e MICHEL DAUDIN, « CHARLES BORDES : UN MUSICIEN DE LA FIN DU XIX 1 SIECLE AU SERVICE DE LA MUSIQUE ANCIENNE », Le Verger –Contrepoint fleuri, avril 2013.

« CHARLES BORDES : e UN MUSICIEN DE LA FIN DU XIX SIECLE AU SERVICE DE LA MUSIQUE ANCIENNE »

Entretien avec Michel Daudin (Président de l’ « Association Charles Bordes » Directeur Artistique des Journées Charles Bordes)

« Michel Daudin fait partie de ces hommes, devenus si rares, qui se consacrent à leur passion musicale avec un absolu désintéressement. On les nommait avant, avec le plus grand respect, les « Dilletanti », les amateurs, avant que ce terme soit dévoyé par notre monde, qui n’a pas bien compris combien il y avait d’amour dans ce beau mot d’« amateur »… Michel Daudin a fondé et dirigé deux grands festivals, entretient les meilleures relations avec les plus grands interprètes d’aujourd’hui, connaît les répertoires, les enregistrements, mieux que bien des professionnels, même s’il n’en parle guère. Ce qui compte pour lui, c’est avant tout la défense passionnée de la Musique avec générosité et une énergie jamais démentie. » (Denis RAISIN-DADRE, fondateur et directeur musical de l’Ensemble Doulce Mémoire).

e L’entretien qui suit traite de la renaissance des musiques anciennes au XIX siècle, à travers la figure de Charles Bordes, musicien et compositeur, qui a e grandement contribué à faire revivre les œuvres du passé, et notamment celles du XVI siècle.

Nahéma Khattabi : Charles Bordes, musicien peu connu du grand public, a pourtant joué un rôle considérable dans la « renaissance » des musiques anciennes à la e fin du XIX siècle. Pourriez-vous esquisser un tableau de ses années de jeunesse et d’apprentissage afin que nous comprenions, par la suite, son intérêt pour les e œuvres du XVI siècle notamment ?

Michel Daudin : Charles Bordes est le fils d’une musicienne d’origine belge, Marie de Vouvray, qui s’est essayée à la composition de romances qu’elle a d’ailleurs fait publier. C’est elle qui a donné au jeune Charles sa première formation musicale. Par la suite, Bordes a fait ses classes dans un collège de Jésuites, à Tours, où il a découvert le chant grégorien et la polyphonie. La famille Bordes, établie en Indre-et-Loire, ne vit en outre pas très loin de l’abbaye de Solesmes, lieu dans lequel Charles s’est rendu enfant en compagnie de sa mère. Des années plus tard, en 1897, il refera le voyage pour Solesmes en compagnie de ses élèves de la Schola Cantorum et il saura tirer profit des compétences des moines de l’abbaye, notamment Dom. Mocquereau, qu’il invitera à entrer dans le corps enseignant de la Schola à Paris.

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A la mort de son époux, la mère de Charles Bordes part s’installer à Paris en compagnie de deux de ses fils, Charles et son frère Lucien, afin que les deux garçons puissent faire de la musique à un niveau professionnel. Charles entre au Conservatoire dans les classes de César Franck et d’Antoine-François Marmontel, professeur de piano qui a également formé Claude Debussy et Camille Saint-Saëns. C’est sans doute un peu grâce à Franck que Bordes a développé aussi un intérêt pour des musiques d’un passé moins lointain, remontant surtout des périodes romantique et classique jusqu’à J.S. Bach.

N. K. : Bordes se destine donc très tôt à être un musicien professionnel. Mais dans quel cadre débute-t-il sa carrière ?

M. D. : Il obtient, en 1887, le poste de maître de chapelle à Nogent-sur-Marne et occupe également, dans cette paroisse, la fonction d’organiste. Sa curiosité pour les musiques non académiques, autrement dit celles qui ne sont pas enseignées au Conservatoire, est certainement attisée dès cette année là puisqu’il assiste aux conférences qui sont organisées dans le cadre du cercle Saint-Simon. C’est dans ce lieu qu’il entend par exemple parler pour la première fois du chant basque.

N. K. : Bordes est connu pour les concerts de musique ancienne qu’il a organisés tout au long de sa vie. Est-ce à Nogent-sur-Marne que tout cela commence ?

M. D. : C’est davantage à Paris que Bordes se révèle être un formidable entrepreneur ! En mars 1890, il est nommé maître de chapelle de Saint-Gervais et dès le mois de juin, il organise le premier concert vocal de la paroisse avec, au programme, la messe posthume de Schumann. En mars 1891, il se lance dans la première Semaine Sainte et fait chanter le Stabat Mater à 8 voix en double chœur de Palestrina, et le Miserere d’Allegri, au cours d’un concert qui fait grand bruit dans les cercles parisiens, notamment parce que toute la presse musicale y assiste. Les auditeurs sont fascinés par l’œuvre de Palestrina, comme le compositeur Charles Gounod par exemple que son confrère Paul Dukas a décrit comme littéralement passionné par cette musique.

e N.K. : En ce qui concerne le XVI siècle, quels sont les compositeurs de prédilection de Bordes ?

M. D. : Bordes est tout particulièrement captivé par Palestrina, Vittoria et Lassus, trois musiciens dont il fait chanter les œuvres sacrées mais aussi profanes.

N. K. : Quels sont les précédents au travail de Bordes ? Quelles sont, en d’autres termes, les autres institutions en France qui offrent une place de choix à la musique ancienne ?

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M. D. : Il existe des précurseurs à l’action de Bordes. L’école de Choron, l’école du prince de la Moskova et l’école Niedermeyer ont - depuis la fin de l’époque napoléonienne - eu un rôle fondamental car elles organisent des concerts de musique ancienne bien avant ceux qui ont lieu à Saint-Gervais. Choron fait travailler les œuvres de Mozart, Haendel mais également celles de Palestrina. Quant à Niedermeyer, il suit les traces de Choron dès 1850 et enseigne à des musiciens tels que Fauré ou Messager.

e N. K. : Cet engouement pour la musique ancienne traverse ainsi le XIX siècle. Mais dans quelle mesure s’agit-il d’une libre interprétation ou d’une recréation des œuvres du passé ?

M. D. : Bordes, tout comme ses précurseurs, ne vise pas l’authenticité. Son travail est fondé sur une interprétation expressive, très post-romantique. Les partitions de Bordes sont ainsi surchargées d’annotations de tous ordres comme celles qui concernent le phrasé, les nuances ou le tempo. Pour Bordes, les œuvres de Palestrina doivent sonner comme du Bruckner et, pour cette raison, il recourt à un grand effectif de chanteurs. Il cherche à émouvoir son public et à susciter l’attention pour ces œuvres anciennes en montrant qu’elles peuvent rivaliser avec les plus récentes. Charles Bordes travaille également à l’édition des œuvres anciennes, et chaque numéro de la Tribune de Saint-Gervais, journal qu’il a fondé, comprend ainsi une partition offerte aux lecteurs. En parallèle, il publie deux grands recueils, la e Musique Palestrinienne et l’Anthologie des maîtres religieux primitifs des XV , e e XVI et XVII siècles ; dans ce dernier ouvrage se trouve le Miserere d’Allegri qui a été chanté lors de la première Semaine Sainte de 1891. Mais sont également représentés Clemens non Papa, Croce, Gallus, Gabrieli, Guerrero, Josquin des Près, Lassus, Palestrina, Mouton, Pittoni, Richaford, Schütz, Vittoria…

N. K. : Par son travail éditorial, Bordes promeut la musique ancienne qui circule ainsi en partition moderne. Elle est donc accessible à un plus large public, notamment celui des amateurs. Il y a donc chez Bordes une véritable volonté de mettre à disposition des musiciens du matériel pour chanter les musiques de la Renaissance.

M. D. : Bordes est soucieux de faire renaître la musique ancienne et de la promouvoir par divers biais : le concert, bien sûr que l’on a déjà évoqué, l’édition, dont on vient de parler mais également par la revue la Tribune de Saint-Gervais, véritable organe de propagande de la Schola Cantorum, qu’il crée en 1895 avec le compositeur Vincent D’Indy et le professeur d’orgue du Conservatoire . La Tribune de Saint-Gervais a vocation à publier des articles, mais aussi des conseils d’interprétation sur les œuvres et des annonces de concert. Cette revue est un formidable outil d’expression et de propagande ; elle est lue à travers toute la France et particulièrement bien diffusée, notamment dans les bibliothèques.

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N. K. : Qui sont les auteurs qui participent à la revue ?

M.D. : Des musicologues comme Michel Brenet (pseudonyme de Marie Bobiller) ou Henri Expert traitent tout particulièrement le champ de la musique de la Renaissance, tandis que Dom. Mocquereau ou Dom. Pothier, tous deux rattachés à l’abbaye de Solesmes, s’occupent essentiellement du chant grégorien. Les noms d’André Pirro, Julien Tiersot, l’abbé Perruchot, Alfred Ernst ou Vincent D’Indy apparaissent également de façon régulière.

N. K. : La Tribune de Saint-Gervais rassemble donc des musicologues prestigieux qui mettent leurs compétences au service de la défense de la musique ancienne. Mais qu’en est-il de la création contemporaine ?

M.D. : Charles Bordes n’envisage pas l’une sans l’autre. Le retour aux sources de la musique ancienne est pour lui un moyen de promouvoir une musique contemporaine de qualité. Son intérêt pour le chant grégorien est indissociable d’une volonté de redonner à la musique d’église de son temps des bases sérieuses d’écriture et lui permettre de quitter les excès opératiques qu’elle subit. Gounod l’y encourage d’ailleurs chaleureusement dans une lettre célèbre qu’il écrit à Bordes où il le félicite de vouloir débarrasser le chant religieux des « guimauves de la Romance » et de ces « sucreries de piété » qui lui ont de longue date « gâté l’estomac » ! Ce lien entre passé et présent s’illustre par la création d’un bureau d’édition pour faire publier la Tribune de Saint-Gervais e mais aussi les œuvres de compositeurs de la fin du XIX siècle, ses contemporains, dans un mode de fonctionnement mutualisé.

N.K. : Ce rapport entre musique ancienne et musique contemporaine se retrouve peut- être également dans la création de la Schola Cantorum, école qui a vocation à former des musiciens et des compositeurs ? Pourriez-vous expliquer en quelques mots pour nos lecteurs ce que représente la Schola Cantorum dans le e paysage musical de la fin du XIX siècle ?

M.D. : La Schola Cantorum est fondée statutairement en 1894 mais elle n’ouvre ses portes qu’en 1896. Les trois fondateurs sont les mêmes que ceux de la Tribune de Saint-Gervais : il y a Alexandre Guilmant qui enseigne également au Conservatoire, ce qui permet à la Schola de ne pas se construire en opposition à cette institution ; Vincent D’Indy, sorte de caution sociale, qui fait beaucoup pour le mécénat car D’Indy est alors considéré comme un grand compositeur ; et enfin Bordes, qui selon D’Indy lui-même, est la figure inventive et créative de ce trio. D’Indy et Bordes ont d’ailleurs des conceptions assez différentes de la Schola Cantorum, ce qui est très enrichissant pour l’école. Pour Bordes, la Schola Cantorum est une école de chant religieux tandis que D’Indy l’envisage comme une école de composition au sens le plus large.

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N. K. : Qui sont les professeurs qui enseignent à la Schola Cantorum ?

M.D. : Dans les premières années, Vincent D’Indy et Albéric Magnard, puis Albert Roussel, ont en charge la classe de contrepoint et de composition tandis qu’Alexandre Guilmant et André Pirro enseignent l’orgue. Pirro est également professeur d’histoire et de paléographie. En 1899, le compositeur Isaac Albéniz entre comme professeur de piano. Quant à Bordes, il s’occupe “d’ensemble vocal, d’expression et de rythme”. Les savoirs enseignés à la Schola sont multiples et, lors de la création de l’école, diverses disciplines sont instaurées telles que les études grégoriennes, le contrepoint, la composition, l’harmonie, l’orgue, le piano, le solfège, l’ensemble vocal, l’histoire, la paléographie, disciplines auxquelles s’ajouteront plus tard le latin liturgique, la musicologie religieuse, les études acoustiques et la gravure musicale.

N. K. : La Schola Cantorum propose une palette très riche de cours. Mais qui sont les élèves qui suivent cet enseignement ?

M. D. : Parmi les plus célèbres, citons les compositeurs Manuel de Falla, Edgard Varèse, Déodat de Séverac, René de Castera ou encore Joseph-Guy Ropartz. Très vite, l’école acquiert une renommée internationale mais ses fondateurs prennent bien soin de ne pas se positionner en rivalité avec le Conservatoire.

N. K. : Tous les professeurs de la Schola montrent-ils le même enthousiasme pour la musique ancienne ?

M. D. : Si Bordes et Pirro sont passionnés par la musique ancienne, l’enseignement de D’Indy par exemple se fonde quasi uniquement sur la musique tonale, avec, comme point de départ, la figure tutélaire de Beethoven.

N. K. : Comment comprendre l’intérêt de Bordes pour la musique du Moyen Âge ou de la Renaissance ?

M. D. : En tant que maître de chapelle, Bordes ne supporte plus la musique contemporaine écrite, musique qu’il juge trop opératique et tout à fait hors de propos. Pour lui, restaurer la musique sacrée nécessite de revenir aux sources du chant grégorien et de la musique palestrinienne ; le passé sert ainsi de tremplin à la musique de l’avenir.

N. K. : Vous évoquiez la musique palestrinienne, pourriez-vous expliquer ce qu’elle représente à cette époque ?

M. D. : Palestrina est un des compositeurs principaux pour la papauté à la fin de la Renaissance. Ses œuvres sont considérées comme fondamentales dans le

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e mouvement de la Contre-Réforme. Au XIX siècle, il devient une figure emblématique pour Bordes, Gounod et leurs contemporains, qui l’investissent d’une importance quasi mythique. Victor Hugo considère que la musique est née avec Palestrina qu’il qualifie de « vieux maître, vieux génie » et de « père de l’harmonie ». Il n’est pas jusqu’à Pfitzner, et même Wagner qui n’aient considéré Palestrina comme un Dieu de la Musique... Charles Bordes, pour qui Palestrina tient une place fondamentale dans la culture musicale, déplore que la connaissance même des musiques anciennes – au sens le plus large du terme – ait disparu en même temps que disparaissent les maîtrises au moment de la Révolution. Il considère que si l’on veut que les compositeurs sachent écrire de belles œuvres sacrées, il leur faut entendre le répertoire que l’on chantait jadis dans les maîtrises et auquel tout le monde avait accès. Bordes est ainsi animé d’un souci esthétique qui se double d’un souci de formation des compositeurs et de vulgarisation auprès de toute la population.

N. K. : Mais quel rapport entretient-il, en tant que compositeur, avec la musique ancienne ?

M. D. : Pour Bordes, la musique ancienne ne se présente en aucun cas comme un concept isolé, une sorte de monde à part. Tout au contraire, pour lui, elle démontre à la perfection que toute musique se façonne au croisement des traditions orales populaires et des capacités d’écriture des musiciens savants. Nul n’est en effet plus passionné que Bordes par les musiques traditionnelles dans lesquelles il voit un lien très fort avec la musique ancienne. C’est ainsi qu’il rédige une étude sur la « présence du plain chant dans la mélodie populaire basque » où il dresse des ponts entre le grégorien et la musique traditionnelle au Pays Basque. Bordes envisage la tradition populaire comme une continuité de la musique ancienne et réciproquement. Il est d’ailleurs missionné, en 1889, par le ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts pour recueillir les chants basques. Cet intérêt pour la musique traditionnelle s’inscrit d’ailleurs dans une volonté politique de la Troisième République qui cherche à consolider l’identité française face à la culture germanique.

N. K. : Pour les musiciens français, retourner aux sources de la culture populaire française permet de se démarquer de l’influence wagnérienne. Par conséquent, cette manière de concevoir la musique ancienne et la musique populaire est partagée par d’autres musicologues du temps comme Julien Tiersot par exemple. Il y a donc une communauté de chercheurs qui s’intéressent aux relations entre ces différentes catégories de musiques ?

M. D. : Bordes n’est en effet pas le seul musicien à porter attention à ce phénomène. Tiersot, tout comme l’abbé Perruchot, curé de Saint-Séverin, sont d’ailleurs deux personnalités qui ont eu une grande influence sur Bordes. Bordes

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collabore avec Tiersot notamment pour donner des conférences. Tous deux souhaitent expliquer la musique ancienne et sont animés par une volonté de vulgarisation au meilleur sens du terme. Ils ressentent le besoin de rendre compréhensible la musique ancienne. C’est ainsi que Bordes met en place ses fameux concerts-conférences avec une visée pédagogique et propagandiste des théories de ce groupe de musicologues préfigurant les ethnomusicologues d’aujourd’hui.

N. K. : Et qui sont les musiciens qui jouent lors de ces concerts-conférences ?

M. D. : Ce sont principalement les chanteurs de Saint-Gervais, ou des proches collaborateurs de la Schola. Bordes recrute des professionnels intéressés par la musique ancienne. Il parvient même à les payer grâce au système de financement qu’il met en place avec le chanoine De Bussy en poste à l’église Saint-Gervais. L’église se transforme en véritable lieu de concert et les places sont payantes, sauf lors des services religieux, où seuls les prie-Dieu sont payants, et uniquement dans les places réservées de la bourgeoisie paroissiale... . Le chœur de Saint-Gervais ne se veut pas statutairement comme un chœur de paroisse, et il se produit partout dans Paris, chantant aussi bien de la musique sacrée que profane, et participant, entre autres, aux fameux « concerts du Trocadéro », puis aux concerts de la Salle d’Harcourt, que mécène Winaretta Singer, l’épouse du Prince Edmond de Polignac, qui est d’ailleurs – nul hasard à cela – administrateur de la Schola. . N. K. : Si je comprends bien, les chanteurs de Saint-Gervais ont un grand succès à Paris e à la fin du XIX siècle ?

M. D. : Le chœur de Saint-Gervais est en effet très demandé et Bordes sait jouer des occasions. Il fait ainsi chanter le chœur lors de l’Exposition universelle de 1900 qui est une occasion de propagande extraordinaire. Bordes fait construire pour les concerts une église en carton pâte à laquelle il fait donner le nom de Saint- Julien-des-Ménétriers (église parisienne disparue à la Révolution). Il dirige trois concerts par jour, dans ce décor, pendant toute la durée de l’Exposition. Plus de soixante mille personnes assistent à ces performances et les chanteurs de Saint- e Gervais se relaient pour chanter essentiellement de la musique du XVI siècle.

N. K. : Pour conclure, comment résumer, en quelques mots, le rôle de Charles Bordes pour la redécouverte de la musique ancienne ?

M. D. : Bordes est une personnalité fondamentale dans le paysage musical de la fin du e XIX siècle qui est néanmoins injustement tombée dans l’oubli par la suite. Cet insatiable musicien a promu la musique ancienne à travers toute la France comme personne ne l’avait fait avant lui. Il cherche à décentraliser la culture musicale et organisa pour ce faire des congrès de musique religieuse et d’art populaire à Rodez en 1885, à Niort en 1896 ou à Saint-Jean-de-Luz en 1897. Ses

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conférences le mènent partout en France : à Provins où il s’exprime sur le chant populaire à l’Eglise, à Rouen où il parle du cantique en langue vulgaire, à où il aborde la question du style polyphonique, ou encore à l’étranger, à Mons, par exemple, pour le centenaire Roland de Lassus. Ses discours sont relayés par la Tribune de Saint-Gervais qui est un formidable outil de communication, répondant à une vision très moderne du marketing comme l’on dirait de nos jours. Il aide par ailleurs à la création de plusieurs Scholae locales, à Lyon, à Avignon et à . Suite à une attaque d’hémiplégie il quitte Paris en 1903 pour s’installer définitivement à Montpellier où il fonde sa dernière Schola, dirige des opéras de Rameau, organise par souscription des auditions par exemple de l’intégrale des quatuors de Beethoven, ou encore prévoit la création d’une Ecole d’Application des Arts Baroques pour laquelle il rêve du travail que vont faire, un siècle et demi plus tard, des personnalités comme Francine Lancelot ou Eugène Green ! C’est d’épuisement que - de retour de Nice où il venait d’organiser un concert - il s’arrête à , pour y mourir l’après-midi du 8 novembre 1909.

Propos recueillis le 15 juin 2012 par Nahéma Khattabi