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Summer 7-1-2019 Camp de Thiaroye ou la déconstruction du mythe colonial par le truchement de la langue française Maurice Tetne Mr. University of New Mexico - Main Campus

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Maurice Tetne Candidate

Foreign Languages and Literatures Department

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Approved by the Thesis Committee:

Pim Higginson, Chairperson

Stephen Bishop

Walter Putnam

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CAMP DE THIAROYE OU LA DÉCONSTRUCTION DU MYTHE COLONIAL PAR LE TRUCHEMENT DE LA LANGUE FRANÇAISE

BY MAURICE TETNE

PREVIOUS DEGREES

B.A., AFRICAN LITERATURE AND CIVILIZATIONS M.A., AFRICAN LITERATURE AND CIVILIZATIONS

THESIS

Submitted in Partial Fulfillment of the Requirements for the Degree of

Master of Arts

FRENCH

The University of New Mexico Albuquerque, New Mexico

July, 2019

ii

ACKNOWLEDGMENTS

I thank my committee members, Professor Pim Higginson, Professor Stephen Bishop, and Professor Walter Putnam, for their valuable recommendations pertaining to this study and assistance in my professional development.

I extend my gratitude to Dr. Marina Peters-Newell and Professor Pamela Cheek for their constant support, training and guidance.

To Elvine Bologa, Eva Sanchez and Evelyn Harris, staff members of the Department for their dedication and support.

iii

CAMP DE THIAROYE OU LA DÉCONSTRUCTION DU MYTHE COLONIAL PAR LE TRUCHEMENT DE LA LANGUE FRANÇAISE by Maurice Tetne

B.A., African Literature and Civilizations, University of Douala, 2012 M.A., African Literature and Civilizations, University of Yaoundé 1, 2014 M.A., French, University of New Mexico, 2019

ABSTRACT

The history between and Africa has been peppered with numerous irregularities and crimes. Senegalese filmmaker Sembene Ousmane’s film Camp de Thiaroye (1988) returned to this painful story of the Thiaroye tragedy. That film chronicles the criminal massacre by the French of returning Senegalese soldiers. The latter, having sacrificed themselves for

France during WWII, demanded treatment and compensation equal to their French counterparts. Interestingly, one of the significant details of this film is the multitude of languages and “patois” that the various African soldiers speak. At the same time, the lingua- franca, a kind of “pidgin” called Français-, is simultaneously a demeaning “baby-talk” used by the French to speak to the African soldiers and serves, once co-opted by the infantrymen, as a weapon of resistance. Indeed, it is my argument that with the complex politics of language in the film, Sembene turns French against itself, thereby signaling the crimes of the colonial power and their lingering legacy. Complicating matters, Francophone African literature and films are not only noteworthy for their use of various vernacular and/or local versions of French but as the meeting place of various local “African” languages that also interact in complex ways with the language of colonialism, modifying it and absorbing it equally. This is one of those aspects that Sembène significantly highlights in Camp de Thiaroye where language becomes an instrument of anti-colonial struggle. By their alleged misuse of the

French language, African soldiers manifest their rejection of this language which is for them a symbol of oppression.

Keywords: Language, Colonization, Deconstruction, Fluctuation, Myth, Power.

iv

TABLE OF CONTENTS

INTRODUCTION………………………………………………………………...1

CHAPTER 1 DÉPLOIEMENT DE L’ARMATURE LINGUISTIQUE……………………...14

CHAPTER 2 ENTRE TENSION ET DEMYSTIFICATION………………………………33

CHAPTER 3 MOSAÏQUE DE LANGUES ET COHABITATION LINGUISTIQUE…………..50

CONCLUSION …………………………………………………………………..64

REFERENCES …………………………………………………………………..66

v

1

Introduction

En 1988, Sembène Ousmane retrace la tragédie largement oubliée par l’histoire de Thiaroye au Sénégal. En Novembre 1944, des soldats Africains débarquent à peine de France et sont installés dans un camp de transit où ils sont sensés percevoir leur solde de guerre avant de regagner leurs domiciles respectifs. Doucement mais progressivement, un climat de tension va s’installer dans le camp et les revendications des soldats africains vont se résoudre par un carnage. Au-delà du film et de l’image, Sembène Ousmane dans ce long-métrage se sert d’un certain nombre d’outils pour, à sa manière, décontenancer le mythe colonial. La France présente en Afrique depuis des décennies a entretenu dans l’esprit collectif l’illusion d’une toute- puissance à travers son implantation et son expansion sur le continent. Devenue la « mère patrie », elle entretiendra son hégémonie par la violence. Sembène ébranle toutes ces conceptions à leur base. La langue française devient alors l’outil de référence dont il va user tout au long du film. En même temps que le scénario s’étend sur la discorde de Thiaroye, le cinéaste met en phase le comique et le tragique pour engager la question de la langue. Le personnage-acteur du Caporal-chef Diarra est essentiel dans ce rôle, car il incarne non seulement un "rejet" de la langue française, s’exprimant dans une langue saccadée dénuée de style et de forme, mais paradoxalement, il s’exprime parfaitement en Allemand. Sembène semble vouloir démystifier le Français comme langue (et avec lui toute l’architecture coloniale qu’il incarne ou représente) et lui proposer une antithèse qui puisera à la fois dans la langue de

2 l’ennemi allemand et dans la mosaïque des langues africaines dont chacun des soldats africains se fait l’ambassadeur. Le présent travail explore l’usage de la langue française, qui s’affirme dans ce long-métrage comme un instrument de lutte anticoloniale. La manière dont la langue française apparaît dans le film démystifie et déconstruit l’imaginaire colonial au fur et à mesure que les scènes s’enchaînent et que la tension monte. Sembène semble se servir d’un instrument un peu inattendu pour contester l’ordre social régnant. Le mérite de cette démarche est que l’ironie, l’humour et l’autodérision dont le film est chargé pourraient bien faire passer inaperçu la solide revendication qui se cache derrière. Ce travail plonge donc au cœur du Français dit tirailleur pour découvrir comment il devient un outil de déconstruction du mythe colonial et comment d’autres langues en usage dans le film contribuent à construire une échelle de valeur où les hommes peuvent traiter d’égal à égal.

Camp de Thiaroye a fait date et de nombreux critiques de cinéma et critiques littéraires s’y sont intéressés. Kenneth W. Harrow (l’un des critiques de cinéma africain les plus importants des dernières décennies) oppose une vive critique à Sembène. Son travail consiste en majorité à interroger les faces cachées dans les chars qui enflamment le camp à la fin du film. Pour lui, il n’y a aucun doute que c’est une volonté chez Sembène de garder le mystère sur l’identité des pilotes des chars. Il aurait ainsi voulu aggraver le cliché colonial qu’il ne cesse de dépeindre tout au long du film en présentant les noirs oppressés et les blancs oppresseurs :

The fact that soldiers in the tanks were themselves Senegalese is not an

insignificant detail, nor is Sembène’s decision not to identify them. To have shown

them as Africans would have muddied the water of the film in which the opposition

is set up between an oppressive French officer corps, and a nascent unified African

body of ordinary soldiers. (147)

3

Il ne fait aucun doute que l’oppression française a été favorisée par certains africains qui, eux-mêmes, intégrant l’illusion de la prétendue supériorité blanche, se faisaient appeler

évolués par rapport à leurs frères africains qui selon eux ne l’étaient pas. Les Français ont dès lors trouvé en eux terrain fertile pour l’annexion de leurs compatriotes. Rien de surprenant que qu’il y ai des africains aux commandes des chars qui ont rasé le camp, mais Sabrina Parent cependant adresse un droit de réponse à Kenneth Harrow, argumentant que Sembène, dans sa progression narrative, s’est suffisamment investi dans d’intenses recherches pour documenter son film. Une lecture comparative du film avec Tragedy at Thiaroye d’Echenberg démontre selon elle que le cinéaste sénégalais s’est suffisamment instruit sur le sujet. De plus, elle lui oppose l’argument selon lequel le travail de l’historien ne saurait être confondu à celui de l’artiste. Pendant que les historiens se préoccupent de descriptions scientifiques qui reflètent au mieux la réalité du passé, les artistes, forts de leur casquette de créateurs, sont dégagés de certaines de ces contraintes. Elle conclue à ce stade:

It would be irrelevant to reproach their [the artists] modifying of reality and call it

falsification. When their objective is clearly to adhere, for the most part, to

narratives provided by historians (who, by the way may themselves be mistaken,

since historiography is a work in constant progress), they obviously manifest a

desire to provide an access to history that historiography or historical textbooks do

not allow. (103)

De plus, elle relève que jamais Sembène n’a eu l’intention d’occulter le fait que certains africains se sont constitués en bourreaux pour leurs frères : « Obviously, Sembene did not intend to hide the troubling fact that Africans shot and killed their African brothers: it suffices to "read" the movie more accurately » (105). Biko Agozino intervient presque dans la même logique, mêlant les deux casquettes de Sembène, celle d’artiste et celle d’activiste pour conclure que ces

4 deux acquis combinés dissipent complètement le mythe selon lequel la pratique culturelle et l’engagement politique devraient être séparés (ce qui dans un sens donne de la légitimité à la critique d’Harrow). De plus, il s’attarde sur la représentation de l’articulation de la race, des classes sociales et du genre dans Camp de Thiaroye, pour conclure en prenant à témoin Walter

Rodney, que les africains ont immensément contribué au développement de l’Europe et ont eu pour récompense en retour le sous-développement (8). Ce manque de reconnaissance peut être tout aussi observable dans Camp de Thiaroye avec le sort qui est réservé à des soldats qui viennent pourtant de porter secours aux alliés pendant la guerre.

À leur suite, David Murphy lui aussi oppose une critique à la lecture de K. Harrow. Il fustige notamment les positions d’Olivier Barlet et Kenneth Harrow qui voyaient dans ce cinéma africain des années 80 une opposition simpliste de l’occident contre l’Afrique, de l’urbain contre le rural, du riche contre le pauvre. Abordant la question des soldats aux commandes des chars, Murphy relève à juste titre le fait que Harrow a sciemment omis de parler des soldats africains qui gardent le camp dans lequel sont embastillés les tirailleurs, scènes sur lesquelles Sembène insiste pourtant à plusieurs reprises : « Harrow conveniently omits any references to the numerous scenes in which Sembene clearly shows that it is African soldiers who are guarding the camp in which the tirailleurs sénégalais are imprisoned » (242). Ceci est d’autant plus flagrant que plusieurs scènes opposent ces deux catégories d’africains, l’une des plus mémorables étant le bras de fer pour la prise du mirador.

Brian Goldfarb de son côté s’étend sur l’égo surdimensionné des officiers français, pour qui les soldats africains sont et resteront de grands enfants quel que soit leur niveau de compétence intellectuelle ou physique. Il souligne également à juste titre le désir fort des français de vouloir maintenir la hiérarchie qui a toujours prévalue, poussant ce désir jusqu’au mépris total de la dignité humaine :

5

French officers infantilize and humiliate the Senegalese infantrymen. Ultimately, the

colonizers’ desire to maintain a strict social and racial hierarchy overrides any

pedagogical notion of abstract ʺhumanʺ development. For the French administration, no

matter what degree of cultural assimilation colonial subjects achieve, they will always

be children. (15)

Graduellement ajoute-t-il, les soldats africains vont se rendre compte qu’ils perdent toute forme de reconnaissance aux yeux de leurs alliés d’hier, et vont organiser entre eux la riposte.

Manthia Diawara, explore le style narratif du film qui, selon lui, mêle suspense et allusion pour faire un compte rendu habile de la confrontation historique entre l’Afrique et l’Europe. Il pousse son analyse pour intégrer l’usage du français-tirailleur en vogue parmi les soldats africains. Selon lui, cet usage de la langue est une réappropriation du français, que

Sembène rend possible en le basculant de l’élite vers le peuple : « Camp de Thiaroye takes the

French language away from the elite and gives it to the people » (15). Il en vient à la conclusion que cet acte est dû, plus à une volonté d’africaniser la langue française qu’à celle de faire croire que les africains sont incapables de parler ce qu’il nomme le français parisien, ʺthe Parisian

Frenchʺ (15).

En supplément à la réflexion proposée par Manthia Diawara, nous soutenons que l’appropriation du Français semble non seulement être un transfert de l’élite vers le peuple, mais aussi et surtout, elle apparaît comme une technique de démantèlement de l’architecture coloniale française. L’édifice colonial ayant surplanté le social, le politique, le culturel africain pour s’ériger en norme et ériger les normes, il est dès lors secoué à sa base par le déploiement d’une multitude de langues qui tendent à le fragiliser en même temps qu’elles fragilisent le

Français lui-même.

6

Cécice Van den Avenne considère l’espace du camp comme une sorte de tribunal où les soldats vont essayer de faire entendre leur voix. Pour elle, Sembène « filme la parole » (113) dans ce plaidoyer où les soldats considèrent l’acte de parole comme élément de restructuration du groupe des grévistes. Elle poursuit que le caractère non conventionnel du français-tirailleur en fait justement la force de frappe qui va mettre à mal la hiérarchie française.

Non conventionnel, non normé1, ce français-tirailleur se voit doté d’un pouvoir de

subversion, il devient en effet progressivement dans le film la langue qui prend à

partie, met à mal la hiérarchie, la langue de la contestation, de l‘affirmation du

collectif, et de ce que l’on peut décrire comme une prise de conscience politique.

Dès lors, ce choix linguistique n’a rien d’ornemental mais est au cœur du projet

critique de Sembène. (114)

De plus, nous soutenons que le rapport n’est pas seulement bilatéral, opposant le

Français conventionnel et le français-tirailleur, mais que ce rapport à la langue fait intervenir plusieurs autres composantes linguistiques au sein du camp. Les langues se rencontrent, cohabitent, se font face ou se déchirent selon les enjeux. La langue française est au centre et il gravite autour d’elle des langues satellites qui semblent brouiller voire fragiliser la perception du français dit standard ou conventionnel. De tous ces frottements la langue française en sort réduite et mise en position de faiblesse tandis que le projet colonial apparait dans toute son horreur. Sembène à sa manière réduit la langue à son expression la plus « dérisoire » pour, à travers l’hilarité, tourner au ridicule l’exploitation française et ses abus en Afrique. Cette logique de dénonciation qui prend appui sur la langue vient comme une tentative de réponse à un débat qui prend source au début du 20ème siècle. Le mythe du nègre parlant (mal) Français

1 Nous pensons que le français-tirailleur répond bel et bien à des normes, puisqu’il a été pensé et schématisé par le manuel anonyme de 1916 comme nous le verrons plus loin. Pour nous, il est non conventionnel puisqu’aucune instance n’a officiellement validé son usage, mais il a des normes inscrites dans un manuel anonyme. L’anonymat voulut cache ici peut-être le côté pernicieux derrière ce projet d’une langue de seconde zone destinés à des sous- hommes. C’est donc une langue non conventionnelle, mais normée.

7 nourrit le racisme de la période coloniale. Cette idée des défiances linguistiques du Noir prend de l’élan quand, un Pierre-François Lardet, découvre une boisson faite à base de banane qui deviendra le Banania.2

La face indélébile d’un soldat noir va ainsi venir s’installer dans l’imaginaire populaire, et il deviendra ainsi, avec son sourire vaguement bête, le symbole de sa race. Cependant, le contexte historique à lui tout seul prédisposait déjà cette figure mythique de la boisson énergisante à faire dire autre chose, car comme le soutient Barthes, « La mythologie ne peut avoir qu’un fondement historique, car le mythe est une parole choisie par l’histoire : il ne saurait surgir de la nature des choses » (182).

L’on comprend dès lors que le glissement entre cette publicité et le relent raciste qui s’en suivra ne relève plus que de l’évidence. Tout prédisposait cette propagande à faire parler d’elle pour des motifs autres que celui du commerce. L’on a ainsi migré vers une signification de second ordre qui, selon Barthes, correspond au terme final du système linguistique, mais qui, dans le système mythique, correspond plutôt au terme initial : c’est-à-dire le point de départ même du mythe. Le mythe du « Sourire Banania » prend son appui sur deux des piliers énoncés par Barthes, en l’occurrence la publicité et la photographie, pour comme il le dit « servir de support à la parole mythique. » (182)

2 Pendant la première Guerre Mondiale des soldats de second ordre appelés tirailleurs Sénégalais sont sélectionnés des pour joindre l’armée Française. Pierre-François Lardet ayant envoyé quatorze wagons remplis de « sa boisson » aux soldats Français, aux rangs desquels se trouvaient ces tirailleurs africains, trouvera un jour l’inspiration de faire de « l’un de ces tirailleurs » le « symbole de la marque Banania. » http://www.banania.fr/lhistoire/

8

Barthes relève ici le pouvoir de l’image en relation avec l’écriture pour conclure que les deux trouvent un point de rencontre important du moment où l’image est parlante : « L’image devient une écriture dès l’instant qu’elle est significative : comme l’écriture, elle appelle aussi

à une lexis. On entendra donc ici, désormais, par langue, discours, parole, etc., toute unité ou toute synthèse significative, qu’elle soit verbale ou visuelle » (183).

Nul doute que le sens et la forme dans ce contexte se sont imposés d’eux-mêmes pour prêter à une lecture de second ordre. On ne peut s’empêcher devant une telle image de reconnaître qu’il s’agit d’une iconographie raciste . Le poète Sénégalais Léopold Sédar Senghor en 1948, brise la glace quand il dira, « Je déchirerai les rires Banania sur tous les murs de

France. […]»3

Ce poème a, dans son temps, attiré la conscience collective devant l’injustice et le sarcasme dont les Noirs de France et d’ailleurs étaient victimes.

3 http://crdp.ac-paris.fr/parcours/elements/pdf/ext1_senghor.pdf

9

Si nous convenons avec Barthes que « Le départ du mythe est constitué par l’arrivée d’un sens. » (196), il devient donc évident que le « nègre Banania » à court ou à long terme ne pouvait que déboucher sur un sens (second), que Barthes appelle méta-langage ou langage second. De plus, nous pouvons nous interroger sur l’expression qui accompagne l’image : ‘’Y’a bon’’. Ce Français approximatif collé au nègre sauvage et barbare qui serait incapable de s’exprimer dans un Français correct, achève d’inscrire au tableau le sarcasme implicite véhiculé par la marque de boisson. Le problème de la race et de l’identité reste et demeure dans le film de Sembène Ousmane. L’on ne peut plus compter les nombreuses victimes liées à cette question. Aujourd’hui encore, le même conflit demeure et rien ne semble avoir vraiment évolué, comme pour rappeler à l’humanité son inhumanité, et son incapacité à résoudre les problèmes liés à l’Humain. Pire encore, les rires banania ont transcendé les murs de France pour s’inscrire sur les murs du Monde, et le sarcasme raciste porté par ce rire banal devient une épée de

Damoclès qui hante les gens dits de couleur. Sembène dans sa stratégie propre a choisi de rire de lui-même. "Y’a bon" s’inscrit dans sa logique comme une arme contre-offensive. Il combat la plaie par la plaie. Pour ce faire, il accepte la plaie, se laisse ronger par celle-ci pour ensuite l’éradiquer. Il semble dans son cas que la véritable liberté s’acquiert au prix de l’autodérision.

Accepter et rire de ses tares apparaît comme un exutoire vers le ciel de la liberté. Ceci a le mérite de rendre le sarcasme nul, car celui qui se moque se trouvera toujours réduit et handicapé quand celui qui fait l’objet de sa raillerie l’accepte et en rit aussi. Une fois cette étape franchie, l’on s’achemine vers la démystification qui constitue la catharsis de l’âme de l’opprimé. Il semble que c’est ce que Sembène fait du français-tirailleur dans Camp de Thiaroye. Loin de se mettre à le dénoncer, il le prend à son compte à travers ses personnages, il l’ingurgite, en rit et ceci lui permet de se réinventer pour mieux affronter le problème. Cette forme d’autodérision désarme l’ennemi français et, alors qu’il est distrait, l’arme fatale est sortie. Cette arme fatale pour notre contexte est constituée par l’ensemble des langues qui vont graviter autour la langue

10 française au sein de ce camp. Le Français est écorché tandis que l’Allemand, l’Anglais, l’Arabe et les langues africaines seront pratiqués dans le respect minimum des exigences de la grammaire et de la syntaxe. Ceci constitue pour nous un déshabillage et une mise à nue de l’autorité coloniale par le biais de la langue.

La démarche théorique que nous nous proposons pour étayer notre analyse du français- tirailleur au sein du camp de Thiaroye est la sociolinguistique. La sociolinguistique comme science « envisage les productions langagières des locuteurs comme conditionnées par des paramètres sociaux précis ».4 Alliant donc la sociologie et la linguistique, elle consiste à mettre le phénomène langagier dans son contexte social pour une meilleure appréhension. Reconnu comme fondateur de la sociolinguistique, Antoine Meillet s’est farouchement opposé à la conception saussurienne de la langue comme un système de signes dont le rapport n’est conséquent qu’en raison de leur interaction avec d’autres faits langagiers. Le cours de linguistique générale de Saussure appréhende de ce fait l’étude la langue « en elle-même et pour elle-même » (317), le sujet parlant étant ainsi mis en retrait total de l’acte même de la parole dont il est pourtant l’émetteur. Antoine Meillet, posant quelque peu les limites de cette démarche, pense que le système de signes dans leur interdépendance ne saurait exclure la composante sociohistorique des locuteurs, étant entendu que la langue se développe et évolue dans un contexte social bien défini. Ainsi, pour Meillet, « Considérée dans la « diachronie », le fait linguistique est un fait historique qui ne se comprend qu’au milieu de faits historiques. »

C’est pour cette raison que, « l’on ne peut faire la théorie des successions phonétiques d’une langue qu’au moyen des rapprochements étymologiques. » C’est aussi pour cette raison que, « la transmission de chaque mot pose un problème particulier, qui doit être étudié à la lumière des faits historiques. » et que « si l’on veut décrire une langue actuellement parlée, on

4 http://uoh.concordia.ca/sociolinguistique/m/module1/co/module1_7.html

11 ne peut le faire qu’en tenant compte des différences qui résultent de la diversité des conditions sociales et de toute la structure de la société considérée. » (35-36)

Vu sous cet angle, en plus d’être éclectique, la démarche sociolinguistique intègre le sujet parlant, producteur de parole et de la langue, son environnement immédiat et l’influence que le contexte social et historique peut avoir sur la pratique de la langue dans un milieu donné.

Il ressort de ces propos que les langues évoluent, et que saisir ce qu’il appelle les « successions phonétiques » requiert de se référer à l’étymologie des mots. Cela dit, la norme dans le domaine de la langue serait une donnée évanescente, instable qui évolue (ou varie) au gré des sociétés et même des habitus. Il renchérit d’ailleurs dans son propos introductif : « une langue ne se comprend pas si l’on n’a pas une idée des conditions où vit la population qui l’emploie ; et l’on ne peut davantage comprendre vraiment une religion ou des usages sociaux sans connaître la langue des hommes qui pratiquent ces usages » (VI). Pierre Bourdieu trouve en la démarche de Saussure un enfermement qui confèrerait au mot un pouvoir qu’il n’a pas :

Dès que l’on traite le langage comme un objet autonome, acceptant la séparation

radicale que faisait Saussure entre la linguistique interne et la linguistique externe, entre

la science de la langue et la science des usages sociaux de la langue, on se condamne à

chercher le pouvoir des mots dans les mots, c’est-à-dire là où il n’est pas ; […] Le

pouvoir des paroles n’est autre chose que le pouvoir délégué du porte-parole, et ses

paroles - c’est-à-dire, indissociablement, la matière de son discours et sa manière de

parler – sont tout au plus un témoignage et un témoignage parmi d’autres de la garantie

de délégation dont il est investie (103-105)

En d’autres termes, le pouvoir de la parole réside dans la force de persuasion que lui confère le sujet parlant (ou porte-parole). Bourdieu reconnait ici que dans le vase clos saussurien de la parole ou de la langue en tant que système, un agent externe (le porte-parole) lui donne de la vigueur par la qualité de son discours. Si l’on convient dans ce cas que le porte-

12 parole lui-même fait partie intégrante d’un espace (la société), le lien devient évident comme chez Meillet que Bourdieu de manière implicite établit lui aussi la trilogie homme-société- langue. La langue se définirait ainsi comme un code, un moyen de communication utilisé par des sujets parlants au sein d’un espace précis. Le sujet parlant est au centre des actions, car c’est lui qui opère toutes les évolutions possibles et observables dans une langue, conditionné lui aussi par son environnement immédiat. Une autre approche orient la langue essentiellement vers le locuteur.

À cet effet, Marina Yaguello parle de la « linguistique des locuteurs », mettant ainsi en avant le rôle émetteur des sujets parlants. Elle pense que « le langage ne saurait être étudié en dehors de toute référence au locuteur, à ce qu’il est, à ce qu’il vit, et que, d’autre part, c’est avant tout à partir de notre expérience de locuteurs que nous sommes à même d’analyser le phénomène langage » (12). Ramené au contexte du, Camp de Thiaroye, la démarche sociolinguistique offre des perspectives dignes d’intérêt sur le plan de la langue. D’abord le contexte historique donne des perspectives non-négligeables pour l’étude du français-tirailleur et de son évolution dans le film. En même temps que la pratique du français-tirailleur dans le contexte colonial chez Sembène apparait comme un instrument de lutte anticoloniale, il nous est possible de ramener cette langue à une composante historique et sociologique qui en fait plutôt un objet de sarcasme plutôt que comme marqueur identitaire de fierté. Le mérite qu’a

Sembène est justement d’avoir pris tout cela à son compte pour s’en servir comme bouclier de défense. Tout se passe comme si la langue a été dans ce dernier contexte réappropriée et codifiée selon d’autres « normes » pour servir de marqueur identitaire. La sociolinguistique, en tant que démarche, nous permettra donc de suivre ce mouvement du français-tirailleur observé en rapport avec la société, l’histoire la manière dont Sembène s’en sert pour ébranler les bases du colonialisme français en Afrique. Pour ce faire il nous importera d’explorer tour à tour dans

Campe de Thiaroye le déploiement de l’armature linguistique, les tensions qui vont permettre

13 par le biais de la langue de déboucher sur une déconstruction du mythe colonial et enfin la mosaïque des langues africaines qui au sein du camp contribuent à un renforcement d’identité linguistique assumée de la part des soldats africains.

14

Chapitre 1 : Déploiement de l’armature linguistique

Le titre du film à lui tout seul (Camp de Thiaroye) est une circonscription de la scène principale des événements. Il y a restriction de l’espace à travers le titre, comme pour dessiner d’emblée la scène des enjeux. Le camp, qui est le théâtre de la révolte, est montré pour la toute première fois sous un angle de prise de vues particulier.

L’on voit ici un filmage en contre-plongée du mirador. La caméra filme depuis un angle inférieur, présentant la tour en plus grand. Cette tour d’observation est le symbole du contrôle, comme nous le verrons plus loin. De plus, les barres du mirador voilent à peine un crépuscule amorcé. Le soleil est en train de se coucher, ce qui pourrait laisser présager (en termes d’hypothèse) de la fin d’une hégémonie ou de la fin d’un mythe. Un autre fait particulier qui complète ce début déjà significatif en symboles, c’est le chant entonné par les soldats pendant qu’ils entrent dans le camp. Alors que la caméra est encore figée sur le mirador avec la sentinelle qui en assure la garde, l’on entend en fond sonore la voix des soldats qui arrivent au loin. Le chant, exécuté en français-tirailleur, est déjà un signal qui est envoyé en prélude à ce que sera la suite des rapports entre les Africains et les Français. Il dit ceci : « Moi engagé militaire, moi

15 pas besoin galons… » Il n’est pas fortuit que ce chant soit entonné pour leur entrée dans le camp. L’image du mirador, le crépuscule, le chant exécuté en français- tirailleur et le message contenu dans le chant lui-même, sont autant d’éléments qui servent de pilier à l’hostilité que

Sembène engage dans sa déconstruction du mythe colonial par le biais de la langue.

L’architecture coloniale (entretenue par un mythe de la prétendue suprématie de l’occident) est comprise ici comme un appareil d’état répressif, légitimé et soutenu par des idéologies diverses qui ont pour but de maintenir le colonisé dans une position d’éternel subalterne. Alice Conklin analyse cet appareil d’état en mettant en lumière le paradoxe entre les démocraties qui se voulaient avancées (citant notamment les Etats-Unis, la France et la Grande Bretagne) et défendaient de idéaux humanistes, et par ailleurs le contre-exemple dont ces mêmes nations on fait montre sur d’autres terres en instaurant la violence. Elle note: « On the crudest level, liberal regimes forcibly "pacified" native peoples who resisted colonization. On a more subtle level, their rule rested on a set of coercive practices that violated their own democratic values.

Colonized persons were designated as subjects, not citizens » (419). C’est cet appareil que

Sembène dans son film essaie d’affronter par le canal de la langue. Tout est fait dès le début pour montrer à l’audience que c’est au prix du frottement que cette déconstruction va s’opérer ; rien ne présage (si on reste sur le plan de l’arme linguistique), et ce sera le cas jusqu’à la fin, d’une cohabitation heureuse entre les deux forces en présence.

Ce français-tirailleur, immédiatement évident dans le chant, et encore appelé « petit- nègre », est né dans des circonstances toutes particulières. Dans un manuel anonyme paru en

1916, ses auteurs conçoivent un parchemin de grammaire dont le but est de permettre aux gradés français de se faire comprendre de leurs hommes de troupes Africains. Maurice Delafosse, administrateur colonial et linguiste de renom, donne à sa manière une description de cette langue et la décrit comme une « simplification naturelle et rationnelle de notre langue si compliquée » (263). Ceci suppose de sa part deux hypothèses pour le moins osées.

16

Premièrement, le Français serait une langue si complexe que les nègres n’y auraient qu’un difficile accès. Pour leur alléger la tâche, ce Français petit-nègre s’avère utile pour ramener les choses à leur niveau intellectuel pas assez façonné pour la grande langue française.

Deuxièmement, Delafosse suggère la supériorité du français sur les autres langues, car jamais on n’a vu (sous le prétexte qu’une langue serait compliquée) dresser un lexique et une syntaxe propres à un autre peuple prétendument incapable de parler ladite langue. Difficile de dégager de l’objectivité de cette démarche qui n’est justifiable ni par la science ni par le bon sens. Dans les préliminaires du fascicule anonyme de 1916, ses auteurs précisent avec soin le rôle et la mission du document qu’ils sont sur le point de publier :

Nous allons essayer de dégager ces règles [les règles du français-tirailleurs]; leur

connaissance facilitera la tâche des nombreux gradés européens versés dans les

troupes noires, leur permettra de se faire comprendre en peu de temps de leurs

hommes […] Pour obtenir de bons résultats en cette matière, il ne faudra jamais

perdre de vue les deux règles suivantes : 1) Désigner toujours le même objet ou

exprimer la même idée par le même mot; 2) Donner toujours à la phrase française

la forme très simple qu’a la phrase dans tous les dialectes primitifs de notre Afrique

Occidentale (5)

Il convient de préciser qu’au nombre des "dialectes primitifs" dont il est fait mention ici, figure en bonne place le Bambara, langue répandue et parlée par bon nombre de soldats issus des pays d’Afrique de l’Ouest. Pour ce qui est du genre, les auteurs du manuel anonyme ajoutent : « pas de genre pour les choses inanimées, considérons que tout est du masculin (cela offre un intérêt pour l’emploi des adjectifs possessifs) » (7). Presque tous les angles de la grammaire sont explorés pour faire émerger ce français destiné à des « sous-hommes ». Enfin, un aspect qui n’est pas des moindres est celui de la syntaxe, car il va nous permettre de mieux

17 appréhender le Français tel qu’il est parlé par les soldats dans Camp de Thiaroye. Le manuel anonyme ajoute pour ce qui est de la syntaxe:

Toutes les langues de l’A.O.F [Afrique Occidentale Française] sont d’une grande

simplicité comme syntaxe. La construction des phrases ne présente ni difficulté ni

variété ; il n’y a ni article ni prépositions et tout se ramène à la forme suivante sans

aucune inversion : sujet, verbe, attribut. Exemple : J’ai acheté le fusil du tirailleur :

Moi (sujet) y a acheté (verbe) tirailleur fusil (attribut) (15)

C’est donc sur cette base honteuse que va se construire le français-tirailleur. L’origine de cette langue ne fait plus aucun doute pour Cécile Van den Avenne quant à son caractère raciste visant la pérennisation de l’hégémonie coloniale. Pour elle, « Ce qui se joue au sein de cette institution particulière qu’est l’armée, à travers ce que l’on peut décrire comme la mise en place d’une politique linguistique, rend donc compte de différentes façons d’envisager l’altérité au sein du système colonial ».5 Sembène, qui a sans aucun doute connaissance de tout ce qui entoure cette langue depuis ses origines, va lui enjamber le pas et la retourner contre l’administration coloniale dans son film.

Pour l’entrée des soldats dans le camp, la caméra propose un angle de prise de vues différent du premier. Le filmage est fait cette fois-ci en plongée, selon un angle supérieur qui permet de voir le mirador de haut, l’entrée du camp ainsi que les soldats entrant au sein du camp et exécutant toujours leur chanson en français-tirailleur.

5 http://journals.openedition.org/dhfles/1115

18

Le cadre qui, selon Marie-Thérèse Journot dans le Vocabulaire du cinéma « délimite la surface matérielle de l’image » (15), offre dans ce filmage un champ bien précis. Nous avons en profil l’entrée du camp et deux guérites qui se font face (dont l’une tourne le dos à la caméra), et en arrière-plan le mirador. Les soldats quant à eux accèdent à l’enceinte du camp en file indienne, passant sous le grand arc décoratif qui fait office de porte d’accès au camp, sous le regard de la sentinelle perchée sur le mirador. Pour Marie-Thérèse Journot,

Le choix du cadre n’est jamais innocent. Plastiquement, il définit l’organisation

formelle de l’image, et ce faisant, il en limite l’accès, car ce qu’il montre, le champ,

est indissociable de ce qu’il cache, le hors-champ […], induisant ainsi une lecture

de l’image dont l’énonciation n’est pas toujours perçue par le spectateur. (15)

C’est dire que le cadre offre au spectateur deux lectures possibles sur le plan visuel. En même temps que l’évidence saute aux yeux par rapport à ce que l’image nous offre, il se cache

également un hors-champ sujet à une interprétation implicite, qui de ce point de vue implique que le spectateur pousse sa réflexion plus loin pour percer l’inavoué du champ. Le hors-champ qui nous intéresse ici, n’est pas le hors-champ visuel, mais bel et bien ce que nous convenons d’appeler le « hors-champ linguistique », qui pourrait être compris comme le sous-entendu linguistique qui accompagne le cadre et le champ que nous propose ce filmage en plongée.

« Moi engagé militaire, moi pas besoin galons… ». Telles sont les paroles qui accompagnent cette scène filmée en plongée. Elles confirment la structure du langage-tirailleur telle que

19 proposée par les auteurs du manuel anonyme de 1916. Faute de verbe, son analyse logique et grammaticale est rendue complexe, voire impossible, puisque le nombre de verbes dans une phrase détermine le nombre de propositions, et ce n’est qu’à ce moment que l’analyse logique est rendue possible. Une forme acceptable de ces propos serait : « Je suis un militaire engagé qui n’a pas besoin de galons ». Son découpage nous donnerait dès lors une proposition principale et une proposition subordonnée relative dont l’analyse dévoile le message centrale

(linguistique) véhiculé par Camp de Thiaroye dès le début du film. La proposition principale :

« Je suis un militaire engagé » est un message envoyé au corps hiérarchique français qui assure

à cette époque la coordination des affaires. Ils veulent signifier aux officiers de Dakar (qui n’ont pas fait la guerre) qu’ils ont le mérite de revenir vivants d’une guerre meurtrière. La subordonnée relative : « qui n’a pas besoin de galons » est un complément d’information signifiant le désintérêt dans leur action militaire. Leur engagement auprès de l’armée française serait donc un acte volontaire et désintéressé duquel ils n’espèrent ni avancement en grades, ni un palmarès quelconque dans l’armée. Plus encore, le contexte colonial aidant, ceci pourrait laisser croire qu’ils affichent ici leur allégeance à l’armée et à l’autorité, contre laquelle ils vont finalement se rebeller. Cette soumission de début ne va pas tarder à se transformer en mouvement d’humeur qui va finalement conduire à la révolte.

Le temps de conjugaison pèse aussi de son poids : « Je suis un engagé militaire » au lieu de « J’étais engagé militaire ». Le présent de l’indicatif pourrait être interprété comme marque de fidélité. Ils ont fini depuis longtemps leur service militaire et certains y ont été maintenus de force comme le dira Diatta plus loin, mais cette situation ne les empêche pas du moins pour ce début de demeurer encore des hommes de troupes disciplinés et conscient de la hiérarchie et du respect propres à l’armée. C’est donc un profil d’hommes disciplinés et désintéressés qui nous est présenté en ce début de film. D’ailleurs, ils sont des soldats rapatriés qui attendent juste de percevoir leurs soldes de guerre pour rentrer chacun dans son pays. Cette profession de foi

20 ouverte qui les dégage de toute ambition militaire est un des points essentiels qui vont leur permettre de revendiquer leur pécule de la manière forte, allant jusqu’à l’indiscipline plus tard, chose intolérable dans l’armée.

Eustase Grammont et Albert Hamon, parlant de l’analyse grammaticale pensent que « la proposition principale est la partie essentielle, indispensable de la phrase. Elle tient sous sa dépendance une ou plusieurs propositions subordonnées qui ne font que compléter ou préciser sa signification » (72). La précision justement qui est faite par la subordonnée relative ici, sert de marqueur d’une indépendance surtout linguistique, qui va poser les bases de la déconstruction que nous allons observer tout au long du film de Sembène. Ce message est passé en français-tirailleur pendant qu’ils entrent dans le camp. La sentinelle qui observe depuis le mirador, les soldats assimilés6en position de garde-à-vous qui les regardent passer, ainsi que les officiers français ont là un message codé que pour l’instant aucun d’eux ne peut déchiffrer. La langue dans ce cas précis sert d’instrument de cryptage dont Sembène use pour planter le décor linguistique de sa révolte. D’entrée de jeu, il nous offre des indices sur les rapports de force qui vont animer la vie du camp. Il y a pour l’instant une tension encore voilée, mais des indices perceptibles nous sont offerts pour progressivement lever le rideau sur le mystère de cette révolte qui va se construire autour de la langue. Ainsi, les filmages en contre-plongée et en plongée dans les deux scènes sus-décrites, encadrés à chaque fois par le chant des soldats, en ce début de film, marquent comme en présage le cercle autour duquel va se dérouler la symphonie funèbre de la langue française. L’espace du camp, cercle clos, constitue le champ d’action où l’hostilité linguistique va s’engager et déboucher sur une explosion dans tous les sens du terme. En même temps que les soldats s’activent en entrant au sein du camp, il se dresse de manière assez évidente une atmosphère hostile, si l’on se fie à ce cadrage, qui joint image et

6 Nous utiliserons ce terme dans le cadre de notre travail pour désigner les soldats africains qui se dressent contre la troupe des grévistes ou qui sont simplement au service des officiers de l’armée française.

21 paroles. Ceci nous amène à interroger le rapport de Sembène à la langue, aussi bien dans sa production littéraire que dans sa production cinématographique.

Tobias Warner passe en revue les rapports de Sembène à la langue, spécifiquement au début des années 60. Il s’évertue à montrer la grande volonté de Sembène de s’affranchir du

Français, tout en démontrant que la rupture radicale pour le cinéaste s’est avérée être une mission impossible. Son engagement dans le cinéma (après un succès évident dans la littérature

écrite), répondant à un besoin d’atteindre un public plus large, est également considéré selon lui comme une tentative de réponse au problème de langue. Toutefois, le résultat est autre que celui espéré par Sembène lui-même, qui s’est retrouvé contraint à jouer sur le terrain du compromis : « But instead of producing a move from one language to another, Sembène began a shift of a medium » (193). Du Wolof au Français et du Français au Wolof, l’on surfe apparemment sur une vague instable où la rupture radicale s’avère impossible, en même temps que le parfait mariage se veut improbable. Warner tente de ce fait une comparaison des versions wolof et française du film Le Mandat. Au lieu de déboucher sur une transition plate et rigide, l’auteur note que Sembène a été contraint à des renégociations « Re-negociations » (199) dans un ensemble de contraintes qui finalement allaient permettre de déboucher sur quelque chose de significatif. Dès lors, il pose une question pour lui essentielle : « The question then is not

"what was lost in translation ?" but rather "how might the requirement to translate have framed in advance which aspects of the script would translatable and which could be lost?" » (199).

Selon lui, la version française du film, sensée être significative a plutôt brouillé le contenu. La bande sonore, le bruit de la circulation, le bourdonnement des foules, ces aspects qui accompagnent la prestation des acteurs dans la version wolof, se trouvent ternis dans la version française, avec pour résultat comme il le reconnaît que « The French version is full of strange, awkward silences […] The actors perform as if they are reading the French script, rather than as persons embedded in a social world » (201). Il se pose ainsi la question de la socialisation

22 du sujet pensant avec son environnement et par rapport à la langue. Si les acteurs prestant en

Wolof se meuvent avec aisance, épousent leur rôle ainsi que leur environnement, c’est bel et bien dans ce cas parce qu’ils s’expriment dans une langue qui leur permet de s’épanouir en tant qu’êtres. Une fois les mêmes scènes tournées en Français, ils se sentent comme dépossédés de quelque chose, s’exprimant dans une langue qui n’est pas la leur, vivant ce virement comme une dure épreuve pour les sens, et les répercussions sont telles qu’ils agissent comme des personnes téléguidées. Ils jouent désormais un rôle au sens plat du terme, tandis qu’en Wolof ils le vivent plutôt.

Au bout de sa réflexion, Warner conclue que pour Sembène, il se pose dès ses premières heures en tant que cinéaste le souci non pas seulement du mot juste, mais celui d’un engagement franc avec ses interlocuteurs, lequel est basé sur un besoin surtout de se bien faire comprendre :

As Sembène describes it, this search for the ‘right word’ is not a struggle to say

what he means, alone; it is rather a struggle to be heard well, to situate himself

and his interlocutor. This intersubjective dimension of speaking, rather than

language ‘choice’, seems to be the aspect of the language issue that Sembène

wrestled with the most throughout his initial turn to filmmaking. (206)

Ceci suggère que pour Sembène, le besoin de se faire comprendre aura été en soi un défi

plus grand que celui du choix de la langue. En d’autres termes, le comment dire aura été son

combat majeur dans ses premières heures comme cinéaste, surpassant de fait le dire.

Cette conclusion est intéressante pour notre lecture de Camp de Thiaroye. Si à ses débuts, Sembène est dans une logique d’intersubjectivité où il entame un dialogue franc avec son interlocuteur, deux décennies plus tard après Le Mandat, lorsqu’il commence le tournage de Camp de Thiaroye, sa logique semble être tout autre. Au lieu de s’engager dans un tête-à- tête avec l’autre et exprimer son désir d’être bien compris, il préfère jouer en terrain « ennemi ».

En d’autres termes, il semble jouer la carte d’une contre-offensive linguistique, qui consiste à

23 pénétrer la langue de l’autre (qu’il connaît et manipule bien par ailleurs), pour la retourner contre elle-même.

Au sein du camp, la langue française cesse d’être l’instrument colonial culturel de soumission, pour être une arme dont les colonisés vont se servir pour ‘se bien faire entendre’.

C’est ce qui pourrait expliquer le choix du français-tirailleur par les soldats grévistes quand il faut plaider leur cause auprès du Général Français. Ainsi, la marche des soldats entrant au camp et leur chanson apparaissent comme le lever de rideau pour la mise en scène de la mort de la langue française au camp de transit de Thiaroye.

Dans la même logique du dévoilement du décor linguistique, figure en bonne place un autre chant qui, à observer de près, est révélateur du climat de tension qui va opposer les

Africains et les Français.

Ce chant, exécuté cette fois-ci en langue wolof (14min 00 sec) dit ceci :

Guaal gangi rabbi, [Le bateau s’en va]

Guaal gangi rabbi, [Le bateau s’en va]

Eulleuk souba teil dinagn deim [Demain matin nous serons au Sénégal]

Le chant est exécuté alors qu’ils viennent de poser leurs valises au camp et qu’en groupes, les uns prennent leur douche tandis que d’autres font leur lessive. Un des soldats fait le soliste tandis que le reste du groupe reprend en chœur le refrain sus-mentionné. L’on pourrait ici questionner la pertinence d’un tel chant alors qu’ils sont bel et bien en terre Sénégalaise. Les deux premiers vers (Le bateau s’en va) évoquent l’idée de la traversée ou de la déportation. La traversée ou bien la déportation prend son sens selon l’événement historique considéré. D’abord en tant qu’esclaves et ensuite en tant que soldats enrôlés, les africains ont connu respectivement la déportation, puis la traversée. Tandis que la première se fait dan un contexte brutal et forcé qui verra bon nombre d’esclaves mourir dans les soutes des bateaux, la seconde se fait de

24 manière plus ou moins confortable avec une relative liberté pour les soldats, mais vers un destin tout aussi inconnu et potentiellement mortel que celui de l’esclavage avec ses champs de canne

à sucre et de coton. À chaque fois, le mouvement se fait à sens unique, de l’Afrique vers l’ailleurs. Toutefois, le mouvement pour une première fois se fait dans le sens inverse selon le chant, ce qui nous conduit au troisième vers : Demain matin nous serons au Sénégal. Ils sont pourtant déjà au Sénégal. Une première hypothèse d’analyse pourrait laisser croire que ce chant

était en vogue parmi les soldats qui, dans leurs moments difficiles au combat ou en captivité dans les camps nazis, l’exécutaient pour se donner des raisons d’espérer encore en la vie.

En effet, les historiens s’accordent pour dire que les conditions de détention des africains dans les camps de concentration étaient des plus rudes. Il est donc possible que ce chant ait été un chant d’espoir qui servit à nourrir en eux l’espérance de fouler un jour à nouveau leur terre natale. Exécuter ce chant au sein du camp de Thiaroye, toujours dans la foulée de cette première hypothèse laisserait penser qu’ils le font pour se rappeler les moments difficiles passés en

Europe, expérience mêlée de tristesse et d’une certaine satisfaction, maintenant qu’ils sont rentrés sains et saufs. Une autre lecture possible, celle qui est la nôtre, est que ce chant peut

également être compris sous le couvert de l’approche linguistique que nous voulons faire de

Camp de Thiaroye. Dans la logique du déploiement de l’armature linguistique, ce chant exécuté en Wolof sert également de signal d’alerte au forces coloniales sur place. L’historienne Armelle

Mabon, qui a consacré une partie de sa vie à démonter le mensonge de la France sur la question du massacre de Thiaroye et à réclamer justice pour les descendants des soldats massacrés, a travaillé au projet d’une bande dessinée dédiée à ce sujet. Dans cette BD intitulée Morts par la

France : Thiaroye 1944,7 elle explique que c’est au camp de concentration que les Africains

7 Il est important de préciser que la BD porte les noms de Patrice Perna pour le scénario et de Nicolas Otero pour les dessins. Armelle Mabon elle-même est personnage de la BD, et c’est elle qui conduit le lecteur dans ses différentes recherches, archives, interviews de personnes ressources etc. Cet ouvrage joue donc sur l’exactitude des faits, et sur le sérieux des allégations. Armelle Mabon en tant qu’historienne, par endroits nous livre en copie exacte (et non plus en bande dessinée) certains documents d’archives pour étayer son propos. C’est ainsi qu’elle nous montreras un rapport de la croix-rouge de l’époque des faits, l’acte de décès d’un des tirailleurs massacrés à

25 ont pris conscience que les êtres humains sont égaux, car souligne-t-elle « la pomme qui leur

était servie était aussi servie aux Français » (30). En plus de cela, ils seront comme stupéfaits devant la maltraitance dont les officiers français feront l’objet, et cela va être pour eux l’élément déclencheur d’une prise de conscience du monde et surtout de la politique coloniale menée par la France en Afrique. C’est cet éveil d’esprit que les Français tolèrent mal et qu’ils vont se résoudre de réprimer par le carnage de Thiaroye ; de ce constat, Armelle Mabon conclue à cet effet par la bouche d’une de ses sources que « c’est peut-être ce qui a provoqué le massacre de

Thiaroye » (31). C’est donc pour sauver la face et ne pas se montrer vulnérable devant des sujets que la France avait orchestré ce massacre. La réclamation des primes de démobilisation par les soldats ainsi que des soldes de captivité ne serviront selon Mabon que d’alibi, et leur permettront d’exécuter leur dessein.

Thiaroye etc. C’est donc une BD pas comme les autres. C’est un livre d’histoire en bande dessinée avec des documents d’archives authentiques.

26

Pris à notre compte, le chant Demain matin nous serons au Sénégal, qui évoque l’idée de retour (la traversée dans le sens inverse), revêt dès lors une idée de revanche de la part des africains. Le Sénégal étant leur zone de confort, l’évocation de ce nom est pour eux non seulement le symbole de la liberté des camps nazis, mais aussi le symbole de l’inversement de tendance au regard de leur expérience récente. Au même titre que les Français, ils ont subi la maltraitance, comme le témoigne Biram Senghor à Armelle Mabon sur l’une des planches ci- dessus. « Le bateau s’en va, demain matin nous serons au Sénégal », comme pour dire que désormais, ils seront de nouveau en terrain favorable et que les données vont changer. Ils reviennent d’un exil qui leur a beaucoup appris sur la vulnérabilité des Français. De plus, ils exécutent ce champ pendant qu’ils lavent leur linge sale.

27

L’on pourrait voir en ce geste un dépouillement de leurs peurs, pour le revêtement d’un uniforme nouveau, celui de la liberté qu’ils s’apprêtent à conquérir au sein de ce camp de transit.

Il s’opère dès lors une sorte de mue physique (car nous verrons plus loin une autre sorte de mue qui s’opère au sein du camp) qui fait jaillir l’homme africain nouveau que Sembène cache en toile de fond de cette scène. Le mouvement de lessivage, qui s’apparente à un geste d’épuration, s’accompagne donc de ce chant exécuté en langue wolof, code linguistique qui échappe totalement ou partiellement au colonisateur français et pose ainsi l’un des piliers sur lesquels

Sembène va échafauder sa déconstruction du mythe colonial.

Un autre aspect de l’échafaudage linguistique dans le film de Sembène réside dans l’onomastique. Entendue comme l’étude des noms propres, elle se subdivise en deux sous- branches : l’anthroponymie (étude des noms de personnes) et la toponymie (étude des noms de lieux). C’est surtout l’anthroponymie qui dans ce cas nous concerne le plus. En effet, le choix des noms d’emprunt pour un rôle au cinéma revient bel et bien au scénariste. Dans notre cas,

Sembène choisit de nommer ses acteurs de manière à susciter un intérêt pour notre approche linguistique. Nous avons entre autres : Congo, Gabon, Côte d’Ivoire, Niger, Soudan, Mossi

(nom d’une puissante tribu du ), Pays (personnage énigmatique qui par son mutisme en dit long sur le combat linguistique du film), Oubangui etc. Tous ces noms, en même

28 temps qu’ils évoquent des ères géographiques précises, font bien référence à des identités linguistiques qui en leur temps vont servir comme nous le verrons au démantèlement du

Français, et avec lui de l’ordre colonial régnant. La présence de ces acteurs portant des noms de pays, représente un ensemble de foyers de tensions qui vont permettre ce qu’il convient d’appeler dans cette circonstance l’éclatement en mille mots du camp de Thiaroye. Ils sont dans le film comme des sentinelles ou des éclaireurs qui préparent le terrain à quelque chose. Ils constituent ainsi un Joker entre les mains de Sembène pour perpétrer son « coup d’état » linguistique au sein du camp. Leurs mouvements, leurs gestes permettent de mieux préparer l’offensive. Ils ne se retrouvent plus (du fait de leurs différents noms) à jouer un rôle, mais ils vivent chacun leur rôle intensément.

Le camp s’apparente à une bouilloire dont le contenu est porté à ébullition et qui, faute de surveillance, va exploser en débris de mots desquels la langue française sort perdante.

Chaque espace occupé par ces "pays" sert de marqueur identitaire linguistique. Autant dire que le Français très vite est relayé au second rôle. De manière graduelle, il est grappillé et dépossédé, comme si à force de l’écorcher par le qualificatif "tirailleurs" (français-tirailleur), les africains le dépossédaient peu à peu de sa substance. Sa date d’expiration, tel que nous pouvons le constater de ces différentes mesures (linguistiques) prises par Sembène pour cadrer et cerner la langue française semble déjà arrêtée d’avance. Il ne faut plus dès lors que compter sur l’élément temps, qui par son effet d’usure va réduire le Français à sa plus simple expression à Thiaroye.

Dans le même ordre vient le rapport à l’Allemand. La référence à cette langue est

évoquée pour la première fois alors que les soldats se plaignent de la nourriture infecte qui leur est servie par les cuisiniers (20 min 37 sec). L’un d’eux demande au chef cuisinier : « Tu connasse ? Tu connasse Kartoffeln ?8 ». La pomme de terre qui à elle seule revêt aux yeux des soldats une certaine importance refait surface ici. C’est un repas qui, dans les camps nazis, a été

8 Pommes de terre en Allemand.

29 servi à la fois aux Français et aux Africains. Il a au moins, le temps de leur incarcération servi de repas de « communion » avec leurs compagnons d’infortune français. Toutefois, le rapport

à cette langue allemande dans le contexte qui est le nôtre, pourrait être également perçu comme un foyer d’hostilité supplémentaire qui permet à Sembène d’isoler la langue française. Alors que les soldats pour la grande majorité naviguent dans le français-tirailleur, un signal est ici donné quant à leur proximité d’avec l’Allemand, un Allemand assez correct. La machine de guerre allemande s’invite une fois de plus au camp par le biais de soldats africains, comme si

Sembène voudrait faire perdurer vis-à-vis des Français le spectre de l’occupation. De plus, en faire une langue parmi les Africains fait office dans ce contexte de provocation, et contribue une fois de plus à mettre la langue française en position de faiblesse.

Le Français correct ou standard est ainsi minoritaire, cerné qu’il est par un ensemble de langues (en ce début de film nous avons jusqu’ici le français-tirailleur, le wolof et maintenant l’allemand) qui, de manière inéluctable le prédestinent à un échec. De manière plus conséquente, nous reviendrons sur le personnage du Caporal-chef Diarra, qui est le véritable porte-étendard de la langue allemande au sein du camp. Sembène l’utilise de manière assez

éloquente dans d’autres scènes pour mettre en avant sa lutte « anti-français ». Cet ensemble d’éléments sont évocateurs du climat d’hostilité qui va animer les rapports entre Blancs et Noirs dans le film. S’il est évident que sur le front de guerre les grandes puissances s’étripent déjà entre elles avec des armes de dernière génération dans une démonstration de force, leurs rapports sur le continent africain et en l’occurrence dans le film ne sont guère plus pacifiques.

Cette fois, ce n’est plus le pouvoir des armes, même si l’officier américain à un certain moment brandit au nez des Français la menace armée. Sembène se sert de la circonstance pour mettre en avant l’élément linguistique, cachant dans ces menaces un ascendant linguistique. Le plus puissant impose naturellement sa langue aux peuples dominés. Si l’Anglais à titre d’exemple est plus parlé aujourd’hui dans le monde que le français, c’est bel et bien parce que les pays

30 anglo-saxons ont sur le reste du monde un ascendant économique et militaire qui dans la foulée impose de manière naturelle leur langue. L’Anglais est devenu la langue des affaires et des relations internationales, avec 360 millions de personnes qui ont l’anglais comme langue natale et 1 milliard qui la parlent comme seconde langue.9 Ainsi, dans le bref conflit qui oppose la

France aux États-Unis dans le film, Sembène joue sur le terrain de la langue et humilie carrément la France dans ladite scène. On a une Amérique qui semble planer sur une toute- puissance, et qui plaint le sort de la France et de son empire colonial à qui elle prédit la déchéance. La perte des privilèges doit s’accompagner naturellement d’un coup porté de manière évidente à la langue française.

Cette scène fera également l’objet d’une analyse plus intense en seconde partie. Cette humiliation contribue en notre sens à la démystification que Sembène veut mettre en avant dans son film. Bien qu’alliés sur le front européen contre les nazis, les États-Unis et la France ont sur le sol africain des rapports plutôt tendus. Il semble que Sembène n’ait pas voulu les associer dans le contexte africain. Au contraire, il en fait des ennemis qui se lancent de temps à autre des invectives. Un français dira dans une scène : « Ils sont cons ces Américains » (45 minutes

32 sec). La réplique sera servie aux français plus loin dans une autre scène : « These French are completely out of control » (57 minutes 59 sec). Notons bien que dans l’un comme dans l’autre des cas, chaque locuteur n’est pas compris par son vis-à-vis à cause de la barrière linguistique.

Les Américains ne comprennent rien au Français, et pour les Français l’Anglais relève

également du mystère. Toutefois, la force de frappe américaine aidant, l’anglais a un ascendant que Sembène expose de manière assez évidente, mettant de ce fait le Français un peu plus en retrait. Avec l’anglais qui vient s’ajouter à la liste, le Français se retrouve ainsi mis au pilori, encerclé davantage par les autres langues et mis en position de faiblesse.

9 https://fr.babbel.com/fr/magazine/les-10-langues-les-plus-parlees-au-monde

31

Le dernier élément du déploiement de l’armature linguistique est visuel une fois de plus.

Il concerne Pays et le mirador (15 minutes 11 sec).

Véritable symbole de pouvoir et de domination, le mirador une fois de plus est ici mis en avant, avec celui qui va l’incarner de la manière la plus intéressante pour notre développement. Cette scène est de nouveau filmée en contre-plongée, avec en fond l’image du mirador occupé par un soldat assimilé. Son image est floutée, tandis qu’un gros plan est fait sur le personnage Pays. La luminosité joue également un rôle important, car pour mettre en avant le conflit ouvert entre soldats grévistes et soldats assimilés, un effet lumineux vient assombrir le champ, produisant de ce fait des reflets sur le casque nazi que porte Pays. Ses yeux représentent le seul point lumineux d’un visage assombri à la fois par l’effet de lumière et en même temps par l’ombrage que le casque produit sur son visage. Son regard perçant inspire la terreur, et son "déguisement" en soldat nazi n’est pas non plus pour rassurer. Toutefois, nul ne s’en souci vraiment, car il est considéré comme un « fou » par le Lieutenant Pierre (1 h 47 minutes 05 sec). Pourtant, ce mépris de sa personne va coûter cher aux Français, car aux heures de braise, c’est le « fou » qui va mener la cadence. Plus important encore chez ce personnage est son rapport ou bien son non-rapport à la langue. En effet, Pays est muet. La question de son

32 mutisme, prise dans le contexte du rapport de force entre les langues au sein du camp s’avèrera

être un mutisme parlant, quand on se concentre sur le rôle qu’il joue dans les mouvements de grève. La scène plus haut le montre très calme et très lucide. Cependant, il est évident qu’elle prédit à l’avance le contrôle qu’il aura à un moment donné. Il est filmé de profil par rapport au mirador, et quelques secondes après, il tourne la tête vers celui-ci.

Bien que toujours flouté, il apparait que le soldat assimilé le fixe du regard. Les deux regards se croisent et aucun mot n’est lâché. Ceci constitue pour nous un moment linguistique important du démantèlement de l’architecture coloniale, dont le symbole dans cette scène est porté par le mirador qui est occupé par la France. Le langage est visuel et muet, la France étant ici valablement représentée par un soldat totalement acquis à la cause de « la mère patrie ».

Tels sont donc l’ensemble des éléments par nous recensés qui, dans le film, posent les jalons du rapport de force sur le plan linguistique. Seule contre tous, la langue française est cernée et sa sentence ne saurait tarder désormais. Le décor ainsi planté nous permettra de toucher de manière plus spécifique les effets qui conduisent à rendre vulnérable la langue française et par elle le pouvoir colonial incarné par ses locuteurs.

33

Chapitre 2 : Entre tension et démystification

Trois acteurs (Sergent-chef Diatta, Caporal-chef Diarra et Pays), sans occulter le rôle des autres biens sûr, sont au centre des hostilités qui donnent à la langue son intérêt dans le film.

Le Sergent-chef Diatta en premier représente à lui tout seul une somme d’incompréhensions, si l’on se situe du côté français. Pour un tirailleur, il s’exprime dans un Français trop correct. De plus, il manipule avec aisance la langue anglaise et pour couronner le tout, il est complètement versé dans la culture panafricaniste, autant dans ses lectures de Langston Hughes et Marcus

Garvey que dans ses choix musicaux allant du classique au jazz. Son profil pour un début inspire le respect, autant parmi ses collègues soldats que du capitaine Raymond, son supérieur Français.

L’on se serait contenté de tout ce bagage intellectuel pour conclure que c’est la voie choisie par

Sembène pour lutter contre l’oppression coloniale et les préjugés liés au français-tirailleur.

Pourtant, il choisit de renverser tous ces acquis aux heures les plus ardues de la contestation.

Le film gagne assez vite en ampleur, et le maniement de la langue comme outil de lutte suit la même cadence. Sembène joue efficacement sur deux terrains.

De prime abord, nous percevons le personnage multilingue du Sergent-chef comme une réponse au manuel de 1916 (dont Sembène avait certainement conscience), comme pour signifier que ce n’est pas en raison de leur incapacité intellectuelle que les soldats africains n’ont pas été à mesure de parler correctement le Français. C’est certainement la raison pour laquelle Diatta sert d’interprète entre un gradé de l’armée Américaine et ses supérieurs Français.

Quand le Capitaine Labrousse demande au Capitaine Raymond ce que venait de dire le soldat américain, Raymond lui répond : « Le sergent-chef Diatta parle l’anglais beaucoup mieux que moi Capitaine ! » Se tournant ensuite vers le Lieutenant Pierre, ce dernier lui oppose une fin de non-recevoir, le contraignant de remettre son sort entre les mains du sergent-chef Diatta. Chose donc impensable, le tirailleur est celui dont la compétence linguistique (et par extension, intellectuelle) est sollicitée, de surcroit pour une langue qui échappe à un officier Français. L’on

34 assiste comme à une démystification de la langue, car dès lors, c’est le Sergent-chef qui va naviguer entre l’Anglais et le Français pour servir d’intermédiaire entre les deux camps.

L’Afrique, par sa voix, se fait la médiatrice de deux puissances impériales, en même temps qu’elle les rend vulnérables. Elle semble tenir en main son destin et un peu celui des autres dans ce rôle de médiatrice, car à la fin de cette scène, le gradé Américain lance avec dédain « These French are completely out of control ! They have lost the empire. » (57 min 59 sec) Cette information, le sergent-chef ne la traduira pas, prétextant que ce n’est rien de grave.

La démystification à ce stade s’opère par le biais de la langue, l’Afrique étant au centre et percevant les enjeux des différentes forces en présence. Dans cet échange, un ascendant incontestable est donné à la langue anglaise sur le Français. Ceci est observable non seulement au niveau du ton employé par le haut-gradé Américain, mais aussi par la liberté qui est donnée

à l’intermédiaire de traduire ou pas.

Traduire c’est aussi trahir, et Sembène, dans cette scène, trahit la langue française en mettant un voile sur sa face. Au gré de son personnage, la liberté de retranscrire exactement ou pas lui est donnée. La rétention d’informations susceptibles de nuire à l’orgueil de l’empire colonial français est déjà en soi un acte de trahison pour le soldat qu’il est. Il profite de son avantage linguistique pour se jouer de ses supérieurs Français. Le rapport de force qui oppose la France et les États-Unis sur le sol africain revêt un enjeu linguistique dans lequel la langue française sort quelque peu perdante. Comme un sort, une prédiction ou une malédiction, le gradé américain dit que les Français ont perdu l’empire. La perte de cet empire implique selon nous dans la foulée un coup porté par la langue, vu que les bâtisseurs de l’empire ont forcément en partage une langue qui va certainement s’écrouler avec leur empire. De plus, le dire à un

Africain n’est pas sans importance pour le démantèlement de la structure coloniale que nous voulons ici mettre en avant. Le Sergent-Chef Diatta est ici témoin du déchirement entre deux

35 grandes puissances qui pourtant sont alliées sur le front européen contre les nazis. Ceci vient ajouter du sel à l’esprit de revanche qui anime des Africains grévistes déjà très décomplexés.

Le rapport à la langue est ainsi mis en avant, avec deux camps qui se parlent sans se comprendre, et qui ont besoin d’un intermédiaire. Ce dernier en retour se joue d’un des partis

(la France en l’occurrence), pour son compte, fragilisant de ce fait le Français qui dans ce cas précis attend la traduction en sa langue de ce qui venait d’être dit dans une autre. Plus encore, le gradé américain dit à Diatta : « You speak English very well » (57 minutes 49 sec). Cette référence à l’Anglais constitue pour nous une mise en retrait du Français.

L’idée semble être de réduire à rien le pouvoir colonial en l’attaquant dans sa racine. Le français est de ce fait le point sensible qui permet à Sembène de fragiliser l’édifice. Le pouvoir

étant fondé sur la communication, l’élément de communication qui est la langue étant ainsi attaqué porte atteinte au reste de l’édifice, qui ne pourra plus se déployer de manière efficace.

Ce coup porté à l’architecture coloniale se nourrit tout aussi de l’éveil d’esprit qui anime ces soldats grévistes. Bien que physiquement encore sous les ordres des Français, il s’est déjà opéré dans leur esprit un non historique qui ébranle le mur colonial. Même si pour Manthia Diawara l’usage du français-tirailleur constitue pour Sembène un basculement du Français de l’élite vers le peuple (15), il semble évident que l’usage que ce peuple (en l’occurrence les soldats) en fait montre une volonté d’inverser les tendances. Dans un contexte de complaisance, le peuple accueillerait normalement cela comme un privilège, comme une manne dont il faut faire bon usage. Pourtant, ils ingurgitent le français ici, pour le rendre en des termes hilarants qui, en même temps qu’ils font penser à l’autodérision, appauvrissent le dédain de l’autre.

Dans son approche générale, Henri Bergson considère que le comique est toujours lié à quelque chose de proprement humain. Pour lui, on rira d’un animal ou d’une chose parce qu’on trouve en eux quelque chose d’humain. Il analyse ensuite le théâtre classique pour en distinguer ce qu’il appelle comique de situation du comique de mots. Le comique de caractère est celui

36 qui nous intéresse pour Thiaroye. Pour qu’il soit efficace, Bergson suggère qu’il soit profond pour produire quelque chose de mémorable et de durable, mais en même temps le comique de caractère doit rester superficiel « pour rester dans le ton de la comédie, invisible à celui qui la possède puisque le comique est inconscient, visible au reste du monde pour qu’elle provoque un rire universel » (131). Les personnages du Camp de Thiaroye, dans leur tentative de démystification du projet colonial en cours, pénètrent la langue française par le comique. En même temps qu’ils nous font rire par leur pratique du Français, ils semblent tous inconscient de leur acte. Bergson pense que « le rire est simplement l’effet d’un mécanisme monté en nous par la nature » (150-151) et qu’il ne procède pas d’un acte de réflexion. Toutefois, si l’on se situe du côté de celui qui travaille à faire rire, les données peuvent quelque peu changer. Sembène semble avoir ainsi muri en backstage le comique pour ses personnages. Même si pour nous spectateurs chez qui le rire est mécanique on est tout de suite porté à rire, il n’en demeure pas moins que dans le cadre du cinéma, ce rire fait d’abord l’objet d’un travail de réflexion. Ceci a

été si bien pensé que dans le film, l’aspect comique en vient à rendre implicite la dénonciation que Sembène cache en toile de fond.

Le second terrain sur lequel Sembène joue avec le sergent-chef Diatta, c’est qu’il va annihiler tous ces efforts concentrés sur son personnage. L’admiration que le spectateur peut avoir pour son grand savoir et son éloquence va être remis en question par le rôle qui lui est assigné par la suite dans le film. Son talent d’orateur va fondre quand le démantèlement de l’administration coloniale va atteindre son faîte. Pour plaider leur cause devant le Général

Français par rapport à leurs soldes impayées, les soldats africains destituent Diatta et n’en veulent plus comme médiateur. L’argument avancé est qu’il a été nommé par les Blancs, notamment à cause de sa connaissance du Français. Cette langue correctement utilisée pourtant, est dès lors un outil dont il faut se défaire. Son déshabillage marque le début de la contestation

37 vive et ouvre la voie à toutes sortes de distorsions qui vont remettre en question tout l’ordre régnant.

Cette opération qui met en son centre l’usage de la langue tend à inverser la pyramide, et redéfinit l’échelle des valeurs et des priorités. Les soldats, au-delà de leurs soldes de captivité qu’ils réclament à ce stade du film, sont à la quête d’une puissance, valorisent leurs intérêts par un coup de force qui passe même par le mépris de la hiérarchie, et cet intérêt trouve son sens dans un rejet de la langue. Le très éloquent Sergent-Chef n’a plus le vent en poupe. Son « très bon Français » est désormais désuet. Dorénavant, c’est dans un Français saccadé qu’ils veulent faire entendre leur cause, reniant le Français "correct" et optant pour le français-tirailleur, comme le précisent très bien les autres soldats au personnage du Sergent-Chef, argumentant qu’ils n’ont rien à faire du Français dorénavant. Même si la question de la maladresse d’une telle décision peut être posée, il n’en demeure pas moins vrai que le Sergent-Chef Diatta va lui- même s’aligner derrière la nouvelle décision, pour mieux accompagner cette déchéance volontaire.

L’on assiste à une vision du monde qui est véhiculée par la langue. Deux camps se font face. Les officiers Français plus les soldats assimilés, et les soldats grévistes. Le conflit est le même pour deux appréciations différentes. D’un côté, les uns veulent user de subterfuge pour se soustraire de leurs engagements, et de l’autre côté, d’autres veulent faire entendre coûte que vaille leur voix, laquelle voix se cherche un mode d’expression adapté à la fois à l’urgence du moment et à la profonde colère qui les anime. Les tirailleurs ont comme un besoin de dire et de se dire par des mots et des modes qui leurs siéent. Énonciation et énoncé doivent jouer sur le même espace pour mieux véhiculer le message des soldats grévistes.

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Meunier, résumant la pensé de Jakobson sur les deux termes, définit l’énonciation comme un « acte de production individuelle d’un énoncé qui implique un procès (acte de discours) et des protagonistes [destinateur/destinataire] » (12). L’énoncé quant à lui désigne

« la matière énoncée, l’objet de l’énonciation, qui implique un procès (événement raconté) »

(12). Il propose de ce fait que soit recherché dans toute phrase deux composantes essentielles,

à savoir un dictum et un modus. Le dictum étant le « contenu représenté » et le modus étant l’« opération psychique ayant pour objet le dictum » (9). En d’autres termes, le discours s’articule autour d’une matière porteuse de sens. La matière et le sens devraient à eux deux livrer ou dévoiler le mystère du discours. Ramené au contexte des soldats grévistes du camp de

Thiaroye, l’on semble percevoir chez eux une volonté de donner du sens à leur revendication.

Comme l’a dit Cécile Van den Avenne parlant des revendications au sein du camp, « les tirailleurs croient en la puissance de la parole dès lors qu’elle exprime le droit. Mais, face à eux, les autorités coloniales sont dans une entreprise de dénégation de l’efficacité de cette parole, parce qu’elle émane de la bouche d’indigènes » (113).

Leur énonciation ou acte de discours pour rester dans la pensée de Meunier, intègre plus que jamais à ce stade de leur revendication ce que ce dernier appelle encore « l’objet de l’énonciation ». En d’autres termes ils réclament justice du fait de leurs bons et loyaux services rendus à la France, et le canal par lequel ils veulent faire entendre leur voix défie la bienséance.

Le locuteur naturel en la personne du Sergent-Chef Diatta qui aurait pu porter leur voix, est réduit au silence, et sa voix est remplacée par la voix populaire qui a pour référent le français- tirailleur.

Ce mode d’expression dans un sens se veut politique. La diplomatie qui dans pareille circonstance accompagne la recherche du compromis ou du consensus est reléguée aux seconds rôles. Il y a comme une mise en échec volontaire du dialogue, car les soldats grévistes sont bien conscients que les Français ne comprennent qu’avec peine le français-tirailleur. L’on pourrait

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être amené à penser qu’ils veulent plutôt se lancer dans une démonstration de force au regard de leur émancipation récente, plutôt que de vraiment réclamer leurs soldes de guerre. Toutefois, dans une posture comme dans l’autre, la langue occupe une place de choix. Tout s’articule autour d’un code qui est contenu dans la langue. Deux visions du monde s’opposent au sein du camp, véhiculées par deux langages. Edward Sapir considère que la langue est un vecteur essentiel pour dire le monde, et que ce monde est dépeint selon les habitudes langagières propres

à chaque groupe donné. Ainsi, chaque société, en le décrivant, le fait éclater en des mondes distincts dont chacun porte les marques et les reflets que la langue lui aura conférés.

The ‘real world’ is to a large extent unconsciously built up on the language habits of the

group. No two languages are ever sufficiently similar to be consider as representing the

same social reality. The worlds in which different societies live are distinct worlds, not

merely the same world with different labels attached.10 (162)

De ce fait, la description et l’exposé qui sont faits trouveraient leur socle dans la langue, qui elle-même serait ballotée au gré des habitus linguistiques des locuteurs. Dans ce contexte selon Sapir, il conviendrait donc, à cause de la diversité linguistique, de parler des mondes et non du monde. À Thiaroye précisément, au-delà de la discorde liée au non-paiement des soldes de guerre et autres indemnités, se joue des visions du monde articulées autour d’un contentieux historique, et qui ici trouvent en la langue un levier sur lequel s’appuyer. Les soldats tirailleurs, si l’on reste dans la logique de Sapir exprimeraient de ce pas un monde en français- tirailleurs, un autre dans leurs multiples langues, car comme on le verra, plus le conflit va monter en intensité, plus les concertations se tourneront vers les langues africaines. En destituant Diatta de son rôle de médiateur, le tirailleurs créent pour eux-mêmes un consensus

10 Le « monde réel » est, dans une grande mesure inconsciemment construit à partir des habitudes langagières du groupe. Deux langues ne sont jamais suffisamment semblables pour être considérées comme représentant la même réalité sociale. Les mondes où vivent des sociétés différentes sont des mondes distincts, pas simplement le même monde avec d’autres étiquettes. (Traduit par Détrie et al, P.138)

40 de groupe qui veut rompre avec le Français de France et se réfugier dans un Français qui porte un qualificatif dans lequel ils s’identifient tous : "tirailleur". La complexité supposée de la langue tel que le suggère le manuel anonyme de 1916 n’est donc pas ce qui importe ici, mais la motivation des soldats qui, en tant que locuteurs, choisissent leur mode d’expression propre. Ce choix (l’un des rares qu’ils aient eu à prendre) vient se greffer à un non révolutionnaire devant un éternel maître qui jusqu’ici a su imposer ses choix et ses orientations. Dès lors, quels mondes décrivent le français-tirailleur et les langues africaines par opposition aux mondes décrits par le

Français conventionnel et l’Anglais ? Nous essaierons d’y apporter des éléments de réponse dans une section consacrée à la mosaïque des langues au sein du camp de Thiaroye.

Toutefois, Nour-Eddine Fath, commentant les propos de Sapir, en conclue que le réel

« n’existe qu’à travers ce que la langue en donne comme vision. De ce point de vue, il existe autant de réels, de visions du monde que de langues » (26). Vu sous cet angle, nous convenons que le français-tirailleur, loin d’être un simple instrument de sarcasme, a en son temps été

évocateur de ce que la France voulait véhiculer de sa conception des peuples noirs d’Afrique.

Cette langue voilait à peine les intentions cachées et les sous-entendus de sa syntaxe et de sa grammaire. Le réel comme le dit Nour-Eddine Fath, n’existant qu’à travers ce que la langue en donne comme vision peut donc nous permettre de mieux appréhender la pertinence du français- tirailleurs. Il s’est construit autour tout un mystère pour le moins dégradant que Sembène choisit pour la circonstance de prendre à son compte pour une contre-offensive.

Une fois le Sergent-chef Diatta désavoué par les siens, il se construit autour du Général des pourparlers qui vont finalement consacrer la "victoire" du français-tirailleur. Cette scène se déroule en deux phases majeures. En français-tirailleur, les grévistes annoncent au Général qui vient d’être fait prisonnier, la prise du mirador : « Nous pris le camp ! Sentinelle nous là-haut »

(2h 01 min 16 sec). À ces mots, le Sergent-Chef Diatta sans doute pas encore totalement conscient du fait que son éloquence ne vaut plus grand chose en ce moment crucial, va

41 s’empresser de traduire pour le Général : « Il veut dire mon Général que nous contrôlons le camp ». Nul cas n’est fait de "cette traduction". Il s’en suit un court silence, et celui-ci bat en retrait avant qu’un autre de ses compagnons continue en français-tirailleur, toujours à l’intention du Général :

Nous pas fascistes. Nous souffri beaucoup beacoup la guerre. Camp concentration,

nous manger Karteful11. Hein ? Est-ce que tu comprends mon Français ? Tu

compris pas ! Nous vis beaucoup cadavres […] alors, tu comprends ma Français ?

Moi pas école. Moi tirailleur. Tirailleur pas école […] Ici tous hommes. Toi homme,

moi hommes… Alors, tu comprends rien ? (2h 01 min 25 sec)

Après cette tirade, le Général leur promet qu’ils auront leur argent, preuve que le message est bel et bien passé en français-tirailleur. Ceci nous conforte dans l’idée que le rôle de traducteur que voulait jouer Diatta n’avait pas lieu d’être, puisque à leur manière les soldats grévistes ont réussi à faire passer le message. Un fait important se déroule dans cette scène.

Alors que le Sergent-chef Diatta vouvoie le Général, ses compagnons le tutoient. Ils établissent par là un rapport d’homme à homme dénué de tout protocole. Plus encore, ils finissent par tirer le Général si on peut dire « vers le bas » à travers le français-tirailleurs, qui rend possible la communication avec le plus haut gradé de l’armée française. Il s’établit ici sous leurs yeux une véritable démystification de l’architecture coloniale non seulement à travers le TU égalitaire mais aussi et surtout à travers un français-tirailleur que les gradés (selon le manuel de 1916) n’étaient pas supposés connaître. Sembène rend cette communication possible dans son film, passant par le plus haut gradé de l’armée, dont cette « familiarisation » brève avec le français- tirailleur contribue à fragiliser le français dit conventionnel en même temps qu’il dénature le mythe colonial. Le dénouement de cet échange leur donne raison, eux qui voulaient se faire

11 Une reprise du mot allemand Kartoffeln (pommes de terre) qu’il articule mal.

42 entendre dans leur manière de parler. Il semble que leur motivation soit venue au secours de leur besoin de se faire comprendre devant la plus haute autorité de l’administration coloniale.

L’autre acteur majeur dans ce rôle est le caporal-chef Diarra. Avec lui, Sembène met en avant la langue allemande. Autant il s’exprime dans un Français dérisoire,12 autant il manipule avec brio la langue de l’ennemi allemand. Le cinéaste va utiliser le trio Diatta, Diarra et Pays dans une des scènes, pour fragiliser le Français de manière à peine voilée. D’abord, son

Allemand presque parfait est utilisé pour reprendre le chauffeur de camion qui entre dans le camp (1h 28 minutes 14 secondes) ; ensuite, il s’exprime en français-tirailleur (1 h 29 minutes

14 secondes) ; pour finir vient le tour de Pays dans la même scène, qui balbutie dans un langage muet (1 h 29 minutes 27 secondes) et qui est compris et interprété par les autres. Cette gradation descendante (Allemand correct - Français saccadé – langage muet) est lourde de symbole non seulement à cet instant du film, mais aussi, elle dessine la courbe qui nous orientera vers la mosaïque des langues africaines au sein du camp. La courbe s’est dessinée ici de manière à

éclipser de manière progressive le Français conventionnel. Le langage sous diverses formes s’exprime ici en excluant de façon volontaire une composante pourtant présente dans le champ linguistique. La mise en retrait du Français conventionnel dans cette scène laisse transparaître la tension et la distance qui se créent entre l’administration coloniale et les soldats grévistes.

Plus encore ces mêmes tensions se font de plus en plus accrues entre les grévistes et les soldats assimilés. Les deux fronts se font ouvertement faces dans le film et les enjeux linguistiques n’en suivent pas moins la cadence. Le langage muet de Pays, le français-tirailleur et l’Allemand dans cette circonstance constituent la ceinture linguistique qui relègue la langue française dans une zone de moindre importance.

12 Son articulation de la langue française dans le film manque de clarté dans les termes, et provoque parfois l’hilarité.

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Une autre scène digne d’intérêt pour le combat concerne une autre mue physique tout aussi significative. Les soldats sont dépouillés de leur uniforme américain pour revêtir l’uniforme typique de tirailleurs africains. Tous sont désormais coiffés d’une chéchia rouge.

Cet autre changement de vêtement, tout aussi important que la première mue, constitue un passage vers l’épicentre des échauffourées qui vont donner un sens au conflit linguistique. Ce geste du dépouillement du vêtement américain constitue en soi une mise en retrait de la langue anglaise qui ne sera plus du tout utilisée pour le reste du film après ladite scène. Il n’y a plus aucune scène où le Sergent-chef Diatta ou bien les américains s’exerceront dans la langue anglaise. L’Anglais de ce fait s’évanouie avec l’uniforme que les soldats retirent et jettent par terre. La langue française se voit donner du répit de ce fait, avec le retrait de l’Anglais, une langue concurrente. De plus, l’Allemand que le Caporal-chef Diarra se donne un grand plaisir de manipuler dans le film, sera bientôt aussi absent. Ceci ne constitue qu’un prélude, car ces mises en retrait apparaissent pour Sembène comme une manière de préparer le terrain à

« l’invasion » des langues africaines au sein du camp.

L’acte de rébellion qui va faire basculer complètement le français dans une sorte d’anonymat est opéré par le personnage du muet (1 h 49 minutes 40 secondes). Il retire sa

44 chechia de tirailleur d’une main et porte le casque nazi de l’autre.

Pays retirant la chéchia de tirailleur

Pays portant le casque nazi

Après cet acte, tous comprennent ce qu’il y a lieu de faire et encerclent le Général de l’armée française. Le fait que ce soit un muet qui communique la cadence à suivre désormais,

45 donne une idée plus précise la dynamique qui vise à fragiliser le Français conventionnel dès cet instant du film. Sembène impose ici ce que les Allemands appellent ‘’Stumme

Kommunikation’’ (communication muette), tuant la langue par le canal de ce personnage muet dont les actes de retrait de la chéchia et du port du casque nazi symbolisent une sorte rupture linguistique d’avec le Français (et les langues d’importation), et partant du système colonial ambiant. De plus, le casque nazi rappelle également la répression et l’oppression contre la

France qui a gémi sous l’occupation allemande. Ce geste est également un signal envoyé aux

Français préoccupés par la répression nazie qui a eu lieu sur leurs terres, mais en même temps aveuglés par l’égale barbarie dont ils se rendent coupable sur le sol africain. Le casque en soi aurait pu servir à ouvrir les yeux des Français sur la violence qu’ils ont combattu en terre européenne et qu’ils légitiment malheureusement en terre africaine. Il se joue dans cette scène par la mimique, une communication implicite. Chose davantage intéressante, le général est pris en otage sous le regard impuissant de ses subordonnés Français. Il a beau crier à plusieurs reprises "Capitaine", ce dernier ainsi que tous les autres assistent sans force à sa séquestration, personne n’osant le secourir. Cette scène également vient rappeler et confirmer les prédictions de l’officier américain qui voyait à juste titre les français perdre leur mainmise sur l’Afrique.

Le contexte aidant, l’on peut facilement se représenter et s’expliquer l’audace d’un tel geste.

Ces soldats comme nous l’avons dit plus haut revenaient du front de guerre et avaient assisté à l’humiliation des Français, et cela avait quelque peu modifié leur perception des choses. Devant une France vulnérable, les soldats africains de la résistance ont vu s’écrouler pendant la guerre tout le mythe que la France incarnait à leurs yeux avant le conflit. De retour au pays, ils avaient franchi le cap psychologique qui leur permettait de mépriser cette illusion entretenue pendant longtemps par l’oppresseur.

Le général Français qui est fait prisonnier par des Noirs sous la cadence imposée par un muet, donne ici son sens à la démystification du symbole colonial et ceci par le biais de la

46 langue (ou du mutisme si l’on veut). Le comportement des soldats grévistes contraste justement avec celui de leurs homologues assimilés qui, dans le film, font le nègre de service auprès des officiers français. Obéissant au doigt et à l’œil sans aucun discernement, ils jouent les esclaves de circonstance jusqu’au bout, car comme nous l’avons exploité plus haut avec Harrow, c’est eux qui pilotent les chars qui rasent le camp à la fin du film. Ceci s’explique par le fait que, n’ayant pas vécu la guerre aux côtés d’une France faible comme l’ont vécue leurs camarades, ils sont restés englués dans l’illusion mensongère d’une France toute-puissante à qui il faut obéir aveuglément. Le camp de transit de Thiaroye, loin d’être un simple espace physique de transit, incarne la mue, le transit linguistique, idéologique où prend naissance une forme de révolution allant du rejet de l’assimilation au rejet de la personne même des Français par le truchement de ce qui les incarne et les étiquette comme Français : la langue.

Ce qui suit cet acte ultime de rébellion est visuel et très lourd de symbole pour ce qui est du combat pour le démantèlement de l’hégémonie française. Il s’opère entre le Général et

Pays une communication muette emprunte des gestes qui en disent long sur l’idéologie colonialiste. Au centre de ce débat sans mots, sont le casque nazi, la chéchia de tirailleur et le képi du Général d’armée Français. Chacune de ces parures est un élément de communication en soi. Pays est coiffé du casque nazi et son regard est dur. C’est à lui que revient la charge de garder le prestigieux prisonnier. Alors que le képi du Général (qui a échoué dans la poussière de la cour alors que les soldats grévistes s’emparait de lui pour le faire prisonnier) lui est remis par le Sergent-chef Diatta, Pays lui adresse un regard dur. Ce symbole de son autorité a du mal

à passer, puisque c’est Pays qui contrôle désormais la situation, coiffé de son casque nazi. Il répète ici le spectre de la domination allemande dont la France a été victime en Europe et veut s’affirmer en maître. Son regard dur signifie qu’il ne veut pas céder du terrain, et qu’il compte surfer sur son avantage. Il ne peut l’exprimer par des mots, vu qu’il en est privé, mais son regard sombre et ses geste énergiques lui servent d’instruments de communication. Alors que le

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Général s’apprête à se coiffer de son képi, le regard que lui lance Pays est plus glacial que jamais.

En ce temps de crise, ce geste est perçu comme une insubordination insupportable. La teneur du regard fait que le Général se ravise et s’abstient de le porter (1h 54 min 36 sec). Pays, de manière violente, arrache le képi et lui propose à la place la chéchia de tirailleur.

Dans un geste égal de violence, la chéchia est arrachée des mains de Pays par le Général, qui la jette tout en défiant son ennemi du regard.

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Les deux hommes se défient du regard. Personne ne cède du terrain à l’autre.

L’ambiance est électrique. Tout se joue dans les gestes et les regards. La parole est absente, le muet imposant sa cadence au Général qui a pourtant encore sa langue. Ce dernier joue le jeu et les deux se comprennent très bien sans échanger un seul mot. Le Sergent-chef Diatta, qui est resté jusque-là passif intervient pour calmer le jeu, sans mot lui aussi. D’un signe de désapprobation, il indique à son collègue Pays que ce défi n’est pas de bon aloi. Le képi est de ce fait remis au Général qui s’en coiffe finalement.

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Bien entendu, l’aspect linguistique trouve largement son compte dans cette scène. Nous assistons pour ainsi dire à un silence à mille mots où le dire se perd dans les gestes et les symboles. Le képi, symbole d’autorité, est trainé dans la poussière et ensuite arraché des mains du Général. Il lui est proposé une chéchia africaine, qui pour nous est ici perçue comme symbole de régression. Rappelons que lorsque les soldats son dépossédés de leur joli uniforme américain l’un de officiers Français dit au Sergent-chef Diatta qu’il devrait s’estimer heureux qu’on lui ait donné un képi au lieu d’une chéchia. Le sous-entendu est ici clairement signifié que la chéchia le rabaisserait à un stade inférieur. Celle-ci est donc un marqueur identitaire qui signifie dans la foulée la position subalterne des Africains. En même temps, la chéchia sert de marqueur linguistique en ce sens que ceux qui s’en coiffent constituent une catégorie de locuteurs, lesquels sont en train d’opérer une révolution linguistique au sein du camp. Quel aurait été l’issue de ce conflit si le Général avait accepté de porter cette chéchia ? Cela aurait été certainement un pas important vers la communion, mais le faire sous la contrainte est un forfait indigeste pour ce haut gradé de l’armée. Très logiquement, il rejette la chéchia, rejetant par là- même une main tendue. La chéchia, en tant que symbole culturel (qui de ce fait inclue la langue), est mise en retrait. Ce geste de rejet ouvrira la voie aux langues africaines qui vont former bloc désormais contre le Français et les Français. Juste après cette scène, Le Sergent-

Chef Diatta quitte la salle et une fois dehors, il est déchu par les siens, qui ne veulent plus de lui comme médiateur. C’est le Caporal-chef Diarra qui le lui signifie en disant « nous tirailleurs pas besoin chef » (1h 55 min 22sec). Ainsi, avec le Sergent-Chef Diatta s’éteint parmi les africains le seul symbole vivant de la langue française. La voie est désormais ouverte pour la mosaïque de langues africaines, qui viennent faire davantage ombrage à la langue française au sein du camp de Thiaroye.

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Chapitre 3 : Mosaïque de langues et cohabitation linguistique

Le Général va être ainsi pris en otage et gardé dans l’une des chambres du camp, sous le contrôle de Pays. Avec le Général, s’écroule (momentanément) l’édifice colonial qu’il incarne. Le colonisé n’a plus peur de traiter d’égal à égal avec le colonisateur. Il s’est construit une sorte de démystification progressive par le biais de la langue, et celle-ci a fini par réduire à sa plus simple expression le mythe colonial. L’acte logique qui va suivre cette montée de tension est la prise du mirador par les soldats grévistes. Symbole de puissance, de contrôle et de domination, la prise du mirador assure une mainmise malheureusement momentanée.

L’ordre dirigeant est renversé et, comme dira le capitaine Raymond au sujet de la prise du mirador par les tirailleurs, « Qui tient le sommet tient la base ». Ce sommet du mirador quelques scènes plus loin sera sous le contrôle de Pays, qui va jouer les sentinelles.

Pays au sommet du mirador pour en assurer le contrôle

Debout dans une posture autoritaire, assurant le contrôle du mirador et toujours coiffé du casque nazi, cet instant du film imprime dans l’esprit du spectateur l’apothéose d’un combat.

L’on pourrait y voir au-delà de la contestation du camp que le casque nazi apporte toute sa

51 symbolique. La France aura connu sur deux fronts le spectre nazi par cette allusion : en Europe avec l’armée d’Hitler et en Afrique avec les combattants africains qui viennent de faire prisonnier un Général de l’armée française. L’autorité ainsi mise à mal, la mosaïque des langues africaines apporte son ingrédient.

Notons que bon nombre d’acteurs portent symboliquement les noms des pays qu’ils représentent. Ils sont désignés comme tels par Sembène pour à la fois marquer leurs pays d’appartenance, et l’appartenance linguistique à laquelle ils s’identifient. Ceci est vérifiable quand, après la prise en otage du Général, ils se regroupent par affinités linguistiques dans la cour pour débattre de la suite des événements, ceci dans les langues africaines. Parmi les personnages identifiés par des noms de pays, nous avons Gabon, Côte d’Ivoire, Niger,

Oubangui (actuelle République Centrafricaine), Soudan (Soudan français, correspondant à l’actuel Mali), le personnage Mossi (nom désignant une grande ethnie du Burkina Faso ; ce rôle est d’ailleurs joué par Gustave Sorgho, célèbre comédien Burkinabé) et même un autre personnage nommé Sahara. Cécile Van den Avenne pense que cette répartition « contribue à construire le groupe comme une métonymie de l’Afrique sous autorité coloniale de la France »

(114). Le clin d’œil est ainsi fait à l’histoire et l’hommage est rendu aux différents pays qui, en

1944, étaient représentés dans ce camp et regroupés sous le terme générique et critiquement raciste de « tirailleurs sénégalais ». Cette mosaïque de langues souligne la diversité africaine

(culturelle et linguistique) qui pour un temps éclipse totalement la langue du colon et le racisme qu’il véhicule. Le temps que dure cette scène, le spectateur est captivé et comme conduit dans autre chose. Le son de cloche change à ce stade en même temps qu’on perçoit une lueur qui donne un sentiment de justice accomplie. Le problème bien sûr n’est pas résolu dans le fond, sur le plan plus général de l’occupation française. Le bombardement du camp par des pilotes sénégalais présage en soi de ce que seront les indépendances, les pays concernés pris en otages par des Africains chantres invétérés de la colonisation, à commencer par Léopold Senghor pour

52 ce qui du cas du Sénégal. La disposition en cercles des soldats est analysée de manière toute particulière par Cécile Van den Avenne. Elle note que le cercle permet à la parole de circuler, permet une réorganisation du groupe, en même temps qu’il « s’oppose clairement à la disposition frontale en colonnes qui est celle du détachement de tirailleurs face à ses supérieurs » (118). Dans ces cercles qui sont linguistiquement animés par des référents sociaux bien précis, la hiérarchie a disparu et les soldats tournent vers un système de parole qu’ils ont en partage.

L’on pourrait expliquer la pertinence d’un tel geste par le besoin de mieux faire comprendre sa cause, qui pousse les africains à se recroqueviller dans les langues locales.

L’autre non-dit de cette scène révèle pourtant que le Français conventionnel, le français- tirailleur, l’Anglais et l’Allemand sont ici éclipsés. L’attention est portée entièrement sur ces différentes langues qui apparaissent comme au premier plan. Du point de vue du spectateur, l’on peut témoigner d’une montée d’adrénaline qui nous plonge dans ces moments de tension et qui même à notre insu nous font épouser cette cause et les langues qui la revendiquent. En supplément à l’avis de Cécile Van den Avenne, la disposition en cercles n’est pas sans rappeler le symbole de l’arbre à palabre. Suivant la maxime africaine « Il n’y a pas d’hommes qui ne s’entendent pas, il n’y a que d’hommes qui n’ont pas encore discuté », l’on peut comprendre que les soldats dans un ultime désir forment ici des cercles de consensus qui doivent permettre de déboucher sur une solution. La disposition en cercle permet de se regarder dans les yeux, les performances orales empruntes de lyrisme permettent souvent de déboucher sur des solutions durables. Ce cercle à palabre aurait à sa manière pu avoir de la consistance en pareille circonstance si et seulement si les officiers Français y étaient associés. Non seulement les

Français s’y autoexcluent car ne voulant d’aucune concession avec les Africains, mais aussi ils sont aussi linguistiquement exclus par les africains eux-mêmes qui, dans ce contexte, choisissent de s’exprimer dans des langues qui échappent aux officiers Français. L’on

53 s’achemine pour ainsi dire vers une situation de non-retour où le dialogue faisant défaut, on va inéluctablement déboucher sur le carnage de la fin du film. Les soldats veulent dialoguer, mais le refus leur est opposé par l’administration coloniale qui ne voit en eux que des subalternes destinés à obéir. Cette "intrusion" des langues africaines qui de fait excluent les officiers

Français transparait en soi comme une situation irrévocable. Le palier est franchi avec ces langues locales qui effectuent comme un repli sur elles-mêmes pour se frayer un chemin dans l’impossible équation coloniale. Chaque cercle constitue un foyer linguistique et l’ensemble des cercles œuvrent ainsi à une mise à retrait momentanée du Français. La cohabitation linguistique s’avère impossible dans ce cas, tout comme la cohabitation humaine est biaisée depuis longtemps entre les deux partis.

Il convient dans ce chapitre consacré à la cohabitation linguistique de souligner un fait subtil observé chez Sembène. Il s’agit du rapport à la langue arabe. Ceci est porté par le personnage Marabout. Personnage discret et très effacé, il apparait dans le film comme ministre du culte musulman. Bien que très peu présent dans les scènes, il est évident que son influence et sa notoriété ne souffrent d’aucune contestation. C’est lui qui égorge le mouton selon les rites musulmans, ce qui permet que tous puissent le manger ; c’est encore lui qui tient la bourse des tirailleurs, celle ramenée d’Europe par les soldats grévistes. Plus tard, il est désigné comme un des délégués. Ceci établie l’influence qu’il a auprès des siens et surtout de la confiance que tous lui vouent. Des formules tel Bismillai sont reprises par lui très fréquemment dans le film. Ceci est un diminutif de la formule consacrée en Arabe Bismi Allah arahman arahim.13 La raison pour laquelle nous l’ajoutons plutôt à ce stade de notre analyse est que sa discrétion fait passer la langue arabe presque inaperçue, et qu’une certaine valeur lui est donnée dans le texte, qui fait de l’Arabe un sujet très à part. Des langues étrangères recensées dans le film (Français,

13 Au nom de Dieu le plus clément et le plus miséricordieux.

54

Anglais, Allemand), l’Arabe est la seule à côté des langues africaines qui ne soit pas écorchée par les Africains.

Le Français comme nous le savons, à travers le français-tirailleur est assez écorché dans le film. Pour ce qui est de l’Allemand, le Caporal-chef Diarra l’articule assez correctement, mais certains autres soldats s’y essaient tout au long du film avec beaucoup de maladresse.

L’Anglais, bien que parlé par le Sergent-chef Diatta est mis à mal à la fois au sein du corps français et au sein des soldats grévistes. Le mépris réciproque que s’opposent les officiers

Français et Américains entraîne dans le même sillage selon nous le mépris pour la langue de l’autre.

Il est donc observé comme une sorte de révérence liée à la langue Arabe pour deux raisons : d’abord le caractère discret du personnage qui en est le porte-étendard et le respect sans faille que lui portent les autres soldats. Vient ensuite le caractère religieux qui accompagne la langue avec ses multiples formules de prières. Dès lors, une hypothèse est pour nous plausible dans notre interprétation de la cohabitation des langues. Ce greffage discret de la langue arabe aux côtés des langues africaines signifie en soi une sorte de porte ouverte. Il est le symbole de l’éclectisme qui, loin de rejeter complètement les langues étrangères, propose une cohabitation pacifique, si on se réfère au symbole religieux qui est porté par l’Arabe dans le film. Cela étant entendu que les enseignements religieux sont normalement porteurs de messages de paix et de convivialité entre les hommes.

Le Sergent-chef Diatta comme le film le dit assez bien, est converti lui aussi au catholicisme. Islamisme et catholicisme viennent donner au film son penchant religieux, qui n’est pas sans rappeler les valeurs de paix, d’unité et d’équité qui devraient en principe régir les rapports entre les hommes. Le message biblique, si l’on se réfère au côté chrétien du Sergent- chef Diatta, va dans le même sens en parlant de Jésus-Christ, qu’il ne venait pas pour la nation juive seulement, mais « c’était aussi afin de réunir en un seul corps les enfants de Dieu

55 dispersés »14. Ainsi, le message religieux, qu’il soit chrétien ou musulman porte les gènes de l’unité des hommes. Comment faire s’entendre des hommes sans inclure le facteur langue ? La tendance arabo-religieuse qui s’en sort sans critique véritable au milieu des langues africaines apparait donc comme une des passerelles possibles pour cette unité entre « les enfants des

Dieu ». L’Arabe fait office ici peut-être de langue médiatrice qui invite différents locuteurs à s’unir au nom de leur créateur. C’est un terrain neutre dans lequel Africains et Européens n’existent plus, Blancs et Noirs ne sont plus et où ce qui importe c’est unir l’Homme, réconcilier l’Homme avec l’Homme.

Nous avons ensuite cette formue arabe répétée à plusieurs reprises par Marabout : Allah

‘akbar15 qui résonne dans le camp comme la toute-puissance de Dieu devant les errements des hommes. Prononcée en Arabe, langue restée indemne de toute caricature, et dans un contexte rituel et religieux à la fois, cette formule pourrait laisser penser à une invocation de Dieu sans qui la possible cohabitation entre les hommes et par ricochet des langues sera chose difficile.

Ceci pourrait dans la foulée justifier l’autre formule dite par Marabout et reprise en chœur par les fidèles musulmans qui l’accompagnent dans la prière : as salaam aleikum16 (28 min 02 sec).

Cette langue arabe transparaît finalement comme symbole d’une union entre les hommes sans aucune distinction ethnique ou raciale. La mention de la paix dans cette formule pourrait être perçue comme un souhait de voir les hommes cesser de se haïr. Les européens présents au camp n’y prennent point part, mais ceci est dû au fait qu’ils s’autoexcluent de tout regroupement d’Africains et qu’aucun d’eux n’est d’ailleurs présenté comme professant la foi musulmane (et encore moins chrétienne). La prière sonne comme l’élément surnaturel qui, par le pouvoir de

Dieu rendrait le rapprochement possible. Le fait que cette prière soit dite en Arabe pour notre contexte linguistique n’est donc plus anodin.

14 Évangile selon Jean, chapitre 11, verset 52. 15 Dieu est grand 16 Que la paix soit sur vous

56

Toute cette symbolique va être complétée par un rite qui ne trahit pas toujours ses intentions au premier abord. L’aspect rituel est symbolisé par la mise à mort du mouton, laquelle mise à mort retentit comme un sacrifice religieux bien connu à la fois chez les catholiques et chez les musulmans. Alors que tous sont convenus que Marabout seul tuerait le mouton selon le rite musulman pour que tous puissent le manger, ce dernier prononce un autre Bismillaï avant d’égorger le mouton.17 Ce mouton du camp de Thiaroye n’est pas dénué de symboles. Son sacrifice pourrait laisser penser à un rite expiatoire et rédempteur à la fois, servant d’une part à expier les péchés des hommes incapables de cohabiter dans la paix et d’autre part à invoquer la grâce divine sur les hommes. L’Arabe est pour la circonstance la langue qui permet tous ces liens, même s’il est pour l’occasion fortement attaché à la foi et à la pratique musulmane. Tout rapport humain, quel que soit sa nature se fonde sur la communication et donc sur la langue.

Alors que les langues se sont inscrites jusqu’ici dans le champ du repli sur soi et du conflit, l’Arabe surgit comme de nulle part pour se proposer comme langue médiatrice entre le Français et les langues satellites qui gravitent autour de lui pour tenter l’impossible réconciliation, à travers des formules consacrées, des prières qui se soldent par un rite sacrificiel. Sur un tout autre registre, le mutisme de Pays mérite un regard minutieux.

Le personnage Pays apparaît quant à lui comme une figure phare de la démystification qui a lieu au camp. Il est nommé Pays et se comporte comme un dépaysé. Le traumatisme des camps de concentration a eu raison de sa santé. Il ne s’exprime que par des gestes durs et des grognements. Il lui est apparemment refusé une nationalité précise et à dessein, même si à plusieurs reprises, le Caporal-chef Diarra s’adresse à lui en Bambara. Tout compte fait, il semble tout aussi bien comprendre les ordres qui sont donnés en Français

17 Cette scène immédiatement laisse penser à la fête musulmane de l’aïd el kebir17 qui est la plus importante du calendrier musulman. Cette fête est célébrée en mémoire de la mise à l’épreuve d’Abraham a qui Dieu avait demandé de sacrifier son premier fils Ismaël (selon les musulmans) ou plutôt son second fils Isaac (selon les chrétiens). La scène se termine, que l’on soit chez les chrétiens ou chez les musulmans par l’intervention d’un ange qui propose un mouton à la place du fils. C’est finalement ce mouton qui sera égorgé en lieu et place de l’enfant.

57 standard par les officiers Français ou le français-tirailleur en vogue parmi ses collègues grévistes. Il est donc un électron libre capable de naviguer dans tous les systèmes possibles de communications. Il s’adapte à toutes les langues, et à aucun moment son amnésie entrave sa compréhension de tout se qui se passe autour de lui. Il n’est donc pas aisé de lui coller une langue spécifique. Cet anonyme sans nom et sans langue prenant contrôle de tout, marque dans un sens (et certainement de la manière la plus significative) la déconstruction de l’appareil colonial. À défaut d’avoir un nom, il se nomme Pays, portant sur ses seules épaules une cause, celle de ses frères d’armes et partant celle du continent ; à défaut de parler, il est muet, comme pour marquer peut-être son rejet de la langue. Il est paradoxalement bien compris de ses collègues Africains qui, au besoin, interprètent pour les officiers de l’armée française. Son mutisme par moments peut s’apparenter à un acte volontaire de dissidence. Il se sent peut-être plus libre sans parole. Il agit en prophète et c’est lui qui comprend à l’avance la ruse du Général, tout comme c’est lui qui voit venir dans le noir les chars Français qui vont raser le camp.

Jusqu’ici compris des siens, cette dernière alerte ne va pas passer et c’est faute de l’avoir compris que les soldats vont se faire massacrer. Balloté entre la guerre nazie et l’oppression coloniale, sa douleur vive manque peut-être de mots. Cette question nous amène à réfléchir avec Derrida sur la place de cette langue et de son adoption, que l’auteur reconnaît à son niveau pas toujours évident :

Tu perçois du coup l’origine de mes souffrances, puisque cette langue les traverse

de part en part, et le lieu de mes passions, de mes désirs, de mes prières, la

vocation de mes espérances. Mais j’ai tort, j’ai tort à parler de traversée et de lieu.

Car c’est au bord du français, uniquement, ni en lui ni hors de lui, sur la ligne

introuvable de sa côte que, depuis toujours, à demeure, je me demande si on peut

aimer, jouir, prier, crever de douleur ou crever tout court dans une autre langue…

(14)

58

Ces interrogations de Derrida rejoignent à juste titre le foyer de contestation du camp de

Thiaroye, où la langue est au centre des enjeux. Si la langue française est un vecteur essentiel des échanges, son essor sur le continent africain ne s’est pas fait dans un contexte pacifique.

L’on comprend ici avec Derrida l’ancrage qu’a une langue dans le mode d’expression de soi.

Les émotions les plus vives et les plus vraies ne peuvent être véhiculées que par une langue dans laquelle on s’identifie, celle dans laquelle nous nous retrouvons d’abord en tant que personne, et ensuite en tant que composante sociale d’un ensemble plus vaste. Parler c’est dire et se dire ! C’est certainement dans le souci de crier sa douleur dans une langue autre que celle du colon que Sembène fait du Français une cible dans ce long-métrage. Il éclipse le Français au fur et à mesure que les événements fâcheux s’enchaînent pour mettre un muet au cœur du dialogue. Avec ce dernier s’éteint toute trace de la langue française, qui s’évapore dans le soufre des chars qui réduisent plus tard le camp de Thiaroye en cendres. C’est d’ailleurs sans le moindre mot que les miraculés enterrent leurs collègues morts, tout en pleur et criant leur douleur, comme si la douleur nous ôtait de la bouche toute parole.

Si nous convenons avec Lydie Moudileno que « l’identité s’affirme par le langage » (8),

Sembène semble l’affirmer dans ce contexte précis par le mutisme ou le silence. La douleur n’a pas d’identité, elle n’a pas de nom. Ce mutisme est toutefois parlant et il imprime sa marque par des actes de rébellion. Dans ce mutisme, le cri se cherche une voix et une voie pour se faire entendre. Même dans la nacelle des langues africaines, la douleur semble ne pas toujours se dire. Mais Sembène a bien voulu, par le biais du français-tirailleur, défaire le tissu et lui proposer une antithèse de poids. Cette autodérision, en plus de se rire de la langue de l’autre qu’on avoue par-là ne pas maîtriser, peut amener à pousser plus loin cette réflexion de Derrida une fois de plus : "Or jamais cette langue, la seule que je sois ainsi voué à parler, tant que parler

59 me sera possible, à la vie à la mort, cette seule langue, vois-tu, jamais ce ne sera la mienne.

Jamais elle ne le fut en vérité" (14)

L’on pourrait dès lors, au regard de cette réflexion, s’interroger sur les langues africaines parlées au camp. La question de la paternité des langues pourrait certainement échapper aux africains eux-mêmes. Le Wolof appartient-il aux Sénégalais ? Le Sango appartient-il aux

Centrafricains ? Le Lingala est-il la propriété des Congolais ? Même si Derrida dans son extrait parle de la langue française, sa réflexion peut tout aussi être applicable à toute autre langue et à ses locuteurs. Comme nous l’avons plus haut, chaque langue décrit un monde ; ces mondes possibles décrits par les langues africaines ont-ils à un moment un point de convergence ? La médiation que l’Arabe se propose d’offrir est-elle seulement possible en pareil circonstance ?

Dans quelle langue au juste les Hommes sont-ils susceptibles de s’entendre le mieux ?

Le poids culturel de la langue reste une option non négligeable de la définition d’identité. L’Afrique, en se voyant imposer une langue étrangère, en l’occurrence le Français, s’est quelque peu vue amputée de quelque chose d’essentiel à sa propre définition et à sa propre affirmation dans le concert des nations. Cette situation a causé du tort en ceci qu’aujourd’hui, aucune langue africaine ne soit utilisée et officiellement reconnue comme langue diplomatique dans les rapports entre États. Les langues sont comme nous l’avons vu autant de mondes possibles, si l’on considère que chaque langue décrit ou définit dans ses articulation un monde précis. La langue s’est aujourd’hui inscrite dans un système de rapport de force où les langues qui ont le vent en poupe dans le domaine de la diplomatie mondiale sont celles des pays qui ont su s’imposer par la force, qu’elle soit militaire ou démographique. Grande perdante de ce rapport de force, l’Afrique paie encore à ce jour le prix de cette malencontreuse histoire avec la

France (si nous nous limitons au vaste territoire dans lequel la France s’est implantée).

Convenant avec Derrida qu’il n’est pas évident de crier sa douleur dans la langue de l’autre, nous pouvons peut-être nous expliquer pourquoi les cris de douleurs de l’Afrique semblent

60 tomber toujours dans des oreilles de sourds. Elle est comme prise au piège de l’entre-deux. Si elle crie dans sa langue, personne ne la comprendra, vu que les occupants Français n’ont jamais consacré de temps à l’apprentissage des langues africaines. Si en revanche elle crie dans la langue des Français, l’expression de son malaise ne pourra aucunement retentir avec la force qu’il faut pour susciter chez l’autre de la compassion et même lui ouvrir les yeux sur ses exactions. Cette hypothèse ne s’applique pas seulement au Français, mais aussi à toutes les autres langues d’importation qui sont aujourd’hui parlées en Afrique. Elles sont une force en ceci qu’elle rendent l’ouverture de l’Afrique au monde assez aisée, mais en même temps, la priorité qui leur est donnée sur les langues locales fragilise l’équilibre linguistique du continent.

C’est certainement l’interrogation majeure qui peut être soutenue quand au dénouement de Camp de Thiaroye, c’est un muet qui mène la cadence. Son mutisme lui enlève toute étiquette linguistique et suspend le vide au-dessus de tous. C’est dans un système de langue sans parole que le film connait son dénouement avec le personnage Pays. La dureté dans sa gestuelle, la gravité dans ses grognements remplacent les mots qui à un niveau n’ont su convaincre. Le mutisme volontaire des officiers Français qui font la sourde oreille aux revendications pourtant légitimes des soldats dénote un mépris pour des hommes qui pourtant ont été utilisés comme des boucliers humains pendant la guerre. Le mépris est davantage flagrant que leurs homologues Français de la guerre ont perçu des soldes de guerre bien plus conséquentes et jouissent de certains avantages liés à leur bravoure. Cette amertume et cette frustration pourraient être à la base du rejet que Sembène met en lumière dans l’adaptation cinématographique de la tragédie de Thiaroye. La langue dans ce conflit est un symbole de rupture. Rejeter la langue de l’autre c’est lui fermer son cœur, c’est le renier avec tout ce qu’il incarne, c’est désapprouver une culture, une civilisation même. Sans toutefois complètement fermer la porte comme nous l’avons vu, une langue « neutre », à savoir la langue arabe, vient comme une perche tendue pour réparer ce qui peut encore l’être.

61

Explorant le théâtre camerounais dans ses rapports avec la langue française, Marthe-

Isabelle Abolo note la tendance nouvelle selon elle des dramaturges camerounais à faire fi de l’exigence de la grammaire et du vocabulaire pour se réapproprier la langue et communiquer de manière locale les émotions. Il est question selon elle du théâtre adapté pour un public cible, qui saura le comprendre à travers les gestes de tous les jours et dans les mots de tous les jours, avec des emprunts parfois aux langues africaines.

La désarticulation de la grammaire et du vocabulaire explore tout le registre que le

langage peut proposer pour communiquer des émotions aux spectateurs à qui il

s’adresse, c’est-à-dire en premier au spectateur camerounais. Mystifications, lapsus,

lapalissades, parodie alimentent l’écriture théâtrale camerounaise moderne […]. Le

théâtre camerounais […] est devenu, par le biais d’une langue adaptée au milieu

social qui l’a produit, un moyen privilégié d’affirmation, de communication et de

réhabilitation de l’identité culturelle. (227)

Cette lecture, bien qu’appliquée ici au contexte du théâtre camerounais moderne, peut aussi bien s’appliquer au cinéma francophone africain. L’on note en effet depuis quelques années l’émergence de styles nouveaux où la langue française implique des composantes nouvelles dont la racine se trouve dans les langues africaines et l’argot. Ce mélange du Français et des langues africaines est bel et bien le fait des générations nouvelles, celles qui n’ont connu ni la deuxième guerre mondiale ni la colonisation et qui, nées dans une période de relative accalmie entre la France et les pays d’Afrique, ont saisi la langue dans l’innocence et lui ont donné une coloration locale. C’est ainsi que l’on a pour le cas du Cameroun une langue nouvelle nommée le Camfranglais, une création mêlant les langues camerounaises, le Français et l’Anglais. L’on semble s’aventurer, comme le présageait déjà Sembène avec Camp de Thiaroye vers une « mise à mort du français ». La langue, quand elle intègre plusieurs locuteurs de

62 différentes aires géographiques, peut échapper aux règles et se retourner contre elle-même.

Telle est l’interprétation possible que nous pouvons tirer de ce long-métrage dans lequel

Sembène Ousmane a fait de la langue et du langage une arme de combat. Jacques Attali reconnait qu’ « Une langue peut mourir d’être trop peu parlée ou d’être trop parlée » (136).

Cécile Canut s’interroge sur le purisme occidental en la matière, en même temps qu’elle reconnaît les variations observées dans la pratique du français en Afrique :

Plurilinguisme, mélange des formes et créativité linguistique caractérisent l’Afrique.

Contrairement aux monolinguismes décrétés des États occidentaux, les pays africains

assument cette hétérogénéité et cette pluralité créatrices, bien que ces métissages

linguistiques aient longtemps été dévalorisés. Peut-on en finir avec le fantasme des

langues pures ? (56)

Même si elle reconnait que « Les conditions de production des alternances se différencient selon les configurations géographiques, historiques, sociales et politiques » (57), elle conclue, prenant en exemple le cas de la Côte d’Ivoire et les facilités de création en vogue parmi les jeunes que « À aucun moment cette créativité ne correspond à un désir d’ancrage dit

« communautaire » ou « identitaire »" (61). Toutefois, il convient de retenir que la notion d’identité linguistique propre à un groupe de pratiquants ne saurait tenir sur un décret d’ordre général. Bien au contraire, dans Camp de Thiaroye, le sceau identitaire tire sa valeur de ce que les différents acteurs impliqués se reconnaissent et s’identifient fièrement dans le français- tirailleur, (qu’ils revendiquent d’ailleurs avec force pour faire entendre leur voix au Général

Français). Autrement, le français saccadé telle que l’on observe, est un outil identitaire en ceci que ceux qui le parlent s’y reconnaissent et l’assument pleinement. L’ancrage communautaire et identitaire dont parle Cécile Canut relève dès lors de l’évidence. L’expansion du projet colonial, avec pour socle la vulgarisation de la langue française aura été peut-être finalement un coup dur à ladite langue avec les différentes appropriations qui en ont été faites. Camp de

63

Thiaroye faisait déjà du Français une cible, et aujourd’hui encore plus que par le passé, les linguistes à cause des différentes appropriations qui sont faites de cette langue, reconnaissent qu’il n’existe plus une langue française, mais des langues françaises comme l’affirme le linguiste africain de renom Gervais Mondo Ze (24).

64

En guise de conclusion

Notre analyse de Camp de Thiaroye nous a permis de lire le film sous le prisme de la langue et de ses enjeux. Il en ressort que ce long-métrage de Sembène est un terrain de jeu où les langues se succèdent, se frottent et aussi entrent en communication. Le Français étant le pivot central des échanges, il se voit fragilisé et relégué dans sa relation avec des langues

électrons ou langues satellites. Tout ce jeu transparait donc pour nous comme une mise en scène orchestrée par le cinéaste pour attaquer le projet colonial de la France. La corde sensible étant la langue du colon, Sembène a dressé autour de celle-ci toute une armature linguistique qui, par la force du nombre, a procédé à une mise en retrait progressive et sûre de la langue française. Il s’en suit un effet de feu d’artifice où les langues apparaissent et disparaissent, dessinant dans la foulée un seul objectif, celui de la reconnaissance pure et simple de la personne du colonisé.

Cette reconnaissance passe par un non révolutionnaire qui a trouvé son appui dans diverses langues à Thiaroye.

Cécile Van den Avenne pense que « en adoptant un point de vue plus sociolinguistique, on peut dire que Sembène, par cette utilisation cinématographique remarquable, fait bouger le statut symbolique de cette variété de français, tel qu’il avait pu être fixé dans les usages littéraires et paralittéraires » (120). La mise en avant observée du français-tirailleur bouscule en effet un peu les habitudes, et la mise en scène qui en est faite sous plusieurs registres (ironie, sarcasme etc.) donne une tout autre appréhension de son usage. Le qualificatif de tirailleur collé au Français est devenu un prétexte de contre-offensive où Sembène mêle le ludique et le comique pour parvenir à ses fins. Si la fameuse formule « Guerre improbable, paix impossible » a jadis été appliquée aux deux camps engagés dans la guerre froide, le rapport entre le Français et les langues africaines s’inscrit encore aujourd’hui dans une logique "Guerre perpétuelle, paix impossible ». Si les pays comme le Rwanda ont déjà opéré le retrait du Français comme langue officielle pour y substituer le Swahili, le débat se fait déjà au Cameroun où des projets politiques

65 suggèrent la même démarche. La révolution linguistique s’impose selon nous pour une Afrique dont l’histoire ne s’écrit que dans la langue de l’autre. Ce combat a été celui de Sembène et il est loin d’être achevé. La cohabitation linguistique dans laquelle la part belle est réservée aux langues africaines s’avère être pour nous une démarche essentielle pour combler ce vide civilisationnel. Les pays d’Afrique ont déjà l’avantage d’avoir intégré de manière assez solide les langues étrangères. Le mise en avant des leurs ferait certainement du continent un vivier puissant dans le monde sur le plan linguistique, rendu riche de par sa diversité, car nulle part dans le monde occidental une langue africaine n’est parlée comme langue officielle. C’est donc un avantage non-négligeable. Ceci est rendu d’autant plus intéressant que les statistiques font de l’Afrique le continent comptera à l’horizon 2050 le plus de locuteurs de la langue française dans le monde : « According to a demographic projection led by the Université Laval and the Réseau Démographie de l'Agence universitaire de la francophonie, the total number of

French speakers will reach approximately 500 million in 2025 and 650 million by 2050. OIF estimates 700 million by 2050, 80% of whom will be in Africa»18. Ainsi, l’avenir semble prometteur pour le Français en Afrique, mais le spectre colonial que Sembène combat dans

Camp de Thiaroye ne s’éloignera pas si cette expansion du Français se fait au détriment déjà observable des langues africaines.

18 https://en.wikipedia.org/wiki/French_language

66

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