ou l’art de la scénographie cyclonique : Police (1985) Rémi Fontanel

« Quelques fois – écrit un météorologue – la dépression atteint un chiffre si bas qu’elle fait ventouse soulevant en spirales l’eau de la mer, le sable des continents tandis que le vent de l’anticyclone qu’elle a attiré autour d’elle tourne avec une telle violence qu’il enlève le toit des maisons et fauche les arbres. »1 À la sortie d’À nos amours de Maurice Pialat, Serge Daney orienta l’un de ses écrits vers la dimension « météorologique » présente dans ce film et plus largement dans l’œuvre de cet auteur. Dans À nos amours (1983), il évoque de manière métaphorique, la présence d’un « cyclone » dévastateur, qui au sein de quelques scènes, parviendrait à faire naître de nouvelles structures et perceptions spatio- temporelles. Cette dimension est la source d’un travail créatif qui doit accepter l’idée d’un espace invisible certes, mais bien réel, parfois violent, toujours instable, perturbé et en mouvement continuel. Le cyclone dont parle Daney, prend vie et s’appuie sur une « forme » précise : le corps. Ainsi, le corps chez Maurice Pialat est cette matière sur-présente, qui traverse l’espace scénique (souvent théâtralisé), en le contaminant alors d’une énergie fulgurante, d’un dynamisme fuyant et d’une force incontrôlable, qui se manifestent en tous lieux de la scène filmique, souvent au-delà même du cadre.

Le film Police (1985) est un exemple parmi tant d’autres pour partir sur les traces de Serge Daney, qui évoquait l’effet de « spirale » et les mouvements tournoyants dans lesquels se débattent les personnages "pialatiens" qui, « accélérés comme des particules, tournent les uns autour des autres et perdent le Nord, (…) comme des cosmonautes en apesanteur (…). »2 Chez Maurice Pialat, la narration s’envisage donc à travers des déplacements physiques souvent injustifiés, sans cause réelle ou directe3…car c’est bien la présence des personnages dissociés de toute logique de parcours prémédité, qui compte plus que toute volonté de rendre visible un univers qui se veut inachevé, incomplet, fragmenté. Telle est l’idée posée également par Nicole Brenez dans son ouvrage consacré à l’esthétique du « corps moderne » dans le champ cinématographique. La manifestation du corps dans le cinéma de Maurice Pialat se situe dans la figuration du personnage secondaire que l’on va retrouver, tel un corps-pilier, à plusieurs endroits du récit : repère spectatoriel à travers la ponctuation physique d’un récit. La narration déstructurée trouve un sens profond et silencieux dans cette sorte d’accroche, de signe fort et physique présent en plusieurs points du film (en l’occurrence, au début et à la fin, comme pour souligner l’idée d’une boucle effectuée par le personnage principal, l’inspecteur Mangin/Gérard Depardieu). « Confusion entre gendarmes et voleurs, entre présence (du suspect) et absence (du coupable), entre affirmation et négation : mais cette indistinction généralisée, si elle affecte la figure dans ses apparences (elle est difficile à reconnaître, y compris pour le spectateur), laisse intact un sentiment du corps, indicible et indiscutable. C’est ce que décrit la scène où Nez-Cassé, subitement de retour à la fin d’un film qui semblait l’avoir complètement oublié, hèle Mangin, l’invite à boire un verre et échange avec lui quelques propos sur le choix du prénom du fils qui va lui naître. » 4 Chez Maurice Pialat, il n'y a plus d'acteurs, plus de personnages : il n'y a que des présences qui sillonnent chaque scène, chaque lieu de la narration, chaque épisode d'un récit qui se nourrit de l'intérieur, lorsque les corps lui offrent cette matière tant attendue qui permettra alors de dégager un événement porteur d'histoires inattendues.

1. Serge Daney, « Pialat dans l’œil du cyclone » in Libération, 16 novembre 1983. 2. Ibid. 3. Peut-être faudrait-il plutôt parler de « quasi-cause » au sens où l’entendait Gilles Deleuze dans Logique du sens, , éditions de Minuit, coll. « Critique ». 4. Nicole Brenez, De la figure en général et du corps en particulier, Bruxelles (Belgique), De Boeck Université, coll. Arts et Cinéma, 1998.

1 Plus que le déplacement narratif, l’idée du « cyclone » convoque celle de la « déviation », comme si à tout moment, le récit était capable de sortir de ses gons pour initier de nouvelles trajectoires accidentelles. À la fin de Police, Mangin (Gérard Depardieu) s’en va rendre l’argent aux trafiquants alors que Noria (Sophie Marceau) l’attend dans la voiture ; alors qu’une certaine logique narrative aurait voulu que Mangin la retrouve tout de suite après cette mission, le récit dérive (car le corps de Mangin dévie de son parcours et la tornade se dirige ailleurs, dans un lieu inconnu) et fait revenir au premier plan Nez-cassé (l’agresseur de vieilles dames que l’inspecteur avait malmené au tout début du film). Mangin se détourne de son chemin et boit un verre avec lui alors que la femme l'attend dans la voiture, quelques mètres plus loin. La construction temporelle du récit est alors dilatée (Mangin s’attarde sur son chemin faisant patienter du coup Noria dans la voiture) ; la consistance spatiale aussi (puisque le bar devient un lieu imprévu dans le parcours du policier à ce moment-là). Ce détour met en avant une rupture imprévue, fondée sur la simple puissance instinctive du personnage qui s’autorise à ce moment-là, une sortie, une bifurcation, un déplacement du sillon narratif dans lequel il semblait pourtant être « pris au piège ».

Au-delà de cette composition globale, la figure cyclonique chez Maurice Pialat, se révèle aussi au sein même de la scène (espace clos et imposant un point de vue tout en recul nous dirait André Gardies5), dans les rapports qu’entretiennent les personnages avec le cadre ; ce cadre à la fois stimulé, pulvérisé, déchiré par les déviations physiques de quelques entrées et sorties, de quelques apparitions et disparitions à chaque fois dévastatrices.6 Comme des électrons rivés les uns aux autres mais laissés libres dans leur champ d’action, les corps imposent des énergies aux multiples trajectoires : dynamisme et recherche d’un noyau pour particules atomiques ; transgressions du bord, de la frontière pour une quête mobile vers l’extérieur. Louis Mangin et ses deux collègues policiers décident, pour leur enquête, de venir rendre visite à l’un des frères Slimane (Maxime), qui a reçu une balle de revolver la veille dans une rue de Paris. Noria et son avocat Lambert () quittent la chambre de Maxime et la caméra (épaule) les suit de dos dans le couloir. Au bout, Mangin, son collaborateur marseillais et la stagiaire (Melle Verdet), entrent dans le champ par la gauche et viennent immédiatement dans leur direction. Croisement imprévu : rencontre des corps dans un lieu neutre (hors du commissariat et hors de la rue). Au cœur d'un unique plan-séquence très maîtrisé, Maurice Pialat propose plusieurs déplacements au sein du champ ; déplacements de corps qui flirtent avec le cadre, instable et toujours pris dans une énergie tourbillonnante.

Dès que les deux groupes de personnes se rencontrent, c’est tout d’abord la stagiaire (x) qui réalise une boucle ; elle sort du cadre et revient dans le champ pour réaliser un arc de cercle par la droite. Elle tourne autour de Mangin et Lambert qui discutent au centre de l’image.

5. « André Gardies, « Scène ou régime scénique », in Cinéma et théâtralité (dir. Christine Hamon-Sirejols, Jacques Gerstenkorn et André Gardies), Lyon, Cahiers du GRITEC, Aléas, 1994. 6. « Le cinéma de Pialat est d’abord physique, chaque corps y a son poids d’intensité, chaque plan est lourd des différentes présences qui le composent. Et pourtant, dans Police, ça n’arrête pas de bouger, le film n’est fait que de jaillissements imprévus. » Serge Toubiana, « L’épreuve de vérité », in , n° 375, septembre 1985.

2 Après ce mouvement physique quasi-circulaire qui n’aura aucune autre fonction que d’apporter du mouvement à la scène (en effet, ce déplacement ne génère aucun acte ni aucune discussion particulière et plus encore, il ne fait rien dire de précis au personnage qui restera muet), Lambert (x) sort par la droite et passe donc en hors-champ pour laisser Mangin s'approcher de Noria (ce qui paraît quand même un peu inaccoutumé lorsque l'on sait que généralement l'avocat a pour principale mission de rester avec son client pour éviter tout dérapage verbal ou physique avec la police).

Maurice Pialat construit donc ce plan-séquence sur cette rencontre des corps presque impossible ; les personnages se croisent, se testent, s’épient, se regardent par l’intermédiaire de leurs déplacements dans un endroit difficile à maîtriser pour les uns et les autres. Dans un troisième temps, c'est autour du collègue marseillais (x) (après la stagiaire et Lambert) de marquer les bords du cadre de son empreinte physique. Il arrive dans le champ par la gauche (en effet, il avait disparu pendant quelques secondes) ; petit à petit, lors de la discussion entre Mangin et Noria, il tourne autour d'eux dans le sens contraire des aiguilles d'une montre, n'hésitant pas d'ailleurs à obstruer quelques instants le champ, par son corps sans cesse en mouvement. Son circuit s'arrêtera dès qu'il aura accompli une boucle (comme les autres) et qu’il sera revenu à son point de départ, sur le côté gauche du cadre.

Aussi, juste après cette discussion qui stoppe dès que le marseillais cesse de marcher, la stagiaire et Lambert réapparaissent dans le champ par la droite (alors qu'ils devaient, on le suppose, discuter tous les deux en hors-champ) pour revenir au centre et dire au revoir à Mangin. Filmé en plan-séquence, ce passage est une démonstration scénographique assez pointue, qui met en avant la question du tourbillonnement des corps, au sein d’un champ sans cesse éprouvé par les entrées et sorties des corps qui jouent perpétuellement avec les bords du cadre ; chaque personnage est pris dans une spirale où les corps sont (r)attaché, relié les uns aux autres comme si personne ne pouvait (on le comprend à cet instant) échapper au sillage de cette affaire, de ce récit, de cette histoire commune à tous (la recherche d’une valise contenant de l’argent).

Attirance et répulsion : Jean-Louis Schefer parle de gravitation, de distance et de proximité entre des particules désorientées, entre des molécules dissociées et à la recherche de leur centre perdu, enfoui, indéterminé parce que l’expression visible d’une quête précise et justifiée (mise en cause.s), reste impalpable chez Maurice Pialat en particulier. On sait que l’atome peut être détourné de son parcours, de son centre à cause de chocs, de pressions, de poussées de températures, de variations météorologiques.

3 « Pourquoi, puisque c’est vers l’unité que ces atomes s’efforcent de retourner, ne jugeons-nous pas et ne définissons- nous pas l’Attraction comme une simple tendance vers un centre ? - Pourquoi, particulièrement vos atomes, les atomes que vous nous donnez comme ayant été irradiés d’un centre, ne retournent-ils pas tous à la fois en ligne droite, vers le point central de leur origine ? « Je réponds qu’ils le font ; mais que la cause qui les y pousse est tout à fait indépendante du centre considéré comme tel…Chaque atome, formant une partie d’un globe généralement uniforme d’atomes, trouve naturellement plus d’atomes dans la direction du centre que dans toute autre direction ; c’est donc dans ce sens qu’il est poussé, mais il n’y est pas poussé parce que le centre est le point de son origine. Il n’est pas de point auquel les atomes se relient. Il n’est pas de lieu, soit dans le concret, soit dans l’abstrait, auquel je les suppose attachés. Rien de ce qui peut s’appeler localité ne doit être conçu comme étant leur origine. Leur source est dans le principe Unité. C’est le père qu’ils ont perdu. C’est là ce qu’ils cherchent toujours, immédiatement, dans toutes les directions, partout où ils peuvent le trouver, même partiellement. » (…) Le père est le mystère d’une origine et la compulsion de retour de la matière, même dans son infinie dispersion. »7

Le cyclone dévastateur dont parlait Serge Daney, prend naissance dans cette origine du corps perdu, du corps à retrouver au plus profond d’un espace physique instable, sans cesse perturbé et qui « nous dit », que derrière chaque déplacement se cache le secret de notre existence

Bouger, toujours, sans cesse…telle est faille de l’être, révélée par les corps et leurs mouvements ; pour que d’une émotion physique et directe, sensible et indicible, naisse la pensée d’une esthétique fondée sur la quête secrète et inavouée, lointaine et détournée, d’un personnage ignoré mais si difficile à éviter : le père, noyau dur du cinéma de Maurice Pialat.

Article paru dans la revue Cadrage [En ligne] en mars 2003. http://www.cadrage.net. [http://www.maurice-pialat.net].

7. Jean-Louis Schefer, « Dialogues imaginaires – atomes – », in Images mobiles – Récits, visages, flocons, Paris, P.O.L, 1999, p. 80-81.

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