Sous la direction de Bruno Phalip et Jean-François Luneau

Collection Histoires croisées

Restaurer au XIXe siècle

Presses Universitaires Blaise-Pascal a discipline de l’histoire de l’art peine à intégrer pleinement le mot “production” qui touche Là l’artisanat comme à l’industrie. Les logiques de la production artistique sont envisagées ici par autant de médiévistes que de modernistes et contemporanéistes, tant les décou- pages chronologiques habituels sont des horizons à dépasser. Les axes de recherche du plan quadriennal 2008-2011 du Centre d’Histoire Espaces et Culture de l’université Blaise Pas- cal, de même que ceux du prochain contrat quadriennal, témoignent de cette volonté de franchir les limites conceptuelles et chronologiques imposées par la tradition disciplinaire. La restauration d’œuvres d’art et d’édifices produits à la période médiévale suppose de s’inter- roger à propos de leur authenticité qui ne peut être prédéfinie comme originelle. Les processus de transmission, de conservation et de valorisation n’étant aucunement innocents, il a paru important de réunir des interventions amorçant un dialogue avec des chercheurs privilé- giant, un temps, la “production artistique” à celle de la “création artistique”. Créer suppose la valorisation du fait individuel, la promotion permanente et l’autocélébration habituelle des élites. Produire revient à rééquilibrer, en traitant du collectif, sans oublier le fait indivi- duel, en assurant une place à l’équipe, l’atelier, les qualifications et les intelligences partagées. Restaurer suppose aussi la conscience de la disparition d’un monde, de sa lente des- truction ou défiguration. L’entretien seul n’est plus possible et la production d’œuvres res- taurées doit être assumée. À ce titre, le xixe siècle est une période exemplaire durant la- quelle on mesure les conséquences de la Révolution et de l’avènement de l’industrie.

Collection Histoires croisées

Bruno Phalip est professeur d’histoire de l’art et d’archéologie à l’université Clermont-Ferrand 2. Docteur en histoire de l’art, Jean-François Luneau est maître de conférence au département de tourisme de l’université Clermont-Ferrand 2.

ISBN 978-2-84516-528-1 9 € ©

Maison des Sciences de l’Homme 4, rue Ledru – 63057 Clermont-Ferrand Cedex 1 Tel. 04 73 34 68 09 – Fax 04 73 34 68 12 [email protected] www.pubp.fr Diffusion : www.lcdpu.fr

Collection “Histoires croisées” publiée par le Centre d’Histoire “Espaces et Cultures” (C.H.E.C), Clermont-Ferrand

Illustration de couverture : L. Courtin, Cusset, lithographie extraite de l’Ancien Bourbonnais par Achille , 1838 BMIU de Clermont-Ferrand, cliché UBP Vignette :Félix Duban (1798-1870), projet de modernisation du château de Joserand, après 1845, collection particulière. ©Michel Baubet

ISBN 978-2-84516-528-1

Dépôt légal, troisième trimestre 2012 Sous la direction de Bruno Phalip et Jean-François Luneau

Collection Histoires croisées

2012

Presses Universitaires Blaise-Pascal SOMMAIRE

Bruno Phalip Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand 2, CHEC Repères et nouvelles réflexions, Pierrefonds et le Hoh Koenigsburg 7

David Morel Université Blaise Pascal, docteur en histoire de l’art et archéologie médiévales, CHEC Notre-Dame du Port de Clermont et Saint-Nectaire au XIXe siècle La restauration de deux grandes églises de Basse- entre documents d’archives et archéologie 15

Marie-Laure Bertolino Université Blaise Pascal, doctorante en histoire de l’art et archéologie médiévales, CHEC La restauration des sculptures romanes au XIXe siècle en Auvergne : les chapiteaux figurés du ond-pointr du chœur de Saint-Austremoine d’ 25

aussy Stéphanie D 5 Université Charles-de-Gaulle-Lille 3 IRHiS – UMR CNRS 8529 L’élaboration des doctrines de restauration des sculptures à Amiens au XIXe siècle 35

Annie Regond Université Blaise Pascal, Enseignante-associée à l’École de Chaillot, CHEC Restaurer les monuments de la Renaissance en Auvergne au XIXe siècle 47

Jean-François Luneau Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand 2, CHEC Restaurer au XIXe siècle : le cas des vitraux de l’église Notre-Dame du Port 61

Arnaud Timbert Université Charles de Gaulle, Lille 3, UMR 8529 L’étude du chantier de restauration. Le cas de la Bourgogne et de Viollet-le-Duc 69

Nicolas Reveyron, Université Lyon 2, UMR 5138, Iuf Le dandy marchand de fer et la vulgate de l’art moyenâgeux 83

Restaurer au XIXe siècle © Presses Universitaires Blaise-Pascal, 2012 ISBN (pdf) 978-2-84516-528-1

1

Repères et nouvelles réflexions, Pierrefonds et le Hoh Koenigsburg

Bruno Phalip

ar la question du “restaurer au xixe siècle”, nous souhaitions, avec Jean-François Luneau, répondre au mieux à des préoccupations formalisées dans un des axes de recherche de notre centre de rattachement, le Centre Histoire “Espaces et Cultures”. Au détour de ce thèmeP impliquant des historiens de l’art de plusieurs horizons, nous entendions préciser l’inté- rêt essentiel de s’attacher à la production, à la diffusion et à la réception des œuvres. Par “production”, nous souhaitions travailler aux restaurations et aux restaurateurs du xixe siècle, dans le , mais également plus largement dans d’autres régions fran- çaises avec un souci comparatiste vis-à-vis de choix contemporains en Europe. À notre sens, l’étude des politiques de redécouverte et de protection des architectures médiévales doit voisiner les biographies d’architectes diocésains, tels que Mallay, ou encore l’examen des grands chantiers de restauration et d’achèvement de cathédrales, telles que Limoges ou Clermont-Ferrand. Cependant, assez rapidement, il ne nous a pas paru possible de limiter les directions de recherche à ces seuls aspects. Au travers de ces premiers corpus, il s’agit aussi d’évaluer l’effort de toute une société dans la mobilisation de moyens économiques, intellectuels et humains, dans ses politiques de formation et dans la mise en œuvre de centaines de chantiers. De façon concomitante, les communautés humaines s’engageant dans de tels programmes de refondation des paysages passent de modes de production et d’échange artisanaux d’Ancien Régime à ceux industriels. L’historien de l’art ne peut donc craindre de travailler aux marges de l’histoire économique, ou de celles des techniques. Immanquablement, par “produire”, nous entendions englober non seulement l’œuvre d’exception, mais aussi l’œuvre de production large ; celle déclinée à de multiples exemplaires et relevant des “arts appliqués à l’industrie” et pouvant être définie comme art industriel. Cela suppose de s’attacher au caractère collectif de ces œuvres, puisqu’un artiste a dans son environnement immédiat, des collaborateurs, peintres, exécutants et sculpteurs demeurant souvent dans l’ombre.

Restaurer au XIXe siècle © Presses Universitaires Blaise-Pascal, 2012 ISBN (pdf) 978-2-84516-528-1 Bruno Phalip

En second point, la “diffusion” sous-entend l’étude de modèles architecturaux et décoratifs publiés, de carnets de relevés et de collections photographiques, mais aussi des institutions permettant cette diffusion par le biais des Salons, de la commande publique, des galeries et de l’enseignement. Enfin, la “réception”, permet d’appréhender la manière dont une œuvre est reçue par la cri- tique, pour inclure l’analyse des reproductions, des réutilisations ou des détournements s’ajou- tant aux phénomènes de mode, pour aller vers des enquêtes prosopographiques, une approche des milieux sociaux, du déroulement des carrières, de la mobilité géographique et de la forma- tion des restaurateurs, en considérant aussi la mutation de ces structures de formation. Il ne s’agit toutefois pas de faire état ici d’une bibliographie exhaustive. Les ouvrages ne sont d’ailleurs pas si nombreux que cela et les revues consultées témoignent d’abord de préoccu- pations d’auteurs en considérant les articles cumulés. Tous les travaux relatifs aux architectes restaurateurs du xixe siècle et à leurs administrations de tutelle n’ont évidemment pas pu être considérés en une partie historiographie exhaustive et prospective. Seuls ceux pouvant éclairer les significations profondes de cette question du “restaurer auxix e siècle” ont été pris en compte. C’est-à-dire les recherches révélatrices des finalités de ces restaurations, ce qui amène à la res- tauration et anime le restaurateur, en centrant la recherche d’articles sur les revues du Bulletin Monumental, Monumental et de la Revue des Monuments historiques de la . Le Bulletin Monumental et Monumental n’ont rien donné de fondamental. La première revue ne se préoc- cupe pas de ces questions. La seconde se concentre sur les aspects les plus “techniques” (nou- veaux matériaux, justifications d’un parti pris au regard des désordres, continuité du culte et des visites…), en allant rarement sur le terrain de la “philosophie” d’une restauration, ou des sens 8 à donner à ces restaurations dans nos sociétés. Quand on sait les origines historiques et institu- tionnelles de ces deux revues, le constat peut être surprenant, sans l’être cependant totalement. La présente réflexion est fondée sur quelques articles du dictionnaire d’Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc, abondamment cités, mais dont on va voir que certains aspects sont moins connus. Des revues consultées, celle des Monuments historiques de la France est de loin la plus riche avec notamment les années 1956, 1965, 1966, 1973, 1977, 1981, ou encore 1993. S’y ajoutent le Congrès de la Société Française d’Archéologie du Puy-en-Velay qui date de 1975, ainsi que la Revue d’Auvergne de 1999 à propos de l’invention de l’art roman1. L’ensemble peut être considéré sous l’angle des premières réflexions synthétiques de Stephan Tshudi-Madsen, publiée à Oslo en 1976, à propos de la question de la restauration, mais aussi de la dérestauration en Angleterre ; un ouvrage complété par celui de Jane Fawcett réunissant les articles de plusieurs auteurs, The future of the past, publié à Londres en 1976, avec une belle introduction reprenant les philosophies liées à la redécouverte des ruines médiévales depuis Byron jusqu’à Ruskin2. L’habituel questionnement hommes, milieux, projets et moyens ne paraissant pas suffisant, les fins politiques sont suggérées ici avec plus de vigueur, en laissant aux auteurs la possibilité de mettre en valeur les aspects proprement techniques (A. Timbert, D. Morel, St. Daussy). Effecti- vement, les contextes politiques sont toujours assez habilement évacués au profit d’autres, plus

1. Les articles tirés de la Revue des Monuments historiques de la France sont cités au fur et à mesure. Le Congrès de la Société Française d’Archéologie du Puy-en-Velay de 1975 est utilisé pour un document publié. Le volume de la Revue d’Auvergne “L’invention de l’art roman au xixe siècle” est fondateur à bien des égards pour les articles de Jean-Michel Leniaud, Daniel Moulinet, Pierre Vaisse, Yves Bottineau-Fuchs, ou encore Krunoslav Kamenov et Jacek Kowalsky. 2. Stephan Tschudi-Madsen, Restauration and anti-restauration. A study in English restauration philosophy, Oslo, 1976. Jane Faw- cett, The future of the past, Londres, 1976. Repères et nouvelles réflexions, Pierrefonds et le Hoh Koenigsburg philosophiques, littéraires ou religieux. Afin d’aborder quelques-uns des problèmes se présen- tant, les balbutiements de ces politiques visant à protéger et restaurer sont à considérer ; ce qui concerne dans un premier temps, en priorité l’Antiquité, avec des cités telles que Arles, Nîmes, Orange, Vienne ou encore Autun. Il est aisé de comprendre que cette architecture antique est signifiante pour les révolutionnaires de la fin duxviii e siècle, ainsi que pour les bonapartistes. Rien ne se fait de manière innocente. Pour les premiers, le bonnet phrygien des esclaves affran- chis, les réformes agraires de Lycurgue et des Gracques, trouvent un écho favorable dans la “réhabilitation” de l’architecture antique, dans ses premières mesures de protection et politiques de restauration. Pour les seconds, il s’agit de se référer au prestige de l’architecture impériale romaine qui trouve là un nouveau prolongement à une descendance déjà longue. Ainsi, en 1807, pour Orange, le maire et le préfet du Vaucluse donnent une nouvelle définition d’un bon gouvernement. Celui-ci doit être protecteur des sciences et des arts. Ainsi pour le maire : “Il est digne d’un gouvernement protecteur des sciences et des arts de ne point laisser perdre un monument que les Romains ont voulu donner à la postérité la plus reculée”, tandis que pour le préfet, “[…] l’Arc de Marius mérite d’être considéré comme propriété nationale […]. La protection particulière que votre Excellence accorde aux sciences et aux arts […]”. Ce sont donc des soutiens du régime révolutionnaire et de l’Empire qui argumentent en faveur de cette protection, comme le comte Montalivet ou encore le député Colonieu. En 1808, dans un rapport adressé par le Bureau des beaux-arts au ministère de l’Intérieur, plusieurs points sont avancés : Une longue expérience a prouvé que le plus souvent réparer des antiquités, c’est leur ôter tout leur mérite, tout l’intérêt qu’elles inspirent, c’est pis que de les détruire. […] Si la restauration se fait trop apercevoir, si elle n’est pas absolument dans le style de l’édifice antique, le but est manqué […] le but est manqué si l’architecte chargé de ce travail ne 9 se pénètre pas de l’idée qu’on ne doit rien innover dans le dessein général, rien ajouter ni rien changer aux formes, ni aux ornemens, en un mot s’il ne consent point à s’oublier lui-même […].

Il s’agit enfin de “prouver que l’on peut égaler les anciens” en remplaçant les “ingénieurs” par de véritables “architectes”, bien formés et instruits, à la manière d’antiquaires ou d’amateurs d’art3. Le manque d’hommes formés semble ainsi se faire sentir. Cependant, bien des antécé- dents peuvent être trouvés à ces premières tentatives. À la fin duxvii e, Colbert fait dessiner les antiquités méridionales, justement pour ses liens avec Rome, au moment où le classicisme triomphe sur le territoire du royaume de France. Les représentants de l’État se font ainsi “pro- tecteurs” des arts et pensent un nouvel évergétisme basé sur la restauration en étant légataire et garant du passé4. Ultérieurement, les prudences du Bureau des beaux-arts sont oubliées et une étrange concur- rence naît que l’on peut concrétiser dans le couple Pierrefonds (1857-1885) et Hoh Koenigs- burg (1901-1908). Au détour de ces deux sites, on reconnaît d’autres couples5, tels que Viollet- le-Duc (1814-1879) et Bodo Ebhardt (1865-1945), avec un léger décalage pour le second. Des

3. Émile Bonnel, “La restauration et l’aménagement de l’arc de triomphe d’Orange sous l’Empire”, Les Monuments historiques de la France, 1966, n° 4, p. 286-298. 4. Sur ces questions : Pierre Pinon, “Réutilisations anciennes et dégagements modernes de monuments antiques : Arles, Nîmes, Orange et Trêves”, CAESARODUNUM, Tours, n° 31, 1979. Isabelle Durand, La conservation des monuments antiques, Arles, Nîmes, Orange et Vienne au xixe siècle, Rennes, 2000. Émile Bonnel, “Amphithéâtre de Nîmes. Notes sur un projet de consolidation du 18 pluviose an XIII”, Les Monuments historiques de la France, 1957, n° 3, p. 113-120. 5. Napoléon III (1852-1870) ; Guillaume II (1888-1914) fait restaurer la chapelle carolingienne d’Aix. Bruno Phalip

couples qui se reforment sans cesse, tout comme on en trouve avec Henri-Louis Deneux (1874- 1969) et Friedrich Ostendorf (1871-1915). D’un côté, comme de l’autre, autant de rationalités finissent par se fondre dans leurs équivalents de nationalismes, comme si une matrice prenait corps depuis un programme de restauration d’où l’on extrayait, à la manière d’un reflet, un véritable programme politique. Il n’est pas utile de reprendre ici le passage de l’article “restauration” du dictionnaire de Viol- let-le-Duc, pour insister sur d’autres aspects. Soulignons d’emblée les changements face aux prudences formulées précédemment par le Bureau des beaux-arts. Dans ce même article “res- tauration” (t. 8, p. 14-34), le lien est fait avec le romantisme et les créations littéraires des années 1820, ce qui permet à l’auteur de revenir sur les expressions d’un art médiéval construit “à l’imi- tation des forêts de la Germanie”, d’un “art malade”, de la Révolution dévastatrice et de siècles “d’ignorance et de barbarie”. Mais, surtout, il reproche à la redécouverte du passé de n’appliquer ses principes de restauration/restitution qu’aux monuments de l’Antiquité. Ensuite, il insiste sur des restaurations permettant de maintenir ou de former des hommes dans les domaines de la serrurerie, de la vitrerie, menuiserie, plomberie et semble être conscient d’un effondrement de ces corporations dans un monde en mutation ; un monde qui nécessite désormais de passer du système du métier d’Ancien Régime à celui de l’industrie et de l’école, prérogative d’État. Des métiers sont à maintenir par la commande en restaurant des édifices. D’autres, aspects, plus idéologiques sont mis en avant. Viollet-le-Duc rappelle que la basilique de Saint-Denis est res- taurée par Napoléon pour servir de nécropole à la nouvelle dynastie. La recherche de légitimité et l’ancrage dans l’Histoire sont de puissants moteurs pour restaurer. Ensuite, il précise que le travail de la commission des Monuments historiques permet de combattre la “centralisation 10 administrative” et “a rendu à la province ce que l’École des beaux-arts ne savait pas lui donner”. Nous avons là une nouvelle version d’un “manifeste du bon gouvernement” pour Viollet-le- Duc qui précise également dans l’article “construction” du dictionnaire (t. 4, p. 109-110) qu’“il fallait se soumettre au mode de construction inventé par les artistes du Nord ; il fallait abandon- ner les traditions romanes : elles étaient épuisées ; les populations les repoussaient parce qu’elles ne suffisaient plus aux besoins et surtout parce qu’elles étaient l’expression vivante de ce pou- voir monastique contre lequel s’élevait l’esprit national”. De fait, à propos de ces restaurations, nous serons toujours dans l’ambigüité d’une “restauration” placée à la limite d’une véritable “construction6”, comme c’est le cas pour l’architecte Léopold Ridel à Laval dans la Mayenne, ou encore Charles-Auguste Questel à Nîmes qui travaille avec Flandrin7. Mais, plus que pour tout autre, nous disposons du cas d’Abadie à propos de Saint-Front de Périgueux8. Dans un premier temps, en 1851, Félix de Verneilh, craignant la reconstruction, souhaite que l’église reste “telle qu’elle est sortie des mains de ses premiers architectes”. Dans un second temps, après de vives polémiques, Abadie fait disparaître ou ne communique pas les documentations relatives à l’état initial : relevés, notes et carnets de chantier. À la suite, les documentations réunies par les architectes Bruyerre, Boeswillwald et Lambert sont tout aussi silencieuses ou discrètes. Il faut dire que le chantier est l’objet d’enjeux politiques et religieux

6. Construction dynastique ou nationale, matérialisation d’un territoire national etc. 7. Jean-François Troussel, “Léopold Ridel à Laval, le plaisir de l’éclectisme”, Monuments historiques, p. 54-57. Florence Dalbiès, “Charles-Auguste Questel à Nîmes, un certain passé retrouvé”, Monuments historiques, 1993, n° 187, p. 69-71. On consultera éga- lement avec profit le site des “Éditions en ligne de l’École des chartes”, n° 4, Répertoire des architectes diocésains du xixe siècle par Jean-Michel Leniaud, elec.sorbonne.fr/architectes/index.php 8. Jean Secret, “La restauration de Saint-Front au xixe”, Les Monuments historiques de la France, 1956, n° 3, p. 145-159. Repères et nouvelles réflexions, Pierrefonds et le Hoh Koenigsburg dont la presse locale se fait l’écho. Le ministère des Cultes est montré du doigt par Mérimée dès 1843. Des relevés sont faux et les documentations se révèlent pour la plupart également men- teuses. L’avis de Viollet-le-Duc est requis à la même période ; insistant sur la solidité de l’édifice, il précise : “Ce dont il faut se garder surtout, c’est de restaurer en modifiant le caractère de cette église. […] Dans ce cas, je crois que l’abandon total est préférable à une restauration mal enten- due”. Que s’est-il donc passé entre 1843 et 1879 pour que la philosophie de restauration change à ce point ?! Viollet-le-Duc est informé, mais Abadie travaille à l’abbatiale dès 1851, sans tenir aucunement compte des avis précédents. Lui aussi garde “raison” dans ses premiers travaux, avant de s’enfiévrer ensuite à partir des années 1855. Le troisième quart duxix e siècle paraît bien alors une période propice à ces changements et à l’abandon des prudences archéologiques pre- mières. Félix de Verneilh, décédé en 1864, est remplacé par son frère Jules qui veille au chantier. Écrivant à Abadie vers 1865, ce dernier précise que le Périgueux qu’il lègue est l’équivalent du nouveau Paris qui se fait ; il se veut un prolongateur en province de la politique parisienne du préfet Haussmann, en rajeunissant avec le même corps et une nouvelle âme. Ce qu’il souhaite, c’est démolir et reconstruire sur une base rationnelle “et imprimer à la restauration de Saint- Front un caractère qu’on ne pourra pas lui enlever”. Il veut éviter l’éclectisme du “néo-grec”, du “gothique de ginguette”, à moins que ce ne soit celui de “l’architecture Renaissance”. L’échange de courriers entre Abadie et Jules de Verneilh est effectivement révélateur de risques dénoncés. L’église ne doit pas être restaurée par des “architectes troubadours” adoptant un “style fantastique” puisé dans les enseignements de l’École des beaux-arts. Mais, une nouvelle fois, les milieux locaux avancent une argumentation différente. Pour le maire de Périgueux, Jules de Verneilh est connu pour ses opinions antirépublicaines. L’argument ne peut sans doute pas être écarté aussi rapidement. Abadie élève le Sacré-Cœur de Montmartre à Paris dans un contexte de 11 réconciliation nationale faisant suite à la guerre de 1870 et à la Commune de 1871. À la suite d’Abadie, Bruyerre (intervenant à Périgueux entre 1883 et 1887) est également connu pour avoir été chargé de relever les ruines du Palais des Tuileries en 1873 à la suite de son incendie pendant la Commune. Enfin, Boewillwald travaille à Périgueux jusqu’en 1913, tout en menant également ses principaux chantiers dans les premières années de la Troisième République. Viollet-le-Duc aussi est un républicain, mais c’est un républicain qui accepte le Second Empire, tout comme Abadie et s’oppose à la Commune après avoir participé à la défense de Paris pendant le siège de 1870. Viollet-le-Duc9 a les contradictions de son temps et, tout répu- blicain qu’il est, admire Napoléon III. Il considère ainsi que la restauration qu’il mène à la cathédrale de doit se faire au “profit de la religion10”. Cela étant, tout en dégageant une place, il valorise des édifices publics tels que le Palais de Justice en adaptant aux visiteurs étrangers. Sa vision de l’espace urbain est ainsi très moderne et son raisonnement rejoint celui d’un actuel urbaniste. Jean-Michel Leniaud11 précise aussi que ces restaurations sont effectuées en faisant primer les soucis du culte face aux questions archéologiques : “Plus que celle de l’administration des monuments historiques, l’œuvre du service des édifices diocé- sains doit être située dans un contexte politique, celui des relations entre l’Église et l’État […]”. Viollet-le-Duc est donc conscient de ces questions d’aménagement à la fois pour le culte et les municipalités. À propos de Saint-Sernin de Toulouse, il établit clairement une relation de

9. Les Monuments historiques de la France, n° 1-2, 1965. Entièrement consacré à l’architecte. 10. Elisabeth Williams, “Le premier projet de restauration de Viollet-le-Duc, Les Monuments historiques de la France, n° 3, 1973, p. 48-58. 11. Jean-Michel Leniaud, “Les architectes diocésains”, Monuments historiques, n° 113, 1981, p. 3-9. Bruno Phalip

cause à effet entre les crédits de restauration alloués et la bonne situation économique. C’est- à-dire que les restaurations sont des marqueurs économiques, tout comme des révélateurs de politiques. Les monuments doivent s’adapter aux volontés municipales et en présenter un reflet dans leur souhait d’ouvrir les villes ; de proposer un nouvel urbanisme, avec des boulevards, de larges places, des parvis et une vision hygiéniste de la nouvelle urbanité. En ce sens, restaurer un édifice répond à des exigences de bonne santé d’une ville comme de ses populations. Viollet-le-Duc ne peut être considéré seul. Anatole de Baudot12 est un pionnier de l’emploi du béton armé, tout comme Viollet-le-Duc peut l’être pour la fonte et l’acier. Mais, c’est aussi un “libre penseur” et un rationaliste qui affirme sans cesse la réalité du progrès, de la science et la nécessité de travailler à “l’unité de style”. Pour Anatole de Baudot, la rationalité se décline en “logique”, en “raison”, en “équilibre” ou en “progrès” et, pour lui, la Renaissance est suspecte, tout autant que le classicisme. Pour s’en émanciper : “Il importe de constituer une méthode de composition qui, basée sur les programmes actuels, sur les nécessités économiques modernes et sur les procédés d’exécution que la science lui fournit… permette [à l’architecte] d’aborder franchement les solutions que la société attend de lui”. Viollet-le-Duc le rejoint totalement : “À refuser à la science le concours qu’elle ne demande qu’à leur prêter, les architectes ont fini leur rôle, celui des ingénieurs commence”. Les deux architectes rejoignent donc clairement la pensée prévalant au début du xixe siècle à propos des édifices antiques du Midi de la France (Bureau des beaux-arts, 1808). Pour ces architectes, il s’agit de reconnaître ce qu’il y a de bon dans le premier romantisme, en s’affranchissant vis-à-vis de l’art classique, mais aussi en se plaçant au service de la science et du progrès, en combattant la définition d’un “homme primitif” de l’architecture médiévale face 12 à celle de “l’homme classique” paré de toutes les vertus. Désormais l’École du Trocadéro13 fait face à celle des beaux-arts, comme les architectes “dio- césains” ou les “gothiques” font face aux “romains” et aux “classiques”. Ce sont deux systèmes de formation concurrents et antinomiques et, pour Anatole de Baudot, l’École des beaux-arts n’est destinée “qu’à la fabrication des prix de Rome”. Au contraire, à Chaillot, Anatole de Baudot défend un système d’enseignement en trois points basé sur l’usage de maquettes, de photogra- phies et de relevés : l’exposé des procédés de construction14 ; la restauration des édifices et l’étude des liens rattachant le Moyen Âge à la Renaissance. Par exemple, les Égyptiens et les Romains privilégient le “pilier” qui est l’expression de “l’esclavage”, tandis que les Grecs emploient la “colonne” qui est expression de l’architecture raisonnée. L’équivalent se trouve chez Viollet- le-Duc qui place l’architecture romane comme l’expression de la mainmise des moines et du monastère dans un cadre rural, tandis que l’architecture gothique se place dans le cadre de la montée des communes urbaines et de leurs gouvernements. Les “diocésains” font donc face aux Beaux-Arts, mais ils représentent aussi la province face à Paris. Et, comme Viollet-le-Duc le précise, il s’agit de lutter contre la centralisation excessive et donc de construire des territoires régionaux confortant un espace national. En quelque sorte, par le biais des cathédrales et donc des diocèses, les politiques de restauration revivifient les

12. Françoise Bercé, “Anatole de Baudot”, p. 103-122 ; Brigitte Belin, “A. de Baudot, professeur et vulgarisateur”, p. 123-135 ; Pierre Lebouteux, “Quelques restaurations d’Anatole de Baudot”, p. 139-145, Les Monuments historiques de la France, 1965, n° 3. Monuments historiques, n° 113, 1981. “Profession architecte en chef”. 13. Anatole de Baudot enseigne à Chaillot en 1887 comme premier titulaire. 14. Il s’agit aussi d’utiliser de nouveaux matériaux pour répondre aux exigences des chantiers (ciment armé, fer) et donc de lier le sort des futurs architectes à celui d’autres cours dispensés au Conservatoire des arts et métiers, créé par l’abbé Grégoire en 1794. Repères et nouvelles réflexions, Pierrefonds et le Hoh Koenigsburg découpages d’Ancien Régime face aux départements révolutionnaires. Cette montée des régions s’exprime assez bien par le biais de la restauration de la cathédrale du Puy-en-Velay15 puisqu’en 1843, le vicomte de Becdelièvre estime que le projet de Mallay est trop auvergnat : Nous avons une architecture dans le Velay qui nous est propre et qu’il ne faut point confondre avec celle de l’Auvergne. Le Velay et l’Auvergne sont deux nations différentes que toutes les nouvelles circonscriptions ou histoires ne confondront jamais. L’Auvergne veut à toute force étendre sur nous ses réseaux… Que les Auvergnats restent Arvernes tant qu’ils voudront et nous ne voulons pas que les Auvergnats viennent restaurer nos monuments en leur ôtant leur caractère primitif pour les confondre ensuite avec les monuments de l’Auvergne, ce qui serait plus tard un argument pour justifier d’autres prétentions.

Province et capitale, valorisation de l’architecture des nouveaux matériaux et d’institutions de formation rénovée, rationalité des analyses et rééquilibrage face à l’Antiquité et aux classi- cismes, mais également nécessité de promouvoir un autre temps. Entre “diocésains” et “Beaux-Arts”, il ne s’agit en effet pas d’une nouvelle “Bataille d’Her- nani”, ou bien d’une nouvelle facette de la querelle entre “Anciens” et “Modernes”. Théoriser le temps perdu permet de se situer à la fois entre “temps retrouvé” et “temps arrêté”, par le biais même de la “restauration” ; a contrario forger le mot “dérestauration” paraît indiquer une “dynamique historique redécouverte”. À partir de 1815, et particulièrement à partir de la mise en place des premières politiques de restauration en 1830, les gouvernements cherchent le soutien des catholiques dans cette résurrection de l’Ancienne France, avec une garantie de stabilité, de réconciliation nationale, 13 que l’on retrouve avec Abadie en 1874, en s’appuyant aussi sur les sociétés savantes et les académies. Mais, ce n’est pas seulement le goût du pittoresque qui est à mettre en valeur ici. Restaurer au xixe siècle, ce n’est pas uniquement redécouvrir, mais aussi donner un sens, une valeur en écho à des utilités sociales. Jean-Michel Leniaud16 propose d’y voir, moins l’expression d’une crispation devant la centralisation administrative que l’expression de cultures provinciales. Les architectes vont proposer des solutions d’historicisme face aux réalités archéologiques. Et, si l’art moderne est un art de cour dépravé, celui du Moyen Âge se construit comme un acte de foi face au vandalisme révolutionnaire et à ses prolongements du Premier Empire. Montalembert peut alors être considéré. Il est lié à la Restauration au sens politique et parle en 1856 “d’une nouvelle renaissance” qui aille d’un “art chrétien” vers une “régénération religieuse de la France”. Pour Montalembert, il n’y a rien à “envier, ni à l’Antiquité, ni aux pays étrangers” sans avoir non plus à se réclamer de l’héritage du paganisme. Sans doute plus clairvoyant, Stendhal considère que “notre archéologie est venue d’Angle- terre, comme la diligence, les chemins de fer et les bateaux à vapeur” tandis que les Anglais décrivent la Normandie comme une province d’outre-mer. La machine, l’industrie et l’usine balaient l’ancien monde qui nécessite redécouverte et protection. Soit, du romantisme en pas-

15. Marcel Durliat, “Les restaurations de la cathédrale du Puy”, Congrès Archéologique de France, Velay, 1975, Société Française d’Archéologie, Paris, 1976, p. 76. 16. “L’invention de l’art roman au xixe siècle. L’époque romane vue par le xixe siècle”, Revue d’Auvergne, 1999, n° 553. Textes de Jean-Michel Leniaud (p. 17-27), Daniel Moulinet (p. 38-50), Pierre Vaisse (p. 51-62) et Yves Bottineau-Fuchs (p. 63-83). Jean Nayrolles, L’invention de l’art roman à l’époque moderne, Rennes, 2005. Bruno Phalip

sant par la Restauration politique, les goûts pour le pittoresque sont des vecteurs aidant à la dénonciation des pillages et destructions en flattant aussi une vision nostalgique de l’histoire. Pour Nodier, “les monuments de l’ancienne France révèlent dans leurs ruines, des ruines plus vastes, plus effrayantes à la pensée, celles des institutions qui appuyèrent longtemps la monarchie et dont la chute fut le signal inévitable de sa chute”. En somme, non seulement la restauration est un moyen de rétablir au sens architectural, mais elle a valeur symbolique d’autres rétablissements en donnant au Moyen Âge la signification d’une sorte de Paradis perdu. Concluons par Arcisse de Caumont qui fait acte de défiance à l’égard du pouvoir central, au sens de ses institutions artistiques, en faisant état de “l’humiliation des cultures régionales face à l’hégémonie intellectuelle de la capitale”. En d’autres termes, il s’agit d’arrêter le temps17 ; plus exactement en restaurant les monuments, il s’agit de le freiner dans une sorte de course perdue d’avance face à ces moments d’accélération de l’histoire ; la Révolution et la chute des institutions d’Ancien Régime, mais aussi la disparition du temps de l’atelier pour celui de l’usine dans le cadre de puissants États s’appuyant sur des nationalismes centralisés, dont nous avons l’expression à Pierrefonds comme pour le Hoh Koenigsburg. En définitive, la “dérestauration” consiste en une prise de conscience tardive à propos de l’impossibilité d’arrêter le temps, de le fossiliser et sur la reconnaissance des dynamiques histo- riques. Ces dernières conduisent maintenant à s’attacher aux restaurations comme d’un objet d’histoire chargé de “justifications idéologiques n’imposant plus de règles strictes18”.

14

17. Marcel Durliat, “La restauration de Saint-Sernin de Toulouse, aspects doctrinaux”, Monuments historiques, n° 112, 1981, p. 50-59. 18. Louis Grodecki, “Tendances actuelles dans la restauration des monuments historiques”, Les Monuments historiques de la France, 1965, n° 4, p. 201-214. Voir aussi Monuments historiques, numéro hors série, “Les restaurations françaises et la charte de Venise”, 1977. 2

Notre-Dame du Port de Clermont et Saint-Nectaire au XIXe siècle La restauration de deux grandes églises de Basse-Auvergne entre documents d’archives et archéologie

David Morel

orsqu’il s’agit d’évoquer les restaurations réalisées au xixe siècle sur les grandes églises de Basse-Auvergne, depuis Notre-Dame du Port jusqu’à Saint-Nectaire, l’attention se porte le plus souvent sur la teneur générale des différentes campagnes, à l’appui d’archives, de devisL ou de courriers administratifs ayant présidé aux travaux. Les dossiers conservés par les Monuments historiques renferment alors telle ou telle autorisation pour la restauration d’un clocher, telle ou telle mention d’achat de matériaux pour la réfection de la nef ou tel ou tel rapport journalier stipulant que les modénatures d’un chevet ont, par exemple, fait l’objet de reprises. En apparence, les restaurations de ces édifices sont donc bien renseignées, mais une observation rapide de cette documentation met constamment en évidence une absence de pré- cisions ne permettant pas, finalement, de dépasser une échelle globale1. Pourtant, si l’on désire retracer précisément l’histoire de ces architectures d’exception, il est important de saisir, face à un même édifice, la part des réalités médiévales et des réalités du xixe siècle. Cela permet en effet de repérer les vestiges originels des structures remplacées, et d’assurer ainsi à toute étude fine une base documentaire plus juste, loin des interprétations parfois peu objectives. Implici- tement, cela suppose de repérer dans le détail l’ensemble des composantes remplacées au cours des siècles et de différencier les éléments en fonction de paramètres choisis. La démarche permet notamment de retrouver les partis pris de ces restaurateurs et d’en examiner la teneur pour le xixe siècle qui concentre la plupart des réfections. Le problème est d’abord d’ordre méthodologique puisque la documentation relative aux res- taurations conduites au xixe siècle est peu détaillée. Le nombre de pierres remplacées par zone est ponctuellement mentionné, mais les sources ne stipulent jamais leur localisation exacte ou même le matériau utilisé, ce qui limite considérablement l’apport des textes conservés dans les dossiers anciens. Face à ces difficultés, il s’agit donc de rassembler d’abord la documentation graphique existante afin de préciser l’état du sanctuaire avant restaurations et de comparer les

1. Françoise Aycoberry, La restauration des églises en Auvergne au xixe siècle. Principes et applications, Diplôme d’Études Supérieures, dir. Gabriel Fournier, Clermont-Ferrand, 1967.

Restaurer au XIXe siècle © Presses Universitaires Blaise-Pascal, 2012 ISBN (pdf) 978-2-84516-528-1 David Morel

différents projets proposés à l’époque avec la réalité de l’édifice. Cette somme documentaire permet de cerner l’évolution du bâti entre le Moyen Âge et la fin duxix e siècle, ce qui amène à cibler les zones potentiellement retouchées pour chaque monument. Dans un second temps, il s’agit de conduire des observations fines sur le terrain, afin de décortiquer le bâti et d’en cerner l’évolution. Il convient de saisir des différences dans les appareils et matériaux mis en œuvre, dans l’usure des surfaces selon les roches, dans les techniques de taille ou encore dans les types de marquage de pierres2. Ce protocole conduit à distinguer des zones potentiellement reprises, selon leur homogénéité. Enfin, les résultats de l’analyse documentaire et de l’analyse du bâti doivent être regroupés et critiqués, afin de cartographier, sur la base de relevés d’élévation actualisés, les zones visiblement restaurées. Ce sont les résultats de ces enquêtes que nous nous proposons ici d’exposer, d’abord pour la collégiale Notre-Dame du Port de Clermont, puis pour l’église de Saint-Nectaire, ayant toutes les deux fait l’objet, récemment, de nouvelles campagnes de restaurations3.

Les restaurations de Notre-Dame du Port de Clermont-Ferrand

L’état de la collégiale clermontoise avant les restaurations du début du xixe siècle nous est connu par plusieurs documents graphiques dont les plus anciens datent du milieu du xve siècle. Le plus connu est la vue de Cler- mont réalisée par Guillaume Revel vers 1450, qui permet de réfléchir

16 au problème du massif de façade aujourd’hui couronné d’une seule tour carrée (fig. 1). Effectivement, pour certains auteurs, ce dessin, figurant la collégiale depuis le nord- est montre deux tours de façade qui tranchent avec l’œuvre fautive des restaurateurs. Ces auteurs présen- tent alors le massif occidental origi- nel de Notre-Dame du Port comme une “construction bipolaire et asy- métrique” consistant en “deux puis- santes tours, saillantes par rapport 4 Fig. 1. Armorial d’Auvergne. Registre d’armes dédié par le hérault à la partie centrale de la façade ”. Guillaume Revel au roi Charles VII. Détail de la collégiale Notre-Dame Pour eux, ces deux tours auraient du Port. © B.C.U. Clermont. Cliché David Morel

2. Coll., “Archéologie et restauration des monuments. Instaurer de véritables ‘études archéologiques préalables’”, dans Bulletin Monumental, t. 161-163, Société Française d’Archéologie, Paris, 2003, p. 195-219 ; Isabelle Parron-Kontis et Nicolas Reveyron (éd.), Archéologie du bâti. Pour une harmonisation des méthodes, Éditions Errance, Paris, 2001. 3. David Morel, Tailleurs de pierre, sculpteurs et maîtres d’œuvre dans le Massif Central. Le monument et le chantier médiéval dans l’ancien diocèse de clermont et les diocèses limitrophes (xie-xve siècles), thèse de Doctorat en histoire de l’art et archéologie médiévale, dir. Bruno Phalip, université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand 2, 2009, t. 3 et 4. 4. Laurence Cabréro-Ravel, Notre-Dame du Port et la sculpture ornementale des églises romanes d’Auvergne, les chapiteaux corinthiens et leurs dérivés (finxi e-xiie siècle), 2 tomes, Mémoire de Thèse Nouveau Régime, dir. ÉlianeVergnolle , université de Franche-Comté, U.F.R. des Sciences du Langage, de l’Homme et de la Société, Besançon, 1995, p. 37 et sq. ; Geneviève Barrière, “La tour occiden- tale de la basilique Notre-Dame du Port à Clermont”, dans L’invention de l’art roman au xixe siècle, Revue d’Auvergne, t. 113, n° 553, Société des Amis des Universités de Clermont-Ferrand, Clermont-Ferrand, 1999, p. 104-117. Notre-Dame du Port de Clermont et Saint-Nectaire au XIXe siècle. La restauration de deux grandes églises de Basse-Auvergne disparues dans des circonstances inconnues, entrainant une restauration donc mal venue, et ces auteurs motivent leur hypothèse par l’existence d’escaliers en vis latéraux censés conduire aux deux tours associées. Il faut d’ores et déjà noter que ce dispositif d’escaliers en vis n’est pas systématiquement associé à deux tours de façade comme le prouvent des sanctuaires compa- rables. À Notre-Dame d’, ces escaliers s’interrompent dès le départ des tribunes et la façade s’achève par un large pignon triangulaire. À Saint-Austremoine d’Issoire, ces escaliers conduisent au sommet des annexes latérales de la façade, couronnée par une unique tour cen- trale. Par ailleurs, l’ancienne église Saint-Alyre de Clermont semble elle aussi devoir se ranger parmi les édifices pourvus d’une unique tour centrale de façade, comme l’atteste une vue cava- lière du xviie siècle tirée du Monasticon Gallicanum. L’argument n’est donc pas particulièrement solide, mais deux mentions anciennes semblent même contredire définitivement cette hypothèse. La première est une courte description de 1744 qui signale un simple clocher occidental carré. À cette date, il porte alors le nom de “petit clocher” ou “clocher des Pauvres”, seconde appellation due à la proximité du cimetière où se trouvait la fosse commune. La seconde est une indication d’un des restaurateurs lui-même, Aimond-Gilbert Mallay, qui stipule en 1843 que la souche du clocher central de la façade a été rasée5. D’ailleurs, dans la lignée de Mallay, on peut interpréter ce dessin de Revel différemment puisqu’aucun véritable espace n’est vraiment représenté entre ces deux tours, et que le faîte même de la toiture de la nef vient rejoindre la face orientale de la plus haute tour en son milieu, faisant plus vraisemblablement de cette dernière une tour centrale. Pour la collégiale clermon- toise, on se trouverait donc bien devant une façade à tour centrale unique ce qui conforte les choix conduits par les restaurateurs, un temps remis en cause. 17 Les autres documents impor- tants consistent en une série de dessins ou de plans, qui livrent ponctuellement des éléments inté- ressants quant aux dispositions aujourd’hui disparues et à l’évo- lution du bâti. Certaines litho- graphies de la première moitié du xixe siècle figurent ainsi l’édifice en partie ruiné, dépourvu de tour de croisée, cantonné ponctuellement de bâtiments annexes, ou orné de décors peints externes visiblement supprimés par les restaurateurs (fig. ).2 Et d’autres vues du che- vet permettent d’entrevoir l’état Fig. 2. Notre-Dame du Port. Vue du chevet depuis le sud-est. ©B.C.U. Cler- des élévations orientales avant les mont. Louis Courtin, 1839 réfections. On y observe notam- ment un clocheton à bulbe couvert d’ardoises et de lames de plomb réalisé en 1477 par un cer- tain Bertrand Constant, mais aussi d’anciens dispositifs d’escaliers latéraux desservant la crypte,

5. Aimond-Gilbert Mallay, Essai sur les églises romanes et romano-byzantines du département du Puy-de-Dôme, Imprimerie de P.-A. Dero- siers, Moulins, 1841, p. IX. David Morel

réalisés par l’architecte Deval en 1781, que l’on retrouve aussi sur les premiers plans dressés par Mallay et sur le cadastre napoléonien. Globalement, les transformations qu’a connues la collégiale entre son édification et les années 1830 sont donc plutôt bien renseignées par la documentation graphique, et les rapports de res- taurations apportent évidemment d’autres précisions sur la teneur des travaux à venir. Aimond- Gilbert Mallay va ainsi proposer une série de projets qui vont essentiellement porter sur le réta- blissement des parties hautes, la réfection du chevet, des éléments de décor, des marqueteries, des joints, mais aussi sur la restauration de la façade. L’architecte précise même que cette façade avait été renforcée par une maçonnerie à la fin du Moyen Âge, ce que montrent encore les cli- chés de la fin du xixe siècle. Il proposera du reste de doter Notre-Dame du Port d’une façade classicisante, ce qui ne sera jamais réalisé. Ces restaurations vont s’étendre sur plusieurs dizaines d’années et sont donc connues dans leurs grandes lignes, même si elles ne sont que très rapide- ment évoquées ici. Sur cette base, il est alors possible de proposer un premier état des lieux et de dresser un plan plus juste de l’édifice, du moins dans sa chronologie. Pour Notre-Dame du Port, on constate alors que l’essentiel du gros-œuvre est demeuré préservé des restaurations au xixe siècle, hormis les tours surmontant le massif occidental et le transept qui furent totalement reconstruites. Le porche du xve siècle est venu s’accoler contre la façade existante, les absidioles du transept ont été reconstruites, des chapelles ont été accolées au bas-côté nord, mais nombre de composantes ont été préservées, même si des blocs ont été nécessairement remplacés. Sur ce point, la difficulté est donc de cibler plus précisément encore les zones restaurées, cette fois à l’échelle de la maçonnerie. On sait que Aimond-Gilbert Mallay a fait remplacer les pierres brisées ou dégradées, que les éléments sculptés et moulurés ont été repris et que les parements 18 ont été rejointoyés. Des joints rubanés ont été employés pour les pierres de taille tandis que les maçonneries en moellons ont été pourvues de joints alvéolés régularisés. Les marqueteries détériorées ont été également restaurées, ainsi que les frontons des chapelles rayonnantes et le fronton du bras méridional. Mais dans le détail, l’enquête réclame une approche plus serrée. Les parements peuvent être analysés, en nous arrêtant sur les matériaux, les techniques mises en œuvre, l’usure des blocs, et cette démarche permet de localiser avec précision l’ensemble des composantes remplacées. Pour l’élévation méridionale de la nef, par exemple, l’investigation permet de distinguer les blocs remplacés au xixe siècle des blocs remplacés plus récemment ou des réfections du bas Moyen Âge (fig. ).3 On constate dès lors l’importance des travaux conduits sous le niveau d’assises des baies où les restaurateurs ont d’ailleurs privilégié le moyen appareil régulier, sans doute en lieu et place d’un petit appareil plus conforme aux habitudes. Les matériaux utilisés pour la restauration respectent ceux d’origine, hormis pour le clocher occidental bâti en andésite. Les techniques de taille ont même été ponctuellement respectées en regard des habitudes du xiie siècle, puisqu’un même layage alterné a été parfois observé. Et finalement il est possible d’avancer qu’à Notre-Dame du Port, les restaurations conduites au xixe siècle ont donc été plutôt respectueuses des réalités médiévales. Notre-Dame du Port de Clermont et Saint-Nectaire au XIXe siècle. La restauration de deux grandes églises de Basse-Auvergne

Négatifs de baies (XIIe s. ?) XIXe-XXe s. XVe s. XXIe s.

Fig. 3. Notre-Dame du Port. Nef. Relevé de l’élévation sud. Localisation des restaurations. ©David Morel

Les restaurations de l’église de Saint-Nectaire 19

Les choses ne sont pas forcément aussi claires pour l’église Saint-Nectaire, située dans les monts Dore ; édifice roman à peine plus modeste pour lequel la documentation est nettement plus lacunaire. Pourtant, la polémique est sans doute plus vive à son propos puisque les auteurs ont souvent accusé les restaurateurs d’avoir rajouté au sanctuaire les caractéristiques d’un “art roman auvergnat” à la faveur des réfections conduites à partir du milieu du xixe siècle. Dans l’ensemble, cet édifice semble n’avoir connu que peu de modifications ou transforma- tions avant la première moitié du xixe siècle. Les premiers documents, datés du xviiie siècle, insistent parallèlement sur le bon état général de l’édifice, même si le pavement intérieur est endommagé par endroits et que les portes de l’église sont jugées en mauvais état6. Aucun docu- ment ne précise par contre les dispositions générales en place et ce sont les vues et relevés du premier tiers du xixe siècle qui rendent compte de l’état de l’église à cette période. Sur ces dernières, on remarque que le clocher de la croisée possède alors un unique registre de baies tandis qu’un bâtiment fortifié apparaît souvent directement au nord, correspondant au château de la famille de Sennectère mentionné par les sources. Pour la nef, les grandes arcades apparaissent surmontées de maçonneries aveugles. Un enduit se repère systématiquement sous les ouvertures du premier niveau, comme pour signaler la présence d’un petit appareil bien- tôt remplacé par du moyen appareil lors des restaurations. La façade ne présente aucune tour

6. A. D. Puy-de-Dôme, 2 MI 447, Procès verbal de visite, 16 juin 1727 ; A. D. Puy-de-Dôme, 2 MI 462, Procès verbal de visite pastorale par François De Bonal, évêque de Clermont, 6 mai 1782. David Morel

supérieure, ni au centre, ni sur les côtés. Seul apparaît un petit pignon triangulaire aujourd’hui disparu. La lithographie réalisée en 1825 par Eugène Isabey, avant les premiers relevés réalisés par Aimond Mallay pour les restaurations est plus intéressante de ce point de vue (fig. ).4 En effet, elle montre une façade dotée d’un portail central en plein cintre encore en place. Mais les parties hautes présentent un registre de trois grandes arcades aveugles en plein cintre et sont unique- ment couronnées par un petit pignon triangulaire central, également doté d’une petite lunette aveugle. Au nord apparait une maçonnerie pouvant correspondre à l’arrachement d’une tour. Ce dispositif d’arcades supérieures aveugles est intéressant à observer puisqu’il n’apparaît pas sur le relevé réalisé par Mallay avant les travaux de restaurations. Ce relevé montre au contraire une façade presque nue, dotée d’une simple baie centrale en partie haute. La limite supérieure n’est pas clairement figurée, mais les rampants du pignon central sont tout de même représentés, sans que l’arrachement ne soit, cette fois-ci, assurément mentionné.

20

Fig. 4. Saint-Nectaire. Vue de l’église depuis le sud-ouest. ©B.C.U. Clermont. Eugène Isabey, 1825

Les travaux de restauration vont débuter en 1840 sous la direction d’Aimond Mallay, peu avant le classement de l’église en 1841. Ils vont d’abord porter sur la réfection des couvertures et de la voûte de l’avant-nef qui menace de s’écrouler. Les principaux problèmes surviennent alors que les efforts se portent sur le massif de façade. Les murs latéraux sont repris, mais les parties hautes sont très altérées et sujettes aux infiltrations. Ces parties supérieures, qui vont donner lieu à nombre de discussions, ne sont malheureu- sement pas décrites par les restaurateurs et seul le relevé de Mallay semble transcrire l’état de la façade avant les premières interventions. Prosper Mérimée suppose que celle-ci ne fut jamais achevée ou, du moins, fut ruinée bien avant leurs interventions. Comme beaucoup d’autres, il pense en fait que la façade qui se présente alors “inachevée et nue” était à l’origine fortifiée. Les preuves archéologiques manquent mais c’est vers cette solution que les restaurateurs vont Notre-Dame du Port de Clermont et Saint-Nectaire au XIXe siècle. La restauration de deux grandes églises de Basse-Auvergne d’abord se tourner. Deux projets sont proposés, pour aboutir finalement à la façade actuelle pourvue de deux tours latérales sans créneaux, couronnées chacune d’un toit à quatre pans recouverts de tuiles creuses. Les murs de la nef sont eux recouverts d’un badigeon ou de plusieurs couches de badigeon du xviie siècle qu’Aimond Mallay et Prosper Mérimée ont du mal à dater et pensent sinon du xviiie siècle, du moins de la période moderne. Prosper Mérimée fait alors réaliser une série de sondages sous ce badigeon, sans succès, et l’ensemble de l’église est finalement mis à nu dans le dernier quart du xixe siècle, hormis les chapiteaux du chœur, en partie dégradés, pour lesquels le doute subsiste. Durant cette période, la coupole du transept est également sur le point de s’effondrer et des débris du clocher vont d’ailleurs tomber sur la nef et sur les chapelles rayonnantes dont les voûtes sont lézardées et couvertes de mousses. Les toitures de ces chapelles rayonnantes et du déambulatoire sont alors en tuiles creuses tandis que celles de la nef sont composées de lauzes. Son attention se porte également sur la réfection des corniches, des modillons et des éléments de couronnements, qui ont souffert et dont une partie doit être restaurée. Les priorités sont donc clairement définies, mais ces premiers projets ne vont être que partiellement réalisés, l’argent faisant cruellement défaut. Le remplaçant d’Aimond Mallay, Louis-Clémentin Bruyerre, prend la direction des travaux à partir de 18737. Treize ans se sont écoulés depuis le départ de Mallay et les toitures sont presque totalement à reprendre. La restauration du chevet n’a guère avancée, notamment à cause de l’état du clocher central et de la restauration de la façade. Un projet est présenté et rapidement adopté pour restaurer ce dernier. Bruyerre s’inspire des principaux clochers romans 21 encore existants alentours tant pour la structure générale que pour les détails décoratifs. Ce nouveau clocher sera achevé en 1877. Parallèlement Bruyerre souhaite également restaurer les faces extérieures des murs goutte- reaux, dont les contreforts sont endommagés en partie basse, et notamment le niveau des tri- bunes qui se présente alors totalement nu et aveugle. Il vient en effet d’observer les traces des anciennes baies assurant l’éclairage en examinant attentivement les maçonneries internes et désire les rétablir. Par ailleurs, mais cette fois-ci sans témoignages probants, il en déduit que devaient exister, à l’extérieur, des triplets aveugles en plein cintre ; composantes pour lui essentielles de l’art roman “auvergnat”. Ces triplets vont donc être établis en lieu et place des maçonneries aveugles et vont appeler de nombreuses critiques, qui sont peut-être aujourd’hui à discuter. Effectivement, l’église de Saint-Nectaire se présente bien comme un édifice fortement res- tauré, notamment au niveau de la nef et du massif de façade. En recourant à l’analyse fine du bâti, on constate ainsi que les parties hautes du massif occidental sont presque totalement reprises, y compris dans des zones encore en place au début du xixe siècle. Le petit appareil irrégulier a visiblement moins souffert, mais les chaînages en moyen appareil ont fait l’objet de réfections plus systématiques (fig. ).5

7. Archives des Monuments historiques, Commune de Saint-Nectaire, cote 0081/063/0041. David Morel

Tuf de scories Trachy-andésite Blocs remplacés et zones fortement restaurées e e e Maçonneries du XII s. Rhyolite Indéterminé (XII , moderne ou XIX s. ?)

22 Fig. 5. Saint-Nectaire. Façade. Relevé de l’élévation ouest. Localisation des restaurations. ©David Morel Le plus gros du chantier a vraisemblablement concerné la nef qui montre des parties basses presque totalement remplacées. Le petit appareil situé primitivement sous les baies en plein cintre a été supprimé au profit du moyen appareil et les éléments d’entablement, comme les marqueteries du transept ont été largement repris. Des transformations radicales ont donc eu lieu, mais cet examen attentif permet aussi de retrouver les grandes étapes du chantier de construction médiéval ce qui n’est pas sans intérêt. En suivant ainsi le déroulement des travaux et la répartition des matériaux observés à Saint- Nectaire, on s’aperçoit bien vite que le chantier du xiie siècle a débuté par l’édification du chevet et que les parties supérieures des murs gouttereaux tout comme les parties hautes du massif de façade ont été réalisées en dernier, non sans que les bâtisseurs ne connaissent quelques difficul- tés financières. Il est possible que les triplets aveugles des tribunes aient donc été projetés mais n’aient jamais été réalisés à cause de problèmes économiques liés aux exigences d’un chantier exceptionnel dans un cadre montagnard. En apparence éloigné de ces préoccupations, l’église de Saint-Nectaire abrite d’ailleurs un chapiteau figurant la légende de saint Nectaire à l’intérieur duquel on retrouve la représenta- tion d’un édifice en tous point semblable aux grands sanctuaires romans de Basse-Auvergne (fig. ).6 Ce chapiteau a visiblement été installé dans les années 1130-1150 et il est clair que l’édifice représenté n’est pas l’église de Saint-Nectaire, qui était alors inachevée, mais une église semblable. Notre-Dame du Port de Clermont et Saint-Nectaire au XIXe siècle. La restauration de deux grandes églises de Basse-Auvergne

23 Fig. 6. Saint-Nectaire. Chapiteau de la Légende de saint Nectaire. ©David Morel

L’important est qu’ici se pressent le désir des commanditaires de transposer la légende d’un saint apparu seulement au xie siècle dans un environnement architectural de référence, pour ancrer la réalité du saint dans le monde présent. Or cette volonté dépasse sans doute le seul cadre sculpté puisque l’église en elle-même adopte nombre de formes et d’éléments de décor qui appartiennent aux grands sanctuaires de la plaine. S’y retrouvent le chevet à déambulatoire et chapelles rayonnantes, le transept étagé, la nef dotée de tribunes d’ailleurs inaccessibles, les toitures de tuiles creuses, les chapiteaux historiés, etc. Seuls manquent les triplets aveugles des tribunes et les hautes tours de façade qui seront fina- lement établis par les restaurateurs. Il semble dans ce cas précis que les restaurateurs aient bien concrétisé le souhait des commanditaires du xiie siècle, ce qui permettrait de relativiser le “tra- vers” de cette restauration. En définitive, soulevée par les exemples de Notre-Dame du Port de Clermont et de Saint- Nectaire pour l’Auvergne, la question est celle d’un possible renouvellement des regards sur le travail des restaurateurs du xixe siècle, à la faveur d’analyses affinées soucieuses d’un recoupe- ment des sources. Cette mise au point réclame bien une révision de la documentation dispo- nible, qu’elle soit textuelle ou graphique, mais elle réclame également de recourir aux outils et résultats de l’archéologie du bâti. Ces regards croisés permettront alors de discuter plus objecti- vement de la pertinence des anciennes restaurations, autant que de définir avec plus de justesse les méthodes et choix des restaurations futures.

3

La restauration des sculptures romanes au XIXe siècle en Auvergne : les chapiteaux figurés du rond-point du chœur de Saint-Austremoine d’Issoire

Marie-Laure Bertolino

es restaurations menées au cours du xixe siècle sur la sculpture romane ont rarement fait l’objet d’études globales, ces dernières étant plus souvent mises en œuvre pour les époques postérieures. En Auvergne, ce constat s’explique notamment par le manque de documentation.L Les éléments d’archives renseignent en effet sporadiquement sur l’existence de sculptures qualifiées de “modernes” et les références aux éventuelles interventions réalisées au cours du xixe siècle restent laconiques1. S’il est fait mention de réparations ou de restaurations de chapiteaux, espaces privilégiés pour la sculpture dans les églises de cette région, leur loca- lisation ou leur iconographie sont rarement précisées. Par ailleurs, une difficulté supplémen- taire réside dans la présence de badigeons modernes qui empêchent d’apprécier actuellement l’authenticité de certaines œuvres. À l’origine de ces restaurations parfois controversées, il faut évoquer les personnalités d’hommes polyvalents endossant en province dès la première moitié du siècle les rôles d’érudits, d’inventeurs, d’architectes, de restaurateurs et parfois même de conservateurs. Les documents concernant la Commission départementale des Monuments historiques du Puy-de-Dôme rapportent les imprécisions dans lesquelles ces intervenants sont laissés. S’ils sont fréquemment seuls face aux décisions à prendre, ils le sont aussi quant à la nature des actions à effectuer. Dans ce cadre, les grandes campagnes de restauration architecturale menées dans la première moitié du xixe siècle en Auvergne montrent une volonté d’uniformiser les édifices2 au moment où la notion d’“école régionale” tend à se diffuser. La proximité géographique de ces églises est d’ailleurs susceptible de servir cette idée3.

1. Françoise Ayçoberry, La restauration des églises en Auvergne au xixe siècle, Principes et applications, D.E.S., dir. G. Fournier, uni- versité Blaise-Pascal, Clermont-Ferrand, 1967. 2. François Voinchet, “Le rôle des églises “mineures” dans la compréhension de l’architecture romane d’Auvergne”, Revue d’Au- vergne, t. 107, n° 4, 1993, p. 19-28. 3. Louis Bréhier (1868-1951) est l’un des premiers à définir “l’art roman auvergnat” en le limitant à ce groupe d’édifices placés dans la périphérie de Clermont. Louis Bréhier, “Que faut-il entendre par le terme d’art roman auvergnat ?”, Bulletin Monumental, 1930- 31, t. 89-90, p. 545-556.

Restaurer au XIXe siècle © Presses Universitaires Blaise-Pascal, 2012 ISBN (pdf) 978-2-84516-528-1 Marie-Laure Bertolino

Durant cette période, les architectes-restaurateurs privilégient l’architecture à la sculpture. S’ils tentent de s’intéresser à cette dernière, leur travail se focalise sur les édifices jugés comme les plus importants4 et dont les représentations figurées appellent plus volontiers leurs commen- taires, bien qu’il ne soit pas toujours aisé pour eux d’en identifier l’iconographie avec exacti- tude. Leurs interventions en matière de restauration de sculptures concernent essentiellement des chapiteaux feuillagés reproduits en série. Mais qu’il s’agisse de chapiteaux ornementaux ou figurés, les restaurateurs disposent de plusieurs possibilités lorsqu’ils doivent reprendre des blocs mutilés. Aussi peuvent-ils s’inspirer des motifs subsistant sur les blocs eux-mêmes et/ou faire appel aux autres éléments conservés au sein de l’édifice, voire le cas échéant, aux sculptures des autres édifices de la région5. Plus rarement, il peut s’agir d’une création totale de leur part. La différence de matériaux, l’exécution, le traitement des sculptures ou la présence de détails aty- piques, notamment dans l’iconographie, sont autant d’indices qui permettent aujourd’hui de déceler la présence de réfections. Au début du xixe siècle, différentes méthodes existent pour la restauration des sculptures6. Une première consiste à remplacer l’élément ancien par une copie. Une deuxième réside dans le ragréage des éléments disparus qui entraîne souvent une dénaturation et une altération des parties subsistantes du fait de l’addition d’un matériau synthétique et de goujons s’oxydant avec le temps. Une dernière méthode permet le remplacement des parties manquantes après avoir préalablement effectué un moule de la sculpture originelle auquel sont ensuite fixés les éléments perdus à l’aide de goujons et de mastic. Mais la restauration peut n’être qu’un simple refouil- lement ou regrattage des sculptures pour les remettre en état. Ainsi, dès 1813 par exemple, les chapiteaux de la crypte de Saint-Denis sont refouillés, regrattés et ragréés7. Plusieurs matériaux 26 synthétiques de substitution existent dès la première moitié du siècle, notamment le ciment romain8 ou encore le mastic. Ces matières peuvent être sculptées, moulées ou utilisées pour le ragréage. Mais leurs nombreux inconvénients leur valent les foudres d’Adolphe-Napoléon Didron (1806-1867) qui s’en prend en 1848 aux restaurations réalisées au mastic à la cathédrale de Bourges : Cette substance grasse et molle a subi les accidents qu’éprouve ordinairement le mas- tic des vitriers. Sous l’influence de la chaleur, elle s’est desséchée, retirée et fendue. Sous une faible pression du doigt, elle se détache en petits rognons ou s’émiette en poussière comme de la vieille cire desséchée. D’ailleurs antipathique à la pierre, elle n’a pu adhé- rer suffisamment au liais des sculptures anciennes. Il a fallu couper la pierre au vif et y enfoncer des goujons de fer ou de cuivre autour desquels on a modelé le mastic. Par suite du défaut d’adhérence, le mastic joue sur la pierre et roule autour du goujon. On remue ainsi des bras et des jambes de statuettes comme on ferait des membres de poupées de

4. Dès 1840, Jean-Baptiste Bouillet distingue le style “roman auvergnat” qu’il associe à l’église de Notre-Dame du Port à Clermont et le style “roman secondaire” correspondant à d’autres églises géographiquement proches de Clermont (, , Ennezat, , ). Par la suite, de nombreuses classifications ont été élaborées pour les églises de la région Auvergne et elles mène- ront au milieu du xxe siècle au concept d’“églises majeures” et d’“églises mineures” évoqué par René Suaudeau et Pierre Balme. Il reste que l’ensemble des travaux s’est focalisé sur un groupe très restreint d’édifices de la Basse-Auvergne. BrunoPhalip , Des terres médié- vales en friche, Pour une étude des techniques et des productions artistiques montagnardes. L’exemple de l’ancien diocèse de Clermont : Face aux élites, une approche des “simples” et de leurs œuvres, H.D.R, Université Blaise-Pascal, Clermont-Ferrand 2, 2001, 12 vol., vol. 1. 5. Cet état de fait apparaît dans le cadre des restaurations architecturales. Pour la restauration de la toiture de Notre-Dame du Port, Mallay fait appel à celle qu’il a retrouvée à Saint-Nectaire et qu’il juge comme la plus ancienne. Archives des Monuments historiques, Paris, cote 81/63/153/1. Rapport des travaux de A.-G. Mallay, non daté [1832]. 6. Jean-Michel Leniaud, Les cathédrales au xixe siècle, Paris, 1993 ; Paul Léon, Les monuments historiques. Conservation, restauration, Paris, 1917, p. 251 et suiv. 7. J.-M. Leniaud, “Premières manifestations néo-romanes : la restauration des chapiteaux de la crypte de Saint-Denis (1813)”, dir. Annie Regond, Pascale Chevalier, Sculptures médiévales en Auvergne, Création, disparition et réapparition, Clermont-Ferrand, 2008, p. 159-173. 8. Ce dernier est élaboré en France à Pouilly et, à partir de 1832 à Wassy. La restauration des sculptures romanes au XIXe siècle en Auvergne : les chapiteaux figurés du rond-point du chœur de Saint-Austremoine d’Issoire

bois creux, mobiles autour d’une tige en fer. Quant à la couleur et au grain, cette pâte jaunâtre, huileuse, et compacte comme de la glaise, jure avec la couleur franche, avec le grain poreux de la pierre. Du reste, le temps fait déjà justice de ces restaurations ; il n’y a pas deux ans qu’elles sont exécutées, et déjà une partie de ces sculptures en mastic a disparu.9

Les restaurations conduites au cours du xixe siècle montrent aussi le manque de connais- sances des restaurateurs en ce qui concerne la décoration des édifices10. Ainsi ces derniers n’ont pas hésité à effectuer des changements d’iconographie notamment grâce à l’adjonction d’attri- buts inappropriés. Le traitement des sujets restaurés ne respecte parfois pas les images médié- vales. Ainsi peut-on trouver, comme s’en plaint Didron, une sculpture de diacre du xive siècle avec une chevelure et des vêtements à la mode du xixe siècle11. À partir de 1849, une circulaire adressée aux architectes diocésains conduit à un changement de situation en aportant des ins- tructions très strictes en matière de conservation, d’entretien et de restauration des édifices : [...] les sculptures d’ornement à reproduire seront exécutées le plus possible d’après les fragments anciens eux-mêmes […]. L’ornementation ancienne ne sera remplacée que lorsqu’il sera impossible de la conserver […]. L’artiste apportera dans l’exécution des sculptures d’ornement des soins tout particuliers ; non seulement il devra imiter scrupu- leusement les formes anciennes, mais aussi le travail de la sculpture, qui varie à chaque époque. […] S’il est nécessaire de refaire à neuf une partie complètement détruite, l’archi- tecte cherchera des modèles d’ornementation dans des monuments de la même époque dans une position analogue et dans la même contrée ; il ne commencera l’exécution qu’après avoir fait approuver ses projets graphiques par l’administration12.

Avec la seconde moitié du siècle, un autre procédé de restauration, la silicatisation, dont les 27 premières expériences en France sont menées à Notre-Dame-de-Paris et au Louvre, est plus lar- gement utilisé et consiste à imprégner la pierre d’une substance de chaux hydraulique et de silice liquide afin de recoller les parties altérées. Mais cette méthode comporte elle aussi des désavan- tages puisque la pierre se décompose de l’intérieur en faisant craquer l’enveloppe extérieure. Face aux divers modes de restaurations altérant généralement les parties conservées, les partisans de la non-intervention, dont a ponctuellement fait partie Eugène Viollet-le-Duc (1814-1879), préconisent, quant à eux, de s’abstenir de restaurer afin d’éviter les erreurs et les anachronismes.

Débutées à partir des années 1840, les restaurations des sculptures du rond-point du chœur de l’église de Saint-Austremoine d’Issoire dans le Puy-de-Dôme constituent un exemple signi- fiant de la problématique étudiée. Souvent considéré comme un des joyaux de l’art roman en Auvergne et régulièrement reproduit dans les manuels sur l’art roman, cet ensemble composé de quatre chapiteaux figurés semble pourtant loin d’être homogène. L’historiographie relative à cette église apporte peu de renseignements. Certains auteurs ne font que mentionner la question des restaurations sans la développer tandis que les autres l’ignorent totalement. Pourtant en 1924, lors d’une session du Congrès archéologique de France, Charles Terrasse précise qu’il faut étudier les chapiteaux du chœur avec précaution et que si la

9. Adolphe-Napoléon Didron, “Rapport sur les travaux exécutés à la cathédrale de Bourges en 1848”, Mémoires de la Société des antiquaires du Centre, t. XVI, 1888-1889, p. 173-208, ici p. 175. 10. J.-M. Leniaud, Les cathédrales au xixe siècle, op. cit., p. 254. 11. A.-N. Didron, “Rapport sur les travaux exécutés…”, op. cit., p. 175. 12. J.-M. Leniaud, op. cit., pièce annexe 1, p. 810-826. Marie-Laure Bertolino

disposition des scènes a été respectée, les expressions et certains gestes restent suspects13. Pour Henri (1856-1944) et Étienne du Ranquet dans le Bulletin Monumental onze ans plus tard, l’étude est rendue encore plus difficile par la présence des badigeons du xixe siècle14. En 1958, Bernard Craplet (1911-1984) considère, quant à lui, avec critique les reconstitutions effectuées par Aimon-Gilbert Mallay (1805-1883), l’un des principaux intervenants dans la restauration : “En tout cas, il a tout revu et corrigé et dans de telles proportions que le départ entre les parties anciennes et neuves, sous la couche de peinture, est absolument impossible. […] Pour nous, nous pensons que seule l’ordonnance générale de certains chapiteaux est ancienne, mais non les personnages, dont les têtes et les mains sentent par trop le xixe siècle15.” La prudence transparaît encore dans les travaux plus récents de Xavier Barral I Altet et de Laurence Cabrero-Ravel16. Des années 1840 au début du xxe siècle, cinq architectes ont œuvré aux restaurations de l’église d’Issoire. La plus grande partie a été effectuée par les premiers, Mallay et Auguste Bra- vard, qui ont travaillé ensemble de 1835 à 1880. Dès 1835, un rapport adressé au Conseil des Bâtiments civils mentionne la nécessité de réparer les chapiteaux des colonnes de l’église entre autres interventions urgentes17. Quelques années plus tard, deux brefs témoignages de Prosper Mérimée (1803-1870) et de Stendhal (1783-1842) évoquent l’existence d’un chapiteau repré- sentant les Saintes femmes au Tombeau mais il s’agit de la seule sculpture qu’ils mentionnent18. Aucun d’eux ne signale les détériorations qui devaient pourtant exister sur les chapiteaux à cette période. En 1838, dans un devis estimatif des travaux à mener pour l’intérieur de l’église, Mallay signale qu’il est nécessaire de réparer les écornures aux bases des grosses colonnes du chœur19. Il précise aussi que deux des chapiteaux des mêmes colonnes sont à restaurer en partie et représentent les Maries portant des parfums, pour l’un, et l’Annonciation, pour l’autre. La 28 restitution est estimée à 100 francs pour chaque chapiteau. Mallay mentionne aussi la restaura- tion d’un morceau de relief représentant la Cène, évalué cette fois à 20 francs, sans préciser qu’il s’agit d’un chapiteau alors que cette rubrique du devis concerne explicitement les chapiteaux des grosses colonnes du chœur. Ce document mentionne bien des restaurations nécessaires mais partielles et reste relativement imprécis. Ainsi, le restaurateur emploie le terme d’Annonciation pour désigner un des sujets représentés or aucun des chapiteaux du chœur ne semble porter ce thème. Il paraît probable que Mallay ait fait une erreur de lecture en identifiant inexactement un chapiteau endommagé20. Dans la suite de ce devis de 1838, une rubrique est réservée à la façon d’employer les matériaux. L’auteur y explique que les écornures des bases et des socles de

13. Charles Terrasse, “Église d’Issoire”, Congrès archéologique de France, 87e session, Clermont-Ferrand, 1924, Paris, 1925, p. 80-100, ici p. 93. 14. Henri et Étienne du Ranquet, “L’église abbatiale de Saint-Austremoine d’Issoire”, Bulletin Monumental, t. 94, 1935, p. 277-313. 15. Bernard Craplet, Auvergne romane, La Pierre-qui-vire, 1955, p. 196. 16. Xavier Barral I Altet, Art roman en Auvergne, Rennes, 1984 ; Laurence Cabréro-Ravel, Notre-Dame du Port et la sculp- ture ornementale des églises romanes d’Auvergne, les chapiteaux corinthiens et leurs dérivés (fin xie-xiie siècle), doctorat sous la dir. d’É.Vergnolle, Université de Franche-Comté, Besançon, 1995. Dans une thèse récemment soutenue, David Morel mentionne la possibilité des restaurations des chapiteaux du chœur au xixe siècle mais son travail ne s’attarde pas sur cet aspect. David Morel, Tailleurs de pierre, sculpteurs et maîtres d’œuvre dans le Massif Central. Le monument et le chantier médiéval dans l’ancien diocèse de Clermont et les diocèses limitrophes (xie-xve siècles), doctorat, sous la dir. de B. Phalip, Université Blaise-Pascal, Clermont-Ferrand 2, 2009, vol. III, p. 189. 17. Arch. Dép. du Puy-de-Dôme, 2 O 178/6. Rapport au Conseil des Bâtiments Civils sur le projet de restauration de l’église d’Issoire, Monsieur Grillon, 1835. 18. Prosper Mérimée, Notes d’un voyage en Auvergne, Paris, 1838, p. 284-295 ; Stendhal, Mémoires d’un touriste, Paris, 1932, t. I, Nivernais, 18/06/1837, p. 326. 19. Arch. Dép., 2 O 178/6. Détail estimatif des travaux à exécuter dans l’intérieur de l’église monumentale d’Issoire, A. G. Mallay, non daté [1838]. 20. L’auteur a fait d’autres erreurs de ce type dans l’identification de certains sujets notamment pour les chapiteaux de Notre-Dame du Port. La présence d’un ange sur un chapiteau autre que celui représentant les Saintes femmes au tombeau pourrait expliquer cette lecture de Mallay mais aucun personnage angélique n’apparaît sur les autres chapiteaux du rond-point du chœur. La restauration des sculptures romanes au XIXe siècle en Auvergne : les chapiteaux figurés du rond-point du chœur de Saint-Austremoine d’Issoire colonnes ainsi que les piédestaux seront exécutés en “ciment lithique” comprenant des débris de roches. La surface des parties à restaurer sera renouvelée afin que les inégalités des nouvelles surfaces offrent plus d’adhérence avec le ciment. Mallay exige que les moulures soient exacte- ment reproduites et qu’une teinte analogue à celle de la pierre sur laquelle la restauration aura lieu fasse disparaître la différence des nuances. Pour ce qui est des chapiteaux, la restauration sera effectuée en stuc. Et selon sa volonté, l’entrepreneur devra s’attacher à préparer son stuc avec des éléments de la même dimension que ceux ayant servi dans les parties conservées : “Ce travail étant un des plus difficiles il devra être confié à un sculpteur habile qui y apportera tous les soins nécessaires pour que l’on ne puisse distinguer les parties refaites de celles qui existent actuellement.” Quelques années plus tard, un rapport de Bravard revient sur les travaux réalisés entre 1835 et 1841 à Issoire. Il évoque le fait que les “ornements mutilés [ont été] refaits avec soin” mais sans préciser de quel type de décors il s’agit21. Les documents les plus intéressants concernant les restaurations des chapiteaux du rond-point du chœur sont assurément les relevés réalisés par Mallay avant les restaurations et qu’il a publiés dans son Essai sur les églises romanes ou romano-byzantines du département du Puy-de-Dôme en 1841 (fig. ).1

29

Fig. 1. Aimon-Gilbert Mallay, Essai sur les églises romanes et romano-byzantines du département du Puy-de-Dôme, Moulins, 1841, pl. 17.

21. A. M. H., cote 81/63/284/1. Rapport sur les travaux de restauration de l’église monumentale d’Issoire, Bravard, 1841. Marie-Laure Bertolino

Dans le texte de cet essai, Mallay précise que “quatre des colonnes isolées du chœur sont à sujet – l’un [des chapiteaux] représente la Cène, l’autre la Passion, les deux autres sont en partie détruits22”. Il n’est cette fois plus question d’Annonciation ni de Saintes femmes au tombeau. Les relevés présentés en fin du volume figurent uniquement les deux chapiteaux mentionnés comme détruits et dont l’iconographie n’a pas pu être clarifiée par l’auteur. Enfin, dans un des derniers éléments évoquant les restaurations, une lettre de Mallay adressée à Prosper Mérimée en 1858, l’architecte indique que les chapiteaux à personnages du chœur étaient en mauvais état et qu’il les a fait restaurer en ciment romain six ans auparavant23. Il précise aussi que les autres chapiteaux sont en pierre, en faisant sans doute référence aux autres chapiteaux feuillagés du rond-point du chœur, et il signale qu’ils sont moins intéressants. La terminologie employée par Mallay varie selon les documents et n’est pas toujours très précise en particulier concernant les matériaux utilisés pour la restauration. Ainsi il emploie les termes de “stuc”, de “mastic” ou “ciment romain” qui semblent renvoyer à des réalités différentes. En effet, Mallay se sert du terme de “mastic” pour désigner le matériau des chapiteaux avant intervention. Dans son Essai sur les églises romanes, il indique d’ailleurs que les “chapiteaux ont été exécutés soit primi- tivement, soit postérieurement à la construction de l’église, en mastic très solide qui a acquis la dureté de la pierre24.” Dans son devis de 1838, il mentionne le stuc pour la restauration des chapiteaux et le ciment pour les socles et bases, puis après l’intervention, il évoque le ciment romain pour les chapiteaux, la restauration en stuc ne semblant pas avoir été menée à bien. Les vocables évasifs utilisés par Mallay ont contribué à semer le trouble chez les auteurs qui ont travaillé sur cette question. Ainsi Charles Terrasse et à sa suite Henri et Étienne du Ranquet évoquent pour les huit chapiteaux du chœur une sculpture en pierre pour certains et une sculp- ture en stuc appliqué à l’arkose pour les autres. Pour ces derniers, “ce stuc, probablement dû à 30 une première restauration, a été, malheureusement très remanié et réparé25.” Les contradictions des documents soulignent les difficultés d’appréhension de telles sources. Naturellement, il est légitime de se demander si Mallay a commis des erreurs d’appréciation lorsqu’il a mentionné le mastic pour les chapiteaux avant leur restauration. Dans le cas contraire, cela pourrait signifier que ces derniers ont fait l’objet d’une restauration préalable dont il est impossible de préciser la nature ni la date. Aujourd’hui seuls un nettoyage et un décapage des chapiteaux pourraient permettre d’aller plus loin. Les altérations sur ces sculptures sont vraisemblablement dues aux différentes dégradations dont l’abbaye d’Issoire a fait l’objet au cours de son histoire. Dans les années 1560, les protes- tants s’en prennent à l’édifice. Quinze ans plus tard, une troupe de huguenots ravage l’église. En 1598, l’abbaye est décrite comme un ensemble de bâtiments en ruine. Elle connaît aussi quelques dommages durant la période révolutionnaire. Ces éléments peuvent sans doute expli- quer l’état des chapiteaux lorsque commence, dans les années 1840, une grande restauration de l’édifice sous l’égide de Mallay26. Dans un premier temps, les chapiteaux semblent avoir été badigeonnés en gris. En 1852, certains sont restaurés à l’initiative de Mallay sans que l’ampleur de cette réfection soit connue. Puis, en mars 1856, Mallay propose trois projets de décoration intérieure de l’église. Ce sera Anatole Dauvergne qui sera finalement chargé peu après de réaliser

22. Aimon-Gilbert Mallay, Essai sur les églises romanes et romano-byzantines du département du Puy-de-Dôme, Moulins, 1841, p. 19. 23. A. M. H., cote 80/63/21. Lettre de Mallay à Mérimée, 24/10/1858. 24. A. G. Mallay, Essai sur les églises romanes…, op. cit., p. 19. 25. H. et É. Du Ranquet, “L’église abbatiale de Saint-Austremoine d’Issoire”, op. cit., p. 302. 26. D’autres chapiteaux du chœur d’Issoire présentent également des altérations. La restauration des sculptures romanes au XIXe siècle en Auvergne : les chapiteaux figurés du rond-point du chœur de Saint-Austremoine d’Issoire les peintures intérieures27. Depuis le silence s’est fait sur la restauration de ces chapiteaux. Dans les années 1990, les peintures intérieures, dont celles recouvrant aujourd’hui les sculptures, ont fait l’objet de rénovations, mais les restaurateurs ne sont pas intervenus sur la structure des chapiteaux28. Une dernière piste concernant cet ensemble peut être envisagée. À partir du xixe siècle et surtout au xxe, les chapiteaux des églises romanes d’Auvergne ont été reproduits sous forme de moulages dont certains ont été envoyés au musée des Monuments français à Paris. D’autres ont longtemps été conservés au musée de la ville de Clermont-Ferrand. Au début du xxe siècle, le musée parisien ne conserve aucun moulage reproduisant les chapiteaux d’Issoire29 mais à cette époque, différentes photographies témoignent de l’existence d’un moulage conservé à Cler- mont. Ce dernier copie le chapiteau des épisodes de la Passion30. Les fonds de cet ancien musée, devenu musée Bargoin, ont été partiellement transférés à la fin du xxe siècle à l’actuel musée d’art Roger-Quilliot dont les réserves n’ont pas dévoilé la présence du moulage en question31. Quoi qu’il en soit, il s’agit du seul chapiteau du rond-point du chœur reproduit en moulage alors que certains chapiteaux de la nef et du transept ont également fait l’objet de copies. Cette constatation pourrait signifier qu’à l’époque de leur réalisation, il s’agissait du seul chapiteau intact ou “digne d’intérêt” du rond-point du chœur. Un document nous renseigne d’ailleurs sur cette question. La lettre adressée à Mérimée en 1858 traite précisément de cet aspect. Mal- lay explique qu’Anatole d’Auvergne a évoqué l’utilité de mouler les chapiteaux d’Issoire. En réponse, Mallay déclare qu’il ne faut en faire mouler aucun car il les a fait restaurer et il craint qu’une intervention sur ces sculptures ne leur cause des dommages. Selon lui, les autres chapi- teaux en pierre ne présentent pas un intérêt aussi grand que ceux dont il vient de faire exécuter des moulages pour le musée de Cluny. La Commission, ainsi qu’Alexandre du Sommerard 31 (1779-1842), lui auraient, en effet, demandé des “spécimens de chapiteaux de l’école auver- gnate”. Mallay mentionne alors qu’il a fait mouler quatre chapiteaux de l’église de , deux de celle d’Ennezat et deux de Notre-Dame du Port32. L’architecte précise que si Mérimée le désire, il fera néanmoins exécuter des moulages des chapiteaux d’Issoire. Il est probable que les moulages mentionnés aient été réalisés peu après. Toujours est-il que Mallay lui-même men- tionne le fait que ces sculptures restaurées soient fragiles.

La prise en compte de l’ensemble de ces documents montre que les relevés de Mallay sont les seuls à renseigner véritablement sur l’état des sculptures du rond-point du chœur avant leur res- tauration. L’architecte a publié les dessins des quatre faces de deux des chapiteaux. Mais malgré la mine d’informations considérable que peuvent constituer ces documents, il faut néanmoins

27. Des dessins et relevés, aujourd’hui conservés aux Archives de la Médiathèque et du Patrimoine, ont été réalisés par ce dernier à cette occasion. Sur l’un d’entre eux, il est possible d’apercevoir le chapiteau dédié à la Cène sans que l’ensemble soit particulièrement visible. Anatole Dauvergne, Projet de décoration du sanctuaire, 1857, A. M. A. P., doc. 1996/089/05678. 28. A. M. H., cotes 1997/4/8 et 2003/18/06, dossier 53. 29. C’est encore le cas dans les collections présentes aujourd’hui. Voir Camille Enlart, Musée de sculpture comparée du Trocadéro, Catalogue général, Paris, 1911, 3e éd., 1929. 30. Auguste Audollent, Le Musée de Clermont-Ferrand, Imprimeries G. Mont-Louis, 1908, fig. 9. Le moulage a été mentionné dans un catalogue du musée réalisé par Jean-Baptiste Bouillet en 1864. Jean-Baptiste Bouillet, Supplément du livret du musée de Clermont-Ferrand et catalogue du musée lapidaire de Clermont, Clermont-Ferrand, Clermont, 1864, p. 66. Par ailleurs, d’anciennes plaques de verre datant du début du xxe siècle et provenant de l’ancienne faculté d’histoire de Clermont reproduisent ce moulage. Bibliothèque du Patrimoine, Clermont Communauté, plaques de verre non recensées. 31. Les réserves conservent néanmoins les moulages des autres chapiteaux d’Issoire représentant l’Annonciation, un porteur de mouton et des centaures aux lièvres. 32. Certains de ces moulages sont conservés dans les réserves du musée d’art Roger-Quilliot. Marie-Laure Bertolino

les étudier avec circonspection. En effet, leur examen montre la propension de Mallay à embel- lir ou à rehausser certains détails : ainsi faut-il considérer avec réserve les visages, les drapés, les vêtements ou encore les coiffures. Les proportions et la perspective ne sont, par ailleurs, pas toujours maîtrisées. Pour autant, Mallay se montre parfois très minutieux dans la transcription de certains éléments et il reste que ses relevés peuvent être considérés comme un témoignage de l’ordonnance générale des faces de ces deux blocs. Ces premiers avertissements donnés, une comparaison peut être tentée entre les relevés et les chapiteaux tels qu’ils existent aujourd’hui. Les principales conclusions de ces observations révèlent la part importante des restaurations, notamment dans le remplacement des figures ou des éléments disparus, dans la reprise de nombreux visages, de mains ou de pieds, dans la retouche et l’uniformisation des vêtements et de leurs drapés et enfin dans les changements d’iconogra- phie. Pour examiner plus volontiers ce dernier cas, il faut rappeler que les quatre chapiteaux du rond-point du chœur sont cen- sés représenter les scènes suivantes : la Cène, les Apparitions du Christ à divers personnages dont Marie- Madeleine33, les Saintes femmes au tombeau et des épisodes de la Passion. Au regard des dessins de Mallay, il apparaît que le chapiteau connu pour figurer les Apparitions du Christ pourrait présenter une 32 iconographie toute différente. Ainsi le personnage féminin, supposé être Marie-Madeleine, a été inséré pour couvrir une surface vierge (fig. 2). Le chapiteau représentant les Saintes Fig. 2. Personnage restitué de Marie-Madeleine à l’angle. ©Marie-Laure femmes se rendant au tombeau a lui Bertolino aussi fait l’objet de réfections mais les restaurateurs ont visiblement tenu compte des motifs conservés pour rétablir certaines scènes. Sans doute sous l’ordre de Mallay, ils ont aussi tenté de restituer des représentations “à la manière romane”. Ainsi un ange manquant, dont seul subsistait un bout d’aile dans cette dernière scène a été entièrement refait (fig. 3). Néan- moins, ils ont retouché les éléments déjà en place pour y ajouter des détails ou pour uniformiser un élé- ment alors originel par rapport à un autre moderne. Ainsi, par exemple, Fig. 3. Personnage angélique restitué ©Marie-Laure Bertolino

33. Cette interprétation semble avoir été proposée pour la première fois par Charles Terrasse. C. Terrasse, “Église d’Issoire”, op. cit., p. 93. La restauration des sculptures romanes au XIXe siècle en Auvergne : les chapiteaux figurés du rond-point du chœur de Saint-Austremoine d’Issoire des nimbes ont été rajoutés à certains visages et certains d’entre eux ont été agrémentés de croix pour les trans- former en nimbes crucifères. Plus largement, les structures initiales ont pu être transformées. Sur une face, des mains auparavant ouvertes ont été fermées. Sur une autre, le bras gauche manquant d’un personnage a été remplacé et les restaurateurs ont essayé de restituer l’attitude des figures dans des mouvements totale- ment antinaturalistes (fig. 4). Fig. 4. Gestuelle restituée des personnages. ©Marie-Laure Bertolino Au-delà des dessins de Mallay, il faut aussi examiner les deux autres chapiteaux du rond-point dont l’ico- nographie a été identifiée par ce der- nier. Le premier figure la Cène. Si les restaurateurs ont peut-être voulu conserver la structure initiale, il reste que les visages semblent clairement retouchés, ainsi que les mains ou les vêtements qui présentent les mêmes 33 drapés caractéristiques et stéréoty- pés. Si la reprise semble plus habile que pour les autres chapiteaux, bien des détails sont suspects et révèlent la présence de restaurations (fig. 5). En l’absence de relevés, il devient Fig. 5. Face du chapiteau de la Cène. ©Marie-Laure Bertolino dès lors plus difficile d’évaluer le poids des restaurations. Enfin, le dernier chapiteau représentant des épisodes de la Passion du Christ semble être le seul à avoir été épar- gné à la fois des destructions et des restaurations (fig. 6). Il s’agit du seul chapiteau véritablement roman de cet ensemble. Même s’il faut faire, comme dans le cas des autres chapi- teaux, abstraction des peintures, le traitement de la sculpture, le relief, les proportions jusqu’aux drapés et aux décors sont ici tout autres. Le Christ ne correspond en rien à celui des chapiteaux restaurés. Le traite- Fig. 6. Face du chapiteau consacré à la Passion. ©Marie-Laure Bertolino Marie-Laure Bertolino

ment même des chevelures et des barbes, le rendu des expressions sont beaucoup plus proches de ceux des sculptures romanes. Si seul un décapage des chapiteaux du rond-point du chœur permettrait de prendre pleine- ment conscience des restaurations, il reste que trois d’entre eux ont été repris voire profondé- ment altérés. Une première tentative de restitution avant l’intervention de Mallay n’est d’ailleurs peut-être pas à exclure. Les réfections sous ses ordres ont pu impliquer le travail de plusieurs restaurateurs mais aussi l’utilisation de différents matériaux, ce qui pourrait expliquer le fait que certaines d’entre elles apparaissent plus habiles que d’autres et que les traces d’altérations sur les chapiteaux soient également dues à l’utilisation de mauvais matériaux. Quoi qu’il en soit, en 1859, les chapiteaux sont restaurés et recouverts de badigeons par Anatole Dauvergne. Depuis cette période, ils n’ont jamais cessé de se détériorer. Les photographies utilisées dans les années 1970 pour l’ouvrage Sculpture romane d’Auvergne de Zygmunt Świechowski en témoignent34. Çà et là, des parties sculptées se sont délitées ou ont disparu. Le plus représentatif est le person- nage totalement recréé de l’ange dans la scène des Saintes femmes au tombeau. Dans les années 1970, seul un doigt et une partie de son aile manquaient. Aujourd’hui, toute la main a disparu. Quant aux restaurations récentes des années 1990, elles n’ont pas eu pour tâche de restituer ces parties perdues mais de faire illusion avec les peintures35. En définitive, si la présence de restaurations rend inutile toute analyse détaillée du traitement des chapiteaux de cet ensemble, excepté pour celui dédié à la Passion, il reste difficile de certifier que leur iconographie n’a pas été trop bouleversée. Il est sans doute légitime de penser que la Cène et les Saintes Femmes au Tombeau, deux thèmes par ailleurs présents dans d’autres édifices romans de l’ancien diocèse de Clermont36, faisaient partie de l’ensemble originel sans pouvoir toutefois le certifier. 34

À l’aune de l’examen des sculptures du rond-point du chœur de l’église d’Issoire, il apparaît que les restaurations du xixe siècle souvent mal documentées peuvent aujourd’hui proposer une vision déformée des sculptures romanes en offrant le qualificatif de “médiévaux” à des éléments dont l’authenticité serait à mettre en doute. L’exemple d’Issoire n’est pas unique. Des études monographiques ainsi que des examens scientifiques sur les sculptures romanes pourraient per- mettre de révéler l’ampleur de ces campagnes de restauration et de revoir l’authenticité de cer- taines œuvres.

34. D’autres documents photographiques issus notamment de la base de données du centre Marburg peuvent permettre une compa- raison. www.fotomarburg.de ; voir également la base Mémoire : www.culture.gouv.fr/culture /inventai/patrimoine. 35. Les rapports réalisés à cette occasion ne mentionnent pas l’existence de dégradations sur les sculptures. 36. Citons en particulier pour la Cène les exemples de Chauriat et de Mozac (linteau en bâtière conservé au musée de ) et pour les Saintes femmes les exemples de Brioude, Blesle (43), -sur-Couze, Chauriat, Mozac, Saint-Ignat, Saint-Myon, Saint-Nectaire (63). 4

L’élaboration des doctrines de restauration des sculptures à Amiens au XIXe siècle

Stéphanie Daussy

nze ans après la création d’une inspection générale des Monuments historiques, en 1841, Prosper Mérimée, second Inspecteur, dut proposer une déontologie de la res- tauration des sculptures afin d’obvier aux maladresses interventionnistes déjà repérées. CetteO éthique de la restauration intervient en outre alors que depuis 1835, sous l’impulsion donnée par François Guizot (1787-1874) à la création des sociétés savantes – la société des Antiquaires de Picardie est fondée en 1836 –, les archéologues prennent position sur les choix et la qualité des travaux condamnant vivement certaines initiatives d’architectes. Aussi, dans les années 1840 les règles en matière de restauration n’étaient pas précisément définies d’où la multiplication d’expériences aussi diverses que parfois malheureuses, notam- ment l’emploi, dans certaines conditions, de matériaux de substitution (ciment, mastic et pierre artificielle) pour restaurer les mutilations d’œuvres. Deux exemples sculptés du département actuel de la Somme – les reliefs sculptés du pour- tour du chœur de la cathédrale d’Amiens (1490-1532) et les sculptures de façade de l’église de Mailly-Maillet (1509-1513) (fig. 1-2) – témoignent du heurt entre la volonté réflexive des architectes diocésains, notamment François-Auguste Cheussey, et le positionnement conser- vateur des archéologues autant que des pratiques alors à l’essai et de leur durabilité. Ces deux études de cas témoignent en outre de débats agités qui concernent autant la réfection de la sculpture que celle de sa mise en polychromie. Le chœur liturgique de la cathédrale d’Amiens fut progressivement clos, au Moyen Âge, d’un jubé (finxiii e-début xive siècle) et de clôtures de chœur en pierre (fin xve-première moi- tié xvie siècle) qui subsistent aujourd’hui dans un état lacunaire, quatre d’entre elles ayant été préservées1.

1. D’autres travées de clôtures à reliefs, hormis les tombeaux, ont disparu. Celles-ci étaient dédiées à la Vie de sainte Anne et de la Vierge, dans l’axe de l’abside (1er tiers du xvie siècle), ainsi qu’aux saints locaux Gentien, Fuscien et Victoric (1552). D’autres murs

Restaurer au XIXe siècle © Presses Universitaires Blaise-Pascal, 2012 ISBN (pdf) 978-2-84516-528-1 Stéphanie Daussy

Fig. 1. Amiens, cathédrale, 1e travée de clôture nord Fig. 2. Mailly-Maillet, église Saint-Pierre, ébrasement du chœur, la Prédication de saint Jean-Baptiste, droit du portail, Sainte Anne et la Vierge, Sainte Mar- ca 1530 guerite, 1510-1519 36

Au côté sud, les deux travées de la clôture du chœur sont consacrées à la légende hagiogra- phique de saint Firmin. Elles furent érigées à la demande du doyen de la cathédrale, Adrien de Hénencourt2 († 1530). La première d’entre elles accueille la dépouille de son oncle, l’évêque Ferry de Beauvoir3 (entre 1490 et 1500). La seconde abrite le monument funéraire d’Adrien (avant 1527-1532)4. Au côté nord, les deux travées de clôture de chœur préservées sont consa- crées à la légende de la Vie publique et du Martyre de saint Jean-Baptiste. Il s’agit d’un don de Jean de Béry5, époux de la nièce du doyen de la cathédrale (entre 1520 et 1531), et de Robert de Coquerel, chanoine6. En décembre 1793, les révolutionnaires lillois mutilèrent une grande partie de ces sculptures. Les reliefs méridionaux, rapidement accessibles par les vandales qui entrèrent dans les lieux par la porte du Chapitre, au sud, furent les plus atteints. De ce côté, quatre-vingt-huit têtes des

plus anciens avaient préexisté : cf. B. M. Amiens : ms 516 C, fol. 68v ; Detelf Knipping, Die Chorschranke der Kathedrale von Amiens. Funktion und Krise eines Mittelalterlichen Ausstattungstypus, Munich, 2001, p. 17. 2. Philippe Dubois, “Adrien de Hénencourt, le mécène Amiénois”, Bulletin de la Société des Antiquaires de Picardie, vol. 65, 1999, p. 299-344. 3. Pour avoir pactisé avec l’ennemi bourguignon, sous Louis XI, il meurt en exil à Montreuil-sur-Mer en 1472. 4. Le donateur était décédé dans l’intervalle, le 3 octobre 1530. Pour son testament, rédigé en 1527 : Arch. dép Somme : 4 G 1072. Detlef Knipping, Die Chorschranke […], op. cit., p. 134-135. Pour le compte d’exécution testamentaire, en date du 3 novembre 1531 : Arch. dép. Somme : G 1073. Édité en dernier lieu dans D. Knipping, idem, p. 136-137. 5. Seigneur d’Essertaux, maître de la confrérie du Puy Notre-Dame en 1472, doyen de la même confrérie en 1501 et époux de la nièce du doyen de la cathédrale Adrien de Hénencourt, Jeanne de Rubempré. L’homme est décédé en 1522. 6. † le 1er octobre 1521. L’élaboration des doctrines de restauration des sculptures à Amiens au XIXe siècle personnages des grandes arcades ont été cassées et aucune partie de sculpture isolée n’est restée intacte. Les restaurations sont évoquées dès 18367. La date est précoce, le premier grand chantier de restauration de sculpture médiévale – celui de la cathédrale de Paris – n’étant entrepris qu’à partir de 18388. Mais ces travaux de réfection ont leurs détracteurs avant même qu’ils ne soient enta- més, relayés par La sentinelle picarde le 23 juillet 1836. En 1837, François-Auguste Cheussey9 (1781-†1857), architecte du département, adresse une lettre au préfet de Saint-Aignan10, afin de lui signaler l’urgence des travaux à entreprendre. Le devis de 6 000 francs est soumis au Conseil Général le 21 août 1837 et la somme fut votée par l’assemblée départementale qui lais- sait au préfet le choix du restaurateur, étant entendu, selon ses termes que “Le caractère original […] par les artistes de l’époque fut religieusement conservé par l’artiste chargé des travaux de restauration.” La première travée méridionale fut ainsi confiée aux frères Louis (1803-†1869) et Aimé (1807-†1874) Duthoit, les trois autres travées à Théophile Caudron (1805- †1848)11. Le 18 mai 1838, ces travaux furent visités par une commission du Comité Historique des arts et des monuments12 – composée d’A. du Sommerard, du baton Taylor, de Prosper Mérimée, Charles de Montalembert, Léon de Laborde, Alexandre Lenoir, Félix Herbet et Adolphe-Napoléon Didron, puis en début d’année 1839 par plusieurs spécialistes auxquels s’ajoutaient le marquis de Clermont-Tonnerre, membre du Conseil Général, Félix Lesserrurier, président de la Société des Antiquaires de Picardie et Marcel-Jérôme Rigollot, membre de la même société. La récep- tion fut élogieuse et clamée par les journaux locaux (Le Glaneur du 29 déc. 1838 ou la Gazette de Picardie, 2 janvier 1839), les seules réserves concernant certains détails iconographiques 37 (commission de 1838) ou plastique (commission de 1839)13. Aucun relevé préalable aux interventions ne semble avoir été dressé en dépit du souhait émis par les membres de la Commission de la Société des Antiquaires de Picardie – un dessin des frères Duthoit existe néanmoins pour la partie architecturée de la clôture14. Toutefois, l’état des

7. Notamment par le préfet Charles Dunoyer (1786-†1862). Une large part des documents relatifs aux restaurations des clôtures de chœur de la cathédrale est collationnée dans Arch. dép. Somme : 3 V 23 (période de 1831 à 1840) et 3 V 24 (période de 1841 à 1850), excepté mention contraire indiquée en note. 8. Sophie Lagabrielle, “Mouler, créer. L’utilisation des moulages dans les restaurations des monuments au xixe siècle”, Le plâtre. L’art et la matière, Paris, 2001, p. 119-126. 9. François-Auguste Cheussey, architecte néoclassique, est élève de Durand et grand prix de Rome en architecture. Il est nommé architecte de la ville d’Amiens en 1814. Une thèse est en cours sur cet artiste, également cité dans Raphaële Delas, “La sculpture religieuse néogothique des frères Louis et Aimé Duthoit entre 1840 et 1870 en Picardie”, Livraisons d’histoire de l’architecture, vol. 12 (2006), p. 21-31 ; Fritz Arens, “François Auguste Cheussey, ein Mitarbeiter von Eustache St. Far”, Mainzer Zeitschrift, no 71/72 (1976-77), p. 127-139. 10. Successeur de Charles Dunoyer. 11. Cheussey propose pour ce chantier Théophile Caudron, qui outre ses travaux parisiens avait déjà restauré les médaillons du soubassement du portail Saint-Firmin de la cathédrale d’Amiens, ainsi que les frères Louis et Aimé Duthoit. Le marquis de Cler- mont-Tonnerre, membre du Conseil Général, suggère pour sa part le Sieur Levêque d’Abbeville. Levêque écarté, les Duthoit, après examen de leur essai sur deux des quatre-feuilles du soubassement de clôture de chœur furent chargés d’un quart des restaurations, le reste étant assigné à Théophile Caudron. L’entreprise comprenait alors la réfection des reliefs de clôture nord et sud du chœur de la cathédrale : cf. Rapahële Delas, Théophile Caudron. Un sculpteur romantique (1805-1848), DEA, dir. Frédéric Chappey, Université Lille 3, 2000 ; Idem, Aimé et Louis Duthoit, derniers imagiers du Moyen Âge. Un atelier de création et de restauration de sculpture médié- vale à Amiens au xixe siècle (1820-1870), thèse, université Picardie Jules Verne, dir. Laurence Bertrand-Dorléac, 2007. 12. Jean-Michel Leniaud, Les cathédrales au xixe siècle : étude du service des Édifices diocésains, 1993, p. 292 ; R. Delas, Théophile Caudron […], op. cit., p. 42. 13. La commission désignée par le préfet en 1839 rendit un rapport de réception de quatre pages où tous les détails plastiques jugés imparfaits étaient soulignés afin d’être repris. Cf. Arch. dép. Somme : 3 V 23, rapport daté du 17 janvier 1839. Voir J.-M. Leniaud, Les cathédrales […], op. cit., p. 293 ; R. Delas, Théophile Caudron […], op. cit., p. 44-45. 14. Amiens, Musée de Picardie, album 4, p. 41. Nous ne savons pas si ce dessin fut relevé dans le cadre des restaurations de clôtures de chœur de la cathédrale d’Amiens. Stéphanie Daussy

grands groupes sculptés nous est connu par des lithographies des Voyages pittoresques et roman- tiques de l’ancienne France du baron Taylor. En outre, les descriptions minutieuses effectuées par Antoine Goze15 comblent les lacunes documentaires sur cet état antérieur des sculptures16. Ses écrits permettent par exemple d’avoir une idée précise de l’état du soubassement de la seconde clôture sud du chœur, dont le dessin fourni dans les Voyages pittoresques est de trop petites dimensions. L’idée fausse de ces reliefs, repris par Caudron qui fut pour cela blâmé par les chanoines Jourdain et Duval puis par Georges Durand, put donc être compensée par ces documents17. Cheussey avait établi un cahier des charges le 27 avril 1838 qui reste une précieuse docu- mentation sur les techniques de restauration alors préconisées à Amiens18. Ses consignes furent scrupuleusement suivies par Caudron. Les matériaux de substitution étaient dès lors évoqués pour la restauration. L’utilisation du carton-pierre – mastic – était interdite en raison de sa fragilité19 et bien qu’il s’agisse d’un décor intérieur. Il était exigé au contraire d’avoir recours au ciment de Wassy ou de Molesmes, d’usage fréquent et assez solide – il est en outre adopté à Paris dans les derniers temps pour la restauration des sculptures des édifices publics20 –, et au plâtre passé au tamis de soie et gâché à l’eau gommée. Les matériaux en question devaient ensuite être scellés au plâtre sur des goujons de bronze étamé ou d’os afin d’obvier à leur oxydation qui aurait provoqué l’éclatement de la pierre. Dès le début de ces réparations, les avis émis sur les techniques employées s’opposaient. Goze notamment, dans un article du Bulletin archéologique publié par le Comité historique des arts et des monuments21, sous l’égide de Didron (1806-†1867), reprochait aux restaurations d’avoir été exécutées en ciment plutôt qu’en pierre. Durand, dans sa monographie sur la cathédrale 38 jugeait au contraire qu’une intervention en pierre aurait eu l’inconvénient d’obliger à entailler les parties subsistantes en mutilant encore davantage les statues22. La démarche devait donc être ce qu’elle avait été, conservatrice. En outre, le ciment n’avait alors pas bougé. Mais les contro- verses, animées par les érudits locaux et relayées par le Comité des arts et des monuments, expliquent pourquoi en 1841 Cheussey avait réclamé en vain au préfet d’être instruit par l’avis d’une commission de spécialistes23. La réfection de la polychromie de ces sculptures fit l’objet d’un plus grand nombre de concertations et de débats animés entre le préfet, les membres du Conseil Général, du Comité historique des arts et des monuments (Goze), de la Société des Antiquaires de Picardie, l’Inspec- teur des Monuments historiques (Dusevel), l’architecte du département (Cheussey) et les abbés Jourdain et Duval. Ces disputes successives, témoins d’un véritable laboratoire de réflexion, ne furent d’ailleurs pas sans perturber la marche du chantier. Les nuances de couleurs étaient par endroits difficiles à distinguer, de même que le dessin des étoffes. Cheussey proposait donc le renouvellement intégral des peintures (26 juillet 1843). Mais la Société des Antiquaires de Picardie, toujours sous influence des avis émis par le Comité historique des arts et des monu-

15. B. M. Amiens : ms 818, p. 468-480. 16. Cité dans Georges Durand, Monographie de l’église cathédrale Notre-Dame d’Amiens, 1901, p. 93, note 2. 17. G. Durand, Monographie [...], op. cit., p. 123. 18. J.-M. Leniaud, Les cathédrales [...], op. cit., p. 292 et note 613. 19. Le carton-pierre était utilisé pour les décors intérieurs, destinés à être peints et dorés, jamais pour l’extérieur. C’est un produit de tirage de moules très économique et peu solide. 20. J.-M. Leniaud, Les cathédrales [...], op. cit., p. 294. 21. Note publiée dans Bulletin archéologique, t. II, 1842-1843, p. 171. 22. G. Durand, Monographie [...], op. cit., p. 64. 23. J.-M. Leniaud, op. cit., p. 292. L’élaboration des doctrines de restauration des sculptures à Amiens au XIXe siècle ments, s’opposait à cette volonté qui aurait vu la destruction de l’original, ce qu’elle jugeait d’un point de vue stylistique et historique comme étant un acte de “vandalisme”24. Henri Dusevel notamment pensait qu’il serait utile de consolider les parties de plâtre gommé nouvellement restaurées par une nouvelle peinture imitant les “mêmes tons, les mêmes teintes que ceux des anciennes peintures qu’on distingue encore”. Il proposa, comme artistes aptes à exécuter ce travail, Messieurs Duthoit et Letellier, d’Amiens. Des essais seraient de toute façon selon lui nécessaires25. La commission de la Société des Antiquaires de Picardie établit quant à elle un rapport détaillé des interventions préconisées26 : - Nettoyer les peintures existantes pour en raviver les tons. - Passer un frottis d’huile sur celles-ci. - Saturer les parties restaurées en plâtre d’huile de lin bouillante afin de consolider ce matériau sensible aux variations de température. - Disposer une couche de blanc de céruse épurée sur les parties à repeindre. - Charger les détails à colorier de couleurs empâtées puis appliquer des teintes légères au glacis. - Employer l’essence pour pallier le clinquant des couleurs nouvelles qui ne s’harmonise- raient pas avec les anciens tons. - Pour les parties dorées : faire l’usage ordinaire de dorure à l’huile. Appliquer l’or en feuilles sur l’or-couleur de fond en ayant soin d’absorber l’éclat métallique par des glacis ou des frottis afin d’arriver à l’imitation des anciennes dorures. La teinture d’ocre-jaune détrempée à l’huile pourrait être employée aussi utilement dans cette imitation. - Employer strictement les couleurs usitées au Moyen Âge en évitant les nouveaux pig- ments, susceptibles de noircir dans le temps : bleu de cobalt ou d’outremer (à savoir du

lapis-lazuli), hydroxyde de fer pour le jaune, cinabre ou sulfate de mercure pour le rouge, 39 oxyde de fer pour le brun-rouge, acétate de cuivre pour le vert, l’oxyde de fer pour le vio- let, et l’oxyde de manganèse pour le brun.

Il s’agissait pour la commission de n’intervenir que sur les parties nouvellement restaurées, de dresser des relevés graphiques de l’état présent des reliefs, et de confier ce travail à un peintre amiénois. Cheussey proposa M. Dufour, de Péronne, comme peintre pour exécuter les essais, ainsi que Louis Duthoit pour relever à grande échelle les reliefs27. Les essais, de chaque côté, furent estimés à 1 200 et 1 800 francs28. Les relevés, au même titre que pour la sculpture à pro- prement parlé, ne semblent pas avoir été exécutés29. Toutefois, le peintre choisi pour la réfection des peintures en 1844, Désiré Lebel (1809 ?-1874 ?)30, était photographe et certains de ses cli- chés – conservés au musée d’Orsay – attestent du rôle éventuel joué par la photographie dans le cadre des chantiers de réfection d’œuvres d’art et de l’éventuel usage de ce média à Amiens31.

24. Arch. dép. Somme : 3 V 24, rapport du 14 février 1843. 25. Arch. dép. Somme : 3 V 24, 12 janvier 1843. 26. Cf. note 24. 27. Ibid., 27 avril 1843. 28. Ibid., lettre du préfet du 21 août 1843. 29. Ils furent souhaités néanmoins lors de la première réception des travaux en 1844 : Arch. dép. Somme : 3 V 24, rapport du 11 octobre 1844. 30. Ce dernier fut retenu par décision du 31 juillet 1844. Plusieurs peintres avaient candidaté pour ce projet, notamment Pierre Feucherre, peintre d’histoire ayant exécuté plusieurs ouvrages à Noyon (16 septembre 1843), et les amiénois Auguste Dussance (courrier non daté) et Désiré Lebel (24 juin 1844). 31. Paris, musée d’Orsay : PHO 2007 12 1341, fol. 23. Sur la question de la reproduction photographique et de la peinture, L’œuvre d’art et sa reproduction, 2006 ; Hubert Damisch, La peinture en écharpe, 2007. Stéphanie Daussy

Le travail de restauration des peintures fut évalué à 1 100 francs pour le côté septentrional32 et à 4 500 francs pour le côté méridional33. Sur l’ensemble des sculptures, la peinture fut lavée à l’eau pure par projection violente et abondante de sorte que l’épaisse couche de poussière soit dissoute sans l’intervention instrumen- tale34. Ainsi, les membres de la commission espéraient garantir les décorations sous-jacentes. Les décors furent découverts plus détaillés et préservés que l’on ne pouvait l’imaginer. Les peintures furent ensuite imprégnées d’huile dans la perspective de leur rendre une partie de leur solidité primitive, solution temporaire, néanmoins car l’huile n’est pas le meilleur des fixatifs. De même le plâtre, ordinairement peu stable, fut sans doute saturé en huile de lin chaude, comme en atteste sa durabilité. Pour la peinture des scènes consacrées à la Vie et au Martyre de saint Jean-Baptiste, peu détériorée, on procéda seulement à un raccord. L’or fut appliqué neuf et réduit au ton de vieux. En revanche, – choix plus économique – l’usage du bronze – feuilles de cuivre ou de bron- zine (?) constituée de poudre de bronze liée – composé immédiatement au ton de l’or vieilli fut préféré dans les scènes dédiées à la légende de saint Firmin, côté sud, où les manques étaient conséquents. La commission déjà chargée de juger et de recevoir le travail de sculpture eut aussi à surveiller la réparation de la peinture et à donner son avis avant réception. Elle approuva ce qui fut fait à la partie nord, achevée en 1844, sous réserve de constater la pérennité dans le temps des travaux effectués35. La seconde partie des restaurations, les reliefs méridionaux du chœur, fut donc attribuée à 40 Lebel36 en janvier 1847, mais les critiques de son entreprise furent en définitive violentes. Il fut reproché au peintre d’avoir délégué trop largement son travail à ses ouvriers37 mais surtout d’avoir, par souhait d’économie, usé d’une couleur grasse d’un jaune luisant saupoudré d’une poussière d’or, imitant la dorure mais moins solide que l’or en feuilles. Les couleurs n’étaient pas jugées franches et nettes mais affecteraient partout une teinte sale et poussiéreuse, imputée au souhait du peintre d’imiter les peintures usées avec lesquelles il fallait raccorder les nouvelles. Enfin, l’ensemble du ton était estimé comme défectueux dans l’harmonie, avec des couleurs jaunâtres et blanchâtres dans les niches de la première travée et un ton sombre dans la seconde, saturée de noir et de gris sale38. Les chanoines Jourdain et Duval furent particulièrement dépré- ciateurs dans leur rapport publié dans les Mémoires de la Société des Antiquaires de Picardie en 184839. Les objections se résument ainsi : “Les ruines naturelles sont remplacées par des ruines artificielles, l’œuvre respectable du temps par l’œuvre détestable du badigeonneur.”

32. Arch. dép. Somme : 3 V 24, lettre du 11 septembre 1844 : “Je soussigné Désiré Lebel, artiste peintre, m’engage à faire pour la somme de onze cent francs, la restauration d’une partie des bas-reliefs de la cathédrale d’Amiens (côté gauche représentant l’histoire de St Jean-Baptiste). Ces restaurations comportent un nettoyage général et la réparation en or et peinture des parties nouvellement refaites, plus la tapisserie qui sert de fond aux médaillons.” 33. Ibid., 12 janvier 1846. 34. Ibid., rapport de la commission, 11 octobre 1844. 35. Idem. 36. Le peintre Jean Dufour avait également candidaté (candidature du 16 août 1845). 37. Rapport de la Commission de la Société des Antiquaires de Picardie en date du 25 août 1845, dans Bulletin de Société des Anti- quaires de Picardie, t. III, 1847-1849, p. 111. Pour le rapport écrit de la commission : Arch. dép. Somme : 3 V 24, séance du 25 août 1847. 38. Arch. dép. Somme : 3 V 24, 8 décembre 1847. 39. Chanoines Jourdain et Duval, “Les clôtures de la cathédrale d’Amiens”, Mémoires de la Société des Antiquaires de Picardie, t. IX, 1848, p. 242 : “Au lieu de reproduire toutes les couleurs et dorures usées et tombées, et de les reproduire à la manière ancienne, il s’est appliqué à faire des imitations dont l’effet momentané n’est pas désagréable, mais qui n’ont pas le caractère de l’époque qu’il L’élaboration des doctrines de restauration des sculptures à Amiens au XIXe siècle

Lebel se défendit de ces critiques, argumentant d’une technique honnête et de choix guidés par les directives reçues40. Ces débats sur les techniques à employer pour restaurer la polychromie des sculptures en clôture de chœur reflètent le contexte des années 1830-1850. Mérimée lui-même, compte-tenu des connaissances encore minces sur la question, suggérait la prudence : Nous ignorons les procédés habituels des peintres du Moyen Âge […]. Ajoutez à cela la détérioration avancée, les changements subis par l’effet de l’air, de l’humidité, des frottements. Observez les effets presque toujours malheureux des retouches. N’y a-t-il pas plus d’inconvénients que d’avantages à entreprendre de pareilles restaurations ? 41

C’est pour remédier aux excès dus à l’ignorance de l’art médiéval que fut notamment solli- citée, à Amiens, une société constituée d’experts. À échelle nationale, il en fut de même avec la nomination d’Alexandre Denuelle (1818-1879), élève de Félix Duban, qui fut membre de la Commission des Monuments historiques et qui favorisa l’étude et la restauration des polychro- mies42. À Amiens pourtant, à n’en pas douter, c’est aussi la multiplication des avis qui influa sur certains choix jugés malheureux du peintre43. Malgré les critiques émises par les membres de la Société des Antiquaires de Picardie, il reste évident que Lebel œuvra dans une démarche qu’il souhaitait archéologique et non dans le sens d’une création néogothique. Les rapports évoquent bien, pour le soubassement de la clôture dédiée à saint Jean-Baptiste, décorée d’une tenture damassée rouge et frangée, une peinture trop altérée pour que de simples retouches puissent rendre son état primitif. Aussi, fut-elle entiè- rement refaite, au même titre que la frange, au moyen d’un calque pris sur les anciens motifs d’ornements décolorés mais suffisants44. Néanmoins, aucun calque ou relevé antérieurs à la 41 restauration ne nous permettent une comparaison avec l’état actuel. Mais les reliefs sculptés des suites de niches des croisillons du transept et de la clôture du chœur de la cathédrale d’Amiens montrent des vêtements essentiellement peints au glacis ou avec des peintures mates sur dorure à la mixtion ou inversement dorés sur peinture, selon la même technique privilégiée à Amiens à la fin du Moyen Âge, usant moins de la technique du brocart appliqué qu’ailleurs dans les anciens Pays-Bas du Sud ou à Abbeville. La lourdeur des dessins des brocarts dessinés atteste néanmoins, d’après Myriam Serck-Dewaide, restauratrice à l’IRPA (Bruxelles), d’une reprise au avait la mission de faire revivre. L’ancienne manière consistait en couches monochromes et plates d’or et de couleurs. M. Lebel, comprenant sans doute, en abordant sa tâche, que l’application d’or en feuilles, qui manquait partout, l’entraînerait dans des frais plus considérables que ne le lui permettait la somme des fonds alloués, a imaginé un mélange d’or en poudre et de jaune gras dont le ton mat, en imitant l’or usé, le dispensait d’une retouche plus générale et plus dispendieuse. Il l’a disposé par plaques et avec plus ou moins d’intensité dans les creux ou sur les surfaces saillantes, de manière à frapper par des reflets apparents. Il faut en dire autant des couleurs. Elles ne sont pas simples, franches et tranchées comme les anciennes, mais composées, frelatées et nuancées pour l’effet. Leur application est faite en dégradation comme s’expriment les peintres. Or, cette manière moderne a été tout à fait étrangère à l’enluminure du bas-relief qui nous occupe.” 40. Arch. dép. Somme : 3 V 24, lettre du 23 déc. 1847 : “[…] j’ai employé presque partout de l’or en feuille, et l’or en poudre n’a servi que par exception lorsque cela était nécessaire. Au surplus l’or en poudre coute plus cher que l’or en feuille […] il ne m’est jamais venu à l’esprit de faire un misérable calcul d’économie sur l’achat des matières dont le prix est un élément bien insignifiant de l’indemnité qui m’a été allouée pour l’emploi de mon temps appliqué à une œuvre d’art où mon goût et mes espérances d’artiste étaient les seuls mobiles de ma conduite.” D. Lebel invoque ensuite les délibérations des 14 février 1843, 15 octobre 1844 et 15 mai 1846 où chaque fois la commission avait témoigné sa confiance en ses techniques de restauration, ce qui rendait surprenant le rapport négatif du 25 août 1847. 41. Paul Léon, La Vie des Monuments français. Destruction, Restauration, Paris, Picard, 1951. 42. Anne Vuillemard, La polychromie de l’architecture gothique à travers l’exemple de l’Alsace. Structure et couleur : du faux appareil aux reconstitutions du xxie siècle, Strasbourg, thèse, dir. Roland Recht, 2003, p. 26. Sur Denuelle : Jeanne Mairey, Recherches sur Alexandre-Dominique Denuelle (1818-1879), peintre décorateur, DEA, E.P.H.E, dir. Jean-Michel Leniaud, 2000. 43. Chanoines Jourdain et Duval, “Les clôtures […]”, op. cit., 1848, p. 241. 44. Arch. dép. Somme : 3 V 24, rapport du 11 octobre 1844. Stéphanie Daussy

xixe siècle, mais en suivant les motifs originaux sous-jacents45. Quant au rendu des couleurs, Colette di Matteo de rappeler que le xixe siècle restaurateur était audacieux mais que cela ne relevait pas nécessairement d’une préoccupation de restitution sur les bases scientifiques46. La difficulté relève bien de cet écueil de l’anachronisme coloré et de son contraire. De fait, Lebel fut bien attaqué pour avoir rendu des couleurs altérées et non les couleurs primitives. Outre les critiques qui lui furent faites en son temps, les observations actuelles ne sont pas moins sévères : les restaurations effectuées sur la polychromie ont été jugées drastiques par Myriam Serk-Dewaide et Juliette Lévy (C2RMF)47. Les carnations, par exemple, sont faites d’un rose carmin épais et gras qui ne laisse guère deviner que dans les lacunes un autre ton rosé plus fin. Un même manque de nuance des tons est généralisé. En revanche, les restaurations effectuées par Lebel et son atelier, bien que manquant de subtilité dans les tons, textures et dessins, sont restées suffisamment fidèles à la mise en peinture originale pour que l’on puisse distinguer deux démarches distinctes dans la polychromie initiale. Vers 1490-1500, en première clôture sud du chœur, on usa principalement de glacis colorés sur des vêtements dorés à la feuille, dorure encore prédominante en 1511 dans le cycle de saint Jean-Baptiste au croisillon sud du transept où les peintures a sgraffito ou colorées sur les vêtements ont pourtant été largement moins utilisées. En revanche, un procédé inverse, plus économique, fut employé dans les niches entre 1522-1523 et 1532, les dorures n’intervenant plus que comme décoration. Les motifs y sont aussi plus variés : draps d’or diapré ou pointillé, soies décorées de motifs géométriques ou floraux. L’intervention de Lebel n’altère donc pas absolument l’étude de cette polychromie des niches sculptées du chœur et du transept de la cathédrale, que nous pouvons attribuer à trois voire quatre ateliers de peintres48.

42 Au nord d’Amiens, la petite église de Mailly-Maillet conserve de l’époque médiévale une façade entièrement sculptée entre 1509 et 1513 à la demande de la comtesse Isabeau d’Ailly, veuve de Jean III de Mailly, par le sculpteur amiénois Antoine Morel (1510 - † 1535). La dona- trice figure, accompagnée de sa sainte patronne Élisabeth de Hongrie, à l’extrémité dextre de la façade, contre le mur pignon occidental du collatéral nord de la nef. Le portail est quant à lui encadré de plusieurs statues aux ébrasements : les saints Jean-Baptiste, Adrien et Jean l’Évangé- liste (disparus), Antoine et Pierre, au nord, les saintes Anne, Marguerite, Catherine, Jeanne et Barbe au sud. Au trumeau est un Christ aux liens et dans les écoinçons formés par le cintre du portail, sont disposées les statues de l’Annonciation. Un relief de la Genèse figure entre les deux contreforts en éperon du portail, au-dessus de la porte. Malgré les lacunes des archives afférentes aux premières interventions sur la façade, nous savons que dès 1840 le sujet de la restauration était débattu et des demandes de souscriptions lancées pour obtenir les fonds nécessaires. Un devis estimatif de Dusevel, en mars 1843, s’élevait à 4 200 francs. Caudron fut choisi pour exécuter ces travaux, en février 184449, à la demande formulée du maire et du curé de Mailly – choix qui ne fut pas sans mécontenter les frères

45. Courrier de Myriam Serck-Dewaide (19/05/2002) remerciée ici chaleureusement. 46. Colette Di Matteo, “Polychromies gothiques. Premières expériences, enseignements des chantiers 1970-1990”, La couleur et la pierre. Polychromie des portails gothiques, Actes du colloque d’Amiens 12-14 octobre 2000, p. 65-72, ici p. 66. 47. Courrier de juin 2002. 48. Stéphanie Daussy-Turpain, Autour des stalles, des clôtures de chœur et des reliefs sculptés du transept de la cathédrale d’Amiens : les sculpteurs amiénois à la fin du Moyen Âge (1490-1530), thèse, Lille 3, dir. Christian Heck, 2007, p. 279-280. 49. Arch. dép. Somme : 99 O 2443, dossier 1 (restaurations des années 1840), Note du préfet au sous-préfet de Doullens, 27 février 1844, faisant suite à une lettre du 30 octobre 1843 signée par le curé doyen de Mailly, Decagny, ainsi que par le maire et Président du Conseil de Mailly qui estiment juste le choix de Caudron. Rejet officiel de Duthoit le 27 février 1844. Dans la même liasse, engagement de Caudron pour l’exécution des restaurations, en date du 25 mai 1844. L’élaboration des doctrines de restauration des sculptures à Amiens au XIXe siècle

Duthoit, qui avaient déjà soumis un devis en 1841 en réponse à la sollicitation de Cheussey50. Caudron fit appel à un entrepreneur d’Amiens, Florent Corroyer, pour les ouvrages de grosse maçonnerie et la fourniture des matériaux nécessaires à ce travail51, démarche entreprise sans l’accord de l’architecte Cheussey52. La stabilité des restaurations fut médiocre puisque dès 1846 Dusevel signifiait à Caudron qu’il devait consolider les parties restaurées en ciment romain qui étaient déjà dégradées. Dans une lettre du 14 mai 1861, alors que les intempéries de 1860 ont lésé la façade de l’église, l’Inspecteur réitère sa demande, soulignant – en se fondant sur les critiques déjà émises par le Comité des arts – ses réserves quant aux restaurations des œuvres en pierres par des matériaux de substitution53. Pour ces nouvelles reprises, Dusevel propose les frères Duthoit, sous la direc- tion de l’architecte Pigou, avec pour obligation essentielle d’utiliser la pierre et non le ciment pour les réparations. Dès 1863, L. Duthoit intervient sur la façade de l’église, principalement pour restaurer l’oratoire d’Isabeau d’Ailly, en se conformant strictement aux prescriptions de Dusevel, qui ne tarit pas d’éloges sur son talent de sculpteur54. Pourtant, dès 1872 l’architecte amiénois Henri Antoine (1820- †1900) dut reprendre ces restaurations, sous-traitant une par- tie de celles-ci à l’entrepreneur amiénois Bizet55. Le décompte des travaux ne mentionne alors aucune intervention sur les statues mais principalement les interventions sur la maçonnerie et la toiture. En revanche, Antoine adresse un rapport au préfet le 9 février 1897 signalant l’urgence des réparations à effectuer sur les sculptures. L’entrepreneur tailleur de pierre Léon Dessein, demeurant Albert, est désigné pour les fournitures à livrer et les travaux à réaliser56. Le devis désigne toutes les parties altérées à retoucher, sur quasiment toutes les statues57. Alors que des mortiers hydrauliques (Molesmes, Wassy) avaient été utilisés couramment, et 43 en particulier pour les restaurations des clôtures de chœur amiénoises, conservées en intérieur et donc davantage protégées, les statues et reliefs de façade de Mailly-Maillet furent, d’après analyses, restaurées selon le même principe qu’en façade occidentale de la cathédrale d’Amiens. Aussi utilisa-t-on pour les restaurations légères des mastics à l’huile : Dihl et Corbel, appelés éga- lement ciments ou mastics romains, que le sculpteur utilisait souvent dans le cadre de ses chan- tiers d’interventions. L’étude par le LRMH a révélé une composition à base de plâtre contenant de nombreux fragments ferrugineux ocres, des grains de gypse et de calcite qui correspondent probablement à de la chaux carbonée58. Une armature de clous en fer forgés a permis l’accroche de ce mortier. Les parties manquantes quant à elles, toujours selon le même modèle qu’à la cathédrale, furent remplacées par des pierres tendres en incrustation. Antoine utilisa une roche

50. Idem, lettre du 5 octobre 1843 signée Aimé Duthoit. 51. Idem, lettre du maire de Mailly, 27 juin 1844. 52. Idem, lettre de Cheussey au préfet de la Somme, 20 juillet 1844, signifiant que ce choix fut fait sans qu’il en ait été averti. Il signale que Corroyer ne peut être considéré que comme simple sous-traitant, M. Caudron devant être seul responsable des travaux exécutés. 53. Idem, dossier 2, lettre 14 mai 1861. Le devis de ces travaux est dressé par l’architecte Pigou, le 16 juillet 1860. 54. Idem, lettre du 11 août 1463 : “j’ai remarqué avec plaisir que cet habile sculpteur qui avoit su rendre à la statue d’Isabeau sa véri- table physionomie, sa première beauté : la tête, les mains et la robe de la noble châtelaine ont été refaites avec un grand soin, avec une parfaite entente de la statuaire et du style du temps.” Il est communément admis que les Duthoit intervinrent sur le portail en 1846, à la suite de l’article de Philippe Des Fort, “Mailly-Maillet”, Picardie Historique et Monumentale, t. V, Arrondissement de Doullens, 1912-1914, p. 85-97. Aucune source conservée ne stipule cette date. 55. Arch. dép. Somme : 99 O 2445, dossier 4 (église et presbytère) travaux 1870-1875. Ici extrait du Registre aux délib. du conseil municipal de Mailly, session de novembre 1874. 56. Ibid., contrat du 22 juillet 1897. 57. Idem, 22 mai 1897. Le devis s’élève à 2 200 francs. 58. Rapports de 1991 et 1993 cité dans l’étude préalable à la restauration du portail / V. Brunelle (ACMH) : cf. Charenton-le-Pont, médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine : 4e ETU 4928, p. 15. Stéphanie Daussy

sédimentaire calcaire blanche au grain assez fin dite pierre de Banc Royal, ou de Boullarre dans l’Oise. La carrière n’étant plus exploitée dans la première moitié du xxe siècle on utilisa dans les réfections ultérieures une pierre de Saint-Maximin, similaire d’apparence quoi que plus dense. Ces deux matériaux diffèrent de celui initialement mis en œuvre, de provenance locale, pierre de craie plus claire, poreuse, légère et gélive59. Les mortiers de réparations ont été rendus adhé- rents par des goujons en fer et laiton. Enfin, il est possible que le piédestal du Christ aux liens du trumeau du portail ait subi un ravalement avec silicatisation effectué dès l’origine des travaux par Caudron. Lorsque Caudron intervint sur le portail, deux statues des ébrasements avaient disparu, comme en témoignent les dessins et lithographies des frères Duthoit (1835)60, de Taylor et Nodier (1840)61 et de Cheussey62 (1842). Le sculpteur restitua donc un Saint Jean l’Évangéliste à dextre, et une Sainte Jeanne à sénestre. Cette statue de Jeanne semble être, d’après l’étude pré- alable, un assemblage complexe de pierres anciennes, de reprises en incrustations de pierre plus dense et de ragréages. De même le bas du corps de la Sainte Barbe, sa tête et la partie inférieure de sa tour ainsi que la tête de la Vierge de l’Annonciation sont des restitutions modernes. Les têtes des anges de l’oratoire d’Isabeau d’Ailly ont été restaurées par incrustations de pierre neuve probablement au xixe sans que l’on sache précisément à quelle campagne de restauration les attribuer : elles ne figurent pas sur les dessins entre 1835 et 1842 et sont présentes sur les clichés de la Picardie Historique et Monumentale en 191263. Ces choix d’interventions ont entraîné rapidement de nombreuses altérations structurelles et toutes les réfections de Caudron et Duthoit, réparées par Antoine, ont donné lieu a des reprises ultérieures. Les mortiers de ragréage, très nombreux comme l’indiquent les relevés exécutés lors 44 de l’étude préalable de 1996, n’ont pas résisté à l’usure du temps et se sont rapidement détachés des pierres anciennes. Ils ont notamment éclaté à la suite de la corrosion des armatures de fer (exemple de la Vierge au pied de la Sainte Anne). Il est curieux que Caudron ait fait un tel usage de fer pour les goujons alors qu’aux clôtures de chœur et aux portails de la cathédrale d’Amiens les assemblages se firent, comme le préconisaient les cahiers des charges, aux goujons en os – probablement os de moutons dont la taille était plus adaptée. Sans doute le choix fut-il éco- nomique, la commune de Mailly-Maillet ayant eu, dès l’origine des restaurations, des difficultés à rassembler les fonds nécessaires aux travaux. Le contact entre la pierre tendre d’origine et une pierre de restauration un peu plus dure a engendré, dans certaines zones, une érosion de la pierre et le soulèvement de nombreux joints des assises, riches en ciment. Des fissurations et fracturations sont apparues, nécessitant par exemple pour la Sainte Barbe, le renfort d’une armature métallique, ou engendrant de lourds désordres, telle la partie latérale de la Sainte Catherine.

59. Pour reprendre l’architecte Cheussey concernant ces techniques employées en façade de la cathédrale, ces “mastics à l’huile et encore à l’huile grasse sont préférables sur la pierre tendre et vieille de ce pays ; aussi ceux de Dihl et de Corbel sont-ils utilisés avec succès. On n’infère pas de ces informations que tous les mastics doivent être repoussés pour les restaurations en élévation ; seulement on dit qu’ils doivent être placés avec discernement et discrétion, en jointoiement et avec plus de réserve encore pour les restaurations en relief. Ici, comme les restaurations à faire consistent dans le remplacement de parties manquantes telles que têtes, bras etc. et d’autres légèrement à raccorder telles que vêtements, portions de figure, etc., on pense qu’il conviendrait d’exécuter les premières en pierres tendres rapportées par inscrustements et les rendre en mastic.” : cité dans J.-M. Leniaud, Les cathédrales [...], op. cit., p. 294. 60. Amiens, Musée de Picardie, Fonds Duthoit, inv. BXV, fol. 118. 61. B. M. Amiens : VD 25/26. 62. Dessin joint au devis de restauration / F.-A. Cheussey, le 17 juin 1842. Dessin non retrouvé aux Arch. dép. Somme. Il est néan- moins en photographie dans le dossier d’étude préalable de Vincent Brunelle : Charenton-le-Pont, médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine : 4e ETU 4928, annexes. 63. P. Des Fort, “Mailly-Maillet”, op. cit., 1912-1914. L’élaboration des doctrines de restauration des sculptures à Amiens au XIXe siècle

De nombreuses parties restituées par Caudron ont disparu ou subi de graves altérations : le Saint Jean l’Évangéliste avait déjà disparu en 1966 lorsqu’André Sallez architecte des Monu- ments historiques, prit des clichés de la façade ; le visage de la Sainte Barbe ainsi que ses épaules manquent sur ces mêmes photographies, les extrémités des bras de Jeanne ont disparu et son buste a éclaté. En outre, et bien qu’aucune source ancienne en atteste, les prélèvements analysés par le LERM ont indiqué la présence en surface des œuvres de croûtes noires indurées, riches en alcalins et chlorures avec micro-grains siliceux, d’aspect de surface rugueux. Ceci témoigne sûre- ment d’un ancien traitement par un produit consolidant silicaté, tel que cela fut précédemment remarqué sur le piédestal du Christ aux liens64. Cette silicatisation, comme en façade occidentale de la cathédrale d’Amiens – traitée de la sorte entre 1856 et 1861 par l’entrepreneur Dalemagne sous la direction de Viollet-le-Duc – a provoqué, en conjonction avec le dépôt de croûtes noires, une altération pelliculaire, une perte des écailles avec pulvérulence sous-jacente et des tensions dans la pierre qui ont provoqué l’éclatement de l’épiderme65. Les deux exemples d’Amiens et Mailly-Maillet témoignent des réflexions menées par les architectes au milieu du xixe siècle66. Cheussey, dès les années 1840 et bien avant la nomination de Viollet-le-Duc à ce même poste en 1849, est un architecte consciencieux qui visiblement tente d’inventer sa propre méthode alors même que le concours de Notre-Dame, en 1842-1843, marque la volonté nouvellement exprimée d’une théorie de la restauration. Il dut néanmoins affronter les vives oppositions des archéologues, tant du Comité des arts et des monuments que de la Société historique de Picardie, ce d’autant plus qu’il avait privilégié, à Amiens comme à Mailly, Caudron au détriment des frères Duthoit. De fait, Aimé Duthoit était membre corres- 45 pondant du Comité des arts et des monuments dès 1838 et membre de la société historique de Picardie depuis 1836, ce qui aurait dû placer son atelier sous de bons auspices. La dégradation rapide des restaurations sculptées de Mailly et les jugements récents sur la reprise de polychromie à Amiens confirment que les critiques données à certains choix empi- riques de Cheussey n’étaient pas absolument infondées. Pourtant, la pérennité des réfections de la statuaire amiénoise et la fidélité générale de la mise en peinture de ces œuvres confirment la modération nécessaire dans l’approche de nouvelles méthodes. Les attaques virulentes de Didron, d’ailleurs évincé en 1848, n’évitèrent pas l’évolution, loin des principes prônés par Ruskin dans ses Sept lampes de l’architecture (1849), vers l’interventionnisme aussi rigoureux qu’inventif d’E.-E. Viollet-le-Duc67.

64. Étude citée par Christian Vandekerchove, architecte, dans son rapport adressé à V. Brunelle (ACMH) que nous remercions de nous avoir autorisé l’accès à ces documents. 65. Même constat en façade de la cathédrale d’Amiens : Vincent Brunelle, “Bilan du chantier de restauration des portails de la façade occidentale de la cathédrale d’Amiens”, dans La couleur et la pierre. Polychromie des portails gothiques, op. cit., p. 223-232, ici p. 226. 66. Sur la politique de restauration depuis la Monarchie de juillet jusqu’au Second Empire, voir Françoise Bercé, Des Monuments historiques au Patrimoine, du xviiie siècle à nos jours ou Les écarts du cœur et de l’esprit, Paris, 2000. 67. Jean-Michel Léniaud, Viollet-le-Duc ou les délires du système, 1994. Arnaud Timbert, “Reconstruire Vézelay et restaurer la Bour- gogne : le choix des matériaux chez E.-E. Viollet-le-Duc”, dans Basile Baudez, Grands chantiers et matériaux, Livraisons de l’Histoire de l’Architecture, n °16, 2008, p. 87-108.

5

Restaurer les monuments de la Renaissance en Auvergne au XIXe siècle

Annie Regond

n France, la restauration monumentale au xixe siècle connote fortement la restauration d’édifices médiévaux, tant la personnalité de Viollet-le-Duc admirateur inconditionnel du style gothique pèse sur l’ensemble de la période, au-delà même de la disparition du Egrand architecte en 1879. La Renaissance française ne bénéficie pas de la même image que la Renaissance italienne et, sur elle, deux types d’opinions négatives ont été formulées : tantôt jugée maladroite par rapport à la Renaissance italienne, ou au contraire considérée comme une imitation mal comprise, elle n’a trouvé sa véritable place dans l’historiographie qu’après le Moyen Âge et après le “siècle de Louis XIV1”. Les monuments de la Renaissance furent pourtant l’objet d’interventions tout aussi variées que les monuments médiévaux : simples réparations, consolidations d’urgence, extensions, embellissements, achèvements, restructurations de fond en comble, pastiches, tous les types de travaux se déroulèrent parfois dans un même ensemble monumental. À������������������������������������������������������������������������������������ �����������������������������������������������������������������������������������cette époque, restauration et création étant interactives, les architectes restau- rateurs étaient également commis pour des créations ex-nihilo et pouvaient ainsi exprimer leurs préférences pour tel ou tel style. À la différence des édifices médiévaux, les interventions furent beaucoup plus fréquentes dans les monuments publics et les demeures privées que dans les églises, par ailleurs peu nombreuses pour l’époque considérée.

Deux interventions sur des châteaux de la Renaissance furent commandées à des maîtres d’œuvre parisiens, Fontaine et Duban, mais leur sort ultérieur fut très différent. Le premier de ces monuments fut le château de Randan (Puy-de-Dôme), mais cet édifice est actuellement détruit. Il a été étudié par Bernard Minne2 et par Lionel Sauzade3. D’origine médiévale, il avait

1. Le cadre de cette étude ne peut suffire pour donner les références concernant le regard porté par les historiens de l’architecture sur ce sujet. Le lecteur intéressé se reportera à Antonio Brucculeri, Louis Hautecoeur et l’architecture classique en France, Paris, 2007. 2. Bernard Minne, L’œuvre de Fontaine au château de Randan, maîtrise, université Blaise-Pascal, 1986, et “L’œuvre de Fontaine au château de Randan”, Art et Archéologie en Auvergne, Bourbonnais, Velay, Revue d’Auvergne, n° 511 et 512, 1988, p. 91-99. 3. Lionel Sauzade, Le parc du château de Randan, maîtrise, université Blaise-Pascal, 1990.

Restaurer au XIXe siècle © Presses Universitaires Blaise-Pascal, 2012 ISBN (pdf) 978-2-84516-528-1 Annie Regond

été construit par Charles de la Rochefoucauld, qui avait obtenu le titre de comte de Randan en 1566, et se composait d’une grosse tour et de deux corps de logis perpendiculaires semble- t-il assez modestes, avec une tour d’escalier dans l’angle intérieur. Acheté en 1821 par Adélaïde d’Orléans, sœur de Louis-Philippe, il fut l’objet d’une très ambitieuse campagne de restaura- tion, d’embellissement et même d’agrandissement, sous la maîtrise d’œuvre de l’architecte offi- ciel de la Restauration, Pierre-François Fontaine (1762-1853). Cet artiste est plus connu pour ses créations de style néoclassique comme les l’arc de triomphe du Carrousel (1806-1810), les galeries de la rue de Rivoli ou encore la Chapelle Expiatoire (1816) à Paris. Ce dernier monu- ment n’est pas du reste sans relation avec la nouvelle chapelle du château de Randan, rempla- çant l’ancienne alors complètement ruinée et détruite en même temps que les communs qui encombraient la cour. Il serait intéressant de connaître en détail l’intervention de l’architecte sur le château lui-même, mais celui-ci brûla en 1925. Grâce aux photographies, on devine que Fontaine conserva l’essentiel de l’existant, que le corps principal de logis fut restauré et ampli- fié de manière à devenir symétrique : le nouvel édifice se composait ’und corps de logis avec deux ailes en retour au nord, de grosses tours aux angles de sud et des tours hexagonales plus petites dans les angles sur cour. Fontaine employa la brique polychrome, matériau fréquent dans les châteaux du Bourbonnais voisin, et qu’Adélaïde d’Orléans devait apprécier car il est visible sur toutes les façades de monuments dus à sa commande4. Après les premiers travaux, terminés en 1828, on supprima en 1835 une petite tour sur la façade sud, et elle fut remplacée par deux petits escaliers en vis en fonte moulée, permettant d’accéder depuis le balcon à une partie réservée du jardin. Les lucarnes, que l’on observe sur les anciens documents, furent ajoutées au début du e siècle. Il est donc difficile de se faire une opinion 48 xx précise sur un éventuel “style Renaissance” de Fon- taine, qui, dans la tradition de l’architecture classique, a rendu symétrique, en créant une axialité, a régularisé un monument conservant sans doute à l’origine des traits médiévaux. Mais ses choix ornementaux ne sont plus perceptibles. Cette disparition est d’autant plus regret- table que l’on dispose à Randan des autres créations de Fontaine comme les chapelles et les cuisines qui offrent l’aspect néoclassique de son style.

À l’inverse, la “restauration” du château de (Puy-de-Dôme) est encore bien visible de nos jours. Félix Duban (1798-1870) (fig. 1)a attaché son nom à la restauration de monuments de la Renaissance en France, même si son œuvre fut reconnue plus tard que celle de Viollet-le-Duc pour le Moyen Âge. Dans l’in- Fig. 1. Eugène Guillaume (1822-1905), Buste de Félix Duban, 1884, bronze, Paris, École natio- troduction du catalogue de l’exposition Duban, les cou- nale supérieure des beaux-arts, galerie. ©Michel leurs de l’architecture5, Bruno Foucart a rappelé que ce Baubet sont les chercheurs anglo-saxons qui se penchèrent les

4. Plusieurs édifices publics dans le bourg de Randan, et le château de Maulmont à Saint-Priest-Bramefant. 5. Bruno Foucart, “Félix Duban ou le retour du père”, dans Sylvain Bellanger et Françoise Hamon (dir.), Duban, les couleurs de l’architecture, Paris-Milan, 1996, p. 16-20. Restaurer les monuments de la Renaissance en Auvergne au XIXe siècle premiers sur la carrière de cet artiste, et que c’est grâce aux travaux de Sylvain Bellenger consa- crés à la restauration du château de Blois que les historiens de l’art français prirent conscience de l’apport de cet architecte dans le domaine de la restauration monumentale. Barry Bergdoll a dégagé de la correspondance de l’artiste ses théories ou tout au moins ses opinions concernant l’évolution stylistique de l’architecture française : “la vitalité et les innovations de l’architecture renaissante française avaient été artificiellement entravées par le classicisme académique rigou- reux imposé sous Louis XIV6.” Duban est surtout célèbre pour sa création de l’École des beaux- arts de Paris, ses interventions à la Sainte-Chapelle de Paris, au Louvre, à Chantilly, et surtout à Blois. S’il travailla peu en province, il se trouve qu’il intervint, pour un membre de la famille du préfet de la Seine alors d’origine auvergnate, Chabrol, au château de Jozerand, situé à flanc de coteau au nord de Riom (fig. 2). Cette restauration, qui intervint relativement tôt dans le siècle fut étudiée par Françoise Boudon en 19967 puis Frank Delmiot en 20008, auxquels on se réfè- rera pour plus de détail. De ces deux articles, il ressort que l’état de délabrement du monument datant de la fin de l’époque médiévale pour une aile et des années 1560 pour l’autre, lors de son acquisition par Amédée de Chabrol, était suffisamment avancé en 1845 pour laisser au pro- priétaire et à l’architecte une certaine latitude dans les choix au moins ornementaux. Françoise Boudon écrit que “[s]ans intérêt apparent pour ce chantier, sans affinité particulière avec son client, Duban a réussi à transformer Josserand en une belle demeure, lui a donné, au mépris des usages locaux, un aspect raffiné, rare dans cette région. Il lui a insufflé un caractère éclectique dont il est fier : les boiseries Louis XIII du salon, les médaillons François 1er de la tour d’escalier, la chapelle brunelleschienne projetée, tout cela fait à ses propres yeux9” ainsi qu’il l’écrivait à son ami la Morandière au printemps 1847“un château du Moyen Âge dans le bon sens du terme”.

49

Fig. 2. Félix Duban (1798-1870), projet de modernisation du château de Joserand, après 1845, collection particulière. ©Michel Baubet

6. Barry Begdoll, “Le chef de la nouvelle école : Duban, sa fortune critique et sa théorie architecturale”, dans Duban, les couleurs de l’architecture, p. 24. 7. Françoise Boudon, “La ‘restauration’ du château de Josserand”, dans Duban, les couleurs de l’architecture, p. 156-158. 8. Frank Delmiot, “Le château de Jozerand”, Congrès Archéologique de France, 2000, Grande-Limagne, Paris, 2003, p. 221-225. 9. Françoise Boudon, “La ‘restauration’ du château de Josserand”, p. 158. Annie Regond

On peut être un peu surpris par cette appellation, car le château ne conserve plus guère d’éléments médiévaux10 (fig. 3). Frank Delmiot conclut quant à lui que “[c]omme édifice de la Renaissance, Jozerand s’appa- rente à d’autres châteaux de l’Auvergne et du Bourbonnais voisin”. Cependant, le traitement particulier appliqué par Duban au mur-pignon sud fait référence à la fois aux châteaux de la Loire et aux confortables country-houses anglaises. Les travaux de Duban ont fait de Jozerand l’un des pre- miers exemples d’architecture résolument néorenaissance française11. On peut ajouter Fig. 3. Félix Duban (1798-1870), Plan du premier étage du châ- teau de Joserand, après 1845, collection particulière. ©Michel que le pignon sud du bâtiment occidental, Baubet entièrement réédifié, avec ses trois niveaux de baies, flanqué d’une tourelle octogonale constitue l’un des éléments marquants du château actuel, visible depuis la plaine de Limagne à plusieurs kilomètres : l’œuvre de Duban s’inscrit ainsi dans un vaste paysage.

Des maîtres d’œuvre moins prestigieux pour d’autres monuments

50 On l’aura compris, le château de Jozerand constitue une exception, aussi bien dans l’œuvre de son architecte qui travailla relativement peu en dehors de la région Parisienne et du Val de Loire, que dans l’ensemble de restaurations de monuments de la Renaissance en région Auvergne, où l’on remarque peu d’interventions d’architectes parisiens au xixe siècle. Il convient donc de se demander si les monuments de la Renaissance en région Auvergne purent constituer une source d’inspiration en eux-mêmes. Existe-t-il des édifices susceptibles de fournir des modèles aux commanditaires et aux architectes ? Les monuments présents dans le centre de la France étaient-ils suffisamment valorisés pour inspirer les architectes, ou ont-ils, comme Duban, cherché leur inspiration hors de la région ? Paradoxalement, si le palais ducal de Moulins fut considéré plus tard par Pierre Pradel comme “le premier monument de la Renais- sance en France12”, il ne fit pas école en son temps et ne donna pas plus lieu à inspiration au xixe qu’au xvie siècle, même s’il fut l’objet d’une importante campagne de travaux qui s’acheva au xxe siècle13. Après cet épisode, l’architecture des châteaux de la Renaissance suivit l’évolution stylistique générale du reste du royaume : certains monuments présentent encore des caractères médiévaux comme le château de Villeneuve-Lembron (Puy-de-Dôme), qui malgré un souci du confort

10. Les éléments de sculpture gothique qui ornent le parc sont des fragments du palais de Jean de Berry à Riom, que Chabrol fit mettre en scène à la manière de fabriques. 11. Frank Delmiot, “Le château de Jozerand”, op. cit., p. 225. 12. Pierre Pradel, “Le château de Moulins”, Bulletin de la Société Nationale des Antiquaires de France, 1945-1947, Paris, p. 80. 13. Annaelle Voyron, Le pavillon Anne de Beaujeu et la galerie Armand Brugnaud, master 2, université Blaise Pascal, 2009. Restaurer les monuments de la Renaissance en Auvergne au XIXe siècle intérieur très affirmé et un décor peint dénotant la culture humaniste des propriétaires14, conserve encore des douves et des bouches à feu s’inscrivant dans la tradition médiévale. Cer- tains hôtels particuliers à Riom où l’on peut observer toutes les phases de la Renaissance15, ou les demeures de la rue Raphaël au Puy-en-Velay, ou encore la Maison consulaire à Saint-Flour démontrent une connaissance du décor à base de tondi et de rinceaux. La seconde Renaissance, avec l’apparition d’ordres superposés et de décors à l’antique s’affirme dans les châteaux de Chareil à Chareil-Cintrat et Bompré à Barberier (Allier, vers 1560). Le château de (Puy- de-Dôme) présente des encadrements et des chaînes d’angles à bossages ainsi que des frontons (construit de 1550 environs à1610, date d’arrêt des travaux). Un corps de logis dans le style de la seconde Renaissance est élevé au château de Saint-Vidal (Haute-Loire) par à Antoine II de La Tour en 1578. Malgré cette production relativement abondante et d’assez bonne qualité, il n’a pas été possible de déterminer un mouvement d’étude et d’imitation semblable à celui qui se développa pour les monuments médiévaux16, ni à la démarche de Duban pour le reste de la France citée plus haut.

Néoclassicisme et Renaissance

Par ailleurs, ce problème des modèles monumentaux de la Renaissance se double d’une autre interrogation : les monuments édifiés au début duxix e siècle dans la région appartenant au style néoclassique, soit en tant que création, soit en raison de leur restauration, furent-il être inspirés par d’authentiques monument antiques, ou les architectes utilisèrent-il des intermé- diaires, à savoir les traités qui apparaissent dès la Renaissance et diffusent une vision de l’Anti- 51 quité complètement idéalisée ? Il est évident qu’Agnéty17 (vers 1790-1845), auteur de l’hôtel de ville-bibliothèque de Moulins (1821-1823), de l’établissement de bains de Néris-les-Bains, et du deuxième établissement de bains de (avec un autre maître d’œuvre Rose-Beauvais, en 1816, édifice aujourd’hui disparu), voulait imiter les monuments romains. Mais il est assez facile de reconnaître les modèles qui l’inspirèrent : le palais Chiericati de Palladio (1508-1580)18 pour la façade sur la place de l’hôtel de ville, et le palais Farnèse d’Antonio da San Gallo le Jeune (1486-1546) et Michelange (1485-1564) pour la façade donnant sur la place Marx-Dormoy de l’hôtel de ville de Moulins ; en 1842, Hippolyte Durand (1801-1882), architecte pourtant cata- logué comme un adepte du style néogothique19, reproduit la majestueuse articulation extérieure de la basilique de Vicence, inachevée à la mort de Palladio mais diffusée par son traité, pour la façade principale du théâtre de cette même ville. Il ne s’agissait pourtant pas là de restauration mais de création. On pourrait ranger dans la même catégorie les façades de l’église Sainte-Croix

14. Annie Regond, La peinture murale du XVIe siècle en Auvergne, Clermont-Ferrand, 1983 p. 42-53. 15. Pour les hôtels particuliers de Riom, voir Bénédicte Renaud, Riom, une ville à l’œuvre, Enquête sur un centre ancien, xiiie-xxe siècle, Lyon, 2007, Cahiers du Patrimoine : hôtel dit “hôtel Guimoneau, 12 rue de l’Horloge, p. 110-112, hôtel de Cériers, actuellement hôtel de ville, p. 113, Maison dite “des Consuls”, 30 rue de l’hôtel de ville, p. 116-117, hôtel dit “Arnoux de Maison-Rouge” 7, rue de l’Horloge, p. 120-122. 16. L’ouvrage de Mallay, Essai sur les églises romano-byzantines du département du Puy-de-Dôme, Moulins, 1841 n’a pas son équiva- lent pour les périodes ultérieures. 17. Jean-Michel Leniaud, “François Agnéty, architecte néoclassique de l’Allier”, Les Monuments historiques de la France, 1978, n° 1, p. 20-25 18. Au sujet de l’influence de Palladio, mise au point la plus récente ; Giusto Beltramini et Howard Burns Palladio cinquecento anni, Catalogue de l’exposition du Centro Internazionale di Studi sur l’Archittetura de Vicence, présentée en 2008 et 2009 , et sur- tout la version anglo-saxone, Palladio an His Legacy, présentée à Londres, Madrid et la Morgan Library de New York. 19. Jean-Michel Leniaud, Répertoire des architectes diocésains du xixe siècle, Éditions en ligne de l’École des chartes. Durand construi- sit en particulier l’église Notre-Dame de Lourdes. Annie Regond

(1830) et de l’hôtel de ville de Saint-Pourçain-sur-Sioule (Allier), œuvres de Nollet, architecte moulinois peu connu par ailleurs. Devant créer des façades pour des monuments médiévaux (l’avant-nef de l’église est la partie la plus ancienne actuellement conservée de l’église, remon- tant au xie siècle20, alors que l’ancien hôtel de Fontanges devenu mairie était un monument gothique), notre maître d’œuvre élabora des projets sans aucun rapport avec les bâtiments qu’il devait achever, et, sous couleur d’évocations de l’antiquité, reprit des modèles véhiculés par les ouvrages de Serlio ou Palladio.

Le pavillon Anne de Beaujeu à Moulins (Allier), ou la restauration invisible

L’exemple d’intervention la plus minimaliste, mais qui a pu apparaître en son temps comme l’une des plus réussies, même si elle s’éloigne de notre conception actuelle de la restauration, est celle du pavillon Anne de Beaujeu déjà cité21. La galerie ouvrant au sud de l’aile nord de l’ancien château ducal, édifiée pour Pierre et Anne de Beaujeu entre 1498 et 1503 avait souffert dans sa partie ouest d’un incendie au xviie siècle, puis de son usage de gendarmerie semble-t-il dès 1787 ou au plus tard au lendemain de la Révolution22. Les travaux du milieu du xixe siècle, menés sous la direction de l’architecte départemental Louis-Gabriel Esmonnot (1807-1886)23 furent simplement destinés à rendre à cette façade une apparence la plus proche possible d’un aspect initial supposé. L’entreprise Moretti24 qui exécuta les sculptures ornementales sut imiter à la per- fection les frises et chapiteaux authentiques. Il n’existe actuellement aucune monographie sur

52 cette équipe de sculpteurs venue d’Italie peut-être en même temps qu’Agnéty, l’architecte déjà nommé, et sans doute détentrice d’un savoir-faire traditionnel expliquant l’étonnante reconsti- tution d’un décor à base de rinceaux, de frises d’oves et dards et de feuilles d’acanthe, auxquels ont été adjoints les traditionnels chardons, ceintures d’Espérance, cerfs ailés, initiales P et A entrelacées, emblèmes de Pierre et Anne Bourbon : les éléments décoratifs de la partie est ont été imités avec une telle rigueur que le visiteur non informé ne peut distinguer des sculptures authentiques de leurs imitations, ce qui est contraire aux principes de la charte de Venise. À la fin duxix e siècle, le monument devant trouver son affectation actuelle, c’est-à-dire le Musée Départemental, les arcades qui avaient été obturées furent dégagées, rendant ainsi à cette galerie un aspect plus proche de son aspect originel, même si la question de la présence d’un éventuel vitrage reste ouverte.

20. Sur ce monument, Anne Prache, “L’église Sainte-Croix de Saint-Pourçain-sur-Sioule”, Congrès Archéologique de France, 1988, Paris, 1992, p. 667-678. 21. Sur l’évolution de ce monument après sa confiscation par François 1er en 1523, Annaëlle Voyron, Le pavillon Anne de Beaujeu et la galerie Armand Brugnaud, master 2, Clermont-Ferrand 2, 2009. Pour l’étude stylistique : Jean Guillaume, “Le Pavillon Anne de Beaujeu”, Actes du colloque Le duché de Bourbonnais des origines au connétable, Moulins, 2000, Saint-Pourçain-sur-Sioule, 2001 ; Annie Regond, “Du gothique à la Renaissance, le mécénat des derniers Bourbon dans leur province”, Hortus Artium Medievalium, Zagreb, 2006, p. 124-127. 22. Voir en particulier le dessin anonyme où l’on constate les disparitions du côté ouest. 23. Jean-Michel Leniaud, “Esmonnot Louis-Gabriel”, Répertoire des architectes diocésains du xixe siècle, Éditions en ligne de l’École des chartes. 24. Yves Bruand découvrit dans les relations de voyages de Guilhermy le nom “Morette” et la date de 1844 pour les travaux. Voir “Le pavillon d’Anne de France à Moulins” dans Études d’histoire de l’art offertes à Jacques Thirion, Des premiers temps chrétiens au xxe siècle, Genève, 2001, p. 170-171. Restaurer les monuments de la Renaissance en Auvergne au XIXe siècle

Émile Dadole aux Echerolles et à Saligny.

Émile Dadole25, architecte, naquit à Maules (Yvelines) et mourut à Moulins en 1892. Il ne fut pas élève de l’École des beaux-arts, mais devint en 1849 l’assistant de Jean-Baptiste Lassus (1807-1857) au moment où celui-ci travaillait à l’édification de l’église du Sacré-Cœur de Mou- lins26. Après la mort de son maître survenue prématurément à Vichy, il resta dans le départe- ment de l’Allier, et devint architecte de la ville de Moulins. Il y édifia le nouveau couvent de la Visitation, rue des Tanneries, ainsi que la succursale de la banque de France près de la gare. Le congrès archéologique de France, qui eut lieu à Moulins en 1854, alors que la société Française d’Archéologie venait d’être créée, fut pour Dadole l’occasion d’exercer son goût pour le Moyen Âge et la Renaissance, car il prit une part notable tant dans l’organisation du congrès que dans les publications. Il semble donc logique qu’il s’inscrive dans le courant de l’architecture histori- ciste, et on ne sera pas surpris de constater que ses créations fassent référence à l’œuvre de Pal- ladio, comme les deux écoles qu’il construisit à Saint-Pourçain-sur-Sioule. Si son “morceau de bravoure” reste son intervention au château de la Clayette dans le sud de la Saône-et-Loire pour la famille Noblet d’Anglure, et si on laisse volontairement de côté ses interventions à l’église de Noyant et au château d’Origny qui étaient des monuments médiévaux, ses interventions dans deux châteaux construits ou agrandis pendant la Renaissance pour la famille de Montlivault semblent assez éclairantes sur son style. Le château des Echerolles, sur la com- mune de La Ferté-Hauterive, n’a jamais fait l’objet de publication. Il s’agit d’un monu- 53 ment situé non loin d’un ancien port de la rive droite de l’Allier, auréolé d’une cer- taine légende, puisque la mémoire locale rapporte que Jules César y aurait franchi l’Allier. Le château proprement dit s’élève au centre de ses dépendances agricoles, dont une écurie à plan circulaire assez atypique pour la région (fig. 4). Il n’est absolument pas visible depuis la D 2007 (ancienne N 7), mais offre sa façade ouest aux briques polychromes au promeneur qui contemple Fig. 4. La Ferté-Hauterive (Allier), château des Echerolles, au soleil couchant le panorama de la vallée ensemble vu de l’est, avec les communs. ©Annie Regond de l’Allier depuis l’autre rive27. Ce domaine fut la propriété de plusieurs familles, dont celle d’Agnès Sorel, avant la Révolution, et à la suite de diverses ventes se retrouva dans les biens de la famille de Montlivault, qui le fit complètement modifier par Dadole aux environs de 1880. Si les communs conservent leur aspect d’avant la Révolution, la demeure, qui s’allonge du nord au sud, encadrée par deux pavillons quadrangulaires, présente un aspect très fortement marqué par le xixe siècle. Cependant, Dadole a su remettre en œuvre les matériaux employés traditionnellement par les bâtisseurs bourbonnais

25. Francis Pérot, “Émile Dadole, notice nécrologique”, Bulletin de la société d’Émulation du Bourbonnais, 1891, p. 279-280. 26. Jean-Michel Leniaud, Jean-Baptiste Lassus (1807-1857) le temps retrouvé des cathédrales, Genève, 1980. 27. C’est-à-dire depuis la D 2009 (ancienne N 9). Annie Regond

depuis la fin de l’époque médiévale : la brique polychrome pour les parements, et la pierre pour les chaînes d’angles et les encadrements des baies, alliées à l’ardoise de la toiture28. Cependant, l’inter- vention du xixe siècle amplifia considérablement le château primitif, qui semble dater de la fin de la Renaissance ou du début du xviie siècle : s’il conserva à la façade sur jardin à l’ouest une relative simplicité, Dadole suréleva d’un étage les pavillons et les sept travées du corps de logis central, créa de nouvelles lucarnes très décorées à l’est (c’est-à-dire au-dessus de la façade donnant sur la cour d’honneur) et également dans les toitures des pavillons. Ceux-ci furent couronnés d’un crénelage surmonté d’une balustrade en fer forgé et dotés, du côté de la cour, de curieuses fenêtres au troi- sième niveau, rappelant de loin l’ordonnance de la serlienne. La façade sur cour fut augmentée d’une terrasse surmontée d’une marquise en fer forgé, qui n’est pas sans rappeler celle édifiée par Fontaine à Randan (fig. 5 et 6). Le principal apport de Dadole fut l’amplification de l’ensemble des volumes des parties hautes du château, lui conférant ainsi une silhouette beaucoup plus majes- tueuse. La qualité des sculptures des lucarnes côté est doit également être soulignée, même si l’ensemble présente un aspect un peu éclectique en raison des balcons et appuis de fenêtres en fer forgé inspirés par le style Louis XV.

54

Figure 5 : La Ferté-Hauterive (Allier), château des Echerolles, façade est au début du xxe siècle, carte postale, collection Christian De Jonghe

Figure 6 : La Ferté- Hauterive (Allier), châ- teau des Echerolles, façade ouest. ©Annie Regond

28. Pour l’emploi de la brique polychrome avant le xixe siècle ; Josiane Sartre, châteaux brique et pierre en France : essai d’architecture, Paris, 1981 ; Marguerite Jahan de Gentil Bachis, Les maisons des champs des notables moulinois aux xvie et xviie siècles, master 2, université Blaise-Pascal, 2005. Restaurer les monuments de la Renaissance en Auvergne au XIXe siècle

Pour la même famille de Montlivault, Dadole fut commis pour restaurer le château de Sali- gny à Saligny-sur-Roudon dans le nord-est du département de l’Allier29 (fig. 7 et 8). L’édi- fice était plus complexe que le château des Echerolles, ayant fait l’objet de plusieurs cam- pagnes de construction : une grosse tour dite “tour de Lourdin” remonte probablement au xiiie siècle. S’appuyant sur la courtine, Marc-Lourdin de Coligny-Saligny (1524-1597) fit édifier un corps de logis s’allongeant du nord au sud à partir de cette grosse tour, et rejoignant la tour- porche datant sans doute de la fin de l’époque médiévale. Au-delà de celle-ci, le fils de Marc- Lourdin, Lourdin-Gaspard, fit à son tour édifier vers 1604 un corps de logis au sud (fig. 9). Ces deux corps de logis se distinguent par leurs lucarnes en grès de Liernolles, matériau présentant une belle couleur rouge, mais de qualité assez fragile.

55 Fig. 7. Saligny-sur-Roudon (Allier), château de Saligny, Fig. 8. Saligny-sur-Roudon (Allier) château de Saligny, plan ensemble vu de l’est. ©Michel Baubet et façade ouest, Service départemental de l’Architecture et du patrimoine de l’Allier

Figure 9 : Saligny-sur-Roudon (Allier) château de Saligny, plan et façade

29. Annie Regond, “Le château de Saligny”, Congrès archéologique de France, 1988, Bourbonnais, Paris, 1992, p. 379-388. Annie Regond

Les lucarnes Renaissance donnant vers l’extérieur sont ornées de caria- tides malheureusement très usées, de frises de rinceaux, et d’un fronton cur- viligne amorti de pots à feu (fig. 10). Les frontons des lucarnes du corps de logis du début du xviie siècle, flanquées de pilastres, sont triangulaires du côté extérieur, curvilignes sur cour, et sur- montés d’une simple boule. Dadole reçut pour mission la restauration de toutes les toitures du château : il cou- ronna la partie supérieure des tours de faux mâchicoulis, il orna le pignon Fig. 10. Saligny-sur-Roudon (Allier), château de Saligny, lucarnes côté nord du logis Renaissance, de choux ouest. ©Michel Baubet frisés d’inspiration gothique, et créa pour celui-ci trois lucarnes du côté de la cour. Il les pourvut de petits fron- tons triangulaires moulurés et amor- tis de petits pots à feu (fig. 11). Des losanges ornent la partie inférieure des lucarnes, ainsi que la frise sur- montant les fenêtres. Dadole a donc 56 créé un pastiche de lucarne du début de Renaissance, suffisamment discret pour s’harmoniser avec les lucarnes préexistantes datant de deux époques. Avec Jean-Bélisaire Moreau30 au château de La Palice, nous avons à faire à un chantier encore différent. Fig. 11. Saligny-sur-Roudon (Allier), château de Saligny, façade sur Cet artiste né dans le Loir-et-Cher cour du corps de logis nord, restauré par Dadole. ©Annie Regond en 1828 et qui mourut à Moulins en 1899 fut lui aussi un assistant de Lassus, à Saint-Aignan (Cher). Il travailla sur le chantier de la cathédrale de Moulins, puis fut nommé en 1879 inspecteur des travaux diocésains de Moulins. Avec son fil René, il restaura, agrandit, “embellit” un grand nombre de châteaux de l’Allier, du Cher, de la Nièvre et du nord du Puy-de-Dôme. De caractère accommodant, ils se pliaient à tous les desiderata esthétiques de leurs commanditaires. Ils eurent plus souvent l’occasion de créer des monuments de style néogothique que de style néorenaissance. Le site du château de La Palice, qui a fait l’objet d’une notice dans le Congrès Archéologique de 1988 de la part d’Yves Bruand31, occupe une butte dominant un affluent de la Loire, la Besbre. La façade ouest du corps de logis principal, tourné vers la ville et vers la rivière, s’impose de très loin, en particulier pour les voyageurs empruntant l’ancienne Nationale 9. Dès le xiiie siècle,

30. Jean-Michel Leniaud, Répertoire des architectes diocésains du xixe siècle, Éditions en ligne de l’École des chartes. 31. Yves Bruand, “Le château de La Palice à Lapalisse”, Congrès archéologique de France, 1988, Bourbonnais, Paris, 1992, p. 297-310. Restaurer les monuments de la Renaissance en Auvergne au XIXe siècle un château-fort appartenant aux sires de La Palice apparaissait dans les textes. Une courtine, un logis en granit au nord, témoignent encore, avec la chapelle termi- née en 1461, de l’époque médiévale. Mais les heures de gloire du château eurent lieu au début de la Renaissance, alors que le maréchal Jacques II de Chabannes, (1470- 1525) proche de François 1er, et son épouse Marie de Melun entreprirent de Fig. 12. Lapalisse (Allier) château de La Palice, façade ouest vers la rivière, la ville et l’ancienne 9. ©Michel 1513 à 1525 d’important travaux d’em- Baubet bellissement. Prenant appui sur la cour- tine à l’ouest, ils commandèrent un vaste corps de logis permettant de joindre l’an- cien bâtiment médiéval à la chapelle. Les parements en brique polychrome s’har- monisent assez bien avec le granit de la Montagne bourbonnaise et les pierres cal- caires de la chapelle, car ce parement avait reçu sans doute pendant la première moi- tié du xvie siècle, un quadrillage pierre cal- Fig. 13. Anonyme : La ville de Lapalisse avec le château, vue prise caire constitué des bandeaux qui existent de l’ouest au xviiie siècle, collection particulière. ©Michel Baubet encore, et de pilastres cannelés, dont il ne 57 reste qu’un exemplaire, mais qui sont per- ceptibles sur un dessin conservé au châ- teau, exécuté en 1741 par le propriétaire de l’époque, François de Chabannes-Pionsat. Au xviiie siècle d’autres changements intervinrent encore avec le percement de nouvelles baies qui sur le corps de logis Renaissance passèrent de cinq à sept, et l’agrandissement de certaines autres, avec Fig. 14. Lapalisse (Allier) château de La Palice, façade est vers la l’adjonction des ferronneries sur la façade cour. ©Michel Baubet du logis médiéval comme du logis Renais- sance. Les frontons, qui auparavant pré- sentaient un aspect gothique tardif, furent alors transformés en arrondis et pourvus de blasons aux meubles devenus depuis illisibles (fig. 12 à 15).

Fig. 15 . François de Chabannes-Pionsat, Le château de La Palice, façade est vers la cour, 1741, collection particulière. ©Michel Baubet Annie Regond

Le château et surtout la chapelle subirent des dommages pendant la Révo- lution, d’après la tradition orale, de la part d’un groupe de patriotes marseillais qui se rendait à Paris, mais ils retournèrent dans le patrimoine de la famille de Chabannes. Très tôt classé parmi les Monuments his- toriques, fait rare pour un monument en grande partie postérieur au Moyen Âge, le château de La Palice fut déclassé à la demande son propriétaire, en 1887. Celui- ci, voulant mener à son gré son projet, fit intervenir Jean-Bélisaire Moreau, dans un ambitieux programme de restauration et d’embellissement (fig. 15m). En ce qui concerne les parties médiévales, il s’agit d’une véritable reconstruction sur laquelle on ne s’étendra pas, afin de mieux consi- dérer les interventions concernant les par- ties datant de l’époque de la Renaissance (fig. 16). Les propriétaires actuels ont en effet conservé certains documents icono- graphiques permettant des comparaisons. 58 Du côté de la ville, comme du côté de la cour les lucarnes ornées chacune à leur base de deux blasons, retrouvèrent les armes, de Jacques II de Chabannes et de Marie de Melun. Fig. 15 m. Lapalisse (Allier), château de La Palice, façade ouest vers la rivière, la ville et l’ancienne route nationale 9. ©Michel Baubet

Fig. 16. Lapalisse (Allier), château de La Palice, angle nord-est de la cour. ©Michel Baubet Restaurer les monuments de la Renaissance en Auvergne au XIXe siècle

Les transformations de la façade sur cour se concentrèrent sur la tour d’escalier (fig. 17-18), même s’il faut remarquer l’amélioration du raccord entre les couvertures des parties nord et sud qui devait, avant l’intervention de Moreau, présenter un aspect un peu chaotique. La partie supérieure des percements de la tour de plan hexagonal tronqué fut pourvue d’une loggia en bois éclairée d’une série de baies en plein cintre sans aucun rapport avec l’unique croisée préexis- tante. Monsieur Bruand suppose avec vraisemblance qu’un blason surmontant la porte d’entrée avait dû être bûché lors de la Révolution : Moreau le remplaça par un édicule à triplet et fronton triangulaire. La restauration de cette tour d’escalier pèche certes par un manque d’authenticité, mais il faut reconnaître le soin extrême pris dans l’exécution des détails : vantaux de porte, serrure et poignée sont finement ornés, et la sculpture du fronton, même si elle ne peut faire illusion, présente tout de même de réelles qualités artistiques.

59

Fig. 17. Lapalisse (Allier), château de La Palice, tour d’escalier. ©Michel Baubet

Fig. 18. Lapalisse (Allier), château de La Palice, détail du décor de la tour d’escalier. ©Michel Baubet Annie Regond

L’intervention de Moreau ne se borna pas au logis proprement-dit. Les communs, dont la configura- tion semble avoir varié dans le temps, furent égale- ment l’objet de modifications dans leurs percements. Un pavillon de gardien fut édifié près de la nouvelle église, en style néogothique. Un autre pavillon d’en- trée avait été envisagé ouvrant sur le parc près de la route nationale, bâtiment dont on conserve le projet, éclectique et coloré ; il ne fut pas mis en œuvre, mais témoigne de la variété des sources d’inspiration de Moreau, qui comme souvent, avait glissé de la res- tauration à la création. Des cheminées supplémen- taires avec leurs chenets, où se mêlent les influences gothiques et de la Renaissance, restèrent également à l’état de projet32 (fig. 19-20). Si les créneaux de la courtine et de la grosse tour trop bien tirés au cor- deau agressent l’œil du visiteur, de même que les moulures du pavillon du gardien, en revanche, les sculptures de la tour d’escalier forcent l’admiration. Fig. 19. Jean-Bélisaire Moreau (1828-1899), projet de cheminée et de chenets pour le château de La Il est évident que la période la mieux représentée à Palice. Collection particulière. ©Michel Baubet La Palice fut celle du compagnon de François 1er, et c’est celle qui fut la mieux imitée et la plus valorisée. De nombreux autres monuments auraient pu être évo- 60 qués ici, mais la documentation manque parfois pour assurer au lecteur des dates ou des attributions. On ne saurait donc tirer des conclusions trop générales d’un exposé forcément partiel. Cependant, tous les édifices présentés n’étaient pas classés parmi les Monuments historiques, et même le seul qui l’était avant travaux fut rayé de la liste. Les restaurations, commandées par des maîtres d’ouvrage souvent fortunés et ayant des goûts bien précis, et conduites par des maîtres d’œuvre soucieux de leur plaire, ne reflètent donc aucune doc- trine officielle. Elles recréent une Renaissance française encore proche du gothique, pleine de couleurs et de fantaisie, laissant une part généreuse à la sculpture. Antérieurement, les adeptes du néoclassicisme avaient faire revivre l’austérité des traités de Vignole et Palla-

dio, comme si, par un malentendu, la seconde Renais- Fig. 20. Jean-Bélisaire Moreau (1828-1899), projet sance avait été redécouverte avant la première : mais le de porterie pour l’entrée du le château de La Palice sur la route nationale, collection particulière. style gothique ne fut-il pas admiré, étudié, restauré et ©Michel Baubet imité avant le style roman33 ?

32. Documents graphiques conservés au château de La Palice. 33. Annie Regond (dir.) L’invention de l’art roman au xixe siècle, Revue d’Auvergne, 1995. Je tiens à remercier Armand et Thérèse de Bartillat, Michel Baubet, Jacques de Chabannes, Frank Delmiot, Monsieur et Madame Fradin, Jean-François Luneau, Bruno Phalip, Jehan et Joy de Rohan-Chabot, sans qui je n’aurais pu réaliser cette étude. 6

Restaurer au XIXe siècle : le cas des vitraux de l’église Notre-Dame du Port

Jean-François Luneau

l n’existe pas de théorie de la restauration au xixe siècle1 à de rares exceptions près2. La doctrine doit donc être déduite de l’étude de la pratique des restaurateurs3. L’une des règles d’or qui semble dicter la conduite des peintres verriers est celle du respect de l’unité de style entreI l’édifice et les vitraux, règle que les architectes maîtres d’œuvre ont souvent exigée des restaurateurs : même quand les sources ne le mentionnent pas, l’analyse des travaux effectués montre toute l’importance de ce commandement. Cette obligation est d’autant plus réclamée lorsqu’il s’agit de créer des vitraux neufs, comme le montrent les vitraux réalisés à l’église Notre-Dame du Port en plusieurs campagnes princi- pales : si les verrières apparaissent aujourd’hui assez disparates d’un point de vue stylistique, elles le doivent non à l’incohérence de leurs créateurs, mais à l’évolution du savoir en histoire de l’art.

Les verrières de Sèvres (1834)

Au xixe siècle, la première grande restauration de Notre-Dame du Port est entreprise par l’architecte de la ville de Clermont Gilbert Aymon Mallay (1805-1883). Le 24 février 1834, il demande à la manufacture de Sèvres un devis pour réaliser des verrières dans l’édifice. Il s’agit d’un projet ambitieux, comprenant 22 verrières : un collège apostolique, le Christ, la Vierge,

1. Jean-Michel Leniaud, Les cathédrales au xixe siècle. Étude du service des édifices diocésains, Paris, 1993, p. 361-376 et p. 516. 2. Jean-François Luneau, “Lucien Magne et la restauration des vitraux à la fin duxix e siècle”, News Letter, n° 48, mai 2001, p. 24-26 (Le vitrail comme un tout. Histoire, techniques, déontologie des restitutions et compléments. 4e forum international sur la conservation et la technologie du vitrail historique, Troyes-en-Champagne, 17-19 mai 2001). 3. C’est ce qu’on a tenté de faire à propos de l’un d’entre eux : Jean-François Luneau, Félix Gaudin (1851-1930), peintre-verrier et mosaïste, Clermont-Ferrand, 2006, p. 493-506. Cf. aussi, Michel Hérold, “Une restauration exemplaire : les vitraux de Conches-en- Ouche (Eure)”, News Letter, n° 48, mai 2001, p. 37-43, (Le vitrail comme un tout. Histoire, techniques, déontologie des restitutions et compléments. 4e forum international sur la conservation et la technologie du vitrail historique, Troyes-en-Champagne, 17-19 mai 2001), et Élisabeth Pillet, Le vitrail à Paris au xixe siècle. Entretenir, conserver, restaurer, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010 (Corpus vitrearum, France. Études IX), p. 91-202.

Restaurer au XIXe siècle © Presses Universitaires Blaise-Pascal, 2012 ISBN (pdf) 978-2-84516-528-1 Jean-François Luneau

saint Joseph, sainte Anne, saint Joachim, Abraham, Moïse, Élie, saint Jean-Baptiste. Le prix est demandé pour des figures en pieds, et éventuellement pour des figures en buste. De même, Mallay demande le tarif pour des fenêtres sans sujets, avec une bordure de couleur en “style du VIIe siècle”. Cette date a priori surprenante montre que Mallay se référait à l’époque légendaire de fondation de l’édifice, réputé avoir été construit par saint Avit, évêque de Clermont de 572 à sa mort vers 594. Lors d’une visite à Sèvres le 12 mars, Mallay passe la commande ferme d’une simple ver- rière comprenant un fonds de mosaïque et une bordure imprimée, vraisemblablement destinée à la baie d’axe de l’édifice. Pour le reste du devis, l’architecte préfère attendre les ordres de la fabrique. Une lettre de Mallay en date du 2 avril 1834 nous apprend que la fabrique est impé- cunieuse et que sa commande définitive se réduit donc, outre la fenêtre d’axe déjà commandée, à cinq verrières pour les fenêtres hautes chœur, devant comprendre une partie centrale ornée de guirlandes et d’oiseaux entourée d’une bordure imprimée. La fabrique exige la livraison des vitraux pour les fêtes de Notre-Dame du Port, soit le 5 mai suivant. Ce délai ne fut évidemment pas respecté, les vitraux n’arrivèrent que le 24 juillet, et encore avec quelques casses. Ils furent posés par un vitrier local, juste à temps pour les fêtes du 15 août4. Aujourd’hui, deux de ces verrières sont encore en place, à l’entrée du haut chœur. La manu- facture de Sèvres les a exécutées d’après un projet de l’ornemaniste Claude-Aimé Chenavard (1798-1838) : ce dessin, daté de 1832, est intitulé Mosaïque d’ornementation en feuillage et oiseaux. Héritier d’un fabricant de tissus et de tapisseries, l’architecte et dessinateur Chenavard est attaché à la manufacture de Sèvres depuis 1829. Il y impose le style Renaissance, après des années de néo-classicisme. Son chef-d’œuvre, exposé en 1832, est le Vase de la Renaissance, ins- 62 piré d’un vase de l’orfèvre florentin Benvenuto Celinni5. Le dessin utilisé à Notre-Dame du Port ne s’inspire pas plus du VIIe siècle que de la Renaissance : il présente un rinceau assez original peuplé de plusieurs oiseaux. Le panneau central de la verrière, comme ses bordures à rinceaux, sont exécutés avec la technique d’impression sur verre : le dessin, confié à un graveur, fait l’objet d’une gravure en taille douce sur une plaque de cuivre, laquelle permet d’abord d’en tirer des estampes afin de vérifier la qualité du dessin. Après quoi, la plaque est “encrée” avec une matière vitrifiable – la grisaille – et un papier pelure est imprimé. Ce dernier est ensuite disposé sur une pièce de verre et l’ensemble est passé au moufle : le papier brûle à la cuisson et la grisaille adhère au verre. Il ne reste plus, dans un second temps, qu’à pratiquer au pinceau sur la pièce de verre les rehauts de jaune d’argent qui seront fixés lors d’une seconde cuisson6. Le procédé, emprunté à la technique de la porcelaine, avait permis à la manufacture de Sèvres de diminuer considéra- blement le prix des séries de verrières comportant des parties ornementales répétitives7.

4. Archives de la manufacture de Sèvres, Pb 21, liasse 1, Clermont-Ferrand, Notre-Dame du Port, dossier vitraux, et Section D, § 11, 1832, n° 2, dessins de Claude-Aimé Chenavard. 5. Un exemplaire de ce vase est actuellement conservé au château de Fontainebleau (F 845 C). Cf. Un âge d’or des arts décoratifs [cat. exp.], Paris, RMN, 1991, n° 136, p. 265-267, Bernard Chevalier, Les Sèvres de Fontainebleau. Pièces entrées de 1804 à 1904, Paris, RMN, 1996, n° 58, p. 88-89, dir. Tamara Préaud, The Sèvres Porcelain Manufactory. Alexandre Brongniart and the Triumph of Art and Industry, 1800-1847 [cat. exp.], New York, BGC, Londres, New Haven, 1997, n° 79, p. 270-271, et xviiie-xixe siècles. Fastes du pouvoir. Objets d’exception [cat. exp.], Paris, 2007, n° 30, p. 62-63. 6. Francis Roussel, “Impressions sur verre”, Vitrea, n° 3, 1989, p. 28-33, et Nicole Blondel, Le vitrail. Vocabulaire typologique et technique, Paris, 1993, p. 307-313. 7. Notamment à la chapelle du château de Randan, où se trouvent deux verrières de ce type, commandées en 1830 par Madame Adé- laïde et posées en 1832. Cf Jean-François Luneau, “L’activité des peintres verriers en Auvergne, Bourbonnais et Velay au xixe siècle”, Vitraux du xixe siècle en Bourbonnais-Auvergne. Actes des journées d’étude du GRIMCO, Moulins, 20-21 septembre 1991, Moulins, APRB, 1992, p. 33-47, et Michel Hérold et François Gatouillat, avec la collaboration de Karine Boulanger et Jean-François Luneau, Les vitraux d’Auvergne et du Limousin, Rennes, 2011 (Corpus vitrearum. Recensement IX). Restaurer au XIXe siècle : le cas des vitraux de l’église Notre-Dame du Port

Même si l’unité stylistique a été exigée des verrières par l’architecte, on ne sait pas si ce critère a pu être réellement apprécié du public. La seule trace de la réception de ces vitraux nous est fournie en 1838 par le peintre verrier Émile Thibaud qui les juge ainsi : c’est pour lui un travail qui est “exécuté avec beaucoup de finesse et d’habileté, mais ne peut supporter un éloignement de plus de dix pas […] Il n’existe dans ce travail aucune entente de l’effet que doit produire un vitrail placé à vingt-cinq ou trente pas de distance, ni rien qui rappelle une idée religieuse, condition de rigueur dans un édifice de culte8”. Lorsqu’on regarde ces vitraux aujourd’hui, même par une lumière diffuse, on ne peut que donner raison à Thibaud. La dépose de quatre des six verrières posées en 1834 et leur remplacement par des nouvelles au milieu du xixe siècle est sans doute aussi un indice de la non satisfaction des fabriciens de l’église, ou en tout cas de l’évolution rapide de leur goût.

Les vitraux du déambulatoire et des chapelles rayonnantes (1836-1844)

L’église Notre-Dame du Port fait l’objet d’une importante campagne de vitrerie réalisée par Étienne Hormidas Thevenot entre 1836 et 1844. Les travaux sur les verrières du déambulatoire, des chapelles rayonnantes et des chapelles ouvrant sur le transept. Ces vitraux, dont la com- mande est très mal documentée, sont encore en place aujourd’hui. Le premier posé est celui de la baie d’axe, que Mérimée vit en 1836. La mise en place des autres verrières s’échelonne entre 1842 et 1844, dates parfois portées sur les œuvres. L’iconographie retenue est la vie du Christ, qui se déploie sur toutes les verrières, et qu’on doit lire du sud au nord (c’est-à-dire de droite 63 à gauche), cycle ponctué par les verrières du déambulatoire de L’Enfance du Christ (baie 8), de L’Arbre de Jessé (baie 0) et de La Passion (baie 7), précédé d’une verrière dédiée à La Création et la Chute (baie 16) et terminé par le vitrail consacré au Jugement dernier (baie 15). Étienne Hormidas Thevenot (1797-1862)9 est né à Montferrand et a reçu une formation classique au lycée de Clermont avant d’entrer au régiment des gardes du corps de Louis XVIII, puis de Charles X. Légitimiste, il refuse de servir Louis-Philippe et revient en Auvergne en 1830. Au mois de juillet 1835, un orage de grêle endommage les vitraux de la cathédrale de Clermont. Thevenot entreprend alors leur restauration avec son compatriote Émile Thibaud (1806-1896)10, issu d’une lignée d’imprimeurs riomois, lui aussi ancien garde de Charles X. Après 1836, les deux hommes fondent chacun un atelier de vitrail. Thevenot, comme son confrère Thibaud, participe au mouvement archéologique duxix e siècle : le premier est nommé membre correspondant de la Commission des monuments historiques en 1837, chargé d’éta- blir la “liste de 1840” des monuments à protéger pour le Puy-de-Dôme, le second est inspecteur de la Société française d’Archéologie.

8. Émile Thibaud, “De la peinture sur verre, ou notice historique sur cet art dans ses rapports avec la vitrification”, Annales scienti- fiques, littéraires et industrielles de l’Auvergne, t. VIII, 1835, p. 667-695, notamment, 1835, p. 693-694. 9. Marie-Laure Chas, Étienne Hormidas Thevenot (1797-1862), sa vie et son œuvre, maîtrise, université Blaise Pascal (Clermont- Ferrand 2), 1996, et Marie-Françoise Gibert, “Étienne Hormidas Thevenot (1797-1862), et les vitraux de Notre-Dame de Mont- ferrand”, Bulletin historique et scientifique de l’Auvergne, t. CIV, n° 758-759, juillet-décembre 2003, p. 223-269. 10. Valérie Delorme, “L’atelier clermontois d’Émile Thibaud”, Vitraux du xixe siècle en Bourbonnais-Auvergne. Actes des Journées d’étude du GRIMCO, Moulins, 20-21 septembre 1991, Moulins, APRB, 1992, p. 49-57, et Anne-Marie Oriol, Émile Thibaud et successeurs. Manufacture de vitraux à Clermont-Ferrand (1835-1938). Modèles du passé au service de la modernité et de l’idéal chrétien, DEA, université de Poitiers, 2 vol., 1997. Jean-François Luneau

Dans le chœur de Notre-Dame du Port, Thevenot veut réaliser des vitraux en harmonie avec le style du bâtiment, guidé par ses connaissances archéologiques. En 1837, il a publié un Essai historique sur le vitrail. Pour lui, “art roman” de veut rien dire (en tout cas pas pour le vitrail). Il connaît seulement la première époque, “l’âge byzantin”, qui court du milieu du xiie siècle au début du xive siècle, et qui précède la deuxième époque, dénommée “l’âge ogival de l’art11”. Les connaissances de son collègue Émile Thibaud sont assez proches des siennes : dans un texte publié en 1838, où il affirme reprendre la classification du Cours d’Antiquité monumentale d’Arcisse de Caumont, Thibaud distingue une première période qui va de 1140 à 127012. Pour lui, “la peinture sur verre surgit et se développe presque subitement au milieu de la révolution architectonique qui s’opérait au xiie siècle pour les monuments religieux. L’ogive ou arc en tiers-point commençait à prendre la place du plein cintre”. À cette période, seuls les ornements sont qualifiés de “roman-tertiaire ou de transition”, alors que “l’architecture nouvelle est encore empreinte du caractère roman ou byzantin13”. Les Notes d’un voyage en Auvergne de Prosper Mérimée utilisent aussi le terme de byzantin : il commente “toutes les églises byzantines d’Auvergne14” et cite également la “période byzantine15”. L’examen des verrières de Thevenot permet de déceler ses sources d’inspiration, et, en gar- dant à l’esprit cette périodisation stylistique typique de l’histoire de l’art telle qu’on la pratiquait autour de 1830, il apparaît clairement que sa démarche est archéologique : les références qui le guident datent justement de “l’âge byzantin” (milieu xiie siècle-début du xive siècle), période à laquelle appartient l’église Notre-Dame du Port. Il utilise donc, pour accorder le style des verrières à celui de l’église, des modèles datant du xiiie siècle, tantôt reprenant aux verrières médiévales leurs structures, tantôt copiant des médaillons anciens. 64 Ainsi, plusieurs verrières reprennent des compositions mises en œuvre dans les vitraux de la cathédrale de Bourges : La Création et la Chute (baie 16), dont l’organisation des comparti- ments est identique à celle du vitrail de L’Enfant prodigue, La Passion (baie 7), à la construction similaire à celle du vitrail de Saint Thomas, et Le Jugement dernier (baie 15), organisé comme la verrière du même sujet de la cathédrale berrichonne. Quant à L’Arbre de Jessé (baie 0), sa com- position imite celle du célèbre vitrail de l’abbatiale de Saint-Denis. D’autre part, plusieurs scènes insérées par Thevenot dans ses vitraux sont des copies plus ou moins fidèles de médaillons observés dans les verrières médiévales : une scène de L’Enfance du Christ, La Chute des idoles (baie 8), dont le modèle provient d’un vitrail du xiiie siècle de la cathédrale de Clermont, deux scènes de La Passion (baie 7), La Descente de Croix et Les Saintes Femmes au tombeau, copiées sur ceux de la verrière de La Passion de la cathédrale de Chartres, et trois médaillons du Jugement dernier (baie 15) – Les élus dans le sein d’Abraham, Les damnés conduits en enfer par un diable, Les élus guidés vers le paradis par un ange – empruntés au Jugement dernier de Bourges.

11. Étienne Hormidas Thevenot, “Essai historique sur le vitrail, ou observations historiques et critiques sur l’art de la peinture sur verre, considéré dans ses rapports avec la décoration des monuments religieux, depuis sa naissance au xiie siècle jusqu’au xixe inclusivement”, Annales Scientifiques, Littéraires et Industrielles de l’Auvergne, t. X, 1837, p. 385-464, notamment p. 397 et p. 405. 12. Émile Thibaud, Notions historiques sur les vitraux anciens et modernes et sur l’art de la peinture vitrifiée, Clermont-Ferrand, 1838, p. 21-22. 13. Idem. La première citation se trouve p. 23, la deuxième p. 22 et la troisième p. 24. Dans son livre de 1842, Thibaud reprend les mêmes phrases : Émile Thibaud, Considérations historiques et critiques sur les vitraux anciens et modernes et sur la peinture sur verre, Clermont-Ferrand, 1842, p. 37, p. 36 et p. 38. 14. Prosper Mérimée, Notes d’un voyage en Auvergne, Paris, 1989 (1ère éd., 1838), p. 144. 15. Idem, p. 149. Restaurer au XIXe siècle : le cas des vitraux de l’église Notre-Dame du Port

Ces vitraux de Thevenot sont encore en place aujourd’hui. Nous avons peu d’indice de leur réception, à l’exception notable de la réaction de Prosper Mérimée qui put observer la verrière d’axe lorsqu’il s’arrêta à Clermont-Ferrand au mois de juillet 1836. Il écrit : J’ai vu avec beaucoup d’intérêt, dans l’église du Port, des vitraux modernes exécutés par M. Thevenot, de Clermont. Ce n’est encore qu’un premier essai ; mais il montre que son auteur est dans la bonne voie, et il n’a plus qu’à persévérer. Une verrière de sa composi- tion, placée à l’Orient du chœur, a peut-être le défaut d’offrir de trop larges surfaces de la même couleur ; mais la bordure, d’un bon style et parfaitement exécutée, se fait remar- quer par une très heureuse harmonie. Depuis plusieurs années, M. Thevenot se livre, avec un zèle admirable, à des expériences fatigantes et coûteuses, mais qui chaque jour le font approcher davantage du but qu’il se propose. Obligé de tout faire lui-même, dessins, peintures, préparation des couleurs et cuisson même du verre, il est parvenu, à force de patience et de soins, à des résultats véri- tablement extraordinaires. Il ne lui manque plus aujourd’hui qu’une occasion d’appli- quer en grand les procédés que ses longues études lui ont appris ; et si cette occasion se présentait. Monsieur le Ministre, s’il s’agissait de grands travaux de peinture sur verre, je ne pense pas que la direction pût être confiée à un artiste plus zélé ou plus habile16.

C’est encore à l’atelier d’Étienne Thevenot que la pose des grisailles de la nef est confiée, à une date incertaine. Enfin, le même peintre verrier réalise en 1852 la verrière d’axe du haut chœur, représentant Notre-Dame du Port, qui remplace ainsi un vitrail réalisé par la manufac- ture de Sèvres en 1834. Son successeur, Antoine Champrobert, supprime à son tour deux de ces verrières en 1862, auxquelles il substitue Sainte Anne et Saint Joachin qui viennent encadrer la figure de la Vierge.

65 Les vitraux de la nef (1885-1899)

La statue de Notre-Dame du Port est couronnée le 20 juin 1875 et l’église est érigée en basilique mineure le 15 mai 188117 : dans un édifice ainsi honoré, la réalisation d’un décor plus somptueux que les grisailles de Thevenot s’impose alors pour la nef. Le chantier est confié au clermontois peintre verrier Félix Gaudin (1851-1930)18, repreneur en 1879 de l’atelier fondé en 1835 par Émile Thibaud, successivement dirigé par Charles des Granges puis par Louis de Carbonnel. L’iconographie des huit vitraux prévus est consacrée aux annales de l’église Notre- Dame du Port et de la statue vénérée à la crypte. Le cycle des verrières de la nef se déroule de l’est vers l’ouest dans le bas-côté nord, et en sens inverse dans le bas-côté sud. Les verrières présentent successivement La Fondation de Notre-Dame du Port (baie 23), Notre-Dame du Port pendant les invasions normandes (baie 25), Notre-Dame de Clermont et Robert le Pieux (baie 27), Notre-Dame du Port et la première croisade (baie 29), Les Visites des papes à Notre-Dame du Port (baie 31), Les Bienfaits des papes pour Notre-Dame du Port (actuelle baie 30, anciennement baie 24), et L’Institution de la procession de Notre-Dame du Port (baie 28).

16. Idem, p. 145. 17. Pierre Balme et Régis Crègut, Notre-Dame du Port. Le pèlerinage. L’église, Clermont-Ferrand, 1966, p. 29. 18. Jean-François Luneau, Félix Gaudin (1851-1930), peintre-verrier et mosaïste, Clermont-Ferrand, 2006, 621 p., catalogue et annexes sur Cd-Rom. Sur le chantier de Notre-Dame du Port, voir catalogue p. 305-313 ; “Le vitrail néoroman en Auvergne”, Le vitrail roman et les arts de la couleur : nouvelles approches sur le vitrail du xiie siècle, Revue d’Auvergne, n° 570, 2004, p. 183 à 198. Jean-François Luneau

Cet ensemble de vitraux est sans doute commandé dès 1885 et deux premières verrières sont présentées à l’exposition régionale des Beaux-Arts de Clermont-Ferrand en 188619. Le catalogue signale que leur cartonnier est Louis Steinheil, et que ces vitraux sont exécutés d’après “les ver- rières du xiie siècle de la cathédrale de Châlons-sur-Marne”. Louis Steinheil (1814-1885) est un peintre parisien qui s’est peu à peu consacré au dessin de cartons de vitraux dans les styles médiévaux. Il travaille à plusieurs reprises sous la direction de Viollet-le-Duc et acquiert rapi- dement une réputation justifiée dans le milieu des peintres verriers. En 1885, les vitraux du xiie siècle de la cathédrale de Châlons-en-Champagne viennent d’être découverts20. Déposés au cours de la restauration entreprise en 1882 par Louis Steinheil et le peintre verrier parisien Charles Leprévost, ils sont présentés au public à Paris en 1884 lors de l’exposition de l’Union centrale des Arts décoratifs consacrée au verre21. Ils sont aujourd’hui présentés au trésor de la cathédrale de Châlons-en-Champagne. Les vitraux de Notre-Dame du Port empruntent deux éléments formels à ceux de Châlons : le couleur blanche du fond des médaillons, et la structure concentrique qui ordonne la coupe des verres dans les parties non figurées des médaillons. Le travail confié à Gaudin débute vers 1885 et l’exécution de sept vitraux se déroule sans heurt en 1886 et 1887. Gaudin pose aussi la verrière d’axe dans le haut chœur, remplaçant ainsi celle de Thevenot datant de 1862 (aujourd’hui conservée au Musée d’art Roger Quillot, avec un panneau des grisailles de la nef). La nouvelle figure, dont le projet est dessiné par un autre car- tonnier spécialisé dans les styles médiévaux, Émile Delalande, représente comme la précédente la statue vénérée dans l’église, désormais dotée de sa couronne. Réalisé sans le concours financier de l’État, le chantier échappe complètement au service des Monuments historiques. Lorsque celui-ci intervient en décembre 1887 en envoyant sur place l’architecte Petitgrand22, c’est pour 66 empêcher l’exécution de la dernière des huit verrières prévues : les événements racontés sont alors jugés “trop récents” par “les délégués du ministère des Beaux-Arts, et l’exécution du vitrail a été différée afin de ne point éveiller de trop vives susceptibilités artistiques23”. Malgré la subtilité de la référence archéologique, les vitraux furent très vite jugés trop clairs. Ainsi, en 1894, l’abbé Monteilhet, vicaire à Notre-Dame du Port, compare les vitraux de Gau- din à ceux de Thevenot à l’avantage des seconds : On voulait le plus de lumière possible. Déplorable condition pour l’artiste ! Les vitraux, dont on a considérablement adouci les teintes, ont peu de cachet et l’obscurité règne encore dans la nef. Quelle distance entre le travail de 1842 et celui de 1880 ! Dans les derniers vitraux, il n’y a point de variété : les mêmes bordures reviennent alternative- ment, tous les médaillons ont une couronne identique. Au lieu de mosaïque entre les médaillons, on a invariablement le même verre dépoli bien froid et bien monotone. Pour les sujets, point de fonds sur lesquels se détachent nettement les personnages. Suivant les heures de la journée, en particulier pour les vitraux placés dans la nef méridionale, on en est même à se demander vainement ce que représentent les médaillons. Au milieu des flots de lumière dont ils sont tamisés, les vitraux ne conservent plus de tons pleins et

19. G. Mont-Louis, Catalogue des peintures, dessins, aquarelles, pastels, sculptures, moulages, etc., Clermont-Ferrand, 1886, n° 509, p. 39, et Albert Maire, “Une visite à l’exposition des Beaux-Arts de Clermont”, Revue d’Auvergne, t. III, 1886, p. 257-276, notam- ment p. 276. 20. Louis Grodecki, “La restauration des vitraux du xiie siècle provenant de la cathédrale de Châlons-sur-Marne”, Mémoire de la Société d’agriculture, commerce, sciences et arts du département de la Marne, t. XXVIII, 1954, p. 323-352, repris dans Louis Grodecki, Le Moyen Âge retrouvé, Paris, Flammarion, t. I, p. 290-324. Cf. aussi Les vitraux de Champagne-Ardenne, Corpus vitrearum, Recen- sement des vitraux anciens de la France, vol. IV, Paris, CNRS et Inventaire général, 1992, p. 330-342, 340-342. 21. Lucien Magne, Huitième exposition de l’Union centrale des Arts décoratifs, section des Monuments historiques. Vitraux anciens. Catalogue, Paris, U.C.A.D., 1884, p. 6-7, n° 1-18. 22. Médiathèque du patrimoine, 81/63/153/1. 23. Eugène Monteilhet, Guide illustré du touriste et du pèlerin à Notre-Dame du Port, Clermont-Ferrand, 1894, p. 74. Restaurer au XIXe siècle : le cas des vitraux de l’église Notre-Dame du Port

francs. Les rayons lumineux se précipitent à travers les parties blanches ou trop dégra- dées, neutralisent complètement le ton local de l’objet et font disparaître le sujet repré- senté. Il ne reste plus qu’une lumière diffuse qui efface les demi-teintes et ne respecte que les linéaments opaques des plombs ou des traits24.

En 1932, Henri du Ranquet écrit encore que Gaudin “était alors à ses débuts. Son œuvre manque de tonalité ; mais est-ce sa faute ? Pour avoir plus de lumière on lui imposait un coloris éteint25”. En 1899, lorsque le programme initial des verrières de la nef est enfin complété par la dernière verrière consacrée à Notre-Dame du Port au xviiie siècle (actuelle baie 24, anciennement baie 30). Le peintre verrier clermontois Lucien Lachaize reprend la structure des verrières de Gaudin quant à la forme des médaillons et des fermaillets, mais, tenant compte des critiques, il donne à ce vitrail une coloration plus soutenue. En outre, il abandonne aussi les références archéologiques en disposant des fonds à mosaïques en lieu et place des fonds incolores concentriques et en modifiant le dessin de la bordure des deux types d’ornements utilisés par son prédécesseur.

Restaurations et compléments du xxe siècle

Dans le cadre d’une table ronde consacrée à la restauration au xixe siècle, l’histoire des vitraux de Notre-Dame du Port pourrait s’arrêter ici. Pourtant, les vicissitudes que ces vitraux connurent au xxe siècle sont riches d’enseignements : elles montrent que l’administration des

Monuments historiques abandonna la recherche de l’unité archéologique entre monuments et 67 verrières engagée par le service et les peintres verriers au siècle précédent, mais poursuivit cepen- dant l’idéal d’un accord stylistique non plus fondé sur les connaissances en histoire de l’art, mais tout simplement sur le goût. Si l’explosion de l’arsenal des Gravanches en 1916 abîme quelques vitraux, vite réparés en 1920, c’est une forte déflagration qui détériore les baies méridionales de l’édifice en 1944. Les verrières endommagées sont alors déposées, mises en caisse et remplacées provisoirement par du verre blanc. En 1948, un premier devis de restauration dressé par l’architecte des Monuments historiques, s’élevant à près de 400 000 francs, n’est pas suivi d’effet. Un deuxième devis est proposé par l’architecte en chef Donzet en 1956 : l’administration est alors pressée par le clergé et les autorités municipales de Clermont-Ferrand. Dans le rapport qui accompagne le devis, Donzet écrit : “la vitrerie de Notre-Dame du Port est fort peu intéressante ; elle est assez dispa- rate et dans sa coloration et dans son principe décoratif. On y trouve juxtaposées des imitations de grisailles cisterciennes, de décor xiiie, des vitraux à petites scènes d’une coloration fade et des réductions de vitraux à grands personnages à couleurs criardes. […] Devant la mauvaise qualité de ce décor il avait été envisagé de le remplacer. Malheureusement cela entraînerait des dépenses considérables qui dépassaient de beaucoup la simple réparation des dommages”. Pour utiliser au mieux les dommages de guerre, Donzet propose de regrouper les quelques panneaux du xixe siècle encore en état “de façon à libérer des baies entières, choisies parmi celles qui se trouvent en évidence, où seraient établis des panneaux neufs”. Ce devis fait l’objet d’un rapport au ministre

24. Idem, p. 43. 25. Emmanuel et Henri du Ranquet, L’église Notre-Dame du Port de Clermont-Ferrand, Clermont-Ferrand, 1932 (Mémoires de l’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Clermont-Ferrand, 2e série, fascicule XX), p. 122. Jean-François Luneau

de l’Éducation nationale, dont dépend la direction de l’Architecture, rapport établi par l’archi- tecte en chef des Monuments historiques, Jean-Pierre Paquet. Il débute ainsi : “l’église Notre- Dame du Port considérée comme l’un des plus beaux édifice de l’école romane auvergnate est mal- heureusement défigurée par des très mauvais vitraux de couleur duxix e siècle. Ces verrières ont été endommagées au cours de la guerre, mais, malgré les frais extrêmement importants qu’entraî- nerait leur remplacement total, on peut regretter qu’ils n’aient pas été complètement détruits. En effet, des vitraux plus simples et de meilleur goût et surtout plus en harmonie avec l’architecture replacerait l’édifice à l’une des toutes premières places qu’il doit occuper dans l’architecture française, mais que la plupart des personnes insuffisamment averties lui discuteraient actuellement, tant est pénible l’effet des vitraux. […] Nous n’aurions pas manqué de proposer avec une insistance particulière le remplacement des verrières du xixe siècle par des vitraux plus simples et mieux adaptés, si nous avions été certains de trouver sur place non seulement un appui financier, mais surtout la compréhension sans laquelle on ne peut entreprendre un tel projet”. Et Paquet conclut en proposant au ministre d’autoriser le devis de Donzet26. Malgré ce devis et ce rapport, les vitraux déposés restent encore en caisse jusqu’en 1959. Cette année-là, le projet de Donzet, accompagné de maquettes de vitraux neufs, est soumis à la Commission des Monuments historiques qui émet un avis défavorable. Jacques Dupont, inspecteur général des Monuments historiques, libelle ainsi son rapport : “la vitrerie de Notre- Dame du Port est entièrement du xixe siècle, mais certaines verrières, notamment celles de la nef, ne sont pas sans mérite et peuvent à certains égards être considérées plutôt comme des interprétations que comme des pastiches. Toute l’église étant homogène, il ne paraît pas souhaitable d’y intro- duire des éléments étrangers sous prétexte de restaurations, mais bien davantage est-il préférable 68 de garder le module et la coloration des vitraux existants, comme cela se ferait pour des vitraux anciens27”. La Commission souhaite donc que le peintre-verrier revoie ses projets dans cet esprit pour les verrières de la nef. À la suite de ce rapport, les travaux sont enfin engagés et les vitraux sont reposés au début des années 1960. La baie 32, qui n’avait jamais reçu de vitraux au xixe siècle, est alors vitrée de neuf. Cette verrière présente deux médaillons circulaires superposés dont les scènes demeurent énigmatiques. Les fermaillets s’inspirent d’assez loin de ceux des vitraux de Gaudin qui l’environne, et, si les médaillons sont d’une coloration blanche qui se marie bien avec l’ensemble des vitraux du xixe siècle, la mosaïque de fond ne reprend pas leur structure concentrique.

Épilogue : toute restauration veut apparaître légitime

Les trois campagnes de pose de vitraux de Notre-Dame du Port au xixe siècle, ainsi que leurs restaurations au siècle suivant constituent donc un magnifique cas d’école. Elles montrent que, dans le cas d’un édifice réputé, consacré par l’histoire de l’art, tous les aménagements doivent être légitimés en s’abritant derrière des justifications plus ou moins conscientes : à l’alibi archéologique du xixe siècle succède celui de l’harmonie stylistique au xxe siècle. Forts de leurs certitudes, mais au gré des modes de restauration, architectes et restaurateurs n’hésitent pas à supprimer des aménagements antérieurs récents, supprimant ainsi des témoins importants de l’histoire de l’édifice.

26. Médiathèque du patrimoine, 81/63/153/2. C’est nous qui soulignons. 27. Ibid. C’est nous qui soulignons. 7

L’étude du chantier de restauration. Le cas de la Bourgogne et de Viollet-le-Duc

Arnaud Timbert

es recherches engagées jusqu’à ce jour sur les travaux des architectes des Monuments historiques ont été principalement menées par des historiens de l’art du Moyen Âge soucieux d’effectuer la critique d’authenticité inhérente à la monographie d’architecture, commeL le rappelle le récent article de Meredith Cohen sur la Sainte-Chapelle1. Ces études se fondent sur les archives de la Commission des Monuments historiques ainsi que sur les séries F19 – archives de la direction (ou ministère) des Cultes au cours de la période concordataire2 – et les sous-séries F13 (Bâtiments Civils) et F21 (Beaux-Arts)3. Les médiévistes font cependant une exploitation limitée de cette documentation. Pour eux, la démarche consiste à extraire des infor- mations ponctuelles sur les modifications apportées aux édifices et non la somme de données nécessaires à la rédaction d’une histoire détaillée des restaurations. L’histoire de l’art contemporain appelle le même constat. Là, l’intérêt pour le chantier de construction dans son détail technique est réduit. Les chercheurs se contentent d’investir les monuments par le biais des formes, des théories et des doctrines4 tandis que, pour l’architecture néogothique notamment, l’étude du financement est le plus souvent abordée par le biais du rapport Duban et n’intervient que pour déterminer le prix global de la construction au m2 5. Quant au chantier de restauration, il est abordé – à travers des monuments ou des hommes6 – avec une grande timidité.

1. Meredith Cohen, “La Sainte-Chapelle du Moyen Âge à la lumière des archives de la restauration : problèmes et solutions”, La Sainte-Chapelle de Paris, royaume de France ou Jérusalem céleste, Paris, 2001, dir. Ch. Hediger, CESCN, Turnhout, Brepols, 2007, p. 211-229. 2. Jean-Michel Leniaud, L’administration des cultes pendant la période concordataire, Paris, 1988. 3. Jeannine Charon-Bordas, Les sources de l’histoire de l’architecture religieuse aux Archives Nationales. De la Révolution à la Sépa- ration 1789-1905, Paris, Archives Nationales, 1994, p. 52-53. En complément, les séries T (Beaux-Arts) et V (Culte) des Archives départementales sont également consultées. 4. Bibliographie critique de F. Loyer, Histoire de l’architecture française de la Révolution à nos jours, Paris, 1999. Pour complément : Robin Middleton et David Watkin, Architecture du xixe siècle, Paris, 1980, 1993. 5. Bruno Foucart, Françoise Hamon, L’architecture religieuse au xixe siècle, Paris, 2006. 6. Jean-Michel Leniaud, Françoise Perrot, La Sainte-Chapelle, Paris, 1991. Jean-Michel Leniaud, Jean-Baptiste Lassus (1807- 1857), ou Le temps retrouvé des cathédrales, Paris, 1980.

Restaurer au XIXe siècle © Presses Universitaires Blaise-Pascal, 2012 ISBN (pdf) 978-2-84516-528-1 Arnaud Timbert

Les archives et les édifices restaurés auxix e siècle ne sont donc pas étudiés dans la perspective d’une histoire du chantier ; savoir d’une histoire qui investirait celle des hommes à travers les matériaux de leur spécialisation : la pierre, le bois, le métal… et s’attacherait à toute la chaîne opératoire par laquelle passe la matière avant de devenir objet puis monument. Cette démarche suppose d’aborder le matériau – la pierre par exemple – depuis l’extraction (identification des carrières et des types géologiques employés), de s’interroger sur le mode de transport qui peut conditionner une importation géologique (voie fluviale ou terrestre), sur le façonnage, (module, traces d’outils, marques lapidaires, marques de poses, embrèvement) et sur la mise en œuvre (liant, outils de levage, calage, emploi du type géologique selon sa destination). Cette étude cir- constanciée du matériau empruntée à l’archéologie du bâti7, conduit à celle des entrepreneurs, carriers, transporteurs, tailleurs de pierre, manœuvres et appareilleurs. Outre une définition précise du rôle de chacun dans le chantier et de l’influence des clivages – maçonnique notam- ment – comme des hiérarchies intrinsèques à chaque métier et responsabilité, la prise en compte des hommes du chantier permet de s’interroger sur les critères qui présidèrent aux choix des matériaux, des outils de façonnage et des techniques arrêtées pour la mise en œuvre. L’étude du chantier relève également de l’histoire économique, depuis le montage financier global jusqu’au détail du coût des postes, des matériaux et des hommes dans leur diversité (artisans, entrepre- neur, architecte, inspecteur des travaux). Enfin, l’histoire du chantier de restauration ne doit pas minorer l’examen de la condition ouvrière, notamment le questionnement sur le logement d’une main d’œuvre délocalisée sur les grands chantiers8. Elle doit faire une place de choix aux revendications salariales et aux rapports conflictuels parfois entretenus avec l’architecte et pou- vant engendrer des sabotages ou des grèves. Enfin, le chantier de restauration n’est pas épargné par des questions fondamentales comme les méthodes d’indemnisations des ouvriers acciden- 70 tées, la sécurité, la lutte contre l’alcoolisme, etc. Pour mener à bien une histoire des chantiers de restauration répondant à l’ensemble de ces questions, au-delà des biographies d’architectes et des études monographiques, il convient d’observer méthodologiquement matériaux et techniques, mais encore, de faire l’édition cri- tique des textes (correspondances, rapports, carnets de chantiers) inhérents aux entreprises de restauration.

Orientation des recherches

L’histoire de la restauration, comme celle des monuments historiques, est aujourd’hui bien connue9. La réhabilitation du passé à travers la sauvegarde du monument résulte d’une histoire rationnellement investie par le xixe siècle à la faveur d’un nationalisme en progrès et d’une pen- sée historique critique. Or, comme l’a écrit Paul Philippot, une telle histoire, appuyée sur les écrits théoriques, “[…] pourrait probablement offrir l’image d’une évolution sinon linéaire, du moins relativement rationnelle, d’une progression, à travers le jeu dialectique des oppositions

7. Nicolas Reveyron, Chantiers Lyonnais du Moyen Âge, Documents d’archéologie en Rhône-Alpes et en Auvergne, n° 28, 2005. 8. Voir les exemples de Clermont-Ferrand et de Pierrefonds. 9. Jukka Jokilehto, A History of Architectural conservation. The Contribution of English, French, German and Italian Thougt towards an International Approach to the Conservation of cultural Property, 3 vols, D. phil. Thesis, York University, The Institute for Advanced Architectural Studies, September 1986. Carlo Ceschi, Storia e teoria del restauro, Rome, 1970. Roland Recht, “Hommage à P. Mérimée. L’invention du Monument historique”, Comptes rendus des séances, Académie des Inscriptions et Belles Lettres, 147e année, n° 4, 2003, p. 1573-1585. L’étude du chantier de restauration. Le cas de la Bourgogne et de Viollet-le-Duc successives de solutions, vers une rigueur croissante, tant sur le plan critique que sur le plan technique10”. Mais l’histoire de la restauration n’est pas celle du chantier de restauration. Aussi une étendue de l’enquête à la réalité du chantier et à la multiplicité de ses facettes dévoile une trame complexe, tissée d’hésitations techniques, de contraintes matérielles et économiques, de ruptures et de tensions entre la pratique et le théorique invitant à nuancer l’apparente fluidité des évènements. Pour approfondir la connaissance des chantiers de restaurations du xixe siècle, une première approche a été engagée sur les travaux effectués par E.-E. Viollet-le-Duc. La pensée du théoricien- restaurateur est complexe et peut paraître parfois contradictoire11, mais qu’en est-il du praticien- restaurateur ? Cette question s’est posée lors du IIe colloque international de Pierrefonds, tenu les 24 et 25 septembre 201012. La rencontre reposait en partie sur un programme de recherche destiné à investir les monu- ments restaurés ou construits par Viollet-le-Duc selon la méthode et la problématique énon- cées, en étudiant matériaux et techniques de construction13. Divers mémoires ont été préparés jusqu’en 200914 sous la tutelle des ingénieurs du Laboratoire de recherche des Monuments historiques. Une première synthèse a ensuite été publiée sur les chantiers de Viollet-le-Duc en Bourgogne15. La perspective était de comprendre la démarche sélective (archéologiques, écono- miques, architectoniques, esthétiques, voire historicistes) de Viollet-le-Duc pour le choix des matériaux et des techniques. Ainsi, à travers des monuments aussi divers que les cathédrales de Clermont-Ferrand, de Paris et d’Amiens, le château de Pierrefonds ou encore les basiliques de Saint-Denis et de Véze- lay, il s’agissait d’investir la réalité matérielle du chantier viollet-le-ducien en se concentrant sur 71 les démarches engagées pour l’achat de la pierre ; d’appréhender les raisons qui contribuèrent au choix des carrières ; d’évaluer les critères qui présidèrent au choix des essences de bois : bois dont on parle peu, pour le xixe siècle industriel, mais qui reste très présent sur le chantier de restauration pour les cintres, les échafaudages, les outils de levages et les calages. Il convenait par ailleurs de mesurer la place et le rôle du métal dans la restauration (boulon, liaisonnage au

10. Paul Philippot, “Histoire et actualité de la restauration”, Geschichte der Restaurierung in europa – Histoire de la restauration en Europe, Akten des internationalen Kongress “Restauriergeschichte”, 1989, Wernersche Verlagsgesellschaft, 1991, p. 7. 11. François Enaud, “Les principes de restauration des Monuments en France de Viollet-le-Duc à la charte de Venise”, Geschichte der Restaurierung in europa – Histoire de la restauration en Europe, Akten des internationalen Kongress “Restauriergeschichte”, 1989, Wernersche Verlagsgesellschaft, Worms, 1991, p. 51-52. 12. Colloque organisé par le Centre des Monuments nationaux. 13. Arnaud Timbert, Martine Aubry, La recherche en Histoire de l’art médiéval à l’Université Charles-de-Gaulle Lille 3, Cahiers de l’Irhis, n° 3, 2007, p. 33. 14. Sous la direction d’Isabelle Pallot-Frosard et Arnaud Timbert : Antoine Quesnoit, L’église Sainte-Marie-Madeleine à Vézelay : identification et recherche de l’origine des pierres de taille employées lors de la restauration de l’édifice entre 1840 et 1859, master 1, 2 vol. 2006 ; Christine Bongart, La pierre dans le chantier de reconstruction du château de Pierrefonds, master 1, 2 vol., 2008 ; Marie- Clémentine Bonnin, La pierre dans le chantier de restauration de l’abbatiale de Saint-Denis, master 1, 2 vol., 2008 ; Nicolas Burette, Les matériaux dans le chantier de construction de la sacristie de la cathédrale de Paris, master 1, 2 vol., 2008 ; Marie Derouette, La pierre dans le chantier de restauration de la cathédrale Notre-Dame d’Amiens, master 1, 2 vol., 2008 ; Pauline Leonet, La pierre dans le chantier de construction de l’église Saint-Denis de l’Estrée, master 1, 2 vol., 2008 ; Nicolas Navarro, Les matériaux dans le chantier d’achèvement de la cathédrale de Clermont, master 1, 2 vol., 2008 ; Cathie Paumier, La polychromie à Pierrefonds : interprétation maté- rielle et analyse formelle, master 1, 2 vol., 2008 ; Florie Alard, Fer, fonte et plomb chez E.-E. Viollet-le-Duc : l’exemple de Pierrefonds, master 1, 2 vol., 2008 ; Aline Descamps, La couleur de l’architecture chez E.-E. Viollet-le-Duc : la faïence, la tuile vernissée et le vitrail, master 1, 2 vol., 2008 ; Cyrielle Durox, Le décor polychrome des chapelles de la cathédrale Notre-Dame d’Amiens : œuvre d’E.-E. Viollet- le-Duc, master 1, 2 vol., 2008. 15. Arnaud Timbert, “Reconstruire Vézelay et restaurer la Bourgogne : le choix des matériaux chez E.-E. Viollet-le-Duc”, Actes du colloque Grands chantiers et Matériaux, 18 juin 2008, Livraisons de l’Histoire de l’Architecture, dir. B. Baudez, p. 87-108. Arnaud Timbert et Francesca Lupo, “L’église Saint-Martin d’Aillant-sur-Tholon : œuvre d’Eugène Viollet-le-Duc”, Naissances, transforma- tions et pérennité : l’architecture gothique à Auxerre et dans sa région du xiie au xixe siècle, Actes de la Journée d’Études d’Auxerre, 17 mai 2008, SFAY-IRHiS, dir. Arnaud Timbert, 2012, p. 99-109. Arnaud Timbert

plomb…) autant que l’apport des nouveaux matériaux comme le zinc et le goudron et, plus largement, des nouvelles méthodes telles que la silicatisation16. Ce programme de recherche et ce colloque nous ont instruits sur l’absence évidente d’homo- généité dans les restaurations viollet-le-duciennes. L’architecte des premiers temps, restaurateurs consciencieux et prudent, disparaît progressivement derrière le praticien fort de ses théories et de son énergie créatrice. Les étapes qui mènent de Vézelay à Saint-Denis parlent d’elles- mêmes17. Soulignons par ailleurs que la tension entre le théoricien et le praticien résulte souvent des contraintes du chantier, qu’ils s’agissent des sujétions matérielles (matériaux à disposition), humaines (main d’œuvre qualifiée), économiques (coût des hommes et des matériaux) ou, plus largement, de la subordination au monument. Ainsi, les réponses contextuelles sont-elles prag- matiques et immédiates, souvent bien éloignées de l’idéal inhérent à toute pensée théorique. Il convient aujourd’hui d’aller plus loin dans la démarche et d’engager une recherche qui ne se limiterait pas à la seule thématique des matériaux et des techniques mais embrasserait la totalité du chantier viollet-le-ducien en se fondant sur une publication exhaustive des sources. L’étude des textes passe par leur mise à disposition. La démarche n’est pas nouvelle. Depuis la publication de la correspondance générale de P. Mérimée par Maurice Parturier18 d’autres entreprises du même ordre sont venues offrir des outils essentiels à l’histoire des chantiers de restauration des Monuments historiques. Parmi ces publications, il convient de citer, pour la correspondance, celle échangée entre Viollet-le-Duc et Mérimée, puis entre ce dernier et Vitet19 ; celle de Duban et Morandière20, ou encore celle de Viollet-le-Duc et Comynet21. Il convient d’ajouter les documents techniques qui ont également fait l’objet d’un investissement 72 de premier ordre comme en témoignent la publication des Procès verbaux de la Commission des Monuments historiques22 et de l’Académie des beaux-arts23 ainsi que l’édition des archives afférant aux édifices diocésains24 et au Conseil des bâtiments civils25. Cette édition des sources, le plus souvent administratives et officielles, doit être poursuivie en s’élargissant aux textes techniques et confidentiels. Une publication de la correspondance de Viollet-le-Duc en rapport avec son activité de praticien viendrait ainsi compléter celles de sa correspondance générale, qu’il s’agisse des lettres d’Italie26 ou de celles récemment léguées par la famille Viollet-le-Duc à la Médiathèque de l’ar-

16. À ce sujet, voir dans la présente publication l’étude de Stéphanie Daussy. 17. Kevin D. Murphy, Memory and Modernity. Viollet-le-Duc at Vézelay, Pennsylvania, 2000. Jean-Michel Leniaud, Saint-Denis de 1760 à nos jours, Paris, 1996. 18. Maurice Parturier, Prosper Mérimée, correspondance générale, Paris, 1941-1964. 19. Françoise Bercé, La correspondance Mérimée – Viollet-le-Duc, Paris, CTHS, 2001 ; Lettres de Mérimée à Ludovic Vitet, Paris, 1998. 20. Françoise Boudon, La première restauration du château de Blois. Lettres de Félix Duban à Jules de La Morandière (1843-1870), Société de l’histoire de l’art français, Archives de l’Art français, nouvelle période, t. XXXIX, 2009. 21. Arnaud Timbert, Viollet-le-Duc : Le chantier de restauration de La Madeleine de Vézelay. Correspondance (1840-1841), préf. F. Bercé, Auxerre, 2005. 22. Françoise Bercé, Les premiers travaux de la commission des Monuments historiques. 1837-1848. Procès-verbaux et relevés d’archi- tectes, Paris, 1979. 23. Voir la publication des Procès-verbaux de l’Académie des beaux-arts, dir. Jean-Michel Leniaud, Paris, École des chartes depuis 2001. 24. Jean-Michel Leniaud, Les cathédrales du xixe siècle : étude du service des édifices diocésains, Paris, Caisse nationale des Monuments historiques et des sites, 1993. 25. Base CONBAVIL, INHA, Procès-verbaux des séances du Conseil des bâtiments civils, 1795-1840. 26. Geneviève Viollet-le-Duc, E. Viollet-le-Duc, Lettres d’Italie adressées à sa famille 1836-1837, Paris, 1971. L’étude du chantier de restauration. Le cas de la Bourgogne et de Viollet-le-Duc chitecture et du Patrimoine27. Les dossiers de la Commission des Monuments historiques pour la seule Bourgogne – hors Vézelay – ne détiennent pas moins de 34 lettres paraphées par Viol- let-le-Duc. Ces lettres sont adressées au préfet, au ministre, aux membres de la Commission des Monuments historiques ou à son président – L. Vitet et P. Mérimée28. La collecte doit s’étendre aux correspondances échangées avec les inspecteurs et les entrepreneurs. Les lettres destinées aux inspecteurs des travaux offrent, pour l’étude du chantier, les informations les plus riches et les plus vives. Ces échanges épistolaires conservés dans des collections privées apparaissent le plus souvent fortuitement, comme en témoigne la correspondance entre Viollet-le-Duc et Comynet (86 lettres) inspecteur du chantier de La Madeleine de Vézelay29. Parfois, par le jeu des donations, des lettres peuvent être conservées par des institutions communales. Ainsi en est-il à la bibliothèque municipale d’Auxerre qui conserve dans le fonds de l’architecte Emile Amé, Inspecteur des travaux à Vézelay et dans l’Yonne, un ensemble de 188 lettres inédites de Viol- let-le-Duc30 actuellement en cours d’étude et auxquelles peuvent être ajoutées 3 autres lettres d’E. Amé, celles-ci adressées au ministre31, et 2 de Grosley (inspecteur des travaux de Flavigny- sur-Ozerain) destinées à Viollet-le-Duc32. Il faut également signaler la correspondance avec les édiles. Les archives de la Mairie d’Aillant- sur-Tholon comptent cinq lettres de Viollet-le-Duc au maire de la ville qui concernent la construction de l’église Saint-Martin33. Cet exemple invite à ne pas négliger ces lieux de conser- vations dans la perspective de comparer, pour le même praticien, des chantiers de construction et de restauration contemporains. Au-delà des correspondances et des fonds d’archives constituant la comptabilité des travaux engagés par la Commission des Monuments historiques – devis, soumissions et mémoires – il 73 est un type de documents qui mérite une attention particulière en ce qu’il nous éclaire sur l’édifice à restaurer et les remèdes à lui administrer. Il s’agit des expertises préalables à d’éventuels travaux et des rapports par tranches d’activités. Ces documents sont nombreux, riches en détails comptables, techniques et formels. Pour la Bourgogne nous pouvons en dénombrer 1634– hors Vézelay – rédigés entre 1840 et 1879.

Les lettres et les rapports

Si les propos qui figurent dans les rapports nous offrent un détail comptable des matériaux et des informations techniques, ils n’en sont pas moins laconiques, non justifiés et peu ou pas

27. Jean-Daniel Pariset, “Les archives Viollet-le-Duc à la médiathèque de l’architecture et du patrimoine”, Viollet-le-Duc à Pierrefonds et dans l’Oise-Viollet-le-Duc at Pierrefonds and in the Oise region, Actes du colloque international, 6-7 juin 2007, dir. J.-P. Midant, Paris, 2008, p. 118-123. 28. Charenton-le-Pont, Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine : 7 lettres pour la collégiale de Beaune (81/21/50/1) ; 11 pour Saint-Père-sous-Vézelay (81/89/223) ; 1 pour Saint-Julien-du-Sault ; 1 pour Pontigny ; 4 pour Saint-Thibault-en-Auxois ; 5 pour Semur-en-Auxois ; 5 pour Montréal. 29. Arnaud Timbert, op. cit., 2005. 30. Auxerre, bib. mun., sans cote : Fonds Emile Amé. 31. Charenton-le-Pont, Méd. Arch. Pat. : Saint-Père-sous-Vézelay (81/89/223) ; Pontigny (81/89/180/1). 32. Charenton-le-Pont, Méd. Arch. Pat. : Flavigny-sur-Ozerain (81/21/58). 33. Aillant-sur-Tholon, arch. mun. : sans cote. 34. Charenton-le-Pont, Méd. Arch. Pat. : 1 rapport pour Beaune (81/21/50/1) ; 2 pour Saint-Père-sous-Vézelay (81/89/223) ; 1 pour Saulieu (81/21/442/1) ; 1 pour Saint-Julien-du-Sault (81/89/212/1) ; 1 pour Saint-Florentin (81/89/2091) ; 2 pour Ponti- gny (81/89/2091) ; 1 pour Flavigny-sur-Ozerain (81/21/58) ; 2 pour Saint-Thibaud-en-Auxois (81/21/436/1) ; 6 pour Montréal (81/89/38). Arnaud Timbert

discutés. En revanche, les correspondances, en marge des archives officielles, apportent plu- sieurs types d’informations qui, le plus souvent, les éclairent et complètent. Elles dévoilent sans réserve les raisons qui président aux choix des matériaux, à la sélection des artisans, à celle de l’Inspecteur des Travaux, et mettent en évidence les méthodes de direction des hommes sur le chantier et les ruses déployées pour utiliser des budgets parfois inexistants. Pour les matériaux, prenons le seul exemple du bois. Viollet-le-Duc souhaitait, sur le chan- tier de la Madeleine de Vézelay notamment, utiliser un bois sec pour les cintres et la char- pente35. Toutefois, la situation de ce chantier est particulière. Dès l’annonce de son ouverture les entrepreneurs en charpenterie ont acheté les bois nécessaires aux travaux dans la perspective de les revendre avec une forte plus-value à l’État. Ainsi en témoigne une lettre de Comynet à Viollet-le-Duc : Ainsi que je vous l’ai marqué M. Breunot36 a été voir les bois que je lui avais indiqués mais il s’est trouvé que des marchands depuis huit jours ont acheté environ 20 000 solives sur les ports que j’avais signalés et qu’il n’y en reste qu’une faible quantité, tout au plus 1000 à 1500 solives […]. J’ai peur que par la suite des acquisitions considérables de bois qui ont été faites le prix ne subisse une hausse ; à cet égard veuillez, comme vous avez déjà fait une lettre officielle, une confidentielle afin que je puisse, si cela est absolument indispensable et seulement dans ce cas, avoir l’air de prendre quelque chose sur moi. Je dis ceci parce que je sais que bien des tentatives seront faites pour forcer les prix et qu’il va me falloir les yeux et les oreilles bien ouvertes37.

L’inspecteur des travaux et l’architecte se sont donc résolus à employer du bois sec accom- pagné de bois vert, ainsi que du chêne associé à du sapin38. Les cintres ont été montés selon

74 une répartition rigoureuse des essences et des qualités : les moises simples en sapin et les moises doubles en chêne, tandis que les bois verts étaient réservés “aux gros poteaux placés debout et qui soutiennent le système de cintrage39”. La fourniture de ce matériau reste néanmoins d’un coût élevé sur les chantiers bourguignons (60 francs le stère en moyenne)40. Aussi, la volonté d’en faire un emploi économique invita Viollet-le-Duc à certaines recommandations pour le chantier de Montréal : Il m’est impossible d’admettre 1/5e de déchet pour les bois, je ne veux pas en entendre parler, il faut que la balance entre le cube brut et le cube employé ne soit pas plus d’1/8e en sus ; cela est déjà énorme, prenez le cube employé et n’admettez donc le mémoire que 1/8e en sus pour le bois brut. Il faudra me représenter le reste du bois ou me donner des raisons bonnes, mais très bonnes41. De tels problèmes de gaspillage engendrent par ailleurs des ordres précis sur l’emploi des bois, notamment sur le chantier de Montréal : […] ne faites acheter de peuplier que juste ce qu’il faut, il me semble qu’en faisant refendre un peuplier en deux et en coupant les morceaux de la longueur qui vous est nécessaire, c’est tout ce qu’il faut. Mais je vous prie, pas d’excès de bois puisque nous ne

35. Arnaud Timbert, op. cit., 2005, lettre n° I, 12 mai 1840, p. 19. 36. Entrepreneur en charpenterie. 37. Arnaud Timbert, op. cit., 2005, lettre n° 4, 10 mai 1840, p. 18. 38. Ibid., 2005, lettre n° 4, 10 mai 1840, p. 18. 39. Ibid., 2005, lettre n° III, 28 mai 1840, p. 23. 40. Ibid., 2005, lettre n° 2, 21 avril 1840, p. 16-17 ; lettre no 5, 25 mai 1840, p. 20-22. 41. Auxerre, Bib. mun., sans cote : Fonds Émile Amé, lettre no 12, 18 novembre 1846. L’étude du chantier de restauration. Le cas de la Bourgogne et de Viollet-le-Duc

saurions qu’en faire. Il me paraît même qu’avec les vieux bois qui nous resteraient on aurait pu faire l’affaire42.

Pour amoindrir le coût résultant de l’emploi de ce matériau, lorsque les échafaudages ne sont pas loués, comme ce fut notamment le cas à Sens43, Viollet-le-Duc favorise le remploi. À Montréal et à Vézelay, la restauration des combles s’effectue en partie avec le bois des cintres44. De même, à Semur-en-Auxois, les combles des chapelles nord du chœur sont rénovés avec le bois de l’échafaudage en sapin ayant servi à la restauration de la flèche45. Pour un usage à l’économie de ce matériau, Viollet-le-Duc propose également diverses solu- tions parmi lesquelles la formule hybride de la charpente à bois et métal. Ce type de structure permet à la fois l’absence de l’entrait de bois – pièce coûteuse – au profit de celui en fer et l’usage d’un poinçon court. Cette charpente a été employé à l’église d’Aillant-sur-Tholon, dans la nef de l’abbatiale de Vézelay et dans celle de Beaune au sujet de laquelle l’architecte écrit : Les grandes voûtes dépassant le niveau des corniches, pour éviter la poussée de cette charpente, dont les entraits ne pourraient être que retroussés, j’ai combiné un système de tirants en fer qui donneraient aux fermes toute la solidité désirable, et empêcheraient totalement la poussée : ce moyen qui du reste n’est pas neuf et qui a déjà été employé avec succès, a de plus, l’avantage d’être économique46.

Au-delà du choix des techniques et des matériaux, les correspondances nous éclairent par le menu sur la gestion du chantier de restauration, qu’il s’agisse de ces fonds ou de ces hommes, là où la comptabilité officielle résume ces réalités à quelques lignes de chiffres.

Ainsi, à Vézelay, la correspondance entre Viollet-le-Duc et son inspecteur des travaux nous 75 apprend que durant la première année, aucune série de prix n’avait été proposée aux entre- preneurs, qu’ils n’avaient aucune idée du budget à disposition pour l’achat des matériaux non plus que de celui destiné à leur rémunération. Il s’avère en effet que Viollet-le-duc avait pris les devants et, sans attendre l’aval de Conseil des Bâtiments Civils, avait commencé à regrouper les éléments nécessaires à la restauration. Il était donc dans l’impossibilité de soumissionner officiellement, ce qui entraîna le désistement d’entrepreneurs et des retards importants47. Par ailleurs, durant deux ans, les travaux ont été constamment ralentis par la mauvaise volonté de la préfecture de l’Yonne chargée du paiement des artisans. Ces retards dans les règlements entraînèrent un approvisionnement aléatoire du chantier et une activité irrégulière des ouvriers. Le préfet, mécontent de voir échapper à son autorité directe un riche chantier d’État, fit, pen- dant deux ans, bloquer systématiquement les mandats des entrepreneurs. Les ouvriers restèrent parfois trois à quatre mois sans être payés ce qui engendra sur le chantier, outre des retards fâcheux, une ambiance délétère faite de transgressions, de suspicions et d’intrigues. La qualité du chantier s’en est ainsi ressentie. Les bois utilisés ont souvent des dimensions plus onéreuses

42. Auxerre, Bib. mun., sans cote : Fonds Émile Amé, lettre no 90, le dimanche 18[sic]. 43. Charenton-le-Pont, Méd. Arch. Pat. : 81/89/236/1 : Ancienne salle synodale de l’archevêché de Sens. Devis des travaux de restaura- tion à entreprendre dans cet édifice, E. Viollet-le-Duc, Paris, 20 février 1851, fo 104 v. et 105 r. La location s’étendra également aux cintres et aux étais. Viollet-le-Duc procèdera de même à Pierrefonds, voir Christine Bongart, op. cit., 2008, vol. 1, p. 26. 44. Charenton-le-Pont, Méd. Arch. Pat. : 81/89/152 : Devis des travaux à exécuter pour consolider l’édifice, Viollet-le-Duc, Paris, le 31 octobre 1844, fo 2 r. Arnaud Timbert, op. cit., 2005, lettre n° IV, 5 juin 1840, p. 26. 45. Charenton-le-Pont, Méd. Arch. Pat. : 81/21/462/1 : Procès verbal de réception des travaux exécutés à l’église Notre-Dame de Semur pendant l’année 1847 par Marion, entrepreneur, Semur, E. Viollet-le-Duc, 25 décembre 1847, fo 1 r. 46. Charenton-le-Pont, Méd. Arch. Pat. : 81/21/50/1 : Rapport. Église Notre-Dame de Beaune. Projet de consolidation et de restaura- tion, E. Viollet-le-Duc, 20 décembre 1844, fo 7 r. 47. Arnaud Timbert, op. cit., 2005, p. 59. Arnaud Timbert

pour l’État, mais plus rentables pour l’entrepreneur. Les arcs-doubleaux sont lancés sans souci des ordres, les boulons, nécessaires à l’assemblage des étais, sont achetés dans l’irrespect des directives et des accidents sont orchestrés de main de maître par les entrepreneurs : Comme je vous le disais j’ai fait découvrir les bas-côtés et j’ai donné l’ordre aux charpentiers de poser les demi-cintres sous les arcs-boutants, c’est encore qu’il a fallu plus de boulons et chevillettes j’ai toujours dit que je n’en donnerai pas que c’était la faute des entrepreneurs qui l’an passé avaient dépensé en boulons une somme quatre fois plus forte qu’il ne fallait et qui était plus que suffisante qu’il ne fallait pour cheviller et boulonner toutes les charpentes faites et à faire. Dans le but de me forcer à donner de nouveaux fermens on a simulé un accident lorsque deux des demi-cintres ont été à peu près montés on les a fait renverser sur la voûte il s’est cassé une couple de morceau de bois et on est venu me dire : “comment voulez-vous que nous posions sans fermens nous avons manqué d’être tous tués.” Je ne suis pas assurer que le renversement de ses bois soit volontaire quoi que j’en sois convaincu autant qu’un homme peut l’être d’un fait qu’il n’a pas vu. Tous les autres ouvriers du chantier que j’ai questionnés à cet égard n’ont pu ou voulu me donner le moindre renseignement de la manière dont ces bois étaient renversés et comment croire que six ouvriers qui travaillaient dans un si petit espace et nécessairement au milieu de ces bois ayant pu éviter la moindre contusion et blessure. Je regarde cela comme absolument impossible néanmoins, il est certain que les bois ont été renversés et sous le prétexte de cet accident M. Fay a fait disparaître tout le monde du chantier. Je vous dis sous ce prétexte quoi que M. Fay ne m’ait rien dit de cela puisque je ne l’ai pas vu attendu qu’il était parti en trouvant très extraordinaire que je n’ai pas été à lui48.

Viollet-le-Duc est, d’une manière générale, très exigeant avec les entrepreneurs et vindicatif face à leur lenteur comme nous l’apprend sa correspondance avec E. Amé qu’il presse constam- 76 ment d’accélérer la marche des chantiers : P. [sic] Vézelay. Je n’ai rien à vous dire de nouveau que de surveiller les travaux de la tour ; et de pousser attivement les charpentiers. Si Charpentier est aussi nonchalant que vous le dites, avertissez le de ma part que je mettrai, a le faire payer, deux fois plus de lenteur qu’il n’en met à avancer. Il ne faut pas laisser gagner le mois d’octobre sans que tout soit couvert. P. S t. Père. Même menace qu’à Charpentier, à Marcellat, plus une lettre que je vous prie de lui remettre de ma part, au sujet de son règlement. S’il [sic] pas mieux, nous avons la ressource d’un charpentier de Montréale qui est actif ; et en ce cas je [sic] à le prendre. Si Marcellat ne met pas la charpente de la chapelle de la Vierge au levage le 1er octobre ; assurez vous du reste que Demay a remis les dessins de la charpente à cet entrepreneur. Signez la lettre que je lui envoie et gardez copie avant de la lui remettre. P. Montréale. Vous pouvez dire à Auguste que je n’irai en Bourgogne que vers le 15 octobre. Je suis obligé de faire ma tourné des Provinces du Midi ces jours-ci. Je partirai je pense le 26 et en revenant à Paris je passerai par Vézelay et vous écrirai d’avance pour vous pré- venir du mon arrivée. Si vous avez à m’écrire envoyez moi vos lettres jusqu’au 2 octobre à Carcassonne (poste restante) (). Avant le 26 vous avez encore le temps de m’envoyer à Paris vos feuilles d’émargement, d’août et de septembre, que je vous avais demandé et pour qui je vous ai fait passer un modèle. Autrement il faudra que vous attendiez mon voyage à Vézelay, c’est-à-dire le 15 ou le 20 octobre. Pressez un peu notre monde pendant que le Midi réclâme mes jours, et tâchez que je trouve beaucoup de besogne faite, car il est probable que je reviendrai avec l’Inspecteur gal des Mts historiques, et il faut qu’il s’aperçoive que nous avons travaillé depuis l’an der- nier. Ne laissez donc pas perdre de temps à nos entrepreneurs et pour le charpentier, s’il

48. Ibid., 2005, p. 93-95. L’étude du chantier de restauration. Le cas de la Bourgogne et de Viollet-le-Duc

va lentement, agissez ainsi que je vous l’ai indiqué à l’égard de Marcellat. Les bois sont assurés, aussi cela ne souffre nulle difficulté49.

Ou encore, au même : Je reçois vos trois lettres du 23 novembre avec l’état et félicitations de Mr. Demay. 1e p . [sic] Vézelay. Il est entendu que je ne ferais rien délivrer à Charpentier quant à pré- sent, mais cet homme est un ouvrier insupportable et j’ai hâte d’en finir avec lui. Voyez donc si vous trouvez quelqu’un à me proposer pour terminer ce qu’il reste à faire à la Madeleine comme charpente et aux mêmes conditions que Charpentier avait acceptées. Notez bien que Charpentier doit déplacer ses cintres et échafauder sans frais pour nous et que par conséquent si nous faisons faire la besogne par un autre entrepreneur il fau- dra en déduire le montant des mémoires de Charpentier. Je demande à liquider et à me débarasser de lui le plus promptement possible pour ne plus en entendre parler. Deman- dez à Demay s’il voudrait se charger du reste de la charpente, je le préférerai pour éviter de [sic] et simplifier notre [sic] d’affaires. Quant à Pillon j’approuve ce que vous me dites, menez moi cet homme rudement, c’est un fineau qui fait l’endormi, prenez en un autre sans retard s’il n’en fini pas et dites que vous en avez l’ordre positif s’il fait quelques réclâmations50.

Enfin, les lettres comme les rapports sont riches en dessin et croquis destinés à accompagner un état clinique ou un ordre comme l’indique, par exemple, la lettre de Viollet-le-Duc adressée à E. Amé le 31 août 184751 : J’ai reçu ce soir votre lettre trop tard pour vous répondre par le retour du courrier.

77

Pour Montréale. Il faut pour une sablière sur la voûte au point A puis faire un massif de A en B. Vous ferez mettre du [sic] de C en A et de A en B la tuile sera à bain de mortier. La toiture fera un peu le dos d’âne en A mais il n’y a pas moyen d’éviter cela. Sous la sablière afin de la soulager un peu vous ferez pour deux liernes qui buteront dans les reins de la voûte. Quant à Chevalier, d’abord on lui retiendra les 10f p. mille du crédit puisqu’il n’arrive pas à temps puis s’il ne peut fournir avant le mauvais temps la quantité nécessaire de tuiles vous ferez couvrir provisoirement soit avec de la tuile platte soit avec de la lose, soit avec de la tuile creuse que vous prendrez chez un autre tuilier […] et nous retiendrons les frais de cette couverture provisoire sur ce que nous donnerons à Chevalier. L’impor- tant c’est de couvrir quand même pour éviter les désagréments et surtout pour ne pas laisser mouiller les voûtes pendt [sic] l’arrière saison.

49. Auxerre, Bib. mun., sans cote : Fonds Émile Amé, lettre n° 7, 21 septembre 1846. 50. Auxerre, Bib. mun., sans cote : Fonds Émile Amé, lettre n° 13, 25 novembre 1846. 51. Auxerre, Bib. mun., sans cote : Fonds Émile Amé, lettre n° 34, 31 août 1847. Arnaud Timbert

Dans le même esprit, nous pouvons signaler une lettre de Viollet-le-duc à E. Amé, au sujet de La Madeleine de Vézelay le 11 octobre 184752 : Pour Vézelay. Je ne m’étonne pas que l’angle n. ouest de la tour de la façade soit aussi mauvais que vous me le dites. Mais les moyens d’étaiements que vous me proposez me paraissent insuffisants. La première chose à faire c’est de faire consolider les cintres de la 1ère grande voûte lesquels sont en assez mauvais état, c’est ensuite de bien faire étrésillon- ner toutes ces grandes fenestrailles de la façade puis dans l’angle en dessous ou dessus de la terrasse sur laquelle étaient les statues de faire disposer dans l’angle du contrefort neuf un étais dans cette forme : Sur un chevalet à trois pieds inclinés et moisés. Il ne faut pas que le patin AB ait plus d’un mètre et tout en chêne. Si le chêne manque les trois pieds du chevalet pourront être en peuplier.

78

En revanche et fort étonnamment, les opinions formelles de Viollet-le-Duc, qui souvent déterminent ses choix techniques, sont absentes de la correspondance mais sont développés dans les rapports. C’est ainsi qu’apparaît un architecte extrêmement critique envers certains monuments comme l’abbatiale de Pontigny pour laquelle il n’hésite pas à écrire : Cette immense Église bâtie d’un seul jet et dont la forme primitive n’a été altérée ni par des adjonctions ni par des restaurations bien conçue comme plan et convenablement exécutée comme construction, est d’une nudité peu commune, on y remarque facilement une certaine affectation à la simplicité, un rigorisme, dans l’emploi des matériaux, poussé à l’excès ; les très rares profils qui se rencontrent forcément dans ce grand monu- ment, sont laids à dessein. Nul art, nulle étude dans les proportions, c’est de l’architecture du xiie siècle, exécutée par des maçons sachant bâtir, et voilà tout. La nef est précédée d’un narthex dans lequel on entre par une porte basse, difforme et qui n’a aucun caractère ; ce narthex est écrasé, et sa construction est grossière. La porte de la nef qui n’est ni plein- cintre, ni surbaissée ni ellyptique [sic], ni ogive et dont la courbe tient un peu de toutes ces formes, n’est décorée dans son tympan que par une croix peu saillante, platte et d’un

52. Auxerre, bib. mun., sans cote : Fonds Émile Amé, lettre n° 39, 11 octobre 1847. L’étude du chantier de restauration. Le cas de la Bourgogne et de Viollet-le-Duc

très vilain dessin. Les chapiteaux ornés de larges feuilles d’eau, sont exécutés avec un laisser-aller bien rare à cette époque. L’ennui vous saisit dans cette grande, froide et irréprochable Église. C’est là l’œuvre de gens parfaits, mais totalement dépourvus de goût, et qui tirent vanité de leur simplicité puritaine. Nous serions bien à plaindre en France si l’exemple de ces réformateurs avait été suivi dans les constructions du xiiie siècle. L’aspect du chœur avec ses colonnes mono- lithes et ses chapelles rayonnantes, a cependant quelque chose de grand, qui saisit au premier abord, mais quelles fâcheuses proportions, quelle pauvreté dans les détails ! Si vous vous approchez ces chapelles qui ne sont ni franchement carrées, ni franchement polygones, font le plus déplorable effet, puis, quels ignobles profils ! dans un tems [sic] où la cathédrale, comme la plus misérable église de village, n’en possédaient que de beaux53.

Il rédige un texte d’un esprit similaire pour le rapport du 15 mai 1843 sur l’église de Saint- Florentin où, cependant, les propos techniques l’emportent très vite sur l’apparent énervement de l’architecte face à un ouvrage qu’il estime médiocre : L’église de St Florentin a été bâtie dans le commencement du xvie siècle. Le chœur seul est achevé, le transept est élevé seulement jusqu’à la naissance des voûtes, et un morceau de la nef a été construit jusqu’à la hauteur des bas-côtés. Cet ensemble peu complet bâti suivant la vieille donnée gothique, n’en a malheureusement que le plan. Ce n’est plus cette savante connaissance des poussées et des résistances, cet ingénieux emploi des forces, cette sagesse qui fait que toute une construction se lie, se tient, se balance, que rien n’est de trop, que chaque détail est nécessaire à l’ensemble, comme dans un corps organisé. C’est une ignorante application du principe gothique, application qui par ses vices mêmes est un des éloges les plus sensibles que l’on puisse faire de l’architecture des xii et xiiie siècles. L’ignorance, l’oubli de la tradition qui ont présidé à la construction de l’église de St Flo- rentin, sont cause aujourd’hui que cet édifice touche à sa ruine, sans qu’il soit possible 79 d’apporter remède à ce facheux état ; partout les murs et les piles poussés par les voutes et mal contrebuttées [sic], ont perdu leur aplomb. Les arcs-boutants placés trop bas n’ont pu maintenir les grandes voutes de la nef. Il a fallu, à une époque déjà éloignée de nous, pas- ser des étriers en fer de distance en distance sous les arêtes de ces voutes, et les accrocher aux entraits de la charpente, pauvre moyen qui n’offre qu’une solidité bien précaire. Les tirants en fer ont été passés aussi sous le comble pour arrêter l’écartement des murs, mais l’extrados des voutes étant trop élevé pour permettre le passage direct de ces chaines, elles ont été posées formant un angle obtus dont le sommet vient s’attacher à l’extrémité des poinçons des fermes. Dans cette situation ils ne font que hâter la ruine de la charpente sans arrêter l’écartement des murs. AAAA Étriers qui retiennent les arêtes B Tirans

53. Charenton-le-Pont, Méd. Arch. Pat. : 81/89/180/1 : Rapport du 15 février 1845 par Viollet-Leduc. Rapport sur l’église de l’ancienne abbaye de Pontigny. Arnaud Timbert

Les murs extérieurs des bas-cotés du tour du chœur ont aussi suivi ce mouvement, ils sont déversés au dehors, au point que les arcs des voutes de ces bas-cotés se sont ainsi déformés :

Le déversement des contreforts et murs du tour du chœur peut être expliqué facilement ; l’église étant assise sur un plateau, ces éperons descendent sur le rampant de ce plateau, des habitations ayant été accolées tout autour des contreforts, on les a quelquefois enta- més, percés, repris. Ils étaient déjà trop faibles on peut aisément concevoir l’effet qu’ont du produire ces trous ces entailles faites à leur base. Comment aujourd’hui que le mou- vement est produit, et continue peut être, aller reprendre toutes ces constructions dans des habitations particulières ? Ainsi que je l’ai dit, les voutes du transept n’ont pas été faites, cette partie de l’église n’est couverte que par le comble, et sur les entraits des fermes, sont clouées des planches qui forment une espèce de plafond très grossier. Il est résulté du non achèvement du transept que les voutes du chœur n’étant pas maintenues de ce coté, ont commencé à pousser sur ce point plus dangéreusement [sic] encore que sur les murs. Pour arrêter cet effet, 80 de grands étrésillons en bois ont été placés horizontalement, de l’arc qui commence les voutes du chœur, aux murs opposés du transept. La même opération a été faite à la nais- sance des arcs des bas-cotés qui produisaient le même effet, quoiqu’ici la construction fut complète.

Il va sans dire que tous les effrayans mouvemens [sic] de cet édifice d’une grande dimen- sion, ont brisé les meneaux des fenêtres, les bandeaux et corniches, si bien que rien n’y est entier aujourd’hui si ce n’est les deux façades du transept qui datent de la fin du xvie siècle, et sont d’un assez mauvais gout [sic]. Une ruine générale et subite attend ce monument, et je crois qu’il n’y a pas de moyens qui puissent l’empêcher. On pourra bien relancer quelques pierres dans les parties les plus mauvaises, boucher quelques lézardes, mais tout cela ne retardera pas la chute de l’Église de St Florentin d’une journée. C’est un édifice perdu, et je pense même qu’il serait fort dangéreux d’y toucher, à moins d’y faire des travaux qui équivaudraient presque à une reconstruction. Comme par exemple, refaire les voutes du chœur (sous lesquelles il n’est peut être pas très prudent de rester, L’étude du chantier de restauration. Le cas de la Bourgogne et de Viollet-le-Duc

tant elles sont mauvaises) remonter les arcs-boutans, donner plus de saillie aux contre- forts, reprendre tous les murs des bas-cotés du tour du chœur, réparer une grande partie des voutes de ces bas-cotés, refaire presque tous les meneaux des fenêtres et passer des tirans à la naissance des arcs du tour du chœur, d’une pile à l’autre. Il faut ajouter pour donner une idée de l’état de décomposition de ce monument, que les matériaux en sont mauvais ; c’est une pierre calcaire marneuse, qui gèle, et se détruit rapidement à l’air. Ainsi que je l’ai dit, le chœur est entouré de maisons qui soudées aux contreforts laissent entre elles et les murs de l’église un fossé ou égout toujours humide, qui pourrit les fondations. […] Je ne pense pas ; ainsi que je l’ai dit précédemment, que l’on puisse songer à préser- ver cette église d’une ruine assez prochaine. Il faut donc se borner à reculer cet instant aussi loin que la puissance humaine peut le permettre, et pour cela ce n’est pas dans les voutes qu’il faut aller porter le remède, quoique le plus grand mal soit là, c’est dans les soubassements des éperons qui malheureusement ont été évidés à la base pour pouvoir faire le tour du chœur en dehors, entre les maisons et le bas-coté. Il faut consolider ces éperons, réparer le dallage de ce tour du chœur extérieurement, de manière à bien faire couler les eaux, diminuer les évidemens de ces contreforts, réparer les murs et fenêtres des bas-côtés, dont les meneaux sont pourris. Ces travaux faits, et étant assurés que le monument ne pourra pictier [sic] par les soubassemens (car pour les fondations, il est impossible aujourd’hui d’aller les trouver, enclavées qu’elles sont dans des habitations particulières) on devra songer à faire quelques réparations discrètes aux arcs-boutans, mais en ayant le plus grand soin de ne pas ébranler la construction. Cela fait, pas un homme tant soit peu prudent ne voudra toucher aux autres parties de l’Église. L’on devra seulement remettre les vitraux, fort peu soignés, en bon état, car tous les plombs en sont fatigués ou réduits à rien […]54.

Ces extraits de lettres et de rapports dévoilent un homme relativement inédit. L’architecte restaurateur y apparaît soucieux des matériaux, du choix de ces derniers et de leur emploi 81 économe. Il est rigoureux dans ses directives, souvent renforcées de croquis, et vigoureux dans sa manière de presser la marche des travaux et de gérer les hommes. L’architecte théoricien et archéologue, quant à lui, s’impose parfois sans nuance, à une date précoce –1843 – en affir- mant une conception organique de l’architecture gothique qui l’oblige à juger l’église de Saint- Florentin avec un certain mépris. Une mésestime similaire, du milieu monastique cette fois, oriente profondément son appréciation technique de l’abbatiale de Pontigny et, par consé- quent, le choix des remèdes à lui apporter. Cet aspect, dans la mesure où il peut conditionner l’orientation d’un chantier, ne peut être négligé. L’histoire du chantier de restauration, à travers des monuments phares ou une région comme la Bourgogne, ne pourra être entreprise qu’à la faveur d’un investissement matériel du chantier, d’une publication exhaustive des sources et d’une collaboration agrégeant plusieurs disciplines et spécialités. L’avenir repose, en effet, sur l’intervention de spécialistes abordant le chantier par le biais des techniques (historiens des techniques et historiens de l’art), des prix (historiens de l’économie), des lois (historiens du droit), des matériaux (archéologues du bâti, géologues, dendrochronolo- gues et métallographes), de la structure et de l’équilibre (ingénieurs et architectes) et nourrissant leur approche de comparaisons avec le chantier de construction. Ce dessein suppose un programme de recherche fédérant les hommes et déterminant avec précisions les orientations thématiques et prospectives. Des projets de ce type ou proches de

54. Charenton-le-Pont, Méd. Arch. Pat. : 81/89/209/1 : Église de Saint-Florentin, Yonne. Rapport par E. Viollet-le-Duc, 15 mai 1843. Arnaud Timbert

ceux qui animent aujourd’hui l’histoire de la construction55, devront incontestablement nourrir la recherche dans la perspective de proposer une méthodologie éprouver susceptible de s’étendre à l’ensemble des chantiers de restauration engagé par l’administration des Monuments histo- riques au xixe siècle.

82

55. Santiago Huerta, “Historia de la Construcción : la fundación de una disciplina” Actas del sexto congresso nacional de Historia de la construcción, Valencia, 21-24 octobre 2009, 2009, vol. 1, p. XIII-XIX. Édifices et artifices. Histoires constructives, dir. Robert Carvais, André Guillerme, Valérie Nègre, Joël Sakarovitch, Paris, 2010. 8

Le dandy marchand de fer et la vulgate de l’art moyenâgeux

Nicolas Reveyron

our cette génération parvenue à maturité après la tourmente révolutionnaire et les gloires de l’Empire, celle pour qui Vigny a publié Grandeur et décadence de la vie militaire en 1835, les édifices hérités du Moyen Âge étaient le vestige à l’abandon d’un temps perdu. PIl a fallu la ténacité d’un Arcisse de Caumont, d’un Mérimée ou d’un Viollet-Le-Duc, d’un Chateaubriand, d’un Nerval ou d’un Hugo pour stimuler l’intérêt des spécialistes et susciter le goût du grand public. Dans cette redécouverte, la littérature, on le sait, a joué un rôle considé- rable et les charmants poèmes qu’Aloysius Bertrand (1807-1841) a placé dans le Dijon moye- nâgeux prouvent qu’en 1842, l’attrait du Moyen Âge, dans ses églises ou ses châteaux comme dans ses simples maisons ou ses boutiques encore alors en usage, était un mouvement de fond, qui touchait tout le pays et les classes instruites1. Stendhal a été le témoin privilégié de cette renaissance du Moyen Âge. Les notes, impres- sions, jugements ou descriptions qu’il a consignés dans ses récits de voyages – déplacements réels ou fictions littéraires – fournissent un riche matériau pour décrire cette prise de conscience patrimoniale. Ses trois récits de voyage en France2 ont été composés en 1837-1838, à partir de ses expériences de voyageurs, mais aussi de lectures, palliant utilement ses lacunes sur les lieux non visités ; on ne s’étonnera pas que les Voyages de Mérimée aient fourni le plus lourd tribut aux emprunts du Touriste 3. Les Mémoires d’un touriste ont été publiées à Paris, chez Ambroise Dupont, en 1838. Stendhal y apparaît sous les traits d’un marchand de fer, voyageant en France pour ses affaires. Conçu comme une suite des Mémoires d’un touriste, le Voyage en France a été publié par Romain Colomb à Paris, chez Michel Lévy, en 1854. Le manuscrit du Voyage dans le midi de la France a été découvert et édité par Louis Royer en 1927 seulement.

1. Aloysius Bertrand, Gaspard de la nuit, Fantaisies à la manière de Rembrant et de Callot, Paris, 1980. Première édition, posthume : Angers, V. Pavie ; Paris, 1842. 2. Stendhal, Voyages en France, Textes établis, présentés et annotés par Victor del Litto, 1992. Sur la question, Voyager en France au temps du romantisme, poétique, esthétique, idéologie, dir. Alain Guyot et Chantal Massol, Grenoble, 2003. 3. Sur l’histoire des publications et pour une analyse des textes, on se réfèrera avec le plus grand profit d’abord à la préface de Victor del Litto (1992).

Restaurer au XIXe siècle © Presses Universitaires Blaise-Pascal, 2012 ISBN (pdf) 978-2-84516-528-1 Nicolas Reveyron

Dans les années 1840, l’histoire de l’art médiéval, toute neuve, se cherchait encore et la trans- mission des connaissances, assurées d’abord par les sociétés savantes et la littérature spécialisée, les Cours d’antiquités monumentales d’Arcisse de Caumont ou le Manuel général d’Archéologie sacrée de Joseph Bard par exemple4, restait aléatoire. À propos de la cathédrale de Bourges, Stendhal s’est étonné que “[c]ommencée vers 845, elle est pourtant gothique5”. L’action de restaurateurs, commandée par l’urgence, est allée du même train, trop lent pour sauver Cluny6. Nécessité faisant loi, un corpus de doctrines de restauration s’est mis en place sous le Second Empire. Il a évolué très lentement et par grandes étapes, la charte de Venise assurant les bases des travaux d’après guerre. La restauration des édifices avait pour but premier leur conservation. Elle a aussi induit une relecture de l’architecture médiévale qui s’est inscrite à son tour dans la pierre. En prônant un retour à l’état originel, même si cet état n’avait jamais été réalisé, Eugène Viollet-Le-Duc proposait tout bonnement de créer un avatar romantique de l’édifice. Comme l’a montré Florence Margo pour la crypte de Notre-Dame-sous-Terre, au Mont-Saint-Michel, l’imagination des restaurateurs a fini par donner à l’édifice l’apparence de leur imaginaire. À sa manière, qui était celle d’un dandy amateur d’art et d’un sectateur de la Renaissance, Stendhal a participé à ce mouvement. Son amour discret, et difficilement avouable, pour l’ar- chitecture du Moyen Âge transparaît dans ses souvenirs de voyageur, peignant un imaginaire insoupçonné. Ses propos sur l’abbatiale de Tournus, replacés dans le contexte intellectuel des années 1830-1840, sont les pages emblématiques d’une vulgate de l’art moyenâgeux. Ce qu’il décrit des restaurations dont il a été le témoin de hasard a la valeur d’un incunable pré-viollet-le- ducien. La découverte de la cathédrale de Bourges enfin, récit très riche en connotations person- nelles, illustre l’étonnant mariage d’une culture classique et d’un Moyen Âge en plein renouveau 84 dans le présent d’une ville de province, qui oscille entre le moyenâgeux et le contemporain.

Stendhal et l’imaginaire moyenâgeux

Stendhal était un amoureux de la Renaissance et un passionné d’architecture antique. Dans ses voyages en France où le Moyen Âge est omniprésent, des découvertes comme celle de la porte romaine d’Arroux à Autun a réveillé des émotions qui appartiennent plus à l’auteur qu’au Touriste : “Ce vénérable reste de l’Antiquité romaine a dix-neuf mètres de largeur sur dix- sept de haut : dès que je l’ai aperçu je me suis cru en Italie. Mon cœur, attristé par les églises gothiques, s’est épanoui. Au lieu du souvenir de miracles absurdes et souvent dégradant pour l’Être suprême, au lieu de têtes de diables mordants des damnés, sculptés aux chapiteaux des colonnes et dans tous les coins des églises chrétiennes, je me suis rappelé le peuple-roi et ses victoires, c’est-à-dire tout ce qu’il y a de plus imposant parmi les hommes7”. Chez cet homme qui affiche un goût dans le droit fil de l’humanisme, avec ce que l’attitude suppose d’amour pour la clarté des lignes, la simplicité des volumes, la monumentalité des décors, l’équilibre de la composition et le respect de proportions justes, pour la luminosité intérieure et la rigueur des finitions, certains monuments médiévaux, comme Saint-Philibert de Tournus, dont l’esthétique entre en totale contradiction avec ces qualités éminentes de l’art moderne, ont exercé sur lui

4. Arcisse de Caumont, Cours d’antiquités monumentales professé à Caen, en 1830, Paris, 1830-1841. Joseph Bard, Manuel général d’Archéologie sacrée, Lyon, 1844. 5. Mémoires d’un touriste, Bourges, 20 juin 1837. ; Joseph Bard Manuel général d’Archéologie sacrée, Lyon, 1844. 6. Janet T. Marquardt, From Martyr to Monument, The Abbey of Cluny as Cultural Patrimony, Cambrigde, 2008. 7. Mémoires d’un touriste, Autun, 30 avril 1837. Le dandy marchand de fer et la vulgate de l’art moyenâgeux une attirance dont il a peiné à exprimer pleinement la force. Le choix qu’il a fait de l’abbatiale bourguignonne comme objet de visite dans son ouvrage de 1838 ne relève pas du hasard. Tour- nus est un des lieux méconnus du romantisme français. Avant lui, Victor Hugo8 s’était arrêté à Tournus, le 9 août 1825, puis Mérimée, en août 1834. Avant le milieu du siècle, Joseph Bard avait déjà tiré de l’abbatiale des éléments de référence pour son classement chronologique de l’architecture médiévale (1844) et proposé, en 1845, la première monographie du monument9. Servie par le pittoresque de la sortie en bateau sur la Saône, la visite de Stendhal à Tournus dépeint l’auteur en explorateur inquiet, avouant entre les lignes une séduction interdite : L’intérieur n’est remarquable que par d’énormes piliers fort bas, et qui ont jusqu’à huit pieds de diamètre […] j’ajouterai que les fenêtres sont petites, étroites et cintrées par en haut. Il est impossible de rien voir de plus massif, de plus lourd, de plus solide que les parties principales de cette église, dont le chœur a de l’élégance et rappelle l’architecture du xiie siècle10.

On se demande ce qui a pu séduire Stendhal dans cette architecture massive. Peut-être les masses elles-mêmes, justement, qui ne sont pas sans évoquer celle des supports classiques, très clairement articulés certes et relevant d’un vocabulaire architectural normé, mais encombrant l’espace intérieur tout autant que les piles rondes de Tournus et exprimant semblablement la solidité et la puissance11. Il est plus explicite, quand il compare le roman et le gothique, la soli- dité et l’imprudente virtuosité :

8. J. Vallery-Radot, Saint-Philibert de Tournus, Paris, 1955, p. 11. 9. L’œuvre de Joseph Bard reste encore largement méconnue. Il a publié en 1845, une monographie de l’abbatiale Saint-Philibert. 85 Au-delà d’un parti pris discutable, l’ouvrage en avance sur son temps par le souci de prendre en compte les usages, principalement liturgiques, dans l’analyse de l’architecture. L’auteur y a appliqué les principes édictés dans son Manuel général d’Archéologie sacrée paru un an plus tôt. Il y a inauguré une démarche qui repose sur trois impératifs : étudier l’édifice dans son état actuel, examiner la construction dans ses aspects stylistiques et techniques, contextualiser la recherche grâce à une connaissance solide des questions de spiritualité (herméneutique des formes) et de liturgie (usages et finalités). Certes, la méthode n’exclut pas les surinterprétations, voire les orientations partisanes ou les rêveries romantiques : “J’ai dit au cours de l’ouvrage dont cette monographie forme le complément [i. e. le Manuel d’archéologie sacrée], que la basilique abbatiale Saint-Philibert de Tournus semble nous montrer, par le triple symbole de sa disposition monumentaire, l’église souffrante dans sa confession, l’église militante dans ses nefs, l’église triomphante dans sa basilique supérieure de Saint-Michel”. Mais l’époque favorisait ces dérives, dont l’expression reste très utile, aujourd’hui, pour une approche épistémologique de l’histoire de l’art au xixe siècle. Rappelons, à ce propos, que la même année, Didron l’aîné proposait dans les Annales Archéologiques (“Signes lapidaires au Moyen Â����������������������������������������������������������������������ge”, 1845, t. 3) une lecture psycho-sociologique, symbolique ou spiri- tuelle des marques lapidaires médiévales. L’auteur toutefois – et le fait mérite d’être souligné – admet que l’erreur n’est pas impossible, principe épistémologique qui, comme le malin génie de Descartes, lui sert de pierre de touche pour évaluer sa démarche : “Je peux m’être trompé complètement aussi dans l’explication que j’ai donné de l’Ecclesia vetus [i. e. avant-nef de l’abbatiale de Tournus], et le pénitenciaire actuel pourrait rigoureusement avoir été élevé dans un but direct ; heureusement, qu’il y ait méprise ou vérité dans mon interprétation des faits monumentaires qui, il est vrai, n’accusent aucune différence d’âge, ma monographie n’en sera pas moins fidèle, comme statistique de l’édifice”. 10. Stendhal, op. cit., 1992, p. 72-73. La séduction barbare est tenace et en 1905 encore, Jean Virey pouvait écrire : “Dès le seuil du narthex l’impression est saisissante : à quel âge reculé, confinant encore à la barbarie, appartient cette construction lourde et massive où quatre piliers cylindriques, énormes et d’aspect trapu, supportent des voûtes basses sous lesquelles la lumière pénètre à peine, par- cimonieusement distribuée par des fenêtres rares et étroites ?” Jean Virey, “Les différentes époques de la construction de Saint-Phili- bert, étude préliminaire”, Henri Curé, Saint-Philibert de Tournus, guide historique et descriptif de l’abbaye, Paris, 1905, p. 17-43 (29). 11. La masse que constituent les supports a été au cœur des discussions modernes sur leur rôle dans l’esthétique monumentale. Exceptée la colonne, cas particulier, les supports composés représentent une emprise au sol très importante. Par comparaison, les colonnes ou piles composées gothiques ont semblé trop grêles pour leur hauteur et les masses portées. Soufflot a été un des premiers à reconnaître les qualités esthétiques de l’architecture gothique, s’en inspirant (doubles paires de colonnes et fenêtres inférieures) pour l’église Sainte-Geneviève que les travaux ultérieurs de Quatremère de Quincy ont profondément modifiée, dans le sens d’une monumentalité massive et pénombreuse, précisément. M. Petzet, “Soufflot et l’ordonnance de Sainte-Geneviève”, Soufflot et l’archi- tecture des Lumières, Actes du colloque de Lyon (18-22 juin 1980), Paris, Les Cahiers de la recherche Architecturale, supplément 6-7, octobre 1980, p. 13-25 ; Jean-Marie Pérouse de Montclos, Jacques-Germain Soufflot, Paris, 2004 ; La lumière au Siècle des Lumières et aujourd’hui : art et science, Catalogue de l’exposition (Nancy, septembre-décembre 2005), dir. Jean-Pierre Changeux, Paris, 2005. Mabillon, visitant Cluny, a été le premier a témoigner de son admiration pour les minces colonnes du déambulatoire de Cluny. Ouvrages posthumes de D. Jean Mabillon […], éd. D. Vincent Thuillier, Paris, 1724. Livre II : Iter Burgundicum de 1682, Cluny p. 19-21. Nicolas Reveyron

Par la suite, quand le gothique, méprisant la solidité romane et cherchant à étonner par ses imprudences apparentes, tenta de pénétrer dans le midi de la France, il trouva dans les cœurs, comme puissance rivale, l’admiration pour le Pont du Gard et la Maison carrée12.

Ces masses “primitives” ont suscité cet attrait-répulsion qui les a fait choisir par les peintres pompiers pour les décors des épisodes sombres de l’histoire haut-médiévale et que Mérimée exprime plus directement : Le vestibule [i. e. avant-nef] et la nef frappent d’abord par la rudesse et la grossièreté de leur architecture. Les piliers du vestibule, très bas et d’un énorme diamètre (huit à neuf pieds), soutiennent une voûte d’arêtes cintrée, assez mal construite. On n’y voit nul ornement : un gros tore, au lieu de chapiteau, termine ces énormes piliers13.

Stendhal, d’ailleurs, laisse échapper un aveu implicite en associant l’architecture en grand appareil à la force et à la barbarie : Chose étonnante ! Nos barbares ancêtres, quoique si forts matériellement, n’eurent point l’idée de bâtir avec d’énormes blocs de pierre […]. L’art de bâtir était mort en quelque sorte avec l’empire des Césars, mais les édifices romains subsistaient en partie auxi e siècle : la plupart servaient de forteresse, et les barbares eurent l’idée malheureuse de les copier. C’est là le premier mauvais tour classique que l’Antiquité nous ait joué. Si nos ancêtres eussent suivi leur instinct naturel, ils eussent du moins entassé d’énormes blocs de pierre, et leurs œuvres seraient imposantes. Ils ont imité, et la postérité les méprise ou les ignore14.

86 Joseph Bard a donné, dans sa monographie de 1845, une autre clef d’interprétation : “Le caractère infini d’austérité, empreint à l’extérieur de cette basilique, se continue et se soutient dans son intérieur, et provoque les pieuses méditations et le recueillement du monumentaliste [i. e. le spécialiste de l’architecture monumentale] qui l’étudie15”.���������������������������� Le texte décrit succincte- ment, mais clairement cet autre attrait, celui de l’ambiance religieuse des monuments médié- vaux, qui a pu s’exercer sur l’auteur de La Chartreuse de Parme et dont le sentiment transparaît aussi bien dans ses romans que dans ses petites nouvelles italiennes. Sentiment tout droit venu du xviiie siècle, dont la sensibilité préromantique a été marquée par l’intuition d’une dispari- tion inexorable du vieil héritage médiéval : ainsi, dans ses Tableaux de Paris, Sébastien Mercier (1740-1814) s’insurge contre les restaurations de la cathédrale Notre-Dame qui lui ont ôté la religiosité en même temps qu’une crasse multiséculaire : “Ce demi-jour ténébreux inspirait l’âme à se recueillir ; les murs m’annonçaient les premiers jours de la monarchie. Je ne vois plus dans l’intérieur qu’un temple neuf ; les temples doivent être vieux16”. Mais il y a peut-être plus. Stendhal fait entendre parfois une petite musique intérieure, dis- crète, qui lui appartient en propre et qui associe, à la manière de Chateaubriand ou de Joseph Bard, l’émotion esthétique et la sensibilité spirituelle. Une étonnante réflexion donnée dans les Mémoires d’un touriste montre l’esthète dans l’attitude de celui qui prie : “La voix morale que les vieilles cathédrales ont pour nous, ce qu’elles disent à notre âme lorsque nous les considé-

12. Mémoires d’un touriste, Nivernais 18 juin 1837. 13. Prosper Mérimée, Notes d’un voyage dans le midi de la France, Bruxelles, 1835, p. 69-76 (74). 14. Mémoires d’un touriste, Nivernais 18 juin 1837. 15. Joseph Bard, 1803-1861, op. cit., 2010, p. 197t 16. Louis-Sébastien Mercier, Tableaux de Paris, Amsterdam, 1782-1788 (2e Éditions), t. VII, p. 71. Sur le préromantisme du xviiie siècle et Sébastien Mercier, voir : Henri F. Majewski, The preromantic imagination of L.-S. Mercier, New York, 1971. Le dandy marchand de fer et la vulgate de l’art moyenâgeux rons dans un moment de calme et de tranquillité, est l’effet du style17”. Plus explicite, l’arrivée à Bourges, un soir, et l’entrée tardive dans une cathédrale aussi ténébreuse que celle de Mer- cier fournit à l’auteur une ambiance lumineuse – pénombre et basses lumières – favorable à l’introspection et à l’épanchement spirituel : “Il était presque nuit ; je me suis hâté d’entrer dans l’église de peur qu’on ne la fermât ; en effet, comme j’entrais, on allumait deux ou trois petites lampes dans ce vide immense. Je l’avoue, j’ai éprouvé une sensation singulière : j’étais chrétien, je pensais comme saint Jérôme que je lisais hier. Pendant une heure mon âme n’a plus senti tout ce qui la martyrisait à coups d’épingle depuis mon arrivée à Bourges18”. Stendhal fait sans doute référence à la célèbre lettre dans laquelle saint Jérôme a raconté une visite des catacombes de Rome, référence révélatrice d’un imaginaire romanesque et torturé19.

La couleur des restaurations

Ténèbres, pénombre et lumière définissent l’ambiance lumineuse. L’éclairage naturel fonde l’ambiance colorée, créée par la qualité de la lumière du jour, par le filtre des vitraux, mais aussi par les couleurs des murs qui imprègnent la lumière incidente20. L’auteur de Le rouge et le noir s’est montré évidemment très sensible à la couleur en architecture. Doté d’une belle mémoire visuelle, il se souvient des colorations naturelles des pierres de construction, avec la précision nécessaire pour établir des rapports entre monuments. À Béhobie, dans les Pyrénées, il note que “Cette église est en pierre de moyenne grosseur mais de forme carré long et parfaitement égales, à peu près comme les remparts d’Avignon, dont elle a aussi la belle couleur café au lait tirant 21 sur le jaune ”. 87 La question est loin d’être anodine. Elle concerne à la fois l’actualité de l’histoire de l’art, l’évolution consécutive du bon goût et les problèmes de restauration. Dans les années 1830, par exemple, l’étude archéologique par Jacques-Ignace Hirttof de la polychromie du temple de Sélinonte22 avait soulevé les passions et suscité un effet de mode, très vite propagé par les envois de l’École de Rome. Stendhal s’en fait l’écho à propos de l’architecture romane d’Auvergne, sur- chargée de motifs colorés dans les parements du chevet : “En Auvergne, on tire un grand parti de la différence de couleur dans les matériaux des surfaces. Les Anciens peignaient les façades de leurs temples. Avant cette découverte assez récente, les savants d’académie maudissaient cette pratique23”. La question de la polychromie ornementale dans l’architecture médiévale ne se posait pas encore. Dans son rapport de 1831 au ministre de l’Intérieur, Ludovic Vitet, inspec- teur des Monuments historiques, insistait pourtant sur cette caractéristique : “On ne comprend pas l’art du Moyen Âge, on se fait l’idée la plus mesquine et la plus fausse de ces grandes créa- tions d’architecture et de sculpture, si, dans sa pensée, on ne les rêve pas couvertes du haut en

17. Mémoires d’un touriste, Nivernais, 18 juin 1837. 18. Mémoires d’un touriste, Bourges, 20 juin 1837. 19. Patres Latini 25, 375. Voir par exemple : V. Fiocchi Nicolai, F. Bisconti, D. Mazzoleni, Les catacombes de Rome, Origine, développement, décor, inscriptions, Turhout, 2000. 20. Voir par exemple : S. Reiter, A. de Herde, L’éclairage naturel des bâtiments, Louvain, 2004 ; N. Reveyron, “Espace et lumière”, Archéologie du vitrail et du de verre en France (ve-xiie siècle), Table-ronde d’Auxerre (Centre d’Études Médiévales, 15-16 Juin 2006), Paris, 2010, p. 263-276. 21. Voyage dans le midi de la France, Béhobie, 17 avril 1838. 22. Jacques-Ignace Hittorf, “De l’architecture polychrome chez les Grecs, ou restitution complète du temple d’Empédocle dans l’acropole de Sélinunte. Extrait d’un mémoire lu aux Académies des inscriptions et belles-lettres et des beaux-arts”, Annales de l’Ins- titut de correspondance archéologique, 1830, p. 263-284. 23. Mémoires d’un touriste, Clermont-Ferrand, 18 juin 1837. Nicolas Reveyron

bas de couleurs et de dorures. De toutes les importations de l’Orient, il n’en est peut-être pas qui se soient répandues avec plus de faveur et plus universellement que le goût et le besoin des cou- leurs. On en vint à vouloir que tout fût coloré, tout, jusqu’à la lumière ; et les rayons du soleil ne pénétrèrent plus dans les habitations qu’à travers du rouge, du jaune ou du bleu24”. Mais, en 1833, Dom Guéranger, regardant les statues de la priorale de Solesmes, ne pouvait imaginer que les couleurs pouvaient être d’origine : “Les statues de l’église avaient souffert d’innombrables mutilations de doigts et autres parties moindres, qu’on a restaurées en très grand nombre. On leur avait en outre peint les yeux par le caprice de quelque Prieur du xviiie siècle, qui leur don- nait un air hagard qui m’avait beaucoup frappé dans mon enfance, et qui cessa dès qu’on eut gratté ces vilaines prunelles25”. L’actualité dans les restaurations des édifices médiévaux s’est rappelée à lui devant la cathé- drale de Bourges : “Comme j’étais à admirer la façade de l’église, j’ai vu que l’on donnait une couleur au grand portail gothique, récemment restauré. Cette couleur, destinée à le mettre en rapport avec ce qui l’environne, me semble un peu trop bleue26”. Fait remarquable, Stendhal porte alors un jugement de valeur nuancé et fondé sur le bon goût, précisément le même qu’il eût exprimé devant une œuvre de la Renaissance. En d’autres termes, la passion qu’il éprouvait pour cette période de l’art faisait de la Renaissance son éternel présent, alors que l’architecture médiévale, quand elle ne s’inspire pas directement de l’Antiquité comme à Autun ou en Avi- gnon27, appartenait bien au passé. Dans La recherche du temps perdu, Proust a formulé cette même intuition de la confusion au présent de l’œuvre et de l’amateur : “Il me semblait que j’étais moi-même la date de ces sculptures28”. Stendhal fait le départ entre conservation et restauration. Mais, quoique radicale, la dis- 88 tinction des deux domaines n’est pas dénuée d’ambiguïté. La conservation relève pour lui de la préservation des témoins d’une culture passée ; mais ces témoins sont aussi des œuvres d’art. À Autun, par exemple, la confrontation de l’art et de la vie quotidienne, et la plus quotidienne qu’il puisse s’imaginer, lui arrache ces lamentations sur l’amphithéâtre ou le Temple de Janus : Ils [les habitants d’Autun] ont achevé de démolir pour ce noble usage [construire leurs maisons] le grand amphithéâtre indiqué ci-dessus, et dont les savants les plus respectable, par exemple, Montfaucon, ont publié des dessins imaginaires […]. Le paysan auquel appartient le champ se plaint de ce que cette masure [le Temple de Janus] attire des curieux qui causent des dégâts, et je pense que bientôt il obtiendra des autorités la per- mission de la démolir29.

24. Ludovic Vitet, Rapport à M. le ministre de l’Intérieur sur les monuments, les archives, les bibliothèques et les musées des départements de l’Oise, de la Marne, de l’Aisne, du Nord et du Pas-de-Calais, 1831 (Paris, 20 février 1831). Texte publié dans : Ludovic Vitet, Études sur les Beaux-Arts. Essais d’archéologie et fragments littéraires, t. II, Paris, 1846, p. 36-130 (65). Sur la question de la redécouverte de la polychromie médiévale, voir par exemple : B. Foucart, Le renouveau de la peinture religieuse en France, 1800-1860, Paris, 1987 ; L. Pressouyre, R. Dulau, J. Mayer, Le dévoilement de la couleur : relevés et copies de peintures murales du Moyen Âge et de la Renaissance, Paris, Conciergerie, exposition, 15 décembre 2004-28 février 2005, Paris, 2004. Sur la polychromie des sculptures médiévales, voir en dernier lieu : Cl. Raynaud, “Conserver plutôt que restaurer, Le comité des arts et monuments (1837-1850) et la sauvegarde des sculptures médiévales en France”, Technè, 32-2010, p. 91-99. 25. Dom Prosper Guéranger, Mémoires autobiographiques (1805-1833), préface de Dom Louis Soltner, 2005, p. 207. 26. Mémoires d’un touriste, Bourges, 21 juin 1837. 27. “Le porche [de Notre-Dame-des-Doms] est une copie de l’antique fort singulière et peut être unique. On peut le supposer élevé avant les invasions des Sarrasins qui désolèrent la Provence ; il présente des détails de construction fort curieux à observer”. Mémoires d’un touriste, Avignon, 15 juin 1837. 28. Voir : Luc Fraisse, L’œuvre cathédrale, Proust et l’architecture médiévale, Paris, 1990 ; Isabelle Serça, “Le passé n’est pas si fugace, il reste sur place”, Proust et le Moyen Âge 1, Colloque international (université Bordeaux 3, mars 2010), à paraître. Sur la tempora- lité en histoire de l’art, voir par exemple : N. Reveyron, “Chronologie, périodisation, polychronie. Les temps de l’histoire de l’art médiéval”, Perspectives, 2009, p. 703-714. 29. Mémoires d’un touriste, Autun, 30 avril 1837. Le dandy marchand de fer et la vulgate de l’art moyenâgeux

À Bourges, il se trouve confronté à une campagne de restauration menée sur Saint-Étienne : Par bonheur, la porte de la cathédrale était encore ouverte. On est en train de restaurer ce grand portail gothique et fort bien. (J’ai su le lendemain que ce travail très remarquable est dû à un homme de sens et de talent, qui, depuis quinze ou vingt ans, s’occupe avec passion des réparations à faire à ce grand édifice : monsieur Jullien, architecte de la ville de Bourges)30.

Ses réactions nous permettent d’observer in vivo l’attitude d’un dandy face à cette réalité qui commence d’être théorisée par les responsables des monuments historiques et les architectes. Car l’écrivain adopte l’attitude du védutiste qui met le joli à la place du nécessaire et ne se soucie ni de la préservation des pièces anciennes, ni de l’accord entre l’original et le refait : “Rien n’est plus curieux, et j’oserai même dire plus joli, que les deux portes latérales de l’église. Celle qui est du côté de l’archevêché, c’est-à-dire au midi, a des figures dont les draperies seraient dignes d’une statue romaine. M. Jullien, l’habile architecte de la cathédrale, en a restauré les arcs- boutants avec toute la grâce possible. Il a placé sur le toit une balustrade, dont je ne me lassais pas d’admirer l’élégance. C’est surtout vue du jardin de l’archevêque qu’elle produit un effet charmant31”. Cette absence de distanciation historique signifie aussi que, pour lui, comme pour beaucoup sans doute, la restauration relevait de l’architecture contemporaine (ce qu’elle était effectivement dans l’harmonisation en bleu du portail et de l’environnement urbain) et non du monument médiéval, qu’elle était assimilable à ces embellissements modernes d’édifices anciens qui surimposaient à une façade romane un portique classique, comme à Tournus. Attitude pour nous très surprenante, et qui porte en germe une autre forme de restauration caractéristique du xixe siècle tardif, la dérestauration, et sa forme plus courante : la débaroquisation. 89

Le discours du guide

Cet étrange décalage entre les appréciations du Touriste, satisfait des jolies réparations, et les exigences de la restauration monumentale a son origine dans une sensibilité romantique de nature littéraire. Elle a pris chez Stendhal des formes diverses. Sensibilité aux lieux de mémoires, comme le cimetière près de Thonon, qu’il n’a en réalité jamais vu32 : “J’ai fait une dernière promenade sur la route de Thonon ; j’ai trouvé l’inscription suivante sur la porte d’un petit cimetière gothique, dont les murs tombent de toutes parts sous la main du temps : La mémoire des morts demeure, Dans les monuments ruinés ; Là, douce et clémente à toute heure, Elle parle aux fronts inclinés33”. Sensibilité aux paysages naturels : Le pittoresque, comme les bonnes diligences et les bateaux à vapeur, nous vient d’Angle- terre ; un beau paysage fait partie de la religion comme de l’aristocratie d’un Anglais ; chez lui, c’est l’objet d’un sentiment sincère. La première trace d’attention aux choses de la nature que j’ai trouvée dans les livres qu’on lit, c’est cette rangée de saules sous laquelle se réfugie le duc de Nemours, réduit au désespoir par la belle défense de la prin- cesse de Clèves34.

30. Mémoires d’un touriste, Bourges, 20 juin 1837. 31. Mémoires d’un touriste, Bourges, 20 juin 1837. 32. Stendhal, Voyages en France, op. cit., 1992, p. 467, note 8. 33. Voyage en France, Genève, 1837. 34. Mémoires d’un touriste, Route de Langres à Dijon, 10 mai 1837. Nicolas Reveyron

Cette sensibilité est étroitement liée à sa capacité tout romantique de voir sous la réalité immédiate des réalités cachées, comme un peintre regarde dans un paysage un jeu de formes géométriques, de lignes et des couleurs : “La triste plaine que l’on aperçoit de là-haut [la tour de la cathédrale de Bourges] est à peine variée par quelques ondulations couvertes de bois, au milieu desquels j’ai reconnu la ligne blanche de la grande route de la Charité et la brèche qu’elle forme dans les arbres35”. Cette capacité l’autorise à créer des métaphores spectaculaires, mais pédagogiquement efficaces et qui, par le caractère incongru qu’elles affichent parfois, comme la botte d’asperge ou la carte à jouer36, dessinent à grands traits le caractère bonhomme et simple du marchand de fer. Mais à côté des connaissances scientifiques et des jugements personnels apparaissent d’autres mentions, très diverses, concrètes, immédiatement constatables, qui ont été visiblement empruntées aux discours des guides. La vérification sur place, immédiatement, par le visiteur de ces affirmations leur confère une valeur de vérité. Stendhal cite par exemple les dimensions des édifices et le nombre d’éléments remarquables37, l’habileté des sculpteurs38 ou les qualités techniques des constructions39. Dans les monuments romains d’Autun, par exemple, “La solidité de la construction est bien d’accord avec l’admirable majesté de l’architecture : les pierres ne sont liées par aucun ciment ; les joints ne sont que des traits où il est impossible de faire pénétrer une lame d’un couteau”, preuve par la lame du couteau qui est un topos du genre. De fait, l’homme qui garde le monument ou le fait visiter40 – il n’a pas encore pris le nom de guide – est un personnage incontournable de cette littérature. Maître officieux, mais réel des lieux, il a le droit de vie et de mort sur la visite : Le lendemain, raconte Nerval séjournant à Saint-Germain-en-Laye, je me rendis au châ- teau pour voir où en était la restauration. Le sergent-concierge me dit, avec un sourire 90 qui n’appartient qu’à un militaire de ce grade : “Monsieur, seulement pour raffermir les fondations du château, il faudrait neuf millions ; les apportez-vous ?’’ Je suis habitué à ne m’étonner de rien : “Je ne les ai pas sur moi, observai-je ; mais cela pourrait encore se trouver ! – Eh bien ! dit-il, quand vous les apporterez, nous vous ferons voir le château’’41.

À Bourges, le 20 juin, Stendhal fait cette première rencontre, au jour déclinant. La cathédrale est prise par l’obscurité. J’avais le bonheur d’être presque seul, et le jour tombait rapidement. Au bout d’un cer- tain temps, j’ai vu le portier décrire de grands cercles autour de moi : voyant enfin que

35. Mémoires d’un touriste, Bourges, 21 juin 1837. 36. Voyage en France, Lyon, 1837 : “Les architectes romans observèrent qu’en donnant à un pilier massif la forme d’un faisceau de colonnes ou d’une botte d’asperge, si l’on me permet cette comparaison sensible, le pilier semblait moins gros et plus léger. Dans la suite, les architectes gothiques mirent des échasses à cette idée, qui devint la base de leur système de hardiesse”. Mémoires d’un tou- riste, Bourges, 20 juin 1837 : “Elle n’a qu’une tour ; elle a la forme d’une carte à jouer, elle est divisé en cinq nefs par quatre rangées d’énormes piliers figurant des faisceaux de colonnes grêles et excessivement allongées”. On se rappelle que le Voyage en France a été conçu comme une suite aux Mémoires d’un touriste. 37. “La nef principale [de la cathédrale de Bourges] a cent-quatorze pieds de hauteur sous clef et trente-huit pieds de large ; la longueur totale de l’édifice est de trois-cent-quarante-huit pieds. La hauteur moyenne des colonnes est de cinquante-deux pieds. La grande rosace, ornée de ces vitraux aux vives couleurs fabriqués au xiie siècle, n’a pas moins de vingt-sept pieds de diamètre”. Mémoires d’un touriste, Bourges, 20 juin 1837. 38. “J’ai voulu revoir les jolis petits marbres de dix pouces de haut [des tombeaux des ducs de Bourgogne, à Dijon] ; il faut souvent aller chercher leur figure au fond de leur capuchon (comme dans les statues de Notre-Dame de Brou)”, Mémoires d’un touriste, Beaune, 12 mai 1837. 39. “Il y a [dans la maison des Enfants-Bleus, à Bourges] surtout un escalier tournant, au coin de la plus petite cour, que je n’oublie- rai point ; seulement, on dirait qu’il a été fait pour des hommes de quatre pieds de haut, tant il est exigu. Les pierres qui le forment n’ont point six pouces d’épaisseur, je ne conçois pas comment tout cela tient”, Mémoires d’un touriste, Bourges 20 juin 1837. Mémoires d’un touriste, Autun, 30 avril 1837. 40. En dernier lieu, voir : La visite du monument, dir. Catherine Bertho-Lavenir, Clermont-Ferrand, 2004. 41. Promenades et souvenirs, II “Le château de Saint-Germain”, publié dans l’Illustration en 1855. Gérard de Nerval, Promenades et souvenirs, éd. Léon Cellier, Paris, 1972, p. 61-62. Le dandy marchand de fer et la vulgate de l’art moyenâgeux

je ne comprenais pas, il s’est avancé à ma rencontre d’un air résolu, qui n’était peut être que de la timidité, et il m’a dit qu’il fallait sortir […]. J’ai conquis subitement son amitié par mes façons généreuses ; il m’a donné une foule de détails qui dans le moment m’ont vivement intéressé ; il m’a dit que sous le chœur il y a une église souterraine (ou crypte).

Portier et passeur, comme Charon, le guide improvisé fait passer, contre une obole, le voya- geur qui l’attend au bord d’un de ses grands cercles, comme les cercles de Dante, et le conduit à travers l’obscurité. À mon instante prière, le portier est allé prendre une lanterne et je suis descendu avec lui dans la crypte (ou église souterraine). Là, j’ai vu le tombeau de Jean 1er, duc de Berry ; sa grosse tête a l’air orgueilleux et méchant. Parlerai-je du plaisir que j’avais à parcourir cet immense édifice, éclairé seulement par deux petites lampes devant les autels et notre lanterne ?

L’imaginaire romantique et les manuels d’archéologie sacrée ont fait de la crypte, autre topos de la visite, le lieu des origines et la matrice de l’église. Mais la nuit, à l’extérieur de la cathédrale, la ville se révèle un autre enfer, un autre labyrinthe qui fournira un autre guide, plus inquiétant : Pour couronner mes infortunes, ce soir […] je me suis complètement perdu. Il était l’heure indue de dix heures et il n’y avait personne dans une quantité de petites rues, toutes en lignes courbes�������������������������������������������������������������������������������� et formant des labyrinthes. À chaque pas, j’arrivais à une petite place plan- tée d’arbres. Enfin j’ai trouvé un ivrogne le plus singulier du monde, profondément ivre, mais qui parlait encore assez bien, et s’offensait de ce que je lui adressais la parole […]. Voyant que je ne bougeais et que je continuais à le questionner : “Allez par-là, m’a-t-il dit en gouaillant, vous trouverez la poste qui vous mènera où vous voudrez”. Il a beaucoup ri de ce trait d’esprit et s’en allait en le répétant et battant les murs. 91

Le lendemain, le 21 juin, jour du solstice d’été, la lumière solaire brise l’enchantement : J’ai retrouvé le portier, et avec lui je me suis couvert d’une noble poussière en montant dans les galeries de l’église et à la tour […]. Je suis descendu de nouveau dans l’église souterraine. Mais combien n’était-elle pas plus belle hier soir, à la lueur de notre unique lampe ! J’ai vu quelques sculptures médiocres ; les draperies sont moins laides que les parties nues. La magnifique sacristie a été bâtie par Jacques Cœur.

Et ce retour au réel s’accompagne d’un nouveau changement de guide, à l’occasion d’une nouvelle visite : Je suis retourné rapidement à la cathédrale ; le portier, mon ami, m’a donné un guide de quinze ans, que j’avais refusé plusieurs fois, et même avec humeur, et qui, malgré sa jeunesse, s’est fort bien acquitté de ses fonctions. Il sait par cœur les noms de cinq ou six choses à voir. Mon jeune guide allait trottant devant moi, et répétant à demi-voix la liste de toutes les belles choses que doit voir l’étranger qui visite Bourges.

Ce long texte méritait d’être cité pour sa valeur initiatique. Au premier sens du terme, puisque le visiteur est initié aux mystères de la cathédrale et de la ville. Au sens métaphorique, ensuite. En effet, cette lente dégradation du mystère, qui s’accomplit symboliquement au solstice d’été, annonce ce que Marcel Gauchet a dénommé le “désenchantement du monde42”. L’initiation a cédé la place à une visite guidée plus exhaustive, puisqu’elle s’est étendue de la tour à la crypte, plus satisfaisante pour l’amateur d’art, puisqu’elle s’est déroulée en plein jour, plus sérieuse sur

42. Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde, Une histoire politique de la religion, Paris, 1985. Nicolas Reveyron

le plan scientifique, puisque le jeune guide, discret, n’a rien omis d’essentiel dans sa liste de curiosités qui a remplacé le discours du vieux guide. Le texte résonne comme une métaphore de la restauration : elle enlève aux vieux monuments les stigmates très évocateurs de leur passé au profit d’une actualisation qui les place sous les feux des projecteurs. “Je ne vois plus dans l’inté- rieur qu’un temple, prophétisait Sébastien Mercier ; les temples doivent être vieux”. À l’heure où l’on complète des monuments historiques avec des maçonneries “à l’ancienne”, neuves, mais fondues dans la restauration générale, et des apparences de ruines, propres et solides, la leçon mérite d’être méditée.

92 Également aux PUBP

- Bruno Phalip, Céline Perol et Pascale Quincy-Lefebvre (dir.), Marthe et Marie- Madeleine. Deux modèles de dévotion et d’accueil chrétien, coll. “Histoires croisées”, 2009, 105 p., ouvrage numérique (PDF). - Jean-Philippe Luis, Pauline Prevost-Marcilhacy, Marc Favreau, Guillaume Glorieux (dir.), De l’usage de l’art en politique, coll. “Histoires croisées”, 2009, 139 p., ouvrage numérique (PDF). - Jean-François Luneau, Félix Gaudin, peintre-verrier et mosaïste, coll. “Histoires croisées”, 2006, 624 p. - Catherine Bertho-Lavenir (dir.), La visite du monument, coll. “Histoires croisées”, 2004, 216 p. - Caroline Roux, La pierre et le seuil. Portails romans en Haute-Auvergne, coll. “Études sur le Massif central”, 2004, 380 p. - Annie Regond et Pascale Chevalier (dir.), Sculptures médiévales en Auvergne. Création, dis- parition et réapparition, , coll. “Études sur le Massif central”, 2008, 182 p. - Dominique Jarrassé, Les thermes romantiques. Bains et villégiatures en France de 1800 à 1850, coll. “Histoires croisées”, 1992, 296 p. - Pierre Estienne, Volvic : terre, pierre et eau. Treize siècles d’histoire, 1994, 364 p.

- Pascale Auraix-Jonchière, Écrire la peinture entre le xviiie et xixe siècles, coll. “Révolutions et romantismes”, 2003, 494 p.

Restaurer au XIXe siècle © Presses Universitaires Blaise-Pascal, 2012 ISBN (pdf) 978-2-84516-528-1