Alexandre Grothendieck Eléments De Biographie
Total Page:16
File Type:pdf, Size:1020Kb
Alexandre Grothendieck Eléments de biographie « Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience ». René Char, Fureur et mystère Le 14 novembre 2014, les journaux, les radios, les télévisions du monde entier ont annoncé la mort, à Saint-Girons, en Ariège, d’un mathématicien âgé de 86 ans, au nom imprononçable. Des millions de personnes ont ainsi appris l’existence de cet inconnu au lendemain même de sa disparition. Quant à la communauté mathématique, elle a appris la nouvelle avec émotion, une émotion que Cédric Villani résume par ces mots : « Aucun mathématicien vivant n’était plus révéré de ses pairs que lui. » Pendant trente-cinq ans, tous les ans ou presque, en début d’année, j’ai tenu à dire à mes élèves quelques mots sur ce mathématicien, que je croyais retiré dans une bergerie de l’Hérault. C’est de lui que je vais vous parler, ce soir 1. Alexandre Grothendieck fut l’un des plus grands mathématiciens du 20 e siècle. L’irruption de cet autodidacte dans le monde mathématique, en 1949, ses contributions décisives en analyse fonctionnelle et en géométrie algébrique au cours de vingt années de création ininterrompue, sa rupture spectaculaire avec le monde mathématique, en 1970, et sa longue retraite, ont fait de lui un personnage mythique : Grothendieck fut un génie solitaire au destin romanesque, comme la science pure aime à en produire, de temps en temps, depuis trois millénaires : Evariste Galois, Albert Einstein, Srinivasa Ramanujan, Ettore Majorana, Alan Turing, Stephen Hawking, Grigori Perelman… Solitaire, vraiment ? Oui et non… L’étudiant qui débarqua à Paris un jour de 1949 avec, pour tout bagage en poche, une licence de la faculté de Montpellier et un aplomb phénoménal, que serait-il devenu sans l’accueil bienveillant et l’influence séminale des mathématiciens qui l’accueillirent et le formèrent aux mathématiques modernes, ses aînés, Henri Cartan, Jean Dieudonné, Claude Chevalley, Laurent Schwartz, et même André Weil qui ne l’aimait pas, et ses pairs, au premier rang desquels ce formidable passeur de Jean- Pierre Serre ? Alexandre Grothendieck fut l’enfant prodige, et l’enfant prodigue, des Bourbaki. Les mathématiques de pointe sont une aventure collective, une création collective cultivée par des solitaires. Et lorsque vingt ans plus tard il quitta la « scène » mathématique pour répondre à l’appel de l’écologie radicale et du pacifisme libertaire, de la littérature et de la méditation, du mysticisme et du millénarisme, et au fond, à la mémoire de ses parents, Grothendieck entra tout à la fois dans l’anonymat et dans la légende. Il cessa d’être l’un des leurs, pour devenir l’un de nous. Nous n’avons pas fini d’entendre parler de lui. Il y a cent façons de faire des mathématiques. Parce qu’elles recouvrent des domaines très variés, mais aussi parce que les mathématiciens ont des méthodes de travail, des styles très différents, or « le style, c’est l’homme même », a dit Buffon. Et puis, chaque époque a ses modes − eh oui, il y a des modes en mathématiques comme ailleurs, il suffit pour s’en convaincre de lire les énoncés d’exercices dans les manuels scolaires à différentes époques. Il y a les intuitifs et les rigoureux, les constants et les touche-à-tout, les continuateurs et les novateurs, les bricoleurs et les théoriciens, les amoureux des nombres et les amoureux des formes, ceux qui résolvent les problèmes en les particularisant et ceux qui les résolvent en 1 Causerie donnée à la Maison rouge de Saint-Etienne, le … enfin, dès que possible ! 1 les généralisant. Quoi de commun, par exemple, entre Erdös 2 et Grothendieck ? Le premier s’est attaqué à des problèmes concrets et ardus, sans souci de généralité ; il fut l’archétype des « bricoleurs » féconds. Le second fut l’archétype des structuralistes des années 1950-60. Pour lui les mathématiques étaient une science conceptuelle : en appliquant à ses domaines de recherche les méthodes toutes récentes de la théorie des catégories, il inventa des concepts au vaste pouvoir d’intelligibilité, et posa les fondations de théories nouvelles, laissant à ses élèves et à ses épigones le soin de bâtir les murs, les pièces, les étages, le toit... Selon lui « pour résoudre les problèmes, il suffit de les laisser se dissoudre dans une marée montante de théories générales ». Laissons la parole à David Mumford et John Tate 3 : « Les mathématiques devinrent de plus en plus abstraites et générales au fil du 20e siècle, et Alexander Grothendieck fut le plus grand maître de cette tendance. Son grand talent était d’éliminer toutes les hypothèses inutiles et de creuser un thème si profondément que sa structure interne la plus abstraite se révèle – puis, tel un magicien, de montrer comment la solution de vieux problèmes en découlait de manière directe, maintenant que leur nature véritable avait été révélée. Son endurance et son intensité étaient légendaires. Il travaillait pendant de longues heures, transformant totalement le domaine de la géométrie algébrique et ses relations avec la théorie algébrique des nombres. Il était considéré par de nombreuses personnes comme le plus grand mathématicien du 20 e siècle ». Le grand géomètre Misha Gromov 4 décrit ainsi l’originalité de la maïeutique de Grothendieck : « Il a introduit une nouvelle manière de penser, importante non seulement pour les mathématiciens, mais pour toute la pensée humaine. C’est une manière de penser où l’on commence par rassembler les choses simples, les choses absolument évidentes. Pour Alexandre Grothendieck, le plus important était toujours quelque chose que l’on a sous les yeux. Et son génie consistait en partie à saisir le potentiel créatif de ces choses absolument évidentes, que n’importe qui d’autre aurait négligé. Alors que lui s’arrêtait à cela, le formalisait et en faisait quelque chose d’extraordinaire. » Gromov a trouvé le mot-clé : les mathématiciens ont des yeux . Voir, tout est là. Mais voir quoi ? « Un mathématicien, pur et authentique, n’a jamais vu de courbe. Une courbe est un objet mathématique infiniment mince, donc invisible. Et cependant, nous avons tous cru voir des droites, des cercles, des paraboles… lorsque potaches au lycée nous apprenions les éléments de géométrie euclidienne . », a écrit Michel Mendès-France 5. Des idées nouvelles naissant souvent de changements de point de vue, de regards différents. C’est en plaçant son œil au sommet du cône que Desargues a découvert la géométrie projective. Là où d’autres voyaient des courbes ou des idéaux, Grothendieck voyait des correspondances. « Je dis qu’il faut être voyant , se faire voyant . », à l’image de Rimbaud, Grothendieck fut un grand Voyant. 2 Paul Erdös (1913-1996) fut le mathématicien le plus prolifique de son temps : il a signé 1475 articles, et cosigné des articles avec près de 500 collègues. Le nombre d’Erdös de Erdös est 0, les matheux ayant cosigné un article avec lui ont pour nombre d’Erdös 1, ceux qui ont cosigné un article avec les précédents ont pour nombre d’Erdös 2, etc. Le nombre d’Erdös de Grothendieck est élevé : 5, ce qui mesure bien leurs différences. 3 David Mumford (Worth, Sussex, 1937), élève d’Oscar Zariski, mathématicien américain connu pour ses travaux en géométrie algébrique et théorie de la vision, médaille Fields en 1974. prix Wolf en 2008. John Tate (Minneapolis, 1925 – Lexington, 2019), mathématicien américain, spécialiste de la théorie algébrique des nombres, prix Wolf 2002, prix Abel 2010. 4 Mikhaïl Gromov (Boksitogorsk, 1943), prix Abel 2009 « pour ses contributions révolutionnaires en géométrie », est professeur émérite à l’IHES. 5 Michel Mendès France (Paris, 1936 – Pessac, 2018), fils de Pierre et père de Tristan, spécialiste de théorie analytique des nombres et théorie des automates, professeur à l’université de Bordeaux. 2 La décision qu’il prit d’abandonner la recherche, il y a cinquante ans, fut un acte isolé, la protestation isolée d’un écorché vif contre la mainmise grandissante du complexe militaro- industriel sur la recherche théorique. Avec le recul du temps, cette décision prend tout son sens : ce Don Quichotte fut un lanceur d’alerte avant la lettre. En effet, au cours des années 1970, l’Histoire des sciences a tourné la page des mathématiques abstraites pour ouvrir celle des mathématiques concrètes, et aussi, hélas, des mathématiques mercenaires, le monde du 0-1, l’algorithmique au service d’on ne savait quoi − maintenant, on sait. Cependant, contrairement à ce qu’a écrit Grothendieck, son nom et son œuvre ne sont pas tombés dans l’oubli : ses visions, ses théories ont pris corps, et bien des lauréats de la médaille Fields lui ont rendu hommage. Acte isolé, ai-je dit… Oui, et non. Oui, par sa radicalité singulière, mais depuis de longtemps déjà, lors de la Première guerre mondiale et après la Seconde, des scientifiques de renom ont alerté sur les dangers d’une science mercenaire. En 1915, le mathématicien anglais Godfrey Hardy déclare ceci : « Une science est dite utile si son développement tend à accentuer les inégalités dans la distribution des richesses, ou bien favorise plus directement la destruction de la vie humaine » ; son ami logicien Bertrand Russell est exclu l’année suivante du Trinity College pour ses prises de position pacifistes avant de faire six mois de prison en 1918. Après Hiroshima, le physicien Robert Oppenheimer s’oppose au développement des armes thermonucléaires. Les guerres modernes sont menées par des scientifiques, mathématiciens, physiciens, chimistes. Grothendieck inscrit explicitement sa contestation dans ce mouvement critique, mais il lui donne une force nouvelle en dénonçant un autre aspect des choses : la science n’est pas seulement mise au service de l’armement, elle contribue aussi à la destruction de l’environnement.