22 LE TEMPS WEEK-END LE TEMPS WEEK-END 23 OUVERTURE SAMEDI 23 NOVEMBRE 2019 SAMEDI 23 NOVEMBRE 2019 OUVERTURE

CARL CRAIG RACONTE LA

PAR DAVID BRUN-LAMBERT

Déclarée en faillite en 2013, «Motor City» vit une relance, tandis que se fêtent les 60 ans du label Motown. Invitée au festival Polaris, à Verbier, l’une de ses icônes électros relate les innovations qu’a engendrées sa ville pour la dance music et son goût intact du combat

◗ «Detroit, pour moi, c’est le sym- bole de l’espoir.» Joint par télé- phone à Bâle, où il présente alors le projet Versus accompagné du Sinfonieorchester Basel, Carl Craig ne se fait pas prier pour parler de sa ville natale. Quand le succès le frappait au cours des années 1990, plutôt que de quitter ce désert post-industriel pour d’autres ciels, le DJ et producteur y fondait le label Planet E, y soutenait des artistes émergents puis, parmi un nombre ahurissant de projets menés entre techno et , lançait notamment les compilations Detroit Love. «Cette cité a connu l’abondance et la chute, résume- t-il. Hier déclarée morte, elle résiste à sa disparition, semblant renaître maintenant. La musique produite à Detroit traduit cette lutte pour la survie.» Detroit, 1986. Avant d’être le berceau d’une nouvelle scène techno, la ville du s’était musicalement fait connaître à travers la soul de la Motown, puis avec les pionniers du punk que sont les Stooges et le MC5. (ROBERT GUMPERT/REDUX/LAIF) «Cette musique ans, la ville a perdu plus de 60% brale. «On dit souvent que la tion d’abord nommée The House de sa population, qui est passée techno est affaire de futurisme, Sound of Detroit, regroupant les VERBIER À LA POINTE était une réponse de 2 millions d’habitants en 1950 explique Carl Craig. C’est certes principaux producteurs électro- à 700 000 aujourd’hui. Ce phéno- l’un de ses thèmes. Mais sa grande niques de «Motor City», l’intégra- à l’isolement mène s’est traduit par l’abandon, obsession demeure l’individu, ses tion en dernière minute du titre DE L’ÉLECTRO puis le pourrissement de quar- enchevêtrements avec la techno- Techno Music de incite culturel tiers entiers. La techno a traduit logie et l’utopie. A Detroit, nous le label à finalement baptiser le cet effondrement. Mais à la n’avons qu’à rouler au hasard d’ave- disque Techno! The New Dance Installée sur le plateau des Esserts, «On veut proposer un événement consa- et au désespoir» déprime, elle a opposé la vie.» nues désolées, Dexter ou Grand Sound of Detroit. Soutenu par le hit la cinquième édition de l’événement cré aux musiques électroniques dans ce River, pour être confrontés aux d’Inner City (1988), il pro- électronique promet une affiche qu’elles ont de plus actuel, explique le direc- CARL CRAIG Big Fun DISCO CONCEPTUELLE cicatrices profondes de notre ville page alors le terme le plus impor- de rêve articulée entre légendes teur artistique de Polaris, Mirko Loko, DJ Les conditions dans lesquelles et éprouver un puissant sentiment tant apparu dans la musique et talents vifs et producteur lausannois. Un festival L’héritage musical de Detroit est une poignée de musiciens autodi- de perte. La techno nous a aidés à populaire depuis l’appellation ◗ Un œil à la programmation et, comme capable de réunir artistes prometteurs et formidablement documenté. Et dactes – , Juan Atkins combattre l’ignorance, et à nous «rock’n’roll». chaque année depuis le lancement du Pola- légendes house-techno, sans jamais nous cela, qu’on s’intéresse tant au blues et , parmi les définir en créateurs qui œuvrent à ris Festival, on frémit puis bloque illico son enfermer dans un style.» Et ça marche. urbain de John Lee Hooker qu’au premiers – ont trouvé «l’espoir construire un autre présent.» LE COOL ET L’URGENCE week-end. Après avoir accueilli depuis 2015 L’édition 2019 affiche quasiment complet. jazz moderne de Milt Jackson, au dans une infrastructure en décré- En 1988, alors que l’acid house Mais la scène rave peut bien faire à Verbier parmi les figures mondiales les rhythm’n’blues de Motown ou au pitude là où il n’en existait appa- devient la bande originale en spectaculairement monter la cote plus incontestablement précieuses des EXIGEANT MAIS DÉCONTRACTÉ rock’n’roll saignant des Stooges, et remment aucun». C’est tout l’enjeu Angleterre d’un deuxième Sum- de la techno en Europe au milieu musiques électroniques (Laurent Ganier A l’origine imaginé sur un coin de table jusqu’au hip-hop de . Mais de l’ouvrage de Dan Sicko. L’auteur mer of Love, agissant selon Dan des années 1990, faisant découvrir et , Dixon et Nina Kraviz), le ren- lors d’un dîner à Tokyo où Mirko avait curieusement, avant la publication y retrace ces fêtes pour lesquelles Sicko à la manière d’un «gigan- ses créateurs à d’immenses publics, dez-vous valaisan aligne encore cette année retrouvé Raphaël Nanchen, cofondateur de l’essai Techno Rebels de Dan des lycéens s’improvisent promo- tesque effet transformateur sur la à Detroit, on les ignore toujours un programme savoureux articulé entre de l’événement, Polaris trouvait dès sa pre- Sicko (Allia, 2019), il en allait tout teurs au cœur d’une ville épuisée, culture britannique», la house obstinément. «Durant ces années, maestros – Carl Craig, Seth Troxler, etc. – et mière édition tant son ton – exigeant mais différemment pour la techno, l’appétit singulier de ces gosses music made in Detroit se trouve un nous avons vécu ce paradoxe jeunes pousses désirables – Bambounou, décontracté – que son public. «Pour beau- demeurée une sorte de parent pour les sonorités synthétiques nom grâce aux efforts du service étrange, détaille Carl Craig: être Honey Dijon, etc. coup, ce sont des connaisseurs de musique, pauvre du patrimoine culturel du européennes comme l’italo-disco, marketing du label Virgin. Alors reconnus comme des innovateurs assez sélectifs, qui se déplacent pour des «313» (surnom de Detroit). En effet, le rôle clé joué par quelques DJ que doit être publiée une compila- sur le Vieux Continent, mais rendez-vous pointus durant un week-end malgré son succès colossal vécu en radio (Mojo) qui carambolent élec- demeurer méconnus dans notre entier, juge Raphaël Nanchen. Cela crée Europe durant les années 1990, ce tro-funk et new wave, et ainsi propre ville. Néanmoins, cette situa- une énergie festive et conviviale qui fait courant développé dans les inters- jusqu’à la progressive élaboration tion nous a permis de jouir d’une «On veut toute la différence.» Et participe de renfor- tices d’une cité alors déclarée «capi- d’une «disco conceptuelle» made grande liberté créative soulagée de cer l’aura d’un festival jeune, certes, mais tale du crime aux Etats-Unis», n’y in Detroit. Il est couramment rap- toute pression. Ici, comme dans proposer déjà observé à l’international comme un a jamais vraiment été observé pour porté que la «techno» est née d’autres régions des Etats-Unis où nom avec lequel il faut compter. ce qu’il est. «Une réponse à l’isole- comme sortie de nulle part. Faux, les communautés sont délaissées Pour preuve, Polaris invite cette année ment culturel et au désespoir qui y dit Sicko. A l’origine, elle n’est par l’Etat, on est habitué à tout faire un événement Boiler Room à investir un espace aux dominait alors», selon Carl Craig. qu’une version locale de la house par nous-mêmes. Si on ne se bouge Esserts, depuis où cette «institution de la «La situation de Detroit est music conçue au même moment à pas, personne ne nous aidera! Voilà consacré musique électronique underground» exceptionnelle, poursuit-il. Après Chicago – à quatre heures de route. pourquoi il y a autant de labels et retransmettra live des DJ sets sur internet. avoir été l’emblème de l’industrie Au début des années 1980, dans Carl Craig, d’artistes indépendants à Detroit. aux musiques Joli coup, quand on sait le programme lon- automobile américaine durant les les clubs gays et majoritairement «Detroit Love Vol. 2» Ce «mode survie» explique aussi à donien refuser de s’acoquiner avec le pre- (Planet E, 2019). fifties, la cité a enduré les émeutes Le 30 novembre, noirs de «Windy City», on avait en la fois le «cool» et l’urgence de la électroniques mier venu. «Ils sont très sélectifs, confirme raciales de l’été 1967. Là, la classe Carl Craig effet réagi à l’extinction de la pro- musique produite ici.» Mirko Loko, et ne veulent collaborer moyenne blanche a fui vers les présente duction disco par la construction Carl Craig compte parmi les invi- dans ce qu’elles qu’avec des festivals engagés dans l’essor banlieues. Durant les années 1970, en exclusivité, d’ossatures rythmiques conçues à tés phares du festival de musiques de nouveaux courants musicaux.» L’accès après le départ de Motown pour au Polaris Festival partir de machines élémentaires. Auteur | Dan Sicko électroniques Polaris, à Verbier. au plateau Boiler Room sera réservé aux la Californie, l’industrie automo- de Verbier, son A Detroit, on s’inspire alors de ces Titre | Techno Rebels Un événement pour lequel il réac- ont de plus détenteurs d’un billet ou pass pour le fes- projet «Paperclip – Les pionniers de la bile, dont l’économie de Detroit People». structures robotiques, préférant techno de Detroit tive Paperclip People, un de ses tival. On conseillera de s’y rendre tôt. n DBL dépendait, a décliné, pour ne pas (XAVI TORRENT/ toutefois à l’hédonisme une vision Editeur | Allia projets cultes, présenté live en actuel» Polaris Festival, Verbier, se relever. Résultat: en soixante WIREIMAGE) plus mélancolique, rêveuse, céré- Pages | 240 exclusivité. n MIRKO LOKO, DIRECTEUR ARTISTIQUE DE POLARIS du 28 novembre au 1er décembre.