SPÉCIAL FESTIVAL AGORA FRANÇOIS JULLIEN ART & LANGUAGE JONATHAN HARVEY KENNETH WHITE JEAN-CLAUDE CARRIÈRE EN BREF ÉDiTO UTOPiA-EXOTiCA PROSPECTiVES DU STUDiO AU JARDiN

15 FÉVRIER 2007 28 FÉVRIER AU 3 MARS 2007 ADVAYA À NANTERRE L’iRCAM À MONTRÉAL Créée en 1994, cette œuvre de Jonathan Harvey pour violoncelle et électronique, doit La faculté de musique de l’université de Montréal accueille le L’IRCAM, EN BREF son nom à l’enseignement bouddhiste. Advaya, qui signifie «qui n’est pas pour deux », colloque international Composer au XXIe siècle. Les chercheurs renvoie à une transcendance de la dualité. Interprétée par Florian Lauridon à la Maison Nicolas Donin et Jacques Theureau présentent un bilan de leur 6 MOIS DE CRÉATION ET DE RECHERCHE de la musique de Nanterre, elle inaugure un cycle autour de Harvey aboutissant à son collaboration avec le compositeur , à l’Ircam, opéra présenté au Théâtre Nanterre-Amandiers en juin 2007. entre 2004 et 2006. L’étude, sorte de « musicologie en temps http://brahms.ircam.fr/textes/c00000038/n00000991 réel », consistait à étudier le processus de composition www.tmplus.org d'une œuvre (Apocalypsis pour quatre voix, ensemble instrumental et électronique) au fur et à mesure de son élaboration et jusqu'à la création publique (festival Agora 2006). www.oicm.umontreal.ca/colloque2007/programme.html

3 NOVEMBRE 2006 13 NOVEMBRE 2006 1, 18, 20,21, PARiS QUi DORT ViENNE À PARiS 24 ET 26 MARS 2007 © /MNAM À ROME Au Théâtre des Bouffes du Nord s’ouvre le cycle MÉTROPOLiS À PARiS, CAEN, RHEiMS, 21 ET 23 MARS 2007 Après Riga et Vilnius en octobre, Rome La poursuite. Le compositeur et pianiste Thomas Larcher FRANCFORT... iCTUS ET iRCAM À BRUXELLES constitue une nouvelle étape de la tournée donne un récital d’œuvres écrites à un siècle d'intervalle Composée à la demande de l’Ircam pour le film de Fritz Lang, Comme chaque année, le festival Ars Musica ouvre ses portes en mars. Après Scratch du ciné- Paris qui dort. Composée à Vienne par Schubert, Schoenberg, Neuwirth et Larcher. l’œuvre de Martin Matalon, faite d'emprunts aux sonorités du jazz Data pour percussion et électronique de Raphaël Cendo (lauréat du prix international en 2005 par Yan Maresz pour accompagner Le concert se termine avec le Soliloque sur [Olga, Arnold, et du rock (le personnage de Maria caractérisé par le son d’une de composition de l’Orchestre symphonique de Montréal), l’ensemble Ictus, sous le film de René Clair, l’œuvre appartient Franz et Thomas], une œuvre «informatique» guitare électrique, distordu pour le personnage maléfique de son la direction de Georges-Elie Octors, interprète Sul Segno de Yan Maresz et Éclairs désormais au répertoire Ircam. de Fabien Lévy, le commentaire par un ordinateur double), accompagne en le «mimant méticuleusement» de Lune de Bruno Mantovani. Percussions, cordes et électroacoustique au programme... http://yan.maresz.free.fr d’un concert mal compris de lui. (Peter Szendy) le montage du film. www.ictus.be www.fabienlevy.net http://brahms.ircam.fr/compositeurs/textes/c00000064/n00004292 http://mediatheque.ircam.fr/articles/textes/Szendy95a

28 MARS 2007 24 NOVEMBRE 2006 7-16 DÉCEMBRE 2006 N + CORSINO MACHiNATiONS À GENÈVE DESiGN SONORE GESTES NUMÉRiQUES 29 MARS 2007 Sept ans après sa création à l’Ircam, BOUTROS © NABIL À SAiNT-ÉTiENNE À MONACO SAMUEL BECKETT qui marqua la rencontre entre Georges Comment, dans une démarche de Entre recherche et création, l’Ircam Aperghis et la technologie, ce spectacle À PARiS musical fondateur est repris au festival recherche et d’innovation par le design, est doublement présent au Monaco Dance Celui qui le connut (Feldman), les grandes entreprises envisagent-elles Forum. Frédéric Bevilacqua, chercheur Archipel. «Machinations, avec ses quatre celui qui le pense et le lit depuis "diseuses", s’inscrit dans la continuité de notre vie quotidienne de demain? sur la captation et l’analyse du geste, toujours (Dusapin), celui qui Julien Tardieu et Nicolas Misdariis présente un programme destiné à analyser mon travail sur le texte. Mais il y a aussi s’en empare et le réfléchit un cinquième et nouveau personnage: de l’équipe Perception et design les mouvements et gestes en danse. (Combier): trois œuvres de trois sonores de l’Ircam participent Dans le même temps, Seule avec loup, quelqu'un, une puissance occulte, qui se générations différentes face tient derrière un écran et qui, à l’évidence, à la biennale internationale du design installation de Nicole et Norbert Corsino, à l’événement Beckett dans de Saint-Étienne. Le son, nouvel enjeu propose une navigation chorégraphiée est là pour brouiller les choses. C’est un le cadre de l'exposition "machiniste", à l’ordinateur...» (Georges économique ? en 3D faisant appel à la diffusion par la WFS. du Centre Pompidou. www.ircam.fr/52.html Libération, 14 décembre 2006 Aperghis). Et quand l’ordinateur tombe www.nncorsino.com amoureux... http://brahms.ircam.fr/textes/c0000000 2/n00009211/ www.aperghis.com/index.html

1, 4 ET 9 DÉCEMBRE 2006 12 FÉVRIER 2007 28 ET 29 AVRIL 2007

TRANSATLANTiSME HÉRiTAGE HONGROiS KLEINEFENN © FLORIAN LE RÊVE BOUDDHiSTE DE WAGNER À PARiS À PARiS AU LUXEMBOURG Le mouvement spectral (, 8 DÉCEMBRE 2006 Un héritage capté par l'héritier, 29 MARS AU 15 AVRIL 2007 Première mondiale de l’opéra de Jonathan Harvey, Hugues Dufourt, ), RENCONTRES iNÉDiTES À MARSEiLLE tel est le fil conducteur courant PRiNTEMPS DE L’iRCAM Wagner Dream, au Grand Théâtre du Luxembourg. explorant le modèle acoustique du son, Les Duophonies, produites par Instant Pluriel, permettent de la Hongrie de Bartók (Sonate À MONACO L’ensemble Ictus est dirigé par Martyn Brabbins. a traversé plusieurs fois l’Atlantique à un compositeur de se confronter à d’autres champs musicaux. pour violon avec le film de Peter La mise en scène est assurée par Pierre Audi. au cours de son histoire. Retour à Paris Greenaway) jusqu’à la Corée L’Ircam est largement présent au Printemps Son librettiste, Jean-Claude Carrière a accepté Elles réunissent le compositeur avec son cycle des Arts de Monte-Carlo. Sont interprétées avec l’orchestre philharmonique de Radio vocal pour soprano et électronique et le musicien de jazz d'une élève de Ligeti. de nous parler de sa collaboration avec Jonathan France, l’ensemble Fa et l’ensemble 21 des œuvres d’Aperghis, de Bedrossian, Durieux, Harvey. (Voir page 29). Éric Watson. En écho, la technologie en temps réel et la liberté Gervasoni, Grisey, Lanza, Maresz, aux côtés de New York dans le cadre du Festival de l’improvisation. www.ictus.be/home2 d’Automne. (Voir L'Étincelle n° 1). de Kagel, Xenakis, Harvey, Bartók, Stravinsky www.duophonies.com et Bach. Renouveau ou renaissance printanière de la musique ? www.printemps-des-arts.mc/index_2.html

_2 _3 FESTiVAL AGORA ANGE LECCIA ///Concorde, 1986-2002, courtesy Galerie Almine Rech, Paris. EN BREF 02 L’iRCAM EN BREF, 6 MOiS DE CRÉATiON ET DE RECHERCHE Né en 1952, Ange Leccia vit et travaille à Paris. Artiste plasticien, ses premiers travaux ont pour support la vidéo. Par la suite il produit ÉDiTO des œuvres photographiques détournants notamment des images 07 FRANK MADLENER UTOPiA-EXOTiCA anciennes ou encore des «arrangements», comme ses baisers-Objets, DOSSiER : UTOPiA-EXOTiCA où il met face à face différents objets, qu’il photographie ensuite. 09 FRANÇOiS JULLiEN LES CHANTS DE LA TERRE - ENTRETiEN 14 JACQUES AMBLARD DE L’EXOTiSME EN MUSiQUE : PETiTE CHRONOLOGiE SUBJECTiVE ET PARTiALE 16 MAKiS SOLOMOS NOTES SUR LA POLYSÉMiE DE LA NOTiON D’ESPACE MUSiCAL 6 AU 24 JUiN 2007 18 JONATHAN HARVEY LA MUSiQUE DE STOCKHAUSEN (EXTRAiTS) LAURENT FENEYROU (EXTRAiT) 21 ART & LANGUAGE PORTE-FOLiO 26 KENNETH WHiTE MUSiQUE ET GÉOPOÉTiQUE 29 JEAN-CLAUDE CARRiÈRE iNDES WAGNÉRiENNES - ENTRETiEN #2 ÉDiTÉ PAR L’iRCAM-CENTRE POMPiDOU PROSPECTiVES 32 JOËL-MARiE FAUQUET L’ÉTUDE, MiSE EN JEU DE LA MUSiQUE DiRECTEUR DE LA PUBLiCATiON DOCUMENTATiON iMPRiMERiE FAURiTE FRANK MADLENER GABRiEL LEROUX, CLAiRE MARQUET iSSN 1952-9864 © iRCAM-CENTRE POMPiDOU 33 NiCOLAS DONiN ÉTUDES D’AUJOURD’HUi. UN GENRE D’EXPLORATiON RÉDACTEURS EN CHEF COMMUNiCATiON LA REPRODUCTiON MÊME PARTiELLE D’UN ARTiCLE DE L’ÉTiNCELLE EST SOUMiSE GABRiEL LEROUX & CHRiSTOPHE COFFRANT VÉRONiQUE PRÉ À L’AUTORiSATiON DE LA RÉDACTiON DU STUDiO AU JARDiN (SYRACUSE & CO) CONCEPTiON GRAPHiQUE ÉDiTEUR iRCAM 36 JEAN-LUC HERVÉ LE JARDiN SONORE - ENTRETiEN COORDiNATiON ÉDiTORiALE AGENCE BELLEViLLE 1, PLACE iGOR-STRAViNSKY - 75004 PARiS - www.ircam.fr CLAiRE MARQUET COUVERTURE ONT PARTiCiPÉ À CE NUMÉRO ©MARTiN PARR /MAGNUM; FLORiAN KLEiNEFENN ET DES TEXTES DE JACQUES AMBLARD, JEAN-CLAUDE CARRiÈRE, REMERCiEMENTS ROBERT MUSiL L’HOMME SANS QUALiTÉS CHRiSTOPHE COFFRANT, NiCOLAS DONiN, ANGE LECCiA, LOTHAR BAUMGARTEN, MiCHAEL iRCAM JOËL-MARiE FAUQUET, JEAN-LUC HERVÉ, BALDWiN ET MEL RAMSDEN (ART & LANGUAGE), iNSTiTUT DE RECHERCHE ET COORDiNATiON ACOUSTiQUE/MUSiQUE EDGARD VARÈSE ÉCRiTS FRANÇOiS JULLiEN, GABRiEL LEROUX, GALERiE ALMiNE RECH, GALERiE MARiAN 1, PLACE iGOR-STRAViNSKY | 75004 PARiS MiCHEL FOUCAULT DiTS ET ÉCRiTS FRANK MADLENER, MAKiS SOLOMOS, GOODMAN, GALERiE ERiK MULiER, +33 (0)1 44 78 48 43 | www.ircam.fr FRANCiS BACON LA NOUVELLE ATLANTiDE KENNETH WHiTE NiCOLAS SURLAPiERRE, ALAiN BUYSE _4 _5 EN BREF ÉDiTO UTOPiA-EXOTiCA PROSPECTiVES DU STUDiO AU JARDiN

UTOPIA-EXOTICA

Dans le déplacement aux confins du possible qu’est l’utopie, l’imaginaire se déploie, aimanté par le lointain. L’année des trente ans du Centre Pompidou, au cœur d’un espace sensible élargi, l’Ircam inscrit la prospective musicale sous le signe de l’utopie mêlée d’exotisme. Edgard Varèse coupant les ponts avec l’Europe pour vivre la modernité aux États-Unis, rencontrant l’Orient, Jonathan Harvey inventant aujourd’hui la scène lyrique où se croisent Bouddha et Richard Wagner... ces aventures singulières se sont toutes envolées hors des terres […] natales. L’ailleurs fonde le « sans lieu » de l’utopie, le déplacement révoque Une utopie, c’est à peu près l’équivalent d’une possibilité ; l’embarras des héritages et des origines assignées. qu’une possibilité ne soit pas réalité signifie simplement que les circonstances dans lesquelles elle se trouve Si l’utopie signifie la possibilité d’un pas de côté, l’exotisme en manifeste l’effet provisoirement impliquée l’en empêchent, car autrement, sensible. Non pas un exotisme de conversion, d’immersion ou de consommation elle ne serait qu’une impossibilité ; qu’on la détache mais une intense production de distance. Déjà l’Orient de porcelaine du Chant maintenant de son contexte et qu’on la développe, de la terre de Mahler scintillait-il par son inauthenticité même, son étrangeté elle devient une utopie. Le processus est le même lorsqu’un irrépressible. Proche de nous, l’utopie d’un monde sonore nouveau s’est incarnée chercheur observe une modification dans l’un des éléments dans la création d’espaces absolument autres et séparés, réels et virtuels où la source d’un phénomène complexe, et en tire ses conséquences se tient à distance de son rayonnement. L’espace de projection, la dimension du timbre personnelles; l’utopie est une expérience dans laquelle chez Varèse, la Lichtung (clairière) chez Nunes avec les trajectoires multiples du son, on observe la modification possible d’un élément la spatialisation chez Stockhausen où la totalité procède du multiple avant que et les conséquences que cette modification entraînerait le mysticisme ne la fasse surgir de l’unique, chacune de ces constructions manifeste dans ce phénomène complexe que nous appelons la vie. la puissance du lieu. Et si l’idée de l’orchestre présent et invisible – Bayreuth – Que l’élément observé soit l’exactitude même, qu’on l’isole se trouvait, après l'électronique surgie de la terre et des murs – et le laisse se développer, qu’on le considère comme de Stockhausen – de nouvelles incarnations insoupçonnées ? une habitude de pensée et une attitude de vie et qu’on laisse agir sa puissance exemplaire sur tout ce qui entre en contact Utopia-Exotica, le vaste périple entrepris par le festival Agora, s’offre pour carnet avec lui, on aboutira alors à un homme en qui s’opère de route le nouveau journal de l’Ircam, l’Étincelle. Au travers de perspectives une alliance paradoxale de précision et d'indétermination. littéraires, philosophiques, musicologiques et visuelles, la visée historique […] et apocalyptique de l’utopie s’infléchit par la modestie du mouvement topographique de l’exotisme. Utopie et exotisme, ce double équipage est, dès son origine, tributaire du déplacement. L’Utopia de Thomas More aura surgi de la découverte du Nouveau Robert Musil, L’Homme sans qualités Monde en 1492. D’autres noms viendront lui succéder comme la pensée du dehors traduction de l’allemand par Philippe Jacotet, Seuil chez Michel Foucault, l’hétérotopie de François Jullien désignant l’ailleurs absolu de la Chine, l’utopie de l’Autre État chez Robert Musil plaçant l’homme du possible, le chercheur, à l’écart du productivisme. Apparentée à l’esprit utopique, l’attitude expérimentale considère la réalité comme invention et tâche perpétuelles. Elle effectue des essais ou des études qui ne réduisent pas l’éventail des possibles. Qu’en serait-il si... ? Cette question contagieuse, la question de l’Ircam, appartient pleinement à la création qui ne vient pas « doubler » le monde. Plus fertiles que la nostalgie pétrifiée des grandes utopies historiques fracassées, ces voyages imaginaires dessinent un écart ou un jardin proche. Un autre méridien.

FRANK MADLENER

_7 EN BREF ÉDiTO UTOPiA-EXOTiCA PROSPECTiVES DU STUDiO AU JARDiN

QUE LE MONDE S’ÉVEILLE. L’HUMANITÉ EN MARCHE. RIEN NE PEUT L’ARRÊTER. UNE HUMANITÉ CONSCIENTE, QU’ON NE PEUT NI EXPLOITER NI PRENDRE EN PITIÉ. EN AVANT ! ALLONS ! ILS MARCHENT ! LE PIÉTINEMENT DE MILLIONS DE PAS, QUI RÉSONNE, SOURDEMENT, INLASSABLEMENT. LE RYTHME CHANGE. VITE, LENTEMENT, STACCATO, TRAÎNANT, PIÉTINEMENT SOURD. ALLEZ. CRES- CENDO FINAL DONNANT L’IMPRESSION QUE L’IMPITOYABLE MARCHE EN AVANT LES CHANTS DE LA TERRE NE S’ARRÊTERA JAMAIS... SE PROJETANT DANS L’ESPACE... ENTRETIEN AVEC LE PHILOSOPHE DES VOIX DANS LE CIEL, COMME SI DES MAINS MAGIQUES ET INVISIBLES TOUR- FRANÇOIS JULLIEN NAIENT LES BOUTONS DE POSTES DE RADIO FANTASTIQUES, DES VOIX EMPLIS- SANT TOUT L’ESPACE, SE CROISANT, SE CHEVAUCHANT, S’INTERPÉNÉTRANT, Dans cet entretien accordé à l’Étincelle, François Jullien revient sur ce «pas de côté» au centre de son aventure SE BRISANT, SE SUPERPOSANT, SE REPOUSSANT, S’ÉCRASANT, SE BROYANT philosophique. Alors que l’époque est à l’exotisme de désir, aux pseudo-conversions New Age et aux fascinations LES UNES CONTRE LES AUTRES. DES PHRASES, DES SLOGANS, DES FORMULES, DES de tout genre pour le lointain, François Jullien construit, pas à pas, une pensée du dépaysement de la pensée. ENTRETIEN RÉALISÉ PAR FRANK MADLENER ET GABRIEL LEROUX CHANTS, DES PROCLAMATIONS: LA CHINE, LA RUSSIE, L’ESPAGNE, LES ÉTATS FASCISTES ET LES DÉMOCRATIES BRISANT TOUTES LES GANGUES QUI LES EMPRISONNENT... FRANK MADLENER & GABRIEL LEROUX: L’Ircam met en contact L’Europe triomphante, grâce à la science, entreprend l’intuition artistique et la formalisation scientifique, la alors de coloniser la Chine par la force et, non plus, Ce qu’il faudrait éviter : les accents de la propagande, aussi bien création et l’esprit chercheur. Il nous faut quelques pers- par la foi. que les spéculations journalistiques sur les événements et les pectives neuves sur ces mondes en formation, il nous C’est cette condition d’extériorité – d’extériorité faut donc penser la musique et ce qui lui est hétérogène. radicale – qui m’intéresse. Pourquoi ? Parce ce doctrines du jour. Je veux rendre la puissance de choc de notre Il semble intéressant de vous demander comment vous qu’elle me permet de faire deux choses. époque, dépouillée de tous ses maniérismes et de tous ses snobismes. avez construit votre propre point de vue étranger. De dépayser la pensée. Qu’arrive-t-il à la pensée Comment s’est élaboré – et s’élabore – ce pas de côté quand on rompt non seulement avec nos grands Je propose d’utiliser çà et là des bribes de phrases empruntées aux que vous revendiquez? philosophèmes (l’Être, Dieu, la Vérité, la Liberté, révolutions américaine, française, russe, chinoise, espagnole et etc.), mais aussi avec l’histoire de la philosophie FRANÇOIS JULLIEN: Je viens de la philosophie, donc de qui les a forgés, et plus encore avec la langue qui les allemande : des étoiles filantes et des mots aussi qui tombent des la Grèce, et j’ai fait le choix d’un pas de côté par la a portés ? coups de marteau-pilon. J’aimerais un ton exalté, prophétique, Chine, non pas pour fuir la pensée européenne, ni D’opérer un retour réflexif sur la culture d’où l’on par un quelconque désir de conversion, mais pour vient. Cet effet de retour devient la source d’un incantatoire, l’écriture restant toutefois sèche, dépouillée. Et trouver un point d’écart. J’ai choisi la Chine pour étonnement et d’un questionnement intarissables, aussi quelques phrases de folklore, pour leur qualité humaine, ter- des raisons d’extériorité. Je n’ai pas supposé qu’elle en redonnant prise sur ce qui, à force d’être ressassé, était originellement différente, mais nous consta- ne nous apparaît plus, et, même, ne nous est jamais restre. Je voudrais embrasser tout ce qui est humain, depuis ce tons qu’elle est ailleurs. C’est l’ailleurs le plus mar- complètement apparu. En revenant sur les partis qu’il y a de plus primitif jusqu’aux plus lointaines frontières de la qué par rapport à la pensée européenne. Le passage en Chine nous oblige à quitter la grande langue Ce que j’essaie de faire, c’est d’avoir science. [...] indo-européenne, qui relie en sous-main à travers une prise oblique – stratégique – le grec, le sanskrit, le latin (et toutes les langues qui sur l’impensé de notre pensée. en dérivent) l’arrière-plan de nos possibilités Edgard Varèse, «ESPACE », in Écrits, Christian Bourgois Éditeur, 1983, p. 90. Cité par d’articulation des choses. Ce passage nous oblige, pris de la raison européenne à partir de l’ailleurs Henry Miller, in Le Cauchemar climatisé, Paris, Gallimard, 1954, p. 182-193. Édition également, à sortir de l’Histoire européenne. Car chinois, on fait surgir ce qu’elle n’a pas songé à même si l’on perçoit quelques rares échanges interroger : les choix implicites qui l’ont orientée, originale, The Air-Conditioned Nightmare, New York, New Directions, 1945. s’opérant indirectement (par la route de la soie) à qu’elle véhicule comme de l’évidence et que, par là l’époque romaine, les deux côtés du grand conti- même, elle n’a pas pensé à penser. nent n’entrent effectivement en contact qu’à la Ce que j’essaie de faire, c’est d’avoir une prise oblique seconde moitié du XIVe siècle, quand les missions – stratégique – sur l’impensé de notre pensée. Il n’y d’évangélisation débarquent en Chine ; et ne com- a pas de rapport frontal avec l’impensé de notre mencent véritablement à communiquer que dans pensée, en quoi je me sépare de la position carté- la seconde moitié du XIXe siècle, avec la guerre de sienne (de la méthode), et ce qui me permet de l’opium et l’ouverture de force des ports chinois. revenir en amont du cogito. Chez Descartes, comme

_9 on sait, le « préjugé » intervient tardivement, au décrivez, comme un phénomène contemporain, lié stade du jugement (du vrai ou du faux, du bien ou à des interrogations sur un possible tarissement de du mal) très en aval finalement dans l’élaboration la culture et de la tradition dites européennes. Il de la pensée, par rapport à ce que ne soupçonne pas semble que la rationalité européenne, et mieux Descartes, à savoir qu’il parle (pense) dans certaine encore l’inspiration européenne, tout ce qui a fait langue (latin-français). Autrement dit, la question notre idéalisme, s’interrogent aujourd’hui sur leur est: quel est ce «Nous» (de la langue, des catégories fécondité. Aussi, ce pas de côté, sur le plan culturel, de pensée, de l’idéologie...) enfoui dans ce « Je » qui se légitime-t-il à condition de ne pas tomber dans dit superbement « Je » pense. une forme d’exotisme négatif: que ce soit l’exotisme À mes yeux, la philosophie est d’abord un problème du désir (dont je parle dans mon dernier livre, de prise: de prise sur notre impensé, en amont du Chemin faisant), et que l’on trouve, notamment vrai et du faux. Cet impensé, c’est ce que j’ai appelé chez ceux qui prônent la thèse, qui n’est absolu- le pré-attendu, le pré-questionné, le pré-notionné, ment pas la mienne, de l’altérité radicale de la etc., bref, tout ce préalable à partir duquel on pense, Chine ; ou l’exotisme de la conversion (il n’est pas et que par là même on ne pense pas. nécessaire de se convertir, de se siniser ou de se

F.M. & G.L.: On s’aperçoit que de nombreux compositeurs Il y a des ressources de pensée contemporains (Varèse, Stockhausen, Harvey, etc.), pour comme il y a des gisements se défaire de l’embarras des héritages qui pèse sur la sous la terre. création, ont ressenti le besoin d’un déplacement. Comme si une certaine coloration exotique, assumée par ces com- « tatamiser », même si l’on passe ses journées à lire positeurs, participait de leur utopie. Peut-être cet exotisme, des textes chinois ou japonais). ce saut de côté, a-t-il disparu avec la globalisation. Mais C’est l’expérience que nous avons déjà faite au ne constitue-t-il pas une vraie vertu? XXe siècle dans le domaine de la peinture. On sait combien la découverte de l’estampe japonaise, des F. J . : L’écart est une vertu qui a été reconnue dès le arts africains, ou de l’art cycladique, a saisi, et saisi début de la philosophie. On a dit, encore récem- radicalement, les artistes européens – les a ébranlés, ment (Deleuze, Foucault…), que philosopher c’est mais d’une secousse qui elle-même a été réécrite penser autrement. Ce que je redirais à ma façon : en des termes européens. Ils n’ont pas jeté leurs philosopher c’est s’écarter, c’est ouvrir un écart pinceaux. Ils ont continué à créer, mais en se sai- dans la pensée. Vu historiquement : un philosophe sissant autrement des choses. Or ce qui s’est fait ne devient effectivement philosophe qu’autant d’abord sur le plan du visuel ou du musical, peut se qu’il s’écarte de ses prédécesseurs. Comment produire plus tardivement en philosophie. Comme lisons-nous Aristote? En suivant comment il s’écarte vous le savez, la philosophie se lève tard… de Platon et fait surgir de ce fait d’autres voies d’in- vestigation, inconnues jusqu’alors, menant par F.M. & G.L.: Il y a un thème philosophique sur lequel vous exemple à la biologie. Comment lisons-nous les avez travaillé, qui est celui d’«inauthenticité ». N’est-ce LOTHAR BAUMGARTEN, ACCÈS AUX QUAIS/TABLEAUX PARISIENS, 1985-1986. VUE DE L’INSTALLATION (EXPOSITION À L’ARC/MUSÉE D’ART MODERNE DE LA VILLE DE PARIS). pas une vraie qualité? En musique on peut penser au COURTESY: MARIAN GOODMAN. PHOTOGRAPHE © FLORIAN KLEINEFENN. Philosopher, c’est produire de l’écart, Chant de la terre de Malher. Malher part de poèmes pour ouvrir une autre possibilité chinois (Li Bo, Meng Haoran et Wang Wei), mal traduits qui serait la chose même. Le culturel, c’est toujours transfert s’opère une promotion. Car dès lors qu’il dans la pensée. par Hans Bethge, et recrée à partir d’eux une sorte de de la transformation (comme le dit si bien le chinois: n’y a pas singerie, dès lors qu’il ne s’agit pas d’un Chine en porcelaine avec vue sur les Dolomites mais qui, wen-hua). La chose même, je ne sais ni ce qu’elle fac-similé, dès lors qu’on ne cherche pas à faire Stoïciens ? Par leur déplacement, déjà un peu en un sens, «parle» plus par son inauthenticité que s’il est, ni où elle est. Reconnaissons qu’il y a souvent « authentique », mais qu’on reconnaît la transpo- oriental, vis-à-vis de la métaphysique de l’Être. avait essayé, d’intégrer à tout prix des éléments plus un arrière-plan métaphysique, qui ne s’avoue guère sition, il y a là une nouvelle créativité. Philosopher, c’est produire de l’écart, pour ouvrir «authentiques». et ne s’éclaire pas comme tel, dans cette pensée de une autre possibilité dans la pensée. l’« authentique ». Sans compter que je la trouve F.M. & G.L.: En fait l’un des nœuds du problème réside Ce qui ne va pas le plus souvent, reconnaissons-le, F. J . : Il y a effectivement une fécondité de l’inauthen- idéologiquement un peu suspecte. peut-être dans le mot d’«altérité», usé jusqu’à la corde, sans une certaine méconnaissance ou même tique. J’emploie le terme de « fécondité » à dessein, Concernant Malher, sans aucun doute il en a perçu et dont vous vous méfiez. Vous parlez de l’ailleurs, incompréhension à l’égard de la pensée précédente. parce que je choisis de parler de l’écart des cultures quelque chose. Comme dans le domaine de la pein- de l’autre, mais aussi d’indifférence. Comment cela Si Hegel avait totalement compris Kant, il serait en termes de ressources. S’il y a une chance de ture : les grands peintres du XXe siècle (Matisse, s’articule-t-il? demeuré kantien. Quelque part il s’est mépris sur ce notre époque, sans doute est-elle de pouvoir ainsi Picasso, etc.) ont saisi quelque chose dans la peinture qu’a dit Kant et a ouvert, par là, une autre possibilité circuler : car il y a des ressources de pensée, comme de l’Extrême-Orient, même s’ils ne l’ont pas étudiée: F. J . : La question de l’« altérité »… C’est une notion dans la pensée. En un sens, il faut quelque chose de il y a des gisements sous la terre, et rien n’empêche retrait de la perspective, intérêt pour la résonance qu’on ne peut aborder sans précautions. Et d’abord, l’ordre du malentendu pour ouvrir une telle possi- de se déplacer ailleurs pour exploiter d’autres plutôt que pour la ressemblance, importance orga- il convient de séparer l’ailleurs et l’autre. L’ailleurs bilité (en plus bien sûr de l’intérêt porté à de nou- filons. Je me sens moins comparatiste que sourcier. nique du tracé… C’est l’œil du peintre qui voit se constate : la Chine est ailleurs. C’est un fait veaux objets). Si l’entente était totale et la compré- Un sourcier qui va voir où il y a du gisement possible; ces ressources ; et même si ce n’est pas conçu, c’est (Foucault parlait ainsi d’« hétérotopie »). Tandis hension parfaite, nous resterions simplement dans puis tente de faire rentrer ces gisements en com- pertinent. Car c’est justement l’opération de déca- que l’altérité, si altérité il y a, est à construire. un sillage. Pour sortir du sillage, intervient une cer- munication pour voir ce que l’on peut produire de lage, ou de « décalement », qui rend cela pertinent : L’autre est l’outil d’une grammaire philosophique, taine incompréhension mais qui est en même commun à partir d’eux. à travers la transformation, qui n’est que déplace- commencée depuis Platon ; il est l’instrument temps ouverture et intelligence. En quoi l’inauthentique peut-il intéresser ? Parce ment, de nouvelles ressources se font jour. Ce qui nécessaire à toute élaboration dialectique. L’ailleurs On peut aussi comprendre le saut de côté que vous qu’il ne suppose pas un rapport de visu à une chose rappelle quelque peu la métaphore : à travers le n’est pas l’« autre », ni non plus le « différent », ni

_10 _11 non plus l’« opposé » ; mais simplement (rigoureu- ont recoupé des logiques grecques (par la pensée de nourrir son âme (par la vérité). sement) ce qui ne s’inscrit pas dans notre cadre la causalité, etc.). Il m’est arrivé aussi de construire Or l’utopie a à voir avec un tel initial, ce qui ne fait pas partie du paysage (linguis- l’altérité au sein de la seule pensée européenne, par dédoublement de plans. Elle est tique, notionnel) dans lequel nous avons d’abord exemple dans L’Ombre au tableau ou dans Si parler certes une figure d’absence, grandi et nous trouvons situés, donc au sein duquel va sans dire. Il y a d’abord les utopies. Les utopies, ce sont les emplacements sans lieu comme idée, mais elle est pro- nous pouvons d’emblée nous «orienter». L’ailleurs Si l’altérité se construit et si elle est le fruit d’une réel. Ce sont les emplacements qui entretiennent avec l’espace réel ductive. est hors-cadre. Alors que, quand je parle du «diffé- opération dialectique, ce qu’on éprouve au départ, de la société un rapport général d’analogie directe ou inversée. Ainsi la Chine, qui n’a pas séparé rent», je suppose déjà un cadre commun ; ou quand dans le passage d’Europe en Chine, est plutôt de C’est la société elle-même perfectionnée ou c’est l’envers de la société, un plan de l’idéalité de celui je dis «l’autre», je l’implique déjà dans un vis-à-vis. l’indifférence. Non pas de la différence – qui vient mais, de toute façon, ces utopies sont des espaces qui sont de la phénoménalité et des rap- Mon travail est un travail de construction, mais après quand j’ai déjà un cadre où je peux ranger fondamentalement essentiellement irréels. ports de force, n’a pas pu créer dont les figures d’altérité ni n’isolent la Chine ni ne le même et l’autre – mais de l’indifférence. Car la non plus la figure de l’intellec- se limitent à elle. Certes la Chine me sert de support pensée chinoise s’est élaborée durant si longtemps Il y a également, et ceci probablement dans toute culture, dans toute tuel. Car l’« intellectuel », c’est pour construire des figures possibles de l’altérité, sans nous regarder, sans s’intéresser à nous, donc civilisation, des lieux réels, des lieux effectifs, des lieux qui ont dessiné quelqu’un qui s’adosse à un monde que ce soit la sagesse (face à la philosophie), l’effi- indifféremment à nous. La difficulté pour nous, dans l’institution même de la société, et qui sont des sortes de contre- idéal pour juger, voire accuser, le cience (face à l’efficacité) ou la fadeur (face à la sinologues, c’est de faire que commencent à se emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles monde comme il va, celui des saveur), etc. Mais ces figures d’altérité, ensuite, je regarder des pensées qui ne se regardaient pas. les emplacements réels, tous les autres emplacements réels que l’on peut rapports de force. les réverbère du côté européen : pour voir comment C’est pourquoi j’opère par montages successifs, trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés la pensée chinoise du « potentiel de situation » d’essai en essai, pour sortir ces deux pensées de et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que F.M. & G.L.: Et le conseiller du prince? rejoint la Métis de la Grèce archaïque recouverte leur in-différence mutuelle, afin de constituer peu à pourtant ils soient effectivement localisables. Ces lieux, parce qu’ils sont ensuite par le choix platonicien de la forme modèle; peu les nouveaux cadrages et « reprofilations » absolument autres que tous les emplacements qu’ils reflètent et dont F. J . : Le conseiller des princes est ou pour voir comment certains courants minoritaires théoriques permettant justement de repérer entre ils parlent, je les appellerai, par opposition aux utopies, les hétérotopies. plutôt le non-intellectuel. Il est de la pensée chinoise (par exemple les Mohistes) elles des différences. dans la remontrance, une remon- Michel Foucault, Dits et écrits 1984, «Des espaces autres » trance très codée, rituelle, mais il F.M. & G.L.: Venons-en à la question de l’utopie. On pourrait (conférence au Cercle d'études architecturales, 14 mars 1967), n’a pas un autre plan, transcen- définir l’utopie comme un lieu qui n’est pas encore, et qui dans Architecture, Mouvement, Continuité, n° 5, dant, auquel s’adosser: il ne peut ne sera peut-être jamais. Peut-être, en fait, l’utopie octobre 1984, p. 46-49. s’extraire du monde des rapports consiste-t-elle à traiter la réalité comme un essai, de force pour mieux le juger. comme une tâche perpétuelle jamais accomplie. Cette C’est dans la Grèce antique que © PHILIPPE MATSAS/OPALE figure de l’utopie est-elle proprement européenne, ou se naît cette capacité à penser « le rencontre-t-elle aussi en Chine? ciel des Idées » (Platon), c’est-à- dire un lieu d’idéalité ; et ce qui F. J . : La question de l’utopie a à voir avec deux choses: qu’il n’a fait que transmettre... Tandis qu’en Europe, est de l’ordre de l’idéalité, nous dit Platon, n’a pas d’une part, le statut d’idéalité, transcendant le mais en Chine aussi, il est tenu pour un initiateur, besoin d’exister historiquement pour avoir sa monde phénoménal, celui des rapports de force – lui-même se coule modestement dans la filiation. valeur. Dans sa République, Platon explique que sa l’idée qu’il y a un autre plan où l’esprit peut opérer ; La rupture a fasciné l’Europe et l’a portée. Selon constitution idéale, sa politeia, n’a pas besoin de se d’autre part, la question de la rupture historique et une valorisation du négatif, périodiquement reprise, rencontrer quelque part, ni d’être appliquée ; il lui de sa possibilité effective. qui est au fond de notre idéologie, qu’elle soit suffit d’être parfaite. Comme telle, elle a un effet de FRANÇOIS JULLIEN Je commencerai par le second point. Comment, par politique ou artistique. Du côté chinois, c’est plutôt modèle, et le modèle trouve en lui-même sa justifi- exemple, a-t-on fait l’histoire de la peinture euro- la figure de la continuité et de la tradition qui prévaut, cation. Tel est bien le statut de l’utopie: elle ne vaut Philosophe et sinologue. péenne ? Depuis l’époque grecque (et romaine), même si la discontinuité n’est pas aussi réduite pas par son application mais par sa fonction de Il est professeur à l’université déjà dans Pline l’Ancien, sur le mode de la rupture. qu’on le dit. À preuve, l’évidente originalité des décollage par rapport au monde tel qu’il est. Le Paris Diderot-Paris 7 et membre On a affaire à une sorte d’épopée de la rupture. Être peintres chinois. Mais fait défaut ce grand fantasme modèle n’est pas défaillant parce qu’il n’y aurait pas de l'Institut universitaire de France. artiste pour un Européen, c’est venir dire non à tout de la rupture. Conséquence politique: la Chine a dû de lieu concret – u-topie – où se montrer. Il dirige l'Institut de la pensée ce qui a précédé ; c’est faire la Révolution. L’Europe emprunter l’idée de Révolution à l’Europe. Dans la pensée chinoise, on trouve de l’âge d’or, contemporaine. a développé une représentation héroïque de l’art, Cette idéologie de la rupture, est sans doute ce qui mais l’âge d’or n’est pas l’utopie. On reste dans avec des Manifestes, des dates, des mouvements différencie le philosophe du sage. Tandis que le l’ordre de la fiction régressive : une fiction du « bon innovants, fracassants, des ismes, etc. Table « rase » philosophe, c’est quelqu’un qui dit non, le sage, lui, ordre » (zhi), qui n’est le plus souvent que l’inverse et mise en scène : le théâtre européen. Dans le dis- entre dans une filiation : l’attitude recommandée du désordre actuel (il y a de l’âge d’or chez Platon, le cours chinois sur la peinture, en revanche, il n’est est d’étudier-imiter (xue, déjà dans Confucius). temps de Chronos, l’Atlantide, mais qui n’a rien à jamais question de rupture. Pour autant, l’art chinois Quant à la question de l’idéalité, je m’y suis notam- voir avec la constitution de sa République). Ce qui Dernières publications change et même n’a jamais cessé de changer, mais il ment intéressé à la fin de Nourrir sa vie. Je me suis me conduit à penser que l’opération d’élaborer un ///Nourrir sa vie (SEUIL, 2005) a muté sans manifestes et sans revendications de rendu compte, qu’au fond, un des points d’écart autre plan en rupture avec celui des phénomènes, ///Si parler va sans dire (SEUIL, 2006) rupture, comme s’il n’y avait pas innovation, mais les plus marquants entre la pensée chinoise et la sur lequel s’appuyer pour prendre ses distances ///Chemin faisant, connaître la Chine, seulement tradition. D’un côté, donc, on a affaire à pensée européenne, c’est que nous avons opéré une avec le monde ambiant, comme distance critique, relancer la philosophie (SEUIL, 2007) un régime de révolution continue, tel que l’Europe séparation de plans; notamment nous avons détaché ainsi que d’exploiter la fécondité qui en ressort, est du moins se plaît à le croire, même si en fait subsiste celui de l’idéalité de celui de la vitalité, dont nous typiquement européenne. C’est elle qui conduit à une large part de tradition ; de l’autre à un régime avons fait également un plan. Or, dans une expression ces figures familières de la Révolution, politique ou de « transformation » (hua), où l’on se présente chinoise comme « nourrir sa vie », ancienne mais artistique. Mais peut-être avons-nous aujourd’hui toujours discrètement comme étant le disciple de toujours en vigueur, on se retrouve dans une non- quelque peu décroché vis-à-vis de cet idéal : n’est- l’autre, et jamais en rupture avec lui. Pensez, par disjonction de plans. Nourrir sa vie ce n’est pas ce même peut-être pas là le problème de l’Europe exemple, à Confucius lorsqu’il dit qu’il n’a rien créé, seulement nourrir son corps, ce n’est pas non plus d’aujourd’hui ? ■

_12 _13 EN BREF ÉDiTO UTOPiA-EXOTiCA PROSPECTiVES DU STUDiO AU JARDiN

Avec cette chronologie, le musicologue Jacques Amblard propose DE L'EXOTISME EN MUSIQUE: un point de vue – désenchanté – sur l’exotisme dans la création PETITE CHRONOLOGIE SUBJECTIVE ET PARTIALE musicale contemporaine. À l’exotisme d’apparat succède l’ethno- musicologie, la découverte des musiques «traditionnelles», PAR JACQUES AMBLARD la banalisation de l’exotisme et sa disparition.

1913 1915 1918 1919 1920 1928 1931 1934 1935-1936 1937

Le Hongrois Peu avant sa mort en Création de l’opéra Serge Prokofiev écrit Première au Théâtre Création de Boléro Départ pour Bali de Création d’Ecuatorial Bartók, Création du département Béla Bartók collecte 1918, Claude Debussy Padmâvatî son Ouverture sur des Champs-Élysées de Maurice Ravel l’ethnomusicologue et d’Edgard Varèse, ethnomusicologue, d’ethnomusicologie des chants traditionnels compose la Sonate pour d’Albert Roussel, des thèmes hébraïques. du Bœuf sur le toit, à l’Opéra de Paris. compositeur américain œuvre vocale s’inspirant est en mission officielle. du Musée de l’Homme en Afrique du Nord. violoncelle et la Sonate sur un livret exaltant ballet à grand succès – Son thème, repris Colin McPhee. du Popol Vuh, livre Il collecte des chants à Paris. Il est dirigé

© MARTIN PARR/MAGNUM © MARTIN pour alto, flûte et harpe. une Inde d'opérette. grâce à son exotisme en boucle, emprunte Bien davantage que sacré des Quichés mayas traditionnels dans par André Schaeffner. Elles comportent sud-américain ? – plusieurs formes Debussy, c’est lui qui guatémaltèques. les campagnes turques. des passages de du mode andalou. fera « définitivement hétérophoniques (sur un argument Ce mode exotique connaître » le gamelan inspirés des gamelans de Cocteau). Il emprunte a-t-il contribué à faire au monde occidental, indonésiens que Debussy son nom à une chanson de cette œuvre la « pièce notamment à travers avait découvert à brésilienne et le cédera de musique classique son Balinese Ceremonial l’exposition universelle bientôt à un cabaret la plus jouée encore (1934, trois pièces de 1889 à Paris. de Montparnasse. aujourd'hui » ? pour deux pianos).

1945 1946 1947 1955 1956 1957 1962 1964 1970 1974-1976

Igor Stravinsky Le compositeur Après McPhee, Messiaen achève Concert de l’Indien L’électroacousticien compose Karlheinz Stockhausen Dans Coro, Berio écrit Ebony concerto, commence Turangalîla André Jolivet publie Benjamin Britten l'écriture d’Oiseaux Ravi Shankar à la salle écrit ses Folk Songs. C’est là, écrit Mantra, dont s’inspire désormais pour orchestre de jazz. symphonie, qui emprunte «Musique et exotisme» entreprend un voyage exotiques. Gaveau. Coorganisé Le Voyage, d’après Le la première œuvre vocale le titre et l’esprit des traditions sioux, des modes et rythmes (dans L’Exotisme dans à Bali où il commence par le Domaine musical, Livre des morts tibétain. exaltant un folklore s'inspirent de la péruvienne,

indiens. Il la termine l'art et la pensée). la composition le concert est patronné réellement mystique contemplative polynésienne, PARR/MAGNUM © MARTIN en 1948. de son ballet Le Prince par un comité « international », indienne (comme Carré, gabonaise, perse, des pagodes. comprenant Boulez, s’inspirant de traditions , Stimmung, croate, navajo, Jolivet, Narayana aussi diverses que celles Ceylon, , hébraïque ou encore Menon (poète indien de l’Auvergne, de la Sicile, Inori ou encore Der chilienne. 1878-1958), Messiaen, de la Sardaigne, Jahreslauf). Le concept d’exotisme Michaux et Nabokov. de l’Arménie ou commence à mourir La même année, de l’Azerbaïdjan. de par sa propre Shankar est également « systématisation ». invité à... Darmstadt (!), haut lieu de diffusion du sérialisme intégral.

1979 1983 1994 1996 1997 1999 2000

Pléiades de Iannis György Ligeti découvre La composition Pour ce qu’aura été Sortie du CD Mozart La Maison de Radio Le 20 décembre, lors Le Festival international Xenakis, pour les polyrythmies de Two walking la musique du xxe siècle, l’Égyptien, qui mêle des France ajoute un s à France d’un concert au Théâtre d’art lyrique d’Aix-en- six percussionnistes, des Pygmées Aka de Philippe Albèra extraits d’œuvres de Mozart Musiques et affiche du Châtelet, Ligeti Provence programme, recrée l'hétérophonie de Centrafrique. s’inspire de jeux vocaux tire les « Leçons et des improvisations en lettres gigantesques présente une pièce inspirée aux côtés de Mozart JACQUES AMBLARD © MARTIN PARR/MAGNUM © MARTIN balinaise. La musique occidentale de femmes inuit (face de l’exotisme » (dans par des instrumentistes le nouveau nom de la chaîne par une polyrythmie et Offenbach, Monâjât achève peut-être ainsi à face, les protagonistes les Cahiers de musiques traditionnels arabes sur de radio sur les murs pygmée. La pièce est Yulchieva (Ouzbékistan), – métaphoriquement – emploient la bouche traditionnelles, Genève, des thèmes de ce dernier. de la Maison ronde : expliquée par le Alim Qassimov Maître de conférence en musicologie sa découverte des de l’autre comme n° 9, p. 53-84). Le grand public est un symbole politique musicologue Simah (Azerbaïdjan), Chahram à l’université de Provence. Ancien producteur traditions musicales caisse de résonance désormais témoin des musiques du monde Arom, lequel analyse Nâzeri (Iran) et El Hadj d’une émission musicale sur France Culture, les plus inaccessibles à leur chant). de la mort de l’exotisme (mais aussi des ensuite la polyphonie Djeli Sory Kouyate (Guinée). il a publié trois livres (un roman «ordinaire», (quand par exemple par le mondialisme esthétiques) unifiées. exécutée sur scène Depuis le concert de un ouvrage de musicologie consacré «l’infiniment exotique», et la fusion effective par cinq Pygmées. Shankar en 1957, la musi- en musique, était des « traditions ». Par la pédagogie, la fusion que occidentale savante à Pascal Dusapin et un «roman musical» encore assumé, durant mondialiste est rendue et les traditions du monde intitulé L’harmonie expliquée aux enfants). les années trente, définitivement accessible se côtoient dans les mêmes par les musiques au public. – grands – circuits de indonésiennes). diffusion. Entretemps, l’exotisme a disparu !

_14 _15 EN BREF ÉDiTO UTOPiA-EXOTiCA PROSPECTiVES DU STUDiO AU JARDiN

recherches constituent des acquis et Stockhausen des haut-parleurs permettront la communication NOTES SUR LA POLYSÉMIE peut se lancer vers de nouvelles conquêtes. Comme entre les salles. Surgit alors une idée de l’espace qui DE LA NOTION D'ESPACE MUSICAL son nom l'indique, Hymnen est composée d’hym- n’est ni architectonique ni reliée au temps (ou à nes nationaux ou autres, retravaillés. Quant à l’événement musical), mais qui constitue le résultat PAR MAKIS SOLOMOS Telemusik, le propos est d’intégrer des éléments de ces deux perspectives dans la mémoire de l’audi- venus des civilisations de la terre entière. C'est teur. Raison technique de la séparation spatiale des donc le Stockhausen de l’union non dialectique des deux ensembles : le traitement électronique utilise peuples qui se déploie, un Stockhausen qui, à la synthèse croisée d’un ensemble par l’autre et, Une musique projetée dans l’espace, une sensation inouïe de généralisèrent la notion d’espace. Et, depuis, loin l’époque, fut vivement critiqué pour son « impé- pour ce faire, les deux ensembles doivent être isolés. la puissance du timbre, un bouleversement sonore sans pré- de se démoder, celle-ci est devenue un passage rialisme ». Quoi qu’il en soit, on notera que l’œuvre Quant au propos esthétique : il s’agit d’une « sorte cédent, «l’événement Varèse» au début du xxe siècle exalte obligé pour un ensemble de plus en plus important musicale travaille ici comme un espace fusionnel, d'intertextualité au sein de la même œuvre » et non l’idée d’un Art-Science. «La musique qui doit vivre et vibrer a de musiques : Harvey, Vaggione, Nunes, nombre de océanique. pas, comme ce fut le cas de la Sinfonia de Berio, par besoin de nouveaux moyens d’expression, et la science musiques de l’electronica ou de l’ambient, musiques Bien qu’il fut l’élève de Stockhausen, Nunes semble rapport à l’histoire de la musique : « Le problème seule peut lui infuser une sève adolescente. Je rêve les ins- « immersives » de tous bords ainsi qu’une pléthore développer une notion d’espace radicalement de la forme ouverte trouve une solution nouvelle : la truments obéissant à la pensée et qui, avec l’apport d’une de créations quasi quotidiennes de la musique opposée, qu’on aura l’occasion d’entendre dans la situation musicale n’a pas nécessairement besoin floraison de timbres insoupçonnés, se prêtent aux combinai- contemporaine... Mais y a-t-il un dénominateur com- création de Licthung III. Le musicien portugais d’être modelée selon une pluralité d’esthétiques sons qu’il me plaira de leur imposer et se plient à l’exigence mun à toutes ces pratiques musicales de l’espace ? œuvre, comme Stockhausen et bien d’autres com- (faisant notamment appel à la citation) : Ius Lucis de mon rythme intérieur» (1917). Le voyage spatial du son, Tout d’abord, Varèse le pionnier. Le compositeur positeurs actuels, pour la composabilité de l’es- crée une syntaxe musicale autonome qui sert à lié à la naissance de l’électronique, empruntera de nouvelles franco-américain nous met en présence de la double pace : comme le dit Éric Daubresse, son assistant interpréter et à mettre en relation des événements voies comme l’électroacoustique chez Stockhausen ou le acception du mot: on parle communément d’espace musical, il y a dans les Lichtung une véritable écri- présents et passés. » ■ contrepoint rythmique chez Emmanuel Nunes. «interne» (à l’œuvre) d’une part, et d’espace «externe» ture de l’espace, qui se matérialise par une forte d’autre part. La première expression se réfère au fait imbrication entre l’instrumental et l’électronique que, dans la musique écrite, le vocabulaire spatial ainsi que par la réalisation même d’une partition est utilisé depuis longtemps – en son temps, informatique. Cependant, cette écriture ne vise Jankélévitch dénonçait le « mirage spatial » qui pas, comme chez Stockhausen, à faire fusionner nous fait parler de « lignes » et « courbes » mélodi- des éléments hétérogènes. Au contraire, elle sert à ques, de « superpositions », etc. Varèse est le pre- séparer le même : l’auditeur pourra distinguer un MAKIS SOLOMOS mier à envisager une consistance acoustique à cet matériau de son traitement électronique grâce à la distance qu’introduit la spatialisation. La poétique Musicologue et enseignant- Varèse est le premier à envisager de la distance que met en œuvre Nunes travaille les chercheur à l'université une consistance acoustique à l’espace divers degrés du proche et du lointain : l’espace est Paul-Valéry. Spécialiste de Xenakis virtuel (sur papier) en lui prêtant un moyen pour générer un espacement. et, plus généralement, une troisième dimension Quatrième et dernier compositeur : le jeune Italien de la musique contemporaine, et en évoquant des « volumes ». Valerio Sannicandro. Ius Lucis, pour deux ensem- il a publié de nombreux articles

PAVILLON PHILIPS, EXPOSITION UNIVERSELLE, BRUXELLES, 1985. D.R. 1985. BRUXELLES, UNIVERSELLE, EXPOSITION PHILIPS, PAVILLON bles avec électronique, a une facture labyrinthique, et plusieurs livres. espace virtuel (sur papier) en lui prêtant une troi- particulièrement dense – véritable métaphore des sième dimension et en évoquant des « volumes », réseaux complexes de la vie réelle. Elle est conçue que l’on entend clairement dans Intégrales (1923- comme un palindrome avec, en son centre, un 1925). Quant à l’espace externe, qui concerne par de clarinette basse, conduisant à un déphasage – exemple la sensation de « trajet » d’un son à travers des haut-parleurs, il le conçoit tout naturellement La poétique de la distance que met comme le prolongement de l’espace interne : il le en œuvre Nunes travaille les divers définit comme « projection sonore » et comme degrés du proche et du lointain : « quatrième dimension », une dimension dont l’espace est un moyen pour générer Dernière publication l’expérience a certainement bouleversé les specta- un espacement. ///Espaces composables. Essai sur teurs du Poème électronique qui fut donné dans le la musique et la pensée musicale célèbre Pavillon Philips de l’Expo universelle de décalage temporel entre les ensembles –, puis d’Horacio Vaggione (L’HARMATTAN, 2007) Bruxelles (1958), où des «routes du son», dessinées revenant à la synchronisation. L’espace y est par Xenakis, créaient un mouvement sonore grâce à convoqué triplement. D’abord, bon nombre des un nombre légendaire (plus de quatre cents) de haut- matériaux (rythmiques, dynamiques, mais aussi parleurs disséminés sur les parois du Pavillon. mélodiques) sont issus de l’analyse des modes de epuis plus d’un siècle, la question de l’espace Si la notion de mouvement semble être l’enjeu que résonance des deux salles de concert. Ensuite, Ds’est progressivement hissée au rang de pro- Varèse prête à l'espace (tant interne qu’externe), le l’auditeur aura bien sûr droit également à une blématique centrale de la musique. Il y eut d’abord premier Stockhausen (, 1955-1957) explore spatialisation du son, dont les trajectoires sont liées des rêveurs comme Debussy (qui évoquait le «plein l’espace comme paramètre, dans des recherches à son amplitude et à sa dynamique. Enfin, deux salles air») ou Ives (projet de la Universe Symphony). Puis, que résume son article « Musique dans l’espace », avons-nous dit : en effet, l’œuvre sera exécutée vint le tour des pionniers et expérimentateurs : publié en 1959. Dans les deux pièces qui seront dans deux salles différentes, l’Espace de projection Varèse, Stockhausen ou Xenakis. Durant les années jouées dans le cadre d’Agora, Telemusik (1966) et de l’Ircam et la salle de concert du Centre 1970, le rock planant, puis la musique spectrale Hymnen (1966-1967, version pour bande), ces Pompidou; dans chaque salle, un des deux ensembles;

_16 _17 EN BREF ÉDiTO UTOPiA-EXOTiCA PROSPECTiVES DU STUDiO AU JARDiN

[…] Dans l’esprit de Stockhausen, le fantasme utopique est clairement associé au fantasme sadique «d’une LA MUSIQUE DE STOCKHAUSEN fantastique catastrophe à venir [...]». Il a parlé ailleurs d’une destruction par le feu. Il s’agit d’un des nombreux PAR JONATHAN HARVEY points où mon interprétation personnelle d’Hymnen se rapproche du Ring. La destruction de l’ancien monde par le feu dans leGötterdämmerung est le genre d’image qui me vient à l’esprit à l’écoute du climax extrêmement brutal et cruellement prolongé de l'élément 4, notamment lorsque le son s’arrête momentanément pour lais- ser le croupier dire d’une voix particulièrement énigmatique: «Messieurs et ‘dames rien ne va plus », après «Quel est donc le but de la musique? C’est, pour moi, de révéler la nature de la souffrance et quoi il repart à nouveau avec une violence extrême. On trouve également chez Stockhausen et chez Wagner une de réconcilier.» L’interrogation singulière de Jonathan Harvey habite la scène de sa dernière technique similaire pour manipuler de longues périodes de temps, une conception dramatique d'ensemble création, Wagner Dream, présentée en clôture du festival Agora. Son œuvre considérable par plans successifs, l’utilisation de matériaux aisément reconnaissables (un expédient permettant d'assurer opère une fusion originale entre la puissance lyrique et le nombre, entre l’artisanat instru- la cohérence d’une grande forme aux contours flottants), le contraste entre l’extraversion et l’introversion, la mental et l’électronique, entre l’orient du bouddhisme et la transcendance du christianisme. transition de l’une à l’autre grâce à des basses «plongeant» chromatiquement (comme Une quête de l’unité parmi des mondes pluriels. Autant de thèmes que l’on retrouve dans Hymnen est dans Tristan) ou à des glissandi (référence au processus méditatif hindou où l’on plonge cette méditation de Harvey sur l’œuvre de Stockhausen. une œuvre forte, à l’intérieur de soi que les deux compositeurs connaissaient fort bien), une aversion l’une de celles partagée pour le plaisir que tirait Hanslick des «belles formes» et pour une musique qui, si l’on pensée en termes d’architecture figée, etc. sait abaisser Hymnen est une œuvre forte, l’une de celles qui, si l’on sait abaisser ses défenses, vous […] Le thème d’Hymnen dérive de la transformation électronique d’hymnes nationaux préenregistrés ses défenses, touche profondément. Aller à une représentation de cette pièce ne signifie pas pour et chacune des quatre sections de la pièce (nommées «régions») est dominée par un hymne particulier. vous touche moi nécessairement aller à un concert, de la même manière qu’aller à une représen- La banalité délibérée du matériau sert de point de départ pour des transformations plus complexes – plus profondément. tation de Die schöne Mullerin signifie pour moi aller à une séance de lecture de poésie. le thème est facile à reconnaître, plus on peut le distordre dans les «variations». La pièce comporte des Hymnen est un «drame musical» qui utilise le son comme medium et les relations passages parlés, par exemple lorsque le mot « rouge » est diffusé dans quatre langues différentes grâce à entre les éléments de la pièce fonctionnent sur le plan musical sur un mode un peu similaire à celui du théâ- quatre haut-parleurs disposés autour de la salle. L’œuvre est une « œuvre ouverte » par excellence : tre – des traits se développent, évoluent bon gré mal gré et se mêlent les uns aux autres, le rythme d’ensem- « Hymnen pour radio, télévision, opéra, ballet, disque, salle de concert, église, plein air [...]. L’œuvre est ble est soigneusement contrôlé et s’élabore à partir des rythmes secondaires qui le composent. Les traits de composée de telle manière qu’on puisse lui adapter de nombreux scénarios de films ou livrets d’opéra et de l’œuvre sont plutôt unidimensionnels et cet aspect constitue précisément une marque distinctive. En effet, ballets. L’agencement des différentes parties et la durée totale sont variables. Certaines régions peuvent être les traits que je m’attends à rencontrer lors d’un concert sont plutôt de nature pluridimensionnelle, j’en- rallongées, ajoutées ou supprimées en fonction des nécessités dramatiques1.» L’utilisation que fait tends par là des idées musicales très développées s’appuyant sur un «système de référence», qu’il soit tonal, Stockhausen du ready-made constitue également une nouvelle forme d’ouverture. Il nous apprend que son sériel ou autre. Hymnen vise ainsi à atteindre une certaine richesse en superposant plusieurs traits chan- intérêt antérieur pour les mondes intérieurs de l’imaginaire s’associe ici, grâce à un processus de médiation, geants, en y faisant allusion à des intervalles de longue durée, en faisant varier la forme avec invention, en au monde extérieur concret avec ses sons et ses bruits triviaux2 (une inclusion qui doit sans doute beaucoup utilisant un procédé de fécondation mutuelle d’une idée par l’autre et enfin en suscitant clairement des sen- au Poème Électronique de Varèse composé en 1958) pour former une unité supérieure qui s’achève sur l’union timents par association – sentiments véritablement plus dramatiques que dans une pièce qui met en jeu des grandiose du «pluralisme» et du «monisme» dans le «royaume utopique d’Hymunion avec une Harmondie relations musicales pluridimensionnelles. Il s’agit de l'une des plus hautes idées artistiques de notre temps, unter Pluramon.» […] une idée dont la compréhension plénière ne requiert aucune formation musicale préalable. […]

/1. Notice de couverture de Stockhausen pour le disque de DGG. /2. Voir Karl Wörner, Stockhausen: Life and Work, Faber & Faber, Londres, 1973. Traduit de l’anglais par Gilles Rico / Jonathan Harvey, The Music of Stockhausen, Faber & Faber, London, 1975.

d’autres allusions à Schoenberg, à Varèse lieu de l’Ouvert. L’intérêt de Nunes porte la réduction du matériau n’a d’égal que EMMANUEL NUNES (EXTRAIT) ou à Stockhausen. Néanmoins, les sources donc moins sur le dédale de la partition le foisonnement de la combinatoire. S’il ne se devinent guère, qu’un travail d’écoute que sur une «forme ouverte potentielle retient encore de Stockhausen l’idée d’une PAR LAURENT FENEYROU et une acuité analytique transforment jusqu’à permettant d’écouter n formes fermées». musique au croisement de la constitution les rendre subreptices. Cette attitude Avec Momente, Stockhausen, s’inscrivant interne du son et du langage, scrutant culmine dans Quodlibet, biographie dans la filiation de Beethoven et de Wagner, l’ensemble des conditions et des modalités musicale empruntant ses matériaux recherche une durée, une unité dans qui confèrent à une dimension acoustique MODÈLES Sur l’Invention en fa mineur de Bach, Nunes pour piano D. 960, et plus encore dans Ruf, à des compositions antérieures de Nunes, la durée, laquelle se constitue le statut de dimension musicale, Nunes Entre Boulez et Stockhausen, entre la rigueur compose The Blending Season et Rubato, traversé notamment de bribes du dernier dont Peter Szendy a dressé la liste: par l’immobilisation provisoire de certains dit avoir aussi appris la contradiction de l’harmonie et la quête du son dans registres et résonances, dont le titre résume mouvement du Chant de la terre (une œuvre les traits individuels de Degrés, un intervalle éléments. «Je crois que, de tout temps, fondamentale entre le temps de la ses composantes acoustiques et son les modulations affectant l’original: le rubato où la trilogie Appelant, Appel et Appelé se de Fermata, le madrigal de Voyage du corps, un certain gel de telle ou telle dimension conception, le temps de la réalisation déploiement spatial, Emmanuel Nunes comme élément d’interprétation et réduit à des dyades excluant tour à tour la harpe d’Impromptu pour un voyage II, du discours musical, et une incessante et le temps de l’écoute. [...]

revendique une conception de l’œuvre métamorphose des proportions rythmiques; le troisième terme). L’histoire de la musique un enchaînement harmonique de Purlieu... adéquation de ce gel aux différents degrés /1. Emmanuel Nunes, «Grund», dans Emmanuel Nunes, Grund, Minnesang, Pierre-Yves Artaud, flûte (I), Groupe vocal de France (II), d’art en tant qu’organisme vivant. S’il suivit, les registres, souvent discontinus, que légitime de tels renvois, en raison de son Une biographie qu’il convient de prendre de mobilité de telle ou telle autre dimension, Michel Tranchant, dir. (II), CD Adda, 1990, n° 581110, p. 9-10. à Darmstadt, les séminaires de Pousseur Beethoven dota d’une fonction structurelle; cheminement non linéaire: dans l’évolution au sens strict: non pas le triste bavardage mènent, entre ces dimensions, à une sur les techniques électroniques, avant de les résonances enfin, dans l’allongement de la modalité, puis de la tonalité, coexistent autobiographique, mais l’écriture de la vie. transformation profonde des rapports se rendre auprès de Stockhausen à Cologne, d’événements harmoniques et mélodiques toutes les tendances, selon un «dosage De Stockhausen, Nunes retient la « forme de force, dont l’un des aspects les plus http://brahms.ircam.fr Nunes situe les fondements de son art suscitant d’autres rapports. Des références différent». Dawn Wo reprend ainsi l’effectif ouverte». Comme les derniers quatuors importants est la mutation de responsabilité Ce texte sera publié dans son intégralité dans l’étude de Bach, des trois musiciens à la tradition romantique, de Schubert du Kammerkonzert de Berg, mais sans de Beethoven ou certaines sonates d’une dimension à une autre, en ce qui sur Brahms, base d’informations en ligne de la seconde école de Vienne, et de l’ouvrage à Mahler, émergent dans 73 Oeldorf 75 – II, les solistes, certains de ses enchaînements de Schubert, la forme s’écoute in statu concerne leur rôle dans la concrétisation sur la musique contemporaine développée théorique de Boulez Penser la musique utilisant des extraits de La Belle Meunière, rythmiques étant déduits des Trois Pièces nascendi, presque inconsciente de soi, de ce que j’ai appelé la portée téléologique à l’Ircam. aujourd’hui. du Quintette à cordes D. 956 et de la Sonate pour violoncelle et piano – indépendamment et fait rythme, moment d’émergence, du geste musical1 », écrit Nunes, chez qui

_18 _19 UNE ŒUVRE

À L’OCCASION EN TEMPS RÉEL DU 30E ANNIVERSAIRE Cette œuvre s’inscrit dans la continuité des recherches que mène Patrice Hamel sur DU CENTRE POMPIDOU l’appréhension des différents signes répertoriés : symboliques, iconiques, indiciels... ET DE L’IRCAM, et leur dépendance réciproque.Elle appartient à la série des Répliques où se réalise la conjonction du conçu, du perçu et de l’in situ. Les interventions de Patrice Hamel, pré- L’INSTITUT ACCUEILLE sentes sur la verrière de la Gare du Nord ou la façade du marché Saint-Quentin, ren- SUR SA FAÇADE voient à des visions et lectures multiples, jouant sur l’illusion, l’apparence, la dispari- UNE ŒUVRE tion. Cette Réplique, faisant intervenir des signes en un jeu de miroir, suspendue entre EN NÉONS BLANCS l’intérieur et l’extérieur du bâtiment, s’illumine à l’occasion des grands rendez-vous de ET REFLETS l’Institut, stigmatisant ainsi le moment de l’événement contemporain, l’espace d’un ins- DE PATRICE HAMEL, tant. PLASTICIEN. PATRICE HAMEL

EN TEMPS RÉEL RÉPLIQUE N° 36, Plasticien, il est également scénographe, metteur en scène, concepteur-lumière et théori- VERSION N°1 , 2006 DE PATRICE HAMEL cien. Pour la création d’un opéra, il a collaboré notamment avec le compositeur Marc- André Dalbavie.Théoricien de la sensation et des relations image-musique, il enseigne la scénographie à l’École nationale supérieure des arts et des techniques du théâtre depuis 1998 et publie des textes à lectures multiples. www.patricehamel.org

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ART & LANGUAGE / MEL RAMSDEN ET MICHAEL BALDWIN / SIEDBRUCK, 50X35CM

Fondé en 1968 par Terry Atkinson, Michael Baldwin, David Bainbridge et Harold Hurrell, Art & Language a regroupé jusque trente artistes. Aujourd’hui Michael Baldwin, Mel Ramsden et Charles Harrisson continuent à œuvrer dans le cadre de ce groupe. Les travaux conceptuels et critiques d’Art & Language ont exploré tous les médias et tous les supports, depuis les textes, qui jouent un rôle majeur dans leur production, jusque la peinture. Le thème de la cartographie est présent dès leurs premières créations.

_20 EN TEMPS RÉEL RÉPLIQUE N° 36 VERSION N°1

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MUSIQUE ET GÉOPOÉTIQUE PAR KENNETH WHITE

Analysant tour à tour l’utopie et l’exotisme, Kenneth White esquisse dans cet essai poétique, écrit spécialement pour l’Étincelle, les contours d’une musique géopoétique.

u’est-ce que l’utopie? C’est suite au sein de la même conti- quête n’a rien d’ethnologique, ni Qune projection imaginaire nuité historique: ces nouvelles d’ethnoculturel. Il n’est pas parti vers un ailleurs à partir d’un état possibilités supposent au contraire pour rencontrer l'autre, il est parti de réalité ressenti comme une rupture de la continuité his- en «exote», afin, en s’aliénant, en contraignant et mortifère. C’est torique, à savoir une différence déployant ses sens et sa pensée à un espace situé en dehors du cau- qualitative.» travers des terrains inconnus, de chemar de l’histoire, qui permet Ces nouvelles possibilités ont, à se (re)trouver lui-même autre. évidemment à l’esprit de s’alléger mon sens, leur lieu, non dans une L’ethnoculturel, la référence exo- (la musique elle-même n’est-elle utopie, dont les projections ne se tique, s’efface. La géographie cul- pas une utopie abstraite?). On dégagent jamais complètement turelle devient une idéographie pense, évidemment, en termes de du statu quo ante, mais dans ce intellectuelle. En poussant l’exo- discours, à l’Utopia de Thomas que j'appelle une atopie. L’atopie More, au Nulle Part (Erewhon) de se situe en dehors des «topiques» L’utopie ne rompt Samuel Butler, au «socialisme du discours courant. Chez Aristote, jamais complètement utopique» de Charles Fourier, le mot atopos est l'équivalent le cordon ombilical etc. Mais si le mot continue à faire d’«absurde». Étymologiquement, avec l’histoire ; partie du vocabulaire d’une cul- «absurde» signifie «en dehors l’exotisme, par contre, ture contemporaine où tout se mêle de l’ordre» (abs ordine). Mais il y a va vers l’ethnoculturel à tout dans un confusionnisme ordre et ordre. Dans les Dialogues géographique. total, s’il continue à «faire rêver» de Hume, on peut lire ceci: «Il certains esprits, comme d'autres n’est pas exclu que la matière tisme jusqu’à l’extrême, Segalen notions analogues, mais nette- puisse contenir un ordre tout aussi retrouve l’«au-delà» du «divers» ment plus creuses, telles que complexe et puissant que celui de dans l’ici-bas local. L’effet d’éloi- «principe d’espérance» ou «réen- l’esprit.» Nous nous situons là aux gnement renouvelle la vision du chantement du monde», voilà bases de la géopoétique. La géo- proche. Là encore nous sommes longtemps que, dans le contexte poétique est l’esthétique de l’atopie. sur le terrain de la géopoétique. Tournons-nous maintenant vers Abordons maintenant plus préci- Qu’est-ce que l’utopie ? l'exotisme. Dans le contexte de la sément la question de la musique.

C’est une projection modernité tardive, l’exotisme a Je l’ai déjà fait dans «La musique PARR/MAGNUM © MARTIN imaginaire vers un pris la relève de l’utopie. L’utopie du monde», une des sections de ailleurs à partir d’un état ne rompt jamais complètement le mon introduction à la géopoéti- de réalité ressenti cordon ombilical avec l’histoire; que, Le Plateau de l’albatros, où comme contraignant l’exotisme, par contre, va vers j’évoque, parmi d’autres, les œuvres mot qui est utilisé en mathématiques ou en chimie.» Et, ajouterai-je, être dans le cosmos sans être sur et mortifère. l’ethnoculturel géographique. Les de Satie, de Busoni, de Russoli, de en poésie – en pensant, évidemment, à la phrase fondamentale de terre. C’est le cas de Stockhausen. enrichissements passagers dans et de Glenn Gould. Ici je Rimbaud (un de ces poètes, rares, qui ne séparent pas poésie et pensée, Il entend le cosmos uniquement de l’art chercheur et de la pensée le domaine de l’art sont évidents, voudrais tenter une autre approche. et qui savent qu’à la base de toute poétique puissante, il y a la prose du en termes astronomiques. Il écrit, exigeante, il n’a plus du tout répertoriés et catalogués. Mais Il y a quelques années, Karlheinz monde): « le lieu et la formule. » si je puis dire, la musique des sphè- cours. Même en sociologie, un pour trouver un courant de pen- Stockhausen, qui venait d’écrire Attardons-nous ici un moment, afin de mieux entrer dans le territoire res, ou des étoiles, Sternklang, alors domaine considérablement plus sée plus profond, il faut suivre des un texte de présentation d'une de géopoétique, avant d'en découvrir le mouvement, la scansion et la tonalité. que, plus «terre à terre», j’entends fourre-tout, il est tombé en désué- pistes plus ardues. Prenons Victor ses œuvres, rencontra Pierre «Je n’ai jamais trouvé de lieu où je me sente véritablement chez moi, dit plutôt Steinklang (la musique des tude. Il y a déjà quarante ans Segalen qui, voulant sortir d’un Boulez dans un couloir de l'Ircam. Stockhausen. Le cosmos entier est ma demeure.» C’est pour cela que pierres). parut, à Berlin, le livre d’Herbert contexte standardisé, uniformisé, «Nous avons un problème avec Stockhausen fait de la Cosmic Music. C’est cela qui fait sa grandeur. Avant que l’on ne prenne cet atta- Marcuse, La fin de l’utopie, où l'on part chercher le «divers» à tra- ton mot “formule”, lui dit Boulez. Mais sa déclaration cosmique me laisse sur ma faim, et l’analyser me chement au lieu terrestre pour une peut lire ceci: «Les nouvelles vers le monde: Polynésie, Chine, On ne peut pas utiliser ce terme permettra de mieux cerner la notion de musique géopoétique. restriction, une limitation, je me possibilités d'une société humaine Tibet... Mais, si Segalen, encore en musique. Tu veux sans doute Que le cosmos soit, mieux qu’une référence, un milieu général, c’est hâte de citer la définition aristotéli- et de son milieu ne peuvent plus un peu naïf, a été de prime abord dire “forme”, je suppose. » À quoi certain. Avant de parler de géopoétique, j’ai parlé moi-même de cienne du lieu tel que l’on peut le être conçues comme le prolonge- attiré par «l’autre», il est, au fond, Stockhausen répondit: « Je tiens biocosmopoétique. Mais, à part la lourdeur du vocable, le fait est que trouver dans sa Physique: « Il est ment des anciennes, comme leur de plus en plus conscient que sa absolument à “formule”, ce même sur la terre, on est nécessairement dans le Cosmos, tandis que l’on peut difficile de dire ce qu’est exacte-

_26 _27 EN BREF ÉDiTO UTOPiA-EXOTiCA PROSPECTiVES DU STUDiO AU JARDiN

ment le lieu. Le lieu est un empla- Pour le moment, je me contente de citer, comme cement, mais il a aussi une puis- approche tâtonnante d'une musique géopoético- INDES WAGNÉRIENNES sance. La puissance du lieu est atopique, cet extrait de mon poème «Fin août sur la LA PART D'UN RÊVE étrange, et elle est antérieure à côte»: toutes choses. Il faut dire aussi J’écoute, j’accueille ENTRETIEN AVEC JEAN-CLAUDE CARRIÈRE qu’il y a un lieu du lieu et ainsi (un matin, fin août) indéfiniment.» la musique du paysage: La musique géopoétique serait vent du large donc l’expression de cette puis- qui voile le vallon de Goaslagorn Librettiste de Wagner Dream, Jean-Claude Carrière revient sur sance infinie. de brusques rafales de bruine sa collaboration avec le compositeur anglais Jonathan Harvey Que des éléments de géopoéticité vols d’oiseaux vagissants et sur l’imaginaire indien. ENTRETIEN RÉALISÉ PAR FRANK MADLENER ET existent dans la musique telle au-dessus des champs GABRIEL LEROUX qu’elle a été pensée et pratiquée à jeunes bouleaux KENNETH WHITE travers le temps et l’espace, c’est aux troncs à peine givrés certain. On pourrait multiplier les qui chuchotent dans la pluie Poète, écrivain et essayiste exemples depuis le chamanisme sapins hirsutes et rauques sur l’horizon FRANK MADLENER & GABRIEL LEROUX: Quel a été le point de Or, si l’une des premières idées qui nous est venue écossais, Kenneth White vit primitif jusqu’aux symphonies le long du rivage départ de Wagner Dream ? Est-ce né à partir d'un projet a été la mort de Wagner, il m’a semblé qu’il ne fal- en France depuis plus de trente (toutes les îles sont noyées de brume inabouti de Wagner? lait pas qu’il meurt tout de suite. Il fallait prolonger ans. Inventeur du concept de Après avoir repéré mais l’écume les ourle l’instant de la mort, et faire de cet instant le sujet de géopoétique, il est le fondateur l’espace géopoétique, d’un grondement muet) JEAN-CLAUDE CARRIÈRE: Le point de départ de cet opéra l’opéra. C’est un opéra qui dure un instant. Jean- de l'Institut international il faut évidemment une mouvance, une inconstance vient de Jonathan Harvey. Il est venu me le propo- Luc Godard disait à propos du film d’Ingmar de géopoétique. l’étudier, il faut une bruyante turbulence: ser un jour. Pour être tout à fait honnête, je ne Bergman, Cris et chuchotements, qu’il se passe dans le travailler, il faut masses de sons désordonnées savais pas que Wagner avait eu un projet durant sa un battement de paupières. Cette idée m’a suivi se travailler pour être percées de cris aigus vie de composer un opéra d’après une histoire tout au long de cet opéra. Wagner Dream, c’est le Publications à son diapason. ou une vague qui se brise d’origine bouddhique. Il faut être assez calé pour dernier souffle de Wagner. Une fois cela établi, il ESSAIS sur un rocher gravé par la glace savoir ça et encore plus pour l’imaginer. C’est quel- fallait trouver tout un ensemble de petits moments ///L’Esprit nomade (GRASSET, 1987), archi-structurées de Beethoven. (ce lieu ne se prête pas que chose de tellement surprenant que, dès le dans l’opéra où l’on revenait à Wagner, à Cosima et ///Hokusaï ou l'horizon sensible - Mais on n’en a pas tiré toutes les aux sympathies ni aux symphonies début, cette idée m’a plu. À ce moment-là nous à tous les personnages historiques mais qui eux ne Prélude à une esthétique du monde conséquences et toute la logique. à une quelconque harmonie: n’avions pas la moindre direction de travail. voient pas ce que Wagner voit. (TERRAIN VAGUE, 1990) Pour qu’un espace devienne un le temps varie sans cesse Simplement Jonathan avait écrit un synopsis de ce ///Le chemin des crêtes, champ du possible, il faut qu’il et du complexe centré de Ploumanac’h que pourrait être l’histoire de Prakriti. F.M. & G.L.: Dans cette configuration, le spectateur est avec Stevenson dans les Cévennes soit nommé. Comme le dit à la pointe du Dourven dans l’esprit de Wagner... (ÉTUDES ET COMMUNICATION ÉDITIONS, 2005) Nietzsche dans Le Gai Savoir: le relief est rude) – Dans l’opéra on a affaire RECUEILS DE POÉSIES «Qu’est-ce que l’originalité? pourtant il y a là à une dramaturgie simultanée. J.-C.C.: Totalement, d’un bout à l’autre. Il y avait ///Limites et marges C’est voir quelque chose qui n’a quelque chose comme une musique même une chose à laquelle on avait pensé, mais (MERCURE DE FRANCE, 2000) pas encore de nom, qui ne peut dans la pluie grise Nous avons commencé à travailler ensemble, et qu’on n'a pas gardée : c’est de faire réagir Wagner à ///Le passage extérieur encore être nommé, bien que et les cris aigres l’idée de la mort de Wagner, des derniers jours de la musique de Jonathan Harvey. Il faut toujours (MERCURE DE FRANCE, 2005) cela soit sous les yeux de tous. et le vent Wagner à Venise, s’est imposée assez vite. Et une autre essayer de tourner en dérision ce que l’on fait. ///Un monde ouvert (GALLIMARD, 2007) Tels sont les hommes habituel- qui voyage dans les ciels changeants idée: ce chef-d’œuvre inconnu, lui était offert Donc à un moment la musique s’élève et Wagner se lement, qu’il leur faut d’abord quelque chose comme dernier cadeau, un cadeau double, l’accom- demande ce que c’est que cette musique. Il la un nom pour qu’une chose leur qui comble l’esprit plissement de sa vie et aussi la possibilité de mieux déteste. On ne l’a pas conservé, mais quelque chose soit visible. Les originaux ont été au-delà de toute mesure mourir, de ne pas mourir dans la fureur, dans la de cela est resté qui nous a beaucoup amusés. Parce Institut international le plus souvent ceux qui ont qui répond colère, dans la déception et l’amertume. Ce double de géopoétique: donné des noms aux choses. » à ses plus hautes exigences: cadeau me plaisait énormément. À partir de cette Ce qui m’a intéressé c’est de me http://www.geopoetique.net/ Après avoir repéré l’espace géo- refusant les équations trop faciles trame, bien entendu, les difficultés commencent. demander comment Wagner aurait poétique, il faut évidemment se riant des questions inutiles. ■ Il y a une chose qu’on ne trouve que dans l’opéra et réagit à une musique d'inspiration l’étudier, il faut le travailler, il qui me passionne, c’est sa dramaturgie particu- indienne. faut se travailler pour être à son lière. D’ordinaire, dans une pièce de théâtre ou diapason. dans un film, une scène en remplace une autre, une qu’en réalité, on fait cadeau à Wagner de la musique scène succède à une autre en la supprimant. C’est de Jonathan Harvey. Ce que je viens de dire pourrait ce que l’on peut appeler une dramaturgie succes- Sans même encore parler de l’Inde, tout ce que je constituer le prélude à tout un sive. Dans l’opéra, on a affaire à une dramaturgie voyais se dessiner m’offrait la perspective de tra- réseau de recherches et de créa- simultanée. Il peut y avoir des restes de la scène vailler sur une œuvre entièrement nouvelle. Et, tions. Ce sera peut-être la «révo- précédente dans la scène qui se joue et quelques très étrangement, le bouddhisme y arrivait. Cette lution» (reformulation) musicale fois même deux scènes voire trois ensemble. À la histoire-là, je la connaissais très bien, d’une part de demain, susceptible de donner fin des Noces de Figaro, combien y a-t-il de person- pour avoir travaillé sur le Mahabharata, d’autre part à la musique à la fois un nouveau nages qui chantent ensemble, chacun suivant, si avec le Dalaï-Lama. C’est une des raisons pour les- fondement et un nouvel élan. j’ose dire, sa propre partition. Pour un dramaturge quelles Jonathan est venu me voir. On s’est donc c’est fascinant. mis à travailler et j’ai repris le texte écrit par

_28 _29 Jonathan pour lui donner une forme théâtrale. En F.M. & G.L.: Et votre Inde, que vous avez écrite et décrite J.-C.C.: Je voyage pour travailler. Quand je suis allé en de notre premier voyage nous l’avons vu dix-sept même temps, Jonathan, comme il est naturel qu’un dans vos ouvrages, est-elle aussi une Inde imaginaire? Inde, c’était pour adapter le Mahabharata. J’y suis fois, à chaque fois joué par des écoles différentes. Il compositeur le fasse, me donnait des indications allé pour travailler dans les écoles de théâtre, de y a des conteurs. Il y a des chanteurs. Il y a des pour accommoder le texte. Dans cette collabora- J-C.C.: Je crois que toutes les Indes sont imaginaires, danse et de musique indiennes. Parce que la ques- magiciens. C’est cette immense variété qui nous tion, il y a une chose qui m’a plu, c’est qu’il m’a même pour les Indiens. Si on essaye de trouver une tion qui se pose est celle-ci : quelle doit être la part intéressait. Nous y sommes allés sans aucune idée demandé d’écrire une ballade. Ce qui ne vient pas réalité en Inde on est perdu. On ne la trouvera pas. de la source originale? Dans le cas du Mahabharata: préconçue, simplement en connaissant bien l’his- du registre bouddhique. C’est un des points qui Comment cette démocratie fonctionne-t-elle depuis quelle est la part de l’Inde ? La part de l’Inde dans le toire. Ensuite, il fallait rapporter tout cela, en gar- nous a beaucoup rapprochés. soixante ans avec trois mille langues différentes, avec texte, dans la mise en scène, dans les costumes, etc. dant quelque chose de l’Inde. Et c'est ce que disait des coutumes différentes d’un village à l'autre ? Ce C'est pareil pour Carmen de Bizet. Quelle est la part Peter Brook, à savoir, qu’il fallait que le spectacle F.M. & G.L.: Le rapport de Wagner au bouddhisme a-t-il qui la fait tenir, c’est l’imaginaire. L’Inde d’un de l’Espagne ? Faut-il même qu’il y ait une part puisse s’appeler le Mahabharata. Il ne fallait rien joué un rôle important dans la manière de concevoir son Indien est imaginaire, elle est faite de mythologie d'Espagne? C'est une vraie question. Les Espagnols, négliger des différents niveaux qui le composent, personnage ? et de légendes. C’est une Inde imaginaire, recom- par exemple, ont mis au premier rang des livres depuis la Bhagavad-Gîtâ jusqu’à la farce la plus posée, imaginale aurait dit Corbin. parlant de l’Espagne le Gil Blas de Lesage. Buñuel grossière. J.-C.C.: Wagner a connu le bouddhisme à travers Je n’ai fait que suivre le mouvement. Quand j’ai disait que ce livre est parfaitement espagnol. Schopenhauer. Il en a recueilli certains éléments, transposé le Mahabharata pour le théâtre, il y avait F.M. & G.L.: De même, il faut que Wagner Dream puisse mais surtout il a voulu faire un des moments où il fallait inventer quelque chose. F.M. & G.L.: Pourtant vous avez ressenti le besoin d’aller être un rêve de Wagner. opéra à partir de l’histoire de Par exemple, quand il est dit : « Il lui donne le en Inde... Prakriti. C’est surprenant quand secret de l’arme d’extermination.» Au théâtre, il J.-C.C.: Absolument. Et dans le cas de Wagner Dream, on connaît le reste de l’œuvre de faut montrer comment. J’ai donc inventé une scène J.-C.C.: Pour chercher cette part de l’Inde. Ce que l’on il fallait éviter deux pièges. Le premier aurait été de JEAN-CLAUDE CARRIÈRE Wagner qui, pour nous, est totale- où ce secret est figuré. Et tous les Indiens l’ont voulait savoir avec Peter Brook, c’était comment faire une œuvre qui soit de vénération absolue au ment enracinée dans une mytho- accepté comme si cela venait de l’Inde. C’est par était interprété le Mahabharata aujourd’hui ? Dans bouddhisme. On ne va pas au théâtre, ou à l’opéra, Dramaturge, Jean-Claude Carrière logie de l’Europe du Nord. Or, l’imaginaire qu’on se rejoint. tel État, dans telle tradition, dans telle école... C’est par devoir. Et l’autre, au contraire, aurait été de se a approché quasiment tous les tout à coup, il se déplace pour très varié. Qu’est-ce qu’on en choisit ? Il y a un épi- servir de Wagner et du bouddhisme comme d’un modes d'écritures. Scénariste, aller dans une tout autre tradi- F.M. & G.L.: Est-ce que chez vous le détour par l'Inde a sode qui s’appelle «La mort de Jayadratha». Au cours tremplin pour faire son numéro. ■ essayiste, également metteur en tion, quasiment inconnue en creusé un écart? scène et acteur, il a notamment Europe avant Schopenhauer. Ce travaillé avec Pierre Étaix, Luis qu’il connaissait du bouddhisme J.-C.C.: L’écart que nous constatons d’abord, c’est Buñuel, Milos Forman, Andrzej on peut le deviner. Mais la ques- l’absence de transcendance. C’est très frappant. Ce Wajda, Louis Malle, au cinéma, tion à laquelle nous n’avons pas n’est pas pour rien que le bouddhisme est né en Jean-Louis Barrault et Peter Brook de réponse c’est : que connais- (avec lequel il a adapté sait-il de la musique indienne ? Je crois que toutes les Indes le Mahabharata), au théâtre. Ce qui m’a intéressé c’est de me sont imaginaires, même pour demander comment Wagner les Indiens. Si on essaye de trouver aurait réagi à une musique d’ins- une réalité en Inde on est perdu. piration indienne. Une musique On ne la trouvera pas. Romans, récits et essais qui, en plus, jusqu’à aujourd’hui ///La Controverse de Valladolid (1992 ) ne s’écrit pas. Inde. C’est une tradition sans dieu. Qui en vient ///La Force du bouddhisme: Mieux vivre finalement à dire que la vraie prière c’est celle qu’on dans le monde d'aujourd'hui (ENTRETIENS F.M. & G.L.: Ce qui est intéressant, s’adresse à soi-même. Et ça, c’est une des choses qui AVEC LE DALAÏ-LAMA, PLON, 1996) c’est que la musique électronique est quelque part se retrouve dans l’opéra. Si tu pries, ///Dictionnaire amoureux de l’Inde (PLON, de ce point de vue assez similaire, prie-toi toi-même. La première phrase de Bouddha 2001) elle qui ne se “lit” pas. que toutes les écoles ont reprise au cours des siècles, ///Les Mots et la chose (PLON, 2002) c’est : « Attend tout de toi-même. » Ils n’ajoutent ///Les Fantômes de Goya J.-C.C.: Il y a quelque chose dans pas comme nous le faisons, « le ciel t’aidera ». Nous (AVEC MILOS FORMAN, PLON, 2007). l’électronique qui ne s’écrit pas. ajoutons le ciel ! On parle de vibration, on parle de Le rapport à la transcendance a une incidence réelle résonance, on parle du traite- sur la manière de concevoir le théâtre. Ainsi, notre ment sonore, etc. Mais comment théâtre, à nous occidentaux qui sommes hantés par l’écrire ? Je me souviens toujours le transcendant, est réaliste. Il est traversé par le de ce que m’avait dit un musicien spectre du réalisme. Il se réfère constamment à la indien. Il disait qu’il avait passé réalité. À l’inverse, en Chine, au Japon ou en Inde, le de longues années de formation théâtre est toujours codé et n’est jamais une repré- avec un « gourou », qui lui avait dit : il faut d’abord sentation de ce monde-ci. On va au théâtre non pas que tu cherches un son et un seul. Ça peut prendre pour voir un acteur mais pour voir un mythe. des mois. Quand tu as ce son, tu en fais une corde dans l’air. Tu te représentes cette corde, et ensuite F.M. & G.L.: Vous avez écrit Le Dictionnaire amoureux de tu fais des nœuds. Et il y a là quelque chose d’essen- l'Inde. N’y a-t-il pas là quelque chose qui tient d’un exo- tiel dans la musique indienne qui, on le voit, se tisme de désir, et cette possibilité du désir n’est-elle pas figure mais ne s’écrit pas. la force du dramaturge?

_30 _31 EN BREF ÉDiTO UTOPiA-EXOTiCA PROSPECTiVES DU STUDiO AU JARDiN

En deux siècles d’existence, les petits cahiers d’exercices destinés à la pédagogie instrumentale que l’on avait nommés ÉTUDES D'AUJOURD’HUI. «Études » n’ont pas seulement contribué à la démocratisation du piano et à l’invention de la figure moderne de l’inter- prète virtuose. Ils ont aussi engendré des œuvres musicales majeures, de Chopin à Ligeti, et ont ouvert aux composi- UN GENRE D'EXPLORATION teurs des espaces de prospection tous azimuts. Exacerbation de la technicité instrumentale, subversion de la forme, PAR NICOLAS DONIN émancipation du timbre: autant de caractéristiques de ce qui est devenu, au cours du XIXe siècle, un genre musical à part entière. Petits laboratoires pour les compositeurs, outils d'un dépassement de soi pour les interprètes, les études JOËL-MARIE FAUQUET sont porteuses d’un «esprit de recherche », au même titre que les utopies musicales du XXe siècle... le ton prophétique en moins. Joël-Marie Fauquet et Nicolas Donin en proposent une lecture historique et esthétique. directeur de recherche e genre musical de l’étude des problèmes de composition qui en musicologie et en histoire Lreste vivant en ce début de XXIe définiront véritablement l’unité sociale de la musique au CNRS siècle – tout récemment grâce à de chaque pièce. Du pianiste- (Institut de recherche sur (pour piano) ou Enno compositeur Chopin au compo- le patrimoine musical en France). Poppe (pour violon), parmi siteur – mais pianiste amateur – L’ÉTUDE, MISE EN JEU DE LA MUSIQUE Il est l’auteur de plusieurs ouvrages d’autres. Parallèlement, l’effectif Ligeti, les impératifs de l’écriture dont un Dictionnaire de la musique soliste et électronique s’est avéré, ne se confondent plus avec la PAR JOËL-MARIE FAUQUET en France au XIXe siècle. depuis les années 1970, le format puissance créatrice de l’improvi- de musique mixte1 le plus pratiqué sateur. Ils déterminent, ce faisant, (de Stockhausen à Boulez en pas- une nouvelle forme de virtuosité. sant par Stroppa, Maresz et nom- À l’écart de la tradition XIXe et à i l’étude sert à apprendre la musique, de la musique, le piano, produit de la Ce qui n’empêche pas l’étude de s’inté- bre de jeunes compositeurs). En proximité de la modernité pictu- Sque nous apprend-elle sur celle-ci ? facture industrielle, connaît une diffu- grer dans une stratégie de subversion revanche, on chercherait en vain rale, d’autres «études» abordent La question se pose aux compositeurs sion telle qu’elle provoque un dévelop- des formes que nul autre genre ne une tradition d’« études pour la question de la série – reprise du XIXe siècle quand le romantisme, épris pement rapide du professorat et, par pousse si loin. Centrée sur l’explora- soliste et électronique» où la dif- indéfinie d’une figure, d’un pro- d’expression, impose au geste instru- voie de conséquence, de l’édition d’ou- tion du timbre, du rythme, du mouve- ficulté technique à explorer musi- blème, d’un matériau. On peut mental d’atteindre aux extrêmes du pos- vrages didactiques. L’étude bénéficie de ment, elle s’inscrit à l’opposé de la calement se situerait précisément entendre ainsi les Sequenze (1958- sible sonore. cette opportunité. Alors que de nom- sonate et de la symphonie qui « forcent à l’articulation entre l’interprète 2002) de Luciano Berio : chacune Pourtant l’étude n’est pas conçue dans breux recueils offrent à l’exécutant les le temps à s’arrêter par le contenu et la technologie. des quatorze pièces est consacrée ce but lorsque, à la fin du XVIIIe siècle, degrés progressifs d’un apprentissage qu'elles lui confèrent. » (Adorno) Non Pour susciter ce type de croise- à un instrument différent dont elle naît du croisement de la leçon et de qui fixent la typologie du genre (études seulement elle produit elle-même de la ment sans précédent notable elle exploite les possibles orga- l’exercice. Œuvre en marge de l’œuvre, de formation, de perfectionnement, musique (les Caprices pour violon de mais chargé d’histoire, l’Ircam a nologiques et la capacité à conno- elle est un moyen plutôt qu’une fin. Elle de mécanisme, de vélocité, etc.), l’étude Paganini incitent Schumann, Liszt et L’étude de l’instrument s’est transformée passé commande de telles études ter un répertoire. Plus près de ajuste une visée pédagogique à un évolue dans un sens exploratoire qui Brahms à les transposer au piano, sous en étude pour l'instrument. D’exercice, à plusieurs compositeurs. Le fes- nous, (par ailleurs contenu musical dans un format res- l’éloigne de la gymnastique digitale pra- le titre d'études) mais, de façon parfois elle s’est muée en poème. De texte métho- tival Agora en donne à découvrir orchestrateur de trois Études de treint, pour exercer l’habileté de l’exé- tiquéepar Czerny, Hummel, Kalkbrenner dique, elle est devenue prétexte imaginatif. les premiers résultats, avec des Debussy), qualifie ses Assonances cutant et le rompre à telle ou telle diffi- et bien d’autres. Alliant prouesse tech- L’étude de l’instrument Beaucoup d’études qui, par leur aspect œuvres de Gervasoni et de Naón. de «cahiers d’esquisses» lui per- culté. L’Étude pour le piano-forte en 42 nique et ingéniosité instrumentale, elle s’est transformée en étude démonstratif, titres à l’appui, se réclament Comprendre les enjeux esthéti- mettant de se concentrer sur une exercices de Cramer (1804) fait de ce type révèle un type nouveau d’exécutant : le pour l’instrument. du style caractéristique ou pittoresque ques de leur travail suppose de faire idée. de morceau un genre en soi. En revan- virtuose qui, par la démonstration de D’exercice, elle s’est muée introduisent dans le champ composition- retour sur quelques démarches che, le célèbre Gradus ad Parnassum son savoir-faire, doit conquérir la en poème. nel la notion d’œuvre-limite connotée par exemplaires du siècle dernier. ÉTUDES ÉLECTRONIQUES (1817) de Clementi propose au pianiste vertu artistique liée à l’étymologie de le risque. & MÉCANIQUES de quoi établir avec son instrument son nom. L’étude est pour lui, littérale- utopique, elle tend à réaliser la forme L’étude poursuivra son évolution avec une CAHIERS & SÉRIES Les premières compositions réali- une relation réfléchie qui suscite les ment, une mise en jeu. Mise en jeu du des formes : les vingt-quatre études exigence inventive sans aucune conces- L’usage veut que l’on pense les sées avec l’outillage des studios de corps révélée par l’attention que les opus 10 et 25 de Chopin se succèdent sion à l’effet et souvent en répondant études par cycles (comme le note radiodiffusion, après la deuxième L’étude, si elle n’est pas critiques accordent aux capacités phy- en un cycle qui explore à la fois les à des sollicitations introspectives, chez Joël-Marie Fauquet) ou encore guerre, étaient souvent baptisées destinée exclusivement siques ou aux caractéristiques physio- combinaisons de sonorités, de rythmes Scriabine, par exemple. Dans les Douze par cahiers. Lorsque Ligeti publie « études ». Cinq études de bruits au piano, se focalise sur logiques : objet de transcendance, la et d’expression propres aux différentes études de Debussy, dédiées à la mémoire en 1985 un recueil de six Études (Schaeffer), Études de Boulez et cet instrument nouveau musique est d’abord un travail, le travail tonalités ; les Douze études dans tous les de Chopin, le prétexte didactique donne pour piano, il le sous-titre «Premier de Barraqué, bientôt Elektronische dont Liszt dira qu’il est de l’instrument qui est aussi, pour tons mineurs op. 39 d’Alkan constituent le change à un esprit spéculatif d’une livre », s’inscrivant programma- Studien de Stockhausen: toutes « l’assimilateur puissant l’exécutant, un travail sur soi-même : il une vaste constellation qui enchâsse exceptionnelle intuition novatrice. tiquement dans la lignée des Douze ces réalisations témoignaient, de toutes les musiques ». s’étudie en étudiant et construit ainsi une symphonie et un concerto ; les Étudier l'étude revient moins à retracer études pour le piano de Debussy par leur projet, d’un processus son individualité d’interprète, alter Douze études d’exécution transcendante l'évolution de la pédagogie instrumentale (en deux «livres»). Debussy, quant d’appropriation technique, d’une formes d’écriture les plus élaborées. ego du compositeur. En assumant une de Liszt représentent l’aboutissement que celle de la musique tout court dans ses à lui, faisait signe vers les études traduction de l’ingéniosité musicale Les pièces que renferme ce corpus, telle responsabilité, il met également d’un cheminement dont le point de tendances prospectives les plus neuves. de Chopin. Si ces deux composi- en ingénierie; par leur titre, elles sans porter le nom d’études, en sont en jeu son rôle d’acteur social. départ, à près de trente années de dis- teurs assignaient à chaque étude se réservaient une certaine neutra- pourtant de véritables. Le statut de l’étude est paradoxal puis- tance, sont des Études pour le piano- le labourage d’un point particulier lité esthétique initiale face à un On l’aura compris : le genre, s’il n’est que, oscillant entre rationalité et sub- forte en quarante-huit exercices dans tous de technique pianistique, Ligeti univers sonore que les pionniers pas destiné exclusivement au piano, se jectivité, application et dépassement, les tons majeurs et mineurs. Ce corpus a une démarche un peu différente: eux-mêmes hésitaient à nommer focalise sur cet instrument nouveau calcul et imagination, il permet au rassemble les principes d’une poétique les spécificités idiomatiques de «musique». dont Liszt dira qu’il est « l’assimilateur musicien de s’affranchir de façon radi- de l’effet mesurant la force d’une image l’instrument et les limitations À travers cette extension, le genre puissant de toutes les musiques ». cale et spectaculaire sans le libérer de ou d’un argument littéraire aux res- naturelles de la main servent plu- aurait pu entrer en crise : l’étude Principal agent de la démocratisation la contrainte technique la plus ardue. sources pseudo-orchestrales du clavier. tôt d’aiguillons pour identifier conçue par et pour des machines à

_32 _33 © OLIVIER PANIER DES TOUCHES/DOLCE VITA TOUCHES/DOLCE DES PANIER © OLIVIER

sons atteint son auditeur sans aucune (*1962) et Luis Naón (*1961). Dans re-création par la virtuosité d’un inter- Altitude, la première étude pour alto et prète. Mais cet apparent paradoxe nous électronique de Gervasoni, l’instru- NICOLAS DONIN rappelle simplement que l’étude, avant ment est pleinement lui-même et l’in- d’être éventuellement l’objet de travail terprète jongle sans cesse entre les Musicologue à l’Ircam. d’un instrumentiste, est d’abord l’abou- deux cordes les plus éloignées (cordes Il anime l’équipe Analyse tissement d’une période d’étude (de la de do grave et de la aigu) ; avec Solitude des pratiques musicales lutherie) pour le compositeur... puis Similitude, l’électronique prend (Ircam-CNRS). Il est l’auteur Pensons aux Studies for de plus en plus d’importance au point de nombreux articles sur (1948-1992) de , de mettre en crise la correspondance la musique contemporaine, admirées par Ligeti. Ces piano rolls entre le son produit et l’instrument l’histoire des pratiques d’écoute pour piano mécanique semblent producteur de son. Quant aux Caprices et d’analyse musicale depuis d'abord faire exploser les limites de pour violon et pour clarinette basse de la fin du XIXe siècle, l’analyse virtuosité auxquelles les pianistes Naón, ils sont certes l’aboutissement musicale d’interprétation. humains nous ont habitués; mais il s’agit d’une sérieuse phase d’étude du logi- bien plutôt pour le compositeur d’ex- ciel Modalys2 (ici exploité à la fois dans plorer sans relâche les capacités expres- la préparation des sons de synthèse et sives exceptionnelles d’un instrument dans le traitement en temps réel de sous-estimé, jusqu’alors dépourvu d’un l’instrument soliste). Mais ils se réfè- répertoire propre. rent en même temps à la tradition pyrotechnique des Caprices de Paganini, NOUVEAUX TERRAINS dont ils retiennent les effets d’obstina- Pour les compositeurs du siècle dernier, tion – d’une façon d'ailleurs non exempte l’«étude», contrairement à la «sonate» d’humour, à travers leur insistance sur ou au « concerto », n’aura pas été seu- la figure du virtuose dans l'arène. ■

lement un genre musical hypercodifié /1. Musique associant des parties instrumentales et des parties élec- troacoustiques (sons enregistrés sur bande magnétique et/ou traite- par l’histoire. Elle aura été, tout autant ment du son « en temps réel », au fur et à mesure de son exécution). /2. Logiciel de synthèse du son par modèles physiques, créé et déve- voire davantage, un terrain – friche, loppé par l'équipe Acoustique instrumentale à l'Ircam. terrain vague, parfois terre vierge – pour expérimenter le rendement musical d’une technologie donnée. Surdétermination historique, ouverture à l’imprévisible par un processus d’ex- périmentation : on retrouvera ces deux dimensions dans les études récem- ment composées par Stefano Gervasoni

_34 EN BREF ÉDiTO UTOPiA-EXOTiCA PROSPECTiVES DU STUDiO AU JARDiN

Une avant-première, ouverte au public, du jardin sonore aura lieu le vendredi 8 juin à 18h30 à l’emplacement du futur jardin.

«Nous avons aussi des maisons pour les sons; là, nous essayons tous les sons, et mettons en évidence leur nature et leur mode de génération. Nous avons des gammes et des accords que LE JARDIN SONORE vous ignorez, marchant par quart de ton, et des glissades entre des notes encore plus rapprochées. Pareillement, divers instruments de musique de vous inconnus, dont certains ENTRETIEN AVEC JEAN-LUC HERVÉ sont plus doux que tous ceux que vous avez. Des cloches et des clochettes aussi, délicates et douces. Nous savons produire des sons faibles de telle sorte qu'ils apparaissent comme graves et forts. De la même façon, les sons très forts, nous pouvons les faire apparaître comme faibles et aigus. Nous faisons des trémulations et des trilles à partir de sons qui dans leur premier En 2009 devrait être inauguré le jardin de la cité des arts, jaillissement sont uns et entiers. Nous reproduisons et imitons tous les sons articulés et les situé à la croisée des quais de la Seine et de la rue des lettres, ainsi que les cris et les chants des quadrupèdes et des oiseaux. Nous avons certains Nonnains d’Hyères. Commande de la Mairie de Paris, réalisé instruments capables de seconder l'ouïe: posés sur l'oreille, ils augmentent grandement la par l’agence d’architectes paysagistes Arpentère, ce jardin capacité auditive. Nous avons encore, dus à notre art, divers échos surprenants, qui renvoient sonore sera entièrement musical dans sa conception. En la voix plusieurs fois et, en quelque sorte, la lancent en l'air. Certains répercutent la voix en avant-première, le compositeur Jean-Luc Hervé, nous en révèle l'amplifiant; d'autres la rendent stridente, tandis que d'autres encore la renvoient plus grave. les principes et les plans. ENTRETIEN RÉALISÉ PAR GABRIEL LEROUX Il en est même qui répercutent les phrases en en ayant modifié certaines lettres ou certains sons articulés. Nous avons enfin des moyens pour transporter les sons dans des conduits et des tuyaux, y compris sur de longues distances et sur des trajets sinueux.» [...] Francis Bacon, La Nouvelle Atlantide (1623), Flammarion, 1995, p. 127. GABRIEL LEROUX: Quelles ont été les contraintes liées à l’en- les bruits d’eau sont dans le même registre sonore vironnement, notamment sonore, du jardin? Et comment que ceux de la circulation, et peuvent ainsi à la fois y avez-vous répondu? les masquer et servir de transition. À partir de ce bruit d’eau, pas à pas, au fil de la pénétration dans JEAN-LUC HERVÉ: Le contexte sonore du jardin est le jardin, sera construite l’œuvre musicale. On pas- principalement constitué des bruits issus de la cir- sera donc d’un environnement réel et urbain à un culation. environnement naturel, puis composé et musical. De cette manière, le jardin ne sera pas un espace e r clos sur lui-même, dont il suffirait de franchir le G. L. : Avez-vous conçu un itinéraire musical particulier et seuil pour se soustraire à la réalité sonore urbaine. fixé? C’est seulement progressivement, en s’enfonçant dans le jardin, en suivant un itinéraire, dans l’espace J.-L.H.: Il y a un cheminement sonore et musical et dans l’écoute, que nous serons conduits vers un idéal. Toutefois, il n’est pas possible de tout déter- ailleurs musical. miner dans le jardin, et de forcer les promeneurs à suivre un chemin précis. En revanche, on peut les inciter à suivre un itinéraire plutôt qu’un autre, et à adopter un rythme de marche. Dans certains jardins japonais, par exemple, la construction des allées est conçue de telle sorte qu’elle dicte la façon de marcher. C’est ce qu’on appelle le choix du pas. Selon la taille des pierres, petites ou plus grandes, et leur disposition, la mar- t u che sera différente. Le promeneur fera de petites ou grandes enjambées, avancera plus ou moins vite. Et cela a un impact aussi sur la manière de percevoir l’environnement. Tout n’est pas encore décidé pour ///Localisation du jardin /e/Emprise du jardin/r/Jardin de l’Hôtel le jardin sonore, mais c’est une piste sur laquelle d’Aumont/t/Parking de la CIA/u/Square A.Schweitzer/// j’aimerais vraiment travailler. /// Le jardin sonore (projet) //// Un autre facteur qui influence la marche est la pré- Il m’a semblé qu’il était essentiel de ne pas s’oppo- ///Simulation des ballades sonores (projet)/// sence de certains éléments naturels, comme l’eau. ser au contexte sonore, mais qu’il fallait plutôt G. L. : Y a-t-il des étapes sonores? On a tendance à suivre l’écoulement de l’eau. Il y aura essayer d’établir une continuité entre cet environ- formé musicalement par émergence de gestes musi- dans le jardin des petits ruisseaux qui inciteront le nement et l’œuvre. Il ne s’agit pas d’intégrer les J.-L.H.:Il y a quatre étapes. D’abord le bruit extérieur, caux qui constituent finalement une véritable œuvre promeneur à suivre leur direction. Mais le jardin bruits de l’environnement dans le jardin, mais plu- qui est supplanté, tuilé, par un bruit naturel, celui musicale. Chaque étape correspond à un type sonore sera aussi organisé en plusieurs zones, et il tôt de concevoir une transition entre ces bruits et de l’eau. Il s’agit toujours d’un bruit, mais qui évoque d’écoute : l’écoute fermée, dans la rue, à l’extérieur sera tout à fait possible de choisir son itinéraire, et des sons musicaux. Le bruit urbain sera d’abord déjà un ailleurs. Ensuite, ce bruit se transforme en du jardin ; l’écoute passive, quasi inconsciente, du de commencer par la zone de son choix, sans que mélangé puis progressivement supplanté par un une texture musicale avec tout un travail sur la bruit naturel d’eau ; l’écoute globale, diffuse, mais l’ensemble ne perde sa cohérence. C’est là une dif- bruit naturel, le bruit de l’eau, non seulement pour matière sonore. La dernière étape consiste à passer déjà active de la texture sonore ; enfin, l’écoute férence importante avec un concert donné dans évoquer la Seine toute proche, mais aussi parce que de ce fond sonore à quelque chose de beaucoup plus musicale qui est une écoute concentrée, focalisée. une salle. Dans un concert, l’itinéraire (l’ordre des

_36 _37 morceaux) est fixé, et on ne peut en l’année, selon les heures de la journée, selon le aucun cas le modifier. Il n’est pas temps ensoleillé ou nuageux, des versions diffé- JEAN-LUC HERVÉ possible de commencer un concert rentes de l’œuvre. On peut imaginer par exemple par la fin. Là, c’est possible. que les rythmes deviennent plus lents le soir, les Musicien, il a étudié timbres plus harmoniques en été et plus bruités en l’électroacoustique G.L.: Avez-vous conçu la «texture hiver. De cette manière, les promeneurs n’auront et l’orchestration au Conservatoire sonore» et la musique pour s’inté- jamais la même expérience musicale selon qu’ils national de région de Boulogne, grer et interagir avec l’environnement viennent à telle ou telle période de l’année ou de la puis la composition avec naturel? Et comment évoluera-t- journée, selon qu’il fait beau ou pas, etc. Emmanuel Nunes et elle ? au Conservatoire national G. L. : Comment avez-vous imaginé le dispositif technique supérieur de musique de Paris. J.-L.H.: Nous ne sommes pas ici de l'ensemble ? En 1993, il compose Intérieur dans une musique de sons Rouge, remarquée au festival «fixés». Il s’agit d’une musique J.-L.H.:Prenons par exemple le centre du jardin, qui Nuove Sincronie de Milan, qui évolue, où l’on n’entend est l’endroit le plus abrité des sons extérieurs: il y a qui le fait connaître. jamais la même chose. Le dispo- un bassin autour duquel les gens pourront s’asseoir. sitif informatique permettra une C’est là que la musique sera la plus construite et la Autres pièces musicales recomposition permanente de la plus développée. La musique diffusée sera focalisée Envol (1992-1994) musique. Ce n’est pas pour sur l’étendue d’eau. De sorte qu’on aura l’impression Les deux Infinis (1993) autant une musique aléatoire. Il y que la musique sort, émerge, du bassin. Ciels (1994) a en quelque sorte une partition Les dispositifs techniques doivent précisément Presque du feu (1995) électroacoustique, qui sera actua- permettre d’aboutir à ce type d’illusion, afin que Le temps scintille (1996) lisée en fonction de l’environne- ment atmosphérique. Le maté- riau de l’œuvre sera différent selon l’heure de la journée, la saison, la luminosité, de la même manière que les chants des PROJET RÉALISÉ PAR ARPENTÈRE oiseaux, que l’on peut entendre MARIE FRANCE dans un jardin, ne sont pas les ET THIBAULT DE METZ, mêmes en été et en hiver, le FESTiVAL AGORA 9 JUiN 15 JUiN RENCONTRES PAYSAGISTES matin ou le soir. L’idée est donc EXOTiCA : VERS L’ORiENT I L’ESPACE : LiCHTUNG D.P.L.G., MAÎTRE D’ŒUVRE de réaliser une œuvre musicale , JONATHAN HARVEY, EMMANUEL NUNES MUSÉE DU QUAi BRANLY KARLHEiNZ STOCKHAUSEN, Ensemble intercontemporain 6 JUiN qui se comporte comme un orga- MAURO LANZA CiTÉ DE LA MUSiQUE «Le travail en collaboration nisme vivant, réagissant aux musik Fabrik LES GRANDS TÉMOiNS 15, 16 ET 17 JUiN avec Jean-Luc Hervé nous a permis variations de son environne- EXOTiCA : VERS L’ORiENT II d’enrichir le jardin d’un cinquième JAPON : EXOTiCA ment. ///Dispositif technique au niveau du bassin musical: la musique , JONATHAN HARVEY, iRCAM sens, celui de l’écoute, Pour chaque point de diffusion, émerge du bassin /// MiSATO MOCHiZUKi, CLAUDE ViViER Cinéma muet en concert MiSATO MOCHiZUKi 8 JUiN et de construire des volumes 6 AU 24 JUiN 2007 Orchestre Philharmonique une partition de la séquence élec- de Radio France KENJi MiZOGUCHi ATELiER aptes à recevoir un cheminement troacoustique est composée. Sa l’on retrouve dans le jardin un effet de nature MAiSON DE RADiO FRANCE Ensemble Contrechamps Karlheinz Stockhausen AUDiTORiUM DU LOUVRE musical. Le jardin se compose structure musicale, les situations magique. La présence de l’œuvre musicale réactive 11 JUiN 6 JUiN 12 JUiN de deux niveaux, l’un donnant 17 JUiN musicales qui la constituent et doit donner au jardin un caractère mystérieux, OUVERTURE : UTOPiA LE BALLET ÉLECTRONiQUE COLLOQUE sur les quais, l’autre ouvert sur leurs évolutions, les gestes sono- quasi magique. Pour cela je m’inspire de l’expérience PAROLES Nouveaux paradigmes pour l’informatique VALERiO SANNiCANDRO, RAPHAËL CENDO/OLiViA GRANDViLLE, DE STEFANO GERVASONi musicale la façade de l’Hôtel d’Aumont. res, les textures, rapports de des jardins japonais. Au Japon, la nature est habitée EDGARD VARÈSE ANDREA ViGANi/YUVAL PiCK, 12, 13 ET 14 JUiN Notre propos est de constituer une Ensemble intercontemporain HÈCTOR PARRA/FRÉDÉRiC LESCURE, L’Instant Donné nuances, tout cela est rigoureuse- par les Kamis, esprits se cachant dans les pierres, iRCAM épaisseur végétale qui accueille ment organisé. En revanche, les les arbres et les ruisseaux. Ici, le dispositif technique CENTRE POMPiDOU ET iRCAM Jeune Ballet et étudiants musiciens ATELiERS DU FORUM du CNSMD Lyon « Recherche et création » 7 JUiN 19 JUiN des événements sonores invisibles, notes, les timbres et les durées est pensé pour produire cette impression, cette iRCAM 15 ET 16 JUiN dans l’allée couverte par exemple. précises sont changeants. Les illusion. Ce que je veux, c’est établir une relation EXOTiCA iMPROViSATiONS NUNES 14 JUiN JOURNÉES MUSiQUE LAB 2 La végétation haute dans le jardin variations feront ainsi entendre forte entre les individus, les promeneurs, et le lieu, MAURiCiO KAGEL Ensemble Recherche ANiMA iRCAM 20 JUiN bas permet une écoute à hauteur toujours la même pièce mais avec grâce à la musique et au dispositif. Du coup, le dis- MUSÉE DU QUAi BRANLY ATELiER , HÈCTOR PARRA, 22 JUiN d’oreille. Lorsqu’on se rapproche des couleurs, des vitesses à chaque positif ne doit pas être visible, mais caché, de sorte JONATHAN HARVEY, Autour de , Pierre Jodlowski 8 JUiN de la façade de l’Hôtel d’Aumont, fois différentes. qu’en faisant disparaître totalement tout objet TREMPLiN 22 ET 23 JUiN HYMNEN Garth Knox, Pierre Strauch LEiLEi TiAN, MiCHAEL JARRELL, la végétation basse et fleurie forme À partir de la partition, l’œuvre technologique, le visiteur aura la sensation d’être JOURNÉES PROFESSiONNELLES iRCAM MATTHiAS KRÜGER, VALERiO MURAT, un tapis sonore nous invitant sera réécrite en permanence par dans un environnement naturel et dans un envi- KARLHEiNZ STOCKHAUSEN Le métier de réalisateur en informatique Lia Rodrigues, Gérard Fromanger, CARNET D’ÉTUDES : JONATHAN PONTiER ■ musicale à pencher l’oreille vers les fleurs.» l’ordinateur, celui-ci réagissant, ronnement magique. Didier Deschamps, DANSE & MUSiQUE Ensemble intercontemporain iRCAM via des capteurs de luminosité, Ballet de Lorraine LUiS NAÓN, STEFANO GERVASONi, CENTRE POMPiDOU une horloge interne et une sta- LUCiANO BERiO, , 23 ET 24 JUiN 01 44 784816 / www.ircam.fr PROJET DE JARDiN SONORE JEAN-SÉBASTiEN BACH, GYÖRGY LiGETi, tion météo installée dans le jar- BELÀ BARTÓK, THOMAS HAUERT WAGNER DREAM JEAN-LUC HERVÉ din notamment, aux variations Alain Billard, Laurent Korcia, OPÉRA DE JONATHAN HARVEY de l’environnement. On enten- RUE DES NONNAiNS D’HYÈRES Geneviève Strosser, Chrysa Parkinson Ictus dra donc, selon les époques de CENTRE POMPiDOU THÉÂTRE NANTERRE-AMANDiERS

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