My Own Private Idaho : Œuvre Croisée, Œuvre Ouverte
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My Own Private Idaho : œuvre croisée, œuvre ouverte My Own Private Idaho occupe une place particulière dans l’œuvre de Gus Van Sant. Son troisième long-métrage, celui qui clôturera ladite trilogie de Portland et qui comprend également ses deux premiers long-métrages, Mala Noche et Drugstore Cowboy, est également son premier film en tant qu’auteur complet (il signe aussi bien le scénario que la réalisation). C’est surtout une œuvre séminale où une première fois Gus Van Sant se frotte à la pratique du remake, où il fixe un axe thématique (l’exploration de la relation duelle Homoérotique) dont on pourra trouver les prolongements les plus évidents, par-delà même la période « hollywoodienne », dans un film comme Gerry (qui, à bien des égards, constitue une sorte d’épure de My Own Private Idaho), où prennent racine, enfin, certains cHoix poïétiques qui donneront leurs pleins effets dans les trois films suivants : Elephant, Last Days et Paranoid Park. Je voudrais tenter d’expliquer, en m’attardant d’abord sur quelques aspects relatifs aux calculs opératiques du film et en insistant également sur la genèse du film, en quoi My Own Private Idaho constitue une œuvre à la fois croisée et ouverte. Une lecture emblématique de My Own Private Idaho Au début du film un premier plan cadre une page de dictionnaire, un rayon met en lumière un mot orthograpHié comme suit : « nar.co.lep.sy » (« nar.co.lep.sie »). Suit une définition extrêmement succincte, qui tient en deux lignes : « a condition cHaracterized by brief attacks of deep sleep » (« un état caractérisé par de brusques accès de sommeil profond »). Un carton intertitre suit ce premier plan : sur un fond bleu, il est écrit en blanc « Idaho ». Après le carton s’ouvre une séquence où l’on découvre le personnage de Mike, perdu au milieu d’une route plantée dans un paysage désertique. Habillé d’un bonnet, d’une veste bleue (rendue verte par le traitement de l’image), d’une cHemise portant la mention « Bob », il prend en main un cHronomètre qu’il enclencHe. Son sac posé à terre tombe. Explorant son environnement, il marmonne quelques pHrases : « Like I just know that I’ve been Here before. I just know that I’ve been stuck Here, like this one fucking time before, you know that ? » (« Je sens bien que je me suis déjà trouvé ici, je le sais que je me suis déjà retrouvé scotcHé ici, comme cette fois-là, tu sais ? »). Il pointe la perspective de la route en décrivant ce qu’il y voit : une « gueule ravagée » (« a fucked up face »). Un effet d’iris vient cerner ce paysage où deux arbres au loin font deux yeux en tête d’épingle. Il interpelle un lapin, puis semble pris d’un accès de narcolepsie et s’allonge sur la route. La scène se troue alors d’inserts de plans, accélérés pour la plupart, représentant le passage de nuages (figure vansantienne par excellence), une femme qui pourrait être sa mère lui caressant les cHeveux sur ses genoux, une baraque isolée, la route elle-même balayée d’ombres, la trace dans le ciel de quelque avion ou météorite. Après un second carton intertitre mentionnant le nom de la société de production, un très gros plan nous le montre les yeux fermés dans un autre 1 lieu. Nouveaux inserts. Puis une suite de cartons de différentes couleurs : « River PHoenix » ; « Keanu Reeves » ; « in » ; « My Own Private Idaho » précèdent le retour sur le visage du personnage. Insert d’un plan de saumons remontant le cours d’une rivière ; d’un fleuve au coucher du soleil. A première vue cette séquence rapidement décrite semble endosser une simple fonction d’exposition narrative : le personnage principal et ses caractéristiques, à savoir sa maladie et sa problématique psycHologique sont d’emblée présentés. Pourtant l’étrangeté des faits et gestes, des paroles prononcées peut inviter à l’interprétation, à la convocation intertextuelle, voire à l’assignation : un personnage seul sur une route perdue dans un paysage immense, qui regarde tout autour et consulte un appareil d’Horlogerie : c’est North by Northwest d’Alfred HitcHcock, mais ce pourrait être aussi, si on se laisse aller aux joies de la condensation, le lapin blanc d’Alice au pays des merveilles de Lewis Caroll. En tout cas, il y a dans cette suite de plans Hétérogènes – quelques lignes d’un dictionnaire, un intertitre « Idaho », une séquence, quelques plans associés d’une vieille maison isolée, un plan de saumons remontant le cours d’une rivière – quelque chose de l’emblème. Et je ne veux pas seulement convoquer les plan-emblèmes du cinéma des premiers temps qui pouvaient indifféremment être montés au début ou en fin de bande1. Lorsque je parle d’emblème, je veux surtout parler des emblèmes de la Renaissance. Comme le précise Antoine Compagnon dans son ouvrage sur la citation, La seconde main2, les emblèmes renaissants, parfois compilés en « livres d’emblèmes », se composaient par association d’un titre, d’une gravure et d’un épigramme en regard duquel était placé un développement moral. La logique de l’emblème et du type de lecture interprétative qu’il appelle tient donc dans cette circularité et cette logique de renvois qui s’établissent aussi bien de l’emblème au développement moral qu’il est censé signifier, mais également entre cHaque composant de l’emblème. Si l’on considère l’ouverture de My Own Private Idaho comme relevant de cette logique emblématique, l’interprétation de cette séquence devra également s’inventer dans l’association signifiante entre, par exemple, le titre (« Idaho »), les images (les inserts de plans de ciel, d’une maison, des saumons sautant Hors de l’eau), d’un épigramme qui pourrait être la définition de la narcolepsie et d’une scène en forme de développement moral… [Ill. 1 à 9] Un tel pré-générique programme a priori un trouble que le film continuera d’entretenir régulièrement : il fonctionne non seulement selon la logique de l’exposition narrative mais, sur un second plan, il peut également fonctionner comme modèle Herméneutique, comme programme pour une forme de lecture précisément « emblématique » dont l’Horizon serait ainsi inscrit dès les premières minutes du film. En plus de nous informer des caractéristiques du personnage principal, il nous annoncerait le régime du film à venir, placé narrativement sous le signe de la discontinuité, formellement sous le signe de la déliaison syntagmatique et sémantiquement sous le signe de l’ouverture. Narrativement, le récit se présente de manière 1 On parlera d’abord et à raison d’un effet de bouclage classique entre cette première séquence et la dernière qui reprend le même scénario liminal : le personnage de Mike Waters s’y retrouve encore une fois « scotché » sur une route semblable et encore une fois s’évanouit, avant de se faire voler une partie de ses effets par deux personnages tout droit sortis d’Easy Rider de Dennis Hopper. Mais cette séquence pré-générique, à l’instar des plan-emblèmes du cinéma des premiers temps, aurait pu être montée sans dommage à la fin du film, comme en postface. Il n’est à cet égard pas anodin que le personnage de Mike évoquant, comme pris d’un effet de paramnésie, le fait qu’il se soit déjà trouvé englué dans ce même lieu, soit habillé d’un assortiment vestimentaire qu’on ne lui verra plus porter à aucun moment du film à venir. 2 Cf. Antoine Compagnon, La seconde main ou le travail de la citation, Paris, éd. du Seuil, 1979. 2 linéaire mais on peut tout de même noter la prégnance d’un effet de segmentation qui s’effectue via l’introduction de cartons intertitres qui cHapitrent le film en sept parties – dans l’ordre : « Idaho » ; « Seattle » ; « Portland » ; « Idaho » ; « Roma » ; « Portland » ; « Idaho » – et nous introduisent pour cHaque segment dans des sortes de blocs spatio- temporels distincts, séparés par ces marques de ponctuation et des ellipses qui engloutissent des durées cHronologiques parfois difficiles à calculer. Les attaques de narcolepsie subies par Mike constituent alors le prétexte narratif à cette fragmentation qui fait fi des liaisons cHronologiques pour nous donner accès aux évènements de l’Histoire via l’aperception discontinue que pourrait en avoir le personnage de Mike. Formellement, plusieurs aspects participent à produire, malgré la linéarité du récit, un effet d’ensemble de relative déliaison syntagmatique. D’abord, la prolifération des cartons intertitres, en ce qu’ils coupent dans le flux cHronologique de l’Histoire pour nous projeter immédiatement d’un bloc spatio-temporel à un autre, produisent très nettement ces effets de rupture syntagmatique. Deuxièmement, une sorte de régime de l’insert et de l’ellipse, justifié narrativement par les évanouissements de Mike, affecte plus particulièrement certains cHapitres du film – je pense à ceux qui se déroulent en Idaho, à Seattle ou à Portland. Non seulement des images-souvenirs de Mike viennent ponctuellement s’insérer dans ces séquences mais tout un jeu s’y met en place de rupture dans le traitement figuratif de Mike. C’est particulièrement flagrant dans le dernier cHapitre à Portland, avant l’intronisation de Scott : non seulement Mike ne cesse de cHanger d’ensemble vestimentaire d’un plan à l’autre d’une même séquence, mais ces ensembles ont tous déjà été portés dans des moments antérieurs du point de vue de la cHronologie. Favorisent encore ces effets de rupture les va-et-vient réguliers entre des poétiques parfois fort éloignés d’un cHapitre à l’autre, et parfois à l’intérieur d’une même séquence. Exemple le plus clair de ces Hétérogénéités poétiques, l’épisode du double enterrement du père de Scott et de Bob oppose une mise en scène toute en stabilité classique (encHaînements d’amples travellings sur des personnages statiques) à une mise en scène « à l’européenne » – comme dirait le biograpHe de Gus Van Sant James ParisH – et des plus Heurtées (sauts de points de vue, caméra portée et grand angle pour accompagner les mouvements épileptiques des personnages).