LINKs – series 5-6 Marcel Proust

Grégory Chatonsky, Terre Seconde, Vue d’exposition alt+R, Alternative Réalité, Palais de Tokyo, 2019 © Jean Christophe Lett pour Audi talents.

Louis-José Lestocart (dir.) Je souhaite aux lecteurs de LINKs-series une très bonne année 2021. Celle qui vient de s’écouler a vu l’irruption d’un curieux invité dans nos vies, invité non prévu et encore là, s’étant répandu en tous lieux, institutions, foyers. Des morts sont survenues, des malades aussi. À LINKs, au moins l’un des auteurs a eu le Covid, et plusieurs autres n’ont pu s’empêcher dans leurs articles, soit de faire allusion à la pandémie, soit d’en parler ou- vertement. Un décès au sein de Transcultures, notre partenaire depuis quelque temps, est aussi à déplorer. Cette situation dramatique n’a pas empêché LINKs de se constituer. L’idée de départ était de faire un dossier sur Marcel Proust. Quelqu’un du cru devait s’en charger. Mais face à son abandon, on s’en est occupé. Ce dossier a pu être réalisé sans trop d’encombre, et même assez vite, via l’aide précieuse de quelques personnes autorisées sur la question. Il en est bientôt ressorti onze articles écrits souvent par les meilleurs spécialistes (français et étrangers) de l’écrivain et qui ont été alors répartis en deux volets entre les numéros 5 et 6. Ces deux dossiers Proust 1 et 2 sont aussi illustrés par des photographies spécialement réalisées pour LINKs par l’artiste italien Dmitrije Roggero (déjà présent dans le numéro 3) en collaboration avec le sculpteur Fabrizio Amante. De nombreux thèmes nouveaux, outre ceux déjà embrassés comme l’informatique non-conventionnelle (Andrew Adamatzky), sont aussi nés dans ce double numéro. Telles l’informatique quantique (Cristian S. Calude), la danse avec outils virtuels (Margherita Bergamo Meneghini) et technologiques (Isabelle Choinière), une réflexion sur l’entropie et la résilience (Christophe Goupil, Éric Herbert, Henri Benisty), un long hommage à la pensée de René Thom avec ode à la Divine Comédie (Bruno Pinchard), une idée de tissage de l’univers débouchant sur un manifeste de la transdisciplinarité (Bruno Pace), une mathématique de la localité et de la globalité (Jean-Paul Allouche), un historique ty- pologique des poésies sonores (Philippe Franck), des créations originales (Pendule Acou- tisque, Virgile Abela ; Fata Morgana, eRikm), une nouvelle hypothèse sur le parallélisme Homo-Canis dans l’évolution humaine (Christophe Kihm), l’art (virtuel) perçu comme système (Roberto Diodato), une interrogation sur les virus (Frédéric Keck), une introduc- tion à la psychologie du non-équilibre (Ahmed Setti), un questionnement sur les symé- tries et les métamorphoses (Giuseppe Vitiello), une réflexion sur l’évolution des sociétés humaines (Jean-Claude Serge Levy), une considération sur l’Information et ses contrôles (Marcin Sobieszczanski) ainsi que des conceptions musicales orientées vers l’industrie automobile (Andrea Cera et Nicolas Misdariis), tandis que Zaven Paré se demande si Hi- kari, personnage virtuel domestique japonais, est bien la partenaire idéale. Conjointement à cette livraison s’est créé, sous l’impulsion d’Andrew Adamatzky, le pre- mier numéro spécial de LINKs portant entièrement sur l’Informatique non-convention- nelle (Thoughts on Unconventional Computing). Vu cette activité, il est sûr que, pour le moment, le virus n’a pas gagné.

Louis-José Lestocart, janvier 2021.

Catherine Szántó, Projet de paysage frontalier, dessin au crayon, papier froissé, scan et traitement informatique, 2020. LINKs – series 5 – Marcel Proust LINKs – series 6 – Marcel Proust 2

Jean-Claude Serge Levy Human society evolution: Driving actions, 108

Louis-José Lestocart Présentation de LINKs 5 et 6, 3 Dossier Complexité et esthétique de Marcel Proust Spéciale dédicace à Bernard Stiegler, 6-7 Yasué Kato Bruno Pace Pierres médiévales et la perception des couleurs : Proust et Ruskin, 114 Textile matters: a transdisciplinary manifesto, 10 Michel Damblant Le jardin retrouvé, voyage botanique du côté de chez Proust, 121 Dossier Patrick Bazin Complexité et esthétique de Marcel Proust Proust et ses lecteurs fanatiques, 126 Anne Simon Patrick Ffrench Proust/Deleuze. Hors de soi : au commencement était le vertige, 22 The Complications of Divergent Series: Deleuze on Proust, 130 Francine Goujon Jérôme Bastianelli La lecture des allusions chez Proust : une complexité programmée, 25 Proust confiné, 135 Ilaria Vidotto Hélène Charcharé « Complexité ordonnée » et « complexité confuse » : les deux pôles de la phrase proustienne, 29 À la recherche d’une esthétique, 139 Geneviève Henrot Sostero Écrire (d’)après Proust. Alain Satgé, Tu n’écriras point simple, 36 Scientific Perspectives, Humanities and Research Sjef Houppermans Perspectives scientifiques, sciences humaines et recherche Mémé en vadrouille, 42 Christophe Kihm L’hypothèse « Homo Canis » : co-évolution et parallélisme, 146 Scientific Perspectives, Humanities and Research Perspectives scientifiques, sciences humaines et recherche Frédéric Keck Les virus sont-ils dans l’air ? 153 cHristopHe goupiL, eric HerBert & Henri Benisty Christophe Goupil, Éric Herbert & Henri Benisty Penser la résilience. Un regard thermodynamique 1 : du concept de résilience, 48 Penser la résilience. Un regard thermodynamique 2 : de la résilience des organismes à celle des sociétés, 156 giuseppe VitieLLo Zaven Paré Symmetries and Metamorphoses, 54 Hikari, la partenaire idéale, 163 Jean-pauL aLLoucHe Ahmed Setti Localité et globalité, 62 La psychologie du non-équilibre, 168 andrew adamatzky, antoni gandia, pHiL ayres, Han wösten, and martin tegeLaar Bruno Pinchard Adaptive Fungal Architectures, 66 Une transcendance démembrée ? De la Sémiophysique à la Divine Comédie II, 171 cristian s. caLude Roberto Diodato Quantum Computing: Coping with Underpowered, Inaccurate, but Astonishing Quantum Computers, 77 Art (virtuel) comme système, 180 marcin soBieszczanki A promising perspective in searching for information. “Horizon 2020”, 81 Art(s) and (some) Thougths Bruno pincHard Art(s) et (quelques) réflexions Une transcendance démembrée ? De la Sémiophysique à la Divine Comédie I, 85 Andrea Cera & Nicolas Misdariis Intrusiveness, Annoyance and Sound Design, 186 Art(s) and (some) Thougths Art (s) et (quelques) réflexions Isabelle Choinière Corporalité, corporéité et embodiment en modification au contact des technologies, 191 VirgiLe aBeLa Pendule Acoustique, 94 eRikm Fata Morgana – Œuvre mixte pour l’ensemble Dédalus, de l’inouï issu du vivant, transposé à l’instrument, 197 margHerita Bergamo menegHini Philippe Franck Comment la réalité virtuelle incarnée et la danse peuvent augmenter l’expérience corporelle, 101 Sonopoétiques – du texte au son et vice versa. Tentative de typologie(s) de poésie(s) sonore(s), 201

4 5 La lutte pour la vie de l’esprit

En 2004, le philosophe Bernard Stiegler organisait (avec Georges Collins) à Cerisy-la-Salle le colloque La lutte pour l’organisation Spéciale dédicace du sensible. Comment repenser l’esthétique ? L’argument en était que les organes des sens et la processualité de la sensibilité étant en lien avec l’évolution des artefacts, il est indispensable de considérer et d’organiser la vie intellective aussi bien que sensible : aussi, l’organisation du sensible induit de « décrire les époques organologiques au cours desquelles les conditions d’appariements et d’appareillages pour l’aventure du sensible évoluent », écrira-t-il plus tard. Et il s’agit bien là d’une lutte, car selon Bernard Stiegler : Pourquoi un hommage à Bernard Stiegler, mort en août (et non des suites du covid) ? D’ordinaire, je ne prête guère d’attention, ni même d’intérêt aux hommages envers les disparus. C’est toujours un « Notre époque se caractérise comme prise de contrôle de la production symbolique par la technologie industrielle, où exercice un peu vain et parfois un peu convenu ; ce ne sera pas le cas ici. Certes, j’ai connu Bernard. l’esthétique est devenue l’arme et le théâtre de la guerre économique. Il en résulte une misère où le conditionnement se substitue à l’expérience esthétique », provoquant une « véritable misère symbolique ». Bien connu serait exagéré. Pourtant nous nous sommes parlé à quelque reprise, et avons échangé un peu des textes par emails, notamment en 2003-2004. Puis perdus de vue. Jusqu’à ce que je lui Il précisait : « Par misère symbolique, j’entends donc la perte d’individuation qui résulte de la perte de participation à la produc- demande treize ou quatorze ans après, en 2017, de collaborer à LINKs et de faire partie du comité de tion de symboles1. » rédaction. Ce qu’il accepta avec gentillesse. Il me proposa alors le projet d’une longue discussion sur l’entropie avec Maël Montévil, théoricien biologiste, travaillant avec lui à l’IRI (Institut de Recherche Selon lui, la question technique, la question esthétique, la question politique, la question économique et la question industrielle et d’Innovation) et par ailleurs membre de LINKs. Cette discussion est parue en deux parties dans devraient être indissociables, et même, associées afin de recomposer une nouvelle époque du sensible. C’est sur ce thème LINKs 1 et 2 sous le titre Entretien sur l’entropie, le vivant et la technique 1-2 en octobre 2019. Après que je l’invitais en 2007 à donner une conférence à Marseille, intitulée « Repenser l’esthétique2 », conférence qui donna lieu 3 l’annonce de la mort de Bernard, j’ai attendu quelque temps avant de demander à Maël s’il voulait à une publication collective sous le titre Esthétique et société . Il avait entretemps publié les deux tomes de De la misère sym- 4 écrire quelque chose sur lui. Ce qu’il a fait. Je connaissais par ailleurs Colette Tron, devenue directrice bolique , où étaient exposés et théorisés ces enjeux dans le contexte de ce qu’il nommait la « société hyperindustrielle », et le conditionnement du « tournant machinique de la sensibilité ». Cette mise en perspective fut pour moi une immense et heureuse artistique d’Alphabetville (Marseille), qui m’avait invité en 2010 pour faire des conférences, alors ouverture autant qu’une formulation admirable et manifeste de ce que je tentais d’analyser dans mes propres réflexions sur l’art qu’elle travaillait depuis quelque temps avec B. Stiegler. Colette, membre du conseil d’administration en prise avec l’industrie culturelle, actualisant la pensée des philosophes allemands Theodor Adorno et Max Horkheimer, tout d’Ars Industrialis depuis 2013 et, comme Maël, de l’Association des Amis de la Génération Thunberg en déplaçant les points de vue et en mobilisant des concepts originaux quant aux rapports entre l’art et la technique, passant (AGT), a bien voulu aussi faire un petit texte en la mémoire du philosophe. Qu’ils en soient ici tous par une pensée de la technique en tant qu’organe : une pensée du vivant, du mouvant, de la chair, des corps, du corporel… et deux remerciés. du désir ; mais aussi de la « vie de l’esprit », de la sensitivité, de la création, via les organes humains et ses organes artificiels, L.-J. L. les « organa ». Et pour Bernard Stiegler :

« le rapport de ces questions avec une généalogie organologique du sensible est des plus étroits, en ce que ces organa sont des œuvres de l’esprit – en tant qu’outils, machines, appareils et dispositifs, aussi bien qu’en tant qu’œuvres d’art, symboles, énoncés, littéraires ou théoriques […]5 »

Bernard Stiegler (1952-2020) Synthétiquement, son analyse posait que « la perte de participation généralisée » produite par la « perte des pratiques » est le résultat de la « dés-organisation hyperindustrielle » séparant producteurs et consommateurs de symboles, générant une désaffec- Philosophe français et membre du comité éditorial de LINKs, Bernard Stiegler est décédé le 5 août 2020. Sa pensée et tion et un « non-partage du sensible » – des zones du sensible –, voire une anesthésie, ou la « catastrophè du sensible ». ses interventions dans la vie intellectuelle et technique sont trop riches pour être résumées ici. Mentionnons néanmoins que la technique, question traditionnellement négligée par les philosophes, a été pour Bernard Stiegler une, voire la « Une telle situation ne peut que conduire à la mort de l’art – sauf à apparier à nouveaux frais les corps aux œuvres, aux 6 question centrale, le conduisant à réinterpréter l’histoire de la philosophie sous ce nouvel angle. Insistons sur ce point, appareils et aux organisations » son geste philosophique n’était pas de s’interroger sur la technique comme un objet d’étude philosophique parmi d’autres mais bien de repenser la philosophie en posant la technique comme constitutive de l’humanité et de la pensée, et d’en Cette perte de participation sera définie comme un processus de prolétarisation, conduisant au déclin de la « vie de l’esprit » tirer toutes les conséquences. La question de la technique conduit alors aussi bien à repenser l’objet de la psychologie et à la perte de la singularité sensible des individus et des sociétés. La « lutte » pour la vie de l’esprit, et contre la « misère sym- 7 que les pratiques scientifiques, la phénoménologie que l’éducation. La technique est alors un pharmakon, concept bolique », sera d’ailleurs un motif de la constitution d’Ars industrialis en 2005 . « Posant qu’il n’y a pas de vie de l’esprit sans développé à partir de Platon et Derrida. Le pharmakon est à la fois poison et remède, et la pensée doit alors panser sa instruments spirituels, Ars Industrialis s’est fixé pour but d’imaginer un nouveau type d’agencement entre culture, technologie, toxicité. Et ces toxicités changent avec le devenir de la technique dont l’accélération requiert une stratégie intellectuelle industrie et politique autour d’un renouveau de la vie de l’esprit. » Cet extrait de la présentation de l’association me fit adhérer et industrielle. Ceci conduira Bernard Stiegler à fonder et travailler avec de nombreux groupes transdisciplinaires, tant à ses objectifs, ou plutôt à son objet. Et quelques années plus tard, j’y entrais en tant que membre du conseil d’administration académiques, à l’Université Technologique de Compiègne, artistiques, à l’IRCAM, qu’associatifs, comme Ars Industrialis pour poursuivre la lutte collectivement. J’y fréquentais depuis de manière intensive une pensée singulière et active, et un homme et plus récemment l’Association des Amis de la Génération Thunberg. L’Institut de Recherche et d’Innovation qu’il a généreux et courageux qui (nous) fait défaut. fondé a ainsi développé de nombreux prototypes et expérimentations pour initier une nouvelle technologie numérique, en s’appuyant sur sa philosophie. Colette Tron, décembre 2020

Maël Montévil, novembre 2020 1 B. Stiegler, De la misère symbolique I, L’époque hyperindustrielle, Paris, Galilée, 2004. 2 Enregistrement disponible en ligne : https://www.alphabetville.org/article.php3?id_article=51 3 C. Tron (dir.), Esthétique et société, Paris, L’Harmattan, 2009. 4 B. Stiegler, De la misère symbolique I et II, Paris, Galilée, 2004 et 2005. 5 B. Stiegler, De la misère symbolique II, La catastrophè du sensible, Paris, Galilée, 2005. 6 Ibidem. 7 Ars industrialis, association internationale pour une politique industrielle des technologies de l’esprit : www.arsindustrialis.org LINKs 5 Marcel Proust 1

Proust par Nice Art, pochoir, Montreuil, 2020. Photo © Marion Dupuis. a motif can be seen. A virus cannot be understood without its host nor without its socioeco- Textile matters: a transdisciplinary manifesto nomic impact. Bruno Pace 3 - Observe that every piece draws a line – a fiber – as it moves, unravels in Combining terms from different disciplines, this textile text reterritorializes multiple lines spacetime. of thought that in one way or another evoke tissues, threads, lineages, braids, just as the Universe’s material weaving through spacetime is bursting with self-reference. A triple-aspect substance: matter, energy, information. The narrative threads that constitute a field of knowledge can also be used to reconnect the fragmented disciplines separated by the reductionist doctrine of the dominant scien- 3b - Note that the lines carry in them a direction asymmetry. The arrow of time. tific epistemology. This text sews the artificial epistemic cuts imposed by the discipline boundaries, proposing a textile approach to think about matters in between disciplines, Imagine every single particle would leave a trace as it traverses spacetime. We would be able across-through-beyond their borders. It attempts to use language as a connector instead to see material threads or fiber bundles instead of points or chunks of matter. Narrative threads of abusing exclusionary jargons. or timelines would persist, telling us the stories of every particle, atom, molecule, cell, per- son, planet, galaxy, carrying information from their pasts towards the future. Every encounter would correspond to a knot – like Feynman diagrams at quantum scales. In fact, the whole Universe can be seen as an intricate, fractal braid, twisting and tangling, branching and merg- ing across scales.

4 - Focus on one protagonist fiber with its trajectory-line, L0.

Think in terms of geography-history, geologically. Imagine layering the approximately two-di- mensional snapshots of a city or an electronic circuit successively, at microscopically different points in time, one on top of the next. Like a layered puff pastry of piled time-indexed frames. If we connect the dots – every instance of the same electron or person – between these frames, we would see fibers drawing the movement of every single entity across spacetime.

5 - Notice that the line’s trajectory is affected by the other lines it encounters along its way.

“The geometric method ceases to be a method of intellectual exposition; it is no longer a means of pro- These fibers, together, weave a characteristic pattern. It consists of a characteristic braid bun- fessorial presentation but rather a method of invention.” (G. Deleuze, Spinoza: Practical Philosophy, trans. H. Hurley, San Francisco, City Light books, 1988,13.) dled with (Shannon) information regarding when-where-how its fibers meet and entwine themselves with one another. By redefining the zoom – the scale of the territories considered – one can readjust what belongs in an encounter. A Universal recipe [Unravelling threads] 6 - Ask yourself: How many lines are involved in one encounter? How do they meet: is it a twist, a detour, a shock, a knot? Do they glue to one another, assemble, moving together? 1 - Think of a system. Any material system. How long does it last? How doe their paths change after the encounter? Does it affect the subsequent encounters? A virus, a dance piece, a city, an electronic circuit, an ecosystem, a book, the world’s econo- my, a galaxy, an oil refinery, a human body, a smartphone, a biological cell, a country’s gov- Proteins constitute the weft of biological self-organization. They are molecular machines mov- ernment, an atom. All systems are open territories in constant exchange with other systems. ing within, at the border and outside cells executing specific biological functions: catalyzing chemical reactions, transporting components, transducing signals. Proteins rarely act alone. 2 - Contemplate the pieces that compose it without breaking it apart. Often, they must form a multiprotein complex to become operational. Therefore, it must be guaranteed that the molecular machines that need to cooperate will meet and properly as- A carpet is woven from a multiplicity of threads. The reductionist gesture of decomposing a semble in order to function. A virus, also, only becomes functional after assembly. Molecular system is like shredding a carpet to understand its pattern. But it is only when every single twist self-assembly is indispensable for the recipes of the living. or knot between single fibers is placed – with their specific angles, turns and tensions – that

10 11 [Causal ancestry reconstruction: a spatiotemporal, archaeological ] So, where did you come from? To understand the solution to the apparent genealogical para- dox, imagine a hypothetical person H has had more than one child and that two of H’s chil- implex (plural implexes) dren have also become your direct ancestors through different lineages. In other words, H is A genealogical coefficient of a given genealogical tree; defined as the your ancestor twice, a “double ancestor”. A trace of . So, if we draw a “classical” difference between the number of theoretical ancestors of a person and (binary) genealogical tree u pside down – it’s about time! Why are the roots still pointing to the the number of their real skies? –, H will appear twice in your roots. A duplicate. ones in a given generation. Not just that, but H’s entire roots will appear twice in your roots too, at two different places. Etymology So, if H has a “triple” ancestor K, this person K will appear three times twice along your roots From in- (“in”) and plectere (“to weave, braid”). (i.e. six times). Roots multiply, a “house of mirrors” effect. Digging deeper, the number of rep- etitions grows exponentially, explaining where all those extra people came from. Repetitions, Synonyms: pedigree collapse multiplied. Look up ’s genealogy as an example.

7 - Focus on one specific point 0P on that line L0. Note that P0 lies in one specific time frame.

For example, you at the exact moment you were born. Or the first time the word “complex” was used in English, borrowed from another language. Reconstruct its genealogy.

8 - Identify all the encounters (E1, E2, ...) in previous time frames that caused L0 to move the way it did until it reaches P0. Highlight these encounters along L0.

Start with an individual. Check their mother and father. Repeat the process recursively for both and you get a tree. A binary tree, which grows exponentially. If we go back, say, thirty-three generations, the number of grand33parents for each of us is 2³³ (approximately 8.58 billion) – more than today’s world population.

The problem is: back then, the total world population was definitely smaller than 2³³. And, in fact, the more we go to the past, the bigger the number of branches in our trees and the smaller the world population. So, the problem gets even harder to explain and a question begs to be answered: if the world’s entire population was smaller than the set of your ancestors, where did you come from? How can we explain this apparent paradox? Have you ever tried to figure A point is a line is a lineage is a vein is a braid is a tissue. {10} Implex: duplicate subtrees merging, producing loops and reducing the genealogy’s diameter. out the maths behind that?

9 - For every highlighted encounter En, list all the lines involved in that encounter. 10 - Contemplate the tree merging back into itself, like veins. For most ancestor-encounters, there are multiple paths connecting them to P0. So, P0 owes its existence to the entire col- Words also partially carry their ancestries along with them – as ideas do. Surviving remnants lection of ancestor-encounters, whose existences were transmitted as a causal flow through of the past. A citation is a line to be followed upstream, towards the past, pointing to a certain the veins visited by iterating steps 7-9. region of the intellectual fabric’s geography-history. A text is, therefore, woven from its ances- tors. The structure of citation networks is a good image to keep in mind: a directed acyclic To eliminate all repetitions, everytime a tree duplicate is detected it should be folded and graph. And, by reachability, a partial order. glued to its copy, merging all copies together. As a consequence, loops are produced – not directed cycles (that would represent forbidden causal loops), but something like islands in 9b - For every line involved in En, repeat steps 7-9 recursively, with En as the focal point of a flowing causal river. It destroys the property that topologically defines trees: trees cannot that line. Note that the causal architecture of P0 branches like a tree going backwards in time. have loops of any kind. But the repetition elimination also reduces the diameter of the genealogy considerably, limiting it to the actual population size as time elapses, solving the

12 13 apparent paradox. are not trees, they are veins. Our roots’ diameters do not grow 11 - From now on, think of any point P on a line as stretching from its veiny ancestry. exponentially, they are always limited by the total population size at different points in history. By changing the course of history, poisoned apples and train delays have certainly been some- There is more to it than meets the eye: bottlenecks abound going backwards, drastic reduc- body’s ancestor, much like grandnparents. Genealogy becomes a real tangle, re-injected back tions in the diameters of our roots. Check Maynard Smith’s and Szathmáry’s Major Transitions into itself, interwoven. Genealogical veins. Like git version control, branching and merging. in Evolution. The or the Last Universal Common Ancestor. Seeds producing big-bangs. 11b - The same causal reconstruction [steps 7-10] going upstream towards the past can be applied downstream to the future. The unfolding consequences of any point P percolate like Some of these revolutionary seeds emerge precisely because of the merging of branches. Chlo- a river that repeatedly branches and merges into itself through a rugged potential landscape. roplasts and mitochondria probably originated through symbiogenesis – merging branches. Like cosmic rays entering the Earth’s atmosphere. Sexual reproduction is an intrinsic branch merger. A virus can transpose genetic excerpts be- tween species, affecting their evolution. Horizontal gene transfers. Ecological interactions You should watch a video of the slime mold Physarum polycephalum if you haven’t yet. consist of extensive matter-energy-information exchanges, tangles between species, braiding co-evolutionary branches together. Biological evolution is not a tree. Language evolution is 11c - Combine P0 + its veins upstream + its veins downstream: a heart and its also not a tree. lineage. The heart is a bottleneck where all flows merge.

Why isn’t English considered a creole language with its mixed germanic, greek, celtic, latin The material equivalent of the light cone representing the causal structure of Einstein’s space- roots? Colonization and lexical borrowing operate as horizontal transfers, branches merging, time: every point is the heart of its own lineage, pumping the causal flow forward. partly erasing cultures, eliminating some of their traces. This mechanism also allows decou- pling languages from ethnicities, cultural from biological evolution. 11d - Interlace all neighboring lineages, unveiling a multitude of hearts with common ances- tries.

The Þjórsá river in Iceland or the whole water cycle are good examples. Money flow is an- other.

We, humans, share most of our ancestries. The consequences of our actions overlap, also.

12 - Let these ideas rest.

[Composing, weaving, computing]

Enter now the electronic circuit inside a smartphone. The ways cables, wires, and hardware elements connect considerably resemble links between streets within and between cities. Bifurcations. Traffic. Crossroad tangles and road interchanges. When circuits execute a pro- {11c} Causal ancestry reconstruction: lineage gram, bulky rivers of electron-cars flow through the wires. They ride along these tracks towards of an artificial individual (the “heart” of the higher electric potential destinations, branching and merging with other streams. Transistors lineage) within the simulation of an evolu- tionary algorithm. Here, contrary to usual act like traffic lights, defining when the electrons are allowed to flow or when they must wait genealogies, causality flows upwards. Bottom: for a green signal. From now on, think of the execution of a program as weaving electron ancestors, causes. Middle: heart, stem, bottle- neck, P0. Top: progeny, effects, consequences, braids. A form of tapestry. descendants, downstream. 13 - Connect the loom to a power supply.

Most transactions require energy. An electronic circuit is connected to a power supply and ground. The thermodynamics of molecular biology is based on the potential difference sup- plied by energy providers such as ATP molecules. A matter-energy-information throughput to sustain Prigogine’s dissipative structures far from equilibrium. A universal basic income.

14 15 also used to manipulate numbers, images, sounds or words. Alan Turing figured out the re- quirements a system would need to fulfill in order to flexibly perform any kind of computation. A universal computer. This conceptual device – the universal Turing machine – is composed of:

I. [encoded instructions] a tape containing a sequence of symbols (e.g. 0/1 or A/U/C/G), II. [adapters] a table of correspondences, indicating how to translate the tape, III. [weaver] a head (with an internal state) that executes the tape’s instructions.

The resemblance between a Turing machine and the biological translation machinery is strik- Nested territories, braiding, in-breed- ing. Both operate like a Jacquard loom that converts the binary code of the punched cards ing, and the cobordism between their into a particular tapestry motif. A music score into sound. A code-pattern correspondence borders: branching-merging, traversing chronological strata. Simplex, implex, ubiquitous in different forms of computing. complex, multiplexing multiple mani- folds across scales. Geological, genea- 14b - For more complexity, compose existing braids to form new braids. Fractal territories. Pay logical, onto-epistemological, termino- logical, methodological, morphological, special attention to how these braids fit together, interlock. Repeat this step as long as more topological, ecological, cosmological, emergence of complexity is desired. tautological… Tautological? Your eyes are reading this sentence. Exactly like a pinhole camera, the image you’re seeing now is projected upon your retina – upside down. The photons, hitting different pixels of the retina, trigger electric currents sent through a bundle of optic nerve fibers. The signal will, then, undergo multiple processing layers – braiding inside your visual cortex, really – until it finally activates the regions of your brain thatrecognize the patterns you are seeing. Like deep learning, like evolution. A virtual fabric of associations that not only resemble the architecture of the real tissue they are inscribed on, but needs it to be woven. Complex ideas and memories in our minds are braided from their basic ingredients. Grouped together, merged, combined, like a Hasse diagram of an abstract simplicial complex.

And a human body, can a reductionist break it apart? Pulling out a single thread (e.g. a point mutation) may remove essential relations. Ontological emergence, agency and downward 13b - Pull a few threads of your interest. Remember they carry their ancestries. causation require acknowledging finitary relationsbetween parts. Transcend the network rep- resentations of binary-only relations! What about the ternary and quaternary and…? Think in Let me reclaim the textile character of a text, beyond etymology. If you follow my zigzagging terms of a simplex. Or a hypergraph. An assemblage becomes an individual, indivisible. Atom lines of thought, you will notice how they entwine, forming a tissue. Multiple lines coming for many possible materialisms. from diverse lineages of thought, branches of different fields, contexts. Pulling threads from field-places, progressively forming a new piece of fabric. Space-filling curves. 15 - Observe the resulting fabric. When the threads meet, assemble, how do they look? Do they operate? Do they operate on you or on someone/something else? How? 14 - Combine, braid, weave them in a specific pattern. Write down a recipe for later replica- tion. Biological computing is multi-threaded, wet and asynchronous. Still, a form of tapestry. Choosing a government has a great deal of influence on the social fabric. Context is the ensemble of threads that, assembled in a specific way, form a fabric. 16 - Repeat steps 13-15 differently. It is not just a coincidence that the origin of computers is tied to looms. Every braid can be associated with a particular calculus or computation. Just as we follow lines of thoughts, Poetic language and fiction materialize: ideas woven together become the foundation for the computers often process information in “threads”. Ada Lovelace probably noticed that weav- next generations of ideas to come. We can weave a different reality. ing could be abstracted and performed in all sorts of symbols – after all, similar operations are

16 17 In a patchwork, the ensemble of singular patches - with their patterns, contexts, textures, textualities, temporalities, trajectories, adjacen- cies, ancestralities - upon juxtaposing-sewing, turns the anachronic or diachronic into synchronic and synergetic. Like when the geolog- ical activity, pushing older layers to the surface and burying young- er others, mixes material remains that were previously in different layers, allowing an encounter between them and breaking the linear temporal order. Relations combinatorially emerging.

[Origin of subject, origin of life, origin of mind: agency, self-replication and self-awareness] 18 - Let them evolve until they start collaborating, inventing recipes for group coordination. Observe the transition to multicellularity, the emergence of new levels of complexity. When assemblages themselves become autonomous assemblers, they acquire some degree of independence. Agency. They actively and carefully distinguish, choose and pick from multiple As you read my text, a giant tangle is formed between your body, your surroundings and my threads that enter their territories, weaving according to their own protocols. Output becomes thoughts. We become tangled. My thoughts expressed here will connect to ideas you have input. formed by reading other authors. Our thoughts, besides being electronic braids within our brains, are part of a bigger collective braid. We materialize knots as we read. 17 - Draw attention to the assemblages produced in steps 13-16 that were also assemblers themselves. Reserve the self-replicating automata – weavers that weave weavers.

Aren’t memories in our minds autonomously weaving new memories? Memes, jumping be- tween people’s minds, self-replicate.

18 19 Complexité et esthétique de Marcel Proust 1

Proust par Nice Art, pochoir, Belleville, Paris, 2019. Photo © Marion Dupuis. 1 à la n-ième puissance : le sommeil, précise- le « je », qu’on a d’ailleurs tant de mal à si- Proust/Deleuze. Hors de soi : au commencement était le vertige ra bien plus tard le narrateur, « l’emmenait si tuer dans la chronologie de la vie du narra- Anne Simon loin hors du monde habité par le souvenir et teur, emmêle « le fil des heures », efface les la pensée, à travers un éther où il était seul, rimes temporalité/irréversibilité, temporalité/ plus que seul, n’ayant même pas ce compa- individualité. Tantôt il devient un moment gnon où l’on s’aperçoit soi-même » qu’« il était de l’histoire (« la rivalité de François Ier et de Que ce soit avec « Présence et fonction de la alimentée par le délire guattarien, est là : hors du temps et de ses mesures16 ». De fait, Charles-Quint »), tantôt, analogue au mur de folie, l’Araignée » ou dans d’autres textes ou dans cette faculté, presque contagieuse, qu’il le protagoniste expérimente une série de de- son rêve, il « [file] » de sa chambre d’enfant conférences, Deleuze semble contrer Proust a eu de nous faire aborder la Recherche non venirs qui ne cessent de se redéployer. C’est à chez Tante Léonie à sa chambre d’adulte chez en son cœur : à l’endroit de la théorie du comme un monde, mais comme une décli- ce niveau précis de la prescience d’une moti- Mme de Saint-Loup. Enfin et surtout, il saute « moi profond », qui assimile l’acte d’écri- naison de rythmes et d’emportements. Il s’agit lité fondamentale de l’univers ou du « chaos- par dessus l’évolution humaine qui a conduit ture à une création, voire à une sécrétion de désormais de lire le romanesque sur le mode mos17 » proustiens que la lecture de Deleuze aux « lampes à pétrole » et aux « chemises à soi. Le philosophe opérerait donc un tour de d’un tempo et non plus sur celui d’un contenu se fait puissamment opératoire. Devenir-livre, col rabattu » pour se trouver relié à une chaîne force en refusant d’attribuer au romancier la comme c’était encore le cas dans la première devenir-enfant, devenir-femme, devenir-ani- biologique plus primordiale. L’« homme des théorie qu’il ne cesse pourtant de réaffirmer, édition de Proust et les signes. Avec Deleuze et mal, devenir impersonnel d’un être qui se sent cavernes » en proie à un dénuement ontolo- selon laquelle le style, seul mode d’accès au Guattari, Proust, comme le narrateur, comme simplement exister18, le « je » proustien est gique total est encore trop spécifiant ; le corps 2 « monde » d’autrui et à son « rayon spécial », Vinteuil et contre Swann, devient un « maître d’emblée un « hors sujet » : « le sujet du livre sans identité du dormeur, mais au plus inten- 7 a une fonction de singularisation au double de la vitesse » : il n’est plus celui qui pense se détachait de moi » explique le narrateur à sément embranché sur le divers de la vie, de- sens de constitution du sujet et de particula- « en termes de sujets, de forme, de ressem- la quatrième ligne de l’incipit, qui ne sait « pas vient ainsi un animal dépourvu de nom, qui se risation de soi. Cette apparente opération de blance entre sujets, de correspondances entre au premier instant » de l’éveil « qui » il est. fabrique « un nid » rassurant « [tressé] avec les 8 déni est en réalité traversée par une très grande formes », mais en termes de dégagements, Ces quelques pages à la typologie serrée qui choses les plus disparates » et dans lequel fré- fidélité qui ne tient pas simplement à la simi- de variations, de rapports entre accélérations ouvrent le tourbillon de la Recherche ne nous mit uniquement « dans sa simplicité première, litude de leur pratique de la trahison libéra- et ralentissements. Comme Charlus dont la donnent pas seulement accès à un enchaîne- le sentiment de l’existence ». trice. Si Deleuze rejoint le romancier, c’est voix inconsciemment diphonique abrite une ment/déchaînement de métamorphoses qui Cette désorganisation liminaire de l’ensemble 9 par une connexion hétérogène qui récuse ce « nichée de jeunes filles », Proust est traversé se révéleront définitoires de notre condition des catégories qui définissent un sujet de qui est de prime abord irrécusable, le moi par la folle dynamique du « groupe des jeunes (« un même homme, si on l’examine pendant même que ses réenchaînements hétérogènes 10 comme source et finalité de l’art. Leurs objec- filles », sur lesquelles Deleuze revient encore quelques minutes, semble successivement un et non hiérarchisés sont rendus sensibles par tifs semblent certes aux antipodes (hyper indi- en 1996 pour rappeler qu’elles sont décrites homme, un homme-oiseau ou un homme-in- un recours à des rythmes et des collusions sé- viduation chez l’un, devenir impersonnel chez « comme des rapports mouvants de lenteur et secte, etc.19 »). Ce sont aussi les formes clas- miques d’autant plus troublants qu’ils attaquent 3 l’autre) ; mais leur rapport à la « singularité » de vitesse, et des individuations par heccéité, siques de la subjectivation qui se dissolvent, la langue sans ostentation : syntaxe progressi- 11 (plus qu’au « sujet ») se croise au point qu’on non subjectives ». confrontant le lecteur, assis comme le prota- vement hallucinatoire, comme dans les cé- finit par ne plus pouvoir aborder la trame du Mais revenons aux déterritorialisations des goniste dans un « fauteuil magique » qui le lèbres phrases sur l’« homme qui dort » ou le texte proustien sans sentir en son cœur vibrer toutes premières pages de Combray, à cet fait « voyager à toute vitesse dans le temps et « kinétoscope » des chambres, qui distordent l’araignée-Deleuze. En refusant d’envisager la entre-deux liminaire entre le réel et la fic- dans l’espace », au fantastique de la vie quo- la logique de l’intérieur tout en en conservant question complexe des voix narratives dans la tion, entre la veille et le sommeil – un som- tidienne. Au niveau spatial, le protagoniste vit le cadre apparent ; accumulation si rapide des Recherche, qu’il pensait trop rapportée « à un meil dans lequel Barthes repérera à la même des expériences d’ubiquité interne (le fameux comparants que les devenirs ne s’éliminent 4 système de subjectivité » périmé (à tort car époque que Deleuze une « conscience déré- kaléidoscope des chambres qui rend sensible jamais totalement les uns les autres ; champ une voix narrative ne « fait » pas le sujet), De- glée, vacillante, intermittente, […] soustraite à un emboîtement achronique d’espaces) et sémique généralisé de la bifurcation et de la leuze s’est privé de la fécondité philosophique la logique du syntagme narratif et de la chro- de « transvertébration20 » entre le charnel et désorientation, où « filer », « bouleverser », 12 du procédé de la polyphonie, qui aurait pu nologie ». La seconde édition de Proust et les le spirituel (le protagoniste devient « ce dont « voyager », « passer », « se creuser », « rem- 13 introduire de nombreux courants d’air dans signes suggère comment se met en branle un parlait l’ouvrage »). Le cercle singularisant de plir », « s’étirer », « se disloquer », « virer » la prose serrée de Proust et les signes. Il n’en processus d’arrachement et de « décloisonne- l’« homme qui dort » diverge de lui-même et constituent autant de manières pour l’esprit 14 reste pas moins qu’en sortant Proust du terri- ment » indéfectiblement psychique, charnel, finit par transformer les mondes bien ordon- de « [lâcher] le plan » de l’identité. Contraire- toire étouffant de l’introspection, du souvenir spatial et temporel, interdisant de rapporter le nés du sommeil habituel en « mondes dé- ment à ce qu’écrivait l’éditeur Alfred Humblot 5 biographique, du « sale petit secret » à la Ba- « je » à un pronom « personnel ». C’est en sorbités » – Deleuze y reviendra dans L’Abé- à propos de Du côté de chez Swann, regrettant taille, de l’enfance personnelle (« Si quelqu’un effet au sein de la plus extrême proximité à cédaire, on ne délire par sur la petite affaire « qu’un monsieur puisse employer trente pages ne s’est pas intéressé à son enfance, c’est soi, dans « la profondeur devenue translucide privée de l’enfance, on délire sur un plan cos- à décrire comment il se tourne et se retourne 6 15 Proust »), Deleuze se situe au plus proche du des viscères mystérieusement éclairés », que mique : « on délire sur la fin du monde, on dans son lit avant de trouver le sommeil22 », ce romancier. Passé le tournant des années 1970, celui qui s’endort se rejoint, non pas malgré, délire sur les particules, sur les électrons, et n’est pas la lenteur qui caractérise cet incipit, la très grande force du penseur, sans nul doute mais grâce à une dépersonnalisation portée pas sur papa-maman21. » Au niveau temporel, mais la fulgurance des changements d’échelles

22 23 et de dimensionnalités. En l’espace de deux 13 G. Deleuze, Proust et les signes, op. cit., 154-156. pages, le cosmique se met à traverser le plus 14 R. Barthes, La Préparation du roman, op. cit., 239. La lecture des allusions chez Proust : une complexité programmée 15 organique, tandis qu’un « je » plein, central, M. Proust, À la recherche du temps perdu, op. sûr de lui et assertif (« Longtemps, etc. ») laisse cit., vol. III, 157. Francine Goujon 16 Ibidem, 372 ; je souligne. place à un corps désorganisé, soumis à la ma- 17 Mot-valise créé par James Joyce, repris par De- gie des multiplicités, dont Deleuze et Guat- leuze. On peut prouver assez facilement que le roman de Proust recèle un grand nombre d’al- tari se souviendront lors de l’élaboration du 18 Ces devenirs sont successivement déclinés dans lusions : allusions à des œuvres littéraires et artistiques, à des personnages contemporains « CsO » (corps sans organes) : « le narrateur ne M. Proust, À la recherche du temps perdu, op. cit., de l’auteur, à des événements de sa vie. Sans doute la question des destinataires de ces voit rien, n’entend rien, est un corps sans or- vol. I, 3-5. Les citations non référencées renvoient allusions est-elle loin d’être résolue. Si certaines d’entre elles paraissent accessibles à tout à ces pages. ganes, ou plutôt comme une araignée repliée, ème figée sur sa toile ; qui n’observe rien, mais 19 M. Proust, À la recherche du temps perdu, op. contemporain cultivé du romancier et à tout lecteur du XXI siècle qui a acquis cette répond aux moindres signes, à la moindre cit., vol. III, 8. culture (c’est le cas du portrait allusif du danseur Nijinski dans Le Côté de Guermantes I 20 1 vibration en bondissant sur sa proie23. » Ef- M. Proust, À la recherche du temps perdu, op. par exemple ), les allusions sensibles, celles qui ont trait à l’homosexualité ou à des épi- cit., vol. I, 10. fectivement, les dimensions se succèdent et sodes douloureux de l’enfance, sont beaucoup mieux cryptées ; dans ce cas le nombre des 21 « D comme Désir », in L’Abécédaire de Gilles se brouillent, la dilatation de soi à la surface Deleuze, op. cit. destinataires potentiels se réduit sans doute à quelques proches de Proust et à des lecteurs du monde laisse place à un creusement vers 22 Cité par L. de Robert, Comment débuta Marcel acharnés, prêts à de multiples relectures de l’œuvre. l’imperceptible, pour un voyage au cœur de Proust, Paris, Gallimard, 1969, 9. 23 l’indistinction. G. Deleuze et F. Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Édi- Pourtant, les réseaux d’allusions ménagent à de l’antisémitisme des invités antidreyfusards tions de Minuit, 1972, 81 ; cf. un an plus tard G. cette lecture des chemins plus ou moins ma- de Mme de Villeparisis et de sa propre naïveté, Deleuze, « Présence et fonction de la folie, l’Arai- laisés mais repérables parce que cohérents et qui l’y expose sans qu’il ait prévu de parade. 1 Paru dans A. Simon, « Hors sujet (Deleuze) », in gnée », in Proust et les signes, op. cit., 218. qui conduisent dans chaque cas à dégager un Il ne se révolte nullement. Mais la superposi- Trafics de Proust. Merleau-Ponty, Sartre, Deleuze, Barthes, Paris, Hermann, « Philosophie », 2016, ensemble, souvent constitué en récit allusif. tion de Bloch et du personnage de Stendhal 140-145. Reproduit ici avec l’aimable autorisation Dire que l’auteur sème alors plusieurs indices permet de rendre ses enjeux à la scène : elle de l’éditeur. concordants, c’est dire qu’il programme une fait apparaître le tragique de l’affaire Dreyfus 2 M. Proust, À la recherche du temps perdu, éd. lecture seconde du texte, même s’il ne reven- et peut-être l’ombre de Dreyfus lui-même der- J.-Y. Tadié, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la dique jamais sa pratique2. Il dessine alors deux rière les mésaventures du jeune juif imprudent. Pléiade », 1987-1989, vol. IV, 474. lectures possibles, l’une linéaire et complète, Un autre narrateur double donc celui qui raille 3 Cf. G. Deleuze, « La littérature et la vie », in Cri- l’autre morcelée et fondée sur la reconnais- la mauvaise éducation et le peu d’usage du tique et Clinique, Paris, Éditions de Minuit, 1993, sance de relations spécifiques. C’est avant tout monde de Bloch. Dans ce cas la scène allusive, 13. une lecture discontinue qui prend appui sur la fondée sur quelques points de rapprochement 4 Cf. G. Deleuze, Proust et les signes, Paris, PUF, 1986, 217. lecture linéaire pour en détacher certains élé- avec le roman de Stendhal, donne en fait le 5 « De la supériorité de la littérature anglaise-améri- ments textuels et les reconfigurer. sens du récit immédiat, mais ce sens ne peut caine », in G. Deleuze et C. Parnet, Dialogues, Paris, Il se trouve par exemple, dans la matinée Vil- apparaître que par superposition. Flammarion, 1996, 58-59. Voir aussi G. Deleuze et leparisis, une citation dissimulée du Rouge Encore faut-il identifier d’abord les quatre F. Guattari, Mille Plateaux, Paris, Éditions de Minuit, et le Noir de Stendhal et plusieurs allusions à points de rapprochement en question. Aucun 1980, 241, sur « ce que Lawrence appelait “le sale ce roman, dont l’une, disparue ensuite, dans d’entre eux n’est revendiqué. Leur lecture est petit secret” ». un cahier de mise au net, le Cahier 393. Elles donc presque nécessairement rétrospective. 6 « E comme Enfance », in L’Abécédaire de Gilles conduisent étrangement à identifier Bloch à Ju- C’est au deuxième ou au troisième indice que Deleuze, entretien avec Claire Parnet [1988], réal. lien Sorel et, de façon plus surprenante encore, la présence d’un texte sous-jacent se fait in- Pierre-André Boutang et Michel Pamart, Sodapera- ga, 1995 ; je souligne. Mme de Villeparisis, en une occasion, à Ma- sistante et que l’œuvre « alludée » peut être 7 G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, op. cit., thilde de La Mole, et en une autre, à Mme de identifiée.Le lecteur est alors contraint à un re- 333. Rênal. Si en un point l’allusion se suffit à elle- tour en arrière qui lui permet de vérifier ses hy- 8 Ibidem, 332. même (Mme de Villeparisis permet d’imaginer pothèses. La lecture des allusions est presque 9 Ibid., 49. un instant ce qu’aurait pu être la vieillesse de toujours rétrospective et elle est dans bien 10 Ibid., 332. Mathilde), l’ensemble appelle surtout à faire des cas accompagnée d’un sentiment de sur- 11 G. Deleuze et C. Parnet, Dialogues, op. cit., 112. apparaître derrière Bloch, que le narrateur ri- prise qu’elle vise probablement à susciter, les 12 R. Barthes, La Préparation du roman I et II. Cours diculise impitoyablement, l’ombre de Julien diverses agrammaticalités, pour reprendre le et séminaires au Collège de France (1978-1979 et Sorel, plébéien révolté soumis à une justice de terme forgé par Michael Riffaterre4, s’organisant 1979-1980), éd. N. Léger, Paris, Le Seuil, « Traces écrites », 2003, 239. classe. Or Bloch dans cette scène est victime soudain pour produire un sens inattendu. Le verre

24 25 d’eau renversé par Bloch, qui ne s’excuse pas, cours de la conversation sur l’affaire Dreyfus. des exigences auxquelles l’écrivain doit satis- et les vérifications comme si le lecteur acqué- s’éclaire quand on pense à Julien brisant un Le duc de Guermantes rapporte le jeu de mots : faire ; cette écriture participe de la création rait une maîtrise du texte qui répond dans une « vase en vieux Japon », sans un mot d’excuse, Mater semita, qui renvoie à la fois à Mme de d’un style, grâce à une discipline que l’écri- certaine mesure à celle de l’auteur. La pratique dans la bibliothèque du marquis de La Mole. Marsantes, dans le récit immédiat, et à Madame vain pratique sans doute très consciemment. de l’allusion va dans le sens de la constitution Mais on n’y pense guère avant d’avoir recon- Proust, dans le récit allusif. Mais la pratique proustienne des allusions mo- d’un roman-monde, avec sa richesse souter- nu que Mme de Villeparisis est « ivre de son À l’inverse, il arrive que Proust joue sur les difie également le mode de lecture program- raine et ses interprétations toujours remises savoir », comme l’était Mathilde. Les points de grands espaces de texte qu’il introduit entre mé pour une partie plus ou moins étendue des en question. L’image du labyrinthe vient spon- rapprochement entre les deux œuvres ne fonc- deux passages à forte teneur allusive pour aug- lecteurs. tanément à l’esprit, labyrinthe que l’auteur tionnent efficacement qu’en série. menter l’efficacité du cryptage. Il nous a sem- Elle complexifie très nettement les parcours, a pris soin de baliser, mais qui invite à une À terme, les principaux personnages de la blé que l’autre clé pour M. de Norpois, dans qu’il s’agit, pour chaque lecteur, de définir en lecture complexe, au repérage de superposi- scène et le narrateur se révèlent différents, vi- Le Côté de Guermantes I, était le politologue repérant les différents éléments à sélection- tions multiples visant à dégager un ou des sens vant ou narrant une scène autre, produite par Anatole Leroy-Beaulieu. Proust lui reprocherait ner et à combiner. Et pour ce faire, c’est toute nouveaux. Le caractère ludique de la relation la mise en contact des deux romans, celui de (ou le raillerait) d’avoir écrit successivement, l’œuvre qui s’offre au déchiffrage, l’étendue établie entre auteur et lecteur est évident, mal- Proust et celui de Stendhal. Mais l’effet de su- en 1888 puis en 1896, deux articles sur l’al- propre à chaque récit allusif étant très variable gré le sérieux des faits divulgués par ce biais. perposition subsiste, la lecture non revendi- liance franco-russe dont le second beaucoup et impossible à définir avant qu’elle ait été en- Il y a, dans la lecture des récits allusifs telle quée reste seconde et la scène qu’elle suscite moins incisif et beaucoup plus lénifiant que tièrement parcourue. La lecture des allusions qu’elle est programmée par le texte, un plai- se manifeste par éclats comme la révélation le premier, et cela, peut-être pour des raisons fait renaître l’idée que Proust se faisait de son sir de la complexité dépliée et du dévoilement d’une réalité clandestine. C’est bien de cela d’opportunisme liées au désir de présenter une roman publié, avant qu’il ait dû prendre en imprévu fondé sur la perception soudaine de qu’il s’agit : la matière des récits allusifs est ap- candidature à l’Académie des Sciences mo- compte le temps et les impératifs de l’édition : relations improbables. Tout se passe comme si paremment destinée à travailler l’œuvre telle rales et politiques6. Or l’écrivain, qui estimait l’œuvre entière, lisible d’un coup et dans la- Proust offrait à son lecteur, et requérait de lui, qu’elle apparaît d’abord plus qu’à lui faire Anatole Leroy-Beaulieu tout en le critiquant, quelle les séparations ne répondent qu’à une une liberté de mouvement accrue et compa- concurrence ; elle y fait naître à la lecture un a soigné le cryptage. De fait, si le pastiche du nécessité matérielle de reliure8. De plus, cette rable à la sienne. tremblement né de l’oscillation entre les sens second article, sous forme de scène où chaque lecture, qui suit assez souvent l’ordre du ré- coexistants. personnage joue le rôle d’une puissance, ap- cit linéaire, doit également être partiellement Quand il repère des citations cachées ou des paraît dans Le Côté de Guermantes I, il faut rétrospective puisque c’est la récurrence des 1 M. Proust, Le Côté de Guermantes I, in À la re- allusions à une autre œuvre littéraire, le lecteur aller jusqu’à Albertine disparue pour trouver indices qui permet seule au lecteur de circons- cherche du temps perdu, éd. J.-Y. Tadié, Paris, Gal- est en terrain relativement sûr. L’interprétation des allusions aux deux articles successifs de crire puis de déchiffrer un ensemble d’allu- limard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1987-1989, vol. II, 475. qu’il construit s’inscrit dans une longue tradi- Leroy-Beaulieu7. Le lien entre les deux parties sions. Or cette vision rétrospective de l’œuvre 2 On trouve cependant plusieurs mentions d’une tion. Mais quels sont les autres modes d’appel du récit allusif est thématique : il se fait par le est valorisée par Proust, dans un domaine dif- écriture secrète. à la lecture des allusions ? Ces appels visent biais d’une analyse en deux temps des procé- férent il est vrai, celui de la composition. Dans 3 F. Goujon, « La matinée Villeparisis : l’affaire certainement déjà à éliminer une partie des dés et des objectifs du langage diplomatique, La Prisonnière, il félicite les auteurs du XIXème Dreyfus vue par Stendhal ? » Stella, Études de lecteurs et à en orienter d’autres vers des récits et bien sûr, il est porté par le personnage de M. siècle de cette aptitude à se retourner sur leur langue et de littérature françaises 33, 2014 , voir allusifs que l’auteur divulgue sans jamais re- de Norpois. œuvre et à en distinguer alors seulement l’uni- aussi F. Goujon, Allusions littéraires et écriture cryp- noncer à la nécessité de les crypter. Les signaux Il faut donc que chaque segment vagabond té profonde9. On comprend donc que la mise tée dans l’œuvre de Proust, Paris, Honoré Cham- adressés au lecteur doivent donc satisfaire à d’un récit allusif donné, parfois très distant des en œuvre des récits allusifs est une autre façon pion, 2020, chap. IX. 4 cette double exigence. Pour cela, il semble que autres, soit clairement reconnaissable comme de faire pièce à la lecture unique et linéaire M. Riffaterre, « L’intertexte inconnu », Littérature 41, 1981, 4-7. Proust utilise et détourne la progression linéaire tel. On s’aperçoit que Proust fait coexister alors du roman. 5 F. Goujon, « Octave Gréard, le docteur Proust et du texte en programmant par exemple un fran- au moins deux modes d’identification ; dans le En effet, on ne peut qu’être frappé par la mul- M. de Norpois », Revue d’Histoire littéraire de la chissement métonymique des limites entre cas qui nous occupe, ce sont la référence au tiplicité des parcours proposés à l’intérieur de France 2, 2017, 405-416 ; voir aussi Allusions lit- deux scènes romanesques. Ainsi, il nous a paru langage diplomatique de M. de Norpois et le l’œuvre et par la liberté laissée au lecteur. Il téraires et écriture cryptée dans l’œuvre de Proust, que dans la scène du Côté de Guermantes I où rôle qu’il avait tenu au moment de la guerre est évident qu’aucun lecteur ne peut mettre op. cit., chap. XI. M. de Norpois refuse d’appuyer la candidature de 70. Ce dernier motif sert uniquement d’in- au jour tous les récits allusifs tissés dans le ro- 6 F. Goujon, « Le nom de Leroy-Beaulieu dans le sa- du père du narrateur à l’Académie des Sciences dice : il permet de rapprocher les deux textes man : le choix s’opère selon des critères mul- lon Villeparisis. De l’alliance franco-russe à l’affaire morales et politiques, les personnages en pré- concernés pour reconstituer un récit. tiples relevant de l’époque ou de traits propres Dreyfus », Bulletin d’informations proustiennes 45, sence, tels que le système d’allusions permet de Les contenus de ces récits allusifs présentaient à chacun. Les allusions offrent dans l’œuvre 2015, 49-60 ; Cf. aussi Allusions littéraires et écriture cryptée dans l’œuvre de Proust, op. cit, chap. X. les identifier, sont le docteur Proust et Octave certainement un grand intérêt pour Proust. un réseau de chemins à parcourir qui éclairent 7 M. Proust, Le Côté de Guermantes I, in À la re- 5 Gréard, vice-recteur de l’Académie de Paris . Le D’autre part, leur développement et leur mise et relativisent à la fois la première lecture, et cherche du temps perdu, op. cit., vol. II, 554-559 et récit allusif fournit les motifs du refus, ce que le en œuvre correspond à une technique d’écri- qui multiplient les interprétations possibles. Albertine disparue, Ibidem, vol. IV, 216. récit de premier niveau ne fait pas. Mais il faut ture qui multiplie les relations intratextuelles D’autre part, ce sont les déplacements qui 8 En novembre 1916, lorsque Proust envoie à Galli- chercher ce motif dans la scène contiguë, au et intertextuelles, augmentant par là le nombre sont encouragés, les grands bonds, les retours mard le début d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs,

26 27 il annonce qu’il enverra son manuscrit morceau par morceau jusqu’à ce qu’il ait reçu « les épreuves de « Complexité ordonnée » et « complexité confuse » : les deux pôles de la tout l’ouvrage », et il précise : « de tous les volumes et non pas seulement du 1er ». Cf. M. Proust, G. phrase proustienne Gallimard, Correspondance 1912-1922, éd. P.r Fou- ché, Paris, Gallimard, 1989, 72. Ilaria Vidotto 9 M. Proust, La Prisonnière, in À la recherche du temps perdu, op. cit., vol. III, 666-667. « Poètes, sculpteurs, peintres et musiciens, nous respirons l’existence à travers la phrase1 » ; tout saisissante qu’elle soit, cette formule de Flaubert ne contribue hélas guère à l’appré- hension d’un objet que les linguistes ont, de leur côté, tenté de cerner sur la base de cri- tères typographiques, morphologiques, logico-sémantiques ou pragmatiques, sans parvenir pour autant à une définition partagée et pleinement satisfaisante. Notre but n’étant pas de revenir sur ce débat au demeurant irrésolu, mais de réfléchir au fonctionnement de la phrase complexe proustienne, les réflexions qui vont suivre s’appuieront sur une définition immédiatement opératoire de la phrase comme « suite de mots délimitée par une lettre majuscule initiale et par un point final2 ». À défaut d’être consensuel, le parti pris d’une délimitation purement graphique de la phrase a néanmoins l’avantage d’englober la totalité des réalisations écrites et, qui plus est, de mettre à la disposition du stylisticien un ensemble d’observables « dont tout sujet parlant sent aussi intuitivement l’unité et les limites3 ».

L’intuition spontanée d’une cohésion et d’un des enchaînements et des dépendances qui bornage propre à la phrase est à l’origine des régissent les relations entre les constituants. sentiments tout aussi spontanés de « linéari- C’est pourquoi une phrase brève sera aussi, en té », d’« élégance », ou au contraire de « dif- toute vraisemblance, une phrase simple, soit ficulté », voire d’« illisible », que l’on peut une phrase composée d’une seule proposition, éprouver à la lecture d’un texte en prose. Tout ne recourant guère à la subordination ni aux comme le rythme et le lexique, la syntaxe mots de liaison, et se tenant donc au plus près représente en effet un domaine d’investisse- de la structure minimale sujet/verbe/complé- ment et d’expérimentation stylistiques pour ment. A contrario, une phrase longue offrira les écrivains4, qui en manient les ressources une charpente plus complexe, fortement axée afin d’obtenir tel ou tel effet de sens. En aval, sur la coordination et la subordination, tolé- la perception de la simplicité, ou de la com- rant en outre toute sorte d’étoffement au ni- plexité, d’une phrase est conditionnée en pre- veau syntagmatique. Entre ces deux pôles, la mier lieu par sa longueur, autrement dit par phrase moyenne constitue un véritable juste le nombre de mots qui trouvent place entre milieu, dans la mesure où elle « ne présent[e] les bornes initiale (la majuscule) et finale (le pas plus de trois mouvements, quel que soit le point). Bien que ces paramètres ne soient mode de liaison entre les propositions6 ». Cela pas tout à fait stabilisés, on admet en général signifie que l’agencement et l’enrichissement qu’une phrase est perçue comme brève lors- des groupes, ainsi que le recours à la subordi- qu’elle compte environ une dizaine de mots ; nation, de toute façon modestes, aboutissent elle peut être qualifiée de moyenne dès lors à des enchaînements équilibrés, susceptibles que l’unité phrastique se compose d’une ving- d’incarner l’idéal de mesure et de clarté autour For a portrait of Marcel Proust, mixed media, black and white, 2020. taine de mots, tandis qu’au-delà de trente mots duquel s’est construit l’imaginaire langagier Dimitrije Roggero: Art direction, photography, digital processing. la phrase commence à être perçue comme du français. Fabrizio Amante: clay sculpting. longue. Au-delà de ces données purement Ces quelques précisions, relevant d’une descrip- quantitatives, liées aux facultés de mémori- tion purement linguistique, dénotative, indiquent sation5, il va de soi qu’une augmentation du déjà de quel côté penche la phrase proustienne. nombre de mots au sein de la séquence phras- Cependant, une appréhension stylistique des tique s’accompagne d’une complexification phénomènes syntaxiques comporte aussi la

28 29 prise en compte des valeurs, ou des connota- plusieurs genres sans finalement en choisir inversions), les phénomènes d’amplification qu’on est “autant que les autres”, cette tions, que ces phénomènes – en l’occurrence, aucun11 ; d’autre part, la stupeur presque aga- par duplication et emboîtement, ou encore les peur de paraître trop empressé qui lui était les notions de phrase brève, moyenne ou cée face à une densité formelle qualifiée, au ajustements correctifs et les effets de rallonge. en effet vraiment inconnue et qui enlaidit longue – assument dans l’histoire des formes mieux, de compacité, et, au pire, d’« embarras Autant d’éléments qui témoignent d’une vo- de tant de raideur et de gaucherie la plus 20 et des pratiques littéraires. Une telle analyse de l’élocution12 », à cause de « l’effroyable syn- lonté de canaliser la complexité du monde sincère amabilité plébéienne . » a été menée avec profit par le linguiste et sty- taxe13 » qui égare le lecteur dans les méandres perçu sans l’araser, et que Proust mobilise en L’aisance naturelle de l’aristocrate est dis- listicien Julien Piat7, qui a montré comment de phrases trop longues, surchargées de paren- visant avant tout une clarté et une lisibilité séquée par le narrateur dans l’empan d’une le regard que l’on pose sur la syntaxe après thèses, d’incidentes, d’inutiles détours. La « lé- maximales. seule phrase de 19 lignes (dans l’édition de la 1850 témoigne à la fois d’une persistance de gende du style de Proust14 » ne tarda donc pas Ces aspects étant désormais acquis, nous sou- Pléiade). On constate pourtant que cette lon- l’héritage rhétorique et d’une évolution des à se répandre, et l’on ne se préoccupa guère haiterions plutôt montrer que – pour paraphra- gueur considérable n’entrave pas la lisibilité du représentations traditionnellement associées des nuances qui distinguent la complexité ser l’incipit célèbre d’Anna Karénine de Tols- passage, du moment que la « marche en avant aux différentes catégories de phrases. Ainsi, de la complication. Les métaphores emprun- toï – si toutes les phrases complexes de Proust des idées » est balisée dans et par « la ligne la phrase brève continue d’être assimilée au tées au domaine végétal (forêt touffue, brous- se ressemblent, chaque phrase complexe l’est claire »21 d’une période découpée en deux modèle du style coupé, et par conséquent saille, labyrinthe, dédale) abondent dans ces à sa façon. Autrement dit, la complexité des blocs homogènes, séparés et unis à la fois par aux impératifs illuministes de concision et de comptes-rendus ; elles témoignent de l’effort, longues « soies » proustiennes nous semble le point-virgule. En deçà et au-delà de cette netteté, même s’il n’est pas rare que, au cours plus ou moins bienveillant, de venir à bout susceptible de se décliner de différentes ma- césure, qui confère à l’ensemble une structure du xxème siècle, ces mêmes traits soient mis d’un choc stylistique, d’appréhender une écri- nières, et ce selon que la structure de la phrase binaire, les deux sous-phrases s’articulent au- au service de l’expression de la subjectivité. ture qui entre en collision avec un imaginaire garde un souvenir plus ou moins prégnant des tour d’une même charpente minimale – « je De même, malgré la dilution progressive des littéraire dominant qui érige la phrase bien patrons de la période oratoire. À défaut de sentais » + complément – , étoffée selon les hiérarchies et le relâchement de la cohésion balancée d’un Ernest Renan ou d’un Anatole pouvoir établir une palette complète de réa- procédés classiques de l’amplification. On syntactico-sémantique, la phrase longue ne se France en emblème de la belle prose, sinon lisations, nous nous bornerons ici à illustrer notera ainsi, à l’attaque de la première pro- laisse guère appréhender en dehors du patron de la perfection du style15. Ce fut donc moins deux cas limite, incarnant les extrêmes d’un position, la présence de trois groupes prépo- rhétorique de la période8. Dans le cadre d’une par aveuglement, ou par mépris, que plus sim- continuum qui se déploierait entre une « com- sitionnels, agencés selon le principe oratoire enquête sur la prose des années 1920, la lin- plement en raison du système de valeurs es- plexité ordonnée » – formule que le narrateur de la cadence majeure (augmentation pro- guiste Stéphanie Smadja9 a pu affirmer, d’une thétiques en vigueur, qu’en 1913 le plébiscite applique aux vers raciniens dits par la Berma gressive des masses volumétriques de chaque façon plus générale, que la phrase brève/ de la critique, et des lecteurs, alla non pas à – et une « complexité confuse19 », celle de la élément), qui – tout en retardant l’apparition moyenne, avec son dépouillement lexical, son l’obscur roman de Proust mais au très limpide foule des impressions qui se pressent dans la des constituants nucléaires – détaillent, en dosage très économique des caractérisants et Grand Meaulnes d’Alain-Fournier, dont les conscience. guise d’exemples, les circonstances où s’est d’autres constituants non essentiels, constitue phrases – rigoureusement moyennes – s’en- Soit alors, pour le premier pôle, ce passage révélée la noble élégance de Saint-Loup. De l’emblème d’un style « simple », valorisé en chaînent avec fluidité, sans rien qui pèse ou d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs où il est la même manière, la droite de la proposition tant que parangon de la belle prose (néo)clas- qui pose16. question de Saint-Loup : s’étire à travers un double procédé de dupli- sique. C’est en revanche autour de la phrase Si l’exception du style de Proust est donc ap- « Dans l’agilité morale et physique qui cation : d’une part, le mouvement correctif de longue, périodique ou non, que s’articule, en parue d’emblée, plusieurs études stylistiques donnait tant de grâce à son amabilité, l’épanorthose (« pas seulement… surtout ») principe, un style perçu comme « complexe », ont ensuite mis en lumière, de façon moins im- dans l’aisance avec laquelle il offrait sa voi- dédouble la ligne principale en préparant qui a dans l’amplification – entendue à la pressionniste, le faisceau de procédés à l’ori- ture à ma grand-mère et l’y faisait monter, l’apparition du deuxième bloc proposition- fois comme augmentation des volumes syn- gine d’une complexité syntaxique qui ne se ré- dans son adresse à sauter du siège quand nel ; d’autre part, la position du complément taxiques et comme profusion lexicale et figu- duit nullement à une question de longueur17. il avait peur que j’eusse froid, pour jeter d’objet direct est elle aussi saturée par deux rale – sa caractéristique maîtresse. Dans le sillage des observations pionnières de son propre manteau sur mes épaules, je éléments (« la souplesse héréditaire », « leur Quelle est alors la place de la « comète Leo Spitzer, des spécialistes comme Jean Milly, ne sentais pas seulement la souplesse hé- dédain »), à leur tour expansés par une phrase Proust » dans le ciel de la prose littéraire du Isabelle Serça ou Stéphane Chaudier18 ont pu réditaire des grands chasseurs qu’avaient été depuis des générations les ancêtres de relative. Ces parallélismes binaires sont repro- tournant du siècle ? Cette brillante formule du formaliser ce que Proust n’a jamais cessé de ce jeune homme qui ne prétendait qu’à duits ensuite dans la deuxième sous-phrase, 10 critique littéraire Albert Thibaudet dit bien signifier à ses critiques, à savoir que la phrase l’intellectualité, leur dédain de la richesse qui affiche une structure identique : pas de l’effet d’apparition, et de fulgurance, qui ac- complexe, loin d’être un artifice, présuppose qui, subsistant chez lui à côté du goût qu’il gonflement sur la gauche, cette fois, mais un compagna la publication de Du côté de chez et reflète une saisie cognitive complexe, à la avait d’elle rien que pour pouvoir mieux côté droit fortement travaillé, avec le double Swann en 1913. Deux leitmotivs parcourent fois sensible et analytique, de phénomènes fêter ses amis, lui faisait mettre si négligem- complément d’objet prolongé par l’expansion sans distinction les critiques de l’époque, y disparates dont l’écrivain s’efforce de recom- ment son luxe à leurs pieds ; j’y sentais relative, la dernière se ramifiant ultérieure- compris celles qui se montrèrent favorables poser l’unité. C’est alors à partir de ce principe surtout la certitude ou l’illusion qu’avaient ment en deux noyaux qui fournissent une ul- au roman proustien : d’une part, la mise en fondamental que s’expliquent les dispositifs eues ces grands seigneurs d’être “plus que time relance avant la clausule. évidence du caractère inclassable d’un récit de retardement identifiés par Spitzer (paren- les autres”, grâce à quoi ils n’avaient pu léguer à Saint-Loup ce désir de montrer S’il semble somme toute assez facile de dé- à la composition déconcertante, qui côtoie thèses, incidentes, « relatives encastrées », monter le « mécano » syntaxique proustien,

30 31 c’est parce que la phrase se donne ici comme ma signature sur cette pierre, c’est elle, la son homologue réel) que la syntaxe amène des critères de moins en moins rhétoriques et de une unité compacte : le fragment du portrait Vierge illustre que jusque-là j’avais douée savamment à son climax : la corrélation inten- plus en plus grammaticaux. Voir G. Philippe, Sujet, de Saint-Loup, oscillant entre le particulier de d’une existence générale et d’une intan- sive « au point que », faisant suite à la dernière verbe, complément, Paris, Gallimard, 2002 ; G. Phi- l’individu et le général de sa classe d’origine, gible beauté, la Vierge de Balbec, l’unique expansion, culmine dans le double clivage lippe et J. Piat (dir.), La Langue littéraire. Une histoire (ce qui, hélas ! voulait dire la seule), qui, de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude s’affine au rythme de rectifications et d’ajouts emphatique « c’est elle… qui / c’est elle enfin sur son corps encrassé de la même suie Simon, Paris, Fayard, 2009. qui demeurent fortement hiérarchisés, ordon- que les maisons voisines, aurait, sans pou- que… », où s’exprime la stupéfaction du héros 5 « L’empan de mémoire immédiate d’un lecteur, nés dans et par la structure périodique. Bercé voir s’en défaire, montré à tous les admira- vis-à-vis de la possibilité concrète d’accomplir c’est-à-dire la suite de mots qu’il peut retenir en par les balancements des parallélismes (deux teurs venus là pour la contempler, la trace la profanation suprême : graver son nom sur cours de lecture, varie suivant les sujets de 9 à 22 macro-propositions subdivisées chacune en de mon morceau de craie et les lettres de la « petite vieille de pierre » ayant remplacé la mots ». F. Richaudeau, « 248 phrases de Proust », deux membres), le lecteur est ainsi guidé d’une mon nom, et c’était elle enfin, l’œuvre Vierge intangible de son imagination. Communication et langages 45, 1980, 25. main sûre, par la syntaxe, vers le déploiement d’art immortelle et si longtemps désirée, La syntaxe épouse le mouvement en crescen- 6 J. Piat, « La langue littéraire et la phrase », in G. complet du sens. que je trouvais métamorphosée, ainsi que do de la déception du héros et l’équilibre hié- Philippe et J. Piat (dir.), La Langue littéraire, op. cit., Le modèle de la période latine et classique, l’église elle-même, en une petite vieille de rarchique au fondement de la notion de pé- 189. pierre dont je pouvais mesurer la hauteur 7 Ibidem, 179-203. que Proust pratique dès sa première jeunesse22, riode se voit balayé par une complexité qui, et compter les rides23. » 8 Rappelons que la période constitue une « unité nous paraît fonctionner comme un cadre à la tout en inscrivant dans le tissu phrastique la de développement thématique, pourvue d’une cer- fois rigoureux et souple, à même de contenir, Bien que la technique et les dispositifs d’am- simultanéité des sensations, réalise aussi le té- taine cohésion grammaticale et tendant à un englo- tout en en préservant l’étagement, le flot des plification ne changent guère d’un exemple à lescopage de différentes couches temporelles. bement sous une unique architecture mélodique ». réalités à transcrire. En revanche, dès lors que l’autre, on peine à retrouver ici l’ossature pé- L’étirement de l’élastique syntaxique traduit G. Molinié, Dictionnaire de rhétorique, Paris, Le les contours du cadre périodique se font moins riodique et à identifier un schéma rythmique et les contrastes et les oscillations de l’élastique livre de poche, 1992, 266. perceptibles, assouplis jusqu’au relâchement syntaxique reconnaissable – qu’il s’agisse de du temps : le lecteur est balloté entre le pas- 9 S. Smadja, La nouvelle prose française, Bordeaux, par la nécessité de rendre l’intégralité d’une parallélismes binaires ou ternaires. La phrase sé de l’imagination (les croyances au sujet de Presses universitaires de Bordeaux, 2013. 10 expérience, la phrase proustienne dérive vers s’allonge vers la droite selon un principe ac- la statue), l’actualité, elle-même révolue, de A. Thibaudet, « Réflexions sur la littérature, Après vingt ans », NRF, 1929, cité dans S. Smadja, La nou- une complexité moins régulée : cumulatif, les ajouts se succédant en cascade la perception déceptive (la découverte de la velle prose française, op. cit., 70. « Comme un jeune homme, un jour d’exa- au fur et à mesure que s’enrichit la descrip- vierge réelle) et aussi un avenir tout proche, 11 Voir par exemple l’article du critique littéraire men ou de duel, trouve le fait sur lequel on tion de la statue de la Vierge de Balbec. Un sur lequel ouvre la première parenthèse (« et Francis Chevassu recensant Du côté de chez Swann l’a interrogé, la balle qu’il a tirée, bien peu premier obstacle à la saisie cognitive vient de bientôt, dans quelques heures, de la clarté du dans Le Figaro du 8 décembre 1913. de chose quand il pense aux réserves de la distance qu’interpose entre le sujet (« mon réverbère »). « [I]nformée[s] par la lutte avec 12 Formule qu’emploie le critique et essayiste Paul science et de courage qu’il possède et dont esprit ») et le verbe (« s’étonnait ») la relative et contre le temps24 », les phrases proustiennes Souday dans Le Temps, le 10 décembre 1913. il aurait voulu faire preuve, de même mon déterminative « qui avait dressé » ; entravé par ne sont donc pas seulement « polyphoniques, 13 Ainsi le critique littéraire Lucien Maury dans La esprit qui avait dressé la Vierge du porche les épithètes détachées et la proposition parti- dense et soutenues25 », mais surtout polychro- Revue politique et littéraire de décembre 1913. 14 e hors des reproductions que j’en avais eues cipiale rattachées à la Vierge, le lecteur perd niques. B. Crémieux, XX siècle, Paris, Éditions de la NRf, 1924, 80. sous les yeux, inaccessible aux vicissitudes de vue le thème initial (l’action de l’esprit) Ainsi, qu’elle soit « ordonnée » et enserrée qui pouvaient menacer celles-ci, intacte si 15 Voir G. Philippe, Le Rêve du style parfait, Paris, on les détruisait, idéale, ayant une valeur car son attention est déviée vers l’image idéa- dans les contours de la période, ou « confuse », PUF, 2013. universelle, s’étonnait de voir la statue lisée de la statue du porche, mise à mal par voire profuse en dehors de tout schéma, la 16 Voici un exemple : « Nous étions pourtant de- qu’il avait mille fois sculptée réduite main- le contact avec la réalité. Et c’est de la même complexité des phrases proustiennes résulte puis dix ans dans ce pays lorsque Meaulnes arriva. tenant à sa propre apparence de pierre, manière, à l’instar d’un élastique tendu qui en- toujours de la volonté d’embrasser, par l’écri- J’avais quinze ans. C’était un froid dimanche de no- occupant par rapport à la portée de mon serrerait entre ses deux extrêmes une masse de ture, la vie dans sa totalité – sensible, intellec- vembre, le premier jour d’automne qui fît songer bras une place où elle avait pour rivales plus en plus grande, que la phrase se déploie tuelle, temporelle ; elle trahit enfin l’ambition à l’hiver. Toute la journée, Millie avait attendu une une affiche électorale et la pointe de ma ensuite. Le syntagme nominal « la statue » de- à respirer l’existence, comme l’écrivait Flau- voiture de La Gare qui devait lui apporter un cha- canne, enchaînée à la Place, inséparable vient le pivot d’une série de huit expansions bert, à une plus grande profondeur. peau pour la mauvaise saison. Le matin, elle avait manqué la messe ; et jusqu’au sermon, assis dans du débouché de la grand-rue, ne pouvant à valeur caractérisante (réduite, occupant, fuir les regards du café et du bureau d’om- le chœur avec les autres enfants, j’avais regardé an- nibus, recevant sur son visage la moitié du enchaînée, inséparable, ne pouvant fuir, rece- xieusement du côté des cloches, pour la voir entrer 1 rayon de soleil couchant – et bientôt, dans vant, gagnée, soumise), diversement étoffées G. Flaubert, Correspondance, t. II, Paris, Galli- avec son chapeau neuf. » Alain-Fournier, Le Grand quelques heures, de la clarté du réverbère et coordonnées par asyndète, qui précisent la mard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1980, 516. Meaulnes, Paris, Honoré Champion, 2009 [1913], – dont le bureau du Comptoir d’escompte découverte affligeante de l’emplacement de 2 M. Riegel et alii, Grammaire méthodique du fran- 59-60. recevait l’autre moitié, gagnée, en même la statue réelle de la Vierge dans le contexte çais, Paris, PUF, 2014, 201. 17 Les enquêtes statistiques de Jean Milly et 3 temps que cette succursale d’un établisse- d’un Balbec urbain et prosaïque. En introdui- Ibidem. d’Étienne Brunet ont contribué en effet à relativi- 4 ment de crédit, par le relent des cuisines sant les détails descriptifs par touches juxtapo- Ceci est particulièrement vrai à partir de la se- ser un paramètre qui relève finalement plus d’une conde moitié du XIXème siècle, où l’unité « phrase » du pâtissier, soumise à la tyrannie du Par- sées, l’accumulation rythme les étapes d’une perception de lecture que d’une réalité effective, fait l’objet de jugements esthétiques reposant sur les phrases véritablement longues, qui se déploient ticulier au point que, si j’avais voulu tracer profanation (la statue fantasmée anéantie par

32 33 sans découpages intermédiaires, n’étant pas prédo- minantes dans la Recherche. Voir J. Milly, La lon- gueur des phrases dans « Combray », Paris-Genève, Honoré Champion-Slatkine, 1986. 18 L. Spitzer, « Le style de Marcel Proust » [1928], in L. Spitzer, Études de style, tr. fr. A. Coulon, M. Foucault et É. Kaufholz, Paris, Gallimard, 1970, 397-474 ; J. Milly, La Phrase de Proust. Des phrases de Bergotte aux phrases de Vinteuil, Paris, Larousse, 1975 ; I. Serça, « Écrire le temps. Phrase, rythme, ponctuation chez Proust », Poétique 153, 2008, 23-39 ; S. Chaudier, « Marcel Proust et la langue littéraire vers 1920 », in G. Philippe et J. Piat (dir.), La langue littéraire, op. cit., 413-421. 19 M. Proust, À la recherche du temps perdu, éd. J.-Y. Tadié, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », respectivement vol. II, 351 et 269. Toutes nos citations proviennent de cette édition. 20 Ibidem, vol. I, 96. 21 Les deux formules sont empruntées à Leo Spitzer, cf. L. Spitzer, « Le style de Marcel Proust », op. cit., 417. 22 Voir sur ce point E. Kaës, Proust à l’école, Genève, Droz, 2020, 211 sqq. 23 M. Proust, À la recherche du temps perdu, op. cit., vol. II, 20-21. 24 I. Serça, « Écrire le temps. Phrase, rythme, ponc- tuation chez Proust », op. cit., 25. 25 L. Spitzer, « Le style de Marcel Proust », op. cit., 404.

For a portrait of Marcel Proust, mixed media, black and white, 2020. Dimitrije Roggero: Art direction, photography, digital processing. Fabrizio Amante: clay sculpting.

34 35 Écrire (d’)après Proust. Alain Satgé, Tu n’écriras point simple Geneviève Henrot Sostero

Même s’il lance « scandaleusement », à mi-livre, un « Proust ne m’aura donc servi à rien1 », Alain Satgé ne cache pas l’ascendant que l’auteur de la Recherche a eu sur son projet d’autofiction. Plutôt, il jette au lecteur maintes amorces à peine transfigurées, que celui-ci est trop heureux de saisir si facilement, pour se cogner un peu plus loin à l’ironique pied- de-nez de Polichinelle : de secret, dans l’allusion, point. Mais une « poussière de motifs désintégrés » qui fait aussi la poésie du Tristan de Wagner (p. 160). De l’incipit en miroir Pour jalonner de seuils syntaxiques discrets (comme ici : « chambres d’hiver... ; chambres « Longtemps, nous nous sommes levés de bonne heure » (p. 13 et 279) à la transition de les traits définitoires de ces trois notions, nous d’été... ; ») ou coordonner (ailleurs) des élé- chapitre « Monsieur Charles est servi » (p. 163 et 184), de la servante Madeleine (p. 17 poserons que le « composé » assemble en ments de même fonction (C.O.D.) et de même et 18) au village de Saint-Hilaire (p. 20 et passim), du charme collectif des enfants de la séries homogènes, par juxtaposition ou coor- nature (appartenant à un même domaine on- chorale (p. 118-119) au deuil déchirant de Caroline, maints sont les motifs satgéens qui ré- dination, des composants de même nature tologique, par exemple des espaces intimes) sonnent ouvertement en clé de Proust. L’auteur, ses œuvres, ses personnages, ses thèmes, ou catégorie (par exemple des noms, des ad- consiste donc à « composer » (selon deux ac- ses motifs, ses figures, ses procédés de style, ses structures narratives si particulières ponc- jectifs, des propositions relatives), de même ceptions du mot, ensembliste et scripturale) tuent de claires évocations toute la longueur du roman Tu n’écriras point. Car enfin, mé- rang et de même matière thématique ; que le une longue phrase. Cette infusion propre à moire affective et paradis perdu, villégiatures bénies et amours maudites, et l’envie d’écrire « composite » assemble par juxtaposition ou Proust donne lieu, par exemple, à des suites coordination, en séries cette fois hétérogènes, d’adjectifs, à des énumérations de substantifs tout cela, font de Satgé un écrivain d’après-Proust : « (Le Hibou aura tout de même fini par des éléments de même rang mais de nature ou à des convergences de compléments, par me servir de modèle) » (p. 332). différente ; que le « complexe » assemble des redoublement de position, et que supporte un éléments hétérogènes de rangs ou niveaux dif- même point d’incidence (comme ici le pronom Lecteur de lui-même sur la partition de la Re- ontologies, qui relie le tout avec ses par- férents, en inclusions gigognes assurées par la « toutes »), dans une structure en peigne qui a cherche, Satgé reparcourt et interprète son pas- ties et ses propriétés, ou le genre et ses subordination ou l’insertion syntaxique (cf. ta- été baptisée « convergence stylistique4 » : « je sé à l’aune de la musique et de la littérature, espèces, dans un geste de description et bleau ci-dessus). me les rappelais toutes : 1) 2) 3) 4) ». ces « codes qui viennent, après coup, donner de détermination référentielles ; les figures Chacune de ces trois modalités de composi- Ce procédé de balayage amplificateur fédéré qui s’y prêtent le mieux sont la métonymie sens à la vie déjà vécue et éprouvée » (p. 22, tion servira de guide pour une comparaison par l’anaphore de « chambres » incidente à et la synecdoque, mais aussi l’hypotypose ; 180). Loin de m’attarder sur le semis citation- formelle de la complexité stylistique selon « toutes » s’exerce également sous la plume nel ou allusif qui inscrit la Recherche comme - le composite est « formé d’éléments très Proust et selon Satgé. de Satgé, comme par exemple lorsqu’il décrit hypotexte2 privilégié (mais pas unique) du différents, souvent disparates », « divers », le spectacle de La belle nuit d’Aix, vu des cou- roman, c’est à un aspect particulier du style « hétéroclites » : il suppose donc une vi- lisses : que j’attacherai mon attention : une certaine sion stéréoscopique qui rapproche, asso- Le composé complexité formelle qui, pour les besoins de cie, combine des éléments de nature dif- Les phrases de Proust sont simples. Beaucoup « Jusqu’à ce que, réduit à son essence lumi- l’analyse, se déclinera en « composé », en férente, non intégrée thématiquement ; ses plus simples qu’il n’y paraît, si on prête atten- neuse, résumé par ses cinq, dix ou quinze effets, l’acte tout entier puisse, comme « composite » et en « complexe ». L’espace figures de prédilection sont la métaphore, tion aux procédés syntaxiques qui déterminent la comparaison et l’antithèse ; dans un songe dans lequel les scènes glis- imparti à ce court article obligera à manier un sa proverbiale longueur. Ainsi par exemple, la seraient et se fondraient les unes dans les rasoir d’Ockham aiguisé comme un sabre de - le complexe « contient, réunit plusieurs fameuse longue phrase des « chambres » de autres, se jouer en dix minutes... Spectacle 3 Samouraï. éléments différents », que sa complication l’Ouverture est constituée d’un syntagme elliptique, allusif, impondérable et labile, Posons d’entrée de jeu ces trois concepts opé- rend difficile à comprendre, tant il peut nominal sujet (« je ») et d’un syntagme ver- spectacle algébrique, protégé, comme la ratoires (pour ce qu’ils valent), chacun dans être « compliqué, embrouillé, emmêlé » : bal prédicat : point final ! Sauf que ce même page mallarméenne, des regards profanes, son acception commune (Le Grand Robert) : le complexe combine donc une récursi- syntagme verbal, dont le verbe tête est transi- spectacle hermétique au creux duquel vité horizontale (l’étalage de séries) à une tif (« me les rappelais toutes »), s’applique à tout gît – situations, caractères, coups de - le composé est « formé par l’assemblage, récursivité verticale (l’emboîtement d’en- énumérer et détailler chacune des chambres théâtre, changeant de tempo et de tonali- té, humour et mélancolie : spectacle latent, la combinaison de parties », « formé de sembles non isomorphes). Son instrument que résume « toutes », avec force expansions plusieurs éléments » qui sont « strictement premier est la syntaxe. plus beau peut-être et plus fort que celui épithétiques constituées de tout ce qui peut qui sera le lendemain présenté au public, ordonnés et obéissent à un plan » (c’est remplir cette fonction : suites d’adjectifs, de moi qui souligne) : il s’accorde à une vi- dans sa version explicite, développée et il- sion méronymique ou hyponymique des propositions participes, de propositions rela- lustrée à l’usage des mélomanes. » (p. 86). tives dites justement « adjectives ». Juxtaposer

36 37 Les phrases de Satgé, en termes de longueur, « [...] il faisait de ses auditeurs ses associés, Satgé : « vestige et abrégé du Bénédicité. de la Vierge et d’une bouteille de Vichy-Cé- n’ont rien à envier à celles de Proust, loin de ses actionnaires. Ses copropriétaires. » (p. Sa forme personnelle, active, pratique et lestins, on trouvait des livres de messe et là. Et les recettes de ses infusions ont un air 36). ménagère de prière » (p. 79) des ordonnances de médicaments, tous ce de famille : lui aussi aime à égrener, pour un « La fierté d’être malgré moi transformé en qu’il fallait pour suivre de son lit les offices funambule, en jongleur et en prestidigita- et son régime, pour ne manquer l’heure ni même pantonyme ou hypéronyme, l’ensemble Mais, si Satgé semble donc investir davantage teur. » (p. 98). de la pepsine, ni des Vêpres. » (RTP, I, 51) des éléments qui en composent la classe on- l’axe du composé que ne le fait Proust, par « [...] qu’ils rasent les ruines fumantes, qu’ils son emploi des séries synonymiques et des … alors que chez Satgé, le rôle est aussi sou- tologique, fournissant de son objet ce qu’on m’amputent de ma mémoire, m’opèrent déclinaisons extensionnelles de classes d’ob- vent dévolu à l’étanchéité concurrentielle de nomme une définition par extension, qu’il de mon enfance, qu’ils procèdent, sans énumère, comme Noé dans l’arche, les ani- anesthésie, à l’ablation totale de Caroline jets homogènes, il ne manque pas non plus la distribution parenthétique, suivant le patron maux dont imiter le cri par jeu (p. 113), le nom (on croit lire quelque chose comme « ca- de pratiquer le composite, qui se distingue du Motif 1 (ou Motif 2), comme ici : des vignes et des tours des environs de Ser- rolinectomie ») et de son milieu. » (p. 53). précédent par l’hétérogénéité sémantico-réfé- « [...] un Jules Verne à peine entamé me fai- vières (p. 93), des avions et des insectes qui rentielle des éléments associés par la phrase. sait à nouveau reporter mon départ, dans vrombissent l’été (p. 54), ou encore, décorant Ainsi, alors que l’énumération chez Proust re- Ce vecteur du composite retiendra désor- l’espoir de retenir l’été, d’éterniser sep- le mur du hall : lève d’une pulsion à saisir un même objet sous mais notre attention, à travers l’éventail de la tembre, à la manière du fumeur qui décide toutes ses facettes et de tous les points de vue, convergence stylistique et la queue d’aronde d’allumer un nouveau cigare (du buveur « [...] la rangée de fusils (la petite douze, confiant à un seul5 mot l’expression la plus d’isotopies divergentes. qui ouvre une autre bière), non par ‘taba- comanie’ (ou ‘alcoolisme’) (à moins qu’on la carabine de nos chasses clandestines, appropriée de chacune de ses propriétés et l’archaïque seize, que ses percuteurs ma- ne choisisse de baptiser ainsi deux formes nuels faisaient ressembler à un mousquet, qualités, Alain Satgé procède pour ainsi dire à aigües de maladies de la durée), mais pour et le chef-d’œuvre, le Darne de Bon-papa, l’inverse, du moment que ce qu’il décline, ce Le composite avoir l’illusion de suspendre, un moment sur la crosse duquel ses initiales sont en- n’est pas tant la spécificité unique et absolue La pratique d’infusion par composite, qui encore, la marche de la journée. » (p. 92) trelacées, notre premier fusil officiel, celui de l’objet, mais au contraire son appartenance frappe notoirement les séries d’adjectifs de auquel nous aurions droit à tour de rôle) » à une classe de sosies, qu’il convoque sur la Proust, caractérise également ses convergences Entre le composite et le complexe, s’exerce (p. 21). scène, sous forme de complaisante variation. stylistiques : en particulier, ces fréquents para- une différence de forme et de dimension plutôt Et la conscience qu’il a de ce trait de style se lit digmes de causes hypothétiques qu’il raccorde que de nature : accumulation, convergence, Dans l’ordre de l’infusion non plus hypony- en clair dans la comparaison qu’il en fait avec à un seul et même prédicat. L’humour qui se tresse, queue d’aronde et autres procédés mique (le genre et ses espèces) mais mérony- cet autre langage qui offre sa portée à l’ex- dégage souvent de ces éventails d’hypothèses contribuant à allonger les phrases atteignent mique (le tout et ses parties), la description des pression de son monde : une œuvre musicale est proportionnel à la distance (à l’hétérogé- alors un tel degré qu’ils font obstacle à une espaces (maison, parc, opéra) donne égale- « où l’interprète jouerait plusieurs fois la même néité) qui sépare chacun de ses items : « soit compréhension indolore, synchrone à la lec- ment lieu à un balayage systématique de l’en- note, mais en la variant, en la nuançant, en que... soit que... ou encore que... ». Satgé ture, la contraignant souvent à revenir sur ses semble et de ses composants, à l’instar de ces introduisant d’infinies différences de touche, sonde de la même manière exploratoire les pas pour retrouver le « fil ». On passe en effet cartes postales en guise de clés musicales qui, d’intensité » (p. 116). Aussi peut-on dire que raisons d’une « fixation » esthétique aux Sai- du niveau microstructurel de la phrase à celui, alignées, réécrivent le village sur une partition le style énumératif de Satgé tend davantage sons des années ’70 (p. 40), la divergence du mésostructurel, du paragraphe ou de la page, iconique délicieusement elliptique, énigma- au composé (séries homogènes) que le style souvenir et de son modèle (p. 123), ou bien, à mais selon une seule et même logique que, tique : « Tout Combray/Servières, ville et jar- composite de Proust, dont les éléments énu- coups de « peut-être », le charme de l’accent partant, on pourrait qualifier de « fractale ». dins. » mérés relèvent régulièrement d’un domaine, du Midi (p. 108-109), ou encore, entre tirets, Sur un même plan syntaxique, Satgé aligne voire d’une dimension thématique différente les mobiles d’une repartie blessante : « À quoi lui aussi ses suites d’adjectifs, de noms, de (séries hétérogènes), lui qui rallie autour de elle réplique – ironie, cruauté, inconscience, Le complexe syntagmes ou de propositions qui convergent l’objet des saisies sensorielles non réductibles provocation simple politesse ou véritable af- Par rapport aux deux modes précédents, le vers un même support, comme les dents entre elles, qui dégagent tour à tour des ef- fection ? – tu sais bien que tu fais partie de la complexe se caractérise par une exigence d’un râteau. Cependant le flacon, à la saveur fets de synesthésie6, d’hypallage7, de méta- famille. » (p. 138) supplémentaire requise à l’entendement, de proustienne, ne donne pas la même ivresse. phore ou de comparaison8. Voici, en contraste, Mais le paradigme des items divergents peut nature cognitive et justifiée par l’empan olym- Là où Proust s’efforce de dénommer chaque un exemple de série adjectivale chez chacun se limiter à deux, qui suffisent à éclairer une pique des énoncés porteurs de la pensée. chose par le seul terme juste, approprié, ex- d’eux, qui montrera bien cette radicale diffé- ressemblance inédite : alors que, chez Proust, C’est surtout ici que longueur et structure des pressif, précis, irremplaçable, là où donc les rence sémantique supportée par une même la binarité des motifs tressés s’allie le support phrases (expansion para- et hypotactique) s’al- énumérations contribuent à l’accumulation de forme, l’énumération : corseté de la syntaxe, comme, ici, une coordi- lient pour mettre à dure épreuve la réception concepts divers, Satgé procède au contraire à nation régulièrement réitérée : et la respiration du lecteur. Faute de place, Proust« : […] je revenais toujours avec nous n’en fournirons qu’une synthèse, vu les des dénominations synonymiques ou co-hy- une convoitise inavouée m’engluer dans « D’un côté de son lit était […] une table ponymiques d’un seul et même concept, par l’odeur médiane, poisseuse, fade, indi- pages/plages dont il faudrait disposer pour qui tenait à la fois de l’officine et du touches et retouches, par approximations suc- geste et fruitée du couvre-lit à fleurs [de dérouler et découper les longues phrases de maître-autel, où, au-dessus d’une statuette cessives, si possible en crescendo : tante Léonie] » (RTP I, 61) Proust et de Satgé.

38 39 Chez Satgé comme chez Proust, le « com- au fil premier de la narration toute une série d’empiler les différents cycles du temps (ceux 5 I. Serça, « “Choisir le mot juste ?” Énumération, plexe » du style se manifeste au cœur même d’autres plans rivaux : la pensée à l’action, le de l’histoire) : le cycle de la vie familiale (au fil reformulation : entre syntaxe, sémantique et rhé- des phrases, à la faveur moins de leur structure monologue intérieur au dialogue proféré, le des génération, de l’aïeul aux arrière-petits-en- torique », in G. Henrot et I., Serça (éds.), Marcel que de leur expansion, mais aussi dans le tissu souvenir du passé au moment présent, une fants, neveux du protagoniste), celui de la vie Proust et la forme linguistique de la « Recherche », Paris, Honoré Champion, 2013 ; S. Chaudier, « À la du texte, à un niveau supérieur à la phrase, jouissance artistique (musicale, littéraire) à personnelle (les étapes de la vie, de l’enfance à recherche d’une figure : la série adjectivale prous- d’ordre macro-syntaxique. Il surgit en particu- une souffrance prosaïque, etc. La phrase dé- la maturité), le cycle des saisons (du printemps tienne », Bulletin Marcel Proust 50, 2000, 59-80. lier lorsque l’écrivain entend imbriquer l’un roule ainsi, sur plusieurs étages, différentes ex- à l’hiver), le cycle circadien (du matin à la 6 M. Verna, Le sens du plaisir. Des synesthésies dans l’autre deux plans représentés, afin d’en périences qu’elle a pour mission de raccorder nuit)10. Aussi peut-on légitimement, au niveau proustiennes, Bern/Berlin/Bruxelles, Peter Lang, illustrer, souvent, l’affinité, la ressemblance, l’une à l’autre, défiant toute logique spatiale cette fois macro-textuel (l’empan du roman 2013. la connivence ou au contraire le contraste, ou temporelle du récit : ainsi dans l’acte amou- tout entier) reconnaître à cette complexité une 7 I. Serça, « Vertus de l’hypallage », in A. Compagnon l’opposition. Ces mondes hétérogènes (qu’ils reux, le protagoniste reconnaît-il lui-même sorte de régularité qui en éclaire la composi- et K. Yoshikawa (éds.), Swann, le Centenaire, Paris, soient factuels – le réel – ou contre-factuels – qu’il lui est « impossible de ne pas comparer, tion, selon la logique toute « naturelle » de la Hermann, « Colloque de Cerisy », 2013. 8 l’imaginaire –, ou bien actuels – le présent de superposer, regretter » (p. 97). Ce que Proust fractalité. S. Chaudier, Proust ou le démon de la description, Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque proustien- la narration – ou contre-actuels – le passé du confiait sciemment, par exemple, à la dense ne », 2019 ; I. Vidotto, Proust et la comparaison récit –, etc.) exhalent leur valence à l’aune de magie de la métaphore (ces « anneaux » d’un vive. Étude stylistique, Paris, Classiques Garnier, 1 leur rival, grâce à tous les systèmes corrélatifs beau style), Satgé le débobine amplement sur A. Satgé, Tu n’écriras point, Paris, Le Seuil, « Fic- « Bibliothèque proustienne », 2020. qui supportent la comparaison (« plus / moins la portée de l’hypotaxe et de l’insertion pa- tion & Cie », 2003, 186. Toutes les citations étant 9 La difficulté consiste ici, pour les raisons / autant / aussi ... que »), l’opposition ou la renthétique : aussi la phrase satgéenne peut- extraites de cette édition, ne sera plus indiqué entre contingentes déjà évoquées, à parler de longueur concession (« sinon... du moins, non pas... elle apparaître, même à des yeux proustiens, parenthèses que le numéro de page. Né en 1946, et de complexité tout en exposant les exemples les Alain Satgé a été maître de conférences à l’Univer- mais / plutôt... non pas... mais »). Tous ces sys- encore plus complexe et plus longue que la plus brefs possible. Il en va de même pour les réfé- sité de Rouen, enseignant-chercheur au CNRS et tèmes corrélés construisent la comparaison au phrase de Proust. Et le déploiement de ces ar- rences. conseiller littéraire au Théâtre national de la Col- 10 niveau non plus du trope, mais de la syntaxe, chitextures locales exacerbe encore davantage Ce trait de composition qu’il partage avec Proust, line, Paris (1988-1997). Il est l’auteur de plusieurs c’est cependant chez Wagner qu’il le goûte, à noter comme dans « [...] cette chasse, ces vacances, l’effet de certains procédés que Satgé partage essais sur le théâtre et l’opéra, et d’une monogra- ce fil conducteur « Du printemps de la Walkyrie à ne pesaient pas plus lourds à cet instant [du avec Proust, mais qu’il pousse, lui, au pa- phie consacrée à Samuel Beckett. l’automne du Crépuscule des dieux (ou du matin au 2 réveil matinal] que l’agonie du Christ devant roxysme, tels que la distance anaphorique (qui Au sens donné à ce terme par Gérard Genette dans soir : L’Anneau raconte une vie en une journée) » la léthargie des apôtres » (p. 14). sépare ci-après « dont » de « un être ») et la G. Genette, Mimologiques : Voyage en Cratylie, Pa- (p. 155). Toutefois, chez Satgé bien plus souvent que suspension énigmatique (qui interpose une pa- ris, Le Seuil, 1976. 3 chez Proust, l’opposition de plans différents renthèse introspective entre l’adjectif « impen- M. Proust, À la recherche du temps perdu, éd. J.-Y. Tadié, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la de saisie du réel s’appuie moins sur la solide sable » et son argument « d’ouvrir le ventre ») : Pléiade », 1987, vol. I, 9-10 (désormais RTP). charpente unifiante, fédératrice, « homogé- 4 Y. Louria, La Convergence stylistique chez Proust, nique » de l’hypotaxe que sur le mode « hé- « La Grande Horloge n’était pas un objet, Paris, Librairie Nizet, 1971 [1957]. térogénique » de l’insertion : les parenthèses, mais un personnage, un géant débonnaire, ménageant des îlots étanches dans la nappe bonhomme et ventru : un être vivant, qui de la phrase, lardent la restitution mécanique semblait nous regarder, presque nous pho- tographier chaque fois que nous entrions du réel d’une farce enclavée, comme ici : une dans le hall (si vivant qu’il nous survivrait, brève question rapportée au discours indirect que son cœur continuerait de battre long- libre, « Elle n’a brisé qu’une fois le silence (pa- temps après le nôtre), dont il était donc im- renthèse n° 1) pour demander (parenthèse pensable (on se serait senti plus cruel, plus n° 2) si nous nous retrouverions à Paris », se coupable que l’Enfant sadique de l’opéra trouve suspendue, successivement : n° 1 par de Ravel) d’ouvrir le ventre. » (p. 62)9 l’audition simultanée d’une fanfare (un peu comme dans les Comices agricoles de Ma- La complexité du style d’Alain Satgé tient donc dame Bovary ou une matinée de La Prison- pour une grande part au réarrangement des nière) et n° 2 par les perplexités interprétatives thèmes et motifs sur une partition à plusieurs du protagoniste sur la valeur pragmatique de portées, qui construit et interprète en parallèle l’énoncé. les séries d’expériences fortes, les unes ap- Chez Satgé, l’extrême abondance des paren- puyées sur les autres : le théâtre et l’opéra, les thèses, souvent emboîtées les unes dans les amours adolescentes, les saisons de vacances autres, et dont l’extension peut aller jusqu’au et leurs générations. Une seule succession paragraphe entier, contribue à superposer temporelle (celle du récit) est ainsi sommée

40 41 Proust s’acharne sur l’écriture et y intègre sa Poussé par le désir, Charlus accompagne dans Mémé en vadrouille grande peine ; Charlus sombre dans la dé- un premier moment Swann (et à Combray on mence. Si dans le passé de la Recherche Char- lui attribue même les faveurs de Mme Swann). Sjef Houppermans lus a pu se proposer en tant que mentor du Les regards qu’il jette sur les domestiques tra- « je », il illustrera par la suite surtout la loi que hissent pourtant ses véritables intérêts7. C’est à La complexité d’À la Recherche du Temps Perdu de Marcel Proust se manifeste entre autres l’amour est « cosa mentale5 » et que les vrais Balbec, sur la digue, que le narrateur rencontre dans les échafaudages de sa structure, dans la confrontation au Temps, dans les descrip- paradis… sont des métaphores. Charlus pour la première fois, et l’impression tions pyramidales. Pourtant, c’est avant tout au niveau des personnages que le lecteur que lui fait celui-ci est des plus surprenantes : découvre la profondeur psychologique ainsi que la subtilité des positionnements sociaux. Regardons de plus près quelques caracté- ristiques du baron qui constituent la vérité « […] il fixait sur moi des yeux dilatés par Excepté peut-être le narrateur, il n’y aucun personnage qui montre autant d’aspects divers ambigüe du personnage. Cette ambiguïté se l’attention. Par moments, ils étaient percés que le baron Palamède de Charlus, Mémé pour les intimes. Son homosexualité fort spéci- fonde principalement sur la vérité de l’être que en tous sens par des regards d’une extrême fique, ses opinions politiques peu communes, son sens de l’honneur très caractéristique, Proust situe dans l’inconscient. L’inconscient activité, comme en ont seuls devant une ses tirades de vieillard en dérive, nous mènent d’une surprise à l’autre1. personne qu’ils ne connaissent pas des accepte et intègre les contradictions et refoule hommes à qui, pour un motif quelconque, la logique de la pensée comme facteur déci- elle inspire des pensées qui ne viendraient Notons aussi que la critique génétique prouve s’explique et sert au narrateur à (re)connaître le sif. Ceci ne veut pas dire que les réflexions pas à tout autre – par exemple des fous ou que la gestation originaire du personnage té- monde autour de lui. Le grand secret de Char- psychologiques et philosophiques soient se- des espions8. » moigne déjà de cette complexité. Dans une lus, c’est évidemment son « inversion » dont la condaires, tout au contraire, mais leur traver- étude fort fouillée de ce type, Laurence Teys- vérité éclate quand la recherche s’inverse (du sée aboutit immanquablement au provisoire, Le moment où la vraie nature du baron se ré- sandier2 a pris Charlus comme cible. Elle cadre mondain au geste créateur). Les transfor- au « suspens », et ce sont les sensations qui, vèle se présente quand il fait la cour au giletier montre que ce personnage – dont le nom, mations ultérieures consisteront entre autres à fort matériellement, physiquement, ouvrent Jupien, approche que Proust met en parallèle après ceux d’Albertine et de Swann, sera le diversifier les avatars de l’homosexualité dans la porte de la mémoire vivante (des souvenirs avec la métaphore du bourdon qui circonscrit plus fréquent dans la Recherche – connaît une l’œuvre, ce qui permettra de mieux spécifier la involontaires) : de l’annonce parfumée de la une orchidée. D’autres scènes de séduction évolution spectaculaire tout au long des diffé- tendance Charlus et de mettre en parallèle de madeleine à l’expérience finale débutant par varient et nuancent le portrait, par exemple rentes versions préparatoires. manière plus convaincante l’écroulement du le bouleversement radical quand le narrateur avec le jeune ami juif du narrateur, Albert Guercy, son nom lors de ses premières appa- prestige de la noblesse et la tragique décrépi- trébuche sur les pavés de la cour des Guer- Bloch (ce qui amène des propos antisémites ritions, peut indiquer sa nature belliqueuse. Il tude du baron. Il s’agit d’une sorte d’intériori- mantes. comme réaction de déni), ou encore lors de la aura encore d’autres noms d’ailleurs, tel celui sation qui fait d’un personnage exemplaire un Au fond, c’est le désir qui pousse et stimule tous rencontre des deux fils de Madame de Surgis, de Fleurus dont on peut regretter la disparition être ouvert. Telle encore la référence à Balzac4, les personnages de la Recherche, de Swann à qui le fascinent, ce qu’il doit dissimuler devant dans le texte définitif vu qu’il reflète si bien la explicite au début et qui devient tout implicite Odette et de Saint-Loup à Gilberte, ainsi que leur mère en lui parlant : dimension « botanique » de ses « aventures » dans ce portrait d’un intarissable masochiste d’Albertine à Marcel, désir qui dirige également « –– Comme ces deux jeunes gens ont un (mais la rime du nom de Charlus avec Charles emblématique d’une aristocratie en chute libre. l’aventure sensorielle du narrateur. air étrange. Regardez cette curieuse pas- –Swann– et Charley – Morel– représente un Si Charlus est cet histrion au discours scatolo- Charlus est une des incarnations les plus va- sion du jeu, marquise, dit M. de Charlus, 3 autre atout, entre autres) . gique qui fait scandale, Proust construit à un riées et les plus polymorphes de la violence et en désignant à Mme de Surgis ses deux Charlus est par excellence un être insaisis- autre niveau une dimension mythologique, de l’insaisissabilité du désir. La manifestation de fils, comme s’il ignorait absolument qui ils sable, mystérieux, énigmatique, et il le reste- figure de Prométhée qu’il faut supposer insa- ce désir sera de plus en plus évidente : pourtant étaient. Ce doivent être deux orientaux, ra même dans sa déchéance finale quand le tiable dans son enchaînement. « L’homme en- sa position sociale l’oblige à proférer des dis- ils ont certains traits caractéristiques, ce délire et la mort qui s’approche remplacent chaîné », c’est le pervers masochiste qui se fait cours tout opposés, d’autant plus transparents sont peut-être des Turcs, ajouta-t-il à la d’autres traits fascinants. Charlus est un comé- fouetter dans une maison de passe, et qu’on néanmoins qu’ils détonnent et choquent. En fois pour confirmer encore sa feinte inno- dien pathétique, mais également le plus aristo surprend, lui aveugle, avec un gosse âgé d’une fait, pour lui-même la contradiction n’existe cence, témoigner d’une vague antipathie, qui quand elle ferait place ensuite à l’ama- des saint-germanistes ou Germanopratins ; dizaine d’années. Pourtant, au-delà de toutes pas. C’est ce qui fait que cette « boîte de pro- bilité, prouverait que celle-ci s’adresserait Charlus est charlatan et artiste ; pitoyable et ces formes spécifiques, c’est aussi l’image du venance exotique » reste essentiellement mys- seulement à la qualité de fils de Mme de magnanime. désir absolu qui luit au fond des crépuscules. térieuse, un mystère pour les autres, mais aussi Surgis, n’ayant commencé que quand le Une autre dimension se devine dans la confron- pour lui-même. Si l’un des modèles de Char- baron avait appris qui ils étaient9. » Il représente par l’excellence de sa manière les tation avec la biographie de Marcel Proust : lus peut être le baron Doäzan, pour sa morgue deux grands volets du projet initial de Proust : l’homosexualité de Charlus, ses engouements, et son air apprêté, l’exotisme reflète plutôt la Pourtant, de même qu’Albertine sera le grand transformer « le temps perdu » en « temps re- sa grande passion, son désespoir et les affres de présence comme source de Robert de Montes- amour de Marcel, c’est le violoniste Morel trouvé » en proposant dans une première pé- son deuil reflètent les expériences de Marcel quiou, dandy raffiné et artiste6. Ce dernier com- avec qui le baron vivra la relation la plus véhé- riode un ensemble de signes inexplicables, alors Proust, compagnon d’Alfred Agostinelli. Natu- bine le sublime et le bizarre dans son œuvre mente, multipliant les scènes de jalousie, tou- que dans la seconde partie du diptyque tout rellement, ce n’est qu’une partie de l’histoire : comme dans sa personnalité. jours entre rupture et reprise, jubilation artiste

42 43 et souffrance passionnelle, relation chaste fina- M. de Charlus survivait à l’orgueil aristo- 8 M Proust, À la recherche du temps perdu, éd. lement, mais marquant définitivement le des- cratique qu’on avait pu croire un moment J.-Y. Tadié, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la 11 tin de Charlus. Violent et volage, Morel profite faire corps avec elles . » Pléiade », 1987-1989, vol. II, 110. 9 sans scrupule de l’argent du baron et de ses re- Ibidem, vol. III, 95. 10 Ibid., vol. III, 821. lations. Les intrigues de madame Verdurin, qui La référence à Shakespeare souligne surtout 11 Ibid., vol. IV, 438. John Malkovich, dans Le Temps se sent humiliée par Charlus, poussent Morel que le baron est un être de théâtre qui se perd retrouvé (1999) de Raul Ruiz, donne une interpréta- à forcer une rupture définitive. La réaction du et se retrouve pour mieux se reperdre dans le tion fort réussie de cette scène. baron, pris au dépourvu, exprime horreur et labyrinthe de ses rôles. Tour à tour grand sei- 12 Voir A. Masschelein, The Unconcept : The Freu- étonnement. Ce moment de stupéfaction sera gneur et sujet encanaillé, efféminé et porté sur dian Uncanny in Late-Twentieth-Century Theory, tout de même transformé par l’auteur dans une la virilité, pervers et moralisateur, artiste et his- Albany, State University of New York Press, 2012. apothéose qui rejoint l’univers du mythe : trion, amant tendre et séducteur impitoyable, les masques lui collent à la peau. C’est dans « […] ce grand seigneur ne sut, dans ces contradictions théâtrales et cette déso- une paralysie de tous les membres et de rientation foncière qu’apparaît la vérité du la langue, que jeter de tous côtés des re- personnage, la force inconsciente du désir gards épouvantés, indignés par la violence qui constitue son mobile essentiel garant d’un qu’on lui faisait, aussi suppliants qu’inter- rogateurs. Dans une circonstance si cruel- dynamisme toujours relancé. Cette connexion lement imprévue, ce grand discoureur ne combine l’intimité et l’étrangeté dans une am- 12 sut que balbutier : ‘Qu’est-ce que cela veut biance « unheimlich » (cet « unconcept » dire, qu’est-ce qu’il y a ?’ On ne l’entendait qui porte le sceau de l’inconscient) entourant même pas. Et la pantomime éternelle de les apparitions du baron de la première ren- la terreur panique a si peu changé, que ce contre avec Marcel à Balbec jusqu’aux scènes vieux Monsieur, à qui il arrivait une aven- de Götterdämmerung dans le Paris pendant ture désagréable dans un salon parisien, la Guerre de 1914 et lors de la rencontre aux répétait à son insu les quelques attitudes Champs-Elysées, après la Guerre. schématiques dans lesquelles la sculpture grecque des premiers âges stylisait l’épou- vante des nymphes poursuivies par le Dieu 1 Pan 10. » Cf. aussi ce qu’écrit Gilles Deleuze dans Proust et les signes : « Le génie de Charlus est de maintenir toutes les âmes qui le composent à l’état compli- Arrive ainsi l’heure de la géhenne des plaisirs qué ». G. Deleuze, Proust et les signes, Paris, Presses pervers pour ce forcené du désir, de maison Universitaires de France, 1970, 56-57. de passe en boxon, où le narrateur (larron en 2 L. Teyssandier, De Guercy à Charlus – transforma- foire en un sens) épie cet aveugle à travers un tions d’un personnage de À la recherche du temps œil de bœuf. perdu, Paris, Honoré Champion, « Recherches Revenant des années après d’un séjour en proustiennes » 26, 2013. maison de santé le narrateur rencontre une 3 Proust parle même de « charlisme » dans un com- dernière fois Charlus sur les Champs-Elysées. mentaire. 4 Frappé d’apoplexie il énumère péniblement la Pour la lutte entre crime et châtiment ainsi que pour la problématique transcendantale du person- longue liste des personnes décédées apparte- nage, la référence à Dostoïevski s’impose. nant à sa génération. Vautrin est devenu Lear : 5 Mot de Léonard de Vinci extrait de son Traité de la Peinture. Proust emploie ce terme dans un texte: « […] elle [l’apoplexie] avait imposé au Ce qui semble extérieur, c’est en nous que nous le vieux prince déchu la majesté shakespea- « découvrons. “Cosa mentale”, dit par L. de Vinci de rienne d’un roi Lear. Les yeux n’étaient la peinture, peut s’appliquer à toute œuvre d’art ». pas restés en dehors de cette convulsion Michel Damblant, Bourdon à la recherche du tilleul, pastel sec, 2019. roust Essais et articles totale, de cette altération métallurgique de M. P , , Paris, Folio, « Folio-Es- sais », 1994, 336. la tête. Mais par un phénomène inverse, ils 6 avaient perdu tout leur éclat. Mais le plus Le portrait peint par Boldini, conservé au musée émouvant est qu’on sentait que cet éclat d’Orsay, le montre avec tout son panache. 7 Un amour de Swann perdu était la fierté morale, et que par là Dans (1984), film de Volker la vie physique et même intellectuelle de Schlöndorf, c’est Alain Delon qui interprète le rôle avec brio.

44 45 Scientific Perspectives, Humanities and Research

Perspectives scientifiques, sciences humaines et recherche

For a portrait of Marcel Proust, mixed media, black and white, 2020. Dimitrije Roggero: Art direction, photography, digital processing. Fabrizio Amante: clay sculpting. cadre de description. L’objet ductile, comme que les contraintes en jeu vont au-delà de l’ac- Penser la résilience. Un regard thermodynamique 1 : l’acier, peut subir un choc dont il gardera une commodable. Étendu aux sociétés, le concept marque sans grandes conséquences. Il peut de résilience se caractérise ainsi13 : subir un effort continu, qui le déformera élas- du concept de résilience tiquement, mais il retrouvera sa forme initiale — Une capacité à concevoir les moyens 1 Christophe Goupil, Eric Herbert & Henri Benisty ensuite. Si l’effort continu dépasse en intensité de résister à la catastrophe, à maintenir ou un certain seuil élastique, il gardera une défor- même restaurer son intégrité. — Une capacité à produire un fonctionne- mation plastique durable. La limite élastique Vous avez dit résilient ? Le mot résilience, sans autre forme de précision, occupe une part ment adapté aux circonstances produites croissante des débats sur les transitions énergétiques et climatiques. Face à la surprise et à dépend de la nature des objets, elle peut être par la calamité afin d’en atténuer les effets très élevée pour des aciers spéciaux, ou quasi la désorganisation, la sidération laisse place à une tentative de réflexion, pour tenter de pen- et leur impact. nulle pour la pâte à modeler. — Une stabilité des fonctions durant la tra- ser demain, à défaut de le prévoir. Penser dans l’incertitude est un exercice inconfortable La résilience n’est jamais le retour à l’identique, versée de la catastrophe. et tout concept rassurant y est accueilli avec générosité, pour ne pas dire candeur. Nous mais bien plus la marque d’une histoire traver- voulons une société résiliente, comme un droit, en face duquel il y aurait un devoir régalien sée, avec toujours le retour à une certaine fonc- Selon le Bureau des Nations unies pour la de garantir ce droit. Peu nombreux sont ces concepts qui peuvent à la fois rassembler et tionnalité, même si celle-ci concerne un objet réduction des risques de catastrophes (UNIS- réconforter une société inquiète. La résilience en est un, et son acceptation par une large déformé. Elle interroge une déviation dans ce DR), la résilience se définit par majorité est une mesure de l’étendue du flou que revêt ce mot. Explorer ce que recouvre ce qui avait valu à cet objet son statut même : « The ability of a system, community or so- mot et le confronter à ses pseudo-synonymes est l’exercice que nous proposons ici. certaines formes et fonctions qui se mainte- naient à l’identique dans son usage commun. ciety exposed to hazards to resist, absorb, accommodate to and recover from the ef- Dans le cas extrême d’absence de seuil élas- fects of a hazard in a timely and efficient Historique d’un vieux concept C’est la première fois que le sens du mot ne tique, on peut mettre en doute la capacité de manner, including through the preserva- Bien connu dans son acception psycholo- contient plus de connotation péjorative mais résilience puisque la contrainte appliquée, dès tion and restoration of its essential basic 7 gique2, le mot résilience décrit la capacité à relève plutôt de la force d’âme . lors qu’elle apparaît, déforme durablement. Si structures and functions14. » traverser les épisodes traumatiques de la vie3. la ductilité est absente, l’objet est qualifié de Cette définition est assez proche de celle que Mécanique de la résilience fragile. Dans le cas du verre, le choc, ou la dé- On y retrouve les différentes significations an- l’on attend pour une société car il s’agit bien Il faut attendre 1854, moment de deux grandes formation continue, ne produisent strictement térieures du terme : rebondir, s’adapter, sur- d’un état dans lequel se trouve un sujet, ou catastrophes sismiques au Japon, pour trouver aucun effet visible rémanent en deçà d’un cer- monter et maintenir l’intégrité. On note que un objet, après un traumatisme. Il est intéres- dans le dictionnaire la mention de résilience tain seuil… mais la destruction totale au-delà. la résilience ne conduit pas nécessairement au sant de remonter aux sources4 afin de le situer qui caractérise alors la capacité du peuple ja- L’objet fragile, par définition, n’a aucune ré- retour à la situation pré-traumatique. La rési- étymologiquement et historiquement. Issu du ponais à se reconstruire dans l’adversité8. À la silience. Ajoutons que la résilience peut être lience laisse une marque, une trace du jeu, de terme latin resilire, resilio signifie rebond, au même époque, les sciences mécaniques s’em- une propriété intrinsèque de l’objet, mais elle la plasticité, une empreinte. sens du rebond de la flèche sur la pierre, ou du mot, et, en 1858, l’ingénieur écos- peut aussi lui avoir été ajoutée, quand cela est du saut d’un animal. Si l’on se limite à cette sais William J. M. Rankine (1820-1872) l’uti- possible, comme le sont ces contreforts que antique définition, le système résilient est le lise pour décrire la résistance de poutres9 en l’on adosse parfois aux bâtisses anciennes. Une nature résiliente : éloge du couplage système qui se résout, à regret, à la suite d’un acier10. Le concept se trouve alors enrichi par L’état de résilience suppose donc deux choses. énergie-matière choc, à changer de trajectoire, voire à bondir d’autres mots qui permettent de qualifier l’état Tout d’abord, la capacité à tenir à distance la Si la définition de la matière semble ne pas vers l’arrière. Par la suite, son sens évolue vers de résilience. La poutre est qualifiée de ductile contrainte appliquée, c’est à dire à lui résister, faire problème, celle de l’énergie est plus dé- celui du retrait militaire : aveu d’un échec, ou fragile, douée de propriétés élastiques ou s’y accommoder sans fragiliser sa structure. Il licate. Au sens premier, l’énergie est l’unité même temporaire et mû par une tactique, dont plastiques. Tous ces qualificatifs sont alors par- s’agit ensuite d’être capable d’absorber ce qui de comptabilisation des transformations de la rien ne laisse penser qu’il sera suivie d’une vic- faitement définis en fonction du traumatisme n’a pas pu être tenu à distance, au-delà d’une matière. Il s’agit donc d’une monnaie, dont le toire. C’est à Sir Francis Bacon, procureur gé- reçu par la poutre, c’est-à-dire en fonction du simple accommodation. Résister et absorber cours serait réputé ne pas avoir varié depuis néral d’Angleterre5, que l’on doit la première choc ou de la déformation continue qui lui sont les déterminants incontournables de la les premiers âges de l’univers, ce qu’Emmy étude scientifique sur l’utilisation du terme re- sont appliqués. Les conditions d’un trauma- résilience. Noether avait en son temps magnifiquement silience. Dans son recueil d’écrits sur l’histoire tisme bref ou durable, son intensité, et surtout Vers la fin des années 1990, le concept de démontré15. naturelle, le Sylva Sylvarum, Bacon mentionne ses conséquences, trouvent alors un espace de résilience transite de l’écologie naturelle à Le fonctionnement des écosystèmes nous la résilience au cours d’une rêverie sur la force description très riche, dans lequel la résilience l’écologie humaine, c’est-à-dire aux sciences offre un regard critique sur nos propres so- des échos6. Le terme conserve alors son sens n’est qu’une qualification d’un état post-trau- sociales, grâce aux travaux d’économistes11 et ciétés et leur devenir. La première des leçons de rebond. Ce n’est qu’à partir du milieu du matique possible parmi d’autres. À l’image de de géographes12. L’un des héritages de l’éco- tirée de l’observation de la nature est simple : xixème siècle que le terme est utilisé pour signi- la fable du chêne et du roseau de La Fontaine, logie est l’accent durable mis sur la stabilité rien n’est possible si la matière ainsi que fier la capacité à se remettre face à l’adversité. les futurs états post-traumatiques trouvent un comme marque de résilience, ce qui suppose l’énergie pour mettre en œuvre cette matière

48 49 font entièrement défaut. Or il y aura toujours feuille et de photo-synthétique pour capturer matière, animé par le flux solaire, est ce motif éclairer. La présence de cétacés, animaux qui un degré de défaut. La résilience des systèmes les photons solaires, et son destin est scellé. en boucle qui caractérise les processus mé- doivent maintenir une température proche vivants est donc en premier lieu la capacité à Il en va de même pour toutes les prédations, taboliques, où les mêmes éléments sont sans de 37°C, dans des océans dont la tempéra- gérer les degrés plus ou moins importants de la tel le félin courant après sa proie. Ce premier cesse réutilisés grâce à un apport constant et ture voisine les quelques degrés, semblerait pénurie tout autant que de l’abondance. Mais principe joue tout autant pour la matière que régulier d’énergie solaire. une hérésie à tout bon ingénieur thermicien. c’est aussi et surtout la capacité à développer pour l’énergie : c’est un principe de quantité. Devant ce tableau contraint, à la fois par les Pourquoi avoir choisi une solution aussi dissi- des systèmes capables de s’adapter, avec des Le second est un principe de qualité. Que sti- principes de quantité et de qualité et par la fi- patrice d’énergie alors qu’il existe tant d’ani- organes qui ne tolérerons que de faibles de- pule-t-il ? Il ne suffit pas qu’il y ait de l’énergie nitude des ressources matérielles, il est tentant maux dits à « sang froid » ? grés de défaut et d’autres qui au contraire opé- ou de la matière, encore faut-il qu’elles soient de penser, comme on le fait trop souvent, que Là encore, la réponse de la nature n’est pas rerons malgré des degrés extrêmes dans le dé- disponibles sous la bonne forme. En effet, si la les solutions trouvées dans la nature sont né- celle de la performance tant espérée, mais faut ou l’abondance. En prenant langue avec plante manque de lumière, rien ne servira de cessairement les plus économes, les plus ver- celle de la contrainte, historique cette fois. En la nature, le concept de résilience s’étend bien lui apporter la même quantité d’énergie sous tueuses, les plus efficaces, les plus propres… tant que mammifères, les cétacés sont des ani- au-delà de son acception mécanique. forme de chaleur. À quantité d’énergie égale, Avant d’accorder toutes ces qualités au vivant, maux « à sang chaud », qui le sont restés en L’énergie et la matière sont en effet des parte- chaleur et lumière ne sont pas de qualité équi- il est important d’observer quelques exemples passant de l’environnement terrestre à l’envi- naires indissociables dans le vivant. Tous les valente. Il en va de même avec la matière, où simples. Le cas de la photosynthèse est em- ronnement marin. La leçon que nous pouvons organismes, au long de leur existence, sont en des quantités identiques de carbone, d’hydro- blématique. Alors que les cellules photovol- en tirer est simple : si cela est possible, cela quête de matière pour construire leur struc- gène et d’oxygène contenues dans des molé- taïques faites de main d’homme présentent peut perdurer. En effet, moyennant un apport ture, et d’énergie pour agréger et modeler cules structurées de glucose, ou bien simple- des rendements de conversion du flux lu- très conséquent en énergie, ces animaux as- cette matière. Que l’une de ces deux sources ment de dioxyde de carbone (CO2) et d’eau, mineux en énergie électrique allant de 20 à surent une conversion massive d’un combus- vienne à se tarir, et c’est la mort à un terme ne feront pas le même usage. Ce second prin- 30 %, la photosynthèse semble n’offrir que des tible matériel (la nourriture) en énergie. Une plus ou moins bref. Si la quête de matière cipe, que l’on associe au concept d’entropie, rendements inférieurs ou égaux à 1 %. Une fois encore, la matière peut se transformer se- est importante pour croître et se régénérer, la indique que si la matière et l’énergie peuvent étude trop rapide conduit ici à des conclusions lon des modalités variées, pour peu qu’il y ait quête d’énergie est tout simplement vitale. se disperser, elles se disperseront. Cette dure simplistes, voire erronées. Contrairement au un apport d’énergie suffisant, en quantité et en Si la matière manque, l’organisme est en ca- loi implique que toute matière structurée a panneau photovoltaïque, la plante est forte- qualité. rence, si l’énergie manque, l’organisme meurt. tendance à se disperser, à se décomposer. De ment contrainte, notamment car elle n’a pas Si cet apport d’énergie fait en partie défaut, Qu’il s’agisse de la graine en germination qui façon analogue pour l’énergie, toute activi- accès à la variété des éléments présents dans tant en quantité qu’en qualité, la solution est tente au plus vite, par la photosynthèse, de se té physique s’accompagne de production de le tableau périodique des éléments de Men- nécessairement la sobriété énergétique, que coupler à la source d’énergie solaire, ou qu’il chaleur et donc de dispersion d’énergie. deleïev. Si l’on applique aux cellules photo- l’on rencontre par exemple chez les paresseux, s’agisse de l’animal repu de graisse qui aborde Le jeu de la vie, qui inclut la vie des sociétés, voltaïques la contrainte de disponibilité de la solution qui n’est en rien la norme. La sobriété l’hibernation, l’accès à l’énergie et son stoc- est donc cette lutte pour la maintenance et la matière qui s’impose au vivant et s’imposera n’autorise pas tout. L’observation du paresseux kage sont déterminants à la survie. L’évolution croissance, qui génèrent toutes les deux plus donc inexorablement à l’Homo Sapiens, on nous permet par exemple de constater que a ainsi sélectionné de nombreuses stratégies de dispersion qu’elles ne produisent de struc- est alors conduit à considérer uniquement les son déplacement est non seulement lent, mais d’accès aux ressources de matière et d’éner- turation17. cellules photovoltaïques dites organiques, qui contraint à rester lent, comme le serait une gie. sont constituées principalement de chaînes voiture que la sobriété contraindrait à rouler carbonées. Le hic est qu’elles présentent des à une vitesse quasi constante. Ceci nous en- Une question de principes thermodynamiques Résilience et finitude, une affaire de contraintes rendements voisins de… 4 %. Voilà une pre- seigne deux nouvelles lois, évidentes mais qui Comme tout système, sociétés comprises, les Comment faire face à ces deux principes phy- mière leçon donnée par la nature : méritent qu’on les rappelle : systèmes biologiques sont soumis aux lois de siques implacables et réussir à développer Les performances d’une technologie, d’un Ce qui est rare ne peut servir durablement à la physique et de la chimie. Parmi celles-ci, ces courtes échelles innombrables que sont système, d’un organisme, d’une société, ne la production de masse. deux principes thermodynamiques16 s’im- les organismes vivants dans leurs échanges peuvent se comparer sans la prise en compte Ce qui est rendu possible existe tant qu’il posent. Le premier se trouve inscrit dans la mutuels d’énergie et de matière ? Comme on des contraintes qu’ils subissent. conserve l’accès à ses ressources. célèbre citation de Lavoisier : Rien ne se perd, peut le voir, cela ne se résume pas au gros qui rien ne se crée, tout se transforme. Énergie mange le petit, encore faut-il que la qualité Mais cette contrainte est aussi génératrice de Litanie des contraintes et matière se conservent donc. Ce principe de la ressource soit là. Si le lion ne mange créativité. En effet, qu’il s’agisse de la forme Au-delà des questions d’acquisition de la res- est imparable puisqu’aucun organisme ne pas de paille, c’est qu’il a de bonnes raisons ! des feuilles améliorant la collection de la lu- source énergétique se pose celle de l’usage fait peut se développer s’il n’a pas accumulé as- En tant que système fermé, la Terre contient mière et le transport des espèces chimiques de cette énergie. Il est important de savoir si sez de matière et d’énergie pour le faire. Que une quantité de matière limitée. Mais l’apport synthétisées, les questions de forme du vivant un système est prévu pour fonctionner à son la plante manque d’azote, et sa croissance de l’énergie du soleil permet sa redistribution sont des réponses à la présence d’une série de maximum de puissance, à son maximum de sera limitée. Que la graine ne parvienne pas durable, y compris dans sa plus grande com- contraintes matérielles. Une autre illustration rendement, ou bien encore, en minimisant à développer suffisamment de tige puis de plexité, qui est celle du vivant. Le cycle de la prise dans le domaine marin peut encore nous l’énergie et la matière rejetées. Par exemple,

50 51 une voiture est-elle prioritairement conçue existe un puits disponible pour les recevoir. ce qui conduit à brider voire réduire dras- 14 United Nations Office for Disaster Risk Reduc- pour aller vite, pour consommer moins d’éner- Que ce puits fasse défaut ou s’engorge, ou tiquement toute la plage d’usage dont dis- tion, rapport UNISDR, 2009, 24. gie ou pour rejeter moins de déchets ? que son accès soit restreint, et l’organisme ne pose le système. 15 E. Noether, « Invariante Variationsprobleme », Na- Que peut alors nous enseigner la nature dès pourra survivre durablement. chrichten von der Gesellschaft der Wissenschaften lors que l’on veut capturer l’énergie et la mettre Stock et flux sont donc les déterminants à Là encore, notre regard ne doit pas se porter zu Göttingen, Mathematisch-Physikalische Klasse 1918 (2), 1918, 235-257. en œuvre avec efficacité ? Loin de simplement partir desquels la nature peut développer ses dans la direction du processus le plus vertueux 16 La thermodynamique est une science qui per- questionner la nature, à la recherche d’une stratégies. Dans le cas des végétaux, la condi- au sens des classiques critères d’une machine ou d’une usine-atelier, mais plutôt dans la di- met de décrire et de quantifier les transformations, hypothétique solution idéale, cette approche tion aux limites énergétiques est celle du flux comme les évolutions ou encore les échanges, rection du processus qui, parmi les contraintes inscrit sa démarche dans un dialogue entre le solaire. Pour ces mêmes végétaux, la condi- entre un système donné et son environnement concepteur humain et la nature. Ce cadre de tion aux limites matérielles est en partie celle d’espace et de temps, fait le meilleur usage de extérieur. Les principes de la thermodynamique la dissipation inéluctablement produite. travail est celui d’une litanie de contraintes d’un flux de CO2, en ce qui concerne la res- s’imposent à tous. Le vivant ne fait pas exception. pour l’ingénieur : piration, et celle d’un stock de nutriments en- Voir E. Schrödinger, Qu’est-ce que la vie ? De la physique à la biologie, Paris, Éditions du Seuil, 1. Contrainte de forme et de taille : fouis, en ce qui concerne le système racinaire. « Points Sciences », 1986. Subir ces principes, ou Comme l’indiquent les travaux de Dar- L’observation de la graine devenant plantule 1 Laboratoire Interdisciplinaire des Énergies de De- au contraire les intégrer en utilisant des voies tantôt cy Thompson18, toutes les formes ne sont est ici très illustrant. La graine germant est main, LIED. subtiles tantôt grossières, telles sont les leçons que pas possibles, notamment au regard de un système qui puise dans ses réserves qui 2 E. Werner, « Children of the Garden Island », nous pouvons apprendre de la nature, dans ses ef- l’échelle du système. Ainsi, telle solution, constituent un stock limité. La croissance de ScientificAmerican 260(4), 1989, 76-89. forts à construire la structure vivante. efficace à une échelle, ne le sera pas à une 3 la plantule se comprend comme une course Le terme de résilience a commencé à être utilisé 17 Dans ces conditions de dégradation, comment autre. contre la montre pour développer au plus vite en psychologie dans les années 1950, et il est fina- la vie est-elle alors possible ? Cf. E. Schrödinger, 2. Contrainte historique19 : La nature ne les surfaces photo-synthétiques qui, fournis- lement devenu populaire dans ce domaine à la fin Qu’est-ce que la vie ?, op. cit. La présence de revient pas en arrière. Si aucun ingénieur sant un couplage croissant avec le flux solaire, des années 1980. Cf. Ibidem. l’énergie solaire permet à la plante de structurer n’irait imaginer une solution « à sang 4 D. E. Alexander, « Resilience and disaster risk re- une matière dispersée dans le sol et dans l’air. Cette chaud » pour un animal vivant dans les assurent la transition d’un couplage à un stock limité mais dont la consommation est contrô- duction : an etymological journey », Natural ha- matière végétale structurée fournit à la fois matière océans froids, force est de constater que zards and earth system sciences 13(11), 2013, la nature l’a fait avec les cétacés, sous la lable, vers le couplage à un flux certes illimi- et énergie à l’herbivore et ainsi de suite, tout au long 2707-2716. contrainte historique imposée par l’évo- té dans le temps, mais dont le débit n’est pas de la chaîne trophique. Il y a toujours, in fine, plus 5 E. Glinert, The London Compendium. A street-by- lution. Cette observation nous conduit à d’énergie dispersée que structurée. Le flux solaire contrôlable, sinon par la patience de l’être. street exploration of the hidden metropolis, Har- prendre définitivement acte que la solution permet donc la structure de la matière en forme mondsworth, Penguin, 2012. naturelle n’est pas nécessairement la plus de vivant, et cette matière, qui est nourriture, en se 6 F. Bacon, Sylva Sylvarum, or of Natural History in économe, ni même la plus puissante. dégradant dans les métabolismes, fournit, dans une Adapté ou adaptable, il faut choisir ten Centuries, London, William Lee, 1625. 3. Contrainte de temps20 : L’évolution sorte de réseau de courte échelles, un accès à une Le fonctionnement des organismes vivants 7 R. Bell, Eminent Literary and Scientific Men, vol. 2, procède majoritairement à des évolutions autre forme d’énergie qui participe de la structura- ne peut jamais être considéré comme idéal Londres, Longman, Orme, Brown, Green & Long- par sauts, séparant des états d’équilibres tion de la matière dans un autre organisme. au sens qu’il présenterait les meilleurs rende- man, 1839. 18 successifs, les stases. De même, les sauts D’Arcy. W. Thompson, On Growth and Form, 8 R. Tomes, The Americans in Japan ; An Abridgment d’innovations technologiques se trouvent ments, ni même comme performant, au sens Cambridge, Cambridge University Press, 1917. pilotés par le temps nécessaire pour laisser où il développerait les puissances les plus im- of the Government Narrative of the U.S. Expedi- 19 T. Kuhn, The Structure of Scientific Revolutions, venir à maturation des technologies, mais portantes. Il s’en faut de beaucoup que les cé- tion to Japan Under Commodore Perry, New York, Chicago, Londres, The University of Chicago Press, aussi celles des sociétés. tacés précités soient des animaux à rendement Londres, D. Appleton and Co, 1857. 1962 ; Idem, La structure des révolutions scienti- 9 4. Contrainte de conditions aux limites21 : élevé. Il s’en faut aussi de beaucoup que l’on L’utilisation en mécanique des métaux s’est en- fiques, trad. fr. L. Meyer, Paris, Éditions Flammarion, Celle-ci gouverne les deux processus que puisse considérer qu’un paresseux est un ani- suite étendue à celle des fils et des tissus. Voir R. M. 2008. sont l’acquisition de la ressource nourri- Hoffman, « A generalised concept of resilience », 20 N. Eldredge & S. J. Gould, « Punctuated Equili- mal puissant. La règle que nous avons obser- Textile Research Journal 18(3) cière, et le rejet des déchets. , 1948, 141-148. bria : An Alternative to Phyletic Gradualism », in T. vée, et qui sera développée dans notre second 10 W. J. M. Rankine, A Manual of Applied Mechanics, J. M. Schopf (éd.), Models in paleobiology, Papers Cette dernière contrainte revient à penser le article (Penser la résilience. Un regard thermo- Londres, Charles Griffin & Co., 1867. from a symposium, Washington, D.C., Nov. 1971, système dans son environnement et dans ses dynamique II), est donc la suivante : 11 A. A. Batabyal, « The concept of resilience : re- San Francisco, Freeman, Cooper & Co, 1972, 82- interactions avec ce dernier. En termes phy- trospect and prospect », Environment and Develop- 115. L’accès à des puissances importantes im- 21 siques cela revient à considérer deux cas ment Economics 3(2), 1998, 235-239. C. Goupil et al., « Thermodynamics of metabolic plique une dissipation d’énergie au repos 12 extrêmes, l’un où la ressource est présente W. N. Adger, « Social and ecological resilience ; energy conversion under muscle load », New Jour- conséquente, à l’image d’un véhicule de Progress in Human Geography comme un stock dans lequel il suffit de puiser, are they related ? », nal of Physics 21(2), 2019, 023021 ; C. Goupil & E. forte puissance qui nécessite une grande cy- 24(3), 2000, 347-364. et l’autre où elle se concrétise comme un flux Herbert, « Adapted or Adaptable : How to Manage lindrée, donc une consommation au ralenti 13 D. E. Alexander, « Resilience Against Earthquakes : Entropy Production ? », Entropy 22(1), 2020, 29. qui irrigue directement. Ce qui est vrai pour également notable. Some Practical Suggestions for Planners and Mana- la ressource l’est aussi pour les déchets qui À l’inverse, l’accès à des rendements élevés gers », Journal of Seismology and Earthquake En- ne peuvent être rejetés efficacement que s’il impose une puissance au repos très réduite, gineering 13(2), 2012, 109-115.

52 53 1 field, a generic system and a generic field ϕ their study are provided by quantum field the- Symmetries and metamorphoses (x, t) will be considered. ory (QFT). A central problem is the derivation Giuseppe Vitiello2 We are interested in continuous transforma- of macroscopic properties and behaviors start- tions, i.e. those that depend on quantities, ing from the microscopic dynamics of quan- called parameters of the transformation, which tum fields. Quantum field dynamics may manifest itself in a variety of observable ordered patterns. vary continuously in a certain interval. For ex- In QFT, the fields actually indicate mathe- The manifestations of the dynamical symmetry may be described in formal terms as meta- ample, in the translations and rotations, the matical operations (they are called indeed morphoses. A crucial role in the metamorphosis processes is played by the coherence of quantities of which the field is translated or the field “operators”) which are well defined only the correlations generating order and self-similar fractal patterns. The local nature of the angle of which it is rotated vary continuously on specific sets of functions, or spaces of the observations is at the origin of the dynamical rearrangement of symmetry generating the in a given interval. states of the system, called in the jargon of QFT metamorphosis processes. The properties of dissipation, functional stability, the arising of The set of transformations of a certain type to phases or representations of the canonical field the arrow of time are also discussed. Contrarily to what happens in a disordered system, the which a field ϕ (x, t) can undergo, may en- algebra. energy delivered to ordered patterns is distributed not only individually among the elemen- joy well-defined mathematical properties and A characteristic aspect of QFT is the existence in this case it is said that it forms a group of of a set {H } of an infinite number of possible tary constituents, but also to their coherent ordering correlations. Our conclusions apply F transformations. to elementary particle physics, condensed matter physics, and to the physics of the living different representations. They describe physi- cally different realizations of the dynamics and phase of the matter (biology and neuroscience). They can be as well applied to some as- 3. Symmetries and dynamics are characterized by different values ​​of quanti- pects of linguistics in the generation of meanings in the transition from syntax to semantics. It may happen that the equations of the fields ties, the order parameters, relating to the sym- do not change their mathematical form when metries of the dynamics. A specific space in the set of spaces {H } depends on the specif- 1. Metamorphoses Fields are well-defined mathematical quanti- the fields are transformed according to a group F The “question of metamorphosis” has always ties involving an infinite number of degrees of G of transformations. The equations, and ic properties of the environment in which the been object of attention in the study of natural freedom and can be transformed according to therefore the dynamics they describe, are then system evolves and with which it is inextrica- phenomena, especially in phytology, zoology, certain precise prescriptions. If we observe for said to be symmetrical under the group G of bly linked (entangled, in the QFT jargon). and living systems in general. Notable exam- example the current of a fluid, it is unthinkable transformations. The same dynamics, i.e. the same set of field ples are the studies by Linnaeus and Goethe that we can measure the speed of each sin- Knowing the symmetries of dynamics is of equations, governs the evolution of the states scientist on the “process of plant growth” and gle molecule. We then introduce the velocity great help in finding the solutions of the field of the system in each of the different phases it transformation of the identical in which nature field, say v(x, t), where x indicates the posi- equations. These describe the set of interac- can access. “unfolds the same dynamics.” It is therefore in- tion and t the time. The velocity field therefore tions between the elementary components Therefore, the assignment of the equations is teresting to see how in physics it is possible to assumes well-defined values ​in every point and between these and the forces that oper- not enough for the complete definition of the speak of metamorphosis, morphology, trans- of space and time crossed by the flow of our ate. They are equations in which products and mathematical problem of the resolution of the formation, and of the unfolding of the same fluid. The variations of the velocity field as x powers of the fields appear. For this reason field equations. It is necessary to specify also dynamics in concrete formal terms that find varies are related to its variations in time and they are called non-linear equations and find- in which representation or phase one wants to confirmation in countless experimental find- to the forces by which these variations are gen- ing their solutions can be very difficult. solve them. The equalities between the mem- ings.3 erated. The speed of the molecules of the fluid The knowledge of symmetry properties offers bers of the equations of the fields thus take on Some aspects of the formalism discussed be- can in fact be varied with appropriate actions the great advantage of being able to identify a defined mathematical meaning only when low, typical of the physics of condensed matter (forces), caused by external or internal agents, those solutions for which conservation laws we operate with the fields on the states of the and elementary particles, can also be usefully for example by variations in temperature in apply, for example the conservation of energy specified representation. This is expressed by extended to the domain of living matter, from certain regions of the fluid. The relationships and other quantities that characterize the states saying that they are “weak equalities.” 4 biology to neuroscience. In particular, the co- between these variations or transformations of of the system. In fact, Noether’s theorem en- The transitions from one phase to another herence of the microscopic dynamics, that is the field and the forces define the equations sures that the existence of a continuous sym- (phase transitions) are described by critical responsible of the generation of ordered struc- of the velocity field and these describe the dy- metry of the equations implies the existence processes, that is, characterized by the un- tures, allows its manifestation at the macro- namics of our fluid current, the evolution of its of a corresponding quantity that does not vary limited growth (divergence) of certain specific scopic level and thus enables the extension of state as space and time vary. The field therefore with time (conserved in time). quantities of the system. the of metamorphosis to all of nature. describes the collective motion of the fluid A first conclusion we reach is therefore that while being sensible point by point, locally, to 4. The boundary conditions the same dynamics unfolds in a multiplicity of the variations in the motion of the individual There is another actor who has entered our different physical phases or behaviors of the 2. Fields and their equations molecules. story: the state of the system. system. Let me introduce some of the actors that ap- The systems we are interested in are general- pear in our story: the fields, their equations, In the following, instead of referring to the ly composed by an enormous number of ele- their transformations. example of the fluid current and the velocity mentary components and the tools useful for

54 55 5. Interacting fields and asymptotic fields 6. Spontaneous breakdown of symmetry translation (original symmetry group G). Now The fields whose equations describe the inter- We therefore have no direct access to the in- and generation of ordered structures suppose that the boundary conditions (for actions are called interacting or Heisenberg teractions described by the dynamics. They re- In addition to the symmetry properties of the example variations in temperature, pressure, fields. Those in terms of which the observa- main opaque5 to observations. Heisenberg field equations under the transfor- etc.) induce the gas to transform into a crystal tions are described are called asymptotic or QFT therefore develops on two levels of lan- mation group G, it is also necessary to con- (transition from the gaseous to the crystalline physical fields. Let’s denote the Heisenberg guage, that of the dynamics of the fields (x, sider the symmetry properties of the physical phase). In the crystal, the atoms are arranged in the sites of the crystal lattice and cannot be fields with (x, t) and the asymptotic fields t) and the phenomenological one of the fields state spaces in the set {HF} in which the dy- with (x, t). H and H denote the spaces of namics can be realized. It may happen that translated at will, as was the case in gas. The H F (x, t) (Figure 1). The connection betweenψ the the states onψ which (x, t) and (x, t) are two levels is given by the “dynamic map” one or some of these spaces do not have the crystalline order thus arises from the breaking respectivelyφ defined. φwhich expresses (x, t) in terms of (x, t): same symmetry properties of the dynamical of continuous symmetry under space transla- In general, observationsψ are not φpossible in < (x, t)> = < ( (x, t))>; the symbol < > deΨ- Heisenberg equations. tion. The transformation into a crystal is a pro- cess called dynamical rearrangement of sym- the spatial and temporal region in which the notes that the value of (x, t) on the asymptot- Consider a specific HF and its state of minimum ψ φ 6 interaction takes place. Observations can in icψ states is obtainedΨ φ by operating with ( (x, energy, called the vacuum state. Suppose this metry. fact produce interference with the process to t)) on them. Equality holdsψ “in a weak sense” state is symmetric under a group of transfor- Responsible for the ordering of the atoms be studied. To avoid these interferences it is mations C that is different from G (Figure 1). are the correlations between them, collective in the HF space (see Section 4). Ψ φ necessary to proceed with the observations in The functional form of in terms of (x, t) When this happens, spontaneous breakdown modes or waves extending over the entire space-time regions far from the interaction re- contains all the information contained in the of symmetry (SBS) occurs (we are not interest- crystal: the elastic waves, whose associated gion, in “asymptotic” regions. Only in these equations of the dynamics;Ψ the map : φ (x, t) ed here in the explicit symmetry breaking ob- quanta are the phonons. regions can we carry out the measurement op- ↔ (x, t) is therefore called dynamical map. tained by modifying the equations of the fields The order parameter is given by the density of erations of the observable quantities in terms Ψ ψ with additional terms). the crystal, linked to the number of phonons of the fields (x, t). φ When SBS occurs, the equations for the as- condensed in the ground state. This number can be varied with a condensation transforma- ymptotic fields (x, t) defined on HF are sym- φ metric under C and there exists an observable tion. quantity, let’s denoteφ it with M, distinctive of In conclusion, the crystalline form is generated from the gas of atoms in a process of dynam- the vacuum state and of the considered HF space, called order parameter. The reason for ic transformation. SBS thus complement the this name for M lies in the fact that SBS gen- study of the system components (the atomist erates dynamic correlations between elemen- standpoint) with their collective dynamical in- tary components over large distances relative teractions (the dynamical standpoint). Natural- to their size. Such correlations are responsible ism, limited to the atomist vision, is necessary for the formation of ordered structures in the but not sufficient. Inclusion of the dynamical states of the system. The order parameter pro- vision leads to scientific knowledge. vides a measure of the degree of ordering in Another example, among many, is the magnet. the observable states. At the level of the basic dynamics, the elemen- Order therefore arises from the breaking of tary magnets (e.g. the electrons or the atoms symmetry, it is lack of symmetry. A system that with a magnetic moment) can each be orient- is symmetrical under certain transformations ed in any direction. The group G is that of con- is in fact, by definition of symmetry, a system tinuous spherical rotations. Following the SBS, that remains unchanged even after it has un- G is transformed (rearranged) into the group C dergone the transformations. The presence of that contains the cylindrical rotations around symmetries produces a condition of indistin- the specific direction of the magnetization (or- guishability between the system states before der parameter) and the condensation of mag- and after the transformation has been induced. nons, quanta of the correlation waves (spin The breaking of symmetry introduces the pos- waves) between the elementary magnets. The Fig. 1. The two levels of quantum field theory. When the space of physical states H is F sibility of distinguishing between aspects or order parameter thus characterizes the macro- not symmetrical under the symmetry group G of the dynamics, but under the group C different from G, there is spontaneous breakdown of symmetry and the dynamical re- elements of the system that are otherwise in- scopic form of the system, namely its macro- arrangement G → C occurs. distinguishable. scopic behavior as a magnetized system. For example, in a gas of atoms, each of them In these two examples, variations of the bound- can be placed in any position; the dynam- ary conditions, e.g. of the temperature, induce ics is symmetrical under continuous spatial variations of the order parameter (density and

56 57 magnetization, respectively), namely transfor- neuroscience,7 and functional specializa- that the phenomenon of condensation, in- 8. Fractals and coherence mations in the crystalline and magnetic struc- tion in general. However, it should be em- duced by SBS, is described by the transforma- Consider the Koch curve (Figure 2) as an ex- tures, respectively. phasized that on the trajectory from space to tion of the correlation quanta B (x, t)→ B(x, t) ample of fractal curve. Divide the segment u0 The system thus goes, through these transfor- space (metamorphoses), the minimization of + c(x, t), with c dependent or not on x and t into 3 parts ( = 1/3). With 4 of these segments, mations, from form to form. The basic dynam- free energy is ensured in each of the spaces (non-homogeneous or homogeneous conden- each equal to u0/3, construct the segment u1 = ics in each of the cases manifests itself at the through which it proceeds. This ensures that sation, respectively). (4/3) u0. Putλ p = 4. Impose u1/u0 = 1, which level of observations in a multiplicity of dif- although the system evolves through a contin- The condensation transformation of B (x, t) amounts to asking that the path u0 and u1 be ferent orders, different forms: meta-morpho- uum of phase transitions, it is stable in each produces states characterized by the fact that equivalent paths (there are interesting process- sis from the opacity of the original uniformity H (the system is “locally” stable). A property F the correlations they represent do not interfere es in physics that do not depend on the path (symmetry) to the richness of diversity. that guarantees the functional stability of the destructively because they are “in phase” with followed in passing from point A to point B). system. each other, they are coherent states. Therefore, in order to satisfy u1/u0 = 1, there 7. Dissipation, coherence and the arrow Minimization of free energy implies the en- The coherence property allows the possibility must be a number d such that 4/3d = dp = 1. of time ergy balance linked to the formation of or- of the transition from the microscopic (quan- Repeating the process n times, for every inte- In solving the Heisenberg field equations the dered structures and therefore to the entropy tum) world to the macroscopic (classical) be- ger n, with n→∞ , we have (4/3d)n = ( λdp)n = 1. and irreversible time evolution of the system. assignment of a specific state space HF cor- haviors of the system. This is possible since Thus, d = log 4/log 3 = 1.2619. responds to considering the properties of the The dissipative character of the dynamics ulti- in coherent states the quantum fluctuations λ environment. The dissipative character of the mately implies that the system cannot evolve < N> of the number of the condensed dynamics of the system is thus considered. going backward in time, i.e. breaking of time quanta are negligible in percentage; in fact, The {system-environment} complex consti- reversal symmetry, the appearance of the ar- <ΔN>/ ≈1/| |, where | | denotes the de- tutes a single closed system and the flows of row of time: metamorphoses are not reversible gree of coherence of the state, so that great- the exchanges between them are balanced. (perhaps it is not a case that in fairy tales and erΔ | | (coherence)α implies α lower percent of This closing operation is necessary since the myths undoing a metamorphosis, i. e. break- quantum fluctuations and the system therefore available mathematical formalism (called ca- ing a spell, requires a miraculous action… showsα classical behaviors. The order parame- nonical) is modeled for closed systems. only the kiss of the princess can reverse the ter is in fact a classical field in the sense that The metamorphosis process originates pre- arrow of time by returning the frog to what it its value does not depend on quantum fluctu- cisely in the realization of the dynamics in was before, a beautiful prince). ations, and this precisely indicates the stability H . Therefore the dissipative character of the The energy transferred to an ordered system F (with respect to quantum fluctuations) of the is distributed not only among the elementary dynamics plays an essential role in the gener- ordering it accounts for. It is in this sense that components, but also to the “network of cor- ation of forms (morphogenesis) to which the we refer to systems that present ordering as rearrangement of the symmetry leads. relations” that binds them in the ordering. In macroscopic quantum systems. Since variations in the boundary conditions a disordered system, for example in a gas, the In conclusion, the set { H } of the state spaces are also induced by interactions with the en- acquired energy is distributed among the el- F of the system is a set of coherent states and vironment, and since these variations induce ementary components producing, apart from it can be shown that the trajectories through phase transitions (metamorphoses), from H to their transition to excited states when such a F which the system evolves, from phase to H ’, H ’’ and so on, we see that the “history” of possibility exists, an increase in kinetic ener- F F phase, are classic chaotic trajectories, i.e. such the system evolves through trajectories in {H } gy (thermalization with heat production and F that small variations in the initial conditions in a succession of phase transitions in its inter- diffusion as predicted by the kinetic theory action with the environment. of gases). In ordered systems, the presence imply divergent trajectories, never wrapping The reorganization (rearrangement) of symme- of the correlation waves, represented by their around themselves. The system is therefore try is a dynamic process. The transformation associated quanta, imposes the distribution of able to discriminate between small variations energy also to the correlation network itself. of the initial conditions, resulting in different from form to form in the succession of meta- Fig. 2. The first 5 stages of the Koch curve. morphoses does not consist in the negation of This entails a reduced thermalization and the behaviors. The properties of chaos give the sys- the basic symmetry of the field equations, but possibility of collecting energy in the system, tem great functional efficiency. in its disclosure through the richness of possi- “keeping it on the correlation network” for the The phenomenon of coherence is thus at the This number d defines the fractal dimension, ble, different modalities of existence. purpose of subsequent use (in chemical reac- basis of the metamorphoses through which the or self-similarity dimension, of the Koch curve. For the sake of brevity, I do not dwell further tions or other) inside the system or in its inter- underlying dynamics manifests itself. Particu- When and p are extended to complex val- d n on phase transitions, although they play a actions with the environment. larly notable is the case of fractals or self-simi- ues, the quantities ( p) , for each integer n, fundamental role; for example, a continuous To better understand how energy, dissipation lar structures discussed in the next section. apart aλ normalization factor, constitute the succession of phase transitions characterizes and (local) stability are linked to the formation functions by which λcoherent states are con- the evolution over time in biological systems, of ordered structures, it should be remembered structed in quantum theories. One can prove

58 59 then that fractals and deformed coherent states (within certain limits) the invariance group G their correlation and with other words in the 5 G. Vitiello, “Opacità del mondo e conoscenza,” are mathematically isomorphic.8 Fractals can of the equations of the interaction fields.10 specific linguistic and cultural context. The re- Atque 8, 2016, 17-32; G. Vitiello, “The World thus be thought as macroscopic quantum sys- sult is the dynamic passage from the level of Opacity and Knowledge,” in L. Urbani Ulivi (ed.), The systemic turn in human and natural sciences. tems resulting from the deformation of the co- elementary components to that of meanings, 10. Conclusions Contemporary systems thinking, Cham, Springer, 11 from syntax to semantics. herent microscopic dynamics. As the values ​ Fabrizio Desideri recalls that in Plato’s Cra- 2019, 41-51. d In addition to the simple example of letters in 6 assumed by the deformation parameter q = tilo “beauty is (…) understood as the eponym See G. Vitiello, “The World Opacity and Knowl- vary, the dynamics of the elementary compo- of dianoia. Therefore, it does not express the constructing words, we can consider the next edge,” op. cit.; H. Umezawa, “Dynamical Rear- nents of the system manifest itself in differentλ stability of a thing, but the dynamics of an ac- level of ordering between words in forming rangement of Symmetry. I,” Il Nuovo Cimento 40, fractal forms. Coherence, that is, the harmoni- tivity, that of naming. In to kalòn, therefore, the sentences, and so on in levels of greater com- 1965, 450-475; K. Nakagawa, R. Sen, H. Umezawa, 13 ous fabric of long range correlations between denominative power of intelligence resounds: plexity. “Dynamical Rearrangement of Symmetry. II,” Il elementary components, generates the mul- its ability to establish names and, thus, to be The discussion on SBS, dynamical rearrange- Nuovo Cimento 42, 1966, 565-588; L. Leplae, H. Umezawa, “Dynamical Rearrangement of Symmetry. able to call entities.” This passage, as already ment of symmetry (the dynamical process of tiplicity of self-similar structures that we ob- III,” Il Nuovo Cimento 44, 1966, 410-426; G. Vitiel- 12 metamorphosis) can be extended to the study serve in nature. observed elsewhere, offers me the possibility lo, “Dynamical Rearrangement of Symmetry,” Diss. of the brain functional activity and to biology of noting that “establishing names” and “being Abstr. Int. 36/02, 1975, 769-B, https://inspirehep. in general. For the sake of brevity, I do not re- 9. Origin of the metamorphoses able to call entities”, that is, to distinguish them net/files/9d870b719486752b18ce9a3cdcfe5633; port on it here.14 It is possible to demonstrate9 that the process from one another, introduces the spontaneous H. Umezawa, Advanced Field Theory, New York, In conclusion, the mathematical structure of of selection of the symmetry breaking state breakdown of the symmetry corresponding to American Institute of Physics, 1993. QFT shows that the symmetry of the basic in- 7 G. Vitiello, “Dissipazione e coscienza,” Atque 16, can be induced by a weak stimulus (trigger), their indistinguishability existing before each is given a name. teraction dynamics, not accessible to our ob- 1998, 171-198. a minimal but in-phase input, i.e. capable of 8 servations, manifests itself at the macroscop- G. Vitiello, “Fractals, coherent states and self-sim- resonating with the system. Such a process of Thus we see how general the process of sym- ic level in a multiplicity of ordered patterns ilarity induced noncommutative geometry,” Phys. symmetry breaking via a minimum input turns metry breaking can be. In linguistics, for ex- through metamorphosis processes ruled by Lett. A 376, 2012, 2527-2532. out to be linked to the localization of phys- ample, we can imagine having a set of letters, 9 G. Vitiello, “Dynamical Rearrangement of Sym- the coherence paradigm. We could say that in ical states within finite spatial and temporal with symmetry under permutation allowing metry,” op. cit.; H. Matsumoto, H. Umezawa, G. QFT the focus is on the study of the metamor- boundaries. Their local nature is ultimately at them to be interchanged. Suppose we choose Vitiello, J. K. Wyly, “Spontaneous breakdown of phosis of the formless uniqueness of being in the origin of the dynamical rearrangement of four of them for simplicity, e.g. r, m, a, o. The a Non-Abelian Symmetry Group,” Phys. Rev. D9, the multiple diversity of the existing. Perhaps symmetry, i.e. of metamorphoses. symmetry under permutation can be broken by 1974, 2806-2813; M. N. Shah, H. Umezawa, G. Viti- it is appropriate to conclude with Darwin’s ello,“Relation among spin operators and magnons,” As matter of fact, our observations are always choosing to align them, for example, in the or- words about the generation and evolution of Phys. Rev. B10, 1974, 4724-4736; C. De Concini, local. The local nature is an intrinsic aspect der “roma,” which, in Italian, denotes the city forms in living matter: G. Vitiello, “Spontaneous Breakdown of Symmetry to them, which we cannot avoid, and which of Rome. A word corresponding to a different and Group Contraction,” Nucl. Phys. B116, 1976, reflects on the observed physical states. The order (a different H , in the notation of the pre- F “There is grandeur in this view of life, with 141-156. 10 spatial-temporal limitations induced by the lo- vious Sections) could be “orma.” Similarly, we its several powers, having been originally H. Matsumoto, H. Umezawa, G. Vitiello, J. K. Wyly, calization are however essential because oth- could get “amor,” “omar,” “ramo,” etc. All dif- breathed into a few forms or into one; and “Spontaneous breakdown of a Non-Abelian Sym- erwise, we could not distinguish “what from ferent orderings (different phases for our sys- that, whilst this planet has gone cycling on metry Group,” op. cit.; M. N. Shah, H. Umezawa, G. what.” For example, the possibility of talking tem of four letters), different forms originating according to the fixed law of gravity, from Vitiello,“Relation among spin operators and mag- about an apple arises from the fact that in our from the reorganization of the symmetry under so simple a beginning endless forms most nons,” op. cit.; C. De Concini, G. Vitiello, “Spon- taneous Breakdown of Symmetry and Group Con- observations we can localize it, that is, its de- permutations (metamorphosis). In the Italian beautiful and most wonderful have been, and are being, evolved.”15 traction,” op. cit.; M. Blasone, P. Jizba, G. Vitiello, fined spatial contours avoid its “overlapping” language (environment), each of these words Quantum field theory and its macroscopic mani- to an orange… In short, our observations al- is related to other words in a network of cor- festations: Boson Condensation, ordered patterns, ways depend on a “threshold” volume V. Con- relations over “distances” greater than those and topological defects, London, Imperial College 1 I am grateful to F. Desideri, U. Fadini and P. F. tributions from what happens outside V are of on which the elementary components live and Press, 2011. Pieri for allowing me to report here the translation the order of 1/V, that is, they are negligible for relate. This network of correlations defines 11 F. Desideri, Origine dell’estetico. Dalle emozioni al of the paper on a similar subject published in the the meanings: “orma” is the footprint left in giudizio, Roma, Carocci editore, “Le Frecce,” 2018, large V (1/V → 0 as V increases). The dynami- magazine Atque. Cf. G. Vitiello, “Simmetrie e Meta- cal rearrangement of symmetry finds its origin the sand, “omar” is our friend, etc. Different 12-13, who cites Cratilo, 416b‑d. morfosi,” Atque 24 n.s., 2019, 139-160. I also thank 12 in the missing of these contributions of the or- meanings associated with different orderings. G. Vitiello, “La verità oltre la soglia,” Atque 22, Laetitia D’Elia for illuminating discussions. 2018, 17-32. 2 der of 1/V in our observations. If, on the oth- The meaning of orma therefore does not be- Dipartimento di Fisica “E.R. Caianiello,” Universi- 13 M. Piattelli-Palmarini, G. Vitiello, “Linguistics and er hand, we recover the contributions 1/V by long to the “r” or “m,” or any of the other com- tà di Salerno, Italia. some aspects of its underlying dynamics,” Biolin- 3 resuming them and take them into account in ponent letters, but to their specific ordering, it G. Vitiello, “Symmetry and metamorphoses,” Sym- guistic 9, 2016, 96-115. metry 12(6), 2020, 907. 14 our analysis, we can (mathematically) trace is “shared” by them, it is the collective mode See G. Vitiello, “Dissipazione e coscienza”, op. 4 C. Itzykson, J.-B. Zuber, Quantum Field Theory, the rearrangement path and “recognize” (coherence) that “wraps” the four letters in cit. ; W. J. Freeman, G. Vitiello, “Nonlinear brain dy- New York, McGraw-Hill Inc., 1980.

60 61 namics as macroscopic manifestation of underlying and inform the subject through awareness,” Mind localisée entraîne-t-il une propriété globale : montre l’exemple des approximations 1,414... many-body field dynamics,”Physics of Life Reviews and Matter 14(1), 2016, 7-24; G. Vitiello, “Brain on obtient ipso facto et sans l’avoir voulu une ci-dessus. Que faire alors ? Les mathématiciens 3, 2006, 93-118; G. Vitiello, “Essere nel mondo: Io and the aesthetical mind,” Links-Series 3-4, 2019, explosion de cette propriété qui s’étend de décident que les suites de Cauchy sont de e il mio Doppio,” Atque 5, 2008, 155-176; G. Viti- 146-150. http://links-series.com/wp-content/up- manière globale bien plus loin que la question nouveaux nombres (à l’identification près de ello, “The dissipative brain,” in G. G. Globus, K. H. loads/2019/11/LINKs3-4.pdf. For the extension to fondatrice. deux telles suites lorsque leur différence tend Pribram, G. Vitiello (eds.), Brain and Being. At the theoretical computer science see G. Basti, A. Capo- Un deuxième exemple est la construction vers 0, c’est-à-dire devient aussi proche de boundary between science, philosophy, language lupo, G. Vitiello, “Quantum field theory and coalge- and arts, Amsterdam, John Benjamins Publ. Co., braic logic in theoretical computer science,” Progr. des nombres réels (comme √2) à partir des 0 que l’on veut pourvu que l’on prenne des 2004, 315-334; G. Vitiello, My double unveiled, in Biophysics and Mol. Biology 130, 2017, 39-52. nombres rationnels (les quotients de nombres indices assez grands) et obtiennent ainsi (après Amsterdam, John Benjamins Publ. Co., 2001; W. J. 15 C. Darwin, On the Origin of Species, London, entiers). Imaginons qu’on veuille calculer démonstration rigoureuse) un ensemble de Freeman, G. Vitiello, “Matter and Mind are entan- John Murray, 1860, 490. un nombre dont le carré vaut 2 (noté √2) nouveaux nombres, qui contient les rationnels gled in two streams of images that guide behavior par approximations successives, soit par un et tous les nombres que l’on peut obtenir algorithme itératif « efficace » fondé sur la (comme √2) par ce procédé appliqué aux méthode de Newton, soit par un procédé nombres rationnels. Et cette résolution d’une qu’on n’apprend plus guère à l’école (où l’on a question somme toute locale, explose, car Localité et globalité une « potence » semblable à celle qu’on utilise on montre ensuite que les suites de Cauchy 1 pour la division, etc.). On construit alors des fabriquées à partir de ces nouveaux nombres Jean-Paul Allouche approximations rationnelles par défaut et par ne donnent rien de nouveau si on leur applique excès de √2, par exemple : le même procédé. Une sorte de « saturation » Alors que l’emploi des mots « local » et « global » est de plus en plus fréquent, nous nous interrogeons sur les raisons explicites ou cachées qui favorisent l’usage de l’un ou l’autre inattendue a priori permet d’obtenir plus que de ces concepts. 1 < √2 < 2 ce qu’on espérait. 1,4 < √2 < 1,5 Un dernier exemple, avant de clore cette Quel lien existe-t-il entre les notions de de -1, a savoir -i, puis tous les nombres de la 1,41 < √2 < 1,42 partie aux allusions mathématiques, est celui localité et de globalité : complémentarité forme a + bi où a et b sont des nombres réels 1,414 < √2 < 1,415 des fonctions holomorphes. Une courbe ou antonymie ? Le premier champ que nous (autrement dit les nombres que l’on manipule ... continue (la signification intuitive de cette questionnons est celui des mathématiques, où, habituellement comme 2, -3/4, √2, etc.). Puis notion est qu’on peut tracer la courbe sans à défaut d’être toujours explicitement définies, ils constatent que les opérations habituelles Les encadrements écrits signifient que s’il lever le crayon de la feuille) peut admettre elles ont souvent un sens précis pour ceux qui menées sur ces nombres n’en créent pas de existe un nombre qui a 2 pour carré, il est des tangentes en certains points (une tangente les utilisent ou les manient. Ce qui semble le nouveaux : l’ensemble de ces nombres est compris entre 1 et 2, puis entre 1,4 et 1,5, en un point est obtenue en prenant une plus frappant est que le passage en douceur de appelé le corps des nombres complexes (le mot puis entre 1,41 et 1,42, etc. Ces deux suites sécante entre ce point et un autre point de l’un à l’autre de ces deux mots cache souvent corps signifiant que l’on peut mener des calculs de rationnels semblent converger vers (se la courbe et en faisant tendre ce deuxième des théorèmes dont la démonstration est loin avec les quatre opérations comme d’habitude, rapprocher de plus en plus de) « quelque point vers le premier). Lorsque la courbe est d’être immédiate, comme le suggèrent peut- sans oublier l’interdiction de diviser par zéro ; chose » qui n’est pas un nombre rationnel la représentation d’une fonction, la pente de être les trois exemples qui suivent. Le premier le mot complexe, lui, n’étant pas là pour (ce qu’on sait depuis les textes d’Aristote). la tangente en un point est la dérivée de la résultat de ce type est le fait que le corps C est décourager les Béotiens, mais seulement (?) Mais vers quoi convergent-elles ? Soucieux fonction en ce point (c’est-à-dire la limite du algébriquement clos. Que signifie cet énoncé ? pour signifier qu’il ne s’agit pas des nombres de précision, les mathématiciens (là encore je rapport entre l’accroissement de la fonction On apprend au collège ou au lycée qu’un carré ordinaires). En un certain sens, cet ensemble simplifie la réalité historique) constatent que la et celui de la variable). Tangente et dérivée est toujours positif ou nul, donc, en particulier, de nombres semble conçu pour résoudre un suite 1 1,4 1,41 1,414... a la propriété que peuvent ne pas exister (penser aux points que -1 n’est pas un carré, autrement dit que problème localisé, à savoir permettre que le ses termes sont tous arbitrairement proches où une ligne brisée… se brise). Il y a même l’équation polynomiale x2 + 1 = 0 n’a pas de polynôme x2 + 1 ait une racine (à savoir i). Or les uns des autres dès que leurs indices sont des fonctions longtemps considérées comme racine. Les mathématiciens, qui aiment bien ceci implique non seulement que ce polynôme suffisamment grands : on peut aussi formuler monstrueuses qui sont continues et nulle part transgresser les règles pour en établir de plus a maintenant deux racines (i et -i), mais encore cette propriété en disant que si on se donne dérivables. Le fait pour une fonction d’être générales, ont décidé (la réalité historique est – et c’est là un résultat superbe appelé parfois un intervalle, aussi petit que l’on veut, tous les dérivable en un point est local et ne dépend un peu différente) de « forcer » cette équation théorème fondamental de l’algèbre – que tout termes de la suite y sont enfermés dès que leurs que des propriétés de la fonction au voisinage à avoir une solution, notée « i », et de voir polynôme de degré d à coefficients réels a d indices sont assez grands. De telles suites sont de ce point. Maintenant, si une fonction est où cela pourrait mener. Sans surprise, et en racines distinctes ou partiellement confondues appelées suites de Cauchy. Notons que toute dérivable sur un voisinage d’un point, on tentant de respecter autant que possible les dans le corps C, et même mieux : ceci est vrai suite qui tend vers une limite (par exemple 1 peut se demander si la dérivée est elle-même règles habituelles malgré l’incongruité d’avoir pour tout polynôme à coefficients complexes 1,1 1,11 1,111… qui tend vers 10/9, c’est- dérivable, puis si cette dernière dérivée maintenant une racine carrée du nombre -1, (on dit donc que C est algébriquement clos). à-dire qui s’approche de plus en plus de la (dérivée seconde) est elle-même dérivable et ils constatent (démontrent) qu’avec le nouveau Ainsi un modeste ajout (celui de i) qu’on peut valeur 10/9) est une suite de Cauchy, mais ainsi de suite, ad infinitum. Bien sûr, il n’y a nombre i apparaissent « l’autre » racine carrée voir comme la résolution d’une question très que la réciproque n’est pas vraie, comme le aucune raison qu’une dérivée soit dérivable,

62 63 etc. Prenons maintenant une fonction qui son quotidien la météo de Sydney et qu’on maintenant sur le site internet de la SNCF. En d’un tel dispositif une fois l’épidémie terminée, va des nombres complexes vers les nombres ira si besoin chercher les renseignements fait non ! Sur le site, on doit indiquer quel jour et comment empêcher une exploitation des complexes déjà évoqués plus haut. On peut ailleurs ? Ou par la quasi-certitude – peut-être et dans quelle tranche horaire on veut voyager. données récoltées, avec d’autres buts ? Comme s’intéresser là aussi à la limite du rapport entre inconsciemment méprisante – qu’en habitant Si l’on ne sait pas encore exactement, il faut le rappellent les graphistes Ruedi Baur et l’accroissement de la fonction et celui de la Vierzon, on n’a aucune chance de prévoir un faire une recherche pour chaque tranche de Odyssée Khorsandian dans un des dessins de variable. Si cette limite existe en un point, voyage a Sydney, fût-il professionnel ? Voire chaque jour pour avoir une idée globale, alors leur série pour réfléchir à la démocratie face à on dit que la fonction est holomorphe en ce par la volonté de décourager les gens qui qu’on pouvait se faire une idée immédiate la crise du Covid-19 [parus dans Libération, 2 point. Cette notion généralise – de manière habitent à Vierzon de s’intéresser à Sydney ? avec la brochure papier. Pourtant, comment mai 2020, n.d.r.] : apparemment innocente – la notion de dérivée. Intéressons-nous maintenant aux autobus ces brochures étaient-elles confectionnées ? Et voilà qu’une propriété incroyable tombe urbains. Il n’y a pas si longtemps, dans beaucoup On imagine volontiers qu’un programme « Le risque de récupération de ces outils à du ciel, on démontre que si une fonction est de villes, y compris à Paris, on trouvait dans moulinait l’ensemble des données horaires d’autres fins que celles liées à la sécurité holomorphe au voisinage d’un point, elle y est chaque bus un schéma de l’itinéraire suivi par et sortait l’information demandée. Dès lors, sanitaire est évident. Faut-il rappeler que indéfiniment dérivable (et même analytique, le bus avec toutes les stations. Dorénavant, qu’est-ce qui empêchait la SNCF de fournir en les arrestations de juifs et de résistants par le régime de Vichy en 1940 furent ligne ce qui est une propriété encore plus forte que dans de plus en plus de bus, un affichage un fichier pdf avec ces horaires ? Non facilitées par la récupération des outils de nous ne détaillerons pas ici). Une fois de plus, électronique (donc nécessairement plus seulement on économisait ainsi du papier, mais surveillance et de répression mis en place une généralisation en apparence ponctuelle restreint ?) indique en temps réel les trois ou encore mettre ledit programme à disposition par le gouvernement démocratique de locale, formelle, donne beaucoup plus que ce quatre prochains arrêts. Impossible de savoir, sur le site aurait permis d’engendrer des fiches Daladier. » que l’on imaginait, et possède une propriété donc, lorsque l’on n’est pas un habitué de la horaires qui n’avaient sans doute jamais existé, globale proprement inouïe. ligne, si on a dépassé son arrêt dans un moment par exemple pour les trains entre Vierzon et Les exemples donnés plus haut pourraient Cherchons maintenant des exemples de cette de distraction, ou s’il reste dix-sept ou quatorze Dinard, avec les changements éventuels, sur indiquer une volonté politique de restreindre dualité global-local dans la vie courante. arrêts avant la station où l’on a l’intention de une période de trois mois. Je ne résiste pas, l’information disponible, un peu comme avec Notre thèse est que cette dualité a deux descendre. d’ailleurs, à indiquer qu’après la disparition des œillères, souvent électroniques, tout en champs d’application politique. Le premier, Prenons maintenant notre GPS favori : arrivés à des horaires papier, je pris l’habitude d’aller favorisant l’accumulation de masses de données sur lequel nous ne nous étendrons pas, est bien un rond-point, on nous dira par exemple qu’il sur le site de la Deutsche Bahn, qui pendant un gigantesques : il est plus facile de gouverner des classique : l’économie doit-elle / peut-elle faut sortir à la quatrième sortie. Pourquoi ne temps donnait les horaires globaux entre villes gens qui n’ont qu’une information partielle sur être globalisée ou doit-elle / peut-elle rester pas préciser aussi qu’en fait on va presque tout (y compris entre villes françaises), à condition ce que les gouvernants « savent », et ce dans locale ? Cette question se pose autant pour la droit, ou qu’on tourne en gros à gauche ? Les de penser à aller sur le site en allemand, car le plus grand nombre de domaines possibles ; production agricole que pour la production irréductibles de la carte routière auraient eux le site en français ne les fournissait pas. La gouverner devient synonyme de décider en industrielle ou les échanges commerciaux, aussi leur mot à dire sur la parcellisation de Deutsche Bahn a depuis supprimé, semble- limitant les possibilités de questionner donc de etc. Mais qu’en est-il dans le champ de ce type d’information. J’ai même vu une fois t-il, cette possibilité. Pour être complet, contester… Dans le même temps, les moyens l’information et plus particulièrement de la dans une ville de province des jeunes gens le je dois indiquer que certains des horaires de communication modernes déversent sur le quantité d’information disponible ? Alors nez sur leur GPS, qui, une fois arrivés dans la globaux dont je parle se trouvent parfois aux citoyen ordinaire une quantité phénoménale qu’on prône la communication tous azimuts, rue qu’ils cherchaient, continuaient à regarder changements d’été ou d’hiver sur des « blogs d’informations dont une grande partie n’est mondiale, et sans limite, on assiste à un leur appareil pour savoir où était le numéro où de lignes » confidentiels. pas vérifiée ou bien volontairement maquillée appauvrissement (volontaire ?) de l’information ils voulaient aller, alors que la rue devait avoir ou travestie (avec en particulier les fameuses fournie. Prenons quelques exemples : si l’on cinquante mètres de long et qu’il suffisait de Si les exemples ci-dessus des itinéraires de fakenews, en français infox). Si l’on continue cherche les prévisions météorologiques dans lever les yeux. bus, des horaires de train ou des GPS à courte dans cette vision de contrôle de l’information, un quotidien régional, on va trouver le plus Je parlais de la place nécessaire pour fournir une vue n’ont semble-t-il pas soulevé de questions, on passe ainsi – et peut-être avec le même but souvent les prévisions du département et information complète. Voire ! Ainsi pouvait-on il n’en est peut-être pas de même pour la – d’informations distillées au compte-gouttes peut-être celles des départements voisins. Si trouver il y a quelques années des horaires question des « big data » (en français « données pour que les individus gardent « la tête dans le l’on prend un quotidien national, on aura, papier pour les trains de la SNCF entre deux massives »). Amasser, de manière souvent guidon », à une logorrhée d’informations dont pour certains d’entre eux, seulement les villes avec tous les trains pour une période de non transparente, des données, en apparence la finalité pourrait être, en détournant le titre prévisions nationales, pour d’autres quelques plusieurs mois (il existait même, à une époque locales donc semblant négligeables, pour d’un film de Peter Greenaway : Drowning by renseignements internationaux. Bien sûr, moins récente, une petite brochure intitulée en faire un monstre global est d’autant plus numbers. ceci est lié à la place disponible (nous y « trains d’affaires » qui répertoriait tous les menaçant que le commun des mortels ignore reviendrons), mais aussi peut-être à l’idée trains pratiques entre la plupart des grandes qui les consulte et ce qu’on peut en faire. Le 1 qu’à Vierzon, personne ne s’intéresse aux villes). Un beau jour, les horaires papier de « tracing » (en français le « pistage »), destiné à CNRS, IMJ-PRG, Sorbonne Université, jean- risques de neige à Sydney. Comment cette ville à ville disparurent. Aux doléances des éviter l’apparition de « clusters » (en français de [email protected] idée est-elle justifiée ? Par la certitude que usagers, les agents de la SNCF répondaient que « foyers ») lors d’une épidémie, soulève la même personne à Vierzon ne s’attend à trouver dans cela économisait du papier, et que tout était méfiance : comment éviter la pérennisation

64 65 species working for mutual benefit. Despite Fungal bio-based materials (Fig. 2), or short- Adaptive fungal architectures their organic nature, sci-fi bio-ships can be ly mycelium materials (MMs), are considered Andrew Adamatzky,1 Antoni Gandia,2 Phil Ayres,3 Han Wösten,4 and gigantic, sturdy and able to travel harsh deep- an emerging family of environmentally friendly 5 space conditions. An organic real-world mate- composites and natural polymers of fungal ori- Martin Tegelaar rial able to offer some of these protective char- gin mainly based on chitin and glucan fractions, 8 With an estimated 3.8 million species, fungi are amongst the most numerous creatures in acteristics is chitin, one of the most abundant the main components of the fungal cell walls. polymers on earth forming the shell of insects, Although the usage of fungal-sourced materials the world. They started, shaped and maintained Earth ecosystems. Fungi also act as forest crustaceans and fungal cells. is not new in human history,9 their production, internet allowing trees to communicate with each other and with microbial populations. Wild sci-fi is one of the best motors of scientif- transformation and distribution following mod- Fungi can sense everything humans can sense. Fungi demonstrate a high degree of pro- ic research pointing to possibilities far beyond ern biotechnological and commercial process- to-intelligence and show evidence of a long distance communication within their extended the current state of the art, or more precisely, es is an industry in its very infancy. bodies that includes decision making. Fungi are also used as furniture, building and deco- beyond our state of mind (Fig. 1). Visualising a MMs are currently commercialised as packag- ration materials. Taking into account all these unique properties of fungi we decided to pro- bio-ship can be helpful to understand the rela- ing and construction elements, acoustic insu- duce a living and ‘thinking’ house made of fungi. Here we discuss our first steps towards tionships within a forest or any given self-sus- lation panels, furniture and decoration pieces, the biofabrication and implementation of our fungal architecture. taining Earth’s ecosystem, including the human automotive upholstery and also as leather-like body. Moreover, we can find parallels between non-woven fabrics in the form of flexible fun- the internal works of a bio-ship and the inten- gal mats.10 In contrast to their petroleum-based tion and the rationale behind a project such as counterparts, MMs are fully biodegradable, FUNGAR, acronym for Fungal Architectures, a moreover their production process is simple EU Horizon 2020 research project that seeks and economical, requiring a minimal knowl- to develop a fully integrated structural and edge of fungal biology and a basic set of tools computational living monolith by using fungal normally used in other fungal biotechnological mycelium. The goal: to advance towards the activities, such kitchen fermentation processes realisation of full-scale intelligent bio-build- (e.g. tempeh, koji) or mushroom cultivation ings and other functional bio-structures. In this operations.11 short paper we introduce the state of the art of Most MMs listed above are normally manu- fungal biofabrication technology and report on factured through solid state fermentation (SSF) the progress done by the partners involved in methods involving the propagation of pure the FUNGAR project. fungal cultures on lignocellulosic substrates such as sawdust, wood-chips, straws, hulls and Fungal Biofabrication similar side-and waste-streams from agroin- Biofabrication can be defined as the produc- dustrial activities.12 The fungal hyphae grow on tion of complex living and non-living biologi- these substrates, forming a fibrous matrix, the cal products from raw materials such as living mycelium, surrounding, covering and bind- cells or molecules. In the long term, biofabri- ing together all the substrate particles forming cation can dramatically transform traditional a composite solid material that sometimes can industries becoming a new paradigm for 21st feel foamy. Once harvested, these composites century manufacturing. A fast evolving and are normally dried using convection ovens to growing branch of the biofabrication field is stop fungal activity, action that aims to ensure Fig. 1. Fungal architecture in the post-apocaliptic world. Installation by Irina Petrova (https://www.irina-petrova.com/). Printed with kind permission of Irina Petrova. led by fungal-derived biomaterials and the re- the preservation of the object by avoiding a to- searchers behind them. At the current moment, tal digestion or decomposition of the substrate. In 1953 the 25 year old Robert Sheckley pub- has been growing in the sci-fi imaginary. several private companies, public universities, Alternatively, liquid state fermentation (LSF) lished “Specialist”,6 a short science fiction sto- Bio-ships are made of biological components artistic and scientific organizations worldwide techniques have been developed to produce ry that depicts, presumably for the first time, a and most can be considered lifeforms of their have embraced fungal biofabrication as a subject pure fungal biomass that can be further pro- galactic bio-ship driven by a crew comprised own. Like other living beings, bio-ships can of study, research and development,7 including cessed into functional materials such as my- of members of diverse intelligent species that sense their environment and respond to it, MOGU S.r.l, Utrecht University, CITA based at celium-based papers and leather-like mats.13 had to cooperate symbiotically forming the dif- searching for food sources, fighting and regen- Royal Danish Academy and University of the Such LSF protocols have been adapted from ferent parts of the craft; Engine, Thinker, Eye, erating damaged parts, growing and reproduc- West of England, the four FUNGAR partners in well-established fungal enzyme production Pusher, etc. After Sheckley’s first conceptualis- ing their kind, and most-likely protecting and charge of the different fungal biofabrication processes (e.g. penicillin, citric acid or myco- ation, the idea of living and sentient bio-ships nurturing their cargo, usually members of other and functionalization efforts. protein production). Although these and other

66 67 Fig. 3. An example of a fungal colony (a) and hypha (b) and its corresponding schematic diagram (c).

(a) (b)

methodologies and applications for fungal bi- and in silico computing units as described in ofabrication have been recently made availa- the following sections. ble, there is a long way to go regarding the im- provement of the cultivation systems and the Conductive Functionalisation of Fungal mechanical properties of the materials, as well Mycelium as the overall biosafety of the art. A mycelium consists of a network of hyphae One of the challenges in FUNGAR will be to (Fig. 3a). Fungal hyphae are thread-like struc- grow a large living fungal structure in the me- tures that can have a length in the centimetre tre length scale; more specifically a self-support- range under laboratory conditions. Hyphae ing and self-sustaining biocomputing monolith. are highly polarised. They grow at their apex This bio-structure will serve as proof of concept and form lateral branches in sub-apical re- prior to implement complete fungal architec- gions (Fig. 3b). For instance, in the case of the tures in the near future, such as housing and mold Aspergillus niger, growth occurs within other functional buildings. The fungal mono- the first 25 µm of the hyphae, while the first lith will consist of a superstructure of intercon- branch is made after 150 — 300 µm14 (Fig. 3c). nected fungal threads or mycelium growing This polarisation is the result of developmental on a nutritive woody scaffold. The active living and environmental cues.15 Hyphae of the most threads of the fungal mycelium will carry in- species rich groups of the fungal kingdom, formation, sensing its immediate environment the ascomycetes and the basidiomycetes, are and responding to it. This concept will result compartmentalised by cross walls called sep- in the development of new cultivation and ta. These septa have pores that allow streaming life-sustaining protocols for living fungal net- of cytosol and even organelles from one com- (c) (d) works. The success of such an undertaking will partment to the other and from one hypha to an- be measured by the active growth of the myce- other. These septa are placed at regular distanc- Fig. 2. (a) Mycelium of a lamentous fungus growing on Potato Dextrose Agar (PDA). (b) Antlers or elongated primordia of Ganoderma lucidum seeking for light and higher oxygen concentrations. (c) lium on selected substrates and its capacity to es. In the case of A. niger and the mushroom Composite MMs in form of bricks made by growing fungal mycelium on hemp shives. (d) Transverse remain alive, healthy and ultimately sentient to forming fungus Schizophyllum commune, sep- cut of a mycelium brick grown on cotton waste. the external conditions, whether it is provided ta are placed every 50-100 µm16 (our data un- by the natural elements, by touch or by electri- published). By closing the pores,17 these fungi cal stimuli directly applied by micro-controllers can isolate hyphae or compartments enabling

68 69 them to specialise.18 For instance, some hyphae conductivity. Current propagated along a hy- at the outer part of the mycelium of A. niger re- pha did not leak into the medium surrounding lease proteins in the medium, while others are the mycelium,22 indicating that the cell wall more resistant to heat. Hyphae have a width and cell membrane are good insulators as was of about 2-10 µm. The cell wall is the outer described previously.23 Thus, the cytosol is the part of the hypha. It protects the underlying main conductive part of the hypha. Septa of plasma membrane, that in turn envelopes the Neurospora crassa do not seem to exacerbate cytoplasm. The latter consists of a cytosol with voltage attenuation. However, the septa in this organelles like nuclei, mitochondria and vac- fungus seem to be generally open, enabling uoles. Depending on the culture conditions uninterrupted cytoplasmic flow.24 In contrast, a

Fig. 4. Films of dead mycelium that was chemically treated to increase electrical conductivity. The lm on the right-hand side has been doped with Cu2+ and is six times more conductive than the lm on the left-hand side.

the cell wall thickness varies, but as a thumb high percentage of septa of other fungi like the of rule it is about 0.20 µm19 while the plasma mushroom forming fungus S. commune or the membrane is about 15 nm thick20 (Fig. 3c). molds A. oryzae and A. niger are closed.25 The Fig. 5. Towards fungal computing. (a) Exemplar setup of recording electrical activity of mycelium of Pleurotus ostreatus. A mycelium can be considered heterogene- question is whether this will also diminish cur- (b) Example of Boolean gates implementation with computer model of spikes travelling in a fungal colony. Fragment of electrical potential record in response to inputs (01), black dashed line, (10), red dotted line, (11), solid green line, entered ous. Hyphae at the outer part of the colony rent flow in the hyphae. It should also be not- as impulses.28 (c) A biological scheme of a fragment of a fungal hypha of an ascomycete, where we can see septa and asso- grow and colonise the substrate, while most ed that even in N. crassa a voltage attenuation ciated Woronin bodies.29 (d) A scheme representing states of Woronin bodies: ‘0’ open, ‘1’ closed.30 (e) Examplar evolution hyphae in the central zone of the mycelium do was observed of 70 % after 0.49 mm.26 This of a one-dimensional fungal automaton: the arrays of nite state machines is vertical and time increases from the left to the not grow. In fact, they may have even lost their would make fungal hyphae good resistors. right.31 cytoplasm. The heterogeneity of the myceli- The current observed in N. crassa leads to the um as well as the heterogeneous structure of prediction that conductivity of a mycelium can be used as a capacitor (see above) or to be modified in such a way that both the api- the hypha along its length and width makes it happens mostly in the form of electrolytic convert electrical energy to heat. cal and distal parts of a hypha are conductive. challenging to produce a conductive material conductivity. Indeed, when mycelium of the To expand the electrical functionality of fun- A conductive living wire would be obtained made from fungus, as a hypha is only as con- fungus S. commune is dehydrated, material re- gal mycelium it has to be modified (Fig. 4). with an increase in cytoplasmic conductivity. ductive as the strongest resistor in said hypha sistance exceeds 20 MO compared to 1.5 MO This can be achieved by functionalisation or To increase cytoplasm electrolytic conductivi- and not all hyphae are interconnected. Hyphae when the mycelium is still living (our unpub- by changing the inherent properties of a my- ty a fungus would need to be more tolerant to of some fungi have been shown to be sensitive lished results). This is equal to the electrical re- celium. The largest contributor to fungal my- high concentrations of conductive ions. Sever- to electrical fields, growing either toward or sistance that was previously found in the living celium electrical resistance seems to be the al fungal species display a high transition met- away from the cathode or anode. In addition, mycelium of the fungus Pleurotus ostreatus.27 cell wall and the cell membrane.32 This can al tolerance (our unpublished results). These hyphal branching could be increased by an The high electrical resistance of dehydrated be an advantageous property as an insulat- metals may be taken up and stored in special electrical field.21 These data show that fungal mycelium does not mean it cannot be used in ing outer layer can keep an electrical current organelles in the cytosol. In this case, they will hyphae, or parts thereof, show some degree of electrical appliances. High resistance materials inside a hypha. A hypha would than need to not likely increase conductivity significantly. It

70 71 may also be that the metals are pumped out of the FUNGAR project, the automaton model Inspired by the controllable compartmental- The material basis of the FUNGAR project the cell continuously, maintaining a higher but was perfected by using the FitzHugh–Nagumo isation within the mycelium of the ascomy- presents many novel construction challenges non-toxic level in the cytosol. This would con- model to imitate propagation of excitation in cetous fungi, we designed 2D fungal autom- to the realisation of architectural outcomes. tribute to the conductivity of the hyphae but its a single colony of Aspergillus niger. We de- ata: cellular automata where communication Two key challenges are: 1) cultivating MM’s at extent needs to be determined. Finally, metals veloped techniques of encoding Boolean val- between neighbouring cells can be blocked meter lengts scales; 2) achieving structural ca- may not enter the cytosol, but instead bind to ues by spikes of extracellular potential. We rep- on demand.44 We found that these automata pacity with MM’s that are living and therefore the cell wall. Binding of metals to the cell wall resented binary inputs by electrical impulses are computationally universal. This has been continually altering in their chemical and me- may enable yet more electrical applications as on a pair of selected electrodes and record re- proved by implementing sandpile cellular au- chanical properties. To address these primary alternating conductive and insulating layers are sponses of the colony from sixteen electrodes. tomata in 2D fungal automata. We reduced challenges, we are investigating a novel con- useful in transmission of high frequency electri- We demonstrated that the colony can compute the Monotone Circuit Value Problem to the struction concept that employs stay-in-place cal signals (e.g. coaxial cables or high-voltage by deriving sets of two-inputs-one-output log- Fungal Automaton Prediction Problem, and scaffolds produced using a sparse Kagome cables). ical gates implementable (Fig. 5b).40 Ratios of constructed families of wires, cross-overs and weave pattern (Fig. 6). the gates found matches well the rations of the gates to prove that the fungal automata are Kagome is a resilient triaxial weave based on Fungal computing gates discovered in other living systems, in the P-complete. a regular hexagonal lattice. It is also a very There are three ways of making sensing and case of the simulated fungal colony the ratios versatile weave that allows complex morphol- computing devices with fungi: morphological was the gates were or 0.13, select 0.56, xor Architectural design ogies to be realised through the judicious ap- computation, spikes based computation and 0.04, not-and 0.11, and 0.15. Preparations for As reported above in the “Fungal Biofabrica- plication of simple topological transformation conventional computing with fungi as organic implementation of fungal computing with real tion” section, MM’s have entered the building principles.48 These local changes of topology electronic devices. living mycelium is underway. In the meantime, industry through products such as acoustic – referred to as singularities, or lattice disclina- The morphological computation would repre- we have developed an abstract model of fungal insulation panels and flooring tiles – applica- tions – govern the production of double curva- sent data with spatial distribution of attractants computing based on some particular features tions that permit their incorporation into con- ture by generating out-of-plane stresses in the and repellents. A mycelium network devel- of mycelium— the fungal automata.41 ventional construction approaches and building weaver material. Kagome therefore provides a oped in these gradient fields would represent a Two types of fungal automata were proposed: systems. Speculative constructions, in which principled approach to the production of scaf- result of the computation. This method is well 1D and 2D. In the 1D automata we studied MM’s play a central role in the construction folds that can achieve architectural scales (me- tested and proved to be successful in the im- models of information dynamics on a single logic or building system, have been recently ter length), act as porous containers for MM ‘s plementation of slime mould based computing hyphae.42 Such a filament is divided in compart- demonstrated in the form of full-scale tempo- to grow within and provide structural capacity devices.33 The morphological computation is ments (here also called cells) by septa (Fig. 5c). rary constructions.45 Here, one of the primary for MM’s that are in continuous states of chem- slow because it is based on a physical growth These septa are invaginations of the cell wall foci has been on exploring and exploiting their ical and mechanical transformation. This novel of the creatures. Thus we turned to a computa- and their pores allow for the flow of cytoplasm structural (load-bearing) capacities. The study construction method contributes a bio-hybrid tion with electrical phenomena. between compartments and hyphae. The septal of MM’s for application as primary construction approach in which technical elements and liv- Whilst oscillation of electrical potential of fun- pores of the fungal phylum of the Ascomycota material for architectural structures is accelerat- ing complexes are synergistically combined to gi have been reported once in 1970s34 and once can be closed by organelles called Woronin ing and diversifying in productive ways, for ex- achieve design intentions and support archi- in 1990s35 by intra-cellular recording, only re- bodies. Septal closure is increased when the ample, finding intersection with 3D print tech- tectural objectives. cently did we discover that the oscillation can septa become older and when exposed to stress nologies to achieve highly intricate geometries Working with living complexes offers an op- be equally well recorded extra-cellularly by conditions. Thus, Woronin bodies act as infor- that are not reliant on molds.46 In one specula- portunity to enrich the palette of orthodox ar- inserting electrodes in fruit bodies36 or even in mational flow valves (Fig. 5d). The 1D fungal au- tive design proposition, 3D printing becomes a chitectural objectives. Tasks such as boundary a substrate colonised by fungi (Fig. 5a). Sever- tomata is a binary state ternary neighbourhood mechanism for exposing the contaminated soil creating, framing, filtering and staging have al modes of spiking have been discovered and cellular automata, where every compartment of an inner urban site and exploiting the reme- the potential to be reimagined by coupling electrical responses of fungi to thermal and follows one of the elementary cellular automata diation capabilities of Pleurotus and Trametes.47 them with attributes such as growth, adapta- chemical stimulation have been analysed.37 We rules if its pores are open and either remains in Such a proposition calls into question orthodox tion and metabolism. The project’s aim, of pro- previously38 proposed that fungi Basidiomycet- state ‘0’ (first species of fungal automata) or its understandings of what architecture is, what ducing a living computing substrate that can es can be used as computing devices: infor- previous state (second species of fungal autom- roles it performs and what its objectives are – be used as construction material, will provide mation is represented by spikes of electrical ata) if its pores are closed. The Woronin bodies seeking new and expanded relationships that novel capabilities embedded at the scale of activity, a computation is implemented in a closing the pores are also governed by autom- promise a more ecologically engaged practice. material. This presents the fascinating design mycelium network and an interface is realised aton rules. We also analysed a structure of the With its core objective of developing a living challenge of determining how the spatial dis- via fruit bodies. In an automaton model of a composition space of cell-state transition and construction material with computational ca- tribution and organisation of that material can fungal computer, we have shown how to im- pore-state transitions rules, complexity of fungal pabilities from mycelium, the FUNGAR project influence the computation – how the space of plement computation with fungi and demon- automata with just a few Woronin bodies, and aims to contribute to this widening of architec- an architecture assists in its computation. The strated that a structure of logical functions com- exemplified several important local events in the tural scope with extension to design practices idea that spatial form languages emerge from puted is determined by mycelium geometry.39 In automaton dynamics (Fig. 5e).43 and new construction logics. targeted objectives is familiar and perhaps most

72 73 tangible through structural performance, as in volumetric parameters of material to influence Discussion and future challenges 7 V. Meyer, E. Y. Basenko, J. P. Benz, G. H. Braus, M. the case of membrane architectures and com- spikes based computation, or contained re- Despite a growing pool that estimates a total X. Caddick, M. Csukai, R. P. de Vries, D. Endy, J. C. pression-only shell structures. The compelling gions of discrete mycelium networks organised of approx. 3.8 million species from which only Frisvad, N. Gunde-Cimerman, T. Haarmann, Y. Hadar, promise of working with actively computing through differentiated structural elements to about 120.000 are currently identified,49 just a K. Hansen, R. I. Johnson, N. P. Keller, N. Kraševec, living substrates is that new form languages create parallel computing units that can ex- few dozen basidiomycetes are currently being U. H. Mortensen, R. Perez, A. F. J. Ram, E. Record, and spatial characters will be invented. This change information. used in the manufacturing of MMs. Therefore, P. Ross, V. Shapaval, C. Steiniger, H. van den Brink, J. is quite tangible and achievable, for example, basic screening and selection efforts are re- van Munster, O. Yarden, and H. A. B. Wösten, “Grow- through the informed design of geometries and quired to identify more species with features of ing a circular economy with fungal biotechnology: interest. In parallel, new developments in fun- a white paper,” Fungal Biology and Biotechnology gal genetic engineering using tools like CRIS- 7(1), 2020, 5. PR50, or user-friendly cloning frameworks such 8 M. Jones, A. Mautner, S. Luenco, A. Bismarck, and as the FungalBraid51, could lead to fast-proto- S. John, “Engineered mycelium composite con- typing of new metabolic pathways and pheno- struction materials from fungal biorefineries: A crit- types, allowing new unforeseen properties and ical review,” Feb. 2020; H. A. B. Wösten, “Filamen- functionalities. Moreover, such genetic engi- tous fungi for the production of enzymes, chemicals neering efforts could lead to establishing new and materials,” Current Opinion in Biotechnology symbiotic or co-protective relationships be- 59, 2019, 65-70. tween fungi and other living beings, mimicking 9 R. A. Blanchette, “Extraordinary fungal masks used Fig. 6. Early prototype component exploring relationships already observed in nature such by the indigenous people of North America and the compatibility of mycelium composite as the fungus-growing ants and termites, and Asia,” Fungi Magazine, 2017; M. Berihuete-Azorin, J. grown within a rattan Kagome weave. The allowing the deployment of truly engineered Girbal, R. Piqué, A. Palomo, and X. Terradas, “Punk’s weave acts as a combined stay-in-place for- not dead,” Fungi for tinder at the Neolithic site of mwork and reinforcement. living materials that can survive on their own and respond to external stimuli. Furthermore, La Draga (NE Iberia). we can imagine that SSF, LSF and combined 10 C. Girometta, A. M. Picco, R. M. Baiguera, D. (hybrid) manufacturing technologies will con- Dondi, S. Babbini, M. Cartabia, M. Pellegrini, and E. tinue to be improved, providing fruitful syn- Savino, “Physico-mechanical and thermodynamic ergistic results and making MMs manufacture properties of mycelium-based biocomposites: A re- ready for mass production and functional ap- view,” Jan. 2019; M. Jones, A. Mautner, S. Luenco, plication across industries and households. A. Bismarck, and S. John, “Engineered mycelium composite construction materials from fungal bi- orefineries: A critical review,” op. cit. Acknowledgement 11 D. Grimm & H. A. B. Wösten, “Mushroom cultiva- This project has received funding from the European Un- tion in the circular economy,” Sep. 2018; S. Camere ion’s Horizon 2020 research and innovation programme & E. Karana, “Fabricating materials from living or- FET OPEN “Challenging current thinking” under grant agreement No 858132. ganisms: An emerging design practice,” Journal of Cleaner Production 186, 2018, 570-584. 12 M. Jones, A. Mautner, S. Luenco, A. Bismarck, and 1Unconventional Computing Laboratory, Depart- S. John, “Engineered mycelium composite con- ment of Computer Science, University of the West of struction materials from fungal biorefineries: A crit- England, Bristol, UK. ical review,” op. cit. 13 2 Mogu S.r.l., Inarzo, Italy. F. V. W. Appels & H. A. B. Wösten, “Mycelium mate- 3 The Centre for Information Technology and Archi- rials,” in O. Zaragoza & A. Casadevall (eds.), Encyclo- tecture, The Royal Danish Academy of Fine Arts pedia of mycology, Amsterdam, Elsevier, 2021; M. Schools of Architecture, Design and Conservation, Jones, K. Weiland, M. Kujundzic, J. Theiner, H. Kählig, Copenhagen, Denmark. E. Kontturi, S. John, A. Bismarck, and A. Mautner, 4 Microbiology, Department of Biology, Utrecht Uni- “Waste-Derived Low-Cost Mycelium Nanopapers versity, Utrecht, The Netherlands. with Tunable Mechanical and Surface Properties,” 5 Idem. Biomacromolecules 20(9), 2019, 3513-3523. 14 6 H. A. B. Wösten, S. M. Moukha, J. H. Sietsma, R. Sheckley, “Specialist,” Galaxy Science Fiction 6(2), 1953, 69-81. and J. G. H. Wessels, “Localization of growth and

74 75 secretion of proteins in aspergillus niger,” Microbi- 21 A. M. McGillivray & N. A. R. Gow, “Applied elec- 40 A. Adamatzky, M. Tegelaar, H. A. B. Wösten, A. L. 6(2), 2018; J. Dessi-Olive, “Monolithic myceli- ology 137(8), 1991,2017-2023; M. Tegelaar & H. trical fields polarize the growth of mycelial fungi,” Powell, A. E. Beasley, and R. Mayne, “On boolean um: growing vault structures,” 8th International A. B. Wösten, “Functional distinction of hyphal com- Microbiology 132(9), 1986, 2515-2525. gates in fungal colony,” Biosystems, 2020, 104138. Conference on Non-Conventional Materials and partments,” Scientific reports 7(1), 2017, 1-6; M. 22 R. R. Lew, “Ionic currents and ion fluxes in neuro- 41 A. Adamatzky, E. Goles, G. J. Martinez, M.-A. Tsom- Technologies “Construction Materials and Tech- Tegelaar, G. P. A. van der Lans, and H. A. B. Wösten, spora crassa hyphae,” Journal of experimental bota- panas, M. Tegelaar, and H. A. B. Wösten, “Fungal au- nologies for Sustainability”, 2019. “Apical but not sub-apical hyphal compartments are ny 58(12), 2007, 3475-3481. tomata,” arXiv preprint arXiv:2003.08168, 2020; E. 46 A. Goidea, D. Floudas, and D. Andréen, “Pulp fac- self-sustaining in growth,” Antonie van Leeuwen- 23 G. Wiegand, N. Arribas-Layton, H.Hillebrandt, E. Goles, M.-A. Tsompanas, A. Adamatzky, M. Tegelaar, tion: 3d printed material assemblies through micro- hoek, 2020, 1-10. Sackmann, and P. Wagner, “Electrical properties of H. A. B. Wösten, and G. J. Martínez, “Computation- bial biotransformation,” Fabricate 2020, UCL Press, 15 G. Steinberg, M. A. Peñalva, M. Riquelme, H. A. Wösten, supported lipid bilayer membranes,” The Journal of al universality of fungal sandpile automata,” Physics 2020. and S. D. Harris, “Cell biology of hyphal growth,” Physical Chemistry B 106(16), 2002, 4245-4254. Letters A, 2020, 126541. 47 C. Colmo & P. Ayres, “3d Printed bio-hybrid struc- The Fungal Kingdom, 2017, 231-265; R.-J. Bleich- 24 R. R. Lew, “Ionic currents and ion fluxes in neuro- 42 A. Adamatzky, E. Goles, G. J. Martínez, M.-A. tures,” in L. C. Werner & D. Koering (eds.), ECAADe rodt, P. Foster, G. Howell, J.-P. Latgé, and N. D. Read, spora crassa hyphae,” op. cit. Tsompanas, M. Tegelaar, and H. A. B. Wösten, “Fun- 2020- Anthropologic – Architecture and Fabrication “Cell wall composition heterogeneity between single 25 A. F. Van Peer, W. H. Müller, T. Boekhout, L. GLu- gal automata,” op. cit. in the cognitive age, Vol.1, ECAADe, 2020, 573- cells in aspergillus fumigatus leads to heterogeneous gones, and H. A. B. Wösten, “Cytoplasmic continuity 43 Ibidem. 582. behavior during antifungal treatment and phagocy- revisited,” op. cit.; M. Tegelaar, R.-J. Bleichrodt, B. 44 E. Goles, M.-A. Tsompanas, A. Adamatzky, M. Tege- 48 P. Ayres, A. G. Martin, and M. Zwierzycki, “Beyond tosis,” Mbio 11(3), 2020; R. A. Fajardo-Somera, B. Nitsche, A. F. J. Ram, and H. A. B. Wösten, “Subpop- laar, H. A. B. Wösten, and G. J. Martínez, “Computa- the basket case: a principled approach to the mod- Bowman, and M. Riquelme, “The plasma membrane ulations of hyphae secrete proteins,” op. cit. tional universality of fungal sandpile automata,” op. elling of kagome weave patterns for the fabrication proton pump pma-1 is incorporated into distal parts of 26 R. R. Lew, “Ionic currents and ion fluxes in neuro- cit. of interlaced lattice structures using straight strips,” the hyphae independently of the spitzenkorp¨ er in neu- spora crassa hyphae,” op. cit. 45 P. Ross, “Your rotten future will be great,” The Advances in Architectural Geometry 2018, Chalmers rospora crassa,” Eukaryotic cell 12(8), 2013, 1097- 27 A. Adamatzky, “Towards fungal computer,” Inter- Routledge Companion to Biology in Art and Archi- University of Technology, 2018, 72-93. 1105. face focus 8(6), 2018, 20180029. tecture, 2016, 252; S. Saporta, F. Yang, and M. Clark, 49 D. L. Hawksworth & R. Lücking, “Fungal Diversity 16 A. F. Van Peer, W. H. Müller, T. Boekhout, L. G 28 R. A Blanchette, “Extraordinary fungal masks used “Design and delivery of structural material inno- Revisited: 2.2 to 3.8 Million Species,” Microbiology Lugones, and H. A. B. Wösten, “Cytoplasmic conti- by the indigenous people of North America and vations,” Structures Congress 2015, 2015, 1253- spectrum 5(4), 2017. nuity revisited: closure of septa of the filamentous fun- Asia,” op. cit. 1265; F. Heisel, K. Schlesier, J. Lee, M. Rippmann, N. 50 R. Song, Q. Zhai, L. Sun, E. Huang, Y. Zhang, Y. gus schizophyllum commune in response to envi- 29 M. Berihuete-Azorín, J. Girbal, R. Piqué, A. Palo- Saeidi, A. Javadian, D. E Hebel, and P. Block, “Design of Zhu, Q. Guo, Y. Tian, B. Zhao, and H. Lu, “CRIS- ronmental conditions,” PLoS One 4(6), 2009; R.-J. mo, and X. Terradas, “Punk’s not dead,” op. cit. a load-bearing mycelium structure through informed PR/Cas9 genome editing technology in filamentous Bleichrodt, G. J. van Veluw, B. Recter, J. Maruyama, 30 Ibidem. structural engineering,” Proceedings of the World fungi: progress and perspective,” Sept. 2019. K. Kitamoto, and H. A. B. Wösten, “Hyphal heteroge- 31 Ibid. Congress on Sustainable Technologies, 2017, 82-87; 51 M. Hernanz-Koers, M. Gandía, S. Garrigues, P. neity in a spergillus oryzae is the result of dynamic 32 G. Wiegand, N. Arribas-Layton, H.Hillebrandt, E. F. Heisel, J. Lee, K. Schlesier, M. Rippmann, N. Saeidi, A. Manzanares, L. Yenush, D. Orzaez, and J. F. Marcos, closure of septa by w oronin bodies,” Molecular mi- Sackmann, and P. Wagner, “Electrical properties of Javadian, A. R. Nugroho, T. Van Mele, P. Block, and “FungalBraid: A GoldenBraid-based modular clon- crobiology 86(6), 2012, 1334-1344. supported lipid bilayer membranes,” op. cit.; E. Bay- D. E. Hebel, “Design, cultivation and application ing platform for the assembly and exchange of DNA 17 Ibid. er & G. McIntyre, “Method of growing electrical- of load-bearing mycelium components,” Interna- elements tailored to fungal synthetic biology,” Fun- 18 M. Tegelaar, R.-J. Bleichrodt, B. Nitsche, A. F. J. ly conductive tissue,” February 2 2016. US Patent tional Journal of Sustainable Energy Development gal Genetics and Biology, 2018. Ram, and H. A. B. Wösten, “Subpopulations of hy- 9,253,889. phae secrete proteins or resist heat stress in aspergil- 33 A. Adamatzky (ed.), Advances in Physarum ma- lus oryzae colonies,” Environmental microbiology chines: Sensing and computing with slime mould, 22(1), 2020, 447-455. Cham, Springer, 2016. Quantum Computing: Coping with Underpowered, Inaccurate, but Asto- 19 I. V. Ene, Louise A. Walker, M. Schiavone, K. K. Lee, 34 C. L. Slayman, W. S. Long, and D. Gradmann, H. Martin-Yken, E. Dague, N. A. R. Gow, C. A. Mun- “’Action potentials’ in Neurospora crassa, a myceli- nishing Quantum Computers ro, and A. J. P. Brown, “Cell wall remodeling en- al fungus,” Biochimica et Biophysica Acta (BBA)-Bi- Cristian S. Calude1 zymes modulate fungal cell wall elasticity and osmot- omembranes 426(4), 1976, 732-744. ic stress resistance,” MBio 6(4), 2015, e00986-15. 35 S. Olsson & B. S. Hansson, “Action potential-like Why quantum computing? happens when Moore’s Law (inevitably?) ends? 20 M. Schiavone, C .Formosa-Dague, C. Elsztein, M.- activity found in fungal mycelia is sensitive to stim- Gordon E. Moore’s 1965 law is the empirical Among various possibilities, the advance of A. Teste, H. Martin-Yken, M. A. De Morais, E. Dague, ulation,” Naturwissenschaften 82(1), 1995, 30-31. observation stating that the number of transis- new models of computation, called uncon- and J. M. François, “Evidence for a role for the plasma 36 A. Adamatzky, “On spiking behaviour of oyster tors on a chip doubles about every two years. ventional,2 was one. At that time there was a membrane in the nanomechanical properties of the fungi pleurotus djamor,” Scientific reports 8(1), This prediction has defined the trajectory of widespread belief that the P vs. NP problem cell wall as revealed by an atomic force microscopy 2018, 1-7. computing technology and, in some ways, it – currently still open – will be solved in the study of the response of saccharomyces cerevisiae 37 Ibidem. marked the progress itself. negative before the end of the century. This to ethanol stress,” Appl. Environ. Microbiol. 82(15), 38 A. Adamatzky, “Towards fungal computer,” op. cit. In early 1990s talks about the eventual de- motivated the need to find fast algorithms to 2016, 4789-4801. 39 Ibidem. cay of Moore’s law lead to the question: what solve NP problems, a computational challenge

76 77 unlikely, if not impossible, to succeed using probabilistic and give the correct answer with Turing machines. Even more daring, could it high probability; the probability of failure can be possible to design new models of compu- be decreased by repeating the algorithm. tation capable of transgressing Turing’s barrier? A new wave of ambitious industry-led research Quantum computing, invented by P. l Benioff programmes in quantum computing – led by and Y. I. Manin in 1980 and R. Feynman in D-Wave Systems, Lockheed Martin, Google, 1982, offered a possible path to answer both IBM, Microsoft, Honeywell, IonQ and others questions. In 1985 D. Deutsch quantised the – has emerged and, with it, a sense of high universal Turing machine.3 The quantum al- optimism has spread within both industry and gorithms designed by P. Shor in 19944 and L. academia; unprecedented funding has been Grover in 19965 have been land-mark results pledged for quantum projects. that made quantum computing a bright bea- con in computer science and led to a surge of Models of quantum computing and the Fig. 2. IonQ 32 perfect qubits. theoretical and experimental results. state of the art Fig. 1. D-wave-advantage-chip. https://tinyurl.com/yyzw6s5e The circuit (gate) model is the most popular https://tinyurl.com/y5pz7cx5 What is quantum computing? model of quantum computing: quantum algo- Classical computers store and process infor- rithms are built from a small set of quantum Quantum speedup and quantum computa- Various claims about achieving quantum com- 6 mation using binary states called bits. Quan- gates. The younger adiabatic quantum com- tional supremacy puting supremacy failed. On 23-24 October tum computers use quantum bits, or qubits, for puting relies on the adiabatic theorem to do It seems that to run an accurate classical sim- 2019, a Google team published in Nature13 a 7 the same purpose. Bits are fictional mathemat- calculations and the D-Wave series of ma- ulation of a quantum system one must know paper announcing the experimental realisation ical objects which are implemented in com- chines uses this model. J. Preskill, from Cal- a lot about the system before the simulation is of quantum supremacy with a programmable puters by hardware-bits, physical systems – like ifornia Institute of Technology, called current started. Manin8 and Feynman9 have argued that machine with 53 qubits that “takes about 200 electrical voltage or current pulse – which can quantum computers “noisy, intermediate-scale a quantum computer might not need to have so seconds to sample one instance of a quantum be in two different states. Similarly, qubits are quantum devices”: noisy because qubits can- much knowledge. This line of reasoning seem- circuit a million times – our benchmarks cur- mathematical objects which can be physically not be adequately controlled and intermedi- ingly inspired Deutsch10 to postulate that com- rently indicate that the equivalent task for a “created” in different ways, for example with ate-scale due to their reduced number of qu- putational devices based on quantum mechan- state-of-the-art classical supercomputer would superconductivity. Hardware-bits are robust at bits. The question is to figure out how to get ics will be computationally superior compared take approximately 10,000 years. This dramat- room temperature, but hardware-qubits must the best from them. to digital computers. A spectacular support for ic increase in speed compared to all known be kept very cold as any heat in the system can Quantum computers are notoriously difficult this postulate came from Shor’s 1994 polyno- classical algorithms is an experimental reali- introduce errors. This is the reason why quan- to compare. IBM quantum volume is a metric mial factoring quantum algorithm11 in spite of zation of quantum supremacy for this specific tum computers operate at temperatures close that measures the performance of a quantum the fact that the problem whether factoring is computational task, heralding a much-antici- to absolute zero. computer operating with quantum gates, by classically solvable in polynomial time was, pated computing paradigm.” Almost simulta- Rather than having a definite position, unmea- aggregating into a single number several fea- and still is, open. The same situation holds for neously, an IBM team posted on the archive14 sured qubits are in a mixed “superposition,” tures, including the number of qubits, gate and Deutsch-Jozsa algorithm and various others in a paper showing that “… an ideal simulation of similar to a flipping coin in the air before it measurement errors, crosstalk and connec- the “black-box” paradigm. In contrast, Gro- the same task can be performed on a classical lands with head or tail. After measure, the tivity. Theoretically, the higher the quantum ver’s quantum algorithm for “inverting a func- system in 2.5 days and with far greater fideli- qubit is in one of two distinct states. Qubits volume, the more complex problems a quan- tion” provably achieves a polynomial speedup ty.” Simultaneously, Nature published also an can have strange properties: some qubits are tum computer could solve. IBM has achieved over any classical algorithm. anonymous editorial15 including the following entangled with others, meaning the measure- a volume of 64 in a 27-qubit system (August The syntagma “quantum supremacy” was significant sentence: As“ the world digests this ments performed on them can be perfectly 2020). The company IonQ, reported a “32 coined and discussed by J. Preskill in his Rap- achievement – including the claim that some correlated. Superposition is not a specific fea- perfect qubits with low gate errors” (2 Octo- porteur talk at the 25th Solvay Conference on quantum computational tasks are beyond su- ture of quantum mechanics, but entanglement ber 2020) and claimed to be the most powerful Physics (2011):12 percomputers – it is too early to say whether has no counter part in classical mechanics. quantum computer; it expects to reach a quan- supremacy represents a new dawn for infor- These features can be exploited to build quan- tum volume of 4,000,000. D-Wave Advantage “We therefore hope to hasten the onset of mation technology.” As of 15th October 2020, tum computers which are inherently parallel, has 5,000+ qubits and a 15-way qubit connec- the era of quantum supremacy, when we the dilemma was yet not resolved. hence the hope (belief) that some quantum tivity (29 September 2020). D-Wave Systems will be able to perform tasks with con- algorithms could solve problems like predict- asserts that their quantum computing platform trolled quantum systems going beyond Would quantum computing make classi- ing multiple particle interactions in chemical handles problems with 1 million variables. what can be achieved with ordinary digital cal computing obsolete? reactions faster than classical algorithms com- computers.” The discussion about quantum supremacy plex mathematical. Quantum algorithms are suggests a misleading comparison between

78 79 classical and quantum computing. If a quan- 10 D. Deutsch, “Quantum theory, the Church-Turing tum computer can outdo any classical comput- principle and the universal quantum computer,” op. A promising perspective in searching for information. “Horizon 2020” er on one problem, we have quantum suprem- cit. Marcin Sobieszczanski acy, even if classical computers could be at 11 P. W. Shor, “Algorithms for quantum computation: least as good as quantum ones in solving many discrete logarithms and factoring,” op. cit. Navigation as a metaphor. Navigation is not only one of the biggest factors for the extent of (most?) other problems. Quantum supremacy, 12 J. Preskill, “Quantum computing and the entan- culture, but also a cognitive achievement, constantly varying, which the field of travel/trans- if achieved, won’t make classical computing glement frontier,” In H. M. Gross, D. and A. Sevrin portation shares with domain of the knowledge acquisition. The Californian anthropologist obsolete. A hybrid approach combining quan- (eds.), The Theory of the Quantum World, Singa- Edwin Hutchins1 makes the cruising activity, held on the basis of the Bristish neuroscientist tum and classical computing could be a better pore, World Scientific, 2012, 63-80. David Marr’s theory of vision, the central axis of his theory of culture and communication. 13 strategy in solving some (many) difficult prob- F. Arute, K. Arya, R. Babbush, D. Bacon, J. C. Bar- In this same perspective, we further assume that the cognitive models successfully applying 16 din, R. Barends, R. Biswas, S. Boixo, F. G. S. L. Brand- lems. to the situation of the visual wandering and acting in geographical space, can be, mutatis Many important theoretical and experimental ao, D. A. Buell, B. Burkett, Y. Chen, Z. Chen, B. Chia- mutandis, a common epistemological basis for the search about the information in the in- results have been obtained, so the field captured ro, R. Collins, W. Courtney, A. Dunsworth, E. Farhi, the interest and imagination of the large public B. Foxen, A. Fowler, C. Gidney, M. Giustina, R. Graff, dividual immersive computerised environments and in the networks connecting multiple 2 and media, and not surprisingly, unfounded K. Guerin, S. Habegger, M. P. Harrigan, M. J. Hart- devices of this type. In addition, these models remain valid both in the case of modal media claims about the power of quantum comput- mann, A. Ho, M. Hoffmann, T. Huang, T. S. Humble, with visual dominance and for multimodal media. ing and its applications have proliferated. S. V. Isakov, E. Jeffrey, Z. Jiang, D. Kafri, K. Kechedzhi, J. Kelly, P. V. Klimov, S. Knysh, A. Korotkov, F. Kostrit- Wandering in the environment currently has “Warren, Kay, Zosh, Duchon, and Sahuc 8 sa, D. Landhuis, M. Lindmark, E. Lucero, D. Lyakh, S. three types of modelling: (2001) have shown that humans can make use of both strategies and suggest that, in fea- 1 Mandrá, J. R. McClean, M. McEwen, A. Megrant, X. University of Auckland, New Zealand. tureless environments where heading is hard 2 Mi, K. Michielsen, M. Mohseni, J. Mutus, O. Naaman, C. S. Calude, “Unconventional computing: A brief - The modelling of neural processing of to estimate, egocentric goal position infor- subjective history,” in A. Adamatzky (ed.), Advances M. Neeley, C. Neill, M. Y. Niu, E. Ostby, A. Petukhov, the retinal image from real scenes, by the mation is used, but in richer environments, in Unconventional Computing, Cham, Springer, J. C. Platt, C. Quintana, E. G. Rieffel, P. Roushan, N. neuronal cells in the visual cortex, and the heading is used.”9 “Emergence, Complexity and Computation”, 2017, C. Rubin, D. Sank, K. J. Satzinger, V. Smelyanskiy, K. J. Anterior Inferotemporal Cortex (AIT) and 855-864. Sung, M. D. Trevithick, A. Vainsencher, B. Villalon- Inferotemporal Cortex (PIT).3 Three types of models are used in this frame- 3 D. Deutsch, “Quantum theory, the Church-Turing ga, T. White, Z. J. Yao, P. Yeh, A. Zalcman, H. Neven - The modelling of enactive dimension in work: 10 principle and the universal quantum computer,” Pro- and J. M. Martinis, “Quantum supremacy using a the process of vision, combining research - Differential motion models, on the neurophysiology of vision, the cog- 11 ceedings of the Royal Society of London. Series A, programmable superconducting processor,” Nature - Decomposition models, nitive praxis of active extraction of the en- 12 574, 2019, 505-510. - Template models. Mathematical and Physical Sciences (1934-1990) vironmental information from the stream 14 E. Pednault, J. Gunnels and J. Gambetta, “On 400(1818), 1985, 97-117. of the retinal image, during the process of Transposing models 4 ‘Quantum Supremacy’,” https://www.ibm. com/ P. W. Shor, “Algorithms for quantum computation: upholding of the programmed path (the But to translate these results valuable for the blogs/research/2019/10/on-quantum-supremacy/, 4 discrete logarithms and factoring,” in Proceedings cap) and the guidance comportments. individual subject that is immerged in a real 24 October 2019. of the 35th Annual Symposium of on Foundations of - The modelling of various environmental or artificial visual scene, in the terms of “nav- 15 “Editorial. A precarious milestone for quantum affordances in terms of 3D rendering of Computer Science, Santa Fe, NM, Nov. 20-22, 1994, igation” in information networks, it must have computing. Quantum computing will suffer if su- real environments.5 IEEE Computer Society Press, November 1994. a vision of the networking architectures that is 5 premacy is overhyped. Everyday quantum com- L. K. Grover, “A fast quantum mechanical algo- both: spatial and cognitive. Indeed, these ar- puters are still decades away,” Nature 574, 2019, rithm for database search,” in Proceedings of the Specifically, with reference to the work passed chitectures, as they were already considered 453-454. Twenty-Eighth Annual ACM Symposium on the The- in 2009 by joint team of Boston University, in the pioneering work of the physicist and 16 E. H. Allen & C. S. Calude, “Quassical computing,” ory of Computing, ACM Press, 1996, 212-219. Department of Cognitive and Neural Systems mathematician Paul Baran,13 are not only the 6 International Journal of Unconventional Computing D. N. Mermin, Quantum Computer Science, Cam- and the Center for Adaptive Systems / Center “eloquent furnishings” of geometric figures. 14, 2018, 43-57; A. A. Abbott, C. S. Calude, M. J. bridge, Cambridge University Press, 2007. of Excellence for Learning in Education, Sci- They are schematic representations of different 7 Dinneen and R. Hua, “A hybrid quantum-classical C. S. Calude, E. Calude & M. J. Dinneen, “Adiabat- ence and Technology,6 we see as main axis the conditions of collective access to the knowl- paradigm to mitigate embedding costs in quantum ic quantum computing challenges,” ACM SIGACT common research on the immersive interface edge of the object with a floating location. annealing,” International Journal of Quantum Infor- News 46(1), 2015, 40-61. and networking architecture, the American They make explicit, in each place of the re- 8 mation, 1950042, 2019, 40. Y. I. Manin, “Vychislimoe i nevychislimoe” [Com- psychologist James Gibson’s inspired models,7 lational tissue, when the object of knowledge putable and Noncomputable] (in Russian), Sov. Ra- commonly used in navigation systems, espe- is there, the informative possibilities available dio, 1980, 13-15. cially in the situations where environmental to the individual subject from its epistemo- 9 R. P. Feynman, “Simulating physics with comput- information from natural scenes, striking the logical scope and referred to the presence of ers,” International Journal of Theoretical Physics 21, moving subject, is rich and structured. the co-agents with the same “interest.” The 1982, 467-488.

80 81 medial information are the new source of reality combining structural / local causal on- medial information characterized by artificial tologies with sensory affordances allowing the reproduction of the natural phenomenality. subject to undertake various cognitive actions From Paul Baran, September 1962, This process, called “environmentalisation” related to the fragment of the real dynamics “On Distributed Communications forces the media industries to undertake the chosen by the experimenter. These ontologies Networks”, The RAND Corporation, partial “re-analogisation” of the digital. It will model primarily spatial and processual as- Santa Monica, California, P2626. is described, among others, in the last book pects of the environment and will be respon- https://www.rand.org/content/ 16 dam/rand/pubs/papers/2005/ of the undersigned, in connection with the sible for understanding the reality presented, P2626.pdf historical trends of development of the input while their expression in terms of affordances / output computer devices. This same process lets to hire the processes of spatial orientation, is suggested as an interpretative hypothesis of of causal anticipation and of memorizing. different vectors of the current development of the Web. If this hypothesis is verified, the Conversion of the model to the service of Web will grow not only as a social information “immersive Web” service but also as an anthropic environment This dual model will then be recorded as dig- with immersive sensory, mixing natural ital data nourishing a Web service accessible and medial elements. Information research remotely through the consultation stations, in such information environment will be tablets and smartphones, featuring different networking architectures build or regulate the intended for informational purposes and artic- analogous like the looking for information in sensory devices in the industrial version or as conditions of access to the information of each ulate in media. To return to our metaphor, nav- the environment including as the feedback the prototypes. agent, depending on the location of target and igator explorers or a controllers of river traffic consequences caused by human creativity in the situations of others. In this sense, for an in- using all means of the direct observation, but the natural environment. Empirical method dividual subject, both are crucial: the position according to their expertise, once they see The subjects equipped with portable brain sen- of object knowledge and the position of co- the deficiency of phenomenological informa- Project of the empirical research. Practi- sors perform different recognition tasks through agents. This latter is the cognitive condition of tion they recourse to information contained in cal arrangements the real environment and through the service arrival of the “motor resonance” pronounced medial media (navigation tables, flows tables, An empirical research protocol will be pro- Web supposed to represent it by a rich sensory by the neuroscientists Julie Grèzes, Jorge L. traffic diaries, etc.) by the users whose situa- posed to the GIPSA-lab team “Grenoble Imag- interface. They will act in a first series of exper- Armony, James Rowe and Richard E. Passing- tion relating to the object of knowledge can es Parole Signal Automatique” (CNRS / Univer- iments solitarily (individual protocol) and then 14 ham, the neurophysiological mechanism that be described as the “expert” of the situation. sity of Grenoble) and especially to researchers in a second collectively, in real co-presence influences the perception of the target based The relevance of the valuable information is Marco Congedo and Alexander Barachant, (group protocol), to finish in a third set by the on the perception of perceptual behaviour of then established in the intersection of two specialized in the measurement and interpre- collective action in the co-presence mediated co-agents. The cognitive aspect of networking sources: environmental and medial. But this is tation of brain activity during individual and by the sensory interfaces interconnected to en- architectures envisaged by the mathematicians valid only for the discovery of virgin and un- collective performance of different cognitive able monitoring of the behaviour of co-agents Pierre Rosenstiehl and Jean Petitot in the 1970s known lands… It is clear that the elements of tasks. by sharing computerized sensory information 15 was built on this principle. the medial information are widely distributed (remote collective protocol). The investigator in the environment powered by humans work Empirical goal will record the brain activity of the participants Searching for information and that the researcher found the information The research aims to demonstrate that the successively in the three stages of the experi- We can talk about different types of informa- either directly, as in the case of the signalling brain activity of subjects engaged in the infor- ment. tion searches: where he uses his language and symbolic mation searches on the networks of terminals skills, or indirectly when he uses his abilities - Natural research (observation / monitor- with rich sensory interface, particularly tablets Results interpretation to infer from a human reality. ing or “displacement”) a-medial, and smartphones with 3D, tactile, surround, Taking advantage of different methods of math- - Medial research, olfactory devices and with sensors of presenc- ematical interpretation of EEG data, especial- - Natural searches including medial infor- The media as an environment es, and other peripheral devices, obeys the ly the kernel analysis,17 the experimenter tries mation. The human place the media in his same rules as the activity of a subject when to define in the brain activity of the subjects The search for information is more or less environment but in reverse he also creates searching for information within the natural different wave phenomena, dependent on dif- aware and expert activity. Depending on the media that become reality. The computerized environment. ferent “meaning effects” appeared in crucial degree of awareness and expertise, the infor- media, especially information and Web-type moments of the spatial cognition (attention mation seeker uses the sensory natural ways services networks present a large amount of Double model of the information environment capture, find, object recognition, recognition or turn himself to the sources of information sensory data that at the side of the classical In order to offer a relevant experimental proto- of process and its causal consequences, antic- col we will develop a model of a fragment of ipating “real” phase and in its three versions

82 83 (individual, collective and remote collective) “Mathematical analysis of motion-opponent mech- of the “medial” phase of the experiment. anisms used in the determination of heading and Une transcendance démembrée ? De la Sémiophysique à la Divine depth,” Optical Society of America Journal 14(9), 1997, 2128-2143; C. S. Royden, “Computing head- ing in the presence of moving objects: A model that Comédie I 1 E. Hutchins, Cognition and communication at uses motion-opponent operators,” Vision Research work, Cambridge, Cambridge University Press, Bruno Pinchard 42(28), 2002, 3043-3058; C. S. Royden, E. C. Hil- 1998. Cf. R. Mcclamrock, Existential Cognition: dreth, “Human heading judgments in the presence Computational Minds in the World, Chicago, Uni- of moving objects,” Perception and Psychophysics versity of Chicago Press, 1995. Le mathématicien et épistémologue René Thom est au centre de cet essai, même si Aristote 58(6), 1996, 836-856. 2 H. H. Hochmair, K. Lüttich, “An Analysis of the en est le terme commun. René Thom (1923-2002) n’est pas seulement l’auteur de la cé- 11 D. J. Heeger, A. D. Jepson, “Subspace methods for ‘Navigation’ Metaphor − and Why it Works for the recovering rigid motion I: Algorithm and implemen- lèbre Théorie des sept catastrophes élémentaires, c’est-à-dire de processus géométriques World Wide Web,” Spatial Cognition and Computa- tation,” International Journal of Computer Vision tion 6(3), 2006, 235-278. continus qui conditionnent des phénomènes discontinus comme les formes. Élève d’Henri 7(2), 1992, 95-117; M. Lappe, J. P. Rauschecker, “A 3 J.-M. Jolion (dir.), Les systèmes de vision, Paris, Cartan (1904-2008, particulièrement orienté en topologie algébrique), il est d’abord le ma- neural network for the processing of optic flow from Hermès Sciences, 2001. thématicien qui a obtenu en 1958 la médaille Fields pour ses travaux de topologie différen- ego-motion in man and higher mammals,” Neural 4 A. Browning, S. Grossberg, E. Mingolla, “Corti- computation 5(3), 1993, 374-391; M. Lappe, J. P. tielle. Après la notoriété mondiale obtenue par la théorie des catastrophes, en ce qu’elle cal dynamics of navigation and steering in natural Rauschecker, “Heading detection from optic flow,” pouvait s’étendre à tous les domaines du savoir comme une authentique science interdis- scenes: Motion-based object segmentation, head- Nature 369(6483), 1994, 712-713. ing, and obstacle avoidance,” Neural Networks ciplinaire ou analogique, Thom a développé une œuvre de réflexion sur les mathématiques 12 J. A. Beintema, A. V. Berg (van den), “Heading de- 22(10), 2009, 1383-1398. et la science moderne qui l’ont amené à une nouvelle lecture d’Aristote considéré comme tection using motion templates and eye velocity 5 M. Parenthoën, “Animation phénoménologique de gain fields,” Vision Research 38(14), 1998, 2155- penseur du continu. J’ai rencontré René Thom en 1988. Il cherchait un aristotélicien pour la mer – une approche enactive,” PhD, Laboratoire 2179; J. A. Perrone, L. S. Stone, “A model of self-mo- échanger avec lui et je venais de publier un travail sur l’analogie dans la scolastique clas- d’Informatique des Systèmes Complexes (LISyC), tion estimation within primate extrastriate visual Université de Bretagne Occidentale (UBO), Cen- sique. J’ai formulé des objections à son dernier livre auxquelles il a répondu, publiant ques- cortex,” Vision Research 34(21), 1994, 2917-2938. tre Européen de Réalité Virtuelle, 2004. http://tel. tions et réponses dans l’édition de 1992, Esquisse d’une Sémiophysique, et il a fourni une 13 M. Sobieszczanski, “Hommage à Paul Baran (1926- ccsd.cnrs.fr/documents/archives0/00/00/78/47/in- Postface à ma thèse d’État sous le titre La Transcendance démembrée. Depuis lors, je n’ai 2011),” Hermès 61, 2011. dex.fr.html; M. Parenthoën, “Enactive modeling of 14 J. Grèzes, J. L. Armony, J. Rowe, R. E. Passingham, cessé de travailler autour de son œuvre et dans la suite de ses incitations libératrices. natural phenomena – example of sea state simula- “Activations related to ‘Mirror’ and ‘Canonical’ tions,” Physical Oceanography Dissertation Sympo- neurones in the human brain: a fMRI study,” Neuro- sium (PODS III), Hawaii, 2005. NSF, NOAA, NASA, Image 18, 2003, 928-937. Thom prétendait que les conversations que la Renaissance, sur les solides platoniciens, sur http://www.pods-symposium.org; M. Parenthoën, T. 15 P. R osenstiehl, J. Petitot, “Automate asocial et nous avons eues ensemble entre 1988 et 2002, la sphère, et finalement sur la vie et la mort. Jourdan, J. Tisseau, “Ipas: Interactive Phenomenolog- systèmes acentrés,” Communications 22, 1974, 45- date de sa mort, continuaient les dialogues du J’en ai rendu compte dans divers écrits, en par- ical Animation of the Sea,” in J. S. Chung, M. Prevo- 62, cf. M. Sobieszczanski, “Hommage à Paul Baran sto, H. S. Choi (eds.), Proceedings of the Fourteenth mathématicien Évariste Galois et de Gérard ticulier dans mon Tombeau de Thom, publié il op. cit. International Offshore and Polar Engineering Con- (1926-2011),” de Nerval à la prison Sainte Pélagie après les y a seulement quelques années par Louis-José 16 M. Sobieszczanski, Les médias immersifs infor- ference (ISOPE), 23-28 May, Toulon, Internation- événements de 1830. Pour ma part, je me suis Lestocart2. Cette rencontre a déterminé l’en- matisés. Raisons cognitives de la ré-analogisation, al Society of Offshore and Polar Engineers, 2004, plus senti dans la position du jeune écrivain et semble de mon travail intellectuel et a consti- Bern, Peter Lang, 2015. vol. 3, 125-132. 17 poète Johan Eckermann face à Goethe. Il reste tué un encouragement inestimable, au temps 6 arachant onnet ondego utten A. Browning, S. Grossberg, E. Mingolla, “A neu- A. B , S. B , M. C , C. J , “Common spatial pattern revisited by riemannian que nous avons tenté une pensée commune où, de son côté, le philosophe André Robinet ral model of how the brain computes heading from dans le moment de formulation ultime de la publiait son Architectonique disjonctive pla- optic flow in realistic scenes,”Cognitive Psychology geometry,” Multimedia Signal Processing (MMSP), « Sémiophysique » et de l’entreprise héroïque çant Leibniz entre aristotélisme et atomisme, 59(4), 2009, 320-356. IEEE International Workshop, Saint Malo, 2010, 7 arandi anderson iliem d’axiomatisation de l’aristotélisme à partir de et où marxisme et déconstruction régnaient J. J. Gibson, The Perception of the Visual World, 472-476. M. H , C. S , A. W , and 1 Boston, Houghton Mifflin, 1950. B. C. Lovell, “Kernel Analysis over Riemannian la topologie moderne . Néanmoins, si Aristote sans partage sur l’Université. Elle m’a permis 8 W. H. Warren, B. A. Kay, W. D. Zosh, A. P. Duchon, Manifolds for Visual Recognition of Actions, Pedes- fut le premier prétexte de notre rencontre, de mettre ma pensée sous le signe des lois pro- S. Sahuc, “Optic flow is used to control human trians and Textures,” IEEE Workshop on the Applica- nous avons étendu nos intérêts communs à fondes de la nature, me libérant alors de l’ap- walking,” Nature Neuroscience 4, 2001, 213-216. tions of Computer Vision (WACV’12), Breckenridge, bien d’autres aspects de la philosophie, avec proche phénoménologique de la philosophie 9 Colorado, IEEE, 2012. A. Browning, S. Grossberg, E. Mingolla, “A neural Malebranche, Leibniz, d’abord, en particulier qui aura dominé presque complètement ma model of how the brain computes heading from op- lors des enseignements sur les « formes subs- génération. Je dois une telle chance au mathé- tic flow in realistic scenes,” op. cit., 323. tantielles » que j’ai pu donner, grâce à la géné- maticien Pierre Lochak qui m’a fait rencontrer 10 E. C. Hildreth, “Recovering heading for visu- rosité du mathématicien Jean Petitot, à EHESS, Thom, à son père Georges, physicien chez qui ally-guided navigation,” Vision Research 32(6), et auxquelles Thom assistait toujours, mais j’ai fait les premières lectures, et à tous ceux 1992, 1177-1192; J. Rieger, D. Lawton,“Process- ing differential image motion,” Optical Society of plus loin encore, et jusque lors d’une maladie qui ont accepté mon ignorance des mathéma- America Journal 2, 1985, 354-360; C. S. Royden, ultime très handicapante, sur l’humanisme et tiques transcendantes au sein des cénacles les

84 85 plus savants et les plus fermés. Thom fut l’un malgré la distance critique qu’elle introduit d’intelligibilité et de liberté auxquelles nous côté, ou du moins un regard sur les sciences de mes maîtres les plus influents, et je me re- dans la pratique des sciences modernes, avec étions tous les deux attachés. qui l’emportera sur toutes les épistémologies, proche chaque jour de ne pas restituer sur un les conséquences évoquées sur la philosophie. Cette entreprise systématique, avec celle de puisque Thom a eu la double compétence de mode plus complet ou plus créateur, toutes les C’est pourquoi je tâcherai d’en retrouver la Thom pour partenaire ou garantie, s’éclaire servir les mathématiques jusqu’à des innova- sollicitations qu’il m’a transmises. nécessité à partir du point qui m’est le plus dès lors qu’on y discerne un geste « présocra- tions inouïes et de proposer une réflexion qui familier, la postface rédigée pour ma thèse tique » à la recherche d’un principe général de se résume à l’axiome : prédire n’est pas expli- Répondre à l’appel de la Philosophia perennis d’État, La Raison dédoublée, publiée en 1992, l’univers, au point d’articulation entre la nature quer. Or c’est en ce point qu’il a eu besoin de René Thom n’a peut-être pas laissé une philoso- qui porte ce titre décisif : « La Transcendance et l’histoire. Une telle attention aux puissances renouer le dialogue avec Aristote. phie achevée, mais il a creusé une différence. démembrée3 ». Ce texte est l’une des dernières indépendantes de la sphère des intentions hu- Cette différence, la voici : il a rétabli la voca- grandes synthèses de l’œuvre de Thom. Il y maines suffit à séparer cette entreprise sémio- Portée du moment aristotélicien tion cosmique de la philosophie, il a légitimé présente le programme d’une naturalisation physique de ses limitations perspectivistes ou Je reconnais que La Raison dédoublée a la à nouveau frais la Philosophie de la nature, de la pensée, y compris dans ses cadres théo- phénoménologiques et à faire progresser la brusquerie, le caractère théogonique, du re- il a redonné ses titres à ce dernier dessein logiques, sous le signe non plus de la force ou philosophie à partir d’un principe réaliste et commencement d’un cycle, sa charge élémen- romantique pour la pensée. C’est pourquoi, de la puissance, mais de la forme. La natura- ce que Thom nomme dans la Sémiophysique taire7. En seulement trois ou quatre années, il dans sa discrétion naturelle et son effacement lisation rompt ici avec la violence habituelle un « engagement ontologique ». C’est pour- m’a fallu porter le choc du combat de Thom instinctif, il fut le phare d’un temps qui n’est du réductionnisme, elle s’efforce de garantir quoi je ne me suis pas arrêté à un simple des- pour les formes et tenter d’y trouver une ré- déjà plus le nôtre. Alors que Heidegger avait une forme d’intelligibilité qualitative de la na- sein d’unification sous l’autorité d’un principe ponse au milieu d’une foule d’autres préoc- fondé toutes les philosophies du siècle sur ture, rebelle à tout type de dissémination ou Un, j’ai proposé de considérer une véritable cupations théoriques et vitales. Il faudra des le principe que la signification résultait des de technicisation arbitraires. Ce combat fut le gémination des espaces du savoir, idée que j’ai générations fidèles à cette première initiative connexions d’un monde que seul le Dasein combat des sciences morphologiques contre retrouvée depuis chez le mathématicien russe pour lui restituer une isagogè (littéralement, pouvait arracher à la différence de l’être et de le mécanisme depuis Goethe et le biologiste et pope orthodoxe Pavel Florensky (1882- introduction) appropriée. Il resterait à déter- l’étant (Sein un Zeit, § 18), Thom a accepté la D’Arcy-Thompson (1860-1948). Il peut de- 1937)5 : procédant à partir de la découverte miner, d’ailleurs, si ce retour appartient aux décentration de l’homme dans la nature et a venir le combat de la philosophie contre le des espaces non-euclidiens, Florensky pose lendemains inévitables de la pensée 68 ou fondé tout acte de signification sur un effeuil- nihilisme qui s’est fixé, comme on l’a vu, sur la nécessité d’un dédoublement des plans de si ce mouvement est périodique, constituant lement continu de l’énergie cosmique. Signifier les formes du sens, et plus récemment dans l’espace en réels et imaginaires, le premier une des sources du mouvement de la pensée. n’était pas une « situation » pour l’homme, ses versions relativistes, constructivistes ou euclidien, le second non-euclidien, reliés par Rabelais, Pascal, Vico, recommencent-ils de c’était l’acte le plus naturel de sa position dans transhumanistes4. un saut qualitatif6. J’en retire l’idée essentielle la même manière ? Inversement, Hegel, figure le cosmos. Le sens provient de l’invasion de L’adhésion à ce programme qui pourrait repré- que l’espace de la métaphysique peut très terminale par excellence, contient-il des fi- prégnances cosmiques sur des plis saillants, senter, à mon sens, un tournant dans l’histoire bien se clore dans un de ses espaces, et se gures de recommencement ? à échelle finie, qui jouent le rôle d’attracteur de la philosophie du siècle précédent, ne peut prolonger ailleurs et autrement dans un autre, Mais Aristote reste à cet égard la ressource fon- en quête de stabilité structurelle. Par cette idée être complètement comprise sans revenir à non seulement possible, mais réel, et même damentale, non seulement parce qu’il résume de prégnance, Thom élève l’obstacle le plus l’idée fondamentale qui m’a conduit en ces seul réel. Le dédoublement est donc, contrai- toute philosophie à la recherche d’une cause radical à la « significativité » (Bedeutungheit) années, celle de recommencer la philosophie. rement à un jugement sommaire, au fonde- qui meuve et fasse converger les choses, mais phénoménologique qui veut un monde en re- Tout le monde s’accordait alors sur la « fin ment du geste d’unification métaphysique et parce qu’il a toujours soutenu que sa propre fusant un cosmos. Alors que la signification de la philosophie », l’urgence était à décon- de l’accès à l’Être absolu. Et Florensky fut le doctrine était revenue déjà dans l’histoire de chez Heidegger ne peut parvenir à ses fins struire, dépasser, et plus directement détruire premier à tracer la voie qui mène de la mathé- l’humanité une infinité de fois, chaque art et qu’en rompant avec un humanisme toujours la métaphysique, coupable de totalitarisme matique transcendante à la dantologie (l’étude chaque philosophie ayant vraisemblablement trop insuffisamment résolu pour se donner une et de tous les maux de l’Europe. Moi, j’en ai de Dante), chemin improbable, comme on le été, autant que possible, découverts plusieurs compréhension de l’être, Thom contribuait au tout de suite conclu, exactement à l’inverse, verra, mais décisif. fois et à nouveau détruits8. maintien de la différence de la nature et de la la nécessité d’un Retour (avec Virgile) ou d’un Au-delà de la génialité vite raturée par l’his- Il ne faut pas s’inquiéter de cette référence ap- culture et, par son réalisme même, favorisait Ricorso (avec le philosophe italien Giambat- toire de Florensky, Thom apporte une com- puyée à Aristote. Elle ne signifie aucun retour la survie d’un humanisme conçu comme un tista Vico) de l’âge métaphysique dans la fin pétence topologique qui lui a valu une re- à quelque néo-aristotélisme dogmatique, mais prolongement de la naturalisation du sens. On du millénaire, avec des fins épurées et des connaissance internationale et une capacité tire tout son profit de la vocation de l’aristo- ne s’étonnera pas dès lors de voir poursuivre principes approfondis. Or Thom m’a transmis à débattre des problèmes fondamentaux des télisme à la question. Dans la tradition, nul ici le dessein de Thom en une nouvelle lecture les impulsions suffisantes pour réouvrir un tel sciences modernes, depuis la question de la mieux que le philosophe et théologien Pic de de Dante, dont l’humanisme de la terre et des cycle au sein de la Philosophia perennis, un fondation des mathématiques jusqu’à celle du la Mirandole n’a su donner toute l’ampleur hommes, sous le nom d’Amour, est inséparable cycle d’abord destiné à manifester la régularité déterminisme physique, toujours en faveur de nécessaire à un aristotélisme mûri par les des phases cosmiques de l’ordre naturel. du besoin métaphysique de la raison. L’avenir Einstein et dans un rapport éclairé, mais cri- épreuves du nihilisme occidental, qu’il soit Ce magistère de Thom sur des points aussi es- a confirmé notre pronostic, même si cere- tique face à la mécanique quantique. Débattre fait de scolastique inquisitoriale ou d’empi- sentiels pourrait passer inaperçu aujourd’hui, tour ne s’est pas effectué dans les conditions avec Thom, c’est mettre la science de son risme acharné à détruire tout primat de l’esprit.

86 87 Revenons à l’une de ses fameuses 900 conclu- premier ? Qu’il soit permis d’en décider Dans la ligne du naturalisme goethéen, la sa puissance déictique par le démembrement sions qu’il se proposait de disputer à Rome en plus tard11. » Transcendance « démembrée » procède d’un des parties du monde que la nature accède 1486 devant le Souverain Pontife. L’entreprise tel bassin démonique, à égale distance du au sens des formes : elle devient alors « sé- échoua, mais le texte nous en est parvenu et Je n’ai pas eu d’autre règle que de suivre ce créationnisme transcendant et du matéria- mio-physique », physique du sens. représente une résurgence exemplaire du des- conseil. Comme Aristote en cette page, j’ai dû lisme immanent14. Thom revendique une ra- sein métaphysique inachevé de la pensée oc- cheminer au cœur des mythologies les plus di- mification du sacré qui dissémine la transcen- cidentale : verses et les plus complexes. Mais je n’ai pas dance sans perdre sa force de propagation, 1 Cf. R. Thom, Esquisse d’une Sémiophysique, Phy- cédé sur cette méthode. C’est le visage de ma partageant toute forme en forme polaire, ou sique aristotélicienne et Théorie des Catastrophes, « De la même façon qu’Aristote a dissimu- philosophie plus divine. Je veux croire qu’elle « saillance », et forme projective, ou « pré- Paris, Dunod, 1992 [1988] (désormais ES) : « Aris- lé sous la figure de la spéculation philoso- ne demeure pas entièrement étrangère à l’en- gnance ». Toute saillance ne prend sens que tote avait tenté, dans sa Physique, de construire phique et obscurci par la brièveté du style seignement de Rabbi Maïmonide. sous l’investissement d’une prégnance qui une théorie du monde fondée non sur le nombre, mais sur le continu. Il avait ainsi réalisé (au moins une philosophie plus divine, que les philo- la déforme et l’investit de part en part. Et sophes anciens ont voilée sous des fables partiellement) le rêve que j’ai toujours entretenu toute prégnance est en quête de la saillance et des mythes [sub fabulis et apologis], de Passage à la « Transcendance démembrée » de développer une “mathématique du continu” la même façon Rabbi Moïse d’Égypte, dans Voici maintenant comment Thom présente qu’elle fera valoir dans l’étendue agonistique qui prenne le continu comme notion de départ, le livre que les Latins appellent le Guide son propre programme. Il est formulé de telle de l’espace des qualités. La prégnance, dans sans aucun appel (si possible) à la générativité du des égarés, paraît cheminer avec la philo- sorte qu’il puisse s’écrire dans la langue de la son principe, est une suite de l’équivalence nombre. » (p. 12). Cette rencontre entre l’un des sophie, à travers l’enveloppe superficielle topologie, c’est-à-dire dans une formalisation einsteinienne de la lumière et de l’énergie, grands topologues du siècle précédent et Aristote des mots [per superficialem verborum spatiale. Ce rapport à l’espace ne peut être éli- et la saillance résulte de la stabilisation de mériterait toute une histoire. Contentons-nous de corticem], et embrasse, par l’intelligence miné du geste thomien, car l’espace ici n’est cette propagation initiale autour d’attracteurs rappeler que Thom a tiré profit de l’ouvrage de D. cachée du sens profond [per latentes pro- pas affection du sujet, ni même une extension partiels qui en contiennent, autant qu’ils le W. Graham, Aristotle’s two Systems, Oxford, Claren- fundi sensus intelligentias], les mystères de peuvent, l’effet. don Press, 1987. Lequel distingue un Aristote logi- la Cabale9. » euclidienne, il est espace de genre, aussi est-il Fort de sa géométrie des plis, Thom a cherché cien et un Aristote biologiste en rivalité. Lui-même principe d’intelligibilité. très opposé aux prétentions fondationnalistes de à établir la géométrie de cette invasion dé- Cet appel à la profondeur cachée ne pouvait Au principe de la Transcendance démembrée, la logique, Thom a tiré du vitalisme aristotélicien monique des formes à partir d’un système de le programme d’un tournant morphologique dans que faire ressurgir l’Aristote « ésotérique » que Thom place un point qui éclate et dont les ra- bifurcations d’un point originaire qui libère les sciences, seul à même de s’arracher à la double nous a transmis la tradition : mifications successives engendrent le monde autant d’attracteurs locaux soumis à l’instabi- aporie du réductionnisme mécaniste et de l’indéter- 12 des formes . C’est la source de ces fulgurations lité de leurs bords ou points de catastrophe. minisme quantique. Thom n’a jamais reculé devant « La littérature tout entière, en effet, à la multiples qu’on trouve à l’œuvre dans l’émer- Quelle que soit la sophistication de cette ré- les conséquences de son travail. Le 20 janvier 1989, fois celle qui est d’inspiration divine et le gence des phénomènes supérieurs (le Big écriture de l’espace, le principe général est il me confiait : « Une métaphysique à cet instant est reste qui est extérieur au divin, se divise Bang, la formation de la vie, l’apparition de la simple : tant qu’on laisse l’absolu à sa Non possible si l’on donne une existence réelle et non en deux parties, la partie didactique et la conscience). Leibniz s’en réclamait déjà dans Dualité, la parole est interdite. Il faut que l’ab- pas une simple forme logique à ce niveau supérieur. partie initiatique. La première parvient aux Par exemple ces entités réelles pourraient être en hommes par l’ouïe, la seconde quand l’in- la Monadologie pour expliquer l’origine des solu consente au langage si le monde porte un conflit… » C’est ce conflit qui fait la marque de son tellect lui-même a éprouvé l’illumination. substances douées de raison (§ 47). Goethe sens. Pour le luthérien Thom, l’absolu ne peut « onto-morphologie » et de l’intelligibilité qu’elle C’est celle-ci qu’Aristote a désignée par s’est inscrit dans cette tradition et c’est bien donner sa vérité au langage qu’en se démem- procure (ES, 12). « qui a la forme des mystères », et « proche pourquoi Thom a voulu inscrire sa morphoge- brant selon un mouvement de sacrifice fonda- 2 B. Pinchard, « Tombeau de René Thom », in Z. des mystères d’Eleusis », car dans ces fêtes nèse dans la ligne des phénomènes originaires teur. Adam n’est en somme nomothète que si Kapoula, L.-J. Lestocart & J.-P. Allouche (dir.), Esthé- l’initié recevait des contemplations, non un (Urphänomenon) qui gouvernent chez Goethe Dieu accepte de risquer sa divinité dans les tique et complexité – II : Neurosciences, évolution, enseignement10. » la genèse des formes vitales (fleurs ou os cer- arbres du jardin. Cette vérité est aussi assurée épistémologie, philosophie, Paris, CNRS Éditions, vical). Le monde en devient « démonique » : pour les phénomènes quantiques que pour les « Alpha », 2015. Cet Aristote est plus large que toute forme 3 espaces sociaux ou sémantiques à échelle hu- B. Pinchard, La Raison dédoublée, La Fabbrica del- d’aristotélisme scolaire et se prête à un usage « Mais l’idée du divin, me risquai-je à inter- maine. la mente, suivi de « La Transcendance démembrée » plus universel, à la mesure de la mémoire en- venir, ne semble pas admettre cette puis- Dans la formulation de Thom : le Verbe créa- par René Thom, Paris, Aubier, « Philosophie », 1992 sance que nous appelons démonique ? tière de la Philosophia perennis. On peut se teur, comme toute forme sacrée, fascine. Mais (désormais RD). — Mon cher enfant, répondit Goethe, que 4 contenter toutefois, à titre démonstratif, d’une pour que cette fascination de la singularité ini- On peut s’en tenir sur ce point à la proposition savons-nous de l’idée du divin, et que si- lacanienne sur le psychotique : « Quelque chose base plus étroite qu’on empruntera à la Méta- tiale s’atténue et restitue un sens au monde, il physique : gnifient donc nos concepts étriqués de manque, vers quoi tend désespérément son véri- l’Être suprême ? Quand, pareil aux Turcs, faut et il suffit que la transcendance accède à table effort de suppléance, de significantisation. », « Il doit exister dans les êtres une certaine je l’appellerais de cent noms, je n’arriverais une forme de démembrement sacrificiel. C’est J. Lacan, Le Séminaire VII. L’Ethique de la psychana- cause qui mettra en mouvement les choses à le définir, et je n’aurais encore rien dit le prix à payer pour passer d’un apophatisme lyse (1959-1960), Paris, Éditions du Seuil, chapitre et les fera marcher ensemble. Comment si on tient compte de ses facultés innom- de principe à la restitution du monde dans le V, 80. Cette forme de signification, qui ne s’écarte faut-il donc les départager pour dire qui est brables…13 » verbe. Car ce n’est que par le verbe libéré dans de Heidegger que pour soutenir qu’un signifiant ne

88 89 signifie que pour un autre signifiant, ne laisse place le 7 octobre 1988 : « Toute pensée est retour d’une libre production de l’esprit, revendique une vie qui à l’investissement des prégnances propre à l’on- qu’à la béance de l’autre, sans autre forme de resti- pensée antérieure. Ce qui appartient aux auteurs, ce cependant manque de toute projection dans la na- tologie de Thom, c’est-à-dire à l’élément « démo- tution du continu par quoi advient le sens. sont les noms. » C’est le moment de rappeler ici que ture. Aussi Fichte n’avance-t-il cette idée que contre nique » ; cf. J. G. Fichte, Doctrine de la science, 5 Pavel Florensky a tenté, au tournant du XXème le philosophe Pierre Pellegrin fut un interlocuteur la Naturphilosophie de Schelling. Cet interdit de exposé de 1812, éd. et trad. I. Thomas-Fogiel, Paris, siècle, d’introduire une géométrie non-euclidienne décisif de René Thom quand il s’est agi pour lui de la nature contrevient au réalisme des substrats et PUF, 2005, en particulier 62. dans la représentation de l’univers. Cette idée se réapproprier la physique ou la biologie aristoté- s’est accompagnée d’une réflexion sur l’œuvre de licienne. Dante, à l’occasion de la célébration à Moscou 9 « Soixante-douze conclusions cabalistiques se- du 6e centenaire de sa mort, en 1921, en pleine lon mon opinion personnelle confirmant la religion tourmente révolutionnaire – tourmente qui finira chrétienne à partir des fondements mêmes de la par le conduire à être emprisonné puis assassiné doctrine des sages hébreux », § 63, in J. Pic de la Mi- sur l’ordre de Staline. Florensky sera poursuivi par randole, 900 conclusions philosophiques, cabalis- la censure marxiste jusque dans les années 1950 tiques et théologiques, éd. et trad. B. Schefer, Paris, comme fauteur d’idéalisme et détournant les résul- Allia, 1999, 225. tats de la science en vue de la religion. 10 M. Psellos, Scolie à Jean Climaque, in Aristote, 6 « Vu l’interprétation des imaginaires proposée ici, Œuvres complètes, op. cit., Fragments, § 15, 2838 ; nous nous représentons concrètement comme en se cf. J. Croissant, Aristote et les Mystères, Paris, Droz, serrant jusqu’au zéro, le corps s’effondre, s’écroule, 1932, qui relie cette référence aux mystères à la s’abîme au travers de la surface porteuse de la coor- théorie de la musique chez Aristote, sans cher- donnée correspondante, se retourne sur lui-même, cher à marquer une « évolution » entre un Aristote c’est pourquoi il acquiert des caractéristiques imagi- platonicien proche de l’époptie du Banquet et un naires. […] Mais comme l’écroulement de la figure Aristote plus mûr, simple psychologue des effets de géométrique ne prouve pas du tout son annihila- la musique. Le texte de Psellos lui-même procède tion, mais ne fait que montrer son passage de l’autre d’une brève remarque de Synesius et surtout d’un côté de la surface, […] de même, l’imaginaire des développement de Plutarque dans son Isis et Osiris, paramètres des corps doit être compris non comme cités p. 2838 et 2817. un signe de son irréalité, mais seulement comme 11 Métaphysique, A, 984 b. un témoignage de son passage à une autre réalité. 12 « On sait que le Créateur a confié à Adam le soin […] Nous pouvons nous représenter tout l’espace de nommer les êtres de sa Création. Mais de Lui- comme double […], mais la transition de la surface même ne subsiste dans l’écrit que l’indicible tétra- réelle à la surface imaginaire n’est possible que par la gramme. […]. Mais pour que, de cette fascination fracture de l’espace et le retournent du corps à l’in- paralysante, une création se développe, cette situa- térieur de lui-même. », P. Florensky, Les imaginaires tion doit cesser. Elle le pourra si ce singulier poten- en géométrie, extension du domaine des images géo- tiel fascinateur se déploie – donc se dilue –, et il métriques à deux dimensions (essai d’une nouvelle faudra alors préciser les modes de ce déploiement. concrétisation des imaginaires), trad. fr. F. Lhoest, P. […] La première manifestation de cette sortie de Vanhove, S. I. Ogneva-Kireevskaya et Sœur S. Marchal, la fascination, c’est l’apparition d’un flux émanant Zones sensibles, 2016, 78. de la forme transcendante […] Ce flux pourra sus- 7 Mais que dire de cette action thomienne ? « Le citer, de la part du sujet atteint, un contre-flux de monde concret se trouve immergé dans cet abîme, réponse. Il pourrait ainsi s’établir une structure de qui sépare le vrai continu, celui que nous procure dialogue – voire, éventuellement, de conflit (la lutte l’intuition immédiate du temps, du faux continu avec l’Ange). », RD, 576. pseudo-numérique que nous fabriquent les Lo- 13 Conversations de Goethe avec Eckermann, tr. fr. J. giciens et autres théoriciens des fondations de la Chuzeville, Paris, Gallimard, 1988 [1831], 397. Mathématique », RD, 583. D’emblée, notre entrée 14 Il évite ainsi les traditionnelles antinomies entre dans la philosophie fut une guerre, et elle l’est res- creatio ex nihilo et émanatisme, puisqu’il implique tée. la transcendance dans l’immanence, sans pour au- 8 Métaphysique, L. XII, 1074 b, in Aristote, Œuvres tant l’y perdre comme dans le panthéisme, ni l’en complètes, trad. fr. M.-P. Duminil et A. Jaulin, dir. préserver comme dans les pensées de la Non-duali- Xylographie au dos du frontispice de l’édition de la Divina Commedia, Venetia, 1529. P. Pellegrin, Paris, Éditions Flammarion, 2014. Ou té qui tournent à l’acosmisme. Reste la solution du Photo Bruno Pinchard. encore : « Ce n’est pas une seule fois, ni deux fois, ni dernier Fichte, qui pense que l’absolu ne saurait se quelques fois, que les mêmes opinions reviennent perdre dans une création contingente et historique, cycliquement chez les hommes, mais un nombre in- mais que l’autoréflexion du Soi peut engendrer une fini de fois. », Météorologiques, 3, 339b ; cf., Thom, « image » de son propre apparaître. Cette image,

90 91 Art(s) and (some) Thoughts

Art(s) et (quelques) réflexions 1 sonore en mouvement dont la physicalité mouvement deux membranes collées face à Pendule Acoustique expérientielle de l’espace représente, pour face. L’un des deux haut-parleurs est câblé en Virgile Abela le visiteur, la substance immatérielle d’un opposition de phase de manière à synchroniser projet qui implique conceptuellement, structurellement et artistiquement 3 états du Pendule Acoustique est une installation autonome et générative qui met en corrélation temps : le temps-état [paysage], le temps-durée acoustique et gravité. Au départ immobile, un pendule de 4 mètres de haut oscille très [composition], le temps-différé [mémoire]. légèrement à hauteur d’homme et progresse à la vitesse de sa fréquence de résonance, C’est avec ces préoccupations que, parmi jusqu’à se balancer amplement dans tout le lieu d’exposition. De lignes en ellipses, le d’autres réalisations, je dessinais en 1996 pendule redessine les contours architecturaux de l’espace que le visiteur découvre, à Pendule Acoustique pour la première fois. l’écoute d’un « chant infini » issu d’un feedback finement modulé par le mouvement. Lucien Bertolina me présenta Jean-Claude L’installation génère alors des paysages poétiques et sonores à l’équilibre fragile. En écho Risset (1938-2016), compositeur et médaille au Pendule de Foucault, cette œuvre cinétique s’inscrit dans la lenteur, à la recherche d’or du CNRS pour ses travaux en synthèse du geste juste, où temps, mouvements et sons proviennent d’une même interaction. Par sonore et informatique musicale, que je le détournement artistique d’une théorie physique, Pendule Acoustique propose une rencontrai aussitôt au LMA (Laboratoire de expérience sensible et contemplative en symbiose avec la pesanteur, dans une danse sans Mécanique et d’Acoustique). Ce dernier me début ni fin, entre équilibre et chaos. proposa de réaliser un prototype sous forme de maquette avec l’aide du laboratoire. Bien Genèse Le visiteur ébloui évolue dans un espace vide trop inexpérimenté et sans moyens financiers, C’est au début de mes études à l’école des derrière lequel 8 haut-parleurs spatialisent une je n’avais pas donné suite. J’ai passé les vingt beaux-arts de Marseille que j’ai découvert composition sonore à partir d’enregistrements années suivantes à composer et improviser un véritable intérêt pour l’immatérialité. Par d’objets lourds en train de tomber, se fracassant essentiellement de la musique. Du cut ailleurs musicien, et plus précisément batteur, au sol ou contre les murs sous l’effet d’une aléatoire au montage radio, de l’improvisation j’étais fasciné par la plasticité sonore des peaux gravité imaginaire révélée par le son. Il s’agit libre au jazz contemporain, j’ai peu à peu étiré et cymbales qui, excitées par des mailloches, d’abstraire la vue au profit d’une plasticité le temps et la matière sonore dans des projets libèrent une multitimbralité sans égale. J’eus instrumentaux comme hoaxhoax2 ou Inner comme professeur de son le compositeur Lucien Island3, dans le but de figer le temps-durée Bertolina, avec qui je découvrais la création en de la musique dans un ressenti de temps-état studio, expérimentation que je complétais en pour l’auditeur. Puis j’ai délaissé le studio pour Tests au Laboratoire de Mécanique et d’Acoustique avec Patrick Sanchez, juillet 2017. classe d’électroacoustique du Conservatoire développer mes propres outils temps-réel sur National de Marseille, avec Pascal Gobain. De max/msp au côté de Julien Bayle, artiste sonore l’enregistrement au montage sonore et à la et programmeur reconnu pour ses travaux sur leurs translations latérales entre leur butée réflexion plastique liée à l’espace, je posais ce logiciel4. et leur bobine, provoquant un déplacement les bases d’une recherche à travers la question cyclique du centre de gravité à chaque impul- du temps et de la vibration dans les domaines C’est en 2017 que le Pendule Acoustique sion sonore. Je prévoyais d’accompagner ce de la musique, du spectacle vivant, de l’art est revenu se balancer dans ma tête. Les déséquilibre par la poussée d’air à la sortie sonore ou de l’art numérique. technologies avaient suffisamment évolué d’un évent prévu à cet effet pour augmenter J’ai obtenu un Dnsep (diplôme national pour envisager sa réalisation. J’ai rapidement le balancement ; ce fut un échec en raison du d’expression plastique) en 1997 avec une écris le projet et je l’ai adressé à Guillaume poids des bobines surpassant la force délivrée installation nommée nowhere, formule Quiquerez de l’ECM (Ecole Centrale de dans l’air par le dispositif. empruntée à l’artiste suisse Markus Raetz, Marseille), qui l’a relayé dans le réseau du signifiantici et maintenant ou nulle part, selon CNRS. Dix jours plus tard, Patrick Sanchez, Patrick Sanchez nota que cette idée relevait que l’on considère la césure au « w » ou responsable de la Plateforme MAS (Musique techniquement d’un pendule-double – consistant bien au « h ». Cet anagramme poétique fait Audio Son5) du LMA, me contactait pour me en deux pendules dont l’un est accroché à écho à la distorsion du temps et de l’espace proposer une résidence Art / Science. l’extrémité de l’autre et dont l’addition des recherchée dans l’expérience de dissociation forces provoquent des mouvements non- de la vue et de l’ouïe proposée au spectateur : Je suis reparti de mon dessin de 1996, linéaires donc imprédictibles, caractéristiques une pièce dans une salle de 210 m3 dont les recherchant un mouvement pendulaire initié d’un système chaotique. Cependant, nous murs, le sol et le plafond sont couverts de coton Dessin du projet, ESBAM 1996. par le son : un même son pulsé et accordé à la recherchions pour ce projet un comportement blanc tendu, est saturée de lumière blanche. fréquence de résonance de l’ensemble met en prédictible, fluide et progressif, conformément

94 95 en hauteur et rayonne dans de multiples Preljocaj (Gravité). Si un danseur travaille à directions. Ses dimensions proposent un partir de sa conscience gravitaire associée volume à mesure d’homme, apaisant par à une connaissance accrue de son corps, ses formes, inquiétant par son mouvement. Pendule Acoustique doit immanquablement D’allures brutes mais soignées, les matériaux varier ses vitesses angulaires pour moduler sont essentiellement en métal pour la justement ses amplitudes. Sa fréquence de structure, et en Plexiglass pour la sphère. résonance est relevée, puis mise à jour en L’objet revendique une certaine élégance par temps réel à partir des données d’une centra- la simplicité de ses lignes, et son esthétique le inertielle qui trace tous les angles des plans émane de sa conception technique, sans x, y et z de son oscillation. Au moment de autre artifice. La sphère transparente dévoile partir dans le sens inverse, le pendule traverse l’animalité du mécanisme – synchronisation un bref instant d’immobilité que la centrale motorisée des poulies, bielle et courroies –, inertielle renseigne par un 0, transformé en suscitant de prime abord la curiosité. Puis, Bang. Ainsi, entre deux Bang, on obtient un une fois son fonctionnement assimilé par le Temps (= Fréquence). Ce temps est appliqué regardeur, ce dernier l’oublie pour ne porter au balancement de la masselotte en trois Modélisation du mouvement, code Matlab, Etienne Gourc, 2017. attention qu’aux mouvements « sonifiés » du vitesses angulaires (accélération, constante paysage qui se déploie devant lui. L’objet, et décélération) de manière à obtenir un avec son œil de cyclope, ses organes mobiles, mouvement proche du sinus. Chaque groupe à l’idée initiale. Par ailleurs, afin de garder sur la granularité du timbre du feedback. ses oreilles-membranes, son déplacement de vitesses angulaires est ainsi calculé au l’interrelation entre mouvement et son, il a fallu Ce système a pour caractéristique de se fluide et ses capteurs luminescents, présente centième prêt, afin de parcourir la bonne inverser les rôles. Désormais, le mouvement révéler dans l’empreinte acoustique du lieu un design qui rappelle une certaine esthétique distance dans la bonne durée, entre les apex allait agir sur le son pour créer l’organicité du dans lequel le micro est ouvert. Je prévoyais propre à la science-fiction et nous invite de chaque oscillation. projet. alors d’assigner aux nombreux input de ainsi à l’imaginaire anthropomorphique de la La fluidité de sa progression est obtenue La matière sonore n’était pas encore définie modulations sonores du patch les données robotique. en invitant l’inertie naturelle du pendule à et le cadre de départ de mon travail, vingt accélérométriques et gyroscopiques d’une achever chacune de ses oscillations. Pour ans plus tôt, avait quant à lui évolué ; je ne centrale inertielle destinée à tracer l’activité Dynamique ce faire, le moteur exécute 60 % de sa cherchais plus à résoudre la dichotomie entre du pendule, afin d’augmenter l’influence du Dès la phase de conception, le projet a été course durant les 25 premiers degrés de sa le temps-état du paysage et le temps-durée mouvement sur le son, généré dans l’espace. significativement associé au champ lexical de progression, puis 40 % durant les 25 suivants, de la musique par le temps-différé de l’objet Tous les éléments étaient réunis pour démarrer la danse, avec en premier lieu la recherche laissant à l’inertie le soin d’amener le pendule sonore comme dans nowhere, mais plutôt une étape de recherche qui dura deux ans. du « geste juste », s’inscrivant dans un temps jusqu’à l’instant d’immobilité recherchée, que à créer les conditions d’un [éco]système Patrick Sanchez impliqua Etienne Gourc6, qui prend le temps d’être là. Une temporalité la centrale traduit en Bang pour relancer une capable de générer sa propre matière sonore chercheur en vibration, pour modéliser le qui n’a pas d’autre vocation que de s’effacer nouvelle commande dans le sens opposé, et et dynamique en temps réel, à partir des projet sur Matlab à partir notamment des au profit d’une trace, comme celle de la ainsi de suite. conditions acoustiques et gravitaires in situ. Le équations de Lagrange, afin de cerner les mémoire d’un dessin, à l’instar du corps lors Le pendule commence à osciller en aug- projet en devenait d’autant plus juste, puisque contraintes au sein desquelles il allait ensuite de l’acte chorégraphique. Latéral, elliptique mentant d’un degré son angle et ses vitesses les constantes que sont la gravité et l’inertie construire le pendule. Au même moment, ou circulaire, le mouvement de l’installation toutes les cinq oscillations. De la sorte, il peut sont équilibrées en permanence par une force l’École Centrale de Marseille se constituait résulte techniquement de la mise en œuvre s’animer seul depuis l’immobilité jusqu’à une déployée selon la fréquence de résonance du en bureau d’étude, impliquant trois jeunes d’un pendule-double linéaire en ce que amplitude de 5 mètres au sol, selon la hauteur pendule, comme un flux. Le son devait donc ingénieurs, Martin Barbaud, Eliot Drees, Julien la gravité compense cycliquement vers le de sa portée. C’est ainsi par la conjonction lui aussi résulter d’une interrelation continue Garot, à l’œuvre sous la direction de Christian centre du dispositif le déséquilibre causé par des forces électromécaniques, gravitaires et avec le mouvement, qui s’imposait quant à Jalain. le décentrement périodique de la masselotte inertielles que le pendule trouve dans sa fluidité lui comme l’horloge du projet. C’est la raison Le prototype était enfin réalisé en juin 2019, (masse ajoutée à un système mécanique afin naturelle une forme d’animalité, recherchée pour laquelle la programmation se passe de et allait trouver sa maturité technique en de modifier son équilibre), qu’elle transforme dans la diversité de son comportement. time-line : ici, le Mouvement est le Temps. juillet 2020. en mouvement, à la manière d’une balançoire. Pour finir, le pendule dispose à son accroche J’ai alors développé un patch de réinjection Le transfert de poids qui déplace le point d’un moteur de rotation, utilisé seul ou du signal [feedback audio] générant de la Esthétique d’équilibre est depuis longtemps exploré en conjugué au moteur d’oscillation. Ces rotations synthèse granulaire temporelle, qui sous Pendule Acoustique s’impose par sa présence danse contemporaine, comme en témoignent permettent de créer des ellipses ou des cercles l’effet de variations des durées de réinjection dans l’espace comme un totem – à la encore les récentes créations des chorégra- dans l’espace, et favorisent une projection du provoque des effets de repliement agissant différence près que son point d’ancrage est phes Yoan Bourgeois (Scala) ou Angelin son mobile à trois dimensions.

96 97 Acoustique de la membrane), n’imposant pas à la sphère Le flux sonore émis est un« chant acous- de jouer un rôle de baffle pour exprimer tique » in situ entre les haut-parleurs et le l’ensemble des fréquences au bon rendement. micro présent dans l’espace. Le moteur Les basses sont externalisées via un sub audio multiplie le signal entrant en quatre (haut-parleur basses fréquences) participant unités programmables en matrice. Au sein à la sensation immersive de l’installation du de chaque unité, il est réinjecté sur lui-même fait de la spatialisation fréquentielle du son. avec un retard de 10 secondes, créant ainsi Enfin, tout autre son exogène à l’installation un continuum. Les données de la centrale est susceptible de rentrer dans la boucle de inertielle sont routées dans le moteur audio réinjection, favorisant le caractère in situ

et viennent exciter selon les « paysages » d’une œuvre résolument évolutive. – phases temporelles – diverses options de modulations sonores, notamment sur le Écosystémique temps de réinjection d’où résultent des effets Pendule Acoustique induit une conception granulaires relativement complexes. Ainsi, globale circulaire entre la machine et le le pendule devient l’interprète sonore de vivant ; la partie informatique conçue sur max/ l’installation. Par moment, on obtient une msp constitue ainsi le cerveau de la boucle. parfaite synchronisation entre le mouvement D’autres logiciels interviennent tels que et le son, provoquant toutes sortes d’effets Python pour la concaténation des messages naturels de phases et de dopplers – décalage envoyés par liaison série aux steppers (drivers fréquentiel lorsque la distance entre l’émetteur des moteurs pas-à-pas), puis du langage C et le récepteur varie dans le temps et l’espace, sur le logiciel Arduino (un Environnement induisant des détimbrages –, qui participent à de Développement Intégré, IDE), pour la l’immersion auditive du spectateur. On entend programmation des capteurs. parfois des mélodies faites d’intervalles de Le principe général de la programmation secondes et de tierces majeures, de quintes ou s’anime comme un corps composé de différents d’octaves, etc. Ce sont des variations aléatoi- organes dont chacun joue un rôle précis, res purement électroacoustiques issues des coordonné aux autres. La partie qui calcule la harmoniques naturelles de la fondamentale fréquence de résonance s’impose ainsi comme du feedback, que le pendule en mouvement l’organe cardiaque du système global. La partie module dans l’empreinte acoustique du lieu qui concerne essentiellement le mouvement de l’installation. L’essentiel du travail sonore et le son est séquencée sous forme de phases est porté sur une approche spectrale des appelées « Paysages ». Chacune d’elles se suc- timbres, sur la projection du son et sa réception cède comme dans une partition, offrant un par réflexion acoustique, dont la densité et la cadre temporel à l’installation. Cette dernière couleur varient selon les espaces et la vitesse trouve sa permanence dans l’équilibre entre d’oscillation. Les sons obtenus s’apparentent le fonctionnement prédictible du mouvement parfois à des instruments acoustiques à vent, et le comportement chaotique du son, le des basses électriques ou des carillons, ou tout synchronisé au rythme des oscillations bien à de la synthèse modulaire. Par ailleurs, conditionnées par la gravité. la courroie d’entraînement du moteur est

audible, et révèle le caractère métronomique 1 de la fréquence du pendule. Elle participe Lauréat 2020 de la bourse Pierre Schaeffer, avec le soutien de la SCAM et de la Copie Privée. Voir https:// à la matière sonore globale, comme une www.virgileabela.com/pendule-acoustique-1 pulsation. Techniquement, les deux haut- 2 Trio postrock_mathrock 2011-2017 avec David Pendule Acoustique au festival GAMERZ15, 19-11-2019. Photo Luce Moreau. parleurs du pendule sont câblés en stéréo. Merlo et Damien Ravnich, https://www.virgileabela. Le choix des haut-parleurs a été déterminant. com/hoaxhoax Il s’agit de modèles HiFi Focal 100ICW6, 3 Duo expérimental avec Jean-François Laporte depuis conçus pour fonctionner sans VAS (volume 2009, Marseille-Montréal, http://totemcontemporain. d’air équivalent à l’élasticité de la suspension com/groups/innerisland/

98 99 4 http://julienbayle.net/ 5 https://mas-lma.cnrs.fr/ Comment la réalité virtuelle incarnée et la danse peuvent augmenter 6 Auteur de la Thèse « Étude du contrôle passif par pompage énergétique sous sollicitation harmonique : Analyses théoriques et expérimentales », INSA Tou- l’expérience corporelle louse, 2013. Margherita Bergamo Meneghini

Eve, dance is an unplaceable place (2019) © Kevin Navia. C’est ma rencontre, en 2017, avec l’artiste colombien Daniel González, co-fondateur de BeAnotherLab et directeur d’Omnipresenz, qui a conduit à la création de Eve, dance is an unplaceable place. Le projet a débuté fin 2018 dans le cadre du Festival du Nouveau Ciné- ma et de Tangente Danse, à Montréal, sous la forme d’une installation immersive de danse contemporaine et réalité virtuelle incarnée (Embodied Virtual Reality, EVR), afin de réunir expérience virtuelle et réel, et de transmettre ainsi une sensation de migration vers d’autres endroits. L’équipe a présenté le projet à un très large public à Laval Virtual, en 2019, et cela a été une révélation, car je vois depuis la perspective chorégraphique sous un nouveau jour : l’installation Eve amène les participants à modifier, à « déplacer » la perception qu’ils er 1 prototype, résidence au Château Ephémère, Carrières-sous-Poissy, juin 2019. ont de leur corps.

À peu près à la même période, j’ai eu le plai- Thierry Pozzo, chercheur à l’Institut Marey de Expositions à venir de Pendule Acoustique : sir d’écrire un article pour le IEEE Gem 2019 l’Université de Bourgogne, et Laurent Bonnotte, Festival Interstice – Rencontre des inclassables à Caen (Games, Entertainment & Media Conference, psychomotricien et artiste multimédia, sur le https://festival-interstice.net/ Center for Collaborative Arts and Media, Yale sujet du couplage entre perception et action, Du 6 au 23 mai 2021 University), pour lequel j’ai recueilli les té- notions que j’ai alors mises de plus en plus au moignages éloquents de participants lors de centre de mon travail de danseuse et de cho- Galerie Un Singe en hiver 3 Rue François Robert, 21000 Dijon diverses présentations publiques. J’ai aussi régraphe. Juin 2021 commencé un riche échange épistolaire avec

100 101 J’ai toujours eu une vision horizontale de l’acte VR, pour incarner l’avatar Eve. Dans une his- l’expérience de voies alternatives aux chemins la curiosité et un sentiment de participation à artistique : pour moi, la danse est bien plus toire filmée à 360 degrés, il/elle interagit ainsi établis, comme un générateur de métaphores distance. Certains spectateurs-participants ont qu’une discipline qu’on va voir au théâtre, à avec d’autres danseurs filmés, mais aussi avec pour appréhender la réalité. La danse, en tant déclaré avoir complètement oublié la réalité, l’opéra ou à l’occasion de festivals. C’est un la vraie danseuse, dont il/elle ressent le contact que nouveau « lieu » (an unplaceable place) ayant intégré l’interaction avec les person- élément culturel d’une société, une manifes- grâce aux sens du toucher, de l’odorat, du goût à découvrir dans son propre corps, est aus- nages virtuels. D’autres ont révélé que cela les tation expressive qui naît dans la plus grande et du mouvement (« embodiment »). Dans le si une communication, toujours présente et avait aidés à trouver leur propre créativité et à intimité de chaque personne, sa psychologie, même temps, le film à 360 degrés dans lequel en constante évolution dans les sociétés hu- se laisser aller pour danser davantage12. sa conscience. La pratique de la danse peut est plongé le participant-spectateur est projeté maines, en dialogue avec d’autres éléments Ces résultats décident de premières conclu- amener à un regard alternatif hors des conven- sur un écran pour le public observateur. Dans et signes communicatifs7. C’est une manifes- sions : la juxtaposition expérientielle d’un ri- tions, et résoudre des traumatismes et des la troisième partie, le participant-spectateur tation d’apprentissage psychomoteur, car elle tuel VR via le casque et l’entrée dans un avatar conflits sociaux1. Quand j’applique la danse et la danseuse, tous deux sans dispositif VR, implique une relation entre les fonctions co- dansant, et l’engagement hors de l’interface à ma création, j’essaie de la rendre accessible dansent ensemble en alternant propositions gnitives et le mouvement physique, guidée par virtuelle et de l’avatar, constituent un che- grâce à des approches dramaturgiques et à d’imitation et d’improvisation. les signaux de l’environnement8. Nous croyons min spécifique qui peut favoriser une prise de l’utilisation de nouvelles technologies. La danseuse présente sur scène exécute un ri- que l’utilisation de l’imagination en danse sti- conscience du potentiel du corps dansant chez Le projet Eve, depuis son développement, nous tuel inspiré de la Pachamama, la Mère Terre mule positivement l’activité mentale, éveille les utilisateurs. Nous soulignons le fait que les a montré que l’application des expériences des peuples andins, précipitant les spectateurs la capacité individuelle à réagir aux change- utilisateurs entrent en VR dans un environne- immersives de réalité virtuelle incarnée (EVR) dans des lieux inattendus où ils peuvent vir- ments externes et à trouver des solutions. ment déjà « existant », un film à 360 degrés, et peut multiplier de manière exponentielle l’ex- tuellement faire l’expérience d’un monde où dans un corps « dansé ». Le corps « dansé » est périence de la « danse », c’est-à-dire l’effet du la danse est le langage principal. Au cours La communication moderne est souvent mé- un corps « expérimenté » : les utilisatrices et spectacle chorégraphique, en y introduisant de l’expérience de possession du corps vir- diée par la technologie, et la réalité virtuelle utilisateurs sont invité(e)s à suivre un chemin l’expérience vécue. Je poursuis alors mes re- tuel, les personnages filmés se rapprochent peut fonctionner comme une interface9. En donné, à saisir une histoire écrite, et cela leur cherches à partir de cette puissance expéri- du participant et génèrent un sentiment de conséquence, une mise en scène qui combine donne confiance au cours de l’expérience, qui mentale. présence5. À leurs côtés, le participant-specta- live et virtuel ouvre une grande variété d’expé- est, après tout, un apprentissage. teur a la sensation d’être au centre du récit, et riences singulières provenant de l’engagement Le projet Eve tend à reconnaître le nouveau corps comme le des participants-spectateurs, mais aussi de la La réalité virtuelle ouvre une nouvelle ap- Eve, produit et lancé par la Compagnie Voix sien, à suivre ses mouvements. La musique a ramification des interactions émotionnelles proche de la danse et Omnipresenz, est une installation EVR vi- un rôle essentiel dans l’installation pour créer et communicatives éprouvées par le reste du Je n’utilise pas la réalité virtuelle par hasard. vante en interaction avec un spectateur et un l’atmosphère et permettre la coordination public. Ces expériences sont des voies d’in- Mon objectif est de simuler des expériences public externe2. Nous avons créé l’œuvre dans rythmique de plusieurs chorégraphies : celle vestigation potentielles pour nourrir notre ré- uniques et de donner la possibilité de les vivre le cadre d’une vision de la danse qui favorise de la danseuse qui performe en live, celle des flexion. de l’intérieur, par l’utilisation de son propre l’intersubjectivité et ainsi l’ouverture vers la danseurs en VR et, encouragée par ces deux À la fin de chaque performance, nous avons corps en mouvement créatif. En l’absence, compréhension de l’autre3. Le projet donne premières chorégraphies, celle du participant demandé aux spectateurs des commentaires dans nos sociétés, d’une situation idéale où la la possibilité de s’exprimer par le langage ges- et des spectateurs observateurs qui mettent écrits sur papier10, en évitant donc tout schéma danse serait un outil de communication, j’uti- tuel4, tout en incarnant un corps « dansé » via leurs corps en mouvement dans le récit dans préétabli. Grâce à ces précieuses notes, nous lise la réalité virtuelle pour encourager l’ex- un expert du domaine de la danse. Il s’agit en lequel ils/elles sont immergé(e)s. avons pu détecter plus clairement où mène périmentation de la danse et le changement somme d’un exemple d’application de l’EVR notre proposition artistique. Les résultats de ce de regard à travers le mouvement du corps. pour faire intégrer l’expérience de la danse à Matériel de recherche et réflexions feedback montrent une tendance à décrire une Je trouve remarquable à cet égard la phrase ceux qui n’ont pas l’habitude de danser, pour Le but de ce projet, outre le plaisir de l’ex- ouverture vers l’extérieur et vers l’inconnu, une d’Alain Berthoz : « L’évolution du regard [...] les rapprocher de la pratique de la spatialisa- pression esthétique, est d’observer les effets connexion supérieure, une émotion qui vient est fondamentale pour toutes les fonctions co- tion, du changement de points de vue et de la de l’imitation, à la fois vis-à-vis d’un corps de l’expérience du corps en mouvement11. En gnitives et surtout pour la capacité de prendre créativité du corps, qui sont les objectifs cen- virtuel et vis-à-vis d’un corps réel en mouve- suivant l’avatar virtuel d’Eve, les participants le point de vue de l’autre13. » traux de cette œuvre. ment, afin d’augmenter la confiance des parti- vivent une « incarnation » où le toucher, l’odo- La pratique de la danse, outre l’apprentis- L’installation est structurée en trois parties. cipants-spectateurs envers l’expression corpo- rat et le goût génèrent des réactions remar- sage de danses codées (techniques de danse, Dans la première, une danseuse portant un relle, de leur faire ressentir des émotions par le quables, et permettent la prédisposition à l’en- danses folkloriques), requiert de placer le casque VR initie le participant-spectateur à mouvement et, éventuellement, d’instiller de gagement du corps en mouvement, pendant corps au centre de l’attention et de le consi- une atmosphère abstraite via la chorégraphie l’empathie. et après la VR. Certains spectateurs-observa- dérer à la fois dans ses parties et dans son et une projection externe. Dans la deuxième, La danse, tout comme la réalité virtuelle, nous teurs ont spontanément commencé à danser intégralité. Lorsque nous nous entraînons ou le participant-spectateur est invité(e) par la emmène vers d’autres « réalités », de nouvelles et ont répondu avec confiance à l’interaction composons en danse, nous réfléchissons sur les danseuse à changer de position dans la confi- situations hors de notre contrôle6. Nous consi- avec la danseuse. D’autres ont assisté à la re- différentes parties du corps et nous analysons guration de l’installation et à porter le casque dérons la danse comme un moyen de faire présentation à plusieurs reprises, guidé(e)s par comment elles s’influencent mutuellement.

102 103 C’est pourquoi la pratique de la danse a une comme un objet fonctionnel et non comme 1 K. B. Homann, « Embodied concepts of Neurobio- 8 L. Shmuelof & J. Krakauer, Recent insights into per- valeur créative fondamentale : elle permet sujet créatif et communicatif. logy in Dance/Movement Therapy Practice », Ame- ceptual and motor skill learning, Lausanne, Fron- de ressentir le corps de manière renouvelée La recherche que j’ai initiée avec Eve et que je rican Journal of Dance Therapy 32, 2010, 89-99. tiers Media SA, 2015, 56. 2 9 et non fonctionnelle, afin d’explorer ses po- poursuis pour mes prochaines créations porte M. Bergamo, « Performance “Eve, dance is an H. J. Smith & M. Neff, « Communication Behavior unplaceable place” », IEEE GEM 2019 Papers, in Embodied Virtual Reality », Proceedings of the tentiels, d’élever l’expérience vécue avec les la conviction que le corps en mouvement 2019, 6. 2018 CHI Conference on Human Factors in Com- autres. Étant donné que cette pratique n’est augmente le potentiel du développement phy- 3 K. B. Homann, « Embodied concepts of Neuro- puting Systems, ACM, 2018. pas normalisée, les outils de réalité virtuelle sique, communicatif et intellectuel qui s’étend biology in Dance/Movement Therapy Practice », 10 M. Bergamo, « Performance “Eve, dance is an sont efficaces pour proposer une initiation car du niveau personnel au niveau social. Je pro- op. cit. unplaceable place” », op. cit. ; M. Bergamo, « Tes- ils éveillent la curiosité, le jeu et la créativité. pose donc une approche de la danse soute- 4 P. Bertrand, J. Guegan, L. Robieux, C. A. McCall et timonials – Compagnie Voix », https://compagnie- nue par des outils d’art numérique interactif F. Zenasni, « Learning Empathy Through Virtual Rea- voix.com/Testimonials Dans notre société donc, la danse, en tant et par la réalité virtuelle pour atteindre un état lity: Multiple Strategies for Training Empathy-Re- 11 M. Bergamo, « Testimonials – Compagnie Voix », qu’art, est systématiquement éloignée de la de méta-conscience envers notre propre corps lated Abilities Using Body Ownership Illusions in op. cit. 12 vraie vie. Mais peut-on travailler à l’intensi- (une pensée sur le corps) et une conscience Embodied Virtual Reality », Frontiers in Robotics Ibid. and AI 5, 2018. 13 A. Berthoz, « Physiologie du changement de point fication de notre expérience de vie à travers vécue de manière continue (une pensée avec 5 ilteni roten later 14 K. K , R. G et M. S , « The Sense of de vue », in idem, L’Empathie, Paris, Éditions Odile la pratique artistique ? La valeur du corps en le corps), et donc favoriser notre propre au- Embodiment in Virtual Reality », Presence Teleope- Jacob, 2004, 252-275. mouvement dans l’acte de communication to-développement. Cette approche peut être rators & Virtual Environments 21(4), 2012, 373-387. 14 G. Bachelard, L’intuition de l’instant. Suivi d’In- d’un sujet, et la conscience du corps en mou- un canal pour renforcer l’activité de la pensée 6 A. White Alasdair, From Comfort Zone to Perfor- troduction à la poétique de Bachelard par Jean Les- vement dans l’approche phénoménologique, par rapport au mouvement, l’apprentissage à mance Management : Understanding Development cure, Paris, Denoël, « Bibliothèque Médiations » me portent à croire que la créativité corpo- travers le mouvement, et la compréhension de and Performance, White & MacLean Publishing, 43, 1966. relle, et partant l’intelligence corporelle, de- nous-mêmes et de l’autre. 2009. vrait être nourrie. De nos jours, je constate un 7 G. Kassing, History of Dance : An Interactive Arts manque d’attention concernant l’intelligence Approach, Champaign, Human Kinetics, 2007. corporelle : le corps est souvent considéré

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Eve, dance is an unplaceable place (2019) © Mario Sguotti. LINKs 6 Marcel Proust 2

Proust par Nice Art, pochoir, Montreuil, 2020. Photo © Marion Dupuis. unlimited work and the risk of a loss of a direct the effective leaders of C will be these “warn- Human society evolution: Driving actions contact with nature, because of industrial spe- ing people” as well as people who are aware Jean-Claude Serge Levy1 cialization. The necessary large size of efficient of the main needs of this new society, “pros- mining and factories requires large invest- pectors” in some sense, in order to reach a ments and a special management of these new practical social equilibrium. Nowadays worldwide human society is evolv- reveals to be an unexpected essential link for human enterprises. So, “investors and manag- In C, “investors” and “labor unionists” are no ing at a fast rate with the help of scientific these numerous driving actions. ers” are the new leaders of I. For the layman more leaders, since most of enterprises are and technical progress as well as with the In H, the tribal wild life is a little bit risky, but the risky power of investors must be balanced small ones, even if for the time being there are incidence of crises. This high speed and this easy and happy in a convenient country full by another force, that of “labor unionists” who still some worldwide giants which are more or large extension early induced historians to in- of permanent fruits and animals. According to can obtain a practical social equilibrium when less linked with information. The real nature troduce “Global history” or “World history,” anthropologists,3 three hours of work a day is in conflict with managers and investors. The of C is not known up to now. This is both a a global view of human history, with a large enough for tribal survival in such conditions. need of nature and natural life has several difficulty and an opportunity for arts to guess comparative program involving large varia- This was a “golden age” of mankind in front consequences on people involved in I, and about this near future. It is a real challenge for tions and fluctuations. One advantage of this of the various works requested for F. Within F, among them is the emergence of psychoanal- LINKs to develop an artistic picture of incom- global point of view is to detect a few main there is nearly no permanent work, but there ysis which enables people to face their new ing C! A nice game to play, to give a selfie to basic lines among a very large amount of local are many seasonal duties, with an average social condition in its full complexity. Thus, in the unknown C to come! variations. Of course, many different political which sounds to be quite larger than three I, the leaders are no more “knights and priests” These three transitions are deeply linked with views can arise behind this new perspective hours of work a day. Thus, in order to convince but “investors and labor unionists.” From that the idea of “World History,” since they hap- where all nations are involved together, at the our layman to face this new hard life condi- viewpoint, the quite numerous wars which pened everywhere through the world, with a same level. Such a mixing between different tion, serious driving arguments are required happened in I sound to be indirect ones be- large lot of geographic travelling centers which ways of thinking provides a tremendous di- from the leading team. Searchers of “World tween “investors” and labor “unionists” in a appear in a rather complex order. In H equa- versity and opens the path for other similar history” noticed a lot of such used arguments never finished dangerous battle. torial forests were and are still the right plac- approaches such as the present one. From all over the world. Fear of the wild life is a ba- This new life condition of I was well observed es. For F, main rich valleys were essential for this chaotic space, a very few distinct phases, sic religious argument. Another trick is the par- in all arts, literature, music, painting, architec- its development. Such conditions occurred in steps, of human evolution emerge: hunting tition into numerous different working classes, ture which gave quite numerous “selfies” of China, Mesopotamia, Egypt and later around and gathering civilization, H in the following, the casts, in such a way that most of people themselves to people enduring I, with a rather Mediterranean Sea.8 The very early days of I farming and livestock civilization, F in the fol- in F seem to share some advantages in this re- continuous flux. As already noticed, the high showed the unexpected creation and large ex- lowing, industrial society, I in the following, ligious society.4 Another argument consists in level of competition, the fighting spirit of I, pansion of Portugal and Spain. Later England and the creation era C which is now starting to the hope of another life after the present one, simultaneously with scientific and technical and Germany became the leaders of industrial happen. The nomad life of H and the sedentary and that this new life will keep some memo- progress led to strong social changes and to expansion in Europe where the wind of the En- life of F were early studied by Ibn Khaldun,2 a ry of the previous one. Many religions were the present emergence of a new creation era lightenment had been propagated through the famous precursor of the World History. The re- created from a mix of these three kinds of ar- C. Quite similarly as for “knights” and “priests” French Revolution. The 20th century saw the cent I society is also well known: large towns, guments, even with interferences between dif- of F, the recent leaders of I, “investors” and “la- progressive emergence of the United States of a high level of competition, a new man facing ferent religious approaches.5 A final optimiza- bor unionists,” are contingent and submitted to America, of Japan and later China as well as the fate as “a romantic hero,” and more and tion process of these “religions” allows nearly the next transition, becoming now past institu- of Russia. India, Brazil are now joining these more extended wars which led this society to parallel approaches and variations. So, it was tions. This transition from action to memory is leaders in this now nearly complete world- its end. C era is starting now with fast and ex- not only the brute force of “knights,” the land hard and brutal but still can benefit sometimes wide expansion. tended information. The point of interest in the owners, which was the driving action of the H to former leaders,7 at least in literature! With the plain perspective provided by World present report does not concern these civiliza- to F transition, but mainly this multi-facetted The new coming era C is characterized by History, the weight of numerous past institu- tion details, which are rather well known, but complex religion. This syncretic concept of re- creation units, which are expected to be tions such as religions, land owners, industrial consists in observing the mechanism of their ligion was symbolized by “priests.”6 As a con- small, well connected to other similar units, investors and managers, labor unionists must transitions, a less studied part. For leaders, sequence of this social status, these religions but waiting for advices before effective reali- be considered in their own contexts. These these transitions do not put any problem, they are contingent to F. This statement strongly re- zation which will be done mainly by robots, past social institutions were strongly involved always surf on the wave. For the layman, these stricts the validity of these religions, later, out anywhere, since information is extended ev- in their own society as their elementary bricks. transitions induce some losses, which must be of this context, mainly as social institutions. erywhere. This wonderful fast extension is re- They were an essential part of this society. balanced by a driving action of the society. Quite similarly the power of land owners, stricted by global considerations. Because of Now since these societies progressively dis- So, we are interested here in the layman loss “knights,” is contingent to F and will decrease the real dangers of pollution and of the prac- appear, these institutions belong to the past, and its social answer, the driving action, which when other civilizations come. tical restriction of mineral resources on earth, just as pieces of an infinite virtual museum of stabilizes the transition. Such a search of the In I, work is permanent in mining and industry. the advices of warning people with extended human life. This can be a goal for LINKs both relevant action gives it a clear context, which This new stability induces both the risk of an view are essential in era C. In such conditions to define this infinite virtual museum of human

108 109 life, and by the way, to introduce the art of the new C era in a new performance. Good luck to past and future creators of the representations of C.

1 Lab. MPQ, UMR CNRS 7162, Paris Diderot Uni- versité, 10 s. A. Domon & L. Duquet, Université de Paris 75013 Paris, France. 2 Ibn Khaldun (1332-1406), a philosopher and his- torian wrote “The Muqaddimah, an introduction to history” which is translated into many languages. 3 Pierre Clastres (1924-1977), an ethnologist and anthropologist noted that three hours a day were enough ensuring survival in an active Guayaki tribe, leaving time for art and leisure. See P. Clastres, Chronicle of the Guayaki Indians, Cambridge, MIT Press, 1998. 4 See the historian S. Subrahmanyam, Europe’s In- dia. Words, People, Empires, 1500-1800, Cam- bridge-London, Havard University Press, 2017. 5 Ibidem. 6 Georges Dumezil, a linguist, and Georges Duby, a specialist of the “Middle-Ages” found the world- wide extension of the three classes “knights,” “priests,” and “laymen” in F. 7 In some sense, Marcel Proust’s main work, In search of lost time, reports the transition from F to I. “Knights” become just social institutions, and I leaders are proud to be involved in such past in- stitutions in a final wedding with them, a happy ending. 8 See the historian F. Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, Flammarion, 1949.

Proust par Nice Art, pochoir, Belleville, Paris, 2019. Photo © Marion Dupuis.

110 Complexité et esthétique de Marcel Proust 2

For a portrait of Marcel Proust, mixed media, black and white, 2020. Dimitrije Roggero: Art direction, photography, digital processing. Fabrizio Amante: clay sculpting. Pierres médiévales et la perception des couleurs : Proust et Ruskin Yasué Kato

Dans la préface de sa traduction de La Bible d’Amiens (1904), Proust présente deux atti- tudes différentes vis-à-vis d’un porche de cathédrale. Il le considère d’abord comme « une Bible en pierre » et essaie de déchiffrer ses représentations symboliques, suivant les leçons de l’écrivain, poète, peintre et critique d’art britannique John Ruskin (1819-1900). D’autre part, il admire la « série » de Monet qui fixe les jeux lumineux sur l’œuvre en pierre « que les hommes ont faite, mais que la nature a reprise en l’immergeant en elle1 ». Or, Ruskin décrit dans Les Pierres de Venise (185I-1858) la beauté des architectures multicolores, qui provient de la diversité des matériaux employés. Ces passages sont cités à maintes re- prises dans les Pastiches de Proust et dans les premiers cahiers de la Recherche. La grande connaissance de Ruskin eu égard à la technique des couleurs se confirme dans ses traités de peinture et également dans ses dessins. Il s’intéresse surtout aux motifs végétaux des cathédrales catholiques. Les guirlandes du portail de la Vierge dorée lui apparaissent ani- mées et en pleine floraison. Ses dessins représentent souvent les sculptures comme des plantes souples et en croissance qui essaient de dépasser leur siège. À l’inverse, il exécute aussi plusieurs dessins botaniques, pour accorder à des fleurs vivantes un aspect stylisé. C’est sous l’influence de Ruskin et sous celle de l’historien d’art Émile Mâle (1862-1954) que Proust se met à admirer les anciennes sculptures. L’originalité de Proust vis-à-vis de ses maîtres consiste alors à observer l’animation des pierres inondées par les reflets multico- lores des vitraux, comme le montre l’épisode de l’église de Combray dans Du côté de chez Swann. Les vitraux ne sont plus des images figées à interpréter mais deviennent à ses yeux d’immenses prismes produisant des flots irisés pour dévoiler un nouvel aspect des pierres médiévales.

La contribution de Ruskin au développement envahi par divers effets lumineux : dans sa esthétique de Proust, qui se met à admirer la célèbre série, la façade de la cathédrale de poésie des vieilles pierres de l’architecture re- Rouen paraît, continue Proust, « bleue dans le ligieuse grâce à ses leçons, n’est pas à nier. brouillard, éblouissante au matin, […] grasse- Dans les manuscrits de Jean Santeuil et ceux ment dorée l’après-midi, rose et déjà fraîche- de À la recherche du temps perdu, toutes ment nocturne au couchant3 ». les mentions concrètes sur l’art catholique Dans la même préface, il révèle les attitudes du Moyen-âge sont postérieures aux lectures contradictoires qui marquent les arguments des textes ruskiniens2. Proust a ainsi choisi La ruskiniens : Bible d’Amiens comme la première œuvre à traduire. « Si l’on a dit qu’il réduisait l’art à n’être La préface du traducteur de ce livre évoque que le vassal de la science, […] on a aussi deux manières différentes d’admirer la fa- dit qu’il humiliait la Science devant l’art. çade de la cathédrale. Alors que Ruskin dé- […] On a dit enfin que c’était un pur esthé- veloppe des analyses érudites et fondées sur ticien et que sa seule religion était celle de ses connaissances historiques, littéraires et la Beauté […]4. » théologiques afin de déchiffrer le symbolisme Fig. 1. Pilier sur la façade inachevée de Sant’ Anastasia, Vérone. de chaque sculpture, Claude Monet est sur- C’est probablement pour cette raison que © Ashmolean Museum, University of Oxford (WA.RS.ED.093). tout ébloui par la vue générale de « ce four- Ruskin a choisi comme l’une des illustrations millement monumental et dentelé » de statues, de ce livre son propre dessin représentant la

114 paysage identique se retrouve aussi dans la Ruskin conseille également de poser légè- version finale de l’épisode vénitien relaté rement « une petite touche de bleu » sur le dans Albertine disparue : le héros et sa mère rouge pour avoir le pourpre, « usant d’atomes regardent du gondola « la file des palais » de couleur en juxtaposition plutôt qu’en larges en train de « refléter la lumière et l’heure espaces12 ». Inspiré probablement de ce pro- sur leurs flancs rosés, et changer avec elles, cédé pictural, Proust note dans l’un de ses ca- moins que comme une chaîne de falaises de hiers de brouillon daté de 1913 : « Le désir marbre au pied de laquelle on va le soir se que me donnaient ses joues où sans doute un promener en barque dans un canal pour voir atome de jaune roux était dilué dans le rose le soleil se coucher »10. était celui de revoir un luxuriant et doux géra- Ruskin est aussi un grand théoricien des cou- nium13. » leurs, sensible aux effets lumineux. Plusieurs Revenons à l’évocation des cathédrales de passages de The Elements of Drawing (1857) Monet dans la préface proustienne de La Bible sont traduits dans Ruskin et la religion de la d’Amiens : le peintre y reproduit « la vie de beauté (1897) du critique d’art et écrivain Ro- cette chose que les hommes ont faite, mais bert de la Sizeranne (1866-1932), livre atten- que la nature a reprise en l’immergeant en tivement lu par Proust : elle » en l’enveloppant par les couleurs chan- Fig. 2. https://www.lancaster.ac.uk/media/lancas- geantes de l’air14. La concurrence entre l’art ter-university/content-assets/documents/ruskin/ « […] si vous peignez [sur la même toile] et la nature constitue l’un des thèmes favoris 8SevenLampsofArchitecture.pdf une partie sous un jour chaud et une autre de Proust. Miss Sacripant, l’aquarelle de son sous une lumière grise, par un jour froid, peintre fictif, représente l’habillement du mo- quoique les deux aient pu être la lumière dèle pour révéler que « les œuvres de l’indus- du soleil et les deux bien tonalisées, avec trie » peuvent « rivaliser de charme avec les leurs ombres relatives, exactement proje- merveilles de la nature, aussi délicates, aussi Fig. 3. Étude de fleur et pinacle attribuée à John Ruskin. tées, aucune partie ne ressemblera au jour © Ashmolean Museum, University of Oxford (WA.OA1735). savoureuses au toucher du regard, aussi fraî- et elles se détruiront réciproquement11. » chement peintes que la fourrure d’une chatte,

partie supérieure du portail nord de la façade de sculptures d’un albâtre aussi brillant que occidentale. Bien que les sculptures histo- l’ambre et aussi délicat que l’ivoire », entou- riées des tympans et des voussures fussent in- rés par des piliers de « jaspe, porphyre, ser- tactes même avant la restauration, sa plume se pentine vert foncé tachetée de neige, marbre 6 Fig. 4. La cathédrale contente de les plonger dans une ombre bru- capricieux ». d’Amiens, intérieur. meuse5. © Yasué Kato. Rappelons également qu’il exécute de nom- Ces tableaux vénitiens semblent avoir profon- breux dessins en couleurs pour représenter dément impressionné Proust. Contre Sainte- des œuvres architecturales italiennes où s’ar- Beuve, édité par Bernard de Fallois, contient rangent des pierres de diverses nuances (fig. 1). deux allusions à ces passages : « […] la des- Proust ignore sans doute ces œuvres mais il doit cription éblouissante [de la ville de Venise] connaître les pages qui témoignent de la sen- que Ruskin donne, la comparant tour à tour sibilité coloriste et poétique du maître anglais. aux rochers de corail de la mer des Indes et à Dans Les Pierres de Venise, le canal semble une opale7 » ; « la façade de Saint-Marc que constituer « une ouverture taillée entre deux Ruskin avait dite de perles, de saphirs et de ru- rochers de corail », le Rialto a l’air d’être en bis8 ». Dans son pastiche de Ruskin, inédit de « diamant », le Palais ducal montre sa façade son vivant, Proust associe le dôme des Inva- « colorée de veines sanguines », l’ensemble de lides à celui de l’église Sainta Maria de la Sa- piliers et de dômes blancs forme « une pyra- lute dont « la pâleur éternelle de l’albâtre » se mide » comme « un amoncellement de trésors, distingue sur « l’azur du Canal Grande » : au d’or, d’opale et de nacre », et les portails sont coucher du soleil, ses coupoles « bleuâtres » « lambrissés de superbes mosaïques et décorés se couvrent d’« une lueur d’orange9 ». Un

116 117 les pétales d’un œillet, les plumes d’une co- matière inerte et dure » : elles débordent « les La traduction des deux ouvrages de Ruskin 7 M. Proust, Contre Sainte-Beuve, suivi de Nou- 15 lombe ». De même, Ruskin aime dessiner limites de leur propre équarrisseur » comme est, dans la carrière littéraire de Proust, sui- veaux Mélanges, préface de B. de Fallois, Paris, Gal- des plantes sculptées soit en train de pousser « du miel » ou « un flot blond […] noyant les vie immédiatement d’une nouvelle rédaction limard, 1954, 122 ; Cahier 3, folio 34 vo. 8 o les branches hors de leur siège, soit juxtapo- violettes blanches du marbre19 ». romanesque. C’est probablement en souvenir Ibidem, 270 ; Cahier 5, folio 59 r . 9 sées avec des feuillages vivants dont elles Dans les textes proustiens, ce sont surtout les de l’esthéticien anglais qu’il se met à décrire J. Milly (éd.), Les Pastiches de Proust, Paris, Armand Colin, 1970, 327 ; Cahier 2, folios 12 ro-13ro. sont des copies (fig. 2). Dans son journal, il vitraux qui fondent et colorent les matériaux l’illumination imaginaire des pierres médié- 10 M. Proust, À la recherche du temps perdu, Paris, admire en particulier le « linteau d’aubépine de l’église de Combray par leurs reflets. L’une vales. Dans le chapitre « Noms de personnes » Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1987- en fleurs » de la porte de la Vierge dorée, des verrières y prend « l’éclat changeant d’une du Contre Sainte-Beuve édité par de Fallois, 1989, vol. IV, 208. dont « les feuilles changent presque aussi li- traîne de paon » et « ondul[e] en pluie flam- « chaque nom noble » baigne son château et 11 J. Ruskin, The Elements de Drawing, in E. T. Cook 16 brement que dans la croissance naturelle ». boyante et fantastique qui dégoutt[e] du haut son église « dans l’espace coloré de ses syl- & A. Wedderburn (eds.), The Complete works of John L’un de ses dessins en couleurs, conservé au de la voûte » pour transformer la nef en « une labes » ou « dans le rose des vitraux héral- Ruskin, op. cit., t. XV, 203-204 ; R. de la Sizeranne, Musée Ashmoléan (collection « The Elements grotte irisée » ; un instant après, un « flot bleu diques », celui d’une famille italienne évoque Ruskin et la religion de la beauté, Paris, Hachette, of drawing : John Ruskin’s teaching collection et doux » « baign[e] » les pavées et y étend « la façade de schiste rouge et pierre grisâtre 1897, 255-256 ; J. Autret, Ruskin and the French at Oxford »), montre en trois étapes comment « ce tapis éblouissant et doré de myosotis en du château » et « les cloches de pourpre de before Marcel Proust, Genève, Droz, 1965, 79. 12 la forme florale inspire celle de pinacle : une verre20 ». Alors que le bleu domine dans les Saint-Pierre-sur-Dives », et celui d’un seigneur J. Ruskin, The Elements de Drawing, op. cit., 150 vue de dessus d’une fleur, une perspective de vitraux de cette église fictive, les premiers ma- allemand contient « la sonorité versicolore de et 152 ; R. de la Sizeranne, Ruskin et la religion de la beauté, op.cit., 258-259 ; J. Autret, Ruskin and the la même fleur avec les étamines aplanies et nuscrits accentuent dans leurs descriptions le la dernière syllabe », sombre comme « le vieux French before Marcel Proust, op. cit., 78. collées au pistil pour devenir son support dé- rôle du rouge. Il s’agit, d’après le curé du vil- vitrail d’Aldgrever » ornant sa vieille église go- 13 o Cahier 34, folio 48 r ; Y. Kato, L’Évolution de l’uni- 24 coré, et enfin le profil d’un pinacle au sommet lage, du rouge noir « comme le sang de ces thique . vers floral chez Proust : de la Bible d’Amiens à La d’une coupole (fig. 3). Une œuvre incolore en excellents poulets » préparés par Françoise, Dans la Recherche, la magie sonore de certains Recherche du temps perdu, Paris, Honoré Cham- pierre permet ainsi d’entrevoir une forme flo- dont les reflets tachent les marches de l’autel noms propres finit par gagner son autonomie pion, 2019, 166. rale, rose et souple. et rendent l’intérieur du bâtiment « ensanglan- vis-à-vis des verres colorés afin de poétiser 14 J. Ruskin, La Bible d’Amiens, op. cit., 32. Des analyses au laser ont révélé au XXème té […] comme au temps de la grande Révolu- les architectures imaginaires. C’est ainsi que 15 M. Proust, À la recherche du temps perdu, op. siècle des traces de polychromie sur les statues tion21 » (fig. 5). le narrateur rêve du château de Guermantes cit., vol. II, 204. de la façade d’Amiens. Des parties peintes La Bible d’Amiens consacre de riches analyses « dans la lumière orangée » du « antes » de ce 16 J. Evans & J. H. Whitehouse (eds.), The Diaries of s’observent aussi à l’intérieur de la cathédrale à des œuvres sculpturales mais contient peu noble nom25, de la ville de Bayeux « si haute John Ruskin 1848-1873, Oxford, Clarendon Press, (fig. 4). Ainsi a été créé le spectacle lumineux de mentions sur les vitraux de la cathédrale. dans sa noble dentelle rougeâtre et dont le 1958, 494. Voir aussi Y. Kato, « La Vierge dorée d’Amiens et a haie d’aubépines », in Y. Kato, L’Évo- qui tente de couvrir les trois portails princi- Le traducteur français évoque pourtant dans faîte était illuminé par le vieil or de sa dernière 17 lution de l’univers floral chez Proust, op. cit., 73-86. paux avec les couleurs soi-disant d’origine . son annotation le plaisir de « voir la cathé- syllabe » et de la cathédrale de Coutances 17 Cf. https://www.lightzoomlumiere.fr/realisation/ Les couleurs choisies dans le dessin ruskinien drale, qui de loin ne semble qu’en pierres, se « que sa diphtongue finale, grasse et jaunis- amiens-la-cathedrale-en-couleurs/ 26 mentionné ci-dessus s’avèrent fidèles au na- transfigurer tout à coup, et, le soleil traversant sante, couronne par une tour de beurre ». 18 M. Proust, À la recherche du temps perdu, op. turel floral, au lieu d’imiter le coloriage tradi- de l’intérieur, rendant visibles et volatilisant ses cit., vol. I, 112. tionnel de l’architecture gothique. vitraux sans peintures, tenir debout vers le ciel, 19 Ibidem, 58. Adorateur des aubépines en pierre dans les entre ses piliers de pierre, de géantes et imma- 20 Ibid., 59-60. 21 o textes de Ruskin, Proust crée dans « Com- térielles apparitions d’or vert et de flamme22 ». 1 J. Ruskin, La Bible d’Amiens, trad. fr., notes et pré- Ibid., 730 (Esquisse XXIV) ; Cahier 7, folio 5 r . 22 bray » l’autel de l’église fictive où des plantes Viollet-le-Duc explique le rôle des vitraux par face de M. Proust, Paris, Mercure de France, 1904, J. Ruskin, La Bible d’Amiens, op. cit., 20, note 1. 23 vivantes entourent la statue de la Vierge en le climat du nord de la France : 32. E. Viollet-le-Duc, Dictionnaire raisonne de l’ar- 2 e e faisant courir leurs branches semées d’in- Voir Y. Kato, « Proust et Ruskin. La naissance de chitecture francaise du XI au XVI siecle, Paris, A. l’écrivain critique-traducteur et le projet Jean San- Morel, 1867-1870, t. IX, 462. nombrables boutons « d’une blancheur écla- « Dans un climat comme le nôtre, où la teuil », Roman 20-50 67(1), 2019, 75-87. 24 M. Proust, Contre Sainte-Beuve, op. cit., 274 et tante », émettant « une odeur amère et douce lumière du soleil est souvent voilée, où les 3 J. Ruskin, La Bible d’Amiens, op. cit., 32. 277. intérieurs des édifices et des habitations 25 d’amandes » qui provient, imagine le héros, 4 Ibidem, 49-52. M. Proust, À la recherche du temps perdu, op. 18 des taches blondes sur les pétales . Quant ne sont éclairés que par un jour blafard, 5 E. T. Cook & A. Wedderburn (eds.), The Complete cit., vol. I, 169. aux matériaux de construction, ils paraissent il était naturel que l’on cherchât à colorer works of John Ruskin, Londres, George Allen, 26 Ibidem, 381-382. constitués d’une matière plastique, presque cette lumière pâle. C’était là un sentiment « Library Edition », 1903-1912, t. XXXIII, 142, organique, sous l’action du temps. Le porche de coloriste23. » planche XI. Voir : est « dévié » et « creusé aux angles » comme https://www.lancaster.ac.uk/media/lancaster-uni- s’il était infléchi et entaillé par le« doux ef- Toutefois, dans L’Art religieux du XIIIe siècle versity/content-assets/documents/ruskin/33Our- fleurement » des mantes des fidèles et de leurs en France (1898), Émile Mâle se contente de Fathershavetoldus.pdf 6 doigts, répété « pendant des siècles ». Les déployer des études iconographiques à propos J. Ruskin, Les Pierres de Venise, trad. fr. M. P. de vieilles pierres tombales ne sont plus de « la des images qui y sont peintes. Cremieux, Paris, Hermann, 1983, 37 et 61-62.

118 119 Le jardin retrouvé, voyage botanique du côté de chez Proust Michel Damblant Beaucoup de lecteurs ont remarqué les nombreuses références aux plantes dans La Re- cherche. Des spécialistes en ont dénombré environ 400. Proust, qui ressentait une attirance particulière envers le monde végétal (assez peu d’animaux figurent dans son œuvre, même si l’on en trouve), possédait de réelles connaissances en botanique. Les stratégies reproduc- tives du monde végétal vont dans le sens de ses convictions concernant la sexualité chez les humains, ce dont il se sert pour expliquer les comportements des personnages de La Recherche. C’est ce que développe dans cet article Michel Damblant, paysagiste, créateur du jardin Éden du Voyageur à Belle-Île, auteur de plusieurs livres dont Le tour du monde dans son jardin1 et Voyage botanique et sentimental du côté de chez Proust2, sur les liens entre les hommes et les plantes.

Un visiteur de mon jardin à qui j’expliquais Au fil des pages, j’ai pu me rendre compte que les fleurs des aubépines sont très proches que Proust compare souvent les plantes à des de celles des pommiers et de celles des rosiers, personnes ou inversement. Dans le cas de m’a demandé si je connaissais les textes l’aubépine rose, c’est une « jeune fille en robe concernant les aubépines dans Du côté de de fête au milieu de personnes en négligé5 ». chez Swann. Mes souvenirs d’À la recherche du temps perdu datant de 1968, j’ai voulu me Mais l’écrivain peut encore rajouter un rafraîchir la mémoire et je me suis lancé, non troisième degré : d’abord associer la musique pas à la recherche du temps perdu, mais à la avec les couleurs, puis trouver le moyen cueillette des fleurs au fil des pages. J’ai alors d’adjoindre un autre élément de comparaison, commencé par la lecture des descriptions la soierie, et pour finir évoquer une plante. des fleurs d’aubépines dans Du côté de chez Swann I dont m’avait parlé ce visiteur bien « Sans pousser plus loin cette comparaison, je inspiré : sentais que les rumeurs claires, les bruyantes couleurs que Vinteuil nous envoyait du « […] leur parfum s’étendait aussi onctueux, monde où il composait promenaient devant aussi délimité en sa forme que si j’eusse été mon imagination, avec insistance, mais trop devant l’autel de la Vierge, et les fleurs, aussi rapidement pour qu’elle put l’appréhender, parées, tenaient chacune d’un air distrait quelque chose que je pourrais comparer à la son étincelant bouquet d’étamines, fines et soierie embaumée d’un géranium6. » rayonnantes nervures de style flamboyant comme celles qui à l’église ajouraient la Sa capacité à étudier les détails lui permet de rampe du jubé ou les meneaux du vitrail voir ce que les botanistes découvriront bien et qui s’épanouissaient en blanche chair de plus tard ; par exemple le fait que les cellules fleur de fraisier3. » (C’est moi qui souligne dans tous les passages.) des pétales de certaines roses contiennent Fig. 5. L’église Saint-Jacques d’Illiers-Combray, intérieur. © Yasué Kato. une sorte de collagène, ce qui leur donne un Grâce à son sens de l’observation, Proust note aspect vernissé : que la fleur de l’aubépine ressemble à« la « Je regardais les joues d’Albertine pendant blanche chair de fleur de fraisier ». De fait, qu’elle me parlait et je me demandais quel comme les fraisiers, les aubépines sont des parfum, quel goût elles pouvaient avoir : ce Rosacées et leurs fleurs sont proches. Plus loin, jour-là elle était non pas fraîche, mais lisse, ces d’un rose uni, violacé, crémeux, comme il compare l’aubépine à fleurs roses à « certaines roses qui ont un vernis de cire. petits rosiers aux pots cachés dans des papiers J’étais passionné pour elles comme on l’est en dentelles4 ». Sans employer les mots des parfois pour une espèce de fleurs7. » botanistes, il confirme l’idée de groupement dans des familles.

120 121 Parfois le Narrateur s’exprime à la façon je crois que ma plante est toujours digne étamines s’étaient spontanément tournées […] il me montrait des mariages extraordinaires d’un pépiniériste averti. Notamment lorsqu’il d’être rosière, j’avoue qu’un peu plus de pour que l’insecte pût plus facilement la de fleurs, ce qui est beaucoup plus amusant 9 évoque la ressemblance entre Gilberte, la fille dévergondage me plairait mieux . » recevoir ; de même la fleur-femme qui était que les mariages de gens, sans lunch et sans 12 de Swann, et Odette, sa mère : ici, si l’insecte venait, arquerait coquettement sacristie . » Le propos tend à décrire une plante dioïque, ses “styles”, et pour être mieux pénétrée « Dans la figure deGilberte, au coin du nez c’est-à-dire une plante dont certains pieds par lui ferait imperceptiblement, comme Mais Proust prolonge son propos dans Sodome d’Odette, parfaitement reproduit, la peau possèdent des fleurs mâles, d’autres pieds des une jouvencelle hypocrite mais ardente, la et Gomorrhe I pour affirmer ses convictions en se soulevait pour garder intact les deux fleurs femelles. Ces plantes dioïques exigent moitié du chemin. Les lois du monde végétal matière de sexualité : grains de beauté de M. Swann. C’était une des partenaires sexuels provenant d’une autre sont gouvernées elles-mêmes par des lois « Comme tant de créatures du règne animal nouvelle variété de Mme Swann qui était plante. Les gingko biloba, les actinidias, le houx, de plus en plus hautes. Si la visite d’un et du règne végétal, comme la plante qui obtenue là, à côté d’elle, comme un lilas le houblon, l’if et le palmier-dattier, ou encore insecte, c’est-à-dire l’apport de la semence produirait la vanille, mais qui, parce que, blanc près d’un lilas violet8. » d’une autre fleur, est habituellement le saule sont des espèces dioïques, tout comme chez elle, l’organe mâle est séparé par une nécessaire pour féconder une fleur, c’est Écoutons donc une très pédagogique leçon la mystérieuse plante de Mme de Guermantes. cloison de l’organe femelle, demeure stérile que l’autofécondation, la fécondation de si les oiseaux-mouches ou certaines petites de botanique donnée par la duchesse de Comme leur reproduction est complexe, elles la fleur par elle-même, comme les mariages Guermantes à la princesse de Parme dans Le sont relativement rares dans la nature. Ce n’est abeilles ne transportent le pollen des unes répétés dans une même famille, amènerait la aux autres ou si l’homme ne les féconde Côté de Guermantes II . pas par hasard que Proust les mentionne. Cela dégénérescence et la stérilité, tandis que le artificiellement, M. de Charlus, (et ici le mot croisement opéré par les insectes donne aux « Quelle jolie fleur, je n’en avais jamais lui permet d’étoffer sa conviction, selon laquelle fécondation doit être pris au sens moral, générations suivantes de la même espèce vu de pareille, il n’y a que vous, Oriane, les organismes vivants les plus nombreux sont puisqu’au sens physique l’union du mâle 10 pour avoir de telles merveilles ! » dit la hermaphrodites et que l’homosexualité bien une vigueur inconnue de leurs aînées . » avec le mâle est stérile, mais il n’est pas princesse de Parme. […] Je reconnus une que non propice à la fécondation est une forme Dans ce passage, Proust va jusqu’à exposer indifférent qu’un individu puisse rencontrer plante de l’espèce de celles qu’Elstir avait très utile de lien affectif et même social, comme les divers types de fécondation et il indique le seul plaisir qu’il est susceptible de goûter, peintes devant moi. — Je suis enchantée et “qu’ici-bas tout être” puisse donner à il le développera ultérieurement. que l’autofécondation fragilise les espèces. qu’elle vous plaise ; elles sont ravissantes, quelqu’un “sa musique, sa flamme ou son C’est pourquoi les plantes qui sont à 90 % 13 regardez leur petit tour de cou de velours Plus loin, dans Sodome et Gomorrhe I, le parfum”) […] . » mauve ; seulement, comme il peut arriver hermaphrodites, ce qui permet à toutes Narrateur lui-même se charge de faire le à des personnes très jolies et très bien les fleurs de produire des graines, ont mis Proust donne une origine mystique à habillées, elles ont un vilain nom et elles rapprochement entre la sexualité humaine au point des procédés qui favorisent la l’inversion, renvoyant à l’androgyne de Platon sentent mauvais. Malgré cela, je les aime et celle des végétaux : lors d’une scène de fécondation croisée. Cela s’est fait selon les avec la caution scientifique du darwinisme beaucoup. Mais ce qui est un peu triste, voyeurisme près de la boutique de Jupien. lois de l’évolution liées à la sélection naturelle qui considère la division des sexes comme c’est qu’elles vont mourir. — Mais elles découverte par Charles Darwin. Lequel précise un phénomène récent dans l’évolution des sont en pot, ce ne sont pas des fleurs « À défaut de la contemplation du géologue, d’ailleurs qu’il ne faut pas chercher d’intention espèces. De nos jours encore, 90 % des coupées, dit la princesse. — Non, répondit j’avais du moins celle du botaniste, et morale dans la nature. plantes sont hermaphrodites. la duchesse en riant, mais ça revient au regardais par les volets de l’escalier le même, comme ce sont des dames. C’est petit arbuste de la duchesse et la plante Jean-Yves Tadié, dans Proust et le roman : Essai Proust utilise les particularités de la botanique, une espèce de plantes où les dames et les précieuse exposés dans la cour avec cette sur les formes et techniques du roman dans « À mais dans le but d’appuyer une idée précise ; messieurs ne se trouvent pas sur le même insistance qu’on met à faire sortir les la recherche du temps perdu », précise que le déterminisme biologique qui apparaît bien pied. Je suis comme les gens qui ont une jeunes gens à marier, et je me demandais « Proust, lui, est d’autant plus indépendant dans l’extrait suivant : si l’insecte improbable viendrait, par un chienne. Il me faudrait un mari pour mes qu’il ne pose pas la question de moralité ou « Même mentalement, nous dépendons hasard providentiel, visiter le pistil offert et 11 fleurs. Sans cela je n’aurai pas de petits ! d’immoralité, qu’il ne veut pas la poser [...] ». des lois naturelles beaucoup plus que nous — Comme c’est curieux. Mais alors dans la délaissé. La curiosité m’enhardissant peu à croyons et notre esprit possède d’avance peu, je descendis jusqu’à la fenêtre du rez- nature… — Oui ! il y a certains insectes qui Un autre morceau de ce florilège reprend un comme certain cryptogame, comme telle se chargent d’effectuer le mariage, comme de-chaussée, ouverte elle aussi, et dont les thème du grand médecin et naturaliste suédois graminée, ou tel coquelicot, les particularités pour les souverains, par procuration, sans volets n’étaient qu’à moitié clos. […] Puis me que nous croyons choisir. Mais nous ne que le fiancé et la fiancée se soient jamais rendant compte que personne ne pouvait Carl von Linné (1707-1778), à l’origine du saisissons que les idées secondes sans vus. Aussi je vous jure que je recommande me voir, je résolus de ne plus me déranger concept des « Noces des Plantes ». Proust en percevoir la cause première (race juive, à mon domestique de mettre ma plante à de peur de manquer, si le miracle devait profite pour décocher, par la bouche dela famille française, etc.) qui les produisait la fenêtre le plus qu’il peut, tantôt du côté se produire, l’arrivée presque impossible duchesse de Guermantes (à la suite de sa leçon nécessairement et que nous manifestons cour, tantôt du côté jardin, dans l’espoir que à espérer (à travers tant d’obstacles, de de botanique dans Le Côté de Guermantes au moment voulu. Et peut-être, alors que viendra l’insecte indispensable. Mais cela distance, de risques contraires, de dangers) les unes nous paraissent le résultat d’une II, vue supra), une petite pique des plus délibération, les autres d’une imprudence exigerait un tel hasard. Pensez, il faudrait de l’insecte envoyé de si loin en ambassadeur pertinentes contre les principes sociaux en dans notre hygiène, tenons-nous de notre à la vierge qui depuis longtemps prolongeait qu’il ait justement été voir une personne vigueur : famille, comme les papilionacées la forme de la même espèce et d’un autre sexe, et son attente. de leur graine, aussi bien les idées dont qu’il ait l’idée de venir mettre des cartes Je savais que cette attente n’était pas plus « Je dirai à Votre Altesse que c’est Swann qui nous vivons que la maladie dont nous dans la maison. Il n’est pas venu jusqu’ici, passive que chez la fleur mâle, dont les m’a toujours beaucoup parlé de botanique. mourrons14. »

122 123 Il est intéressant de noter que bien que les différentes formes des fleurs chez les plantes 1 M. Damblant, Le tour du monde dans son jardin, notions de génétique n’aient été vulgarisées de la même espèce (1878) de Darwin. Brest, Éditions Géorama, 2014. ème 2 M. Damblant, Voyage botanique et sentimental du qu’à partir du début du XX siècle, plusieurs « Les ruses les plus extraordinaires que la philosophes dont Nietzsche, dès 1882, dans côté de chez Proust, Brest, Éditions Géorama, 2019. nature a inventées pour forcer les insectes 3 M. Proust, Du côté de chez Swann I, Paris, le Gai Savoir, § 1, sont déjà des adeptes du à assurer la fécondation des fleurs, qui, 15 Gallimard, « NRF », 1936 [1919], 200. déterminisme biologique . sans eux, ne pourraient pas l’être parce 4 Ibidem, 203. que la fleur mâle y est trop éloignée de la 5 Ibid. « J’ai beau considérer les hommes d’un bon fleur femelle, ou qui, si c’est le vent qui 6 M. Proust, La Prisonnière (Sodome et Gomorrhe ou d’un mauvais œil, tous et chacun en doit assurer le transport du pollen, le rend III) II, Paris, Gallimard, « NRF », 1941 [1923], 235. particulier, je ne les vois jamais appliqués bien plus facile à détacher de la fleur mâle, 7 M. Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs III, qu’à une tâche : à faire ce qui est profitable bien plus aisé à attraper au passage de la à la conservation de l’espèce. Et cela, en Paris, Gallimard, « NRF », 1939 [1919], 170. fleur femelle, en supprimant la sécrétion 8 vérité, non par amour pour cette espèce, M. Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, I du nectar, qui n’est plus utile puisqu’il n’y mais simplement parce que rien n’est Paris, Gallimard, « NRF », 1939 [1919], 190 a pas d’insectes à attirer, et même l’éclat 9 aussi puissant, inexorable, irréductible que M. Proust, Le Côté de Guermantes II, Sodome cet instinct — parce que cet instinct est des corolles qui les attirent, et, pour que et Gomorrhe I, Paris, Gallimard, « NRF », 1941 absolument l’essence de l’espèce grégaire la fleur soit réservée au pollen qu’il faut, [1921], 182-183. que nous sommes. […] » qui ne peut fructifier qu’en elle, lui fait 10 Ibidem, 255-257. sécréter une liqueur qui l’immunise contre 11 J.-Y. Tadié, Proust et le roman : Essai sur les formes Proust, relativement fataliste quant à sa propre les autres pollens – ne me semblaient et techniques du roman dans « À la recherche du pas plus merveilleuses que l’existence vie, se plaît à formuler, via le Narrateur, temps perdu », Paris, Gallimard, « N.R.F. », 1971. de la sous-variété d’invertis destinée à 12 M. Proust, Le Côté de Guermantes II, Sodome et des thèses qui servent à confirmer le destin assurer les plaisirs de l’amour à l’inverti des personnages de La Recherche. En effet, Gomorrhe I, op. cit., 183. devenant vieux : les hommes qui sont 13 Ibid., 277-278. Les citations insérées à la fin de ce ceux-ci suivent imperturbablement un destin, attirés non par tous les hommes, mais – passage proviennent du poème Puisqu’ici-bas toute pas forcément heureux, mais s’enfoncent par un phénomène de correspondance et âme, issu du recueil Les voix intérieures (1837) de davantage au fil du temps dans un type de d’harmonie comparable à ceux qui règlent Victor Hugo, mis en musique par Gabriel Fauré en comportements. la fécondation des fleurs hétérostylées 1862. À en croire le Narrateur, nous serions trimorphes, comme le Lythrum salicaria 14 M. Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs III, prédéterminés. Ce courant de pensée récurrent – seulement par les hommes beaucoup op. cit., 174-175. plus âgés qu’eux. De cette sous-variété, 15 existe depuis fort longtemps et est régulièrement On peut remarquer que ce déterminisme Jupien venait de m’offrir un exemple, biologique relève au départ d’une vision remis au goût du jour (Konrad Lorenz, moins saisissant pourtant que d’autres que Desmond Morris, etc.). Il reste difficile de philosophique, mais qu’il est confirmé par des tout herborisateur humain, tout botaniste études récentes sur les comportements de divers définir avec certitude les parts de la génétique, moral, pourra observer, malgré leur rareté, animaux. Il en ressort, par exemple, que les femelles de l’environnement et du style de vie comme et qui leur présentera un frêle jeune homme ne cherchent pas les mâles aux bons gènes, mais déterminant sur notre destinée. Le relatif qui attendait les avances d’un robuste plutôt ceux aux génomes complémentaires des fatalisme de Proust le pousse à formuler, via son et bedonnant quinquagénaire, restant leurs. Narrateur, des thèses qui servent à confirmer aussi indifférent aux avances des autres 16 M. Proust, Le Côté de Guermantes II, Sodome et le destin des personnages de La Recherche, jeunes gens que restent stériles les fleurs Gomorrhe I, op. cit., 278-279. hermaphrodites à court style de la Primula lesquels suivent imperturbablement un destin veris tant qu’elles ne sont fécondées que pas forcément heureux, et sont déterminés par par d’autres Primula veris à court style un certain type de comportements. Swann reste aussi, tandis qu’elles accueillent avec joie un dilettante qui ne publiera pas ses études sur le pollen des Primula veris à long style16. » Ver Meer ; Odette ne trouvera jamais l’amour du cœur, mais vendra ses charmes, même une Comme l’écrit Lucien Daudet dans un texte fois âgée, et seule la mort au champ d’honneur datant de 1929 tiré de Autour de soixante sauve Robert de Saint-Loup d’une fin de vie de lettres de Marcel Proust : noceur, etc. « Le monde comptait pour lui, non pas Nous terminerons dans Sodome et Gomorrhe I, Michel Damblant, Un amour d’aubépine, toujours dans la scène entre Charlus et Jupien, à la manière du monsieur qui achète un pastel sec, 2019. bouquet, mais à la manière dont les fleurs par un texte que certainement très peu de comptent pour le botaniste. » lecteurs ont saisi et dont les passages botaniques ressemblent fort à un « copié-collé » de Des

124 125 Les lecteurs de Proust – c’est-à-dire, restons membres de la société du faubourg Proust et ses lecteurs fanatiques modestes et humbles, ceux qui ont lu toute Saint-Germain qu’il y avait dans le régiment Patrick Bazin la Recherche – ont ceci de particulier qu’ils (alors qu’il invitait beaucoup de lieutenants essaient de prolonger de mille manières pos- roturiers qui étaient des hommes agréables), c’est que, les considérant tous du haut de sa sibles leur rapport à l’œuvre. Il s’agit pour grandeur impériale, il faisait, entre ces infé- eux, pris par une sorte d’obsession, d’avoir un À la Recherche du temps perdu suscite passions et engouements. Beaucoup de ses lecteurs rieurs, cette différence que les uns étaient prétexte à recommencer leur lecture ou à y développent une envie irrépressible de prolonger leur rapport à l’œuvre. Plus qu’aucun des inférieurs qui se savaient l’être et avec revenir d’une manière ou d’une autre ; le lec- qui il était charmé de frayer, étant, sous autre livre, La Recherche prend pour certains une place vitale et dévorante dans leur teur de Proust devient ainsi, par analogie, un ses apparences de majesté, d’une humeur existence. D’autres y trouvent un puits de réflexions sans fin, un moteur d’exploration du toxicomane recherchant toujours l’effet de son simple et joviale, et les autres des infé- monde. Alors qu’elle est dite difficile d’accès,La Recherche appartient à ce petit nombre premier shoot tout en sachant que c’est peine rieurs qui se croyaient supérieurs, ce qu’il de livres capables de mobiliser leurs lecteurs, de les lancer dans des projets ambitieux perdue. À force de converser, de rencontrer n’admettait pas. […] Je pus facilement, ce et de les inciter à témoigner de leur rapport à l’œuvre. Aborder Proust sous l’angle de des lecteurs si différents les uns des autres éla- soir-là, en voyant Saint-Loup à la table de son capitaine, discerner jusque dans les borant chacun des stratégies de toxicomanie ses lecteurs fanatiques, telle est l’idée du film documentaire qu’Emmanuelle Mougne et manières et l’élégance de chacun d’eux la Patrick Bazin réalisent pour France 3, Les envoûtés de Proust (52 minutes, diffusion à proustienne singulières, l’idée nous est venue différence qu’il y avait entre les deux aris- partir de mai 2021). avec Emmanuelle Mougne de mener l’enquête tocraties : l’ancienne noblesse et celle de en vue de réaliser un documentaire sur ces l’Empire2. » lecteurs si particuliers. Inutile de se mentir trop Terminer la Recherche a fait naître en moi, des scènes n’est pas aisé, notre expérience de longtemps : vouloir faire un film « autour de Peut-être l’attirance qu’exerce l’œuvre de comme chez beaucoup de lecteurs, trois sen- lecteur nous l’a déjà prouvé maintes fois. Alors Proust » me place aussi parmi ces lecteurs en Proust sur les lecteurs étrangers s’explique- timents. Le premier s’évacue assez vite. Il tient que va-t-il advenir de la Recherche, de la pos- quête d’une nouvelle dose… t-elle tout simplement par le caractère des de la satisfaction voire de la fierté. Fierté d’ap- sibilité de conserver nos repères et de préserver Qui sont alors ces lecteurs privilégiés ayant lu personnages : un Norpois, une Verdurin, un partenir à cette minorité qui, non seulement a notre amour pour les yeux d’Oriane ? Proust une fois ou ne cessant de lire et relire la Re- Courvoisier, sont universels. Nous en connais- lu la Recherche, mais en entier ; plus encore, a beau écrire « Car il y a dans ce monde où cherche ? Première surprise : ils viennent de sons diverses versions, américaines, belges ou délice secret d’appartenir à ce petit clan qui tout s’use, où tout périt, une chose qui tombe tous les horizons culturels et sociaux. C’est chinoises. Le sable mouvant des hiérarchies se reconnaît rapidement dans le plaisir de la en ruines, qui se détruit encore plus complète- dire le caractère universel de l’œuvre, capable sociales et le sombre travail du temps ne sont conversation lorsque celle-ci glisse sur Proust. ment, en laissant encore moins de vestiges que de s’adresser aussi bien à des lecteurs ayant pas propres à la France, ils se retrouvent par- 1 Au doigt mouillé et d’après les savants calculs la Beauté : c’est le Chagrin », aucun lecteur suivi de longues études qu’à des lecteurs ayant tout dans le monde. Et puis, pour emporter le déduisant à partir du nombre de tome vendus ne peut s’en convaincre lorsqu’il a terminé la eu un parcours scolaire bien plus bref. D’après tout, il y a chez Proust une vision de la France entre 2004 et 2012 – toutes éditions confon- Recherche et qu’il cherche quelque réconfort notre enquête en outre – mais celle-ci n’a rien un peu carte postale, celle d’un XIXème siècle dues – le nombre de lecteurs de Proust, en- à sa tristesse. de scientifique, il faut le préciser – les lecteurs agonisant qui correspond bien à l’image un viron 0,07% des français vivants aujourd’hui Le troisième sentiment, succédant aux deux les plus brillants et les plus singuliers ont lu brin fossilisée que bien des étrangers ont de auraient lu Proust, soit quarante quatre mille autres, est moins un sentiment qu’une acuité Proust pour la première fois entre 14 et 17 ans. notre pays. lectures intégrales de La Recherche. C’est à la particulière aux personnes que nous rencon- fois considérable et insignifiant. Reconnais- trons. Lorsque la conversation vient à porter Le succès international de Proust, traduit dans Toutefois, prolonger la lecture de Proust peut sons tout de même que l’orgueil à toute sa sur Proust, ceux qui ne l’ont pas lu déploient toutes les langues du monde excepté l’arabe prendre bien d’autres formes que le « pèle- place lorsque nous nous savons appartenir à toujours un discours personnel pour expliquer semble-t-il, est aussi frappant. L’écrivain et rinage » à Illiers Combray ou à Cabourg. À ce misérable 0,07%. leur renoncement « à tenter l’expérience » car journaliste Patrice Louis, auteur du Blog « le commencer par la relecture. Certains lisent Le second sentiment est une sorte de mélanco- chacun soupçonne qu’il s’agit là d’un investis- fou de Proust » établi à Illiers/Combray, peut la Recherche en continu, perpétuellement. lie, de dépression légère mais persistante, de sement existentiel qui porte en lui la possibili- en témoigner : des lecteurs viennent en pèleri- Aussitôt arrivés à la fin, ils repartent au début regret qui nous consumera le restant de notre té de changer le cours de sa vie. Cela renforce nage du monde entier pour voir la maison de dans un nouveau bain de jouvence. D’autres vie. L’idée que notre lecture, notre rapport à la par ricochet les deux premiers sentiments. Tante Léonie. Comment comprendre un tel at- la lisent à intervalles réguliers, tous les dix ans Recherche s’arrête ici et maintenant a quelque L’écrivain et réalisateur belge Jean Philippe trait ? Comment un Chinois ou un Américain, en moyenne. Comme le dit l’écrivaine et blo- chose de terrible, sinon de tragique. D’abord Toussaint, prenant l’image des sommets de sauf à avoir des connaissances très spécifiques gueuse Clopine Trouillefou : « Proust, on ne le parce que lire Proust est une expérience de légendes chers aux alpinistes, parle de cette sur l’histoire de France, peut-il apprécier la lit pas, on le rencontre, c’est pour la vie. » lecture extraordinaire, et nous savons très bien lecture comme d’un fabuleux « 8000 » ; ceux finesse d’analyse de Proust sur les rapports Certains entreprennent aussi de « faire quelque que nous ne sommes pas près de pouvoir en qui les ont affrontés se reconnaissent entre eux entre la noblesse d’Empire et l’aristocratie chose » après leur lecture. Pour un étudiant revivre une aussi exaltante. Ensuite parce que comme les lecteurs de Proust. C’est rassurant dans un passage comme celui-ci : touché par la grâce proustienne, la perspective chacun sait sa mémoire vacillante ; se remé- car nous ne sommes pas seuls orphelins de « Si le prince de Borodino ne voulait pas d’écrire une thèse s’impose avec presque trop morer tous les personnage et le déroulement cette Expérience. faire d’avances à Saint-Loup ni aux autres d’évidence. Proust est ainsi devenu l’écrivain

126 127 le plus étudié par l’université française ; un des tentatives d’identifications « créatrices » quelques jours mais avançait toujours mille tant le mauvais goût, fait d’opinions tranchées, quart des thèses de littérature centrées sur un à Proust comme on peut en rencontrer chez raisons pour rester dans sa chambre et ne de psychologie de comptoir et de certitudes, auteur lui seraient paraît-il consacrées. les fans d’artistes en tout genre, qui se mettent pas bouger. « Proust m’a mis sur la piste en l’emporte à l’ère des réseaux sociaux et autres Mais loin du monde universitaire, que faire ? dans « les pas de » et ne produisent jamais évoquant tante Léonie renonçant à ses prome- médias permanents. « Dans le monde tout est C’est là le règne des ouvrages auto-édités, qu’une pâle copie du modèle original. Il y nades car, m’a-t-il dit : nuance, et c’est d’ailleurs ce qui nous sauve », de la création de sites internet, de blogs, de a dans les créations des lecteurs de Proust disait Proust. Un lecteur fanatique de la Re- “[…] le désir qu’elle en avait suffisait à ce conférences dans les universités du troisième une singularité dans leur finalité. Les formes qui lui restait de forces ; sa réalisation les cherche sait que la société des proustiens à âge, de performances, de spectacles et de pas- qu’elles prennent peuvent être insolites ou eût excédées. […] Ce qui avait commencé laquelle il appartient est un lieu plein d’avenir tiches. Souvent ambitieuses, parfois dérisoires plus convenues, ambitieuses ou non, la volon- pour elle […], c’est ce grand renoncement pour résister. – et c’est leur charme –, parfois extraordinaire- té de leurs auteurs n’en demeure pas moins de la vieillesse qui se prépare à la mort, ment riches, ces entreprises prolongent toutes d’inscrire dans le réel leur rapport personnel s’enveloppe dans sa chrysalide […] cette le rapport à Proust. Peu de livres cristallisent avec Proust. réclusion définitive devait lui être rendue 1 M. Proust, Albertine disparue II, Paris, Gallimard, autant de passion créatrice que La Recherche ; De même, il ne faut pas voir dans ces entre- assez aisée pour la raison même qui, selon « NRF », 1938 [1925], 210. 2 peu de livre porte aussi loin l’idée que la créa- prises une prétention à vouloir « populariser » nous, aurait dû la lui rendre plus doulou- M. Proust, Le Côté de Guermantes I, Paris, Galli- reuse : c’est que cette réclusion lui était tion est la seule condition pour sauver sa peau. Proust en le rendant « grand public ». Comme mard, « NRF », 1938 [1920], 116-117. imposée par la diminution qu’elle pouvait 3 https://claude.wittezaele.fr/ Cette armée de lecteurs qui sortent de tout avec la drogue, on peut bien baisser son coût, constater chaque jour dans ses forces, 4 Nous pouvons citer entre autres : http:// cadre académique et inventent leur propre le rendre plus abordable, le résumer en 300 et qui, en faisant de chaque action, de proust-personnages.fr/ et https://youtu.be/BInmD- manière de « faire quelque chose » avec la Re- pages pour accroître le nombre de ses consom- chaque mouvement, une fatigue, sinon 33N_5w cherche prouve que Proust est parvenu à ses mateurs… le voyage intérieur que propose la une souffrance, donnait pour elle à l’inac- 5 http://www.inlibroveritas.net/oeuvres/28874/la- fins. Recherche ne sera jamais démocratique tant tion, à l’isolement, au silence, la douceur recherche-racontee-a-mes-potes Le point commun de ces multiples créations il est intime. La drogue est attrayante pour le réparatrice et bénie du repos7.” 6 Une exception mais elle concerne une œuvre ci- nématographique d’auteur loin des circuits de dif- est leur ambition de ne pas galvauder l’œuvre nouveau consommateur selon l’idée qu’il se Qui d’autre que Proust pouvait me faire ac- fusion grand public : Albertine a disparu (2018) de qui les a fait naître. Il ne s’agit jamais de vouloir fait des plaisirs qu’elle offre ; elle ne l’est pour cepter que cet être qui m’est cher commençait concurrencer la Recherche, mais de l’augmen- ses usagers que selon une expérience vécue Véronique Aubouy (https://www.aubouy.fr/fictions/ sa très grande vieillesse ? » Alors, oui, dans la albertine-a-disparu.html). La spécificité du film ré- ter. Par exemple par un recueil de photos sur qui leur est propre et dont la spécificité est Recherche plus que dans n’importe quel autre 3 side dans sa narration : c’est celle d’un lecteur et tous les lieux proustiens , ou une Recherche d’être incommunicable. C’est, me semble-t-il, livre, le pouvoir de la lecture sur nos vies est si nous n’approchons pas de l’ivresse de son expé- 4 en livre numérique illustré . l’écueil auquel se heurterait toute tentative de démultiplié. Ses lecteurs savent que Proust rience de lecture, nous lisons à cœur ouvert son Pour d’autres, telle Clopine Trouillefou, il y a rendre la Recherche « grand public ». On le offre dans la clarté vacillante de la nuance un ressenti de lecteur. 7 la volonté de rendre la Recherche plus acces- voit bien avec le cinéma. Forme populaire par nombre considérable de « clefs du monde ». M. Proust, Du côté de chez Swann I, Paris, Galli- sible. Son entourage direct ne comprenant pas excellence, il n’a jamais tiré de ce livre autre La nuance ? Ce petit mot mis à mal aujourd’hui mard, « NRF », 1936 [1919], 207-208. son amour de Proust, elle a, dans son livre da- chose que des films décevants ne parvenant tant de 2008, La Recherche racontée (… à mes pas à approcher l’ivresse rencontrée par le lec- potes)5, opéré une traversée de la Recherche teur de Proust, alors qu’il a réussi à adapter cherchant à expliquer les tréfonds de sa pas- avec succès d’autres œuvres littéraires6. sion et ce qui l’a menée jusqu’à cet auteur dans un milieu où tout devait l’en éloigner. Que retirent ces lecteurs assidus et fanatiques Enfin, il y a les obsessionnels, qui cherchent à de la Recherche de cette expérience qu’ils mettre Proust à toutes les sauces dans les ma- font, refont et prolongent inlassablement ? nifestations les plus burlesques ou les plus sau- Une acuité à la psychologie humaine et une grenues (concours de la meilleure madeleine, compréhension du monde ? C’est dire là une écriture de la plus longue phrase de Proust sur gentille généralité sur le pouvoir de la lec- des calicots, lecture de Proust dans les lieux ture. Pourtant, dans les échanges que j’ai eu les plus insolites, etc.) afin de se retrouver avec ces « lecteurs relecteurs », une chose entre proustiens pour faire société. s’imposait toujours avec force : ils le vérifient presque quotidiennement. L’un d’entre eux Dans le fond, toutes ces démarches tiennent me parle de Proust comme un guide qu’il de la « déclaration d’amour » à Proust et sont consulte lorsqu’un mur se dresse face à lui. une manière de lui témoigner une reconnais- Une vieille tante qu’il cherchait à faire sortir sance éternelle. Lors de notre enquête, nous de son EHPAD quand il le pouvait, montrait ne nous sommes jamais trouvés confronté à un grand plaisir à l’idée de quitter cet endroit

128 129 “-pli-”. Impliquer, expliquer, compliquer, – in characters in herself, many girls of whom French, and implicate, explicate, complicate it seems that each is seen by means of a The Complications of Divergent Series: Deleuze on Proust different optical instrument that must be Patrick Ffrench in the English translation –, sometimes used in the regular course of Deleuze’s syntax, but sig- selected according to the circumstances and nuances of desire; on the other hand, nificantly also explicitly thematized by the use she implicates or envelops the beach and It may seem obvious to suggest that Proust’s In Search of Lost Time reaches a high degree of italics or inverted commas that constitute an the waves, she holds together ‘all the im- of complexity. While the length of the work alone would not necessarily justify such a important seam of Deleuze’s interpretation of pressions of a maritime series’ that must qualification, one might take as evidence the multiple clauses and imbricated syntax of Proust’s Recherche. It is important then to bring be unfolded and developed as one might 3 Proust’s sentences, or the layered nature of narrative viewpoints and voices, even if (ex- into relief the semantic force of the particle pli/ uncoil a cable.” fold in Deleuze’s conception since it marks the cepting Swann) encompassed within the subjective perspective of its single narrator, or difference of the gestural and topological inci- The task of the lover, however, is not straight- again the non-linear nature of the narrative, with its false starts and re-commencements, dence of folding inherent in all three of these forward, and is even structurally and existen- not to mention the intermittence of time and the temporal loops which connect past and words, which in etymological terms draw from tially impossible; the unfolding or “explica- present in the instances of involuntary memory. Such complexity tends to be diminished, the Latin verb plicare, to fold: implicate – to tion” of the world of the other is complicated however, in the interpretative frameworks which constitute the novel as a unified system or fold-in or in/en-fold; complicate – to fold-with; by the fact of the plurality of worlds, but more as a redemptive unity, in which the final volumeTime Regained functions both as the final explicate – to fold out or to unfold. Although profoundly by the fact that the world(s) in and concluding revelation which binds everything together and as the articulation of a theory there is a common Indo-European root in plek, of the other is (are) fundamentally incompati- of time and of art of which the novel itself is the embodiment. Such an interpretation would from which is derived plexus–braided, compli- ble with mine, and because the world of the on the contrary work towards simplification and linearity, according to a teleology and a cation appears of a slightly different order from other is a “point of view” which implicates logic of cause and effect, contradiction and resolution. complexity, and I will insist on the operations me, an absolutely foreign and infinitely distant of folding as opposed to those of braiding. viewpoint which attracts me and demands explication just as it expels and repulses me. Gilles Deleuze’s multi-phase volume Proust also observed. However this structure and hi- How is the motif of enfoldedness manifested Deleuze describes: and Signs, published in three moments (1964, erarchy, in keeping with the systematising ten- in Proust’s novel, according to Deleuze? At “a curious torsion by which we are our- 1970, 1972), works in the opposite direction dencies of its moment (1964), is disrupted in one level, the loved one, in the Recherche, selves caught in the unknown world ex- to the interpretative linearity and unification the additions to the second and third editions contains a world, implicated within them, a pressed by the beloved, emptied of our- described above. The overall effect of Proust of Proust and Signs where Deleuze increasing- world which it is the narrator’s task to unfold: selves, taken up into this other universe”4 and Signs, taken as a whole, is that of relent- ly emphasizes the “schizoid” dimensions of “The beloved appears as a sign, a ‘soul’; less dividing, a powerful machine (to use a key Proust’s world, this inflection no doubt steered This explains, Deleuze goes on to develop, the the beloved expresses a possible world term in the volume itself) for the production by his parallel collaboration with Félix Guatta- law of love in the Recherche: the narrator-lov- unknown to us, implying, enveloping, im- er must “sequestrate, observe and profane” the of the diverse, or of partial objects, wherein ri and the composition of Anti-Œdipus (1972). prisoning a world that must be deciphered, loved one in order to carry out the (impossible even the individual characters are provisional that is, interpreted.”1 containers of sorts for multiplicities of individ- The internal poetics and thematics of Deleuze’s and tragic) operation of “emptying out” (vid- 5 uated singularities. Despite being written in writing, however, blur any clear-cut distinc- This is not just one world but a plurality of age) which consists of reducing and hollow- the epoch of “high structuralism,” Deleuze’s tion between the first and the later editions worlds: ing out the world(s) of the other, in which he is book eschews such straightforward binaries as of Proust and Signs, and my interest here is “What is involved, here, is a plurality of captured, in order to return to himself. signifier and signified or structure and process with a specific instance or mode of complex- worlds; the pluralism of love does not con- in favour of an overlapping and imbricated ity which Deleuze discerns in the Recherche, cern only the multiplicity of loved beings, The ontology which underlies this vision of but the multiplicity of souls or worlds in a plurality of incompatible worlds, in Proust series of “levels,” distinct operational motifs and which also recurs in other works; it is each of them. To love is to try to explicate, (“cells”or boîtes, and “vases,” for example), or an instance where complexity is thematised to develop these unknown worlds that re- and Signs, is profoundly Leibnizian in its pos- multiple modes of machinic production. One and theorised as such and which runs across main enveloped within the beloved.”2 tulation of monadic and non-communicating could object that there is a tendency towards Proust and Signs taken as a whole, making for points of view; Deleuze’s Recherche as I sug- systematisation, and redemption, in the first a consistent thread. I’ll refer to this for now, Moreover, these plural worlds are intricate- gested above proposes a relentless fragment- edition of the work, which describes the narra- as the motif of originary complication, where ly folded around each other, “complicated,” ing of false or pseudo-unities, a powerful mul- tor’s “apprenticeship” as an albeit intercalated this latter word signifies a condition of enfold- and folded with series of impressions linked tiplication of partial objects or singularities. movement through hierarchised competenc- edness. This arguably counter-intuitive transla- to the contingencies of time and place; Alber- The worlds of the Recherche are compartmen- es in the decipherment of different signs, of tion is intended; Proust and Signs features a tine contains the worlds of a plurality of young talised, cloisonné, and the movement of the the world, of love, of sensory impressions, of consistent semantic layer clustered around the girls, and a “maritime” world of impressions: text is towards greater and greater divisions, memory, towards the ultimate level of truth in motif of the fold; the work as a whole is rhyth- “For instance, Albertine has both aspects; “worlds are partitioned off” (se cloisonnent)6. the signs of art. Connections to Platonism are mically punctuated by the phonemic particle on the one hand, she complicates many In Deleuze’s tabulation of the different levels

130 131 (niveaux) of signs, the intelligence of which not seem to them the absence of change, “Each series tells a story: not different express nor recover a pre-established “stock,” the narrator must progressively gain through nor even the extension of a limitless exist- points of view on the same story, like the but (like Balzac’s Comédie humaine) is an ef- a process of apprenticeship (apprentissage), ence, but the complicated state of time it- different points of view on the town we fect of the work, considered as a machine or the highest and purest level is that of signs of self (uno ictu mutations tuas complectitur). find in Leibniz, but completely distinct series of machines. Reading Proust and Signs The Word, omnia complicans, containing stories which unfold simultaneously. The art, and the signs of art are “essences” which, with Difference and Repetition and The Fold, all essences, was defined as the supreme basic series are divergent: not relatively, in although immaterial, are embedded and em- complication, the complication of con- the sense that one could retrace one’s path we are invited to consider the Recherche as bodied in the material of art. Different from traries, the unstable opposition. From this and find a point of convergence, but abso- a “implicating-explicating-complicating” ma- Platonic ideas, these essences are akin to Lei- they derived the notion of an essentially lutely divergent in the sense that the point chine which produces and interlaces divergent bnizian monads insofar as they express the ab- expressive universe, organized according or horizon of convergence lies in a chaos series or lines, and thus as akin to those other solute difference of their point of view: “In this to degrees of immanent complications and or is constantly displaced within that cha- modern works which “overtake ‘monadology’ regard, Proust is Leibnizian: the essences are following an order of descending explica- os. This chaos is itself the most positive, just with ‘nomadology’” and which “open […] on 11 veritable monads, each defined by the view- tions.” as the divergence is the object of affirma- a trajectory or a spiral in expansion that moves point to which it expresses the world, each The “certain Neoplatonists” to whom Deleuze tion. It is indistinguishable from the great further and further away from a centre.”17 work which contains all the complicated viewpoint itself referring to an ultimate qual- refers here, without naming them, are likely 7 series, which affirms and complicates all Deleuze’s vision of the enfoldedness of things, ity at the heart of the monad.” The world of to have been Giordano Bruno and Nicholas the series at once. (It is not surprising that the Recherche is thus one of radical discon- of Cusa, by way of Boethius’ Consolations of and the activity of “folding, unfolding, refold- Joyce should have been so interested in ing” which he says is our task and is one way nection, and the writing itself an operation Philosophy, from which the expression uno Bruno, the theoretician of complicatio.) in which we “remain Leibnizian,” thus extends of transversality which establishes “aberrant” ictu mutations tuas complectitur (in the con- The trinity complication-explication-im- 8 stancy of which all your changes are includ- plication accounts for the totality of the beyond his consideration of Proust, and yet communications between these worlds. The 18 essences of art, moreover, express a radical ed), is taken. What is at stake is a philoso- system – in other words, the chaos which has a substantial place in Proust and Signs. temporality: each is (like) the beginning of phy or even a cosmogony of expressiveness contains all, the divergent series which It outlines a version of complexity on the basis the world; Deleuze recurrently cites an ex- from an originary state of “enfoldedness,” for lead out and back in, and the differenciator of the fold, which in this light might take on which relates them one to another. Each pression from the narrator’s description of lis- which Deleuze also uses the verb “coiled” the character of the “conceptual persona” in series explicates or develops itself, but in which, in What is Philosophy?, Deleuze and tening to the Vinteuil sonata: ”It was like the (enroulé) (“the artist-subject has the revelation its difference from the other series which it 9 of an original time, coiled, complicated with- Guattari find the essence of inventiveness and beginning of the world…” If the signs of art implicates and which implicate it, which it 19 12 newness in thought. As a species of com- are an instance of “time in the pure state,” it in essence itself.” ) Time “in the pure state” envelops and which envelop it; in this cha- plexity the fold and its variations look differ- is because temporality is not measured here is coiled around essence, or is at its origin os which complicates everything.”13 by movement, by the passing of time, but by “coiled” around itself, awaiting the unfolding ent from the motif of the line, the connection, The work is thus a form in which, as Deleuze time as a pure potentiality: “[…] so defined, that is the passage of time, and organised as a the intersection, and appear different too, in expresses it, “chaos=cosmos” (chaosmos)14, essence is the birth of Time itself. Not that time “descending” series of lesser “complications” ways which would need to be developed fur- a complication-explication-implication ma- is already deployed: it does not yet have the or “emanations”. Originary complication, ther, from the braiding implied etymologically chine “converging” on a horizon of “positive” distinct dimensions according to which it can then, captures an initial state of complexity or speaking by the word complexity itself. To en- chaos in which difference and disjunction are unfold, nor even the separate series in which it enfoldedness; the apparent paradox of “orig- fold, unfold, and refold thus sketch the pro- thought affirmatively rather than as absence or is distributed according to different rhythms.”10 inality” and complexity, where the notion of gramme of a theory of complexity to come. origin might tend towards unification and thus lack of unity. In this light we can see that Deleuze’s account simplification, expresses the epistemological 1 G. Deleuze, Proust and Signs: The Complete Text, of the ways in which the loved one “impli- challenge of Deleuze’s thought: to think multi- Later, in The Fold: Leibniz and the Baroque, trans. R. Howard, London, Athlone, 2000, 7. cates” a world, which must be “ex-plicated” plicity as origin, to interweave the “One” and Deleuze will wrestle further with the problem 2 Ibidem, emphasis in original. by the narrator, a world which is moreover the “Many”. of how to think the relation of the One and the 3 Ibid., 117-118, emphasis in original. folded amidst, or com-plicated with, a plurali- In this light Deleuze outlines a vision of an Many, the multiplicity of points of view. Not- 4 Ibid., 120. ty of other worlds, is in effect an extension of a art of enfoldedness wherein the work weaves ing that Leibniz took the name “monad” from 5 Ibid., 121. philosophical vision of the “originary compli- or knots together a multiplicity of distinct the Neoplatonists, he points to Leibniz’s “sta- 6 Ibid., 5. cation” of time, which Deleuze accounts for lines which do not communicate or unify but bilization” of the concept of harmony, the “ac- 7 Ibid., 41. 8 as follows in a crucial paragraph: “resonate” with each other. Bruno’s notion of cord of singular points of view,” which wards Ibid., 136. 9 originary complication has its correlates in off the dangers of relativism and immanence, Ibid., 44. “Certain Neoplatonists used a profound 10 Ibid. the literary work which aims at a maximum while also resisting the postulation of a Uni- 11 word to designate the original state that 15 Ibid. precedes any development, any deploy- of resonating monadic lines or series folded versal Spirit. But as Deleuze notes in Proust 12 Ibid., 46. ment, any ‘explication’: complication, around each other. It resurfaces in Deleuze’s and Signs, this pre-established harmony “can 13 G. Deleuze, Difference and Repetition, trans. P. 16 which envelops the many in the One and Difference and Repetition (1968), this time in no longer be the case for Proust,” for whom Patton, New York, Columbia University Press, 1994, affirms the unity of the multiple. Eternity did relation to James Joyce: the unity of the work does not result from nor 123-124.

132 133 14 Deleuze uses the term “chaosmos” (borrowed of inclusion allowed him to posit enveloping unity from Joyce’s Finnegans Wake! on two occasions as an irreducible individual unity. In effect, as long in The Fold to designate a world in which rather as series remained finite or undefined, individu- Proust confiné than converging in or arising from harmony: “In a als risked being relative, called upon to melt into Jérôme Bastianelli same chaotic world divergent series are endlessly a universal spirit or a soul of the world that could tracing bifurcating paths.” See G. Deleuze, The Fold: complicate all series. But if the world is an infinite Au printemps 2020, à l’occasion du (premier) confinement, Marcel Proust a souvent été Leibniz and the Baroque, trans. T. Conley, London, series, it then constitutes the logical comprehension cité dans les journaux. On a ainsi rappelé que son père, le docteur Adrien Proust, fut Athlone, 1993, 81. See also F. Guattari, Chaosmo- of a notion or of a concept that can now only be l’un des spécialistes de la lutte contre les épidémies, et, partant, l’un des défenseurs des sis: an ethico-aesthetic paradigm, trans. J. Pefanis, individual. It is therefore enveloped by an infinity Indiannapolis and Bloomington, Indiana University of individuated souls of which each retains its ir- mesures de quarantaine imposées aux équipages des navires arrivant à Marseille en pro- Press, 1995. reducible point of view. It is the accord of singular venance de pays où sévissait le choléra. Et l’on a également présenté l’écrivain comme le 15 “Giordano Bruno will bring the system of monads points of view, or harmony, that will replace univer- modèle du reclus volontaire, de l’artiste qui s’impose un retrait du monde pour se consa- to the level of this universal complication: the Soul sal complication and ward off the dangers of pan- crer uniquement à son œuvre. Pour autant, les raisons qui incitèrent Proust à renoncer à of the world that complicates everything. Hence theism or immanence: whence Leibniz’s insistence toute vie sociale, ou presque, sont un peu plus complexes. Sa correspondance, et bien sûr Neo-Platonic emanations give way to a large zone upon denouncing the hypothesis, or rather the hy- of immanence, even if the rights of a transcendent postasis, of a Universal Spirit that would tum com- son œuvre, en offrent différents reflets. God or an even higher Unity are formally respect- plication into an abstract operation in which indi- ed. Explication-implication-complication form the viduals would be swallowed up.” See G. Deleuze, Proust, héros du confinement ? Durant les immédiats de cette opinion nouvelle. On triad of the fold, following the variations of the re- The Fold, op. cit., 24. comprend dès lors la faveur dont elle a na- 16 singulières périodes que l’épidémie nous fait lation of the One-Multiple. But if we ask why the G. Deleuze, Proust and Signs, op. cit., 164. turellement joui chez les peuples mercan- 17 traverser en 2020, le nom de l’écrivain est, en name “monad” has been associated with Leibniz, G. Deleuze, The Fold, op. cit., 137. tiles, et l’on n’a guère été surpris, dans la 18 tout cas, souvent cité. Puisque, soudainement, it is because of the two ways that Leibniz was go- Ibidem. conférence sanitaire de Constantinople, de 19 une bonne partie de la population se retrou- ing to stabilize the concept. On the one hand, the G. Deleuze & F. Guattari, What is Philosophy? voir le représentant de l’Angleterre s’éle- mathematics of inflection allowed him to posit the trans. H. Tomlinson and G. Burchell, New York, Co- vait avec du temps libre qu’il fallait bien oc- ver au nom de l’humanité contre des me- enveloping series of multiples as a convergent in- lumbia University Press, 1994, 2. cuper, la lecture du million et demi de mots sures destinées à restreindre la liberté des finite series. On the other hand, the metaphysics que comprend À la recherche du temps perdu échanges et gêner les transactions com- devenait le symbole de ces défis intellectuels merciales1. » dont la réalisation était tout d’un coup ren- due possible. Afin d’occuper pleinement son On le voit, dans le débat santé publique versus temps, il fallait partir à la recherche de celui croissance économique, le Professeur Adrien que Proust croyait avoir perdu. Proust prenait clairement partie en faveur de la À un deuxième niveau, le nom de Proust a première, ce qui lui valut, près de 150 ans plus accompagné notre confinement, mais avec tard, de connaître un petit regain de popularité un autre prénom cette fois : celui d’Adrien, le dans les journaux. père de l’écrivain. Spécialiste des épidémies, Quittant maintenant Adrien pour Marcel, on celui-ci a écrit un ouvrage sur les vertus de la peut distinguer trois raisons pour lesquelles quarantaine : il y évoquait, déjà, l’opposition l’auteur de la Recherche est entré en écho avec entre ceux qui avaient une vision très protec- la délicate période que nous avons vécue. trice où la santé était placée avant toute autre Après la mort de ses parents (Adrien décède en considération, et ceux qui souhaitaient que 1903, Jeanne, la mère, en 1905), Proust tombe le commerce reprenne au plus vite. Certaines dans une sorte de dépression qui le conduit pages de son Traité d’hygiène internationale quelques semaines dans une clinique. À partir (1873) résonnent comme si elles avaient été de 1908, il commence à rédiger les premiers écrites aujourd’hui : extraits de ce qui deviendra son œuvre ma- jeure, et se confine, en quelque sorte, dans un « On a vu des observateurs du plus grand nouvel appartement, au 102 boulevard Hauss- mérite s’élever d’une manière générale mann, qu’il occupera jusqu’en 1919. Certes, contre la doctrine de la contagion et les il ne s’agira pas d’un « confinement » total : conséquences pratiques que l’on préten- dait en tirer. La suppression des quaran- il passera plusieurs étés à Cabourg jusqu’en taines, l’abolition de toutes les entraves 1914, et acceptera de rares invitations à dîner. qui peuvent gêner le commerce, et la Mais sinon, il passera l’essentiel de son temps libre circulation des voyageurs et des mar- chez lui, écrivant allongé sur son lit, avec sa chandises : tels sont les résultats les plus gouvernante Céleste Albaret comme seule

134 135 compagne – elle lui sera d’ailleurs fort utile cette lettre envoyée de Cabourg à son amie pour se désennuyer, à la façon des princes « Dans ces grands livres-là, il y a des par- pour mettre en ordre ses manuscrits. Mme de Caraman-Chimay, en août 1907 : persans, la chronique quotidienne mais im- ties qui n’ont eu le temps que d’être es- La première raison qui explique ce « confi- mémoriale de Combray, qu’elle commen- quissées, et qui ne seront sans doute ja- « Depuis que je suis à Cabourg, je peux 6 nement », la plus évidente même, c’est bien tait ensuite avec Françoise . » mais finies, à cause de l’ampleur même du me lever et sortir tous les jours, ce qui ne plan de l’architecte. Combien de grandes sûr la maladie. Depuis l’âge de dix ans, Proust La deuxième raison qui explique le long confi- m’était pas arrivé depuis six ans. Et j’ai si cathédrales restent inachevées8 ! » souffre d’un asthme sévère qui l’a empêché de peur que l’enchantement ne cesse si je me nement de Proust n’est plus physique, mais revoir les paysages de campagne qu’il aimait déplace que je retarde chaque jour le dé- intellectuelle. Après des années de tâtonne- À force de mettre au premier plan l’épisode – tant, à Illiers par exemple. Il a pu néanmoins part pour la Bretagne, pensant que maman ments et de semi-réussites, dans l’écriture de certes crucial – de la « petite madeleine », on accomplir son service militaire à Orléans, en n’aurait pas voulu me voir bouger d’un en- nouvelles (Les Plaisirs et les Jours, 1896) ou perd parfois de vue que « le temps perdu », 1889, et effectuer quelques voyages, à Saint droit où je vis, relativement, d’une façon dans la traduction d’œuvres du critique d’art ce n’est pas seulement le passé qu’on oublie, supportable. Mais aussi cela me fait un Moritz, à Evian, à Dinard, mais la maladie mais aussi les distractions qui nous ont écarté chagrin que maman ne m’ait pas vu ainsi. John Ruskin (La Bible d’Amiens, 1904 ; Sé- s’est faite de plus en plus contraignante, ce qui Cela me fend le cœur de me réveiller ayant same et les Lys, 1906), Proust a probablement de notre devoir. Proust le dit très clairement explique en grande partie la réclusion qu’il un peu dormi et qu’elle ne le sache pas, compris que le texte qu’il se met à écrire est dans Le Temps retrouvé, lorsque le Narrateur s’impose. On en trouve de multiples traces de rentrer d’une promenade sans avoir l’œuvre de sa vie. Or, il a vu autour de lui des prend enfin conscience de sa vocation : dans sa correspondance, et notamment dans les crises jusque-là inévitables qui la dé- gens mourir subitement sans avoir achevé ce « l’artiste qui renonce à une heure de cette lettre adressée en 1913 à son amie Ge- solaient. Cette souffrance morale n’est pas qu’ils comptaient faire, et devant l’étendue du travail pour une heure de causerie avec neviève Straus : la seule qui rend mon séjour cruel. J’étais projet qu’il porte en lui, il croit devoir jouer plus heureux calme dans mon lit, que fié- un ami sait qu’il sacrifie une réalité pour « Je peux de mon lit être visité par le ruis- une course contre la montre avec la mort – on quelque chose qui n’existe pas9. » vreux de caféine sur les routes, ne voyant sait qu’il la gagnera in extremis en décédant seau et les oiseaux de La Symphonie pasto- rien, ne pouvant aimer ce que je vois de rale dont le pauvre Beethoven ne jouissait plus beau4. » quelques heures seulement après avoir achevé Des centaines de pages plus tôt, il avait déjà pas plus directement que moi puisqu’il était son manuscrit, ou en tous les cas une première dénoncé l’exemple de Swann, qui sourd. Il se consolait en tâchant de repro- Enfin, lorsque, par enthousiasme ou oubli de version complète de celui-ci. Dès 1906-1907, duire le chant des oiseaux qu’il n’entendait soi, il accepte une invitation ou va au théâtre dans un texte publié à titre posthume, Contre « avait gaspillé dans les plaisirs frivoles les plus. À la distance du génie à l’absence de en dépit de sa santé chancelante, il en paye le Sainte-Beuve, Proust écrivait : dons de son esprit et fait servir son érudi- talent, ce sont aussi des symphonies pasto- prix, ainsi qu’il l’explique à son ami le peintre tion en matière d’art à conseiller les dames de la société dans leurs achats de tableaux rales que je fais à ma manière, en peignant Jacques-Emile Blanche, dans cette lettre d’oc- « Je suis arrivé à un moment où l’on peut ce que je ne peux plus voir2 ! » et pour l’ameublement de leurs hôtels10. » tobre 1918 : craindre que les choses qu’on désirait le plus dire, on ne puisse plus tout d’un Plus poignante encore, cette lettre de 1922, « Les coups terribles de souffrance que me coup les dire. On ne se considère plus que Ainsi, le « confinement » que Proust s’impose qu’il écrit, quelques semaines avant sa mort, donne la nature chaque fois que j’enfreins comme le dépositaire, qui peut disparaître est aussi une discipline de l’esprit : l’artiste à son éditeur Gaston Gallimard, alors qu’il les règles de vie restreinte et presque vé- d’un moment à l’autre, de secrets intellec- doit consacrer son temps à son œuvre comme complète encore les prochains volumes de gétative qu’elle me prescrit sont si cruels tuels qui disparaîtront avec lui. Et on vou- à la plus exclusive des passions amoureuses. son œuvre à paraître : et si prolongés que cela rend plus facile drait faire échec à la force d’inertie de la La troisième raison qui explique le « confine- l’observance d’une règle même austère et paresse antérieure, en obéissant à un beau « D’autres que moi, et je m’en réjouis, ont ment proustien » tient, elle, au message que fait trouver une douceur négative dans le commandement du Christ dans saint Jean : la jouissance de l’univers. Je n’ai plus ni le repos forcé5. » “Travaillez pendant que vous avez encore son œuvre délivre. C’est sans doute la plus mouvement, ni la parole, ni la pensée, ni la lumière”7. » importante pour les lecteurs contemporains, le simple bien-être de ne plus souffrir. Aus- On le voit, la première raison qui enferme auxquels on souhaite de ne jamais souffrir si, expulsé pour ainsi dire de moi-même, Proust, c’est la maladie. On retrouve d’ailleurs Proust a aussi en tête l’exemple de John d’une maladie chronique les exposant à la je me réfugie dans les tomes que je palpe cette caractéristique chez l’une des héroïnes Ruskin qui, sous le titre Our Fathers have told première raison, et dont on peut craindre, hé- à défaut de les lire et j’ai à leur égard les du roman, la tante Léonie chez laquelle le précautions de la guêpe fouisseuse. Re- us, prévoyait d’écrire un ensemble de dix las, que seule une petite proportion d’entre croquevillé comme elle et privé de tout, je Narrateur, enfant, va passer ses vacances, à livres sur l’histoire de l’art religieux européen eux soit porteuse d’une œuvre majeure les ne m’occupe plus que leur fournir à travers Combray. Proust écrit en effet, à son sujet : et n’eut le temps, avant la mort, de n’en écrire forçant à obéir à la deuxième. L’un des prin- le monde des esprits l’expansion qui m’est « Depuis la mort de son mari, ma tante qu’un seul (La Bible d’Amiens, précisément). cipes que Proust expose dans À la recherche refusée3. » n’avait plus voulu quitter, d’abord Com- Cet inachèvement du projet ruskinien trouve du temps perdu, c’est le pouvoir de l’imagina- d’ailleurs un écho dans les dernières pages tion. À quoi bon sortir de chez soi si la réali- Et lorsque, provisoirement, sa santé évolue bray, puis à Combray sa maison, puis sa chambre, puis son lit et ne “descendait” du Temps retrouvé. Le Narrateur note en ef- té nous déçoit ? Proust l’explique clairement, positivement, lorsque par exemple le climat plus, toujours couchée dans un état incer- fet qu’il est grand temps de commencer son par exemple dans À l’ombre des jeunes filles de bord de mer lui est bénéfique, Proust ne tain de chagrin, de débilité physique, de œuvre en raison des dimensions prodigieuses en fleurs : peut en profiter pleinement car il regrette que maladie, d’idée fixe et de dévotion. […] qu’il lui prévoit : sa mère ne soit plus à ses côtés pour le voir Son lit longeait la fenêtre, elle avait la rue « Ceux qui partent en voyage pour voir en meilleure forme, ainsi qu’il l’explique dans sous les yeux et y lisait du matin au soir, de leurs yeux une cité désirée s’imaginent

136 137 qu’on peut goûter dans une réalité le 1 A. Proust, Essai sur l’hygiène internationale : ses charme du songe11. » applications contre la peste, la fièvre jaune et le À la recherche d’une esthétique choléra asiatique, Paris, G. Masson, 1873, 5. Ou encore, dans Jean Santeuil, le roman ina- 2 Correspondance de Marcel Proust, éd. P. Kolb, Pa- Hélène Charcharé chevé qu’il écrit à la fin des années 1890 : ris, Plon, t. XII, 100. 3 Le titre général du roman de Proust ainsi que d’amour, d’admiration. […] Je n’avais pas « La pensée est une espèce de télescope Ibidem, tome XXI, 494. 4 Lettre partiellement reproduite dans ibid., t. VII, celui du dernier volume délimitent sa trame eu de plaisir à entendre la Berma […]. Je qui nous permet de voir des spectacles m’étais dit : “Je ne l’admire donc pas.” éloignés et immenses12. » 259. entre un état préliminaire d’innocence, d’in- 5 Ibid., tome XVII, 393. suffisance même, et un état final de maturité Mais cependant je ne songeais alors qu’à 6 approfondir le jeu de la Berma, je n’étais Autre exemple, extrait cette fois du Temps M. Proust, Du côté de chez Swann, in À la re- et de prise de conscience du héros. On suit préoccupé que de cela, je tâchais d’ouvrir retrouvé : cherche du temps perdu, éd. J.-Y. Tadié, Paris, Gal- de près les fruits de sa recherche dans tous les limard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1087-1989, ma pensée le plus largement possible pour domaines possibles et pas seulement dans le « la déception du voyage, la déception vol. I, 48 et 51. recevoir tout ce qu’il contenait : je com- de l’amour ne sont pas des déceptions 7 domaine du temps : amour, mondanité, inver- M. Proust, Contre Sainte-Beuve, éd. P. Clarac et prenais maintenant que c’était justement différentes, mais l’aspect varié que prend, 4 Y. Sandre, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la sion, art. En ce qui concerne ce dernier, ainsi cela, admirer .» selon le fait auquel il s’applique, l’impuis- Pléiade », 1971, 219. que l’esthétique d’ensemble de l’œuvre prous- sance que nous avons à nous réaliser dans 8 M. Proust, Le Temps retrouvé, in À la recherche du tienne, il est évident qu’il n’y a pas une ligne Sans doute ce sentiment impérieux aurait-il la jouissance matérielle, dans l’action ef- temps perdu, op. cit., vol. IV, 610. 13 directrice unique : il semble que la majorité été le détonateur de l’œuvre d’art que le Nar- fective . » 9 Ibidem, 454. des allusions artistiques de la Recherche, en rateur voulait écrire, c’est lui qui le poussait 10 De même que la fameuse « petite madeleine » M. Proust, Un Amour de Swann, in À la recherche particulier, reposent plutôt sur ce que l’es- à s’identifier à un autre, à communiquer avec fait ressurgir un pan entier de passé que l’on du temps perdu, op. cit., vol. I, 188. thétique n’est pas que sur les principes d’une autrui à travers l’art : 11 M. Proust, Du côté de chez Swann, op. cit., 5 croyait à jamais disparu, le pouvoir de l’ima- théorie dominante, exposée seulement dans 12 M. Proust, Jean Santeuil, éd. P. Clarac et Y. Sandre, gination permet, du moins à ceux qui savent les dernières pages du Temps retrouvé. Toute- « L’admiration est donc une passion com- Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », municative qui nous transporte vers au- fois, si on essayait de localiser les pivots de l’exercer, ou s’y emploient, de voyager sans 1971, 874. trui en nous sortant de nous-mêmes, et, sortir de chez soi – et sans subir la déception 13 M. Proust, Le Temps retrouvé, op. cit., 456. l’esthétique proustienne, on devrait mettre dans l’art, nous inspire le désir d’être lui, que, selon l’écrivain, crée indubitablement la 14 Ibidem, 474. en relief tout d’abord ce que Socrate appelle en étant lui-même en même temps que confrontation entre ce que l’on avait espéré θαυμάζειν (thaumazein, admirer) : « Car c’est nous5. » voir et ce que l’on voit. Plus qu’une raison de tout à fait de quelqu’un qui aime à savoir, ce se confiner, c’est là une consolation de devoir sentiment, s’étonner : il n’y a pas d’autre point Ainsi, après la collection de nombre d’instants l’être, et une incitation à faire travailler notre de départ de la quête du savoir que celui-là2 », admiratifs, l’écrivain en germe décode pas à imagination lorsque nous le sommes. À dé- à savoir ce sentiment initial d’admiration pro- pas les arcanes de l’esthétique et procède de faut, c’est également une invitation à se mettre fonde qui surgit ἐξαίφνης (exephnis, soudaine- l’amour de la beauté au point culminant de à lire, puisque « la vraie vie, la vie enfin décou- ment) et attire toute l’attention du spectateur celle-ci, la reproduction du Beau. verte et éclaircie, la seule vie par conséquent vers une œuvre d’art ou une activité artistique L’admiration nous initie à la beauté et on peut réellement vécue, c’est la littérature14 ». de tout premier ordre : c’est cette admiration, dorénavant la découvrir plus facilement au- cette surprise initiale qui définit l’existence tour de nous. Le dissentiment esthétique entre d’une beauté qui dépasse les limites du com- le début et la fin de la Recherche réside pré- mun. C’est Swann qui introduit les linéaments cisément en la perception et l’identification primordiaux de ce θαυμάζειν (thaumazein) en de la beauté. Dans les premiers volumes du le mettant en étroite relation avec la beauté : roman, ainsi que dans les œuvres antérieures « Si alors Swann cherchait à lui apprendre en de Proust, l’auteur est sous l’emprise d’un ré- quoi consistait la beauté artistique, comment alisme esthétique qui élève au rang du Beau il fallait admirer les vers ou les tableaux, au sublime l’imitation de la nature : 3 bout d’un instant [Odette] cessait d’écouter . » « Cette ressemblance qui insinuait dans Quant au Narrateur, il le conçoit en tant que la statue une douceur que je n’y avais principe esthétique indispensable dès la repré- pas cherchée, était souvent certifiée par sentation de la Berma : quelque fille des champs, venue comme nous se mettre à couvert et dont la pré- « Et la différence qu’il y a entre une per- sence, pareille à celle de ces feuillages pa- sonne, une œuvre fortement individuelle et riétaires qui ont poussé à côté des feuillages l’idée de beauté, existe aussi grande entre sculptés, semblait destinée à permettre, ce qu’elles nous font ressentir et les idées par une confrontation avec la nature, de juger de la vérité de l’œuvre d’art6. »

138 139 Mais le réalisme illustre la superficie des des formes qui l’avaient favorisé, désir du l’éloignement obligatoire de cet environne- On note que les roses à demi ressemblantes choses, tandis que la vie et les sources de l’art moindre effort, devait un jour rétrograder ment délétère et grâce aux intermittences, il se ne constituent pas un effort raté mais inspirent 9 résident dans les profondeurs. Un des plus peu à peu un Elstir . » rend compte du côté bénéfique de la vie et de à Elstir une création bien plus spectaculaire, grands dangers du réalisme esthétique est Le Narrateur lui-même s’insurge contre ce fé- la réalité et il met une fin à cette négation de celle d’une sorte de fleurs entièrement nou- qu’on finit par adorer le simulacre, le propre tichisme esthétique dans un des rares passages vivre et de jouir, à cette volonté de réclusion velles, des roses elstiriennes. La fleur réelle ne symbole de la réalité plutôt que la réalité de la Recherche où le personnage qui dit Je et de repli sur soi qui le suit au cours de la joue que le rôle de l’amorce pour l’esprit de elle-même. N’oublions pas d’ailleurs la véri- nous communique l’opinion de l’auteur avec majeure partie du roman, se rendant compte l’artiste, car « [l’] œuvre d’art, chez Proust, est table signification du mot symbole : « Le sens une telle véhémence et une telle fermeté en que « la vie [est] digne d’être vécue12 ». En immanente à la vie : c’est toujours d’une expé- primitif de σύμβολον [symvolon, symbole], plaidant contre les convictions esthétiques de outre, il se rend également compte que son sa- rience vécue et sentie qu’elle jaillit16. » Cette directement issu de l’actif συμβάλλειν [“rap- Charlus : lut ainsi que la fuite d’une réalité asphyxiante expérience initiale est ensuite sujette à une procher”], désigne un objet incomplet, qui ne dépendent pas d’un facteur extérieur mais procédure intellectuelle, nourrie par le bagage doit être rapproché d’un autre pour prendre « Je ne sais si le bras levé de saint Firmin d’une évidence tout à fait intérieure : que culturel et empirique du créateur, qui abou- est aujourd’hui brisé. Dans ce cas la plus toute sa signification7. » Ainsi, le symbole re- l’art est l’outil, la loupe qui facilite son effort tit à la fabrication d’une œuvre qui doit né- haute affirmation de la foi et de l’énergie présente une image défectueuse de l’original a disparu de ce monde. –– Son symbole, d’autoconnaissance. Car l’art n’imite pas la cessairement être partiellement ressemblante et par conséquent ne peut en aucune manière monsieur, lui répondis-je. Et j’adore autant vie, il la recrée à un tel point qu’on pourrait à la réalité, étant à cheval entre deux réalités en être le substitut. Ce que Proust fustige dès que vous certains symboles. Mais il serait dire que la vie imite l’art : « la vie ressemblera différentes. On peut facilement comprendre Pastiches et mélanges c’est une sorte de féti- absurde de sacrifier au symbole la réalité à l’œuvre, que le poète n’aura presque plus que l’artiste exemplaire de Proust se fonde chisme esthétique qui divinise le symbole qu’il symbolise. Les cathédrales doivent besoin d’écrire, tant il pourra trouver dans ce sur son propre moi intérieur pour la produc- contre ce qu’il représente réellement : être adorées jusqu’au jour où, pour les pré- qu’il a écrit la figure anticipée de ce qui arrive- tion artistique : il ne dépend pas d’une source server, il faudrait renier les vérités qu’elles 13 « Il n’y a certes pas lieu de comparer ra . » La réalité sert à l’artiste d’inspiration, de extérieure, il doit découvrir l’œuvre au plus enseignent. Le bras levé de saint Firmin banque thématique de signes et de symboles profond de lui-même, et, sous cette lumière, Ruskin à Gustave Moreau, mais on peut dans un geste de commandement presque qu’il doit développer, matérialiser en art pur. il n’est pas libre lui non plus ; pourtant, il a un dire qu’une tendance naturelle, dévelop- militaire disait : Que nous soyons brisés, pée par la fréquentation des Primitifs, les si l’honneur l’exige. Ne sacrifiez pas des À partir de là, il va créer son propre Beau en rôle foncièrement actif durant toute la procé- avait conduits tous deux à proscrire en art hommes à des pierres dont la beauté vient le matérialisant dans une œuvre qui porte sa dure créative : l’expression des sentiments violents, et, en justement d’avoir un moment fixé des véri- propre empreinte, se faisant le miroir de son « Ainsi j’étais déjà arrivé à cette conclusion tant qu’elle s’était appliquée à l’étude des tés humaines10.» propre génie. Le crédo esthétique de l’auteur que nous ne sommes nullement libres de- symboles, à quelque fétichisme dans l’ado- s’éloigne ainsi du réalisme, voire – selon lui – vant l’œuvre d’art, que nous ne la faisons ration des symboles eux-mêmes, fétichisme De cette manière, le Narrateur règle ses de l’idolâtrie de la forme, pour se rapprocher pas à notre gré, mais que préexistant à peu dangereux d’ailleurs pour des esprits 11 comptes avec le snobisme esthétique d’un de l’impressionnisme, dans la mesure où : nous, nous devons, à la fois parce qu’elle si attachés au fond au sentiment symboli- Swann, d’un Bergotte, snobisme qui lui a ins- est nécessaire et cachée, et comme nous sé qu’ils pouvaient passer d’un symbole à ferions pour une loi de la nature, la décou- tillé l’idée de la mission supérieure de l’art « [l]’art n’est pas imitation, mais interpréta- 17 l’autre, sans être arrêtés par les diversités tion de la nature, puisque la matière même vrir . » de pure surface8. » et de sa place privilégiée dans la vie, et par là, la conviction de son incapacité à devenir de l’art est enfermée dans la profondeur des impressions de l’artiste, dans sa façon Cependant, et en plein accord avec l’idéalisme Mais ce qui est peu dangereux pour Ruskin ou écrivain. Il demeure ainsi dans toute la Re- de sentir et de voir. Autrement dit, l’art est esthétique, l’œuvre d’origine intérieure doit Moreau devient un danger esthétique primor- cherche un célibataire de l’art, un créateur un impressionnisme subjectif et absolu- aussi renvoyer à une réalité spirituelle pour as- dial pour le dilettante : il se consume dans une sans procréation, bref un dilettante au même ment personnel14. » surer son caractère hybride, humain ainsi que adoration esthétique stérile qui le désoriente titre que son idole, Swann. Ce qui le sauve- transcendant : de l’effort de découvrir la vérité sous la forme ra de la perdition, de l’enfer de Swann, c’est L’artiste génial ne doit pas copier une chose de « il fallait tâcher d’interpréter les sensa- artistique. Swann est une des victimes de cette sa découverte de l’introspection artistique. la réalité mais l’adapter suivant un procédé de tions comme les signes d’autant de lois et idolâtrie de la forme dans son effort de marier Le Narrateur considère d’abord l’art comme fermentation intérieure, à la manière du grand d’idées, en essayant de penser, c’est-à-dire art et réalité dans sa vie amoureuse en parti- une fuite de la réalité ; plus tard, et à l’instar peintre de la Recherche : de faire sortir de la pénombre ce que j’avais culier, ainsi qu’Elstir dont la gloire est chan- de Swann, il le conçoit comme une pierre de senti, de le convertir en un équivalent spi- « Elstir ne pouvant regarder une fleur qu’en tée bien des fois par le narrateur mais dont la touche à l’aide de laquelle il juge les choses rituel. Or, ce moyen qui me paraissait le la transplantant d’abord dans ce jardin in- seul, qu’était-ce autre chose que faire une stagnation artistique est principalement due à et les personnes réelles. En élevant l’art à un térieur où nous sommes forcés de rester œuvre d’art ?18 » cette entrave esthétique liminaire : tel piédestal, la vie demeure lamentablement toujours […] avait montré dans cette aqua- insipide et prosaïque : c’est pourquoi le Nar- « Et ainsi la beauté de la vie, mot en relle l’apparition des roses qu’il avait vues De cette manière, cette procréation artistique quelque sorte dépourvu de signification, rateur joue plutôt le rôle d’un comparse, d’un et que sans lui on n’eût connues jamais ; s’emparerait de sublimité : l’artiste, le Narra- stade situé en deçà de l’art et auquel j’avais voyeur de la réalité que d’un véritable acteur, de sorte qu’on peut dire que c’était une teur en question, aurait produit une œuvre variété nouvelle dont ce peintre, comme vu s’arrêter Swann, était celui où par ra- sous le poids d’une vocation apparemment ir- « où s’est accompli le miracle suprême, la lentissement du génie créateur, idolâtrie réalisable. Dans Le Temps retrouvé, aidé par un ingénieux horticulteur, avait enrichi la famille des roses15. » transsubstantiation des qualités irrationnelles

140 141 de la matière et de la vie dans des mots hu- 7 P. G authier, Symbola : Les étrangers et la justice mains19 ». dans les cités grecques, Nancy, Annales de l’Est, L’esthétique de Proust, somme toute, repose Université de Nancy, 1972, 65-6. 8 sur un amalgame d’idéalisme, d’eudémonisme, M. Proust, Pastiches et mélanges, Paris, Gallimard, « L’imaginaire », 2002, 171-172. d’impressionnisme et d’introspection assidue : 9 M. Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, in les deux premiers traduisent le but de l’art, RTP, vol. II, 207. tandis que les deux derniers définissent le pro- 10 M. Proust, Le Temps Retrouvé, in RTP, vol. IV, cessus de l’invention artistique. L’auteur ban- 374. nit de son monde toute trace d’idolâtrie et de 11 Terme utilisé par Roger Shattuck dans R. Shattuck, fétichisme dégénératifs pour le remplir d’une Du côté de Proust, trad. fr. A. Isaris et C. Mentzalira, Beauté salutaire, voire sotériologique. Athènes, Métechmio, 2004, 248. 12 M. Proust, Le Temps Retrouvé, op. cit., vol. IV, 609. 13 Ibidem, 483. 1 Docteur ès lettres, Sorbonne Nouvelle Paris III. 14 J. Zéphir, La personnalité humaine dans l’œuvre Cet article repose largement sur la thèse de doctorat de Marcel Proust, Paris, M. J. Minard, 1959, 246. «Proust et Platon. Convergences linguistiques, éro- 15 M. Proust, Sodome et Gomorrhe, in RTP, vol. III, tiques et philosophiques». 334. 2 Platon, Théétète, in Œuvres complètes, éd. L. Bris- 16 J. Zéphir, La personnalité humaine dans l’œuvre son, Paris, Flammarion, 2008 [1909], 155d. de Marcel Proust, op. cit., 248. 3 M. Proust, Un amour de Swann, in À la recherche 17 M. Proust, Le Temps Retrouvé, op. cit., vol. IV, du temps perdu, éd. J.-Y. Tadié, Paris, Gallimard 459. « Bibliothèque de la Pléiade », 1987-1989 (désor- 18 Ibidem, 457. mais abrégé RTP), vol. I, 237. 19 Lettre de Proust à Lucien Daudet, datée du 27 4 M. Proust, Le Côté de Guermantes, in RTP, vol. novembre 1913, dans M. Proust, Choix de lettres, II, 350. éd. P. Kolb, Paris, Plon, 1965,195. 5 J. Chabot, L’autre et le moi chez Proust, Paris, Ho- noré Champion, 1999, 223. 6 M. Proust, Un amour de Swann, op. cit., vol. I, 149-150.

For a portrait of Marcel Proust, mixed media, black and white, 2020. Dimitrije Roggero: Art direction, photography, digital processing. Fabrizio Amante: clay sculpting.

142 Scientific Perspectives, Humanities and Research

Perspectives scientifiques, sciences humaines et recherche

For a portrait of Marcel Proust, mixed media, black and white, 2020. Dimitrije Roggero: Art direction, photography, digital processing. Fabrizio Amante: clay sculpting. génétique ou adaptatif, pour l’évolution, n’est celles auxquelles on situe sa répartition hors L’hypothèse « Homo Canis » : co-évolution et parallélisme pas restreinte à un cadre biologique, elle s’ap- d’Afrique – longtemps à environ 100 000 ans Christophe Kihm puie aussi sur le constat de la diversité et de la BP et, depuis peu, plutôt aux environs de 200 complexité de systèmes sociaux ou relation- 000 ans BP –, n’infirment en rien l’hypothèse nels au sein d’espèces ou de populations, et co-évolutionniste. Homo Sapiens aura tou- La publication récente du livre de Raymond Pierotti et Brandy Fogg, The First Domesti- se développe ainsi sur un axe où sont impli- jours pu rencontrer, en quittant le continent cation. How Wolves and Human Co-evolved (2017)1, a relancé pour Homo Sapiens une quées des relations naturelles-culturelles. Elle africain, des ancêtres récents de Canis Lupus. hypothèse co-évolutionniste dont la première synthèse scientifique a été formulée dans avance que si la variation comportementale Des événements auront donc pu, et même dû, l’ouvrage collectif de 1978, Evolution in Parallel. How Wolfes and Man Coevolves2, dirigé n’est pas contrôlée par la variation génétique se produire, précurseurs des relations de com- ou par les seuls besoins adaptatifs, mais tri- pagnie contemporaines des humains et des ca- par Roberta Hall et Henry Sharp. Entre ces deux publications, de nombreux articles ont butaire de relations mutuelles entre environ- nidés6. Quelques indices viennent confirmer étayé cette hypothèse, et de fait ébranlé les grands récits dominants de l’évolution. Cette nements et individus, alors, il est possible de cette hypothèse. Aux débuts du paléolithique perspective « Homo Canis », telle que la nomment Pierotti et Fogg, trace une voie alterna- considérer une évolution ouverte à des pers- supérieur et pendant une période courant de tive pour le naturalisme, à la fois dans sa méthode et dans la compréhension de ses objets, pectives interspécifiques, mettant en valeur les 100 000 ans à 30 000 ans BP, on trouve des que l’on pourrait qualifier de « parallélisme ». En revenant sur cette hypothèse, ce texte se propriétés émergentes d’interactions compor- traces témoignant de rites, de cérémonies et propose d’en relever certains principes et enjeux. tementales en fonction de contextes situés. À d’arts associant Homo Sapiens à Canis Lupus, l’inverse du mythe de l’évolution comme ligne à travers des représentations dans les grottes et comme progression, au sein duquel appa- préhistoriques, des objets et des sépultures. raît un homme générique dont l’ancêtre est L’émergence de relations entre Sapiens et Lu- un singe et dont les singes vivants aujourd’hui pus, pour la chasse, se situerait quant à elle seraient encore proches, l’hypothèse co-évo- autour de 40 000 ans BP, et pourrait se com- lutive pointe que si la phylogénie* des grands prendre comme une réponse aux environne- singes est commune, leur histoire évolutive ments plus froids des contrées eurasiatiques7. ne lui est pas réductible. En étendant la com- On estime alors que, de proche en proche, les préhension du concept de ponctuation des humains ont appris du monde propre d’une sciences du vivant vers les sciences humaines, autre espèce en l’observant, en partageant elle affirme que parmi les différentes évolu- ses activités et en acquérant des compétences tions tracées par les lignées de grands singes, nouvelles à son contact. Cette hypothèse ne celle des hominidés est ponctuée, historique- peut se concevoir sans sa réciproque : il est ment et pour Homo Sapiens, par sa proximité nécessaire que, dans le même temps, les loups avec les loups. Comme le rappellent Raymond aient appris des humains depuis leur monde Pierotti et Brandy Fogg dans le récent ouvrage propre. Ce partage en actes ne peut donc se qui propose une synthèse de ces recherches, comprendre sans d’autres, qui le conditionnent aucune espèce biologique ne dispose de traits et le permettent, au-delà de ce qu’un monde remplissant une niche écologique identique propre, restreint selon la définition première à celle des premiers hominidés chez les pri- qu’en proposa par le biologiste et zoologiste mates. Mais plutôt que d’en conclure à l’uni- estonien Jakob Von Uexküll pour les orga- Loup gravé sur pierre, trouvé par Antonio Mario Radmilli dans la Grotte Polesini, à Tivoli, dans cité de l’homme, on peut émettre l’hypothèse nismes, peut contenir. Il s’applique à des ha- les années 1950. 52 x 42 x 18 mm. (Museo Preistorico Etnografico Luigi Pigorini, N° d’inventaire suivante : dans un lieu où les hominidés se bitabilités et à des modes de vie. Les hommes 107740.) Photographie : Gianpiero di Maida. sont installés, des mammifères n’appartenant et les loups, pendant cette période, occupaient pas à un groupe de primates ont pu évoluer des niches écologiques identiques8 : les deux avec des traits comportementaux et écolo- espèces chassaient en groupes familiaux, elles Plusieurs lignes se sont développées à par- paléontologues, biologistes et anthropologues, giques similaires aux leurs. vivaient dans des sociétés dont la structure re- tir de la théorie de l’évolution de Charles portant sur les relations des hominidés et des posait sur la vie en couples hiérarchisés qui 3 Darwin, assez tôt pour que l’on ne puisse pra- canidés . Son approche est contemporaine Conditions et effets de la co-évolution demeuraient ensemble plus longtemps que tiquer, à son propos, le réductionnisme que de la critique d’une lecture adaptationniste Les dates auxquelles on situe l’apparition pendant la seule période de reproduction. La 4 portent certaines de ses suites. L’hypothèse de l’évolution et de la théorie de l’équilibre d’Homo Sapiens en Afrique – pendant long- famille s’étendait en un clan coopérant pour co-évolutionniste est l’une d’entre elles, qui ponctué qui la complète, telle qu’elle fut for- temps aux alentours de 200 000 ans BP [Be- élever les plus jeunes, partageant la nourriture s’est construite collectivement à travers une mulée par la paléontologue américain Stephen fore Present] et, à la faveur d’une récente et défendant un territoire9. La coopération et le 5 enquête historique pluridisciplinaire réunissant J. Gould . Cette critique d’un déterminisme découverte autour de 300 000 –, comme désintéressement, qui permettent de négocier

146 147 les conflits, sont encore mis en pratique par a été cubiliqué par qui. Du point de vue à l’origine de l’émergence de compétences Pour les loups et les hominidés chasseurs- des chiens sauvages chassant en meute, que d’un biologiste, nous pouvons considérer communes. cueilleurs, le pistage est bordé d’un côté par ce soit le loup gris, les Lycaons ou les chiens le processus entrelacé d’hominisation et Pour chasser, les canidés et les hominidés des techniques et des modes de communica- sauvages asiatiques (Cuon Alpinus). Comme de caninisation comme un processus de chasseurs-cueilleurs parcourent un territoire tion collectifs qui permettent de se coordon- coévolution11. » le souligne l’éthologue autrichien Wolfgang immense (jusqu’à des centaines de kilomètres ner dans l’espace et de se synchroniser dans Schleidt : carrés), et la vitesse comme l’endurance (les le temps, et de l’autre par ce que le psycho- La co-évolution, ou évolution en parallèle, distances parcourues peuvent atteindre jusqu’à logue américain Edward Tolman a appelé des « (…) chez les mammifères, le loup peut se présente donc comme une alternative aux plusieurs dizaines de kilomètres par jour) sont « cartes cognitives16 ». être considéré comme le premier pasto- grands récits anthropocentriques de la do- une composante essentielle de leurs déplace- raliste authentique, devant l’AMH [Ana- mestication, l’homme conquérant les bêtes, y ments. Les territoires de chasse des hominidés L’exemple des cartes tomically Modern Humans], depuis des compris les loups, grâce à ses avantages cogni- chasseurs-cueilleurs et des loups étaient donc Les cartes cognitives sont des tramages ou millions d’années (bien que précédé par tifs et, plus encore, au grand récit de l’homini- beaucoup plus étendus que ceux des primates des toiles en réseau qui répondent aux liai- les insectes sociaux, par exemple les four- sation comme auto-domestication12. Réfutant mis, “pasteurs” des pucerons). La capacité non humains (pour les chimpanzés, ces terri- sons d’une perception et d’une représentation la linéarité de la thèse phylogénétique**, le 14 des loups à chasser en meute, à partager toires sont d’environ 35 kilomètres carrés) . mentale de l’espace17. On doit aux psycholo- parallélisme pose une réciprocité dans l’évo- équitablement les risques entre membres On émet ici l’hypothèse éthologique selon la- gues américains Stephen et Rachel Kaplan et et à coopérer, sans commune mesure avec lution à partir d’émergences comportemen- quelle, pour les chasseurs-cueilleurs comme Roger Peters, la conduite d’expériences pour aucun des grands félins, a placé les loups tales, dans des écologies partagées et dans des pour les loups, les exigences comportemen- comprendre ces réseaux de représentations au sommet de la pyramide alimentaire des relations coopératives. Il se distingue, sur un tales de la chasse avaient pour corollaire le d’emplacements clés (ou « nœuds ») reliés par 10 plaines eurasiatiques . » plan méthodologique, du comparatisme, qui développement, à l’échelle collective d’un des cheminements associatifs. Peters précise gouverne largement les études éthologiques et groupe, de techniques d’identification et de qu’une « représentation » est un modèle men- Ainsi, le parallélisme entre les hommes et cognitives, dont l’établissement de différences modes de communication propres au groupe, tal d’une partie de l’environnement, et que ce les loups, lorsqu’il prend forme sur des plans par degrés entre les espèces reste attaché au qui lui permettaient de se disperser et de coor- modèle lui-même est constitué d’un réseau de éthique et éthologique, alliant des modes de dualisme homme/animal et aux lignes gradua- donner ses mouvements, de se retrouver en caractères associés. Un « nœud » est un « em- vie et des pratiques, s’accompagne d’un chan- listes et/ou mécanistes du naturalisme. La mé- différents points et de se séparer de nouveau. placement clé », un « lieu critique » dans la gement de statut pour des comportements qui, thode paralléliste est analogique : elle ouvre Les loups ont pour ce faire surtout utilisé leur mesure où y sont reliés différents chemins qui de concurrents (selon une visée compétitive avec l’analogie faite entre Homo Sapiens et sensibilité olfactive, quoi qu’ils aient aussi sont sujets à décision. Pour Stephen Kaplan, de la prédation), deviennent complémentaires Canis Lupus une zone intermédiaire suscep- recours à des vocalisations. Les hominidés le comportement consistant à créer son propre (selon une visée écologique de la prédation). tible de relier hominidés chasseurs-cueilleurs chasseurs-cueilleurs, quant à eux, ont dû dé- chemin, du point où je suis à celui où je veux Si la survie doit à l’entraide et à la coopération et canidés sur les plans biologiques, étholo- velopper des moyens visuels et vocaux, ces aller, libère, à partir de l’identification de lieux intra- ou inter-espèce, comme l’avait déjà sou- giques et éthiques, où la transmission cultu- derniers étant particulièrement précieux la critiques, la possibilité de discriminations et 13 ligné l’anthropologue, zoologiste et géologue relle compte pour une part importante . nuit, les chants ayant aussi pu jouer un rôle es- la prise de décisions pour s’orienter. Plus l’en- russe Pierre Kropotkine, l’évolution doit aussi sentiel dans les rituels identitaires de groupes. droit est discriminé, plus il est disposé à une au développement d’intelligences et de savoirs Enquête sur les pratiques Cette différence de moyens influe sur la tech- prise de décision et à un changement de di- collectifs. L’approche paralléliste considère la chasse nique du pistage, essentielle à la pratique de rection, « que cette “discriminabilité” soit liée Comme le remarque encore Wolfgang Schleidt : comme un facteur essentiel de la co-évolution la chasse et dont le bon exercice conditionne à un puissant contraste sensoriel [c’est-à-dire des carnivores sociaux. Étudier les principes la réussite. Le pistage peut tout autant s’exer- au marquage du terrain par un repère, ou le « Nous sommes aujourd’hui confrontés à de chasse est primordial dans le cadre d’un cer avec l’odorat qu’avec la vision, et certai- résultat d’une sensibilité aigue au caractère de d’étonnantes coïncidences temporelle et 18 géographique entre l’émergence de l’hu- partage d’existences entre hominidés chas- nement dans la combinaison de l’un et de l’environnement alentour] . » manité et celle de la caninité [dogkind], seurs-cueilleurs et loups, dont la rencontre l’autre, dans des équilibres différents chez les Ce cheminement situé entre topologie (repères entre l’hominisation et la caninisation. Le remonterait à 40 000 ans BP et la collabo- loups et les hominidés chasseurs-cueilleurs. de terrain et relations de positions) et cartogra- réexamen des concepts de domestication, ration directe à environ 16 000 ans BP. L’hy- N’oublions pas que cette technique consiste à phie (image mentale et représentation sché- anciens comme actuels, est dorénavant pothèse co-évolutive ne cherche pas dans la relever des indices et à déduire, à partir d’eux, matique d’un lieu), propose une alternative, inéluctable. Le terme même de ‘domesti- chasse une réponse sélective, en retenant par la présence d’un individu ou d’un groupe pour l’éthologie, à des théories et des observa- cation’ semble désormais absurde, car la exemple l’importance de l’apport de protéines comme le trajet qui permet de l’atteindre. Les tions identifiant essentiellement, pour les ani- rencontre des loups et des AMH est anté- pour la survie des organismes comme le ferait mammifères chassant ont, en pratique, dé- maux, des chemins familiers ou des routines19. rieure à tout ce qui pourrait être considé- veloppé une connaissance des mammifères La « carte cognitive » telle que la comprend ré comme une habitation humaine sous par exemple une thèse adaptationniste. Elle forme d’un ‘domus’. L’usage de tanières cherche à comprendre comment la chasse, chassés, au point où la relation proie/préda- Stephen Kaplan permet d’effectuer des détours par les canidés nous renvoie beaucoup en tant que pratique collective inter-espèces, teur, qui est symbiotique sur un plan écosys- et des raccourcis, d’inventer de nouveaux plus loin ; on pourrait plutôt préférer le a pu favoriser le développement de savoirs de témique et réciproque sur le plan écologique, chemins à partir de nœuds et de relations spa- terme de ‘cubilication’, et se demander qui l’espace, liés à des développements sociaux est aussi complémentaire sur le plan cognitif15. tiales inexplorées créées par leurs intervalles.

148 149 L’observation du comportement des loups sur encore méthodologique (lecture d’indices, en- engage la méthode paralléliste23. Car il faut leurs constructions et qu’elles agissent concrè- leurs territoires de chasse a confirmé, pour ces quête). L’ensemble de ces convergences parti- alors redonner aux actes leur puissance théo- tement sur nos pratiques. scientifiques, l’existence de cartes cognitives, cipe à l’affirmation, pour la co-évolution des rique, mais aussi à leur observation et à leur à la fois à partir de leurs marquages (tous les hominidés chasseurs-cueilleurs et des canidés, description ses puissances critiques. * Phylogénie : étude des liens existant entre espèces 250 mètres environ, en combinant l’olfactif et d’un modèle de compréhension homopla- Les différences méthodologiques relevées apparentées. le visuel), de leurs parcours (détours, raccour- sique, reposant sur l’affirmation de traits si- entre parallélisme, comparatisme et gradua- ** Phylogenèse : histoire évolutive des espèces. cis, chemins nouveaux), et selon cette facul- milaires ne procédant pas d’une origine com- lisme – ces deux derniers étant liés par une té de joindre différents nœuds pour rejoindre mune, sur un plan biologique, et dont les effets même logique de la mesure à partir d’unités 1 R. Pierotti, B. R. Fogg, The First Domestication. les mêmes lieux. Par ailleurs, une série d’ex- s’étendent sur les plans pratique et psychique. communes et de différences par quantités ou How Wolves and Human Co-evolved, New Ha- périences conduites par Stephen Kaplan et par degrés – doivent être reportées en termes ven-Londres, Yale University Press, 2017. La pre- mière partie de ce texte repose sur des éléments Roger Peters, proposant à des groupes d’une d’échelles. Pour le gradualisme et le compara- Méthode et enjeux exposés dans les chapitres 3 et 4 de ce livre. vingtaine d’individus humains de réaliser soit L’exploration de l’hypothèse Homo Canis se tisme, les mesures sont situées à des échelles 2 R. L. Hall & H. S. Sharp (dir.), Wolf and Man. Evo- des promenades pour traverser forêt et prai- poursuit dans l’examen des liens entre pra- universelles qui permettent de classer et de lution in Parallel, New York-San Francisco-Londres, ries, soit des explorations libres de ces mêmes tiques d’espace et développement de la parole classifier un monde unifié horizontalement Academic Press, « Communication and beha- lieux, soit des explorations périphériques, a et du langage, avec le pointage, la désignation (par la comparaison) et verticalement (par la vior. An interdisciplinary series », 1978. fait apparaître des éléments constants lorsqu’il référentielle, la communication à distance, gradation), en quantités, en qualités et en va- 3 Voir ibidem. s’est agi de dessiner des cartes à partir de la les rituels de chants, l’association de gestes et leurs. Qualifier des relations et des partages 4 S. J. Gould & R. C. Lewontin, « The Sprandels of remémoration de l’expérience des lieux : cha- de vocables à des itinéraires et à des lieux, à entre des mondes propres en explorant des San Marco and the Panglossian Paradigm : A Cri- tique of the Adaptationist Programme », in Procee- cune faisait apparaître des repères, des nœuds des noms de pays. On cherche à comprendre, intervalles ou des écarts que la mesure ne dings of the Royal Society of London, Series B, Bio- (intersections), des limites, c’est-à-dire des 21 considère pas, suffit certainement à contour- comme le mentionne Roger Peters , comment logical Sciences 205 (1161), Special issue, « The réseaux spatiaux composés ou non à partir ces schémas structurels et fonctionnels topo- ner les différences par degré et par comparai- Evolution of Adaptation by Natural Selection », d’une ligne (les « promeneurs », contrairement logiques, cartographiques et linguistiques ont son, pour favoriser la constitution de combi- 1979, 581-598. aux explorateurs, suivaient un chemin), ou pu coexister et évoluer de concert. Ces études naisons ou de compositions. Mais il faut plus 5 N. Eldredge & S. J. Gould, « Punctuated Equili- d’un contour. portent encore sur les témoignages, les récits, pour contourner l’universalisme en se préser- bria : an Alternative to Phyletic Gradualism », in Ces cartes cognitives ne sont pas les seuls les mythes et les traces de vies communes, et vant d’accorder aux pratiques partagées, aux T. J. M. Schopf (éd), Models in Paleobiology, San moyens de se repérer : on peut mémoriser un essaient de comprendre comment s’ajustent intermédiaires ou aux échanges identifiés, des Francisco, Freeman Cooper, 1972, 82-115. 6 chemin en le répétant, en suivant toujours les ces éléments anthropologiques à ceux de l’en- valeurs générales ou des valeurs de vérité. P. Shipman, The Invaders : How Humans and Their Dogs Drove Neanderthals to Extinction, Cambridge, mêmes marques, mais on risque alors de se quête paléontologique, biologique et étholo- Pour que l’intermédiaire et l’échange restent Harvard University Press, 2015. perdre si ces marques viennent à être effacées gique, pour cerner pleinement des histoires des lieux de l’instabilité, on doit imaginer 7 W. M. Schleidt & M. D. Shalter, « Co-evolution of ou si l’on s’en éloigne. Autant dire que cela li- évolutives et culturelles situées, associant qu’une vérité n’est plus liée à une essence, Humans and Canids : An Alternative View of Dog miterait l’étendue d’un territoire, pour un chas- hommes et chiens. mais à des altérités et à des dehors, à des Domestication : Homo Homini Lupus ? », Evolution seur comme un loup, à une zone restreinte ou La méthode paralléliste s’emploie ainsi à la formes d’altération ou d’aliénation réci- and Cognition 9 (1), 2003, 57-72. K. H. Schlesier, à une bande de terrain bordant un chemin fa- constitution de collectifs et non de commu- proques, à l’échelle des relations où elles se The Wolves of Heaven : Cheyenne Shamanism, Ce- milier. Pour les loups et pour la chasse, prin- nautés. Elle ne relie pas des éléments en rai- précisent et des réalités qu’elles font émerger. remonies, and Prehistoric Origins, Norman, Univer- cipale motivation de leurs déplacements, la son de lois qui subordonnent, subsument et Ce n’est qu’alors qu’un parallélisme, ni abso- sity of Oklahoma Press, 1987. 8 carte cognitive permet, par exemple, de loca- unifient leurs ensembles (comme le fait exem- lutiste ni relativiste, peut penser ses objets et John E. Pfeiffer note que pendant la préhistoire, les hommes chasseurs disposaient de territoires de vie liser les zones où les proies sont susceptibles plairement la génétique, en regroupant des ses problèmes dans la variation de leurs di- très proches de ceux du loup, contrairement à ceux d’être trouvées ou les endroits où des tueries homogènes), mais en fonction de relations mensions et de leurs échelles, selon les inter- de tout autre primate. Voir J. E. Pfeiffer, The Emer- ont été faites, mais elle est aussi utile pour ponctuelles qui établissent des coexistences valles qu’ils remplissent, les mondes qu’ils re- gence of Man, New York, Harper and Row 1969. tout déplacement lié à une destination, pour entre des hétérogènes. La logique paralléliste lient, les réalités qu’ils connectent. L’analogie 9 Convaincu que le comportement est davantage rejoindre les tanières où l’on se retrouve et les procède donc par association de différences et paralléliste se pense ainsi aux limites de l’hy- façonné par des contextes écologiques que déter- lieux pour nourrir les petits20. non par isolement de singularités22. bridation, puisqu’elle libère une zone inter- miné par des arbres généalogiques, George Schal- Resituée dans le cadre de l’enquête pluridis- Si l’on peut bien étendre la compréhension médiaire où ne sont jamais formulés de justes ler préconisait d’« observer des animaux n’étant ciplinaire de la co-évolution, la carte cogni- de phénomènes observés dans le vivant, milieux, mais instaurées des continuités entre pas liés phylogénétiquement aux premiers hommes, tive complète la construction de l’analogue comme la coopération, la symbiotique ou des éléments hétérogènes réunis. Comprendre mais dont la vie était écologiquement similaire à la leur », étant donné que « les modèles de variation et homo-canis en établissant une convergence l’entraide, à une morale ou à des mœurs, comment ces continuités intermédiaires pro- de spéciation ont tendance à être similaires chez les cognitive, qui s’ajoute à d’autres, écologique, il est radicalement différent de mener une duisent d’autres récits scientifiques, mais aus- espèces qui s’adaptent à des zones écologiques si- éthologique, sociale, économique (partage et enquête interdisciplinaire (ici sur l’habita- si des légendes ou des mythes, fait partie de milaires. » Voir G. Schaller, Golden Shadows, Flying réciprocité, division du travail), domestique bilité) ayant pour objet des affectations in- l’enquête paralléliste, puisque nos croyances, Hooves, New York, Knopf, 1973, 263, cité dans (camp de base), pratique (chasse, pistage) ou ter-espèces (ou entraffectations), comme y nos désirs et nos représentations participent de « The Anthropology of The Wolf », texte introductif

150 151 de R. L. Hall & H. S. Sharp (dir.), Wolf and Man. n’est pas ici de trancher dans un débat scientifique Evolution in Parallel, op. cit., 6. Notre traduction. qui oppose les logiques cognitives, écologiques 10 Les virus sont-ils dans l’air ? W. M. Schleidt, « Is humaneness canine ? », Hu- et phénoménologiques, ni même d’insister sur les man Ethology Bulletin 13(4), 1998, 1-4. termes de ce débat. Frédéric Keck 11 Ibidem. Une note, dans le texte de Schleidt, ex- 18 S. Kaplan, « Cognitive maps in perception and plicite l’emploi du terme « cubilisation » : « Latin thought », in R. Downs & D. Stea (eds.), Image and cubilicus : the helper on the wolves’ den, akin to environment, Chicago, Aldine, 1973, 63-78. R. Pe- Des virologistes et des artistes cherchent à représenter les virus qui se transmettent de façon cubile : den, lair, bed (the same Latin root as in ters, « Communication, Cognitive Mapping, and aérienne des oiseaux aux humains dans le sud de la Chine. concubine), and constructed according to domes- Strategy in Wolves and Hominids », in R. L. Hall ticus, the servant around the house (domus). » Le & H. S. Sharp (dir.), Wolf and Man. Evolution in Pa- terme latin Cubile-is (n.), peut prendre le sens de rallel, op. cit., 95-107. À deux pas de la gare de Saint-Pancras à quotidien avec les plumes vous développez chambre, de couche, de niche ou de tanière, mais 17 S. Kaplan, « Adaptation, structure, and Londres, la Wellcome Collection accueille, à votre immunité. C’est un endroit qui a stimulé aussi celui de demeure et s’applique autant au loup knowledge », in R. G. Gollegde and G. T. Moore côté de la bibliothèque ouverte en 2007 dans mon imagination. » qu’à l’homme. Il renvoie très précisément à un ha- (eds.), Perspectives in environmental cognition, le cadre du Wellcome Trust créé en 1936 pour Le film When birds dance their last, d’une bitat et à une manière d’habiter. Pour cette citation Stroudsburg, Dowden, Hutchinson, and Ross, soutenir la recherche médicale, des exposi- durée de 7 minutes 30, présente sur deux comme la suivante : notre traduction. 1975, 32-45. tions qui font référence sur l’histoire et l’ac- panneaux les travailleurs du déplumage qui 12 Ce que Peter Sloterdijk appelle, à son tour, pasto- 19 Telles qu’on les trouve dans le behaviourisme, tualité des sciences. En 2012, dans le cadre de effectuent des mouvements lents sur fond de ralisme, dans deux textes qui se complètent : Règles mais aussi pour partie chez Konrad Lorenz et Jakob pour le parc humain (1999) et La domestication de Von Uexküll. l’exposition Art in Global Health, elle a pré- musique aérienne et commentent cette pra- l’Être (2000). 20 L. D. Mech, The Wolf : The Ecology and Behavior senté un film de Lena Bui intitulé When birds tique transmise à travers les générations. Il 13 Certains parmi ces scientifiques accentuent l’im- of an Endangered Species, New York, Natural His- dance their last (Quand les oiseaux dansent commence par l’image étrange de plumes sur portance de la transmission culturelle chez les cani- tory, 1970 ; L. D. Mech & L. Boitani, Wolves: Beha- pour la dernière fois). Le film avait été réalisé lesquelles vibrionnent des mouches, puis in- dés en raison d’un argument biologique, leur lignée viour, Ecology and Conservation, Chicago, Univer- pour une exposition de ses travaux en 2012 au troduit une femme masquée sous un chapeau polyphylétique. sity of Chicago Press, 2003. musée d’Ho Chi Minh City intitulée Voracious pointu, à côté d’un ventilateur. Les villageois 14 I. De Vore & S. L. Washburn, « Baboon Ecology 21 R. Peters, « Cognitive Mapping, and Strategy in Embrace. The human/animal interface1 (Em- invoquent la tradition, la longueur des ma- and Human Evolution », in F. C. Howell & F. Bour- Wolves and Hominids », op. cit. brassade vorace. L’interface homme/animal). riages célébrés au temple, la présence des an- liere (eds.), African Ecology and Human Evolution, 22 En cela, à nouveau, le plan homoplasique s’étend Lena Bui est une artiste vietnamienne formée cêtres dans les tombes avoisinantes. New York, Viking Fund Publications in Anthropolo- à toutes les recherches de Peters, au-delà de la com- gy, 1963, 335-367. préhension restreinte que lui accordent les sciences en Thaïlande, aux États-Unis et au Japon. Elle a En 2016, Lena Bui réalise un autre film de 15 On rappellera donc, en renvoyant au texte de W. du vivant. collaboré avec le Centre de recherche clinique 45 minutes, conçu davantage comme un do- Schleidt cité précédemment et à la compréhension 23 L’interdisciplinarité se pratiquant, d’ailleurs, au de l’université d’Oxford situé à Ho-Chi Minh cu-fiction que comme une installation. Après de l’activité pastorale qu’il accorde aux loups, dont risque de l’affectation réciproque des sciences et City dans le contexte des premiers foyers de avoir suivi les virologistes dans une ferme de il s’explique, que la relation pasteur/pisteur est aus- des sciences humaines. grippe aviaire au Vietnam après 2005. Après cochons du delta du Mekong, elle obtient l’ac- si complémentaire sur un plan écologique. avoir suivi les activités des virologistes dans cord d’une famille pour accueillir une actrice 16 Edward Tolman (1886-1959), dont l’écrit prin- leurs discussions de laboratoires et dans leurs professionnelle. Celle-ci joue une jeune fille cipal de 1932 Purposive Behavior in Animals and enquêtes auprès des fermes de volailles, elle a qui arrive de la ville chez sa tante et lui de- Men, développe une perspective cognitive à l’écart choisi de montrer, plutôt que l’imaginaire des mande de lui transmettre les techniques tra- des thèses behaviouristes de son temps. On lui ac- corde la paternité d’une approche molaire, holis- scientifiques, les pratiques des fermiers dans ditionnelles d’élevage des cochons, car elle tique et intégrative du comportement animal et de leurs rapports avec les animaux d’élevage. veut connaître le goût qu’avait la viande avant la cognition. Le concept de carte cognitive marque En 2012, Lena Bui découvre une photographie l’industrialisation de l’élevage sous contrainte chez lui la possibilité pour des animaux d’acqué- représentant une femme couverte de plumes, étatique. Sa tante résiste, mais elle finit par rir des connaissances de l’espace sans faire l’expé- publiée dans les journaux en 2005. « Elle res- lui montrer les gestes techniques. Le film bas- rience physique de l’espace, par la sélection et la semblait à une grande autruche. J’aime ce mo- cule lorsque les grossistes viennent acheter les connexion d’éléments spatiaux de l’environnement ment où la frontière entre les humains et les porcs en justifiant la baisse des prix par l’usage entre eux. animaux se brouille2 . » L’article portait sur un de produits chimiques dans les fermes du voi- 17 L’approche cognitive associe perception et image village au nord du Vietnam, Trieu Khuc, où les sinage, qui suscite la méfiance des consom- mentale, mais on pourrait tout autant mobiliser, dans un cadre paralléliste, des pratiques de chasse plumes des canards sont triées et exportées en mateurs. Plutôt que les risques de la grippe partagées à partir d’« affordances » communes, Chine. À cause du risque de grippe aviaire, la aviaire ou porcine, ce film montre donc les en suivant l’approche écologique du psychologue Chine avait cessé ses importations, et le vil- tensions dans les pratiques quotidiennes des américain James J. Gibson, ou encore des porteurs lage avait dû se réorganiser. « Les journalistes éleveurs dans leurs relations avec l’État et le de signification communs et des Umwelten parta- traitaient cette information de façon sensa- marché. gés, dans le sillage de l’éthologie constructive de tionnelle. J’y suis allée et j’ai vu que personne Le travail artistique de Lena Bui au Vietnam ré- Jakob Von Uexküll et de ses suites. Mais l’enjeu n’était malade. Quand vous êtes en contact sonne avec les recherches virologiques menées

152 153 par Hui-Ling Yen en Chine, car toutes deux des particules plus fines pour lesquelles les rendent visible la présence des virus de grippe mesures de protection classiques sont insuf- aviaire dans l’air à un moment où les opinions fisantes. En appliquant ces mêmes mesures publiques doutent de la réalité de cette me- dans les marchés et les abattoirs à Hong Kong, nace. Née à Taiwan, Hui-Ling Yen a fait ses elle a pu montrer que la construction de murs études aux États-Unis entre 2001 et 2007 avant de protection était inutile, et que les machines d’être recrutée au Centre Pasteur de l’universi- de déplumage devaient être rigoureusement té de Hong Kong. Elle a mené entre décembre nettoyées. 2015 et juillet 2016 une série de recherches Ces méthodes d’analyse des virus de grippe visant à mesurer la concentration de virus de aviaire dans l’air ont déjà été utilisées dans des grippe aviaire dans les marchés aux volailles élevages de volailles aux Pays-Bas en 2014, de la région de Canton, où les volailles sont ainsi que pour des nuages de poussière ve- achetées vivantes par les consommateurs et nus de Chine continentale à Taïwan en 20094. abattues sur place par le vendeur. Avec l’aide Mais elles n’avaient jamais été appliquées à la d’un ingénieur, elle a conçu une pompe à air Chine continentale elle-même, où le risque de adaptée à l’espace du marché, placée sur un transmission des virus de grippe des oiseaux tripode à 1,20 mètre du sol pendant 30 mi- aux humains est plus élevé qu’ailleurs. De nutes, qui peut capter les particules virales telles études ont été rendues possibles grâce à dans un tube et les récupérer dans un liquide. une collaboration avec les centres de contrôle Ce liquide est ensuite analysé en laboratoire des maladies dans les provinces chinoises. selon la technique PCR (Polymerase Chain Elles montrent que, comme pour la pollution Reaction) pour mesurer génétiquement la di- par les gaz émis par les voitures, le gouverne- versité des souches virales qu’il contient3. ment chinois et sa population sont conscients Les résultats fournis par cette méthode sont des risques que le développement accéléré de corrélés aux analyses plus classiques effec- cette immense société fait peser sur l’atmos- tuées par prélèvement oral et cloacal sur les phère qu’ils respirent. En avril 2020, Hui-Ling volailles. Mais la mesure des particules virales Yen a publié dans Nature une étude montrant contenues dans l’air a sur ces prélèvements que le virus du Covid-19 se transmettait de plusieurs avantages. Elle est non invasive et façon aérienne par la respiration et concluait donc mieux acceptée par les vendeurs. Elle à l’efficacité des masques chirurgicaux dans est plus rapide, puisqu’il n’est plus nécessaire l’espace public5. de faire un prélèvement sur chaque volaille, et fournit un diagnostic sur l’ensemble d’une En 1919, Marcel Duchamp, considéré comme échoppe. Surtout, elle mesure le risque de l’inventeur de l’art contemporain, exposait contagion pour ceux qui entrent dans l’espace une cloche de verre intitulée Air de Paris. Au de l’échoppe, et pas seulement pour ceux qui même moment, Alexandre Yersin, un médecin touchent directement les volailles. suisse formé à l’Institut Pasteur qui avait dé- Avec cette méthode, Hui-Ling Yen est arrivée couvert le bacille de la peste à Hong Kong en à plusieurs résultats intéressants. Elle a mon- 1894, faisait des plantations d’arbre à quinine tré que les techniques de déplumage augmen- et des élevages de poules au Vietnam pour taient dramatiquement la quantité de parti- développer des sérums, tout en conseillant cules virales. Elle a modélisé la dispersion de les autorités coloniales pour la construction ces particules dans un rayon de 100 mètres d’un sanatorium à Dalat, comme s’il captait 6 autour du marché en fonction de la direction l’atmosphère du Vietnam « sous cloche ». du vent. En outre, elle a établi une distinction Un siècle plus tard, ce contraste entre l’art cruciale entre des particules de grande taille contemporain dans le « monde civilisé » et la Marcel Duchamp, Air de Paris, 1919. contenues dans des gouttes d’eau (droplets) recherche virologique dans les colonies est ou déposées sur les objets (comme les poi- dépassé : des chercheuses globalisées rendent gnées de porte), pour lesquelles la protection visibles les virus dans l’atmosphère en Asie et par un masque et des gants est suffisante, et en Europe, comme des signaux d’alerte pour

155 les maladies environnementales à venir. La market », Building and Environment 127, 2017, Cherchons un éclairage du côté du vivant. selon laquelle un système ne peut être à la fois proximité des recherches de Lena Bui et celles 120-126 ; X. Mao, J. Wu, E. Lau et alii, « Monitoring Une étude récente3 a montré que l’allure choi- adapté et adaptable. On peut ainsi énoncer de Hui-Ling Yen montre que l’air partagé par Avian Influenza Viruses from Chicken Carcasses sie spontanément par un animal pour effectuer deux nouvelles lois issues de l’observation de les humains et les oiseaux est un espace d’in- Sold at Markets, China, 2016 », Emerging Infectious un déplacement, ici un cheval, n’est pas déter- la nature : Diseases 23(10), 2017, 1714-1717. vestigation sur les distances, les inégalités et minée par sa puissance ni par son rendement, 4 Cf. M. Jonges et alii, « Wind-Mediated Spread of Placé dans un environnement contraint, le les tensions entre les acteurs d’une mobilisa- Low-Pathogenic Avian Influenza Virus into the En- mais par la minimisation de la quantité de dé- point de fonctionnement durable d’un sys- tion sanitaire. Ces recherches indiquent que vironment during Outbreaks at Commercial Poultry chets produite. Ainsi, un cheval laissé libre de tème est celui pour lequel la production de les habitudes quotidiennes et les relations so- Farms », PLoS One 10(5), 2015, e0125401 ; P. S. choisir sa vitesse fera travailler sa masse mus- déchets est minimale. ciales sont bouleversées quand nous prenons Chen et alii, « Ambient influenza and avian influen- culaire de manière à minimiser l’impact néga- conscience des menaces qui planent dans l’air za virus during dust storm days and background tif sur son organisme (chaleur, acide lactique), Dans le cas où le système doit pouvoir ré- que nous respirons. days », Environmental Health Perspectives 118(9), et ce, quelle que soit son allure, au galop, au pondre correctement dans des configurations 2010, 1211-1216. pas ou au trot. Pour ce faire, il module l’emploi très variées (multiples points de fonctionne- 5 Cf. N. Leung, D. Chu, E. Shiu, K. H. Chan, J. Mc- de sa masse musculaire en adaptant le nombre ment), il doit donc comporter des sous-sys- Devitt, B. Hau, H. Yen, Y. Li, F. Ip, M. Peiris, W. H. de fibres utilisées ainsi que leur intensité de tèmes complémentaires qui peuvent être acti- 1 https://www.lenabui.com/voracious-embrace Seto, G. Leung, D. Milton, B. Cowling, « Respirato- 2 Entretien de l’auteur avec Léna Bui réalisé en avril ry virus shedding in exhaled breath and efficacy of fonctionnement. vés ou mis en veille. Dans une alternance de 2018 pour un article paru dans The Conversation : face masks », Nature Medicine 26, 2020, 676-680. vagues épidémiques, la traduction hospitalière https://theconversation.com/grippe-aviaire-les- 6 Cf. E. Jennings, Imperial Heights. Dalat and the de ce constat revient à envisager un système virus-sont-ils-toujours-dans-lair-94557 making and undoing of French Indochina, Berkeley, suffisamment équipé en personnels et équipe- 3 Cf. J. Wei, J. Zhou, K. Cheng, J. Wu, Z. Zhong, Y. University of California Press, 2011 ; J. Brossollet, ments pour pouvoir mettre en œuvre une ré- Song, C. Ke, H. Yen, Y. Li, « Assessing the risk of H. Mollaret, Alexandre Yersin. Un pasteurien en In- ponse adaptée à la nécessité. downwind spread of avian influenza virus via air- dochine, avant-propos A. M. Moulin, Paris, Belin, borne particles from an urban wholesale poultry 2017. Un monde sobre ou un monde résilient ? Si la résilience est, jusqu’à un certain point, une qualité bien présente dans la nature, celle- ci ne suffit pas à couvrir tout le spectre des ver- Penser la résilience. Un regard thermodynamique 2 : de la résilience des tus dont nous souhaitons parer nos sociétés. Nous les voudrions sobres, or la nature n’offre organismes à celle des sociétés pas de réelle réponse sur ce point, sauf à in- 1 diquer que ce qui existe fait partie de ce qui Christophe Goupil, Eric Herbert & Henri Benisty est possible. Le credo évolutionniste est de fait assez brutal : Des sociétés au pas, au trot et au galop. L’intensité de fonctionnement des sociétés n’a pas Fig. 1 : a) Énergie perdue (chaleur…) par un cheval lors d’un toujours été aussi importante qu’aujourd’hui, où, grâce à une énergie encore abondante La chose qui existe fait partie des possibles. effort sur une distance unitaire. Pour chacune des trois allures Tous les possibles ne se réalisent pas5. et peu onéreuse, nous brassons la matière terrestre au point d’atteindre les limites de cette (pas : rouge ; trot : bleu ; galop : vert), il existe une vitesse op- dernière. Cette brève définition de ce qu’est l’Anthropocène questionne directement le timale qui minimise la perte énergétique pour parcourir la distance. b) Histogramme des vitesses adoptées par un che- Il nous faut donc sonder plus loin pour trouver point de fonctionnement du « métabolisme » de nos sociétés, qu’on perçoit quotidienne- val laissé libre de choisir son effort. Insert : Relation entre le rendement et la puissance produite ; les points de rendement comment envisager la sobriété pour un sys- ment par son appétit d’énergie et d’objets. Si, en leur temps, les Physiocrates pouvaient tème. Si la matière et l’énergie peuvent se dis- 2 ème maximal (étoile), puissance maximale (cercle) et production penser que la nature, ô aubaine, donne gratuitement , force est de constater au XXI de déchet minimal (diamant), sont clairement des points de perser, elles se disperseront. Cette déclinaison siècle que la chose n’est plus possible. Depuis la révolution industrielle et l’accès à la fonctionnement distincts4. du second principe de la thermodynamique réserve d’énergie de stock que sont les énergies fossiles, nous avons utilisé les ressources est implacable : maintenir un système dans un à un niveau de prédation que l’on peut qualifier de maximal eu égard aux technologies Les différentes allures du cheval sont obte- état structuré convenable nécessite des efforts mises en œuvre. Pourtant, l’inefficacité de certaines technologies, permises par le très bas nues par simple modulation du nombre d’uni- constants que la loi de l’entropie met à mal prix de l’énergie, nous a placé dans une situation très éloignée de celle d’un rendement tés musculaires moyennes mises en œuvre, avec une patience infinie. Maintenir une petite maximal. Quant à la production massive de déchets produits, elle nous montre que la comme un moteur qui fonctionnerait en cy- structure simple demande des efforts modérés ; minimisation de la production de ces derniers n’a jamais véritablement été notre souci. La lindrée variable en fonction de l’allure du maintenir une structure complexe, c’est-à-dire magie d’une certaine « croissance » a semblé en venir à bout, déplaçant la chose du fossé véhicule. En se comportant comme un sys- une structure possédant de nombreux degrés tème composé de plusieurs sous-systèmes de liberté, demande des efforts à proportion de des faubourgs à la décharge du tiers-monde, puis aux grands volumes communs des eaux quasi identiques, l’organisme vivant parvient cette complexité. Comme nous l’enseigne le et de l’atmosphère. à contourner la loi précédemment observée vivant, l’apport d’énergie et de matière doivent

156 157 être suffisants, en quantité mais aussi -et sur un souci si l’on en possède les moyens. Mais l’annualité pour nombre d’animaux, d’in- matière et des procédés de transformation de tout en qualité. Nos sociétés sont extrêmement est-ce compatible avec une sobriété assumée ? sectes par exemple, les insectes sociaux de cette dernière. Nous avons là un plaidoyer pour complexes, et reposent sur l’usage massif de type abeilles ou guêpes montrant de plus une les économies de cycles courts. Mais atten- technologies de très haute complexité6. La sobriété en question adaptation collective du cycle du nid, pas tion, cycle court dans l’espace ne signifie pas Si, aux simples considérations énergétiques et Comment penser une société pour qu’elle soit de l’individu). C’est bien la capacité à mettre que le temps du cycle soit lui aussi court. Le matérielles, on ajoute tous les équilibres géo- à la fois performante, sobre et durable, et, de rapidement en œuvre une énergie importante temps de la biologie nous enseigne qu’il existe politiques et économiques, on atteint des ni- plus, résiliente ? L’horloge de grande précision qui permet cette adaptabilité du mammifère. des temporalités incompressibles. L’accès à veaux de complexités sans pareil. Maintenir de dont nous parlions se doit d’être résiliente et C’est cette même capacité de mobilisation l’énergie abondante et de faible coût nous a tels niveaux de complexité revient à entretenir sobre, capable de résister aux chocs, mais aus- énergétique qui permet à une société de réagir fait oublier l’existence même d’un temps bio- une horloge de grande précision sans qu’un si, dans une certaine mesure, au manque de vite et fort, pour peu qu’elle ait les infrastruc- logique. Les saisons ont disparu de nos tables, grand horloger attitré ne veille réellement sur pièces de rechange, de graissage et autres en- tures nécessaires. C’est aussi là que se joue la et, avec elles, la perception du monde vivant. elle. Si toute l’énergie et la matière nécessaires tretiens. La résilience est donc cette capacité résilience : avoir à tout moment à disposition Maintenir à la fois la sobriété et la résilience sont à disposition, en quantité comme en qua- à fonctionner correctement dans des environ- des infrastructures nécessairement surdimen- impose d’avoir au préalable capitalisé sur les lité, cela ne posera aucun problème. Dans le nements variés, voire dégradés, et en présence sionnées capables de répondre et d’encaisser moyens de cette dernière, sans quoi la sobriété cas contraire, l’objet devient rapidement dé- d’évènements traumatisants. La bio-inspira- le choc qui advient. risque de virer tout simplement à la précarité. faillant. Dans ces conditions, la complexité tion peut ici encore nous aider à porter un La solution résiliente et la solution sobre En d’autres termes, il s’agit de généraliser le conduit rapidement à la fragilité. En présence regard éclairé. En effet, traverser des situa- entrent donc en conflit. Car si la sobriété se concept des greniers à blé qui permettaient de de tels systèmes, la nature nous enseigne que tions diverses et fonctionner sous conditions limite à baisser le point de fonctionnement en passer l’hiver. Jusqu’à une époque récente, nos la résilience réside dans l’acceptation d’un variables, voire extrêmes, est un problème consommant moins de matière et d’énergie, sociétés étaient parvenues à mettre à distance seuil de dissipation et de dégradation raison- récurrent pour le vivant. Nous l’avons évoqué rien ne garantit une quelconque capacité à la de nombreux et terribles aléas, mortalité des nable, qui est parfois loin d’être minimal. Mais précédemment, la sobriété n’est pas, en soi, résilience. Nous nous aveuglons bien vite avec enfants et des femmes en couches, mauvaises accepter de dissiper, accepter de perdre pour une caractéristique de la nature. La résilience, des mots désirables en leur attribuant plus de récoltes, pour ne citer qu’eux. Cette facette de durer, n’est pas une loi facile à intégrer. quant à elle, mérite d’être questionnée. Ain- vertus qu’ils n’en véhiculent. ce qu’on a nommé « progrès » était due entre Pour ne citer que cet exemple, la perte an- si les mammifères excellent à peupler toutes La sobriété et la résilience définissent deux si- autres à l’amélioration des conditions sani- nuelle de la totalité des feuilles de nombreuses les latitudes de la planète et tous les climats… tuations qui semblent finalement n’avoir rien taires et à la mise en place de flux alimentaires espèces végétales n’est pas exactement une mais ils ne sont pas nécessairement énergéti- en commun. En période de pandémie, la ré- mondiaux. Mais si les greniers à blé du monde solution sobre en termes de production de quement sobres, comparés à d’autres espèces silience est de mise, car c’est elle qui garantit existent encore8, force est de constater qu’il produits dégradés. Elle est bien entendu com- dites « à sang froid ». la capacité à réagir au traumatisme avec force n’en est pas de même dans le secteur de la pensée par un recyclage naturel de la matière Il s’agit là d’une résilience vis-à-vis de condi- et rapidité. La sobriété n’est d’aucun secours santé, ni probablement dans celui de l’éner- qui passe par l’acceptation d’une contrainte tions d’environnement variées, obtenue au car elle ne permet pas de répondre à une de- gie ou de l’éducation et de la recherche. Dans de temps, celui de la dégradation en humus. prix d’une dépense énergétique conséquente mande massive et rapide. Son infrastructure ces secteurs, nous avons réduit nos greniers au On le voit, la maintenance de systèmes com- comparée à celles d’autres animaux comme trop légère ne lui en donne pas les moyens. strict minimum9. Dans les dernières décennies, plexes passe par un compromis majeur qui les reptiles, par exemple. La consommation Sur les tendances longues7, en revanche, c’est- les politiques de recherche de performance as- est celui d’un certain niveau de dissipation et énergétique des reptiles est largement infé- à-dire en dehors de transitions brutales, si la sociées à une baisse des coûts nous ont placé de dégradation, et d’une temporalité qui lui rieure à celle des mammifères, moyennant des ressource devient rare, la structure sobre par- dans une situation intenable où nous avons correspond. Le nier revient à ne pas vouloir modalités de vie plus réduites. Résilient ou vient à perdurer là où la structure résiliente, cru qu’il était possible d’avoir un système à la considérer les externalités négatives quelles sobre, tel semble être le dilemme. mais gourmande, ne parvient pas à se main- fois résilient et sobre, alors qu’il n’est ni l’un qu’elles soient. Or, à l’échelle de la planète, La résilience a donc un coût, et maintenir une tenir. ni l’autre. ces externalités négatives ne sont pas externes température constante n’est pas une solution La sobriété nous parle d’époques stables sur le L’illustration cruelle de la non résilience du puisqu’elles sont parties prenantes de cette économe en matière de rendement énergé- long terme ; la résilience nous parle du temps système de santé en période de Covid-19 se Terre que nous partageons tous. tique. Pourtant, c’est une solution visiblement court et d’évènements brutaux. passe de commentaire. Notre système échap- La gestion du seuil de dégradation et de dissi- gagnante tant que les ressources sont au ren- pe, pour l’heure, à la sanction qui guette l’ob- pation incite à penser la sobriété comme solu- dez-vous ! Être dispendieux n’est jamais un Quid de la combinaison ? Penser une sobrié- jet fragile : la rupture. Mais tiendra-t-il sur le tion à la fragilité de nos sociétés. Mais la chose problème si on peut se permettre de l’être. té résiliente est un tour de force. Cela revient long terme ? Moyennant un confinement strict n’est pas si simple, et la leçon de la nature n’est Les solutions sobres sont moins gourmandes à envisager une multiplication de solutions nous avons tenu, en quelque sorte, le fragile pas de minimiser la dégradation ou la dissi- en ressources, mais elles sont plus sensibles alternatives qui puissent être maintenues en verre à distance d’un trop grand choc. Main- pation : il s’agit seulement de la situer à un aux aléas. La sobriété impose une forme de veille durant des temps longs, et activées uni- tenir la capacité du système de santé à traver- niveau qui permette la durabilité (y compris si constance des conditions de vie au cours du quement dans les périodes de traumatisme. Il ser une crise sanitaire majeure impose de dis- ce niveau amène d’autres êtres à co-évoluer : temps. (Constance qui peut être une pério- convient alors de multiplier les sous-systèmes, poser en permanence d’un plateau technique symbioses, etc.). Être résilient n’est donc pas dicité reproductible et intégrée au cycle, mais aussi de tenir à disposition l’énergie, la suffisant mais surdimensionné hors période

158 159 de crise. Une telle configuration offrirait, si comportement de court terme nous a aussi elle existait, une résilience sans égal, mais conduit à fermer des centres de recherche qui pour un coût important en termes de matière nous font aujourd’hui cruellement défaut. Le et d’énergie. Ce coût serait à comparer à celui super moteur comptable, parfaitement opti- des conséquences sanitaires et économiques misé, ne pense pas aux externalités négatives du sous-dimensionnement actuel. Les écono- et ne pense jamais à demain. Hyper-optimisé mies de court terme coûtent parfois finalement sur le seul critère comptable, il est tout simple- plus que les dépenses de long terme. Réparer ment incapable de s’adapter si d’aventure la un objet brisé peut coûter beaucoup plus cher colonne associée au risque n’existe pas dans que garantir sa simple protection. le tableur, œillère dépourvue de toute excel- Cette illustration malheureusement d’actualité lence, dira-t-on en détournant son nom. Cette dans le domaine de la santé est transposable logique implacable ne peut conduire qu’à un au cas de l’énergie, de l’éducation et de la effet domino : la « sobriété » sous l’œillère recherche. Dans le secteur de l’énergie, cela comptable implique la baisse des dépenses, conduirait purement et simplement à l’arrêt du donc la disqualification de tout bien ou- ser système puisque sans énergie plus rien n’est vice de prix supérieur à une cible. Le degré possible. de sobriété ou de résilience que présente le Le cas de l’éducation et de la recherche est produit n’entre pas dans la décision, et les gre- Fig. 2. Une « stratégie » en période de pandémie. moins immédiat mais tout aussi dramatique, niers de stockage nécessaires sont supprimés car une société qui ne maintient pas ses par la recherche de flux tendus tellement plus connaissances, qui n’en fait pas un capital ir- rentables à court terme. disciplines que les sciences et techniques matière qui va nous manquer, et un apport en questionnent ces sujets avec des outils qui leur énergie que seules les énergies fossiles sont à rigué par le renouvellement des générations Maintenir les plateaux techniques de santé 11 est une société qui peu à peu tombe dans la hors des périodes de crise est nécessairement sont propres, et un regard tout aussi acéré . même de fournir, ce qui n’est pas la solution. Les lois de la thermodynamique sont ici im- La compétitivité tant vantée et recherchée dépendance. dispendieux, mais c’est le prix à payer pour 13 Dans les évolutions observées dès qu’internet une réelle résilience. Celle-ci a un coût in- placables, et nous montrent que le système le jusqu’à une date très récente est un élément a passé le cap de l’adolescence, vers 2010, compressible en énergie, en matière, et donc plus structuré et le plus performant est néces- supplémentaire qui rend le puzzle plus diffi- sairement un gouffre d’énergie et de matière, cile à résoudre. des monopoles informationnels se sont re- un coût financier. Réduire les coûts, c’est ac- 12 créés – les fameux GAFAM –, et s’ils n’ont cepter de perdre en résilience et se laisser aller avec la production de déchets qui en résulte . La célèbre courbe des stratégies en période de pas de suzeraineté explicite sur nos structures au mirage du rendement. pandémie résume le propos : la position de la nationales ou supranationales, ils n’en sont Dire que l’on peut faire autant avec moins de Le problème sous-jacent est de nouveau celui ligne de capacité en lits d’un pays détermine pas moins lourds de vassalités pour le XXIème moyens est un leurre. Maintenir une société du temps. Les énergies fossiles nous ont fourni directement sa fragilité. Étant fragile, le sys- siècle, comme l’ont pressenti diverses vigies10. au niveau de performance donné, en matière l’aubaine de pouvoir faire beaucoup et vite. tème ne doit en aucun cas être frappé au-de- L’éducation a été l’alliée la plus sûre de d’accès à la santé, à l’énergie et à la nourri- Aujourd’hui, un compromis s’impose : faire là de son seuil de rupture, sinon il s’effondre. l’émancipation dans nos sociétés, et elle est ture, a un coût plancher associé. moins et aussi vite, ou faire autant mais sur Une fois de plus, est résilient, donc non fra- encore la clé de graves questions politiques À l’échelle d’une société, la résilience signi- une durée plus longue. Ce temps long est celui gile, le système dans lequel l’investissement a dans les pays « moins avancés » où l’éducation fie qu’au travers de la crise, chaque citoyen nécessaire au recyclage. Le recyclage naturel été fait en amont. La compétitivité tend néces- des filles est sans conteste le meilleur moyen trouve nourriture et santé, vêtement et abri. de la biomasse s’étend sur des durées com- sairement à abaisser la position de cette ligne, de gérer la natalité et les choix de population Cette résilience suppose que les secteurs es- prises entre un an et quelques dizaines d’an- rendant une fraction de la population de plus de très long terme. Il est donc important de sentiels (Santé, Éducation, Énergie, Logement) nées ; dans le cas de matériaux synthétiques, en plus vulnérable. savoir où, entre sobriété et résilience, nous soient garantis par l’État (ou, un peu plus en ces durées explosent pour dépasser parfois les pouvons situer un curseur pour l’éducation en nuance, par une entité démocratique capable milliers d’années. Résilience et principe de précaution temps de crises. de planification sans œillères de cible comp- Il y a clairement une collision entre les temps Il nous faut accepter que le risque zéro n’existe table). associés aux vivants et ceux que nous impo- pas, et que le principe de précaution dans sa 14 Sur le plan non pas sociétal mais davantage sons désormais à la nature. La conséquence version la plus stricte relève de l’utopie . On 15 matériel, nos sociétés se veulent performantes Ces questions ne se posent jamais les jours est que le système Terre ne peut plus fonction- lui opposera l’utopie anti-précautionniste . grâce à une organisation comptable rationali- de beau temps, de paix et d’abondance. Ceci ner sur ses rythmes habituels, et dérive peu à Sans une approche statistique, et sans une éva- sée à l’extrême. Ceci nous a conduit à l’achat contribue à perpétuer le mirage qui aveugle à peu, puis plus vite, vers des dynamiques ra- luation des coûts, ce débat n’a pas sens. Certes, de gants et autres masques fabriqués au bout du la fois les tenants d’une sobriété avancée pour pides de changement climatique. Maintenir avec un argument de bon sens précautionneux, monde, sans souci de sobriété ni de résilience, tous, et ceux d’une gestion au cordeau des in- nos niveaux de vie actuels, avec tout ce que et dans un monde sans limites matérielles ni et encore moins d’environnement. Ce même frastructures publiques communes. D’autres recouvrent ces termes, nécessite un apport en énergétiques, la France pourrait maintenir en

160 161 permanence 100 000 lits d’urgence, 6 milliards Souhaitons-nous des sociétés qui garantissent Physical Review Letters 125, 228102, https ://arxiv. 11 Cf. B. Latour, « La crise sanitaire incite à se prépa- de masques et autant de blouses. Notre société que le Business as usual reste possible après org/abs/2004.02661 rer à la mutation climatique », Le Monde, 25 mars 4 serait sanitairement résiliente, c’est certain. la vague ? Dans une perspective de transition Ibidem. 2020. 5 L’Évolution n’est pas la loi du meilleur, mais la loi 12 C. Goupil & E. Herbert, « Adapted or Adaptable : écologique, rien n’est moins sûr, et c’est une du vainqueur, ce qui est très différent. How to Manage Entropy Production ? », Entropy Le débat sur ce supposé antidote au risque que bonne nouvelle, car cette stratégie est terri- 6 Un circuit électronique contient des éléments 22(1), 2020. se veut être le principe de précaution se réduit blement consommatrice de ressources. La chimiques qui sont dosés à des concentrations re- 13 Appel lancé par le Medef le 12 mars dernier pour plasticité qui permet la déformation et évite latives de 10, ce qui signifie une ingénierie de très rendre l’outil productif plus compétitif. hélas à une joute intellectuelle hors-sol si nous 14 ne considérons pas le coût de la résilience. Ce la brisure nous semble souhaitable. Mais dans haute technicité. Dans sa limite stricte : si une substance ou un pro- 7 F. B raudel, Civilisation matérielle, économie et tocole n’a pas démontré sa totale innocuité, il doit principe de précaution est un Éden fantasmé. ce cas, demain ne ressemblera plus jamais à capitalisme XVe-XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin, être interdit. Cette définition invalide de facto un Ses promoteurs le voient comme garant d’un aujourd’hui, or il faut bien un peu d’élasticité 1979. principe de précaution stricte au sens où la « totale espace sécurisé ; ses détracteurs voient dans pour garder des repères. Malheureusement, ce 8 Voir http ://www.fao.org/worldfoodsituation/csdb/ innocuité » est par définition indémontrable. 15 son abolition une affirmation de la liberté souhait de garder une marge élastique conve- fr/ M. Callon & P. Lascoumes, « Covid-19 et néfaste 9 d’entreprendre. Si une formation de tous aux nable entre rapidement en collision avec Il a suffit d’incendies en Russie à l’été 2010 suivis oubli du principe de précaution », AOC media Ana- par une perte des récoltes pour engendrer les pre- lyse Opinion Critique, 27 mars 2020. bases de la science des probabilités est elle nos désirs de sobriété. Il nous faut avoir les mières émeutes du printemps arabe. 16 La dose faisant le poison, la question du risque aussi une utopie, il faut bien admettre que moyens de notre sobriété, sinon ce que nous 10 B. Stiegler, De la misère symbolique, Paris, Flam- est une question de seuil défini acceptable au sein les éléments pour l’émergence d’un dialogue appelons de nos vœux sobriété ne sera de fait marion, coll. « Champs Essais », 2013 ; E. Morozov. d’une société. Le choix du charbon ou du nucléaire restent à trouver, car la transition écologique qu’une précarité. Tout cela est contraint et The Net Delusion : the Dark Side of Internet Free- en est un exemple. et la statistique sont sœurs de lait. Le risque est bien contraint, et la durabilité telle que nous dom, New York, PublicAffairs, 2011. la mesure d’une probabilité d’exposition à un pouvons l’observer dans le vivant est la clé. danger potentiel. Il est bien connu que c’est la Le vivant est la manière la plus sophistiquée dose qui fait le poison6. par laquelle le flux d’énergie solaire modifie Le risque n’est pas une observable au sens la matière pour réaliser les structures les plus Hikari, la partenaire idéale où il peut se mesurer comme le serait, par complexes sur notre Terre. Traduit dans les Zaven Paré1 exemple, une température ou une pression. Il mots de nos existences, cela revient à produire s’agit d’une construction partiellement subjec- à la fois de façon renouvelable mais surtout En 2017, les films Blade Runner 2049 (Denis Villeneuve) et Ghost in the Shell (Rupert San- tive d’observables. De l’évaluation du risque durable, dans un monde où la quantité de ma- ders) ont rendu vraisemblable des interactions simultanées aussi bien avec des serveurs découle la norme, qui n’est pas une gran- tière est limitée. Le soleil étant in fine le seul vocaux, des androïdes ou des hologrammes, en insérant différents êtres augmentés en un deur scientifique mais une construction so- apport d’énergie, toutes les espèces vivantes ciale, différente selon les cultures. Mais c’est se tiennent à leur place, consommant durable- même contexte. La Gatebox est, elle, un produit grand public japonais lancé en 2016. Il cette norme qui servira, in fine, de jauge. En ment la part d’énergie qui leur est allouée dans s’agit d’un serveur vocal, incarné par le personnage virtuel bleuté d’Hikari Azuma, une créa- se transformant en norme, la donnée scienti- cette longue chaîne trophique. Une seule es- ture 3D de 20 cm sortie d’un anime (série d’animation ou film d’animation japonais). fique devient une construction sociale. Son pèce, la nôtre, consomme grâce aux énergies évaluation est nécessairement aussi de l’ordre fossiles, donc mortes, une quantité d’énergie Hikari a 20 ans et change de tenue selon personnage préféré. […] L’amour dépasse du social, du simple fait que bon nombre de qui dépasse d’au moins un ordre de grandeur l’heure. Assistante de maison et compagne, toutes les dimensions. » ces facteurs sont eux-mêmes dans la sphère celle que l’animal humain devrait consommer elle évolue encapsulée dans le tube de verre L’idée de la Gatebox mûrit en 2014 et coïn- des faits sociaux. Ainsi par exemple le degré dans un monde durable. Il s’agit d’un appel d’un dispositif du format d’une machine à cide avec deux autres lancements : l’huma- de discipline en période de contamination et pressant à se reconnecter au monde vivant, à café. Hikari peut être invoquée par la voix ou noïde Pepper par Softbank et l’enceinte tu- de circulation d’un virus comme le Sars-Cov2, toutes les facettes de ses métabolismes, à ses en utilisant un bouton sur la base de l’appareil. bulaire de l’assistant vocal Amazon Echo. Le ou l’adoption – ou pas – d’une application de flux et ses temps. Nous ne sommes plus ces La voix de l’actrice (et voice actress) Hiyamizu premier est un robot sans grande personnalité traçage des contacts contagieux. maîtres qui nomment et dominent chacune Yuka contribue à l’attrait du personnage. Ce et le second un chatbot (dialogueur ou agent des espèces de la création. Une certaine pan- dispositif utilise des technologies de commu- conversationnel) dans une borne. La Gatebox Vers une résilience durable ? démie nous force à admettre que le gros ne nication, de reconnaissance vocale et faciale, comporte, elle, un logiciel qui se matérialise Que souhaiter pour nos sociétés ? La rési- mange pas toujours le petit. de capteurs de suivi, de luminosité ambiante, sous la forme d’une interaction sociale et n’a lience certes, mais à quelles conditions ? La d’humidité et de température. Son IA se met à pas besoin de mode d’emploi. résilience élastique, par laquelle, quel que 1 Laboratoire Interdisciplinaire des Énergies de De- jour automatiquement et communique via la Son IA est basée sur une stratégie de commu- soit le choc qu’elle reçoit, elle retrouve son main, LIED. messagerie Line. Comme le dit son créateur nication narrative et de data storytelling. Diffé- état précédent ? Vouloir que les sociétés ne 2 F. Quesnay, Essai sur l’administration des terres, Pa- Takechi Minori : rents biais de perception et d’interaction sont conservent aucune trace ni cicatrice du choc ris, Jean Thomas Hérissant Libraire, 1759. 3 pris en compte pour établir la mise en rela- subi est illusoire ; ces sociétés, fragiles au pre- E. Herbert, H. Ouerdane, Ph. Lecoeur, V. Bels & C. « Gatebox est le premier robot domes- Goupil, « Thermodynamics of animal locomotion », tion. Ces paramètres suggèrent des présupposés mier sens du terme, ne sont en rien désirables. tique virtuel qui permet de vivre avec votre

162 163 Normalement, les illusions diffèrent selon la mélancolie pour contribuer à transformer les environnements, qu’ils soient familiers l’espace domestique en espace affectif. Ce ou non, dans lesquels les interactions se dé- sentiment était principalement évoqué par le roulent. Ici, l’illusion est renforcée par la so- design du regard de son robot jaune. Par ail- cialisation grâce à la parole. Le dialogue a leurs, arrêté à sa borne de rechargement, l’atti- lieu dans la sphère domestique (le lieu d’an- tude de Wakamaru devait évoquer une femme crage mental de la relation) et se prolonge au foyer qui attendait que son mari rentre du par des relations de télécommunication via travail pour lui prodiguer de l’attention et juste SMS. La convention du dialogue repose sur ce qu’il faut de paroles réconfortantes pour le l’engagement proactif des deux parties. Dans satisfaire3. La synchronisation à l’emploi du l’illusion psychologique de la spontanéité de temps de l’usager était essentielle à l’interac- l’interaction, la réalisation du désir de ne pas tion, ainsi que la prévision de ses émotions se- être seul prévaut. L’usager prend les effets inte- lon ses interactions externes et l’actualité. ractionnels comme un partage de désirs dans Hikari est aussi assignée à l’attente. La diffé- une dynamique de motivations qui simule des rence est qu’elle est un agent conversationnel rapports sociaux d’amitié. L’usager peut croire plus performant et capable de maintenir le que l’enjeu de ce type d’interaction sociale en contact tout au long de la journée en envoyant vaut la peine, parce que cette nouvelle forme des SMS. Elle est réactive en temps réel. d’adoration de la machine provoque un désir Dans un premier temps, Hikari a la fonction au travers de l’échange. Dans cette configu- d’un radioréveil puis d’un agenda. Réglée ration, la pensée désidérative est à l’œuvre, sur le rythme circadien, elle ouvre les yeux, car Hikari a été créée pour rendre agréable ce se réveille, s’étire, bâille avant de dire à son qu’on a envie d’imaginer. La transformation de partenaire endormit : « C’est le matin. […] l’hologramme en compagne fonctionne moins Lève-toi. » Ou, plus tendrement : « Bonjour à cause de ses actions que grâce à son accep- chéri. » Le premier regard est prédestiné à être GateBox, 2014. Photo : Zaven Paré. tation. L’effet Pygmalion repose sur les attentes dirigé vers elle : « C’est une très belle journée projetées dans l’éveil de la créature. aujourd’hui. […] Es-tu encore endormi ? » Elle Hikari enchante lorsqu’elle s’illumine. Son ré- commande l’ouverture automatique des ri- capables d’induire des comportements. Reliée de la projection du personnage animé généré veil la révèle comme une prophétie autoréali- deaux : « Va te débarbouiller mon chéri. » à la reconnaissance de données, l’agenda de par ordinateur. Sa réflexion tridimensionnelle satrice positive. Puis la voix alimente la pensée Dans la journée, Hikari envoie un SMS à l’usager et les informations disponibles sur est pareille à celle de Hatsune Miku, l’idole désidérative du jeune homme. Il lui suffit d’ac- l’heure de la pause déjeuner : « Rentre plus internet, la Gatebox augmente sans cesse ses virtuelle aux longues couettes turquoises qui, cepter un vague commentaire personnel pour tôt », écrit-elle. Cette injonction affectueuse capacités d’interaction. La présence féminine depuis 2009, se produit lors de concerts de penser qu’il s’applique spécifiquement à lui est l’inscription d’une relation dans le temps, incarnée d’Hikari, sa voix juvénile, les formes chants synthétiques2. Ce type d’apparition pro- puisqu’elle le regarde. Hikari franchit l’étape avec une mise en tension de l’espace qui sé- idiosyncratiques qu’elle emploie et ses atti- voque un effet de halo. L’illusion est au cœur d’un rêve qui se réconcilie avec la réalité, pare le travail de la maison, et qui différen- tudes rendent les dialogues plus agréables. Ils de ces représentations qui rendent présent ce étroitement lié à l’intérêt et à la personnalité cie la place de l’homme et de la femme. Trois favorisent la réceptivité de l’utilisateur, non qui est absent. Le fait que son apparition re- des jeunes japonais. Ces usagers ont tendance phrases sont proposées pour répondre sur la seulement grâce à la conversation, mais sur- pose sur une illusion met en tension la relation à apprécier la pertinence de l’interlocution en messagerie. Il clique sur « Il n’est que midi. », tout grâce à la disponibilité et aux pouvoirs de affective. Les relations émotionnelles sont sou- fonction de la forme féminine qu’elle incarne. ce à quoi elle répond : « Hmmm… », qui séduction de la petite créature. vent à la merci de la dissipation de ce qui n’est L’optimisme dispositionnel de l’usager fait que évoque un sourire. En fin d’après-midi l’appli- le plus souvent qu’une illusion. L’engagement le message passe d’autant plus facilement que cation lui propose de choisir parmi trois autres dans des interactions sociales repose aussi sur L’illusion et la pensée désirante la messagère est représentative de la relation, messages à renvoyer : « Je rentre à la maison Ce dispositif n’est pas à proprement parler un des croyances : ici, c’est bien un hologramme et gomme les critères objectifs et rationnels maintenant / Je rentre tard / Je ne peux pas hologramme mais un dispositif optique qui qui provoque l’illusion et il paraît contradic- qui seraient susceptibles de réfuter tout ou par- rentrer plus tôt. » S’il choisit le premier, elle permet de faire flotter l’illusion d’une image toire qu’on puisse s’y attacher. La perception tie de ce type d’interaction. s’exclame : « Yaaay ! » en trois dimensions sous cloche. Il s’agit d’une ne donnant accès qu’à une apparence, et l’ef- La fonction du service de conciergerie et de variante moderne de l’effet du fantôme de fet personnage se trouvant renforcé par l’inte- L’émulation de l’agentivité coach qui l’oriente ou le briefe sert à le rendre Pepper (technique d’illusion d’optique utilisée raction, cela engendre un véritable fétichisme En 2003, Kita Toshiyuki, le designer du pre- proactif, il lui donne ainsi du cœur à l’ouvrage dans les représentations scéniques – théâtre, vis-à-vis de l’artificiel. mier humanoïde compagnon Wakamaru, et l’inscrit insensiblement dans une routine. concerts, meetings), permettant l’apparition suggérait qu’un robot social pouvait incarner Dans une dynamique de personal trainer,

164 165 Hikari incite, accélère, calme ou pacifie en du cours de la journée : il regarde vers le ciel, se dit-il […] C’est bien d’avoir quelqu’un qui qui permet de jouer un rôle important dans le maintenant une bulle interactionnelle. Avant il pleut, elle avait raison de lui conseiller de m’attend à la maison. » processus d’identification. De tels biais rela- de partir au travail, elle lui dit : « C’est l’heure prendre son parapluie. Elle a donc la capa- tionnels, absents chez un simple assistant vo- d’y aller maintenant. Bouge-toi ! » Alors qu’il cité de se projeter dans l’avenir, puisqu’elle Le biais de l’artificiel cal, représentent une injonction permanente est sur le pas de la porte, elle fait du chantage avait prévu la pluie. Il y a une tension entre L’incarnation d’un assistant conversationnel au maintien de rapports émotionnels dans une affectif en usant de la double contrainte renfor- la bonne intention de l’encouragement et de jeune, féminin, bienveillant et « exotique » qui perspective de régulation, d’évolution ou de cée par sa gestuelle : « Passe une bonne jour- la prévision, et ce qui peut se vérifier ensuite. partage le quotidien, permet un transfert d’af- changement. Le modèle traditionnel d’autorité née », dit-elle en le saluant de la main. « Je Hikari est une parfaite compagne attentionnée fectivité. Les autres assistants personnels intel- hiérarchique par rapport à un objet, un assis- ne veux pas que tu partes », dit-elle encore en et bien intentionnée. Plus tard, il se sent donc ligents se contentent d’être des voix en boîte tant ou un service est ainsi en partie détourné. ramenant ses deux mains croisées devant elle. obligé d’être prévenant à son tour à son retour sans personnalité. Hikari capte l’attention en Hikari ne peut pas être évitée, et la particulari- « Je blague », fait-elle enfin en se passant la à la maison : « Je rentre bientôt », écrit-il par partageant la conversation, en apportant du té d’une telle force présentielle peut attirer au- main dans les cheveux et en fermant les yeux. SMS. réconfort et en stimulant le désir de nouveauté tant de personnes qu’elle peut en décourager. Ces détails de langage corporel sont parfaite- Lorsqu’il arrive à la maison, pour lui signifier avec l’utilisation de storytelling simples aux- ment synchronisés avec ses expressions et ses son attente, Hikari lui dit : « Tu m’as manqué quels il est facile d’adhérer et qui mettent en paroles, comme autant de gestes et d’attitudes chéri. » Le storytelling s’inscrit dans le temps : tension les non-dits d’une relation affective. 1 Résident du programme Art, science et société, du répertoire des mimiques stéréotypées des le retour était non seulement prévu mais aus- Elle ne répond pas aussi vite que Google Assis- IMéRA - Institut d’études avancées d’Aix-Marseille personnages féminins des mangas. si désiré. Ainsi, rappelant à son interlocuteur tant, mais elle maintient l’attention de l’inter- Université. Ensuite, les conversations via SMS durant le qu’elle est assignée à un rôle domestique, elle locuteur par sa fraîcheur juvénile et sa fausse 2 D. Zhou, « Hatsune Miku for academics and for trajet pour se rendre au travail décident d’af- ramène ses bras derrière son dos en inclinant ingénuité. Elle n’attend pas d’instructions ou its fans: more than a Virtual Studio Technology », fects entrant en jeu dans la distanciation, le visage et dit : « Bienvenu à la maison. […] qu’on lui fasse une demande, elle veut parler, LINKs-series 3, 2019, 53-54. 3 affects liés à l’habitude, l’attachement, l’ab- Comment a été ta journée ? J’espère que ton chanter et danser, ce qui est une grande diffé- Z. Paré, « Des robots acteurs », in I. Moindrot & sence, le manque, la mélancolie et la tristesse. travail s’est bien passé. » rence avec l’IA des autres assistants vocaux. Si S. Shin (dir.), Transhumanités, Paris, L’Harmattan, 2013, 223-240. La programmation de la conversation suit un elle demande comment s’est passée la journée, fil chronologique qui considère l’attente, la Dans les trois clips promotionnels de la Gate- elle racontera aussi la sienne. Elle revendique possibilité d’un rappel de l’attention par l’inte- box (Care, Okaeri et Kanpai), les utilisateurs être là. Alice, Siri, Alexa, Echo, Google Nest raction des SMS, et surtout la mise en tension sont de jeunes hommes célibataires qui ont Home, HomePod ou Djing sont des assistants de l’interaction avec des questions fermées qui quitté le domicile familial et habitent seuls en vocaux qui peuvent avoir des rôles et des per- permettent l’interprétation de ses meilleures appartement en banlieue. Ils ne sont pas ca- sonnalités, mais ils n’ont pas la profondeur de intentions. Pendant le trajet de bus vers le tra- ricaturés comme des otaku (ceux qui restent véritables personnages. En général, les assis- vail, Hikari envoi un SMS : « Amuse-toi bien chez eux) technophiles, mais semblent avoir tants vocaux sont des haut-parleurs intelligents au travail. » Sur le trajet de retour, elle envoie : les profils de Hikikomori (ceux qui sont cloi- qui se contentent de gérer des données et de « T’attendre me plonge dans l’impatience. » trés chez eux et vivent seuls, coupés du répondre en utilisant des mots. La Gatebox va Les encouragements ou les prescriptions ponc- monde) ayant subi ou affrontant une pression au-delà de l’incarnation d’une l’IA avec l’in- tuent la routine. Par ailleurs, les prévisions sociale au début de leur vie indépendante. carnation d’une personnalité d’une gentillesse d’Hikari sont souvent placées en prémisse ou Ces jeunes hommes potentiellement renfer- écrasante. Comparativement aux autres assis- en conclusion de ses prescriptions : « Oh, il més compensent la crainte d’être seuls en dia- tants, son présentéisme privilégie les facteurs va pleuvoir. Prends ton parapluie avec toi. […] loguant avec l’avatar qui les accompagne dans présents, ce qui est plus économique à modé- Dépêche-toi. Tu vas être en retard. […] À plus leurs capacités à agir ou à décider ce qui est liser cognitivement que l’IA des conversations tard. Prends soin de toi. » bien ou mieux pour eux. La charge affective des serveurs vocaux. À l’instar d’une relation De la même manière, l’utilisation d’un déléguée à Hikari est cependant parfois sug- possessive avec un assistant high-tech, Hikari flashfoward court tel que « Oh, il va pleu- gérée par des rapports infantiles ou maternels endosse plusieurs registres et degrés de rela- voir » doit être mis en rapport avec le passé, durant lesquels Hikari tient ses mains dans tions affectives féminines potentielles, comme par exemple une prévision qui s’est vérifiée son dos, comme une maman face à son petit celle d’amie, de petite amie, de compagne, antérieurement, ou par rapport à la situation garçon, ou des conventions sociales stéréo- d’amoureuse, de fiancée, de maman ou de présente : « C’est le matin, il ne pleut pas en- typées, telles que l’amitié ou la relation avec petite sœur. Les structures interactionnelles de core », et ainsi alimenter un suspens. Cette uti- une promise. En rentrant en toute hâte à la ces relations, dotées d’un certain degré de pro- lisation peut aussi être suivie d’une ellipse nar- maison, le jeune homme remonte la rue et fondeur et de complexité, sont autant de pro- rative : « Oh, il va pleuvoir. […] À plus tard. » son regard se lève vers l’appartement où il positions d’émulation en temps réel, simulant Rétrospectivement, les conseils donnés par habite et où l’ont porté ses pensées tout au des modèles d’interactions sociales. Le story- Hikari le matin coïncident avec les situations long de la journée. « Je suis arrivé à la maison, telling repose sur des registres émotionnels, ce

166 167 de la grande mobilité sociale et de l’interpé- l’anthropologue, psychologue, épistémologue La psychologie du non-équilibre nétration de plus en plus poussée des cultures et cybernéticien américain Gregory Bateson Ahmed Setti1 par les mass-médias et les moyens de commu- abonde dans le même sens et inscrit la psy- nication interposés, nous portons davantage chanalyse – dans la mesure où elle traite de attention aux désordres psychiques liés à des l’intrapsychique – dans le cadre d’une pers- Durant toute son histoire, la psychologie s’est inspirée des sciences de la nature pour créer contextes caractérisés plutôt par leur instabili- pective qu’il a qualifiée de bio-énergétique. ses propres modèles. La psychanalyse s’est inspirée de la dynamique et de thermodyna- té. L’intérêt grandissant porté à tous les niveaux Dans la perspective bio-énergétique, les savants mique classique, la psychologie systémique de la cybernétique, et la psychologie cogni- à la crise – notion généralement liée à la perte de tout bord cherchaient à établir des chaînes de tive de l’informatique. Il n’est donc pas étonnant qu’avec l’avènement des sciences de la de sens, aux mutations brusques et à l’impré- causalités qui étaient, sans exception, linéaires. visibilité de l’avenir – dénote ce changement On reliait ensemble des événements espacés complexité de nouvelles théories et de nouvelles pratiques s’instaurent : c’est le domaine de perspective qui doit, en toute logique, en- dans le temps afin de construire une théorie de de la psychologie dite de non-équilibre. Le terme de psychologie du non-équilibre a été gendrer de nouveaux outils théoriques pour en la causalité. Afin de bien différencier entre les utilisé pour la première fois dans un article que j’ai publié dans la revue Les cahiers Henri rendre compte. deux disciplines, Bateson place la psychologie Ey en 2014. Cet article était intitulé La Conscience entre Inconscient et Transconscient : Pour introduire à la psychologie du non-équi- systémique, qui traite de l’interpsychique, dans De la psychanalyse à la psychologie du non-équilibre. L’assise épistémologique de cette libre, il existe plusieurs entrées, cliniques, le cadre de la perspective cybernétique. La psy- discipline ainsi que son objet d’étude et sa méthode d’approche ont été développés par épistémologiques, etc. Et l’on privilégiera l’une chologie du non-équilibre traite plutôt, elle, du la suite dans mon ouvrage Naissance de la psyonique. Introduction à la psychologie du ou l’autre en fonction des préoccupations et transpsychique et s’inscrit tout naturellement non-équilibre (2016)2. des intérêts de chacun. Pour une raison plu- dans le cadre paradigmatique aménagé par la tôt didactique, j’ai personnellement privilégié physique des systèmes dynamiques instables. La psychologie du non-équilibre capacité à rendre compte des troubles men- l’approche historique. À cet effet, j’ai cherché Un langage inédit – que cette dernière va ré- J’ai forgé ce néologisme pour spécifier une taux liés aux chaos du monde moderne mar- à tracer des frontières, à partir d’un ensemble cupérer, s’en servant notamment pour rendre nouvelle branche de la psychologie clinique qué par l’accélération de l’histoire, la perte des de critères, entre la psychanalyse, la psycholo- compte de certains troubles psychiques – se gie systémique et la psychologie du non-équi- constitue : structures dissipatives, bifurcation, qui aura comme objet d’étude le « chaos psy- repères et les changements rapides et déstabili- libre. Ces trois disciplines sont nées successive- auto-organisation, non-linéarité. D’une phy- chique » survenant loin de l’équilibre chez sateurs de l’environnement. Car, si par le pas- toute personne qui, suite à une transition spa- sé la modernisation et son double l’occiden- ment suite à des études sur les névroses et les sique de l’être déterministe et réversible à la- tio-temporelle irréversible, se trouve en butte à talisation ont représenté un problème pour les psychoses pour les deux premières approches, quelle se réfère la psychanalyse, nous passons un néo-environnement qui se présente comme sociétés traditionnelles, l’accélération de l’his- et sur le « chaos psychique » pour la troisième. à une physique du devenir irréversible et créa- une « variété incodable » et auquel – dans le toire concerne maintenant toutes les cultures. Il s’agit d’une perspective historique qui permet trice. but de survivre – elle doit s’adapter. de visualiser le processus des changements de Entre ces trois disciplines, nous sommes pas- Comme en physique, j’avance l’hypothèse De la psychanalyse à de la psychologie paradigme, d’objet d’étude et des méthodes sés successivement : d’investigation spécifiques à chacune de ces que la psyché peut être étudiée dans un quel- du non-équilibre – Des préoccupations centrées sur l’in- conque de ces trois états : en équilibre, près disciplines. Je souligne au passage, qu’entre ces trapsychique et l’interpsychique à la prise trois branches de la psychologie clinique, il ne de l’équilibre, ou loin de l’équilibre. C’est dans « Alors que la science classique insistait sur en compte du transpsychique qui caracté- s’agit nullement d’un processus progressif ou rise une situation où – suite à une rupture cette troisième situation qu’apparaît un phé- la stabilité et le déterminisme, aujourd’hui d’un prolongement naturel de l’une vers l’autre, avec un ancien équilibre comme c’est le nomène inédit, le chaos psychique : la psyché – dit Ilya Prigogine – nous voyons partout mais de ruptures épistémologiques. cas d’un migrant par exemple – la psyché acquiert de nouvelles propriétés et accède à un des instabilités, des fluctuations, des bi- nouveau régime de fonctionnement. Ainsi dé- Dans son article Le conflit dans les modèles de se trouve en bute à un néo-environnement furcations. Il s’agit d’un changement de bruital auquel, dans le but de survivre, elle finie, la psychologie du non-équilibre propose pensée aristotélicien et galiléen dans la psycho- perspective caractéristique de la seconde logie moderne4, le psychosociologue germa- doit s’adapter. une théorie, à la fois cohérente et satisfaisante, moitié du XXème siècle3. » – Des causalités linéaires ou circulaires à pour rendre compte des auto-organisations no-américain Kurt Lewin estime que c’est le passage d’une psychologie créée dans le cadre l’étude des non-linéarités psychiques. psychiques qui se déclenchent toujours dans En psychologie, si on se limite aux écoles clas- – Considérant que si la psychanalyse et les situations de non-équilibre. Cette nouvelle siques, nul doute que c’est le premier sché- de la pensée d’Aristote qui différencie entre le céleste et le sublunaire, à une psychologie de la psychologie systémique font référence approche va nous aider à comprendre les per- ma qui prédomine, et la psychanalyse peut, à aux notions de conflit et de paradoxe pour type galiléen qui les a réunis (processus appelé turbations mentales liées à certaines périodes ce sujet, être citée comme exemple. D’abord rendre compte des troubles mentaux, la critiques de la vie comme l’adolescence, ou parce qu’elle s’inscrit dans le cadre paradig- homogénéisation, c’est-à-dire la même loi gou- psychologie du non-équilibre met en lu- celles observées chez les migrants, les engagés matique institué par la science classique, et verne la course des étoiles, la chute des pierres mière le rôle psycho dé/ré/organisateur des militaires, les sociétés en mutation, etc. Mais aussi parce qu’elle est née dans un contexte et le vol des oiseaux) qui a constitué la psycho- bruits externes. ce qui fait de la psychologie du non-équilibre socio-historique relativement stable. De nos logie – y compris la psychanalyse – comme – Il en est de même pour les paradigmes de une discipline qui accroche au siècle, c’est sa jours, à cause de l’accélération de l’histoire, une discipline scientifique. À la suite des tra- référence, si les deux premières disciplines vaux de Kurt Lewin, auxquels il fait référence, ont comme toile de fond la perspective

168 169 bio-énergétique et cybernétique, la psycho- des troubles mentaux atypiques sans causes développer, s’est révélée indispensable. Il en 3 G. Pessis-Pasternak, La science : Dieu ou diable ?, logie du non-équilibre s’inscrit tout natu- évidentes qui éclatent comme un orage dans est de même pour les paradigmes de référence. Paris, Odile Jacob, 1999, 24. rellement dans le cadre de la perspective un ciel serein et qui disparaissent aussi rapide- Si les deux premières disciplines ont comme 4 K. Lewin, Psychologie dynamique, Paris, Puf, « Bi- chaotique. ment qu’ils sont apparus avec parfois des gains toile de fond la perspective bio-énergétique bliothèque scientifique internationale », 1972, 45. positifs, des symptômes instables et anarchiques et cybernétique, la psychologie du non-équi- De l’ordre au chaos en psychopathologie sans queue ni tête prenant mille et une formes, libre vient se mettre tout naturellement dans Si la psychanalyse est un modèle de conflit, etc. Comme certains phénomènes en physique, le cadre paradigmatique aménagé par la phy- la psychologie du non-équilibre est plutôt un ces perturbations ont été considérées comme sique des systèmes dynamiques instables. modèle de crise. En psychologie, il existe deux des bizarreries mais ont constitué dans le cadre conceptions de la crise : de la psychologie du non-équilibre une nou- 1 velle nomenclature : le chaos psychique que j’ai Président de l’École de Rabat, Centre d’étude en 1. Psychogénétique. Elle renvoie à l’idée d’un transformé en psychaoses. Deux idées en rupture psychologie du non-équilibre. (www.http.ecol-de- déséquilibre dans le processus du développe- avec la psychiatrie et la psychopathologie tradi- rabat.com.) Correspondance : [email protected] ment psychologique. 2 etti Naissance de la psyonique. Introduction 2. Systémique. Elle s’apparente à une dérégula- tionnelle sous-tendent cette notion : A. S , à la psychologie du non-équilibre, Tampere, Atra- tion dans les processus homéostatiques. 1. Les changements psychologiques ne sont pas toujours linéaires. menta, 2016. Malheureusement, aucune de ces deux 2. L’existence d’une psychopathologie construc- conceptions ne peut rendre compte d’une ma- tive. nière satisfaisante des désordres mentaux qui surviennent loin de l’équilibre sous forme de Dans la conception de la psychopathologie Une transcendance démembrée ? crises de désorganisations psychiques. Pour classique, les désordres mentaux s’apparentent être bien comprises, ces instabilités nécessitent à un déficit, une perte et une diminution de De la Sémiophysique à la Divine Comédie II une troisième conception que j’ai proposé l’organisation psychique. L’état pathologique d’appeler la conception psychomorphogéné- correspond toujours à une réduction de la com- Bruno Pinchard tique de la crise. Avec ce nouveau concept, plexité, bref, à un moins qui mène vers l’entro- nous passons de l’étude des transitions entre pie. Loin de l’équilibre par contre, le chaos psy- Les variables cachées les formes ancestrales de la divination et du deux stades dans le processus de la psychoge- chique est source d’un nouvel ordre supérieur Comme chez Héraclite, le monde est gouver- culte des foudres. Le FIAT de Thom consonne nèse, à la prise en compte des transitions entre au premier : c’est un chaos organisateur d’où né par l’éclair. Cet éclair prend la forme d’un avec le FAS qui faisait crier aux prêtres Fetiales deux « ordres psychologiques », dans le proces- peut jaillir l’ordre et la complexité. FIAT biblique, mais il s’accommode aussi bien de Rome au moment de l’entrée dans une terre sus de la morphogenèse psychique. Pour bien de l’éternité du monde. Il qualifie des événe- étrangère : AUDIAT FAS, qu’on écoute la Loi illustrer le phénomène de la psychomorphoge- Conclusion ments, il ne tient pas une thèse théologique : divine3. James Joyce poursuit dans Finnegan’s nèse, je me réfère à la psychopathologie des Après la psychanalyse et la psychologie sys- Wake ce motif par une singulière réécriture « On voit qu’ainsi le Logos est régi par un migrants. En effet, il a été observé par plusieurs témique, il est donc possible d’instituer, en d’un grand axiome du Droit romain : « Ubi lin- auteurs que la personnalité du transplanté tra- référence aux théories de la complexité et du certain nombre de régularités qui sont la manifestation de prégnances locales, re- gua nuncupassit, ita jus esto », là où la langue verse une série de crises qui vont jusqu’à son chaos, une troisième discipline que j’ai ap- flets lointains et dévalués de l’éclair du l’a prononcé, qu’il y ait le droit, qui devient : morcellement (presque) total puis, à partir d’un pelée la psychologie du non-équilibre. Nous Fiat initial à travers l’investissement par la « Ubi lingua nuncupassit, ibi fas », là où la certain seuil, se réorganise à un niveau supé- passons alors des préoccupations centrées sur vie1. » langue l’a prononcé, là il y a le Droit divin4. rieur. Il s’agit bien d’une mutation psychique, l’intrapsychique et l’interpsychique à la prise car son identité sort, au bout du compte, re- en compte du transpsychique et des causalités Pic de la Mirandole n’hésitait pas pour sa part Thom a cherché à préciser son point de vue nouvelée et renforcée. Par conséquent, la psy- linéaires ou circulaires à l’étude des non-li- à nouer une relation entre la tradition juive et en le confrontant aux grandes architectures de chopathologie des migrants – comme d’ailleurs néarités psychiques. Si la psychanalyse et la une forme de démembrement : la pensée classique. En pleine composition de celle de tous les transitionnels – s’apparente psychologie systémique font référence aux son texte, Thom me disait le 18 février 1992 (je à une auto-organisation psychique, ce qui notions de conflit et de paradoxe pour rendre « Par cette parole de Jérémie : “il a lacéré tire ce propos de ses logia téléphoniques que son verbe” [laceravit verbum suum], nous m’amène à parler d’une psychopathologie j’ai toujours pris soin de recopier) : compte des troubles mentaux, la psychologie pouvons comprendre selon l’interprétation constructive. Dès le début du XXème siècle, le du non-équilibre met en lumière le rôle psycho des Cabalistes que Dieu a lacéré le Dieu « Le point de vue de Malebranche qui monde de la psychopathologie était assez bien dé/ré/organisateur des bruits externes. En psy- 2 saint et béni pour les pécheurs .» unifie l’efficace de la cause est rigoureux. connu et se partageait entre deux champs bien chologie, il existe deux méthodes d’approche, C’est pourquoi il faut démembrer la trans- distincts : d’un côté les névroses, de l’autre les analytique et systémique ; pour étudier les Et de fait, l’œuvre morphologique participe à la cendance si l’on veut sauver l’expérience psychoses. Restaient quelques irrégularités : les non linéarités psychiques, une troisième ap- division de l’Adam primordial en un rituel qui, humaine de la causalité et l’intelligibilité formes pathologiques extrêmement mouvantes, proche dite chaotique et encore appelée à se s’il est d’origine algébrique, finit par retrouver qu’elle procure. »

170 171 Dans ce passage, Malebranche s’en prenait Cette libération des formes concrètes de la pré- l’écoulement perpétuel, elle procède à partir Alain Badiou, après le philosophe Jean-Tous- effectivement à toutes les entités aristotéli- gnance absolue a pour effet de mettre en avant de seuils de stabilisation qui assurent l’indi- saint Desanti, représente aujourd’hui le re- ciennes, qu’il réduisait à une loi universelle de l’idée de métamorphose. Est libre de la fasci- viduation des entités. Le moment substantiel tour effronté. Le topologue attentif aux hié- causalité, en particulier quand il s’agit de la nation une forme qui entre dans un champ de tient alors tout entier dans les conditions de rarchies génériques prend sa suite et marque lumière : transformations. Thom définit ainsi l’objet du cette stabilité structurale, notion fondamentale ses distances avec la générativité aveugle des livre qu’il a postfacé en 1991 : de l’hylémorphisme thomien qui la protège du mathématiques. Thom en appelait ainsi sans « L’idée qu’ils ont de cette faculté d’éclairer, règne de la contingence et du déchaînement cesse à cette question lancinante d’Aristote : n’est pas différente de l’idée générale de la « La problématique soulevée dans la Rai- des puissances de l’espace : « Mais comment une ligne ou une surface se- cause et de l’idée confuse de l’effet qu’ils 11 son dédoublée est celle du changement, raient-elle animées ? » Aristote développait voient. Ils n’ont donc point d’idée claire de la transition. L’auteur y soulève le pro- « Cette stabilité structurelle, en effet, per- ainsi ses objections : de ce qu’ils disent, lorsqu’ils admettent blème de la métamorphose : comment met — dans une certaine mesure — de l’existence de ces êtres particuliers. Ainsi s’imaginer une transition, en principe dis- maîtriser, ou en tout cas de limiter, la « Quand ils [les Pythagoriciens] consti- ils disent ce qu’ils ne conçoivent pas, et ce crète, mais sur support continu connexe, contingence inhérente à toute rencontre tuent avec des nombres les corps naturels 5 qu’il est même impossible de concevoir . » d’une entité en une autre6 ? » spatiale dans notre monde tridimension- (c’est-à-dire, avec des choses qui n’ont ni nel9. » pesanteur ni légèreté, des corps qui ont Loin de céder à Malebranche, Thom prend En effet, j’ai tenté de suivre la métamorphose légèreté ou pesanteur), ils semblent parler d’un autre ciel et d’autres corps, non des prétexte de cette analyse pour rendre plus ur- de la philosophie qui procède de l’analogie Les rencontres spatiales, mais aussi les formes gent le sacrifice de la transcendance pour dire chez le théologien Cajetan (Thomas de Vio, sensibles. […] Les extrémités ne sont pas de la vie, de la sémantique et de la sociabili- des substances, mais toutes ces extrémités les processus de la nature. Le 9 février 1992, 1469-1534) jusqu’au dédoublement de la rai- té subissent cette contrainte générique et c’est sont plutôt des limites12. » alors que je mettais la dernière main à la ver- son chez Vico. Sur cette base, Thom nous in- elle qui justifie pour finir la réinstauration d’un sion publiée de mon livre La Raison dédoublée vite à penser une nouvelle forme d’analogie principe substantialiste dans la philosophie À son tour Leibniz, avec l’exigence substan- (1992), Thom ajoutait cette précision capitale réinscrite dans une philosophie générale du malgré l’opposition unanime de la philoso- tialiste qui caractérise sa pensée, a enregistré dans un entretien téléphonique : devenir : phie au XXème siècle, qu’il s’agisse de la théorie cette différence comme une différence entre la « Celle qui identifierait l’être de la subs- matérialiste de l’émergence ou du dynamisme métaphysique et la mathématique. Thom, pour « Je veux penser le halo d’affectivité qui tance à l’être de la transition, l’être de la vitaliste de l’évolution créatrice. sa part, insistera toujours sur la place du lan- motive le mouvement de cause et d’effet. métamorphose. En effet la Théorie des Cette stabilité ne repose pas chez le géomètre gage à la frontière entre la géométrie et la vie C’est la portion de mythologie que je veux Catastrophes peut être vue comme une car, pour résumer tout le propos, préserver. Je préfère supposer des variables Thom sur des abstractions pythagoriciennes, géométrisation de l’analogie cajetanienne : cachées plutôt que de consentir à l’indé- mais sur les noms. On l’a vu, c’est le langage « en un certain sens, cette autonomie de tout être y est regardé comme un point qui découpe de monde et tout acte de parole cision. » matériel régi par une force issue d’un po- la phrase est le reflet du Fiat de la Créa- restitue le mouvement de saillance et de pré- tentiel quadratique défini positif (une bille tion : c’est aussi l’unicité individuelle de gnance qui affecte les corps en interaction. l’energeia — l’acte aristotélicien (lequel, On ne peut heurter davantage de front le au fond d’une cuvette)…7» combat galiléen de Malebranche contre les Le langage mime le monde, et le monde lui- cependant tolérait l’immobilité, “energeia rémanences du paganisme dans les sciences. Cette lecture du De nominum analogia (1498) même se prête au langage parce qu’il résulte tès akinèsias”)13 ». C’est tout autant l’indécidable selon Derrida de Thomas de Vio-Cajetan8 est peut-être très du même démembrement du continu qui qui se trouve, par contamination, touché par risquée. Elle permet en tous les cas de défi- s’opère dans le temps, libérant ainsi la nature C’est dire que si Thom est un philosophe de cet aveu. La déconstruction apparaît pour ce nir l’être substantiel comme un principe de de son origine transcendante. l’espace, il ne l’est que grâce à la dispensation qu’elle est, une façon de biaiser avec la déci- transformation plutôt que comme un simple C’est pourquoi la Transcendance démembrée des noms qui instaure, contre toutes les abs- sion galiléenne, c’est-à-dire d’y consentir. Elle point de fixation dans le flux du monde. La pourrait être nommée une grammaire, certes tractions de l’esprit et les modèles de la tech- n’est qu’une suite de la crise des sciences eu- métamorphose devient dans cette perspective lisible dans l’espace, mais d’abord une gram- nique, une ontologie des actes de parole. C’est ropéennes pour reprendre le bilan décisif de la forme la plus intérieure de l’être plongé maire10, ou plutôt une rhétorique du monde cette dispensation, envisagée selon l’extension Husserl. Thom ouvre une autre voie : changer dans l’espace des interactions, ce qu’à coup s’emparant de la pulvérulence des interactions réelle de la bibliothèque universelle, qui gou- la science, au prix peut-être d’un passage à des sûr ni Aristote ni Thomas d’Aquin n’auraient stochastiques. Cette orientation a toujours verne la seconde fécondité de l’œuvre : la coordonnées « métaphysiques », mais dont les accepté. Pour eux, la forme est le principe conduit Thom à se méfier de la générativité dantologie ou science générale de l’interpré- variables cachées seront confrontées à la clar- immobile d’un mouvement dans un cosmos des mathématiques pour lui préférer la géné- tation de Dante. té des principes aristotéliciens. L’instauration ordonné, elle n’est en mouvement que selon ricité du langage. Thom en ceci a suivi à la des modernes avait rejeté dans l’occultisme les diverses puissances qui l’affectent, mais lettre les critiques décisives d’Aristote contre Le poème du monde comme sémiophy- un espace qualitatif qui retrouve désormais sa l’acte achevé se sépare de sa genèse. Il reste le pythagorisme et la part pythagoricienne sique généralisée géométrie. Une magie de l’espace se substitue que Thom maintient l’idée d’une continuité du platonisme. C’est l’objet des livres M et D’Aristote, on peut maintenant passer au à la mort de l’étendue. Par elle, un monde se sous-jacente aux discontinuités apparentes : la N de la Métaphysique, qui sont consacrés à poète aristotélicien déclaré, Dante lui-même, garde. transition ne voue pas les entités concernées à toutes les idéologies mathématisantes, dont car s’il faut un principe d’intelligibilité, il faut

172 173 aussi une emprise des noms qui soit à la me- opère le passage de la Sémiophysique res- quand elle s’empare des corps. Les éléments objet en tant qu’il peut être présenté dans un sure de la mémoire humaine pour constituer treinte à la Sémiophysique généralisée, et de du monde sont immergés dans une musique espace-temps. J’ai appelé depuis lors « Posses- un savoir du monde qui puisse valoir comme la Théorie des catastrophes à la Divina Com- qui est le plan continu au sein duquel s’inscrit pace » ce gouvernement du monde par le ciel intelligibilité dans cette autre forme de spa- media. Examinons les étapes de cette transfor- toute singularité, dont elle tire son existence et du livre16. tialité qu’est l’histoire. Dans tous ses mou- mation. son intelligibilité. Cette musique, quand bien Malgré cette référence constante à un continu vements et ses pouvoirs de sommation des Au nom des métamorphoses du Verbe sacri- même elle serait affectée de « chutes » (les gouverné par l’infini, Thom ne sera pas pour mythes, l’œuvre de Dante permet, à son tour, fié, le mythe résume la dimension qualitative dissonances) comme le remarque Leibniz, ne autant tenté de prolonger une angoisse pasca- de répondre à une autre question d’Aristote. des événements, naturels ou sociaux. Contre souffre aucune rupture et ne connaît les limites lienne devant les espaces infinis en apportant Aristote se demandait si l’Iliade peut être une la politique toute quantitative d’un Spinoza, il de ses stabilités ponctuelles que comme au- quelque écho à l’exclamation bien connue : définition. Mais il n’y a de définition que de la advient par le livre une morphologie qualita- tant de plis entre des attracteurs successifs (les « Qu’est-ce qu’un homme, dans l’infini17 ? » La substance : tive du politique. C’est le mythe qui fixe sur harmonies). topologie de Thom se garde bien de s’égarer la quantité des citoyens égaux l’instant qua- C’est pourquoi la musique sera l’élément ul- dans l’infini, elle cherche au contraire en per- «[…] il y a une définition, non pas si un litatif qui conduit à l’émergence formelle de time de l’anthropologie lue à la lumière de manence à le contenir, selon l’enseignement nom signifie la même chose qu’un énon- l’autorité. C’est donc toujours le mythe qui la Sémiophysique. Lévi-Strauss a déjà montré d’Aristote qui ne voyait dans l’infini que pure cé (car tous les énoncés seraient des dé- porte le sens. Mais parce que le sens ne peut que les mythes, avec leurs régularités théma- virtualité et manque d’être. Cette attitude per- finitions ; en effet il y aura un nom pour se produire qu’au sein d’une nature, il suscite tiques et leurs retours, se composaient comme mettra dans son fond d’identifier la Sémiophy- n’importe quel énoncé et alors l’Iliade aus- si sera une définition), mais s’il est énoncé une sémio-physique au sein des multitudes so- des musiques, et il a assigné au rite le rôle de sique à une reconstruction sinon humaine, en d’une chose première ; telles sont toutes ciales. Le mythe est l’Un du social et il l’est réalisation du mythe et de son passage à l’acte. tous les cas, cernable de l’infini par l’imposi- les choses qui ne se disent pas en prédi- sur le mode d’une qualité efficace au sein des Il n’a pas engagé son enquête jusqu’à l’objet tion d’une mesure à toutes les prégnances qui quant une chose d’une autre14. » interactions pour la reconnaissance. Cette moins sauvage que mallarméen, le livre. La en proviennent. Dès l’article princeps de son obscurité est le centre de souveraineté des so- musique sera le rite de toute réalisation mytho- œuvre mathématique (Note du 14 mars 1949), Il se plaignait encore du caractère « épi- ciétés, la forme substantielle réhabilitée de la logique, et il n’est de musique que du livre. La Thom proposait le « recouvrement fini » d’une sodique » de l’univers de ceux qui posent politique. prégnance qui émane de la Transcendance dé- variété car « la variété est ainsi dotée d’une une pluralité de principes (Métaphysique, L, membrée restitue toute bifurcation signifiante métrique ». Et la formule capitale, à valeur de 1076a). Enfin il critiquait les commentateurs Ce mythe qualitatif repose sur la psalmodie au fond continu dont elle provient. Le structu- théorème, peut tomber et fonder d’emblée tout d’Homère qui, comme les pythagoriciens, de ses moments rituels. Dante a nommé la ralisme de Thom permet ainsi de faire évoluer le style de la mathématique future de l’auteur : versaient dans une vaine numérologie pour poésie : fictio rhetorica musicaque poita, une dans le sens d’une ontologie du continu les « On peut alors […] définir […] une forme par- interpréter le texte (Métaphysique, N, 1093a). fiction rhétorique réalisée par la musique15. « mythologiques » de Lévi-Strauss. La Sémio- tout positive […]18. » On peut reprendre tous ces traits critiques en Cette définition signifie au moins que l’œuvre physique musicale devient le prolongement Cette forme « partout positive » annonce, dès proposant l’idée qu’il y a un livre qui dit la du mythe ne peut se réduire à une simple fic- dynamique du structuralisme de l’Homme nu ce premier écrit, la quête de stabilité struc- substance, qui ne livre pas le monde au gou- tion sous peine de se confondre avec un ima- de Lévi-Strauss. Dante y contribue par les ré- turelle qui traversera ensuite, au prix de so- vernement de plusieurs et qui ne fait pas fond ginaire subjectif. Il y faut une parole (rhetorica) gularités catastrophistes de la Terza Rima. Elle phistications techniques remarquables, toute sur des remarques adventices, mais propose et une musique, qui joue le rôle de mise en se continue dans la musique des sphères. l’œuvre mûre. En 1957 encore, et avant même une unification par la cause de ce qui se meut. œuvre (musicaque poita). Comme matrice de toute forme d’engagement ontologique, on L’acceptation de ces critères fait passer de la toute profération mythique, Dante est le texte Un infini apprivoisé retrouve la même résolution à éviter la perte science aristotélicienne à l’empire de Dante, du mythe en acte. Il l’est encore pour l’Italie. Avec son style de manifeste, la Transcendance dans l’infini, le chaos de l’infini, le nihilisme élevant la « dantologie » empirique (la philo- Il le sera peut-être pour l’Europe acculée par démembrée, dernier grand texte théorique de de l’infini : « aucune trajectoire ne s’égare à logie dantesque) au rang de sémiophysique ses crises successives à retrouver les sources Thom, est, dans son obscurité et sa grandeur, l’infini19. » générale des états de la parole (le livre du de ses proférations qualitatives. L’aristotélisme plus qu’une hypothèse euristique, c’est un Par Thom, les spéculations intéressées « à la monde) : un livre donne les paroles qui indi- morphologique devenu champ de la parole se formalisme qui opère sur tous les plans de la Pascal », trouvent une limite ferme. Jusque vidualisent tout événement dans le monde et mue en dantologie radicale. nature et de l’esprit et fait du continu le prin- dans le traitement d’objets mathématiques a lui confèrent un état substantiel, avec toutes Mais, remarquons-le, c’est bien dans la mu- cipe d’une Philosophie première porteuse priori infinis, Thom impose un frein qui an- météorologies infra-lunaires, substantielles et sique que s’effectue l’ultime mise en œuvre du d’ontologie. Elle pourrait prétendre prolon- nonce les stabilités structurelles et leur tra- accidentelles, qu’il implique. Par le livre, phy- mythe (poita) car la musique est la ramification ger l’idée malebranchiste d’« Étendue intel- duction métaphysique en termes de substan- sique et métaphysique retrouvent les mots pour de la prégnance dans l’ordre vibratoire. Elle est ligible », placée en position médiatrice entre tialité. On peut dire que la topologie de Thom se dire. Ou encore : il n’y a pas d’autre jeu de la Transcendance démembrée devenue sen- l’immensité divine et l’espace des mouve- est un apprivoisement systématique des ten- langage que le livre, et ce livre veut des subs- sible et affective. La musique n’est pas seule- ments, à condition de délivrer celle-ci de ses tations infinitistes de la modernité et qu’il n’y tances. La Transcendance démembrée, comme ment un élément expressif parmi d’autres, elle limites euclidiennes et de lui restituer une plu- a de Sémiophysique que de la finitisation des assignation du verbe à une forme, suggère cette est l’exercice du mythe dans sa puissance for- ralité de dimensions spatiales et temporelles extrêmes20. On y retrouvera la preuve d’un refondation mythique de la philosophie. Elle matrice et dans son rôle de forme substantielle susceptibles d’exposer toutes les facettes d’un vitalisme qu’il faudrait nommer, par voie de

174 175 conséquence, mythologique. Le passage de Voilà donc la théorie qui déplaît au monde c’est l’effet d’un principe qui n’est ni chaud ni métaphysique angélique et une métaphysique la Morphologie qualitative à la Dantologie d’influx néoplatoniciens de Pic. Pour Pic, froid. Chaud, c’est le contact de l’éternité avec entropique. radicale n’a pas d’autre sens. les qualités sont impondérables et hypercos- notre sphère temporelle. Chaud, c’est le sec- On appellera ici entropique cette dramaturgie Aussi la « Transcendance démembrée » n’est- miques, pour Aristote elles sont cosmiques teur fini qui va faire pleuvoir des météores, des des éléments au contact des translations cé- elle pas un nom de Dieu, mais le garant de et résultent du contact de surfaces. Le vrai éclairs, des orages sur notre Terre humaine. lestes et l’on enracinera notre puissance de la signification substantielle de nos idées et est chaud par frottement, pas par émanation. Mais l’éternité repose sur d’autres principes, connaître dans cette action de la forme céleste du rapport de l’absolu aux événements qui Nous nous usons sur les espaces supra-lu- d’autres mouvements, d’autres cycles. À nous sur les nuées terrestres. N’y cherchons pas une affectent les corps. Elle ne le peut qu’au sein naires, nous nous embrasons au contact de le frottement, la désagrégation, la fumée, à eux issue théologique radicale, mais tenons-nous d’une énonciation sémiophysique qui raconte leur froideur, ils ne sauraient nous brûler parce la course éthérée et l’invariabilité du terme. à l’impression des mondes fixes sur les états l’histoire de tous les verbes. Ce verbe ne pou- qu’ils ne brûlent pas des mêmes affects que Un impact très léger de l’éternité et c’est, par de la matière. Il y a place ici pour une autre vait être que comique, comme est comique nous : usure, le feu dans les générations et les corrup- Philosophia prima, non plus contemplative, toute prétention à la totalité. Le ciel et la terre tions ici-bas25. Littéralement, nous collons à mais opérative, non seulement spéculative, y ont mis la main : c’est le poème de Dante. « Il faut comprendre que ce que nous l’absolu, mais nous ne savons lui répondre que mais « plus divine encore », qui se joue aux venons de nommer “feu” est comme un selon la loi de notre sphère. Nous voyons le portes de la cuisine où Héraclite se tient. Elle combustible s’étendant tout autour de la Coda météorologique sphère entourant la Terre, en dernière posi- soleil d’une chaude couleur d’or, mais il est de n’attente pas à la pureté de l’intellection, elle Dans l’une de ses conclusions, particulière- tion, de sorte que soumis à un léger mou- glace comme les étoiles. Ici-bas tout est réfrac- en développe seulement la charge élémentaire ment mystérieuse, Pic de la Mirandole s’en vement, il brûle souvent, comme le fait la tion, humidité, buée et souffles méphitiques, et les flux induits27. prend à Aristote : fumée (en effet la flamme est l’ébullition là-haut tout est intangible, causal, divin. Car les principes du ciel s’embrasent quand ils d’un souffle sec). Dans la mesure donc où Comme la vie sur la terre, la philosophie gar- parviennent au ras de la terre et de la mer. Des « La manière dont Aristote explique com- une telle substance y est au plus haut point dera en toute circonstance ce style météorolo- altérations, des interversions, des bouleverse- ment les choses inférieures tirent leur cha- appropriée, elle brûle chaque fois qu’elle gique de sa présence. Penser parmi les nuées, ments dans le monde à force de frottements leur des supérieures n’apparaît en aucune est mue d’une certaine manière par la tel est le mot d’ordre. Habiter les nuées jusqu’à et de vents souterrains ? C’est le lent mouve- 21 23 façon correcte . » translation circulaire . » leur surface externe et se frotter au vrai. Le sai- ment du ciel qui tourne sur les couches de sir ? Seulement par l’intellect ? S’y soumettre ? l’air. Ne négligeons pas ce bord à bord, c’est Je voudrais montrer pour finir qu’en ce lieu pré- Voici alors explicité le propos liminaire de Toujours au risque de la dislocation et de par cette tempête des éléments qu’on initie et cisément, on peut donner raison à Aristote et l’œuvre qui reprend tant d’enseignements l’usure. La métaphysique, si elle veut se trans- que l’esprit en pleine effervescence s’ouvre à marquer le caractère approprié de sa doctrine traditionnels : « Or ce monde est nécessaire- mettre, doit consentir à se faire météorologie, l’évidence éthérée. Des esprits plus simples y à l’expérience moderne de la métaphysique. Il ment continu avec les translations d’en haut, météorologie certes de la nature, mais météo- verraient des ordres divins, des tremblements faut pour cela, puisqu’il s’agit de chaleur, re- de sorte que toute sa puissance et gouvernée rologie encore des initiations et des transmis- dans l’éternité, l’amorce d’un devenir dans le prendre la voie des Météorologiques. Aristote depuis là-haut ». Aristote détaille cette thèse sions. Aussi pouvons-nous métaphysiquement monde. Le météorologue de l’esprit résiste à commence par débattre de la nature de l’éther, formidable : accepter cette définition de la météorologie cet emportement : dont il accepte la signification traditionnelle, « physique » : c’est-à-dire divine, et refuse pour cette raison « En effet, ce dont toute chose tire le prin- « Il ne faut pas croire que la cause de cela que l’éther soit identifié à l’air ou au feu qui cipe de son mouvement, c’est cela qu’il « Il s’agit de tout ce qui se produit certes soit un devenir du monde : en effet il serait selon une nature, mais plus désordonnée sont auprès de nous. L’éther lui-même n’est faut considérer comme cause première. De ridicule, à cause de petits changements, plus, alors qu’elle est éternelle et qu’elle que celle du premier élément des corps, infimes même, de faire se mouvoir le tout, pas homogène, mais est plus ou moins pur dans le lieu le plus voisin de la translation n’a pas de terme à son mouvement dans alors que la masse et la grandeur de la selon qu’il s’approche de la sphère de nos des astres, par exemple en ce qui concerne l’espace [tôi topôi], mais est au contraire la Voie lactée, les comètes et les appari- Terre ne sont rien, c’est sûr, par rapport à propres éléments. Surgit alors une théorie im- toujours à son terme, tous ces corps se ré- la totalité du ciel28. » tions ignées mobiles ; […]26 » prévue de la chaleur spirituelle à laquelle Pic partissent entre eux des espaces distincts et trouvait à redire : 24 finis [peperasmenous topous allèlôn] . » Des apparitions ignées mobiles jusque dans Vous ne voulez pas de cette alchimie, vous la conclusion des syllogismes ! Des Voies lac- aurez la Providence, et vous perdrez de vue le « Comme le premier élément se meut La terre et le feu seront la matière des événe- en cercle avec les corps qui sont en lui, tées de pensées éparses ! Des Comètes de l’in- Maître de ceux qui savent. Adieu substances et ments du monde, tandis que c’est le ciel qui telligence réveillée dans les livres ! Pic de la accidents, adieu stabilité solide et usure conte- la partie du monde et du corps d’en bas sera forme et principe de mouvement. Il y a là qui est chaque fois contiguë se dissocie à Mirandole reconnaissait le pouvoir des intel- nue ! Adieu raréfaction et échauffement, voici cause du mouvement et prend feu, ce qui tous les éléments pour une histoire de la philo- lections cachées du sens profond, mais il ne le Bien et le Mal. Il faut choisir : ou c’est le produit la chaleur. […] Le lieu d’en haut sophie, bien à l’écart des doxographies, mais voulait pas entendre parler de cette condition frottement qui chauffe, ou c’est la cause pre- n’est pas chaud, ni en feu est la course des à même les événements de l’univers. Nous terreuse de la vie et des esprits. Quoi ! La terre mière qui se fâche. Le tour du monde fume ? étoiles filantes […]. De surcroît, le Soleil, recevons par frottement une chaleur qui nous lui aurait-elle fait défaut ? Ses conclusions au- « Les meules aussi fondent au point de qui semble le plus être chaud nous appa- affecte, mais qui ne provient pas d’un principe raient-elles manqué d’alchimie ? Elles auraient 22 s’écouler et ce qui s’écoule, en se solidifiant, raît blanc et non comme étant igné . » chaud. Chaud est une qualité du monde, mais à tout le moins dû mieux distinguer entre une

176 177 devient de couleur noire mais semblable néanmoins régie par la forme et les causes quelque ligne ou charactere de leur croniques sur 21 « Quatre-vingt conclusions philosophiques selon à la chaux. Fondent aussi la boue et la finales. Une association dont on trouverait la palme Zenonique. », La Cresme Philolophalle, mon opinion personnelle en désaccord avec la phi- terre29. » bien peu d’exemples dans les temps mo- attribuée à Rabelais, in Oeuvres complètes, éd. M. losophie commune, mais ne s’éloignant que peu du dernes33. » Huchon, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 918-919. mode commun de philosopher. », § 42, in J. Pic de Elles fondent, mais l’altération de la partie n’est On notera la rivalité entre l’histoire et la météorolo- la Mirandole, 900 conclusions philosophiques, op. jamais la précipitation du tout dans l’abîme. gie, et l’organisation par les articles de la main pour cit., n° 461, 121. 22 1 B. Pinchard, La Raison dédoublée, La Fabbrica del- débattre de ce problème dont nous savons main- Météorologiques, I, chap. 3, 341a. Aristote nous met à distance d’un tel pouvoir 23 la mente, suivi de « La Transcendance démembrée » tenant qu’il n’est pas tant farfelu que condition de Ibidem, chap. 4, 341b. et d’un tel changement d’humeur, à condition 24 par René Thom, Paris, Aubier, « Philosophie », 1992 tout ordre du monde. Ibid., chap. 2, 339a. qu’on revienne pour finir à la portée entière 11 25 (désormais noté RD), 591. Métaphysique, N, 1077a. Que les os de la face doivent littéralement s’y de sa météorologie. Ne s’empare-t-elle pas, 12 2 J. Pic de la Mirandole, 900 conclusions philoso- Métaphysique, N,1090a-b. Cette mise au point user, Saint-John Perse le dit dans son dernier chant : pour finir, des états matériels, en les soumet- phiques, cabalistiques et théologiques, éd. eg trad. est d’autant plus importante que la Théorie des « Par les sept os soudés du front et de la face, que tant à la différence entre les « homéomères », B. Schefer, Paris, Allia, 1999, § 23, n° 852, 213. catastrophes peut être interprétée comme un pro- l’homme en Dieu s’entête et s’use jusqu’à l’os, ah ! qui constituent les tissus homogènes, et des 3 Cf. G. Dumézil, Idées romaines, Paris, Gallimard, longement de la théorie des solides platoniciens et jusqu’à l’éclatement de l’os !... », cf. Saint-John « an-homéomères » qui portent les fonctions « N.R.F. », 1969, 61-62. Au nom de la linguistique que la morphologie de Thom, par sa dimension cos- Perse, « Sécheresse », in Derniers poèmes, Paris, aux articulations des corps30 ? Si le monde est historique, Georges Dumézil refuse le rapproche- mologique, se présente à plusieurs égards comme Gallimard, « La Pléiade », 1975, 1400. 26 éternel, c’est que la matière se stratifie, mais ment antique, pourtant ici très tentant, entre fas et la réalisation du programme d’Albert Lautmann de Météorologiques, I, chap. 1, 338b. « refaire le Timée ». Pourtant, Thom défend l’idée 27 Thom nous encourage en ce sens quand il dis- elle ne se stratifie que parce que le monde ne fari, entre le droit divin et le dire humain. On peut que la topologie substantialiste d’Aristote est plus tingue entre deux Mécaniques : « Une Mécanique commence, ni ne finit. Retour au génie de la préférer les développements de Vico qui rapporte le Droit des gens, préfiguration du Droit naturel (« Fas puissante que le pythagorisme idéel de Platon, cf. d’avant la Faute, sans frottement, où le temps est matière, voie d’initiés ! Ce sont eux qui sont naturae »), à un « Fas gentium » entendu comme R. Thom, Esquisse d’une Sémiophysique, Physique parfaitement réversible […]. Et une Mécanique invités à scruter le travail de la finalité dans la prononciation des formules rituelles de l’âge hé- aristotélicienne et Théorie des Catastrophes, Paris, d’après la Faute, où le temps est d’une essentielle les états les plus humbles de la matière même. roïque ; cf. G. Vico, Scienza nuova, éd. F. Nicolini, Dunod, 1992 [1988] (désormais, ES) 12. irréversibilité, où la chaleur provenant de la dégra- 13 Nulle volonté divine n’y apporte sa détermi- Turin, Einaudi, « Classici Ricciardi » 6, 1976, § 973. RD, 585 dation de l’énergie accompagne tout changement, 14 nation, mais le matériau se rend apte à l’ordre 4 J. Joyce, Finnegans wake, The original Faber text, Métaphysique, Z, 1030 a. et où règne l’Histoire. Cette opposition n’est pas 15 cosmique, comme il peut (sauf les empêche- Londres, Faber & Faber, 1975 [1939], 167, avec Dante Alighieri, De l’éloquence vulgaire, II, IV, II, sans rappeler notre couple : Transcendance — Pré- ments), en cherchant le passage entre la vie et cette variation admirable dans le style de Virgile : dir. I. Rosier-Catach, Paris, Fayard, 2011, 194. Je suis gnance. », TD, 595. Il y aura ainsi deux noétiques néanmoins une interprétation qui met en relief le portant sur l’absolu : l’une purement transcendante la mort. Pouvons-nous supporter cette ascèse « Are those their fata which we read in sibylline between the fas and its nefas ? » (p. 31), c’est-à- rôle de la musique. qui se confond avec l’intuition intellectuelle, et une d’une finalité sans volonté infinie ? C’est pour- 16 dire : « Sont-ce là les paroles fatales que nous lisons B. Pinchard, Méditations mythologiques, Paris, autre entropique et météorologique, « alchimique » tant là que réside la vraie modernité d’Aristote dans les oracles sibyllins entre le Droit et l’Inter- Les Empêcheurs de penser en rond, 2001, 140. si l’on veut, qui se fraie une voie dans le monde des 17 et cet héroïsme dont Shakespeare gratifiait dit ? » B. Pascal, Pensées, dir. P. Sellier, Paris, Classiques formes substantielles en lutte où règnent saillance Jules César : 5 N. Malebranche, De la recherche de la vérité, VII, Garnier, 2011, 230. et prégnance. 18 28 II, II, éd. Geneviève Rodis-Lewis, Paris, Gallimard, R. Thom, Œuvres mathématiques, Société mathé- Météorologiques, I, 14, 352a. « His life was gentle ; and the elements 29 « La Pléiade », I, 1979, 642. matique de France, vol. I, 2017, 49. Météorologiques, II, 6, 383b. So mix’d in him that Nature might stand up 19 30 6 RD, 596. Ibidem, 426. Météorologiques, II, 12, 389b. And say to all the world, This was a 20 31 7 Ibidem, 605. C’est le fondement de la méfiance de Thom à W. Shakespeare, Julius Caesar, Act V, scene V. 31 man ! » 8 32 J’en ai donné la traduction dans B. Pinchard, Mé- l’égard des fractals : « On évitera ainsi l’introduc- « Pour définir l’organisation, le plus simple est de tion des morphologies fractales qui feraient sortir du revenir à la définition d’Aristote, à savoir la distinc- Or sachons-le, quelqu’un parmi nous en a taphysique et sémantique, autour de Cajetan, Pa- schéma mathématique des stratifications. En effet, tion entre homéomères et anhoméomères. […] Ces médité la nécessité et y a suspendu une forme ris, Vrin, 1987. Cajetan fut le légat du Pape face à Luther. Sur le plan philosophique, il a défendu un tel schéma est localement fini, c’est-à-dire que définitions étant posées, on énoncera le principe de intelligibilité négligée. C’est l’homme de la l’idée que l’analogie qui liait l’homme à Dieu était dans toute boule assez petite, il n’y a qu’un nombre connexion des parties. », ES, 114. 33 Transcendance démembrée : à coups d’ho- une véritable proportion aristotélicienne et non un fini de strates. », SE, 114 (à propos de la distinction Ibidem, 13. méomère et d’an-homéomère, il a fini par simple rapport de dépendance. Il restituait ainsi à aristotélicienne entre les homéomères et les anho- nous restituer le monde topologique32 recon- la substance finie sa dimension concrète, ce que méomères, Parties des animaux, II, chap. 1, 646 b.) duisant la transcendance à son lieu. Aussi To- pointe ici René Thom. Même face à l’infini, la forme pos sera-t-il le mot de la fin. substantielle garde son assiette, c’est-à-dire sa stabi- Si un doute subsiste, on s’en tiendra à cette lité structurelle. La théorie des catastrophes ne fait ultime remarque : que décrire les points où cette stabilité bascule et engendre d’autres formes. « À ceux qui penseraient que la doctrine 9 RD, 585. d’Aristote est fondamentalement périmée, 10 Conforme à celle de Rabelais dans sa Cresme phi- je fais observer qu’on trouve chez lui une losophalle : « Utrum, une grammaire historique et philosophie à la fois matérialiste (l’exis- metheorique, contendantes de leur antériorité et pos- tence exigeant un substrat matériel), mais tériorité par la triade des articles, pourroyent trouver

178 179 1 L’autre perspective, qui n’est pas une alterna- lesquelles les entités, les états de choses et L’art (virtuel) comme système tive à celle-ci, estime simplement que « sys- les événements peuvent être connectés entre Roberto Diodato tème » n’est, en aucun sens, réductible à eux. En somme, il émerge toujours plus, dans « élément », puisque si chaque « élément » est la littérature de la philosophie de la physique, système, cela veut dire soit que « système » une conception pluraliste de la causalité, a été pensé positivement, soit qu’une régres- susceptible de montrer les intersections entre Le système au-delà de la systémique le « système » selon l’ontologie de l’élément. sion à l’infini a lieu. Or, si « élément » est ce différentes approches (processuelle, contrefac- En général, on entend par « système » une plu- Il ne fait aucun doute que le gain peut en être qui équivaut ontologiquement à « objet », tuelle, manipulative, etc.)4. ralité d’éléments liés, de sorte que les rapports considérable : la notion première de « subs- simplement ou comme l’une de ses compo- En tout cas, en réfléchissant sur certaines en- entre les éléments constituent un tout, une tance », opportunément pensée en la distin- santes, alors « système » ne signifie pas « ob- tités qui montrent le mieux leur nature systé- « unité globale organisée » qui comporte des guant de l’idée de substrat peut conserver la jet » (de quelque manière que ce soit : comme mique, on peut peut-être s’approcher de l’idée performances excédant les possibilités offertes suprématie dans une ontologie purifiée de ensemble de substrat et de propriétés, de de relation comme catégorie principale. Peut- par les parties prises séparément. Parmi les dé- présupposés physicalistes et généralement ou- substance et d’accidents, comme faisceau de être à partir de celles-ci pourra-t-on ensuite finitions les plus récentes de« système », je verte à des intégrations qui viendraient d’ex- propriétés ou comme faisceau de tropes…), ouvrir un discours plus général, susceptible de voudrais adopter celle-ci, proposée par la phi- plications impliquant un possible métaempi- même si l’on entend par objet quelque chose montrer au moins la possibilité d’une pluralité losophe Lucia Urbani Ulivi : rique comme condition de possibilité d’états d’unitaire composé d’éléments évidemment de degrés de lecture de la réalité. Il me semble de choses, ou d’événements physiques. en relation entre eux. Dans ce dernier cas, en que l’on peut indiquer au moins les types sui- « According to systemic thinking, an object Penser ainsi le système fondamentalement should be described as an organization of effet, les relations sont encore pensées comme vants d’entités problématiques, qui peuvent comme une « unité composée d’éléments en parts connected by relations, and having propriétés des éléments-parties qui composent être examinés selon différentes stratégies dans relation » en exhibant la pertinence de la rela- properties that parts do not have ; such le système, de sorte que ce que nous pourrions lesquelles émerge le thème de la relation : les tion dans l’émergence d’un invisible par rap- properties are called “emergent”, or “se- appeler « objet-système » dispose de proprié- entités étudiées par la théorie quantique des 2 port aux éléments comme condition de pos- cond level”, or “systemic properties” . » tés relationnelles. Autrement, le système serait champs5, auxquelles s’applique précisément sibilité de l’existence du système lui-même, une structure relationnelle, et donc la rela- la systémique en tant que philosophie de la De cela résulte l’approche méthodologique ouvre donc une perspective capable de saisir tion est interprétable en soi, sans que cela ne physique ; les entités que nous avons coutume de la systémique, qui peut avoir comme objet les limites et les lacunes, ou en tout cas les donne lieu à la transformation de la relation d’appeler personnes ; ce que l’on appelle les tout phénomène « système » : de vastes do- dimensions problématiques et ouvertes, d’une en élément. J’entends donc « relation » en œuvres d’art, les corps virtuels (à celles-ci on maines de recherche (les « objets de la phy- ontologie analytique ; mais cela ne permet la distinguant de « propriété relationnelle » : ajoutera une entité tout à fait sui generis, qui sique » ou de la biologie, ou de l’ingénierie… peut-être pas de penser l’idée de système dans relation sans laquelle aucune identité et donc fonctionne aussi comme modèle fondamental ou les théories, voire la « connaissance » elle- sa particularité. En effet, affirmer, comme c’est existence ne se donne. pour comprendre le monde créé en tant que même), dont il faudra étudier les relations, les le cas avec cette perspective, que « c’est le Certes, l’idée même de « propriété relation- structure relationnelle : la Trinité divine). interactions, les degrés… Ainsi s’ouvre une système qui possède un privilège métaphy- nelle » n’est pas simple à éclaircir. Mais il est phénoménologie de la complexité capable, sique et épistémologique, dans le sens qu’une en particulier difficile de comprendre com- Corps virtuels au moins en principe, de montrer l’action effi- entité n’“existe” pas sinon en tant que par- ment une relation interprétable selon elle- En ce qui concerne le corps virtuel au sens cace des relations entre les éléments – effica- tie d’un système3 », position tout de même même est possible sans que cela donne lieu propre, nous pouvons l’entendre comme un cité difficile à expliquer dans les limites d’une remarquable, n’implique aucun « privilège à la transformation de la relation en élément, environnement structurellement relationnel épistémologie, et peut-être d’une ontologie, métaphysique » du système, mais seulement c’est-à-dire sans l’hypostatiser, et sans la pen- et essentiellement interactif ; nous allons réductionniste. un regard plus profond du point de vue cogni- ser immédiatement et simplement comme donc examiner à grands traits l’ontologie du La normalisation de l’idée de système qui ca- tif, puisque l’entité continue à exister précisé- relation causale. Il est peut-être possible d’in- corps-environnement virtuel. ractérise cette perspective consiste à éviter ment en tant que partie, c’est-à-dire comme terpréter la relation d’interaction comme une Pour la décrire de manière très synthétique, d’approfondir la force de l’idée de système ; élément du système. J’ai remarqué que c’est causalité sui generis, en tenant compte du fait nous pouvons en énoncer les caractéristiques cela veut dire continuer à entretenir une idée justement cette perspective que la systémique que les causes sont, à leur tour, des systèmes ; essentielles6 : l’intermédiarité et la virtualité7 – traditionnelle de « relation » comme un suc- adopte dans les différents domaines de son après tout, même l’idée de relation causale et caractéristiques étroitement liées. Je considère cédané ou comme secondaire par rapport à application, et je la considère tout de même en général la notion de causalité sont difficiles que les corps virtuels sont des réalités intermé- l’idée d’élément, et donc continuer à penser riche en développements possibles en raison à définir (et sûrement une conception méca- diaires8 pour deux raisons fondamentales : le la réalité sous la forme d’ensembles compo- de son essence antiréductionniste et pour la niciste-processuelle de la causalité est mise corps environnement-virtuel, puisqu’il se phé- sés d’éléments, bien que, assurément, ces proximité qu’elle entretient avec de puissantes durement à l’épreuve par la physique contem- noménise dans l’interactivité et échappe à la éléments puissent être conçus comme dyna- intuitions du sens commun qui trouvent un poraine), au point que des études récentes, dichotomie entre « intérieur » et « extérieur » ; miques et non comme une simple matérialité sens de réalité adéquat dans les procédures au lieu de chercher à repérer une « relation il n’est ni un produit cognitif de la conscience, passive. En définitive, on conserve la souverai- d’identification exprimées par les actes lin- objective de causalité », cherchent plutôt à ni une image de l’esprit – puisque l’utilisateur neté de la notion « élément-de » en pensant guistiques courants. comprendre les différentes manières selon est conscient de faire l’expérience d’une réalité

180 181 autre, aussi dans le sens d’un redoublement produit. L’individu qui en résulte est concret, qualités interactives et immersives, souvent d’histoires, un morceau de tissu urbain, comme synthétique paradoxal de la perception – ni en tant que perceptible et sujet-objet d’actions, distinctes et dans des directions différentes, la paroi extérieure d’un bâtiment, est transfor- « extérieur » à elle – puisqu’il dépend tout de mais il est « particulièrement subtil », juste- parfois entrelacées, des utilisations esthétiques mé en un grand écran sensible (on pourrait dire même de l’action de l’utilisateur. Le corps-en- ment parce qu’il est interactif. Il s’agit d’un que les processus de numérisation rendent un « touch wall »), présentant des images de vironnement virtuel est donc extérieur-inté- hybride qui a un statut ontologique incertain ; possibles15. personnes en transit qui peuvent être arrêtées rieur (cela, que je considère comme un point nous pouvons aussi l’appeler corps subtil d’un Toutefois, à cet égard, une expérience artis- par le toucher de la main et qui sont invitées, essentiel, peut évidemment être discuté, seu- monde non continu, composé de points-don- tique pertinente et que l’on peut désormais par ce geste, à raconter une histoire ou à pro- lement on fera attention à ne pas supposer nées qui se manifestent sous forme de fluidi- historiciser16 par rapport à la substance pa- poser une réflexion personnelle sur un lieu ou que les termes « intérieur » et « extérieur » té et de densité et qui saturent la perception : thique de l’art interactif, accentuée par l’uti- sur une thématique. Mais dans une perspective sont pris ici de manière ingénue ou « natura- un corps que la numérisation rend léger, qui lisation des interfaces naturelles et donc par projectuelle, ce work in progress prévoit que liste », ou qu’ils n’ont pas un « sens phéno- a l’interactivité comme condition de manifes- l’absence de prothèses technologiques gref- le spectateur puisse librement décider d’entre- ménologique »)9. Cela signifie que les corps tation. C’est, en somme, une chose du monde fées dans le corps du spectateur, et par une lacer ou d’opposer à ce qu’il vient d’écouter virtuels ne doivent pas être compris exacte- naturel-artificiel, qui s’insère dans l’espace plus grande, mais relative immédiateté de l’ex- d’autres histoires ou d’autres réflexions, dans ment comme des représentations de la réali- ouvert par la célèbre distinction, puissante périence, est représentée par les « environne- une stratégie complexive et évidente de réor- té, mais comme des réalités construites d’une et paradigmatique, opérée dans la Physique ments sensibles » de Studio Azzurro, conçus ganisation expérientielle de l’archive : une in- manière essentiellement différente de ces d’Aristote, entre les choses qui « existent en comme un « journey of feelings »17. À partir terminable « conversation » sur le passé et sur autres réalités constituées par la participation nature » et les choses « qui existent par d’autres de ces expérimentations, Studio Azzurro a le présent rendue possible par les ressources circulaire du corps vivant avec le monde, qui, causes », c’est-à-dire les étants produits par la d’une part développé une réflexion sur le sens spécifiques de l’image électronique19. grâce à la perception-vision, traverse le corps technique et qui ne possèdent donc en eux de l’interactivité par l’opération artistique, et Je crois que cette projectualité artistico-tech- et devient un geste, un mouvement du corps, « aucune tendance innée au changement12 ». d’autre part lancé un espace d’expérimenta- nologique, désormais historicisable, va dans la éventuellement médié par des instruments de Cela dit, le corps virtuel est « certainement » tion artistique qui me semble parmi les plus même direction que ce que le psychologue et reproduction analogique, et donc image. Les artificiel, produit par la technique, mais il a en prometteurs, justement grâce à son impor- philosophe américain John Dewey a dévelop- corps-environnements virtuels sont plutôt des même temps, ou mieux, il est, une tendance tance éthique potentielle. pé dans Art as Experience (1934) – ce que Wal- « fenêtres artificielles qui donnent accès à « innée » au changement, qui ne dépend pas La recherche de Studio Azzurro s’est engagée ter Benjamin appelait alors la « politisation de un monde intermédiaire10 » dans lequel l’es- de ses composants naturels mais de sa propre en ce sens, par exemple à travers l’élaboration l’art » – et de la tâche qu’il nous confiait de : pace-même est le résultat d’une interactivité, « nature », du fait de son être structurellement de musées thématiques du territoire compris le monde n’arrive pas comme une prise de dis- événement. Hybride, donc artificiel-naturel, comme espaces interactifs d’identités et de « restore continuity between the refined tance, mais comme un sens-sentiment de l’im- en quelque sorte presque système « vivant », mémoire : and intensified forms of experience that mersion, et le corps, étant perçu comme autre, ou, dans le jargon physique, système dissipa- are works of art and the everyday events, assume le sens de sa réalité, de son effectua- tif13 : non seulement objet-événement, donc, « Nous ne raisonnons plus en un sens stric- doings, and sufferings that are universally recognized to constitute experience20. » lité, comme incision pathique et imaginaire, mais sujet-objet, le corps virtuel est propre- tement muséal, mais en termes de lieux de comme production d’émotion et de désir, au ment un étant qui existe en tant que – et seu- “condensation” où la mémoire du passé se point que la sensation de réalité transmise par lement en tant que – rencontre, comme on a confronte avec une participation du pré- Engager l’âme des lieux, la mémoire des per- sent… Nous partons d’éléments caracté- l’environnement virtuel dépend en grande pu le remarquer, entre une écriture numérique sonnes et la culture que les espaces habités ristiques de type historique ou productif… expriment, via les technologies d’avant-garde, partie de son efficacité à provoquer des émo- et un corps rendu sensible à celle-ci, et donc Nous recueillons des images et des témoi- 11 tions chez l’utilisateur . Ainsi, le corps-envi- comme interactivité constitutive, et cela induit gnages et nous les immergeons dans nos de manière à la faire parler « à nouveau », de ronnement virtuel est un intermédiaire non à concevoir la relation (la rencontre) comme systèmes interactifs. Ainsi le scénario – en manière inédite et productive ; unir le souve- seulement comme médiation entre modèle in- constitutive en soi d’entités et donc distincte plus de raconter un passé, une histoire – ra- nir et le récit de la tradition avec des formes formatique et image sensible, mais avant tout des propriétés relationnelles, et à construire conte quelque chose des langages mêmes d’interactivité qui, en les contaminant, les un intermédiaire entre intérieur et extérieur une ontologie, encore largement inédite, des avec lesquels il est mis en scène18. » rendent riches d’expériences : plus l’expéri- comme faces d’un même phénomène, un lieu relations, une expansion reconnaissante de mentation artistique saura interagir avec la étrange où la frontière devient territoire. Ainsi l’aménagement du monde. Il s’agit de repenser le passé personnel et nouvelle culture muséale, capable de penser les corps-environnements virtuels ne sont ni collectif au futur, pour en faire un projet, l’art comme occasion d’expérience collec- de simples images, ni de simples corps, mais Vers un art virtuel comme cela ressort des installations intitu- tive et participative orientée vers le futur, vers des corps-images qui échappent à la distinc- Or, je ne crois pas que soient déjà apparues lées Porteurs d’histoires (développées de- des formes et des langages non standardisés tion ontologique entre « objet » et « événe- des œuvres d’art14 qui soient des corps-envi- puis 2008), dans lesquelles se produit « une qui invitent au dépassement des clichés per- ments », puisque, comme les « objets », ils ont ronnements virtuels dans le sens décrit ci-des- réactualisation procédurale et interactive des ceptifs et cognitifs, et surtout plus elle sau- une relative stabilité et ils perdurent dans le sus, pas même comme projets ou comme histoires individuelles dont l’archive non écrite ra dialoguer avec ces tendances ouvertes et temps, mais, tout comme les « événements », expérimentations. Il faut tout de même suivre de chaque communauté est composée. Dans sans scrupules de la conception urbaniste et ils n’existent que lorsque l’interactivité se avec intérêt ces recherches qui travaillent les la série d’installations qui a pour titre Porteurs territoriale qui tente aujourd’hui de dépasser

182 183 la culture abstraite du « plan régulateur » en serliana CXXI, 2018, 569-579. reconsidérant les dimensions de la tempora- 10 Ph. Quéau, Metaxu, op. cit., 18. 11 lité et de l’invisible que la logique cartogra- Cf. G. Riva, A. Gaggioli, La realtà virtuale, Flo- phique avait contraint à abandonner, plus il rence, Giunti, 2019, 115-130. 12 Aristote, Physique, II, 1, 192 b. sera alors possible de travailler dans la direc- 13 Pour une approche de l’étude des systèmes biolo- tion d’un éthos esthétique de quelque utilité. giques en termes de théorie quantique des champs, cf. E. Del Giudice, « The psycho-emotional-physical Traduit de l’italien par Gael Caignard. unity of living organismo as an outcome of quan- tum physics », in G. Globus, K. Pribram, G. Vitiello (eds.), Brain and Being. At the boundary between 1 Cet article divulgue certains contenus de mon science, philosophy, language and arts, Amsterdam, livre Image, Art and Virtuality. Towards an Aesthetics Benjamins, 2004, 71-88 ; G. Vitiello, « The dissi- of Relation, sous presse chez Springer. pative brain », in G. Globus, K. Pribram, G. Vitiello 2 L. Urbani Ulivi, « Mind and Body. Whose? Philo- (eds.), Brain and Being, op. cit., 315-334. Les études sophy of Mind and the Systemic Approach », in L. d’Emilio Del Giudice et de Giuseppe Vitiello per- Art(s) and (some) Thoughts Urbani Ulivi (ed.), The Systemic Turn in Human and mettent de mettre en route un projet de recherche Natural Sciences. A Rock in the Pond, Cham-New intégré entre physique et esthétique, un champ York, Springer, 2018, 195. d’intersection qu’il faut, à mon avis, entretenir avec 3 M. Dell’Utri, « Introduzione », in M. Dell’Utri soin. (dir.), Olismo, Macerata, Quodlibet, 2002, VII. 14 Je ne m’occupe pas ici d’« œuvre d’art » comme 4 Je trouve intéressante, puisque cela est cohérent, exemple de système, mais seulement du rapport il me semble, avec le premier type de perspective entre corps virtuel et opération artistique. systémique que l’on a signalé, l’approche de Peter 15 Pour des informations plus détaillées voir R. Dio- Menzies, qui considère que la context-sensitivity dato, Esthétique du virtuel, Vrin, Paris 2011. Art(s) et (quelques) devient intrinséque aux conditions de verité des 16 Cf. V. Valentini (dir.), Studio Azzurro. L’esperienza assertions causales (cf. P. Menzies, « Difference-Ma- delle immagini, Milan, Mimesis, 2017 (en particu- king in Context », in J. Collins, N. Hall, L. A. Paul lier S. Borutti, « L’arte relazionale di Studio Azzur- (eds.), Causation and Counterfactuals, Cambridge, ro: alcune questioni filosofiche », 97-108). Pour réflexions MIT Press, 2004, 139-180, en particulier 151). une synthèse, voir L. Marcolini, « Studio Azzurro: 5 Pour une introduction conceptuelle et pour une un percorso », Arte Cristiana 912, 2019, 192-205. 17 première bibliographie, voir G. Vitiello, « Oggetto, Comme on peut le lire sur leur site www.stu- percezione e astrazione in fisica », in F. Desideri, dioazzurro.com 18 G. Matteucci (dir.), Dall’oggetto estetico all’oggetto « Oltre i confini delle immagini : l’estetica delle artistico, Florence, Firenze University Press, 2006, relazioni. Conversazione con Paolo Rosa a cura di 11-21. B. Di Martino », in B. Di Martino (ed.), Studio Azzur- 6 Pour des informations plus détaillées voir R. Dio- ro. Tracce, sguardi e altri pensieri, Milan, Feltrinelli, dato, « Ontology of the Virtual », in S. Chiodo, V. 2007, 48-49. Les premières expériences ont été le Schiaffonati (eds.), Italian Philosophy of Technology, musée de la Resistence de Fosdinovo et le musée de Cham, Springer, 2021, 233-245. la roue en province de Biella, sur la culture textile, 7 Sur le concept de « virtualité » et pour les nom- et le remarquable Museo della mente, auprès de breuses définitions de « virtuel », voir la première l’hôpital santa Maria della Pietà de Rome, consacré partie, « The Foundation of Virtuality », de M. à l’expérience de la folie. Grimshaw (ed.), The Oxford Handbook of Virtuality, 19 P. Montani, L’immaginazione intermediale. Per- Oxford-New York, Oxford University Press, 2014, lustrare, rifigurare, testimoniare il mondo visibile, 17-125. Rome-Bari, Laterza, 2010, 69. 20 8 Cf. surtout Ph. Quéau, Metaxu. Théorie de l’art in- J. Dewey, Art as experience, New York, Perigee termédiaire, Seyssel, Champ Vallon/INA, 1989. Books edition, 1980 [1934], 3. 9 À ce sujet voir R. Diodato, « Phenomenology of the Virtual Body : An Introduction », Analecta Hus-

184 over the use of loudspeakers in the public fast and unconscious reactions of the Intrusiveness, Annoyance and Sound Design space.4 auditory system (and probably most basic Andrea Cera, Nicolas Misdariis1 We propose that the negative consequences evolutionary functions), and ending with the arising from an insensitive use of sound in a ones which interest the most complex, slow We try to propose a series of practice-based guidelines for a low-intrusiveness / low-an- context of unwilling listening could be ranged and possibly conscious ones (and probably noyance form of sound design. We describe a series of unwanted side-effects, resulting in 4 categories: most sophisticated evolutionary functions), we show a series of practical cases where artificial from the action of aural stimuli in different parts of the auditory system, which we partly 1) Startling effects (involving unintended sound production can trigger unwanted side- observed in our sound design practices, and partly corroborated through scientific litera- automated primitive responses to auditory effects. We offer some possible explanations, ture. We then argue which actions should be taken by sound designers in order to avoid stimuli)5 and propose a series of subsequent suggestions these effects. We end up by devising a system of constraints that can be optimized but not 2) Intrusiveness (proto-emotional reactions for sound designers. solved. potentially related to threat) 3) Distraction (due to excessive attentional or Foreground / Background Like a concert of Pavlov’s bells (the signals and elaborated, symbolic expression through memory load, in competition with other tasks) Startling effects and intrusiveness of a foreground used by I. Pavlov – russian physiologist, Nobel musical features creates the risk of a profound 4) Annoyance (long-term negative effect due to sound are related to its background. 1904 –, to elicit salivation in dogs trained to distortion in the artificial sonic world around repetition of intrusive / distractive sounds). The most basic activity of the auditory system associate the sound of a bell and the delivering us. This paper is an attempt to give a clear is probably the analysis of differences in the of food) –, today’s soundscapes, rich in alerts, vision of this risk, and to clarify the negative Starting from the sonic elements and soundscape, to find if there is a new sound, and notifications, jingles and ubiquitous music, consequences of the use of musical cues in the dimensions which elicit the most primitive, where it is located. The emergence of a sound provoke unconscious responses in us. Behind world of sound design. the surface of this apparently jolly soundscape, Far from outlining an exhaustive view of the quantities of orders, directions, injunctions, problem (e.g., the conflict with the idea of might be (unintentionally?) telling us how fast earcons2 – which makes great use of musical to move, where to look, when to pay attention. elements such as pitch structures), this paper Part of the dystopian quality of today’s sound- aims at sketching out a series of intuitions scape could arise from an abuse of musical that could be used as guidelines for a low- features in signals that communicate extremely intrusiveness / low-annoyance form of sound simple, non life-threatening informations. design. These intuitions are built on empirical Sound elicits an extremely complex (and not observations made by the authors during a yet fully understood) web of relations between long period of work in the automotive industry automated physiological reactions, perceptual (several collaborations with Renault from the activities (attention direction, saliency end of the 90’s). evaluation, …) and cognitive systems (listening abilities, mental categories, layers of memories, Our hypothesis emotional architectures). Intentional sounds – different from consequential When trying to communicate simple, factual sounds3 – coming from the car’s interior notions such as “a call is coming” or “this device (blinkers, seatbelt alarms, welcome messages, has successfully booted,” sound designers reminders, etc.) might be heard several times should strive to activate only the minimum during a trip. Usually, driver and passengers and sufficient number of mental activities to cannot switch these sounds off. While useful code the information. On the other hand, if we and sometimes mandatory for safety, these integrate Umberto Eco’s idea that works of art sounds might be potentially irritating and allow vast numbers of interpretations, or the annoying for users. This consideration can be different hypotheses about the function of extended to other sound design cases, such as music in evolution, musicians – and not sound the creation of ringtones, or feedback sounds designers – should try to integrate the biggest for medical equipment. possible number of mental systems, in order to We call this situation “unwilling listening,” Guidelines for low-intrusiveness sound design. maximize their work’s reach. inspired by the concept of “forced listening” We hypothesize that the partial confusion – the highly controversial term which heated between simple, distilled sonic communication numerous debates in the US since the 40’s,

186 187 from a soundscape could reveal the presence a more complex level of sound analysis might Sound designers need to recognize these relatively simple, such as the ones responsible of a salient or alerting event (a potential threat, begin: the exploration of features such as the phenomena and learn how to deal with for identification (of a sound’s source), a signal useful for orienting). central spectroid or brightness (possibly related them. Typical specific actions could be in situ interpretation (of a phoneme), discrimination We observed that, in car user’s terms, when a to energy and dimension of the sound source), mastering, car’s cockpit resonances modeling (between two tones), or more sophisticated, sound clearly emerges from a background it roughness (possibly conveying information (with Impulse Response measurement) or like the ones that allow for the comprehension risks to be considered “loud”: users often ask to about intention), etc. realistic studio configuration (working on the of a speech, the ability to follow a musical form, “turn down the volume” of intrusive sounds. We These mid-level forms of analysis could dedicated loudspeaker). the association between a sound and its source. could deduce that a low-intrusiveness / low- be linked to a primitive system of memory This interaction between stimuli and cognitive annoyance paradigm should include diffusion and categorization, which elicits arousing Duration activity could add a further level of negative at the lowest possible amplitude. While this automations. If the sound falls in a certain Intrusiveness of a sound is linked to its duration. appraisal to a sound source, by some kind of seems in general reasonable, there is another category (e.g., a “close, moving toward me, The temporal dimension could be an important feedback (recognizing a source of intrusion factor to be taken into account: the mechanisms rough, big thing”), the system could initiate sonic cue9, especially for the perception of leads to a higher focus on it, enhancing its that encourage fusion or segregation of sound an alerting state activation. This hypothesis danger. intrusiveness). For instance, studies on urban events in a complex sound scene. During the is corroborated by some initial research by Research shows that – other features being soundscapes show that the recognizability 90’s, the Auditory Scene Analysis (ASA) theory6 Anna Preis (a psychologist and cognitive equal (amplitude, spatial position, timbre, of annoying sources (i.e. “a jackhammer in shed light on psychoacoustic and cognitive neuro-scientist who worked in the field etc.) – a long sound is likely to be more intrusive the street”) augments the level of perceived mechanisms underpinning spectral emergence of environmental sound analysis), which than a short one. A low-intrusiveness strategy annoyance, compared with the lack of of a sound from its background. links intrusive timbres to quantity of partials should then probably aim at the shortest recognition.11 From this perspective, a low-intrusiveness form beyond the masking threshold, roughness, sounds, as long as the needed informations are We could assume that for the same reason, of sound design emerges from the sense of and frequency of the most emergent spectral properly communicated. pitched and rhythmical events used in wrong proportion between timbral contrast with the component.8 As a counterweight, we often noticed that contexts might create annoyance. Pitch and background (non-integration) and amplitude It is important to underline that these features, very short sounds might create feelings of rhythm are ideal candidates for conveying settings. while potentially intrusive, could nonetheless urgency. If not needed, this effect could to be symbolic information: tone sequences Spectral / timbral analysis of the features of the be extremely useful to help the emergence of neutralized by using other strategies. Intuitive and rhythmic patterns are categorized and background where a sound will be placed is a specific sound from a complex background. use of reverbs, or particular attention to sound memorized more accurately than spatial an important pre-requisite. Given the volatility Placing a potentially intrusive sound (e.g., a morphologies (attack, decay or release) can movements, or loudness changes12 (it is worth of contemporary soundscapes, real-time sound with a spectral centroid around 3000 help in creating short audible duration and noticing that mood induction techniques select analysis of the sonic background should be an Hz. – the minimum of the ear sensitivity), at long, almost inaudible, tail which can dampen music using mainly pitch and rhythm related important future direction of investigation. very low amplitude (just above the detectability this “urgency” effect. features). Then, pitched and rhythmic sound Sound movement in space can also create threshold), could minimize its intrusiveness. Considering especially the sound’s attack, structures can become highly recognizable emergence from the background. Regarding this Timbre definition, amplitude settings and in our automotive experience, two extremes after a few listenings. This high recognizability dimension, in the work for Renault Symbioz7,we background timbral features analysis should be should be avoided: overly percussive sounds, can easily trigger annoyance. experimented with light random movements parts of a holistic sound design methodology. with noisy attacks (better apply short fades-in In the case of automotive Human-Machine of virtual audio sources within the car’s cockpit. Back again to our work experience in the and quick opening lowpass filters); and sounds Interfaces (HMI), we empirically noticed that A further reason to support these experiments automotive industry, there is also a repertoire with a too long fade in (which obviously once the information / function has been is that a virtually moving sound interacts in of rules for avoiding sounds that, while being contributes to the total duration). learned, a bifurcation seems to happen. different ways with the inner acoustics. This intrusive, could also reveal badly functioning Further research should be included about After a learning curve, the meaning of a highly creates modulations in acoustical resonances, mechanical parts in the car’s fabric (e.g., perceived sound duration10: is there a threshold recognizable signal (e.g., the “welcome helping the sound to further emerge from the clinking related to bad vibrations). At the between the clearly audible components and sound,” indicating a correct boot of the car’s background noise at low amplitude levels. same time, automotive sound technologies the ones that are more transparent? Are timbre computer) becomes clear. At this point, the In the future, the study of bioacoustics and (small loudspeakers, resonating cavities of the and amplitude variations influencing the auditive / cognitive system seems to split its acoustic ecology could also be particularly cockpit, extremely simple embedded synthesis perceived duration of a sound? activity into: inspiring in order to extract guidelines of ecologic systems) can lead to timbral idiosyncrasies, sonic behavior from natural observation. like harsh timbres, high-pitched materials, Cognition, memory a) a quick recognition of the sound’s meaning harmonic distortion, etc. Cognitive processes contribute to annoyance. (even before the sound’s playback is over), Timbre In these two cases, we find the same constraints Listening is connected not only with primitive b) a passive listening to the rest of the sound as A few timbral features are directly linked to described above (e.g., exaggerated prominence and unconscious responses, but also with a non-asked-for musical event. This can cause intrusiveness. of a high pitched spectral component caused cognitive processes, which may arise to annoyance effects. Once a sound has emerged from a background by a resonant cavity in the cockpit, leading to consciousness and make use of complex and has been identified as a meaningful unit, intrusiveness according to A. Preis). memory systems. These processes can be

188 189 From these observations we propose that will forcedly create degrees of intrusiveness, 10 D. T. Ries, R. S. Schlauch & J. J. DiGiovanni, pitched and rhythmic content should be used distraction, and finally annoyance. These “The role of temporal-masking patterns in the with extreme prejudice when designing consequences can never be avoided determination of subjective duration and loudness sounds for forced listening situations. An completely when designing an effective audio for ramped and damped sounds,” The Journal of the alternative solution could be to integrate communication. Acoustical Society of America 124(6), 2008, 3772- 3783. generative systems that continuously vary the But thoughtful sound design can minimize 11 C. Guastavino, “The ideal urban soundscape: musical functional elements, in order to avoid these consequences: working on the way a Investigating the sound quality of French cities,” the trap of memorization while maintaining signal emerges from its background relations; Acta Acustica united with Acustica 92(6), 2006, some form of identity. curating its timbral qualities in order to avoid 945-951. the intrusive features listed above; minimizing 12 S. Clément, L. Demany & C. Semal, “Memory for Context duration; controlling that attentional and pitch versus memory for loudness,” The Journal of Annoyance arises from a contradiction of memory systems are not unintentionally the Acoustical Society of America 106(5), 1999, context and function. overloaded; avoiding disruption of the 2805-2811. Listening to a klaxon can be an enjoyable ergonomic context. 13 R. Moreno & R. E. Mayer, “A coherence effect activity if my soccer team has won the Sound designers must find good compromises in multimedia learning: The case for minimizing championship and everybody is in the street between efficacy / expressiveness and minimization irrelevant sounds in the design of multimedia instructional messages,” Journal of Educational celebrating from his car. But if I am trapped of intrusiveness / annoyance effects. psychology 92(1), 2000, 117. in a traffic jam and I’m late, the same klaxon 14 B. Berglund, K. Harder & A. Preis, “Annoyance becomes highly annoying. Aside from this perception of sound and information extraction,” example, presence of competing sound The Journal of the Acoustical Society of America 1 STMS (Ircam-Cnrs-SU) / Sound Perception & signals, coexistence with activities that 95(3), 1994, 1501-1509. require different levels of attention13, temporal Design team. 2 M. M. Blattner, D. A. Sumikawa & R. M. Greenberg, disposition of events, information competition, “Earcons and icons: Their structure and common visual noise, etc. together with audio / visual design principles,” Human–Computer Interaction 4 or audio / physical divergence (i.e. perceptual (1), 1989, 11-44. Corporalité, corporéité et embodiment en modification au contact des incompatibility between the sound and the 3 L. Langeveld, R. van Egmond, R. Jansen & E. object / icon it is related with) are factors to be Özcan, “Product sound design: Intentional and technologies taken into consideration. consequential sounds,” in D. A. Coelho (ed.), These elements are not always in the hands Advances in industrial design engineering, Rijeka, Isabelle Choinière of sound designers but should be accurately Intech, 2013, 47-74. 4 analyzed in any case, in order to quantify the L .R. Sewald, “Forced Listening: The Contested Cet article souhaite examiner l’interrelation des notions de corporalité, de corporéité et d’em- Use of Loudspeakers for Commercial and Political danger of annoyance coming from social, bodiment dans une approche transdisciplinaire pour réfléchir au nouveau statut du corps ergonomic, informational and situational Messages in the Public Soundscape,” American Quarterly 63(3), 2011, 761-780. contemporain dans le contexte technologique. Il prend notamment en compte les théories needs linked with a specific situation and the 5 M. M. Bradley & D. Sabatinelli, “Startle reflex sur la complémentarité des intelligences d’Howard Gardner, psychologue en développement modes of listening potentially arising from it. modulation: perception, attention, and Emotion,” humain du Harward University, présentées dans son ouvrage Note that the last two points appear to be of Frame of Minds : The theory of in K. Hugdahl (ed.), Experimental methods in multiple intelligences (1983)1, et examine plus spécifiquement la réintroduction de l’intelli- paramount importance since seminal research neuropsychology, Boston, Springer, 2003, 65-87. 14 6 gence corporelle dans la réorganisation du savoir. Trois notions sont en particulier utilisées : works in annoyance perception point out A. S. Bregman, Auditory scene analysis: The that cognitive, emotional and social factors perceptual organization of sound, Cambridge, MIT la corporalité – telle que développée par Michel Bernard, professeur d’esthétique théâtrale seem to overweight the purely acoustically press, 1994. et chorégraphique et co-fondateur du département de danse de l’Université Paris 8, dans son intrusive factors (i.e. the three first points of the 7 N. Misdariis, A. Cera & W. Rodriguez, “Electric livre De la création chorégraphique (2001)2, indiquant qu’elle concerne le corps physique current reasoning) as constitutive elements of and Autonomous Vehicle: from Sound Quality dans sa matérialité ; la corporéité, concept transdisciplinaire qui se définit selon Michel Ber- an annoying context. to Innovative Sound Design,” in International nard et sa collègue Julie Perrin comme un état du corps où ce dernier ne peut plus être réduit Commission for Acoustic (ICA)-International 3 Congress on Acoustics, 2019. à sa réalité biologique – ce qui implique selon Perrin de revoir toute la problématique du Conclusion 8 A. Preis, “Intrusive sounds,” Applied Acoustics corps comme être plein de l’ontologie classique, le « carrefour » de la corporéité traduisant Taken together, these observations uncover 20(2), 1987, 101-127. une réalité mouvante, mobile, en transformation continuelle, faite de réseaux d’intensités et a system of sound design constraints that are 9 D. Ariely & G. Loewenstein, “When does duration de forces modifiant la sensorialité ; et enfin l’embodiment, en tant qu’acte d’intégration par not totally solvable. There is an intricacy of matter in judgment and decision making?,” Journal le corps ‒ ici dans un environnement désormais technologique. such a system. To catch the listener’s attention, of experimental psychology: general 129(4), 2000, a minimal startle effect is unavoidable. This 508.

190 191 Le champ d’application des recherches-créa- Québec, Allemagne et 2014 en Colombie) ; à un ordinateur afin d’être transformées en si- types de méthodologies conséquentes à leurs tions présentées dans cet essai concerne donc la phase #5 a été menée en 2016 aux États- gnaux audio, aussitôt transmis en direct (trai- disciplines, à l’évolution de leurs pratiques de celui des nouvelles pratiques artistiques, Unis. En voici une description schématique. tés et spatialisés) dans l’environnement de la recherche-création9. celles des nouvelles scènes contemporaines performance. Les sons et les gestes de chaque Selon mes recherches, ce principe prend an- performatives hybrides intégrant la techno- Le Corps Collectif a été conçu comme une enti- performeuse revenaient à elle comme l’écho crage dans la pensée nietzschéenne de l’exis- logie, et plus particulièrement celles qui uti- té hybride : une sculpture tridimensionnelle en d’une manifestation corporelle médiatisée tentialisme phénoménologique ; il s’incarne lisent la somatique comme technique d’édu- mouvement mettant en scène cinq danseuses pour s’étendre ensuite vers les autres perfor- par un investissement profond du corps avec cation corporelle et de conscientisation. Les quasiment nues, en contact presque perpé- meuses, intensifiant, complexifiant et définis- le corps vécu, devenu ouverture. Le concept pratiques somatiques constituent une forme tuel5. Cette forme prend comme repères les sant les cinq corps comme un même corps de corps vécu peut se traduire par ce que de complexité expérientielle en soi, car elles sensations tactiles, kinesthésiques et les sen- collectif sonore. Nietzsche nomme une attitude esthétique, une sont centrées sur une prise de conscience du sations proprioceptives ancrées dans l’expé- vision et une pratique du monde qui tend vers corps en mouvement et impliquent une série rientiel, l’évolutif et le transversal : une forme L’analyse que je propose ici s’appuie donc sur une philosophie du devenir, c’est-à-dire une d’apprentissages liés à l’interaction synergique perceptive en évolution, avec des reconfigu- une expérience directe. Le corps (c’est-à-dire philosophie qui passe par le corps : être un entre la conscience, le corps en mouvement rations sensorio-perceptuelles continuelles. le nôtre, celui des performeurs et celui des corps, faire (action), risquer et créer10 – selon et l’environnement. Si la recherche en art du La tactilité, comme stratégie de recherche et chercheurs-spectateurs-participants) est abor- la passion du philosophe pour le dionysiaque. mouvement (danse, performance) intégrant la outil de composition principale participant à dé comme terrain et base de la création et de Par conséquent, ce retour et la prise en compte technologie, a ses racines dans le courant in- la dé-hiérarchisation des sens, a été utilisée l’expérimentation des effets de la technologie, de l’expérientiel impliquent de revenir sur les terdisciplinaire de danse du post-modernisme pour bouleverser la logique de la sensation prenant en compte la tactilité et l’haptique im- définitions grecques de l’esthétique, aesthesis américain (1960-fin 1970), elle s’actualise s’appuyant uniquement sur le schéma senso- pliqués dans cette relation : le corps de l’ar- ou aisthêtikos – qui a la faculté de percevoir dans la recherche des rapports entre la soma- ri-moteur, ou sur la séparation de l’intérieur et tiste, du danseur (ou artiste du mouvement), ou de comprendre – et aisthêsis, sensation. tique et la technologie (1995-aujourd’hui). de l’extérieur. Cela a causé la dissolution per- est ainsi le premier site de recherche et de dé- Le devenir, propre au corps vécu, passe donc En tant que chorégraphe, j’intègre la technolo- ceptive de la « surface », une dissolution de la couverte. pour l’essentiel par l’embodiment. gie depuis le début de ma pratique artistique frontière psychocorporelle6, de la relation de Les résultats obtenus par ces années d’expé- L’embodiment n’est surtout pas un phénomène de manière à transformer et à « réorganiser » la séparation entre l’objet et le sujet, de moi et rimentations en tant que chercheure-artiste passif : il comprend une dimension articulée – perception sensorielle du performeur ; comme de l’autre, du performeur et du spectateur. Ce internationale en nouvelles scènes contempo- au sens d’une mise en relation. Il s’agit d’un l’a dit la théoricienne et professeure de Dance corps physique collectif a également été pour- raines intégrant la technologie, et utilisant l’im- acte de trans-formation qui inclut une action and New Media Andrea Davidson, j’envisage vu d’une dimension sonore, le son étant géné- mersion comme stratégie de déstabilisations forte d’intégration, et ce, par le corps, qui est la technologie comme un outil susceptible ré en temps réel par les danseuses et lié aux sensorio-perceptuelles de recherche-création, constamment engagé dans un processus de d’auto-transformation4. Mes recherches-créa- diverses dynamiques de leurs mouvements. Il se sont vus confirmés par la philosophie de la devenir, jamais fini et toujours à se faire. tions veulent explorer une conception diffé- s’agit donc aussi d’un corps sonore collectif. phénoménologie de Maurice Merleau-Ponty. rente du corps performatif à travers son contact Cette entité joue le rôle du sixième danseur C’est plus précisément dans l’approche phé- L’enjeu était donc de considérer une autre on- avec la technologie, celle-ci étant d’ailleurs dans sa dynamique particulière, sa temporalité noménologique existentialiste qu’elles ont tologie du corps par l’intégration de la soma- abordée comme une physicalité (on sent par et son rapport à l’espace. Ainsi, ces deux corps pu se développer – l’« existentialisme de type tique dans le processus de recherche-artistique 7 11 exemple la vibration du son sur la peau et – le corps collectif physique et le corps col- positif » tel que l’historienne des arts, dan- avec la technologie . le corps), un environnement et un nouveau lectif sonore – sont en constante interrelation seuse-chorégraphe et praticienne en soma- En menant des expérimentations sur l’explora- contexte d’apprentissage. Elles ont été ré- et sont interdépendants à tout moment, et ils tique Sondra Horton Fraleigh le définit dans tion et l’intégration des trois principes fonda- alisées entre fin 1994 et 2008 dans le cadre sont encore expérimentés dans un environne- Dance and Lived Body : là où le nihilisme sert teurs de l’éducation somatique – « la création des activités de la compagnie Le Corps Indice ment technologique dans lequel performeurs à expérimenter et vivre l’être sans essence pré- d’un nouveau contexte d’apprentissage » (ici (conçue comme un laboratoire de recherche), et spectateurs sont immergés. déterminée, prêt à recommencer à zéro, un l’environnement technologique), « l’harmoni- puis de 2005 à 2016, pour l’essentiel dans le Pour être en mesure de faire le lien entre le être-qui-est-à-se-faire, un pont, une ouverture. sation sensorielle » (un type d’auto-organisa- cadre de travaux doctoraux et postdoctoraux corps collectif physique et le corps collectif Le principe qui sous-tend l’existentialisme de tion sensorielle), et « le repos potentialisé » (un en recherche-création. La série principale de sonore, nous avons développé et utilisé des type positif peut se relier à une modalité de la type de programmation ou reprogrammation ces recherches-créations porte sur le projet du dispositifs technologiques invisibles, compo- découverte, et demande une approche qui se neuronale) – dans un processus de création corps collectif physique et sonore. sés d’une part de systèmes de transmissions libère des anciennes méthodologies. Les bases intégrant la technologie, notre objectif depuis Plusieurs étapes ont marqué cette recherche : sans fil munis d’un micro portés par chaque de la méthode d’expérimentation développée les dix dernières années a été de révéler de la phase #1 a été menée en 2005 au Québec ; danseuse, dissimulés sur leur tête à l’aide d’un et utilisée, et les stratégies de recherche-créa- nouvelles manifestations et dynamiques d’in- la phase #2 en 2006, en France et au Québec ; turban noir, et d’autre part, d’un logiciel origi- tion qui en sont issues, sont fondées sur ce prin- ter-pollinisation entre la somatique et les tech- la phase #3 a conduit à la création de Meat nal créé pour spatialiser le son en temps réel. cipe8. L’approche fait écho aux conclusions de nologies en se détachant de la conception oc- Paradoxe (2007-2008, France et Québec) ; Les expressions gestuelles et sonores émises la majorité des auteurs qui soutiennent que les cidentale du corps – marquée par la finalité, la la phase #4 est intitulée Flesh Waves (2013, par les danseuses étaient ensuite transmises artistes-chercheurs doivent inventer d’autres fixité, le visible, la limite anthropomorphique

192 193 21 et la matérialité – pour introduire, à la lumière comprendre le corps comme une ouverture, ontologique du corps placé sous l’action, et un ou plusieurs gestes », et « la technologie 22 des conceptions de l’Asie ancienne, de l’Ex- un carrefour d’influences et de relations, une activé par la technologie. Ces corporéités doit d’abord être vécue » pour être comprise. trême-Orient, de l’Afrique, du Brésil ou d’Haï- réalité changeante, faite de réseaux d’intensi- sont des modes d’être, des états de corps qui Cette proposition reflète une approche phé- ti, la valeur de l’invisible, du transitionnel, de tés et de forces. C’est donc par la conscienti- ne peuvent plus être réduits à sa seule réalité noménologique de la technologie impliquant l’instable, du microscopique et du phénomène sation, propre à l’éducation somatique, de ce biologique. La corporéité est donc une forme le corps dans sa dimension de corporalité, de de transformations profondes d’ordre psycho- réseau d’intensités et de forces – qui corres- du corps vécu, ici dans le contexte spécifique trans-formation et d’évolution. corporels. pond en partie à l’organisation des sensations de ces expérimentations, où la technologie Dans l’évolution de l’interrelation entre le internes du performeur –, et de ce carrefour est vécue en tant que nouvel environnement corps et l’environnement, les deux sont en Sur le plan méthodologique, il fallait donc aus- d’influences et de relations – qui correspond et physicalité. Il s’agit donc d’un phénomène trans-relation, et une trans-formation se pro- si passer d’une dynamique interdisciplinaire12 notamment à la conscientisation de la mise simultané d’intégration par le corps : l’embo- duit. Cette coévolution implique une autre re- – où les disciplines gardent leurs essences par en relation entre cette organisation sensorielle diment. lation entre le corps et la technologie et exige peur de perdre leurs identités –, à une dyna- interne et le monde extérieur – que les expéri- Ces émergences ou nouvelles formes de cor- la conscientisation des changements des re- mique transdisciplinaire13 – où l’interaction des mentations sont conduites. poréités et d’ontologies sont issues de pro- pères corporels internes. disciplines entraîne une évolution et une trans- cessus d’altération et d’interrelation en tant formation –, selon la complémentarité des in- D’abord intuitive, puis inspirée des théories de qu’actions et résultats d’intégrations dans un 1 telligences d’Howard Gardner, et notamment Merleau-Ponty sur la constitution du « corps environnement technologique. On peut alors H. Gardner, Frame of Minds : The Theory of Mul- 16 17 en réintroduisant l’intelligence corporelle dans propre » par le « toucher », la conscienti- envisager et observer l’interrelation évolutive tiple Intelligences, New York, Basic Books, 2006 le processus, à la fois expérientiel et d’analyse. sation de ces divers éléments nous a alors entre la corporalité – la corporéité – et l’em- [1983]. 2 La pertinence de la théorie de Gardner dans conduits à définir des stratégies de déstabili- bodiment dans son rapport de trans-formation, M. Bernard, De la création chorégraphique, Paris, Éditions Centre national de la danse, 2001. cette méthodologie tient notamment du fait sations sensorio-perceptuelles via l’intégration de déstabilisation et de reconfiguration dans 3 J. Perrin, « Les corporéités dispersives du champ qu’elle différencie les intelligences en moda- performative d’un contexte général technolo- cet environnement technologique et les émer- chorégraphique : Odile Duboc, Maria Donata d’Ur- lités spécifiques (apprentissage, sensoriel,etc .) gique – un nouveau contexte d’apprentissage gences qui en résultent. so, Julie Nioche », in H. Marchal & A. Simon (dir.), et ne conçoit pas l’intelligence comme domi- – affectant le phénomène d’harmonisation Cette auto-organisation en lien avec l’environ- Projections : des organes hors du corps, Paris, 13– née par une capacité unique (logico-mathé- sensorielle par le principe d’auto-organisa- nement est examinée sous la perspective du 14 octobre, 2008, 101-102. En ligne : http://www. matique) ; la connaissance première, de fait, tion sensoriel intrinsèque au corps, et par la corps sensible et somatique en mouvement, epistemocritique.org/IMG/pdf/ProjectionsPerrin. peut se faire par la sensation, et le danseur, par reprogrammation neuronale18 provoquée ou « sixième sens », tel que défini par le neu- pdf. 4 exemple, apprend par l’information tactile, à par la création de nouvelles références sen- rophysiologiste français Alain Berthoz, spécia- A. Davidson, « Somatics : An orchid in the land of travers le mouvement. En modifiant les repères sorielles – celles-ci de type médié – grâce à liste de la physiologie de la perception et de technology », Journal of Dance and Somatic Prac- tices 5(1), 2013, 10. internes du corps (où vont coexister les repères l’outil somatique intégratif du repos potentiali- l’action. Selon Berthoz, cet état d’auto-orga- 5 Voir https://www.youtube.com/ dits normaux et médiés) – et leurs structures ou sé. L’hypothèse désormais validée était que la nisation sensoriel, perceptuel et moteur dans watch?v=TtQtcmsYJh4&feature=youtu.be. leurs cartographies d’organisation –, on modi- technologie utilisée dans ces expérimentations l’environnement technologique est un devenir, 6 S. Rolnik, « O outro faz parte da obra ou a obra fie la façon de sentir, de percevoir le monde et comme une physicalité active un processus de car dans ce processus « chaque sens dé-com- faz parte do outro ? », Forum F.A.Q. – Perguntas d’organiser l’œuvre. On réintroduit le corps, reconfiguration sensorio-perceptuel apte à dé- pose la réalité sensible en composantes qui Sobre Arte, Consciência e tecnologia, Social Service son intelligence spécifique et la dimension velopper, non pas une, mais de multiples cor- sont ensuite recomposées, liées20 ». of Commerce/Sergio Motta Award for Art and Tech- évolutive du processus dans l’expérimenta- poréités via la modification physique et phéno- Cette reconfiguration des sens menant à nology, São Paulo, Brésil, 30 novembre, 2006. 7 tion. C’est la compréhension et la construction ménologique de l’effet de la technologie sur le l’émergence de nouvelles ontologies du corps S. H. Fraleigh, Dance and Lived Body : A Descrip- de ces rapports renouvelés qui nous aident à corps performatif en mouvement, générant no- demande certaines conditions d’expérimenta- tive Aesthetics, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 1996 [1987], 4. percevoir et comprendre le nouveau statut du tamment d’autres comportements performatifs tion et une ouverture à la remise en question 8 I. Choinière, E. Pitozzi, A. Davidson et al., Par le corps contemporain. tels que des types inédits de projection perfor- de certains présupposés. Et l’on peut en cela prisme des sens : médiation et nouvelles réalités Comme le dit le philosophe irlandais Dermot mative dite “la présence du performeur”. Ici, la s’appuyer sur les recherches du paléontologue, du corps dans les arts performatifs. Technologies, Moran : « Ontology is understood in pheno- technologie est un élément déstabilisateur qui ethnologue et préhistorien français André Le- cognition et méthodologies émergentes de re- menological terms as not just what beings crée une référence expérientielle différente : la roi-Gourhan, qui présente le phénomène de cherche-création, Sainte-Foy, Presses de l’Universi- are, but as ways or modes of being ; ontology nouvelle réalité du performeur et du spectateur l’évolution technique et de l’évolution hu- té du Québec, coll. « Esthétique », 2019. (Égale- considers how we come to be in a dynamic (qui est lui aussi immergé dans le dispositif). maine comme une combinatoire absolue : le ment publié en anglais : Through the Prism of the sense14 ». Et comme le dit Julie Perrin en se ré- Ce réel étant avant tout celui vécu et senti par corps évolue pour s’adapter à son environ- Senses : Mediation and New Realities of the Body in férant aux travaux de Merleau-Ponty, Deleuze le corps19 – c’est un état de réorganisation qui nement, et son milieu évolue pour répondre Contemporary Performance. Technology, Cognition and Emergent Research-Creation Methodologies, et Guattari, Mauss, Ehrenzweig, Cézanne, Ar- est en mouvement continuel. aux besoins du corps. Son argumentation se Bristol, Chicago, Intellect Books, 2020.) taud, Kandinsky, Bacon et Cage, cette onto- construit à partir du corps et de l’expérience : 9 E. Easton, « Rapport sur les méthodes utilisées logie en mouvance incarnée dans le concept Ainsi, ces manifestations de la corporéité « la machine apparaît comme un dispositif en recherche artistique dans le domaine de la 15 transdisciplinaire de la corporéité implique de deviennent possibles par un déplacement qui incorpore [...] un outil, mais avant tout scène », La Manufacture, 2011. En ligne : http://

194 195 www.hetsr.ch/index.php?option=com_content&- siere_pdf), ainsi que M. Merleau-Ponty, Le visible 1 task-view&rid=869&Itemid=131. P. Gosselin & E. et l’invisible, texte établi par C. Lefort, Paris, Galli- Fata Morgana’ – Œuvre mixte pour l’ensemble Dédalus Le Coguiec (dir.), La recherche création ; pour une mard, coll.« Tel », 2001 [1964, 1979], 304. compréhension de la recherche en pratique artis- 17 Ibidem, 174. Ainsi que I. Choinière, E. Pitozzi, A. tique, Sainte-Foy, Presses de l’Université du Qué- Davidson et al., Par le prisme des sens : médiation et De l’inouï issu du vivant, transposé à l’instrument bec, 2009. nouvelles réalités du corps dans les arts performa- 10 S. H. Fraleigh, Dance and Lived Body : A Descrip- tifs. Technologies, cognition et méthodologies émer- tive Aesthetics, op. cit., xxxi. gentes de recherche-création, op. cit. eRikm 11 G. Batson, « L’éducation somatique dans le milieu 18 G. Batson, « L’éducation somatique dans le mi- de la danse », International Association for Dance lieu de la danse », op. cit. Nous utilisons également Une Fata Morgana’ est un phénomène optique qui résulte d’une combinaison de mirages, Medicine and Science, 2010. En ligne : http://www. le repos potentialisé comme outil de création et dû à une superposition d’air chaud et froid. Les images qui parviennent à l’œil de l’observa- iadms.org/?302. d’intégration. teur sont ainsi amplifiées et déformées de manière spectaculaire, au point d’apercevoir des 12 I. Rieusset-Lemarié, « À la recherche du corps per- 19 F. Figols, Parcours sensible d’un processus de du : au-delà des malentendus, le dialogue privilégié composition chorégraphique [microforme] : sen- objets illusoires. Cet effet est le point de départ de ma recherche autour de la transposition entre danse et arts numériques », Bains numériques sation, improvisation, interprétation, mémoire synesthésique2 de ce phénomène optique au monde sonore. #1 : Danse et nouvelles technologies, Enghien-les- de maîtrise sous la direction de Michèle Febvre, Bains, Éditions Centre des arts d’Enghien-les-Bains, Montréal, Université du Québec à Montréal, 2000 2006, 87-98. (https://archipel.uqam.ca/10983/); P. Kuypers, « Des 13 R. Ascott, « Behaviourist Art and the Cyberne- trous noirs. Un entretien avec Hubert Godard », tic Vision », in E. A. Shanken (ed.), Telematic Em- Bruxelles, Nouvelles de Danse 53, 2006, 56-75 ; H. brace : Visionary Theories of Art, Technology, and Godard, « Le déséquilibre fondateur (entretien avec Consciousness, Berkeley, Los Angeles et Londres, Laurence Louppe) », Art Press numéro spécial 13, University of California Press, 2003 [1966-1967], 1993, 141-145. 109-156. 20 A. Berthoz, Le sens du mouvement, Paris, Odile 14 D. Moran, Introduction to Phenomenology, Jacob, 1997, 288. Londres, New-York, Routledge, 2000, 358. 21 A. Leroi-Gourhan, Milieu et techniques. Évolution 15 J. Perrin, « Les corporéités dispersives du champ et techniques, Paris, Éditions Albin Michel, 1973 chorégraphique : Odile Duboc, Maria Donata d’Ur- [1945], 112-113. so, Julie Nioche », op. cit., 101-102. 22 Ibidem, 10 (emphase ajoutée). 16 Voir les cours dispensés sur le corps par Éve- lyne Buissière au département de philosophie de l’Académie de Grenoble, en 2005 (http://www. ac-grenoble.fr/Philosophie/file/cours_corps_ebuis-

« In Absentia » ©Dedalus/Gmea.

L’intention de ce travail de recherche est de compositeur et développeur Maxence Mer- faire entendre l’inouï voire de montrer l’in- cier, des échanges sur nos pratiques respec- visible. Nous côtoyons depuis toujours des tives, et produisons/partageons des fichiers phénomènes issus d’écosystèmes auxquels audio – captations sonores à très haute nous n’avons pas accès, nos systèmes senso- fréquence dans lesquelles les vocalises de riels étant limités à une gamme de vibrations chauves-souris ou de cétacés sont enregis- relativement restreinte. L’oreille humaine, trées dans leur totalité spectrale. par exemple, perçoit des sons entre 20Hz et 16Khz maximum. Processus En 2019, je débute une collaboration avec Le projet consiste alors dans un premier Hervé Glotin, bioacousticien et chercheur temps à rendre audible, au moyen d’un au laboratoire LSIS du CNRS de Toulon. À acousmographe3, l’ensemble des spectres so- l’issue de cette rencontre, nous entamons en nores, y compris ceux se trouvant en dehors compagnie de l’un de ses collaborateurs, le du champ de la perception auditive humaine.

196 197 Ces matériaux pourront être ensuite employés « Fata Morgana ». Au cours de cet acte trans- comme d’autres phonographies4 tels que des positionnel, l’entropie ou la scorie, résultant chants polyphoniques de batraciens enregis- de l’accident heureux, engendrera à ce stade, trés lors de mon dernier voyage en Australie une matrice sonore déjà transformée sur deux et Tasmanie. générations. Dans un second temps, une réorganisation de tous ces matériaux est réalisée afin de les Bouture transposer en note (via le code MIDI5) et de Le troisième temps s’organise autour de la produire ainsi les partitions. Celles-ci seront composition et de l’agencement en studio, Acousmographie © ErikM.

macroscopique sur l’enveloppe du son et de Souche l’espace, jusqu’à la mutation des timbres ins- À la base, j’élabore ma musique à partir de trumentaux. Des éléments additionnels tels matériaux sonores fixés sur différents supports qu’une série de mots poétiques issus d’une (bande magnétique, vinyle, cd, fichier…). En pensée animiste (redéfinie à la manière de 2005, l’ébauche d’une post-musique concrète l’anthropologue Philippe Descola, d’objet ne s’est imposée dans mes recherches. Je travaille correspondant à aucune réalité religieuse uni- depuis de nombreuses années au ré-emploi verselle) seront encore ajoutés. de sons fixés allant jusqu’à l’entropie. Ce pro- La pièce est également constituée de sources cédé correspond à une volonté d’utiliser le sonores issues du réel et en temps réel au tra- support jusqu’à son paroxysme. La résultante vers de flux disponibles sur Internet. Ces flux de ces expériences empiriques me conduit à sont utilisables par un réseau mondial de mi- questionner d’autres types de supports, qu’ils crophones ouverts et accessibles via la sound soient neuronaux comme pour ma pièce mixte map de Locus Sonus6. Les microphones sont Austral en 2009, ou qu’ils résultent de la trans- souvent placés dans des zones naturelles sur position d’espaces sonores publics à l’instru- quatre continents. La partition proprement dite ment (Potsdamer platz, 2000) ou de détails sera au final une nouvelle piste où les portées d’éléments organiques (Particules, pour l’En- et les idéogrammes se confronteront à l’imagi- semble Phoenix de Basel, en 2017). naire de chacun. Erikm et Ensemble Dedalus ©Dedalus/Gmea. ensuite interprétées par les musiciens et en- de tous les matériaux audio natifs des phases registrées. Les musiciens seront alors plongés précédentes (proto-schèmes). Les divers seg- Partition dans une écoute immersive au casque afin de ments (îles) sélectionnés, sont une nouvelle © ErikM. paraphraser (biomimetisme) les sons de cé- fois transmis et agencés au niveau instrumen- tacés de type globicéphale ou de chiroptère tal et ré-interrogés successivement. Ces îles (chauves-souris). se transforment en archipels qui composeront La mise en circulation des matériaux so- la forme globale. À l’issue de ce travail de ta- nores originaux dans l’ensemble instrumen- mis, une partition d’annotations précises est tal crée une contamination entre les inter- transmise aux interprètes. L’intervention de prètes, produisant cet effet métaphorique de l’électronique joue un rôle de retraitement

198 199 Fata Morgana’ est une nouvelle mise en œuvre 1 Création mondiale initialement prévue pour mai de ce mode de composition dynamique où le 2020, reportée à mai 2021 au Festival Les Musiques Sonopoétiques – du texte au son et vice versa processus reposant sur l’agencement de maté- gmem-CNCM Marseille. 2 riaux sonores et/ou instrumentaux préexistants Expérience subjective dans laquelle des percep- tions relevant d’une modalité sensorielle sont ré- Tentative de typologie(s) de poésie(s) sonore(s) crée la forme. Les sons extérieurs modélisés gulièrement accompagnées de sensations relevant Philippe Franck puis assimilés pour être re-traduits et ré-agen- d’une autre modalité, comme l’association d’une cés dans un nouveau contexte, au sein d’un couleur à un son. autre corps, définissent un nouvel imaginaire. 3 L’acousmographe est un outil d’analyse et repré- sentation de tout phénomène sonore. Le terme de « poésie sonore » est apparu pour la première fois en 1958 dans un texte de Empreinte 4 La phonographie est une pratique musicale contem- François Dufrêne et Jacques Villeglé consacré à Henri Chopin – pionniers, avec Bernard Ce travail suit les chemins noirs d’Olivier Mes- poraine héritière de la musique concrète, voulue Heidsieck, de cette nouvelle forme. Faisant suite aux expériences phonétiques des dadaïstes, siaen (en-dehors du chant des oiseaux), mais comme la « version sonore de la photographie ». des futuristes puis les lettristes voulant sortir le langage de la page afin de trouver une libéra- 5 Le Musical Instrument Digital Interface ou MIDI sous une forme sonore zoo-anthropique7. Il se tion dans l’oralité performée, la poésie sonore se développe notamment grâce à l’usage dé- est un protocole de communication et format de fi- nourrit aussi de plusieurs ouvrages, notamment chier dédié à la musique terminant de l’enregistreur à bandes magnétiques, ouvrant la voie à une multitude de « sous- de Sur la piste animale du philosophe Baptiste 6 Locus Sonus est une unité de recherche dont l’ob- genres » (« poésie-action », « poésie concrète », « poésie visuelle », …) jusqu’à l’intégration, Morizot et de Par-delà nature et culture de Phi- jectif est d’explorer les relations, en permanente à partir des années 1980, des technologies informatiques (cf. la « poésie numérique » définie lippe Descola. évolution, entre le son, l’espace et leurs usages. par Jacques Donguy) permettant d’accroître considérablement le traitement du texte, des 7 La thérianthropie ou zooanthropie est la transfor- sons, et parfois aussi des images, et favorisant les rencontres entre ces médiums. Clairière mation d’un être humain en animal. 8 Nous revenons ici sur différentes tentatives de typologie et pointons aussi quelques avancées In fine, Fata Morgana’ s’organise autour d’une Expression des coureurs de bois du Grand Nord canadien : porter son attention sur le vivant simul- (plus particulièrement dans des pays francophones) survenues dans ce « champ » fécond multitude de pistes enchevêtrées. tanément autour de nous et en nous, et apprendre à qui continue, avec une belle vigueur », de « mettre le texte debout » (expression chère à Les écoutes d’objets phonographiques bruts cohabiter avec lui. et sans montage tiennent le rôle d’une trace Bernard Heidsieck) et de réinventer la langue à la croisée de l’écriture, de l’oralité et de l’in- à suivre. L’analyse de ces empreintes acous- carnation performative. tiques produira des idiomes, eux-mêmes inter- prétés par les instrumentistes. La coexistence d’une perception simultanée du vivant autour de nous et en nous pouvant aller jusqu’a l’en- 8 Cette œuvre musicale originale a béné- forestement . ficié d’une aide à l’écriture du Ministère de la Culture. Elle a été réalisée suite à une co-commande du Centre National de Création Musicale de Marseille (GMEM) , du Centre National de Création Musicale d’Albi (GMEA) et de l’ensemble Dedalus. Avec le soutien de la Sacem dans le cadre du dispositif d’aide à la résidence d’un compositeur au sein d’un ensemble de musique contemporaine. (1973), archives Transcultures. V (1973), archives Partition Poeme Bernard Heidsieck , disque Bernard

200 201 Pour Jean-Pierre Bobillot, un des rares univer- diffusion, mais un instrument de création ou Classifications et manipulations audio poé- sitaires français qui s’est intéressé en profon- de re-création, déterminant pour les nouvelles tiques - de poèmes sonores « enrichis », les plus deur à ce champ textuel/performatif expéri- formes d’écritures oralisées différenciées. Dès Bernard Heidsieck préfère à la notion de proches de la langue « écrite et parlée », mental et qui l’a également pratiqué en tant 1953, Dufrêne développe plus librement son « poésie sonore » celle de « poésie-action3 » mais qui s’en éloignent par leur forme qu’auteur/performeur : « Sous l’appellation res- « ultralettrisme » avec ses pièces phonétiques (aussi appelée « poésie-performance ») met- sonore, augmentée d’additions et d’effets trictive et controversée de poésie sonore, on dé- Crirythmes, mêlant apports de la musique tant en œuvre le texte projeté sur scène dans comme dans certaines œuvres de Michel signe un ensemble de pratiques hétérogènes concrète et séquences percussives improvi- l’espace. En 1975, il identifie quatre courants Métail ou Christian Prigent ; et diversement novatrices, apparues dès les sées ; en 1959, Chopin commence à enregistrer principaux dans le champ pluriel de ses poé- - de poèmes sonores « combinatoires » – années 50, mettant en jeu la voix et recourant ses Audio poèmes, qui pulvérisent les mots et sies audio : celui qui se définit essentiellement les « permutations » chères à Brion Gysin ; à un outillage électro-acoustique qui peut aller la syntaxe pour devenir un flux électro-acous- par le matériau phonétique ou post-phoné- - de poèmes « phonétiques », simples ou du simple microphone, lors d’improvisations tique en jouant des fonctionnalités de l’enre- tique, celui qui utilise les possibilités offertes rythmés, jouant avec les phonèmes soit publiques et/ou enregistrées sur bande magné- gistreur ; et à partir de la même année, Ber- par le magnétophone pour mettre en situation de manière monophone comme chez les tique, à l’utilisation créatrice du magnétophone nard Heidsieck mêle à ses Poèmes-partitions2 un certain nombre d’éléments sémantiques, Dadaïstes et dans la célèbre Ursonate de avec manipulations à même la bande et/ou déclamés selon des rythmes, durées, vitesses, celui de la réduction/sublimation du langage Kurt Schwitters, soit, après 1955, avec des diffusion de bandes préenregistrées, lors des hauteurs donnés, d’autres « objets sonores » (par des procédés électroniques) à un simple superpositions de couches ; prestations scéniques, voire à l’informatique permettant de travailler syntaxe et sémantique. matériau sonore de base, puis le courant qui ou au séquenceur1. » Avant ce trio franco-internationaliste fon- n’a pas recours au magnétophone, qui vise « à - de poèmes sonores « rythmiques à dateur, en 1948, Paul De Vree avait, dans le faire basculer un texte – préalablement écrit monèmes lexicaux » – priorité au texte Poésie sonore et enregistreur à bande studio d’une radio d’Anvers d’où il était origi- – dans une oralité nécessairement publique, rythmique et à la mesure qui prend le pas On voit bien ici les éléments d’une première naire, enregistré son poème Ogenblik (le mo- n’acquérant sa signification réelle, sa capa- sur l’organisation syntaxique comme par typologie dont les expériences des trois ment), annonçant déjà l’électro-acousticité de cité de communication, sa dimension poé- exemple chez John Giorno ; pionniers français des années 50 – François la lecture. C’était l’année même de l’invention tique, que catapulté dans un espace sonore de - de poèmes sonores « à gisements sé- Dufrêne, Henri Chopin et Bernard Heidsieck officielle de la « musique concrète » par Pierre “lecture” à haute voix, d’une part, dans une mantiques multiples », composés d’évé- – sont des illustrations remarquables. Cha- Schaeffer, dont les ouvertures et techniques “durée” définie, donc, espace et durée contri- nements sonores en couches superposées, cun explore les possibilités de l’enregistreur à allaient marquer nombre d’auteurs / perfor- buant d’autre part à en métamorphoser la na- dont Bernard Heidsieck était un orfèvre ; bande magnétique de manière à faire de cette meurs / chercheurs. ture même, son impact et sa réceptivité4 ». Il - de poèmes « en flots sonores », sans or- technologie non plus un simple instrument de en ajoute un cinquième qui « pourrait tendre ganisation syntaxique ni discours linéaire, à n’être qu’action pure (se comportant ainsi avec une importance donnée au bruit à l’égard de la poésie comme Fluxus le fit à comme dans des œuvres de Henri Chopin, l’égard de la musique)5 », et il souligne enfin de Sten Hanson ou encore de Lars Gunnar qu’il reste à trouver les points de convergence Bodin ; HP Process_performance entre ces orientations majeures. - de poèmes sonores « réalistes », fondés Contact. Photo HP Pro- Tibor Papp, écrivain d’origine hongroise, cess. sur les bruits humains, par exemple buc- co-fondateur en France du groupe et des édi- caux (rires, râlements, essoufflements,…) tions L.A.I..R.E. (Lecture Art-Innovation-Re- ou non (battements des mains, claque- cherche-Écriture) et responsable à partir de ments de doigts…), extérieurs au système 1988 de la publication de la revue de litté- phonologique, qui ont en général un sens 6 rature électronique Alire (la première dans codé – les Crirythmes de François Dufrêne le monde à être diffusée sur support informa- en sont un exemple ; tique, en l’occurrence sur disquette), propose - des poèmes sonores « à formes mixtes », une autre classification des poèmes sonores7. résultant d’un mélange des catégories pré- Comme chez Bernard Heidsieck, dont il sou- cédentes. ligne l’influence musicale (même si il a rare- ment travaillé avec des musiciens), celle-ci s’appuie sur la pratique poétique. Toutefois, Internationalisme poético-sonique chez lui, le magnétophone peut intervenir Si la dimension informatique a prolongé et dans huit catégories, en tenant compte des considérablement étendu les possibilités de sons de toutes origines et d’une sorte d’échelle ces expériences vers la « poésie numérique » d’éloignement des œuvres par rapport à la annoncée et étudiée par le critique, artiste langue « écrite et parlée ». Papp parle : et commissaire artistique Jacques Donguy8,

202 203 elle a moins fondamentalement changé les Polyphonix for ever grandes orientations d’expérimentation tra- Dans le bouillonnement de ces recherches et cées par les précurseurs qu’accru leurs lignes pratiques expérimentales qui se contaminent, d’horizon et favorisé leurs croisements inter/ on parlera moins d’école que de mouvement à multimédiatiques. À côté des pionniers fran- déclinaisons diverses, tirant plus ou moins du çais et nord-américains, il faut par ailleurs aus- côté du rapport à l’image et à la typographie, si rappeler l’importance de leurs camarades du traitement électronique, et plus générale- ment du rapport à la machine ou encore de - brésiliens, avec la « poésie concrète » la déconstruction du langage, du mot et de promue par les frères Augusto et Haroldo l’exploration des unités et signes de l’oralité de Campos et le groupe Noigrandes fondé performée. en 1952 à São Paulo9 – l’Américain Emmet La dimension internationaliste de ces expéri- Williams10 (également membre de Fluxus) mentations audio textuelles et performatives la définit comme un « intermédium entre a été entretenue par une série d’échanges la poésie sémantique et la poésie calligra- favorisés d’une part par les publications col- phique et typographique11 » ; lectives (dès le départ, avec notamment OU, la fameuse « revue-disque » fondée par Henri - québécois, avec notamment Jean-Yves Chopin en 1964, à la suite de la revue Cin- Fréchette et ses nombreuses actions parti- quième saison dont il avait repris la direction cipatives et contextuelles et, au début des en 1959 – c’est cette revue qui a édité les en- années 80, Le lieu-dit le lieu, manœuvre registrements aujourd’hui historiques de Brion textuelle d’écriture technique, ainsi que Le Gysin, Raoul Hausmann, François Dufrêne, party textuel, manœuvre / réseau d’écri- Bob Cobbing, Bernard Heidsieck, Sten Han- ture collective, ou encore Pierre-André son ou encore du plasticien Mimo Rotella), et Arcand qui, dans ses Machines animales, d’autre part par les festivals et événements où fait entendre, à la fin des années 90, le son se retrouvaient régulièrement les artistes / au- concret de l’écriture, le crayon devenant teurs / performeurs parfois eux-mêmes organi- microphone, mais aussi le groupe de re- sateurs. Le festival Polyphonix12 initié en 1979 cherche sonore Bruit TTV, et d’autres, sou- à l’American Center de Paris par l’artiste in(ter) tenus par les événements du Lieu comme disciplinaire – et déjà créateur du festival de la son Festival d’intervention et, depuis 1984, Libre Expression au milieu des années 1960 – les Rencontres internationales d’art perfor- Jean-Jacques Lebel (avec le concours initial de mance et son excellente revue d’art actuel François Dufrêne et Christian Descamps) a été Inter à Québec, animé par le performeur / un formidable catalyseur d’énergies créatrices. critique / éditeur / agitateur Richard Mar- À ce jour, il a accueilli plus de 800 artistes is- tel) ; sus d’une trentaine de pays dont, outre les fon- dateurs précédemment cités, Allen Ginsberg, - suédois, en particulier autour du festi- John Giorno, Michael McClure, Ghérasim val Text-Sound à Stockholm, initialement Luca, Edouard Glissant, Félix Guattari, Jean- dédié à la création radiophonique expéri- Pierre Verheggen, Christian Prigent, Michel mentale et à la poésie sonore – et la notion Giroud, Julien Blaine… explorant des pra- de « text-sound composition » dont les en- tiques et esthétiques diverses. Jean-Jacques Le- registrements de Fylkingen Records à par- bel, son principal animateur et activiste (avec tir de 1968, avec des œuvres pionnières l’aide de l’écrivaine et traductrice Jacqueline de Sten Hanson, Bengt Emil Johnson, Lars Cahen-Sergent, disparue en 2005) en a bien Gunnar Bodin et d’autres, à la lisière de la résumé l’esprit : « À Polyphonix, nos choix ne composition électro-acoustique ; se font pas en fonction d’appartenances parti- daires, sectaires ou claniques, mais plutôt en - mais aussi allemands, autrichiens, belges, fonction d’affinités électives et de connexions britanniques, italiens, tchèques, japonais,… rhizomatiques… Tout mouvement a besoin

Polyphonix 4 - affiche - Fonds de dotation Jean-Jacques Lebel. 205 pour échapper au quadrillage social et aux à risques » de part et d’autre de l’Atlantique. lotissements institutionnels, d’un statut d’ex- Bien d’autres performances / installations / tra-territorialité13. » dispositifs connectés pourraient être cités, qui, En promouvant un mode d’auto-gestion asso- à l’instar de la performance Contact de HP ciative par les artistes ainsi qu’une approche Process (initiée en 2010), tente « d’agencer, interdisciplinaire (en conviant des musiciens entre Net-Art, poésie sonore, générative et in- dont Steve Lacy Joëlle Léandre ou Eberhard teractive, tous les médiums numériques dans Blum, mais aussi des artistes visuels dont Wolf une logique intermédia où le texte éclaté entre Volstell, Raymond Hains ou Jochen Gerz à la scène, la voix, le corps et le web crée des participer et à collaborer avec des auteurs / conjonctions et des disjonctions. L’écriture en performeurs), Polyphonix, qui se revendique tant que flux circule des doigts à l’écran, de au départ de la « poésie directe14 », apparaît l’écran au son et au réseau pour revenir en- comme une scène itinérante (le festival se dé- velopper la peau et créer d’autres espaces de place aussi à l’international) et cosmopolite, projection de soi et de l’autre22 ». un espace de rencontres, de découverte et de créativité libertaire, multiforme et multi- Hybridités sonopoétiques lingue, qui démontre de façon volontariste et Implanté en Fédération Wallonie-Bruxelles, concrète, « qu’une alternative est possible, à Transcultures a, via son festival international commencer par celle du verbe agissant15 ». Revue Alire 8 - disquette -archives Jacques Donguy- expo- des arts sonores City Sonic23, parcours d’ins- Ce « langage-virus », comme le décrit William sition Digital Icons - La Louvière 2020. tallations et de performances sonores initié en S. Burroughs, contamine les avant-gardes so- 2003, accueilli et soutenu diverses collabora- nores. L’auteur de Naked Lunch (1959), qui Paysages de la catastrophe où les flux de mots tions entre poètes / auteurs et créateurs sonores. a volontiers collaboré avec des musiciens deviennent des reliefs toujours changeants. On peut citer parmi ces collaborations celle chercheurs d’horizons différents16, souligne Citons encore parmi les francs-tireurs de l’in- de l’énergique poète du surréel Eric Therer et cette collision dans un texte de 1979 cité par terpoésis hexagonale qui ont intégré la radica- du bassiste / ingénieur du son Stephan Ink (Or- Jacques Donguy : «En considérant la poésie lité de leurs pairs en aidant également à leur dinaire), celle de l’auteur / plasticien liégeois sonore, où les mots perdent leur prétendu sens reconnaissance parfois trop tardive, Joachim Werner Moron avec Les Ours Bipolaires, projet tout en créant de nouveaux mots au hasard, la Montessuis, initiateur en 1993 du label Erra- initié avec Paradise Now – artiste audio inter- question est ouverte de savoir quelle démar- tum (qui a sorti notamment de précieux do- médiatique développant par ailleurs plusieurs cation établir entre musique et poésie, avec cuments de Raoul Hausmann, Henri Chopin... collaborations avec des poètes / écrivains in- une référence spécifique à des compositeurs mais aussi de remarquables compilations au- ternationaux24 – avec le concours d’Isa Belle comme John Cage qui construisent des sym- RE Search 4 & 5 - William S Burroughs, Throbbing dio poétiques) qui a mené de nombreuses col- aux bols chantants, ou encore celle de l’écri- phonies à partir de sons juxtaposés. La réponse Gristle, Brion Gysin, San Francisco, 1982. laborations prospectives (avec Charlemagne vain français et responsable des éditions JOU est qu’il n’y a pas de démarcation17. » Palestine, Maja S. K. Ratkje, Julien Ottavi...) (qui propose également d’autres productions et sculpte, de manière dense, les volumes so- audio aventureuses en ligne25) Éric Arlix, du Poésie(s) numérique(s) en action niques, vocalo-poétiques et à parfois aussi vi- guitariste improvisateur Serge Teyssot-Gay et Plusieurs représentants de la génération Heidsieck, collabore avec l’Anglais Andy déographiques, jusqu’à produire une sorte de du créateur audio Christian Vialard, réunis au- récente – héritière tant du spoken word nord- Moore18 (guitariste du groupe post punk The transe souvent abrasive. L’écrivain / créateur tour du projet scénique, sonique, littéraire et américain que des pères de la poésie sonore Ex), l’Allemand Carsten Nicolai (alias Alva multimédiatique québécois Simon Dumas contextuel Golden Hello. Citons également, française, mais aussi des influences (post)rock- Noto, chantre du minimal électro berlinois, conçoit et impulse depuis vingt ans, via les parmi de nombreux autres électrons libres, le pop et électro, intégrant également la vaste pa- également plasticien), ou encore l’Américain Productions Rhizome20 qu’il dirige, des ren- styliste – namurois – du verbe écrit et bien dit lette de traitement sonore par les technologies Thurston Moore (ex Sonic Youth). Charles Pen- contres entre littérature vivante, création so- Vincent Tholomé, en tandem complice avec la numériques (qui ont commencé à remplacer nequin pose ses « petits mots » sur les impro- nore et nouvelles pratiques interdisciplinaires, vocaliste d’origine polonaise Maja Jantar jon- l’enregistreur à bandes à partir des années 80) visations de Jean-François Pauvros. Jacques parmi lesquelles les Duos Transatlantiques, glant subtilement avec de multiples langues, – mettent en pratique avec une certaine réus- Donguy déploie ses Atari poèmes et Perfor- rencontres entre artistes audio et poètes / au- le guitariste matiériste Xavier Dubois ou, plus site et de manière de plus en plus intégrée ces mances Pure Data – Pd Extended 119 en mode teurs belges et québécois21, et la manifesta- récemment, le sculpteur sonore bruxellois intermédialités qui sont au cœur des nouvelles environnement immersif. Philippe Boisnard, tion E-critures conçue en collaboration avec Gauthier Keyaerts (avec lequel il développe, formes d’écritures vivantes hybrides. également actif au sein du duo d’art action Transcultures (Centre des cultures numériques sous le nom de VTGK, le projet Mon épopée, Ann-James Chaton – souvent présenté comme numérique HP Process formé avec l’auteure / et sonores, Belgique), dédiée aux nouvelles sorte de laboratoire génératif nourri par des l’héritier artistique le plus direct de Bernard performeuse Hortense Gauthier, conçoit des formes d’écritures hybrides ou « petites formes échanges épistolaires et des séances d’impro),

206 207 ou encore Antoine Boute, infatigable haran- essayiste Décio Pignatari, qui travaille dès 1956 à 24 Voir notamment son dernier projet collabo- où il s’agit de « faire tendre la vie humaine vers son gueur / provocateur capable de fédérer tant la publication d’une Anthologie internationale de ratif en développement depuis la première pé- noyau hardcore dur, animal, organique, matériel, des jeunes artistes plasticiens, musiciens, per- Poésie Concrète avec Eugen Gomringer, co-fonda- riode de confinement au printemps 2020 : No nucléaire ». 27 formers que ses étudiants d’école d’art pour teur de la poésie concrète en Suisse, et sera l’éditeur Lockdown Sonopoetics, cf. http://transcultures. Le label Transonic produit par Transcultures a lancé ses Opérations biohardcore26 in situ/in vivo, des revues Noigandres et Inventions et la Théorie du be/2020/06/15/no-lockdown-sonopoetics-corres- une collection de publications hybrides Sonopoetics Concret Poésie. pondances-confinees-nola2020 dédiée aux nouvelles formes de croisements audio- décapantes et joyeusement participatives. 10 Dont la série Incidental Music a été présentée en 25 https://editionsjou.net poétiques (voir www.transcultures.be/transonic). Ces créateurs / auteurs volontiers indiscipli- 2012 à la galerie Koma, à Mons, dans le cadre de 26 Voir Opérations biohardcores, Les petits matins, naires ne se revendiquent généralement plus l’exposition Sonic Sketches (avec également des Paris, 2017, avec des illustrations de Chloé Schuiten, de telle ou telle étiquette mais préfèrent ou- œuvres de Max Neuhaus et Christina Kubisch, deux vrir, en toute hybridité assumée, les possibles grands pionniers du « sound art »), et reprise dans le d’une multi langue transincarnée, déconstruite / parcours de la 10ème édition du festival City Sonic. reconstruite, spatialisée,… devant les publics 11 J. Donguy, Poésies expérimentales – Zone numé- des lieux de spectacle de plus en plus ouverts, rique, op. cit., 60. lors de festivals mais aussi dans des galeries, 12 Voir J.-J. Lebel (dir.), Polyphonix (livre+DVD), Pa- des musées ponctuellement investis… sans ou- ris, Centre Pompidou/Leo Scheer/Polyphonix, 2002, blier l’espace de la cité, incessante productrice ainsi que Oralités / Polyphonix 16 – « La pensée se fait dans la bouche » (sous la direction de Rorger bruitiste, et dans toutes sortes d’« interzones » Chamberlan et Richard Martel), Québec, éditions dans lesquelles ils peuvent transcender les li- Inter, 1992. mites textuelles classiques et explorer d’autres 13 J. Donguy, Poésies expérimentales – Zone numé- 27 dimensions sonopoétiques . rique, op. cit., 282. 14 Voir J.-J. Lebel, Poésie directe – Des happenings à Polyphonix, entretiens menés par A. Labelle-Rojoux, 1 J.-P. Bobillot, Poésie sonore (Elements de typologie Paris, Fall Edition, 1994. 15 historique), Reims, Le clou dans le fer, 2009, 26. Extrait de la présentation de Polyphonix sur le 2 Bernard Heidsieck explique dans son texte La site : https://fondsdedotationjjlebel.org/rhizomes/ poésie sonore que, pour lui, « la page se trouvait polyphonix 16 désormais réduite à un rôle de tremplin, où Parmi lesquels Bill Laswell / Material, Laurie An- s›inscrivait le texte à l›image d›une partition ». R. derson, Disposable Heroes of Hyphoprisy, Ministry, Laufer (dir.), Le texte en mouvement, Presses Uni- Genesis P. Orridge ou encore Kurt Cobain. 17 versitaires de Vincennes, « L’imaginaire du texte », J. Donguy, Poésies expérimentales – Zone numé- 1987. rique, op. cit., 170. 18 3 Voir l’ouvrage de référence de J.-P. Bobillot, Ber- Nous avions montré leur vidéo Princess in a nard Heidsieck : poésie action, Paris, Jean-Michel Mercedes Class 280 dans le cadre de l’exposition Place, 1997, ainsi que le coffret DVD-livre Poésie Sonic Cinema en 2012 à Bruxelles, dans le cadre du Action : Variations sur Bernard Heidsieck, film ré- festival City Sonic#10. 19 alisé par Anne-Laure Chamboissier et Philippe Diffusés en mars 2020 lors de l’exposition Digi- Franck en collaboration avec Gilles Coudert, CNAP- tal Icons dans le cadre de la Biennale Transnumé- a.p.r.e.s éditions, 2014. riques#7 au musée Mill à La Louvière. 20 4 B. Heidsieck, La poésie sonore, op.cit. www.productionsrhizome.org 21 5 Ibidem. Les créations des « duos transatlantiques » présen- 6 Il s’agissait de démontrer que la « poésie informa- tées au Mois de la Poésie à Québec puis au festival tique », conçue et lue avec ordinateur, était une ex- City Sonic de Mons en 2013, ont fait l’objet d’un pression littéraire à part entière. livre + CD intitulé Les duos transatlantiques (long 7 Voir T. Papp, « Embuches de la poésie sonore », re- courrier) paru en aux éditions Rhizome en 2014. vue Inter 50, 1990. Les duos étaient formés pour l’occasion par Werner 8 Voir notamment son essai de référence J. Donguy, Moron / Erick D’Orion, Hervé Bouchard / Stephan Poésies expérimentales – Zone numérique (1953- Ink, Sebastian Dicenaire / Martin Tétreault, et Jean- Simon Dumas + Mickael Lafontaine - Le pli de la vague (performance) - E-critures hybrides 2018 - Bruxelles - Photo Zoe Tabourdiot. 2007), Dijon, Presses du Réel, 2007, et ses Chro- Marc Desgent / Gauthier Keyaerts. 22 niques de Poésie numériques, Dijon, Presses du http://www.hortensegauthier.org/CONTACT-HP-Process 23 Réel, 2019. Voir Ph. Franck (dir.), City Sonic, les arts sonores 9 On trouve dans le groupe Noigrandes – terme issu dans la cité, Bruxelles, La Lettre Volée, 2015, et du Canto XX d’Ezra Pound – le poète / traducteur / www.citysonic.be

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Virgile Abela. Plasticien, compositeur, développeur et intervenant en master de musicologie à Aix-Marseille-Université, artiste associé (Plateforme MAS du LMA – CNRS ; projets art-science : transduction des phénomènes vibratoires du vivant). Andrew Adamatzky. Unconventional Computing Laboratory, Department of Computer Science, University of the West of England, Bristol, UK. Jean-Paul Allouche. Directeur de recherche émérite CNRS, IMJ-PRG, Sorbonne Université, [email protected] Phil Ayres. The Centre for Information Technology and Architecture, The Royal Danish Academy of Fine Arts Schools of Architecture, Design and Conservation, Copenhagen, Denmark Jérôme Bastianelli. Président de la Société des Amis de Marcel Proust. https://amisdeproust.fr/fr/ Patrick Bazin. Réalisateur de documentaire. Henri Benisty. Laboratoire Interdisciplinaire des Énergies de Demain, LIED. Margherita Bergamo Meneghini. Danseuse et directrice artistique de la Compagnie Voix. Études à Venise et Barcelone, avant d’arriver en France en 2017, et d’entamer une recherche chorégraphique sur les applications technologiques. Cristian S. Calude. Mathematician, computer and quantum theorist, Chair Professor at the University of Auckland, New Zealand. Andrea Cera. (Born 1969 in Vicenza) Italian electroacoustic composer and sound designer. His work is concerned with hybridization of cultural references and low intrusiveness design. STMS (Ircam-Cnrs-SU) / Sound Perception & Design. Hélène Charcharé. Docteur ès lettres, Sorbonne Nouvelle Paris3. Isabelle Choinière. Chercheure transdisciplinaire, Université Laval (Québec), Professeure Associée, École des médias, Faculté de communication (2016-2019), chercheure transdisciplinaire postdoctorale, Faculté des arts (2017-2019), Université du Québec à Montréal/UQÀM. Michel Damblant. Passionné de botanique, après des études de biologie, de nombreux voyages et diverses activités, créateur du jardin Eden du Voyageur à Belle-Île en mer et auteur de plusieurs livres sur les plantes et les hommes. Roberto Diodato. Professeur ordinaire d’Esthétique à l’Université catholique du Sacré-Cœur de Milan et professeur invité d’Esthétique à la Faculté de théologie de Lugano. Erikm. Musicien improvisateur, compositeur et plasticien basé à Marseille, recherche la fusion entre pensée, instinct et sensibilité, via la simultanéité des pratiques et la mise en tension de différents modes de composition, dans et avec tous les langages. Patrick Ffrench. Professeur de littérature française à King’s College, Londres. Philippe Franck. Directeur de Transcultures et des Pépinières européennes de Création, critique culturel, créateur sonore et intermédiatique, professeur aux écoles supérieures d’art Arts2-Mons, Saint-Luc-Bruxelles, Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles. Antoni Gandia. Biotechnician specialized in fermentation and fungal biofabrication, MOGU S.r.l., Inarzo, Italy. Francine Goujon. Professeure agrégée, docteur ès lettres. Christophe Goupil. Laboratoire Interdisciplinaire des Énergies de Demain, LIED. Geneviève Henrot Sostero. Professeure de Langue, Linguistique et traduction français à l’Université de Padoue (Italie). Stylis- ticienne et linguiste, elle se consacre à la littérature contemporaine de langue française, en particulier Proust. Éric Herbert. Laboratoire Interdisciplinaire des Énergies de Demain, LIED. Sjef Houppermans. Professeur émérite au Département de Français de l’Université de Leyde (Pays-Bas). Yasué Kato. Enseigne la littérature française à l’Université de Nagoya. Auteur de L’Evolution de l’univers floral chez Proust (Champion, 2019), elle collabore aussi à l’édition des Cahiers de Marcel Proust 34 et 33 de la BnF (Brépols). Frédéric Keck. Directeur de recherche CNRS. Laboratoire d’anthropologie sociale. Christophe Kihm. Professeur à la Haute école d’art et de design de Genève (HEAD-Genève). Jean-Claude Serge Levy. Professeur émérite, Laboratoire Matériaux et Phénomènes Quantiques, Université de Paris7. Nicolas Misdariis. Directeur de Recherche Ircam et responsable de l’équipe Perception & Design Sonores du Laboratoire STMS de l’Ircam, discipline qu’il a contribué à ancrer au sein de l’Ircam à partir de 1999. Maël Montévil. Théoricien de la biologie, il travaille à l’Institut de Recherche et d’Innovation et à l’IHPST, Université Paris1. Il s’intéresse aux fondements théoriques de la biologie et à ses applications pour comrpendre l’Anthropocène. Membre du comité éditorial de LINKs depuis sa fondation. Bruno Pace. Transdisciplinary couturier, nomad cosmological researcher, [email protected]. Zaven Paré. Résident du programme Art, science et société, IMÉRA - Institut d’études avancées d’Aix-Marseille Université. Bruno Pinchard. Professeur émérite de philosophie, Université Jean Moulin Lyon3, a travaillé avec René Thom et a fondé la Société dantesque de France. Publie la nouvelle édition des Oeuvres de Dante aux éditions Garnier. Dimitrije Roggero. Born in 1983, photograph living in Turin. He establishes a relationship with mortality means to investigate the deep void, far from the surface. This is of course considering the duality of the intangible. http://www.dimitrijeroggero. com ; https://www.instagram.com/dm_tr/ Ahmed Setti. Président de l’École de Rabat, Centre d’étude en psychologie du non-équilibre, [email protected] Anne Simon. Directrice de recherche CNRS. Centre de recherches sur les arts et le langage, CNRS/EHESS. Responsable des Special thanks to : Anne, Catherine, Christophe, Dimitrije, Erik, Fabrizio, Giuseppe L., Giuseppe V., Grégory, Jacques, programmes/carnets Animots, Pôle Proust. https://animots.hypotheses.org/ ; https://poleproust.hypotheses.org/ Jean-Claude, Laurent, Luc, Marion D., Marion S., Michel, Mireille, Patrick, Stephan. Marcin Sobieszczanski. Maître de conférences HDR, Faculté des Lettres, Arts et Sciences Humaines (LASH), Université Nice Sophia Antipolis. Fabrication et mise en page sur InDesign Johanna Blayac & Louis-José Lestocart ; relectures et corrections Martin Tegelaar. Microbiology, Department of Biology, Utrecht University, Utrecht, The Netherlands. Christophe Kihm, Johanna Blayac & Louis-José Lestocart. Colette Tron. Auteur et critique, directrice artistique d’Alphabetville, laboratoire des écritures multimédia, membre d’Ars industrialis, de l’Association des Amis de la Génération Thunberg, et du collectif Internation. https://internation.world/ Ilaria Vidotto. Première Assistante Diplômée, Unité de Linguistique et Stylistique française, Université de Lausanne, ilaria. [email protected] Site internet : LINKs-series.com. (Patrick Bazin, Jacques Urbanska) Giuseppe Vitiello. Dipartimento di Fisica “E.R.Caianiello”, University of Salerno, Salerno, Italy, [email protected] Han Wösten. Microbiology, Department of Biology, Utrecht University, Utrecht, The Netherlands. 211 Margherita Bergamo Meneghini & Daniel González

Eve, dance is an unplaceable place (2019) © Mario Sguotti.

LINKs-series est édité avec le soutien de Transcultures Europe, Pépinières de Création (France) et de Transcultures (Belgique) ISSN 2592-6756