Balthus À La Villa Médicis : Palimpseste D'un Dépaysement
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BALTHUS À LA VILLA MÉDICIS : PALIMPSESTE D'UN DÉPAYSEMENT COLETTE MOREL « Cette mise en abyme de dépaysements pittoresques successifs (temporels géographique, poétique et subjectif) est significative de la manière dont Balthus va reconstituer un état « Renaissance » imaginaire de la Villa, agissant davantage en décorateur et créateur qu'en scrupuleux historien et rénovateur. Les « châteaux du Comte de Rola » – Chassy, la Villa Médicis, Montecalvello ou encore Rossinière – fonctionnent comme autant de lieux fantasmatiques construits par Balthus en parallèle de sa peinture. 1» Vient de s'achever à la Villa Médicis une grande rétrospective2 de son ancien directeur, Balthus, que Cécile Debray introduit par le prisme du dépaysement. Et celui-ci dès l'abord paraît paradoxal, tant l'exposition romaine entend nous familiariser avec l'un des grands maîtres de la peinture française et l'importance de son séjour italien, en même temps qu'elle nous dé-familiarise, nous confond, en faisant émerger le nouveau visage d'un peintre aussi double que Janus. La première salle de l'exposition3 plonge dans l'orientalisme de la série des Japonaises, multiples variations autour de la figure de Setsuko, jeune épouse que Balthus rencontre au cours d'un voyage officiel au Japon. D'emblée le regard contemporain que l'on porte sur l'artiste paraît tributaire d'une imbrication profonde entre la Villa Médicis, territoire historiquement liée à l'expérience du dépaysement, et son ancien directeur. La Chambre turque introduit l'oeuvre balthusienne, quelques étages au dessous de son modèle, pièce néo-mauresque aménagée par Horace Vernet en 1833. Deux ans plus tôt se sont tenues au même endroit deux journées d'études successives, consacrées à la restauration balthusienne du palais, à travers les décors peints, l'aménagement du mobilier, de l'atmosphère lumineuse, de l'arrangement des jardins. Tous les participants, à commencer par Jean Clair, orientent la réflexion sur un point crucial que nous entendons reprendre : la Villa telle que l'a revisitée Balthus est à considérer comme unicum, il s'agit d'une œuvre tridimensionnelle à intégrer au catalogue raisonné au même titre que toiles, dessins et photographies. Déjà en 1982, Jean Leymarie, qui succède à Balthus à la tête de l'institution, l'affirmait : « cette restauration a pris beaucoup de son temps, mais elle constitue en elle-même une de ses œuvres parfaites dont l'action a retenti sur sa personne et sur sa peinture. 4» C'est du retentissement de l'époque romaine dont il est ainsi question, dans la mesure où il 1 DEBRAY Cécile, « Exposer Balthus », Balthus, Electa, Milan, 2015, p.20. 2 Exposition Balthus, du 24 octobre 2015 au 31 janvier 2016 à la Villa Médicis et Scuderie del Quirinal, Rome. 3 Dans la partie « Procédures » exposée à la Villa Médicis. 4 LEYMARIE Jean, Balthus, Skira, 1982, p.90. 1.23 nous faut penser le directorat de Balthus sous l'angle du dépaysement, de la désorientation, du déboussolement qu'implique cette période de la vie et de l'oeuvre de l'artiste. Non seulement la Villa Médicis se transforme esthétiquement et institutionnellement, mais la facture picturale, la figure de l'artiste ainsi que sa palette font également l'objet d'une profonde et radicale métamorphose. Les toiles se construisent dans l'épaisseur de la fresque et se parent d'un feuilleté de repentirs ; Balthus devient le Comte Klossowski de Rola, éminent émir français dans le cercle mondain d'artistes italiens ; le peintre s'essaie à la photographie en même temps qu'il joue les décorateurs de théâtre en plein jour. Aussi, dans quelles mesures peut-on considérer le directorat de Balthus comme une période de dépaysement réciproque, où l'influence de l'espace agit sur le peintre et même temps qu'il le colonise et le métamorphose ? Autrement dit, la présence de Balthus est-elle en soi un accomplissement de l'orientalisme académique inhérent à l'Académie française à Rome, de telle sorte que s'opère l'expérience d'une symbiose entre espace et personnage entre 1961 et 1977 ? La restauration de la Villa est le premier jalon de cette expérience du dépaysement dont l'espace romain est le sujet. Se dessine alors une forme de colonisation du réel par la fiction, qui soumet le palais à un dépaysement spatio-temporel de l'ordre du fantasque – l'objectif étant de retrouver un état renaissant plus rêvé que passé. Or le directorat de Balthus n'est pas significatif pour la seule réinvention de la Villa, mais aussi pour la réinvention d'un Balthus romain, dans laquelle la colline du Pincio agit comme théâtre d'un dépaysement de soi. De la manière dont l'espace et l'artiste se dé-familiarisent de leur état antérieur découle un dépaysement de l'oeuvre picturale qui bouscule sa manière de penser l'espace. La toile devient le palimpseste sur lequel se superposent les dizaines de compositions successives, mais ne contient plus à elle seule l'oeuvre balthusienne, qui désormais déborde de son cadre sur les murs, sur le papier à dessin, sur le tirage photographique. 2.23 COLONISATION DU RÉEL PAR LA FICTION : LA VILLA MÉDICIS SOUMISE À UN DÉPAYSEMENT SPATIO-TEMPOREL DE L'ORDRE DU FANTASQUE. La chambre turque et La Chambre Turque L'arrivée de Balthus à la Villa Médicis inaugure une colonisation du réel par la fiction, qui les soumet tous deux à un dépaysement spatio-temporel de l'ordre du fantasque. Faire l'expérience du dépaysement sous-entend d'emblée une dé-familiarisation liée à l'espace, une perte de repères géographiques. En tant qu'enclave française dans le paysage physique et artistique italien, l'Académie de France à Rome est le territoire historique d'un dépaysement pensé comme passage obligé de l'artiste en formation. C'est par conséquent le lieu où l'on désapprend pour réapprendre, où l'on s'assujettit à un déracinement topographique et esthétique. Non seulement l'Académie fait de l'Italie un atelier à ciel ouvert, mais l'artiste s'adonne à la copie des maîtres, c'est-à-dire à une reproduction au carré du monde – les grandes œuvres classiques sont également un territoire à part entière, qui achève de déboussoler le lauréat. Or, Balthus n'est pas prix de Rome, obstacle que doit franchir André Malraux pour le nommer à la tête de l'institution. Toutefois, son enseignement suit un cheminement classique, antérieur à celui dispensé par la structure académique. Éveillé par quelques maîtres – Rilke, Bonnard –, il parfait sa technique par l'observation des chefs d'oeuvres – il copie Poussin au Louvre, Pierro della Francesca –, et organise solitairement le traditionnel voyage en Italie, à la recherche des fresques d'Arrezzo. L'influence du peintre de La légende de la Vraie Croix – tirée de La légende dorée, syncrétisme de croyances païennes et chrétiennes, fruit d'un dépaysement liturgique – traverse l'oeuvre balthusienne et jalonne l'expérience de son dépaysement romain. L'espace et l'artiste se métamorphosent à la manière d'une réaction chimique qui les transforme, et pour le comprendre, il nous faut commencer par leur point d'ancrage, que nous situons dans le plus célèbre tableau de la période romaine, La Chambre turque5. Balthus met en scène l'une des pièces les plus étranges de l'édifice, un cabinet de curiosités aménagé par Horace Vernet, ancien directeur, au retour d'une des premières missions héliographiques en Égypte en 1833. Né d'un rêve du Levant, d'un dépaysement oriental, la pièce est le théâtre d'un second dépaysement, celui d'un Balthus jouant les peintres orientalistes. Positionnant sa jeune épouse japonaise Setsuko à la manière d'une odalisque ingresque, l'artiste réalise dans les premières années de son directorat un manifeste de sa nouvelle orientation esthétique. De la pièce néo-mauresque, on reconnaît très précisément le damier géométrique du sol en faïence, le carrelage de terre cuite en rosace des murs, l'arc outrepassé des fenêtres en bois travaillé. Sur une méridienne sans relief trône une Olympia 5 Il s'agit de la première œuvre balthusienne à entrer dans les collections nationales par achat d'état en 1967. 3.23 japonaise, la tête ceinte d'un ruban à la manière d'un hachimaki, vaguement drapée dans une robe de chambre, dont la monotonie rose scande l'abondance du motif. L'édredon et le drap tendus ne souffrent pas le modelé de l'assise ; le corps paraît en suspension, sans « somnolence ni sommeil » comme le stipule le verset coranique6 inscrit sur l'une des portes de la chambre. Balthus met ainsi en lumière plusieurs évolutions de son œuvre. D'une part, La Chambre turque témoigne d'un nouveau versant académique, où l'érotisme est diffus et où prime la question du regard – ce n'est plus La Chambre. La tenture à droite de la fenêtre dévoile plus qu'elle ne dissimule, les persiennes sont closes mais filtrent la lumière, le modèle fixe un miroir sans reflet, l'oblique des yeux dynamise un visage de face, mouvement que prolonge la torsion du corps. Les motifs et la nature morte sont d'une parfaite régularité, mais le modèle est disproportionné, le raccourci de la jambe gauche faussé, les membres à peine esquissés, le corps modelé d'un vague cerne noir. Ce tracé minimal rappelle la miniature ottomane, les nuances de gris colorent le corps nacré, accentuent l'arrondi du sein et la rondeur médiévale du ventre. L'équilibre entre maîtrise et naïveté renoue avec l'histoire d'un art de l'inachèvement et de l'épure des maîtres du quattrocento 7. D'autre part, la toile éclaire la réalisation des influences topographiques, depuis les accents asiatiques, jusqu'aux fresques renaissantes en passant par la miniature orientale.