My Own Private : œuvre croisée, œuvre ouverte

My Own Private Idaho occupe une place particulière dans l’œuvre de . Son troisième long-métrage, celui qui clôturera ladite trilogie de Portland et qui comprend également ses deux premiers long-métrages, et , est également son premier film en tant qu’auteur complet (il signe aussi bien le scénario que la réalisation). C’est surtout une œuvre séminale où une première fois Gus Van Sant se frotte à la pratique du remake, où il fixe un axe thématique (l’exploration de la relation duelle homoérotique) dont on pourra trouver les prolongements les plus évidents, par-delà même la période « hollywoodienne », dans un film comme Gerry (qui, à bien des égards, constitue une sorte d’épure de My Own Private Idaho), où prennent racine, enfin, certains choix poïétiques qui donneront leurs pleins effets dans les trois films suivants : Elephant, Last Days et Paranoid Park. Je voudrais tenter d’expliquer, en m’attardant d’abord sur quelques aspects relatifs aux calculs opératiques du film et en insistant également sur la genèse du film, en quoi My Own Private Idaho constitue une œuvre à la fois croisée et ouverte.

Une lecture emblématique de My Own Private Idaho

Au début du film un premier plan cadre une page de dictionnaire, un rayon met en lumière un mot orthographié comme suit : « nar.co.lep.sy » (« nar.co.lep.sie »). Suit une définition extrêmement succincte, qui tient en deux lignes : « a condition characterized by brief attacks of deep sleep » (« un état caractérisé par de brusques accès de sommeil profond »). Un carton intertitre suit ce premier plan : sur un fond bleu, il est écrit en blanc « Idaho ». Après le carton s’ouvre une séquence où l’on découvre le personnage de Mike, perdu au milieu d’une route plantée dans un paysage désertique. Habillé d’un bonnet, d’une veste bleue (rendue verte par le traitement de l’image), d’une chemise portant la mention « Bob », il prend en main un chronomètre qu’il enclenche. Son sac posé à terre tombe. Explorant son environnement, il marmonne quelques phrases : « Like I just know that I’ve been here before. I just know that I’ve been stuck here, like this one fucking time before, you know that ? » (« Je sens bien que je me suis déjà trouvé ici, je le sais que je me suis déjà retrouvé scotché ici, comme cette fois-là, tu sais ? »). Il pointe la perspective de la route en décrivant ce qu’il y voit : une « gueule ravagée » (« a fucked up face »). Un effet d’iris vient cerner ce paysage où deux arbres au loin font deux yeux en tête d’épingle. Il interpelle un lapin, puis semble pris d’un accès de narcolepsie et s’allonge sur la route. La scène se troue alors d’inserts de plans, accélérés pour la plupart, représentant le passage de nuages (figure vansantienne par excellence), une femme qui pourrait être sa mère lui caressant les cheveux sur ses genoux, une baraque isolée, la route elle-même balayée d’ombres, la trace dans le ciel de quelque avion ou météorite. Après un second carton intertitre mentionnant le nom de la société de production, un très gros plan nous le montre les yeux fermés dans un autre

1 lieu. Nouveaux inserts. Puis une suite de cartons de différentes couleurs : « » ; « » ; « in » ; « My Own Private Idaho » précèdent le retour sur le visage du personnage. Insert d’un plan de saumons remontant le cours d’une rivière ; d’un fleuve au coucher du soleil. A première vue cette séquence rapidement décrite semble endosser une simple fonction d’exposition narrative : le personnage principal et ses caractéristiques, à savoir sa maladie et sa problématique psychologique sont d’emblée présentés. Pourtant l’étrangeté des faits et gestes, des paroles prononcées peut inviter à l’interprétation, à la convocation intertextuelle, voire à l’assignation : un personnage seul sur une route perdue dans un paysage immense, qui regarde tout autour et consulte un appareil d’horlogerie : c’est North by Northwest d’Alfred Hitchcock, mais ce pourrait être aussi, si on se laisse aller aux joies de la condensation, le lapin blanc d’Alice au pays des merveilles de Lewis Caroll. En tout cas, il y a dans cette suite de plans hétérogènes – quelques lignes d’un dictionnaire, un intertitre « Idaho », une séquence, quelques plans associés d’une vieille maison isolée, un plan de saumons remontant le cours d’une rivière – quelque chose de l’emblème. Et je ne veux pas seulement convoquer les plan-emblèmes du cinéma des premiers temps qui pouvaient indifféremment être montés au début ou en fin de bande1. Lorsque je parle d’emblème, je veux surtout parler des emblèmes de la Renaissance. Comme le précise Antoine Compagnon dans son ouvrage sur la citation, La seconde main2, les emblèmes renaissants, parfois compilés en « livres d’emblèmes », se composaient par association d’un titre, d’une gravure et d’un épigramme en regard duquel était placé un développement moral. La logique de l’emblème et du type de lecture interprétative qu’il appelle tient donc dans cette circularité et cette logique de renvois qui s’établissent aussi bien de l’emblème au développement moral qu’il est censé signifier, mais également entre chaque composant de l’emblème. Si l’on considère l’ouverture de My Own Private Idaho comme relevant de cette logique emblématique, l’interprétation de cette séquence devra également s’inventer dans l’association signifiante entre, par exemple, le titre (« Idaho »), les images (les inserts de plans de ciel, d’une maison, des saumons sautant hors de l’eau), d’un épigramme qui pourrait être la définition de la narcolepsie et d’une scène en forme de développement moral… [Ill. 1 à 9] Un tel pré-générique programme a priori un trouble que le film continuera d’entretenir régulièrement : il fonctionne non seulement selon la logique de l’exposition narrative mais, sur un second plan, il peut également fonctionner comme modèle herméneutique, comme programme pour une forme de lecture précisément « emblématique » dont l’horizon serait ainsi inscrit dès les premières minutes du film. En plus de nous informer des caractéristiques du personnage principal, il nous annoncerait le régime du film à venir, placé narrativement sous le signe de la discontinuité, formellement sous le signe de la déliaison syntagmatique et sémantiquement sous le signe de l’ouverture. Narrativement, le récit se présente de manière

1 On parlera d’abord et à raison d’un effet de bouclage classique entre cette première séquence et la dernière qui reprend le même scénario liminal : le personnage de Mike Waters s’y retrouve encore une fois « scotché » sur une route semblable et encore une fois s’évanouit, avant de se faire voler une partie de ses effets par deux personnages tout droit sortis d’Easy Rider de Dennis Hopper. Mais cette séquence pré-générique, à l’instar des plan-emblèmes du cinéma des premiers temps, aurait pu être montée sans dommage à la fin du film, comme en postface. Il n’est à cet égard pas anodin que le personnage de Mike évoquant, comme pris d’un effet de paramnésie, le fait qu’il se soit déjà trouvé englué dans ce même lieu, soit habillé d’un assortiment vestimentaire qu’on ne lui verra plus porter à aucun moment du film à venir. 2 Cf. Antoine Compagnon, La seconde main ou le travail de la citation, Paris, éd. du Seuil, 1979.

2 linéaire mais on peut tout de même noter la prégnance d’un effet de segmentation qui s’effectue via l’introduction de cartons intertitres qui chapitrent le film en sept parties – dans l’ordre : « Idaho » ; « Seattle » ; « Portland » ; « Idaho » ; « Roma » ; « Portland » ; « Idaho » – et nous introduisent pour chaque segment dans des sortes de blocs spatio- temporels distincts, séparés par ces marques de ponctuation et des ellipses qui engloutissent des durées chronologiques parfois difficiles à calculer. Les attaques de narcolepsie subies par Mike constituent alors le prétexte narratif à cette fragmentation qui fait fi des liaisons chronologiques pour nous donner accès aux évènements de l’histoire via l’aperception discontinue que pourrait en avoir le personnage de Mike. Formellement, plusieurs aspects participent à produire, malgré la linéarité du récit, un effet d’ensemble de relative déliaison syntagmatique. D’abord, la prolifération des cartons intertitres, en ce qu’ils coupent dans le flux chronologique de l’histoire pour nous projeter immédiatement d’un bloc spatio-temporel à un autre, produisent très nettement ces effets de rupture syntagmatique. Deuxièmement, une sorte de régime de l’insert et de l’ellipse, justifié narrativement par les évanouissements de Mike, affecte plus particulièrement certains chapitres du film – je pense à ceux qui se déroulent en Idaho, à Seattle ou à Portland. Non seulement des images-souvenirs de Mike viennent ponctuellement s’insérer dans ces séquences mais tout un jeu s’y met en place de rupture dans le traitement figuratif de Mike. C’est particulièrement flagrant dans le dernier chapitre à Portland, avant l’intronisation de Scott : non seulement Mike ne cesse de changer d’ensemble vestimentaire d’un plan à l’autre d’une même séquence, mais ces ensembles ont tous déjà été portés dans des moments antérieurs du point de vue de la chronologie. Favorisent encore ces effets de rupture les va-et-vient réguliers entre des poétiques parfois fort éloignés d’un chapitre à l’autre, et parfois à l’intérieur d’une même séquence. Exemple le plus clair de ces hétérogénéités poétiques, l’épisode du double enterrement du père de Scott et de Bob oppose une mise en scène toute en stabilité classique (enchaînements d’amples travellings sur des personnages statiques) à une mise en scène « à l’européenne » – comme dirait le biographe de Gus Van Sant James Parish – et des plus heurtées (sauts de points de vue, caméra portée et grand angle pour accompagner les mouvements épileptiques des personnages). Enfin, pour revenir à ce qui produit les ruptures dans le traitement figuratif, des plans migrent d’un segment à l’autre et viennent s’y insérer en conservant les marques de cette redistribution. Pour exemple, dans le segment ou chapitre intitulé « Seattle », lorsqu’en un seul plan Scott vide ses poches dans des toilettes publiques il porte des vêtements qu’il portera un peu plus tard dans le film mais qui ne raccordent ni avec ce qu’il porte avant ni avec ce qu’il porte en sortant [Ill. 10 à 12]. Tout cela, je le précise, dans un film, qui ne contient aucune figure de liaison, entièrement monté cut, provoque ces effets qu’on pourrait dire de rupture syntagmatique. Or ces derniers facilitent l’induction de cette deuxième lecture – emblématique – et agissent comme des piqûres de rappel au programme fixé dès les premiers plans. Et c’est sans doute grâce à cette impression d’ensemble d’un film en quelque sorte délié que les nombreuses allusions – plus ou moins repérables, plus ou moins signalisées – qui parsèment le film de Gus Van Sant peuvent acquérir une toute autre fonction que celle, typique des films post- modernes et visant à conforter les spectateurs dans leur appartenance à telle ou telle communauté d’interprétation, tels les clins d’oeils pour happy few. La surabondance de signaux transtextuels me semble plus destinée à optimiser l’efficace d’une lecture emblématique auprès de différentes communautés d’interprétation : les allusions à Fassbinder, à Pasolini ou à l’iconographie classique sur lesquelles s’est par exemple

3 concentrée Nicole Brenez dans son chapitre « Les anti-corps » de De la figure en général et du corps en particulier3 ne seront peut-être pas relevées par la majorité des spectateurs américains, mais ceux-ci seront sans doute plus nombreux à repérer d’autres allusions (Easy Rider, The Godfather...). Revisionnant régulièrement le film je ne cesse de retrouver, affleurant dans ces « brassées d’images hétéroclites » comme dit Nicole Brenez4, dans les différentes situations narratives, dans les postures actorielles et les faits de mise en scène une prolifération d’allusions diverses et parfois mixées en palimpsestes. Il y a quelques jours seulement, dans la pose d’un jeune prostitué ensommeillé, emmailloté dans son sac de couchage, se tordant le cou pour tendre l’oreille, j’ai cru voir une résurgence de la figure de l’homme-tronc du Freaks de Tod Browning [Ill. 13]. Lorsqu’on entre de plain-pied dans une lecture emblématique du film, celui-ci ne cesse alors plus de se creuser de nouvelles ouvertures transtextuelles qui contribuent à relancer sans cesse la circularité de l’interprétation. Sur le plan de l’inscription générique, le film multiplie les signaux (« sémantiques » comme dirait Rick Altman) renvoyant pour certains au (je pense à tous les segments introduits par le carton « Idaho » qui nous montrent Mike seul ou accompagné par Scott et littéralement sur la route), pour d’autres au film de gangster (je pense à toutes les séquences mettant en scène les relations de Scott avec son père) et cela notamment en organisant des allusions à des films exemplaires de ces deux genres : Easy Rider pour le premier, The Godfather pour le second. De plus, comme à son habitude, Gus Van Sant introduit également des sortes d’échappées documentaires en procédant par imitation de formes issues du film d’enquête ou de reportage (quelques plans où de jeunes prostitués racontent leurs expériences en regard-caméra) ou du home movie (les nombreux inserts d’images de scènes d’enfance à texture super 8). En termes d’affiliation auctoriale, le film multiplie les emprunts aux univers si ce n’est aux formes estampillées Fassbinder (cela a été précisément décrit par Nicole Brenez) ou Pasolini (que Gus Van Sant a rencontré lors d’un voyage de jeunesse en Italie) – je pense, à propos de l’héritage pasolinien, à l’épisode pastoral qui se déroule en Italie, qui commence et finit à Rome5. Enfin, et non des moindres, un certain nombre de segments du film – ceux qui se déroulent à Portland, pratiquement tout le troisième chapitre à partir de l’arrivée de Bob et une bonne partie du sixième : de l’intronisation de Scott à la veillée mortuaire autour du corps de Bob – sont basés sur la reconstitution très clairement assignable de pans entiers du d’. Gus Van Sant transplante certes les évènements dans le Portland contemporain mais reprend des éléments de dialogue, parfois la mise en scène et jusqu’à la structure narrative du film de Welles, anticipant en tout cela sur son futur Psycho. On pourrait en ce cas presque parler de citation car si rien ne peut ici faire office de guillemet, un clin d’oeil signale l’emprunt : Scott filmé en plan rapproché lampe une bouteille de bière « Falstaff ». C’est dans ces séquences-là, justement celles où se rejoue le film de Welles, que l’effet de palimpseste transtextuel se met le plus en évidence. Si derrière la figure de Mike, Nicole Brenez reconnaissait, au détour d’un geste, celle du rebel without a cause incarné par James Dean dans le film de Nicholas Ray, si l’on peut également faire lever dans l’ombre de Mike, le easy rider incarné par Peter Fonda plus encore que le Ned Poins de Chimes at Midnight, derrière les figures respectives

3 Nicole Brenez, De la figure en général et du corps en particulier. L’invention figurative au cinéma, Bruxelles & Louvain la Neuve, éd. De Boeck Université, coll. « Arts et cinéma », 1998, pp. 155-174. 4 Ibidem, p. 173. 5 Où par ailleurs, se joue un événement qui ne peut manquer de renvoyer à The Godfather : Scott rencontre sa femme dans une ferme isolée, comme Michael trouvait la sienne dans le village de Corleone.

4 de Scott et de son père (le bien nommé Jack Favor) se lèvent les figures tutélaires du et du roi Henry IV comme celles de Michael et du Don Corleone. Nicole Brenez disait à propos de la scène des couvertures de magazine gay, qui convoque aussi bien l’imagerie camp que l’iconographie du corps classique (et en particulier christique : au Mike crucifié sur la couverture d’un magazine répond, quelques plans plus loin, une piétà montrant le même Mike dans les bras de Scott), « dans My Own Private Idaho, l’image se fait "ultra- figurative" »6, elle multiplie les accroches à des champs iconographiques forts divers et du même coup fait proliférer les renvois à des champs sémantiques différents [Ill. 14, 15]. Telle serait donc la fonction de cette prolifération transtextuelle, de la présence de ces nombreuses allusions en même temps qu’à des oeuvres précises – et selon des régimes qui tiennent de l’intertextualité comme de l’hypertextualité au sens de Genette – à des ensembles architextuels : doubler la compréhension linéaire du récit d’une lecture emblématique caractérisée par son « ouverture » interprétative et assignative dont l’induction sera largement facilitée par la déliaison syntagmatique.

A propos de la genèse de My Own Private Idaho

On peut consolider cette hypothèse en tâchant non plus d’expliquer les calculs opératiques du film mais en les resituant dans la perspective du projet auteurial – passer donc de l’élucidation de l’intentio operis à la reconstruction de l’intentio auctoris comme dirait Eco. En effet, l’étude de la genèse du film me semble confirmer largement l’hypothèse proposée ici non seulement à propos de la prolifération des allusions mais également sur leur fonction d’« ouverture » interprétative. J’ai implicitement posé la question dans mon titre de l’appartenance du film à la catégorie des « œuvres croisées ». Je veux nommer par cette expression les œuvres qui, telles le livre de William Burroughs et Brion Gysin justement titré en français Œuvre croisée7 (le titre a été validé par Brion Gysin lui-même), sont issues d’une technique poétique que ces deux auteurs ont labellisé sous l’expression de cut up. Les textes obtenus par cut up le sont via diverses techniques. La première consiste à découper et à assembler, plus ou moins au hasard, des fragments issus soit d’un même texte soit de textes divers (en termes de genre et d’origine pragmatique) : poèmes, textes scientifiques, articles de journaux. Une autre technique consiste à permuter différents segments composant un ensemble a priori ordonné (une suite de nombres, une phrase). Gysin donne l’exemple d’une formule citée par Aldous Huxley, « I am That I am » (« Je suis ce que je suis »), à partir de laquelle il propose un texte qui n’est composé que de cette même phrase multipliée et réarrangée par permutation – « Am I That I Am », « That Am I Am »… –, sorte de délire littéraire qui évoque le texte produit par Jack Torrance dans Shining de Kubrick. Les techniques du cut up relèvent donc d’une praxis qui partage beaucoup avec celle du citateur (Antoine Compagnon y insiste dans son livre : le citateur, c’est d’abord celui qui découpe dans les textes qu’il lit), conduite par un désir d’ouverture de l’œuvre et également par une volonté de mettre en évidence le processus créatoriel. My Own Private Idaho est-elle donc une œuvre qui relève de ces œuvres croisées ? Nous avons cru le déceler au travers d’une étude des calculs opératiques. Et il reste à interroger le processus créatoriel comme l’intention de l’auteur. Pour la seconde, non seulement on sait que Gus Van Sant a reçu une formation de plasticien et qu’il est

6 N. Brenez, op. cit., p. 170. 7 William Burroughs & Brion Gysin, Œuvre croisée, Paris, Flammarion, 1976.

5 amateur notamment des mouvements d’avant-garde plastique du vingtième siècle et donc des œuvres de collage (dont le cut-up est clairement le pendant littéraire), mais on sait encore, je l’ai signalé, ce que représente William Burroughs à ses yeux. Enfin, et pour couronner le tout, lors d’un entretien avec Antonio Termenini Gus Van Sant a clairement reconnu l’influence, partielle dit-il, de cette technique littéraire sur son travail et sur ce film en particulier8. Plus précisément, on peut à partir de là préciser en quoi le processus créatoriel témoigne très concrètement de cette influence. En premier lieu, il y a l’origine composite du scénario final, lui-même issu de trois scénarios plus ou moins aboutis qui ont été collés ensemble et réarrangés. Je m’appuie là notamment sur les propos de John Parish qui relate la genèse du film dans sa biographie9. Le premier portait pour titre provisoire Boys of Storytown, le second My Own Private Idaho et le troisième Minions of the Moon (ou In The Blue Funk, sur ce point les propos de Gus Van Sant sont flottants). Le premier scénario, provisoirement intitulé Boys of Storytown, décrivait la vie de Mike et Scott, deux jeunes prostitués vivant dans la rue et inspirés par des proches de Gus Van Sant. Dans ce scénario déjà, le personnage de Mike souffrait de narcolepsie. Il raconte l’histoire de Scott qui, tout juste arrivé en ville, rencontre un allemand, Hans, avec lequel Mike vit une relation domestique particulière (« this funny domestic relationship »). A la moitié du récit, Mike quitte Hans pour retourner vivre dans la rue et rencontre un certain Bob. Le deuxième scénario a donné son titre au film. Il s’agissait d’un récit de 25 pages qui se focalisait sur deux autres personnages appelés Ray et Little George inspirés par deux personnes réelles : Ray Monge, acteur de Mala Noche, et son cousin. Dans ce scénario, les deux latinos vivent dans la rue à Portland. Ray est un prostitué de 18 ans et George, un jeune garçon de 13 ans sans logis. Ils se mettent à la recherche de membres de leur famille et se rendent en Espagne. Au cours de cette quête Ray tombe amoureux d’une fille et part en lune de miel, laissant George seul. Ces deux projets furent assemblés avec un troisième intitulé Minions of the Moon développé dans un scénario déjà volumineux et qui constituait une sorte de remake de Chimes at Midnight (Falstaff) de Welles (lui-même, rappelons-le, une adaptation très condensée du Henry IV de Shakespeare). D’après Parish, Gus Van Sant comptait transposer le scénario de Welles dans un univers gay contemporain en tâchant d’éviter de reproduire l’esthétique wellesienne. Gus Van Sant a pu clairement le dire, notamment dans un entretien publié dans les Cahiers du cinéma en 2003 : « J’ai réuni les trois scénarios de départ en un seul, comme un collage de styles, de sources, de personnages. J’avais l’habitude de faire des collages sur papier, là, il fallait le faire sur un récit, comme une extension de mon art visuel10. » Ainsi perçoit-il après

8 « La technique inaugurée par Burroughs dans ses romans et autres récits a représenté un fait presque révolutionnaire du point de vue narratif. La consécution des événements, le système chronologique ont été bouleversés, favorisant une connexion toute mentale des faits qui permet de véritables "sauts" d'un fait à l'autre. Cette technique m'a influencé. Par exemple l'état pathologique dans lequel Mike se trouve dans Beau et damné, la narcolepsie, provient de cette façon de penser la réalité. » Précisons que Beau et damné (Belli e dannati) est le titre sous lequel le film a été distribué en Italie. Ma traduction de : « La tecnica inaugurata da Burroughs nei suoi romanzi e racconti rappresentava un fatto quasi rivoluzionario per la narrativa. La consequenzialità degli eventi, la loro sistemazione cronologica veniva stravolta, a favore di una connessione tutta mentale dei fatti che permetteva dei veri e propri "salti" da un fatto all’altro. Si tratta di une tecnica che mi ha influenzato. Ad esempio lo stato patologico in cui versa Mike in Belli et dannati, la narcolessia, risente di questo modo di pensare la realtà. » (in Antionio Termenini, Gus Van Sant. L’indipente che piace a Hollywood, Torre Boldone & Pisa, Edizioni di Cineforum/Edizioni ETS, 2004, p. 56). 9 Cf. James Robert Parish, Gus Van Sant. An Unauthorized Biography, New York, Thunder’s Mouth Press, 2001. 10 Gus Van Sant, « Je suis comme Columbo, je fais semblant de ne pas savoir. Entretien avec Olivier Joyard et Jean-Martc Lalanne », Cahiers du cinéma n°579, mai 2003, p. 25.

6 coup son propre travail. Mais plus encore, il lui fallait, à toutes les étapes de la genèse du film, clairement afficher cette volonté de faire une œuvre de collage. Adopter une stratégie visant à éviter de résorber, à aucune des étapes de la pré-production, les marques du processus créatoriel et notamment les traces de ce travail de découpe, de collage, littéralement donc de cut-up qui a abouti au film. Exemplairement donc, il y a eu cette volonté de maintenir à tout prix la marque de l’hétérogénéité du scénario dans sa présentation même. C’est James Robert Parish qui rapporte, dans sa biographie, ces propos tenus par Gus Van Sant à propos des conditions dans lesquelles il sollicita différentes sociétés de production afin de réaliser aussi bien My Own Private Idaho que Even Cowgirls Get the Blues. « La typographie du scénario original (i. e. My Own Private Idaho et Even Cowgirls Get the Blues) s’apparente à une sorte de patchwork auquel je suis arrivé avec mon ordinateur Apple. Ils ont été soumis à tous les départements (de production) dans cette forme. Les aventures des films Idaho et Cowgirls ont commencé avec ces scénarios inhabituels et tout ce qui est arrivé par la suite résulte directement de l’apparence qu’ils avaient quand les gens les ont lus la première fois. Ils étaient assez non-conventionnels pour être d’emblée écartés par beaucoup de monde dans le "business" simplement parce que ces gens sont dans le "business" de la conformité, comme le sont la plupart de ceux qui travaillent à Hollywood. Je n’en fais pas partie. Pour moi tout cela est extrêmement significatif11. »

Pour reconstituer l’optique du projet auteurial, je crois que l’on doit tenir compte de ce que dit là Gus Van Sant. Non seulement a-t-il pu reconnaître l’influence des techniques du cut-up sur sa propre manière, non seulement le scénario du film est issu du collage de trois scénario-sources, mais surtout Gus Van Sant s’est évertué à préserver cette hétérogénéité inaugurale du film à chaque étape de la production. S’il revendique si fortement ce choix d’un scénario fait de l’assemblage de plusieurs polices de caractère c’est qu’il en allait de la préservation de l’essence de son projet. Effacer les traces du collage, c’eût été risquer que le projet initial ne se dilue dès lors que d’autres intervenants, et au premier chef des producteurs, venait prendre part au projet. On peut donc avancer en conjoignant ce savoir sur la genèse du film et une étude de l’œuvre que My Own Private Idaho, malgré les inévitables effets de lissage syntaxique résultant de la linéarité du récit et des nécessités de la fable, peut être assigné au registre des œuvres croisées et participe des œuvres qu’Umberto Eco dit « ouvertes ».

Loig Le Bihan, juin 2008

11 Ma traduction de : « The typeface of the original screenplays (i. e., My Own Private Idaho and Even Cowgirls Get the Blues) is sort of patchwork I arrived at with my Apple computer. They were submitted this way and worked on by all departments in this form. The films of Idaho and Cowgirls began with unusual screenplays and everything that happened after that was a direct result of the way that they looked when people first read them. They are unconventionnal enough to have turned off a lot of people in the "business" simply because those people were in the "business" of conformity, as is most of Hollywood. I am not. To me this is extremely significant. » (James Robert Parish, Gus Van Sant. An Unauthorized Biography, p. 123.)

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