Comment peut-on être bretonnant ? Le clergé du Goëlo dans le diocèse de Saint-Brieuc aux XVIIe et XVIIIe siècles
Comment peut-on être bretonnant dans l’ancien diocèse de Saint-Brieuc ? Si le propos qui suit n’est pas directement d’ordre linguistique1, il voudrait poser la question du particularisme qu’induit, dans un diocèse massivement francophone, l’existence localisée d’un clergé de langue bretonne. Rappelons les données de départ : au nord d’une limite précisément établie par Paul Sébillot en 1886 et prenant le Goëlo en écharpe2, treize paroisses et deux trèves3 parlent breton, de faible poids numérique dans le diocèse4 et de surcroît éloignées du siège épiscopal. La présence de cinq enclaves de Dol5 qui s’y concentrent de manière préférentielle (fig. 16) accroît sans doute cette marginalité, dans la mesure où leur statut est de facto ambigu : le P. Maunoir ne va-t-il pas, dans son Journal des missions, jusqu’à qualifier leurs habitants de « bi-diocésains7 » ?
1 Sur la spécificité du breton du Goëlo, LE COADIC, Ronan, Brezhoneg goelo : éléments sur la langue bretonne telle qu’elle est parlée dans la région du Goëlo, 1982 ; rééd. augmentée en breton : Brezhoneg Goueloù, An Alarc’h Embannadurioù, coll. « Teñzor ar brezhoneg », Vieux-Marché, 2010. 2 CORBES, Henry, « Les variations de la frontière linguistique franco-bretonne jusqu’en 1939 », Société d’émulation des Côtes-du-Nord, t. CX, 1982, p. 20-36. 3 Il s’agit des paroisses de Ploubazlanec, Plounez, Plourivo, Plouézec, Yvias, Pléhédel, Plouha, Tréméven, Pludual, Lannebert, Pléguien, Tressignaux, Tréguidel ; les deux trèves sont Paimpol (Plounez) et Kerfot (Yvias). 4 Lequel compte 115 paroisses et trèves, même si le doute subsiste sur le statut exact de telle ou telle. 5 Relevant du doyenné de Lanvollon, cinq paroisses : Bréhat, Perros-Hamon, Kérity, Lanloup, Lanvollon ; auxquelles s’ajoutent trois trèves : Lannevez et Lanvignec (Perros-Hamon), Lanleff (Lanloup). 6 Je suis très reconnaissant à Olivier Charles de m’avoir fourni les fonds de carte illustrant cette commu - nication. 7 LEBEC, Éric, Miracles et sabbats. Journal du P. Maunoir 1631-1650, Paris, Les Editions de Paris, 1997, p. 57. Le cas de Lanvollon en donne une illustration concrète : quoique régulièrement visitée par un vicaire général de Dol, la paroisse va à Saint-Brieuc chercher les saintes huiles, ALLIOT, Florence, Entre vie civile et vie religieuse : la paroisse de Lanvollon aux XVIIe et XVIIIe siècles, mémoire de maîtrise d’histoire, Rennes 2, 2000, p. 40. 74 GEORGES PROVOST
À quoi s’ajoutent, pour brouiller encore un peu plus le rapport du Goëlo bretonnant au siège de Saint-Brieuc, les droits particuliers de l’abbaye de Beauport sur six de ces paroisses8 : l’abbé – représenté par le prieur dès lors que l’abbaye est en commende – MANCHE
Evêché de Tréguier
Evêché de Quimper Evêché de Saint- Malo
Enclave de Dol
N N Paroisse dont le 0 10 20 km recteur est un chanoine de Beauport Figure 1 – La dualité du Goëlo : la ligne étoilée limite le « Goëlo historique ». Le trait plein sépare les paroisses du Goëlo gallo (au sud) et celles du Goëlo bretonnant (au nord)9.
8 Yvias, Plouézec, Plouha, Etables, Pordic, Plélo. 9 J’ai repris, quant aux limites méridionales du Goëlo, la frontière proposée par COATIVY,Yves, GIRAUDON, Daniel, MONNIER, Jean-Jacques (dir.), Le Goëlo. Histoire et géographie contemporaine, Plomelin, Éditions Palantines, 2010. COMMENT PEUT-ON ÊTRE BRETONNANT ? 75 y nomme les recteurs, choisis parmi les chanoines prémontrés et dits « recteurs blancs » en raison de la couleur de leur vêture. Qu’implique, dans le fonctionnement concret d’un diocèse, l’existence d’un bilinguisme partiel ? La question a été posée en termes très précis, pour le XIXe siècle, par Samuel Gicquel10 dans le cadre des deux diocèses de Vannes et de Saint-Brieuc. Son enquête, publiée en 2008, mis en évidence une dualité presque parfaite des langues, du clergé et de ses carrières : zones francophone et bretonnante, de poids territorial et humain sensiblement équivalent, forment deux réseaux quasi étanches, l’immense majorité des prêtres exerçant leur ministère d’un côté ou de l’autre de la limite linguistique et bien rares étant ceux qui se hasardent à la franchir. Qu’en était-il un ou deux siècles plus tôt, dans le cadre des neuf diocèses d’Ancien Régime ? Réserve faite des villes, six d’entre eux présentaient une authentique enclave, en ce sens qu’un territoire rural y parlait une langue autre que l’idiome majoritaire : à Quimper même, les ultimes paroisses orientales (telles Le Quillio ou Saint-Caradec) parlent déjà français, comme peut-être en Trégor une partie de Plouagat et Boqueho