable de dire que dans des contextes sociaux, économiques, culturels et politiques aussi diffé- rents, les projets prennent des formes différentes, dans lesquelles les relations réciproques entre les composantes environnementales, techniques, sociales et économiques changent afin de tirer le meilleur parti du potentiel exprimé par la communauté et le territoire concerné. On peut donc dire que le projet des Sentinelles représente un modèle, car son application devrait déclencher un exemple de production vertueuse qui peut être appliqué à d’autres produits et diffusé à d’autres générations, afin de garantir la subsistance alimentaire paral- lèlement à la commercialisation de la production excédentaire. Dans ce mécanisme, le rôle central que Slow Food maintient en tant que pivot et point de référence pour le réseau pourrait être identifié comme une faiblesse possible, créant un lien et une dépendance excessifs des communau- tés alimentaires par rapport à l’organisation elle-même35.

Projets visant à sauvegarder et à promouvoir la biodiversité dans un cadre intégré de durabilité environnementale, économique, sociale et culturelle

Les grandes lignes des projets de l’Arche du Goût et des Sentinelles partent de la philosophie générale de Slow Food, qui se reflète évidemment dans toutes ses actions.

35 Egidio Dansero, Cristiana Peano, Carlo Semita, Nadia Tecco, “Il modello delle comunita del cibo nell’azione di Slow Food in Africa. Modalita operative e indicazioni per la valutazione e il monitoraggio delle attivita”, 2015, https://www.slowfood.com/sloweurope/wp-content/ uploads/rapporto_11maggio.pdf. Stratégies innovantes pour la sauvegarde et la promotion de l’agro-biodiversité 31

L’organisation ne se préoccupe pas tant de diffuser un modèle de concep- tion « conservateur » en ce qui concerne les techniques de production et les connaissances locales, mais plutôt de soutenir un modèle de réinterprétation, de redistribution et de réappropriation des valeurs d’usage, intrinsèques aux ressources naturelles et humaines présentes sur le territoire, à partir de l’inte- raction de ces dernières avec le contexte local et global, de dialogue entre la spécificité endogène et les stimuli de l’extérieur. Bien qu’il implique une pluralité de facteurs (environnementaux, sociaux, économiques, culturels, politiques, géographiques), le concept de durabilité adopté et promu par Slow Food peut être essentiellement articulé dans les trois dimensions fondamentales qui composent la durabilité dans sa complexité : environnementale, économique et sociale. La durabilité environnementale signifie la capacité à maintenir la qualité et la reproductibilité des ressources naturelles dans le temps, à préserver la biodiversité et à garantir l’intégrité des écosystèmes.36 L’aspect environnemental est certainement le point de départ des projets nés pour sauvegarder la biodiversité et stimuler la production agroalimentaire durable. L’approche est liée aux principes de la vocation environnementale, des connaissances locales, de l’application de techniques (traditionnelles et modernes) adaptées aux différentes conditions agro-pédoclimatiques liées à la bonne gestion des ressources naturelles (biodiversité, sol, eau). Là où des voies antérieures ou des connaissances locales ont permis le développement de l’agriculture biologique (entendue non pas exclusivement en termes de certification mais comme des techniques agronomiques), le développement d’une Sentinelle se concentre sur le renforcement des concepts de contrôle des cultures biologiques et la diffusion de cette philosophie. À l’inverse, là où l’agriculture conventionnelle joue encore un rôle important dans la gestion des cultures, le projet Sentinelles vise à accompagner les producteurs sur la voie d’une plus grande durabilité environnementale, en convertissant progres- sivement les modèles agricoles conventionnels en modèles durables. Enfin, conformément à la recherche d’un environnement durable, les thèmes du bien-être animal, des économies d’énergie et de l’emballage sont inclus.37 En ce qui concerne la durabilité économique, cela signifie la capacité à générer des revenus et à travailler de manière durable et à atteindre l’éco- efficacité, c’est-à-dire une utilisation rationnelle des ressources disponibles, comme la réduction de l’exploitation des ressources non renouvelables.38

36 Ibid. 37 C. Peano, N. Tecco, E. Dansero, V. Girgenti, F. Sottile, Evaluating the Sustainability in Complex Agri-Food Systems: The SAEMETH Framework. Sustainability 7(6), 2015, 6721-6741, https:// doi.org/10.3390/su7066721. 38 Egidio Dansero, Cristiana Peano, Carlo Semita, Nadia Tecco, “Il modello delle comunita del cibo nell’azione di Slow Food in Africa. Modalita operative e indicazioni per la valutazione 32 Cristiana Peano, Anna Gregis, Chiara Ghisalberti

Une partie de l’effort de l’association en matière de durabilité économique consiste à accroître la visibilité des petits producteurs. Les objectifs finaux sont en effet liés à une meilleure rémunération des producteurs, à la possibilité d’augmenter les ventes, mais aussi à une augmen- tation de l’emploi direct ou dans des secteurs complémentaires comme le tourisme. Les aspects économiques du projet Sentinelles sur les territoires ont fait l’objet de recherches par l’Université Bocconi de Milan (Antonioli Corigliano et Viganò, 2002). L’étude, réalisée sur 54 Sentinelles italiennes de différents types, a montré un impact économique considérable qui implique à la fois un changement en termes de quantité et de qualité de la production et en termes de prix de vente. Une expérience similaire a été répétée en 2006 (Baggi, 2007) avec un nouveau questionnaire proposé à 31 Sentinelles (18 Sentinelles italiennes, 6 du reste de l’Europe, 3 d’Amérique centrale et du Sud, 2 d’Asie et d’Afrique). Les résultats ont suscité un intérêt particulier si l’on considère que dans le cas des Sentinelles italiennes, dans certains cas comme celui des légumineuses, les prix de vente sont plus que doublés. L’objectif d’une Sentinelle, d’un point de vue économique, est donc de parvenir à un accord de prix équitable entre le producteur et le consommateur.39 Le résultat de cet accord est la Sentinelle du Noir de Bigorre, la plus ancienne race de porc connue en France. Alors qu’il y avait encore 28 000 porcs reproducteurs de la race Noir de Bigorre dans les années 1930, il n’en reste que quelques centaines 40 ans plus tard. La race était perdue en raison de sa faible adaptabilité à la reproduction intensive et aux croisements fréquents. Grâce au recensement de 1981 de 34 truies de race pure, les producteurs et les techniciens ont pu empêcher leur extinction en premier lieu, mais le défi était de trouver de nouveaux débouchés commerciaux pour justifier leur élevage. Ce n’est qu’en 1992 que la chaîne des Hautes-Pyrénées s’est enfin réunie – de l’élevage à la charcuterie – et que la production de salaisons de qualité a commencé. Aujourd’hui, le produit transformé le plus important obtenu à partir du porc est le jambon, mais il existe également d’autres spécialités de charcuterie et de viande fraîche qui permettent à un petit groupe de produc- teurs de faire de cette production une activité commerciale.40 La durabilité sociale, quant à elle, signifie la capacité à garantir l’accès à des biens considérés comme fondamentaux (sécurité, santé, éducation) et à des conditions de bien-être (plaisir, sérénité, socialité), de manière équitable

e il monitoraggio delle attivita”, 2015, https://www.slowfood.com/sloweurope/wp-content/ uploads/rapporto_11maggio.pdf. 39 M. Antonioli Corigliano and G. Viganò, “I Presidi Slow Food: da iniziativa culturale ad attività imprenditoriale”, Il Sole24Ore, 2002. 40 https://www.fondazioneslowfood.com/it/presidi-slow-food/maiale-nero-di-bigorre/. Stratégies innovantes pour la sauvegarde et la promotion de l’agro-biodiversité 33 au sein de la communauté. Si, par exemple, la durabilité économique d’une Sentinelle est plus définissable en termes universels – cela ne signifie pas qu’elle le soit d’un point de vue pratique – il est plus complexe, compte tenu des différences socioculturelles qui caractérisent chaque zone géographique, de définir la durabilité sociale. Les actions entreprises ces dernières années dans les pays du Sud ont souligné l’importance nécessaire à réserver à ces aspects. Il est clair qu’une amélioration des revenus des producteurs peut se traduire par une meilleure qualité de vie et un meilleur accès aux services (soins médicaux, éducation, hygiène). Toutefois, pour les Sentinelles d’un pays du Nord du Monde, des aspects tels que l’accès aux services sont moins évidents car la plupart d’entre eux sont déjà présents. Enfin, la durabilité sociale s’accompagne d’aspects culturels, fortement liés à la capacité des personnes actives dans les projets à retracer la culture locale. En impliquant également de nouveaux sujets du territoire, tels que les étudiants, les restaurateurs, les autorités locales, les associations, l’objectif est de se « rétablir » dans ses propres origines et dans son histoire ; par une communication efficace, il est ainsi possible, à partir par exemple d’un produit agroalimentaire, de transmettre un sentiment d’appartenance à une commu- nauté, définissant ainsi une identité culturelle. Bien sûr, cela peut se traduire par la récupération d’événements historiques, des interventions architectu- rales et plus généralement par la promotion du tourisme durable ; tout cela générera des effets positifs sur le territoire et sur la communauté elle-même.41 Afin de donner une plus grande crédibilité aux projets et à l’action de Slow Food, l’association a également développé une grille d’évaluation de la durabilité dont l’objectif est d’entreprendre une action de suivi dans le temps qui permette des évaluations systématiques et transversales de l’avancement des projets. En partant des trois dimensions et sous-catégories identifiées ci-dessus, c’est-à-dire les dimensions et sous-catégories socioculturelles, environnemen- tales et économiques, la mesure de la valeur associée est quantitative dans certains cas et qualitative dans d’autres. Les indicateurs identifiés sont : a) des indicateurs capables d’exprimer la distance entre la situation réelle et celle considérée comme durable selon la compréhension de Slow Food ; b) des indicateurs ayant le bon degré de sensibilité pour signaler correctement les changements du phénomène qu’ils décrivent ; c) des indicateurs efficaces, adaptés au contexte et à l’articulation des activités de suivi. Il convient de noter que la source d’information privilégiée pour la compi- lation du formulaire de suivi est l’entretien ou l’interview orale, qui doit être conduit auprès d’un certain nombre d’interlocuteurs privilégiés en fonction de la taille et du nombre de participants au projet.

41 Cristiana Peano, “I progetti della fondazione Slow Food per la biodiversità: un modello per valorizzare cibi locali di qualità”, in Geografia da e para a cooperação ao desenvolvimento territo- rial: experiencias brasileiras e italianas, Ed. Outras Expressões, 2011, p. 293-313. 34 Cristiana Peano, Anna Gregis, Chiara Ghisalberti

En tenant compte des différentes dimensions de la durabilité (aspects économiques, sociaux, environnementaux et culturels) et de leur déclinai- son dans le contexte spécifique du réseau Slow Food, la grille d’indicateurs développée à partir d’expériences concrètes d’application devrait permettre de vérifier la faisabilité du projet, de suivre l’avancement des actions prévues, à réaliser dans le futur et de déclencher une activité vertueuse de production de données, ainsi qu’un modèle de rapport de durabilité.42

Dans tous les projets Slow Food, le résultat de l’interaction entre la nature et la culture est largement mis en avant, dans lequel la société civile est reconnue comme jouant un rôle décisif dans la protection et la promotion du patrimoine agroalimentaire. Dans ce paysage culturel, les communautés agricoles, par leurs activités quotidiennes, sont l’expression de la différence et de l’interac- tion constante entre les processus naturels et culturels. On peut donc dire que les produits alimentaires sont le résultat de connaissances et de technologies complexes, ce qui définit la culture comme un point d’intersection entre la tradition et l’innovation. C’est la tradition car elle est constituée de connais- sances, de techniques et de valeurs qui sont transmises ; c’est l’innovation car ces connaissances, techniques et valeurs modifient le rôle de l’homme dans les processus naturels, le rendant capable de s’adapter à de nouvelles formes.43 Le dynamisme des processus culturels est également caractéristique des processus écosystémiques, dont la relation permet à l’agro-biodiversité de subsister et de se préserver. Bien que ce dynamisme puisse sembler un concept marginal au sein du projet Arche du Goût, il en est le cœur battant. Ce projet permet l’analyse et le développement de telles dynamiques dans le but de permettre leur réalisation, par le biais de la diffusion. Dans le panorama actuel, communiquer sur l’importance culturelle de l’alimentation par des approches intersectorielles et multisectorielles permet de générer une diversité qui devient encore plus incisive et transversale. L’introduction des marchés financiers et l’homologation des modèles alimentaires ont conduit à une nouvelle focalisation sur les cultures locales. Bien qu’elle ait toujours existé, la territorialité en tant que concept et conno- tation positive est une interprétation récente. Ce phénomène a permis ce que l’on appelle une « redécouverte des racines », promue par les projets Slow Food présentés jusqu’à présent. En fait, les projets Sentinelles et Arche du Goût visent à redonner de l’importance aux produits et aux producteurs pour la valeur qu’ils sont eux-mêmes capables de générer.

42 C. Peano, N. Tecco, E. Dansero, V. Girgenti, F. Sottile, Evaluating the Sustainability in Complex Agri-Food Systems: The SAEMETH Framework. Sustainability 7(6), 2015, 6721-6741, https:// doi.org/10.3390/su7066721. 43 M. Montanari, Il cibo come cultura. Economica Laterza, Roma, Laterza Editore, 2004. Stratégies innovantes pour la sauvegarde et la promotion de l’agro-biodiversité 35

Dans toutes les sociétés traditionnelles, l’alimentation devient le premier facteur de différenciation sociale. Lorsque, finalement, la nourriture devient une marchandise accessible à tous, ce modèle perd de sa valeur et le territoire est remplacé par une expression de différenciation.44 En ce qui concerne le projet Sentinelles, il a une forte connotation locale car il insiste sur des territoires spécifiques où des systèmes agroalimentaires de valeur ont été identifiés. En dépit des différences parfois mises en évidence dans les différents itinéraires, il ne fait aucun doute que tous les projets sont l’activation d’un processus territorial dynamique qui contribue non seulement à la promotion des produits locaux traditionnels mais aussi à la reconstruction des itinéraires socioculturels. Ils fournissent une stratégie pour les producteurs qui souhaitent rester ou retourner sur des territoires complexes d’un point de vue productif mais aussi socioculturel.45 La contemporanéité, dominée par l’instabilité et les crises sociales mais aussi environnementales, nous impose de poursuivre des modèles d’innova- tion et de développement. Le « retour aux origines » dont il est question n’est pas un simple retour en arrière de la société humaine vers le passé, mais c’est une réappropriation de valeurs perdues, qui prennent nécessairement de nouvelles formes et configurations, adaptées au panorama contemporain, en mouvement continu.

Cristiana Peano Dipartimento di Scienze Agrarie, Forestali e Alimentari (DISAFA) Università degli Studi di Torino, Association Slow Food International Anna Gregis Dipartimento di Culture, politiche e società (CPS) Università degli Studi di Torino Cattedra UNESCO in Sviluppo Sostenibile e Gestione del Territorio Chiara Ghisalberti Dipartimento di Scienze Agrarie, Forestali e Alimentari (DISAFA) Università degli Studi di Torino - Italie

44 Massimo Montanari, La fame e l’abbondanza. Storia dell’alimentazione in Europa, Ed. 12, Laterza, 2019. 45 Cristiana Peano, “I progetti della fondazione Slow Food per la biodiversità: un modello per valorizzare cibi locali di qualità”, in Geografia da e para a cooperação ao desenvolvimento territo- rial: experiencias brasileiras e italianas, 2011, p. 293-313, Ed. Outras Expressões. 36 Cristiana Peano, Anna Gregis, Chiara Ghisalberti

Résumé Le rôle fondamental de la préservation et de la sauvegarde de l’agro-biodiversité est caché dans la relation entre la nature et la culture. L’article vise à présenter deux cas spécifiques, les projets de l’Arche du Goût et des Sentinelles, promus par l’association Slow Food International dont l’ambition est de préserver les races autochtones et les variétés végétales locales, de soutenir les produits de qualité, les territoires, les écosystèmes fragiles et/ou complexes, en récupérant les méthodes de transformation traditionnelles. Grâce à une action intersectorielle et à une analyse intégrée des écosystèmes, y compris les composantes naturelles et anthropiques, il sera donc possible de renforcer la diversité biologique. Mots-clés Agro-biodiversité, systèmes agricoles diversifiés, durabilité, Fondation Slow Food, commu- nauté alimentaire, approche intégrée intersectorielle, identité alimentaire locale. Abstract The fundamental role of preserving and safeguarding agro-biodiversity is concealed in the relation- ship between nature and culture. The article aims to present two specific cases, the Ark of Taste and Presidia projects, promoted by the Slow Food internation association which ambition is to preserve native breeds and local plant varieties, support quality products, fragile and/or complex territories and ecosystems, recovering traditional processing methods. Through intersectoral action and an inte- grated analysis of ecosystems, including both natural and anthropic components, it will therefore be possible to enhance biological diversity. Keywords Agro-biodiversity, Diversified Farming Systems, Sustainability, Slow Food Foundation, Food community, Integrated (intersectoral) Approach, Local food identity. Valorisation des races animales locales par des produits liés à leur territoire : cinq leçons tirées de cas variés en France

Étienne Verrier, Lucie Markey, Anne Lauvie

La biodiversité animale domestique est à la fois une résultante de l’activité d’élevage et une ressource pour celle-ci1. Apparue aux XVIIIe et XIXe siècles en Europe, la notion de race animale demeure opérationnelle dans la plupart des situations de gestion collective de cette biodiversité domestique. Cette notion ne représente pas une subdivision naturelle d’une espèce donnée mais consti- tue le résultat d’un projet humain. De ce fait, elle comprend plusieurs dimen- sions : biologique, sociale, administrative, économique, liée à des systèmes et des pratiques, et culturelle2. En France, comme dans de nombreux autres pays, une race est qualifiée de locale si elle est « majoritairement liée à un terri- toire donné, par ses origines, son lieu et son mode d’élevage »3. Depuis la seconde moitié du XXe siècle, la biodiversité domestique animale est menacée, notamment car de nombreuses races locales ont été remplacées par quelques races spécialisées et plus productives4. La préservation de ces races locales, voire leur relance, dépend alors de plusieurs conditions, dont la première se révèle toujours essentielle : (i) la motivation des éleveurs et leur cohésion, (ii) une adaptation de la race à des conditions de milieu et des systèmes d’élevage spécifiques, (iii) la fourniture de produits apportant un revenu satisfaisant aux éleveurs, et (iv) la fourniture de services autres qu’ali-

1 Xavier Rognon, Denis Laloë, Emmanuelle Vila, Étienne Verrier, La domestication et la consti- tution des ressources génétiques, in Étienne Verrier, Denis Milan, Claire Rogel-Gaillard (Éds), Génétique des animaux d’élevage, Quae Éditions, 2020, p. 15-26. 2 Annick Audiot, Races d’hier pour l’élevage de demain, INRA Éditions, Paris, 1995, 229 p. 3 Code Rural et de la Pêche, Article D653-9. 4 Annick Audiot, Races d’hier pour l’élevage de demain, op. cit. 38 Étienne Verrier, Lucie Markey, Anne Lauvie mentaires5, 6, 7, 8, 9. L’objet de cet article est d’examiner la diversité qui existe en France des formes de valorisation des races locales via des produits liés à leur territoire (condition iii ci-dessus) et de tirer des enseignements de divers cas étudiés de près.

La grande diversité des initiatives de valorisation des races locales via leurs produits

Il est difficile de dresser un inventaire exhaustif et actualisé des multiples initiatives prises en faveur de la valorisation de races locales. On peut toutefois donner des grandes lignes et fournir quelques exemples. Au titre des grandes lignes, on peut mettre en avant la diversité (Tableau 1) : diversité des types de produits, de la dimension individuelle ou collective des initiatives et des outils mobilisés. Cette diversité n’a toutefois pas le même visage sur tout le territoire national. De façon schématique, au sud d’une ligne Strasbourg-Bayonne, les initia- tives sont très majoritairement collectives et mobilisent des signes officiels (siqo), le plus souvent l’appellation d’origine protégée (aop). C’est ainsi le cas des deux races bovines locales des Alpes du nord, des trois races ovines laitières des Pyrénées, de la race ovine Corse et de la race caprine Rove, dont l’utilisation figure explicitement dans le cahier des charges desaop fromagères correspondantes. C’est aussi le cas de nombreuses races locales valorisées par des produits carnés labellisés (chez les bovins, les ovins, le porc ou le poulet). Dans ce groupe, notons le cas très original du Porc Basque dont la valorisation a démarré par l’initiative et l’engagement d’une entreprise privée de salaison et s’est progressivement muée en une démarche collective, l’adhésion des éleveurs aidant, avec dépôt d’une marque collective puis obtention d’une aop. Au nord de cette ligne Strasbourg-Bayonne, il existe bien des démarches collectives avec siqo, mais les initiatives sont plus multiformes. Notamment, dans le cas de plusieurs races bovines (Bretonne Pie Noir, Bazadaise, Parthenaise),

5 Annick Audiot, Races d’hier pour l’élevage de demain, op. cit. 6 Étienne Verrier, Michèle Tixier-Boichard, Roland Bernigaud, Michel Naves, Conservation and values of local livestock breeds: usefulness of niche products and/or adaptation to specific environ- ments, Animal Genetic Resources Information 36, 2005, p. 21-31. 7 Anne Lauvie, Annick Audiot, Nathalie Couix, François Casabianca, Hélène Brives, Étienne Verrier, Diversity of rare breed management programs: between conservation and develop- ment, Livestock Science 140, 2011, p. 161-170. 8 Anne Lauvie, Nathalie Couix, Étienne Verrier, No development, no conservation: lessons from the conservation of farm animal genetic resources, Society and Natural Resources, 27, 2014, p. 1331- 1338. 9 Jean-Baptiste Borrès, Claude Béranger, Joseph Bonnemaire, Philippe Lacombe, Jean- Louis Rouquette, L’Aubrac, 50 ans de développement, Éditions de l’Aube, PNR de l’Aubrac, 2019, p. 107-153. Valorisation des races animales locales par des produits liés à leur territoire 39 la valorisation passe essentiellement par le cumul d’initiatives individuelles d’éleveurs : transformation du lait à la ferme, vente directe, découpe à la ferme et caissettes de viande, circuits courts avec des bouchers locaux, etc. Notons que cette situation n’est pas incompatible avec une démarche collective pour un produit ciblé, comme c’est le cas en race Bretonne Pie Noir avec le Gwell (un lait fermenté)10. Tableau 1 : Exemples de races locales dont les produits sont valorisés d’une façon spécifique, selon le type d’initiative et l’outil mobilisé. Types de produit : f = fromages ; l = autres produits laitiers ; m = miel ; s = salaisons ; v = viande. Types d’initiative : c = collective ; e = d’entreprise ; i = individuelles. Outils mobilisés : siqo = signe d’identification de la qualité et de l’origine ; aop = appellation d’origine protégée ; igp = indication géographique protégée ; lr = label rouge.

Outil mobilisé Type Type Espèce Race de produit d’initiative Marque siqo collective Bovins Abondance f c aop Tarentaise f c aop Bretonne Pie Noir f, v / l i / c non / oui Rouge des Prés v c aop Parthenaise v i Bazadaise v i Aubrac v c igp, lr Ovins Races lait. Pyrénées f c aop Barégeoise v c aop Corse f c aop Caprins Rove f i aop Porc Basque s e, c aop oui Nustrale s c aop Poulet Gauloise Bresse Blche v c aop Coucou de Rennes v c Gasconne v c oui Abeille Écotype Corse m c aop

Le marché, l’offre et la demande

Un objectif majeur des initiatives de valorisation des races locales au travers de leurs produits est d’obtenir pour les éleveurs des prix sensiblement plus élevés que la moyenne, afin de compenser la productivité généralement modérée de ces races et les éventuelles contraintes de leur milieu d’élevage. C’est typiquement ce que l’on observe depuis longtemps pour les aop fromagères

10 Clémence Morinière, Quand la valorisation alimentaire encourage la conservation d’une race : le cas de la race bovine Bretonne Pie Noir, in Annick Audiot, Anne Lauvie, Lucie Markey, Pierre Quéméré, Étienne Verrier (éds), Races en devenir, Ethnozootechnie, 103, 2018, p. 13-18. 40 Étienne Verrier, Lucie Markey, Anne Lauvie des Alpes du nord qui associent les deux races bovines locales, le lait destiné à ces aop étant payé aux éleveurs entre 35 % et 60 % au-dessus de la moyenne nationale11, 12, 13. Une telle stratégie suppose donc l’existence d’un marché. De ce point de vue, la segmentation des marchés alimentaires, qui est une caractéristique de la France, est un sérieux atout : à défaut d’être des produits de consommation courante, les produits typés ou de qualité supérieure trouvent une bonne part de leurs débouchés dans les repas festifs ou du dimanche. Toutefois, plus le produit a un coût élevé pour les consommateurs, plus vite la limite de quantité globale produite est atteinte, comme cela a pu être observé, par exemple, au début des années 2000 pour le fromage de Beaufort en Savoie14. À une époque où les circuits courts et/ou de proximité sont en vogue, le marché peut être très local, pour des produits plus courants, et donc aux prix plus adaptés à ce type de consommation. Dans ce contexte, on peut s’interroger sur l’impact de l’existence d’une race locale sur les motivations des consommateurs. Des éléments de réponse sont apportés par un sondage réalisé auprès de clients à la ferme ou sur les marchés de produits issus de trois races locales (Tableau 2). Dans les trois cas considérés, la race locale n’appa- raît pas comme un élément de motivation premier, contrairement à la qualité conférée aux produits. Pour être plus précis, la notion de race locale n’arrivait jamais dans une première série de réponses spontanées et, ensuite, quand la race était évoquée, 55 % des sondés déclaraient ne pas la connaitre (ou alors juste de nom), 30 % pouvaient en dire quelques mots et 15 % seulement la connaissaient manifestement bien.

11 Étienne Verrier, La place des races bovines Abondance et Tarentaise dans une politique d’aménage- ment du territoire des Alpes du Nord. II - Une dynamique nouvelle en cours. Bulletin de l’Académie Vétérinaire de France, 68, 1995, p. 193-200. 12 Vincent Chattelier, François Delattre, Évolution du secteur laitier dans les Alpes du Nord et spécificités des exploitations de cette zone par rapport aux autres massifs montagneux, Rencontres, Recherches Ruminants, 9, 2002, p. 173-176. 13 CNIEL/SIGF, statistiques laitières. 14 Vincent Chatellier, François Delattre, Le prix du lait en Savoie et les filières fromagères AOC - Principales évolutions passées et perspectives, Rapport final pour le GIS Alpes-du-Nord, INRA, Nantes, 2006, 63 p. Valorisation des races animales locales par des produits liés à leur territoire 41

Tableau 2 : Motivations des consommateurs en circuit court de produits issus de trois races locales, notées sur une échelle de 0 (très faible) à 5 (très forte). Extrait des résultats du projet casdar (2012- 2014) « Varape »15.

Espèce et race Motivations d’achat Bovine Bovine Caprine Bretonne Pie Noir Rouge Flamande Pyrénéenne Qualité des produits 5 3 4 Goût typique/unique 4 0 1 Échanges avec l’éleveur 3 1 3 Produit local 1 1 2 Produit Bio 2 0 1 Produit de race locale 0 0 0

L’existence d’un marché distant mais important, comme peuvent l’être les grands centres urbains, est aussi généralement un atout. À ce titre, le cas de la race bovine Aubrac est très intéressant16. Depuis les années 1960, la relance puis le développement de cette race locale, devenue allaitante après avoir été à multiples fins, ont bénéficié de la demande massive en broutards des ateliers d’engraissement de la Plaine du Po, en Italie. Mais ce marché étant ciblé sur un type d’animal précis, à savoir un veau mâle croisé Aubrac x Charolais, les éleveurs ont développé d’autres marchés, avec siqo, pour les veaux croisés femelles et les animaux de race pure.

Les conséquences du degré d’exigence d’un siqo et du contrôle par les éleveurs L’obtention d’un prix élevé pour les producteurs est-elle une conséquence automatique de la labellisation d’un produit par un siqo ? Poser la question est déjà un peu y répondre, et l’analyse comparée de différentes situations conduit à répondre clairement par la négative. Si l’on s’en tient au cas des fromages aop, la situation très favorable des quatre aop des Alpes du nord évoquée plus haut s’explique par plusieurs facteurs17, 18 : (i) des cahiers des charges parmi les plus exigeants à tout point de vue parmi les aop fromagères en France, conférant aux produits une indé- niable typicité et un fort pouvoir évocateur ; (ii) la transformation au sein de coopératives de taille modérée ; (iii) un contrôle très étroit de la stratégie produits de la part des éleveurs. On rencontre une situation très comparable pour l’aop Laguiole, dans le sud du Massif Central, à la différence près que ce fromage est fabriqué et affiné dans une unique coopérative qui lui est dédiée19.

15 Pauline Van Ruymbeke, Valorisation en circuits courts de produits issus de 5 races à petits effectifs : visions d’éleveurs, de consommateurs et d’intermédiaires, Mémoire de fin d’études, 2013, 132 p. 16 Jean-Baptiste Borrès et al., 2019, op. cit., p. 107-153. 17 Étienne Verrier, 1995, op. cit. 18 Vincent Chattelier, François Delattre, 2002, op. cit. 19 Jean-Baptiste Borrès et al., 2019, op. cit., p. 156-192. 42 Étienne Verrier, Lucie Markey, Anne Lauvie

Le nord du Massif Central, avec 5 aop fromagères, montre une situation à l’opposé des cas précédents : (i) des cahiers des charges peu exigeants ; (ii) une fabrication effectuée dans les ateliers de grands groupes coopératifs ou privés ; (iii) des décisions en matière de développement de produits et de prix du lait prises à l’échelle des sièges et non localement. Dans ces conditions, le prix du lait payé aux producteurs est égal à la moyenne nationale, ni plus ni moins.

La nécessaire cohésion des opérateurs

Les initiatives pour promouvoir les races locales via leurs produits peuvent amener certains opérateurs liés aux produits à s’intéresser aux orientations d’une race donnée, orientations qui étaient historiquement une prérogative des éleveurs. Cela contribue à l’émergence de nouveaux points de vue sur ce qu’est la race et sur les directions vers lesquelles il conviendrait de la faire évoluer. L’analyse du cas de diverses races bovines locales permet de dégager les facteurs qui favorisent la construction d’un consensus et ceux qui, au contraire, conduisent à des controverses ou à des tensions entre acteurs20. L’existence de lieux et de temps où les différents points de vue peuvent s’exprimer et être confrontés se révèle critique. C’est une des raisons qui ont poussé le législa- teur à renforcer, en 2006, la place des représentants des filières de produits et des territoires dans la constitution des organismes de sélection (os), une des missions de l’os d’une race donnée étant d’en fixer les objectifs de sélection (rôle repris depuis 2018 par les os au sens de l’Union Européenne). Au-delà des structures, il convient de considérer les personnes qui parti- cipent aux différents collectifs (collectif race, collectif produit). Le rôle de quelques leaders charismatiques et la force des collectifs se révèlent souvent déterminants21, 22. On peut dire comme une lapalissade que la présence de certains responsables dans les deux collectifs à la fois favorise l’émergence d’un consensus. De ce point de vue, les situations sont contrastées23, 24, 25. Au titre d’une importante « participation croisée » entre un collectif racial et un collectif aop, on peut citer les cas de la race bovine Tarentaise et du fromage de Beaufort, de la race bovine Rouge des Prés et du Bœuf Maine-Anjou et de la race porcine Nustrale et de la Charcuterie Corse. Dans ces cas-là, qui se

20 Adeline Lambert-Derkimba, Anne Lauvie, Étienne Verrier, How the development of products valorizing local breeds changes breeding goals: examples from French cattle breeds, Animal Genetic Resources, 53, 2013, p. 135-140. 21 Éric Rousseaux, La puissance du collectif, le cas des races mulassières du Poitou, in Annick Audiot et al., 2018, op. cit., p. 33-39. 22 Jean-Baptiste Borrès et al., 2019, op. cit., p. 500-504. 23 Adeline Lambert-Derkimba, François Casabianca, Étienne Verrier, La place des projets territoriaux dans les prises de décision sur le devenir des races locales, Les Actes du BRG, 7, 2008, p. 509-515. 24 Adeline Lambert-Derkimba, Étienne Verrier, François Casabianca, PDO project for the Corsican pork as an innovation for the whole marketing chain, EAAP Publication Nr 129, 2011, p. 270-277. 25 Adeline Lambert-Derkimba et al., 2013, op. cit. Valorisation des races animales locales par des produits liés à leur territoire 43 rapprochent parfois d’un état fusionnel, on trouve sans surprise une grande cohérence entre les projets raciaux et aop. À l’opposé, les « atomes crochus » sont rares entre le collectif de l’aop Beaufort et le collectif de la race bovine Abondance. Cette race locale a beau contribuer pour la moitié à production du lait nécessaire à la fabrication de ce fromage, le collectif aop se retrouve manifestement plus dans le projet du collectif de la race Tarentaise, et à l’in- verse, la production de Beaufort ne représente que 10 % de la valorisation du lait des vaches Abondance, dont le collectif racial se retrouve plus dans les projets des collectifs des autres aop de la région26.

Le nom : un enjeu de communication

Dans la plupart des cas, une race animale porte le nom de la région dans laquelle un collectif d’éleveurs l’a progressivement constituée (on parle de berceau de race) : race équine Comtoise, race bovine Normande, race ovine Solognote, etc. Dans la même logique, le nom d’un produit bénéficiant d’unsiqo provient du terroir de ce produit : Saint-Nectaire, Crottin de Chavignol, Poulet de Bresse, etc. En plus de désigner une entité, ces noms véhiculent une ou plusieurs images. L’homme étant « un omnivore consommant des végétaux, des animaux et de l’imaginaire »27, le nom devient un enjeu crucial de communication. Dans le nord du département de la Haute-Savoie, la d’Abon- dance est célèbre pour son abbaye fondée au XIIe siècle et dont le cloître est garni de fresques du XVe. La vallée dans laquelle est nichée cette commune, qui porte le même nom, est le berceau d’une race bovine déjà évoquée ici, tout d’abord désignée comme Chablaisienne puis dénommée officiellement Abondance en 189128. Près d’un siècle plus tard, en 1990, le fromage local à pâte pressée cuite a obtenu une aoc (devenue plus tard aop) sous le nom d’Abondance. Le mot « abondance » étant également un nom commun en français, porteur d’une image franchement positive, le syndicat interpro- fessionnel du fromage d’Abondance ne manque pas de jouer de cette triple homonymie dans ses campagnes de promotion. Sans doute consciente du fait que l’homme est un mangeur d’imaginaire (cf. plus haut), l’Union Européenne a édicté en 1992 un règlement qui stipule qu’un même nom géographique ne peut pas être donnée simultanément à un produit bénéficiant d’un indication géographique igp( ou aop) et à une race animale. Une loi ne pouvant être rétroactive, le fromage et la race d’Abon- dance ont gardé leur nom (de même que le fromage et la race bovine de Salers).

26 Adeline Lambert-Derkimba, François Casabianca, Étienne Verrier, L’inscription du type génétique dans les règlements techniques des produits animaux sous AOC : conséquences pour les races animales, INRAE Productions Animales, 19, 2006, p. 357-370. 27 Selon l’expression de Claude Fischler. 28 https://www.races-montagnes.com/fr/races/vache-bovine-abondance.php [consultée le 12 mai 2020]. 44 Étienne Verrier, Lucie Markey, Anne Lauvie

Mais plusieurs collectifs qui n’avaient pas encore obtenu d’appellation pour leur produit avant cette année-là ont été confrontés au problème suivant : il serait opportun d’attribuer au produit le nom géographique porteur d’image, afin de favoriser son écoulement, mais ce nom est déjà celui de la race choisie comme support du produit. D’où le dilemme : doit-on conserver son nom à la race et, pour le produit, choisir un nom moins évocateur, ou bien modifier le nom de la race, malgré des décennies voire plus d’un siècle d’ancienneté, et attribuer le nom évocateur au produit ? La résolution de ce dilemme suppose une bonne entente entre les collectifs de la race et du produit (cf. plus haut). L’expérience montre que, dans tous les cas, la race s’est vue dépossédée de son nom au profit du produit qui lui était associé. C’est ainsi que la race bovine Maine-Anjou est devenue Rouge des Prés, la race bovine Camargue est devenue Raço di Biou (un terme provençal) et la race Porcine Corse est devenue Nustrale (le nôtre en corse).

Les produits à forte valeur ajoutée ou au débouché local bien établi peuvent contribuer à préserver, voire développer, des races locales qui furent un temps délaissées mais peuvent trouver une « deuxième jeunesse » à la faveur des évolutions des comportements des citoyens-consommateurs que nous sommes. De façon réciproque, une race locale peut donner une image positive à un produit (même si des enquêtes auprès des consommateurs tendent à rela- tiviser l’importance de ce phénomène), ou tout du moins l’aider à se démar- quer du tout-venant. Il s’agit donc d’une association à bénéfices réciproques. Les nombreuses démarches de valorisation de races locales qui se sont développées au cours des dernières décennies ont montré qu’il n’existe aucune « recette miracle » et qu’il faut faire preuve à la fois d’imagination et de réalisme face aux opportunités et contraintes du lieu et du moment. En parti- culier, l’obtention d’un label officiel ne suffit pas à tirer les prix vers le haut. Le contrôle des filières par les éleveurs et la cohésion des collectifs liés à la race et au produit demeurent essentiels. Enfin, les produits étant à destination d’une population qui se pose de plus en plus de questions quant à ses sources d’approvisionnement alimentaire, il est important que les enjeux relatifs à la biodiversité domestique soient mieux connus du grand public.

Étienne Verrier AgroParisTech, UMR GABI (Inrae/AgroParisTech) [email protected] Lucie Markey Institut de l’Élevage. Coordination du projet Casdar « Varape », 2012-2014 [email protected] Anne Lauvie INRAE. Coordination du projet « Secoya » [email protected] Valorisation des races animales locales par des produits liés à leur territoire 45

Étienne Verrier est professeur de génétique animale à AgroParisTech et directeur-adjoint de l’UMR GABI (Inrae/AgroParisTech). Ses travaux portent sur la définition d’indicateurs pour la gestion génétique des populations animales et la valorisation et l’inscription territoriale des races locales. Lucie Markey est chef de projet à l’Institut de l’Élevage. Ses missions concernent la gestion des ressources génétiques, et l’appui au développement de démarches de valorisation des produits des races à petits effectifs (coordination du projet Casdar « Varape » en 2012-2014). Anne Lauvie est chercheur à l’INRAE. Ses travaux portent sur la gestion territoriale des popu- lations animales locales. En 2017-2018, elle a coordonné le projet « Secoya » qui visait à rendre compte de la diversité des contributions des élevages qui utilisent des races locales.

Résumé Sur la base de cas concrets relatifs à plusieurs espèces domestiques, en France, on tire cinq ensei- gnements relatifs à la valorisation des races locales via leurs produits. Premièrement, il n’existe pas de solution unique pour valoriser une race, une grande diversité des moyens se rencontrant et parfois se combinant sur le terrain. Deuxièmement, il est nécessaire de construire et de maintenir une clientèle et d’adapter en temps réel la production et demande. Troisièmement, un défi de taille est de maintenir un contrôle étroit des éleveurs sur la filière, de sorte que la valeur ajoutée leur bénéficie pleinement. Quatrièmement, il convient de veiller à la cohésion entre les différents acteurs et de porter une attention équilibrée au développement des produits et à la gestion des races. Cinquièmement, les collectifs concernés doivent gérer avec habileté la question de l’appropriation, par la race ou par le produit, du nom porteur d’une image favorable auprès du public. Mots-clés Biodiversité domestique, races locales, territoires, produits. Abstract Added value for local breeds by products linked to their territory: five lessons learned from various cases in France. On the basis of concrete cases from several domestic species, in France, five lessons were drawn on how to obtain an added value to local breeds via their products. First, there is no single way to find an added value, a wide variety of means being encountered and sometimes combined on the field. Second, it is necessary to build and maintain a customer base and to adapt production and demand in real time. Third, a major challenge is to maintain a close control of farmers on the value chain, so that the added value benefits them fully. Fourth, there is a need to ensure cohesion between the different actors and to pay attention to the balance between product development and breed management. Fifth, the groups of concerned people must skillfully manage the issue of the appropriation of the name carrying a favorable image, by the breed or by product. Keywords Domestic biodiversity, local breeds, territories, products.

Dynamiques autour de la production de fleurs coupées en Ile-de-France

Léa Benoit

Figure 1 : Tulipes parisiennes chez un fleuriste parisien Source : Léa Benoit, avril 2019 Mardi 17 mars 2020, les Franciliens sont confinés, les fleuristes fermés, le commerce des fleurs coupées à l’arrêt. Cette immobilité cache cependant une autre réalité. Très vite, en Ile-de-France, plusieurs personnes s’activent pour soutenir les producteurs locaux, contraints de jeter leurs fleurs en pleine saison printanière. Des ventes solidaires par cagnottes virtuelles avec livraisons « sans contact » sont par exemple effectuées. Ces initiatives mettent sur le devant de la scène les producteurs franciliens rappelant ainsi que la production de fleurs coupées n’a pas totalement disparue dans la région malgré des statistiques alarmantes. Comme partout en France, le nombre de producteurs y a en effet drastiquement chuté. La production est aujourd’hui davantage l’affaire d’investisseurs qui cultivent des fleurs de manière intensive dans la zone inter- tropicale1. Il s’agit donc d’une agriculture déterritorialisée dominée par des

1 Léa Benoit, Bernard Calas, Sylvain Racaud, Olivier Ballesta, Lucie Drevet-Demettre, « Roses d’Afrique, roses du monde », Géoconfluences, 2017. 48 Léa Benoit

« stratégies planétaires des firmes » dont les produits sont plutôt « standardisés mais circulent physiquement à travers le monde »2. Pourtant, un dynamisme nouveau semble à l’œuvre comme en témoigne l’installation de nouveaux producteurs en Ile-de-France, mais surtout l’émergence de modes de produc- tion et de commercialisation alternatifs. Ce paradoxe pourrait être interprété comme un processus de reterritorialisation de la production de fleurs coupées en Ile-de-France. Reterritorialisation et non territorialisation car il ne s’agit pas d’un retour en arrière mais plutôt d’une réintroduction de l’agriculture sur un territoire à l’aide de nouvelles pratiques de production et de commerciali- sation3. Si tel est bien le cas, cela viendrait démontrer une fois de plus que la mondialisation est à la fois facteur d’homogénéisation à l’échelle mondiale et d’enracinement à l’échelle locale4. Pour comprendre les facteurs et enjeux de cette potentielle reterrito- rialisation, une enquête a été réalisée en 2019 et 2020. Plusieurs entretiens semi-directifs ont ainsi été conduits avec des producteurs, fleuristes, gérants de plateformes de commercialisation en ligne ou d’associations franciliennes (Figure 2). Pendant ces entretiens, il a été demandé aux différents interlocu- teurs de raconter leur histoire, leurs motivations, leurs objectifs, les conditions dans lesquelles ils réalisent leurs activités (moyens financiers, techniques, four- nisseurs, origine des variétés). Sans prétendre être exhaustif, l’échantillonnage permet de refléter au mieux la diversité des activités franciliennes en termes de production et de commercialisation de fleurs coupées, des trajectoires et des stratégies d’inté- gration territoriale des acteurs concernés. De plus, un travail de participation observante a été mené avec le Collectif de la fleur française. Ce Collectif est une association qui s’inspire du mouve- ment Slow Flowers des pays anglo-saxons et promeut la production et la commercialisation de fleurs locales et de saison. Plusieurs acteurs franciliens produisant et/ou commercialisant des fleurs coupées y adhèrent. L’association constitue donc une ressource pour l’enquête5.

2 Hervé Thery, « Mondialisation, déterritorialisation, reterritorialisation,Bulletin de l’Association de géographes français, 3, 2008, p. 324-331. 3 Laurent Rieutort, « Dynamiques rurales françaises et re-territorialisation de l’agriculture », L’Information géographique, 1, 2009, p. 30-48. 4 Hervé Thery, « Mondialisation, déterritorialisation, reterritorialisation,Bulletin de l’Association de géographes français, 3, 2008, p. 324-331. 5 La participation observante a pu être menée dans le cadre d’entretiens réguliers entre 2018 et 2020 et d’un stage effectué fin 2019. L’objectif du stage était de contribuer à la structuration de l’association. Pour cela, trois documents ont été réalisés à la suite de la mise en place de questionnaires : un document sur les fournisseurs des adhérents, un calendrier des fleurs de saison, une charte qualité. Dynamiques autour de la production de fleurs coupées en Ile-de-France 49

Enfin, une analyse de données chiffrées concernant la production en Ile-de- France a été réalisée malgré leurs limites (données trop anciennes et trop rares).

Nom de la structure Localisation Statut/activité(s) P Les serres de Misery Essonne Exploitation agricole R Des roses dans mon jardin Seine-et-Marne Exploitation agricole O Flick Seine-et-Marne Exploitation agricole D Les fleurs du moulin Seine-et-Marne Exploitation agricole U C Plein air Paris Ferme urbaine T Ferme florale urbaine Paris Ferme urbaine I Halage Seine-St-Denis Chantier d’insertion - urbain O N Fleurs de Cocagne Essonne Chantier d’insertion - rural D Désirée Paris Café-fleuriste en boutique I Fleuriste ateliers (plus d’actualité), Pop fleurs Paris S production dans les Hauts-de-France T Aquarelle.com Hauts-de-Seine Vente en ligne (bouquetterie) R Les Fleurs d’Ici Paris Vente en ligne (transmission florale) I B U Fleuriste évènementiel, association T Du pain et des roses Paris I d’insertion O N Collectif de la fleur française Paris Association - réseau national Figure 2 : Typologie des structures concernées par l’enquête de terrain* * Des entretiens avec des personnes investies dans ces structures ont été menés entre décembre 2018 et avril 2020 en Ile-de-France6. La liste n’est pas exhaustive. Elle omet des structures dont les personnes ressources ont été rencontrées de manière moins formelle (via le Collectif de la fleur française notamment) et des structures pour lesquelles des informations disponibles en ligne ont servi à la rédaction de l’article (sites personnels des associations ou des entreprises). Le présent article vise à retranscrire et questionner les facteurs de déter- ritorialisation et de reterritorialisation de la production de fleurs coupées en Ile-de-France. Dans un premier temps, les dynamiques ayant conduit à un déclin de la production sont étudiées. Le processus de déterritorialisation est-il réellement achevé ? Dans un deuxième temps, les facteurs potentiels de reterritorialisation sont abordés à travers l’émergence de modes de commer- cialisation dont l’origine et les pratiques culturales sont des arguments de vente majeurs, mais aussi à travers de nouvelles formes de production. Dans un troisième temps, des points pouvant enrayer le processus de reterritoriali- sation sont soulevés.

6 La plupart des entretiens ont eu lieu en Ile-de-France en avril 2019 et mars 2020 grâce au soutien financier du projet ANR RosesMonde. 50 Léa Benoit

Vers une production de fleurs coupées résiduelle en Ile-de-France

À partir de la deuxième moitié du XXe siècle, la production de fleurs coupées francilienne diminue fortement et les fleurs importées sont de plus en plus nombreuses. Pour comprendre pourquoi, il faut changer d’échelle, car le phénomène est national. Toute la production française est en effet touchée par une réduction de la production qui commence après-guerre et s’intensifie à la fin du siècle. La culture des fleurs francilienne est aujourd’hui résiduelle.

Déclin de la production française et francilienne au XXe siècle

À partir des années 1970, une consommation de « masse » des fleurs coupées se développe. Le secteur de la distribution s’adapte. Les fleuristes font face, d’abord, à la concurrence de la grande distribution, qui intègre des fleurs coupées au rayon fruits et légumes, puis à celle de nouveaux fleuristes, précur- seurs des franchises. Pour ces nouveaux distributeurs, il faut des fleurs stan- dardisées et des volumes conséquents et constants que seuls les producteurs étrangers semblent être en capacité de fournir à cette époque7. En effet, les producteurs français ont souvent des surfaces de production trop réduites et sont trop diversifiés pour avoir les volumes requis régulière- ment pour répondre à la demande. Ils font, de plus, face à des difficultés qui limitent leurs investissements8. Les cultures sous serres, sont notamment forte- ment impactées par le choc pétrolier qui fait augmenter le coût de l’énergie9. La pression foncière urbaine joue également un rôle important : des exploi- tations sont délocalisées voire abandonnées. Les producteurs proches de la retraite – relativement nombreux – ne trouvent pas de repreneurs et/ou n’en cherchent pas. Il est plus lucratif de revendre la terre. Cela est particulièrement vrai dans les zones de production autour des grandes villes comme Paris10. Dans ce contexte, les exploitants qui maintiennent leur production n’investissent pas faute de moyens ou par peur d’être délogés. Ils préfèrent se concentrer sur leur mise en marché (vente de leurs fleurs aux fleuristes ou aux consomma- teurs directement), quitte, pour certains, à entreprendre l’achat-revente dont la marge est plus lucrative. En théorie, cela démontre une certaine capacité à maîtriser le secteur de la commercialisation par les producteurs. Cependant, en

7 Christiane Perrin-Cook, L’horticulture ornementale française face à l’internationalisation des échanges, EHESS, Paris, Thèse de doctorat en économie, 1985, p. 49, 63-65, 69. 8 Christiane Perrin-Cook, « Quel avenir pour l’horticulture ornementale en France ? », Économie rurale, 161, 1984, p. 24-30. 9 Christiane Perrin-Cook, L’horticulture ornementale française face à l’internationalisation des échanges, EHESS, Paris, Thèse de doctorat en économie, 1985, p. 160. 10 Ségolène Darly, « Chapitre 2. Le partage de la terre agricole, entre conflits fonciers et projet collectif (l’exemple des domaines agricoles du Plateau briard), in Françoise Papy (éd.), Nouveaux rapports à la nature dans les campagnes, Éditions Quæ, 2012, p. 41-53. Dynamiques autour de la production de fleurs coupées en Ile-de-France 51 faisant cela, ils concurrencent les marchés de détail traditionnels et de gros et accentuent le déficit commercial car ils achètent des fleurs importées pour les revendre, facilitant ainsi la pénétration par les Hollandais du marché français. De plus, loin de regrouper les producteurs, ces pratiques les mettent davantage en concurrence. Dans le même temps, les exploitations hollandaises se sont, quant-à-elles, modernisées rendant la compétitivité des exploitations françaises de plus en plus difficile11. Une dizaine d’années après le choc pétrolier et les premières ventes de fleurs en supermarchés, le constat est sans appel. Contrairement à d’autres cultures, comme les céréales, qui ont connu une période de développement importante après-guerre, la production de fleurs coupées a fortement décliné en Ile-de-France. Sur les 1 000 hectares qui lui étaient consacrés en 1970, il en reste moins de 500 en 1988.12 L’expansion de Paris et de sa banlieue est très rapide13. Elle conduit les producteurs à se déplacer toujours plus loin de la petite vers la grande couronne ou à disparaître. De plus, l’ouverture des enchères florales hollandaises à la concurrence a encouragé la délocalisation de la production de fleurs dans la zone intertropicale dès les années 1980, accentuant encore davantage la concurrence entre producteurs franciliens et étrangers14. L’Ile-de-France compte tout de même 660 producteurs en 198515. Cependant, cette période est aussi celle des remises en question. Après le productivisme d’après-guerre qui a permis l’essor de la céréaliculture serait venu le temps du « post-productivisme » et des critiques de cette même céréalicul- ture. De nouveaux textes européens et nationaux viennent définir les nouvelles orientations agricoles en vue d’un développement durable. Ainsi, l’agricul- ture dans son ensemble est invitée à œuvrer pour les campagnes en devenant multifonctionnelle : nourricière, paysagère et respectueuse de la biodiversité. L’agriculture de proximité est fortement plébiscitée, au moins dans les discours, ce qui pourrait concourir à une reterritorialisation de la production16.

11 Christiane Perrin-Cook, L’horticulture ornementale française face à l’internationalisation des échanges, EHESS, Paris, Thèse de doctorat en économie, 1985, p. 17, 215-216. 12 Id., p. 23-25 ; Monique Poulot, « L’agriculture francilienne dans la seconde moitié du XXe siècle : vers un postproductivisme de proximité ? », Pour, 205-206, 2010/2, p. 161-177. 13 Monique Poulot et Thérèse Rouyres, « La difficile évolution des campagnes franciliennes vers un espace multifonctionnel », Hommes et Terres du Nord, 4, 2000, p. 253-260. 14 Léa Benoit, Bernard Calas, Sylvain Racaud, Olivier Ballesta, Lucie Drevet-Demettre, « Roses d’Afrique, roses du monde », Géoconfluences, 2017 15 Christiane Perrin-Cook, L’horticulture ornementale française face à l’internationalisation des échanges, EHESS, Paris, Thèse de doctorat en économie, 1985, p. 23-25. 16 Collectif, « Une campagne dessinée par la ville. Une ville née de sa campagne », Pour, 2, 2010, p. 39-47 ; Monique Poulot, « L’agriculture francilienne dans la seconde moitié du XXe siècle : vers un postproductivisme de proximité ? », Pour, 2, 2010, p. 161-177. 52 Léa Benoit

La production francilienne aujourd’hui : entre héritages et innovations

Aujourd’hui, de par leur faible nombre et leurs pratiques, les exploita- tions franciliennes semblent à la fois faire écho aux agricultures héritières de Donadieu qu’il perçoit comme des « vestiges en voie de disparition » des « ceintures urbaines » agricoles qui avaient pour mission « d’approvisionner les marchés urbains » ; et aux agricultures innovantes « qui ne sont pas liées aux besoins alimentaires classiques » et rattachées à « l’évolution des modes de vie urbains »17. En 2018, la région ne compte plus que 20 exploitants, chiffre qui semble surestimé en 2020 et a diminué encore depuis – au moins une exploitation n’existe plus – et devrait diminuer encore. Les exploitations sont situées dans la grande couronne parisienne, dans l’Essonne et en Seine-et-Marne, mais aussi dans d’autres départements franci- liens de manière plus limitée18. L’enquête invite à classer les exploitations en fonction des espèces qui y sont produites principalement : roses, fleurs à bulbes et fleurettes. La production de roses a quasiment disparue. Les roses sont produites sous serres froides ou sous tunnel sur une poignée d’exploitations dans la zone historique au Sud-Est de Paris. La gamme variétale est large avec plus de 100 variétés sur certaines exploitations. Elle comprend majoritaire- ment des roses de « niche » parfumées, issues de rosiers de jardin, branchues (Pierre de Ronsard, Yves Piaget). Cela a jusqu’ici permis aux producteurs de démarquer leurs roses sur le marché à côté des roses d’importation et du Sud de la France, qui sont pour l’essentiel plus « standardisées », moins diversifiées et sans parfum, bien que certains rosiéristes franciliens déplorent aujourd’hui l’arrivée de roses parfumées de l’étranger. L’ancien schéma de complémentarité entre roses varoises d’hiver et roses franciliennes d’été semble en tout cas réins- tauré. Ensuite, pour compléter leur gamme, les rosiéristes peuvent diversifier leur production sur l’année avec d’autres fleurs (à bulbes surtout) et/ou du feuillage ; alors que d’autres pratiquent l’achat-revente. Les fleurs à bulbes sont également produites par des producteurs dont c’est la spécialité ou qui les associent à des fleurettes. À l’instar des roses, la produc- tion des fleurs à bulbes est saisonnière, mais la grande variété d’espèces permet d’échelonner la production : tulipes l’hiver et dahlias l’été, par exemple. Ces fleurs sont produites en plein air, sous serres froides et sous serres chauffées (davantage pour éviter le gel et avancer la saison). Elles sont également victimes de la concurrence étrangère et la culture de variétés différentes de celles impor- tées leur assure une place sur le marché (tulipe perroquet, par exemple).

17 Pierre Donadieu, Campagnes urbaines, Actes Sud, 1998, p. 68-70. 18 FranceAgriMer, Observatoire des données structurelles des entreprises de production horticole et de la pépinière ornementales. Ile-de-France, 2019. Dynamiques autour de la production de fleurs coupées en Ile-de-France 53

Enfin, les fleurettes concernent toutes les autres fleurs produites en plein air (cosmos, nigelles, pois de senteurs). La définition de fleurettes n’est cepen- dant pas très claire, certaines fleurs à bulbes étant parfois considérées comme appartenant à ce groupe (anémone, par exemple19). Ces fleurs sont moins concurrencées que les précédentes car elles sont moins facilement délocali- sables et transportables. Elles sont également plus adaptées à un marché très sujet à la mode car ce sont souvent des annuelles. Ce sont elles qui semblent donc être les plus à même de résister au processus de déterritorialisation. Un quatrième groupe pourrait venir compléter cette catégorisation : celui des feuillagistes et producteurs de sapins qui ont également une production de fleurs coupées (fleurettes généralement) et des producteurs vivriers qui viennent compléter leur offre mais n’apparaissent pas dans les statistiques des exploita- tions de fleurs coupées (pivoines d’arboriculteurs en mai-juin, par exemple). Produire une gamme diversifiée de fleurs de saison contribuerait au maintien d’une certaine biodiversité et limiterait l’impact carbone des exploi- tations, ce qui permettrait de répondre en partie à la demande sociétale d’une agriculture respectueuse de l’environnement. La pratique courante de l’agriculture raisonnée vient consolider ce phéno- mène. Elle peut être définie comme « un ensemble de pratiques de gestion d’exploitation visant à renforcer les impacts positifs de l’agriculture sur l’environnement et à en réduire les effets négatifs, sans remettre en cause la rentabilité économique des exploitations »20. Cela inclut notamment la limita- tion de l’usage de produits phytosanitaires – qui sont de toute façon onéreux – sans pour autant les interdire21. La production de fleurs coupées en Ile-de-France a donc fortement décliné au XXe siècle. Le manque de compétitivité des exploitations face à la concur- rence étrangère associée à la pression foncière due à l’étalement urbain en sont les causes. Pourtant, la consommation de fleurs coupées se démocratise à cette période et la demande augmente. La production française n’a pas su, ou pas pu, se saisir de cette opportunité. Les exploitations sont aujourd’hui trop peu nombreuses en Ile-de-France face au marché de consommation régional. L’urbanisation les a peu-à-peu repoussées dans la grande couronne où persiste une production diversifiée, essentiellement de saison et souvent conduite en agriculture raisonnée. Bien que deux exploitations aient été reprises ces dix dernières années, la production francilienne ne semble pas avoir totalement achevé son processus de déterritorialisation tant la concurrence étrangère et la pression foncière sont fortes.

19 D’après les mercuriales du RNM. 20 D’après Géoconfluences. 21 À savoir, certains produits sont cependant interdits en France alors qu’encore autorisés à l’étranger, provoquant une concurrence déloyale envers les producteurs français. 54 Léa Benoit

Deux phénomènes viennent toutefois contrebalancer ce bilan et laissent penser qu’une reterritorialisation est possible. Tout d’abord, les producteurs continuent de maîtriser la mise en marché de leurs fleurs par la pratique des circuits-courts que l’État définit comme suit : « La notion de circuits-courts est utilisée pour valoriser un mode de vente limitant le nombre d’intermédiaires mais ne prévoit pas de notion de proximité physique (kilométrage)22. Il s’agit en somme de réduire au maximum le nombre d’intermédiaires entre produc- teurs et consommateurs. Les exploitants sont de plus en plus soutenus en cela par l’émergence de structures de distribution franciliennes qui revendiquent une commercialisation alternative en faveur de la production régionale (voire nationale). Ensuite, des exploitations inédites ont été lancées ces dix dernières années en Ile-de-France venant grossir les rangs de la production.

Vers une reterritorialisation de la production francilienne de fleurs coupées ?

Une commercialisation alternative

De plus en plus de fleuristes franciliens tentent d’acheter un maximum de fleurs locales et françaises, souvent de saison, tout en boycottant les fleurs étran- gères et en communiquant auprès de leurs clients au sujet de leur démarche. Certains vont même jusqu’à inscrire l’origine de leurs fleurs en boutique (le café-fleuriste Désirée). Élément remarquable, dans la mesure où la mention de l’origine pour l’ornemental n’est pas obligatoire en France et souvent difficile à déterminer. Cette démarche est portée aussi bien par des artisans en boutique que par d’autres fleuristes qui pratiquent l’évènementiel ou organisent des ateliers. Parfois, elle est même associée à une vocation sociale, lorsque les fleuristes adhèrent à l’économie sociale et solidaire (Du Pain et des Roses) ou achètent leurs fleurs à des structures de production qui y adhèrent Halage( ). Elle est possible grâce à deux avantages liés à la ville de Paris et à sa région. Premièrement, nous pouvons supposer que la région parisienne constitue le premier bassin de consommation de fleurs coupées français. D’après une étude récente, la région parisienne est la région française qui engendre le plus de dépenses en végétaux d’intérieur et ce sont ces mêmes végétaux qui génèrent le plus de dépenses françaises (59 %)23. De plus, la mode est au « champêtre », au « naturel », au local. Les fleuristes qui appuient leur marketing sur la traça- bilité (origine locale ou nationale) et la saisonnalité (fleurs les plus naturelles possibles) sont donc bien positionnés pour répondre à la demande.

22 D’après le portail de l’Économie, des Finances, de l’Action et des comptes publiques. 23 Kantar, Les achats de végétaux, arbres, plantes et fleurs des Français en 2018, 2019. Dynamiques autour de la production de fleurs coupées en Ile-de-France 55

Deuxièmement, le marché d’intérêt national de Rungis constitue une véritable plateforme logistique et confère à Paris et sa région une situation privilégiée pour la commercialisation des fleurs coupées. Depuis 1969, ce marché international est en effet le principal lieu de mise en vente des fleurs franciliennes, mais aussi en provenance d’autres territoires français et étrangers. La plupart des producteurs franciliens commercialisent eux-mêmes leurs fleurs auprès des fleuristes sur le carreau, alors que d’autres ont créé une entreprise de gros et/ou d’import en parallèle. Cependant, le nombre de producteurs y a tellement diminué – passant de 300 à la fin des années 1980, à une douzaine aujourd’hui –, qu’il est possible de se demander si le carreau ne va pas disparaître. Producteurs, grossistes et importateurs continuent de se côtoyer et de se concurrencer avec une place de plus en plus réduite pour les premiers24. Les fleuristes tendent à déserter le marché à cause de la saturation du trafic routier francilien et de la fatigue, pour se tourner vers d’autres modes d’approvisionnement plus commodes comme les livrai- sons25. Les producteurs choisissent également d’éviter Rungis pour privilégier les circuits-courts hors marché, et ainsi éviter de travailler de nuit. Ils vendent par exemple leurs fleurs en direct (sur l’exploitation, sur des marchés de plein air), ou encore, aux fleuristes ouvia des plateformes virtuelles. La commercialisation de fleurs coupéesvia internet a émergé il y a une vingtaine d’années en France26. Cependant, ces cinq dernières années, à l’instar des fleuristes qui s’attachent à promouvoir les fleurs françaises et de saison, des sites internet d’un nouveau genre voient le jour en Ile-de-France (La Ruche qui dit Oui à la maison, Fleurs d’Ici, Monsieur marguerite). Les structures à l’ori- gine de ces initiatives se différencient des précédentes par l’origine française de leurs fleurs et leur caractère saisonnier, véritables arguments de vente. L’autre point commun entre ces initiatives est Paris et sa région. L’Ile-de- France est propice au développement d’initiatives nouvelles, toujours par la présence de consommateurs et de la plateforme logistique, mais elle semble aussi avoir un rôle à jouer en termes de diffusion de modèles de commerciali- sation et de redistribution des fleurs sur le territoire. Ces nouvelles structures de vente en ligne s’adaptent à l’offre desproduc - teurs au fil des saisons. Elles leur assurent donc un nouveau débouché, sans pour autant remplacer leurs débouchés habituels.

24 Collectif, « Une campagne dessinée par la ville. Une ville née de sa campagne », Pour, 2, 2010, p. 39-47. 25 Christiane Perrin-Cook, L’horticulture ornementale française face à l’internationalisation des échanges, EHESS, Paris, Thèse de doctorat en économie, 1985, p. 44, 154 ; Annexes p. 38. 26 Caroline Maréchal, « Les artisans fleuristes, piliers du marché digital »,Heure-digitale , Dossiers thématiques du Marché international de Rungis. 56 Léa Benoit

Les pratiques de ces nouvelles structures de commercialisation ne sont cependant pas identiques, bien au contraire : il existe autant de manières de faire différentes que de structures Figure 3( ). De plus, elles ne sont pas figées car ces structures évoluent, innovent en permanence. La Ruche qui dit La Ruche qui dit Monsieur Fleurs d’Ici Oui Oui à la maison marguerite Date de création 2011 2018 2017 2016 Partout en Ile-de- Partout en France Localisation France (réseau de Paris Seine-Saint-Denis (réseau de Ruches) Ruches) Mise en relation Mise en relation Mise en relation Mise en relation de producteurs et de producteurs et de producteurs et de producteurs et Principe consommateurs consommateurs consommateurs consommateurs locaux en Ile-de- locaux via des locaux français France uniquement fleuristes locaux Fleurs coupées Produits Produits Produits Fleurs coupées (bottes et majoritaires alimentaires alimentaires (bouquets) bouquets) Livraison Livraison Livraison de bottes Retrait de bouquets hebdomadaire et de bouquets hebdomadaire de sous la forme de bottes de sous la forme Mode de bottes de fleurs d’abonnement ou fleurs auprès d’abonnements commercialisation par des particuliers à la commande de particuliers ou à la commande des fleurs coupées adhérents à la auprès adhérents à la auprès de Ruche après d’entreprises Ruche après particuliers commande et de particuliers commande Le plus Territoire de Le plus localement Ile-de-France localement France entière commercialisation possible possible Intermédiaires Oui, fleuristes en Oui, fleuristes en autres que la Non Oui, livreurs externe et livreurs interne et livreurs plateforme Origine France, Origine locale, Niveau de mention Nom du Nom du nom du/des marque de vente de l’origine sur le producteur et producteur et producteurs et « Fleurs d’Ici » site internet localisation localisation localisation pour les bottes Diffusion d’un Renforcement de Renforcement de nouveau modèle Rôle donné à l’agriculture de l’agriculture de Centralisation et de transmission l’Ile-de-France par proximité et des proximité et des redistribution de florale à travers la l’intermédiaire de la liens entre espaces liens entre espaces fleurs françaises France pour les structure ruraux et espaces ruraux et espaces fleurs françaises urbains urbains

Figure 3 : Tableau regroupant des exemples de structures franciliennes commercialisant des fleurs françaises en ligne Réalisation : Léa Benoit, 2020 Source : entretiens et sites internet des structures Dynamiques autour de la production de fleurs coupées en Ile-de-France 57

Cet engouement pour la valorisation des fleurs françaises se ressent égale- ment à travers la mention de l’origine France et la présence du logo Fleurs de France sur certains sites internet d’entreprises, qui vendaient jusqu’ici en partie des fleurs françaises sans forcément le mettre en avant. Ces mêmes entreprises cherchent à accroître leur offre nationale, mais se heurtent au manque de fleurs françaises, d’autant plus qu’elles ont souvent besoin de quantités impor- tantes et standardisées. Ce sont elles qui reçoivent le plus de réticences de la part des producteurs, qui les jugent parfois trop opportunistes – surtout pour celles qui vendent aussi des fleurs d’importation – et non adaptées pour leurs fleurs. Elles pourraient cependant contribuer à une reterritorialisation de la production en tentant, par exemple, de participer à l’installation de nouveaux producteurs en les contractualisant. Une reterritorialisation semble donc possible grâce à de nouvelles pratiques de commercialisation de la part de fleuristes et de nouvelles structures de ventes en ligne qui revendiquent l’origine françaises (voire plus locale) des fleurs et le respect des saisons. En jouant la carte de la traçabilité, elles répondent à une demande sociétale et communiquent sur la production francilienne/fran- çaise de saison, recréant ainsi un lien entre producteurs et consommateurs sur un même territoire. Cela pourrait avoir un impact sur la demande en fleurs franciliennes/françaises et donc encourager l’installation de nouveaux produc- teurs. Paris et sa région semblent avoir un rôle moteur dans le développement de ces initiatives tant par la concentration de consommateurs que par le rôle de plateforme logistique. La région semble également être propice au développement d’autres initia- tives favorables à une reterritorialisation : des formes de production alterna- tives telles que des fermes urbaines et des chantiers d’insertion.

Une production de fleurs coupées alternative

Ces structures de production alternatives, très récentes, se distinguent des exploitations traditionnelles par leur statut, leur localisation souvent, mais surtout par leurs fonctions qui vont au-delà de la production et de la vente de fleurs. Les fermes urbaines ont vu le jour dans le cadre des appels à projets Parisculteurs lancés par la mairie de Paris visant à re-végétaliser la capitale et à promouvoir l’agriculture urbaine. Parmi les lauréats, au moins un projet par an concerne la production de fleurs coupées :Plein air pour la saison un en 2018 et la Ferme florale urbaine pour la saison deux en 2019 dans Paris intra- muros, et Murs à Fleurs dans la petite couronne, à Montreuil, pour la saison trois (en projet)27. Leur objectif premier est la production de fleurs coupées

27 Seules les deux premières fermes ont été étudiées pour l’enquête. 58 Léa Benoit par la revalorisation d’un terrain urbain délaissé et souvent non constructible, voire sur lequel il n’est pas possible de faire autre chose que pratiquer une agriculture non vivrière et non mécanisable. Les surfaces de production sont beaucoup plus réduites que pour les exploitations traditionnelles (1 000 m2 environ) et la gamme produite plus diversifiée. Les techniques de production se rapprochent de celles de l’agriculture biologique – voire biodynamique – non certifiée : production en plein air, de saison et sans produits chimiques. La commercialisation des fleurs est très locale : sur l’exploitation ou distri- buées à des fleuristes parisiens à vélo. Les chantiers d’insertion sont quant-à-eux situés aussi bien en zone urbaine qu’en zone rurale. Halage en Seine-Saint-Denis (production démarrée en 2018), et Fleurs de Cocagne, dans l’Essonne (2016) en sont deux exemples. À la diffé- rence des exploitations traditionnelles et des fermes urbaines, ils n’ont pas pour objectif principal la production et la commercialisation de fleurs, mais l’accompagnement économique et social de personnes éloignées de l’emploi et notamment de femmes. Ils sont d’ailleurs subventionnés par l’État en cela. Les fleurs sont un moyen d’atteindre cet objectif. Cependant, les surfaces cultivées se rapprochent de celles des exploitations traditionnelles (plus de 5 000 m2), tout comme les types de production (en plein air, mais aussi sous tunnels et sous serres), ce qui en font des acteurs importants de la fleur coupée en Ile-de-France. Fleurs de Cocagne a d’ailleurs repris une exploitation sur laquelle étaient produites des roses en conventionnel. À noter toutefois, les pratiques de ces structures sont proches voire répondent à celles de l’agriculture biologique (Fleurs de Cocagne possède le label), ce que les producteurs traditionnels réfutent dans l’ensemble pour l’instant. Les modes de commercialisation sont également similaires : vente directe sur l’exploitation, livraisons aux fleuristes, vente en ligne. Ces deux catégories ne sont cependant pas hermétiques. Ainsi, un objectif social est affiché par les fermes urbaines qui peuvent, par exemple, travailler avec des employés en insertion ponctuellement ou projeter de réaliser des activités thérapeutiques avec les enfants d’un hôpital. Ou encore, un chantier d’insertion peut également permettre de revalori- ser un lieu pollué en zone urbaine. Ce qui est frappant, c’est la multifonctionnalité de ces exploitations. Elle semble être la clef pour un ancrage territorial réussi et donc une reterrito- rialisation de la production dans des lieux où elle avait disparu. Les fermes urbaines et les chantiers sont multifonctionnels car en plus de venir accroître l’offre régionale en fleurs coupées et ainsi réduire la part des fleurs lointaines, ils ont des fonctions sociales, éducatives, environnementales et de recherche. Fonctions sociales et éducatives, car ils encouragent l’insertion de personnes éloignées de l’emploi, mais aussi car ils peuvent entretenir des liens étroits avec les citoyens à proximité par la vente directe et l’organisation d’ateliers. Cette vocation est d’autant plus forte qu’elle concerne des citoyens peu habitués à voir Dynamiques autour de la production de fleurs coupées en Ile-de-France 59 des espaces de production agricoles au quotidien, et des produits – les fleurs – dont la culture est réduite en France. La plupart des fermes urbaines et des chantiers d’insertion communiquent également via leur propre site internet, sur les réseaux sociaux et dans les médias. La vocation éducative se ressent également à travers la mise en réseau de ces structures avec les autres acteurs des fleurs coupées françaisvia le Collectif de la Fleur française qui effectue un travail de partage et de communication. Fonctions écosystémiques, car elles permettent de valoriser des lieux délaissés dans les interstices urbains, souvent pollués et exempts de végéta- tion. Aussi, elles produisent une grande diversité de variétés de fleurs adaptées à la culture biologique en plein air et au climat francilien à forte amplitude thermique, constituant ainsi un nouvel espace pour les insectes. Ces fleurs, sont, dans la mesure du possible, différentes des fleurs produites à l’étranger et chez les producteurs franciliens traditionnels, ce qui contribue à accroître la biodiversité. Il y a là une opportunité à saisir en termes de création variétale. Enfin, les fermes urbaines et les chantiers d’insertions remplissent une fonction de recherche, car ces structures ouvrent leurs portes à des obtenteurs et scientifiques prêts à tester de nouvelles variétés ou des produits non chimiques éligibles en agriculture biologique ; ou font elles-mêmes un travail d’analyse de leurs propres pratiques. Elles sont lieux d’innovation à moindre coût. Cette multifonctionnalité est remarquable car elle est non seulement reconnue, mais aussi voulue par d’autres acteurs que ceux qui la produisent (État, citoyens) et pourrait donc concourir à une reterritorialisation de la production de fleurs coupées. Comme le souligne Duvernoy, ce n’est pas la multifonctionnalité de l’agriculture qui est nouvelle, mais le fait que ses fonc- tions soient reconnues et cela impulse de nouvelles dynamiques28. Ces nouvelles structures sont aussi cependant source d’inquiétude pour certains exploitants traditionnels, qui ne voient pas d’un bon œil la concurrence que ces structures subventionnées pourraient leur faire. Les quantités commer- cialisées aujourd’hui par les producteurs alternatifs semblent toutefois trop faibles pour que cela soit le cas, d’autant plus que la demande excède l’offre. Malgré tous ces facteurs potentiels de reterritorialisation, plusieurs questions restent en suspens : comment assurer la viabilité des activités de production et de vente de fleurs coupées étudiées ? Quelle est la « bonne » distance de commercialisation des fleurs coupées Et? plus largement, comment rendre attractif le métier de producteur de fleurs coupées dans un contexte de déprise agricole en France ?

28 Isabelle Duvernoy, Françoise Jarrige, Paule Moustier, José Serrano, « Une agriculture multi- fonctionnelle dans le projet urbain : quelle reconnaissance, quelle gouvernance ?, Les Cahiers de la multifonctionnalité, 2005, p. 87-104. 60 Léa Benoit

Exploitations Fermes florales Chantiers d’insertion traditionnelles Espace de production Rural Urbain Rural ou urbain Taille de l’exploitation 5 000 m2 et plus 1 000 m2 5 000 m2 et plus Nombre d’employés + - ++ Bail obtenu via les Subvention du salaire Aides de l’État Aides de la PAC Parisculteurs des salariés en insertion Plein air Plein air, serres froides, Plein air, serres froides, Production serres chauffées Type de production serres chauffées biologique non Production biologique Production raisonnée certifiée certifiée/non certifiée Niveau de Roses, fleurs à bulbes, diversification de la Production fleurettes. Tendance à la Production très production (suivant moyennement à très spécialisation dans l’une diversifiée le nombre de variétés diversifiée de ses trois catégories produites différentes) Via Rungis, Sur l’exploitation, Sur l’exploitation, en Sur l’exploitation, en en direct aux Modes de vente direct aux fleuristes,via direct aux fleuristes,via fleuristes parisiens des plateformes en ligne des plateformes en ligne à vélo Figure 4 : Tableau de comparaison des producteurs traditionnels, des fermes florales et des chantiers d’insertion Réalisation : Léa Benoit, 2020. Source : entretiens

Reterritorialisation en question(s)

La viabilité économique des nouvelles structures de production

L’un des points phare qui ressort des entretiens est la fragilité aussi bien des fermes urbaines que des chantiers d’insertion. Qui dit nouveauté dit bien souvent instabilité. Plusieurs structures ne sont en effet pas encore viables et leurs gérants peinent à trouver le modèle économique idéal. Beaucoup se questionnent quant aux prix de ventes, aux subventions, ou encore aux labels. Vendre, oui, mais à quel prix ? Le juste prix est difficile à définir pour les nouvelles structures de production. Faut-il se baser sur les prix de Rungis ou pas ? Faut-il vendre moins cher si l’on est plus proche des consommateurs que les exploitants traditionnels et subventionnés par l’État ? Ou au contraire plus cher parce que la production a un impact social important ou suit les prin- cipes de l’agriculture biologique ? Faut-il ajuster les prix en fonction des quar- tiers dans Paris ? En somme, quelle valeur accorder aux fleurs franciliennes ? Ensuite, comment s’affranchir des aides étatiques ? Les nouvelles struc- tures de production sont (ou l’ont été pour démarrer) dépendantes des aides de l’État. Les fermes florales ont bénéficié d’un bailvia les Parisculteurs, alors que les chantiers d’insertion voient une partie des salaires financés par l’État. Les premières peuvent s’affranchir des aides qu’elles ont reçu. La question portera davantage sur la pérennité du lieu de production : le bail ne semble pas éternellement reconductible. Dynamiques autour de la production de fleurs coupées en Ile-de-France 61

Quant aux secondes, leur activité est intrinsèquement liée aux aides étatiques. Enfin, faut-il répondre à un cahier des charges qui encadre la production (agriculture biologique) et/ou la vente (Fleurs de France) et si oui, comment en assumer le coût ? Cette même question se pose pour la plupart des producteurs tradition- nels qui réfutent pour la plupart le label agriculture biologique – qui interdit les produits chimiques – et les labels et certifications en général contrairement à plusieurs de leurs homologues étrangers, voire français. Le coût des audits voire le simple fait de payer pour être certifié semble être un frein important. Enfin, dernier point, mais pas des moindres, les certifications et labels ne semblent pas utiles pour les producteurs franciliens car ils vendent leurs fleurs en circuits-courts auprès des fleuristes et des consommateurs et se disent donc à même de communiquer sur leurs pratiques culturales et l’origine des fleurs sans avoir besoin d’un logo.

La « bonne » distance de commercialisation

Faut-il privilégier le local ou le national ? Que veut-dire local ? à 10, 50, 100 km de distance ? Chaque structure de production et de vente semble avoir sa propre politique en la matière. D’une part, les producteurs traditionnels, les fermes florales et les chan- tiers d’insertion, achètent une partie ou la totalité de leurs semences, bulbes et plants auprès de fournisseurs étrangers, preuve supplémentaire d’un manque de souveraineté française pour ce secteur. Elles revendent ensuite leurs fleurs dans un rayon pouvant aller de quelques kilomètres à plusieurs centaines de kilomètres. D’autre part, les fleuristes et structures de vente en ligne qui ne vendent que des fleurs françaises s’approvisionnent aussi bien en Ile-de-France qu’ail- leurs en France (dans le Var, par exemple). Pour la plupart, elles ne pourraient pas maintenir leurs ventes uniquement avec des fleurs franciliennes. Comment justifier alors une vente ou un achat pour des fleurs qui parcourent plus de kilomètres que si elles allaient/arrivaient de l’étranger ? Il est en effet parfois reproché aux fleuristes d’acheter des fleurs du Sud de la France, plus éloignées de Paris que les fleurs néerlandaises, certes, davantage produites sous serres chauffées.

Le maintien de l’agriculture

Enfin, la pérennité du métier de producteur de fleurs coupées est remise en question par le manque d’attractivité et le manque de formation dans le domaine. 62 Léa Benoit

D’une part, le métier présente plusieurs difficultés. Il est physique et attire peu les jeunes. Ensuite, il est menacé par la pression foncière qui incite davan- tage les exploitants à revendre leurs terres. Il est donc peu attractif. Et ce, d’autant plus que les petites exploitations spécialisées sont peu encouragées par l’État, qui est plus enclin à soutenir d’autres cultures plus « porteuses ». Enfin, il faut ajouter à cela les difficultés d’embauche rencontrées par les gérants. Si, aucun repreneur ne se présente rapidement pour plusieurs exploita- tions dont les gérants sont près de la retraite, le nombre de producteurs devrait diminuer encore en Ile-de-France. D’autre part, les nouveaux producteurs qui s’installent (avec le statut d’exploitant ou pas) n’ont souvent pas bénéficié de formation agricole clas- sique (BAC et BTS agricole notamment) car ce sont souvent des personnes en reconversion et/ou elles jugent les formations de l’État inadaptées aux struc- tures qu’elles veulent mettre en place (ferme florale). Plusieurs se sont formés ailleurs, dans une école spécialisée dans l’agriculture urbaine ou en ligne via un organisme étranger, ou encore en faisant des stages sur des exploitations. Il en va de même pour les fleuristes, qui déplorent le peu d’intérêt accordé aux fleurs françaises dans le CAP fleuriste, voire le total décalage entre la forma- tion et les besoins réels des fleuristes pour répondre aux nouvelles demandes des consommateurs.

Pour conclure, les dynamiques en cours autour des fleurs coupées en Ile-de- France pourraient bien permettre une reterritorialisation de la production. La déterritorialisation ne semble pas achevée, et pourtant, il existe des initiatives encourageantes en termes de production et de commercialisation. Les producteurs traditionnels produisent des fleurs de saison pour le marché local. Des modes de commercialisation alternatifs s’appuyant sur la traçabilité et l’usage d’internet viennent les soutenir. De nouvelles structures de produc- tion alternatives fondées sur la multifonctionnalité se développent. Toutes ces initiatives sont d’autant plus encourageantes qu’elles se déve- loppent aussi partout en France. De nouvelles fermes florales ou café-fleuristes s’ouvrent ainsi un peu partout sur le territoire national. Cependant, la nouveauté de ces initiatives est également source d’instabi- lité. Elles apportent des solutions mais aussi de nouvelles questions. La péren- nité des exploitations et des structures de commercialisation n’est pas encore assurée, et ce, d’autant plus en contexte de pandémie.

Léa Benoit UMR Les Afriques dans le Monde Université Bordeaux Montaigne [email protected] Dynamiques autour de la production de fleurs coupées en Ile-de-France 63

Léa Benoit est doctorante contractuelle en géographie à l’Université Bordeaux Montaigne sous la direction de Bernard Calas. Elle est rattachée à l’École Doctorale Montaigne-Humanités et à l’Unité mixte de recherche Les Afriques dans le Monde. Sa thèse porte sur la construction de la qualité dans une économie globalisée à travers la production et la commercialisation des fleurs coupées africaines, françaises et néerlandaises pour le marché français. Il s’agit de voir comment les différents acteurs du secteur des fleurs coupées se démarquent les uns des autres en luttant contre la concurrence et/ou en répondant aux nouvelles exigences des consomma- teurs et en quoi cela modifie les systèmes de commercialisation et de production. Elle a notam- ment publié un Mambo ! (carnet de l’IFRA de Nairobi) à ce sujet pour les fleurs kenyanes et un article sur le Slow Flowers pour The Conversation.

Résumé Paris semble être une ville motrice pour la promotion des fleurs françaises dans un contexte de forte concurrence internationale. Cet article étudie les dynamiques franciliennes qui pour- raient laisser envisager une reterritorialisation de la production de fleurs coupées régionale- ment voire nationalement à travers trois tendances : une production francilienne et rurale de saison, des formes de commercialisation alternatives pour les fleurs françaises, une production alternative multifonctionnelle essentiellement urbaine. Mots-clés Géographie, fleurs, reterritorialisation, Paris, agriculture. Abstract Paris seems to be a driving force for promoting French flowers in a very competitive context. This paper examines the possibilities of developing a territorial approach in the production of cut flowers in Ile-de-France and in the whole France, with particular emphasis to the role of Paris through three ways: a rural and seasonal production around Paris, alternative marketing arrangements for French flowers, and a multifunctionnal and alternative production in an urban context essentially. Keywords Geography, flowers, reterritorialization, Paris, agriculture.

La parole citoyenne face aux enjeux agroalimentaires et environnemen- taux : étude sémiotique des États généraux de l’alimentation

Céline Cholet

Depuis les années 2000, les enjeux sanitaires et environnementaux, ainsi que les préoccupations liées au changement climatique occupent une place importante dans la gestion de la politique agricole (à l’échelle française comme européenne)1. Ce constat nous conduit à nous intéresser aux États généraux de l’alimentation et particulièrement à la plateforme participative de la consultation citoyenne (ouverte du 20 juillet au 10 novembre 2017)2. Cette dernière nous paraît être un espace privilégié pour aborder le point de vue de la société civile, ses attentes, ses préoccupations, mais aussi, sa représentation du monde agricole. C’est pourquoi nous en avons fait notre objet d’étude dans le cadre du séminaire « La biodiversité agroalimentaire et horticole au cœur de projets de territoires : recherches en cours et retours d’expériences », dont cet article en est le prolongement3. Dans ce qui suit, nous étudierons seulement la consultation menée sur la transformation agricole française, l’une des dix proposées par les États généraux de l’alimentation. Le cadre de l’étude ne pouvant envisager toutes les consultations, nous nous sommes concentrés sur celle qui a recueilli le plus fort taux de participation. Elle se situe devant les consultations sur la rému- nération des producteurs, les modes de consommation et l’information des consommateurs. Cette étude se présente comme un préalable pour interroger la question de la production alimentaire, mais aussi, et peut-être surtout, pour pointer les valeurs en jeu.

1 Henri Nallet, Philippe Tillous-Borde, « Pour une nouvelle politique agricole », Les nouveaux équilibres agroalimentaires mondiaux, Paris, Presses Universitaires de France, 2011, p. 119-125. 2 Site de la consultation citoyenne : egalimentation.gouv.fr. 3 Séminaire inter-doctoral, École Doctorale 480 Montaigne-Humanités, « La biodiversité agroa- limentaire et horticole au cœur de projets de territoires : recherches en cours et retours d’expé- riences », Université Bordeaux Montaigne, 14 et 15 mai 2019. 66 Céline Cholet

Si le principe d’une plateforme participative est assez récent dans les pratiques politiques4, notons, en revanche, que le débat sur les modes de productions alimentaires n’est pas nouveau. Marquées par les crises sanitaires, les années 1990 et 2000 ont poussé les citoyen(ne)s à s’interroger sur leur consommation et la manière dont ces biens sont produits5. Mais depuis peu, il nous semble que ce sont davantage les problématiques du réchauffement clima- tique et de la biodiversité qui sont le moteur d’un renouvellement du regard citoyen sur les pratiques agricoles. En effet, les dérèglements climatiques et la disparition accélérée de la biodiversité (faune et flore confondues) s’imposent de plus en plus dans l’actualité quotidienne. Ils invitent le/la citoyen(ne) à ce (re)mobiliser. Cette préoccupation est d’autant plus grande que la médiatisa- tion des recherches scientifiques et leurs publications alimentent largement les débats (le rapport de l’IPBES ou les rapports du GIEC6 de 2014 et 2018 par exemple). Ainsi, si les années 1990 et 2000 sont marquées par les crises sanitaires successives telles que la vache folle, la grippe aviaire ou porcine, et ont poussé les citoyen(ne)s à plus de vigilance (par la modification de leur mode de consommation, entre autres), qu’en est-il aujourd’hui à partir de l’angle d’une crise majeure du climat et de la biodiversité mondiale ? En prenant appui sur la consultation citoyenne, nous nous interrogerons sur les problématiques suivantes : quelles propositions le panel de citoyen(ne)s retient-il pour répondre à la question « Comment accompagner la transfor- mation de notre agriculture » ? Le climat et la préservation de la biodiversité sont-ils présents, si oui, comment ? Le modèle agricole dominant (l’agricul- ture dite « conventionnelle ») est-il remis en cause ? Si oui, comment ? En effet, malgré les crises sanitaires précédentes qui ont pointé et revu la sécurité des aliments (par une traçabilité renforcée notamment), elles n’ont pas pour autant renversé ce modèle hérité des années 1960-1970. Au final, quelle(s) représentation(s) des modèles agricoles les investissements sémantiques que nous relèverons suggèrent-ils ? Pour y répondre, nous mettons au cœur de notre réflexion les propositions les plus votées favorablement lors de la consultation étudiée, considérant qu’elles sont des actes langagiers porteurs de valeurs. Nous pensons en effet que ces manifestations discursives reflètent ce qui affecte les citoyen(ne)s, et donc, ce qu’ils retiennent comme pertinent pour opérer une transformation.

4 Pensons également à la plateforme du Grand Débat national lancé le 10 décembre 2018. 5 Estelle Masson et al., « La crise de la vache folle : “psychose”, contestation, mémoire et amnésie », Connexions, vol. n° 80, 2003/2, p. 93-104 ; Estelle Masson, « Représentations de l’alimenta- tion : crise de la confiance et crises alimentaires », Bulletin de psychologie, vol. 514, n° 4, 2011, p. 307-314. 6 Site The Intergovernmental Panel on : https://www.ipcc.ch/. La parole citoyenne face aux enjeux agroalimentaires et environnementaux 67

À partir d’une approche sémiotique, nous tenterons d’apporter des réponses à nos interrogations, puis nous les mettrons en perspective. Pour commencer, nous expliciterons les choix opérés, ensuite la méthode et les notions majeures qui s’inscrivent au cœur de notre réflexion. Puis, nous procéderons à l’observation du corpus et à sa discussion.

La transformation de l’agriculture française

Les propositions de la consultation : « Comment accompagner la transformation de notre agriculture ? »

Au total, les États généraux de l’alimentation de 2017 ont rassem- blé 4 096 contributions (propositions + commentaires), 42 724 votes, et 10 475 participants. Pour la consultation qui nous intéresse ici, à savoir « Comment accompagner la transformation de notre agriculture ? », on compte 230 propositions. Dans le cadre de cet article, nous avons constitué un corpus d’étude (au sens défini par François Rastier7) d’une cinquantaine d’entre elles. Comme évoqué plus haut, nous avons choisi de réunir les propo- sitions qui ont reçu le plus grand nombre de votes favorables, en d’autres termes, celles qui semblent davantage avoir fait l’objet d’un consensus. Parmi elles, remarquons que les quatre premières ont été formulées par les États généraux de l’alimentation. Les dix suivantes8 relèvent d’organisations à but non lucratif ou lucratif, comme l’Association végétarienne de France, le Syndicat Réseau Entreprises Bio Agroalimentaire, Synabio, l’Association de défense de l’environnement agréée par le ministère de l’Écologie, Générations Futures, et le réseau de distribution Biocoop. À leur suite, on compte un ensemble de propositions issu de profils de citoyen(ne)s et d’autres organi- sations. Constatons ainsi la présence non négligeable de ces dernières, leur savoir-faire leur confère une légitimité. Passons à la méthodologie sur laquelle s’appuie cette réflexion.

L’approche sémiotique : modèle conventionnel versus modèles alternatifs

Au cœur de nos propos, il y a la notion d’acte langagier. Il s’agit d’aborder le corpus comme un ensemble de manifestations discursives pertinent pour interroger la construction des représentations de leurs énonciateurs, et des

7 Le corpus d’étude est délimité par les besoins de l’application. Il se différencie de l’archive, du corpus de référence, ou encore du sous-corpus de travail. François Rastier, La mesure et le grain : sémantique de corpus, Paris, Honoré Champion éditeur, 2011, p. 36. 8 L’identification des quatre puis des dix premières propositions a été réalisée à partir du décompte du nombre de votes favorables aux propositions « Comment accompagner la trans- formation de notre agriculture ? ». 68 Céline Cholet processus de valorisation qui leur sont associés, partagés de façon plus ou moins étendue avec une communauté. En effet, malgré un objectif unanime de soutien des modes de production durables, sur différentes échelles, cette consultation met en évidence différents moyens d’y parvenir, entre « état de choses » et « états d’âme »9, valorisant des modèles agricoles contraires ou contradictoires. En tant qu’investissements sémantiques, ces énoncés permettent d’entrevoir l’émergence d’univers (sémantiques) qui mettent en exergue des tensions, voire des « luttes axiologiques »10 entre les acteurs de la consultation : l’État, les organisations et les citoyen(ne)s. La modélisation de ces investisse- ments, sous la forme d’une structure11, offrira la possibilité d’expliciter la dyna- mique relationnelle à l’œuvre dans la consultation à travers certains leviers de la transformation agricole. Nous verrons un ensemble de valeurs « descrip- tives »12 qui sont investies dans ces propositions, au sens où elles renvoient à des « registres de valeurs » tels que l’affectif, l’économique, le technique ou l’éthique13. Elles nous amèneront à aborder les modalités sémiotiques (ou valeurs « modales ») en termes de devoir et vouloir faire14. Ainsi, à la lecture des propositions deux « grands » modèles émergent et s’opposent : le modèle de l’agriculture conventionnelle et le modèle des agricultures alternatives. Loin d’être des oppositions catégorielles15, l’approche sémiotique met l’accent sur les relations, mouvantes dans le temps et l’espace. Ces relations retiennent notre attention, car ce sont elles qui sont détentrices de valeurs socio-culturelles en l’occurrence. Selon A. J. Greimas : « [C]’est la relation seule qui institue les “propriétés” [des objets du monde] : ces dernières, à leur tour, servent de déterminations pour les objets et les rendent [de fait] connaissables16. » La valorisation d’un modèle s’institue dans son opposition (sémantique) à un autre modèle. Ce principe définit une structure (sémiotique), où les rela- tions, et non les objets (qu’ils soient réels ou conceptuels), sont vectrices de

9 Claude Zilberberg, La Structure tensive, Liège, Presses universitaires de Liège, 2012 [en ligne]. 10 Olivier Turbide, Maxwell, « Les régimes de rationalité en environnement à travers le prisme des valeurs », Argumentation et analyse du discours, 25, 2020 [en ligne]. 11 L’opposition de deux termes (a minima). Joseph Courtés, Analyse sémiotique du discours. De l’énoncé à l’énonciation, Paris, Hachette supérieur, 1991, p. 152-160. Algirdas Julien Greimas, Sémantique structurale, Paris, PUF, 1986. 12 A. J. Greimas, J. Courtés, Sémiotique, dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette supérieur, 1993, p. 414-415. 13 Olivier Turbide, Thomas Maxwell, « Les régimes de rationalité en environnement à travers le prisme des valeurs », Argumentation et analyse du discours, 25, 2020 [en ligne]. 14 A. J. Greimas, J. Courtés, Sémiotique, dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette supérieur, 1993, p. 414-415. 15 C’est-à-dire qui n’admettent pas de moyen terme. Joseph Courtés, Analyse sémiotique du discours. De l’énoncé à l’énonciation, Paris, Hachette supérieur, 1991, p. 71. 16 A. J. Greimas, J. Courtés, Sémiotique, dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette supérieur, 1993, p. 360-366. La parole citoyenne face aux enjeux agroalimentaires et environnementaux 69 sens. Elles régissent et construisent les représentations parce qu’on peut mettre les objets en relation de dépendance à d’autres objets (comparables bien sûr), mais aussi, et peut-être surtout, à d’autres valeurs (descriptives et modales) dont ils sont la manifestation. Par exemple, on ne peut juger de la qualité d’un produit que parce qu’on sait (selon son propre système de valeur, indi- viduel et collectif notamment) ce qu’est un « bon » produit, et ce qui n’en est pas un17. Il y a nécessairement un processus d’opposition relationnelle qui se met en place, souvent implicite. Dans une perspective de changement global, climatique notamment, ce cadre d’analyse invite à appréhender les contours, voire les tensions existantes au sujet des représentations sur le milieu agricole français et sa transformation. Ainsi fondé sur l’opposition relationnelle, nous tenterons de pointer et d’expliciter les faits signifiants, reflets des « manières » de penser des entités constituant le corpus : l’État, les organisations et les citoyen(ne)s. Les énoncés étudiés seront associés à un ensemble de valeurs qui nous conduiront à aborder la problématique de la confiance qui traverse depuis plusieurs décennies le milieu agricole. De fait, si l’objectif d’un changement agricole vise à passer d’un état premier à un autre, il suppose la transformation de celui-ci, le modèle dominant actuel étant celui de l’agriculture dite « conventionnelle ». Pour appréhender celui-ci, en matière relationnelle, on doit l’opposer à un autre modèle, celui des agricultures qu’on pourra nommer « alternatives ». On obtient la structure minimale suivante, qui oppose également ce qui définit chacun des termes18 : Modèle dit de l’« agriculture conventionnelle » - Industriel : monocultures, grandes surfaces agricoles, fortement mécanisées, non biologiques (dite conventionnelle), usage d’intrants, voire d’OGM ; - centré « Capital », structure salariale ; - échelle globalisée (mondiale). versus

17 Cf. l’étude d’Aurélie Kessous et d’Isabelle Chalamon : « “Dis-moi ce que tu manges et je te dirai qui tu es !” Approche sémiotique des représentations mentales des marques alimen- taires », Management & Avenir, n° 70, 2014/4, p. 33-54. 18 Ronan Le Velly, « Dynamiques des systèmes alimentaires alternatifs », in Pasquale Lubello et al., Systèmes agroalimentaires en transition, Paris, éd. Quæ, 2017 ; Sébastien Bainville, « Transition agroécologique, quand l’agronomie interroge l’économie », in Pasquale Lubello, Systèmes agroalimentaires en transition, éd. Quæ, 2017 ; Alain Falque, Pasquale Lubello, Leila Temri, « Introduction », Systèmes agroalimentaires en transition, Versailles, éd. Quæ, 2017 ; Joël Aubin, Catherine Donnars, Markéta Supkova et Bruno Dorin, « Méthodes d’évaluation. Panorama critique », in Catherine Esnouf, Pour une alimentation durable, Paris, éd. Quæ, 2011 ; Antoine Bernard De Raymond, Frédéric Goulet, « Introduction - Les transformations de l’agri- culture intensive. Éléments pour une sociologie des grandes cultures », Sociologie des grandes cultures, Paris, éd. Quæ, 2014. 70 Céline Cholet

Modèle dit des « agricultures alternatives » - Paysan  : diversité des productions, surfaces plus réduites, faiblement mécanisées, biologiques ; - centré « Humain », structure familiale ; - échelle localisée (territorialisée). Quand le modèle de l’agriculture conventionnelle se définit, selon les propos de Ronan Le Velly, comme industriel, capitaliste et globalisé, le modèle alternatif est, quant à lui, déterminé par une agriculture biologique, un commerce équitable, des circuits courts et de proximité19. Sébastien Bainville décrit de la même façon ces deux modèles agricoles, invitant de la sorte à ce même type d’opposition relationnel. Il contraste l’agriculture capitaliste à l’agriculture paysanne. La première est extensive en travail salarié et inten- sive en capital. Elle tend vers la monoculture industrielle, utilisant de façon intensive les moyens mécaniques et les intrants. Elle est également grande consommatrice d’espaces fonciers. À l’inverse, la seconde peut pallier l’ab- sence de moyens financiers par la mobilisation d’une main-d’œuvre familiale et la diversification des cultures. Elle permet de limiter les intrants, les moyens mécaniques et les surfaces cultivées20. Au-delà d’une simple opposition, on peut parler d’une structure relationnelle de confrontation, car les investissements sémantiques qui définissent ces modèles semblent particulièrement antago- nistes, voire incompatibles. Ces modèles prennent la forme d’un « affronte- ment » (cognitif, voire somatique) qui laisse comprendre que le passage d’un modèle à l’autre requiert nécessairement une transformation radicale. Cette visualisation sous-tend une vision dichotomique du paysage agricole, ou un modèle suppose le rejet, voire l’incompatibilité de l’un et l’autre. Toutefois, les propos issus du corpus montreront un panel de nuances. En outre, d’après Alain Falque, Pasquale Lubello et Leila Temri, la transition d’un modèle à l’autre se présente comme un « état-seuil », où le basculement de l’un à l’autre est « le résultat final d’un processus patient d’accumulation progressive d’un certain potentiel21. » Ces propos supposent des modèles intermédiaires que nous tenterons d’expliciter au regard du corpus, notamment en interrogeant le « comment » : Comment passer d’un état à un autre à partir des valeurs en jeu. Le corpus, en tant qu’échantillon représentatif de la consultation citoyenne sur la transformation de l’agriculture française, sera appréhendé ici comme un indicateur des positions actuelles en matière de rationalités diverses qui se croisent, se confrontent ou s’ajustent.

19 Ronan Le Velly, « Dynamiques des systèmes alimentaires alternatifs », in Pasquale Lubello et al., Systèmes agroalimentaires en transition, Paris, éd. Quæ, 2017, p. 149-158. 20 Sébastien Bainville, « Transition agroécologique, quand l’agronomie interroge l’économie », in Pasquale Lubello, Systèmes agroalimentaires en transition, éd. Quæ, 2017, p. 19-70. 21 Alain Falque, Pasquale Lubello, Leila Temri, « Introduction », Systèmes agroalimentaires en transition, Versailles, éd. Quæ, 2017, p. 7-18. La parole citoyenne face aux enjeux agroalimentaires et environnementaux 71

Passer d’un modèle à un autre

Les propositions faites par les « États généraux » (celles qui sont aussi les plus votées) sont au nombre de quatre : (i) les lycées agricoles doivent être mieux outillés pour enseigner les nouveaux modes de production ; (ii) il faut revoir l’absence de séparation entre le métier de conseil et de vente d’intrants. Cette proposition pointe la problématique du conflit d’intérêts ; (iii) les modes de production doivent davantage être accompagnés. Il est particulièrement pointé les aides financières de la PAC pour les modèles agricoles dits « durables » : l’agroécologie, le biologique ; (iv) il faut renforcer le manque de références techniques pour les entre- prises agricoles durables. Encore une fois, il est pointé la probléma- tique de l’enseignement, mais aussi de la formation continue tout au long de la vie de l’agriculteur ; Pour résumer, ces propositions pointent : - l’ enseignement et la formation continue (on le retrouve dans les proposi- tions 1 et 4) ; - un soutien des modèles agricoles dits « durables » à travers les aides finan- cières, comme le soutien de la PAC aux projets durables, mais aussi par des soutiens techniques, moraux et/ou administratifs (propositions 3) ; - les relations d’ordre social entre les acteurs de la filière agroalimentaire, notamment entre les statuts de vendeurs et de conseillers de produits phytosanitaires (proposition 2). Ensuite, si l’on observe l’ensemble des propositions faites par les organi- sations et les citoyen(ne)s, les thématiques les plus abordées sont, d’une part, celles concernant le développement ou la transition vers une agriculture biolo- gique. On compte une dizaine de propositions qui vont directement dans ce sens. Elles sont envisagées comme faisables par la mise au point ou la réorien- tation des aides financières (la Politique agricole commune [la PAC] est régu- lièrement citée), par la baisse de charges, ou encore par le développement d’une consommation collective (dans les écoles, les Ehpad, ou les entreprises, etc.). Elles incitent à se tourner ouvertement vers une production biologique. On compte également six propositions directement liées aux aides financières. Cela se manifeste par le biais d’une meilleure redistribution (encore une fois, la PAC revient régulièrement), ou par la gratuité du label bio par exemple. Dans une moindre mesure, l’accès au foncier est aussi une source de préoccu- pations. On compte au moins quatre propositions qui lui sont directement liées (avec, par exemple, un meilleur accès au foncier pour les personnes non issues du monde agricole, ou une baisse des pressions immobilières, notam- ment sur l’abord des villes). 72 Céline Cholet

Les propositions que l’on retrouve également à plusieurs reprises, mais de façon moindre par rapport aux précédentes (c’est-à-dire qui sont explicitées de deux à trois fois dans notre corpus), sont liées à la prise en compte du réchauffe- ment climatique. Il est souligné l’idée qu’on doit s’y adapter par des changements agricoles « significatifs ». Ces propositions liées au climat sont en lien assez direct avec les précédentes puisqu’elles pointent l’usage néfaste des pesticides, entre autres. Parmi les propositions qu’on retrouve de deux à trois fois dans le corpus, remarquons celles qui sont liées à un besoin de procéder à un état de l’art coût/bénéfice de ces dernières décennies dominées par l’agriculture dite « conventionnelle » (débutée depuis les années 1960-70). Notons également le souci de valoriser les circuits courts et la place des petits producteurs. Ces proposi- tions vont souvent de pair avec l’idée d’une production locale et de saison. Il y a également la volonté de préserver, ou plutôt de redonner la liberté de cultiver le patrimoine semencier. Cette proposition tend vers un encouragement à la valori- sation de la biodiversité des cultures en lien avec leur territoire, et en opposition au principe des monocultures dont les semences sont associées aux brevets (et à un marché mondialisé). Enfin, nous relevons quatre autres propositions : deux pointent le rôle de l’enseignement, et deux prônent le remplacement pur et simple du modèle de l’agriculture intensive (soit conventionnelle). Relevées une à une, ces propositions se recoupent, montrant la complexité d’une transformation de l’agriculture dans la société française. Le nombre assez conséquent de domaines concernés, et surtout de variables en jeu (environne- mentales, biologiques, sanitaires, éducatives, socio-économiques et sociétales22), dont un certain nombre sont pointées dans ce corpus, montre l’ampleur de la tâche. Cela met en évidence le besoin d’une loi systémique avec les difficultés que cela représente23. Mais si toutes ces propositions tendent vers une transfor- mation de l’agriculture, certaines d’entre elles semblent toutefois plus ou moins nuancées quant à la radicalité d’un changement du modèle dominant. À ce sujet, les quatre premières propositions, celles faites par les États généraux, n’investissent pas complètement le champ sémantique du modèle agricole alternatif défini précédemment. Elles s’inscrivent plutôt dans un ajustement du premier en prônant la « stabilité » des entités existantes. En effet, il semble qu’on cherche à redonner du sens aux structures et aux pratiques en

22 Joël Aubin, Catherine Donnars, Markéta Supkova et Bruno Dorin, « Méthodes d’évaluation. Panorama critique », in Catherine Esnouf, Pour une alimentation durable, Paris, éd. Quæ, 2011, p. 205-232. 23 Selon Joël Aubin, Catherine Donnars, Markéta Supkova et Bruno Dorin, « le défi posé à l’évaluation [d’une alimentation durable] est […] bien de prendre en compte cette complexité systémique sans la décomposer en différentes parties, ce qui lui ferait perdre ses caractéris- tiques. » Joël Aubin, Catherine Donnars, Markéta Supkova et Bruno Dorin, « Méthodes d’éva- luation. Panorama critique », in Catherine Esnouf, Pour une alimentation durable, Paris, éd. Quæ, 2011, p. 205-232. La parole citoyenne face aux enjeux agroalimentaires et environnementaux 73 place, celles qui ont promu, et promeuvent encore le modèle conventionnel (la PAC, les centres de formation, par exemple). La programmation visée tend ainsi vers une progressivité de la transformation agricole, sans toutefois viser à aboutir complètement au modèle d’agricultures alternatives (comme défini ci-dessus). De plus, en nous appuyant sur la typologie des registres de valeurs de Nathalie Heinich24, on constate des investissements sémantiques de l’ordre de l’économique, du fonctionnel, et du technique. Les États généraux prônent particulièrement un accompagnement en matière de formation, de conseils techniques, et de soutien financier. En revanche, les propositions les plus récurrentes des organisations et des citoyen(ne)s placent davantage en tête une transformation tournée, cette fois-ci, vers le modèle d’agricultures alternatives, où l’agriculture biologique est en tête. On l’observe par la volonté explicite de développer cette dernière, une dizaine de propositions va directement dans ce sens. L’idée d’une trans- formation, investissant le champ sémantique du deuxième modèle agricole, est aussi renforcée par les propositions sur les dérèglements climatiques, le besoin d’un état de l’art sur l’agriculture conventionnelle, ou celles pour le remplacement pur et simple du modèle de l’agriculture intensive. En outre, le modèle agricole conventionnel est à plusieurs reprises ouvertement pointé du doigt pour être remplacé, tout du moins réformé en profondeur. Avec les propositions des organisations et des citoyen(ne)s, on retrouve des investis- sements sémantiques liés aux registres de la technique, du fonctionnel ou de l’économique. Ils pointent, par exemple, de nouveaux secteurs d’activités créa- teurs d’emplois25. Mais ces investissements sémantiques revêtent également le registre de l’éthique, à travers un attachement au respect de l’environnement et à la santé des gens, ou celui de l’épistémique, avec la demande de réaliser un état de l’art, comme celui du civique, par le souci de propositions en lien avec l’intérêt général. Par certains aspects, ils engagent aussi le registre de l’affectif, par un attachement à une agriculture paysanne liée à des territoires, ou à la condition animale. On observe un besoin de transparence et d’une responsa- bilité des acteurs engagés dans le monde agricole à des fins d’intérêt général et environnementales. On s’inscrit ici dans une volonté de réinventer le modèle agricole actuel en invoquant des registres de valeurs variés et relevant autant d’états de choses (de l’intelligible) que d’états d’âme (du sensible). Si les acteurs de la consultation s’entendent pour une transformation de l’agriculture à plus ou moins long terme, ils se différencient dans son incarna- tion, dans les valeurs soutenues : plus économiques, fonctionnelles et techniques d’un côté, également économiques, fonctionnelles et techniques de l’autre, mais

24 Olivier Turbide, Thomas Maxwell, « Les régimes de rationalité en environnement à travers le prisme des valeurs », Argumentation et analyse du discours, 25, 2020 [en ligne]. 25 Ces registres sont particulièrement en lien avec les propositions des organisations. 74 Céline Cholet aussi éthiques, épistémiques et affectives. Ainsi, l’expression commune d’un besoin de redonner du sens au modèle agricole de demain épouse des parcours différenciés. Quand l’un (les États généraux) s’inscrit dans une perspective de l’intelligible avec l’ajustement, la stabilité et la progressivité technique et écono- mique, l’autre (les organisations et les citoyen(ne)s) invite à une rupture, au remplacement en convoquant des registres de valeurs de l’intelligible autant que du sensible. Ainsi, le premier point de vue est dans la nuance et envisage le modèle de l’agriculture conventionnelle comme « bon » ou, dans tous les cas comme « pas si mauvais ». Il est davantage à améliorer qu’à remplacer, tout n’est pas à jeter. Son positionnement suppose aussi que tout n’est pas à retenir dans le second modèle (celui des agricultures alternatives). Alors que le second point de vue, par ses investissements sémantiques et les valeurs qu’ils portent, représente le modèle actuel comme « mauvais » et donc à réinventer. En matière de valorisation des modèles, l’écart est beaucoup plus important qu’il n’y paraît, opposant ces deux groupes que sont les États généraux d’un côté, et les citoyen(ne)s et organisations de l’autre. Ainsi, avec les propositions des États généraux, un troisième modèle se dessine. Il propose quelque chose qui ne serait plus de l’ordre du « conven- tionnel », mais qui ne relève pas non plus du modèle « alternatif ». En tant que nouvelle forme, il peut soit être envisagé comme le modèle d’une agriculture « non conventionnelle », c’est-à-dire qui valoriserait une sorte de « correction- inflexion » de la trajectoire initiale du développement « standard »26 pour se rapprocher du modèle alternatif. Mais il peut aussi être envisagé comme le modèle d’une agriculture « non alternative » centrée sur la valorisation des choses à conserver du premier modèle. En effet, si les propositions des États généraux se positionnent dans une observation plus fine des cultures, une adaptation des usages à des contextes locaux, ainsi qu’une adéquation des pratiques à la sensibilité de l’agriculteur27, elles s’inscrivent toutefois dans la continuité du modèle dominant, soit dans une transformation somme toute mineure. L’ambiguïté du positionnement des États généraux rend assez difficile la saisie des contours du modèle agricole de « demain » qu’ils veulent dessiner. À l’inverse, les propositions des organisations et des citoyen(ne)s montrent l’envie de s’orienter vers le modèle des agricultures alternatives prônant des cultures biologiques, des circuits courts, la consommation de produits de saison, ou encore par la prise en compte de l’urgence climatique. Une méfiance au premier modèle est prégnante notamment à partir des propositions des registres invoquant des valeurs éthiques, épistémiques ou affectives. Afin de faire sens, ces registres mêlent les dimensions du « sensible » et de l’« intelli-

26 Alain Falque, Pasquale Lubello Pasquale, Leila Temri, « Introduction », Systèmes agroalimen- taires en transition, Versailles, éd. Quæ, 2017, p. 7-18. 27 Antoine Bernard De Raymond, Frédéric Goulet, op. cit. La parole citoyenne face aux enjeux agroalimentaires et environnementaux 75 gible ». Ensemble, elles se présentent comme les leviers d’une transformation. Rendre compte uniquement de la dimension « intelligible », comme le font les États généraux, crée de fait un risque de désenchantement des citoyen(ne)s envers la loi alimentation. Ces propos préliminaires doivent, bien sûr, être approfondis.

Une crise de confiance qui perdure

Cette brève étude des propositions semble être le signe manifeste d’une crise de confiance qui perdure, voire qui perdurera. À partir d’une première étude de cette consultation, nous avons pointé la mise en tension des propo- sitions (notamment entre celles des États généraux et des organisations et des citoyen(ne)s). En effet, même s’il y a une convergence pour une transfor- mation du modèle agricole français, les registres de valeurs ne sont pas en totale adéquation. Il en découle un autre point critique au niveau des valeurs modales. Les obligations de l’État, ce qu’il « doit » faire ne trouve pas un écho fort dans les attentes des citoyens, dans leur « vouloir » faire pour opérer la transformation. Autrefois associé au « progrès », au « développement », voire à l’« excellence »28, le modèle conventionnel ne les incarne plus au profit d’autres modèles qui lui sont soit contraires (comme le modèle agricole dit « alterna- tif »), soit contradictoires (comme le modèle agricole « non conventionnel »). Mais dans leur perspective de progressivité, le positionnement discursif des États généraux n’opère pas cette bascule (sémantique en l’occurrence). Dans un souci de santé, d’égalité, ou encore de respect environnemental, les registres éthiques ou épistémiques notamment, et évoqués précédemment, imposent un rythme en faveur d’une transformation importante et rapide du modèle agricole dominant vers celui des modèles alternatifs. Pointons le fait que les préoccupations citoyennes s’insèrent dans des vécus qui, par accumu- lation, accentuent et intensifient les ressentis et les attentes envers l’État29. Elles sont les manifestations d’une sensibilité qui engendre notamment une baisse de confiance entamée depuis plusieurs décennies dans la relation entre l’État, les producteurs et les consommateurs. Cette baisse de confiance est peut-être même plus acerbe aujourd’hui si le rapport entre le vouloir des citoyen(ne)s n’est pas plus en adéquation avec le devoir de l’État, via la loi alimentation. L’État semble être davantage tourné vers des « états de choses », quand les instances citoyennes investissent également des « états d’âme »30, essentiel dans la prise de conscience et l’engagement actif du changement. À

28 Ibid. 29 On a observé qu’on retrouve la problématique de l’environnement (changement climatique, biodiversité) dans les propositions citoyennes et associatives et non dans celles formulées par l’État au sujet de la transformation de l’agriculture. 30 Claude Zilberberg, La Structure tensive, Liège, Presses universitaires de Liège, 2012 [en ligne]. 76 Céline Cholet l’instar des propos de Claude Zilberberg, il est important de ne pas négliger les « états d’âme », car ils se présentent comme une constante régissant la première (les « états de choses »), qui n’en est finalement qu’une variable31. Un rapport de force apparaît entre la dimension intelligible de la transformation et sa dimension sensible. Cependant, certaines des propositions des organisations et des citoyen(ne)s ont été actées dans la loi alimentation. Il faut attendre de voir comment elles seront appliquées et comment elles résoudront ou non les problématiques soulevées dans la consultation. Entre cette dernière et l’application de la loi, des effets de compositions, de décompositions, de pondérations, ou encore d’agencements32 résulteront, et qu’il faudra observer et étudier. Pour terminer, notons que cette étude nécessite d’être approfondie à travers un élargissement du corpus, notamment en intégrant plus de propositions, en prenant en compte les commentaires écrits par les votants (autant ceux qui sont « pour » que ceux qui sont « contre »), mais aussi en l’inscrivant dans le temps.

Céline Cholet Laboratoire Médiations, Information, Communication, Arts, EA 4426 Université Bordeaux Montaigne [email protected]

Résumé Depuis les années 2000, les enjeux sanitaires et environnementaux, ainsi que les préoccu- pations liées au changement climatique occupent une place importante dans la gestion de la politique agricole (à l’échelle française comme européenne)33. Ce constat nous conduit à nous intéresser aux États généraux de l’alimentation et particulièrement à la plateforme parti- cipative de la consultation citoyenne (ouverte du 20 juillet au 10 novembre 2017)34. Cette dernière nous paraît être un espace privilégié pour aborder le point de vue de la société civile, ses attentes, ses préoccupations, mais aussi, sa représentation du monde agricole à travers un ensemble de registres de valeurs en circulation. Ainsi, en prenant appui sur la consultation citoyenne, nous nous interrogerons sur les questions suivantes : quelles propositions le panel de citoyen(ne)s retient-il pour répondre à la question « Comment accompagner la transfor- mation de notre agriculture » ? Le climat et la préservation de la biodiversité sont-ils présents, si oui, comment ? Le modèle agricole dominant (l’agriculture dite « conventionnelle ») est-il remis en cause ? Si oui, comment ? Au final, quelle(s) représentation(s) des modèles agricoles les investissements sémantiques que nous relèverons suggèrent-ils ? À partir d’une approche sémiotique, nous tenterons d’apporter des réponses à nos interrogations.

31 Ibid. 32 Nelson Goodman, Manières de faire des mondes, Paris, Gallimard, 2006. 33 Henri Nallet, Philippe Tillous-Borde, « Pour une nouvelle politique agricole », Les nouveaux équilibres agroalimentaires mondiaux, Paris, Presses Universitaires de France, 2011, p. 119-125. 34 Site de la consultation citoyenne : egalimentation.gouv.fr. La parole citoyenne face aux enjeux agroalimentaires et environnementaux 77

Mots-clés Modèles agroalimentaires, consultation citoyenne, sémiotique, valeurs, représentations. Abstract Since the 2000s, health and environmental issues, but also the climate change have occupied an important place in the management of agricultural policy (at both the French and European levels). This observation leads us to take an interest in the Food General Assembly and particularly in the participatory platform for citizen (open from July 20 to November 10, 2017). The citizen consulta- tion seems to be a privileged space for approaching the point of view of civil society, its expectations, its concerns, but also its representation of the agricultural world through a set of registers of values in circulation. Thus, based on the citizen consultation, we will question on: what proposals does the citizens’ panel retain to answer the question “How to support the transformation of our agri- culture”? Are the climate and the preservation of biodiversity present, if so, how? Is the dominant agricultural model (so-called “conventional” agriculture) being in question? and how? In the end, what are the representation(s) of agricultural models from semantic investments? From a semiotic approach, we will try to provide answers to our questions. Keywords Agrifood models, citizen consultation, semiotics, values, representations.

Contribution des ressources génétiques animales aux services écosystémiques liés au développement territorial

Grégoire Leroy, Étienne Verrier

L’élevage est au cœur de multiples enjeux de durabilité, que l’on considère la sécurité alimentaire, la lutte contre la pauvreté, ou le changement clima- tique. L’activité d’élevage est aussi liée à une diversité de services écosysté- miques rendus au sein des agroécosystèmes à une très large échelle. À l’heure actuelle, sur les 2,5 milliards d’ha de terres agricoles utilisées par l’élevage dans le monde, 2 milliards correspondent à des espaces pâturés, dont 1,3 ne peuvent pas être valorisés par autre chose que de l’activité pastorale1. Le nombre de personnes pratiquant le pastoralisme dans le monde est estimé entre 200 et 500 millions d’individus2. En comparaison de systèmes plus intensifs, les agroécosystèmes pastoraux font généralement appel à des espèces et des races autochtones3, relativement peu productives, mais disposant de caractères d’adaptation les rendant aptes à tirer parti des contraintes de l’envi- ronnement et du système de production local. Au cours des dernières décen- nies, l’intensification des systèmes d’élevage dans de nombreux pays a eu pour conséquence un remplacement progressif de ces populations par des races internationalement reconnues et a priori plus productives. Dans le cadre d’une réflexion sur les services écosystémiques fournis par les agroécosystèmes impliquant l’élevage de manière générale, et les systèmes pastoraux en particulier, il apparaît légitime de s’interroger sur le lien entre les ressources génétiques utilisées, et les services fournis. Nous nous proposons tout d’abord de revenir sur la notion de ressource génétique en tant que telle,

1 Anne Mottet, Cees de Haan, Alessandra Falcucci, Giuseppe Tempio, Carolyn Opio, Pierre Gerber, “Livestock: On our plates or eating at our table? A new analysis of the feed/food debate”, Global Food Security, 14, 2017, p. 1-8. 2 FAO, Crossing boundaries: Legal and policy arrangements for cross-border pastoralism, FAO/IUCN, Rome, 2018. 3 Gregoire Leroy, Roswitha Baumung, Paul Boettcher, Beate Scherf, Irene Hoffmann, “Sustainability of crossbreeding in developing countries; definitely not like crossing a meadow…”, Animal, 10, 2016, p. 262-273. 80 Grégoire Leroy, Étienne Verrier avant d’étudier en quoi le choix d’une ressource peut affecter un ou des services écosystémiques. À partir de là nous nous intéresserons à la manière dont ces services sont actuellement perçus, et quels sont les enjeux et contraintes pour leur fourniture.

Que sont les ressources génétiques animales (RGAs) ?

La Convention pour la Diversité Biologique de 1992 définit une ressource génétique comme un « matériel d’origine végétale, animale, microbienne ou autre, contenant des unités fonctionnelles de l’hérédité » ou comme « un matériel génétique ayant une valeur effective ou potentielle », les RGAs se rapportant plus spécifiquement aux espèces animales domestiquées par l’homme. En termes pratiques, cette définition implique que les ressources géné- tiques doivent être considérées à différentes échelles, du gène à l’espèce. En ce qui concerne les animaux domestiques, il conviendra plus particulièrement de considérer l’échelle populationnelle ou raciale. Le concept de race animale intègre des dimensions tant socio-culturelles que génétiques, et il s’agit de l’unité organisationnelle la plus largement utilisée dans la gestion des ressources génétiques animales. On répertorie à l’heure actuelle près de 8 200 races appar- tenant à 38 espèces dans le monde4. Parmi celles-ci, 7 127 sont considérées comme locales au sens de la FAO, c’est-à-dire ne sont répertoriées que dans un seul pays, tandis que 1 048 sont dites transfrontalières. Ainsi, la race bovine Holstein est présente dans au moins 163 pays du monde, en général au sein de systèmes mixtes ou intensifs. Une autre manière de classer les races consiste à différencier à l’échelle des pays, les populations importées, dont la Holstein fait souvent partie, des races localement adaptées, c’est-à-dire des populations autochtones ou implantées depuis suffisamment longtemps pour être adaptées à l’environnement et au système de production local. Les races localement adaptées peuvent être par ailleurs transfrontalières, notamment certaines races de ruminants utilisées dans les systèmes transhumants, qui sont particulièrement importantes au regard des services écosystémiques fournis par le pastoralisme.

Quels liens entre les RGAs et les services écosystémiques territoriaux ?

La place des ressources génétiques dans le cadre conceptuel des services écosystémiques n’est pas forcement bien définie au sein de la littérature. Si pour Zhang et al.5, la diversité génétique des plantes cultivées et des animaux d’élevage constitue un service écosystémique en tant que tel, il a été souligné

4 DAD-IS, Domestic Animal Diversity Information System, FAO, Rome, http://www.fao.org/ dad-is/en/ (consulté le 20/02/2020). 5 W. Zhang, T. H. Ricketts, C. Kremen, K. Carney, S. M. Swinton, Ecosystem services and dis-services to agriculture, Écol. Écon., 64, 2007, p. 253-60. Contribution des ressources génétiques animales aux services écosystémiques… 81 que la biodiversité (dans laquelle s’intègre les RGAs) pouvait aussi être vue comme un régulateur des processus écosystémiques6. Enfin, pour Ovaska et Soini7, les races domestiques seraient des fournisseurs de services écosys- témiques, tandis que Marsoner et al.8 (2018) ont suggéré de quantifier le nombre de races autochtones comme indicateurs des services culturels. En pratique, il peut être considéré que la diversité des RGAs va influen- cer les services écosystémiques fournis par les agroécosystèmes au travers des systèmes de production et des choix zootechniques, par exemple le fait d’uti- liser un ou plusieurs génotypes, races, espèces. Les individus ainsi utilisés exprimeront, pour des caractères donnés, des phénotypes spécifiques, suscep- tibles d’influencer, voire de générer, les services écosystémiques de l’agroé- cosystème. L’expression des phénotypes en question peut être liée à un gène unique (déterminisme monogénique) ou au contraire une combinaison de gènes (déterminisme multifactoriel). Comme l’illustre la Figure 1, la diversité des RGAs est en mesure d’impacter de nombreux services et disservices (fonc- tions de l’écosystème perçues comme négatives) écosystémiques, que l’on considère les services culturels, d’approvisionnement, ou de régulation. Ces impacts peuvent exister tant à l’échelle du gène, que de la race ou de l’espèce sélectionnée par l’éleveur. Par exemple, le gène Booroola chez le mouton est connu pour agir fortement sur la prolificité des brebis, impactant ainsi les services d’approvisionnement correspondants. Tableau 1 : Exemples de phénotypes impactant les services écosystémiques liés au territoire Services Phénotypes Modes d’expression Échelles considérées écosystémiques Complexe Espèces (Yak), races Multiples Adaptation à l’altitude (Divers QTLs (Chèvre tibetaine…) et gènes identifiés) Pelage lisse et court Races (races bovines Monogenique Multiples favorisant l’adaptation Senepol et créoles) et sous- (gène slick) à la chaleur populations (bovin Holstein) Espèces, races, individus Complexe Entretien de l’habitat Aptitude à la marche (race ovine Border Leicester, (QTLs identifiés) chèvres marocaines) Gestion de Préférence alimentaire pour Complexe Race (Chèvre Damascus) l’embroussaillement l’alimentation fibreuse Préférences alimentaires Érosion et maintien et comportement Complexe Espèces de la biodiversité de piétinement

6 Georgina M. Mace, Ken Norris, Alastair H. Fitter, “Biodiversity and ecosystem services: a multilayered relationship”, Trends in Ecology & Evolution, 27, 2012, p. 19-26. 7 Thomas Marsoner, Lukas Egarter Vigl, Frederick Manck, Gunter Jaritz, Ulrike Tappeiner, Erich Tasser, “Indigenous livestock breeds as indicators for cultural ecosystem services: A spatial analysis within the Alpine Space”, Ecological indicators, 94, 2018, p. 55-63. 8 Ulla Ovaska, Katriina Soini, “Native breeds as providers of ecosystem services: the stakeholders’ perspective”, Trace: Finnish Journal of Human-Animal Studies, 2, 2016. 82 Grégoire Leroy, Étienne Verrier

Figure 1 : Impact de la diversité des RGA sur les services écosystémiques aux travers 9 des systèmes et pratiques d’élevage (adapté de Leroy et al. ) En ce qui concerne les services de régulation en lien avec l’entretien des territoires, les caractères d’adaptation tiennent une importance particu- lière, et permettent aux animaux de faire usage d’un territoire particulier, qui ne pourraient être valorisé par d’autres individus non adaptés à ceux-ci (Tableau 1). Ainsi certaines espèces (Yak, Chameau ou Dromadaire) ou races (la race bovine Yakut en Sibérie, par exemple) se révèlent particulièrement adaptées à des environnements extrêmes. Certaines races bovines telles que la Senepol possèdent une pilosité qui favorise la sudation et la résistance à la chaleur, en lien avec une mutation au gène Slick, mutation qui a par ailleurs été introgressée au sein de certaines sous-populations de la race Holstein10. Les aptitudes spécifiques de certaines espèces ou races pour parcourir de longues distances permettent d’élargir le territoire entretenu par l’activité pastorale. On notera par ailleurs que les éleveurs de bovins laitiers ont la possibilité de sélectionner leurs animaux sur cette dernière aptitude, au travers de certains caractères morphologiques inclus dans les objectifs de sélection comme les aplombs. L’importance de l’adaptation est largement mise en évidence par le nombre d’échecs dans les projets d’introgression et de croisement dans les

9 Gregoire Leroy, Roswitha Baumung, Paul Boettcher, Badi Besbes, Tatiana From, Irene Hoffmann, “Animal genetic resources diversity and ecosystem services”,Global food security, 17, 2018, p. 84-91. 10 S. Dikmen, F. A. Khan, H. J. Huson, T. S. Sonstegard, J. I. Moss, G. E. Dahl, P. J. Hansen, “The SLICK hair locus derived from Senepol cattle confers thermotolerance to intensively managed lactating Holstein cows”, Journal of dairy science, 97, 2014, p. 5508-5520. Contribution des ressources génétiques animales aux services écosystémiques… 83 pays en développement, du fait d’un manque d’adaptation des génotypes ainsi importés aux environnements locaux11. À ce titre, les approches de type « landscape genomics » ont permis de mettre en évidence un nombre croissant de variants génétiques impliqués dans l’adaptation des races à leurs milieux12. Pour d’autres races comme la chèvre Damascus, des comportements alimentaires spécifiques, en l’occurrence une préférence pour les fibres riches en tannin, peut se révéler un atout pour le contrôle de l’embroussaillement. En ce qui concerne certains services comme le maintien de la biodiversité herbagère, s’il a pu être démontré que celle-ci était largement impactée par l’espèce ou la combinaison d’espèces utilisées pour pâturer, les études ne semblent pas avoir mis en évidence de différences selon le choix de la race13 (Rook et al., 2004), le chargement restant généralement le principal facteur d’impact sur cette biodiversité. Les antagonismes souvent observés entres services d’approvisionnement et services de régulation et de maintenance se retrouvent quand on regarde les caractères d’intérêt pour la selection avec des corrélations génétiques généra- lement négatives entre caractères de productivité (production laitière, crois- sance…) et caractères fonctionnels (aptitude à la reproduction, résistance au stress thermiques ou aux maladies). Cependant, la combinaison de différentes races peut se révéler intéressante pour la fourniture de services écosystémiques de types différents. À titre d’exemple, le croisement de femelles Aubrac élevées en système herbagers du sud du Massif central avec des taureaux de races bouchères, telles que la Charolaise, permet de prendre avantage de la rusti- cité de la première race pour exploiter un environnement difficile (services de régulation et de maintenance), tout en produisant des veaux de croissance améliorée recherchés sur le marché (services d’approvisionnement). Ainsi si l’on considère que les ressources génétiques employées relèvent du choix zootechnique, au même titre que le chargement pastoral, celles-ci constituent à ce titre un facteur de régulation des services fournis par l’agroécosystème.

11 Gregoire Leroy, Irene Hoffmann, Tatiana From, Sipke Joost Hiemstra, Gustavo Gandini, “Perception of livestock ecosystem services in grazing areas inside and outside Europe”, Animal, 12, 2018, p. 2627-2638. 12 Badr Benjelloun, Diversité des génomes et adaptation locale des petits ruminants d’un pays médi- terranéen: le Maroc, thèse de doctorat, 2015. 13 AJ Rook, Bertrand Dumont, Johaness Isselstein, Koldo Osoro, Michiel WalliesDeVries, Giuseppe Parente, Jane Mills, “Matching type of livestock to desired biodiversity outcomes in pastures –a review”, Biological Conservation, 119, 2004, p. 137-150. 84 Grégoire Leroy, Étienne Verrier

Perceptions, enjeux et contraintes autour des services écosysté- miques territoriaux liés à l’élevage et aux RGAs

L’un des principaux enjeux autour des services écosystémiques non marchands, tels que ceux liés à l’entretien du territoire, se situe autour de la valeur et de la perception qu’ont les différents acteurs de ces services. Dans l’objectif de mieux comprendre les facteurs impactant la perception des services liés à l’activité de pâturage (approvisionnement non compris), 82 cas d’étude issus de pays européens et non-européens, fournis par différentes caté- gories d’experts (chercheurs, ONG, associations d’éleveurs…) ont été collectés en 2013 et analysés14. De ces différents cas (Figure 2 [I]), il est apparu que la perception était apparue particulièrement positive pour les services liant la culture et les valeurs de l’environnement naturel et des paysages, d’autres services, tels que l’entretien de l’habitat, le contrôle des résidus, adventices ou de l’embroussaillement étant aussi perçus tout à fait positivement. L’utilisation d’analyses multivariées de type ACP (analyse en composantes principales), pour identifier les facteurs impactant la perception des services, a notamment permis de mettre en évidence une corrélation généralement positive de la perception des différents types de service (les services d’approvi- sionnement n’étant pas considérés) (Figure 2 [IIa]). Par ailleurs, la perception est apparue plus positive au sein des pays européens, dans les cas d’étude utili- sant une combinaison d’espèces, ainsi que dans les espaces protégés (Figure 2 [II b et c]), soulignant l’intérêt potentiel du pâturage mixte. Parmi les cas non-européens, les principales contraintes limitant la fourni- ture des services écosystémiques fournis par l’élevage sont apparues liées à un manque de reconnaissance de ces services ainsi qu’à l’absence de politiques et de cadre réglementaire supportant ceux-ci. Par contraste, l’existence d’un cadre dédié à l’échelle européenne (règlement européen « agroenvironnemental » du 30 juin 1992) explicite la reconnaissance juridique de ces services pour les cas européens. La principale contrainte identifiée pour ceux-ci correspond au manque de revenu lié à l’activité d’élevage, illustrant notamment les enjeux autour de la quantification, notamment financière, des services écosystémiques.

14 Gregoire Leroy, Irene Hoffmann, Tatiana From, Sipke Joost Hiemstra, Gustavo Gandini, “Perception of livestock ecosystem services in grazing areas inside and outside Europe”, Animal, 12, 2018, p. 2627-2638. Contribution des ressources génétiques animales aux services écosystémiques… 85

Figure 2 : Perception des services selon les cas européens et non-européens (I), et projections de variables, études de cas et facteurs explicatifs sur les deux premiers axes de l’analyse factorielle multiples (II) avec (a) Cercle de corrélation des services écosystémiques en tant que variables quan- titatives ; (b) projection des 82 études de cas analysées ; (c) projection des facteurs explicatifs. 86 Grégoire Leroy, Étienne Verrier

Les choix qui peuvent être faits par les éleveurs en termes d’espèces, de races et d’animaux sont en mesure d’impacter largement les différents services écosystémiques fournis par les agroécosystèmes, y compris ceux liés à l’en- tretien des paysages, tout particulièrement dans leur dimension culturelle, l’animal faisant partie intégrante de ces paysages. Un enjeu majeur autour du lien entre les ressources utilisées et les services rendus reste de manière générale, et particulièrement pour les pays non-européens, le manque de reconnaissance de ces services. Une autre difficulté porte sur la quantification (notamment financière) de ce lien, soulignant la nécessité d’études multidis- ciplinaires qui faciliteront la prise en compte de ces services dans les choix zootechniques auxquels sont confrontés les éleveurs.

Grégoire Leroy Animal Genetic Resources Branch, Animal Production and Health Division, Food and Agriculture Organization of the United Nations (FAO) 00153, Rome, Italy Université Paris-Saclay, Inrae, AgroParisTech, UMR GABI, 78350 Jouy-en-Josas [email protected] Étienne Verrier Université Paris-Saclay, Inrae, AgroParisTech, UMR GABI, 78350 Jouy-en-Josas [email protected]

Grégoire Leroy est titulaire d’une thèse en génétique animale obtenue en 2008. Maître de conférences au sein de l’UMR INRAE/AgroParisTech Génétique Animale et Biologie Intégrative, il est actuellement mis à disposition depuis 2015 auprès de l’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture. Ses thématiques de recherches portent sur la caractérisation, la conservation et la gestion durable des ressources génétiques animales. Étienne Verrier est professeur de génétique animale à AgroParisTech et directeur-adjoint de l’UMR GABI (Inrae/AgroParisTech). Ses travaux portent sur la définition d’indicateurs pour la gestion génétique des populations animales et la valorisation et l’inscription territoriale des races locales. Contribution des ressources génétiques animales aux services écosystémiques… 87

Résumé Au travers des systèmes de productions au sein desquels celles-ci s’intègrent, les races et espèces d’élevage contribuent à une diversité de services écosystémiques, dont plusieurs impactent le développement des territoires, notamment dans leur dimension culturelle. Ces services sont perçus de manière différente en fonction de la région, du répondant, du statut de protection du territoire ou l’espèce considérée. Le manque de reconnaissance de ces services, en particu- lier au sein des pays non-européens, constitue un enjeu majeur pour leur pérennité et celle des agroécosystèmes correspondants. Mots-clés Ressources génétiques animales, services écosystémiques, race, territoire, pâturage. Abstract Through the production systems where they are raised, the breeds and livestock species contribute a diversity of ecosystem services, many of which impact the development of territories, particularly in their cultural dimension. These services are perceived differently depending on the region, the respondent, the protection status of the territory or the species considered. The lack of recognition of these services, particularly in non-European countries, constitutes a major challenge for the sustai- nability of the corresponding agro-ecosystems. Keywords Animal genetic resources, ecosystem service, animal breed, territory, pasture.

Réflexions autour de la création d’une filière de commercialisa- tion de la venaison en Gironde

Carole Marin

En Europe, l’augmentation continue des tableaux de chasse au sanglier couplée à celle des impacts économiques, sanitaires, sécuritaires et écologiques liés à la présence de l’animal dans différents milieux suggère une croissance des populations de l’espèce au cours des dernières décennies1. La chasse représente le principal moyen de régulation des effectifs de sangliers2. Toutefois, la hausse des prélèvements de sangliers contraste avec la diminution du nombre de chasseurs : tandis qu’au sein de 16 pays européens analysés, dont la France, le nombre de sangliers prélevés par la chasse augmentait de 150 % entre 1991 et 2011, les effectifs de chasseurs diminuaient en moyenne de 18 %. Dans le même temps, l’âge moyen des chasseurs augmentait dans la plupart des pays européens3. Seulement 5 % du volume de grand gibier chassé en France serait commer- cialisé4, la venaison étant traditionnellement réservée aux chasseurs et à leurs proches. Mais les tableaux de chasse augmentant chaque année et les effec- tifs de chasseurs diminuant, il est probable que le monde de la chasse peine à « absorber » l’intégralité de la venaison dont il s’occupe seul de la prépara- tion. En 2008, la Fédération Nationale des Chasseurs crée une marque déposée

1 Jürgen Tack, Wild Boar (Sus scrofa) populations in Europe: a scientific review of population trends and implications for management, Brussels, European Landowners’ Organization, 2018, 56 p. 2 Oliver Keuling, Éric Baubet, Andreas Duscher, Cornelia Ebert, Claude Fischer, Andrea Monaco, Tomasz Podgórski, Céline Prevot, Katrin Ronnenberg, Gunter Sodeikat, Norman Stier, Henrik Thurfjell, « Mortality rates of wild boarSus scrofa L. in central Europe », European Journal of Wildlife Research, 59, 2013, p. 805-814. 3 Giovanna Massei, Jonas Kindberg, Alain Licoppe, Dragan Gacik, Nikica Šprem, Jiri Kamler, Éric Baubet, Ulf Hohmann, Andrea Monaco, Janis Ozolins, Sandra Cellina, Tomasz Podgorski, Carlos Fonseca, Nickolay Markov, Boštjan Pokorny, Carme Rosell, Andras Nahlik, « Wild boar populations up, numbers of hunters down? A review of trends and implications for Europe », Pest Management Science, 71, 2015, p. 492-500. 4 Étienne Jobard, Jacques Marquay, Quentin Prigent, Stephane Radureau, Marie-Laetitia des Robert, Évaluation du service écosystemique chasse en 2015, Rapport final d’étude Le Bipe, 20 novembre 2016, p. 26. 90 Carole Marin

« Gibier de chasse, chasseurs de France », certifiant l’origine française du gibier vendu et mettant en avant les atouts nutritionnels et gustatifs de cette viande de gibier « naturelle », destinée à un « consommateur qui veut un produit local et authentique. »5 Mais cette filière nationale serait insuffisamment organisée, et finalement 70 à 80 % de la viande de gibier vendue en France serait importée6. En parallèle, les dérives environnementales et sociales du modèle agro- alimentaire conventionnel ainsi que les diverses crises sanitaires ont motivé une demande sociétale croissante pour des systèmes alternatifs ces dernières décennies7. En 2018, les achats de produits alimentaires issus de l’agriculture biologique en France représentaient un marché de plus de 9 milliards d’euros de chiffre d’affaires et affichaient une croissance de 15,4 % par rapport à l’année précédente8. Le développement de circuits courts de commercialisa- tion7, mais également de l’agriculture urbaine9, suggèrent aussi une aspiration de la société à reprendre le contrôle de son alimentation face à un modèle dominant productiviste10. Forte de ces constats, la Fédération départementale des chasseurs des Pyrénées Orientales met en place en 2012 une filière locale de valorisation de la venaison11. Un marché de venaison d’origine polonaise était déjà installé dans le département. Un partenariat s’établit entre la Fédération départementale des chasseurs des Pyrénées Orientales, les abattoirs de Perpignan dans lesquels les contrôles sanitaires en vigueur sont effectués et l’entreprise locale de découpe et de transformation des viandes Guasch et Fils. À ce jour, le bilan est satisfaisant, les établissements Guasch et Fils ne rencontrant aucune difficulté à écouler la totalité de la venaison, essentiellement auprès de restaurateurs locaux, et dans une moindre proportion, auprès de bouchers de la région11. Une vidéo postée

5 Fédération Nationale des Chasseurs, « Le gibier de chasse : retrouvez les saveurs de la nature » [En ligne] Mis à jour le 09 mars 2020. Disponible sur : http://chasseurdefrance.com/le-gibier- de-chasse-retrouvez-les-saveurs-de-la-nature/. Consulté le 11 mars 2020. 6 Fédération Nationale des Chasseurs, « Une consommation à développer » [En ligne] Mis à jour le 9 mars 2020. Disponible sur : http://chasseurdefrance.com/une-consommation-a- developper/. Consulté le 11 mars 2020. 7 Élodie Brûlé-Gapihan, Audrey Laude, Étienne Maclouf, « Adopter une vision dynamique de l’innovation soutenable : le cas des circuits courts alimentaires », Revue d’économie industrielle, 159, 2017, p. 53-79. 8 AND International, Observatoire National de l’Agriculture Biologique, Le marché alimentaire bio en 2018, estimation de la consommation des ménages en produits alimentaires biologiques en 2018, Rapport d’octobre 2019, p. 5, 65 p. Disponible sur : https://www.agencebio.org/vos- outils/les-chiffres-cles/.Consulté le 30 avril 2020. 9 Paula Nahmias, Yvon Le Caro, « Pour une définition de l’agriculture urbaine : réciprocité fonctionnelle et diversité des formes spatiales », Environnement urbain, 6, 2012, p. 1-16. 10 Nicolas Bricas, Claire Lamine, François Casabianca, « Agricultures et alimentations : des rela- tions à repenser ? » Natures Sciences Sociétés, 21, 2013, p. 66-70. 11 Fédération Départementale des Chasseurs des Pyrénées-Orientales, Schéma Départemental de Gestion Cynégétique des Pyrénées-Orientales 2016-2022, 2016, p. 151-152. Réflexions autour de la création d’une filière de commercialisation de la venaison en Gironde 91 par la Fédération des chasseurs des Pyrénées Orientales montre qu’au-delà de retombées économiques de cette filière pour les différents acteurs, ces derniers éprouvent une fierté à travailler un produit qu’ils considèrent comme de qualité et authentique. Stéphane Guasch, gérant des établissements éponymes, insiste sur l’importance de proposer un produit issu d’un circuit très court, un moyen selon lui de « se battre pour le département ». Deux restaurateurs quant à eux mettent en avant l’origine locale de la viande, gage de fraîcheur, de qualité et de traçabilité « on sait ce qu’on propose à nos clients », énoncent les qualités nutritionnelles du gibier prélevé à l’état sauvage « dans la mesure où c’est sauvage, c’est bio, il se nourrit lui-même », « c’est une viande saine, non grasse », et finalement expriment leur satisfaction de proposer un produit « chassé par nos chasseurs, comme le faisaient nos arrières grands-parents »12. L’article propose une discussion autour de la mise en place d’une filière de commercialisation de la venaison de sanglier dans le contexte girondin. Nous examinons plus particulièrement les possibilités d’intégration d’un tel projet à celui de la gestion cynégétique des populations de sangliers présentes dans l’enveloppe urbaine bordelaise, initié en 2019 par la Fédération des chas- seurs de la Gironde. La réflexion est centrée sur la confrontation des différents points de vue des acteurs du monde de la chasse girondine quant à l’émer- gence de pratiques cynégétiques urbaines et la mise en place d’une filière de distribution de la venaison. L’analyse des discours tenus par les responsables cynégétiques lors de l’As- semblée Générale de la Fédération départementale des chasseurs de la Gironde du 27 avril 2019 occupe une place centrale dans cet article. Cet événe- ment annuel rassemble personnalités politiques (préfet, sénateurs, députés), gestionnaires, administrateurs cynégétiques et chasseurs girondins. Les tours de parole se succèdent, ils portent, suivant le locuteur, sur des considérations politiques, techniques, sociales ou encore domestiques relatives à la question cynégétique et à celle de la gestion de la faune. Cette rencontre offre au cher- cheur une occasion unique de saisir les enjeux politiques et sociaux inhérents au modèle cynégétique local. L’analyse d’extraits de discours relevés lors de l’assemblée, complétés par ceux obtenus lors d’entretiens individuels réalisés auprès des gestionnaires de la Fédération départementale des chasseurs de la Gironde dans le cadre de la recherche, s’articule aux résultats plus quantitatifs d’une enquête adressée aux chasseurs girondins. En effet, si l’échantillon de personnes présentes lors de l’assemblée générale des chasseurs de la Gironde du 27 avril 2019 reflète la diversité des acteurs du monde cynégétique girondin, les points de vue recueillis sont très majoritairement ceux exprimés par les gestionnaires cynégétiques de la Fédération des chasseurs girondins. Pourtant,

12 Fédération Départementale des Chasseurs des Pyrénées-Orientales, « La filière de valorisation de la venaison » [Vidéo en ligne] 12 avril 2016. Disponible sur : https://www.youtube.com/ watch?v=vNT0g9U2Ems. Consultée le 12 mars 2020. 92 Carole Marin il est possible que les opinions et objectifs des gestionnaires ne soient pas partagés par la population de chasseurs girondins. Un formulaire, numérique, est donc envoyé le 24 janvier 2020 aux 21 440 chasseurs ayant validé leur permis de chasser auprès de la Fédération départementale des chasseurs de la Gironde pour la saison cynégétique 2019-2020 et pour lesquels nous dispo- sons d’une adresse mail valide (soit 58,3 % des 36 263 chasseurs girondins). Deux mois après la diffusion de l’enquête, 4 581 observations sont récoltées. Après suppression des doublons, des observations correspondant aux chas- seurs ne résidant pas en Gironde ainsi que de celles pour lesquels l’âge, le genre et la commune de résidence ne sont pas renseignés, et après redresse- ment de l’échantillon à partir de l’arrondissement de résidence et d’un quota croisé entre le genre et les classes d’âges, 2 869 observations sont retenues. La réflexion autour de la commercialisation de la venaison nous a été inspirée par notre double formation : en médecine vétérinaire et, plus récemment, en géographie. Ainsi, le premier temps de l’article expose de façon pragmatique les moyens nécessaires à la création d’une filière locale urbaine de commercialisation de la venaison de sanglier à Bordeaux et dégage les atouts potentiels théoriques de la filière, perçus comme cohérents avec les objectifs annoncés par la Fédération des chasseurs de la Gironde. Dans le second temps de l’article, l’impact de l’introduction de cette filière urbaine sur le fonctionnement sociétal est discuté : la perspective rationalisante de l’expertise rencontre-t-elle celle des responsables cynégétiques fédéraux, des chasseurs, et de la société urbaine ?

Le contexte girondin

La gestion des populations girondines de sanglier

En Gironde, la saison de chasse au sanglier s’étend du 15 août au 28 février de l’année suivante. Du 1er juin au 14 août, la chasse au sanglier peut être pratiquée en battue, à l’affût ou à l’approche sur autorisation préfectorale individuelle délivrée au détenteur du droit de chasse après avis du Président de la Fédération départementale des chasseurs. On parle alors de tirs d’été de régulation. Du 1er au 31 mars, des battues administratives au sanglier sont organisées par le préfet à des fins de destruction, l’animal passant alors d’un statut de « gibier » à celui d’« espèce susceptible d’occasionner des dégâts »13. Au cours des mois d’avril et de mai, ce sont les lieutenants de louveterie, auxiliaires de l’État nommés par le préfet, qui sont en charge de la régulation administrative des populations de sangliers. Dans les zones non chassées telles que l’enveloppe urbaine bordelaise, ces derniers interviennent tout au long

13 Préfet de la Gironde, Campagne de chasse 2018-2019. Arrêté relatif aux dates d’ouverture et de clôture de la chasse pour la campagne 2018-2019 dans le département de la Gironde, 2018, 6 p. Réflexions autour de la création d’une filière de commercialisation de la venaison en Gironde 93 de l’année pour réguler les populations de sanglier. Ces mesures, soumises à arrêté préfectoral, sont de deux types : soit les individus sont appâtés, piégés puis abattus, soit ils sont « détruits » lors de battues administratives. Les prélèvements de sangliers réalisés sur le département n’ont cessé d’augmenter au cours des dernières années. Pour la saison cynégétique 2018- 2019, les tableaux de chasse au sanglier comptabilisent 10 978 prélèvements du 1er juin 2018 au 28 février 2019, auxquels s’ajoutent 1 251 prélèvements administratifs réalisés au cours du mois de mars 2019 et 665 sangliers tués par les lieutenants de louvèterie sur la période s’étendant du 1er juillet 2018 au 30 juin 2019. Cinq ans plus tôt, la saison cynégétique 2013-2014 totalisait 7 761 prélèvements de sangliers, toutes catégories confondues14, les prélève- ments ont augmenté de 66 % sur la période. De plus, la confrontation de la courbe des effectifs de chasseurs girondins avec celle des prélèvements de sangliers traduit une situation qui semble échapper au dispositif de régulation du Plan National de Maîtrise du Sanglier instauré en 200915. Tandis que la population des chasseurs a été divisée par plus de deux en 40 ans (Figure 1), la courbe des prélèvements de sangliers suit une orientation inverse : ces 20 dernières années, les prélèvements de sangliers réalisés par les chasseurs ont été multiplié plus de 8 fois (Figure 2). Enfin, alors que la tranche d’âge la plus représentée dans la population de chasseurs girondins en 2010 était celle de 51 à 60 ans, elle correspond, dix ans plus tard, à celle de 61 à 70 ans (Figure 3), suggérant un faible renouvellement des effectifs de chasseurs16.

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0 Figure1979 1 : 401984 ans d’évolution1989 1994 des 1999effectifs2004 de chasseurs2009 en2014 Gironde2019

(d’après les données récoltées auprès de la Fédération départementale des chasseurs de la Gironde, 2019)

14 D’après les données récoltées auprès de la Fédération départementale des chasseurs de la Gironde, 2019. 15 Ministère de l’Écologie, de l’Énergie, du Développement Durable et de la Mer, en charge des Technologies vertes et des Négociations sur le climat, Plan National de Maîtrise du Sanglier. Un cadre d’actions techniques pour agir au plan départemental, 2009, 25 p. 16 Fédération départementale des chasseurs de la Gironde, 2019, loc. cit. 94 Carole Marin

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Figure 2 : Les prélèvements de sangliers depuis 20 ans en Gironde (d’après les données récoltées auprès de la Fédération départementale des chasseurs de la Gironde, 2019)

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Les circuits de la venaison

À l’issue de la chasse, les chasseurs se partagent la venaison, tandis que les carcasses de sangliers prélevés à des fins de destruction sont destinées à être incinérées, la venaison n’étant ni consommée ni valorisée. Selon la réglemen- tation en vigueur, les chasseurs sont autorisés à livrer leur gibier en vue de la consommation humaine selon différents circuits. Le plus souvent, la venaison est réservée à l’autoconsommation. Dans ce cas, elle est préparée et consommée Réflexions autour de la création d’une filière de commercialisation de la venaison en Gironde 95 par le chasseur, seul, en famille ou en compagnie des chasseurs ayant participé à la chasse, et aucune réglementation particulière ne s’applique. S’il offre sa venaison à un proche, le chasseur a l’obligation d’informer le consommateur des risques liés à la trichinellose, maladie parasitaire transmissible à l’homme par ingestion de viande infestée17. La fédération nationale des chasseurs a fait réaliser à cet effet des sacs à gibier portant la mention « Le sanglier peut être porteur d’un parasite : la trichine. C’est pourquoi la viande de sanglier doit toujours être bien cuite à cœur ! » La venaison peut être servie dans le cadre d’un repas de chasse, ouvert au public, ou dans le cadre d’un repas associatif, pour lequel le chasseur livre des carcasses éviscérées entières, l’ensemble de la préparation (dépouille, découpe, congélation, cuisson) revenant à l’organisa- teur du repas. Le chasseur a également la possibilité de vendre sa venaison à un commerce de détail local, fournissant directement le consommateur final. Ce commerce doit se trouver dans un rayon de 80 km du lieu de chasse. Pour ces trois derniers cas, l’examen initial de la venaison par une personne ayant suivi la formation « hygiène de la venaison » et la recherche de trichine par un labo- ratoire agréé sont obligatoires. Enfin, un circuit long de commercialisation de la venaison est possible, par la vente de la carcasse à un atelier de traitement du gibier agréé, éventuellement par le biais d’un collecteur. Dans tous les cas, la traçabilité de la venaison est obligatoirement assurée de l’action de chasse au dernier détenteur avant le consommateur final. En Gironde, il n’existe pas de filière organisée de commercialisation de la venaison. Le partage et la dégustation du gibier faisant partie de l’activité de chasse, il n’est pas envisageable de commercialiser la totalité de la venaison prélevée par les chasseurs sur le département. Néanmoins, la tendance à l’aug- mentation des prélèvements de sangliers couplée à la diminution des effectifs de chasseurs girondins justifie l’étude des moyens nécessaires à la mise en place d’une filière facilitant le traitement et la valorisation de la venaison, susceptible d’intéresser certaines associations de chasse qui ont atteint les limites de la consommation familiale et d’investissement humain pour préparer la venaison.

Les moyens nécessaires à la création d’une filière de valorisation de la venaison

Le paragraphe qui suit propose de retracer le circuit d’un sanglier prélevé intégré dans une filière hypothétique de traitement et valorisation de la venaison en Gironde respectant les dispositions réglementaires de l’arrêté du 18 décembre 2009 relatives aux viandes fraîches de gibier sauvage18.

17 Jean Hars, Sophie Rossi, « Évaluation des risques sanitaires liés à l’augmentation des effectifs de sangliers en France », Faune sauvage, 288, 2010, p. 23-28. 18 Ibid. 96 Carole Marin

L’animal chassé dans les territoires de chasse des associations adhérentes au projet est impérativement marqué, sur le site de prélèvement, d’un bracelet d’identification délivré par la Fédération départementale des chasseurs de la Gironde. L’animal entier est ensuite rapidement transporté vers un centre de collecte, pouvant être commun à plusieurs organisations cynégétiques de la zone. L’éviscération et l’examen initial de la venaison et des abats par une personne formée sont alors réalisés dans l’espace adapté et prévu à cet effet au centre de collecte. En cas d’anomalie constatée lors de l’examen initial, les abats rouges doivent accompagner la carcasse et être précisément identifiés pour subir une inspection post-mortem officielle au centre de traitement. Les numéros d’identifications des bracelets de marquage sont repris sur les fiches d’examen initial ou fiches accompagnant obligatoirement la carcasse tout au long du circuit. Cette mesure, de même que la tenue de registres internes au centre de collecte, garantissent la traçabilité de la carcasse et s’inscrivent dans la lutte contre le braconnage. La société d’équarrissage assure la prise en charge des déchets de venaison, tandis que le transporteur achemine la carcasse éviscérée et non dépouillée en camion réfrigéré vers le centre de traite- ment, qui se charge alors du dépeçage de l’animal et des contrôles sanitaires en vigueur. Pour le sanglier, l’examen post-mortem après dépeçage et la recherche de trichine sont obligatoires. Toutes les pièces de grand gibier destinées à la consommation humaine entrées en atelier de traitement doivent être revêtues d’une marque de salubrité européenne sous la responsabilité du vétérinaire officiel du centre. Après maturation de la viande en chambre froide pendant au minimum une semaine, la découpe, le parage, le désossage et le condi- tionnement de pièces bouchères ou la préparation de produits charcutiers s’effectuent au sein d’un atelier de découpe et de transformation de la viande. Finalement, les détaillants (restaurateurs, bouchers, charcutiers) achètent la venaison préparée pour la proposer au consommateur final. Pour la création d’une filière locale et contrôlée de commercialisation de la venaison, un partenariat entre la Fédération des chasseurs de la Gironde coordinatrice du projet, une société d’équarrissage, une société de transport et un centre de traitement du gibier devrait donc être envisagé. Les organisations de chasse du département choisissant d’adhérer au programme s’engageraient alors à fournir un certain nombre de carcasses par saison cynégétique, en respectant les dispositions prévues par le cahier des charges de la filière. Cette quantité serait déterminée par les associations de chasse elles-mêmes et rééva- luée chaque année en fonction de l’évolution des prélèvements de sangliers et de la consommation du gibier par ses adhérents. Réflexions autour de la création d’une filière de commercialisation de la venaison en Gironde 97

Du projet de gestion à la création d’une filière

Les projets prioritaires

À l’heure actuelle, les préoccupations des gestionnaires de la Fédération des chasseurs de la Gironde se tournent vers deux phénomènes, faisant l’objet de deux projets de gestion distincts. Une première priorité est la maîtrise du risque sanitaire pour les espèces domestiques voire pour l’Homme accompagnant la prolifération de l’espèce19. En septembre 2018, la Belgique déclare cinq cas de peste porcine afri- caine (PPA) chez des sangliers, à proximité de la frontière avec la France. Immédiatement, la France met en place une zone de lutte renforcée dans les départements frontaliers, sur le « front » de la PPA20. La maladie n’est pas une zoonose. Néanmoins, son arrivée sur le territoire français entraînerait de lourdes conséquences économiques liées à un fort taux de mortalité dans les élevages porcins. D’autant plus que le statut indemne de peste porcine de la France lui permet d’exporter 40 % de sa production porcine21. D’autre part, la Nouvelle-Aquitaine représente la région la plus touchée actuellement par la tuberculose bovine, comptant 91 % des foyers détectés sur le territoire national22. Le sanglier, le blaireau et le cerf peuvent constituer un réservoir de la maladie23. « Avec l’arrivée de la peste porcine africaine aux portes du territoire national et le classement de quarante de Gironde en zone à risque de tuberculose bovine, nous devons passer d’une gestion des déchets que l’on pouvait qualifier d’un peu artisanale jusqu’à présent à un partenariat avec la Direction Départementale de Protection des Populations et des sociétés d’équarrissage pour une collecte organisée des déchets de venaison. »24 Jusqu’alors, les déchets de venaison, représentant 350 tonnes par an pour le département de la Gironde, étaient enfouis. Face à ces nouveaux enjeux sanitaires, la Fédération des chasseurs de la Gironde met en place trois

19 Jean Hars et Sophie Rossi, Faune sauvage, 2010, loc. cit. 20 Anne Bronner, Didier Calavas, Julien Cauchard, Pascal Hendrikx, Alizé Mercier, Marie- Frédérique Le Potier, Peste porcine africaine : apparition en Belgique, progression en Europe de l’est et en Chine. Note d’information du 19 septembre 2018, Veille Sanitaire Internationale, Plateforme ESA, 3 p. 21 Ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation. Plan d’actions. Organisation de la prévention, de la surveillance et de la lutte contre la peste porcine africaine. 2018, 12 p. 22 Fanny Pandolfi, Lisa Cavalerie, Fabrice Chevalier, Pierre Jabert, Didier Calavas, Jean- Jacques Bénet, Nicolas Keck, Sébastien Girard, Anne-Laure Lefebvre, Franck Martin, Édouard Reveillaud, Stéphanie Philizot, Barbara Dufour, Anne Bronner, Surveillance de la tuberculose bovine en 2018 (point au 4 avril). Note d’information du 24 avril 2018, Veille Sanitaire Internationale, Plateforme ESA, 10 p. 23 Barbara Dufour, Jean-Jacques Bénet, « L’infection à Mycobacterium bovis en France en 2014 : recrudescence et inquiétudes », Revue Francophone des Laboratoires, 472, 2015, p. 67-75. 24 Michel Massias, administrateur responsable de la Commission Équarrissage, Assemblée générale de la Fédération départementale des chasseurs de la Gironde du 27 avril 2019. 98 Carole Marin obligations dans la zone à risque de tuberculose : l’inspection systématique des carcasses par une personne ayant suivi la formation « hygiène de la venaison » dispensée gratuitement par la Fédération des chasseurs de la Gironde, la décla- ration de toute lésion suspecte à la Direction Départementale de Protection des Populations et le dépôt des déchets de venaison dans les points de collecte mis à disposition par les services d’équarrissage. Il est prévu que ces disposi- tions s’étendent à tout le département au cours de l’année 202025. Le contrôle de la pénétration de populations de sangliers au sein d’espaces urbains et péri-urbains représente une deuxième priorité pour les gestion- naires. Ces territoires se retrouvent aujourd’hui confrontés à des enjeux écono- miques (dégâts dans les exploitations agricoles urbaines et périurbaines, dans les espaces verts aménagés, dans les jardins de particuliers), écologiques (enva- hissement de petites réserves urbaines), de sécurité (collisions automobiles, rencontres avec des humains ou des animaux domestiques) et sanitaires, liés à la présence de cet animal sauvage26. Ces enjeux étaient autrefois réservés aux seuls espaces ruraux. « Dans les territoires péri-urbains, le temps des inventaires et des audits est derrière nous ! Il est question d’unités de gestion et de plans de gestion des populations. »27 À Bordeaux, un projet de gestion cynégétique a vu le jour en 2019. L’objectif est la mise en place de l’association de chasse péri-urbaine de Bordeaux (ACPB), pilotée par la Fédération départementale des chasseurs de la Gironde, au sein d’une nouvelle unité de gestion « périur- baine » concernant 31 communes de l’enveloppe urbaine bordelaise dans lesquelles 6 500 hectares chassables ont été identifiés (Carte 1)28. Au-delà de la maîtrise des enjeux liés à la présence de sangliers au sein du territoire concerné par le projet, les gestionnaires perçoivent une opportunité de recrutement de nouveaux chasseurs à travers l’ouverture de territoires de chasse en zone urbaine : « La métropole bordelaise prend 10 000 habitants par an, peut-être y a-t-il des chasseurs parmi eux. »29 Les modes de chasse aux sangliers tradi- tionnels, collectifs, bruyants et nécessitant de grands espaces tels que la battue

25 Ibid. 26 Carles Conejero, Raquel Castillo-Contreras, Carlos González-Crespo, Emmanuel Serrano, Gregorio Mentaberre, Santiago Lavín, Jorge Ramón López-Olvera, « Past experiences drive citizen perception of wild boar in urban areas », Mammalian Biology, 96, 2019, p. 68-72 ; Stéphane Builles, gestionnaire de la réserve naturelle des marais de Bruges, entretien du 3 décembre 2019 ; Xavier Fernandez-Aguilar, Marcelo Gottschalk, Virginia Aragon, Jordi Camara, Carmen Ardanuy, Roser Velarde, Nuria Galofre-Mila, Raquel Castillo-Contreras, Jorge R. Lopez-Olvera, Gregorio Mentaberre, Andreu Colom-Cadena, Santiago Lavin, Oscar Cabezon, « Urban Wild Boars and Risk of Zoonotic Streptococcus suis, Spain », Emerging Infectious Disease, 24(6), 2018, p. 1083-1086. 27 Jérôme Martin, administrateur responsable de la Commission Péri-urbain, Assemblée générale de la Fédération départementale des chasseurs de la Gironde du 27 avril 2019. 28 D’après les discussions avec Emmanuel Robin, directeur des actions territoriales de la Fédération départementale des chasseurs de la Gironde et en charge du projet de création de l’ACPB, 2019. 29 Jérôme Martin, Assemblée générale de la Fédération départementale des chasseurs de la Gironde, 27 avril 2019, loc. cit. Réflexions autour de la création d’une filière de commercialisation de la venaison en Gironde 99

Carte 1 : Enclaves, définies comme des espaces potentiellement chassables et susceptibles d’abri- ter des populations d’espèces de grand gibier, de l’enveloppe urbaine de Bordeaux (d’après les données récoltées auprès de la Fédération départementale des chasseurs de la Gironde, 2019) aux chiens courants, laissent place dans ces zones urbanisées à des pratiques individuelles telles que la chasse à l’approche ou à l’affut, à la carabine ou à l’arc30. En permettant une certaine souplesse dans la pratique, la chasse à l’approche ou à l’affût seraient plus compatibles avec les modes de vie actuels : « Le monde change. Il y a 50 ans, la pratique de la battue toute la journée du samedi et du dimanche posait moins de problèmes qu’aujourd’hui. De nos jours, ces journées correspondent aux moments que l’on peut passer en famille, donc forcément si on les passe en battues, des tensions peuvent faci- lement apparaître dans le couple. En revanche, l’affût, l’approche, sont tout à fait adaptés à ces nouveaux fonctionnements familiaux puisque ce sont des pratiques qui permettent d’y aller 2 heures le samedi, puis on est libre soit le matin, soit l’après-midi pour passer du temps en famille. On peut y retourner 2 ou 3 heures le dimanche. »31 À travers l’insertion de ces pratiques autrefois marginales dans le paysage cynégétique girondin, les gestionnaires espèrent donc attirer une nouvelle catégorie de chasseurs au sanglier. Enfin, concernée par l’image de la chasse dans la société « Nous sommes à l’époque du chasse

30 D’après les discussions avec Emmanuel Robin, 2019, loc. cit. 31 Henri Sabarot, président de la Fédération départementale des chasseurs de la Gironde, Remise des diplômes aux lauréats du brevet grand gibier de l’Association départementale des chasseurs de grand gibier de Gironde, 17 novembre 2019. 100 Carole Marin bashing, où l’on donne de plus en plus de tribunes aux anti-spécistes et aux vegans, mais cela ne nous affaiblira pas »32, la Fédération considère la pratique de la chasse à l’arc comme porteuse d’une « très bonne image »33, susceptible d’être mieux acceptée par les habitants de ces zones particulières : « dans les milieux urbains et périurbains, on a à faire à des citadins qui ne comprennent pas la carabine, les chiens. On prône l’approche et l’affût pour ces milieux et en particulier la chasse à l’arc qu’on essaye de développer, d’accompagner et qui est totalement adaptée à ces milieux. »34 Dans l’enveloppe urbaine bordelaise, la gestion des populations de sangliers est administrative. Ce processus déshumanisé mais néanmoins peu visible, sans publicité et donc non sujet à polémique, pourrait laisser place à la pratique cynégétique dans le paysage urbain. Le discours de Fabienne Buccio, alors récemment nommée préfète de la Gironde, lors de l’assemblée générale des chasseurs de la Gironde du 27 avril 2019, illustre l’inquiétude du pouvoir central face au phénomène de pénétration de populations de sangliers au sein de zones fortement urbanisées. Elle annonce un « soutien total pour la gestion coordonnée dans le périurbain » par la nouvelle organisation cynégétique périurbaine, à laquelle elle attribue un double rôle : celui de la régulation des populations de sangliers et celui d’une offre de chasse nouvelle, qu’elle considère alors comme social. Finalement, l’ouverture de nouveaux territoires de chasse en milieux urbains et péri-urbains associée aux aménagements des modes de chasse dans ces espaces permet à la Fédération départementale des chasseurs de la Gironde d’augmenter l’accessibilité du monde de la chasse à une nouvelle population de chasseurs, plus urbaine, dans une perspective de pérennisation de la pratique cynégétique, tandis que la gestion raisonnée des populations de sanglier dans ces milieux pourrait influencer les représentations collectives de la chasse et sa place dans les projets de gestion de territoires.

Les atouts potentiels de la filière

Au sein de cette nouvelle unité de gestion « périurbaine », le sanglier change de statut : il passe de nuisible dont la carcasse était détruite à gibier dont la venaison est consommée. En s’inscrivant dans le champ des systèmes agro-alimentaires alternatifs, la valorisation de la venaison prélevée par l’asso- ciation de chasse périurbaine de Bordeaux par l’intermédiaire d’une filière locale bordelaise se présente comme une opportunité de créer un lien entre le monde urbain et le monde rural, représenté par les chasseurs. Le partage d’une expérience sensorielle avec un public non initié à la chasse à travers la dégusta-

32 Henri Sabarot, président de la Fédération départementale des chasseurs de la Gironde, Assemblée générale de la Fédération départementale des chasseurs de la Gironde du 27 avril 2019. 33 Jérôme Martin, 27 avril 2019, loc. cit. 34 Henri Sabarot, 17 novembre 2019, loc. cit. Réflexions autour de la création d’une filière de commercialisation de la venaison en Gironde 101 tion de la venaison prélevée localement apparaît comme un outil efficient de communication pour la société de chasse péri-urbaine de Bordeaux, soucieuse de renvoyer une bonne image de la chasse et de recruter de nouveaux chas- seurs. Par ailleurs, la mise en place d’une filière de commercialisation de la venaison, impliquant la gestion des déchets de venaison, la collecte organisée des carcasses et leur contrôle systématique par les services vétérinaires compé- tents au sein d’un centre de traitement, renforcerait le projet de maîtrise du risque sanitaire initié par la Fédération des chasseurs de la Gironde. Enfin en France, les chasseurs alimentent un fonds spécifique géré par les fédéra- tions départementales de chasse servant à financer les mesures de prévention et l’indemnisation des dégâts agricoles causés par le grand gibier. En Gironde, le budget dégât grand gibier sur la saison 2018-2019, dont 80 % est inféodé au sanglier, atteint un total de 600 000 euros. Pourtant, la Fédération parle « d’un bon résultat comparé à d’autres fédérations dont le budget avoisine les 2 millions d’euros. »35 Aujourd’hui, la situation financière, « plus que saine et qui fait des envieux »36 permet la stagnation des prix des cotisations des adhé- rents pour la saison cynégétique à venir37. Néanmoins, les effectifs de chasseurs diminuant chaque année, il est fort possible qu’en l’absence de diminution des indemnisations des dommages aux cultures causés par le grand gibier, l’effort financier par chasseur girondin soit amené à augmenter dans les années à venir. Ne disposant ni de données sur le poids moyen des sangliers prélevés sur la zone ni d’éléments de négociations avec les différentes parties prenantes d’une filière de commercialisation de la venaison, il est difficile, à ce stade de l’ana- lyse, d’estimer avec précision les retombées économiques potentielles d’un tel projet. Pourtant, l’aspect économique d’une filière venaison mériterait d’être étudié. En effet, par la possible répercussion de ses retombées économiques sur les cotisations des chasseurs, sa mise en place serait cohérente avec l’esprit de chasse populaire et accessible à tous, cher à la Fédération des chasseurs de la Gironde : « chasser en Gironde reste encore une activité financièrement accessible à tous, et nous voulons que cela continue. »38 La création d’une filière locale bordelaise contrôlée de commercialisation de la venaison se présente donc comme un moyen susceptible d’appuyer les projets déjà initiés par la Fédération des chasseurs de la Gironde et de répondre ainsi aux objectifs prioritaires annoncés lors de son assemblée générale du 27 avril 2019 (Figure 4).

35 Victor Alcatraz, administrateur responsable de la Commission Grand Gibier, Assemblée générale de la Fédération départementale des chasseurs de la Gironde du 27 avril 2019. 36 Henri Sabarot, président de la Fédération départementale des chasseurs de la Gironde, rencontre préliminaire à Assemblée générale de la Fédération départementale des chasseurs de la Gironde du 4 avril 2020 avec les responsables d’associations et sociétés de chasse de l’entre deux mers, 11 mars 2020. 37 Id. 38 Henri Sabarot, 17 novembre 2019, loc. cit. 102 Carole Marin

Figure 4 : Intégration de la « filière venaison » à l’arbre des objectifs reprenant l’objectif global (encadré rouge), les objectifs spécifiques (encadrés gris) et les projets en cours (encadrés marrons et oranges) de la Fédération départementale des chasseurs de la Gironde (réalisé à partir des discours relevés à l’assemblée générale de la Fédération départementale des chasseurs de la Gironde du 27 avril 2019)

La filière venaison : une opportunité, pour qui ?

Le point de vue du monde cynégétique

La réflexion théorique autour du développement d’une filière commerciale contrôlée de la viande de grand gibier prélevé localement révèle les atouts poten- tiels de celle-ci pour la Fédération départementale des chasseurs de la Gironde. Mais si l’idée a bien été examinée par les gestionnaires cynégétiques, elle a été rapidement abandonnée. Le président de la Fédération départementale des chas- seurs, Henri Sabarot, rapporte dans une interview pour le journal Sud-Ouest les difficultés de collecte, le coût et les risques sanitaires qui pourraient découler de la mise en place d’un tel projet39. Néanmoins, ces obstacles à la commercialisa- tion du gibier chassé localement n’expliquent pas à eux seuls l’opposition à la création d’une filière venaison. En Gironde, l’accès aux territoires de chasse est gratuit, les chasseurs ne payant pas de redevance aux propriétaires terriens : « La

39 Valérie Deymes. Chasse : pas de commerce de la venaison en Gironde, dit la fédération. Journal Sud-Ouest [En ligne]. Consulté le 30 avril 2020. Disponible sur : https://www. sudouest.fr/2019/05/28/chasse-pas-de-commerce-de-la-venaison-en-gironde-dit-la-federa- tion-6139132-4739.php, 28 mai 2019. Réflexions autour de la création d’une filière de commercialisation de la venaison en Gironde 103

Gironde est encore un ilot de chasse populaire. L’infirmière chasse avec le chirur- gien, le PDG avec l’ouvrier, le grand-père avec le petit-fils. Pourquoi chasse- t-on pour pas cher ? Parce que les agriculteurs, pour la plupart, nous laissent chasser. »40 L’attribution d’une valeur marchande à la viande de gibier risquerait alors d’entraîner une reconsidération des modalités d’accès aux territoires de chasse : « Chez nous, l’accès [aux territoires] est gratuit. Si on met en place une filière commerciale, on tirerait profit d’une viande d’une propriété pour laquelle on ne débourse rien ! Le propriétaire serait tenté de garder pour lui son droit de chasser et de monnayer son gibier directement. L’esprit populaire de la chasse girondine se perdrait alors. »41 Pour les responsables fédéraux, l’instauration d’un commerce autour de l’activité de chasse pourrait donc constituer une menace à la chasse populaire mais serait également susceptible de favoriser de mauvaises pratiques de gestion des espèces gibiers : « Nous ne voulons pas entendre parler de commerce lié à la chasse car les territoires vont se fermer […] Certains chas- seurs ne pourront plus chasser parce que cela deviendra trop cher pour eux. Et celui qui pourra payer sera prêt à payer des fortunes pour avoir tout le temps un sanglier au bout du fusil. Du coup les sangliers continueront à faire des dégâts, et il y aura toujours des impacts aux activités anthropiques. »42 Les résultats de l’enquête adressée aux chasseurs girondins montrent que 62,1 % des enquêtés se positionnent eux aussi défavorablement face à la commercialisation de la viande de grand gibier prélevée localement. Ils redoutent en particulier que la valorisation marchande de la venaison favorise le braconnage d’une part (50,7 % des enquêtés) et soit la source de problèmes entre les chasseurs, les propriétaires terriens et les intermédiaires d’autre part (43,4 % des enquêtés). Néanmoins, plus d’un tiers des enquêtés (35 %) estime qu’une telle filière valoriserait la viande de gibier et l’action du chasseur tandis que 31,9 % des répondants considèrent qu’elle permettrait à un large public de déguster du gibier de notre région.

En amont de la commercialisation de la venaison : la chasse en milieu urbain

La réflexion théorique autour de la création d’une filière locale de commer- cialisation de la viande de gibier prélevé par l’association de chasse périurbaine de Bordeaux interroge la place de la pratique cynégétique dans les territoires urbanisés. La régulation des populations de sangliers dans ces espaces particu- liers amène à la rencontre du monde rural représenté par la pratique cynégé- tique et du monde urbain, désormais confronté aux enjeux liés à la présence de cet animal sauvage. Mais le rapport actuel de l’urbain à l’animal et à la chasse est-il compatible avec un contrôle cynégétique de l’espèce dans ces milieux ?

40 Henri Sabarot, 11 mars 2020, loc. cit. 41 Valérie Deymes, Journal Sud-Ouest, 28 mais 2019, loc. cit. 42 Emmanuel Robin, directeur des actions territoriales de la Fédération départementale des chas- seurs de la Gironde, entretien téléphonique du 16 avril 2020. 104 Carole Marin

Une étude réalisée en 2008 auprès d’habitants berlinois montre que seule- ment 23 % des résidents s’opposaient à la présence de sangliers dans leur ville. Bien que 44 % des personnes interrogées étaient d’avis qu’il fallait réduire le nombre de sangliers dans la ville de Berlin, 67 % d’entre elles étaient opposées à des méthodes létales de régulation des populations de l’animal43. En 2012, la chasse à l’arc avait été introduite à Barcelone. Cette expérience fut rapidement arrêtée en raison de l’opposition de l’opinion publique et finalement, la tran- quillisation ou l’utilisation de cages – pièges suivis de l’euthanasie des animaux par des vétérinaires de l’université autonome de Barcelone fut la solution choisie pour la régulation des populations de sangliers dans ces zones44. Plus récem- ment, une enquête menée auprès d’habitants de La Floresta, municipalité de la métropole barcelonaise, fournit les résultats suivants : la grande majorité (93 %) des enquêtés disent apprécier apercevoir des sangliers dans leur environnement, ressentant du respect (61 % des personnes interrogées) et de la sympathie (31 % des enquêtés) pour l’animal. Seulement 37 % des habitants interrogés considé- raient que des mesures devaient être prises pour contrôler la présence de sangliers dans ces espaces urbanisés, essentiellement par des opérations de relocalisation des animaux en forêt45. À Barcelone et à Berlin, les méthodes létales de régulation des populations de l’animal sont loin de faire l’unanimité auprès des citadins. À Bordeaux, la pratique cynégétique dans les espaces péri-urbains pourrait égale- ment se heurter à l’opposition de nombreux résidents : « La chasse n’a jamais été autant attaquée. Depuis six ans, nous mettons des affiches sur les bus de la métropole pour les permis à 0 euro. C’est la première année que nous recevons des attaques sur les réseaux sociaux. J’ai même reçu personnellement une lettre anonyme de menace de mort. On voit bien que l’on a changé de modèle. »46 En effet, la campagne de publicité annuelle déployée début 2020 dans les transports en commun bordelais autour de la prise en charge financière de la formation et de l’examen des candidats au permis de chasser par la Fédération des chas- seurs de Gironde a suscité de vives réactions sur les réseaux sociaux : insultes et menaces dirigés vers l’organisation cynégétique47. Pour Guillaume Desenfant, directeur de la communication de la Fédération des chasseurs de Gironde, ces réactions s’inscrivent dans une dynamique de chasse bashing, particulièrement

43 York Kotulski, Andreas König, « Conflicts, crises and challenges: wild boar in the Berlin City –a social, empirical and statistical survey », Natura Croatica, 17(4), 2008, p. 233-246. 44 Séan Cahill, Francesc Llimona, Lluis Cabaneros, Francesc Calomardo, « Characteristics of wild boar (Sus scrofa) habituation to urban aeras in the Collserola Natural Park (Barcelona) and comparison with other locations », Animal Biodiversity and Conservation, 35(2), 2012, p. 221-233. 45 Carles Conejero et al., Mammalian biology, 2019, loc. cit. 46 Henri Sabarot, 11 mars 2020, loc. cit. 47 LePoint.fr. Gironde : le permis de chasse à 0 euro fait polémique. Journal Le Point, [En ligne]. Consulté le 30 avril 2020. Disponible sur : https://www.lepoint.fr/societe/gironde-le-permis- de-chasse-a-0-euro-fait-polemique-29-01-2020-2360409_23.php#, 29 janvier 2020. Réflexions autour de la création d’une filière de commercialisation de la venaison en Gironde 105 important en ce moment48. Le sentiment est partagé par les chasseurs girondins : 79,7 % des chasseurs enquêtés pensent que la société a, de façon générale, une plutôt mauvaise image de la chasse. L’inscription de chasseurs dans le paysage urbain bordelais laisse présager l’apparition de tensions entre des acteurs aux pratiques et représentations différentes. Or les chasseurs, bien que chargés de la régulation des popula- tions d’espèces gibier et de l’indemnisation des dégâts agricoles causés par le grand gibier, sont des bénévoles pour qui la pratique de la chasse repré- sente avant tout un loisir. D’après Roland Grange, chasseur de grand gibier en montagne, « Le plaisir de la chasse est lié au territoire dans lequel on chasse. »49 L’enquête réalisée auprès des chasseurs girondins montre que seulement 21,9 % des enquêtés disent n’être attachés à aucun territoire en particulier et aimer chasser dans différents territoires. Aussi, 46,6 % des répondants disent apprécier particulièrement passer du temps sur leur territoire de chasse, qu’ils affectionnent. Si le territoire de chasse revêt une importance particulière pour le chasseur dans la pratique de son loisir, alors la chasse dans le péri-urbain correspond-elle à une chasse « plaisir » ou à une chasse « gestion » ? 62,2 % des chasseurs enquêtés répondent négativement à la question « Auriez-vous envie de chasser dans des territoires urbains et péri-urbains comme autour de la ville de Bordeaux ? » 36,8 % des répondants préfèrent éviter ces nouveaux territoires de chasse en raison des possibles conflits avec les habitants de ces zones et les promeneurs. Un enquêté précise : « Chasser en ville au milieu des maisons !! Zéro plaisir, 100 % danger. Sans compter les insultes… ». Pour les responsables de la Fédération des chasseurs de la Gironde, il est nécessaire de contrôler les populations de sangliers et les impacts liés à leur présence dans les milieux urbains et périurbains. Mais l’évaluation de la demande de régulation par la société représente un prérequis déterminant la réussite de la mise en place de mesures de gestion de la faune par les poli- tiques publiques et les gestionnaires50, en particulier dans des territoires forte- ment anthropisés. Le recours à différents modes de régulation et en particulier à des méthodes non létales dans cet espace urbanisé mériterait donc d’être évalué. L’étude du contrôle de la fertilité par la castration chimique d’indi- vidus reproducteurs pour agir sur la croissance des populations de sangliers fournit notamment des résultats prometteurs51. Mais au-delà de leur efficacité

48 Id. 49 Roland Grange, chasseur de grand gibier de montagne, membre du Conseil d’Administration de l’Association départementale des chasseurs de grand gibier de Gironde, entretien du 12 octobre 2018, Pessac. 50 Carles Conejero et al., Mammalian Biology, 2019, loc. cit. ; York Kotulski et Andreas König, Natura Croatica, 2008, loc. cit. 51 Giovanna Massei, Dave Cowan, « Fertility control to mitigate human –wildlife conflicts: a review », Wildlife Research, 41, 2014, p. 1-21 ; Claudio Oliviero, Lena Lindh, Olli Peltoniemi, 106 Carole Marin biomédicale, d’autres facteurs de nature économique, réglementaire et sociale détermineront le développement et l’utilisation de produits contraceptifs sur la faune sauvage52. Ici encore, la question de l’acceptation sociale de cette méthode alternative à la chasse se pose : le chasseur se trouve dans un rapport de prédation avec l’animal, la castration chimique perturbe les lois naturelles.

En 1970, Henri Lefebvre annonce l’avènement de la « société urbaine », marquant la fin de la traditionnelle opposition entre la ville et la campagne53. Il rejoint alors le constat d’un autre pionnier, Melvin Weber, qui écrit dans le milieu des années 60 : « l’urbanité cesse d’être la caractéristique exclusive du citadin. Les populations de la suburbie et de l’exurbie figurent parmi les plus urbains des hommes et, de plus en plus, les agriculteurs eux-mêmes participent à la vie urbaine de notre monde. »54 De nombreux auteurs ont depuis envisagé le brouillage des formes urbaines et rurales sous le prisme de l’« urbain généralisé » : c’est le cas notamment de Françoise Choay, François Ascher, Thierry Paquot et Michel Lussault55. L’esprit urbain s’impose partout, standardisant les activités individuelles et les pratiques culturelles. Mais tandis que certains chercheurs considèrent l’annexion et « l’urbanisation des campagnes »56, d’autres géographes soulignent au contraire les spécificités de l’espace rural représentées par les faibles densités de populations humaines, par l’alternance de bâti « diffus » et d’espaces ouverts végétalisés, par la domi- nance de l’environnement agro-sylvo-pastoral et par les représentations qu’il suscite57. L’évolution de ces dernières reflèterait, d’après des auteurs tels que Bernard Kayser ou Nicole Mathieu, l’émergence d’imaginaires revalorisant ces espaces58, tandis que pour Emmanuelle Bonerandi et Olivier Deslondes « le

« Immunocontraception as a possible tool to reduce feral pig populations », Journal of Animal Science, 97, 2019, p. 2283-2290 ; Kim M. Pepin, Amy J. Davis, Fred L. Cunningham, Kurt C. VerCauteren, Doug C. Eckery, « Potential effects of incorporating fertility control into typical culling regimes in wild pig populations », PLoS ONE, 12(8), 2017, p. 1-23. 52 Kathleen A. Fagerstone, Lowell A. Miller, Gary Killian, Christi A. Yoder, « Review of issues concerning the use of reproductive inhibitors, with particular emphasis on resolving human- wildlife conflicts in North America »,Integrative Zoology, 5(1), 2010, p. 15-30. 53 Henri Lefebvre, La Révolution urbaine, Paris, Gallimard, 1970, 256 p. 54 Melvin M. Webber, L’Urbain sans lieu ni bornes, trad. Xavier Guillot, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 1996, 123 p. 55 Hervé Marchal, Jean-Marc Stébé, « Vers l’urbanisation généralisée des villes », in Hervé Marchal, Jean-Marc Stébé (éds), Les grandes questions sur la ville et l’urbain, Paris, Presses Universitaires de France, 2014, p. 45-49. 56 Étienne Juillard, « L’urbanisation des campagnes », Études rurales, 49-50, 1961, p. 5-9. 57 Laurent Rieutort, « La géographie française et la question rurale », in Martine Guibert, Yves Jean (éds), Dynamiques des espaces ruraux dans le monde, Paris, Armand Colin, 2011, p. 17-45. 58 Id. Réflexions autour de la création d’une filière de commercialisation de la venaison en Gironde 107 rural comme idée, concept ou objet de désir, ne s’est jamais mieux porté »59. La ruralité n’est pas une réalité géographique circonscrite dans l’espace rural, mais bien une construction sociale reposant sur des représentations, modes de vie et pratiques en constante évolution et sous influence urbaine. Néanmoins, le mouvement ne semble pas unilatéral : la valorisation des espaces ouverts dans les projets récents de planification urbaine60, l’intégration de l’agriculture aux politiques et projets territoriaux urbains61 ou encore le retour d’animaux d’élevage au cœur des villes62 reflètent le retour, au cours des dernières années, de pratiques et paysages relevant de la ruralité dans le monde urbain. Les résul- tats préliminaires de la recherche en cours tendent à montrer que le sanglier, espèce forestière, s’adapte à l’environnement urbain de la métropole bordelaise. Profitant de la quiétude des espaces ouverts non chassés traversant la ville, dans lesquels « il ne s’agit pas seulement de protéger les espaces ayant une valeur environnementale reconnue, mais de favoriser le maintien des continui- tés, des corridors de circulation des espèces et des flux naturels »63, le sanglier s’urbanise. Nuisible soumis à destruction administrative, le sanglier « urbain » devient, en 2019 espèce gibier dont la chasse est coordonnée par une nouvelle association cynégétique, urbaine. Le monde cynégétique s’adapte, les pratiques s’urbanisent dans ces espaces. Si « l’intégration d’espaces de faible densité dans les systèmes urbains ne peut suffire à qualifier le mouvement de ruralisation des villes »64, qu’en est-il de la présence du sanglier et de la chasse en ville ? À Bordeaux, le sanglier et la chasse font désormais partie de l’environne- ment urbain. Dans un contexte de revendications sociétales d’une alimen- tation saine, traçable et locale65 d’une part et d’augmentation constante des prélèvements de sangliers d’autre part, la réflexion autour de l’intégration d’une filière locale de commercialisation de la « venaison bordelaise » au projet de régulation cynégétique des populations urbaines de sangliers nous est apparue pertinente. Le phénomène d’urbanisation du sanglier ainsi que les moyens choisis pour la gestion de ses populations amènent à la confrontation

59 Emmanuelle Bonerandi, Olivier Deslondes, « Où va la géographie rurale », Géocarrefour, 83(4), 2008, p. 255-258. 60 Mayté Banzo, « L’espace ouvert pour recomposer avec la matérialité de l’espace urbain », Articulo - Journal of Urban Research, 6, 2015, p. 1-16. 61 Mayté Banzo, Laurent Couderchet, « Intégration de l’agriculture aux politiques et projets territoriaux urbains. Le cas bordelais », Sud-Ouest Européen, 35, 2013, p. 5-16. 62 Claire Delfosse, Adrien Baysse-Lainé, « L’élevage en milieu urbain entre nature et nourriture. Le cas des métropoles de Lyon et Grenoble », Géocarrefour, 92(3), 2018, p. 1-20. 63 Mayté Banzo, Dominique Prost, « Aménagements paysagers et renouvellement urbain dans la périphérie bordelaise », M@ppemonde, 93, 2009, p. 1-19. 64 Mayté Banzo, 2015, loc. cit. 65 Monique Poulot, « Du vert dans le périurbain. Les espaces ouverts, une hybridation de l’espace public (exemples franciliens) », Espaces Temps.net, 2013. Disponible sur : https://hal.archives- ouvertes.fr/hal-00974374. 108 Carole Marin du monde urbain et du monde rural, représenté à la fois par l’animal et par les chasseurs. La consommation de « gibier urbain » se révèle alors susceptible de réunir ces deux mondes autour d’une expérience sensorielle. Aussi, par la valorisation et le partage de sa viande, la mort de l’animal devient certes visible, mais prend un sens différent de celui de l’éradication d’un nuisible par destruction administrative. Si la première partie de l’article adopte une démarche purement pragma- tique dégageant les moyens nécessaires à la mise en place d’une filière facilitant le traitement et la mise sur le marché de la venaison prélevée en Gironde, certains atouts potentiels de la filière avancés dans la suite de l’article relèvent une dimension éthique. En s’inscrivant dans une logique de justification morale de la mise en place d’une filière commerciale de la viande de gibier prélevé à des fins de régulation, la réflexion proposée ici dépasse le registre du fait et entre dans celui des valeurs. Mais le monde cynégétique et les habi- tants non-chasseurs de l’espace urbain considéré partagent-ils le système de valeurs sous-jacent à notre réflexion, largement influencé par notre système de représentations que notre expérience de vétérinaire a contribué à construire ? L’association d’une filière venaison à la régulation cynégétique des populations urbaines de sangliers est-elle la « bonne norme » à adopter pour tous ? Répondre à cette dernière question par l’affirmative reviendrait à considérer l’existence d’une morale universelle. Pourtant, dans la situation particulière analysée ici, les arguments « rationnels » avancés en faveur de la création de la filière ne suffisent pas à contrer les oppositions au projet, elles aussi d’ordre moral. Elles s’appuient, pour les acteurs cynégétiques, sur une éthique conséquentialiste : la commercialisation de la venaison menacerait la chasse populaire d’une part, et pourrait favoriser l’essor de mauvaises pratiques de gestion des populations d’espèces gibier d’autre part. Pour la société urbaine, les hypothèses d’opposi- tion au projet portent sur une autre forme d’éthique : celle de la conviction. Ici, ce sont les pratiques cynégétiques de régulation de l’animal en amont de la consommation de sa viande qui posent question. D’autres scénarios de gestion de l’espèce sont envisageables. Leur accueil par la société serait alors tout autant sujet à discussion. C’est le cas de la castration chimique, qui, de la même façon que les mesures d’abattages administratives, invisibiliserait les moyens de contrôle de la croissance des populations de l’animal, mais dont l’introduction dans les pratiques de gestion de la faune sauvage représenterait par ailleurs une manifestation de la victoire de la science et de la technique sur la nature. Par ailleurs, à une époque où la nature est de plus en plus valorisée, le « vivre-ensemble » est-il un scénario envisageable ? « La diversité morale se niche au cœur même de notre société et des nombreuses sensibilités et appartenances qui la composent. »66 Dans notre exemple, le pluralisme moral semble être influencé par la divergence dans les pratiques et représentations relatives à la nature, à la chasse et à l’animal. Le système de valeur n’est pas pur produit de la raison, il varie suivant les

66 Catherine Halpern, « La pensée morale à l’épreuve de la diversité », in Nicolas Journet (éd.), La Morale, Auxerre, Sciences Humaines Éditions, 2012, p. 127 à 132. Réflexions autour de la création d’une filière de commercialisation de la venaison en Gironde 109 systèmes de représentations des acteurs. Mais alors, quelle est la « bonne morale » ? Jürgen Habermas dépasse l’opposition entre l’universalisme et le relativisme moral, en développant le concept de l’éthique de la discussion. Selon lui, il s’agit de définir la norme juste, celle obtenue dans le respect des règles de la discussion entre les personnes concernées67. Dans cette perspective, la rencontre des différents acteurs pour la définition d’un projet de gestion des populations de « sanglier urbain » pourrait faire émerger de nouvelles normes, et ainsi participer à la construction d’une nouvelle urbanité, entre ville et campagne. Relevons que les théories du modèle délibératif font l’objet de réflexions de la part de certains auteurs. D’abord, la visée d’un consen- sus pourrait avantager la position de certains acteurs avançant des arguments considérés comme rationnels et ainsi déséquilibrer la discussion. Aussi, parmi les finalités de la délibération, des approches différentes de celle de l’univer- salité d’un accord sont envisagées, parmi lesquelles celle de l’approfondisse- ment des controverses à travers la confrontation des différents points de vue relatifs à la question délibérée68. Cette conception de la démocratie partici- pative ouvre alors des perspectives de réflexions sur le rôle du conflit dans le changement social. Finalement, la réflexion autour de la création d’une filière de commercialisation de la venaison en Gironde s’inscrit dans une problé- matique plus large interrogeant l’histoire de l’humain avec le sanglier dans le contexte urbain : le sanglier sera-t-il accepté dans le paysage urbain dans le futur ? La gestion cynégétique des populations de l’espèce aura-t-elle sa place dans les projets de territoires urbains et péri-urbains ?

Carole Marin Unité Mixte de Recherche Passages - CNRS 5319 École Doctorale de Bordeaux Montaigne-Humanités [email protected]

La réflexion et les résultats exposés dans cet article s’inscrivent dans le cadre d’une thèse de doctorat en géographie en cours réalisée par Carole Marin. Vétérinaire praticienne de 2010 à 2018, elle débute sa thèse au laboratoire Passages UMR 5319 du CNRS et de l’Université de Bordeaux Montaigne en septembre 2018, intitulée « Sauvage en ville. Le sanglier bordelais ». L’étude porte sur l’analyse du phénomène de pénétration de populations de sangliers au sein de l’enveloppe urbaine bordelaise, considérée comme un espace de cristallisation des enjeux socio-spatiaux liés à la plasticité de l’espèce. L’approche est globale et interdisciplinaire : la thèse, inscrite en géographie, convoque également les sciences écologiques et vétérinaires. Le travail de recherche, financé par un contrat doctoral ministériel, s’effectue sous la direction de Laurent Couderchet, Professeur des universités en géographie, et de Nicolas Lemoigne, Maître

67 Jürgen Habermas, De l’éthique de la discussion, Paris, Les éditions du cerf, 1992, 208 p. 68 Loïc Blondiaux, « Démocratie délibérative vs démocratie agonistique ? Le statut du conflit dans les théories et les pratiques de participation contemporaines », Raisons politiques, 30, 2008, p. 131-148. 110 Carole Marin de conférences, de l’Université Bordeaux Montaigne et rattachés à l’unité mixte de recherche Passages. Enfin, le travail reçoit le soutien matériel, technique et humain de la Fédération départementale des chasseurs de la Gironde.

Résumé En Gironde, il n’existe pas de filière commerciale de la viande de gibier prélevé sur le dépar- tement. Pourtant, l’augmentation continue des tableaux de chasse au sanglier couplée à la diminution des chasseurs girondins laisse présager l’atteinte des limites du monde de la chasse à préparer et à consommer l’intégralité de la viande de grand gibier qu’il prélève. Dans cet article, nous exposons les moyens nécessaires à la création d’une filière locale de traitement et de commercialisation de la venaison de sanglier prélevé par une nouvelle organisation cynégé- tique, urbaine : l’association de chasse périurbaine de Bordeaux. Nous discutons des avantages d’un tel projet mais également des éventuels obstacles à sa mise en place. Finalement, nous soulevons la question de la place de la pratique cynégétique dans des territoires urbanisés. Mots-clés Sanglier, chasse, filière venaison, territoires cynégétiques, interface urbain-rural, faune sauvage urbaine, gestion de la faune sauvage. Abstract In Gironde, there is no local venison sector. But the continuous increase in wild boar hunting bags associated with the decline in hunters population suggests that hunting world could reach its limits to prepare and consume all the big game meat it takes. This article proposes to expose the means for the creation of a local treatment and marketing sector of the wild boar venison harvested by a new urban hunting organization: Bordeaux peri-urban hunting association. We discuss the advantages of such a project and the possible obstacles to its implementation. Finally, we interrogate the place of hunting in urbanized areas. Keywords Wild boar, hunting, venison sector, hunting territories, urban-rural interface, urban wildlife, wildlife management. L’usage de savoirs paysans dans la réflexion sur le devenir des races anciennes de poules en France D’un constat de déclin à une réflexion sur les éléments d’une nouvelle économie et d’une nouvelle organisation spatiale de l’élevage s’appuyant sur la complémentarité de territoires Dominique Dubuc, Hervé Goulaze

Les savoirs paysans permettent d’enrichir la réflexion s’intéressant à l’agro- biodiversité dans les territoires d’une façon complémentaire de la connaissance scientifique. Guy Kastler, un paysan engagé, expose que les savoirs paysans procèdent d’une connaissance issue des choix du paysan face au contexte/à l’environnement dans lequel il évolue. Il ne s’agit pas d’une connaissance scientifique mais d’un « savoir être et un savoir se comporter dans un écosystème dont le paysan lui-meme fait partie »1. Les savoirs paysans « tiennent compte de multiples aléas et intègrent ces aléas à l’action quotidienne à long terme »2. Un trait spécifique du savoir paysan tient à ce que son générateur, le paysan, n’est pas seulement en situation dans un contexte, dans un environnement, il est aussi un élément du contexte dans lequel il évolue et avec lequel il interagit3. Le savoir paysan est ainsi à la fois une connaissance qui provient de la confron- tation au terrain et une connaissance qui façonne le terrain, qui influe sur son évolution. Estelle Deléage fait de ce savoir la raison de la meilleure adaptation de l’agriculture paysanne par rapport à « l’agriculture manufacturière » pour répondre aux problèmes actuels posés par la production alimentaire4. Notre démarche utilise l’apport de savoirs paysans spécifiques à un pan de l’agrobiodiversité – l’élevage des races anciennes de poules – pour enrichir une réflexion sur une nouvelle intégration de cet élevage aux territoires, en particulier les territoires urbains et périurbains. En quoi l’apport de savoirs paysans peut aider à adapter les races anciennes de volailles françaises à un contexte spatial, économique, socio-culturel et paysager devenu très différent des contextes dans lesquels elles ont été créées ? Pourquoi l’usage de savoirs

1 Guy Kastler, Aliénor Bertrand, Sarah Vanuxem, « Des savoirs paysans », in Cahiers philoso- phiques, 2018/1, n° 152, « Le vegetal, savoirs et pratiques », Vrin, p. 38-39. 2 Michèle Salmona, socio-anthropologue, citée par Estelle Deléage, « Les paysans dans la moder- nité », in Revue française de socio-économie, 2012/1, n° 9, p. 131. 3 Kastler, Bertrand et Vanuxem, op. cit. 4 Deléage, op. cit. 112 Dominique Dubuc, Hervé Goulaze paysans se montre pertinent au sein d’une réflexion sur la reconstitution d’un élevage attaché à maintenir un patrimoine et une diversité génétiques et gusta- tifs ? Nous regardons ce patrimoine, cette diversité comme faisant partie des fondements nécessaires à la naissance de nouveaux terroirs de production capables de proposer des productions saines et diversifiées dans leurs caracté- ristiques gustatives et nutritionnelles en particulier. L’expérience d’un éleveur chevronné, Dominique Dubuc, est le support de notre démarche. Il porte sur l’élevage des races anciennes de volailles en France un regard fondé sur une longue expérience de terrain de soixante- quinze ans. Chez ce paysan octogénaire le goût et la pratique de l’élevage remontent à son enfance. En 1997 il a fondé avec son épouse Geneviève le Conservatoire avicole du Puyobrau à Magescq (Landes) à partir de l’obser- vation que les races anciennes de volailles se raréfiaient, notamment les races françaises. Il diffuse depuis lors de nombreux spécimens de ces races en France et en Europe occidentale. Nous ne questionnons pas dans cet article le bien-fondé des savoirs paysans de Dominique Dubuc. Nous les considérons validés par la reconnaissance qu’il a obtenu auprès de ses pairs ainsi qu’auprès d’instances associatives reconnues pour la pertinence et la rigueur de leur travail de préservation de l’agrobiodi- versité animale, en premier lieu le Conservatoire des Races d’Aquitaine dont Dominique Dubuc est membre. La réputation avantageuse du Conservatoire avicole du Puyobrau en matière de conservation et de diffusion des races de volailles repose sur un travail rigoureux de sélection et de reproduction, perpé- tuant des méthodes employées avant l’industrialisation de l’élevage avicole. Notre approche se divise en deux volets. D’une part l’établissement par Dominique Dubuc d’un constat sur l’état de l’élevage des races françaises de poules aujourd’hui. Il est fondé sur sa pratique d’éleveur, ses observations, les informations qu’il a collectées dans le cadre de son activité professionnelle. Pour subjective qu’elle soit, cette analyse préalable repose sur cette perception et cette expérience venue de l’intérieur – forgée ici au cœur d’une activité d’élevage conservatoire de longue durée – qui constitue la matrice des savoirs paysans comme l’expliquent Guy Kastler et Estelle Deléage. Si les observa- tions de Dominique Dubuc sur la situation des races anciennes de poules françaises rejoignent sur le fond les constats dressés par les institutions qui étudient cette question, sa connaissance des effectifs de nombreuses races et de la situation de leur élevage, fondée sur l’expérience de terrain, peut conduire à des différences d’appréciation significatives entre ces deux sources5. Le second volet présente l’ébauche de plusieurs modèles d’élevage conçus pour intégrer un ensemble de contraintes actuelles qui affectent particulière- ment les territoires urbains et périurbains français. Dominique Dubuc identi-

5 Cf. p. 3, 11 et 12, INRA. Races animales françaises menacées d’abandon : liste des races menacées d’abandon pour l’agriculture. INRA Science et impact, 2014. L’usage de savoirs paysans dans la réflexion sur le devenir des races anciennes de poules… 113 fie ces contraintes comme des exigences dont une prise en compte pertinente concourt de façon déterminante aux chances de succès des formes d’élevage envisagées.

L’élevage des races françaises de poules : un panorama dessiné par Dominique Dubuc à partir de ses savoirs paysans

Les races françaises de poules avant la massification de l’élevage des volailles

Toutes les races de poules françaises étaient utilitaires. Deux ensembles se distinguent parmi les races françaises anciennes, toutes créées avant la Seconde Guerre mondiale : - les races coureuses, de ferme. Il s’agit de races rustiques qui cherchent elles-mêmes leur nourriture. La poule Landaise ou la poule de Caussade en sont deux exemples ; - les races moins « débrouillardes6 », issues de régions disposant de céréales en quantité, qui avaient été souvent sélectionnées pour approvisionner en volailles goûteuses les marchés des grandes villes. Les races de poules normandes ou d’Ile-de-France, la poule de Barbezieux en font partie. En 1945 il existait 44 races de poules françaises qui pouvaient être quali- fiées de races anciennes. La diversité de ces races correspondait à la diversité des terroirs où elles avaient été sélectionnées. Leur répartition était très inégale sur le territoire national : une abondance de races se rencontrait au Nord de la France tandis qu’elles étaient rares sur le pourtour méditerranéen. À côté des races anciennes, sont également créées dans la seconde moitié du XXe siècle quelques races locales à l’intérêt patrimonial limité, « nées de la fantaisie d’éleveurs chevronnés7 » et non d’une longue sélection au sein de régions où les populations ainsi obtenues constituent une assise solide pour que naisse et se perpétue un terroir de production avicole. Ce sont les races Aquitaine, Charollaise, Cou-nu du Forez et Meusienne.

6 Le qualificatif est de Dominique Dubuc qui a établi lui-même cette distinction entre races françaises, fondée sur leur rusticité et les conditions d’élevage qui en résultent. 7 Alain Raveneau, Inventaire des animaux domestiques en France, Nathan, 2004 (2e ed.), p. 267. 114 Dominique Dubuc, Hervé Goulaze

Un constat : la disparition de la majeure partie des races françaises de poules

Races françaises anciennes de poules encore représentées aujourd’hui

Alsacienne Gournay Barbezieux Hergnies Bourbonnaise Houdan Bourbourg Janzé Bresse blanche à crete pale La-Flèche Bresse Gauloise (anc. Bresse) Landaise Caumont Le-Mans Caussade Limousine Caux Lyonnaise Contres Mantes Cotentine Merlerault Coucou des Flandres Noire du Berry Coucou de France Pavilly Coucou de Rennes Pictave Crèvecoeur Estaires Faverolles Gasconne Gatinaise Gauloise dorée Figure 1 : Races françaises anciennes de poules encore représentées aujourd’hui

Races françaises de poules menacées ou non menacées à court termee

Races menacées Races non menacées Aquitaine Géline de Touraine Alsacienne Bresse blanche à crete pale Hergnies Barbezieux Bourbonnaise Houdan Bresse gauloise Bourbourg Janzé Coucou de Rennes Caumont La-Flèche Gasconne Caussade Landaise Gauloise dorée Caux Le-Mans Gournay Challans Lyonnaise Limousine Charollaise Mantes Marans Contres Merlerault Noire du Berry Cotentine Meusienne Coucou des Flandres Pavilly Coucou de France Cou-nu du Forez Crèvecoeur Estaires Faverolles Gatinaise Figure 2 : Races françaises de poules menacées ou non menacées à court terme Aujourd’hui 30 races françaises de poules sont menacées de disparition à court terme ; 10 seulement ne le sont pas. Si autant de races sont en grand danger de disparaître, cela tient à ce que l’on n’a pas réussi à leur faire occuper à nouveau un créneau économique qui assure une rentabilité à leur élevage. L’usage de savoirs paysans dans la réflexion sur le devenir des races anciennes de poules… 115

L’industrialisation de l’élevage avicole et son incidence néfaste sur la diversité et les effectifs des races anciennes de poules en France

La première raison tient à la massification de la production de viande de volailles et d’œufs sous l’effet de son industrialisation qui a porté un coup terrible aux races anciennes. Le poulet était, il y a soixante-cinq ans encore, une des viandes les plus chères à l’achat. Du fait de son industrialisation elle compte aujourd’hui parmi les moins onéreuses. Cela signe la perte de qualité des produits de cet élevage. La production de masse repose sur l’usage de souches industrielles à crois- sance rapide. Pour produire de la viande bon marché, on a réduit le temps d’élevage des sujets. La sélection de souches à croissance toujours plus rapide a tué les races anciennes. Aujourd’hui, dans l’élevage industriel, un poulet peut être prêt à abattre à 27 jours alors qu’il faut 5 mois pour obtenir un poulet à partir d’une race ancienne. Les races françaises n’avaient aucune chance de concurrencer les souches industrielles sur le critère de la rapidité d’obtention des produits. L’aviculture est une des productions qui a le plus évolué dans l’agroalimen- taire, au détriment de la qualité gustative et nutritionnelle des produits. La deuxième raison tient à ce que le renouvellement des éleveurs ne s’opère plus. Les anciens peuvent de moins en moins transmettre leur élevage à des jeunes. Les causes en sont multiples. Un désintérêt pour l’élevage des races anciennes est de plus en plus mani- feste, en particulier auprès des jeunes générations. L’élevage est un assujettisse- ment : il faut s’occuper chaque jour des volailles alors que les conditions de vie actuelles et les déplacements quotidiens qu’elles imposent sont peu compatibles avec cette nécessité. Ce désintérêt toujours plus répandu amène à ce que des élevages toujours plus nombreux ne soient plus repris et disparaissent. Parmi les contraintes apportées par les conditions de vie actuelles la première en nuisance pour la pérennité des races anciennes reste la difficulté éleverd’ des coqs à cause des réticences du voisinage, quel que soit désormais le territoire dans lequel on réside. Cela freine considérablement le maintien et la diffusion de petitsélevages . Même en territoire rural il reste peu de maisons isolées pour accueillir des mâles reproducteurs. Ce type d’élevage nécessite sur le long terme un investissement personnel et la mobilisation de terrains qui seront à perte en terme de rentabilité économique. Un éleveur doit compter sur dix ans de travail au moins avant de commencer à en récolter les fruits c’est-à-dire des sujets bien conformés. Toutes ces raisons concourent à ce que le nombre d’exposants de races anciennes dans les expositions avicoles baisse de façon toujours plus impor- tante et à ce que le nombre d’animaux exposés s’y réduise. Un exemple : la grande exposition avicole de Niort ne s’est pas tenue en 2018 faute d’un nombre suffisant de sujets à exposer alors qu’elle présentait, il y a encore 20 ans, quelque 3 000 à 4 000 cages. 116 Dominique Dubuc, Hervé Goulaze

Les effets induits de ces contraintes sur la survie des races anciennes

La réduction préoccupante de nombreuses races anciennes de poules à des effectifs extrêmement bas induit des travers qui fragilisent un peu plus le maintien de ces races. La baisse des effectifs s’accélère même depuis dix ans environ en raison de nombreuses disparitions d’élevages qui les maintenaient encore. Il faut 1 000 sujets pour sauver une race. Certaines n’en comptent plus que quelques dizaines. À ce stade il faut opérer une retrempe pour espérer sauver la race. Pour éviter la consanguinité on effectue un croisement avec une race proche de celle à sauvegarder. On sélectionne alors au fils des générations dans les sujets issus de ce croisement, les spécimens les plus conformes au standard de la race que l’on veut sauver. Cependant la retrempe a un défaut majeur. Si l’on retrouve la forme, l’apparence d’une race avec cette technique, rien ne garantit que l’on retrouve les qualités gustatives de la race concer- née. Le problème est similaire pour les races reconstituées c’est-à-dire des races disparues que des éleveurs ont reconstitué à partir de sélections issues de races proches d’elles. On réussit à reproduire des sujets conformes dans leur apparence au standard de la race à reconstituer mais aucune garantie n’est donnée sur la reconstitution des goûts des spécimens obtenus. Une perte irrémédiable s’est sûrement opérée. Les races reconstituées sont : la Caumont, la Crèvecoeur, la Cotentine, la poule de Janzé, la poule du Mans, la Mantes. La dérive du travail de conservation est enfin un autre problème sérieux qui complique le maintien des races françaises de poules. Les éleveurs de ces races ont permis de les faire subsister jusqu’à aujourd’hui : grâce à eux, elles n’ont pas toutes disparues. Cependant il arrive désormais fréquemment que des éleveurs ne s’occupent dans la sélection des sujets d’une race que de leur conformité au standard de cette race ou ne s’occupent que de choisir des sujets en fonction d’un élément recherché par effet de mode et ce au détriment de la fécondité des spécimens retenus. Les éleveurs sélectionnent ainsi des sujets de moins en moins féconds ce qui accentue la baisse des effectifs de leur race. Un exemple : il existe aujourd’hui des poules de Marans qui pondent très peu dans la mesure où leurs éleveurs ont seulement sélectionné des poules capables de pondre des œufs bien bruns, couleur très recherchée en ce moment, au détriment du nombre d’œufs qu’elles peuvent produire. En définitive la situation critique des trois-quarts des races de poules françaises – au bord de l’extinction – doit nous amener à considérer dans l’urgence comment établir des modèles d’élevage qui leur permettent de subsister et de se diffuser à nouveau dans l’ensemble des territoires, qu’ils soient urbains, périurbains ou ruraux. L’usage de savoirs paysans dans la réflexion sur le devenir des races anciennes de poules… 117

Une démarche de réflexion et de propositions autour de la sauvegarde des races de poules françaises

Face à cette situation de déclin des races françaises, Dominique Dubuc s’est engagé depuis une dizaine d’années dans une réflexion pour apporter sa contribution à la définitiond’un modèle contemporain satisfaisant d’élevage de races de poules8. Dans cet esprit ce modèle doit mener à des produits de qualité (viande et œufs) c’est-à-dire des produits aux caractères gustatifs bien affirmés, qui présentent une palette riche de saveurs, odeurs, arômes, de sensa- tions liées au goût suffisamment diversifiées. Ces informations sensorielles suggérant que les produits offrent des nutriments sains, bons pour la santé. Ce processus de réflexion paraît semblable, dans sa méthode, au proces- sus qu’a connu le maraîchage en agroécologie : c’est-à-dire un réinvestissement de techniques anciennes éprouvées, notamment pour leur respect du vivant et pour la saveur des produits obtenus. Les techniques du maraîchage bio-intensif ont été remises a l’honneur à partir de leur redécouverte à la fin des années soixante par un mouvement qui a vulgarisé des techniques anciennes mises au point par les maraîchers français, techniques qui assuraient une produc- tion intensive de légumes savoureux et nourrissants tout en maintenant des sols écologiquement fertiles où leur biodiversité était maintenue. Ainsi que le rappelle Christian Carnavalet dans son ouvrage sur l’Agriculture biologique, deux Américains, Eliot Coleman et Alan Chadwick sont à l’origine de cette redécouverte de méthodes qu’ils ont puisées en particulier dans les écrits des jardiniers-maraîchers français Moreau et Daverne, publiés en 1845. En leur hommage, ils nomment Biodynamic French Intensive Method les techniques bio-intensives qu’ils diffusent et qui font peu à peu école auprès de maraîchers américains puis européens de plus en plus nombreux. Le maraîcher québécois bien connu, Jean-Martin Fortier, formateur en cultures bio-intensives, est un de leurs continuateurs. Il a semblé que la poursuite de la réflexion de Dominique Dubuc sur les modèles d’élevage de races de poules suivait en ce sens une démarche similaire à celle de ces maraîchers réinvestissant des techniques anciennes éprouvées qui garantissaient des productions intensives et de haute qualité gustative et nutri- tionnelle sur des surfaces réduites. Il existe encore aujourd’hui des éleveurs de volailles pour continuer à faire vivre dans leur pratique quotidienne de l’avi- culture des techniques anciennes éprouvées assurant des productions goûteuses et garantissant le maintien rigoureux des races anciennes dans leurs qualités et leur standard. Dominique Dubuc est de ceux-là. L’élevage qu’il pratique

8 À cet effet, en réponse à un concours organisé sur le thème de la sauvegarde des races anciennes par la Fondation du Patrimoine, il produit un mémoire en 2012 avec l’aide d’Hervé Goulaze : Projet de sauvegarde des races anciennes de volailles françaises à travers l’exemple de la poule landaise. 118 Dominique Dubuc, Hervé Goulaze perpétue des savoir-faire que l’on rencontrait encore dans l’Entre-deux-guerres – avant la massification et l’industrialisation de la production de volailles – dans les centres de sélection des races les plus réputés comme l’était le Centre d’expérimentation zootechnique avicole de la ferme des Vaulx-de-Cernay, près de Paris. Il préconise de remobiliser et réemployer ces techniques qui étaient en honneur avant la Seconde Guerre mondiale. Elles étaient respectueuses de l’animal car les personnes qui les employaient pensaient que lorsque l’animal se sentait bien, on obtenait un produit de qualité qui se vendait bien. Ce respect de l’animal a disparu avec l’arrivée de la production de masse. La mobilisation de l’expérience et du savoir paysan de Dominique Dubuc s’avère intéressante pour comprendre en quoi l’apport des techniques anciennes d’élevage avicole et des savoirs paysans qui y sont associés peut servir à la construction de nouvelles propositions d’élevage dans les territoires urbains, périurbains, ruraux où l’organisation spatiale et économique, où les filières et les paysages de production alimentaire ont été bouleversés en quelques décen- nies. Nous supposons que le recours à ces techniques peut aider à reconsidérer les paysages urbains, périurbains et ruraux à l’aune de leur capacité à accueil- lir un élevage offrant des produits intéressants par la diversité de leurs goûts comme par la qualité de leurs nutriments et à l’aune de contraintes générées par la structuration actuelle de ces territoires ainsi que par les conditions de vie qui leur sont associées. L’approche retenue évalue plusieurs esquisses de modèles d’élevage regardés sous l’angle de certaines contraintes incontour- nables et des nécessités d’un élevage tourné vers des produits goûteux, assurant des nutriments sains c’est-à-dire bons pour la santé.

Le recours aux savoirs paysans dans l’élaboration de nouveaux modèles d’élevage : l’apport de Dominique Dubuc

Les nécessités et les principales contraintes retenues

La cherté du foncier dans les territoires urbains et périurbains qui, avec la relative rareté des terrains utilisables pour de l’élevage, crée un manque de disponibilité de l’espace dont il convient de tenir compte en tout premier lieu. Le respect de conditions d’élevage concourant à la valeur gustative et nutri- tionnelle des produits générés ainsi qu’au bien-être des sujets élevés. Seules des volailles bien traitées fourniront des produits goûteux. La nécessité de la rentabilité de l’élevage dès lors qu’il est orienté vers des productions commerciales. Cet impératif est également maintenu lorsqu’il s’agit d’un élevage destiné à une production vivrière. Le ressenti défavorable à l’égard des coqs et des nuisances sonores que beaucoup leur associent désormais, qui limite considérablement les possibili- tés d’installation de certains modèles d’élevage. L’usage de savoirs paysans dans la réflexion sur le devenir des races anciennes de poules… 119 Tableau des modèles d’élevage esquissés

Orientation Emprise au sol Effectifs Contraintes Activité Possibilité Possibilité de l’élevage des espaces (en nombre ou Exigences associée d’élevage d’élevage d’élevage de sujets) recommandée urbain périurbain

Reproduction 128 m2 hors 32 Chant du coq Difficile ou Difficile ou poussinières (8 coqs, Impossible Impossible 24 poules) (en France) (en France)

Viande 1000 m2 sujets en 100 Surface d’élevage Impossible Possible mais pour croissance Chant du coq difficile commercialisation 220 m2 sujets adultes

Oeufs et 400 m2 à la belle 100 Elevage en lien Maraîchage Possible Possible saison avec l’arrière-pays mais Poules grasses 2 (vieilles pondeuses) 105 m en hiver saisonnièrement difficile

Oeufs et 44 m2 sujets 20 Elevage de poules Possible Possible viande adultes uniquement uniquement production vivrière 122 m2 pour 10 pour éviter le chant du pour une famille sujets juvéniles et coq 10 sujets adultes

Figure 3 : Tableau des modèles d’élevage esquissés

Modèle d’élevage à des fins de reproduction

Ce modèle destiné à reproduire les sujets d’une race comprend 8 volières de 16 m2 chacune, avec une emprise totale au sol de 128 m2. Chaque volière accueille 3 poules et un coq soit 32 sujets au total : 8 coqs et 24 poules. Les poussins sont élevés en poussinières. L’espace a été délibérément utilisé avec parcimonie. Il a cependant été déterminé avec soin pour correspondre aux besoins et au confort des volatiles qui y seront élevés. La réflexion initiale qui a abouti à cette proposition intègre déjà un souci d’économie de l’espace occupé, un trait qui la rend intéressante pour les territoires urbains et périurbains en particulier. Cependant cette proposition pose d’emblée le problème des coqs et de leur chant en milieu urbain et périurbain notamment. Ce problème paraît insoluble. Pour cette raison il est reste très difficile aujourd’hui encore d’envisager de réintroduire de l’élevage à des fins conservatoire en ville ou dans la périphérie des agglomérations. Les territoires ruraux eux-mêmes sont de plus en plus concernés par cette contrainte. Ce problème, propre à la France, qui ne manque pas d’interpeller, résiste encore à l’explication. Les banlieues de certaines métropoles allemandes intègrent des terrains où des éleveurs se regroupent en club pour la reproduction de races de poules sans que cela pose problème.

Modèle de production de volailles de qualité pour la viande, à des fins commerciales

L’élevage des volailles de Bresse est pris pour référence dans ce modèle. La surface nécessaire correspond à : 120 Dominique Dubuc, Hervé Goulaze

- 10 m2 par juvénile soit 1 000 m2 pour 100 sujets. Il s’agit d’une surface d’élevage spécifique aux sujets en croissance ; - 2,2 m2 par sujet adulte, en plaçant 7 sujets dans une voliere de 16 m2. Les sujets adultes ont besoin de moins d’espace que les juvéniles. Ce modèle d’élevage ne peut se concevoir dans des territoires urbains du fait de la superficie qu’il exige pour l’élevage des juvéniles. Il est à éserverr à des territoires ruraux ou périurbains occasionnellement, là où des terrains peuvent éventuellement rester disponibles et accessibles financièrement. De même la présence des coqs ne manquera pas de poser des problèmes de coexistence avec le voisinage.

Modèle pour la production d’œufs à des fins commerciales

Les effectifs nécessaires : une centaine de poules. La superficie nécessaire : - à la belle saison : 3,2 à 4 m2 par sujet, soit 320 à 400 m2 pour 100 sujets ; - en hiver les poules sont en claustration : 0,75 m2. On pourra placer une quinzaine de poules dans un bâtiment de 15 m2. Soit environ 7 poulail- lers de 15 m2 pour 100 sujets d’élevage. Les poules pondeuses sont en principe en claustration mais avec de l’éclairement et une nourriture appropriée. Les œufs produits dans ce type d’élevage assurent un revenu complémen- taire intéressant. Ce modèle est spécialement adapté à des maraîchers qui souhaiteraient compléter leur revenu par de la production d’œufs, des produc- teurs installés à la périphérie des villes. Certains maraîchers bio produisent déjà des œufs destinés à la vente. Pour limiter le coût de la production, le maraîcher aurait intérêt à donner ses légumes abimés et ses invendus à ses volailles. Ce serait une manière de les valoriser et de renouer avec les pratiques des maraîchers d’autrefois qui asso- ciaient à leur activité principale, de l’élevage pour la production de viande et d’œufs à partir du recyclage des déchets de légumes. Ce modèle assure égale- ment une seconde production lucrative. Les poules prêtes à être reformées, les vieilles pondeuses grasses, sont recherchées pour faire de la poule-au-pot. Cette catégorie de volailles est devenue rare. On en tirera donc un bon prix quand elles auront cessé leur carrière de pondeuses. L’élevage industriel a fait disparaître les poules grasses. Les industriels ont sélectionné des souches où le poids de la poule pondeuse a été réduit : elle ne mange que pour produire des œufs. On s’en débarrasse au bout d’un an. Elle servira à faire de la farine de viande ou de la nourriture pour chiens. C’est pourquoi le marché de la poule grasse est très intéressant aujourd’hui. Un des intérêts de ce modèle d’élevage viendrait de la reconstitution de réseaux de production liant les territoires situés dans la proximité de la ville avec l’arrière L’usage de savoirs paysans dans la réflexion sur le devenir des races anciennes de poules… 121 pays. C’est un souci créé par ce type d’élevage qui conduit à cette proposi- tion car si l’espace laissé aux sujets est suffisant, il ne permet pas d’éviter le piquage. Les poules se piquent entre elles au moment du renouvellement de leurs plumes, se blessent et se causent beaucoup de stress, tout ceci contrariant beaucoup la production et le bien-être des volailles. L’enjeu serait d’arriver à ce que la production puisse se déplacer à certains moments de l’année, dans des lieux qui garantissent que les volailles aient suffisamment d’espace pour qu’il y ait moins de piquage. Cela suppose de mettre en relation des personnes et des territoires qui n’ont plus beaucoup l’habitude de travailler ensemble. Pour ce faire il semble nécessaire de recréer des réseaux entre l’arrière pays et les territoires périurbains où seraient installés ces maraîchers de façon à ce qu’il passent des ententes avec leurs collègues de l’arrière pays, des agricul- teurs prêts à leur louer de petits terrains où les maraîchers puissent mener leurs poules. Les maraîchers producteurs d’œufs installés dans des territoires périurbains pourraient ainsi avoir en permanence un roulement de sujets. Le modèle pour la production d’œufs est celui qui semble le plus adapté aux contraintes d’espaces disponibles dans les territoires urbains et périurbains. Quand on dispose de peu de place, la production d’œufs est la formule la plus raisonnable. De plus dans ce modèle où il n’y a pas de coq, il n’y a pas à envisager cette contrainte. Cependant se limiter à n’avoir que des poules pour ne produire que des œufs et a terme des poules grasses signifie qu’il faut tout de même que s’effectue de la reproduction dans d’autres lieux pour renouveler les sujets adultes. Ainsi ce modèle nécessite que d’autres producteurs s’occupent de la reproduction pour fournir les poules pondeuses ou que le producteur d’œufs ait un terrain dans un autre lieu, propice à accueillir de la reproduction. Ce modèle implique en conséquence de mettre en relation des producteurs installés dans la ville ou à sa périphérie avec des producteurs installés dans l’arrière-pays, c’est-à-dire de constituer un réseau de producteurs implantés dans des territoires complémen- taires du point de vue de la production et de l’économie de l’élevage. Quelles sont les races adaptées à ce type d’élevage ? Il faut prendre des volailles qui ne soient pas farouches. La poule de Caussade avec son caractère très familier, convient bien. La poule de Marans est très recherchée par les maraîchers bio producteurs d’œufs en raison de la couleur brun chocolat de sa coquille. Cependant cette race n’est pas une excellente pondeuse. Si on la choisit pour ce modèle d’éle- vage il sera préférable de travailler à partir d’un croisement avec une race qui soit meilleure pondeuse comme la Coucou de Rennes ou la New Hampshire. La sélection des meilleurs sujets pour la ponte permet d’améliorer sa souche en trois générations. Si l’éleveur veut produire à partir d’une race pure, il prendra alors de la Coucou de Rennes qui est une bonne pondeuse. 122 Dominique Dubuc, Hervé Goulaze

Modèle pour la production de viande et œufs a des fins de consommation familiale

Ce modèle nécessite les mêmes superficies par sujet que pour une produc- tion de viande à vocation commerciale soit 2,2 m2 par sujet adulte. Si l’on effectue soi-même l’élevage des juvéniles il faut 10 m2 par jeune sujet. Il faut cependant beaucoup moins de place que pour un élevage orienté vers la commercialisation. Dans le cas d’une production vivrière destinée à la famille les effectifs sont plus réduits. La superficie requise ne demande que 44 m2 pour 20 sujets adultes. Pour une famille de cinq personnes 10 poules d’un an et 10 poules de deux ans pourraient suffire. Tous les ans seraient intégrées des poulettes nées en avril/mai qui commenceraient à pondre à l’automne. À partir de ce moment on pourrait tuer les poules de deux ans et demie.

La démarche d’intégration d’un savoir paysan, de savoir-faire reposant sur des techniques anciennes d’élevage de volailles à la réflexion autour de la réin- troduction d’un élevage proposant des produits goûteux s’appuyant sur les races anciennes de poules dans les territoires urbains, périurbains et ruraux consti- tue un recours fécond et pertinent pour travailler a la renaissance de paysages nourriciers proposant des produits intéressants d’un point de vue gustatif et nutritionnel, produits qui sont aux fondements de nouveaux terroirs. L’approche initiale cherchait à considérer quel forme d’élevage à partir de races anciennes de poules pouvait s’accommoder des contraintes des environ- nements urbains et périurbains actuels tout en maintenant les exigences de la production pour aboutir a des produits goûteux qui proposent des nutriments sains, bons pour la santé. La réflexion a été conduite vers des propositions inattendues. Elles paraissent montrer qu’il est également nécessaire de repenser les questions d’élevage et de production alimentaire de qualité en les abordant sous l’angle de la recréation de relations entre territoires, à une échelle plus vaste que celle envisagée originellement qui inclut l’arrière-pays, l’hinterland, avec la ville et ses paysages circonvoisins. Ces considérations ont pu apparaître notamment parce que la réflexion a porté sur une tentative de conciliation de deux impéra- tifs rarement confrontés : celui de réalités territoriales urbaines et périurbaines contraignantes pour l’élevage mais impératives et celui du respect rigoureux de critères d’élevage seuls à même de conduire a des productions offrant des qualités gustatives et nutritionnelles satisfaisantes.

Dominique Dubuc Paysan, éleveur de volailles Créateur et responsable du Conservatoire agricole du Puyobrau L’usage de savoirs paysans dans la réflexion sur le devenir des races anciennes de poules… 123

Hervé Goulaze Laboratoire Passages, UMR 5319 du CNRS École Nationale Supérieure d’Architecture et de Paysage de Bordeaux [email protected]

Hervé Goulaze est Paysagiste DPLG, diplômé de l’École Nationale supérieure d’architecture et de paysage de Bordeaux, doctorant en architecture et paysage (École Doctorale Montaigne- Humanités et UMR Passages). Il est également enseignant à l’ENSAP de Bordeaux, créateur et coordonnateur du cours sur « La question alimentaire et les paysages ». Il s’intéresse aux possibilités de réintroduction de terroirs dans les territoires urbains et périurbains ainsi qu’au lien entre paysages nourriciers, terroir, caractéristiques gustatives et caractéristiques nutrition- nelles des produits alimentaires.

Résumé La majeure partie du patrimoine génétique, gustatif et nutritionnel constitué par les races anciennes de poules françaises menace de disparaître. Les savoirs paysans sont un recours précieux pour concevoir de nouveaux modèles d’élevage de ces races. L’originalité de ces savoirs forgés par l’expérience de terrain tient notamment à ce qu’ils participent en permanence à la (re)création et à l’évolution de ce terrain. Ils sont à même de combiner à la fois les exigences économiques et spatiales fort contraignantes des territoires urbains et périurbains en matière d’élevage et les nécessités que demande un renouveau de l’élevage avicole s’appuyant sur les races anciennes, en particulier les caractéristiques techniques nécessaires à l’obtention de produits alimentaires sains, aux goûts affirmés et diversifiés. Ils aident à construire des modèles capables de faire renaître des élevages rentables au moindre coût, de taille modeste qui assurent la préservation des races considérées et du patrimoine qu’elles représentent. Recourir à ces savoirs paysans a également permis de mettre en évidence un impératif resté jusqu’alors sous- jacent dans la renaissance d’un élevage de poules de races anciennes, pérenne et solidement installé d’un point de vue économique : la recréation indispensable de liens socio-économiques autour de cet élevage entre les territoires urbains, périurbains et les territoires ruraux. Mots-clés Volaille, poule, élevage, aviculture, race de volaille, race de poule, patrimoine avicole, élevage avicole, savoir paysan, terroir en formation, création de terroir, territoire urbain, territoire périurbain, territoire rural, élevage urbain, élevage périurbain. Abstract Most of the genetic, gustatory and nutritional heritage constituted by the ancient breeds of French hens is in danger of disappearing. Farmers’ knowledge is a precious resource for designing new breeding models for these breeds. Developed by field experience, the originality of this knowledge, lies in the fact that it constantly participates in the (re)creation and evolution of this sector. We are able to combine both the highly restrictive economic and spatial requirements of urban and peri-urban territories in terms of breeding and the needs required by a renewal of poultry breeding based on old breeds, in particular the technical characteristics necessary to obtain healthy food products with strong and diversified tastes. Theexperience gained also helps to build models capable of reviving profitable, low-cost, small-scale poultry farms that preserve the breeds in question and the heritage they represent. Valorising the farmers’ knowledge and skills in the revival of traditional chicken breeds, which is both economically viable and sustainable, has resulted in highlighting an antecedently forgotten necessity of the indispensable re-creation of socio-economic links between urban, peri-urban and rural areas. Keywords Poultry, hen, breeding, poultry farming, poultry breed, chicken breed, poultry heritage, poultry farming, farming knowledge, terroir in the process of being formed, creation of terroir, urban terri- tory, peri-urban territory, rural territory, urban breeding, peri-urban breeding.

D’un cheptel conservatoire de races locales à un outil de gestion de la savane : Le cas de la chèvre Péï et de la vache Moka à La Réunion

Quentin Rivière

L’île de La Réunion se caractérise par une diversité de milieux, d’habitats et d’espèces avec un fort taux d’endémisme. Elle appartient à l’un des 34 points chauds mondiaux de la biodiversité et possède une diversité de paysage excep- tionnelle : « Façonnés par le temps, puis par les hommes, ces paysages sont en évolution constante »1. L’histoire originaire du peuplement de l’île et la confi- guration topographique du territoire expliquent en grande partie la concen- tration sur le littoral de plus de 80 % de la population. L’urbanisation actuelle exerce ainsi de fortes pressions sur les milieux « naturels » littoraux. Les protections foncières engagées dès les années 1980, par le Conservatoire du littoral et le Département, la création du Parc National (dont le cœur couvre près de 42 % de la surface de l’île) et de la Réserve Naturelle Nationale Marine en 2007, celle de l’étang de Saint-Paul en 2008, témoignent d’une prise en compte par les pouvoirs publics de la nécessité de mettre en place des outils de protection des espaces naturels pour préserver la biodiversité et les paysages réunionnais (Figure 1). En 2010, l’inscription du cœur du Parc National au patrimoine mondial de l’UNESCO assure les objectifs de protection et de préservation de la nature. Cependant force est de constater que la partie la plus protégée de l’île reste le centre. Sur le littoral, plus densé- ment peuplé, on peut aujourd’hui observer une tendance lourde au mitage des espaces naturels et des espaces protégés (Figure 1).

1 Daniel Faure (éd.), Profil environnemental de La Réunion, La Réunion, DEAL, 2013, p. 303. 126 Quentin Rivière

Figure 1 : Une mise en œuvre récente des espaces protégés à La Réunion © Quentin Rivière, 2018 Le littoral ouest de l’île, qui est l’une des régions les plus attractives, connait une pression foncière importante aux dépens des derniers espaces de nature, notamment les espaces de savanes. Pendant longtemps considérés par une partie de la population réunionnaise comme des espaces de friche ou de coupure d’urbanisation, les savanes se révèlent en réalité être des espaces de pratique et de vécu pour d’autres2. Au début des années 2000, le Conservatoire du littoral s’intéresse plus particulièrement à la savane du cap la Houssaye. Entre valeurs sociales et enjeux de conservation, nous verrons dans cet article l’intérêt porté à cet espace. À la même période où certains commencent à s’intéresser au devenir des savanes réunionnaises, d’autres se préoccupent du devenir de la diversité agricole de l’île, notamment celui des races animales locales. La définition d’une race locale (animale) est inscrite dans le Code rural (article D653-9) comme étant « une race majoritairement liée par ses origines, son lieu et son mode d’élevage à un territoire donné (…). Elle présente un intérêt particulier pour la conservation du patrimoine biologique du cheptel ou pour l’aména- gement du territoire ». À La Réunion, il existe deux races animales locales inscrites au registre du Ministère de l’agriculture : la « vache Moka » et la

2 Serge Briffaud (éd.)et al., Les savanes du littoral sous le vent à La Réunion : histoire et dynamiques, perceptions et pratiques, gestion et médiation. Rapport final de recherche pour le Conservatoire du littoral, La Réunion, 2016, p. 209. D’un cheptel conservatoire de races locales à un outil de gestion de la savane 127

« chèvre Péï ». Ces races sont aujourd’hui reconnues en tant que races à petit effectif et en tant que telles, font l’objet de programmes de sauvegarde. La race à petit effectif est définie dans le Code rural à l’article D653-9 comme une race qui « présente sur le territoire national un effectif de moins de 5 000 femelles reproductrices pour les bovins, de 8 000 pour les ovins et caprins et de 1 000 pour les porcins ». Le sujet développé dans cet article porte sur un projet expérimental qui consiste en la mise en œuvre d’une gestion paysagère par la mobilisation de pratiques telles que le pâturage dirigé et le brûlage dirigé dans la savane du cap la Houssaye, espace aujourd’hui protégé par le Conservatoire du littoral. La définition du brûlage dirigé que nous retiendrons est celle d’Éric Rigolot, qui parle d’une « opération d’aménagement et d’entretien de l’espace comprenant la réduction du combustible sur les ouvrages de prévention des incendies de forêt, ou de gestion des peuplements forestiers, des parcours, des landes et friches. Sur ces zones, le brûlage dirigé consiste à conduire le feu de façon planifiée et ordonnée avec un objectif clairement identifié, sur tout ou partie d’une surface prédéfinie et en toute sécurité pour les espaces limitrophes. Les modes opératoires permettent de maîtriser la puissance du feu et de contrôler les impacts sur les différentes composantes du milieu »3. Quant au pâturage dirigé, il s’agit en réalité ici d’une action d’éco-pastoralisme. Ce dernier est défini par Corinne Eychenne qui propose une distinction entre l’éco-pâturage et l’éco-pastoralisme. Ainsi selon l’auteur, « l’éco-pâturage correspond plutôt à un entretien d’espaces verts urbains, généralement en parcs sans surveillance permanente, alors que l’éco-pastoralisme renvoi à la gestion par des troupeaux d’une végétation spontanée, généralement en espace naturel, reposant le plus souvent sur des pratiques associées à la mobilité et au gardiennage »4. Le terme pâturage dirigé est utilisé pour faire écho au brûlage dirigé et comprend l’idée que la méthode de pâturage utilisée est contrôlée par un berger qui va conduire le troupeau sur des zones prédéfinies afin d’exercer une pression sur le milieu. De nombreuses références scientifiques et techniques traitent du pâturage ou de l’usage du feu comme modalités de gestion écologique des espaces naturels et des formations herbacées (prairies, zones humides, friches, savanes, etc.). Les discours ne sont cependant pas tranchés. Le feu est parfois perçu comme dévastateur pour les milieux naturels. Selon Michel Vannetier, il « multiplie les risques d’érosion, déclenche une dégradation physique et chimique du sol, provoque la disparition d’une partie des espèces et la multiplication des plus

3 Éric Rigolot, « Le brûlage dirigé en France : outil de gestion et recherches associées », Prescribed Burning Workshop, Lourizan, Galicia, Espagne, Novembre 1998, p. 13. 4 Corinne Eychenne, « Écopastoralisme et écopâturage : éléments de définition et de discussion ». Rencontres nationales de l’écopâturage organisées par l’Association Entretien, Nature & Territoire, Saint Herblain, France, Octobre 2014, p. 6. 128 Quentin Rivière adaptées au feu »5. Mais lorsqu’il est contrôlé et pour un certain type de milieu, le feu peut être un bon outil de gestion. Johanna Faerber en 1996, explique que le feu peut être un « élément principal de stabilisation et de conservation d’espaces ouverts »6. S’agissant du pâturage, il semble parfois incompatible avec les ambitions de protection des espaces protégés, notamment dans les aires protégées d’Afrique de l’Ouest comme nous l’explique Jean Boutrais, où la coexistence entre troupeaux domestiques et faune sauvage semble poser des difficultés7. Tandis que d’autres ont prouvé que le pâturage peut être un moyen de gestion efficace des milieux et des paysages ouverts8. Déjà en 1995, Thierry Lecomte, mettait en avant le pastoralisme dans la gestion des réserves naturelles protégées en France9. Les races rustiques et/ou locales sont géné- ralement mises en avant dans ce cas, au regard de leurs capacités d’adapta- tions au territoire. L’exemple de La Réserve Naturelle Nationale de l’Étang de Cousseau en Gironde et ses vaches de race Marine Landaise, réintroduites en 1990, témoigne bien de ce phénomène. Dans cet article nous étudierons le cas concret de la mise en place du projet de pâturage dirigé dans la savane du cap la Houssaye. Il s’agira de présenter l’articulation entre un projet de sauvegarde animale de race locale et un projet de gestion paysagère, et de s’interroger sur les conditions de la réussite et de la pérennité des projets. En quoi leurs objectifs respectifs se rejoignent-ils et quels sont les types d’interactions entre les projets et les acteurs ? Comment bénéfi- cient-ils du partenariat et comment peuvent-ils fonctionner indépendamment ?

De la sauvegarde des races animales locales…

L’importation d’animaux domestiques agricoles à La Réunion

Avant l’installation définitive des européens et des malgaches en 1665, l’île servait de point de ravitaillement. Les navigateurs de passage y laissaient des animaux (caprins, bovins, porcins, ovin) comme réserve de nourriture pour

5 Michel Vannetier, « Incendies et forêt : un équilibre précaire », Espaces Naturels, octobre 2005, n° 12, p. 1. 6 Johanna Faerber, « Gestion par le feu et impact sur la diversité : le cas des friches sur anciennes terrasses de culture dans les Pyrénées centrales », Journal d’agriculture traditionnelle et de bota- nique appliquée, 38e année, bulletin n° 1, 1996, p. 273-293. 7 Jean Boutrais, « Chapitre 8. Pastoralisme et aires protégées d’Afrique de l’Ouest en regard de l’Afrique de l’Est », in Catherine Aubertin et Estienne Rodary (éds), Aires protégées espaces durables ?, Marseille, IRD Éditions, 2009, p. 260. 8 « Un paysage est ouvert lorsque la vue peut se développer largement à l’inverse d’un paysage fermé où elle est réduite, interceptée par un écran minéral ou végétal, naturel ou construit : barre d’immeubles, lisière, haie, etc. », Geoconfluences.ens-lyon.fr. 9 Thierry Lecomteet al., Gestion écologique par le pâturage : l’expérience des réserves naturelles, Réserves Naturelles de France, 1995, p. 82. D’un cheptel conservatoire de races locales à un outil de gestion de la savane 129 leurs prochaines escales. Des animaux de races et de continents différents ont donc été laissés en liberté sur l’île. Ces animaux se sont développés et se sont adaptés aux conditions physiques et climatiques de l’île10. Après les premières installations officielles des habitants, l’introduction d’animaux domestiques agricoles s’est perpétuée. « Un recensement fait en 1709 confirme à la fois l’abondance et la diversité du cheptel réunionnais, même s’il n’est pas aisé de juger de la fiabilité du dénombrement qu’il établit. Alors que la population totale de l’île ne dépasse pas les 900 âmes, on élèverait alors à Bourbon 1 991 bœufs, 581 moutons, 1 530 cochons, 4 529 cabris et 146 chevaux. Le quartier de Saint-Paul nourrit alors l’essentiel des cabris (3 283) et des moutons (456), ainsi qu’une grande partie des bœufs (904)11 »12. À cette époque d’après les archives de la Compagnie des Indes13, le bétail se concentrait dans les Hauts de l’île (les forêts) et sur les espaces littoraux de l’Ouest. La libre circu- lation et reproduction des animaux ont formé ce que l’on appelle aujourd’hui les races locales. L’élevage se rationnalise au cours du XVIIIe siècle, avec la construction de parcs, ordonnée par la Compagnie des Indes, pour maîtriser l’élevage. Jusqu’au XIXe siècle, les bovins et caprins servent surtout au ravi- taillement des navigateurs et de monnaie d’échange pour la population. Au début du XXe siècle, avec le développement de la culture de la canne à sucre et les besoins en transport, les bœufs sont utilisés pour tracter les charrettes14. L’élevage s’ancre petit à petit dans la culture et le paysage local, et s’incarne par la multiplication de troupeaux à proximité des espaces habités. Cependant depuis plus de 30 ans on constate un déclin du nombre d’éle- veurs et de cheptels bovin de race Moka et caprin de race Péï, et notamment dans les bas de l’Ouest. En cause, nous pouvons évoquer principalement l’impact des modifications des modalités de pratiques d’élevage fondées sur le modèle métropolitain, suite à la départementalisation en 1946. Les filières de production de viande et de lait sont davantage structurées et s’organisent prin- cipalement dans les Hauts de l’île, aux pâturages plus verts. La mécanisation de l’agriculture dans les bas et les mi-pentes, incitent certains éleveurs à délaisser leurs pratiques. La représentation du bœuf pour les activités agricoles comme signe d’un bon statut social se perd et l’agriculture mécanisée devient signe de réussite. À la fin du XXe siècle, le grand projet ILO de basculement des eaux d’est en ouest, a permis le développement des projets urbains et la conquête agricole sur les derniers espaces « libres » (sans urbanisation) et constructibles

10 Gilles Mandret, L’élevage bovin à la Réunion : Synthèse de quinze ans de recherche, Montpellier, Cirad, 2000, p. 19. 11 Jean Barassin, La vie quotidienne des colons de l’île Bourbon à la fin du règne de Louis XIV, Saint- Denis, 1988, p. 211-213. 12 Serge Briffaud (éd.)et al., op. cit., p. 209. 13 Ibid., p. 209. 14 Gilles Mandret, op. cit., p. 19. 130 Quentin Rivière des bas de l’Ouest. Le développement d’infrastructures routières, comme la route des Tamarins construite durant la première décennie des années 2000, a modifié la structure spatiale et la cohérence des pâturages par un morcelle- ment et une réduction des surfaces pâturables. Enfin, les nouvelles races bovines et caprines importées dans les années 1970 et provenant principalement de France métropolitaine, ont modifié le paysage rural réunionnais et contribué considérablement à la disparition des races bovines et caprines locales. En effet, des races à plus fort rendement (en poids carcasse et en production de lait) ont remplacé progressivement les animaux génétiquement issus des importations antérieures et qui se sont adaptés au territoire. Concernant les cheptels caprins, des races comme la chèvre Boer provenant d’Afrique du Sud, importée en 1976 à La Réunion, la chèvre Alpine originaire du massif alpin ou encore la chèvre Saanen de la vallée de la Saane en Suisse importée à partir des années 1980, ont été croisées et/ou ont remplacé la chèvre locale. En effet, « l’intégration de la chèvre Boer aux qualités bouchères supérieures à la fin du XXe siècle a contribué à l’absorp- tion d’une grosse partie du cheptel Péï »15. Concernant les bovins, les deux principales races importées sont la Limousine et la Blonde d’Aquitaine. « Au début des années 1990, on dénombrait 5 000 vaches allaitantes. En 2014, le cheptel est constitué de 9 000 vaches allaitantes, dont plus de la moitié sont issues de croisement. Les races Limousine et Blonde d’Aquitaine dominent, qu’elles soient en race pure ou croisée. Parallèlement à la hausse des effectifs, l’amélioration continue de la productivité des troupeaux a impliqué des choix stratégiques. Ainsi, les races qui composent le cheptel actuel se sont substi- tuées progressivement aux bœufs « Moka », rustiques, issus de croisements entre des zébus malgaches et d’autres races bovines »16. À La Réunion, on parlera de « bœufs » pour désigner les bovins et de « cabris » pour désigner les caprins, ce sont là des appellations génériques locales.

La reconnaissance des races animales locales

Face au constat du déclin de ces races, des programmes de sauvegarde ont été initiés localement. Au début des années 2000 débute un programme de sauvegarde de la chèvre Péï, reposant sur la mise en place d’un standard de la race et d’un recensement de la population en ayant pour objectif la reconnaissance officielle de la race au niveau national. Cette opération est financée par l’Office de Développement de l’Économie Agricole d’outre-mer (ODEADOM). Mais il a fallu attendre 2010 et la création de l’Association

15 Site officiel de CAPGENES :https://www.capgenes.com/les-races-caprines/la-chevre-pei/ . 16 Philippe Simon (éd.), Gil Chaulet, Julie Leung, « La production de viande bovine à La Réunion », Agreste DAAF La Réunion, 96, août 2015, p. 7. D’un cheptel conservatoire de races locales à un outil de gestion de la savane 131

Réunionnaise des Sélectionneurs en Élevage Caprin (ARSEC), pour pour- suivre l’opération, cette dernière devenant responsable du suivi des races caprines à La Réunion. C’est donc au cours de la deuxième décennie des années 2000 que les races locales réunionnaises caprines et bovines ont été reconnues par le ministère de l’agriculture. Le travail de l’ARSEC à partir de 2010 a permis à la chèvre Péï (Figure 2) d’être admise officiellement par le Ministère de l’Agriculture en 2011 par l’arrêté du 22 décembre 2011 modifiant l’arrêté du 26 juillet 2007 « fixant la liste des races des espèces bovines, ovines, caprines et porcines recon- nues et précisant les ressources zoogénétiques présentant un intérêt pour la conservation du patrimoine génétique du cheptel et l’aménagement du terri- toire ». En 2015, avec le financement par le « Fonds Européen Agricole pour le Développement Rural (FEADER) » dans le cadre du programme « Liaison Entre Action de Développement et de l’Économie Rurale (LEADER) » et la participation du Conseil Départemental, l’APPER a monté un dossier de demande de reconnaissance officielle de la race Moka auprès de la Commission Nationale d’Amélioration Génétique (CNAG) et, en 2016, la vache Moka (Figure 3) a été officiellement reconnue par l’arrêté du 13 avril 2016 modifiant l’arrêté du 25 avril 2015 au même titre que la chèvre Péï.

Figure 2 : Chèvre Péï, Saint-Paul Figure 3 : Vaches Moka, Saint-Paul © Quentin Rivière, 2018 © Lucie Fourthon, 2019 Aujourd’hui, les effectifs dans les registres officiels font état de 600 têtes reproductives de vaches Moka et de 1 000 têtes de chèvres Péï à La Réunion17.

L’Association pour la promotion du patrimoine et de l’écologie à La Réunion : la volonté d’agir

Créée en 2013, l’APPER est une association loi 1901 à but non lucratif. L’association est investie dans la préservation et le développement local des pratiques et des activités anciennes et traditionnelles. L’association s’intéresse

17 CIRAD – Chambre d’agriculture de La Réunion. 132 Quentin Rivière particulièrement au savoir-faire « lontan »18 et met en avant des alternatives architecturales, agricoles et écologiques basées sur ces savoir-faire locaux. « L’Association pour la Protection du Patrimoine et de l’Écologie à la Réunion accorde beaucoup de valeur à la notion de « patrimoine ». Celui-ci se décline sous une pluralité de formes. Il est aussi bien culturel, historique, naturel, artisanal, qu’architectural. Une grande partie de nos activités porte sur l’envi- ronnement (la nature, l’élevage, l’agriculture biologique) »19. Partant du principe que la faune tient une place privilégiée dans la société réunionnaise, l’association travaille à valoriser les races et les systèmes locaux de production. Depuis plus de 5 ans, l’APPER porte les projets de sauvegarde et de promotion des races animales locales, incarnant à la fois un patrimoine historique, culturel, agricole et génétique à La Réunion. En 2017, grâce aux démarches de l’APPER, la vache Moka obtient le second prix National de la Fondation du Patrimoine pour l’agro-biodiversité animale. Ce prix permet à l’APPER d’obtenir un budget de 6 000 euros pour soutenir le plan de sauve- garde de la race. En 2019, l’APPER est mandatée par Capgènes (organisme et entreprise de sélection caprine multiraciale) pour la mise à jour de l’inven- taire zootechnique de la race « chèvre Péï », la récolte de données techniques sur la race et la tenue d’un livre généalogique. L’APPER a donc constitué un troupeau de chèvre Péï qui permettra de donner une meilleure visibilité de la race et de sensibiliser le public à sa sauvegarde. La reconnaissance officielle des races animales locales est un premier pas dans le projet de sauvegarde porté par l’APPER. Mais l’association œuvre égale- ment aujourd’hui à l’accompagnement des derniers éleveurs de vaches Moka et de chèvres Péï qui souhaiteraient développer leur activité et promouvoir les races locales. Elle met en place des réunions d’éleveurs, des groupes de discus- sion autour des actions prioritaires à mettre en œuvre pour préserver les races locales. Recenser et décrire les races locales, consolider les troupeaux existants et valoriser le travail des éleveurs, tels sont les objectifs de l’association aujourd’hui. Dans ce sens, depuis 2017, dans le cadre du programme FEADER 2014-2020, l’APPER est en charge de mener une mission d’animation des « Mesures Agro-environnementales et climatiques (MAEC) » à La Réunion. Cette mission consiste à communiquer, sensibiliser et informer les éleveurs sur les MAEC, à accompagner ces derniers dans leur démarche d’engagement et à animer un groupe de travail pour l’adaptation de la MAEC Protection des Races Menacées à La Réunion, avec la conception d’un bulletin d’information et de flyers sur l’intérêt de cette action. Aujourd’hui l’APPER est un acteur essentiel dans la sauvegarde, la promo- tion et la valorisation des races animales locales à La Réunion et le dévelop- pement des activités d’élevage autour de ces races animales locale (Figure 4).

18 Expression locale pour parler des savoir-faire d’antan 19 Site web de l’APPER : http://apper.fr/. D’un cheptel conservatoire de races locales à un outil de gestion de la savane 133

Groupement d’intérêt Economique et Ecologique Organisme de Obtention sélection du statut pour le Intègre le d’agriculteur Création projet de cabris Péï à de pâturage La l’APPER dirigé Réunion

2013 2014 2015 2016 2017 2018 2019 2012 2011 2006

Reconnaissance Création de de la race Obtention l’association « vache Moka » du code de défense et auprès du race pour de promotion CNAG la vache du bœuf Moka Moka La vache Moka Reconnaissance Reconnaissance obtient le second de la vache prix national de de la race Moka en tant chèvre Péï au la fondation du que race ministère de patrimoine pour menacée l’agriculture l’agro- d’abandon pour biodiversité l’agriculture animale Reconnaissance de la chèvre Péï en tant que race à Légende : APPER faible effectif Vache Moka Chèvre Péï

Figure 4Figure : Chronologie 4 : Chronologie des événements des événements ayant conduit ayant conduità la protection à la protection juridique juridique de la vache Moka et de la chèvre Péï de la vache Moka et de la chèvre Péï ©Quentin Rivière, 2020 © Quentin Rivière, 2020 134 Quentin Rivière

… à l’expérimentation pyro-pastorale dans la savane du cap la Houssaye

Les savanes réunionnaises : des territoires d’élevage en sursis

Lorsque nous évoquions le sujet des pratiques d’élevage sur le littoral ouest avec les éleveurs, ils rapportaient cette pratique à l’espace de savane. Ils insistaient sur l’étendue des pâturages et le nombre d’éleveurs et de troupeaux qui y pâturaient comme en témoigne ci-dessous l’extrait d’un entretien réalisé en 2017 auprès d’un éleveur de bœuf Moka sur le littoral Ouest. Q. Rivière : « Ce que j’aimerais savoir c’est comment c’était avant ? Comment c’est maintenant ? » Éleveur de Moka : « Avant, avant le pâturage était grand, il n’y avait pas toutes ces maisons-là. » Q. Rivière : « C’était comment ? C’était comme ici là ? (En montrant la savane) » Éleveur de Moka : « Partout ici, il n’y avait pas de maisons, tout ça c’était le pâturage pour les bœufs. Il n’y avait rien jusqu’au Fond de Cap là-bas. Où il y a le pont. Ça s’appelle Fond de Cap, la petite ravine. Par ici, il y avait des animaux, l’établissement avait 30 bœufs. Aujourd’hui on les lâche ici, demain là-bas, après demain par là-bas. Chacun à son numéro. » Q. Rivière : « Donc il y avait plusieurs éleveurs ? » Éleveur de Moka : « Ah il y en avait pleins ! Là comme je surveille mes bœufs, l’autre éleveur surveille ces bœufs par là-bas, pour pas qu’ils se bagarrent entre eux. » Les savanes semblent être considérées par les éleveurs comme le berceau des races bovines et caprines locales. Cela peut être corrélé aux données récol- tées lors des recherches réalisées, dans les sources écrites et iconographiques qui démontrent l’existence de troupeaux dans les bas de l’Ouest20. Le littoral ouest de l’île, a été le lieu d’arrivée et d’installation des premiers habitants. Les animaux domestiques agricoles étaient lâchés au large de la baie de Saint-Paul, pour rejoindre la côte, puis conduits vers les grandes propriétés sur les basses pentes pour pâturer21. Le pâturage semblait alors être pratiqué de manière extensive avec des parcours dans les espaces, selon les éleveurs interrogés. La composition végétale et les formes paysagères sur le littoral ouest de l’île avant l’arrivée des premiers habitants n’étaient probablement pas les mêmes qu’aujourd’hui, mais nous pouvons supposer que les actions de défrichement, le pâturage et les conditions climatiques ont été favorables à la formation de que l’on appelle aujourd’hui les savanes.

20 Serge Briffaud (éd.)et al., op. cit., p. 209. 21 Saint-Denis : Ars Terres Créoles, in Serge Briffaud (éd.)et al., op. cit., 1989, p. 209. D’un cheptel conservatoire de races locales à un outil de gestion de la savane 135

Figure 5 : Éleveurs, cheptels et pâturages des bas de l’ouest réunionnais, identifiés d’après les enquêtes et observations de terrain © Quentin Rivière, 2019 De nos jours, la savane constitue l’un des derniers espaces de pâturage extensif dans les bas de l’ouest (Figure 4). En plus de leurs fonctions pastorales, les savanes acquièrent aujourd’hui des valeurs supplémentaires. Elles « consti- 136 Quentin Rivière tuent le premier niveau de l’une des constructions paysagères étagées les plus spectaculaires de la planète et d’un versant qui forme une unité écologique, aux composantes écosystémiques et paysagères imbriquées et interdépendantes. C’est à ce titre, pour une large part, que les savanes participent à une géo- diversité et à une biodiversité qui ne peut être évaluée seulement milieu par milieu, paysage par paysage, mais qui résulte de la cohabitation et de la coévo- lution, en un espace restreint, de milieux et de paysages contrastés. »22. Au-delà des considérations paysagères et écologiques associées aux savanes, ces mêmes études ont permis de mettre en avant qu’« elles sont depuis longtemps, pour les habitants des quartiers riverains, le prolongement de l’espace domestique, un lieu de glanage et de cueillette, où l’on a ses petits coins. Elles sont par excel- lence un espace de liberté, marqué par des pratiques que l’on pourrait nommer « d’exo-sociabilité » – autrement dit des pratiques plus ou moins maronnes, solidaires de l’existence de cet ailleurs proche. Les savanes sont par conséquent aussi le conservatoire d’un mode de vie, le reflet de ce qu’ont de spécifique, dans cette île, les rapports sociaux et le rapport des hommes à l’espace. »23. Cependant ces espaces connaissent depuis plus d’une quinzaine d’années des mutations paysagères (Figures 6 et 7) où les paysages, jusqu’alors « ouverts », c’est-à-dire de formations végétales à dominance herbacée de type graminéen, se ferment peu à peu avec l’envahissement par des espèces ligneuses exotiques24. Ces arbustes, épineux pour la plupart, constituent des fourrés continus sur l’espace et contribuent à la fermeture du paysage et ainsi à la formation d’une entrave à l’accessibilité du site. Ces espaces sont égale- ment soumis à une pression urbaine et agricole importante dans l’ouest de l’île depuis plus d’une vingtaine d’années, participant à leur disparition progressive.

Figures 6 et 7 : Observation du processus d’envahissement par des ligneux exotiques dans la savane du cap la Houssaye entre 2001 et 2016 (Ravine Boucan Canot) © Alexandre Moisset, 2001 et Bernard Davasse, 2016

22 Ibid., p. 209. 23 Ibid., p. 209. 24 Notamment le Leucaena leucocephala (appelée localement Cassi ou Mosa) ou le Vachellia farne- siana (appelée localement Zacassi ou Zépinar). D’un cheptel conservatoire de races locales à un outil de gestion de la savane 137

Objectifs, acteurs et méthodes expérimentales

Depuis 2015, le Conservatoire s’est rapproché du Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS)25 et de l’Université de La Réunion26 qui mènent des études sur les savanes réunionnaises dont les objectifs sont de réaliser un état des lieux des savanes afin de consolider les connaissances sur l’histoire, les dynamiques et les usages de ces milieux, de mener une réflexion sur les modalités de conservation et de gestion de ces espaces et enfin de réaliser des expérimentations de gestion sur la savane du Cap la Houssaye27. Ces travaux de recherche-action sur les savanes réunionnaises sont menés avec le concours d’associations (APPER, Amis de l’Océan Indien) et d’acteurs institutionnels locaux (Protection Civile, Commune de Saint-Paul, Services départemental d’incendie et de secours, Office national des forêts). Le Conservatoire du littoral créé en 1975, est un organisme public, chargé de mener une politique de protection foncière de l’espace littoral français aux dépens de l’urbanisation. Il définit des actions de gestion et de conservation viables et durables des sites dans un objectif d’ouverture au public. La gestion des sites est par la suite confiée à un tiers (des collectivités territoriales ou des associations) qui est chargé de l’animation, du suivi des projets de conserva- tion, de la sensibilisation du public, de l’entretien et de la valorisation des sites pour leurs richesses écologiques, patrimoniales et paysagères. Depuis 2003, le CDL mène une action de maitrise foncière sur le site de la savane du Cap la Houssaye (Figure 8). Il est aujourd’hui propriétaire de 221 ha sur environ 400 ha du site, les autres parcelles étant des propriétés communales ou privées. Le site de la savane du Cap la Houssaye représente des enjeux forts, tant en termes écologiques et paysagers qu’en termes sociaux, identitaires et patrimoniaux28. Les études ont permis « d’apporter un éclai- rage indispensable à la connaissance de ce paysage des savanes en mettant en lumière sa relation à des processus environnementaux (socio-écologiques) inscrits dans la durée et à des pratiques sociales qui contribuent à sa construc- tion/transformation, mais aussi en éclairant sa face immatérielle, sa dimension symbolique et identitaire, les valeurs – elles-mêmes inscrites dans la durée – que le paysage revêt pour les populations ».

25 Unité Mixte de Recherche 5319 Passages – GEODE : Géographie de l’Environnement. 26 OIES CREGUR : Océan Indien : espaces et sociétés Centre de Recherches et d’Études en Géographie de l’Université de La Réunion / UMR PVBMT : Unité Mixte de Recherche peuplement végétaux et bioagresseurs en milieux tropical –UMR SELMET : Unité Mixte de Recherche Systèmes d’élevage méditerranéens et tropicaux. 27 Serge Briffaud (éd.) et al., Perceptions de la savane par la population réunionnaise et mise en œuvre d’une gestion des paysages au Cap la Houssaye, Rapport final de recherche pour le Conservatoire du littoral, 2018, p. 191. 28 Serge Briffaud (éd.)et al., op. cit., p. 191. 138 Quentin Rivière

Figure 8 : L’intervention foncière du Conservatoire du littoral sur la savane du cap la Houssaye © Quentin Rivière, 2019 Ces enjeux amènent le Conservatoire du littoral à se questionner sur le devenir de cet espace, un devenir qui n’est que dicté par le choix d’agir ou non. D’un paysage subi on passe alors à un paysage voulu, qui nécessite d’orienter les dynamiques en cours. L’objectif étant ici de limiter les effets problématiques de l’expansion des arbustes. Dans la savane du Cap la Houssaye, cette modifi- cation de nature du couvert végétal provoque selon le Conservatoire du littoral une altération de la valeur paysagère du site dont la typicité est remise en cause ; une altération de la valeur biologique de cet habitat en tant que tel mais également en tant que contributeur à la connexion écologique des habitats naturels de la commune de Saint-Paul : « la restauration de la savane (espèces indigènes) permettrait d’établir une connexion de meilleure qualité avec les bas de ravines contenant les reliques de végétation indigène »29 ; une altération de l’usage de la savane et de ses sentiers qui, du fait de la prolifération des espèces arbustives, se ferme par endroit avec un véritable barbelé végétal. Le choix du Conservatoire du littoral pour le site du Cap la Houssaye, dont le processus d’envahissement est en cours, s’oriente donc vers le maintien des espaces herbacés existants et le contrôle de la progression des espèces ligneuses exotiques et envahissantes. C’est un parti pris par le Conservatoire du littoral, au regard des données recueillies par les études réalisées sur les savanes réunionnaises.

29 Biotope, Office National des Forêts, Uni Vert Durable,Réalisation d’un plan de gestion de la trame verte et bleue de la commune de Saint-Paul – Phase 1 : Diagnostic et définition des enjeux, Commune de Saint-Paul, La Réunion, t. 1, 2014, p. 177. D’un cheptel conservatoire de races locales à un outil de gestion de la savane 139

Selon ces mêmes études, les savanes ont été façonnées par la présence des troupeaux sur le milieu et par la pratique régulière du feu pastoral par les éleveurs depuis des générations afin de répondre à deux objectifs : redy- namiser la ressource fourragère et lutter contre les plantes non consommées par le bétail30. Afin de vérifier et de conforter cette idée, le Conservatoire du littoral, avec le concours de l’équipe de recherche, l’APPER, et d’autres acteurs locaux, a mis en place une expérimentation pyro-pastorale sur le site du Cap la Houssaye (Figures 9 et 10), consistant à combiner l’usage du feu et du pâturage, tout en effectuant des suivis scientifiques de leur incidence sur le milieu. Le principal objectif de la mise en place de cette expérimentation pyro-pastorale est de proposer une gestion raisonnée et pérenne de la savane en termes paysagers et de diversité écologique par la mobilisation des deux outils que sont le pâturage et le brûlage dirigé.

Figure 9 : Opération de brûlage dirigée en août Figure 10 : Troupeau de caprins de l’APPER 2018 dans la savane du cap la Houssaye pâturant dans la savane du cap la Houssaye © Quentin Rivière, 2018 © Quentin Rivière, 2018 Ainsi, depuis 2016, quatre opérations de brûlage dirigé ont été réalisées. Elles sont conduites en étroite collaboration avec l’État-Major de Zone de Protection Civile de l’Océan-Indien, le Service Départemental d’Incendie et de Secours et l’Office National des Forêts. La mise en place de cette expéri- mentation a permis de développer des formations de « brûleur » et la création d’une cellule de brûlage dirigé, au sein du SDIS en 2018. Les suivis scienti- fiques menées sur les dynamiques du feu démontrent une revitalisation des herbacées et la destruction des spécimens ligneux de moins d’un centimètre de diamètre. En revanche le feu semble favoriser la germination des graines des ligneux qui ne sont pas détruits31. Ces résultats renforcent l’idée que pour contrôler la prolifération des ligneux il semble nécessaire de coupler l’usage du feu à la pratique du pâturage.

30 Serge Briffaud (éd.)et al., op. cit., p. 191. 31 Pauline Gaud, La végétation de savanes envahies par les ligneux, effets du feu et dynamiques post- incendie : le cas des savanes de La Réunion, mémoire de Master 1 Biologie Écologie Évolution, parcours diversité végétale et gestion des écosystème tropicaux, UMR PVBMT-CIRAD – UMR Passages, La Réunion, 2017, 52 p. 140 Quentin Rivière

S’agissant du pâturage dirigé, l’APPER a initié le projet en 2017, en parte- nariat avec le Conservatoire du littoral et l’équipe de recherche. L’APPER s’est appuyée sur le troupeau de cabris Péï déjà constitué d’une vingtaine de têtes appartenant à des membres de l’association dans le cadre du projet de sauve- garde de la race Péï. Par la suite, l’objectif a été de créer un troupeau collectif, en mobilisant plusieurs éleveurs adhérents à l’APPER qui ont mis en commun leurs troupeaux respectifs. Dans un premier temps l’association s’est tournée vers un troupeau caprin Péï, en gardant à l’esprit qu’à terme soient mobilisés au sein d’un troupeau mixte des cabris Péï et des bœufs Moka. Au démarrage du projet, quatre éleveurs dont deux éleveurs caprins et deux éleveurs bovins- caprins, contribuaient à la gestion et/ou à l’accompagnement du troupeau au pâturage selon un roulement défini. Depuis 2019, l’APPER a contractualisé avec des bergers pour gérer le troupeau et la conduite au pâturage. Aujourd’hui le troupeau est opérationnel. Il est composé d’une centaine de caprins (boucs, chèvres, chevrettes et petits), qui pâturent 5 jours sur 7 et 4 heures par jour dans la savane. Les autres jours où la conduite au pâturage n’est pas faisable pour des raisons de disponibilités, les animaux sont nourris à l’auge, par les bergers et/ ou les membres de l’association. L’opération de pâturage dirigé fait également l’objet de suivis scientifiques sur le comportement des animaux au pâturage, leurs préférences alimentaires (type, espèce…) et la durée de broutage. Ces informations sont recueillies dans un cahier de pâturage tenu par l’APPER. Ces données permettront d’évaluer le chargement en unité de gros bétail (UGB) caprin/bovin ou mixte envisageable sur la savane en fonction de la saison des pluies et de la saison sèche. Il s’agit également d’évaluer la biomasse (quantité et qualité) disponible dans la savane en fonction des saisons, en réalisant des prélèvements dans la savane et des analyses en laboratoire32. Il s’agit également d’étudier l’incidence du broutage sur la végétation herbacée et arbustive de la savane33. Enfin, l’objectif est d’évaluer la mise en place de l’opération en fonction du temps, des coûts, des moyens humains (nombres, types, rôles) nécessaires au bon déroulement du projet. Cela a pour finalité de proposer des itinéraires techniques pour une gestion pérenne du site34. La mise en œuvre de ce projet pyro-pastoral répondant à une problématique de gestion paysagère s’inscrit dans un double domaine, reflétant un rapproche- ment entre le monde agricole et celui de la protection de la nature, en intégrant à la fois des réflexions liées à la diversité agricole et à la diversité naturelle.

32 Suivi piloté par Olivia Fontaine, Zootechnicienne de l’UMR SELMET-Cirad. 33 Suivi piloté par Claudine Ah Peng, Écologue de l’UMR PVBMT, Université de La Réunion et Vincent Boullet, Phytosociologue. 34 Suivi piloté par l’APPER et le CDL. D’un cheptel conservatoire de races locales à un outil de gestion de la savane 141

De l’individualité à la mise en commun des projets

L’objectif initial de l’APPER est avant tout la sauvegarde des races animales locales. S’en suit l’intérêt de sauvegarder les pratiques associées à ces races, notamment le pâturage extensif sur les espaces de savane. L’APPER s’est donc investie dans le projet de pâturage dirigé, voyant là une opportunité pour la consolidation d’un troupeau de sauvegarde de cabris Péï et de bœufs Moka, sur leur territoire historique pastoral : la savane. Quant au Conservatoire du littoral, son objectif initial est la conservation des paysages ouverts de savane. Le pâturage s’avérant être une des modalités de gestion pour le maintien de ce type de paysage d’après les études menées, le CDL s’intéresse donc aux potentiels éleveurs ou groupes d’éleveurs voulant s’installer sur le site du Cap la Houssaye. Cela, sous certaines conditions de pratiques : contrôlées, extensives (parcours), respectueuses de l’environne- ment et de l’intégrité du site protégé. Au regard des études réalisées sur les savanes, des enquêtes menées auprès des éleveurs des bas de l’Ouest, et des objectifs de l’APPER, l’intérêt du CDL pour le cabri Péï et le bœuf Moka étant des races rustiques et adaptées au milieu, apparait comme pertinent dans le contexte de la savane. Notons ici que la question de la conservation ou de la mobilisation d’activités agricoles n’est pas nouvelle pour le Conservatoire du littoral. À La Réunion, sur dix-huit sites protégés, cinq sont tout ou partie occupés par des activités agricoles. Elles sont autorisées sur les propriétés du CDL prin- cipalement à des fins d’outil de gestion. Sur le site du Cap la Houssaye, le pâturage dirigé est donc davantage perçu par le CDL comme un moyen de gestion du milieu, plutôt qu’un projet agricole. La mobilisation du pâturage n’est pas spécifique au site du Cap la Houssaye. Sur le site de l’étang du Gol protégé depuis 1985 par le CDL, dans le sud-ouest de l’île, certaines zones du site sont entretenues par le pâturage de bovin de race mixte (Moka/autres races métropolitaines). En effet, avant la mise en gestion de ce site, une famille d’éleveur installée sur des parcelles voisines de celles du CDL, faisait pâturer leur troupeau sur le site. Le Conservatoire du littoral, au regard des problé- matiques d’envahissement sur le site par des espèces exotiques venant freiner le développement des espèces indigènes ou endémiques, a décidé de conserver la pratique de pâturage sur certaines zones pour maintenir une pression sur les espèces exotiques. À la différence de la situation sur le cap la Houssaye, ici, l’éleveur est propriétaire foncier au droit des terrains du CDL, ce qui lui permet d’avoir un système d’exploitation agricole sur son terrain, tout en faisant pâturer ses animaux sur les terrains du CDL. Au Cap la Houssaye, la situation est différente, car le projet a été créé ex-nihilo. Cela a donc nécessité des réflexions et de l’organisation au sujet du transport des animaux, du parc pour le troupeau, de l’accès à l’eau (non existant sur le site), du gardiennage et de la conduite au pâturage. Aujourd’hui le troupeau de l’APPER est accueilli 142 Quentin Rivière

(parc, eau) chez un propriétaire privé au droit du site de la savane du cap la Houssaye. Cela engendre des coûts de fonctionnements pour l’association qui, en comparaison de l’éleveur de l’étang du Gol qui est dans une filière de vente d’animaux, n’a pas de rendus financiers liés à l’activité d’élevage. Le troupeau est pour le moment un troupeau de sauvegarde. C’est là-dessus que repose une partie de l’originalité et la complexité de ce projet de pâturage dirigé. Le projet de pâturage dirigé présenté dans cet article, vient de la rencontre entre deux projets. Celui de la conservation de la savane par une gestion pyro- pastorale porté par le Conservatoire du littoral et celui de la sauvegarde des races locales, porté par l’APPER. La mise en œuvre de ce projet expérimental repose donc sur deux principales opportunités : pour le CDL, la présence d’un troupeau et pour l’APPER, la présence de surfaces pâturables. Le point principal de convergence des projets est donc le pâturage. Mais chacun des acteurs a initialement des intérêts qui ne sont pas forcément liés au projet de pâturage (Figure 11).

Promotion et Lutte contre valorisation du l’étalement patrimoine local urbain

Ouverture Construction s /accès Ateliers Pâturage public participatifs dirigé Sauvegarde des races Conservation locales menacées

Restauration Elevage

Légende : Le Conservatoire du littoral L’APPER La savane du cap la Houssaye Objectifs Outils

FigureFigure 11 11: D : eDess ob objectifsjectifs initiaux initiaux différents différents mais mais un unoutil outil final final commun commun : le :pâturage le pâturage dirigé dirigé ©Quentin Rivière, 2020 © Quentin Rivière, 2020

Le schéma ci-dessus met en avant la convergence des acteurs vers un outil commun que représente le pâturage dirigé. La mise en place de ce projet a donc permis aux acteurs de se rencontrer et de travailler sur un projet commun tout D’un cheptel conservatoire de races locales à un outil de gestion de la savane 143 en faisant évoluer les projets respectifs de chacun. D’un côté, le Conservatoire du littoral bénéficie de la présence d’un troupeau sur le site afin de mener les expérimentations de gestion pyro-pastorale. De l’autre, l’APPER bénéficie du soutien du CDL, d’un espace pâturable et avance sur son projet de sauvegarde des races locales en menant des suivis sur le troupeau caprin. Si l’on croise les objectifs des deux acteurs, nous pouvons voir que, même si les trajectoires sont différentes, nous arrivons à faire converger leurs objectifs (Figure 12).

APPER CDL

Promotion du Conservation patrimoine local des espaces de savane Sauvegarder les races animales Pâturage dirigé locales comme moyen de conservation

Sauvegarder les pratiques Préférence pour associées aux les races locales races : pâturage adaptées (Péï et extensif Moka)

Pâturage dirigé Promotion du dans la savane patrimoine local (espace de pâture)

Figure 12 Figure: Les 12trajectoires : Les trajectoires d’objectifs d’objectifs croisées croisées entre entre l’APPER l’APPER et et le le CDL CDL ©Quentin Rivière, 2020 © Quentin Rivière, 2020 La convergence de ces projets permet également de mettre en lumière les éleveurs et les bergers de l’île qui pratiquent le pâturage extensif. Car, si l’hy- pothèse quant à l’utilisation combinée du pâturage et du feu comme outil de conservation efficace des savanes réunionnaises est confirmée, le Conservatoire du littoral et les gestionnaires d’espace de savane porteront une attention particulière au développement d’activités pastorales sur leurs sites protégés. Ainsi par la mise en œuvre des études et du projet expérimental sur le site du Cap la Houssaye, les éleveurs de bœufs Moka et de cabris Péï, pendant long- temps marginalisés et oubliés, voient leur situation changer. Leurs pratiques 144 Quentin Rivière deviennent des outils de gestion d’intérêt écologique et paysager, et ainsi d’in- térêt général et d’utilité publique. Les éleveurs/bergers constituent des acteurs clés dans le cadre de la mise en place d’une gestion pâturée. Notons cependant que malgré l’étroit lien entre les projets, ils peuvent également évoluer indépendamment l’un de l’autre. En effet, si nous retournons à l’origine du projet de l’APPER, sur la sauve- garde des races locales, avant même la rencontre avec le Conservatoire du littoral, l’association avait déjà pour ambition de créer un troupeau de sauve- garde de race locale caprine et bovine. Le troupeau caprin était déjà formé d’une vingtaine de tête et était élevé chez un membre de l’association dans les mi-pentes au sud de l’île. Le troupeau bénéficiait d’un abri et d’un parc clôturé où les animaux pouvaient paître à leur guise. Ainsi, si l’on considère la savane comme étant le milieu où ont évolué et où sont habituellement présentes les races locales bovines et caprines réunionnaises, nous pouvons évoquer l’exemple précédent comme modalité de conservation ex-situ, qui consiste à élever des individus d’une espèce hors de leur milieu « naturel ». Dans le cadre strict de la sauvegarde des races animales locales, il semble donc possible de porter le projet hors des espaces de savane. Or aujourd’hui, comme le troupeau conservatoire est élevé en savane, on parlera plutôt d’une conservation in-situ. Cela a pour avantage de pouvoir sauvegarder et conserver les activités pastorales telles que le pâturage extensif dans les savanes, et ainsi la pratique de parcours libres. Du côté du projet du Conservatoire du littoral quant à l’utilisation du pâturage comme outil de gestion paysagère, il ne dépend pas fondamenta- lement des races animales locales. En effet, le CDL souhaite maintenir une activité pastorale sur le site de la savane du cap la Houssaye, quelle que soit l’espèce et la race mobilisée. L’objectif est avant tout la gestion paysagère. À titre d’exemple, si l’on reprend le cas du site de l’Étang du Gol, les bovins mobilisés ne sont pas exclusivement de race locale. Le Conservatoire du littoral est ainsi ouvert à toutes propositions d’éleveurs qui souhaiteraient s’installer sur le site du Cap la Houssaye, sous des conditions de période d’essai et de suivis de l’impact du pâturage sur le milieu. L’avantage observé dans le parte- nariat réalisé avec l’APPER, tient surtout au fait de soutenir une action locale de sauvegarde du patrimoine que représentent les races animales locales. À cela s’y ajoute le caractère rustique de ces races, raison principale de leur mobi- lisation à ce jour. Par ces autres trajectoires développées, nous percevons le caractère sensible et fragile de la pérennité du projet commun consistant à la mobilisation d’un troupeau conservatoire de race locale comme outil de gestion des paysages de savanes. Cela ne remet cependant pas en cause la réussite du projet, qui jusqu’aujourd’hui a été dépendante des opportunités qui se sont présentées, de la volonté et de l’implication des différents acteurs concernés. D’un cheptel conservatoire de races locales à un outil de gestion de la savane 145

Dans cet article nous observons le caractère original de la mise en place d’une gestion des paysages par un troupeau de races animales locales. Le projet de pâturage dirigé présenté dans le présent article se fonde en réalité sur la coexistence et la combinaison de deux projets qui se développent simulta- nément : le projet de sauvegarde des races animales locales porté par l’APPER, un acteur associatif local, et le projet de gestion du paysage par des pratiques pyro-pastorales, porté par le Conservatoire du littoral, un acteur national avec une assise locale. Le site protégé de la savane du cap la Houssaye apparait comme un territoire d’expériences et d’apprentissages, tant dans le domaine de la protection et des moyens de conservation de la nature, que dans le domaine agro-environnemental. La réussite des projets individuels et surtout du projet commun et de sa pérennité tiennent plus d’une volonté des acteurs concernés, que d’un besoin mutuel ou d’une dépendance. On observe donc le passage d’un projet non collectif, à un projet plus collectif, mais plus ambitieux. Cela permet de déve- lopper plus d’opportunités (multiplication d’acteurs, financements, valorisa- tion et sensibilisation), mais également d’ajouter des obstacles ou des limites d’actions pour les acteurs (respect des objectifs communs, avancement des projets, réglementations). Il s’agit aujourd’hui d’initier un réseau d’acteurs en vue de développer ces projets. Les ambitions de ces acteurs sont de créer dans un avenir proche, un conservatoire de races animales locales qui contribueraient à la gestion des espaces naturels protégés à La Réunion. Ce projet est un réel projet de déve- loppement local, car il permet et encourage également les éleveurs à s’impli- quer dans une démarche collective pour la conservation d’espaces et d’espèces.

Quentin Rivière Doctorant Cifre en Sciences Humaines et Sociales, mention Géographie, Université de La Réunion, Océan-Indien : Espaces et Sociétés (OIES) Chargé de projet « Pratiques pastorales », Conservatoire du littoral, Délégation Outre-Mer, Antenne de La Réunion [email protected]

Diplômé d’un master de recherche en Géographie à l’université de La Réunion, je suis actuel- lement doctorant en sciences humaines et sociales, en contrat CIFRE au Conservatoire du Littoral. Je suis inscrit à l’École Doctorale « Sciences Humaines et Sociales » - ED 541 et rattaché à l’unité de recherche Océan Indien : Espaces et Sociétés (O.I.E.S.) – EA‑12. Mon sujet de thèse propose d’étudier et d’interroger les dynamiques territoriales qui résultent de l’utilisa- tion de pratiques pastorales dans la gestion des espaces naturels protégés, avec une application à la savane du Cap La Houssaye, site protégé du Conservatoire du littoral à La Réunion. 146 Quentin Rivière

Résumé En 2017 une expérimentation de pâturage dirigé a été initiée, avec un troupeau de chèvres Péï, race caprine locale réunionnaise, pour contribuer à la conservation de la savane du cap la Houssaye, protégée par le Conservatoire du littoral sur la commune de Saint-Paul à La Réunion. L’opération est portée par l’Association pour la Promotion du Patrimoine et de l’Écologie à La Réunion (APPER), qui œuvre depuis plusieurs années à la sauvegarde des races animales locales. Cet article fait état de la mise en œuvre de ce projet expérimental. Nous analysons ainsi l’originalité et la singularité de cette démarche à La Réunion et nous interro- geons les conditions de sa réussite et de sa pérennité. Mots-clés Sauvegarde, Race locale, Caprin, Pâturage, Savane, espace protégé, projet expérimental. Abstract In 2017, an experimental project of pasture was initiated, with a herd of “Péï” goats, a local goat breed from Reunion Island, to contribute to the conservation of savannah areas, protected by Le Conservatoire du littoral in Saint-Paul municipality in Reunion Island. The operation is carried by the Association for the Promotion of Heritage and Ecology in Reunion Island, which has been working for many years to save the local animal breeds in Reunion Island. This article reports on the implementation of this experimental project. We will analyze the originality and the uniqueness of this project in Reunion Island and we will question the conditions for its success and sustainability. Keywords Perserv, local breed, goat, pasture, savannah, protected space, experimental project. Varia

Cosmopolitiques vitivinicoles, ou pourquoi enlever les guillemets aux vins natures

Léo Mariani

Habituellement, on dit d’une personne « qu’elle est nature » lorsqu’elle ne s’embarrasse pas de conventions, quand on veut souligner sa spontanéité et sa simplicité, pas pour sous-entendre qu’elle a grandi dans un environnement naturel, sans humains. Cet emploi de « nature » comme adjectif est aussi fréquent dans le cas des yaourts, où il ne décrit pas non plus la naturalité du produit mais l’absence d’assaisonnement. Contrairement à « naturel », qui dénote un attribut substantiel, l’adjectif « nature » fait référence à une qualité pragmatique, une façon d’être, sans fard et sans artifice. Dans le cas du vin, où les expressions « vin nature » et « vin naturel » voisinent, l’usage commun semble avoir fait le choix du pragmatisme, préférant l’épithète « nature » à l’évocation d’une hypothétique naturalité. On ne s’étonnera pas, aussi, que la locution « vin naturel » ait quant à elle les faveurs des commentateurs cyniques, à qui elle offre une bonne occasion de rejouer l’un des grands tropismes rela- tivistes : mettre des guillemets à « la nature ». De fait, les guillemets nuancent une idée qu’il faut avoir eue pour la relativiser. Ils introduisent un problème qui n’existe que du point de vue de ceux qui ont à un moment cru en la nature, ou qui croient que d’autres croient en elle, insinuant ici qu’aucun vin n’est vraiment naturel, et qu’il faudrait être au mieux un peu dupe, au pire un peu malhonnête pour penser le contraire. Les viticulteurs que je connais ne sont pas particulièrement l’un ou l’autre. Ils savent que leurs vins ne sont pas naturels, ils connaissent l’implication que leur production nécessite et ce qu’il en coûte de la négliger. Ils n’ignorent pas, enfin, que les raisins écrasés produisent tout naturellement du vinaigre lorsqu’ils sont laissés sans attention. Bien sûr, cela ne les empêchera pas, à l’occasion, d’af- firmer que tel vin est plus naturel que tel autre, lorsque sa production a nécessité moins de chimie par exemple. Mais on ne peut pas leur attribuer la naturalité comme enjeu car ils n’ont jamais cru en la nature. Ils n’ont jamais cherché à être modernes. C’est, pourrait-on dire, le naturel qui leur importe. La naturalité forcément toujours inaccomplie n’en est qu’une implication secondaire. 150 Léo Mariani

Les vins natures ont connu un essor important ces quinze dernières années, mais on ne comprend encore souvent ce succès que comme un engouement dans l’air du temps, une réponse à des préoccupations environnementales de plus en plus pressantes et, partant, comme l’expression d’une quête mythique et de toutes façons illusoire pour une nature qui n’existe pas. Pourtant, si le souci de l’environnement tend à faire produire des vins plus naturels (biologiques par exemple), il ne fait pas nécessairement des vins natures. Qu’on se préoccupe en revanche de rendre le naturel au vin, et toutes mes observations portent à penser que la naturalité comme « le souci de l’environnement » viendront avec. Je voudrais défendre ici l’idée que les vins natures relèvent moins d’une réponse à des injonctions plus ou moins diffuses qu’ils ne posent unequestion de cosmo- politique1, autrement dit qu’ils n’ouvrent une forme de contestation fonda- mentale, portant sur la définition de ce qu’est ou doit être le vin. C’est donc tout une façon d’être en rapport avec le vivant qui se noue dans ces boissons, et ce rapport fait lui-même dessein, contre le type de rapport imposé par la modernité agricole et ses modes de rationalisation. Au sens le plus général, les vins natures seraient ainsi un symptômes et/ou une réaction à l’emprise que le dessein moderne exerce sur les pratiques et les conceptions du vivant. Ils tradui- raient le désir profondément humain de connaître, et de pouvoir le faire par soi-même. En ce sens, je n’envisage pas le désir au sens platonicien du terme, comme l’épreuve d’une absence ou d’un manque à combler, mais au sens plus « affectif » que lui donnait Gilles Deleuze : un désir producteur et instaura- teur, qui tend spontanément à connecter et à libérer des devenirs, mais que des formations sociaux-matérielles viennent ensuite organiser, capter et refréner, introduisant ainsi le manque, et l’impression que le désir en est une consé- quence. C’est ce désir fondamental de projection dans le monde qui me paraît s’exprimer dans les vins natures, une intensité affective qui cherche à circuler. Le naturel n’est donc pas un attribut pensable dans des termes essentia- listes. Il n’est pas plus gérable, en pratique, par des modes de viticulture et d’œnologie qui le sont tout autant. Ce n’est pas un contenu que l’on pourrait ajuster ou corriger par une action directe et dirigée, comme on dose les proportions d’un cocktail mais une qualité pragmatique, définie comme un effet qui doit advenir par lui-même2. Bien sûr, les vins natures sont faits, parce qu’ils sont préparés, plus précisément suscités, mais il leur revient, par défi- nition, de se déterminer et de se produire à leur façon. Dans les cas qu’il m’a été donné d’observer, c’est leur capacité à le faire qui sera ensuite jugée. Pour qu’ils parviennent à ce point, ils doivent donc être accompagnés, protégés, orientés et préparés.

1 Isabelle Stengers, Une autre science est possible ! Manifeste pour un ralentissement des sciences (suivi de Le Poulpe du doctorat), Paris, La Découverte, 2017. 2 François Jullien, Traité de l’efficacité, Paris, Grasset, 1997. Cosmopolitiques vitivinicoles, ou pourquoi enlever les guillemets aux vins natures 151

Natures et divers

Souvent, on n’attend donc pas d’abord d’un vin nature qu’il soit naturel mais, comme on l’attend d’une personne, « qu’il ne soit pas maquillé »3, qu’il fasse preuve de « spontanéité », de « sincérité », qu’il dise ce qu’il est, qu’il soit ce qu’il dit. Et l’on comprend que la chimie pose un problème très diffé- rent à ce genre de boisson qu’elle ne le fait à un vin qui se voudrait naturel, ou même simplement biologique. Dans ces derniers cas, le vin est défini par essence, selon sa composition, alors que dans le cas du vin nature il est défini sur un plan phénoménal, du point de vue de ses effets. À chacun, le produit chimique pose donc un dilemme relatif ; problème de nature dans un cas, parce qu’il n’est pas naturel et qu’il remet en cause une définition substan- tielle ; problème d’usage pour les autres, parce qu’il travestit les apparences et bloque une expression pragmatique. En contribuant à maquiller le vin, le produit chimique bride son expression spontanée et, comme il le ferait avec un visage, il va ainsi à l’encontre de ce qui fait le naturel. Pour preuve de ce déplacement de focale, on peut évoquer l’exemple d’un composé qui, quoique naturel, cause à l’occasion le même type de rejet : l’eau. En période de grande sécheresse, il arrive en effet que des vignerons s’empêchent d’arroser des vignes en état de stress hydrique avancé, simplement parce que cela mènerait à l’arti- ficialisation du vin. Ce n’est pas un choix facile qu’ils réalisent ainsi, de laisser les plantes souffrir et de souffrir avec elles. Ils n’ignorent pas, non plus, que les volumes de production seront impactés, comme leurs revenus d’ailleurs, mais ils ont la conviction que l’addition d’eau viendrait empêcher l’une des relations que la vigne déploie avec son environnement, précisément l’une de ces relations dont un vin « qui ne ment pas » est censé témoigner. La marque d’une sécheresse (petits volumes, concentrations organoleptique et alcoolique plus élevée notamment) contribue à ce qu’on qualifie parfois « d’effet millé- sime ». Elle caractérise le vin en même temps qu’elle permet d’évaluer la sincé- rité et l’originalité avec laquelle il traduit l’épreuve. Pour l’essentiel, le naturel est là, dans cette capacité du vin à faire la preuve (l’expression prend tout son sens ici) de son histoire, à témoigner des relations dont il est, littéralement, le produit en devenir, et dans la possibilité qu’il offre aux humains de pouvoir l’évaluer selon cette ontogenèse. Le manque ou l’excès de soleil, de pluie, la composition des sols, les populations de levures, tous ces liens qui interviennent dans la génération d’un vin sont susceptibles d’y trouver une traduction. Mais là où la viticulture et l’œnologie convention- nelles éliminent et corrigent directement ceux qui lui posent problème pour

3 Ici comme dans la suite du texte, les termes entre guillemets m’ont tous été donnés par des vignerons et des amateurs au cours des quinze années durant lesquelles j’ai réalisé des enquêtes au long cours dans les milieux du vin en parallèle de recherches sur les sensibilités et les rapports à l’environnement en Asie du Sud-Est. 152 Léo Mariani plaire (aux humains), la viticulture et l’œnologie natures se font un devoir de ne pas toucher l’essence, considérant que l’identité du vin est dans son intégrité et que cette dernière seule garantit qu’il sera capable de se produire, d’advenir d’une façon qui lui appartienne. Bien sûr, ces objectifs sont ambigus, parce qu’il faut en dernière instance que le vin reste buvable, qu’il ne se transforme pas en vinaigre par exemple4. À cette fin, il faudra bien user d’artifices pour préserver certaines de ses qualités, et freiner le développement de certaines autres, par exemple refroi- dir les moûts pour éviter le développement de levures indésirables. Mais ce sont des approches indirectes, portant sur l’écologie de la boisson et non sur elle-même, qui seront alors toujours privilégiées. Ne pas artificialiser le vin, préserver son intégrité. Il est amusant que les contempteurs des vins natures se soient acharnés à dénoncer leur manque de régularité, comme s’il était inconcevable que la diversité et la capacité à surprendre puissent être en elles-mêmes sources d’in- térêt. Or c’est précisément cette production de singularités qui très souvent importe. Les gens que j’ai interrogés aimaient les vins natures pour leur diver- sité et leur imprévisibilité, non pas pour les certitudes qu’ils offraient, mais comme un mode spéculatif d’exploration des possibles. Pour les plus radicaux, il fallait à la rigueur que chaque vin puisse être unique, que chacun puisse raconter quelque-chose de différent. C’est le sens du refus de maquillage (la non-addition de soufre notamment) et de la préservation jalouse de l’intégrité du vin, qui exacerbent sa sensibilité, la capacité qu’il a d’être affecté par son environnement et d’exprimer ces (ses) sensations. De ce fait, il n’est pas rare que les bouteilles d’un vin diffèrent les unes des autres, voire qu’une seule de ces bouteilles, une fois ouverte, donne à boire dix nouveaux vins, parce que le liquide se transforme au contact de l’air (il s’oxyde). Le vin nature est un hyper sensible qui ne se cache pas, et les amateurs semblent avoir appris à faire avec cette fragilité (quand ils ne la cherchaient pas), ce pouvoir d’être affecté qui fait la force de témoignage de ces vins, et leur diversité. Ils ont donc accepté d’être parfois déçus, de patienter et de retenter leur chance, quelques minutes ou quelques heures plus tard. Ils ont également accepté de suivre ces vins sur des chemins parfois tortueux ou bizarres, d’autres fois brillants ou éclatants… ce faisant, ils ont revu ce qu’ils pouvaient entendre par « mauvaises surprises », parce qu’ils ont bien voulu repousser les limites de leurs habitudes et de leurs attentes, transformant une première déception en curiosité, un raté en occasion pour un nouvel essai. Les mauvaises surprises impliquent beaucoup que l’on projette quelque-chose de particulier, et tout converge pour que les vins natures n’offrent pas cette possibilité, pour qu’ils

4 Et de fait, beaucoup de vins natures flirtent avec le vinaigre, redéfinissant ce faisant les limites de ce que les dégustateurs sont capables d’accepter. Cosmopolitiques vitivinicoles, ou pourquoi enlever les guillemets aux vins natures 153 ne puissent pas être ceci ou cela, mais toujours potentiels en devenir. À ce titre, ils contribuent à diversifier les formes d’hédonisme : s’ils sont sans doute « mauvais » parfois, ils ne sont pas seulement « bons » le reste du temps mais aussi très souvent « drôles », « curieux », « inattendus » ou même « étranges », non-conventionnels en réalité, et donc difficilement comparables. C’est ce rapport aux normes sur lequel il faut maintenant s’arrêter.

Diversité sans soufre et scalabilité

Dans son bel ouvrage sur le vin5, Georges Guille-Escuret répliquait au Général de Gaulle désespérant de parvenir à gouverner un pays qui, comme la France, produit tant de fromages : n’est-ce pas plutôt parce que la France est ingouvernable qu’elle a pu produire une telle diversité de fromages, se demandait-il en retour ? Les vins (et les vignerons) natures apportent une réponse littérale à ce renversement, une réponse anarchiste (« sans comman- dement »). C’est que le naturel pose une obligation de fin, non de moyens. Il libéralise les options techniques et, s’il normalise l’ontologie, c’est dans une forme processuelle où les vins sont rendus à des causalités environnementales infiniment plus imprévisibles que celles des humains. La viticulture et l’œno- logie moderne, sûres de leurs objectifs, de leurs ripostes et de leurs solutions, normalisent des processus pour produire des vins. Elles solutionnent ainsi les questions que le vigneron peut se poser, et minimisent dans le même temps le pouvoir de leurs vins de les faire hésiter. Ce pouvoir leur est ici restitué dans toute sa plénitude, car c’est le droit de poser ses propres conditions qui est concédé au vin nature par ses partenaires humains consentants : il sera lui-même et pas autre chose. La diversité se nourrit de cette autonomie et de l’exigence que les humains s’adressent à eux-mêmes en se l’imposant. Pour être à la hauteur, ils ne pourront pas s’appuyer sur des recettes qui marchent à chaque fois, des formes de traitement de masse appliquées à des popula- tions homogènes de vignes, de raisins ou de levures. Ils devront concilier avec le particulier, le singulier, faire preuve d’une intelligence adaptative. En se contraignant de la sorte, ils se forcent enfin à produire les conditions de cette autonomie dans un monde agricole normé par des humains. Ce faisant, ils posent les bases de ce qui ne peut exister et se définir que comme un mouve- ment d’émancipation, des vins et de ceux qui les font. Cette soustraction aux gouvernements techniques, institutionnels et sociaux est inévitable, parce qu’il s’agit fondamentalement de faire passer la force de façonnement et de normalisation de l’environnement devant celle des humains. Ceci explique sûrement que les vins natures soient en général qualifiés par des termes qui

5 Georges Guille-Escuret, La Souche, la cuve et la bouteille. Les rencontres de l’histoire et de la nature dans un aliment : le vin, Paris, Éditions de la MSH, 1989. 154 Léo Mariani expriment leur caractère individualiste, anti-normatif : « rebelles », « origi- naux », « impolis », « différents », « non-conventionnels », « punks »6 ou tout simplement « libres ». Mais on peut s’arrêter, pour illustrer cette idée et la pousser encore un peu, sur la plus fondamentale des libertés conquises par les vins natures, une liberté qui leur vient au moment où l’on décide de leur ôter le soufre. Le soufre est ce composé chimique normalement ajouté lors de la vendange, de la vinification et/ou de la mise en bouteille pour stabiliser les moûts puis le liquide, les rendre moins dépendants des effets de l’oxygène notamment, et les protéger du déve- loppement de certaines levures ou moisissures. Le soufre a donc la réputation de protéger le vin (qui en produit d’ailleurs spontanément de lui-même, en petite quantité7), mais on devrait se contenter de dire qu’il le stabilise, car le vin, en soi, n’a pas besoin de protection. Des humains décident, à un moment, de protéger/préserver certaines de ses qualités et de ses potentialités, en même temps qu’ils choisissent d’en refuser/empêcher d’autres. En incorporant du soufre au vin, ils ralentissent son ontogenèse, limitent les rapports qu’il pourra développer avec son environnement et subordonnent sa temporalité à la leur. Le vin est histoire de temporalités. Il a, comme le souligne Guille-Escuret8, permis à de grandes dynasties bourgeoises d’ancrer les leurs dans la terre et dans les caves, en les nouant dans un liquide qui prenait de la valeur avec le temps, un stock qui pouvait autrement dit servir la capitalisation de leurs ambitions socio-économiques. Sans soufre, le vin offre moins de prises à ces logiques, il a d’autres propen- sions9 : devenu plus difficile à conserver10, plus instable, plus fragile et moins prévisible, il gagne en présence et en influence, capte plus continûment l’atten- tion et exclut qu’on ne l’oublie au fond d’une cave pour le réévaluer plus tard. C’est lui qui donne le ton désormais, son rythme qui contraint toute l’écolo- gie sensible et technique du rapport, exigeant qu’on lui trouve des débouchés rapides, conciliables avec ses qualités. La vocation de ces vins est intrinsèque-

6 Voir par exemple la mini-série Punkovino récemment diffusée par Arte. Notons, au passage, qu’on a parfois utilisé l’expression de « vins de garages » à propos des vins natures, surtout dans les premiers temps… Probablement parce que c’est souvent dans des garages que les mouve- ment punks débutent. 7 C’est d’ailleurs souvent un point de réflexion important pour des vignerons qui voudraient « faire nature » mais qui hésitent encore : ils se disent alors que si le vin produit spontanément du soufre, ce n’est pas aller contre sa propension que de lui en ajouter un peu, mais plutôt une façon de l’accompagner. Où l’on voit à nouveau que l’important est de ne pas faire mentir le vin, en essayant de coller au plus près de ses dynamiques propres. 8 Georges Guille-Escuret, La Souche, la cuve et la bouteille, op. cit. 9 François Jullien, Traité de l’efficacité, op. cit. 10 On a évoqué le fait que le vin contraignait également très différemment le travail des vignes et de la cave, qui tendent par exemple à s’adapter au besoin croissant d’acidité (qui améliore la conservation des vins et permet de compenser, un peu, l’absence de soufre). Cosmopolitiques vitivinicoles, ou pourquoi enlever les guillemets aux vins natures 155 ment locale, parce qu’il ne sont pas plus fait pour le transport que pour le stockage et la conservation. Ils sont non-scalables11 au sens le plus fondamen- tal du terme, précisément définis selon leur capacité à changer de nature. C’est pourquoi ils forment aujourd’hui un point intéressant pour l’observation de la globalisation en train de se faire, un nœud antagoniste où l’inertie de leurs qualités se confronte à l’aspiration du succès qu’ils rencontrent en France et à travers le monde (au Japon en particulier). On doit se demander, alors, si des vins définis par leur contingence peuvent changer d’échelles et se mettre à valoir pour des gens de plus en plus nombreux sans justement perdre ce qui faisait leur intérêt et leur définition ? L’histoire et l’actualité montrent que cette question du changement d’échelle s’est en général résolue de façon violente, par l’avilissement de popu- lations végétales et humaines à travers le développement de la monoculture et de ses modes de gestion directifs et abstraits12, 13, 14. Or les vins natures ont ceci d’intéressant qu’ils sont, ou ne sont pas. On ne peut les toucher (par exemple leur mettre du soufre pour qu’ils résistent mieux au transport) sans aller contre leur définition même, donc sans leur faire perdre ce pourquoi les gens tiennent à eux. Ils ne sont par conséquent susceptibles d’un changement d’échelle que pour autant que des gens acceptent de faire avec leur caractère contingent, instable et singulier. Peut-être en ce sens que l’accueil très positif qui leur est réservé au Japon en particulier doit être mis en rapport avec un « fond analogique »15 qui accueille ce genre de qualités avec une bienveillance de principe. Peut-être enfin que cette hypothèse donne à spéculer sur ce à quoi une globalisation plus tolérante à l’impermanence et aux non-humains qui la portent, pourrait ressembler16. Mais pour finir, on s’attachera surtout à spécifier un peu certaines des formes d’attention et d’attachement auxquelles les vins natures sont associées, ce pour insister sur la transversalité du biais qu’ils introduisent dans la production des mondes, et qui s’apparente à un réagencement complet de perspectives.

11 Anna L. Tsing, « On Nonscalability: The Living World Is Not Amenable to Precision-Nested Scales », Common Knowledge, 18(3), 2012, p. 505-523. 12 James C. Scott, Homo Domesticus. Une histoire profonde des premiers États, trad. Marc Saint- Upéry, Paris, La Découverte, 2019. 13 Sidney Mintz, Sweetness and Power: The Place of Sugar in Modern History, New York, Viking- Penguin, 1985. 14 Anna L. Tsing, « On Nonscalability », op. cit. 15 Philippe Descola, Par delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005. 16 Je ne suppose pas que cette globalisation serait nécessairement bonne, mais elle serait certai- nement plus diverse. Comme le souligne Anna Tsing, les relations « transformatives » sont le médium pour l’émergence de la diversité. Que cette diversité soit bonne ou mauvaise est un autre sujet, mais la diversité est bonne en elle-même. 156 Léo Mariani

Sur la piste du naturel. Co-histoire et sensibilités

Lorsque j’ai commencé à fréquenter les milieux vitivinicoles, une quin- zaine d’année en arrière, j’imaginais le vin à la façon essentialiste, comme un produit, donc comme un objet fini qui pourrait être ensuite contemplé, décrit ou représenté de façon plus ou moins habile, plus ou moins culturelle. Cette conception avait sans doute à voir avec les discours dominants, populaires ou mêmes savants, qui les conceptualisent encore souvent dans ces termes. Mais plus encore, je crois qu’elle était très liée aux vins eux-mêmes, ceux auxquels on a le plus communément accès et qui incarnent véritablement ce topos : des vins maquillés, stabilisés pour les besoins de leur commerce et qui se donnent à voir comme des tableaux. Rien d’étonnant, au demeurant, à ce que ces vins dont la temporalité peut coïncider avec celle d’une vie humaine permettent le même genre d’expérience qu’une œuvre d’art quand on les appréhende dans le temps resserré de la dégustation, un instant durant lequel ils resteront égaux à eux- mêmes, en suspens, docilement offerts à la contemplation et à la description. Les vins natures proposent une prise plus exacerbée au temps et à ses altérations, donc une accroche moins stable à la perception. Ils ouvrent une ligne de fuite plutôt qu’ils ne délimitent une surface ou un volume : appliquez-vous à les saisir ici, et déjà ils se dérobent là, portés par leur pouvoir d’effectuation et de mise en relation, motricité inhérente qui invite l’attention sur d’autres pistes, suggérant d’autres formes de rapports. L’amateur de vins natures, comme le vigneron, est souvent « à la manière du chasseur-cueilleur », il fait avec les choses qu’il laisse se faire, et s’oriente « le long d’une ligne [qu’il suit] plutôt que sur un plan [qu’il embrasserait du regard] (Leroi-Gourhan cité par Ingold17). Ces rapports ne sont pas simplement donnés par les qualités organo- leptiques du vin. Ils dépendent aussi, et comme on l’a dit plus haut, de la possibilité d’ancrer ces qualités dans une histoire relationnelle dont le vin est censé témoigner. Dans les premiers temps de mes enquêtes, je me demandais pourquoi les vignerons dédaignaient toujours très ostensiblement les dégusta- tions à l’aveugle, ces tests qui servent à l’évaluation des vins. On répondait à cette question en évoquant des blessures d’ego, ou la difficulté bien compréhen- sible d’être mis en compétition, comparé. Si cette interprétation n’est sûrement pas tout à fait déplacée, elle reste trop superficielle car, à bien y regarder, ce sont en fait les modalités même de l’évaluation qui posent problème. Les dégustations à l’aveugle instaurent une relation de face-à-face entre le vin et le goûteur. Elles créent des conditions très particulières (très scienti- fiques) qui visent à neutraliser tous les éléments de contexte, toutes les formes de causalités environnementales qui pourraient interférer sur le jugement. Ce faisant, elles ne se contentent pas de créer les conditions pour évaluer des vins et mesurer des goûts, elles définissent ce que les uns et les autres sont : une essence pour les premiers, la représentation d’une sensation déduite de cette

17 Tim Ingold, Lines. A Brief History, London-New York, Routledge, 2007. Cosmopolitiques vitivinicoles, ou pourquoi enlever les guillemets aux vins natures 157 essence pour les seconds. Ces goûts et ces vins abstraits ne signifient pas grand chose pour des vignerons avec lesquels j’ai travaillé, parce que leurs modes d’objectivation consistent à faire exactement le contraire, en inscrivant le vin dans les relations que le dispositif de la dégustation à l’aveugle neutralise18. Alors, le vin n’a d’intérêt que dans le rapport différentiel qui s’établit avec l’ensemble de ses conditions de production, celles de l’instant où il s’effectue, et celles qui l’ont porté jusque-là : les conditions de son ontogenèse, de la co-histoire dont il doit témoigner. Plus qu’un jeu d’abstraction de qualités sensibles, il faut concrétiser le vin, lui donner des coordonnées. Lui-même est censé participer à cette épreuve du naturel, et c’est pourquoi il ne faut pas que ses failles aient été dissimulées, maquillées. Au contraire, ce sont elles qui lui donnent sens et beauté, d’une façon comparable à celle qui se fait jour lorsqu’on apprend à comprendre/connaître une personne, en partageant des moments avec elle, en s’informant de son passé et en donnant ainsi des références aux apparences physiques et morales (cicatrices, rides, comporte- ments, etc.) que le temps a forgé et qu’aucun maquillage ne vient dissimuler. Souvent, les vins natures sont plus attachants voire émouvants que « beaux », parce qu’ils ne sont pas parfaits, qu’ils n’essaient pas de cacher le fait qu’ils ne le sont pas, et que ce n’est pas ce qu’ils visent.

La diversité contre l’État ?

Les vins natures ne sont pas forcément le fruit « d’un souci pour l’environ- nement ». Souvent, ils me semblent faire écho à quelque-chose de plus fonda- mental et de plus sensible à la fois : le besoin de faire relation, d’explorer et de texturer des rapports. Le « souci » ne renvoie donc pas à « l’anxiété » ici, mais à « l’être concerné » (« matter of concern »19), ce qui prête à un jeu de mot qui n’est pas innocent : être concerné, et concerner l’être lui-même : se donner d’autres existants comme partenaires intègres et autonomes. Envisagés en ce sens, et replacés dans le champs des possibles, par rapport aux autres potentialités de « faire vin », les vins natures sont un échappatoire ou un plaidoyer cosmopoli- tique qui libère des façons alternatives de définir et de connaître, non seulement le vin mais aussi l’environnement, le goût et les pratiques associées. Beaucoup de ceux qui font ces vins ne veulent pas appliquer ou respecter d’autres normes que celles qui sont produites par leur environnement lui-même, et ils ne se satisfont plus du triptyque scientifique-technicien-agriculteur mis en place par la modernité agricole pour cadrer la production. On peut dire qu’ils reven- diquent le droit anarchiste et libéral d’être leurs propres décideurs et, ce faisant, celui d’être chercheurs : de ne pas seulement produire mais d’explorer.

18 À ce propos, voir aussi : Geneviève Teil, « Quand les acteurs se mêlent d’ontologie », Revue d’Anthropologie des Connaissances, 5(2), 2011, p. 437-462. 19 Bruno Latour, « Why Has Critique Run out of Steam? FromMatters of Fact to Matters of Concern », Critical Inquiry, 30, 2004, p. 225-248. 158 Léo Mariani

On entend beaucoup qu’il est temps d’inventer d’autres récits sur le monde. L’exemple des vins natures, qui est un exemple de réouverture des possibles, suggère que cet objectif est plus facile à atteindre en se donnant aussi, et peut- être avant tout, d’autres partenaires, en rendant aux choses du monde « le pouvoir de nous faire hésiter », et même un peu plus ici : le pouvoir de nous imposer leurs conditions. Que l’on décrète qu’il faut se soucier de l’environne- ment, prendre soin de la terre, et l’on devra travailler à incarner cette abstrac- tion dans des réalisations qui auront pour principal moteur des motivations humaines qu’il faudra sans cesse renouveler, ressusciter, réalimenter, comme dans un jeu binaire à somme nulle : abstraction, application, abstraction, application. L’exemple des vins natures esquisse une piste alternative, parce que le souci n’y est pas une cause mais une conséquence : on se le fait advenir en prenant comme ressort la motricité intrinsèque du vivant autonome. Autonome ne veut pas dire abandonné à lui-même, bien sûr, mais contrôlé différemment, en mobilisant d’autres formes de causalités et d’efficacité (qui sont il est vrai plus coûteuses en temps et en énergie mais dans le même temps plus intéressantes, i.e. plus susceptibles d’intéresser au destin de la terre), des modalités qui accompagnent et qui entourent. Ainsi n’est-ce sûrement pas un hasard si les formes d’agrobiodiversité les plus développées semblent toujours liées à ce genre de configurations où la relation entre les humains et les plantes s’appuie sur des modes d’action indirects et donc respectueux de l’intégrité des végétaux plutôt que sur des modes directs20 adressés à l’essence. La lecture du dernier ouvrage de James Scott21 pourrait également convaincre que ces formes se déploient en général « contre l’État » contrôleur et administrateur, avec lequel elles sont dans une sorte d’incompatibilité fondamentale.

Léo Mariani Muséum National d’Histoire Naturelle Laboratoire d’Éco-anthropologie (UMR 7206) [email protected]

Léo Mariani est anthropologue, enseignant-chercheur au Museum National d’Histoire Naturelle. Ses recherches se situent à la croisée d’une anthropologie du corps, de l’environnement et de l’alimentation, et sont influencées par la philosophie et l’histoire. Il a longtemps résidé et enquêté dans plusieurs pays d’Asie du Sud-Est, notamment sur un fruit à la mauvaise réputation olfactive (le durian). Parallèlement à ces recherches, il a travaillé dans les milieux vitivinicoles du Sud de la France (comme ouvrier agricole et comme commercial en France et à l’international), où il a réalisé des enquêtes. Il est l’auteur de plusieurs articles, d’un ouvrage d’anthropologie et d’histoire politique, et il a codirigé, avec Carine Plancke, un volume sur les affects.

20 André-Geroges Haudricourt, « Domestication des animaux, culture des plantes et traitement d’autrui », l’Homme, 2(1), 1962, p. 40-50. 21 James C. Scott, Homo Domesticus, op. cit. Cosmopolitiques vitivinicoles, ou pourquoi enlever les guillemets aux vins natures 159

Résumé Les vins natures ont connu un essor important ces quinze dernières années. On ne comprend souvent ce succès que comme un engouement dans l’air du temps, une réponse à des préoc- cupations environnementales de plus en plus pressantes et, partant, comme l’expression d’une quête mythique et de toutes façons illusoire pour une nature qui n’existe pas. Cet article-essai propose plutôt de les considérer comme un mode pratique et spéculatif d’exploration des possibles, une façon originale de faire relation qui interroge les goûts autant que les normes de gouvernance. Mots-clés Vin, nature, naturel, ontologie, diversité, matérialisme. Abstract Nature wine making has been on the rise over these past fifteen years, but its success is often interpreted as a fad, a reaction to environmental concerns, and, consequently, the expression of a fantasy quest for a nature that does not exist. In this article, I claim that nature wines should rather be considered as the expression of a cosmopolitical plea, a pratical and speculative mode of exploring possibles. Keywords Wine, Nature, Natural, Ontology, Diversity, Materialism.

Le petit épeautre. Le retour en grâce d’une céréale ancienne inchangée, devenue un aliment de santé, au profit d’un terroir de production et de son territoire : la Haute-Provence

Paolo Elefino

Cette synthèse est consacrée au petit épeautre qu’il convient de distin- guer du grand épeautre, Triticum spelta. C’est un blé ancien sauvé grâce à la passion d’une poignée d’agriculteurs de la région Haute-Provence1. Tout est parti de leur travail, qu’ils en soient ici remerciés. Aujourd’hui leurs efforts ont été récompensés par l’obtention d’un signe de qualité, l’IGP, délivré par le Ministère de l’Agriculture.

Historique du petit épeautre de Haute-Provence

L’apparition du petit épeautre au Proche-Orient

Le petit épeautre, Triticum monococcum, remonte aux origines de l’agri- culture pratiquée par Homo sapiens. Nous sommes au Néolithique, dans le Croissant Fertile, et plus précisément dans les montagnes du Karadag, au sud-est de l’actuelle Turquie, il y a plus de 10 000 ans. Les hommes qui vivent de la chasse et de cueillette ont alors l’idée de récolter des graines d’engrain sauvage T. monococcum ssp. boeoticum et de les semer. C’est la naissance de l’agriculture et de l’une des premières cultures domestiquées : le petit épeautre T. monococcum ssp. monococcum également dénommé engrain2. Cette domestication permet de sélectionner les épis aux rachis les moins fragiles, ceux qui tiennent en haut de la tige à maturité et sont faciles à récolter contrairement à la plupart des engrains sauvages dont les épis se brisent et tombent par terre à maturité.

1 Syndicat du petit épeautre de Haute-Provence, 7 Chemin d’Aumage ; 26560 Mévouillon, France - Tél. : 04 75 28 51 86 - [email protected]. Le site de l’association des produc- teurs : https://www.petitepeautre.com. 2 Heun et al., 1997. 162 Paolo Elefino

La diffusion du petit épeautre et son implantation en Provence au Néolithique

Cette culture se diffuse bien au-delà du Croissant Fertile. La présence de l’engrain en Europe fut révélée en 1991 par la découverte d’Ötzi, un chasseur conservé dans un glacier du Tyrol : son corps momifié a été daté. Il remonte à 5 300 ans. Dans l’estomac du chasseur il a été trouvé un dernier repas à base de petit épeautre. Il y avait aussi des graines dans sa besace. La culture du petit épeautre apparaît alors en Provence. Quelques sites préhistoriques livrent des traces de petit épeautre à Fontebrouga dans le Var, au Baou Roux près d’Aix-en-Provence ou au Grand Abri à Châteauneuf-les- Martigues, 7 000 ans avant J.-C. L’agriculture néolithique se diversifie dès le début du IVe millénaire en Provence. La présence simultanée de blé tendre avec le petit épeautre témoigne que les populations néolithiques jouent alors sur plusieurs registres. Il est possible d’imaginer que le petit épeautre était cultivé dans des terres pauvres, alors que le blé tendre était réservé aux terres plus profondes.

Permanence et variations de la culture provençale du petit épeautre de la période romaine au Moyen Âge

L’occupation romaine de la Provence a bousculé le petit épeautre qui sera relégué dans les terrains non cultivés et sauvages peu romanisés de l’arrière- pays. L’agriculture romaine s’appuyait plutôt sur le froment et surtout sur la vigne et l’olivier. À partir du Ve siècle après J.-C. et de la désagrégation de l’Empire romain d’Occident, des peuples nordiques envahissent la Provence et provoquent l’exode de populations dans l’arrière-pays. Le petit épeautre, grâce à ses qualités de robustesse et de conservation aisée (grain vêtu), permet à ces populations de survivre3. On le retrouve tout au long du Moyen Âge provençal jusqu’à nos jours. Sa culture s’est maintenue en Haute-Provence où il fait partie du patrimoine céréalier. Les semences actuellement utilisées sont l’héritage des générations passées. Elles sont particulièrement adaptées au terroir de Haute-Provence.

3 Moudry J. et al., Ancien wheat species can extend biodivesrsity of cultivated crops. Scientific Reseach and Essays, vol. 6(20), p. 4273-4280, september 19, 2011. Le petit épeautre. Le retour en grâce d’une céréale ancienne inchangée… 163

Caractéristiques et spécificité du petit épeautre au sein des blés anciens

Description botanique

Le petit épeautre est une céréale de la famille des graminées. La tige est dressée, grêle, raide, pubescente aux nœuds, creuse. L’épi est dressé, très aplati, avec un axe fragile. Les épillets sont plus petits que dans les autres espèces, très fortement et très régulièrement imbriqués en 2 rangs, obovales, glabres et très luisants ou pubescents, contenant deux ou trois fleurs dont une seule fertile. Les glumes sont plus courtes que les fleurs, égales, obovales, carénées, tron- quées et inégalement bidentées au sommet, la dent principale (ou mucron) termine la carène et l’autre une nervure saillante. Les glumelles sont égales ; l’inférieure de la fleur fertile est munie d’une arête fine. Le caryopse (grain) est aplati latéralement, de forme ovale, d’aspect vitreux à l’intérieur, il ne se détache pas par le battage et demeure étroitement enveloppé dans les glumelles auxquelles cependant il n’est pas adhérant4. A contrario des autres céréales, son grain n’est pas fendu. Son épi est carac- térisé par la présence d’une barbe de grande dimension et l’alignement symé- trique de ses grains.

La diversité des espèces d’épeautres

Les épeautres ou blés vêtus, contrairement aux blés, possèdent une enve- loppe qui reste fortement attachée au grain, ce qui nécessite un laborieux décorticage. Selon les régions, différentes espèces sont dénommées « épeautre », d’où une confusion courante. Le petit épeautre Triticum monococcum est le plus ancien. Il n’a pas subi de réduction de sa diversité génétique au cours de la domestica- tion. Il est historiquement cultivé en Haute-Provence ainsi que sur le pourtour méditerranéen. Il s’agit d’un petit épeautre non hybridé. L’épeautre de Tartarie Triticum dicoccum, est également appelé Farro ou Emmer. Peu commun, il est essentiellement cultivé en Italie sous diverses populations et lignées. Le grand épeautre Triticum spelta, également appelé spelt, est le plus connu, souvent confondu avec le petit par le grand public. Il est cultivé en France, Belgique, Allemagne, Danemark.

4 T. Husnot, Graminées, Descriptions, figures et usages, 1896-1899. 164 Paolo Elefino

Des petits épeautres de populations

Au sein de chaque espèce il existe une grande diversité génétique. Il n’y a pas un petit épeautre, mais des populations de petit épeautre. De nombreuses populations se sont adaptées localement aux terrains et aux climats au sein desquels elles ont été implantées. Des sélections de populations ont permis de mettre en culture des lignées avec de meilleurs rendements et de meilleures facultés boulangères. Les producteurs de Haute-Provence se sont attachés à conserver la semence d’origine. Chaque année ils prélèvent au moment des moissons une partie de la récolte pour ensemencer de nouveaux champs dans le courant de l’été et de l’automne. Il s’agit de semences de population non hybridées. L’appellation « petit épeautre de Haute-Provence IGP », est un signe officiel de qualité délivré par le Ministère de l’Agriculture, garantissant une céréale de population non hybridée, originaire de Haute-Provence.

Les bénéfices de la composition nutritionnelle du petit épeautre

9 000 ans de présence continue en Haute Provence garantissent une saveur inchangée. Aujourd’hui les vertus de la consommation de petit épeautre de Haute Provence suscitent de plus en plus l’intérêt des consommateurs soucieux de leur santé. Surnommé « le caviar des céréales », il mérite cette appellation à plusieurs égards.

La teneur en protéines (TP)

La teneur en protéine varie en fonction de plusieurs paramètres, l’année, le lieu, le sol… Le taux de protéines total varie entre 13 et 17 %. Ces teneurs sont plus élevées que celle du blé moderne Triticum aestivum, ce qui en fait un aliment à densité nutritionnelle remarquable5. Mais le plus intéressant est la teneur en acides aminés indispensables, ceux que l’organisme ne peut pas synthétiser. Il les contient tous et notamment la lysine qui manque le plus dans le blé moderne, entraînant une moins bonne assimilation des protéines.

La teneur en glucides du petit épeautre et les bienfaits de ces glucides

La teneur en glucides est en moyenne de 72 grammes pour 100 grammes de farine, principalement de l’amidon. Une partie de l’amidon, 8 %, est non digéré dans l’intestin grêle, il sera fermenté par les bactéries du colon, cette

5 Mueller K.-J., Koehler P., Studies on the protein composition and baking quality of einkorn lines. Herbert Wisier, Eur Food Technol (2009) 229 : 523-532. Le petit épeautre. Le retour en grâce d’une céréale ancienne inchangée… 165 fraction se nomme amidon résistant. La teneur en amidon résistant du petit épeautre est deux fois plus élevée celle du blé moderne. L’amidon résistant est alors assimilé à une fibre probiotique qui sera dégradée par la flore colique pour donner du butyrate. Cette molécule, un acide gras à courte chaine, est un protecteur bien connu dans la prévention des cancers coliques. L’amidon est composé de deux polymères : l’amylopectine et l’amylose, cette dernière est plus élevée en quantité dans le petit épeautre que dans le froment. L’amylose est connue pour avoir une dégradation enzymatique lente due à la structure de la molécule. Ainsi l’amidon sera digéré lentement, cela a pour effet de diminuer l’index glycémique, facteur de prévention du diabète de type 2.

La teneur en lipides et en minéraux, autres composants d’intérêt nutritionnels

Le petit épeautre contient deux fois plus de matière grasse que le blé moderne (teneur moyenne en lipides : 3,5 grammes pour 100 grammes), donnant une texture plus ronde, moins sèche, due probablement à la teneur deux fois plus élevée en acide oléique. 100 grammes de petit épeautre contiennent 4 fois plus de magnésium que son équivalent en riz brun et 4 fois plus que 100 grammes de steak. En plus il contient du calcium, du phosphore et du zinc. Sa teneur élevée en caroténoïdes donne à la mie de pain sa couleur orangée et lui confère de nombreux bienfaits diététiques. La teneur en fibres favorise la croissance de la flore bactérienne colique (du colon). Elle joue alors le rôle de prébiotique. Cette teneur en fibres varie de 9 à 13 %. La teneur en poly- phénols varie de 419 à 816 microgrammes/gramme. Les polyphénols sont des molécules très particulières synthétisées par la plante pour résister aux agresseurs quels qu’ils soient. C’est un des moyens de défense que possède le blé. Ces molécules se situent en périphéries des tissus, sur les enveloppes du grain de blé par exemple, faisant un écran aux attaques fongiques par exemple. L’acide férulique est un des polyphénols les plus connus du blé, mais il y en a des dizaines d’autres. Moins une plante sera traitée par des fongicides plus elle va développer ses défenses naturelles, ce qui est le cas du petit épeautre de Haute-Provence. Le petit épeautre renferme aussi des phytostérols, des toco- phérols et bien d’autres micro-composés. 166 Paolo Elefino

L’enjeu du gluten. L’usage de la céréale dans la fabrication de pains et son incompatibilité avec un contexte de production industriel, la digestibilité et la réputation de tolérance du petit épeautre chez les personnes sensibles

Contrairement à ce qui se dit, le pain de petit épeautre contient du gluten, car sans gluten, pas de pain. Les malades cœliaques doivent donc l’éviter. Le gluten du petit épeautre n’a pas changé depuis l’origine de sa culture. En fait le gluten n’existe pas dans le blé, ce n’est qu’au moment du pétrissage avec l’eau et la force d’agitation que le réseau glutineux se forme, pour emprison- ner l’amidon et provoquer la formation des alvéoles dans le pain. Mais pour encore relativiser, les alvéoles sont une « invention récente », en ce sens que les modes de consommations façonnent les aliments que nous consommons et c’est l’homme qui, par ses préférences, va orienter le façonnage des aliments transformés.

Les particularités des protéines formant le gluten du petit épeautre et leur inadaptation à la boulangerie moderne

La boulangerie moderne est caractérisée par des pains à grosses alvéoles, des pains très levés et volumineux, à la mie de couleur très blanche. La panification industrielle du petit épeautre n’est pas possible. Cela est dû à la composition de ses protéines. D’une part les gliadines qui donnent de l’élasticité à la pâte et de l’autre les gluténines qui entraînent la ténacité. Il y a 7 fois plus de gliadines que de gluténines dans le petit épeautre, aussi son réseau de gluten sera élastique mais sans résistance. En allongeant la pâte elle va rompre, en conséquence il ne sera pas possible de fabriquer des pains de gros volumes et très alvéolés. Ce caractère d’allongement et de ténacité du réseau est utile à la filière industrielle pour rationnaliser la mécanisation des fabrications, c’est pourquoi les variétés actuelles ont été sélectionnées sur la teneur en gluténines et leur caractéristique de déformation. Ces deux protéines sont caractérisées par des fractions de gliadines et des fractions de gluténines : 4 fractions pour les glia- dines et 3 fractions pour les gluténines. Dans les gluténines on distingue deux types de protéines et en particulier celle de haut poids moléculaire avec pour acronyme HMW. Ces protéines de haut poids moléculaire ont beaucoup augmentés dans les blés modernes ces dernières décennies, allant même jusqu’à former des gros polymères, c’est-à-dire des très grosses molécules protéiques. On soupçonne ces polymères de donner des sensibilités intestinales, mais rien n’est prouvé. Or le petit épeautre contient très peu de protéines de Haut poids moléculaire HMW, mais on ne peut pas savoir si cela lui donne une meilleure digestibilité. De nombreux consommateurs disent mieux digérer le petit épeautre que le pain de blé tendre. Le petit épeautre. Le retour en grâce d’une céréale ancienne inchangée… 167

La sensibilité intestinale non cœliaque et le pain de petit épeautre

Le gluten agite le monde de la diététique et le milieu médical. En effet les gliadines provoquent la maladie cœliaque qui est une intolérance de l’intestin à ces protéines, se traduisant par une réaction anticorps/antigène. L’organisme se retourne de façon délétère contre ses propres entérocytes. Les entérocytes des cellules qui tapissent l’intestin permettent l’assimilation des petites molé- cules issues de la digestion enzymatique dans l’intestin grêle. Le petit épeautre contient des gliadines donc les malades cœliaques doivent l’écarter de leur alimentation. Toutefois ce blé ne contient pas de gamma gliadines qui pourrait expliquer une moindre réaction des consomma- teurs sensibles au gluten (ce qui est différent de l’intolérance). En résumé le pain de petit épeautre contient du gluten que les malades céliaques doivent éviter. Par contre, par ses qualités gustatives et sa compo- sition il est différent des pains au froment : couleur jaune foncée, petites alvéoles, parois alvéolaires épaisses, mie très dense, texture de type friable, volume des pains moins gros (il faut même le tenir dans des moules pour que la pâte ne s’étale pas et que le pain se tienne). Les pains de petit épeautre sont souvent panifiés au levain naturel complexe, avec des temps de maturation longs. Cela permet une prédigestion des protéines du gluten et entraîne une très bonne digestibilité.

Le petit épeautre dans sa région de culture, la Haute-Provence : entre milieu naturel et adaptation

La région de production du petit épeautre de Haute-Provence se situe aux confins des régions Auvergne-Rhône-Alpes et Provence-Alpes-Côte-D’azur et de 4 départements : la Drôme, les Alpes-de-Haute-Provence, les Hautes-Alpes et le Vaucluse.

Caractéristiques physiques et pédoclimatiques du territoire où est cultivé le petit épeautre

La Haute-Provence est située au sud-ouest de l’arc alpin. Elle forme un ensemble rude et désordonné, sans grandes lignes directrices. Elle est consti- tuée d’une alternance de vallées, de plateaux séparés par des montagnes. On voyage d’une vallée à l’autre en passant par des cols. De nombreux cours d’eau prennent leurs sources dans les montagnes de Haute-Provence : la Nesque, le Calavon, le Largue, le Jabron, la Méouge, l’Ouvèze, l’Eygues, la Drôme… Ces rivières se jettent à l’ouest dans la vallée du Rhône et à l’est dans la vallée de la Durance. Bien que géographiquement très variée, la Haute-Provence se carac- térise essentiellement par son altitude qui entraîne des variations climatiques entre les plateaux et les vallées. 168 Paolo Elefino

La typicité du terroir est caractérisée par le climat méditerranéen : un été chaud et sec qui correspond exactement au besoin de la plante pour avoir une maturité saine, un hiver froid nécessaire pour la vernalisation, un printemps tardif qui répond parfaitement à la longue période végétative de la culture et surtout favorable à la constitution des grains et de leurs réserves. Les sols les plus riches sont de préférence consacrés à la production fourragère dans les fonds de vallée. Le petit épeautre est traditionnellement cultivé sur des sols pauvres et cohabite avec la culture de lavande sur les mêmes terres. L’affleurement rocheux très fréquent et le chargement en pierres calcaires confèrent un faible pouvoir de rétention en eau et en éléments fertilisants aux sols.

Adaptation génétique, capacité de mycorhization et résistance à la sécheresse

Le petit épeautre est particulièrement résistant à la sécheresse provençale. Pour expliquer cela, on remarque des effets génétiques, avec des gènes de résistance et un facteur lié à la biodiversité fongique des sols6. Ce blé ancien a conservé son potentiel de mycorhization, contrairement au blé moderne qui reçoit des engrais phosphatés et des pesticides. Cela a pour conséquence la disparition des champignons mycorhiziens avec lesquels le blé vivait en symbiose. Le blé moderne n’a plus besoin des champignons pour trouver du phosphore et de l’eau, il a perdu cette symbiose blé/champignon. Le petit épeautre a gardé cette fonction symbiotique : la graminée profite du phos- phore que lui apporte le champignon mais aussi de l’eau, en retour elle donne au champignon des glucides issus de la photosynthèse.

La pertinence de l’aire de culture sous IGP

La délimitation de l’aire de culture se fait donc sur une unité géogra- phique cohérente et homogène aussi bien d’un point de vue climatique que pédologique. Le critère d’altitude est retenu, les parcelles doivent se trouver à plus de 400 mètres. Avec ces conditions pédoclimatiques, seule une céréale avec des caractéristiques de rusticité, éprouvée depuis plusieurs millénaires, a su se développer et persister dans ce contexte très particulier et difficile.

L’Association des producteurs de petit épeautre

Créée en 2010, cette association a pour mission de promouvoir le petit épeautre de Haute-Provence. Elle regroupe les producteurs et mène des actions collectives (achats d’emballages, de matériel en commun, organisation de foire et salons, etc.).

6 A. Brandolini, A. Hidalgo, I. Plizzari, D. Erba, Impact of genetic abd environnemental factors on einkorn wheat (Triticum monococcum L, subsp, monococcum) polyssacharides. J. Cereal Sci. 53, 2011, p. 65-72. Le petit épeautre. Le retour en grâce d’une céréale ancienne inchangée… 169

L’association des producteurs a pu participer à différentes manifestations dont certains salons organisés par l’association internationale Slow Food : fondée par Carlo Petrini en 1986, Slow Food promeut une vision de la nour- riture porteuse de plaisir, de culture, de traditions, d’identité, et d’un style de vie respectueux des territoires et des traditions locales. « Bon, propre et juste », c’est la devise de Slow Food. Depuis 2005, le petit épeautre de Haute-Provence est reconnu comme un produit Sentinelle par Slow Food, qui, par ce biais, accompagne les petits producteurs et aide à la sauvegarde des productions artisanales de qualité. L’objectif est de garantir un futur aux communautés locales en organisant les producteurs, en cherchant des nouvelles voies de commercialisation et en valorisant saveurs et terroirs.

Paolo Elefino Biochimiste, microbiologiste Ingénieur en science des aliments Spécialiste de la qualification gustative et nutritionnelle des aliments Expert et formateur en analyse sensorielle des aliments Slow Food France

Formé à l’École de Rambouillet, Paolo Elefino commence sa carrière comme zootechnicien à l’Institut d’Élevage, en Lozère. Il enrichit ses compétences en devenant un peu plus tard ingénieur en biochimie-biologie, diplômé des Arts et Métiers : à cette occasion il rédige un mémoire sur le lait de chèvre. Il est alors responsables des études des deux stations de l’Institut de l’Élevage situées en Ardèche et à Digne, en Provence. Il se forme aux études statistiques à l’Institut du Végétal, puis il complète sa formation par un DESS en microbiologie, à Lille, auprès de l’Institut Pasteur. Il crée en 1992 un laboratoire d’analyse sensorielle des aliments et commence à étudier l’influence des pâturages et des foins sur le goût des fromages de chèvre. Dans un même temps il est aussi enseignant à l’Université du Vin de Suze-la-Rousse. Il devient formateur à la dégustation des fromages et du vin. Parvenu au terme de sa carrière, il rejoint l’association internationale Slow Food, qui œuvre à la promotion d’une alimentation bonne, propre et juste, où il crée de nombreux ateliers du goût dans toute la France et où il continue à faire de la formation à la dégustation de tout type d’aliments. Il caractérise également pour Slow Food France le goût de produits alimentaires remarquables et menacés, valorisés par des projets spécifiques : Les Sentinelles Slow Food. Il a aussi été chargé d’enseignements auprès de la formation de Paysage de l’ENSAP de Bordeaux (École Nationale Supérieure d’Architec- ture et de Paysage) où il intervenait sur différents domaines : la caractérisation sensorielle des produits alimentaires et ce qu’elle apprend sur les terroirs et les paysages nourriciers ; le fonc- tionnement des sols vivants et fertiles du point de vue d’un biochimiste et microbiologiste. 170 Paolo Elefino

Résumé Le petit épeautre illustre comment une céréale ancienne délaissée peut retrouver ses lettres de noblesse et réintégrer une filière commerciale prometteuse sur le terroir et dans le territoire où elle était cultivée depuis des millénaires : la Haute-Provence. Portée par un contexte valorisant les aliments sains et le patrimoine alimentaire local, sa réputation de digestibilité, ses apports alimentaires de grande qualité nutritionnelle, sa rusticité et son adaptation remarquable aux terres pauvres de sa région de culture ont promu cette espèce de blé ancien et, au-delà, son terroir de production et son territoire d’implantation à travers les paysages haut-provençaux. Mots-clés Petit épeautre, engrain, Haute-Provence, blé ancien, Triticum monococcum, patrimoine végétal, valorisation économique, céréale, gluten. Abstract Small spelt illustrates how an ancient cereal that has been neglected can regain its letters of nobility and reintegrate a promising commercial sector in the land and territory where it has been cultivated for thousands of years: Haute-Provence. Driven by a context that values healthy foods and the local food heritage, its reputation for digestibility, its food supply of high nutritional quality, its rusticity and its remarkable adaptation to the poor lands of its growing region have promoted this ancient wheat species and, beyond that, its production terroir and the area where it is grown throughout the Haute-Provence countryside. Keywords Small spelt, engrain, Haute-Provence, old wheat, Triticum monococcum, plant heritage, economic valorisation, cereal, gluten. Rencontres

La conservation des variétés anciennes de fruitiers en régions Nouvelle Aquitaine et Occitanie Entretien avec Hubert Didier1

1 Hubert Didier est salarié du Conservatoire Végétal Régional d’Aquitaine (CVRA) de Montesquieu, responsable notamment de l’entretien et du suivi des collections ainsi que des 35 vergers en convention « Sites d’accueil » du Conservatoire.

Pourriez-vous faire un rapide historique ainsi qu’une présentation du CVRA ? Le CVRA est une association loi 1901, créée en 1996 par le Conseil Régional d’Aquitaine pour officialiser le travail réalisé au sein du Parc Naturel Régional des Landes de Gascogne et du CIREA par Evelyne Leterme, actuelle directrice, à partir de 1979. Sa mission était de sauvegarder le patrimoine fruitier local existant ou en voie de disparition à cause notamment de la spécialisation agricole et de l’arrêt de l’arboriculture traditionnelle. Grâce à un partenariat entre le Muséum National d’Histoire Naturelle, le Parc Naturel Régional des Landes de Gascogne, la Région Nouvelle Aquitaine ancienne- ment Région Aquitaine et l’Université de Bordeaux, un centre de Ressources Génétiques est constitué. Les actions de ce centre s’articulent autour de 4 axes, selon la définition proposée par Jean Pernes, généticien au CNRS : prospec- tion, conservation (mise en collection), évaluation et diffusion. Deux grandes phases suivent cette création : de 1979 à 1995 s’opèrent les principales collectes et constitutions des collections à l’écomusée de Sabres, sur un verger de deux hectares et demi ; puis, entre 1995 et 1996, les collections sont déplacées pour être plantées à Montesquieu (47) sur le site actuel.

1 Dans le cadre de sa participation au séminaire des 14 et 15 mai 2019. 174 La conservation des variétés anciennes de fruitiers en régions Nouvelle Aquitaine et Occitanie

Quel est le fonctionnement de cette structure ? Comment sont impli- qués les partenaires du territoire Aquitain ? Le CVRA fonctionne sur 3 pôles complémentaires, le CVRA qui assure la conservation des ressources génétiques, l’Association de soutien et les sites d’accueils. L’association du CVRA siège au Domaine de Barolle, avec 6 à 8 salariés employés selon les périodes ; cette équipe est renforcée par plus de 150 béné- voles actifs, se chargeant notamment des activités de diffusion et d’exposition (pour un équivalent de 6 emplois à l’année), pour la plupart consommateurs ou partenaires membres de l’Association de Soutien au CVRA. Le fond géné- tique du CVRA est constitué de plus de 2 000 accessions (2 000 individus de variétés et populations variétales différentes) réparties entre le verger du domaine et les 35 sites d’accueil actifs, associés via des conventions de 5 ans et présents sur 7 départements. Les missions et actions sont discutées et votées par le Conseil d’Administration constitué de 30 membres et 5 collèges : les collectivités territoriales (Départements, Région), les représentants de l’As- sociation de Soutien au Conservatoire, les représentants des sites d’accueil (Mairies, vergers d’entreprises, vergers de particuliers à vocation pédagogique ou paysagère), et les autres organismes régionaux (associations partenaires). Les orientations scientifiques sont instaurées quant à elles par un Conseil Scientifique à réunion annuelle, d’environ 15 personnes venant de toute la France, scientifiques travaillant principalement sur l’agroécologie, la conserva- tion du patrimoine domestique et l’étude de la qualité alimentaire. Le financement provient à 80 % de fonds propres principalement issus des productions de la pépinière : ventes de fruitiers avec un catalogue de 325 variétés issues de 25 espèces, ventes de fruits frais de petites séries (4 à 5 arbres par variété) et de produits transformés par les bénévoles (gelées et confi- tures). Le CVRA propose également des stages grand public ou professionnels autour de la taille, de la greffe, de la préparation des sols et plus largement aux pratiques agroécologiques, et génère un autofinancement complémentaire lié à la vente d’ouvrages et publications sur les thématiques associées (site internet et Fête de la Nature). De plus les conventions avec les sites d’accueil et presta- tion permettent de financer un poste. Quelles sont concrètement les actions du CVRA pour la sauvegarde du patrimoine végétal fruitier ? Les missions sont orientées vers la collecte et la caractérisation des variétés mises en collection. Ces collections sont implantées sous forme d’arbres sur le site de Montesquieu, dans un verger à haute densité de 17 hectares avec 2 000 accessions de plus de 7 500 arbres palissés (4 ou 5 individus par variété) ainsi que sur les vergers conventionnés répartis sur tout le territoire aquitain. Entretien avec Hubert Didier 175

Cette caractérisation des variétés capitalise plusieurs informations, s’axant sur plusieurs critères comme la phénologie, avec un classement selon la date de maturité des fruits générant un carnet de récolte renseignant également les dates de débourrement ou de foliation. Tous les cycles et moments cruciaux de l’arbre sont ainsi observés et renseignés pour servir ensuite les pratiques culturales. On observe également les comportements des arbres exposés aux parasites et maladies, leurs réactions (adaptations ou blocages) aux change- ments climatiques. De nouveaux outils comme l’analyse moléculaire, financée à échelle nationale ou par fonds propres, permettent aujourd’hui de voir les mouvements des variétés à échelle française, européenne ou mondiale et ainsi les ressemblances génétiques entre variétés. L’analyse biochimique, comme les taux de vitamine C, permettrait de proposer des variétés intéressantes pour certaines filières agroalimentaires. Enfin, l’analyse des conduites variétales permet de poser les méthodes de conduite qui optimisent la production et le calibre des fruits. En quoi les actions du CVRA contribuent-elles à une gestion paysa- gère et environnementale durable des territoires aquitains ? Le CVRA mène ses actions grâce à un ensemble de pratiques agroécolo- giques qui se veulent adaptées aux « terroirs » locaux. Par exemple, à échelle du verger, la logique écologique vise la diversité des milieux, la diversité intras- pécifique (plusieurs individus de la même espèce) et interspécifique (plusieurs espèces et plusieurs variétés). Les vergers sont ainsi issus des collectes de patri- moines à la fois génétiques, culturels et historiques, les modes de culture et les connaissances autour des variétés étant également répertoriés et reproduits. Le CVRA, au-delà de promouvoir certaines pratiques issues de savoir-faire traditionnels, expérimente les conditions de reproduction de ces modèles de culture. Par exemple, la forme paysagère typique du Sud-Ouest mêlant les joualles ou canses, vignes palissées plantées d’arbres fruitiers où s’entremêlent des cultures vivrières de tabac, pommes de terre ou maïs ; les vignes sur hautains en Haute-Garonne, parcelles de vignes cultivées sur des érables champêtres taillés à 2 mètres de hauteur, à entre-rangs destinés aux cultures vivrières ; les systèmes d’arboriculture mêlée à la tulipe agenaise, espèce symbiotique à carac- tère patrimonial anciennement cultivée pour son caractère ornemental ; ou encore les haies fruitières paysagères ou de production, en systèmes bocagers, aux linéaires constituant des corridors écologiques qui sont renforcés par le Conservatoire de plantes compagnes qui rentabilisent le système global. Tous ces modèles sont expérimentés sur les vergers sites d’accueil afin de les adapter à l’économie actuelle et d’en tester la reproductibilité. Le verger du domaine de Barolle est en conversion biologique depuis 2 ans, sollicitant notamment la pulvérisation d’éliciteurs stimulant les défenses immunitaires des arbres. À terme, le CVRA souhaite asseoir son importance avec la création d’un label et l’obtention de l’agrément national de gestion- 176 La conservation des variétés anciennes de fruitiers en régions Nouvelle Aquitaine et Occitanie naire de ressources phytogénétiques (janvier 2020), tout en accentuant le renouvellement des collections fruitières, le développement des sites d’accueil et les prestations de conseils, avec une sélection adaptée aux besoins agricoles et aux ressources génétiques locales. Les implantations paysagères d’arbres fruitiers sont devenues la marque du Conservatoire végétal d’Aquitaine au sein de ses sites d’accueils, de plus en plus souvent au cœur des villes et des villages, objet d’une formation spéci- fique auprès de l’École d’Architecture et du Paysage de Bordeaux et d’une implantation au Potager du Roi à Versailles. Retour d’expérience d’un projet de conservatoire du goût des espèces et variétés maraîchères en métropole Bordelaise Entretien avec Rachel Lagière1

1 Rachel Lagière est ingénieure agronome et maraîchère, co-Fondatrice et responsable du Conservatoire du Goût à Floirac (33), spécialiste des plantes maraîchères.

Pouvez-vous nous présenter le Conservatoire du Goût, avec un point rapide sur l’historique et le contexte de création ? Le Conservatoire du Goût est une association loi 1901, créée en septembre 2017 dans le but de sauvegarder la biodiversité cultivée ayant un intérêt gustatif, de la diffuser en encourageant des producteurs à les cultiver, ce qui participera à leur sauvegarde et à la sauvegarde du métier de paysan. Le constat est simple : nous assistons à une disparition catastrophique de la biodiver- sité cultivée ; les légumes, donc les plantes cultivées, semblent encore plus menacées que les races d’animaux car ils intéressent très peu malgré l’essor du véganisme et du végétarisme. La France est en retard car on a de bons produits animaux qui captent plus l’intérêt. Ce projet est né sur une ferme maraîchère bretonne grâce à Christophe Collini, qui s’était rendu compte du faible choix en France de bons légumes et de bonnes semences. Il a très vite travaillé avec des chefs qui l’ont aidé à sélectionner et identifier de bonnes variétés. Après 5 ans, nous nous sommes rencontrés par hasard car je créais alors de mon côté une association de jardins partagés, un lieu collectif dédié à la culture de produits qui avaient du goût. Notre passion commune du goût et du partage nous a rapproché, et il m’a ainsi demandé de le rejoindre. Pendant deux ans, j’ai appris le maraîchage à ses côtés, et nous avons créé le Conservatoire du Goût, en Bretagne. Ce conservatoire, c’était une synergie de restaurateurs, de paysans, de semenciers, d’associations, de scientifiques, de passionnés de goût de légumes… Suite à

1 Dans le cadre de sa participation au séminaire des 14 et 15 mai 2019. 178 Retour d’expérience d’un projet de conservatoire du goût des espèces et variétés maraîchères… cette création en septembre 2017, je suis arrivée en Gironde en 2018 pour poursuivre l’aventure. Je suis en train de créer le premier site expérimental et productif à Floirac, au nord de Bordeaux, sur un grand domaine de 70 hectares dont 50 en forêt, 20 en écurie ; milieu assez privilégié, qui reste dans l’agglo- mération bordelaise. Ce projet est une réponse à la manifestation d’intérêt qu’avait éditée la mairie de Floirac pour installer un maraîcher sur 5 000 m2 mis en location, avec une mutualisation de serres municipales de 600 m2 dans lesquelles siégeait la floriculture pour Bordeaux Métropole depuis délocalisée au Haillan. Aujourd’hui j’utilise 50 m2 dans cette serre chauffée, ce qui permet de faire tous les semis. Quelles sont les étapes de la chaîne de production de ces légumes ? La ferme, dans le cadre du Conservatoire du Goût, fait tous les semis sauf pour les plantes qui se bouturent ou qui se greffent (certains aromates et arbres fruitiers). Ils germent sur place puis sont repiqués en pleine terre pour grandir puis pour être récoltés et vendus. Tout se fait, pour le moment, avec un travail superficiel du sol qui est extrêmement important ; on utilise une herse rotative qui ne va pas mélanger les horizons du sol pour déranger le moins possible la pédofaune dans cette ancienne prairie. C’est une terre très riche, avec beaucoup de vers et de champignons ; elle sent bon, c’est sain ! Les serres font un peu moins de 800 m2 en pleine terre, le reste est en plein champ. Quel est à peu près le volume de variétés représentées ? Il y a une très grande diversité cultivée chaque année. Depuis le tout début des recherches officieuses du conservatoire, avant la création de l’association, nous avons testé au minimum 3 000 à 3 500 variétés de légumes toutes espèces confondues, soit une sélection de 200-300 variétés cultivées par an. Mais nous sommes encore dans une phase de test, le temps de vérifier comment se comportent les plantes. Comment se traduit la recherche des semences et du patrimoine génétique ? Cette année par exemple, nous cultivons plus de 150 variétés de tomates, sur une base de variétés déjà sectionnées sur lesquelles sont prélevées les semences. Mais nous testons parallèlement de nouvelles variétés qui doivent être étudiées. Soit c’est une variété rare, ancienne ou nouvelle, trouvée chez un semencier n’importe où dans le monde, soit c’est une variété connue mais pour laquelle nous essayons de trouver des semences de bonne souche qui correspondent aux critères que nous recherchons en priorité, le goût (exemples de la tomate Marmande ou de la Rose de Berne). En France, nous avons finalement très peu de choix et le travail sur le goût est rare ; nous sommes très pauvres en variétés à qualités gustatives, même chez les artisans semenciers. Nous allons donc chercher des variétés principalement aux États-Unis, en Allemagne, au Japon Entretien avec Hubert Didier 179 ou en Angleterre. Ensuite, le travail est le même, que ce soit pour une variété qui présente un potentiel ou pour une variété commune dont il faut trouver la souche : nous sélectionnons un maximum de semenciers qui proposent la variété, et nous testons les plants jusqu’à trouver la bonne souche selon les critères de goût et de qualités nutritives. Car, quand je parle du goût, je parle de la nutrition ; pour moi, c’est évident que si un produit a du goût, c’est qu’il est nutritif. C’est un ressenti, maintenant il faudra réaliser des analyses. Comment valorisez-vous ces variétés sur les territoires de production, avec quels réseaux ? La sélection des variétés pour leurs qualités gustatives ne pourrait se faire sans le réseau des chefs cuisiniers. Nous organisons, tout au long du calendrier de maturité et de cueillette, des séances de dégustation avec les chefs, qui vont nous orienter sur le choix des variétés à développer et à cultiver ; une partie des chefs est originaire de la région, avec un réseau qui est en train de se déve- lopper ; l’autre partie du réseau est bretonne et parisienne. La gastronomie et l’image des chefs jouent un énorme rôle sur la promotion du travail de sélec- tion et de sauvegarde, aujourd’hui non négligeable à la lumière de l’ampleur de la disparition des semences. Nous en profitons directement, car ce sont eux qui sont les spécialistes, avec des palais développés et éduqués capables de caractéri- ser les goûts et les émotions suscitées par les produits. Nous travaillons avec les chefs à développer un vocabulaire qui se rapproche de l’œnologie, en créant des référentiels pour caractériser un goût. Cette clientèle de restaurateurs permet la sécurité financière et la durabilité de notre modèle économique, dans un retour constant sur les manières d’exploiter nos productions : par exemple, si une moutarde japonaise est très bonne en feuille, lorsqu’elle monte en fleur elle perd certaines qualités, elle peut devenir plus piquante, moins subtile et moins tendre et serait donc, à priori, non valorisable ; or, grâce aux chefs, on sait que la tige peut alors être utilisée car elle a un goût délicieux et doux de moutarde, une texture croquante et juteuse comme un concombre… on peut donc conti- nuer de la valoriser. Le temps de la découverte et de l’expérimentation permet de trouver des solutions pour valoriser la plante et donc pour la développer. Justement, comment se déroule l’étape suivante, le développement agricole des variétés ? Une fois qu’une variété est sélectionnée par les chefs, nous la faisons repro- duire par les paysans multiplicateurs, avec un contrat avec les semenciers qui vont ensuite commercialiser les semences. Tout ce réseau fonctionne avec un cahier des charges Conservatoire qui est en train d’être écrit. Cela permettra aux maraîchers et aux jardiniers amateurs de pouvoir choisir des semences labellisées « Conservatoire du Goût », avec une description des qualités agro- nomiques et gustatives. Il faudra aussi que le maraîcher puisse savoir si cette variété a une commercialisation de niche (pas très productive mais excep- 180 Retour d’expérience d’un projet de conservatoire du goût des espèces et variétés maraîchères… tionnelle sur le plan gustatif) ou si elle s’adapte bien à du maraîchage plus commun. Tout au long du processus, il y a un contrôle des qualités gustatives, qui peuvent se perdre par exemple s’il y a trop d’arrosage. Cela permet de revoir les pratiques si besoin, avec une façon de travailler qui s’adapte aux variétés grâce à la sensibilité du paysan et à l’expérimentation. Le Conservatoire du Goût accompagne ainsi les maraîchers, dans leurs pratiques et dans leurs choix variétaux, mais également sur les débouchés et la construction du modèle économique où leur production est vendue, en partie aux chefs et en partie aux particuliers. Nous valorisons le travail des paysans lorsque les clients donnent de bons retours, car l’encouragement moral est tout aussi important que l’encouragement financier. Nous accompagnons égale- ment les restaurateurs qui veulent avoir leur potager, car c’est toujours pour nous une occasion de valoriser ces variétés. Nous avons une forte demande de retours d’expériences sur les variétés exploitables car le travail sur le goût est encore trop rare ; c’est comme cela que le réseau s’agrandit. C’est des métiers durs mais passionnants, nourrissants, parce que l’on découvre constamment, on s’adapte, on se remet en question… Comment ces actions contribuent-elle à une gestion environnemen- tale durable des territoires ? Le travail de sauvegarde des semences est un travail de sauvegarde du patrimoine génétique, où l’on ne se limite pas à sauvegarder des espèces, mais bien toutes les variabilités intraspécifiques représentées par les variétés, accom- pagnées des pratiques culturales qui leur correspondent. En inhumant des variétés oubliées, on remet en lumière un patrimoine culturel lui aussi tombé en désuétude. L’entrée par le gustatif permet, en plus, d’intégrer à ces collec- tions des espèces de plantes sauvages ou même utilisées à la base pour leurs qualités ornementales, mais qui s’avèrent délicieuses. On élargit ainsi la banque de semences qui représentent un patrimoine biologique et culturel infini. Les pratiques culturales que nous valorisons, d’agriculture biologique ou d’agroforesterie, ont également des effets très positifs sur les écosystèmes ; elles favorisent les insectes pollinisateurs, la pédofaune, tous les réseaux trophiques, tout en étant économiquement viables. On a eu par exemple le retour d’un apiculteur breton qui, en comparant les miels de ses différents sites de produc- tion, a certifié que le meilleur miel, le plus riche et explosif sur le plan gustatif, était celui produit par les abeilles qui butinaient les fleurs de nos productions. La diversité est une richesse pour le miel ! On communique énormément auprès de nos publics et de notre réseau. On fait passer un message simple, pédagogique, en prenant le temps d’expli- quer que le maraîchage est un acte humaniste où il faut tout considérer, et tout faire en conscience. La poule Coucou de Rennes : de la conservation du patrimoine à sa valorisation économique Entretien avec Jean-Luc Maillard1

Jean-Luc Maillard est directeur et conservateur en chef de l’écomusée du pays de Rennes. Cet écomusée est un établissement culturel de Rennes Métropole qui a la particularité de disposer, outre ses expositions permanentes et temporaires, d’un site d’une vingtaine d’hectares qui présente l’agriculture bretonne, d’un cheptel conservatoire d’une vingtaine de races et de vergers patrimoniaux. Il pratique donc une conservation de la biodiversité domes- tique qui motive cette intervention.

Le propos vise à relater une action de conservation-valorisation qui s’inscrit dans la durée. En effet, celle-ci s’étire sur près de 20 ans et je suis aujourd’hui convaincu que s’il n’y avait pas eu ce « temps donné au temps », nous n’aurions pas ancré cette opération en profondeur et assuré sa réussite. Il n’y a pas eu, en tout cas au départ, « l’intelligence » de l’opération, c’est à dire une vision globale et organisée qui nous aurait donné un plan d’action. Nous avons fonctionné par l’intuition, par l’écoute et le bon sens, le hasard a fait le reste avec des partenaires compétents, motivés et engagés. Aujourd’hui, il est souvent dit que la Coucou de Rennes est un des rares exemples de valorisation « réussie » d’une ancienne race locale de volaille, en conciliant conservation et production sans compromettre le patrimoine génétique de la race. Ce constat satisfaisant amène à comprendre les causes de cette réussite, à décrypter les différentes phases de l’opération et définir ainsi les possibilités de reproductibilité et les facteurs limitants. La Coucou de Rennes est une race de volaille dont l’histoire ne date pas d’hier. Avec beaucoup d’humilité, notre action se situe dans la longue lignée de la sélection animale et végétale française. En effet, le milieu du XIXe siècle voit l’avènement des races et variétés domestiques. Qu’il s’agisse de volailles, de bovins ou de fruits et légumes, la sélection est une préoccupation où les sociétés savantes, les sociétés d’agriculture et d’horticulture rassemblent des dignitaires, des chercheurs, tous passionnés par les sciences naturelles et « l’acclimatation ». À 182 La poule Coucou de Rennes : de la conservation du patrimoine à sa valorisation économique

Rennes, dans les années 1880, un certain docteur Ramé s’intéresse aux volailles, en particulier à une population de poules dite « Coucou de Rennes », qu’il remarque dans les poulaillers de Haute-Bretagne. Ce notable rennais, aviculteur éclairé, très investi au sein de la Société d’Aviculture de France, devient assez influent pour pouvoir inscrire la Coucou de Rennes au registre des grandes races françaises. Après plus de 30 ans, ses efforts seront couronnés de succès puisque la race et son « standard » seront officiellement reconnus en 1914. Malgré ses qualités et sa popularité, les années 1950-1960 sonnent le glas pour la Coucou comme pour toutes les grandes races de volailles françaises. Avec l’agriculture productiviste, de nouvelles races ou de nouvelles variétés apparaissent, beaucoup plus productives, et en général très spécialisées. Alors que la Coucou de Rennes, comme les autres races fermières traditionnelles, est une volaille « mixte » (qui produit des œufs et une bonne chair), de nouvelles « lignées » spécialisées envahissent les élevages français et « balaient » la basse- cour traditionnelle nationale… Conséquence inéluctable, au début des années 1980, la disparition de la Coucou de Rennes est annoncée et ses éleveurs ont disparu. Ainsi commence notre action, celle d’un sauvetage patrimonial doublé d’une valorisation économique. Nous étions un peu sceptiques à l’Ecomusée sur la disparition définitive de la volaille. Commence alors une longue recherche, ponctuée de nombreuses impasses, jusqu’à la découverte d’un dernier éleveur qui nous confia une partie de son cheptel-relique. Avec cette race retrouvée, nous eûmes la sensation de détenir un trésor fragile dont nous devions assurer la pérennité. Nous ne pensions pas alors à sa valorisation économique mais plutôt à sa conservation. Détenteurs d’un tel patrimoine, nous devions faire en sorte qu’il soit dispo- nible pour les générations futures, démarche professionnelle fréquente dans les écomusées et les parcs naturels régionaux. Nous nous sommes donc empressés de créer une association d’éleveurs amateurs, groupement de personnes motivées parce qu’ils étaient aviculteurs de loisirs ou intéressés par le patrimoine et la biodiversité domestique. Cette association d’éleveurs amateurs eut pour finalité de multiplier les reproducteurs et surtout de multiplier les élevages pour faire en sorte qu’un problème sanitaire ne puisse faire disparaître ce cheptel « relique ». Après dix ans de multiplication de l’effectif de la race, une nouvelle asso- ciation se crée, dédiée à la production de volailles de consommation, c’est- à-dire un groupement d’éleveurs dotés d’un projet professionnel. Ce sont ces agriculteurs, en recherche de diversification agricole et de production de qualité, qui vont donner la dimension réellement économique du projet en créant une micro-filière d’une quinzaine d’éleveurs et permettre le retour de la Coucou de Rennes sur les marchés rennais et alentours. Très vite, un constat s’impose : la Coucou de Rennes dispose d’un véritable capital de sympathie et une mémoire vive de cette volaille subsiste. Précisons ici que Rennes est une ville dotée d’une sociologie rurale forte, avec une ancienne Entretien avec Jean-Luc Maillard 183 bourgeoisie urbaine vivant de la terre et de ses revenus. Il y a ici une mémoire rurale et agricole, un terreau favorable à notre initiative. Cet attachement à la ruralité se concrétise encore aujourd’hui par la subsistance d’une grande tradi- tion rennaise : le marché des Lices. Ce grand marché alimentaire de produc- teurs de proximité constitue une véritable institution métropolitaine, un lieu d’achat autant qu’un motif de sortie. C’est là que se croisent les grandes toques gastronomiques d’Ille-et-Vilaine et ces derniers auront une influence considé- rable dans notre aventure… En termes d’organisation du projet, le schéma initial est parlant : un écomusée avec des éleveurs amateurs qui ont comme préoccupation initiale la conservation. Avec sa notoriété, l’Écomusée s’avère vite être la caution historique et scientifique de cette aventure, lui-même étant le détenteur du patrimoine génétique initial et incontestable. Autre phase intéressante de l’opération, celle du passage d’une association de protecteurs amateurs à une association de producteurs professionnels ayant pour objectif de créer une micro-filière économique. Cela ne coulait pas de source et nous étions tous assez dépourvus devant ce nouveau cap à franchir. Les constats sont alors évidents : notre patrimoine génétique est précieux et tout indique qu’il s’agit aussi d’un capital gastronomique exceptionnel mais comment faire ? L’élément déterminant arrive presque par hasard, en 1992, avec une initiative nationale originale : l’Inventaire du patrimoine culinaire de la France réalisé par le Centre National des Arts Culinaires (aujourd’hui disparu). Cet Inventaire doit dresser une liste exhaustive des produits spécifiques par région. Chaque région aura donc un tome dont les contenus sont supervisés par des scientifiques indépendants et suffisamment éloignés des intérêts locaux. Philippe Marchenay, que nous avions sollicité un an auparavant dans le cadre de nos recherches, reprend alors contact avec nous en s’étonnant de ne pas voir notre volaille bretonne figurer dans la première liste des produits recensés… Ce chercheur, ethnobiologiste et éco-anthropologue, animait avec Laurence Bérard l’antenne du CNRS intitulée « Ressources des terroirs - cultures, usages, sociétés ». Sous son autorité, le tir est corrigé et la Coucou figure bien dans l’inventaire breton publié en 1994. L’effet est immédiat, la volaille accède à la reconnaissance des scientifiques et des organismes agricoles. Cette « officialisa- tion » déclenche l’intérêt d’opérateurs peu coopérants jusque-là… La Chambre d’Agriculture d’Ille-et-Vilaine se rapproche alors de nous pour connaître nos intentions quant à la valorisation de la race. Leur intention est d’améliorer la race ancienne pour qu’elle corresponde aux critères économiques de produc- tion, en diminuant le temps de croissance, et réponde aux nouveaux enjeux de l’aviculture professionnelle. Le refus des éleveurs de Coucou est catégorique : la race doit garder ses qualités originelles de volaille fermière traditionnelle sans autre croisement ou sélection génétique. En parallèle, nous avons été rejoints par deux ou trois éleveurs profession- nels de volailles qui fournissent la grande restauration du département. Ces éleveurs, très engagés dans la qualité, partagent les convictions des éleveurs 184 La poule Coucou de Rennes : de la conservation du patrimoine à sa valorisation économique amateurs et engagent des séances de dégustation et des tests qualitatifs avec leurs grands restaurateurs. L’intention est bien d’essayer d’intégrer la filière gastrono- mique et la grande restauration. Ce noyau dur est rejoint par une bonne dizaine d’éleveurs professionnels soucieux de diversifier leur production. En général, ils appartiennent à la confédération paysanne et défendent une agriculture familiale. Parmi les grands restaurateurs étoilés, figurent Olivier Roellinger à Cancale et Marc Tison à Rennes. Ces chefs, très sensibilisés au patrimoine, vont entrer dans la démarche de manière informelle. Après avoir goûté la volaille, l’enthousiasme est réel. La volonté de développer la Coucou et de la promou- voir va d’abord s’orienter sur les élus de Rennes et les critiques des grands guides gastronomiques. Une dégustation « à l’aveugle » est conduite avec des critiques influents dans un grand restaurant rennais. Le succès est bien là : chacun sort convaincu que la Coucou est doté de qualités gustatives remarquables qu’il convient de remettre sur les tables et les marchés locaux. Ces éleveurs professionnels et semi-professionnels s’avèrent déterminants dans les discussions avec la Chambre d’agriculture : en préférant garder leur volaille rustique, ils orientent leur projet vers la qualité et le goût. Il faut dire que la Coucou s’élève en 150 jours – quatre à cinq mois – là où les poulets « label » poussent en 50/60 jours… Avec un prix de revient proportionnel à la durée d’élevage… Les producteurs choisissent de rentrer dans une démarche AOC en élevant les volailles sur un parcours herbeux avec une faible densité d’animaux (10 mètres carrés par volaille), décision que la Chambre d’agricul- ture n’approuve pas, craignant un prix de vente dissuasif. Après avoir longue- ment hésité, la chambre d’agriculture finit par instruire un dossier administratif et financier qui défend le schéma de production et permet à la micro-filière naissante de bénéficier d’aides substantielles pour sa structuration. La ville de Rennes fut également un acteur majeur dans la construction de cette filière. L’Ecomusée étant alors unéquipement culturel municipal, les élus ont tout de suite adhéré au projet et reconnu la Coucou comme un animal identitaire pour la métropole régionale. Ce capital de sympathie va se traduire par de nombreux articles de presse : journaux municipaux, médias régionaux et nationaux… Autre facteur déterminant, le président des éleveurs profes- sionnels est un « leader paysan » qui pratique la vente directe sur le marché des Lices et s’avère aussi investi dans la vie commerçante de la cité. Paysan militant, il bénéficie de la confiance et du soutien d’un maire soucieux de solidarité entre les territoires, entre la ville et la campagne. L’attente et les encouragements de ce dernier seront réguliers durant près de 15 ans : « Il faut vous lancer et valoriser ce produit… faites attention à la récupération commerciale par l’agro- alimentaire et la grande distribution… soyez vigilants et restez exigeants… comptez sur nous pour relayer la communication et soutenir la filière… conti- nuez d’avancer dans le respect de ce patrimoine… vous disposez pour cet accompagnement d’un Ecomusée engagé… ». Ce soutien discret mais efficace d’une municipalité inscrite dans la durée s’est avéré précieux dans l’aventure. Entretien avec Jean-Luc Maillard 185

L’association de producteurs s’est donc créée et engagée dans une démarche de production de qualité à la toute fin des années 90, avec un cahier des charges très précis en termes de surface et aussi en termes d’alimentation pour faire une volaille de qualité. La micro-filière représente aujourd’hui une dizaine d’éleveurs et une production de 25 000 volailles, ce qui est peu par rapport aux poulets de Janzé ou de Loué. La démarche de protection et de valorisation est très révélatrice du renouveau des races locales et d’une conser- vation génétique réussie. Preuve, s’il en est besoin, que des alternatives aux modèles agricoles et économiques dominants existent bien. Les leçons de l’expérience : une synergie forte entre des acteurs engagés dans le patrimoine, une déontologie très forte des acteurs et des éleveurs professionnels qui veulent rester proches de l’écomusée (lieu de mémoire) et l’intuition majeure de dissocier la conservation de la race et sa production. Autre conclusion, la nécessité de prendre le temps d’écouter, de construire, de structurer la conservation patrimoniale avant d’envisager une valorisation économique. Il y a eu ici un respect du temps, de la mémoire collective et de traditions vivaces qui entretiennent un lien très fort entre la ville et la campagne. Cette dimension de la mémoire active d’une grande ville « campa- gnarde » se mesure toujours très fortement. Denis Chevallier, ethnologue, avait d’ailleurs souligné ce rôle des races locales (dont la Coucou) dans la réapparition d’identités et de dynamiques locales enracinées dans l’histoire du territoire, y compris urbain à Rennes. L’implication des professionnels de la gastronomie fut une aubaine car ils furent de vrais ambassadeurs, discrets, mais avec de gros carnets d’adresses et beaucoup de relationnel. Dans cette histoire, l’Écomusée occupe une place centrale car il garantit l’histoire et l’origine du patrimoine. Il y a aussi, il faut bien le reconnaître, l’engagement et la personnalité des acteurs qui, par leur charisme, leurs convictions et leur implication, furent les éléments-moteurs du projet. Autre élément déterminant de la réussite d’une action, celui de la pérennité des acteurs : après 20 ans le président « historique » quitte ses fonctions cette année et nous espérons que la succession connaitra un second souffle aussi efficace dans l’engagement. Fin 2013, il est apparu indispensable de restituer cette longue histoire de la Coucou depuis ses origines, et de le faire dans une publication éditée aux Presses Universitaires de Rennes. Ce livre s’imposait, non pour clore un chapitre, mais pour raconter cette mémoire avec la voix et les témoignages des acteurs « historiques ». Volonté peut-être aussi de couper court à une histoire réinventée et aux tentations de récupérations qu’un produit de qualité peut faire naître dans une période en recherche d’images de « terroir » et de produits associés. Localement la Coucou est devenue l’un des symboles de l’identité du territoire : on la trouve en couverture de journaux rennais ou métropolitains, de quotidiens régionaux, sur des affiches qui l’utilisent comme emblème. 186 La poule Coucou de Rennes : de la conservation du patrimoine à sa valorisation économique

Idem pour la communication autour des Transmusicales, le grand festival rock rennais, où la coucou de Rennes apparaît sur le programme. Cette récupération institutionnelle et associative est bien sûr positive, mais elle est aussi accompagnée de démarches individuelles et artistiques plus surpre- nantes. Ainsi, récemment, le grapheur anonyme qui signe ses créations par « WAR » s’est emparé d’une façade pour y peindre trois énormes portraits de Coucou de Rennes. Ne sont-ce pas là des signes tout à fait tangibles d’une réappropriation d’un patrimoine par une génération qui n’a pas connu les cours de fermes traditionnelles d’Ille-et-Vilaine et leurs poulaillers… Le Porc Noir Gascon : élever et valoriser une race locale rustique en situation péri-urbaine de Bordeaux Entretien avec Isabelle Ortusi1

1 Isabelle Ortusi est exploitante agricole et éleveuse, co-fondatrice du Domaine de Jarry à Cestas.

Pouvez-vous nous présenter votre production, ainsi que le cadre paysager du domaine ? Le domaine de Jarry est situé sur la commune de Cestas, au sud de Bordeaux, le long de l’autoroute A63 qui mène vers Bayonne. À vol d’oiseau, c’est à 1 km de l’autoroute, dans une zone très agricole, de plaines céréa- lières à production de légumes, mais aussi forestière avec de grands îlots de sylviculture de pins maritimes. Avec la proximité de l’autoroute, de grandes plateformes de logistiques ou zones d’activités se sont développées. La densité de plateformes logistiques a amené de l’emploi dans la région, menant Cestas et les communes alentours à se développer en grandes zones d’habitations et de lotissements, en relation avec le développement de la métropole bordelaise et du bassin d’Arcachon. Il y a 20 ans, chez nous, c’était très reculé alors que maintenant ce n’est plus le cas, nous sommes en territoire périurbain. Le domaine est au cœur de ce que l’on appelle une lande girondine ; histo- riquement, c’était des terrains marécageux, très humides. La planéité du relief fait qu’il y avait très peu de drainage des eaux, si bien que jusqu’au XIXe siècle, c’était des zones considérées comme insalubres. Au cours du XIXe siècle, il y a eu une énorme transformation du territoire, avec la plantation massive de forêts de pin maritime, constituant aujourd’hui l’une des forêts de monocul- ture les plus grandes d’Europe. Tout cela sous un climat océanique et sur un sol sableux, très pauvre, sans intérêt majeur.

1 Dans le cadre de son intervention au séminaire les 14 et 15 mai 2019. 188 Le Porc Noir Gascon : élever et valoriser une race locale rustique en situation péri-urbaine…

Comment vous êtes vous implantés sur le domaine ? On a racheté ce domaine, qui fait à peu près 50 hectares, à la fin des années 1990 ; c’était alors un reste de coupe rase après exploitation des pins, où l’on souhaitait régénérer un biotope. Au départ, il y avait un peu de repousses de feuillus avec des châtaigniers, chênes, robiniers, érables, quelques figuiers et pruniers sauvages, et de la végétation broussailleuse de lande avec des bruyères, genêts et brandes. Nous avons protégé tous ces arbres consciencieusement au fil des années, et nous avons replanté dans des zones où il n’y avait pas de repousses naturelles, afin de recréer une forêt. Nous avons implanté aussi quelques hectares de prairie permanente, dans l’idée d’y mettre les moutons ; mais avec les phases de sècheresse qui devenaient de plus en plus importantes, nous avons réimplanté des arbres sur ces espaces pour procurer de l’ombre aux animaux et surtout pour garder de l’herbe verte en plein été. C’est un des principes de base de l’agroforesterie. Quel est votre mode de production ? Quels liens faites-vous entre vos produits, le paysage et le territoire ? Sur le domaine, nous avons mis en place trois élevages qui sont des ateliers complémentaires ; nous voulions des animaux et c’était clair que nous allions les élever en plein air. Compte-tenu de la zone, nous voulions des races locales et rustiques, en capacité de valoriser un territoire pauvre, avec une végétation parti- culière. Nous nous sommes donc rapprochés du Conservatoire des Races d’Aqui- taine pour choisir des poules gasconnes, des moutons landais et des porcs gascons. Les moutons landais et les porcs gascons étant par ailleurs des races à faibles effec- tifs, nous participons à la préservation de ces races-là en les élevant. L’objectif prin- cipal est de commercialiser des animaux vivants pour que des cheptels puissent se reconstituer un peu partout, en diffusant les races pour en augmenter les effectifs, même s’il y a toujours une part qui est valorisée en boucherie. Pour le porc gascon, nous avons sur l’élevage 10 porcs, 8 truies et 2 verrats, cantonnés sur une zone de deux hectares elle-même divisée en 4 petits parcs de 0,5 hectares chacun. L’ensemble est clôturé pour des raisons sanitaires ; et entre chaque parc, nous avons recréé des buttes de terre de 2,50 m de haut plantées avec des arbustes et de l’herbe, où nous avons favorisé la repousse naturelle des feuillus. Cette haie sur butte a plusieurs objectifs : elle fait de l’ombre aux animaux en été, produit des aliments de compléments pour les cochons en automne (glands et figues), et limite l’érosion de la butte qui elle empêche les passages d’animaux d’un parc à l’autre. Cette organisation paysa- gère des parcs se retrouve à deux endroits, ce qui permet une rotation tous les 5 à 8 ans, quand le sol est trop appauvri par le passage des cochons. Changer de zone permet de faire baisser la charge parasitaire du sol qui vient au fil du temps ; et quand on sort les porcs d’un côté pour les mettre de l’autre, on laisse la végétation se régénérer, et ça devient une zone accessible aux moutons jusqu’à ce que l’on remette les cochons dans un autre cycle. Entretien avec Isabelle Ortusi 189

Le cheptel de moutons est lui constitué de 130 brebis et 5 béliers, et ces bêtes sont des acteurs directs du paysage. Les animaux ont accès en pâturage à l’ensemble du domaine, forêts et prairies, dans des parcs fixes grillagés de taille variable en rotation permanente en fonction des disponibilités alimen- taires. Le mouton est un agent gestionnaire direct, car il garde la végétation à une hauteur assez basse. Le vrai risque en forêt landaise, c’est l’incendie, et nous avons comme devoir d’entretenir nos parcelles de forêts pour limiter la propagation des feux ; avoir des moutons qui broutent nous épargne plusieurs dizaines d’heures de broyage mécanique coûteux par an. Les brebis valorisent une végétation de lande qui n’a pas de qualité nutritionnelle exceptionnelle ; et en tournant sur les parcelles, elles enrichissent le sol au fur et à mesure, permettant l’implantation d’une végétation de plus en plus diversifiée et de plus en plus dense. À noter que je ne traite mes animaux qu’en phytothérapie sauf cas exceptionnel, ce qui nous permet de protéger la pédofaune (déjections exempts de produits chimiques) et d’avoir un sol qui petit à petit devient quelque chose de riche, d’aéré. Avoir favorisé les repousses des feuillus engendre également la recréation d’un humus qui participe à la désacidification et à la modification de la végé- tation, et donc, à fortiori, du paysage qui est moins uniforme. Les poules gasconnes représentent un atelier plus petit sur l’exploitation. Elles sont réparties dans trois poulaillers distincts fermés par des grillages électrifiés pour limiter la prédation par les renards ; l’un d’eux ne possède pas de coqs pour permettre la production d’œufs commercialisables. Les deux autres sont destinées à produire des poussins pour renouveler le cheptel et vendre des reproducteurs. Quels sont les avantages et inconvénients d’avoir une telle exploita- tion en milieu périurbain ? Les débouchés variés sont un réel avantage. Je produis des animaux vivants et d’autres qui partent en boucherie. Pour les porcs gascons, je vend quelques reproducteurs mais je fais surtout des porcelets qui seront en partie transfor- més en cochons de lait et en partie vendus à des engraisseurs, car c’est une viande très prisée et de grande qualité gustative ; pour les moutons landais, je fait quelques agneaux de lait mais c’est surtout les jeunes agnelles qui sont vendues pour aller recréer les cheptels ; enfin, les poules gasconnes sont en partie vendues vivantes à des particuliers pour faire des œufs, mais je commer- cialise surtout des œufs. Nous sommes à côté d’un bassin de population qui représente 800 000 personnes, donc je ne peux pas dire que la commercialisation soit très compliquée, j’ai plus de demande que de production. Je ne fonctionne qu’en vente directe, de temps en temps en AMAP. Le développement des achats par particuliers se développe ; il y a des gens avec un peu de terrain qui prennent 190 Le Porc Noir Gascon : élever et valoriser une race locale rustique en situation péri-urbaine… quelques brebis pour entretenir leurs parcelles, ou quelques poules, ce qui permet de diffuser ces races. L’ensemble du domaine est certifié agriculture biologique, et ça a été déterminant pour valoriser un produit haut de gamme et de qualité. Mais il y a quelques inconvénients : nous payons aujourd’hui la déser- tification des campagnes d’il y a 40 ans, quand il n’y avait plus d’éleveurs et que les terres ont été récupérées pour construire de l’habitat ou des infras- tructures, ou bien rachetées par des agriculteurs industriels ; il y a donc peu d’élevages dans nos zones, et tous les abattoirs de proximité ont fermé ce qui nous pousse à faire des kilomètres pour faire abattre nos animaux. Cela avec tous les problèmes occasionnés par le stress, les déplacements, et l’incertitude quand à savoir si les abattoirs font correctement leur travail. Avec l’expansion urbaine et la densification, la ville se rapproche, avec des populations qui viennent à proximité des élevages avec beaucoup d’idées reçues. Il y a une part d’éducation et d’explication à faire. Enfin, il y a le problème des maladies qui se diffusent avec les mouvements des populations ; au niveau vétérinaire, ont doit pouvoir protéger les habitants des maladies, mais aussi nos élevages des gens qui seraient involontairement porteurs. C’est une vigilance lourde, avec des procédures coûteuses et compliquées, qui risquent d’engendrer des coûts de production trop importants qui vont nécessairement se répercuter sur le prix de vente (à la base abordable grâce à la proximité des élevages avec les points de vente). Ceci pose la question de la survie des élevages à petite échelle sur ces zones périurbaines mais qui vont devenir inévitablement urbaines dans les années à venir. Le goût d’un pays ou l’excellence gustative au service d’un territoire La Maison Barthouil, une entreprise familiale au cœur d’un réseau local de producteurs et de pêcheurs Entretien avec Jacques et Guillemette Barthouil1

1 La Maison Barthouil, installée à Peyrehorade (Landes), propose des foies gras et saumons fumés au goût incomparable, liés aux territoires à la rencontre desquels elle est installée : les vallées des gaves et de l’Adour, les Landes et le Pays Basque. Jacques Barthouil a dirigé l’entreprise familiale jusqu’à ces dernières années. Ces filles ont pris la suite : Guillemette est directrice de la fabrication. L’origine de la Maison est la charcuterie fondée en 1929 par le père de Jacques à Peyrehorade. Il y fabrique et y vend des foies gras dès ses débuts. Puis, quelque dix ans plus tard, il se met à fumer les saumons migrant dans les gaves et l’Adour.

Des produits locaux

Le canard gras, qui donne le foie gras, et le saumon de l’Adour sont deux produits issus du territoire où est implantée l’entreprise. Ils proviennent cependant de cultures différentes. Le foie gras procède de la culture du gras. Dans le Sud-Ouest de la France pour conserver la viande on faisait du confit. Du Moyen Âge au XVIIIe siècle, on produisait du canard gras pour conserver la viande dans la graisse. De temps en temps on trouvait un foie gras. Avec le développement de la gastronomie française aux XVIIIe et XIXe siècles on a valorisé le foie gras en se mettant à gaver de façon systématique. La production de saumon fumé est une idée et une pratique introduite par le père de Jacques Barthouil. C’était une idée novatrice dans le Sud-Ouest de la France où le saumon était mangé frais. On pouvait aussi le saler légèrement pour l’envoyer en barriques à Paris ou en Espagne. Constatant que le marché du saumon fumé se développait, le fondateur de la maison Barthouil part au Danemark dans les années trente pour apprendre la technique de fumage du saumon, la ramener en France et valoriser la ressource locale.

1 Dans le cadre d’un entretien mené avec Jacques Barthouil le 1er décembre 2018 et de l’inter- vention de Guillemette Barthouil au séminaire, les 14 et 15 mai 2019. 192 Le goût d’un pays ou l’excellence gustative au service d’un territoire

Ainsi ces produits sont travaillés de deux manières provenant de pays et de cultures fort différentes bien qu’ils soient l’un et l’autre des produits locaux. Guillemette le résume ainsi : « C’est le territoire qui a fait en sorte que l’on fabrique ces deux produits ».

Un choix économique : maintenir la qualité gustative

Le choix de maintenir la production dans le registre de la qualité s’est effectué dans les années 1990, à un moment où les filières du foie et gras et du saumon fumé s’industrialisaient beaucoup. À travers le créneau de la qualité c’est le maintien de produits proposant des goûts affirmés qui est choisi. Cette orientation permet de se positionner sur un marché de niche rémunérateur et de pouvoir rester une entreprise de petite taille sans avoir besoin de déve- lopper les volumes de production, le chiffre d’affaire c’est-à-dire faire grossir l’entreprise. L’activité de l’entreprise familiale reposait toujours dans les années 1950 sur les pêcheries de saumons de l’Adour, le marché au gras de Peyrehorade, des activités ancrées dans le territoire. Le choix qualitatif de mettre à l’honneur le goût a amené l’entreprise à s’intéresser au domaine de la biodiversité. Ainsi l’excellence gustative s’est mise au service du territoire mais on peut aussi dire que le territoire a été mis au service de l’excellence gustative. Les produits locaux et le territoire local profitent l’un et l’autre de ce mutualisme s’il fonctionne bien. Deux caractéristiques distinguent la qualité d’un produit : la matière première et la façon de la travailler. Il faut les maîtriser complètement pour espérer obtenir un produit d’exception. Deux conceptions se confrontent sur l’importance de l’une ou de l’autre : est-ce la matière première qui prime ? Est-ce la fabrication ? Dans une approche industrielle la matière première doit s’adapter au processus de fabrication. Dans les grands ateliers de fabrication industrielle, la matière première doit s’adapter au processus de production standardisé où le planning de production, les achats, la recette sont préalablement définis : la matière première doit correspondre au standard défini par la recette. Dans une approche artisanale c’est le savoir-faire qui s’adapte à la qualité de la matière première. Ces deux approches se mêlent au sein d’une entreprise agro-alimentaire. Cependant la façon dont on organise une entreprise vouée à faire de la qualité est fondamentalement différente de celle d’une entreprise qui se consacre à faire du volume et des prix bas. Entretien avec Jacques et Guillemette Barthouil 193

Le canard et son foie gras

La matière première

La Maison Barthouil travaille avec cinq éleveurs-gaveurs qui sont tous installés dans un rayon de 40 kilomètres autour de l’entreprise. Ces éleveurs- gaveurs reçoivent le canard à un jour, l’élèvent et le gavent. Les animaux sont ensuite envoyés dans un abattoir. Le cahier des charges que doivent respecter les éleveurs-gaveurs est propre à l’entreprise Barthouil, il n’est pas labellisé. Son respect est contrôlé par des audits internes. Parmi les critères : - le temps d’élevage (14 semaines) est plus long que chez des éleveurs fournissant une matière première destinée à la production industrielle ; - le maïs utilisé est produit sur la ferme ; - 50 % de l’alimentation des canards est constituée de maïs ; - le gavage se fait au maïs entier ; - chaque éleveur n’élève que 4 200 canards par an. C’est un élevage en petit lot où 400 canards en moyenne sont élevés à la fois ; - chaque canard dispose de 8 à 20 m2 pour s’ébattre ; - le système de production se fait en autarcie. Avant la venue de la grippe aviaire était utilisée une souche de canards rustiques : le Picaillon. Un canard à foie gras est un canard Mulard, c’est- à-dire un croisement entre un canard de Barbarie et une cane de Pékin. Ce croisement peut varier en fonction des races que l’on veut obtenir. L’entreprise Barthouil travaillait jusqu’à récemment avec le canard Mulard Picaillon. L’épidémie de grippe aviaire l’a fait perdre. Pendant les crises sanitaires, ce sont des logiques de lutte adaptées à l’industrie agroalimentaire qui s’im- posent. Ce fut le cas lors de la grippe aviaire où ont été imposés un vide sanitaire et un mode de gestion des fermes comme s’il s’agissait d’unités de production alimentaire industrielles. Ainsi, pour des questions de coût et de rationalisation de la production, l’accouveur avec qui travaillait la Maison Barthouil a arrêté de faire naître du Picaillon. Puisque les 25 000 canards que lui prenait la maison Barthouil chaque année ne représentait qu’un très faible pourcentage de sa production annuelle de 2 000 000 de spécimens, et compte tenu des investissements qu’il avait à engager, il a décidé d’arrêter de produire du Picaillon. Du fait de cette perte, l’entreprise travaille maintenant avec une race un peu rustique mais qui reste très sélectionnée et qui donc ne convient pas tout à fait. Depuis deux ans, en collaboration avec le Conservatoire des Races d’Aqui- taine et le couvoir de la Bidouze, La Maison Barthouil travaille à retrouver des canards donnant des foies gras de qualité, à partir d’une race du bassin de l’Adour : le Kriaxera issu d’un croisement entre un canard de Barbarie et une cane locale. La filière est encore à reconstruire à partir de cette race. 194 Le goût d’un pays ou l’excellence gustative au service d’un territoire

Travailler avec une souche rustique comme le Picaillon ou le Kriaxera est compliqué : il est beaucoup moins valorisable en terme de fabrication. Il faut le travailler plus longtemps. Les souches industrielles sélectionnées sont très rentables car elles sont faites pour donner de gros magrets et du foie gras. Cela signifie que travailler avec une souche rustique, moins productive, a des conséquences qu’il faut justifier pour une entreprise. Il faut pouvoir vendre les produits issus de ces souches, il faut pouvoir trouver une clientèle pour ces produits.

L’organisation d’une micro-filière autour de l’excellence gustative et du respect des métiers de chacun

Les éleveurs-gaveurs sont indépendants, c’est une caractéristique impor- tante pour la Maison Barthouil. Certes le cahier des charges de production fait qu’ils travaillent exclusivement pour cette entreprise mais ils sont propriétaires de leur exploitation. Il s’agit qu’ils soient responsables de leur production et qu’ils gagnent de l’argent avec leur production. Cela suppose que l’entreprise Barthouil les paie bien et valorise bien la matière première qu’elle leur achète. Cette démarche va peut-être à l’encontre d’un discours actuel où certains souhaitent que l’éleveur assure toutes les étapes de la chaîne de production : élever, transformer, vendre. Cependant, pour aboutir à un produit de qualité, mieux vaut respecter le métier de chacun et continuer à distinguer ceux qui élèvent, un métier difficile en soi, ceux qui transforment dont le savoir-faire peut être affiné durant tout une vie et ceux qui vendent. C’est un respect de chaque métier que de ne pas vouloir tout faire et de ne pas vouloir le faire à moitié. Les industriels entendent contrôler toute la chaîne, de la production de maïs à la vente du foie gras, afin de pouvoir dégager les marges bénéficiaires qu’ils souhaitent là où ils le veulent et pour pouvoir externaliser les risques. Cependant respecter le métier de chaque intervenant dans la chaîne de production est aussi une garantie de préservation des goûts. Un exemple : une viande achetée auprès d’un éleveur peut être d’une grand qualité mais elle peut avoir été mal préparée, mal découpée ce qui ne met pas du tout en valeur la matière première. Ainsi l’excellence gustative est mieux garantie lorsque collaborent des éleveurs et des transformateurs qui restent dans leur métier et maîtres de leur métier, de leur savoir-faire. L’élevage d’une souche rustique demande beaucoup plus de temps, plus d’implication que celui d’une souche industrielle. Cela demande aussi plus d’attention tandis que les canards ont un comportement plus sauvage. Ainsi, les éleveurs-gaveurs qui travaillent avec l’entreprise Barthouil reviennent à un élevage qu’ont abandonné les éleveurs de souches industrielles. Entretien avec Jacques et Guillemette Barthouil 195

Il est important de souligner la complexité du processus qui mène de l’éle- vage au produit fini. Il n’est pas seulement question de sauvegarder une race, il est aussi intéressant de comprendre comment les éleveurs-gaveurs interagissent avec cette race, quelle est l’incidence économique de ce processus, comment l’entreprise Barthouil réussit à valoriser la matière première. Ce sont des canards gras entiers qui sont reçus et travaillés par l’entreprise Barthouil, choix devenu très rares dans la profession. Cela oblige à s’adapter à une matière première qui change à chaque fois et cela nécessite de valoriser tout l’animal : les carcasses sont utilisées pour faire les bouillons, la viande est cuite avec les os ce qui permet d’utiliser les os. Les cous sont également utilisés. Travailler une matière noble suppose aussi de la valoriser dans son entièreté. Cela demande égale- ment une organisation de la production à laquelle peu d’entreprise aujourd’hui sont capables de s’ajuster puisqu’il faut s’adapter en permanence à la matière première. On ne peut pas suivre un planning reconduit chaque semaine. Au sein du processus de fabrication, la Maison Barthouil est l’une des dernières à pratiquer l’éviscération à froid. Cela signifie que le foie gras est laissé à mâturer à l’intérieur de la carcasse du canard : comme pour la maturation de viande, un processus enzymatique va développer les goûts du foie gras. Seuls du sel et du poivre sont ajoutés au foie car l’objectif du processus de fabrication est bien de faire ressortir le goût de la matière première.

Le saumon

Si la Maison Barthouil continue à travailler les saumons de l’Adour elle est aussi spécialisée dans le travail de tous les saumons sauvages de l’Atlan- tique, ainsi que du saumon label rouge norvégien et du saumon bio d’Écosse. Néanmoins le saumon de l’Adour est un des produits fabriqué dès les origines de l’entreprise, un de ses produits emblématiques. Le saumon de l’Adour a un cycle de vie et un cycle migratoire très inté- ressants. Après être né et avoir passé quelques années en rivière, il migre dans l’océan, va grandir près du Labrador avant de revenir dans la rivière dans laquelle il est né. Le saumon de l’Adour n’est autorisé à être pêché qu’en rivière. Avant 1939 il constituait une ressource halieutique très abondante. Les barrages installés sur les rivières ont perturbé la ressource en empêchant la remontée des saumons dans les frayères de montagne. Aujourd’hui la gestion de la ressource est au cœur d’une lutte entre pêcheurs professionnels et pêcheurs amateurs, à la ligne, les uns accusant les autres de prélever de la ressource. En terme de développement du territoire il s’agit d’une confrontation intéressante de deux conceptions d’un rapport à la nature et aux territoires. Souhaite-t-on faire vivre nos territoires seulement par le tourisme et les loisirs ? Ou une cohabitation est-elle possible avec un monde économique qui respecte ces ressources ? 196 Le goût d’un pays ou l’excellence gustative au service d’un territoire

Pour les pêcheurs à la mouche, amateurs, les pêcheurs professionnels vivent d’une ressource qu’ils prélèvent au détriment de leur activité de pêche à la ligne qui pourrait créer du tourisme et de l’emploi. Ils se confrontent à des pêcheurs professionnels qui, tout en essayant de vivre de leur métier, sont engagés depuis 15 ans dans un programme en collaboration avec l’INRA et l’université de Pau pour comprendre d’où viennent les saumons et comment il retrouvent la rivière où ils sont nés. De plus un COGEPOMI (Comité de Gestion des Poissons Migrateurs) a été mis en place pour gérer la ressource et depuis dix ans la population de saumon sauvage est en augmentation. Le combat entre pêcheurs amateurs et pêcheurs professionnels est vain et même pathétique alors que les deux parties auraient intérêt à s’entendre pour batail- ler contre les barrages qui forment le véritable problème de gestion de la ressource en saumon.

Organisation de la production

L’entreprise Barthouil est en contact avec des pêcheurs locaux de saumon. Puisque le poisson pêché est sauvage, aucun contrôle n’est possible en matière de régularité du volume de matière première fournie : certaines semaines verront arriver dans l’entreprise beaucoup de saumons et d’autres semaines beaucoup moins. La Maison Barthouil ayant fait le choix de ne travailler que du saumon frais, elle doit adapter l’organisation de sa production à cet appro- visionnement irrégulier qui induit une irrégularité du volume de travail en fonction du moment : certaines semaines on travaillera beaucoup de matière première et d’autres presque pas. Cela suppose d’avoir des équipes solides et motivées et d’assurer la gestion humaine et le management nécessaire pour cela. Cette organisation contraignante résultant du choix de ne travailler que du saumon frais s’explique par la volonté d’obtenir un produit de meilleure qualité.

Le processus de fabrication

Les saumons sont reçus entiers. Ils sont scarifiés, filetés à la main, salés au sel de Salies-de-Béarn. Ils sont séchés et fumés dans des fumoirs danois selon les mêmes méthodes que dans les années cinquante. Ils sont enfin tranchés à la main puis vendus.

Le produit et sa relation gustative au territoire

Tous les saumons sont transformés de la même manière qu’ils soient sauvages, d’élevage ou bio. Il s’agit de saumons de la même espèce, le Salmo salar mais elle prend des goûts, des textures et des couleurs complétement Entretien avec Jacques et Guillemette Barthouil 197 différents selon ce dont elle s’est nourrie et le lieu où elle a grandi. Cela illustre de façon remarquable le lien entre biodiversité gustative et relation au terri- toire. Les dégustations comparatives de saumons sont rares mais mettent en évidence ce rapport.

Les relations avec les éleveurs, les pêcheurs et les clients rendent l’entre- prise vivante. Oui la Maison Barthouil existe pour réaliser des bénéfices. Ces bénéfices lui permettent, par l’indépendance qu’ils lui accordent, de faire des choix d’importance. Mais elle existe également en relation à un territoire, elle fait partie d’un territoire. C’est au moins aussi important que de faire du bénéfice. Cette raison a été déterminante pour que Guillemette Barthouil vienne travailler au sein l’entreprise familiale. Le travail quotidien de l’entreprise est de transformer une matière première de grande qualité, la mettre en valeur en faisant ressortir ses caractéristiques territoriales et de satisfaire des clients qui recherche le goût d’un pays. Il s’agit d’un équilibre difficile à trouver qui se base sur des relations humaines, un attachement viscéral au territoire et bien sûr une certaine indépendance finan- cière. Une quête qui, aujourd’hui, peut motiver beaucoup de jeunes profes- sionnels à faire vivre nos territoires et donner du sens à nos métiers, à l’image de Guillemette Barthouil.

Projets de gestion environnementale et paysagère associés à la conservation et à la valorisation de races anciennes et locales : les exemples de la vache Marine d’Aquitaine et de la brebis Basque Sasi Ardia Entretien avec Régis Ribéreau-Gayon, Jean Lassalle et Lucile Callède1

1 Régis Ribéreau-Gayon est Président du Conservatoire des Races d’Aqui- taine, dont font également partie Jean Lassalle, Président de l’Association Sasi Ardia et éleveur, et Lucile Callède, chargée de mission.

Le Conservatoire des Races d’Aquitaine, association Loi 1901 créée en 1990 pour faire face à la disparition de la diversité biologique et cultu- relle associée aux races d’animaux d’élevage, œuvre activement à associer conservation des races locales et gestion environnementale et paysagère. Régis Ribéreau-Gayon, quels retours d’expériences proposez-vous afin d’illustrer ces actions ? Nous avons fait le choix de présenter deux projets de sauvegarde de races, parmi la vingtaine que comprennent les programmes de la région ancienne- ment Aquitaine (et maintenant une trentaine sur la région Nouvelle Aquitaine). Pour toutes les races sur lesquelles nous travaillons, nous recherchons un lien entre la territorialité, les ressources locales et les acteurs, éleveurs ou utilisa- teurs. La spécificité du Conservatoire, c’est de se situer là où peu de structures sont présentes, c’est-à-dire d’initier les actions de terrain très en amont d’un programme de conservation, en tant qu’acteur, intervenant et coordonnateur de programme et de continuer à accompagner l’ensemble des étapes de valo- risation économique, écosystémiques ou écologiques, pour pouvoir ensuite soutenir les étapes d’une valorisation plus approfondie et d’une mise en réseau des acteurs. Par la présentation de deux races, une ovine, la Sasi Ardi du Pays Basque, et une bovine, la Marine Landaise, nous souhaitons illustrer ici le parcours inhérent à la conservation de ces ressources génétiques, issues de populations locales méconnues, totalement inconnues des experts, des autorités voire des

1 Dans le cadre de leurs interventions au séminaire, 14 et 15 mai 2019. 200 Projets de gestion environnementale et paysagère associés à la conservation et à la valorisation… professionnels agricoles. Les deux races sont à très petits effectifs, issues de programmes de conservation portés par des réseaux dynamiques, l’un d’éle- veurs et l’autre de structures environnementales et écologiques. La race Vache marine landaise est un bon exemple de projet de conser- vation d’une race associé à un projet de gestion environnementale par éco-pâturage. Pouvez-vous nous la présenter, ainsi qu’un petit historique des actions menées par le Conservatoire ? La vache Marine Landaise vient d’une population bovine locale peu connue, très insérée dans le territoire des Landes de Gascogne ; mais, n’ayant pas survécu au développement des pratiques agricoles de la seconde partie du siècle dernier. Elles sont sorties des mémoires. Autrefois, sur le littoral aquitain, vivait le bétail des dunes, toute une série d’animaux, bovins et chevaux, dans un système intermédiaire entre le monde sauvage et le monde domestique, avec des pratiques particulières de pastoralisme, de prélèvements, captures et marquages des animaux. Certaines d’entre elles donnaient lieu à des jeux de poursuite qui sont à l’origine des courses landaises. Nous avons retracé l’histoire de ces animaux jusqu’à la disparition des derniers bovins de la côte des Landes de Gascogne, qui vivaient en liberté ou totalement sauvages, dans les dunes et forêts de ces territoires et qui ont disparu dans les années 1930 à Hourtin et La Teste, ou vers 1960 à Biscarosse (les derniers bovins sauvages du littoral se sont maintenus dans les vastes forêts des terrains mili- taires sur plusieurs milliers d’hectares). C’est à partir de cette dernière locali- sation que l’on a pu retrouver, dans les années 1980, une petite population de vaches marines qui vivait en limite des forêts, des lacs et des marais. Ce fut le début d’un long travail de sauvetage des derniers animaux puis de préserva- tion génétique et de conservation patrimoniale. À une époque où on décou- vrait tout juste la notion biodiversité des ressources naturelles, il était alors un peu présomptueux de parler de la diversité génétique de races domestiques et d’élevage. Nous avons tenu bon : le sauvetage de la dernière population de vaches marines était une opération inédite en France. Nous avons fait ce programme de conservation puis bien d’autres ont suivi, avec le souhait que les animaux restent attachés à leurs territoires traditionnels de vie ou d’éle- vage : le littoral, la lande et la forêt littorale. Comment s’est déroulée l’opération de sauvegarde de la population et du pool génétique ? L’adaptation des animaux aux milieux est très largement prise en compte dans la gestion de la population et les orientations génétiques. Il y a une discus- sion permanente entre les détenteurs d’animaux, les naturalistes et respon- sables des sites avec les spécialistes de la génétique animale pour préserver à la fois la diversité génétique de la population et une bonne adaptation aux exigences du territoire. Cela s’illustre par un suivi génétique très fin, au cas par Entretien avec Régis Ribéreau-Gayon, Jean Lassalle et Lucile Callède 201 cas à l’échelle de chaque animal et chaque reproduction, tout en surveillant de façon très globale l’équilibre de la population. Cette opération de conserva- tion implique un nombre important d’acteurs et permet une évolution signi- ficative des effectifs. Malgré son ancienneté établie dans la région, la population marine ne faisait pas partie des races françaises officielles. Le début du sauvetage datant d’il y a 25 ans, et au vu de la réussite de cette opération, nous avons fait le choix de passer par une démarche de reconnaissance officielle. Si la recon- naissance n’était pas nécessaire pour engager et réussir la conservation initiale d’une population en danger, elle peut être utile pour conforter l’évolution et la valorisation en tant que race. C’est donc en 2019, que l’une des dernières populations bovines locales, ancienne de plusieurs siècles, a était reconnue par arrêté Ministériel, sur avis de la Commission Nationale d’Amélioration Génétique, comme « race locale menacée d’abandon pour l’agriculture », sous le nom officiel de « race Marine Landaise ». Pouvez-vous nous présenter un exemple de gestion éco-pastorale par la marine landaise d’un espace naturel ? La Réserve Naturelle Nationale de l’étang du Cousseau à Lacanau est un excellent exemple, une expérience fondatrice. La présence de la race marine landaise a accompagné le projet de gestion de cette réserve, qui est gérée par une association de protection de la nature, la SEPANSO, en partena- riat avec le Conservatoire des races d’Aquitaine, sur des parcelles apparte- nant au département de la Gironde et au Conservatoire du Littoral. Depuis 1990, une grande partie de ce site a été progressivement ouverte à la gestion écopastorale sur 600 hectares environ pour un territoire de 875 hectares de zones humides, dunes et forêts. C’est un système particulier qui permet aux animaux (25-35 bovins) de circuler dans un grand espace clôturé selon un cycle annuel : les animaux gagnent les zones basses de marais pour pâturer puis l’inondation hivernale les pousse à se déplacer vers la zone forestière et les dunes boisées. Les bovins se nourrissent sur des ressources naturelles ; ils sont adaptés à l’alternance alimentaire des sous-bois et petits ligneux en forêt l’hiver ou de rares graminées, molinie, et herbacées en zones humides. Pour la gestion, il y a eu des expérimentations d’écobuage pour tester l’ex- portation de matière organique qui était très importante, mais aujourd’hui c’est le travail des animaux qui est pratiquement exclusif sur ces zones-là, avec un peu d’intervention mécanique complémentaire. La végétation des zones humides se diversifie et s’enrichie d’année en année grâce à la présence des animaux. Ces objectifs sont-ils compatibles avec des territoires péri-urbains ? Tout à fait. Une autre réserve naturelle, en périphérie de Bordeaux, bénéficie de cet écopâturage : celle des marais de Bruges, non pas littoraux mais alluviaux, situés en bordure de Garonne. Des herbivores y ont été introduits sur environ 202 Projets de gestion environnementale et paysagère associés à la conservation et à la valorisation…

130-150 hectares de marais pour un ensemble qui en compte 350, dont une quinzaine de bovins de race Marine Landaise et quelques chevaux d’une race régionale, les poneys Landais. Ces expériences puis beaucoup d’autres sur toute la région, ont permis de constituer un groupe de travail et de réflexion sur l’utili- sation de cette population de race Marine Landaise en écopastoralisme. C’est une démarche collective des acteurs qui, ensemble, définissent les caractéristiques de la race, les modalités de gestion et les bonnes pratiques d’écopastoralisme. L’idée étant de ne pas créer un système de sélection artificielle fondé sur un standard mais d’impulser une dynamique de la population qui préserve son originalité génétique et son potentiel d’adaptation aux territoires typiques des Landes de Gascogne. Cette population bovine très locale qui a toujours vécu en marge de l’élevage conventionnel, a paradoxalement fait l’objet d’abondantes publications et citations depuis le XIXe Siècle mettant en avant ce mode de vie particulier. Ce corpus est constitué d’iconographies depuis 1850 et de nombreux écrits et témoignages locaux qui nous ont permis de constituer les profils des animaux et leurs fonctions : au-delà du simple phénotype, l’adaptation de la race au milieu est un critère central de son mode de vie. Notre approche a toujours été pragma- tique et in situ : elle prend en compte la capacité d’adaptation des animaux qui vivent en continu dans des forêts et zones humides, milieux que l’on peut trouver en territoires périurbains. Afin de limiter tout impact néfaste sur les milieux naturels des sites à haute valeur environnementale, un travail est fait sur le para- sitisme et les bonnes pratiques avec l’absence de traitement antiparasitaire et la surveillance assidue de l’état sanitaire des animaux. Le Conservatoire des Races d’Aquitaine et ses partenaires développent cette pratique de gestion écopastorale des milieux et aujourd’hui plus d’une vingtaine de sites aquitains accueillent des vaches Marines. Cette petite population, la plus menacée de France, est l’une des mieux adaptées à la gestion écopastorale des milieux naturels. Comment associer conservation d’une race, gestion environnemen- tale et paysagère et valorisation économique ? C’est la suite de l’affaire, continuer à progresser, proposer une évolution et développer son utilisation avec le soutien d’un réseau d’acteurs institution- nels et associatifs. La valorisation première de cette race est clairement envi- ronnementale en rendant des services écologiques à la société et à la nature. Actuellement, 2 500 hectares de terrains sont gérés avec la race Marine Landaise, en gestion écologique mais avec également des pistes de valorisation économique des produits issus de l’élevage : consommation locale des parti- culiers, vente en restauration ou collectivité. Des actions sont en cours et des modèles sont à construire. La gestion écopastorale des sites naturels et périurbains est également assurée par d’autres races locales rustiques. Les moutons de race Landaise par exemple sont présents sur un grand nombre de sites dans la région ainsi que les petits chevaux Landais ou les chèvres des Pyrénées. Entretien avec Régis Ribéreau-Gayon, Jean Lassalle et Lucile Callède 203

Jean Lassalle, qu’en est-il de la seconde race, la brebis Sasi Ardi ? Quelle est son histoire ? La Sasi Ardi, du basque sasi, « la broussaille », et ardi, « animaux des brous- sailles », était courante dans les fermes du Pays Basque jusque dans les années 1925-1940. À cette époque les fermes fonctionnaient en auto production- consommation, et ces brebis et mâles castrés fournissaient la viande avec les agneaux, un peu de lait, et de la laine pour la maison. En 1925, le département de l’Aveyron a reçu son AOC pour le fromage Roquefort mais il ne produisait pas assez de lait avec ses brebis Lacaunes pour suivre la cadence ; le Pays Basque allait lui fournir le lait manquant. Dès lors dans les années 1940, les fabriques de Roquefort sont venues chercher le lait au Pays Basque : une ferme par village dans laquelle les bergers amenaient leur brebis pour collecter le lait qui serait transformé ensuite dans des usines. Le lait était alors bien payé, et représentait un attrait. Dans les années 1950-1960, dans tous les chefs-lieux de cantons, il y avait une laiterie Roquefort avec des collecteurs locaux, où le fromage était fabriqué et ensuite envoyé à affiner 15 jours, pas plus, à Roquefort. À ce moment-là, la brebis Sasi petite et peu laitière, ne faisait pas le poids face à ses concurrentes espagnoles, plus grosses et plus productives. La Sasi a donc très vite été oubliée et mise à l’écart. Il faut attendre l’année 1993, lorsqu’un éleveur inquiet de la disparition des petites brebis basques, contacte le Conservatoire des Races d’Aquitaine, qui s’est déplacé dans les élevages restants et a organisé la conservation de la race qui a cette époque n’était pas reconnue officielle- ment. En 2014, nous avons monté l’association Sasi artalde avec 7 éleveurs, pour défendre et promouvoir cette brebis. En 2016, elle a été reconnue par le Ministère de l’agriculture soit 20 ans après le lancement du programme de conservation. Les éleveurs sont passés de 7 élevages avec 600 brebis à 18 élevages avec 1 250 brebis Sasi qui correspondent bien aux standards de la race, et 600 brebis apparentées (déclassées pour des questions de couleur de robe, ce qui n’a rien à voir avec la qualité de viande). Comment associez-vous la conservation de cette race, la valorisation des productions et la gestion environnementale et paysagère ? Nos productions principales sont l’agneau, le Bildots, et le Zikiro, produc- tion phare qui est un mâle castré de 28 mois. En extensif, 28 mois est la durée qui correspond à l’achèvement de la croissance ; c’est à partir de là qu’ils peuvent avoir un bon état d’engraissement sans être forcés, en respec- tant un cycle normal. Ces mâles castrés sont vendus toute l’année. Depuis l’année dernière, nous avons déposé une marque commerciale, Sasiko, qui nous appartient, avec un cahier des charges très strict qui nous permet de tout contrôler ; on travaille avec un seul abattoir, celui de Saint-Jean-Pied- de-Port, qui nous aide un peu avec la classification des carcasses ; et on fait mâturer nos viandes 10 jours en chambre froide, c’est strict. La vente se fait surtout sur Paris pour quelques restaurants, à des restaurants locaux et à une 204 Projets de gestion environnementale et paysagère associés à la conservation et à la valorisation… boucherie spécialisée. L’importance de cette race, c’est son rôle dans l’entre- tien des coteaux et de la moyenne montagne. En Pays Basque, vous avez la haute montagne, où beaucoup d’animaux transhument, avec des brebis Manech tête rousse ou tête noire, des vaches, etc. ; ensuite la plaine, où est fait le lait de brebis pour l’AOC Ossau Iraty ; et vous avez la zone intermédiaire de coteaux et moyenne montagne avec des conditions difficiles qui peuvent être très sèches en été. Les Sasi s’accommodent très bien de ces conditions. La contrepartie c’est qu’en automne vous avez des châtaigneraies et des chênaies qui produisent des fruits, compléments alimentaires de choix pour les bêtes. Les brebis qui maigrissent un peu durant l’été, vont reprendre un engraisse- ment à cette période et entrer en chaleurs. Quelles conclusions pouvons-nous tirer de ces deux exemples ? Le Conservatoire des Races d’Aquitaine a sauvé et développé de nombreuses races locales menacées ou en voie d’extinction. La démarche de conservation qui est appliquée à chaque fois démarre avec des recherches et enquêtes de terrain, une évaluation sur site des ressources génétiques afin de les qualifier, une définition de la territorialité de la race. Ensuite il s’agit d’enclencher une dynamique avec un maximum d’acteurs et d’éleveurs impliqués dans la race et sa conservation. Il faut souvent 15 à 20 ans de travail pour faire émerger une race oubliée. Ce temps est délicat à gérer, car en attendant, il faut s’assurer que la conservation soit effective et que la race ne disparaisse pas, avec une valori- sation à la clé loin d’être immédiate. Il faut pouvoir s’appuyer sur un collectif d’éleveurs qui acceptent de prendre en charge les animaux et de collaborer aux objectifs de conservation. Il ne faut pas forcément chercher à forcer une valorisation qui n’a pas fait ses preuves, il faut savoir trouver le bon moment, le bon créneau, les bons acteurs qui vont porter le projet dans une démarche territoriale (débouchés, groupes d’acteurs, demande économique). Certaines exemples sont emblématiques des efforts nécessaires pour sauver une race, comme la race de mouton Landais, utilisée en pastoralisme ; la race de vache Bordelaise qui permet de relancer une production laitière et fromagère locale, ou la vache Béarnaise et la chèvre des Pyrénées qui sont à nouveau présentes dans les pâturages de montagne. Numéros parus Numéro 1 Varia Numéro 2 Aux marges de l’humain Études réunies par Jean-Paul Engélibert Numéro 3 Narration et lien social Études réunies par Brice Chamouleau et Anne-Laure Rebreyend

Hors série L’estrangement Revue interdisciplinaire d’Humanités Retour sur un thème de Carlo Ginzurg Études réunies par Sandro Landi Numéro 4 Éducation et humanisme ESSAIS Études réunies par Nicole Pelletier et Dominique Picco Numéro 5 Médias et élites Études réunies par Laurent Coste et Dominique Pinsolle Numéro 6 L’histoire par les lieux Approche interdisciplinaire des espaces dédiés à la mémoire Études réunies par Hélène Camarade Hors série Création, créolisation, créativité Études réunies par Hélène Crombet Numéro 7 Normes communiquées, normes communicantes Logiques médiatiques et travail idéologique Études réunies par Laetitia Biscarrat et Clément Dussarps Numéro 8 Erreur et création Études réunies par Myriam Metayer et François Trahais Numéro 9 Résister entre les lignes Arts et langages dissidents dans les pays hispanophones au XXe siècle Études réunies par Fanny Blin et Lucie Dudreuil Numéro 10 Faire-valoir et seconds couteaux Sidekicks and Underlings Études réunies par Nathalie Jaëck et Jean-Paul Gabilliet Hors série Usages critiques de Montaigne Études réunies par Philippe Dessan et Véronique Ferrer Numéro 11 Fictions de l’identité Études réunies par Magali Fourgnaud Numéro 12 Textes et contextes : entre autonomie et dépendance Études réunies par Maria Caterina Manes Gallo Numéro 13 Écologie et Humanités Études réunies par Fabien Colombo, Nestor Engone Elloué et Bertrand Guest Hors série Stanley Kubrick. Nouveaux horizons Études réunies par Vincent Jaunas et Jean-François Baillon Hors série La bande dessinée, langage pour la recherche

ESSAIS Études réunies par Nicolas Labarre et Marie Gloris Bardiaux-Vaïente Numéro 14 Plurilinguismes en construction : apprentissages et héritages linguistiques Revue interdisciplinaire d’Humanités Revue interdisciplinaire Études réunies par Mariella Causa et Valeria Villa-Perez Numéro 15 Jouer l’Histoire. Enjeux de la ludicisation historique Études réunies par José-Louis de Miras Numéro 16 Politicité de la littérature et des arts contemporains Études réunies par Sandra Barrère et Jean-Paul Engélibert Numéro 17 Quels lieux pour les morts ? Perspectives interculturelles Études réunies par Éric Benoit Hors série Agrobiodiversité et territoires Recherches, expériences, projets Études réunies par Morgane Robert et Hervé Goulaze

La revue Essais est disponible en ligne sur le site : http://www.u-bordeaux-montaigne.fr/fr/ecole-doctorale/la-revue- essais.html

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