SUR LA MORT DU GÉNÉRAL FRÉDÉRIC LEGRAND 16 août 1870 par M. le Général J. COLIN (C.R.)

Note liminaire. — M. F.-H. Legrand, petit-fils du général Legrand, a bien voulu nous aider à réunir la documentation utilisée pour cette étude et les gravures qui l'illustrent. Par ailleurs, le Dr Crestin, bien connu à Metz, nous a autorisés à faire état du carnet de route du capitaine Crestin, son grand-père, qui appartenait à l'état-major du général Legrand. Ce carnet, encore inédit, était tenu au jour le jour avec le plus grand soin. Enfin, Mlle J.-M. Champagne, de Nancy, petite-fille du lieutenant J.-D. Voirin, aide de camp du général Legrand, gravement blessé en tentant de secourir son chef mortellement atteint, nous a communiqué certains souvenirs recueillis de la bouche même de son grand-père, décédé en 1915. Nous tenons à souligner la valeur de ces témoignages, qui ajoutent singulièrement à l'intérêt que peuvent présenter ces quelques pages.

De précieux souvenirs concernant le général de division Frédéric Legrand ont été confiés récemment au Musée de guerre de Gravelotte : ces remarquables collections s'enrichissent ainsi dans des conditions bien dignes, semble-t-il, d'être relatées. Passé lointain, questions anachroniques... dira-t-on. Mais l'intérêt que manifestent bien des Français pour l'Année Terrible n'est-il pas stimulé par l'approche du centenaire de ces funestes événements ? Metz même, enjeu de la lutte et rançon de la défaite, fut au centre de ce drame historique dont les terribles conséquences sont loin d'être épuisées : les rémanences en apparaissent quotidiennement, de façon pesante parfois, aux esprits avertis ! Peut-on, dans notre cité, rester insensible au sou­ venir de cette période tourmentée et à l'évocation de glorieux épisodes qui, déjà, laissaient présager de tout autres lendemains ?

1 92 SUR LA MORT DU GÉNÉRAL FREDERIC LEGRAND

I Le 16 août 1870, alors que la bataille de Rezonville faisait rage, le général Fr. Legrand, commandant la division de cavalerie du 4e corps (Ladmirault), tombait à la tête de ses escadrons dans les charges mémorables du plateau de Ville-sur-Yron, au nord de Mars-la-Tour, l'un des derniers grands chocs de cavalerie de l'Histoire. Aux deux adversaires l'enjeu de ce furieux engagement avait paru capital. En fait, le combat indécis et trop excentrique, à l'extrême droite de l'armée française, n'eut pratiquement aucune influence sur le déroulement ultérieur des opérations. Il n'en avait pas moins été mené, de part et d'autre, avec le plus grand acharnement. Historiens et critiques militaires n'ont point manqué d'épiloguer sur cette chaude affaire, longtemps restée obscure ! Comment s'en étonner ? « Alors, que se passa-t-il ? — écrit le capitaine Crestin. — 77 est impossible à aucun d'entre nous de le préciser, car il est difficile de voir au milieu du tumulte résultant du choc de deux cavaleries. » Nous n'entrerons pas dans le maquis des controverses passées. Bornons-nous à l'exposé des faits, tels que l'histoire militaire les a définitivement établis.

Les Allemands de Frédéric-Charles, dont la situation des plus critiques s'aggravait de minute en minute, devaient à tout prix, pour éviter une catastrophe imminente, arrêter l'action offensive victorieuse du 4e corps français (Ladmirault), débouchant de en direction de et Mars-la-Tour. La brigade von Wedell, qui s'y opposait, venait d'être littéralement anéantie au « Fond de la Cuve ». Suprême espoir, lancer la cavalerie disponible dans le flanc droit des Français ! Vingt-deux escadrons purent être rassemblés, cuirassiers westphaliens, dragons et hou- zards prussiens, dragons oldenbourgeois, uhlans hanovriens. Ladmirault leur opposa des forces de cavalerie sensiblement équivalentes : division Legrand (2e et 7e hussards, 3e et 11e dra­ gons) 1 soutenue par la division du Barrail, réduite provisoirement

1 Le lie dragons, en soutien d'artillerie, ne prit pas part aux combats.

2 SUR LA MORT DU GÉNÉRAL FRÉDÉRIC LEGRAND 93 au 2e chasseurs d'Afrique 2, et par la Brigade de (lanciers de la Garde et dragons de l'Impératrice). Sur le plateau de Ville-sur-Yron que borde à l'est le ravin de la ferme Greyère (ou Grizières), près de six mille cavaliers, aux uniformes chamarrés, s'affronteront avec fureur dans une lutte épique, tandis que de Vionville à Rezonville et au Bois des Ognons, la bataille atteindra son paroxysme. Dès 5 h 30 de l'après-midi, le 2e chasseurs d'Afrique « ouvrait la danse » : charge lancée, il sabrait une batterie prussienne aventurée et gênante, en dispersait les soutiens et refoulait les détachements et éléments avancés de la cavalerie ennemie avant de se rallier. Mais voici la division Legrand qui débouche du ravin de la ferme Greyère et se déploie aux allures vives. « Mon Général, dit du Barrail, il est trop tard pour profiter du désordre que mes chasseurs ont provoqué dans les rangs ennemis !» — « Tant pis, répond le général Legrand averti de l'impatience manifestée à nouveau par Ladmirault ; j'ai reçu l'ordre de charger, je charge ! » — Il faut préciser que, ce jour-là, excédé par une première obser­ vation assez inopportune de Ladmirault, il était, si l'on en croit les officiers de son état-major, d'une humeur exécrable. Le colonel du 2e hussards avait proposé d'ébranler au préalable les lignes de la cavalerie allemande à coups de mousquetons-chassepot : « Non, au sabre », avait répliqué le général3. Et il avait découplé la brigade légère du général de Montaigu, qui, au galop et le sabre haut, s'élançait aux cris de « Vive l'Empereur ! ». Lui- même, monté sur un vigoureux cheval d'armes à robe noire, suivi de son état-major, puis du 3e dragons en deuxième échelon à droite, conduisait ainsi avec vigueur la charge de sa division. Soldat magnifique, le général Legrand portait la tenue des officiers de l'armée d'Afrique : ceinture de laine rouge roulée sur le dolman à larges brandebourgs retenus par des olives de

2 La brigade de chasseurs d'Afrique du général Margueritte escortait l'empereur en route pour le camp de Châlons ; elle avait remplacé dans cette mission, à partir d'Etain, la Brigade de France, de la Garde impériale. 3 Ce dédain apparent pour les armes à feu était normal avant l'apparition d'armes à tir rapide et à longue portée. La cavalerie, arme du mouvement, de la vitesse et du choc, ne devait pas être une « infanterie montée ». Le très éminent général Bonnal écrivait encore en 1908 « ... on voit la cavaleirie..., employer des moyens indignes d'elle, comme le tir à cheval pour ébranler l'ennemi avant l'attaque... »

3 SUR LA MORT DU GÉNÉRAL FRÉDÉRIC LEGRAND SUR LA MORT DU GÉNÉRAL FRÉDÉRIC LEGRAND 95 soie ; épaulettes d'or frappées des trois étoiles d'argent ; haut képi galonné et étoile coiffant ses cheveux blancs. Le voici abordant les premiers rangs de la cavalerie alle­ mande. « Combattant comme un simple cavalier », dit un témoin, il est bientôt au cœur de la mêlée. Mais son cheval s'abat, fou­ droyé ; dans la chute, son épée se brise, une jambe reste prise sous la monture. Son aide de camp, le lieutenant Voirin, un major de Saint-Cyr et de l'Ecole impériale d'état-major, a sauté à terre pour secourir son chef. Mais, en vain ! Démonté et désarmé, foulé

Photographie du lieutenant Voirin. aux pieds de leurs chevaux par de peu chevaleresques dragons oldenbourgeois, le général reçoit de très graves blessures. Voirin s'effondre, frappé de nombreux coups de sabre.

5 96 SUR LA MORT DU GÉNÉRAL FRÉDÉRIC LEGRAND

Il est 6 heures. Le soleil, si ardent dans la journée, décline déjà sur les Hauts de Meuse. On entend vers Rezonville le gron­ dement incessant des artilleries adverses déchaînées. Sur le plateau de Ville-sur-Yron, deux énormes nuages opaques de poussière blan­ che, correspondant à deux mêlées distinctes, se sont élevés sous le galop des chevaux ; on y perçoit des clameurs, les cris de « Vive l'Empereur » répondant aux « Hourrahs » allemands, le cliquetis des armes qui s'entrechoquent, le crépitement des coups de feu. Des groupes surgissent, puis disparaissent à nouveau dans la pous­ sière. L'entrée en ligne de nouveaux escadrons allemands d'une part, des lanciers de la Garde et des dragons de l'Impératrice d'autre part, ne peut qu'accroître le tumulte et la confusion : certaines analogies dans les uniformes, en effet, amènent de fâcheuses méprises entre combattants d'un même parti. Rompre le combat dans de telles conditions est bien risqué, mais peut-on tarder plus longtemps ? De part et d'autre, des trompettes réussissent enfin à se faire entendre, sonnant des ralliements d'une extraordinaire difficulté. Quelques instants encore, et la cavalerie allemande se replie en désordre au-delà de Mars-la-Tour et jusqu'à pour s'y reformer, tandis que nos escadrons, tout aussi désunis et exténués, se regroupent au sud de Bruville, couverts par le 2e chasseurs d'Afrique, ardent au combat et infatigable manœuvrier : il est 6 h 30 (du soir). II

Cependant, la division de cavalerie du 3e corps 4, accourue, allait chasser les fractions ennemies attardées, assurant l'occupa­ tion du plateau de Ville-sur-Yron que l'ennemi ne menacera plus. Morts et blessés par centaines 5, armes brisées, pièces de harnachement jonchant le sol, chevaux abattus ou errants par petits groupes affolés, cavaliers démontés, mais résolus, se repliant le mousqueton au poing, tout témoignait de la violence exception­ nelle du combat, de la valeur des adversaires qui s'étaient affron­ tés, de la fougue et de l'esprit de sacrifice de leurs chefs. Ces

4 Division Clérembault. 5 En une demi-heure, près de 500 tués, blessés et disparus dans chaque camp, dont : 44 officiers chez les Allemands, 80 chez les Français.

6 SUR LA MORT DU GÉNÉRAL FRÉDÉRIC LEGRAND 97 derniers, du côté français en particulier, avaient mis un point d'honneur, payé bien cher, à devancer largement leurs escadrons lancés au train de charge.

Le général Ladmirault, « rayonnant de satisfaction », dit un témoin, se félicita de voir ainsi rapidement dissipée la menace, qu'il s'était exagérée, d'une importante action de la cavalerie ennemie sur son flanc droit. Les Allemands, de leur côté, constatant avec soulagement qu'ils échappaient au désastre imminent —- le 4e corps français ayant suspendu son avance irrésistible —, en attribuèrent le mérite aux « exploits » de leur cavalerie à Ville-sur-Yron. En fait, l'arrêt du 4e corps avait bien d'autres causes ! Ladmirault n'avait pas su répondre à cet instant aux sourires de la Fortune, pourtant pleins de promesses : il venait de manquer là une des plus belles occasions qui se soit jamais offerte à un stratège. Mais soyons réservés dans notre jugement. « La Guerre des Occasions manquées », tel est le titre prometteur de l'ouvrage à grand succès qui paraît immanquablement après chaque conflit. Les plus grands hommes de guerre de tous les pays et de tous les 'temps, et Napoléon Ier lui-même, le maître incontesté, en ont écrit bien des chapitres !

Cependant, à quelques pas devant le front du 3e chasseurs à cheval (division Clérembault), rangé en bataille sur le plateau, le général Legrand était étendu, perdant son sang par plusieurs M assures dont, en particulier, un coup de sabre à la tête et un coup de feu en pleine poitrine. Pour certains auteurs, dont Dick de Lanlay, le général Legrand mourut sur le champ de bataille même. Citons cette anecdote parue dans la presse : « Un adjudant du 3e chasseurs, M. de Puységur, ayant aperçu le blessé, le signala au médecin-major de son régiment, le Dr Bernard, de Metz ; celui-ci, malgré la fusillade, se porta à son secours. Par-

7 98 SUR LA MORT DU GENERAL FRÉDÉRIC LEGRAND

venu auprès du général, il l'entendit murmurer : « Mon Dieu, que je souffre ! » Et pour le dérober au feu de l'ennemi, il l'allongea doucement dans un sillon. » Jean-Pierre Jean 6, reprenant ce texte, écrit : «... Il expira dans les bras du Dr Bernard. » Version un peu différente du capitaine Longuet, dans ses Souvenirs inédits, cités par le colonel Rousset (Le 4e corps de l'armée de Metz) :

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« Sa jument, une superbe bête arabe, a l'oreille à moitié emportée d'un coup de sabre ; lui est inondé de sang, son épée est rouge jusqu'à la garde. Voirin et Bach ne reviennent pas ; Longuet manque, les généraux Legrand et de Montaigu ne sont pas là... La nuit est tombée... bientôt arrivent les plus tristes nouvelles : Le général Legrand est gisant sur le sol... Il est mort, et en partie dépouillé... »

Incertitude de témoignages, oculaires ou rapportés, recueillis dans de telles circonstances ! En fait, le général Legrand, mortellement atteint, avait perdu connaissance ; et ce fut dans un bien triste état qu'on le ramena à Bruville, où les ambulances installées étaient surchargées de besogne ! Dans la grange d'une maison proche de la mairie où gisait le général Brayer, tué dans le furieux combat du Fond de la Cuve, le général Legrand, à l'agonie, allait bientôt mourir. Dans la nuit, son corps fut transporté à l'église de Doncourt. Il s'y trouvait encadré par les cercueils de deux officiers de la Garde tombés eux aussi sur le plateau de Ville-sur-Yron. Dans son ouvrage Journal d9un aumômer - 1870, l'abbé de Meissas donne un récit poignant du service funèbre célébré très simplement dans l'atmosphère lugubre de cette église vide, du

6 J.-P. JIEÀN, La Lorraine et ses champs de bataille,, Libr. Sidot, 1908.

8 SUR LA MORT DU GÉNÉRAL FRÉDÉRIC LEGRAND 99

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II - Plaque commémorative de Bruville.

III - Képi du général Legrand porté le 16 août 1870 (Musée de l'Armée). 100 SUR LA MORT DU GÉNÉRAL FRÉDÉRIC LEGRAND

transport des trois cercueils de bois blanc sur un chariot lorrain accompagné du seul maire du village, et de l'inhumation hâtive de ces héros dans le petit cimetière de Doncourt, le 17 août, tandis que déjà les troupes françaises, suivant les ordres reçus, se repliaient en direction d'Amanvillers. Quant au lieutenant Voirin, aide de camp du général, perdant son sang en abondance, il s'était traîné dans un fossé de la route de Conflans. M. le Bouteiller, de Rezonville, passant à cet endroit le lendemain à l'aube, le hissera sur son tilbury et le ramènera dans les lignes françaises.

III

Né en 1810, le général Legrand, engagé en 1828, avait accompli une brillante carrière dans l'armée d'Afrique. Il s'était distingué en particulier avec le 3e spahis à la prise de la smalah d'Abd el-Kader 7, puis à la bataille de l'Isly. Il fut lieutenant- colonel aux Guides de la Garde, puis commanda le 5e cuirassiers. Général de brigade en 1860, il avait exercé durant plusieurs années le commandement de la subdivision d'Oran. Enfin, à la déclaration de guerre, il avait sollicité et obtenu le commandement de la division de cavalerie à la tête de laquelle, sabre à la main, il allait trouver « la mort du cavalier », suivant l'expression em­ ployée dans les relations allemandes de ces événements : Mort enviable, mort exemplaire, certes, pour un tel soldat. Elle est celle du marin cramponné à sa passerelle ; celle, de nos jours, de l'aviateur en plein ciel ; celle aussi du prêtre à l'autel ! Le général Legrand laissait une veuve et onze enfants. Ses deux fils serviront avec distinction dans la cavalerie d'Afrique, fidèles au souvenir du sacrifice de leur père, digne de nos tra­ ditions militaires les plus pures et de leurs exigences. A Bruville, alors village frontière, le Souvenir Français a fait sceller, en 1894, sur la façade de la maison Perrin, où était mort le général, une plaque de marbre encastrée dans une taque de fonte, rappelant cet événement. On se transmet de père en fils,

7 Le 16 mai 1843, le duc d'Aumale, qui dirigea cette aventureuse et brillante opération, s'était écrié : « S'il y a deux croix pour les spahis, la première sera pour le lieutenant Legrand» Mémoires du général du Barail : « Mes souvenirs».).

10

102 SUR LA MORT DU GÉNÉRAL FRÉDÉRIC LEGRAND dans la famille Perrin, avec piété, le récit du triste épisode qui marqua la nuit du 16 août 1870. A Doncourt, les tombes closes à l'aube du 17 août en pré­ sence de l'abbé de Meissas sont toujours là, soigneusement entre­ tenues ; mais le petit cimetière du village, qu'il décrivait, s'est largement étendu. A Mars-la-Tour, enfin, le socle du célèbre monument de Bogino comporte, rappelons-le, deux remarquables hauts-reliefs de bronze dont l'un, « La charge de cavalerie », rappelle les furieu­ ses chevauchées du 16 août 1870 et le sacrifice du général Legrand. Nous avons récemment accompli un pèlerinage en ces lieux, en compagnie de M. F. Legrand, petit-fils du général. Il nous écrivait à son retour à Paris : « ... J'ai beaucoup apprécié, dans votre belle région, la fidélité restée profonde chez ces braves gens qui, malgré deux autres terribles guerres plus récentes, gardent en leur cœur le souvenir de 1870. Avez-vous remarqué combien étaient visiblement émus les deux vieillards de Bruville en se rendant compte qu'ils serraient la main du petit-fils du général Legrand ? » IV

Le Képi du général, fendu d'un coup de sabre et taché de son sang, avait été remis au Musée de l'armée d'Afrique à Alger. Mais, en 1962, à la suite du soudain et déplorable renon­ cement à cent trente-deux années de lutte, d'efforts prodigieux et d'étonnantes réussites sur tous les plans, les collections de ce musée purent être, tout de même, ramenées à Paris. M. Legrand s'inquiéta des souvenirs de son grand-père : Le képi, retrouvé et identifié non sans difficultés, avait sa place, pensait-il, au Musée de Gravelotte. Or, entre temps, le glorieux trophée était entré dans les admirables collections du Musée de l'armée, aux Invalides. En compensation, M. Legrand a remis au Musée de Gravelotte les épaulettes d'or de son grand-père, ainsi qu'une pein­ ture de Devilly représentant le général blessé sur le champ de bataille.

12 SUR LA MORT DU GÉNÉRAL FRÉDÉRIC LEGRAND 103

Arrêtons-nous un instant sur l'excellent artiste lorrain que fut le peintre Devilly, né à Metz en 1818, et qui connut une célébrité débordant largement les limites de notre province. Nous ne pouvons nous étendre ici, bien entendu, sur la vie et l'œuvre de l'artiste : On se reportera avec avantage à l'étude solide et documentée qu'en fit notre éminent confrère André Bellard, expert en la matière 8. Il place Devilly, remarqué dès 1840 par Eugène Delacroix et Horace Vernet, lié à Corot, tenu en haute estime par Théophile Gautier et Maxime du Camp, au premier rang des disciples de Maréchal. Succédant à Migette à la tête de l'Ecole de Dessin de Metz, exilé en 1871, le peintre messin dirigea, à sa fondation, l'école des Beaux-Arts de Nancy, dont le rayonnement fut à l'époque considérable. Le Musée du Louvre détient d'ailleurs certaines des œuvres de Devilly. Nous insisterons, cependant, sur un aspect particulier du talent de ce peintre. Il avait passé sa jeunesse auprès d'un grand- père qui, commissaire des Guerres sous l'Empire, s'était retiré à Metz en 1814 ; un de ses frères était officier de lanciers et un de ses beaux-frères, sortant de l'école d'Artillerie de Metz, parvint aux étoiles. Aussi, Me Eiselé pouvait écrire excellemment9 : « L'ambiance familiale s'ajoutait à l'ambiance de la ville pour incliner l'artiste vers la peinture militaire. » Il y réussit si bien que, note A. Bellard, «la critique parisienne n'hésitait pas à le mettre au rang des Vernet, Bellangé, Raffet ». Nous sommes donc à l'aise pour affirmer que la peinture de Devilly, dont s'enorgueillit désormais le Musée de Gravelotte, est une œuvre d'art de qualité, certes, mais aussi un document d'histoire que les visiteurs sauront apprécier, les Messins en particulier. Il convient de noter qu'une sanguine de Devilly — « Soins aux blessés » — était déjà à la cimaise du Musée de Gravelotte, où se trouve exposée la plus remarquable iconographie qui soit des batailles sous Metz et du siège de la ville en 1870.

8 Conférence à l'hôtel de ville en 1951. Texte inséré dans les Cahiers Lorrains (1958) : Maréchal et VEcole de Metz. 9 Metz et son école de peintres (1825-1870), par A. EISELÊ, LibT. M. Mutelet, 1959.

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Nous précisons, d'autre part, qu'Alphonse de Neuville, dans sa célèbre composition « Charge de dragons à Gravelotte », s'est inspiré de la fin héroïque du général Legrand : on l'y voit, montant un fougueux cheval noir, frappé en pleine action à la tête de ses dragons lancés dans une charge endiablée, tandis que l'aide de camp s'efforce de soutenir son chef.

V

Chaque document, chaque pièce d'uniforme ou d'armement, chaque trophée, chaque relique entrant dans les précieuses collec­ tions du Musée de Gravelotte a son histoire, souvent bien émou­ vante ! Et chaque objet, si humble soit-il, mérite attention : il acquiert soudain une toute autre dimension, en effet, et voit sa puissance d'évocation grandir prodigieusement dès lors que — origine et authenticité indiscutablement établies — les épisodes dans lesquels il figura peuvent être reconstitués dans leurs détails, pour être insérés dans le cadre grandiose des batailles d'août 1870. Le tableau d'un peintre de talent... des épaulettes d'or... ! Et voici la mort héroïque d'un grand cavalier français ; voici que s'anime et que gronde la mêlée, ardente et colorée ; voici présents à notre esprit les épisodes dramatiques de cette rencontre du 16 août 1870, qui le dispute en éclat et en violence aux chocs fabuleux de l'épopée napoléonienne. « Le Rêve », célèbre peinture de Détaille, et le chant martial qui s'en inspira, plein de panache et lourd d'évocations, procla­ maient la grandeur de telles luttes : « Le Rêve passe » n'était-il pas, au début de ce siècle, sur les lèvres de tous les Français, brûlants de patriotisme, « ce sens collectif — alors si aiguisé — de l9instinct de conservation » ? « Les voyez-vous, les hussards, les dragons, la Garde... » La légende épouse étroitement ici la réalité : Ce furent effectivement de tels escadrons que le valeureux général Legrand entraîna dans sa dernière charge !

« Que nous reprochez-vous ? — disait un vieux cuirassier après la charge dite de Reichshoffen. — Nous n avons pas refusé

14 SUR LA MORT DU GÉNÉRAL FRÉDÉRIC LEGRAND 105 de mourir... » Certes, mais ce qu'une nation exige de son armée, c'est en définitive, la victoire ! Etait-elle à la portée de cette valeu­ reuse armée impériale qui manifesta par maintes actions vigou­ reuses, tels ces combats de Ville-sur-Yron, les plus rares vertus guerrières ? Certainement pas devant l'énorme supériorité numé­ rique d'un adversaire de qualité. Vae Victis ! L'armée du Rhin, si glorieuse cependant, fut vilipendée ; on ne reconnut à ses chefs, avec condescendance, que la seule bravoure ; et le nom de son commandant en chef devint synonyme de trahison et de déshonneur. Elle valait beaucoup mieux que cela, cette armée française, et l'adversaire, meilleur juge que nous-mêmes en la circonstance, ne manqua point d'en témoigner éloquemment. Mais les Français, pleins d'amertume et de colère, battant leur coulpe sans mesure, refusèrent avec mépris les éloges de l'ennemi méconnaissance nous coûta tant de sang en 1914, tandis que nos adversaires en tirèrent le plus grand profit. « Maîtresse de vérité... et de justice », telle a-t-on défini l'Histoire. C'est dans cette optique, qu'après un siècle bientôt, nous devrions, toutes passions apaisées et en toute objectivité, nous pencher sur cette valeureuse armée du Rhin, ses mérites et ses exploits, ses revers et ses malheurs, ses sacrifices et sa gloire.

ERRATUM

Page 105, 3e paragraphe, il manque une ligne.

Le texte est à rétablir ainsi : « ... les éloges de l'ennemi abhorré, faisant fi délibérément d'< seignements essentiels dont la méconnaissance...».

15 106 SUR LA MORT DU GÉNÉRAL FRÉDÉRIC LEGRAND

BIBLIOGRAPHIE

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Gémerai BONNAL ,La manœuvre de Saint-Privat.

Dick DE LONLAY Français et Allemands, Tome III. Grand E.-M. allemand La guerre franco-allemande. Grand E.-M. prussien Einzelschrifte XXV

J.-P. JEAN La Lorraine et ses champs de bataille.

Colonel DE CHALENDAR Les hussards de Chamborant (2« hussards).

Capitaine LONGUET Souvenirs inédits (cités par ROUSSET : Le 4e corps de Varmée de Metz.

Capitaine CRESTIN Carnet de route (inédit).

A. BELLARD Les cahiers Lorrains, 1958 (Maréchal et Vécole de Metz.

A. EISEILÉ Metz et son Ecole de peintres (Mutelet, 1959). Carnet de la Sabretache Note sur le Général Legrand, décembre 1902.

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