Saison Violente
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SAISON VIOLENTE En 1927, à Oran, une jeune veuve est demandée en mariage mais elle a un fils de treize ans qui s'insurge contre ce qu'il considère comme une trahison envers un père dont il vénère la mémoire. La mère semble alors renoncer à son projet. Cepen- dant, pour le garçon, une longue crise commence qui se pour- suit durant tout l'été, saison des baignades et des dangereuses plongées à l'intérieur d'une épave de voilier. Toute cette période est marquée pour lui par des doutes, des interrogations, des révoltes, bien que le sourire de Véronique éclaire un peu sa nuit. Ce roman n'est pas seulement celui d'une initiation à la diffi- culté de vivre et d'un passage déchirant à l'âge d'homme. Voici le premier ouvrage où Emmanuel Roblès livre la clé de sa vie : une enfance rude et pauvre illuminée par l'espoir. En ce sens, le jeune narrateur est un cousin solaire du Dickens des Grandes Espérances et, malgré sa pudeur, Saison violente est un livre ineffaçable. Emmanuel Roblès est né en 1914, à Oran, d'une famille ouvrière. Il fait ses études à Alger où il rejoint, en 1937, un groupe de jeunes écrivains parmi lesquels Albert Camus, René-jean Clôt, Max-Pol Fouchet. Mobilisé pen- dant six années, il termine la guerre en mai 1945 dans le Wurtemberg. Mais l'Italie, qu'il a connue au cours de la campagne de 1944 et qui l'a passionné, lui inspirera des romans comme Cela s'appelle l'aurore, Un printemps d'Italie, Venise en hiver et Le Vésuve. Le prix du Portique couronne sa première pièce, Montserrat, et le prix Femina, en 1948, son roman Les Hauteurs de la ville. En qualité de reporter et de conférencier, il a parcouru de nombreux pays. Il a écrit également pour la télévision, le cinéma et collaboré, en particulier, avec Luis Bunuel et Luchino Visconti. En 1973, il a été élu à l'Académie Goncourt. Emmanuel Roblès est décédé en février 1995. Emmanuel Roblès SAISON VIOLENTE ROMAN Éditions du Seuil TEXTE INTÉGRAL ISBN 2-02-026196-0 (ISBN 2-02-001234-0, édition brochée) (ISBN 2-02-005968-1, 1 publication poche) © Éditions du Seuil, 1974 Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. A Pavel et Jacqueline Macek. Voici que vient l'été la saison violente... APOLLINAIRE. PREMIÈRE PARTIE Le marchand de miel I Par la fenêtre aux persiennes entrouvertes je voyais Khader, le palefrenier arabe, sa lanterne à la main, qui sortait de l'écurie et traversait la cour. Il déplaçait des ombres et sa silhouette se projetait sur le mur, surmontée de la masse ronde de son turban. Des chants de phonographes — ces phonographes de l'époque, à pavillon en forme de campa- nule — me donnaient l'illusion d'une multitude d'oiseaux piaillant très haut dans la nuit de juillet. Quand je m'assou- pissais, ma conscience dérivait hors du monde réel et flottait au rythme de ces lents battements d'ailes. Je ne parvenais pas cependant à m'endormir. Avec deux camarades j'étais allé l'après-midi me baigner. J'avais glissé sur un rocher recouvert d'une mousse gluante et m'étais blessé à l'épaule. Je souffrais. Mais peut-être la faim ajoutait-elle à mon insom- nie. Les bains de mer aiguisaient toujours mon appétit, un appétit que n'avait pu assouvir mon léger repas du soir. Chaque année, aux beaux jours, nous allions, mes amis et moi, nous ébattre au pied de la Pointe-Blanche dans la baie que le port aujourd'hui a gagnée. Le fort Sainte- Thérèse existait encore et marquait la limite des bassins. A ses pieds, une crique abritait des barques de plaisance et des lamparos à l'étrave orgueilleusement prolongée en une sorte de corne, comme un défi à la mer. Que d'heures à nager, à plonger, à glisser entre les amas de roches arrachées aux falaises, à descendre dans les entrailles d'une épave, celle d'un grand voilier italien qui avait pris feu avant la guerre et qu'on avait abîmé là! Nous allions explorer aussi l'autre versant de la Pointe où des couples, la nuit, venaient se baigner nus. Et parfois nous cherchions sur le sable les traces des beaux corps féminins qui hantaient notre imagination et qui s'étaient donnés au bord des vagues. Si nous remontions vers la ville par ce versant, dit « la Cueva del Agua » (la Grotte de l'Eau) nous faisions halte à la source qui coulait, glacée, à mi-pente, sous l'avancée d'une roche, et nous mangions ces jeunes pousses de pour- pier qu'Hermès avait recommandées à Ulysse pour se préserver des maléfices de Circé. Nous étions d'ailleurs les Ulysses de ces rivages, des Ulysses adolescents avec la même curiosité intrépide pour les mystères du monde. Parfois aussi nous retournions à la maison en traversant le port, en nous arrêtant devant ces petits cafés ornés de scènes tauromachiques, de géraniums, et de gargoulettes en forme de coqs. Sur le terre-plein, des pêcheurs, sous de vastes chaudrons, allumaient des feux comme pour un rite barbare. Le soir, ceux qui rentraient ramenaient souvent des créatures étranges dont les yeux cruels nous fascinaient. La mer faisait intimement partie de notre univers, elle inspirait presque tous nos projets, nous nous hâtions de la rejoindre comme une frontière privilégiée entre deux zones, celle de la dépendance et de la contrainte, et celle de l'indis- cipline anarchique. Soudain, j'entendis ma mère qui s'approchait de la porte. Nous n'avions que deux pièces et ma mère logeait dans la première qui servait aussi de cuisine. J'écoutai. Aucun doute, elle venait me voir. Comme j'étais nu à cause de la chaleur, en hâte je tirai le drap et m'en recouvris jusqu'au menton, non par excès de pudeur mais pour cacher mon épaule blessée. A son retour de la blanchisserie où elle travaillait, au centre d'Oran, ma mère n'avait pas remarqué que je tenais mon bras gauche collé à hauteur de la ceinture. Était-ce la mau- vaise lumière de notre lampe à pétrole, ou en raison de quelque souci, elle n'avait rien soupçonné de mon état et moi je craignais qu'elle découvrît mes blessures. Elle devi- nerait sans doute que je n'étais pas allé au patronage où elle m'avait inscrit, confiante dans la vigilance de son cousin germain l'abbé Porteno. Au vrai, depuis longtemps je ne mettais plus les pieds dans ce patronage et, sauf en période scolaire, disposais sans contrôle de toute ma liberté. Précautionneusement, ma mère poussa la porte. Ses cheveux, qu'elle portait en chignon, étaient déjà libérés pour la nuit. Dès qu'elle eut vérifié que je ne dormais pas, elle vint s'asseoir près de mon lit, sur une caisse qui me servait de siège. Posée sur le fourneau carrelé de rouge, dans l'autre chambre, la lampe nous éclairait de loin et en oblique, par une sorte de clarté mourante, ce que, dans ma situation, j'appréciai comme un avantage. Qu'y avait-il ? J'étais inquiet. L'abbé Porteno avait-il constaté mon absence ? Même dans ce cas je doutais qu'il eût prévenu ma mère. Je le connaissais, je connaissais sa loyauté, il aurait d'abord cherché à m'entendre. Mais, à une heure pareille, cette visite de ma mère était inhabituelle et, d'ailleurs, en temps ordi- naire, nos entretiens se limitaient à peu de chose. Jamais de confidences véritables entre nous, jamais d'abandon. Hors le souci du boire et du manger nous ne partagions rien et parfois j'avais l'impression que nous étions l'un pour l'autre comme deux trains qui se croisent. J'attendais. Elle s'était assise de côté et je la voyais dans le vieux miroir, notre seul luxe, au cadre taraudé par les vers. Elle portait une chemise de nuit très ample, tombant jusqu'aux chevilles, uniquement ornée d'un petit col tuyauté serré par un cordon. La lumière effleurait sa joue, faisait briller un œil. Elle me regardait sans que son regard parût réellement se poser sur moi. Dans cette pénombre il semblait « flotter » devant mon visage. Un instant je crus qu'elle était malade ou qu'elle ressentait quelque malaise. Je savais sa hantise : perdre une seule journée de travail suffirait à aggraver nos diffi- cultés. J'allais l'interroger quand elle parla d'une voix contenue, comme si elle craignait qu'on pût l'entendre du logement voisin. — Tu as assez mangé? La question m'alerta moins par ce qu'elle exprimait formellement que par l'embarras qu'elle voulait cacher. J'eus l'intuition que ce n'était là qu'un prélude, qu'il fallait « voir venir » comme nous disions, aussi murmurai-je un oui circonspect. Nouvelle attente. Je me souviens qu'une puissante odeur d'ammoniaque provenait de l'écurie et de l'unique cabinet qui, au fond de la cour, servait à tous les locataires et je me souviens aussi que toute la nuit semblait pourrie par cette odeur. Toujours sous mon drap, je continuais à observer ma mère dans son inusable chemise qu'elle avait conservée avec quelques autres pièces de son trousseau, depuis le couvent de Sidi-Bel-Abbès où elle était restée jusqu'à dix- huit ans.