ILCEA Revue de l’Institut des langues et cultures d'Europe, Amérique, Afrique, Asie et Australie

23 | 2015 Le national-socialisme dans son cinéma

Éric Dufour et François Genton (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/ilcea/3289 DOI : 10.4000/ilcea.3289 ISSN : 2101-0609

Éditeur UGA Éditions/Université Grenoble Alpes

Édition imprimée ISBN : 978-2-84310-305-6 ISSN : 1639-6073

Référence électronique Éric Dufour et François Genton (dir.), ILCEA, 23 | 2015, « Le national-socialisme dans son cinéma » [En ligne], mis en ligne le 09 juillet 2015, consulté le 11 octobre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/ilcea/3289 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ilcea.3289

Ce document a été généré automatiquement le 11 octobre 2020.

© ILCEA 1

SOMMAIRE

Avant-propos Éric Dufour et François Genton

L’Histoire du cinéma nazi : quarante ans après… Pierre Cadars

The Münchhausen Complex: From Adaptation to Intermediality Sabine Hake

L’Homme au cheval blanc (Der Schimmelreiter) de Theodor Storm à l’écran du national-socialisme à la guerre froide (1934 – 1977 – 1984) François Genton

« On ne peut construire sur un mauvais fondement. » Herbert Maisch et son rapport au nazisme dans Andreas Schlüter (1942) Ferdinand Schlie

Ewiger Wald et la figure tutélaire de Richard Wagner Art total et instrumentalisation de la musique sous le nazisme Rémy Sanvoisin

La postérité stylistique du Triomphe de la volonté et des Dieux du stade Laurent Jullier

Faire peur, faire « vrai » : Der ewige Jude. Objectifs, procédés et paradoxes d’un « documentaire » antisémite Claire Aslangul

Die Rothschilds. Aktien auf Waterloo (Erich Waschneck, Deutschland, 1940) Johanne Hoppe

Une analyse de Heimkehr (G. Ucicky, 1941) Éric Dufour

ILCEA, 23 | 2015 2

Avant-propos

Éric Dufour et François Genton

1 Pourquoi parler du cinéma nazi en 2015 ? Le national-socialisme n’a pas marqué l’histoire du cinéma mondial. Aucun film tourné alors ne s’est imposé dans le « canon » universel : dans une période que l’on peut considérer comme particulièrement novatrice et riche en chefs-d’œuvre, la mémoire internationale ne retient de la production allemande que des images souvent citées, trop souvent peut-être, pour exprimer l’horreur qu’inspire un régime coupable des pires crimes de l’histoire. Mais personne n’ira jusqu’à défendre l’idée selon laquelle les films de propagande de Leni Riefenstahl, voire l’abominable pseudo-documentaire Le Juif éternel ou Le Péril juif (Der ewige Jude) de Fritz Hippler (1940), pour nommer les principaux films nazis cités, sont des chefs-d’œuvre au même titre que les grands films de Jean Renoir, Marcel Carné, Ernst Lubitsch, Charles Chaplin, John Ford, Sergueï Eisenstein ou Alfred Hitchcock, pour ne mentionner que quelques noms parmi des dizaines d’autres qui s’imposent.

2 Pourquoi alors parler d’un cinéma dont les films les plus « politiques » ne peuvent être projetés que dans des conditions restrictives, avec un fort encadrement didactique1, et dont les films plus « légers » n’intéressent guère sur le plan international ? D’abord pour combattre certains préjugés tenaces : tous les films tournés entre 1933 et 1945 sur le territoire du Reich hitlérien sous le contrôle étroit des services du « ministre du film » Goebbels, voire du ministre lui-même, n’étaient pas a priori politiques, l’écrasante majorité relevait du divertissement. Si le cinéma « totalitaire » que fut le cinéma sous Goebbels ne pouvait tolérer l’expression d’un discours ouvertement opposé au régime, il n’en reste pas moins que le régime lui-même a voulu rester au niveau de la sophistication technique de Hollywood tout en créant l’impression d’une continuité, et non d’une rupture, dans l’évolution du divertissement moderne. Le Troisième Reich a voulu une normalité de l’entertainment, avec ses stars, ses rengaines plus ou moins faciles. Comme les autres cinémas commerciaux du monde, le cinéma de Hitler et de Goebbels faisait miroiter un univers où l’on aimait rire et flirter, danser et chanter dans de beaux décors et en compagnie de belles personnes. À côté du luxe et de la sophistication des comportements et des décors, l’exotisme et le fantastique mêlés de comique permettaient de rêver et sans doute de compenser mainte privation et main chagrin. On recourait pour ce faire aux mêmes procédés que Hollywood et d’autres

ILCEA, 23 | 2015 3

cinémas modernes, par exemple à cette « convergence des médias » (ici cinéma et littérature) que décrit l’étude que Sabine Hake consacre au film en couleur de Josef von Baky Les Aventures fantastiques du baron Münchhausen (Münchhausen, 1943), sans doute le plus connu des films de divertissement tournés sous Goebbels.

3 Malgré cette continuité, un volume consacré au cinéma du Reich hitlérien ne peut cependant que rappeler le bouleversement qu’a représenté l’« aryanisation » pour l’industrie du film allemande non seulement d’un point de vue organisationnel, mais aussi et surtout d’un point de vue humain et artistique. Opérée dès le début du régime, cette brutale mise au pas a grandement contribué à détruire le potentiel de modernité « internationale » du film allemand. Si l’histoire du cinéma n’a pas vraiment retenu les noms des réalisateurs des films tournés sous Goebbels, ceux de Murnau, Lubitsch, Lang restent aujourd’hui encore auréolés de prestige. Ce bouleversement a concerné aussi l’orientation idéologique des films de divertissement. La charge idéologique, dénaturant le modèle littéraire adapté, crée une impression d’incohérence, mais creuse pour de longues décennies une ornière interprétative dont le cinéma allemand ne s’est dégagé que longtemps après 1945, comme le montre François Genton à propos de trois adaptations cinématographiques de la nouvelle de Theodor Storm L’Homme au cheval blanc (Der Schimmelreiter, 1934, 1977 et 1984). Dans le meilleur des cas, le produit final reste ambigu, parce que d’une certaine façon le sujet « résiste » à l’orientation idéologique, telle est la thèse de Ferdinand Schlie à propos du biopic Andreas Schlüter de Herbert Maisch (1942).

4 La charge idéologique est particulièrement lourde dans le film « documentaire » nazi. Rémy Sanvoisin montre la convergence de la musique et de l’image, sur fond de discours nationaliste et ethniciste Blut und Boden « consensuel », dans Forêt éternelle (Ewiger Wald, 1936) de Hanns Springer et Rolf von Sonjevski-Jamrowski, une tentative d’instaurer une continuité entre la pensée et l’œuvre de Richard Wagner et un film de propagande nazie. Tout à fait incohérent sur le plan historique, ce film trouve sa cohérence du seul côté d’une charge émotionnelle qui ne peut opérer que si la connivence du public est acquise. Pour Laurent Jullier, dans son étude des procédés mis en œuvre par Leni Riefenstahl dans Les Dieux du Stade (Olympia, 1938) et Le Triomphe de la Volonté (Triumph des Willens, 1934), la réalisatrice n’a pas été aussi originale qu’on le dit et la fortune des procédés qu’elle a popularisés ne signifie en rien une popularisation du national-socialisme, les procédés stylistiques n’étant pas en soi vecteurs d’idéologie. Claire Aslangul décrit avec précision les procédés de déformation mis en œuvre dans le « documentaire » antisémite Le Juif éternel de Fritz Hippler et ajoute que ce film n’a pas atteint un public aussi large que la fiction contemporaine Le Juif Süss.

5 C’est aussi en 1940 que sort la fiction « historique » Les Rothschilds d’Erich Waschnek (Die Rothschilds. Aktien auf Waterloo). Johanne Hoppe étudie la structure idéologique de ce film antisémite ainsi que son accueil critique et public. L’auteur se penche également sur la question de savoir s’il est encore nécessaire aujourd’hui de soumettre un tel film aux conditions qui président à la projection publique de « films sous réserve », car telle est la catégorie fixée pour les films nazis à forte charge idéologique. Le film de Gustav Ucicky Retour au pays (Heimkehr, 1941), étudié par Éric Dufour, est une représentation proprement idéologique, c’est-à-dire inversée, du réel : les nazis qui sont en train de massacrer par centaines de milliers les populations d’Europe centrale et orientale, juives et slaves, décrivent des Polonais s’apprêtant à massacrer d’innocents civils de « souche » allemande. Ici aussi, les procédés mis en œuvre, et qui visent une

ILCEA, 23 | 2015 4

identification émotionnelle forte, ne sont pas « en soi » idéologiques puisqu’ils peuvent être retournés contre leurs auteurs : autrement dit, pour peu qu’on veuille susciter une émotion « de bon aloi », il vaut mieux renoncer à la figuration et viser une appréhension historiquement juste du passé.

6 Le texte par lequel s’ouvre cette publication rappelle le travail pionnier qu’accomplirent dans les conditions d’un autre temps Francis Courtade et Pierre Cadars dans leur Histoire du cinéma nazi (1972). Ici furent jetées les bases d’une étude sans a priori, mais sans concession, du cinéma nazi. Ce livre n’a rien perdu de la force qui en fit à l’époque un événement. Comme Pierre Cadars, nous souhaitons qu’il soit réédité et que certaines analyses ou certains jugements soient peut-être revus ou complétés, ce qui n’est pas un grand mérite en un temps où il est possible de voir et revoir des films que les auteurs ne purent visionner qu’une fois et parmi beaucoup d’autres visionnés la même journée. Il faudra alors tenir compte des acquis de la recherche depuis quarante ans, notamment de la recherche allemande, anglo-saxonne, mais aussi italienne et française. Il est à souhaiter aussi que cette fois la traduction allemande soit complète et fidèle. Nous avons été heureux de placer ce projet dans la continuité de ce grand livre et de pouvoir à la cinémathèque de Grenoble, en 2013, renouer avec une réalisation dont l’idée fut lancée à la cinémathèque de Toulouse dans les années 1960.

7 Parmi les nombreuses questions soulevées par les études ici publiées, il en est une qui nous semble mériter une attention particulière pour de futurs prolongements : le problème de la continuité-rupture que représente le cinéma du ministre Goebbels, notamment dans le cas majoritaire du film « de divertissement », ne conduit-il pas, par ricochet, à poser le problème de cette catégorie de films pendant la république de Weimar, et particulièrement durant les premières années du film parlant ?

NOTES

1. Lors du colloque international Le National-Socialisme dans son cinéma, dont la plupart des textes ici présentés sont issus (Cinémathèque de Grenoble – PLC et ILCEA4 de l’Université Grenoble Alpes, 5-7 juin 2013), la projection du film de Veit Harlan Le Juif Süss (Jud Süß, 1940) fut introduite le 6 juin par Dr Christian Seebode, Consul général de la République fédérale d’Allemagne à Lyon. Nous remercions ici la Région Rhône-Alpes, Grenoble Alpes-Métropole, la Ville de Grenoble, la Cinémathèque de Grenoble, les universités Pierre Mendès-France (Grenoble 2) et Stendhal (Grenoble 3) et les unités de recherche PLC et ILCEA4 de leur soutien.

ILCEA, 23 | 2015 5

AUTEURS

ÉRIC DUFOUR PLC, Université Grenoble Alpes

FRANÇOIS GENTON ILCEA4, Université Grenoble Alpes

ILCEA, 23 | 2015 6

L’Histoire du cinéma nazi : quarante ans après… Geschichte des Films im Dritten Reich: 40 Jahre später

Pierre Cadars

1 L’Histoire du cinéma nazi, que j’ai écrite avec Francis Courtade, a été publiée par Éric Losfeld, il y a quarante ans, en 1972. C’était, à quelques mois près, quarante ans après la prise du pouvoir par Hitler. Une question se pose d’emblée : quel temps, combien de décennies, faut-il pour avoir un regard détaché — je n’ose pas dire, objectif — sur une époque particulièrement troublée et sur ses manifestations artistiques ? Cette question, nous n’arrêtions pas de nous la poser, en préparant ce livre. Elle est encore valable aujourd’hui. Pour ma part, je n’entends pas apporter des éléments nouveaux à la connaissance de ce cinéma, avec lequel j’ai depuis longtemps déjà pris des distances. Je me contenterai de livrer un témoignage sur ce qui a été, de notre part, une sorte d’aventure collective en terrain miné, tout en posant d’autres questions, plus générales : pourquoi ? comment ? et, à quoi bon ?

2 Afin d’y répondre précisément, je souhaite présenter tout d’abord les protagonistes de cette aventure. On comprendra mieux ainsi dans quel esprit elle s’est déroulée.

3 Raymond Borde est à l’origine de ce projet. Il est aussi le signataire de la préface du livre, préface qui apparaît comme un véritable manifeste de ce que doit être, à son avis, la recherche historique dans le domaine du cinéma. Il ne se prive pas au passage d’égratigner la « politique des auteurs » ainsi que l’enseignement du cinéma tel qu’il commence alors à se généraliser dans les lycées et les universités. Lui-même a déjà publié, seul ou en collaboration, plusieurs ouvrages consacrés au cinéma (Panorama du film noir américain, Néoréalisme italien, Nouveau cinéma italien, Cinéma réaliste allemand…), il a été membre du groupe surréaliste et est l’auteur d’un pamphlet contre la société de consommation intitulé L’Extricable (Éric Losfeld/Le Terrain vague, 1964). Il a tenu une chronique régulière dans Les Temps modernes et a fourni plusieurs articles à la revue Positif, depuis ses tout premiers numéros. Il est surtout le fondateur de la Cinémathèque de Toulouse, qui après avoir été une antenne régionale de la Cinémathèque française, s’est transformée en association indépendante en 1964. L’année suivante, la

ILCEA, 23 | 2015 7

Cinémathèque de Toulouse a été admise comme membre de la Fédération internationale des archives du film (FIAF) qui, créée officiellement en 1938, regroupait — et regroupe toujours aujourd’hui — les plus grandes archives du cinéma dans le monde. À noter qu’en 1965 la Cinémathèque française avait décidé de ne plus en faire partie, ce qui laissait une place de choix pour Toulouse, qui pouvait ainsi entretenir des rapports réguliers d’informations et d’échanges avec Bruxelles, Stockholm, Moscou, Prague ou Berlin. C’est à Berlin justement que Raymond Borde rencontre en juin 1967, lors du congrès annuel de la FIAF, les deux principaux responsables du Staatliches Filmarchiv der DDR, Herbert Volkmann et Wolfgang Klaue. Leur vient l’idée d’un ouvrage sur le cinéma nazi, dont je serais l’auteur. Un séjour à Berlin-Est est prévu pour les mois suivants, afin que je puisse visionner quelques films fondamentaux, mais, mis ainsi « au pied du mur », je me rends compte que ma connaissance scolaire de l’allemand ne saurait me suffire pour mener à bien ce travail. Le séjour à Berlin est donc remis à l’année suivante et il est décidé que j’irai y travailler, non plus seul mais en compagnie de Francis Courtade.

4 Francis Courtade est un peu plus âgé que moi (il est né en 1932), il enseigne l’allemand et est bien sûr cinéphile. Il a longtemps vécu à Toulouse et vit désormais dans la banlieue parisienne. C’est un ami de Raymond Borde, avec qui il a participé — ainsi qu’avec Freddy Buache — à la rédaction de l’ouvrage consacré au Cinéma réaliste allemand (« Documents de cinéma » de la Cinémathèque suisse, 1959 ; nouvelle édition, complétée : Serdoc/Lyon, 1965). Seul, il a publié chez Éric Losfeld, une monographie de Fritz Lang (1963). Après l’Histoire du cinéma nazi, il écrira d’autres livres de cinéma, consacrés en particulier au Jeune cinéma allemand, au Cinéma expressionniste ainsi qu’aux Malédictions du cinéma français. Il avait entrepris une histoire de la DEFA (société de production de l’ex-RDA), non publiée à ce jour. Il est décédé l’an dernier.

5 En 1968, lorsque je pars avec Francis Courtade (et son épouse, elle même professeur d’allemand) à Berlin, je suis depuis plusieurs années déjà conservateur-adjoint de la Cinémathèque de Toulouse (bénévole comme tous ceux qui en font partie) ; depuis un an j’enseigne l’histoire et la géographie. Né en 1944, je ne peux que me demander, comme beaucoup de Français de mon âge, quelle aurait été mon attitude au moment de la guerre et de l’Occupation.

6 Éric Losfeld, enfin, qui publiera notre livre, est un éditeur parisien que l’on peut qualifier de « sulfureux ». Il a été et reste encore l’éditeur des surréalistes mais est surtout connu pour ses publications érotiques (Emmanuelle, par exemple) et de cinéma (Positif, Midi Minuit Fantastique…) En 1979, année de sa mort, est paru le livre de ses souvenirs dont le titre, Endetté comme une mule ou la passion d’éditer, résume parfaitement sa personnalité et son action.

7 Notre séjour à Berlin se déroule pendant deux semaines, en août 1968. Un visa nous attend à la station de métro de la Friedrichstrasse, passage obligé pour ceux qui vont de l’ouest à l’est. Nous sommes logés à l’hôtel Berolina, sur la Karl-Marx Allee, où résident de nombreux étrangers invités de la RDA. Tous les jours, nous nous rendons au siège voisin du Staatliches Filmarchiv, afin d’y visionner des films et de consulter les documents (livres, journaux, press-books…) qui sont mis à notre disposition. Comment, surtout avec du recul, ne pas être frappé par cette situation étrange : être à Berlin-Est, en 1968, amenés à voir du matin au soir des films nazis qui, depuis plus de vingt ans, ne sont plus que très rarement sortis de leurs boîtes ? Pris par notre sujet, il nous arrive de fredonner dans la rue, sans même nous en rendre compte, l’hymne de la Hitlerjugend «

ILCEA, 23 | 2015 8

Unsere Fahne flattert uns voran » ! Aucune censure apparente, en tout cas. On nous montre ce que nous souhaitons voir. Je précise que ni Francis Courtade ni moi-même nous ne sommes communistes et que, si Raymond Borde l’a été un temps après la guerre, il ne l’est plus depuis la fin des années cinquante. L’année suivante, en 1969, Francis Courtade reviendra, sans moi, à Berlin, à la fois pour voir quelques autres films « nazis » et surtout pour préparer un livre consacré aux films allemands de la DEFA.

8 Notre information — films et documents écrits — est donc venue en priorité du Staatliches Filmarchiv. À cela il faut ajouter la collaboration d’autres cinémathèques : Cinémathèque royale de Belgique, Cinémathèque suisse (Lausanne), Institut für Filmkunde (Wiesbaden), Filmoteka (Prague) ainsi que, bien sûr, la Cinémathèque de Toulouse qui avait dans ses collections quelques films de l’époque nazie et des documents divers — journaux, matériel de publicité — sur la réception de ces films en France. L’écriture du livre se fait entre 1968 et la fin de 1971. Elle est rendue difficile par notre éloignement : Francis Courtade est à Sceaux et je suis, de septembre 1969 à juillet 1971, professeur au Lycée français de Milan (Italie). Nous échangeons de nombreux courriers et nous nous rencontrons pendant les vacances scolaires. Dans le partage des tâches, il n’y a pas de séparation très nette entre nous. Nous avions pris des notes sur les films après les avoir vus ensemble. Pour le reste, il y a un mélange 2/3 Courtade, 1/3 Cadars, qui porte sur la plupart des chapitres. Nous étions dès le départ d’accord sur ce que devait être cette Histoire. Elle devait être générale et accessible à un large public. Nous entendions juger les films en tenant compte de leur portée politique mais sans négliger pour autant leur dimension artistique. De notre part, il n’y avait pas de place pour la nostalgie et, c’est évident, aucune intention de réhabiliter le nazisme sous quelque forme que ce soit. En cela, nous avions une position sensiblement différente de celle de la plupart des historiens ou critiques qui, avant nous, s’étaient penchés sur ce sujet. Pour eux le plus souvent, la qualité du cinéma allemand s’arrêtait tout net au moment de la prise du pouvoir par Hitler et ils affirmaient, sans avoir eu l’opportunité de voir ou de revoir les films, que de toute manière il ne pouvait pas y avoir un art digne de quelque estime dans un contexte politique aussi ignoble. C’est cet aveuglement volontaire que résume Raymond Borde dans sa préface avec une formule choc dont il a le secret : « on confond encore Ravensbrück et Zarah Leander ». Entendons-nous bien, il ne s’agissait pas pour nous de défendre tout le cinéma nazi mais plutôt de nous interroger sur ce qui avait fait le succès de certains films, y compris hors des frontières du Reich. Auraient-ils eu autant de succès si leur valeur artistique avait été totalement inexistante ? Autre point à éclaircir : quelle avait été exactement la rupture de 1933 ? Sur un plan politique, cela ne faisait aucun doute ; sur un plan strictement artistique cela méritait certainement quelques approfondissements. Voilà, très rapidement énoncées, les principales questions qui se sont posées à nous. Nous y avons répondu avec notre subjectivité, sans avoir la prétention d’imposer une vérité quelconque. J’ajoute que d’autres s’y étaient déjà essayés avant nous — je pense en particulier aux films de montage d’Erwin Leiser, au livre de Siegfried Kracauer, Von Caligari zu Hitler, ou encore à l’excellent résumé de Helmut Blobner et Herbert Holba paru dans le numéro 87 de la revue Cinéma 64 —, mais de toute évidence, il existait alors, pour des Français en tout cas, une zone de l’histoire du cinéma à explorer presque entièrement.

9 Notre ouvrage est achevé d’imprimer en juin 1972. Il comporte dans sa présentation quelques maladresses : le titre marqué sur la couverture (Histoire du cinéma nazi) n’est pas celui marqué, à l’intérieur (Le cinéma nazi). Les noms des auteurs ne sont pas

ILCEA, 23 | 2015 9

signalés ici et là dans le même ordre. On peut par ailleurs regretter une image de couverture inutilement racoleuse, du moins à mon avis, ainsi qu’une photo nous présentant, Courtade et moi, tels deux duellistes prêts à en découdre. Quoi qu’il en soit, le livre a une certaine allure : 400 pages avec de nombreuses illustrations en noir et blanc dans le texte. Le contexte dans lequel se fait cette publication nous est d’une certaine manière favorable. Vers la même époque, Robert Paxton publie son premier ouvrage d’importance, consacré à La France de Vichy (traduction française en 1973). En avril 1971, le film de Marcel Ophuls, Le Chagrin et la pitié, a été projeté commercialement à Paris, mais il reste indésirable à la télévision française (ORTF). Le 8 décembre 1972, la deuxième chaîne de télévision consacre pourtant une émission d’une heure (Italiques ; responsable : Marc Gilbert) à la sortie de notre livre avec la projection de larges extraits du Triomphe de la Volonté, suivie d’un débat auquel nous participons, Courtade et moi, en compagnie de René Wintzen, François Châtelet et Marc Ferro. Qu’ils soient de droite ou de gauche, tous les journaux ou presque se font l’écho de ce qui apparaît alors comme un événement, non sans quelques critiques parfois sur l’opportunité qu’il y avait à donner une telle publicité au film de Leni Riefenstahl. Quelques mois plus tard, nous recevons le prix Armand Tallier, décerné au meilleur livre de cinéma paru dans l’année. Au cours des années suivantes, nous sommes amenés à présenter séparément — en particulier à l’invitation des Instituts Goethe — tel ou tel programme allemand comportant parfois des films de l’époque nationale-socialiste. Sur le même sujet, nous publions quelques articles et surtout deux opuscules de la collection Anthologie du Cinéma (L’Avant-Scène Cinéma) : il s’agit de deux monographies, l’une consacrée à Veit Harlan (je l’ai écrite entièrement, mais nous l’avons signée tous deux), l’autre à Hans Steinhoff (Francis Courtade l’a écrite entièrement, mais nous l’avons signée tous deux). Plus important, notre livre est traduit en allemand, sous le titre de Geschichte des Films im Dritten Reich, dans une version sensiblement raccourcie et sans la préface de Raymond Borde. Cela donne lieu à un procès contre les maisons d’édition (Wilhelm Heyne Verlag, Carl Hanser Verlag), dans lequel nous sommes défendus par Antoine Weil. Après plusieurs années, nous obtiendrons satisfaction. Un tel procès était-il opportun ? Personnellement, je ne le crois pas, mais les éditeurs allemands avaient eu la maladresse de préciser que les coupures dans le texte avaient eu l’aval des auteurs (« die deutsche Ausgabe wurde im Einvernehmen mit den Autoren gekürtzt »)… ce qui n’était pas le cas et surtout il n’était plus question de l’aide que nous avaient apportée plusieurs cinémathèques, dont celle de la RDA. À plusieurs moments par la suite, il sera envisagé de rééditer cette Histoire du cinéma nazi, mais rien dans ce sens n’a été fait à ce jour.

10 Si une réédition devait être entreprise, quelques points, à mon avis, mériteraient d’être réexaminés. Voici plusieurs pistes que je proposerais à ce propos : • revenir sur des jugements trop hâtifs portés sur certains films ; • accorder une plus grande place à la personnalité de certains metteurs en scène (Sirk, Ritter, Ucicky…) ; • rapprocher plus nettement le cinéma des autres arts — peinture, architecture, musique — qui servaient également à la propagande du Troisième Reich ; • insister plus encore sur le rôle déterminant de la musique dans la plupart des films ; • signaler les films allemands de cette époque qui ont été diffusés en URSS au lendemain de la guerre ; • à partir du programme Der Weg ins dritte Reich, qui avait circulé dans les Instituts Goethe, après 1975, apporter des éléments nouveaux sur les fictions et les documentaires qui, au début des années trente, annonçaient déjà le cinéma nazi.

ILCEA, 23 | 2015 10

Ce ne sont là que des suggestions, dans l’esprit de ce qu’a été notre travail. Elles ne sauraient ignorer les nombreuses recherches qui se sont faites depuis autour de ce sujet.

11 En guise de conclusion, je voudrais raconter deux anecdotes qui me concernent, et qui prouvent que l’étude du cinéma nazi peut se prêter encore à bien des confusions et à bien des blocages.

12 Peu de temps après la traduction de notre livre en allemand, nous avons reçu, Francis Courtade et moi-même, une lettre de félicitations de Karl Ritter, qui vivait alors en Argentine. Rappelons qu’il avait été le réalisateur de plusieurs films particulièrement engagés dans les grandes manœuvres du Troisième Reich : Urlaub auf Ehrenwort, Stukas, Guépéou, Legion Condor, Pour le Mérite… Il saluait notre objectivité et terminait sa lettre par un vibrant appel aux « États-Unis d’Europe » (« Es leben die Vereinigten Staaten von Europa! »). Des photographies de tournages dédicacées étaient jointes à cet envoi, à titre de remerciement.

13 Quelques années plus tard, en mars 1982, je suis allé présenter à Montréal, à l’invitation de la Cinémathèque québécoise, une séance consacrée à la projection du Juif Süss. Public très nombreux, à tel point qu’il a fallu faire une seconde projection à l’intention de ceux qui n’avaient pas pu entrer dans la salle. À la fin de la soirée, un membre important du consulat de France — je me demande même si ce n’était pas le consul — est venu me voir et m’a dit, avec un ton de reproche : « Vous avez eu tort de signaler dans votre présentation que ce film avait remporté un certain succès lors de ses projections en France. Ce sont des choses qu’il vaut mieux aujourd’hui passer sous silence. » Que puis-je ajouter à cela ?

RÉSUMÉS

Pierre Cadars rapporte comment est né et a été réalisé le projet du livre qu’il a publié en 1972 avec Francis Courtade sur le cinéma nazi ainsi que l’accueil de ce livre, qui fut à l’époque considéré en France et à l’étranger comme un événement. La version allemande donna lieu à un procès. Après avoir mentionné les publications suivantes de Pierre Cadars et de Francis Courtade, le texte se conclut sur quelques pistes proposées pour une éventuelle réédition.

Pierre Cadars berichtet, wie der Plan des 1972 von Francis Courtade und ihm veröffentlichten Buches über den deutschen Film im Nationalsozialismus entstanden und umgesetzt wurde. Damals wurde dieses Werk in Frankreich und im Ausland als ein großes Ereignis gewürdigt. Die deutsche Fassung war allerdings wegen unautorisierter Änderungen und Kürzungen Gegenstand eines Verfahrens. Abschließend werden die folgenden Publikationen der Autoren erwähnt und für eine eventuelle Neuauflage eine Liste von Desiderata erstellt.

ILCEA, 23 | 2015 11

INDEX

Mots-clés : Pierre Cadars, Francis Courtade, Le cinéma nazi, Karl Ritter, Veit Harlan, Éric Losfeld, Cinémathèque de Toulouse, Raymond Borde Schlüsselwörter : Pierre Cadars, Francis Courtade, Film im Dritten Reich, Karl Ritter, Veit Harlan, Eric Losfeld, Cinémathèque de Toulouse, Raymond Borde

AUTEUR

PIERRE CADARS Ancien délégué général de la Cinémathèque de Toulouse

ILCEA, 23 | 2015 12

The Münchhausen Complex: From Adaptation to Intermediality Der Münchhausen-Komplex: Film im Zeitalter der Medienkonvergenz

Sabine Hake

1 What can still be said about the cinema of the Third Reich that does more than add historical details or refine critical approaches? The 1990s saw a wave of research that effectively did away with the simplistic entertainment-versus propaganda-model and introduced important revisions to the film-as-ideology model prevalent during the 1970s under the influence of the Frankfurt School. Eric Rentschler’s The Ministry of Illusion (1996), Linda Schulte-Sasse’s Entertaining the Third Reich (1996), Lutz Koepnick’s The Dark Mirror (2002), and my own Popular Cinema of the Third Reich (2002) set out to develop a more nuanced understanding of the Nazi entertainment industry, assess generic convention and filmic styles within the continuities of German film history, reconstruct the complicated relationship between Babelsberg and Hollywood, and tease out the contradictions of popular cinema between mass deception, fantasy production, and cultural consumption. Inspired by genre studies, star studies, as well as feminist, psychoanalytical, and poststructuralist theories, more recent works on the star system (Antje Ascheid, Erica Carter), women (Jo Fox), and melodrama (Mary-Elizabeth O’Brien, Laura Heins, Astrid Pohl) have further enriched our understanding of a national (and nationalist) cinema surprisingly similar to classic Hollywood.1 Recent German-language research, which tends to be more archive-oriented, has focused on studio histories (most famously Klaus Kreimeier in The Ufa-Story), the cultural film and animated film, German-American trade relations, Nazi film activities in France, Austria, and Switzerland, as well as the careers of individual actors and directors (Kreimeier, 1996). Meanwhile, there seems to be no end to hagiographical biographies and self-serving memoirs, including recent films about filmmaking during the Third Reich, that depict the 1930s and 1940s as the golden age of German cinema and offer up its main players as embodiments of film heritage.

2 Film scholars on both sides of the Atlantic continue to publish theoretically informed accounts on the period. However, some close readings can leave us with the impression

ILCEA, 23 | 2015 13

that all filmic meanings are indeterminate, all textual effects contradictory, and all identities on and in front of the screen contested and negotiated—making the qualifier “Nazi” more or less superfluous. Meanwhile, the vast offerings of the archive do not necessarily lead to any changes in the way we practice film history and define media culture in relation to questions of periodization and canonization. During the last decade, scholars have mostly left behind the big words (e.g. propaganda, ideology, culture industry) animating earlier research in favor of more nuanced and multifaceted perspectives; at times such efforts display the kind of antiquarian impulses that befall all subfields as they become established. As a result, the fundamental questions have almost disappeared from view: whether Nazi cinema represents merely an extreme version of, or a departure from, mainstream cinema, whether film culture in, and of, the Third Reich must be examined in European contexts or as part of a German Sonderweg in the cinema, and whether its products and practices are part of a distinctly pre-World War II history of modern mass media or a contemporary genealogy of screen cultures and their multimedial effects.

3 The last question is most relevant to the topic addressed in this essay, the critical relevance of media convergence to the Nazi culture industry, state-owned media landscape, and fascist Gesamtkunstwerk and the historical significance of Nazi cinema as a veritable laboratory of intermediality and transmediality.2 A very simply question— What does it mean to adapt a literary work to the screen?—may suffice to set up the question; yet answers cannot be found in conventional adaptation theories but only in the elusive configurations of media convergence and its contested status in film history and historiography.3

4 Can we think of a better film for working through some of these issues than the Ufa studio’s spectacular twenty-fifth anniversary film Münchhausen (1943)? Despite its importance as a showcase of Ufa style and technology, there has been surprisingly little scholarship on one of the studio’s most expensive productions and its contribution to the larger media phenomenon henceforth called Münchhausen complex. Aside from Rentschler’s analysis of the film as an example of “self-reflexive self-destruction” in The Ministry of Illusion (Chapter 8), the film has attracted surprisingly little critical attention, a result perhaps of its willingness to display its intentions so openly—or at least pretend to do so. Indeed it would be easy—all too easy—to read Münchhausen’s colorful mixture of history and fantasy as ideologically overdetermined. Must we not see the baron’s triumphant return to Bodenwerder in the first episode as an uncanny afterimage of the enthusiastic reception of the Führer in the medieval center of Nuremberg in Triumph des Willens (1935, Triumph of the Will, Leni Riefenstahl)? And can we ignore the relevance of the various Wunderwaffen (miracle weapons) in the diegesis to the concurrent war effort? Who would not pick up on the antisemitic references behind the casting of Ferdinand Marian (of Jud Süß infamy) as the scheming Count Cagliostro (a Freemason who, in fact, was not Jewish) and the emphatic distinction by Münchhausen between the (German) will to life and the (Jewish) will to power? We might even find subversive meaning in utterances such as “The state inquisition has ten thousand arms and eyes. And it has the power to do right or wrong as it pleases” and read the preoccupation with the theme of lying as a sly commentary on the Nazi propaganda machine.

5 All these kinds of readings assume a well-established dynamics of manifest and latent contents, of surface effects and deep structures. Yet they reveal very little about the

ILCEA, 23 | 2015 14

mechanisms of media self-referentiality that, as I argue, make the film part of a long history of translations, revisions, and adaptations. Leaving behind older concerns with textual fidelity and authenticity, we might even want to use the eponymous psychological disorder—namely, Münchausen [sic] by proxy syndrome, the fabrication or exaggeration of a child’s health problems by a caregiver with the intent of drawing attention to herself—to imagine an alternative model for thinking about storytelling in a media convergence context.

6 But how does media convergence and related terms such as intermediality, multimediality, and transmediality allow us to move beyond traditional theories of adaptation and their shared belief in media specificity and the primacy of author and text?4 Media convergence, to offer a working definition, refers to the (diagnosis of the) gradual disappearance of the existing distinctions between film and the other arts. As defined by Henry Jenkins, media convergence engages technologies, industries, media, contents, and audiences on equal terms, and it includes the elements as well as processes of technological, economic, social, cultural, and global convergence (Jenkins, 2006).5 Most relevant for my purposes, the concept allows us to expand existing definitions of adaptation, with their appeals to an original text and attendant hierarchies of value and meaning, toward the very conditions of adaptability and translatability; of course, that does not mean that we cannot analyze the manifestations of media convergence in a specific medium such as film.

7 It is in this larger context that convergence history acknowledges film as the quintessential mixed medium of the twentieth century and examines the ways in which media convergence is articulated historically in filmic terms. Rather than tracing the adaptation of a known text from one medium (literature) to another (film), the approach favored by adaptation studies with its privileging of narrative, the study of media convergence engages the entire constellation of audiovisual practices based on the assumption that all texts are in fact intertexts. Yet in contrast to the emphasis on media specificity in what is sometimes called intermedia studies, media convergence assumes hybridization as the original condition of media culture. Beyond the false alternatives of modernist self-reflexivity and postmodern self-referentiality, film/ cinema can thus be treated as an integral part both of popular culture in the traditional sense and consumer culture in its most advanced form—in this case, through industrially produced and technically based Volkstümlichkeit (folksiness, popularity). As a prime example of the latter, Münchhausen takes a populist approach to intermediality that, in contrast to modernist and postmodern understandings of self-reflexivity as critical, innovative, and subversive, aims at the audience’s knowing and pleasurable participation in the making of an illusion. During the Third Reich, this kind of media- produced Volkstümlichkeit proved invaluable to redefining fantasy as a higher reality both onscreen and offscreen. I will develop this argument in a three-part fashion: Münchhausen’s contribution to a long history of adaptations, the role of intermediality in the film’s historical reception, and the thematization of such adaptability (in the broader sense) through the figure of the unreliable narrator.

8 The Münchhausen project was conceived as part of Ufa’s twenty-fifth anniversary celebrations. The creation of a unified state-owned media company in 1942, henceforth known as the Ufi concern, provided ideal conditions for the wartime mobilization of all artistic, financial, and technical resources, including the new Agfacolor system.6 Official planning for “an Ufa anniversary film” had started in 1941 with Erich Kästner, the

ILCEA, 23 | 2015 15

banned author of popular children’s books, finishing the screenplay in record time by December; he would be listed in the credits as Berthold Bürger. (In 1951 Kästner revisited the material in a children’s book called Des Freiherrn von Münchhausens wunderbare Reisen und Abenteuer zu Wasser und zu Lande.) The premiere on 3 March 1943 in Berlin’s swastika-decorated Ufa-Palast am Zoo had all the characteristics of an official event, with Propaganda Minister Joseph Goebbels, less than two weeks after his infamous Sportpalast speech, and studio director Ludwig Klitzsch appearing in front of a full assembly of studio employees and with the musical program ranging from the infamous song to a Festliches Präludium for organ and orchestra by Richard Strauss.

9 Benefitting from the iconic status of the Lügenbaron (liar baron) in the popular imagination, the filmmakers were able to ignore the typical concerns of literary adaptations (i.e. fidelity to the original text) and focus all attention on the spectacular aspects of the production itself. Directed by Josef von Baky, the film brought together several major Ufa stars, including Hans Albers in the title role, Käthe von Nagy, Brigitte Horney, and Ilse Werner, with the women drawing on their respective screen personas as the good wife, the femme fatale, and the ingénue. Theo Mackeben student Georg Haentzschel composed a lush score whose leitmotif structure conveys a distinctly elegiac, melancholy mood. Costume designer Manon Hahn expertly applied the lessons learned from the Olympus setting in Amphitryon (1935, Reinhold Schünzel) to her first film assignment in color. And taking advantage of the studio’s vast archive of stage props and historical costumes, set designers Emil Hasler (together with Otto Gülstorff) created “600 buildings, 2,500 sketches and drawings, and 30 models” and used elaborate trick sequences by acclaimed cinematographer Konstantin Irmen-Tsched to visualize the hero’s “wonderful travels and adventures through the centuries” (Rother, 1993).

10 The Münchhausen tales have been a source of inspiration for writers and artists since the eighteenth century. This is not the place to speculate about the reasons for the figure’s enduring popularity except to point to the inherent productivity of lying as a narrative device and to acknowledge the close affinities between adaptation and revision as compatible aesthetic strategies. In the process, the historical figure of Hieronymus Carl Friedrich von Münchhausen (1720–1797) was transformed into a fictional character also known as Baron Münchausen, with the disappearing “h” a telling sign of his universal adaptability. Through countless tales known as Münchhausiaden, the various contributors turned the infamous baron into “an eternal figure for all times”, to quote the Ufa Magazin from March 1943. Two key texts established the model for such an expanded understanding of adaptation / translation as a form of lying, the retranslation by Rudolf Erich Raspe (from the English) of the stories of Baron Hieronymus Karl Friedrich von Münchhausen by Gottfried August Bürger as Wunderbare Reisen zu Wasser und zu Lande: Feldzüge und lustige Abenteuer des Freiherrn von Münchhausen (1786) and its further Germanization by Karl Immermann in Münchhausen: Eine Geschichte in Arabesken (1838). With the problem of origins forever obscured, the frameworks of reference could henceforth be adjusted to changing interpretations. Significantly, the Deutsche Buchgemeinschaft republished the Immermann version in 1933 with an afterword by Jacob Wassermann that locates the title figure within an invented tradition of the Volkssage indifferent to any claims to authenticity; after all, in the apocryphal words of Münchhausen as channeled by Immermann, “I came, saw—and lied”. Turning lying into a veritable science, the 1940 two-volume edition of the Immermann novel even included a pseudoscientific index of

ILCEA, 23 | 2015 16

names prepared by Oskar Weitzmann. Meanwhile Reclam in 1943 reissued the Bürger version edited by Karl Walt Schmidt as “the book to the film”, together with several editions marketed specifically to younger readers, thereby confirming the multidirectional nature (i.e. from film back to literature) of the adaptation process.

11 While the combination of text and image gave rise to the Münchhausen complex during the eighteenth and nineteenth centuries, the twentieth century, the century of media convergence, provided almost unlimited new opportunities for exploring the figure’s filmic, dramatic, and musical potential. A few animated shorts and short features were made during the 1920s, emphasizing the fantastic elements in the tradition of Georges Méliès’s 1905 Le voyage de la lune (A Trip to the Moon); Die Abenteuer des Herrn Baron Münchhausen, oder Die Wahrheit über alles (1931, The Adventures of Mr. B. M., Peter Peroff) continued in that tradition. Meanwhile a 1928 operetta by Felix Döhrmann, Bela Jenbach, and Ernst Stefan, a 1933 opera by Mark Lothar, and a 1934 comedy by Rudolf Presber explored the liberating effects of lying as a strategy for dealing with difficult social realities. Confirming the perfect fit between the Lügenbaron and Nazi event culture, the year 1936 saw the opening of a Münchhausen museum in Bodenwerder, the family’s ancestral home and a small town in Lower Saxony that allowed visitors to partake in his exotic adventures from within the comforts of German provincialism. The war years brought further revisions with a clear nationalist agenda. Confirming the broad, inclusive appeal of the liar’s perspective, even Münchhausen: Ein deutsches Schauspiel (1900) by banned writer Herbert Eulenberg was reprinted in 1940. Meanwhile Karl Theodor Haanen reinvisioned the baron as a contemporary soldier in Der Flieger- Münchhausen (1938, Flier M.) and Flaksoldat Münchhausen (1943, Soldier M.); both books were included in the list of censored woks after 1945.

12 If we want to argue in favor of intermediality and media convergence as the most productive ways of thinking about a film like Münchhausen, we obviously need to move beyond the thematic focus on the title figure and include the resonance of other texts and media within the film. This means paying close attention to the tension between narrative and spectacle that is characteristic of the period film as a whole but that assumes special relevance through the film’s unique combination of history, adventure, and fantasy. Time and again, the theatrical mise-en-scène in Münchhausen arrests the flow of the narrative in order to showcase set and costume design. The spectacular interiors and animated crowd scenes frequently overwhelm the frame, an effect that simulates the exaggeration in the narrative on the visual level. Rather than facilitating psychological motivation or increasing narrative suspense, this overwhelming presence of the other arts in fact becomes the primary instrument in the making of filmic self- referentiality and its spectatorial effects.

13 In achieving these effects, the filmmakers drew heavily on the genre of the Ausstattungsfilm (period film) that had long served as a laboratory for the studio’s artisanal mode of production and contributed to the privileging of mise-en-scène over narrative continuity in the famed Ufa style. Yet the Babelsberg blockbuster also found plenty of inspiration in the Hollywood dream factory, with its fairytale elements clearly influenced by The Wizard of Oz (Victor Fleming, 1939) and its orientalist kitsch reminiscent of the British The Thief of Bagdad (Michael Powell, 1940). The generic conventions associated with fantasy in the broader sense established the conditions under which episodic storytelling, unreliable narration, and special effects could become synonymous with the making of a higher filmic reality. Throughout familiar

ILCEA, 23 | 2015 17

iconographies established a framework of referentiality for contemporary audiences: of a simultaneously imperial and folkloristic Czarist Russia for the St Petersburg episode (e.g. Marlene Dietrich in Josef von Sternberg’s 1934 Scarlet Empress), of nineteenth- century orientalism for the Constantinople episode (e.g. Mozart’s The Abduction from the Seraglio), and of eighteenth-century painting for the Venice episode (e.g. Canaletto’s vedute). The harem sequence, more specifically, cites the aesthetics of the tableaux vivants, with Wilhelm Prager’s cultural film Wege zu Kraft und Schönheit (Ways to Strength and Beauty, 1925) a recognizable inspiration. Visually most compelling, the moon sequence cites the art nouveau style with its organic shapes and ornamental flourishes, creating an atmosphere of morbid decadence difficult to reconcile with Nazi dreams of military conquest and final victory.

14 Going even further into the genealogies that establish Münchhausen as a multimedia phenomenon, we must also pay special tribute to the artists who have illustrated his tales throughout the centuries and established a visual catalogue for his most famous adventures, beginning with the ride on the cannonball. A lost 1752 portrait by G. Bruckner of Münchhausen in the uniform of the Brunswick Cuirassiers Regiment remains the only existing historical document, preserved through numerous copies of said painting, but the sartorial markers of his persona—e.g. the tricorne and dolman— were already early on codified through book illustrations by August von Wille for an 1856 edition of the Bürger book in the series Deutsche Volksbücher and by Gustav Doré for a 1862 French translation by Théophile Gautier fils. Colorful postcards with episodes illustrated by Oskar Herrfurth appeared in the late nineteenth century and contributed to the dissemination of the Münchhausen tales into an emerging commodity culture that included lead figures and board games and today continues with posters mugs, totes, and t-shirts. In the process, Münchhausen became the most translated and most illustrated book of tales, with recent accounts listing more than three hundred illustrators, from well-known artists such as Alfred Kubin and Josef von Diveky (of the Wiener Werkstätte) to minor folk and genre painters such as Phillip Sporrer, Alfred Hoffmann-Stollberg, and Paul Leuteritz.7 Primarily geared toward children, most illustrated books feature adventures involving wild animals and natural hardships, whereas the 1943 film clearly prefers the confrontation with beautiful women and political enemies, and does so for reasons to be considered later.

15 To move to my second point, the importance of intermediality to the Nazi culture industry can be reconstructed through the film’s contemporary reception and the critics’ almost fetishistic fascination with the technology of film—a mode of reception that contradicts simplistic views of Nazi cinema as mass deception. As reviewers noted at the time, the filmmakers utilized the entire range of techniques and technologies, including the new Agfacolor system with its intense reds and greens and subtly nuanced pastels. Old-fashioned wires and pulleys may have been used to stage Münchhausen’s fight against animated pieces of clothing presumably afflicted by rabies. But the more interesting effects were achieved through the discourse of self- reflexivity that blurred the boundaries between fantasy and reality and made possible a sustained reflection on the technologies of image production.

16 The overwhelmingly positive reviews acknowledged these filmic means of production in enthusiastic descriptions of “a bright, intense flood of colors” and its powerful effect on the audience: “The technical surprises! How often was there spontaneous applause.” 8 Fantasy, all agreed, had finally overcome the constraints of the real and established a

ILCEA, 23 | 2015 18

new framework for creating truth effects: “This film is a triumph of the imagination, a delicious leap over all boundaries of reality into the miraculous gardens of dream and play […] [proof] that a person with a richer imagination can also force a richer world into being.”9 Fantasy and reality, folklore and technology—in Nazi discourse, these terms no longer represented opposites but were in fact thought of as mutually constitutive. Most reviewers paid no attention to the fact that the Münchhausen film was a literary adaptation. In fact, the suggestions for good ad copy in the trade press made the literary tradition merely one component in the intended convergence of Volkstümlichkeit and modern technology. “Humor, folksiness, and the adventurous nature of romantic German literature, transfigured and deepened through the poetic fantasy of film”, read one suggestion. Another recommendation to theater owners asserted that, “with the greatest of all Ufa films, the most popular of the arts bears witness to the miracle of fantasy, elevating Münchhausen, the immortal popular hero, to the personification of eternal German yearning!”10

17 The obvious goal behind such advertising slogans was to make filmmakers and audiences complicit in the creation of a filmic fantasy. The underlying implications are spelled out in a revealing comment by reviewer Ilse Urbach on desirable audience responses: Just as the two adventurers [Münchhausen and his manservant, SH] trained their visual senses in the course of their travels, the audience of the Münchhausen stories needs to develop a heightened mode of perception: they must remove themselves from everything real and become able to look into the realm of possibility […] ready to forget reality.11 Confirming her point, references to the act of looking can be found in the film’s many images of windows, screens, and veils, the various sighting devices and, not to forget, the filmic reflection on light and darkness (e.g. in the duel scene) that identifies the basic elements of spectatorship in the diegesis. Declaring such self-referentiality as the essence of film as a popular/populist medium, Hans Jenkner in Der Angriff unintentionally acknowledged the ideological function of such media self-reflexivity when he concluded, “that the immortal Lügenbaron has become the representative of the purest filmic truth”.12 Praising the film’s contribution to modern folklore, the reviewer in the Völkischer Beobachter saw a long-awaited return to the magic of the laterna magica; only in this case, the “lantern” uses electricity to create “a fairytale for adults who in the twentieth century only need to reach toward the light switch to scare away the colorful dream”.13 Significantly, it was the audience’s awareness of the interplay of illusion and truth that, in the opinion of yet another reviewer, made film the most powerful repository of the imagination in the contemporary world: “This Ufa anniversary film punches a hole in the facade of reality and clears a path in favor of fantasy […] Even pessimists who feared that the film strip would strangulate the imagination should bury all of their concerns after seeing this film.”14

18 The filmic thematization of time and space in Münchhausen illustrates well the benefits of an expansion of the adaptation model toward the effects of intermediality. Beyond the original promise of eternal youth made by Cagliostro in the diegesis, the film offers multiple perspectives on the spatio-temporal dynamic: through the different means of transportation (e.g. a horse, cannonball, barque, and hot air balloon) that allow for quick escapes over vast distances; through the reflections on the passing of time (e.g. in Münchhausen’s comment on his 163 days and nights in St Petersburg and in the sultan’s grotesque scenario of a human stopwatch); and, finally, through the time-lapse

ILCEA, 23 | 2015 19

photography that empowers the fast runner in the Turkish episode and facilitates the rapid change of seasons on the moon. Time-lapse animates the battle scenes, whereas rear projection (i.e. the well-known Schüfftan effect) makes possible the reenactment of Münchhausen’s famous ride on the cannonball. Several times, the introduction of models into the frame allows for elaborate travelling shots that radically redefine filmic space. Multiple exposures are enlisted to simulate invisibility or hypervisibility (e.g. the abduction of Isabella d’Este, Münchhausen’s duel with her brother) and to suggest omnipotence in the field of vision. Repeatedly special effects serve to explore film’s relationship to the other arts, for instance when Cagliostro makes the nude woman in a painting turn toward the observer, or when he conjures up string instruments on the soundtrack to accompany his piano performance. Even the film music proceeds not only through an elaborate leitmotif structure but also includes moments of Mickey Mousing in which sound effects are synchronized with movements (e.g. in the runner scenes).

19 My discussion of the film’s place in a longer history of media convergence and my overview of its contemporary reception have shown that the tales of the Lügenbaron, the quintessential unreliable narrator, provided Nazi audiences with a unique perspective from which to blur the boundaries between fantasy and reality, fiction and truth. But the film also established a model for doing away with the distinctions evoked under the heading of “film and the other arts”. Both strategies served to demonstrate the power of film to appropriate, incorporate, and reconfigure existing art forms and artistic traditions. As the essay’s third part on the role of narrative strategies in the reenactment of media convergence suggests, Münchhausen thematizes this process by telling several stories about lying in a lying voice, with the constitutive terms defined through the framing story and its narrative point of view.

20 The film begins in what looks like the eighteenth century—and what turns out to be a costume ball at the Münchhausen estate in Bodenwerder. In the same way that the illusion of history is revealed through technology, in this case a light switch and an automobile, the larger reflections on lying, the famous Lügengeschichten, are initiated by an overenthusiastic Münchhausen scholar who persuades the baron to recount some of the fantastic adventures of his presumed ancestor and who, in the ending’s final moment of truth, outs himself as said ancestor. The four episodes in flashback mode transport Münchhausen and his manservant to the court of Catherine the Great in St Petersburg, Constantinople during the Ottoman Empire, Venice in the midst of carnival, and, after a balloon ride, the rather inhospitable wrong side of the moon. Designed to showcase the two sides of the Albers persona, the cocky adventurer and the brash seducer, these four episodes establish a close connection between sexual conquest and military warfare. They have little in common with the Raspe, Bürger, and Immermann tales where the baron encounters stags, hounds, bees, ducks, bears, as well as a range of historical personalities. Adapting these earlier versions to the screen in 1943 clearly meant emphasizing a very different motive behind Münchhausen’s quest for adventures, his flight from maturity. The sexual pursuit of women and the fear of sexual women must be considered as the two corresponding manifestations of his refusal to fulfill the social contract of adulthood—that is, of marrying and starting a family. Under these conditions, the gift of immortality, given to the baron by Count Cagliostro, legitimates the principle of repetition and the refusal of closure that links Münchhausen’s psychosexual pathology to the film’s episodic structure. Of course, the

ILCEA, 23 | 2015 20

same principle of generativity, namely in the form of cultural tradition, is at work in the process of adaptation. But even with an episodic structure, all stories—unlike adaptations—will eventually end. In accordance with the doubling of narrative structure and psychosexual biography, the ending must acknowledge the desire for love and the acceptance of death as essential aspects of the human condition.

21 It is this important insight that also holds together the framing story and reveals the fear of death as the driving force behind all storytelling. The transition from the reference during the costume ball to stories being told to the actual conditions of storytelling in the garden begins with a closeup of the baron dressed in a 1940s double- breasted suit, followed via superimposition by a closeup of an illustrated book containing his most famous tales. Ignoring admonitions by wife in the offscreen, he first asserts that, “I will tell these stories” but then lists the stories (i.e. those in the book) that will not be told. His reflections on Münchhausen as “a Copernican man” are presented through elaborate camera movements that end with another closeup on his face, with the soundtrack facilitating the transition to the real eighteenth century as the test case for the baron’s larger than life existence. Ensuring the attention of its audiences, the film returns briefly to a group of listeners around the coffee table after the Russian episode and confirms imagination as a higher form of reality. To the question of the young woman: “Did Münchhausen really live longer than other people?” Münchhausen responds with the standard ending of German fairytales: “Und wenn er nicht gestorben ist, lebt er noch heute”, usually translated as “they lived happily ever after”.

22 The return to the framing story is announced through the symbolic significance of smoke (and mirrors). After his manservant dies on the moon, turning into ashes, Münchhausen decides to renounce the gift of time and join his wife in the present— which also means in mortality. As he continues to recall his adventures throughout the nineteenth century, his young listeners become increasingly unsettled by the possibility that their host might in fact be his famous ancestor. Significantly, Münchhausen’s confession is structured around world historical events to which the eager scholar provides the dates—1789, 1814, 1848, and 1867—that also recount the making of the German nation state. It is against this background that the intercutting between Albers and his portrait on the wall and the writing of “The End” in the smoke of an extinguished candle shows one last time the power of cinema to carry the process of adaptations into the future, and do so precisely through the mobilizing of all media technologies—namely, of image, voice, music, and text.

23 Beyond the framing story, Münchhausen reflects on the uniquely filmic conditions of storytelling through the figure of the unreliable narrator and the various stories told inside the narrative, whether in the form of recollections, confessions, or wagers (e.g. the Tokai bet). The close attention to the relationship between showing and telling— and, not to forget, listening—is achieved through a well-known paradox, namely Münchhausen’s status as a confirmed liar and unreliable narrator, with both positions serving slightly different epistemologies. Whereas the problem of credibility associated with the unreliable narrator is ultimately irresolvable—he may, after all, be telling the truth—, the narrator as liar actually achieves the opposite effect. For by making deception an integral part of his tall tales, he effectively does away with the need for truth; henceforth, the sole criterion for evaluating a narrative element or entire tale becomes their ability to inspire shock and awe in the audience. The storyteller’s claims

ILCEA, 23 | 2015 21

on the superiority of deception, in turn, are based on three facts: the audience’s familiarity with the figure as a liar, the failure of his tales to satisfy even minimal standards of probability, and the character’s own references to the elusiveness of truth and his insistence on the necessity of illusion. Under these conditions, filmic representation can no longer be measured against any standards of realism and its presumed opposite, illusionism, but must be appreciated for the generative potential shared by both representational modalities. Significantly, this position is identified with the discourse of the omniscient narrator, also known as the cinema of narrative continuity, that controls any destabilizing effects introduced by the unreliable narrator and, in so doing, shifts attention to the nature of film as the quintessential mixed medium.

24 Through the unreliable narrator figure in the diegesis and the omniscient narrator position of classical cinema, Münchhausen facilitates forms of engagement unique to the split consciousness of film since its earliest beginnings—namely, the split between narrative and spectacle and its resonances in the self-definition of film as art, technology, and commodity. Already in the framing story, the narrator is introduced as a figure of spectatorial desire: by his indulgent wife but, more importantly, by the overeager Münchhausen scholar and his flirtatious fiancée. The primacy of spectatorship and visual spectacle is confirmed by the camera’s focus on Albers’s steely blue eyes in chiaroscuro lighting, with his gaze always directed somewhere beyond the frame. The transformation of the storyteller and main character into a visual spectacle takes place through the means of costume design, with the physical body (and its erotic potential) strangely missing from view. From the colorful dress uniforms to the elegant morning coats, Münchhausen’s costumes are a demonstration of sartorial splendor. Made of silk, lace, brocade, velvet, fur, and adorned with feathers and jewelry, they conjure up an atmosphere of luxury and sensuality. But in the form of ethnic costumes (e.g. the Turkish costume of fez, vest, cummerbund, and balloon pants), they also establish a clear connection between performance and masquerade as forms of adaptation and, to return to the Münchhausen theme, of lying. This connection is openly explored in numerous scenes of dressing and undressing rarely associated with masculinity but justified here through the narrative conceit of external dangers and constraints.

25 One of the effects of the reflection on storytelling and the emphasis on visual spectacle is a general weakening of character identification. As an unreliable narrator, Münchhausen does not need our empathy or sympathy; those feelings are reserved for decidedly mortal figures such as his wife, his manservant, and (interestingly) Cagliostro, who together with Casanova functions as the title figure’s secret double.15 Whereas the elderly Casanova makes only a brief appearance, a good indication of the limited relevance of sexual desire to narrative motivation, Cagliostro appears twice, the second time in a sequence that offers the film’s most significant commentary on the art of filmmaking. The Münchhausen-Cagliostro relationship must be described as one of mutual recognition in both their similarity and complementarity. In a dark room that recalls an alchemist’s laboratory, Cagliostro gives Münchhausen two gifts, the power of controlling visibility and of stopping the aging process. In so doing, the count effectively serves as a stand-in for the filmmaker in the diegesis. His ability to make the nude woman in the painting turn toward the two men recalls the work of the cinematographer/director, and his ability to conjure an imaginary chamber orchestra resembles the work of the film composer/sound technician. Like Cagliostro, the

ILCEA, 23 | 2015 22

cinema, too, fulfills a rarely addressed wish by its contemporary audience (not counting Joseph Goebbels’s famous Kolberg speech about war and cinema), namely to create a time capsule of its desires for future generations.

26 As the project of media convergence continues in the digital age, the 1943 Münchhausen film has survived in numerous digital versions that repeat the motif of lying in film historical versions of Vergangenheitsbewältigung and its respective falsifications. In the Federal Republic, a 1953 rerelease of the Nazi production (at 90 instead of the original 134 minutes) listed Kästner as the screenwriter but deleted the framing story; on film posters, the “Ufa Farbfilm” of 1943 was now called “the greatest German color film”. In the German Democratic Republic, the scenes with Catherine the Great were simply deleted and, in reruns on state television, references to the film’s fascist past avoided. Recent DVD rereleases continue to present the 1943 production with various lengths between 90-110 minutes and, in the obligatory DVD extras, advertise it as a big production from “the golden age of German film”. After the war, two contemporary appearances of the Münchhausen figure, sharing little more than the name with their namesake, sought to benefit from the figure’s easy adaptability. Thus in the West, a musical comedy/adventure with teen idol Peter Alexander became Münchhausen in Afrika (1958, M. in Africa, Werner Jacobs); in the East, cabaret artist Wolfgang Neuss made a Cold War satire about Genosse Münchhausen (1962, Comrade M.). More recent international productions and German television features tend to limit themselves to the fantastic and comic elements, as evidenced by Terry Gilliam’s blockbuster The Adventures of Baron Munchausen (1988) with John Neville and the two-part ARD television production with Jan Josef Liefers, Baron Münchhausen (2012, Andreas Linke). A recent docudrama, Münchhausen: Die Geschichte einer Lüge (2013, M.: The Story of a Lie, Kai Christiansen) with Ben Becker, seeks to reclaim the historical figure from the so- called web of lies—in short, the images and stories that have formed around him since the mid-eighteenth century.

27 While exceptional in many ways, the Münchhausen film shows that a significant part of the power of cinema remains unaccounted for in textual readings that treat films as self-contained works of art and in contextual readings that privilege social and political interpretations. The case study presented in this essay suggests that all feature films are adaptations of some form or another, and that the recognition of a film’s intertextual effects goes a long way in making sense of its popular appeal and discursive power. For these reasons, a shift in methodology from the study of individual filmic texts to case studies in media convergence is bound to fundamentally expand our understanding of film as the quintessential mixed medium defined by its remarkable ability (learned, of course, from other art forms and media technologies) to remix and reboot existing stories, iconographies, traditions, conventions, and styles. It is also precisely this extreme adaptability that enables feature films to serve two seemingly contradictory functions, to create a compelling fantasy and reveal its conditions of production, to become subject to the seductions of an unreliable narrator and to maintain the position of absolute authority claimed by classical narrative.

28 What are the broader implications for our understanding of intermediality and, to return to the questions raised in the beginning, the study of Nazi cinema? As I have argued, the Münchhausen complex scrambles the discourses of art, technology, politics, and entertainment that inform prevailing methodologies in the study of this difficult historical period. But these old and new genealogies can only be reconstructed

ILCEA, 23 | 2015 23

through the detour of film history as the history of media convergence, including its institutional and technological aspects. Without greater attention to current debates on intermediality, multimediality, and transmediality in film and media studies and the potential contribution of film historical research to these debates, we may become trapped in an increasingly marginal subfield of German film studies that produces ever more nuanced readings—but with less and less awareness of their relevance to the present conjuncture.

BIBLIOGRAPHY

ASCHEID Antje (2003), Hitler’s Heroines: Stardom and Womanhood in Nazi Cinema, Philadelphia: Temple University Press.

CARTER Erica (2004), Dietrich’s Ghosts: The Sublime and the Beautiful in Third Reich Film, London: BFI.

DÖRMANN Felix, JENBACH Bela & STEFAN Ernst (1928), Münchhausen, Vienna: Ludwig Doblinger.

FOX Jo (2000), Filming Women in the Third Reich, Oxford: Berg.

HAANEN Karl Theodor (1938), Der Flieger Münchhausen: Freiherr von Münchhausen erzählt unglaubliche Fliegerabenteuer, Stuttgart: Derold.

HAANEN Karl Theodor (1943), Flaksoldat Münchhausen: Neue Lügengeschichten, Essen: Wilhelm Spael.

HAKE Sabine (2002), Popular Cinema of the Third Reich, Austin: University of Texas Press.

HEINS Laura (2013), Nazi Film Melodrama, Urbana: University of Illinois Press.

JENKINS Henry (2006), Convergence Culture: Where Old and New Media Collide, New York: New York University Press.

KOEPNICK Lutz (2002), The Dark Mirror: German Cinema Between Hitler and Hollywood, University of California Press: Berkeley.

KREIMEIER Klaus (1996), The Ufa Story: A History of Germany’s Greatest Film Company, 1918–1945, trans. Robert and Rita Kimber, New York: Hill and Wang.

LEITCH Thomas M. (2003), “Twelve Fallacies in Contemporary Adaptation Study”, Criticism, 45(2), 149–71.

LOTHAR Mark (1933), Münchhausen, Berlin: Adolph Fürstner.

O’BRIEN Mary-Elizabeth (2004), Nazi Cinema as Enchantment: The Politics of Entertainment in the Third Reich, Rochester: Camden House.

PETHÖ Agnes (2005), “Intermediality in Film: A Historiography of Methodologies”, Varda Acta Universitatis Sapientia, Film and Media Studies, 2, 39–72.

POHL Astrid (2010), TränenReiche BürgerTräume, Munich: edition text + kritik.

PRESBER Rudolf (1934), Münchhausen: Komödie in vier Akten, Berlin: Vertriebsstelle und Verlag Deutscher Bühnenschriftsteller und Bühnenkomponisten.

ILCEA, 23 | 2015 24

RAJEWKSY Irina (2005), “Intermediality, Intertextuality, and Remediation: A Literary Perspective on Intermediality”, Intermédialités, 6.

RENTSCHLER Eric (1996), The Ministry of Illusion: Nazi Cinema and Its Afterlife, Cambridge, MA: Harvard University Press.

ROTHER Rainer (dir.) (1993), Die Ufa 1917-1945: Das deutsche Bilderimperium, Nr. 19, Münchhausen, Berlin: Deutsches Historisches Museum, n.p.

SCHULTE-SASSE Linda (1996), Entertaining the Third Reich: Illusions of Wholeness in Nazi Cinema, Durham, NC: Duke University Press.

SCHWEIZER Werner R. (1969), Münchhausen und Münchhausiaden: Werden und Schicksale einer deutsch- englischen Burleske, Berne: Francke.

STAM Robert & RAENGO Alessandra (dir.) (2005), Literature and Film: A Guide to the Theory and Practice of Film Adaptation, Oxford: Blackwell.

WACKERMANN Erwin (1969), Münchhausiana: Bibliographie der Münchhausen-Ausgaben und Münchhausiaden, Stuttgart: Fritz Eggert.

NOTES

1. For the main book publications in English, see Rentschler (1996), Schulte-Sasse (1996), Fox (2000), Hake (2002), Koepnick (2002), Ascheid (2003), O’Brien (2004), Carter (2004), Pohl (2010), and Heins (2013). 2. In describing a heterogeneous field of inquiry, Irina Rajewsky (2005: 47–9) distinguishes between “intermediality as a fundamental condition or category” that functions as an integral part of cultural production, “intermediality as a critical category for the concrete analysis of individual media products and configurations”, and the kind of intermediality that “operates at the level of the analyzed phenomena per se” and includes media transposition (e.g. film adaptation of a novel), media combination (sound film as the combination of image and sound), and intermedial references (e.g. filmic writing in literature). For an overview of recent debates in the field, also see Pethö (2005). 3. As Thomas Leitch (2003: 149–71) has shown, the relationship between literature and film, which has been at the center of adaptation studies, remains woefully undertheorized. If adaptation, to summarize some of his points, means the movement from one medium to another, what do we make of the fact that film is both multimedial and a medium in its own right? How are we to define the relationships among related literary texts and earlier filmic adaptations? And in what ways does the implicit belief in media specificity limit our understanding of film/ cinema as a visual, narrative, musical, acoustic, dramatic, social, and spatial medium? Under the conditions of intertextuality, how is the originality of, or fidelity to, a source text to be defined? Leitch’s recasting of the problematic through a set of new questions—“How and why does one particular precursor text come to be privileged above all others in the analysis of a given intertext? What gives some intertexts but not others the aura of texts?” (168)—sheds an important light on the continuing appeal of the 1943 Münchhausen film; but it does not address the multimedia character of that film in its own historical context. For a survey of contemporary debates in adaptation studies, also see Stam & Raengo (2005). 4. Throughout these terms will be used in recognition of their slightly different meanings in the scholarship, with intermediality exploring the relationship between media, multimediality emphasizing the interplay among several media, and transmediality focusing on phenomena not specific to one particular medium.

ILCEA, 23 | 2015 25

5. The definition is taken from . 6. A documentary on the history of the color film, Ein Mythos in Agfacolor (2005, Gerd und Nina Koshofer) can be found among the DVD extras of the Transit Classics Deluxe-Edition. 7. The first account was by Wackermann (1969); recent numbers are cited in . An early overview of the many adaptations can be found in Schweizer (1969). 8. Hans-Ottmar Fiedler, “Ein Triumph der Farbe”, Berliner Lokal-Anzeiger, 5 March 1943. Original: “ eine bunte, stürmische Flut der Farben”; “Die technischen Überraschungen! Wie oft gab es nicht Beifall mitten ins Bild hinein.” 9. Paul Beyer, review of Münchhausen, Leipziger Neueste Nachrichten, 24 July 1943. Original: “Dieser Film ist ein unumschränkter Triumph der Phantasie, ein köstlicher Sprung über alle Zäune der Wirklichkeit hinüber in die Wundergärten des Traums und schwerenlosen Spiels […] daß ein Mensch mit reicherer Einbildungskraft sich auch eine reichere Welt erzwingen kann.” 10. Suggestions for add copy in Der Film-Kurier, 3 March 1943: “Heiterkeit, Volkstümlichkeit und Abenteuerseligkeit romantischer deutscher Dichtung, verklärt und vertieft durch die dichterische Phantasie des Films!”; “Mit dem größten aller bisherigen Ufa-Filme bekennt sich die volkstümlichste der Künste wieder zum Wunder der Phantasie, Münchhausen, den unsterblichen Volkshelden, zum Sinnbild einer ewigen deutschen Sehnsucht erhebend!” This recommendations anticipates a later discussion on the relationship between film and fantasy that involved the director of Münchhausen; see Fritz Theodor Fabius, “Phantasie und Wirklichkeit. Anmerkungen anlässlich einer Unterhaltung mit dem Spielleiter Josef von Baky”, Film-Kurier, 3 March 1944. 11. Ilse Urbach, review of Münchhausen, Das Reich: Deutsche Wochenzeitung, 14 March 1943. Original: “Während die beiden Abenteurer ihre Sehorgane wunderbar geschärft haben für die Weite dieser Welt, bedarf es bei dem Betrachter der Münchhausiaden eines noch gesteigerten Gesichts: er muß sich von allem Wirklichen entfernen, hineinschauen können in das Reich der Phantasie […] Unter dem Flitterwerk des bunten Bilderbuches vergißt man gern die Wirklichkeit […].” 12. Hans Jenkner, review of Münchhausen, Der Angriff, 10 March 1943, n.p. Original: “[…] daß der unsterbliche Lügenbaron zum Träger reinster filmischer Wahrheit geworden ist.” 13. Richard Biedrzynski, review of Münchhausen, Völkischer Beobachter, 6 March 1943. Original: “[…] ein Märchen für Erwachsene, die im zwanzigsten Jahrhundert nur nach dem Lichtschalter zu greifen brauchen, um den bunten Traum zu verscheuchen.” 14. Werner Fiedler, Deutsche Allgemeine Zeitung, 5 March 1943. Original: “Dieser Jubiläumsfilm der Ufa schlägt beherzt ein Loch in die Fassade der Wirklichkeit, eine Bresche für die Phantasie […] Selbst Pessimisten, die fürchteten, das Filmband könne allmählich zur Schlinge werden, in der die Phantasie erdrosselt wird, dürften nach diesem Farbfilm die letzten Besorgnisse begraben.” 15. With some trepidation, L. Krabbe discussed the triangular relationship during the production of the film in “Münchhausen—Casanova—Cagliostro”, Film-Kurier, 29 March 1942.

ABSTRACTS

Nazi cinema took full advantage of the possibilities of media convergence by relying heavily on literary adaptations and the close relationships between film and the other arts. These textual strategies and their ideological effects are on full view in Münchhausen (1943), one of the most expensive and successful films of the Third Reich. The film about the famous Lügenbaron allows

ILCEA, 23 | 2015 26

us to consider the pivotal role of media convergence in the making of the first modern media dictatorship and develop more complex models beyond close textual reading and historical contextualization that account for the dynamic interplay of film art, politics, and technology.

Das Kino im Nationalsozialismus nutzte die Möglichkeiten der Medienkonvergenz durch die vielen Literaturverfilmungen und die engen Beziehungen zwischen Film und anderen Künsten voll aus. Diese textuellen Strategien und deren ideologische Effekte sind besonders deutlich in Münchhausen (1943), einem der teuersten und erfolgreichsten Filme des „Dritten Reiches“. Der Film über den berühmten Lügenbaron ermöglicht es uns, die zentrale Rolle der Medienkonvergenz in der Entstehung der ersten modernen Mediendiktatur aufzuzeigen und neue Ansätze jenseits von Textanalyse und historischer Kontextualisierung zu entwickeln, die der komplexen Dynamik von Filmkunst, -politik, und -technologie Rechnung tragen.

INDEX

Schlüsselwörter: Film im Nationalsozialismus, Münchhausen, Adaption, Intermedialität, Medienkonvergenz Keywords: Nazi Cinema, Münchhausen, adaptation, intermediality, media convergence

AUTHOR

SABINE HAKE Sabine Hake is Professor and Texas Chair of German Literature and Culture in the Department of Germanic Studies at The University of Texas at Austin. A cultural historian working on twentieth century German culture, she is the author of six monographs, including German National Cinema (2008, second revised edition), Topographies of Class: Modern Architecture and Mass Society in Weimar Berlin (2008), and Screen Nazis: Cinema, History, and Democracy (2012). This article is part of a current research project on German cinema in the age of media convergence.

ILCEA, 23 | 2015 27

L’Homme au cheval blanc (Der Schimmelreiter) de Theodor Storm à l’écran du national-socialisme à la guerre froide (1934 – 1977 – 1984) Der Schimmelreiter im Film vom Dritten Reich zum Kalten Krieg

François Genton

1 Dans les civilisations de l’écrit, la (belle) littérature a inspiré tous les autres arts. Si une combinaison relativement stable de christianisme érudit et de culture antique a longtemps constitué le fonds commun des élites européennes, depuis les temps modernes se sont constituées plus ou moins rapidement des littératures « nationales » qui ont greffé sur ce fonds l’héritage redécouvert du Moyen Âge en y ajoutant des créations nouvelles : la victoire des Modernes sur les Anciens ne résulte pas seulement d’une querelle de la fin du XVIIe siècle, elle correspond à une tendance profonde des cultures européennes. Sur le plan des pratiques institutionnelles on constate au XIXe siècle un double mouvement de « nationalisation », la reconstruction du passé d’un côté et le « balisage » du présent et de l’avenir de l’autre. Les élites nationales reconstruisent le passé de la nation déjà constituée (la France, la Russie, l’Angleterre, l’Espagne, etc.) ou en devenir (la plupart des pays de l’Europe actuelle, dont l’Italie et l’Allemagne) en définissant aussi un « génie » national. Ce passé « mythique » étaie, sur le plan politique, la représentation d’une continuité nationale et des projets qu’elle aurait portés. Ainsi, l’Allemagne non encore unifiée construit-elle la statue d’Arminius dans la forêt de Teutoburg pour cimenter l’idée de son unité nordique (sous tutelle prussienne) et de son indépendance par rapport à Rome, tandis qu’en réponse Napoléon III fait ériger à Alise-Sainte-Reine la statue de Vercingétorix, symbole ambigu de la fière « race gauloise », mais aussi, défaite oblige, de la culture gallo-romaine. La représentation « dominante » du présent et de l’avenir des nations est transmise et renforcée par le système scolaire et, en amont, par le système universitaire dont l’une des fonctions est de former les professeurs et les fonctionnaires qui fixent les programmes d’enseignement. On ne saurait donc surestimer l’efficacité de cet usage

ILCEA, 23 | 2015 28

institutionnel de la littérature, relayé notamment par l’École, l’armée, une grande partie de la presse et les arts « populaires », de la chanson « folklorique » au cinéma, car il façonne les esprits, ne serait-ce qu’en leur constituant un fonds commun de mots et d’images.

2 Cette nationalisation institutionnelle de la littérature (et de tous les arts qu’elle inspire) ne concerne cependant qu’une manière d’orienter un usage social de l’art — quand il est de qualité, car il existe un art « conforme », « national », voire des restes d’une telle orientation dans des œuvres en soi bien plus ouvertes. Pour autoritaires qu’ils soient parfois, les régimes politiques antérieurs aux totalitarismes du XXe siècle ont laissé à l’expression artistique une certaine autonomie, si bien que les « grandes » œuvres d’art à visée non utilitaire expriment, en Allemagne comme partout ailleurs, un point de vue « non institutionnel » et souvent opposé à celui que l’institution voudrait leur prêter a posteriori. Dans le cas du Reich fondé par la dynastie Hohenzollern en 1871, le discours institutionnel vise à imposer à l’Allemagne entière la représentation d’un « mouvement allemand » (deutsche Bewegung), expression forgée en 1935 par Hermann Nohl (1970) qui confond des phénomènes aussi différents que l’Aufklärung, le Sturm und Drang, le règne de Frédéric II de Prusse, le romantisme allemand, le nationalisme de l’ère napoléonienne, la politique de Bismarck, la conscience d’une mission allemande en Europe et dans le monde et la représentation, au départ annexe, mais de plus en plus envahissante, d’un génie ethnique, voire racial germanique. Or les « grands » textes littéraires allemands des XVIIIe et XIXe siècles, dont le canon a relativement peu évolué depuis le début du XXe siècle, ne peuvent être assimilés à cette représentation du « mouvement allemand » qu’au prix d’une lecture partiale et déformante.

3 Le national-socialisme a repris tous les thèmes du nationalisme germano-prussien, amplifiant et développant ceux du racisme et du culte du chef. Il a voulu « éduquer » les masses en exerçant sur toutes les formes d’expression publique une dictature totalitaire qui n’avait plus rien de commun avec la relative liberté artistique et intellectuelle qu’avait connue l’Allemagne auparavant. Dans ce contexte, il est intéressant de se pencher sur la manière dont le national-socialisme a conçu l’adaptation cinématographique des « classiques » allemands, c’est-à-dire d’auteurs intégrés au canon diffusé par l’École et l’Université. Francis Courtade et Pierre Cadars (1972 : 261-276) ont consacré un chapitre éclairant aux adaptations littéraires. Les adaptations littéraires d’œuvres étrangères sont parfois réalisées, ajouterons-nous, pour témoigner d’un nouveau climat diplomatique : ainsi en 1940 Le Maître de Poste d’Ucicky, d’après Pouchkine, est-il réalisé à l’époque du pacte germano-soviétique. Les adaptations d’œuvres de Maupassant, assez nombreuses, récupèrent au cinéma dirigé par Goebbels un auteur très lu en Allemagne et dont l’œuvre confirme l’idée qu’on se fait d’une France dont le corps paysan est attardé et la tête urbaine viciée. Avec Bel Ami, adaptation du roman éponyme de Maupassant, l’Autrichien Willi Forst (1939) obtient un succès international qui confirme de manière éclatante l’Anschluss qui a eu lieu l’année précédente.

4 Dans le cas des adaptations littéraires, il est possible d’envisager plusieurs degrés d’implication idéologique. Le plus bas est représenté par les films dont la réalisation vise avant tout à rassurer le public. Il s’agit de lui procurer l’impression d’une double continuité artistique synchronique et diachronique : continuité entre les pratiques de consommation usuelles (par exemple des lectures bien établies) et le cinéma contemporain d’une part, mais aussi entre le cinéma culturel accessible d’avant 1933 et

ILCEA, 23 | 2015 29

celui du Reich hitlérien de l’autre. De cette catégorie à faible impact idéologique direct relèvent une comédie comme L’Habit fait le moine de Helmut Käutner (Kleider machen Leute, 1940), d’après l’écrivain suisse Gottfried Keller, ou le drame La Chair est faible de Gustaf Gründgens (Der Schritt vom Wege, 1940) d’après le roman Effi Briest de Theodor Fontane. La charge idéologique est bien plus forte, selon nous, dans L’Homme au cheval blanc1 ( Der Schimmelreiter, 1934) de Curt Oertel et Hans Deppe, et il nous a paru intéressant de confronter cette adaptation de la nouvelle de Storm à deux adaptations ultérieures, réalisées à six ans d’intervalle, d’abord en République fédérale d’Allemagne par Alfred Weidenmann (1978), puis en République démocratique allemande par Klaus Gendries (1984). Gottfried Keller, Theodor Storm et Theodor Fontane sont les nouvellistes et romanciers germanophones de la deuxième moitié du XIXe siècle les plus reconnus, leurs œuvres étaient traditionnellement lues et étudiées dans les établissements d’enseignement secondaire, une tradition qui s’est maintenue jusqu’à nos jours. Les plus prestigieux des narrateurs de langue allemande contemporains du national-socialisme ont dans l’ensemble rejeté Hitler et son régime. Thomas Mann, l’auteur du « premier » roman allemand qui ait percé sur le plan international au XXe siècle, Les Buddenbrooks (Buddenbrooks, 1901), a choisi l’émigration, même si, désireux de bénéficier encore du marché allemand, il n’a proclamé son hostilité au régime qu’en 1936. Étant donné l’opposition déclarée des meilleurs auteurs allemands contemporains, le national-socialisme a besoin de s’appuyer sur le prestige des grands auteurs passés. Il ne peut se contenter de faire fabriquer des adaptations cinématographiques de récits de propagande hitlériens, comme, par exemple, Hitlerjunge Quex, film réalisé dès 1933 par Hans Steinhoff, d’après le roman de Karl Aloys Schenzinger. L’enjeu, on le voit, est considérable : il s’agit de décider la question de savoir si le national-socialisme rompt avec la « grande culture » de langue allemande ou, au contraire, s’il en est le meilleur continuateur et interprète.

5 Avant d’analyser dans cette optique le film tiré en 1934 de la nouvelle de Storm, il convient de présenter cet auteur et son œuvre du point de vue de la recherche d’aujourd’hui — qui n’est pas celui du nationalisme dominant dans l’Allemagne du début du XXe siècle. Theodor Storm (1817-1888) n’est pas connu à l’étranger. Il en va de même de sa dernière œuvre publiée, L’Homme au cheval blanc (Der Schimmelreiter2), une longue nouvelle que l’écrivain malade eut la force de rédiger durant les derniers mois de sa vie parce que son entourage avait décidé de lui taire la nature du mal qui le frappait, un cancer de l’estomac (Laage, 1989 : 84). Cette ultime pièce d’une riche œuvre de nouvelliste et de poète en est souvent considérée comme le couronnement. L’action se passe dans la patrie de Theodor Storm, à savoir la Frise du Nord, le littoral de la mer du Nord au Schleswig, avec ses îles, ses polders, ses digues et sa « capitale » Husum. Après avoir été longtemps administrée par le roi du Danemark, cette région lui a été arrachée par la Prusse et l’Autriche lors de la guerre de 1864, puis annexée par la Prusse en 1866 après Sadowa. Theodor Storm, juriste de formation, juge de métier, grand patriote allemand, aurait voulu que sa province entrât dans une Allemagne régie selon le principe de la souveraineté du peuple. Victime d’un interdit professionnel lorsque le Danemark reprit en main la région à la suite de l’échec de la Révolution de 1848, il avait dû s’exiler en 1853 au royaume de Prusse dont il n’approuvait pas l’autoritarisme ni l’esprit de caste digne de l’Ancien Régime. C’est dans un Schleswig bientôt annexé par ce royaume que Storm rentra en 1864.

ILCEA, 23 | 2015 30

6 Le patriotisme local des poèmes et des narrations de Storm ne magnifie pas la région natale, son paysage et ses habitants, mais tente d’exprimer son « âme », c’est-à-dire aussi ses souffrances, ses contradictions, ses limites. L’histoire s’insère dans trois cadres narratifs : d’abord celui des souvenirs du vieux narrateur qui se transporte au temps de sa jeunesse, vers 1830 (premier cadre), lorsqu’il lisait dans un cahier le récit d’un voyageur (deuxième cadre) qui, de son côté, croyait avoir vu un jour de tempête un homme parcourant à grand galop une digue sur un cheval blanc. Cette vision inquiète les hommes auxquels le voyageur la rapporte dans une auberge. On court vérifier l’étanchéité des digues tandis qu’un vieil homme, plus rationnel, s’assoit pour raconter au narrateur l’histoire de l’homme réel dont la superstition locale a fait le fantôme du cavalier sur la digue (troisième cadre). L’histoire se déroule dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Hauke Haien, fils d’un veuf pauvre, est comme son père d’une grande intelligence. Jeune homme impulsif, il tue un chat qui lui dérobait le fruit de sa pêche. Son père décide de le faire travailler chez l’intendant de la digue. Hauke (c’est-à-dire Hugo, Hugues) assume rapidement toutes les responsabilités de l’intendant de la digue, un homme paresseux et gourmand. Elke, la fille de ce veuf, tombe amoureuse de Hauke. Après la mort de son père, en promettant aux notables de la ville qu’elle donnera ses biens à Hauke avant même de l’épouser, elle parvient à obtenir pour lui la charge d’intendant de la digue. Elke accouche d’une fille dont le père s’occupe avec d’autant plus d’affection que Wienke « restera toujours un enfant » (1991 : 117 sq.). Hauke achète à un mystérieux « Slovaque » un cheval blanc qu’il dresse et, au même moment, le cheval blanc que les valets superstitieux croient voir bondir sur un îlot proche de la côte disparaît. Le projet « rationaliste » d’une nouvelle digue, mieux conçue et susceptible d’arracher de nouvelles terres à la mer, est jugé diabolique par une grande partie de la population. Malgré les résistances, cette digue est construite, mais l’intendant, fatigué et malade, cède aux instances de la population locale et ne fait pas réparer l’ancienne digue, une faute fatale3. Cette dernière cède lors d’une tempête, entraînant la mort de Hauke Haien et de sa famille qui venait le rejoindre. Au lendemain de ce récit le narrateur parcourt sous un soleil triomphant la digue qui porte le nom de son concepteur : certes le grand intendant de la digue a payé de sa vie une négligence passagère, mais son œuvre l’a emporté sur les superstitions et résiste encore aux éléments déchaînés.

7 Même si le propre de la littérature fantastique, catégorie dont relève la nouvelle de Storm, est de ne pas décider entre explication rationnelle et « irrationnelle », le récit ne permet guère de doute quant à la hiérarchie des valeurs et des personnages : le savoir, la sagesse, la créativité, le progrès et l’intérêt général sont liés à la conduite rationnelle d’un personnage qui tente de s’imposer, avec des succès divers, aux forces de la nature, à une société routinière et superstitieuse, mais aussi à ses propres faiblesses psychologiques et physiques. Autrement dit, la région d’origine, si elle représente un cadre à forte charge affective, n’est en rien l’objet d’un culte aveugle : la vie y est dure au moral comme au physique et même un homme aussi estimable que Hauke Haien y est condamné à tout perdre, ses biens, sa famille et sa vie. Seule son œuvre lui survit, utile à une population qui ne la mérite pas, seul un esprit fort comme le maître d’école du deuxième cadre narratif a conscience de sa grandeur. La nouvelle est publiée dans un État-nation allemand tout récent, puisqu’il n’a été fondé que dix-sept ans auparavant. Dans cette Allemagne en construction et dont la nouvelle capitale (Berlin) est loin d’exercer le quasi-monopole culturel qui est celui des capitales des pays européens qui produisent les grands récits du XIXe siècle (Paris, Londres, Saint-

ILCEA, 23 | 2015 31

Pétersbourg et Moscou), les narrations de Theodor Storm créent un univers nordique moderne propre à s’intégrer au grand récit national allemand. Cette contribution, qui ne mythifie ni la terre ni ses habitants, semble se contenter de dire que ce Nord allemand offre aussi un cadre littéraire, capable d’accueillir le mystère du fantastique… et un personnage aussi fort que Hauke Haien.

8 Pourtant, les différentes institutions de l’Allemagne wilhelminienne, faute — et pour cause — de se fonder sur les valeurs libérales et rationalistes de la nouvelle de Storm, fabriquent une autre interprétation que véhiculent les éditeurs, l’École et l’Université : dans les décennies qui suivent sa mort, Storm est « récupéré » comme artiste régionaliste (Heimatkünstler), voire, pendant la Première Guerre mondiale, comme un homme aux convictions nationales fortes diffusant un sentiment nordique de la nature4. Durant la République de Weimar et sous Hitler, on projette sur son œuvre quantité de représentations nationalistes, xénophobes et même racistes. Ainsi, le germaniste Wolfgang Kayser (1906-1960), promis à une brillante carrière après 1945, croit-il pouvoir opposer la nouvelle de Storm en tant que nouvelle de la personnalité (Persönlichkeitsnovelle) typiquement germanique aux nouvelles de l’événement (Vorfallsnovelle) typiquement romanes (Kayser, 1938 : 53 sq.). Et en 1940 Hauke Haien représente « la volonté guerrière, la force créatrice de l’homme nordique » (Stuckert, 1940 : 99). Après 1945, la nouvelle a continué d’être une lecture très répandue dans les lycées allemands, mais il fallut quelques décennies pour que les interprétations se dégagent définitivement d’une lecture étroitement « ethniciste » (Hildebrandt, 1990 : 104-107 ; Holander, 2003). S’il est aujourd’hui possible de lire l’œuvre sans se préoccuper de ces interprétations que l’on peut juger falsificatrices, non seulement à l’égard de l’intention de l’auteur (ce qui en soi importerait aussi), mais surtout à l’égard de la cohérence du texte, de sa « structure » si l’on veut, il n’est pas possible de faire abstraction de ce contexte historique pour comprendre le film qui en est le produit.

9 Autant dire que les cinéastes qui dans les mois qui suivent l’accession au pouvoir d’Adolf Hitler entreprennent de porter la nouvelle de Storm au cinéma empruntent une voie herméneutique déjà bien creusée. Le concept de Path dependence (« dépendance au sentier »), employé par les spécialistes d’économie, de sociologie ou de politique, s’impose ici, ou plutôt celui d’ornière dont on sort d’autant moins qu’on ne le souhaite pas. Der Schimmelreiter, le film de 1934, a été réalisé par deux hommes au parcours différent. Curt Oertel (1890-1960), à l’origine un cadreur, avait collaboré avec les plus grands artistes du cinéma et du théâtre de la République de Weimar, par exemple Georg Wilhelm Pabst et Erwin Piscator. Il dirigea en 1935 l’adaptation d’une autre nouvelle de Theodor Storm (Pole Poppenspäler – Paul le montreur de marionnettes5), puis se spécialisa dans le cinéma documentaire. Le coréalisateur, Hans Deppe (1897-1969), acteur au prestigieux Deutsches Theater de Berlin et dans des films connus, par exemple en 1931 Berlin Alexanderplatz de Phil Jutzi, d’après le roman d’Alfred Döblin, fit carrière après 1945 en tant que réalisateur de nombreux Heimatfilme, dont en 1951 le plus grand succès commercial du cinéma ouest-allemand (Grün ist die Heide – Verte est la lande). Le national-socialisme donnait à ces deux hommes la chance de réaliser un long métrage dans une Allemagne désertée par l’avant-garde du théâtre et du cinéma. Dans ses grandes lignes, le résultat ne pouvait qu’être conforme aux attentes suscitées.

10 L’acteur principal, Mathias Wieman, avait joué en 1932 le premier rôle masculin dans La Lumière bleue de Leni Riefenstahl et Béla Balázs, un film très apprécié par Goebbels et Hitler. Marianne Hoppe, l’interprète d’Elke, avait joué depuis 1928 dans de nombreuses

ILCEA, 23 | 2015 32

pièces, notamment au Deutsches Theater dirigé par Max Reinhardt. C’était son premier grand rôle dans un film, le troisième d’un parcours entamé en 1933 seulement dans l’industrie allemande du film. Il s’agissait tant pour les réalisateurs-scénaristes que pour les premiers rôles de carrières cinématographiques récentes et accélérées par l’instauration du Troisième Reich.

11 Le texte qui défile dès le début du film ne laisse aucune ambiguïté : Peuple fier, résistant aux intempéries, c’est ainsi que vivent les Frisons au bord de la Mer du Nord en Allemagne, menant une lutte tenace contre l’océan impitoyable qui s’attaque constamment à la terre et aux hommes. Il fut difficile de conquérir le sol. Il fut encore plus difficile de le défendre sans cesse contre le déchaînement des forces de la Nature. Les fermes se dressaient isolées dans ce vaste paysage de marais. Taciturnes, pieux et aussi superstitieux, tels vivaient les hommes de ces lieux, lorsque commença l’histoire de Hauke Haien, le cavalier au cheval blanc.

12 Le fantastique de la nouvelle est respecté, quoique atténué (voir aussi Bandmann & Hembus, 1980 : 235), puisque le deuxième cadre (celui du récit lu vers 1830) disparaît et avec lui la figure du cavalier fantôme. De même, certains personnages secondaires portaient le fantastique : ils disparaissent (Wienke et sa mouette Klaus) ou sont traités dans une optique plus « ethniciste » (la vieille Trien’ Jans). L’épisode du cheval blanc sur l’îlot est traité dans un esprit rationnel. Seul le valet simplet Iven Johns, incarné par le coréalisateur Hans Deppe, a cette vision qui n’est pas montrée à l’écran (elle le sera dans les adaptations ultérieures). Que ce même valet soit le seul à attribuer une nature diabolique au personnage qui vend le cheval blanc atténue aussi la portée fantastique du récit : dans la nouvelle, c’est Hauke Haien lui-même qui mentionne l’aspect diabolique du personnage (1991 : 84).

13 Avant de noter les lignes directrices du film d’Oertel et de Deppe, il convient de noter les plus importantes des nombreuses modifications que seules les personnes ayant un souvenir très précis du texte de Storm peuvent remarquer. Ces modifications facilitent l’insertion de ce qu’il faut bien appeler l’état d’esprit hitlérien dans une matière qui en est tout à fait dénuée. Notons les plus importantes : • un incipit indique que la communauté ethnique, dont Hauke Haien est l’émanation, est le personnage principal du film ; • l’action se passe au XIXe siècle ; • deux épisodes « communautaires » : l’un est plaqué sur le film, au début, l’autre le conclut. Ces épisodes sont inventés. La musique de Winfried Zillig (1905-1963), un élève de Schönberg, insiste sur le lien communautaire, par exemple en employant un leitmotiv pour les scènes festives de la vie paysanne. L’œuvre poétique de Theodor Storm apparaît comme la voix de la communauté dans les grandes occasions. Elke exprime son amour en chantant : « À peine t’avais-je vu… » (Als ich dich kaum gesehn) et dans la pièce principale de la ferme les vers (de Storm) « La douleur vient / La joie s’en va… » (Es kommt das Leid / Es geht die Freud…) sont encadrés, comme pour exprimer les saisons et les deuils après la mort du père d’Elke ; • la communauté organise un spectaculaire tournoi au cours duquel les cavaliers doivent faire tourner sur elle une statue de bois nommée Roland. Ce Rolandreiten est certes une tradition attestée en Allemagne du Nord depuis le XVIIe siècle, mais on peut penser qu’elle a été choisie ici parce qu’elle est bien plus « guerrière » que le populaire lancer de boules de bois sur la glace (Eisboseln) de la nouvelle. Pas de neige ni de glace d’ailleurs dans le film ; • le double mariage (détail érigé en séquence heimatfilmesque dans l’adaptation ouest- allemande de 1978) de Hauke Haien et de son rival Ole Peters, qui signifie l’unité fondamentale de la communauté au-delà des inévitables conflits interpersonnels, est un

ILCEA, 23 | 2015 33

détail rajouté qui contredit la nouvelle dans laquelle le personnage de l’intriguant, ambitieux et superstitieux Ole Peters est l’incarnation des forces conservatrices opposées à la rationalité progressiste et technique représentée par Hauke Haien ; • la mort de Hauke et des siens relève dans le film d’un nécessaire sacrifice expiatoire, comme si le chef et sa famille étaient des intermédiaires entre la communauté nordique et le Destin ou la Providence. Il s’agit dans la nouvelle d’une catastrophe tragique résultant de la faute de Hauke, qui pour des raisons compréhensibles avait négligé de réparer la vieille digue. Storm définissait en 1881 la nouvelle comme « la sœur du drame » (1992, t. 4 : 122 sq.) et emploie lui-même dans une lettre du 7 avril 1888 le terme de « catastrophe » (Laage, 1989) ; • deux discours jouent un rôle central : celui par lequel Hauke Haien, singeant littéralement Adolf Hitler, ne parvient pas à convaincre la communauté de l’opportunité de son nouveau projet, une digue qui est faite pour durer, sinon mille ans, du moins « des siècles et des siècles » et celui que prononce, une fois les travaux terminés, le surintendant qui se réjouit de cette conquête de nouvel « espace vital » (Lebensraum) au profit de toute la communauté ; • entre ces deux discours, c’est bien par la contrainte que s’impose le projet de Hauke Haien, deux affiches signées par le surintendant le disent expressément. À ces ajouts correspondent des suppressions : • l’enfance de Hauke n’apparaît pas, ni la mention de certains traits de caractère (il peut s’emporter et être violent) ; • Wienke, l’enfant attardé, objet de l’affection touchante de ses parents, disparaît (il ne paraîtra pas plus dans les adaptations ultérieures). Les principales lignes directrices du film sont les suivantes : • Hauke Haien est un homme d’élite incarnant les meilleures qualités des Frisons, un peuple nordique tenace et courageux, mais superstitieux. C’est ainsi qu’il est filmé à plusieurs reprises, par exemple dans le discours (infructueux) qu’il tient à ses compatriotes, durant lequel la caméra oppose les plans de demi-ensemble de la foule hostile au gros plan en contre-plongée sur le visage du chef à l’expression volontaire ; • son projet (la nouvelle digue), conçu en coopération avec des élites politiques et sociales compréhensives, défend les intérêts de la communauté ethnique, puisqu’il est destiné à conquérir un nouvel espace vital. L’échec de Hauke Haien est celui d’un homme qui n’a pas encore les qualités d’un vrai Führer, son charisme n’ayant pas suffi à forger une communauté s’identifiant totalement à son projet ; • la communauté encadre le film, de la fête du début, quand hommes, femmes et enfants se réunissent, à la dernière séquence quand, recueillie, la communauté constate la signification du sacrifice accompli par Hauke et Elke.

14 Bref, Hauke Haien préfigure sur le mode tragique ce qu’Adolf Hitler réalise de manière positive depuis qu’il a été nommé chancelier. On est frappé sur le plan intellectuel par l’incohérence du propos qui est due à la résistance du sujet original, à savoir la nouvelle de Storm, au traitement idéologique qui lui est réservé. L’ethnicisme et le Führerprinzip, deux traits caractéristiques du national-socialisme, apportent à l’ensemble une tonalité tout à fait discordante, la trame du récit original étant par ailleurs à peu près conservée. Hauke Haien n’a rien du leader charismatique, il est intelligent, travailleur et créatif et n’est vraiment reconnu que par Elke, la fille de l’intendant de la digue, sans laquelle il n’aurait jamais pu faire carrière. Hauke Haien est encore moins un leader charismatique qui échouerait là où Adolf Hitler réussirait. Ses adversaires sont non seulement les membres de sa communauté eux-mêmes, leur routine, leur superstition, mais aussi ses propres limites, son incapacité physique et psychologique à réaliser un projet trop lourd pour lui. Dans la nouvelle, son sacrifice reste secret. Qui peut savoir,

ILCEA, 23 | 2015 34

comme la nouvelle le rapporte, qu’il se précipite dans les eaux en furie en criant : « Prends-moi et épargne les autres ! » — alors qu’en vérité il veut rejoindre dans la mort sa femme et sa fille qui viennent d’être englouties ? Dans le film, nous l’avons vu, le sacrifice est solennellement constaté par une communauté qui, même plusieurs générations après les faits, est pourtant encore incapable de prendre la mesure du personnage dans la nouvelle. La lutte décrite par Theodor Storm (raison et technique contre routine et superstition religieuse), qui reste forcément présente dans le film, contredit un discours « communautaire » parfaitement artificiel. On n’est guère surpris au demeurant que la critique de l’époque fut des plus laudatives6 : Hauke Haien, malgré sa mort, avait gagné, « l’idée de la communauté avait fini par l’emporter » ou bien « le sang et la glèbe (Blut und Boden), tel est le contenu de ce film, le principe du Führer y prend vie… »

15 Des séquences « ethniques » mettent en valeur la communauté, par exemple le défilé des villageois qui se rendent à l’église ou une scène de repas collectif en plein air. Dans ces scènes la musique remplace tout dialogue : il est vrai qu’un dialogue ne pourrait que desservir l’image d’harmonie que les cinéastes imposent à un texte qui tire son intérêt de multiples conflits opposant le personnage principal à la communauté ainsi qu’à sa propre faiblesse vis-à-vis de cette communauté. Dans le film un personnage, en soi tout à fait négatif, sera, conformément à la nouvelle, l’adversaire résolu de l’œuvre positive entreprise par Hauke Haien, mais aussi, en belle tenue folklorique dans les scènes ethniques, le digne représentant de la race nordique : la logique du Heimatfilm, avec des personnages simples (le benêt, le bel homme, la belle femme, les vieux, les enfants, le noble, le garde forestier, etc.), contredit la critique sociale du texte adapté. La mise en scène du paysage insiste sur la fragilité de la terre et de ceux qui l’ont conquise face aux éléments. Ainsi, la caméra oppose le vent, la mer et le ciel à l’apparence faible et vulnérable des êtres humains qui lors de l’enterrement du père d’Elke forment une file bien ténue sur la digue. Or, le père d’Elke est un personnage grotesque que personne ne peut regretter… et sa mort ouvre la voie au conflit opposant son successeur, Hauke Haien, au reste de la communauté : dans la logique du récit de Storm, cet enterrement annonce des divisions insurmontables et ne représente pas une occasion de souder la communauté. Klaus Gendries, en 1984, a imprimé un autre sens à cette file inquiétante, qui est celle des sectaires opposant leur superstition et leur médisance aux projets éclairés de Hauke Haien. Si l’on peut comprendre que le régime hitlérien a fait décerner par l’autorité de censure (Filmprüfstelle) la prestigieuse mention « qualité exceptionnelle » (Prädikat besonders wertvoll) au film de 1934, on peut aussi également comprendre que les auteurs du film n’aient pas poursuivi dans la voie du drame social. Curt Oertel a fini par renouer avec le documentaire. Hans Deppe a fabriqué de faciles comédies durant le Troisième Reich et a été à l’époque du miracle économique d’après- guerre l’un des principaux auteurs de Heimatfilme : dans ces films des années 1950, il diffuse l’image harmonieuse d’une communauté menacée ou plutôt inquiétée de manière tout à fait passagère par l’action déviante d’un personnage isolé. Il s’agit d’un monde idéal, écho lointain et étouffé — mais compensateur — de préoccupations bien réelles, d’où ont toutefois disparu le culte bruyant du chef et la revendication d’un espace vital. Le principal intérêt de ces films est d’avoir provoqué en tant que négation la réaction créatrice et démystificatrice que fut le « nouveau cinéma allemand ».

16 Quatre décennies passèrent avant que d’autres adaptations fussent tournées dans les deux Allemagnes. Alfred Weidenmann adapta la nouvelle de Storm en 1978 en RFA7 et

ILCEA, 23 | 2015 35

Klaus Gendries8 réalisa une autre adaptation en 1984 en RDA. L’ornière nationaliste dans laquelle le film de 1934 s’était enfoncé avait pu être en partie comblée dans les esprits, mais certains choix esthétiques et narratifs opérés dans le film de 1934 se sont révélés contraignants. Le réalisateur-scénariste de l’adaptation ouest-allemande, Alfred Weidenmann (1918-2000), qui avait environ vingt ans de moins que Curt Oertel et Hans Deppe, avait entamé sa carrière cinématographique pendant la guerre en tant qu’auteur des actualités filmées de la jeunesse hitlérienne (Junges Europa ; voir Steinlein, 2007). Le plus connu des films de ce réalisateur prolifique (un grand nombre d’épisodes de la série Derrick) est Buddenbrooks (1959), d’après le roman de Thomas Mann. Du film de 1934 celui de 1978 retient l’organisation globale du récit : l’action se passe au XIXe siècle, la vie de Hauke Haien avant son arrivée chez l’intendant de la digue n’apparaît pas, ni Wienke, son unique enfant ; le double mariage permet de renforcer l’aspect « folklorique », l’action se passe au XIXe siècle et le jeu remporté par Hauke Haien est le même tournoi que celui du film de 1934. Le natalisme de l’Allemagne du baby boom finissant tourmente Elke qui demande ce qui lui vaut le malheur de ne pas donner d’enfant à son mari. Dans l’ensemble, l’élément fantastique est renforcé. Hauke Haien, joué par l’acteur américain John Phillip Law, n’est plus le Führer inabouti de 1934, mais le film s’en prend à deux reprises à la tentation démocratique. D’abord les paysans sont obligés de reconnaître l’autorité de l’intendant qui leur impose son projet. L’un d’entre eux dit plaisamment : « Votre devoir consiste à obéir. Dorénavant vous avez tous le droit de partager son avis. » Puis, vers la fin du film, par un vote très majoritaire, les paysans se prononcent contre l’entretien de la vieille digue. La faute de l’intendant est d’accepter le résultat de ce vote au lieu d’imposer son autorité. Il meurt en reconnaissant son erreur, ce qui est conforme à la nouvelle… où cependant aucun vote n’intervient !

17 L’adaptation est-allemande s’efforce de suivre la nouvelle, de la jeunesse de Hauke Haien jusqu’à sa fin. L’action se passe cette fois au XVIIIe siècle, les deuxième et troisième cadres apparaissent nettement. Le film, réalisé pour la télévision comme coproduction RDA-Pologne, a été tourné dans la région de Gdansk (autrefois Danzig), c’est-à-dire là où était situé le récit qui a inspiré la nouvelle au narrateur… et à l’auteur9. Le conflit central est, comme dans le texte originel, celui qui oppose Hauke Haien à une majorité conservatrice, envieuse et superstitieuse. Ce dernier trait a été (assez lourdement) accentué ainsi que l’opposition entre le couple « éthéré » que forment Hauke et Elke par rapport aux trop sensuels Ole et Vollina. Certaines modifications trahissent le point de vue du réalisme socialiste finissant : d’abord la scène d’embauche de Hauke Haien, qui est examiné et palpé par le père d’Elke comme s’il s’agissait d’un esclave, ensuite l’insistance, typique de la RDA des années 1980, sur le féminisme : Vollina Harders, la femme de l’envieux Ole Peters, apporte une soupe à Elke malade (détail ajouté) et Elke se sacrifie après la mort accidentelle de son mari à la fin. À la fin, ce n’est pas le soleil triomphant de la nouvelle qui éclaire la digue Hauke Haien, mais un ciel de nuages. On notera aussi une nouveauté esthétique : non seulement le lancer de boules de bois sur la glace remplace comme de juste le viril tournoi des deux adaptations précédentes, mais le froid, la neige et la glace marquent, sans doute aussi de manière symbolique, le paysage. Le fantastique est assez proche de celui de la nouvelle, le cavalier fantôme, le cheval blanc sur l’île sont montrés, mais là où le film de 1934 imposait comme explication dernière le sacrifice du chef pour sa communauté ethnique, celui de 1984 suggère fortement l’idée selon laquelle Hauke Haien et les siens sont victimes d’une société réactionnaire. La faute n’apparaît pas, ni d’ailleurs

ILCEA, 23 | 2015 36

l’inquiétant personnage du « Slovaque » qui vend le cheval blanc. Un détail amusant : le film de 1984 a confié le rôle du père d’Elke à Lech Ordon, un acteur polonais qui est quasiment le sosie de Gert Fröbe, intendant de la digue du film de 1978, ces deux acteurs ayant quelque ressemblance avec Wilhelm Diegelmann, l’intendant Tede Volkerts de 1934. Même si cette adaptation a paru à la critique plus fidèle et plus réussie que celles qui l’ont précédée, elle n’échappe pas à un double conditionnement, d’un côté par les films de 1934 et 1978 et de l’autre par l’espace politique et mental de la RDA des années 1980, quand la critique des sociétés qui ont précédé celle de la RDA ne porte plus seulement sur une injuste hiérarchie sociale, mais aussi sur l’asservissement des femmes.

18 Ainsi, les ruptures de l’histoire allemande durant le XXe siècle marquent-elles les films inspirés par une longue nouvelle fantastique de la fin du XIXe siècle. Ce texte incontestablement « régionaliste » se caractérise par un esprit rationaliste et libéral d’un côté et une grande méfiance, de l’autre, à l’égard de l’esprit réactionnaire et superstitieux de la société paysanne d’Ancien Régime. Comme ces films semblent proposer une sorte de « pacte de fidélité » en s’affichant, dès le titre, comme des transpositions cinématographiques d’un texte connu, il semble légitime d’examiner la validité de ce pacte. Il ne suffit pas cependant de se reporter au texte. Il faut aussi s’immerger dans l’esprit d’une époque, dans les interprétations parfois concurrentes et opposées du texte en leur temps et dans l’évolution de ces interprétations selon les époques, les régimes politiques, les priorités du moment et des principaux auteurs du film. Dans le cas d’un texte aussi connu, en Allemagne, que la nouvelle de Storm L’Homme au cheval blanc, l’adaptation cinématographique représente aussi un enjeu herméneutique important : quels aspects du texte le cinéma doit-il mettre en valeur ?

19 Il apparaît d’abord que les films se conditionnent mutuellement, d’abord parce qu’ils adoptent, voire développent les solutions narratives, visuelles, musicales choisies par les prédécesseurs. Le personnage du père d’Elke, l’intendant de la digue glouton et paresseux, est traité sur le même mode, plutôt comique, dans les trois films : le personnage de l’enfant déficient en est absent : l’affection que lui porte son père est pourtant un aspect important du texte. On note un traitement proche du paysage, coincé entre une mer impétueuse et un ciel menaçant, ligne fragile sur laquelle se déplacent lentement des hommes inquiets de leur présence en ce lieu hostile.

20 La question des aspects « idéologiques » de l’adaptation des « classiques », posée au début de cette étude, est particulièrement légitime lorsque l’État contrôle la création cinématographique, ce qui est le cas en 1934 sous Hitler et Goebbels, mais aussi en 1984 en RDA. Ainsi, si le film de 1934 peut se fonder sur une herméneutique nationaliste déjà bien enracinée, il ajoute à l’ethnicisme ambiant les éléments nationaux-socialistes que sont le culte du Führer et le thème de l’espace vital en plaquant sur le film le procédé pseudo-documentaire du Heimatfilm (la communauté en costume folklorique) et l’esthétisation du discours du chef. Cette violence faite à la nouvelle originale, dont sont conservées pourtant les grandes lignes narratives, enlève au film toute cohérence. Le film de 1984 accentue des éléments assez discrets dans la nouvelle de Storm, par exemple une revendication d’égalité sociale et sexuelle et un discours antireligieux, l’adaptation se conformant ici au « progressisme » affiché par « l’État des ouvriers et des paysans allemands ». Il atteint cependant un degré d’exactitude « philologique » bien supérieur aux films précédents et rétablit des aspects centraux du texte : l’action se passe au XVIIIe siècle, le conflit principal oppose un héros intelligent et visionnaire,

ILCEA, 23 | 2015 37

mais peu communicatif, au conservatisme religieux, social et technique de la société paysanne. Quant au film de 1978, en RFA, s’il se libère des aspects ouvertement nationalistes de l’adaptation de 1934, il reste tributaire de ses choix « folklorisants », si bien qu’il fait assez pâle figure.

21 Comme dans beaucoup d’autres domaines liés aux mentalités et à la culture en Allemagne et aux pratiques collectives qui s’en suivent, il n’aura pas fallu moins de deux guerres mondiales et de longues décennies de guerre froide pour que l’on puisse comprendre « pour soi » l’univers de l’écrivain libéral Theodor Storm, sans lui imposer des procédés et un discours qui n’ont rien à y voir (le nazisme) ou sans gommer sa critique de la société paysanne traditionnelle. Il se confirme ici, dans le cadre de l’adaptation cinématographique d’un « classique » de la littérature allemande comme dans d’autres domaines de la vie intellectuelle et artistique, que l’apport de la RDA à la « transition démocratique » allemande n’a pas été négligeable : autant certains films militants ont considérablement vieilli, notamment ceux qui ont été réalisés dans la phase ultra-stalinienne des années 1950, autant, dans sa volonté pédagogique de corriger l’appréhension du passé historique et culturel, le cinéma de RDA aura apporté une contribution importante.

BIBLIOGRAPHIE

Note bibliographique Pour une analyse sommaire des différents films ainsi qu’une bibliographie (en partie ici reproduite) : (page consultée le 11 mai 2015).

BANDMANN Christa & HEMBUS Joe (dir.) (1980), Klassiker des deutschen Tonfilms 1930-1960, Munich : Goldmann.

BARZ Paul (2000), Der wahre Schimmelreiter. Die Geschichte einer Landschaft und ihres Dichters Theodor Storm, Hambourg : Convent.

BOLL Friedrich (1976), « Über die Verfilmung von Werken Fontanes und Storms », Schriften der Theodor-Storm-Gesellschaft, 25, 61-74.

COURTADE Francis & CADARS Pierre (1972), Histoire du cinéma nazi, Paris : Éric Losfeld.

GAST Wolfgang (1995), « Theodor Storm / Curt Oertel: Der Schimmelreiter (1934). Unter Berücksichtigung der Adaptionen von Alfred Weidenmann (1978/1982) und Klaus Gendries (1984) », Wolfgang Gast et al. (dir.), Film und Literatur. Analysen, Materialien, Unterrichtsvorschläge (53-76), Francfort.

GRETZ Daniela (2007), Die deutsche Bewegung. Der Mythos von der ästhetischen Erfindung der Nation, Munich : Wilhelm Fink.

HOLANDER Reimer Kay (2003), Der Schimmelreiter – Dichtung und Wirklichkeit. Kommentar und Dokumentation zur Novelle „Der Schimmelreiter“ von Theodor Storm, Bredstedt (1re éd. 1976).

ILCEA, 23 | 2015 38

JØRGENSEN Sven-Aage (1993), « Die verlorene Mehrdeutigkeit Hauke Haiens. Zur DEFA-Verfilmung von Storms Novelle „Der Schimmelreiter“ », Text & Kontext, 18, 108-120.

KAMPF Iris (2008), Literaturverfilmungen als Spiegel ihrer Zeit? Die drei filmischen Adaptionen nach Theodor Storms Novelle „Der Schimmelreiter“ aus den Jahren 1933/34, 1877/78 und 1984 im Vergleich, Sarrebruck : VDM.

KAYSER Wolfgang (1938), Bürgerlichkeit und Stammestum in Theodor Storms Novellendichtung, Berlin : Junker & Dünnhaupt.

LAAGE Karl Ernst, (1989), Theodor Storm. Leben und Werk, Husum (5e éd.).

LAAGE Karl Ernst (dir.) (2009), Theodor Storm. Der Schimmelreiter. Text, Entstehungsgeschichte, Quellen, Schauplätze, Aufnahme und Kritik, Heide (13e éd.).

NIES Martin (2008), « Zur NS-ideologischen Funktionalisierung von „Literaturverfilmungen“: Der Schimmelreiter, Curt Oertel / Hans Deppe (D 1934); Mit einer Analyse zentraler Aspekte der Novelle von Theodor Storm », E. Spedicato & S. Hanuschek (dir.), Literaturverfilmung: Perspektiven und Analysen (39-70), Würzburg : Königshausen & Neumann.

NOHL Hermann (1970), Die Deutsche Bewegung. Vorlesungen und Aufsätze zur Geistesgeschichte von 1770-1830, éd. O. F. Bollnow et F. Rodi, Göttingen : Vandenhoeck & Ruprecht.

SCHMIDT Klaus M. (1999), « Novellentheorie und filmisches Erzählen vor dem Hintergrund moderner Stormverfilmungen », Schriften der Theodor-Storm-Gesellschaft, 48, 95-125.

SEGEBERG Harro (1987), « Theodor Storms Erzählung „Der Schimmelreiter“ als Zeitkritik und Utopie », H. Segeberg, Literarische Technikbilder. Studien zum Verhältnis von Technik und Literaturgeschichte im 19. und frühen 20. Jahrhundert (55-106), Tübingen : Niemeyer.

SPURGAT Günter (1987), Theodor Storm im Film. Die Kino- und Fernsehverfilmungen seiner Werke. Mit einem Beitrag von Karl Ernst Laage über Theodor Storms Lübecker Zeit, Lübeck : Graphische Werkstätten.

STEINLEIN Rüdiger (2007), « Der nationalsozialistische Jugendspielfilm. Der Autor und Regisseur Alfred Weidenmann als Hoffnungsträger der nationalsozialistischen Kulturpolitik », M. Köppen & E. Schütz (dir.), Kunst der Propaganda. Der Film im Dritten Reich (217-245), Berne : Lang.

STORM Theodor (1945), L’Homme au cheval blanc, traduit de l’allemand par Raymond Dhaleine, Paris : Aubier.

STORM Theodor (1991), Der Schimmelreiter, Stuttgart : Reclam.

STORM Theodor (1992), Sämtliche Werke, Berlin : Aufbau.

STUCKERT Franz (1940), Theodor Storm. Sein Leben in seinem Werk, Halle : Niemeyer.

VINÇON Hartmut (1972), Theodor Storm in Selbstzeugnissen und Bilddokumenten, Reinbek : Rowohlt (Rowohlt Monographien 186).

VINÇON Hartmut (1973), Theodor Storm, Stuttgart : Metzler (Sammlung Metzler 122).

WAGENER Hans (1976), Theodor Storm. Der Schimmelreiter. Erläuterungen und Dokumente, Stuttgart : Reclam.

WEGNER Bernd (1999), « Intertextualität und Intermedialität. Oder: Vom kinomorphen Text zum Film-Text — am Besipiel der kinematographischen „Schimmelreiter“-Transformationen (1934/1978/1984) », G. Eversberg & H. Segeberg (dir.), Theodor Storm und die Medien: Zur Mediengeschichte eines poetischen Realisten (209-245), Berlin : Erich Schmidt.

ILCEA, 23 | 2015 39

NOTES

1. Nous préférons ce titre, conforme à celui de la traduction française de la nouvelle, à celui de Le Cavalier blanc qu’emploient Francis Courtade et Pierre Cadars. 2. Nous nous référons à une édition populaire (1991, 1re éd. 1963). La nouvelle a été traduite par Raymond Dhaleine (1945). 3. « Er trägt eine Schuld, aber eine menschlich verzeihliche. » (« Il a commis une faute qui est pardonnable d’un point de vue humain. ») Lettre de Theodor Storm du 7 avril 1888 à Ferdinand Tönnies, éditée par Dieter Lohmeier : « Der Briefwechsel zwischen Theodor Storm und Ferdinand Tönnies », G. Eversberg et al. (dir.) (2000), Storm-Lektüren. Festschrift für Karl Ernst Laage zum 80. Geburtstag, Würzburg : Königshausen & Neumann, p. 123. 4. Voir Friedrich Düsel (dir.) (1917), Theodor Storm. Gedenkbuch, Brunswick : Westermann, p. 75, cité par Laage (1989: 89). 5. Outre Der Schimmelreiter et Pole Poppenspäler, Theodor Storm a inspiré un autre film sous le nazisme, le sentimental Immensee (Le Lac aux chimères, 1943) réalisé d’après la nouvelle éponyme par Veit Harlan. 6. Nous traduisons ici le quotidien Berliner Lokalanzeiger du 30 janvier 1934 et « Ein Gespenst, eine Novelle und ein Film », texte qui paraît dans le magazine Daheim, 70(20), 1934, p. 3. Ces extraits sont reproduits par Spurgat (1987 : 13 passim). 7. Le scénario est signé par Alfred Weidenmann et Georg Althammer. Ce dernier a surtout scénarisé des séries télévisées, notamment policières. 8. Klaus Gendries a signé le scénario avec Gerhard Rentzsch, Berd Schirmer contribuant à la « dramaturgie ». Né en 1930, Klaus Gendries a fait à Berlin-Est surtout une carrière d’acteur et de metteur en scène au théâtre et à la télévision. Il a aussi réalisé en 1989, sur un scénario de Gerhard Rentzsch, Immensee, une autre adaptation d’une nouvelle de Theodor Storm portée au cinéma sous le nazisme. Gendries a continué de tourner pour la télévision dans l’Allemagne unifiée. 9. Au début, le narrateur cite deux titres de magazines dans lesquels il pourrait avoir lu l’histoire. En fait, en 1838, avait paru dans la revue Danziger Dampfboot (14 avril, n o 45, p. 344 sq.) une histoire intitulée « Der gespenstige Reiter » (« Le cavalier fantôme »). Voir Wagener (1976 : 60 sq.).

RÉSUMÉS

Une longue nouvelle publiée en avril 1888 par Theodor Storm, trois mois avant sa mort, son œuvre la plus classique et la plus connue. Et trois films diffusés sous trois régimes, en 1934 sous Hitler, en 1978 dans la République fédérale d’Allemagne limitée à l’Allemagne de l’Ouest, en 1984 en République démocratique allemande ou Allemagne de l’Est. Cette contribution vise à montrer comment d’une part le premier film fonde une tradition par rapport à laquelle les adaptations ultérieures tentent, avec plus ou moins de succès, de définir un point de vue spécifique et comment, d’autre part, l’adaptation qu’il faut bien appeler national-socialiste ne parvient pas à concilier de manière cohérente ses préjugés avec la matière initiale de la nouvelle fantastique et pourtant rationaliste de Theodor Storm.

ILCEA, 23 | 2015 40

Eine lange Novelle, die Theodor Storm im April 1888 drei Monate vor seinem Tod veröffentlicht hat, sein bekanntestes und klassischstes Werk… und drei Filme, die in drei verschiedenen deutschen Staaten gedreht und gezeigt wurden; 1934 unter Hitler, 1978 in der noch „nur“ westdeutschen Bundesrepublik Deutschland und 1984 in der ostdeutschen DDR. In diesem Beitrag geht es zunächst um die traditionsbegründenden Akzente, die der erste Film gesetzt hat, wobei er die späteren Adaptionen gezwungen hat, sich negativ oder positiv an ihm zu orientieren. Dann wird auf den ideologischen Gehalt der ersten Adaption eingegangen, auf den zum Scheitern verurteilten Versuch, Elemente der nationalsozialistischen Weltanschauung mit dem Stoff der fantastischen aber auch rationalistischen Vorgabe Theodor Storms zu vereinbaren.

INDEX

Mots-clés : Theodor Storm, Hans Deppe, Alfred Weidemann, Klaus Gendries, Heimatfilm, film nazi, adaptation cinématographique d’œuvres littéraires Schlüsselwörter : Theodor Storm, Hans Deppe, Alfred Weidemann, Klaus Gendries, Heimatfilm, Film im Dritten Reich, Literaturverfilmungen

AUTEUR

FRANÇOIS GENTON ILCEA4, Université Grenoble Alpes

ILCEA, 23 | 2015 41

« On ne peut construire sur un mauvais fondement. » Herbert Maisch et son rapport au nazisme dans Andreas Schlüter (1942) “One Cannot Build on a Bad Foundation.” Herbert Maisch and His Relation to National Socialism in Andreas Schlüter (1942)

Ferdinand Schlie

1 Herbert Maisch (1890-1974) est l’auteur de deux films centrés autour de grands personnages de l’histoire allemande : Friedrich Schiller – Le triomphe d’un génie (Friedrich Schiller – Triumph eines Genies, 1940) et Andreas Schlüter1 (1942). Si le premier a donné lieu à plusieurs analyses, le second est presque entièrement resté dans l’ombre, ce qui est sans doute d’abord dû au fait que son protagoniste est moins connu et ne figure pas comme Schiller au panthéon des héros nationaux allemands. Cependant, l’intérêt que la critique a porté à Schiller ne s’explique pas par la simple notoriété du personnage principal : le film, à en croire la controverse qu’il a générée, semble poser un problème d’interprétation. En effet, les commentateurs sont divisés sur la question de savoir dans quelle mesure Schiller doit être vu comme un document de propagande ou peut au contraire être lu comme un appel masqué à la résistance contre le régime nazi. Leiser (1968 : 91-94), Cadars & Courtade (1972 : 91-94) et Schulte-Sasse (1991 : 4-15) mettent en avant l’endoctrinement qu’opère le film par le culte du génie auquel il s’adonne et par la fusion qu’il dépeint entre la communauté du peuple et l’individu d’exception, en l’occurrence Schiller, dans lequel elle se reconnaît. Inversement, Schönfeld (2006 : 82-88), Dann (2009 : 182) et le dictionnaire du cinéma allemand édité par Kramer (1995 : 112) soulignent la prétendue dimension subversive ou du moins l’ambiguïté du film qui traite de la soif de liberté d’un écrivain soumis à un prince despotique et qui, selon les mémoires du réalisateur, se serait intitulé Rebelles (Rebellen) si la censure ne s’y était pas opposée (Maisch, 1970 : 294).

ILCEA, 23 | 2015 42

2 Andreas Schlüter, largement négligé par la recherche, n’a guère suscité ce type de questionnements. Il est vrai que le propos du film semble évident : au moyen de son personnage principal, double du « Führer » par son génie et sa détermination, le film incite à la vénération du « grand homme ». D’aucuns pourraient cependant affirmer que le film mérite une analyse plus nuancée : n’y est-il pas question, comme dans Schiller, d’un sujet qui se rebelle contre un prince autoritaire, et, pire encore, le héros central n’est-il pas confronté à l’échec fracassant de ses grands projets ? La question de la teneur idéologique d’Andreas Schlüter mérite dès lors d’être posée. S’agit-il d’un film dans lequel Maisch, qui par des productions telles que D III 88 (1939) et Le président Krüger ( Ohm Krüger, 1941) s’était mis au service de la propagande guerrière et antibritannique, s’inscrit dans le discours officiel du régime en faisant l’apologie de l’individu d’exception — et si oui, par quels mécanismes y parvient-il ? Ou bien retrouve-t-on dans Andreas Schlüter les ambiguïtés, voire les messages oppositionnels que certains critiques affirment déceler dans Schiller ?

3 Il ne fait pas de doute qu’Andreas Schlüter relève au sein du cinéma national-socialiste d’un genre particulier destiné à glorifier l’histoire allemande et ses grands protagonistes dans la lignée desquels le discours du régime nazi inscrivait le « Führer ». Schlüter, personnage dominant placé au centre du film, présente toutes les caractéristiques du « grand homme ». Pourtant, qu’en est-il de la compatibilité de certains éléments du film, et notamment de l’aspect tragique du destin de Schlüter, avec l’idéologie nationale-socialiste ?

1. Quelques éléments de contexte

1.1. Les films historiques sous le nazisme

4 On connaît les mots de Goebbels selon lesquels la propagande au cinéma est d’autant plus efficace qu’elle est insidieuse2. Un « bon » film de propagande devait éviter d’apparaître d’emblée comme un manifeste de l’idéologie nazie et prendre la forme d’un récit captivant l’attention du public tout en étant sous-tendu par une idéologie que le spectateur absorbait sans même s’en rendre compte. C’est bien là ce qui explique que les films contenant un message politique évident n’étaient nullement majoritaires ; bien au contraire, ils ne constituaient qu’un faible pourcentage des 1094 longs métrages produits entre 1933 et 1945, tandis que les comédies se trouvaient en première position (Witte, 2004 : 155). Les films historiques occupaient eux aussi une place importante dans la production cinématographique ; leur nombre augmenta avec l’arrivée au pouvoir des nazis (Drewniak, 1984 : 188), une tendance qui se renforça avec le début de la guerre (Witte, 2004 : 143).

5 Si le régime nazi était aussi favorable au genre du film historique, c’est parce que celui- ci permettait une diffusion pour ainsi dire doublement subreptice de l’idéologie nationale-socialiste. Non seulement le contenu politique était latent au niveau de l’intrigue, mais de surcroît, l’action se passait en des temps reculés et ne concernait pas a priori le quotidien du spectateur — un aspect d’autant plus bienvenu qu’il répondait aux désirs escapistes du public et lui permettait pour un temps de « fui[r] […] dans un monde de costumes3 » (Witte, 2004 : 143) pour oublier les angoisses liées à la guerre. Or, si les films historiques enlevaient le spectateur dans une autre époque, ce n’était que pour mieux l’endoctriner : l’histoire, à y regarder de près, apparaissait en général

ILCEA, 23 | 2015 43

comme un « déguisement du présent4 » (Happel, 1984 : 39). Les nombreux films consacrés à Frédéric II de Prusse reflètent ainsi l’actualité allemande et permettent de retracer l’histoire du national-socialisme : tandis que Le choral de Leuthen (Der Choral von Leuthen, 1933), tourné avant l’arrivée au pouvoir des nazis, accorde une place importante à l’intrigue amoureuse qui se déroule parallèlement aux faits de guerre, Fridericus (1936) est entièrement centré sur le conflit guerrier, préparant ainsi le public aux projets du régime. Enfin, le souverain plutôt sympathique et bienveillant présenté au public dans Fridericus est remplacé dans Le grand roi (Der große König, 1942) par un monarque bien plus dur et décidé à lutter coûte que coûte pour la victoire finale. Les écarts par rapport aux faits historiques étaient autorisés et même souhaités du moment où ils permettaient au film de mieux remplir sa fonction de commentaire au regard des événements récents (Happel, 1984 : 41-42) — Le grand roi fut ainsi modifié à plusieurs reprises pour produire un effet d’écho plus cohérent par rapport au tour que prenait la guerre et notamment à l’attitude de l’Allemagne face à la Russie (Drewniak, 1984 : 191-192).

6 Étant donné la fonction politique dévolue aux films historiques, on ne s’étonnera pas de ce que la majorité de ces derniers traitent de l’histoire allemande et plus particulièrement — c’est le cas d’Andreas Schlüter — de l’histoire de la Prusse vue comme « cellule initiale » du Reich et symbole de sa puissance militaire. Visant à souder la communauté nationale en rappelant un passé commun, les films consacrés à l’histoire de la Prusse étaient souvent centrés sur l’un des deux « moments de gloire » de cet État, à savoir les années de Frédéric II et la période des « guerres de Libération » (« Befreiungskriege ») menées contre Napoléon au début du XIXe siècle (Drewniak, 1984 : 190). Andreas Schlüter fait figure d’exception — l’action narrée se situe au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles — sans pour autant déroger à la règle générale : nous assistons à un moment central de l’histoire de la Prusse, à savoir son ascension au rang de royaume sous le prince électeur Frédéric III.

1.2. Les films sur les « grands hommes »

7 La conception de l’histoire véhiculée par les films du « IIIe Reich », on le sent bien, repose sur la conviction selon laquelle les « grands hommes » jouent un rôle déterminant dans le cours des événements — élément que les spectateurs de l’époque étaient bien évidemment invités à transposer dans les années 1930 et 1940, notamment à partir du début de la guerre qui, pour sa bonne conduite, exigeait aux yeux du régime politique un dévouement total au « Führer ». La glorification de l’homme politique d’exception s’était annoncée dès le début de la République de Weimar par la réunion du concept de « Führer », issu du domaine politique, avec celui de « génie », issu du domaine de la création artistique et de la réflexion philosophique (Schmidt, 1985 : 194-196) ; elle atteignait à présent des sommets, le « Führer » comme « génie politique » étant célébré comme un individu d’exception qui, par son charisme, ses dons visionnaires, sa détermination inébranlable et son sens aigu du devoir envers son peuple méritait que l’on se soumette entièrement à lui en lui vouant une confiance aveugle.

8 Parmi les « génies politiques » de l’histoire allemande présentés comme les précurseurs d’Hitler, Frédéric II, on l’a vu, occupait une place de choix. Les deux films consacrés à

ILCEA, 23 | 2015 44

Bismarck célébraient quant à eux la grandeur et la clairvoyance du « chancelier de fer » 5.

9 Les films sur les « grands hommes » de l’histoire allemande ne se limitent cependant pas aux chefs d’État et autres hommes politiques, mais mettent également en scène des personnalités issues — conformément au sens initial du terme « génie » — du domaine de la science ou des arts. Les exploits médicaux de Paracelse, en lutte contre la peste dans le film de G. W. Pabst6, font apparaître le personnage principal comme un guérisseur miraculeux, tandis que Robert Koch est dépeint chez Hans Steinhoff7 comme l’incarnation des vertus prônées par le régime : « le sens du devoir, du sacrifice, la croyance absolue […] en sa mission8 » (Drewniak, 1984 : 202). Parmi les artistes présents sur les écrans, on nommera Friedemann Bach et Robert Schumann, Rembrandt, dont la déchéance sociale qui s’accentue parallèlement au déploiement de son génie a été analysée comme une tentative de légitimer les souffrances imposées par la guerre en vue de la « victoire finale » (Schrödl, 2004 : 62), Schiller et enfin Andreas Schlüter.

1.3. L’artiste et l’architecte

10 Si les artistes étaient aussi bien représentés parmi les grandes figures historiques portées à l’écran sous Hitler, c’était parce qu’ils se prêtaient particulièrement bien à faire office d’avatar du « Führer » dans la mesure où celui-ci passait lui-même pour un artiste, et ce à plusieurs égards. Non seulement Hitler avait voulu devenir peintre dans sa jeunesse — son échec au concours d’entrée de l’Académie des beaux-arts de Vienne se trouvait légitimé par la mise en parallèle avec le manque de reconnaissance sociale de Rembrandt (Schrödl, 2004 : 63) —, mais il faisait doublement œuvre d’artiste en sa position de chancelier du Reich. Au sens figuré d’abord, selon les mots de Goebbels qui affirmait que l’État hitlérien était un « bâtiment aux dimensions classiques » et que les parades militaires et les congrès du NSDAP témoignaient de la « mise en forme artistique » de la politique d’Hitler qui plaçait ce dernier « au sommet des artistes allemands »9 (Dröge & Müller, 1995 : 56 ; cité d’après Schrödl, 2004 : 63). La métaphore architecturale employée par Goebbels faisait cependant référence à une réalité bien concrète, à savoir les bâtiments érigés par Hitler dont la prétendue valeur impérissable était célébrée dans de nombreux documentaires — Les édifices d’Adolf Hitler (Die Bauten Adolf Hitlers, 1938) opposait ainsi les bâtiments issus de la « décadence » des époques passées au style national-socialiste dont le stade olympique ou encore la nouvelle chancellerie à Berlin étaient censés être les exemples les plus réussis. Dans ce contexte, on ne s’étonnera pas de constater qu’Andreas Schlüter, par sa simple thématique, a été compris comme un hommage rendu à l’architecte Hitler : Erwin Leiser affirme que Schlüter y projette de remodeler Berlin tout comme Hitler projetait de créer une nouvelle Allemagne (Leiser, 1968 : 92), et on lit ailleurs que Schlüter incarne chez Maisch le « Hitler des grands travaux » (Feral, 2010 : 391). Cependant, plus que par le simple choix du sujet, c’est par la caractérisation des personnages et les choix esthétiques de Maisch que le film s’inscrit dans le cadre du culte du grand homme répandu dans les films de l’époque nazie.

ILCEA, 23 | 2015 45

2. Le culte du génie. Schlüter et son entourage

2.1. Les caractéristiques physiques du personnage principal

11 Si Schlüter fait figure d’homme d’exception sur lequel se concentrent l’attention et l’admiration du spectateur, c’est d’abord par sa simple présence physique. La corpulence de Heinrich George qui l’incarne le distingue des autres personnages, tous plus sveltes que lui ; les nombreux plans rapprochés sur Schlüter qui « remplit » l’image par son corps rendent son apparence d’autant plus imposante. Ce corps semble être habité par une énergie qui ne demande qu’à s’exprimer ; on voit souvent Schlüter déboutonner sa veste ou l’enlever, comme pour se défaire d’un objet encombrant qui ferait obstacle à l’énergie qui émane de lui. Cette énergie se traduit également par l’agilité et la rapidité avec laquelle Schlüter, malgré sa corpulence, se déplace dans certaines scènes : plusieurs plans le montrent en train de bondir et de parcourir l’espace en courant. Enfin, la forte présence de Schlüter à l’écran est due également à sa voix tonitruante, présente tout au long du film et située hors champ à plusieurs reprises, comme pour souligner que Schlüter envahit l’ensemble de l’espace, qu’il est présent même lorsqu’il n’est pas visible.

2.2. La psychologie du personnage

12 La psychologie de Schlüter est en accord avec l’aspect imposant, voire écrasant de son apparence physique. Son caractère pourrait être qualifié d’« éruptif » dans la mesure où ses émotions sont en général extrêmes et s’expriment de façon spontanée, sans aucune retenue, qu’il s’agisse du désespoir qui l’envahit lorsqu’il apprend que ce sont les plans de son concurrent Eosander qui ont été retenus pour l’agrandissement du château de Charlottenburg, désespoir rendu palpable par les plans rapprochés sur son visage mélancolique, ou de l’énervement qui s’empare de lui dans la scène où il s’apprête à quitter sa femme, souligné par le jeu très expressif de George qui, furieux, se déplace comme un lion dans sa cage en gesticulant abondamment, le jeu d’ombres sur le mur et sur le sol soulignant ses déplacements. L’impatience est un autre trait de caractère de Schlüter, qui ne supporte pas que l’on s’oppose à sa volonté ; plusieurs scènes le montrent en train de tambouriner des doigts sur la table afin de faire comprendre à son interlocuteur qu’il n’est pas prêt à revenir sur son opinion et à accepter d’éventuelles objections.

13 Le portait de Schlüter tel qu’il est dressé par Maisch ne saurait être complet sans que l’on s’intéresse à un aspect central qui est au cœur du film : il s’agit du rapport de Schlüter au travail, à la création artistique. Elle est primordiale pour Schlüter, ce qui s’exprime dans le leitmotiv que l’on entend dans la bouche du personnage principal tout au long du film : il souhaite se « mettre au travail » (« sich an die Arbeit machen ») et renvoie ceux dont la visite lui semble représenter une perte de temps, sans tenir compte de leur rang et de leur fonction.

14 L’importance que donne Schlüter à la création artistique va de pair avec un autre trait de caractère dominant, à savoir la détermination dont il fait preuve pour réaliser ses projets. Au niveau de l’image, cette détermination se traduit de deux manières. D’une part, les passages d’une séquence à l’autre soulignent l’idée selon laquelle Schlüter met en œuvre ses idées aussitôt qu’il les a conçues ; ainsi affirme-t-il à la fin d’une scène

ILCEA, 23 | 2015 46

consacrée à la préparation des travaux en vue de la construction de la tour : « Je vais y arriver10 », phrase suivie d’un fondu enchaîné sur le chantier qui semble dire que l’artiste réussira effectivement à mener à bout son projet. De même, il affirme, à la fin d’une séquence qui avait pour objet la statue équestre du prince : « Je me mets aussitôt à l’ouvrage11 » ; la séquence suivante le montre en train de choisir un cheval approprié pour servir de modèle à la statue. D’autre part, on remarque que les plans ou les modèles réduits conçus par Schlüter et les œuvres en grandeur « nature » sont à plusieurs reprises mis en rapport par des mouvements de caméra ou des fondus enchaînés — c’est le cas pour la statue équestre comme pour la tour que Schlüter fait bâtir à la fin du film —, comme pour affirmer qu’une idée en germe aboutit systématiquement à l’œuvre achevée.

15 Pour réaliser ses projets, toujours très ambitieux, Schlüter est prêt à surmonter tous les obstacles qui se dressent en travers de son chemin. Il refuse à plusieurs reprises de revoir ses exigences à la baisse ; sa femme affirme explicitement : « Tu ne sais pas faire de compromis12 », et Schlüter lui-même exprime sa devise on ne peut plus clairement face à son ami Neumann : « Tout ou rien13. » Les exemples ne manquent pas. Dès la première séquence du film, Schlüter se détache de la masse anonyme des artistes venus rendre hommage au prince et représentée par un porte-parole qui ne tarit pas de flatteries pour se plaindre auprès du souverain du fait que ses ministres ne soutiennent pas suffisamment les arts. Le duel verbal entre le prince et Schlüter, qui vient remettre en question publiquement le gouvernement, est montré au moyen d’un champ contrechamp par lequel Schlüter se détache du groupe des autres artistes. L’exclamation du prince mécontent (« Schlüter, vous êtes une tête de mule14 ! ») indique d’emblée que le personnage principal refuse d’accepter que des restrictions ou obstacles l’empêchent de progresser. Deux autres séquences illustrent la fermeté avec laquelle Schlüter poursuit ses desseins. Lorsque le prince lui demande de fournir des plans pour agrandir son château berlinois, Schlüter affirme qu’il ne suffit pas d’ajouter des ailes supplémentaires, mais qu’il faut modifier l’ensemble du bâtiment pour obtenir un effet d’ensemble satisfaisant : « Je ne me satisferai pas d’une solution partielle15. » Les dépenses gigantesques entraînées par un tel projet ne l’intéressent guère. De même, la statue équestre commandée à Schlüter devra, selon les exigences du maître, faire de l’ombre à toutes les statues ayant vu le jour jusque-là. Pour garantir l’unité esthétique de l’œuvre, Schlüter refuse de faire fondre séparément le cheval et la statue du prince ; les difficultés financières et techniques liées à la fonte en une seule pièce ne sont, là encore, pas susceptibles de faire obstacle à la volonté de l’artiste : celui-ci fait construire une nouvelle fonderie pour ce seul projet et ordonne que l’on procède à la fonte malgré l’intervention du prince qui, in extremis, souhaite mettre un terme à cette entreprise trop osée.

16 L’idée générale qui se dégage du personnage de Schlüter est celle de l’unité. Schlüter est pour ainsi dire d’« un seul tenant », à l’image de la statue équestre qu’il fait fabriquer en une seule fonte : ses priorités sont définies sans ambiguïté, la suprématie de la création artistique est clairement affirmée, et Schlüter est prêt à se battre pour atteindre son objectif ultime, la réalisation des projets qu’il a conçus. Cette idée d’unité se retrouve également à un autre niveau : la personnalité de l’artiste, qui se consacre corps et âme à la création, se reflète dans ses œuvres — « La vie et l’œuvre ne font qu’un16 », selon les mots de l’épouse de Schlüter. C’est ainsi qu’un plan montre la tête de Schlüter de profil face à une tête sculptée qu’il est en train d’achever, créant ainsi un effet de miroir qui semble dire que l’artiste se reflète dans son œuvre. De même, on

ILCEA, 23 | 2015 47

pourrait affirmer que les dimensions gigantesques des œuvres que réalise Schlüter, toujours soulignées par les angles de prise de vue et les mouvements de caméra, reflètent l’aspect titanesque de sa personnalité.

2.3. Schlüter et son entourage

17 Si Schlüter est représenté comme un individu d’exception qui domine le film, c’est aussi parce que tous les autres personnages de l’œuvre s’organisent autour de lui et le mettent ainsi en valeur, ou bien par contraste, ou bien par l’admiration qu’ils lui vouent et le soutien qu’ils lui apportent.

2.3.1. Les opposants

18 Un certain nombre de personnages forment un contraste avec Schlüter par leurs traits de caractère. Si Schlüter est honnête — il affirme toujours son opinion haut et fort — et désintéressé (au sens où il n’agit pas pour son intérêt personnel mais est tout entier voué à la cause de l’art), ses ennemis à la Cour, et en particulier le ministre Wartenberg, sont égoïstes, calculateurs, hypocrites et mesquins. L’opportuniste Wartenberg se positionne par rapport à Schlüter en fonction de ses intérêts personnels : s’il refuse de faire construire la fonderie que demande Schlüter, c’est moins parce qu’il a des doutes pour des raisons techniques, comme il l’affirme, que parce que les moyens financiers nécessaires étaient à l’origine destinés à la construction de son palais. Le prince lui- même s’oppose à l’artiste désintéressé qu’est Schlüter par son ambition exacerbée : non content d’avoir obtenu le titre de roi de Prusse, il souhaite faire de la capitale une ville capable de rivaliser avec les plus belles métropoles d’Europe.

19 Si Schlüter fait figure de héros à côté des autres personnages du film, c’est aussi parce qu’il parvient à s’imposer contre les efforts incessants de la « clique » des courtisans pour le faire chuter. Dès la première séquence, Eosander, qui sera le principal rival de Schlüter tout au long du film, affirme avec satisfaction « Messieurs, voici venue la fin de Schlüter17 » suite à la conversation au cours de laquelle Schlüter s’était montré quelque peu trop insolent vis-à-vis du prince. Par la suite, Eosander et Wartenberg concilieront à plusieurs reprises leurs efforts pour provoquer la chute de l’artiste.

20 Le fait que Schlüter se démarque des autres membres de la Cour se traduit également au niveau visuel. La séquence d’ouverture du film est révélatrice à cet égard. Le premier plan qui succède au générique montre un hommage rendu par les artistes de la principauté à leur souverain ; il est organisé spatialement selon une symétrie parfaite, mettant ainsi en scène la soumission absolue des sujets au prince, qui se trouve dans l’axe de symétrie, et leur intégration dans l’ordre qui gouverne son État. Cette symétrie va être rompue par l’apparition de Schlüter : non seulement celui-ci se détache du corps ordonné formé par ses confrères en avançant vers le prince, mais les propos qu’il tient vont semer le désordre dans l’assemblée, provoquant un chaos visuel et sonore qui vient symboliser que Schlüter, contrairement aux autres sujets, n’est pas prêt à se soumettre aveuglément à un souverain qui selon lui ne soutient pas suffisamment les arts.

ILCEA, 23 | 2015 48

2.3.2. Les adjuvants

21 Si les opposants à Schlüter sont nombreux, deux autres personnages au moins sont clairement identifiables comme des adjuvants de l’artiste. L’apprenti de Schlüter a pour fonction de mettre en valeur le maître par l’admiration qu’il lui voue ; dès la troisième séquence du film, l’apprenti loue le courage qu’a eu Schlüter en présentant sa plainte au prince, un écho direct aux propos d’Eosander qui avait souligné l’imprudence de l’artiste. D’autres séquences établissent une hiérarchie claire entre l’apprenti et Schlüter et soulignent ainsi la maîtrise qu’a atteinte le personnage principal ; c’est ainsi que l’apprenti s’occupe généralement du modèle réduit de la statue du cheval, tandis que Schlüter est responsable de la statue elle-même.

22 L’adjuvante principale de l’artiste est son épouse Elisabeth. Elle le soutient dans les crises qu’il traverse en lui rappelant sa valeur et sa mission qu’est la création artistique ; son rôle est de consolider l’identité de Schlüter, c’est-à-dire de faire en sorte qu’il ne doute pas de lui-même et qu’il reste fidèle à ses principes qu’elle lui rappelle en les formulant sous forme de maximes (« La vie et l’œuvre ne font qu’un ; ce n’est que si la vie est vigoureuse et claire que l’œuvre l’est aussi18 »). Sur le plan symbolique, la fonction d’Elisabeth s’exprime par le fait qu’à plusieurs reprises, elle apporte la lumière à son mari : c’est elle qui tient la bougie dans la scène nocturne au cours de laquelle Schlüter laisse libre cours à sa rage et à son désespoir, sa femme essayant de le ramener à la raison ; c’est elle qui ouvre la porte de son cachot à la fin du film (Schlüter, tombé en disgrâce, est finalement gracié par le prince suite à l’intervention d’Elisabeth), laissant entrer un rayon de lumière qui éblouit l’artiste et vient ainsi le tirer de l’aveuglement dans lequel l’avait jeté sa fierté.

23 Le personnage d’Elisabeth est destiné à remplir une fonction précise dans le contexte de l’Allemagne en 1942. Rappelons que les films tournés en Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale s’adressaient en priorité aux femmes, les hommes étant mobilisés sur le front. Le personnage d’Elisabeth dans Andreas Schlüter semble être destiné à rappeler aux femmes que leur rôle est celui d’être un soutien infaillible pour leur mari en temps de guerre, soutien qui permettra de maintenir le moral des troupes. Par sa volonté de sauver son mariage malgré les humiliations qu’on lui inflige, par sa capacité à pardonner à son mari et à maintenir une fidélité absolue malgré tous les revers essuyés, le personnage d’Elisabeth répond parfaitement aux exigences des dirigeants nazis qui demandaient à ce que les films ne sèment en aucun cas le doute auprès des spectateurs séparés de leur conjoint par la guerre en montrant de « la compréhension pour l’infidélité ou la dissolution d’un mariage ou de fiançailles19 » (Lange, 1994 : 132).

2.3.3. La comtesse Orlewska

24 Un dernier personnage enfin mérite d’être évoqué : celui de la comtesse Orlewska, amie de jeunesse de Schlüter. Deux raisons justifient de la mentionner ici alors qu’elle devrait figurer parmi les opposants mentionnés plus haut : d’une part, il s’agit d’un opposant plus ambigu et par là plus dangereux que les courtisans berlinois — prétendant vouloir aider Schlüter, elle le précipite dans la catastrophe qu’est l’effondrement de la Tour de la Monnaie. D’autre part, il s’agit d’un personnage qui se définit ex negativo par rapport à l’épouse de Schlüter, ce qui impose de l’évoquer après cette dernière.

ILCEA, 23 | 2015 49

25 Au type de la « femme fidèle et dévouée » répond en effet celui de la « séductrice frivole », incarné par une comtesse polonaise. D’emblée, ce statut rend le personnage doublement suspect : l’aristocratie est associée dans le film à la corruption morale des courtisans, égoïstes et flatteurs, aux antipodes des bourgeois simples mais honnêtes tels que la femme, la fille et le gendre de Schlüter ; l’origine polonaise quant à elle doit être vue comme un élément diffamatoire à une époque dominée par l’idéologie raciale des dirigeants nazis — de façon générale, « il n’est pas rare que les femmes à la morale douteuse et/ou faisant beaucoup d’effet sur les hommes soient typées comme des étrangères20 » (Lange, 1994 : 134) dans les films de l’époque. Le personnage de la comtesse Orlewska vient confirmer tous ces a priori négatifs. Contrairement à Elisabeth dont le rôle est de « fortifier » l’identité de Schlüter en lui rappelant les principes qui sont les siens, la comtesse cherche à détourner Schlüter de sa mission et, pire, l’incite à se devenir infidèle à lui-même en affirmant qu’il ferait mieux d’obtenir des titres et une fortune plutôt que de se consacrer à son art sans être réellement récompensé. L’idéologie nationale-socialiste se manifeste dans le fait que cette « perversion » de Schlüter ne cesse d’être associée à la « contamination » de sa personne par des éléments étrangers : la comtesse lui fait quitter Berlin pour l’amener à Dresde, résidence de Frédéric-Auguste Ier de Saxe qui était en même temps roi de Pologne et dont la Cour se caractérise par une frivolité destinée à évoquer Versailles ; de même, la comtesse n’appelle pas Schlüter par la forme allemande de son prénom, mais par une forme polonaise.

26 De toute évidence, Andreas Schlüter est marqué à plusieurs égards par les exigences de la propagande nationale-socialiste. Pourtant, un examen plus attentif du film ne soulève- t-il pas des interrogations quant à l’univocité avec laquelle l’œuvre semble faire l’éloge du génie et du « Führer » auquel il renverrait ?

3. Un message ambigu ?

3.1. L’opposition au souverain tyrannique

27 On sait que Maisch défendait dans ses mémoires l’idée selon laquelle son film sur Schiller ne devait pas être vu comme une apologie du national-socialisme dont le héros serait le précurseur, mais au contraire comme une critique du régime totalitaire. Ce n’est pas, selon Maisch, Schiller qui renvoie à Hitler et contribuerait ainsi à l’idéaliser, mais le despotique Carl Eugen, qui bride Schiller dans son désir de liberté (Maisch, 1970 : 294). Le film devrait alors être vu comme l’inverse de ce qu’il était pour Goebbels, qui l’appréciait beaucoup, à savoir comme un appel à la résistance contre un dictateur tyrannique. On pourrait être tenté de faire une analyse similaire d’Andreas Schlüter — le héros ne se rebelle-t-il pas à plusieurs reprises contre son souverain et n’exprime-t-il pas haut et fort son désaccord avec ses décisions ?

28 La question centrale qui doit guider l’interprétation de ces films est donc la suivante (Schönfeld, 2006 : 82) : Maisch a-t-il fait sien le discours de l’époque selon lequel le « Führer » serait un génie et le récupère dans ses films en faisant de Schiller et de Schlüter un avatar d’Hitler ? Ou bien Maisch introduit-il, par l’intermédiaire de héros qui se rebellent contre leur souverain, des éléments contestataires dans des œuvres « camouflées » en films de propagande ? Pour certains critiques, le doute est permis dans le cas de Schiller ; en ce qui concerne Andreas Schlüter, cette option ne nous semble

ILCEA, 23 | 2015 50

guère plausible. S’il ne peut être défendu de proposer a posteriori une lecture « contestataire » du film, les indices qui inviteraient à y voir une intention du réalisateur ne sont à nos yeux pas assez convaincants.

29 Schiller et Schlüter sont-ils chez Maisch des représentants d’un idéal de liberté incompatible avec l’État hitlérien ? On a pu l’affirmer au sujet du premier. Outre les séquences analysées de ce point de vue par Schönfeld (2006 : 85), on peut citer l’exemple suivant (Schulte-Sasse, 1991 : 7) : lorsque Schiller est forcé à participer aux festivités en l’honneur du prince Carl Eugen et défile devant lui avec ses camarades, il sort soudainement du rang, indiquant par là d’emblée son refus de se plier aux ordres du souverain. Cette séquence peut être vue comme une incitation à revendiquer sa liberté individuelle contre les contraintes imposées de l’extérieur et donc un appel à la résistance, mais une telle lecture n’exclut pas une mise en parallèle de Schiller et d’Hitler — celui-ci ne prétendait-il pas agir au nom de la liberté en « rompant les chaînes » de l’Allemagne et en arrêtant de danser au rythme imposé par les vainqueurs de la Première Guerre mondiale21 ? Une analyse semblable peut être faite de l’incipit d’ Andreas Schlüter : en sortant des rangs des artistes venus sagement rendre hommage à leur prince, Schlüter refuse de se soumettre à l’impératif de la flatterie et sort du carcan des normes imposées par la hiérarchie sociale — un acte que l’on pourrait interpréter comme un appel au refus d’obéissance — ; mais si Schlüter s’oppose au prince, ce n’est pas pour revendiquer davantage de liberté individuelle, mais pour se battre au nom d’un idéal qui mérite qu’on fasse voler en éclats tout ce qui empêche de l’atteindre — le « Führer » n’était-il pas déterminé lui aussi à ne reculer devant rien pour imposer l’hégémonie de la race allemande ? De façon générale, la présence d’un personnage rebelle dans les films réalisés sous le national-socialisme ne peut en aucun cas être vue à elle seule comme un élément contestataire : le régime nazi lui-même, s’inspirant du concept de « révolution conservatrice », se mettait volontiers en scène comme un mouvement révolutionnaire rompant radicalement avec des valeurs et un système prétendument corrompus (Schulte-Sasse, 1991 : 13).

30 Reste à savoir si les représentants du pouvoir auxquels s’opposent les héros peuvent être vus comme le véhicule d’une critique dont Hitler serait la cible. Frédéric III, dans Andreas Schlüter, se caractérise autant par ses caprices de despote que par le culte de sa personne qu’il introduit à la Cour notamment par l’instauration de la cérémonie du lever du prince qui n’est pas dépourvue de ridicule ; ne pourrait-on pas y voir une allusion au culte voué au « Führer » ? On constate cependant que Frédéric III est critiqué pour des raisons qui aux yeux de Goebbels n’avaient certainement rien de suspect : en effet, il est représenté comme étant « contaminé » par la mode et les coutumes versaillaises, notamment dans la séquence du lever qui le fait apparaître comme un enfant gâté, contrastant par son mode de vie décadent avec les vertus guerrières de son père dont la statue, fièrement installée sur le cheval, est présente tout au long du film. L’influence corruptrice de la France est d’ailleurs explicitement dénoncée dans le film par Schlüter qui affirme, au sujet du style français en architecture : « Je ne veux rien savoir de cette niaiserie française […]. Nous ne sommes pas à Paris, nous sommes à Berlin22 ! »

ILCEA, 23 | 2015 51

3.2. L’hybris de Schlüter

31 Le rapport du héros à l’autorité n’est pas le seul aspect du film qui peut, aujourd’hui, paraître empreint d’une certaine ambiguïté ; la dernière partie du film, qui a pour sujet l’hybris et la disgrâce finale de Schlüter, soulève elle aussi des questions.

32 Dans cette partie finale, qui comporte une dimension incontestablement tragique, la mégalomanie prend possession de Schlüter et, en aveuglant le héros, manque de causer sa perte. Obéissant aux ordres du roi et encouragé par la comtesse Orlewska, Schlüter s’engage dans le projet de construction d’une Tour de la Monnaie aux dimensions inédites. Bien qu’épris au départ de doutes quant aux chances de réussite du projet, Schlüter, gagné par l’ambition et la fierté, finit par s’y consacrer corps et âme et poursuit la construction malgré les mises en garde répétées de son entourage. Ces mises en garde sont intéressantes dans la mesure où elles contiennent une dimension biblique jusque-là étrangère au film : le projet de Schlüter est mis en parallèle à deux reprises avec la Tour de Babel, et Schlüter lui-même finit par affirmer que même Dieu ne pourrait pas l’arrêter. Le film introduit par là l’idée d’une instance supérieure jusque-là étrangère au film et avec laquelle Schlüter prétend pouvoir se mesurer.

33 Il est significatif que cette instance divine avec laquelle Schlüter entre en concurrence réapparaisse lors de la catastrophe. Au moment où l’artiste fête l’œuvre achevée avec ses ouvriers, l’effondrement de la tour s’annonce, menaçant, par des bruits venus du hors champ ; lorsque Schlüter se précipite vers sa création, le carillon de la tour se met à jouer le choral « Toi mon âme, loue le Seigneur » (« Lobe den Herren »), un rappel à l’ordre venu d’« en haut » si douloureux pour Schlüter qu’il essaie aussitôt de bloquer le mécanisme du carillon au péril de sa vie. Schlüter y parvient mais une grande partie de la tour s’effondre aussitôt après, comme pour signaler qu’on ne met pas au défi les puissances célestes. Furieux, le prince fait mettre Schlüter au cachot.

34 La séquence finale du film mérite également notre attention. Un fondu enchaîné qui opère la transition entre le visage de la reine et la tête de mort sculptée par Schlüter annonce le motif de la vanitas baroque qu’évoque Schlüter dans cette scène et qui traduit la résignation dans laquelle l’a jeté l’échec de son projet ; le rappel à l’ordre constitué par l’effondrement de la Tour de la Monnaie l’a ramené à sa condition de mortel. L’arrivée de sa femme qui le rend à la vie et à la lumière lui rappelle le principe fondamental sur lequel il bâtira dorénavant sa vie et son œuvre : « On ne peut pas construire sur un mauvais fondement23 », un renoncement à la folie des grandeurs et un retour à l’énergie créatrice qui le définit. La tentation de l’orgueil exacerbé, qui a conduit à la catastrophe, est désormais surmontée.

35 Quel sens donner à cette dernière partie du film ? La chute du héros causée par la mégalomanie, renvoyant brutalement Schlüter à sa condition de simple mortel, n’indique-t-elle pas une prise de distance par rapport à la figure du « génie » que le film construisait dans un premier temps ? En rendant attentif à la limite ténue qui sépare une volonté hors du commun de la perte de tout sens des réalités, le réalisateur ne met- il pas en garde contre une certaine conception du « grand homme » ? Maisch (1970 : 304-305) rapporte que Goebbels se plaignit du manque d’héroïsme de la séquence finale et imposa au réalisateur l’ajout d’une dernière réplique qui souligne l’aspect impérissable des œuvres de l’artiste et fait ainsi de l’idée de génialité la note finale du film : « La vie est éphémère — l’œuvre est éternelle24 », une sentence destinée en même

ILCEA, 23 | 2015 52

temps à servir de « leçon d’abnégation » (Cadars & Courtade, 1972 : 94) justifiant les sacrifices faits par le peuple allemand durant la guerre.

36 Toutefois, ici aussi, le scénario se prête à une autre interprétation bien moins subversive. S’il est vrai que Schlüter échoue, il n’en impose pas moins par son audace et sa ferme volonté de réaliser l’impossible ; sa chute finale est à la mesure du défi qu’il a relevé. En outre, la défaite finale du « grand homme » dans sa lutte tragique contre une force qui le dépasse n’est pas, loin s’en faut, un motif incompatible avec la propagande nazie. Bismarck, dans Le renvoi (Die Entlassung, 1942), ne parvient pas à s’imposer contre la bassesse de ses ennemis, et on sait que le Rienzi de Wagner, opéra tragique relatant la tentative malheureuse de Cola di Rienzo à s’établir en tribun du peuple de Rome, passe pour avoir exercé sur Hitler une fascination particulière (Hamann, 1998 : 40). Enfin, l’échec de Schlüter est tout relatif : il convient de rappeler que le projet qui a conduit à la catastrophe ne fut pas conçu par lui mais par le prince, contre la résistance initiale de l’artiste ; par ailleurs, la fin du film suggère que Schlüter, désormais conscient de ses limites et libéré des influences néfastes qui ont précipité sa chute, n’en poursuivra que mieux son œuvre monumentale. Le dernier plan de la séquence en prison — Schlüter, filmé en contre-plongée, quitte sa cellule pour se fondre dans la lumière qui règne à l’extérieur — fait un pas vers une nouvelle idéalisation du personnage et introduit ainsi les plans ultimes du film qui, en faisant défiler les grandes œuvres de l’artiste sur fond d’une musique solennelle, constituent une véritable apothéose.

Conclusion

37 Il ne fait pas de doute à nos yeux qu’Andreas Schlüter s’inscrit dans les grandes lignes idéologiques que les films historiques réalisés sous le nazisme étaient destinés à véhiculer. Visant à susciter l’admiration pour l’« homme d’exception », il place en son centre un génie qui n’obéit qu’à ses propres lois et brave tous les obstacles. À une époque où le principe de soumission totale au « Führer » était à l’ordre du jour et fut décliné sous toutes les formes possibles, un tel film était destiné à consolider le régime. L’analyse du film a permis de mettre à jour d’autres éléments allant dans le sens des mots d’ordre majeurs de l’époque, tels que le rôle de la femme comme soutien indéfectible de l’homme — aspect qui avait gagné en importance depuis le début de la guerre — ou la caractérisation d’influences étrangères comme nuisibles et parasitaires.

38 Il est vrai que le scénario ne se livre pas à une apologie aveugle du génie, mais opère une distinction entre pouvoir créateur et ambition mégalomane ; il est vrai par ailleurs que la fin vient pour ainsi dire « recalibrer » le génie en rappelant qu’il ne peut s’élever au-dessus de sa condition humaine et ne peut dépasser les limites qu’elle lui impose. Peut-on pour autant affirmer, comme le fait Schönfeld (2006 : 85) au sujet de Schiller, que Maisch, tout en se pliant à l’idéologie nazie par opportunisme, aurait introduit des éléments contestataires dans son film ? Nous ne le pensons pas : le culte de l’« homme d’exception », ravivé par la dernière séquence, est au cœur du film. Si l’échec de Schlüter est réel, il est compensé par sa rédemption finale qui, à un moment de la guerre où la « victoire finale » commence à paraître moins certaine après le tournant de décembre 1941, peut être vue comme un appel à endurer des souffrances qu’un triomphe viendra justifier à terme.

ILCEA, 23 | 2015 53

BIBLIOGRAPHIE

ALBRECHT Gerd (1969), Nationalsozialistische Filmpolitik. Eine soziologische Untersuchung über die Spielfilme des Dritten Reichs, Stuttgart : Enke.

CADARS Pierre & COURTADE Francis (1972), Histoire du cinéma nazi, Paris : Éric Losfeld.

CZIBULKA Alfons von (1933), Der Münzturm, Berlin : Wegweiser-Verlag.

DANN Otto (2009), « Schiller », E. François et al. (dir.), Deutsche Erinnerungsorte II (171-186), Munich : C. H. Beck.

DREWNIAK Bogusław (1984), Der deutsche Film 1938–1945. Ein Gesamtüberblick, Düsseldorf : Droste.

DRÖGE Franz & MÜLLER Michael (1995), Die Macht der Schönheit. Avantgarde und Faschismus oder die Geburt der Massenkultur, Hambourg : Europäische Verlags-Anstalt.

FERAL Thierry (2010), Le « nazisme » en dates, novembre 1918 – novembre 1945, Paris : L’Harmattan.

HAMANN Brigitte (1998), Hitlers Wien. Lehrjahre eines Diktators, Munich : Piper.

HAPPEL Hans-Gerd (1984), Der historische Spielfilm im Nationalsozialismus, Francfort : R. G. Fischer.

KRAMER Thomas (dir.) (1995), Reclams Lexikon des deutschen Films, Stuttgart : Reclam.

LANGE Gabriele (1994), Das Kino als moralische Anstalt. Soziale Leitbilder und die Darstellung gesellschaftlicher Realität im Spielfilm des Dritten Reiches, Francfort-sur-le-Main et Berlin : Peter Lang.

LEISER Erwin (1968), „Deutschland, erwache!“ Propaganda im Film des Dritten Reiches, Reinbek : Rowohlt.

LOWRY Stephen (1991), Pathos und Politik. Ideologie in Spielfilmen des Nationalsozialismus, Tübingen : Niemeyer.

MAISCH Herbert (1970), Helm ab – Vorhang auf. Siebzig Jahre eines ungewöhnlichen Lebens, Emsdetten : Verlag Lechte.

MOELLER Felix (1998), Der Filmminister. Goebbels und der Film im Dritten Reich, Berlin : Henschel.

OERTEL Rudolf (1959), Macht und Magie des Films. Weltgeschichte einer Massensuggestion, Vienne : Europa Verlag.

RENTSCHLER Eric (1998), The Ministry of Illusion: Nazi Cinema and Its Afterlife, Cambridge (Massachusetts) : Harvard University Press.

SCHMIDT Jochen (1985), Die Geschichte des Genie-Gedankens in der deutschen Literatur, Philosophie und Politik 1750–1945, tome 2 : Von der Romantik bis zum Ende des Dritten Reichs, Darmstadt : Wissenschaftliche Buchgesellschaft.

SCHÖNFELD Christiane (2006), « „Blut muß ich saufen, es wird vorübergehen!“ Herbert Maisch’s Propaganda Film Friedrich Schiller – Triumph eines Genies (1940) », F. Krobb et al. (dir.), Schiller – On the Threshold of Modernity (75-88), Constance : Hartung-Gorre.

SCHRÖDL Barbara (2004), Das Bild des Künstlers und seiner Frauen. Beziehungen zwischen Kunstgeschichte und Populärkultur in Spielfilmen des Nationalsozialismus und der Nachkriegszeit, Marbourg : Jonas Verlag.

ILCEA, 23 | 2015 54

SCHULTE-SASSE Linda (1991), « National Socialism’s Aestheticization of Genius. The Case of Herbert Maisch’s Friedrich Schiller – Triumph eines Genies », The Germanic Review, 66, 4-15.

WITTE Karsten (2004), « Film im Nationalsozialismus. Blendung und Überblendung », W. Jacobsen et al. (dir.), Geschichte des deutschen Films (117-166), Stuttgart : Metzler.

Filmographie

FROELICH Carl (réal.), Le choral de Leuthen (Der Choral von Leuthen), 1933.

HARLAN Veit (réal.), Le grand roi (Der große König), 1942.

HEGE Walter (réal.), Les édifices d’Adolf Hitler (Die Bauten Adolf Hitlers), 1938.

LIEBENEINER Wolfgang (réal.), Bismarck, 1940.

LIEBENEINER Wolfgang (réal.), Le renvoi (Die Entlassung), 1942.

MAISCH Herbert (réal.), D III 88, 1939.

MAISCH Herbert (réal.), Friedrich Schiller – Le triomphe d’un génie (Friedrich Schiller – Triumph eines Genies), 1940.

MAISCH Herbert (réal.), Andreas Schlüter, 1942.

MEYER Johannes (réal.), Fridericus, 1936.

PABST Georg Wilhelm (réal.), Paracelse (Paracelsus), 1943.

STEINHOFF Hans (réal.), Robert Koch, en lutte contre la mort (Robert Koch, der Bekämpfer des Todes), 1939.

STEINHOFF Hans (réal.), en coopération avec Karl Anton et Herbert Maisch, Le président Krüger (Ohm Krüger), 1941.

NOTES

1. Le scénario, co-écrit par Herbert Maisch et Helmut Brandis, est librement inspiré du roman Der Münzturm d’Alfons von Czibulka (1933). 2. « Dès l’instant où une propagande est reconnue comme telle, elle devient inefficace. » (« In dem Augenblick, da eine Propaganda bewußt wird, ist sie unwirksam. ») Discours de Goebbels du 5 mars 1937, cité par Albrecht (1969 : 456 ; cité d’après Lowry, 1991 : 6). 3. « Flucht […] in das Kostüm ». 4. « Verkleidung der Gegenwart ». 5. W. Liebeneiner (réal.), Bismarck, 1940, ainsi que Le renvoi (Die Entlassung), 1942. 6. G. W. Pabst (réal.), Paracelse (Paracelsus), 1943. 7. H. Steinhoff (réal.), Robert Koch, en lutte contre la mort (Robert Koch, der Bekämpfer des Todes), 1939. 8. « Pflicht, Opferbereitschaft, der absolute Glauben […] an seine Sendung ». 9. « Sein Staat ist ein Bauwerk von wahrhaft klassischen Maßen. Die künstlerische Gestaltung seiner Politik stellt ihn, wie es seinem Charakter und seiner Natur gebührt, an die Spitze der deutschen Künstler. » 10. « Ich werde es schaffen. » 11. « Dann geh’ ich gleich ans Werk. » 12. « Du kannst eben keine Kompromisse machen. » 13. « Entweder alles oder nichts. » 14. « Er ist ein Querkopf, Schlüter! »

ILCEA, 23 | 2015 55

15. « Mit einer Teillösung ist hier nichts getan. » 16. « Leben und Werk sind eines. » 17. « Meine Herren, das ist Schlüters Ende. » 18. « Leben und Werk sind eines; nur wenn das Leben stark und klar ist, ist es auch das Werk. » 19. « Filme, die Verständnis für Untreue oder die Auflösung einer Ehe oder eines Verlöbnisses zeigen. » 20. « Frauen mit zweifelhafter Moral und/oder starker Wirkung auf Männer sind nicht selten als Ausländerinnen bzw. Fremde typisiert. » 21. Schönfeld (2006 : 83-84) voit même dans cette séquence des rappels à l’esthétique de Leni Riefenstahl. 22. « Mit dieser Französelei […] möchte ich nichts zu tun haben. Wir sind nicht in Paris, wir sind in Berlin! » 23. « Auf einem schlechten Grund kann man eben nicht bauen. » 24. « Das Leben vergeht — ewig ist das Werk. »

RÉSUMÉS

Si le film Friedrich Schiller – Triumph eines Genies (Herbert Maisch, 1940) a donné lieu à plusieurs analyses motivées notamment par la prétendue « ambiguïté » de son message, Andreas Schlüter (Maisch, 1942) est largement resté dans l’ombre. Pourtant, à première vue, le second film peut sembler poser des problèmes d’interprétation proches du débat que suscite le premier. C’est pourquoi nous proposons d’étudier ici sa « teneur idéologique ». Il est certain que le réalisateur, par des mécanismes que nous tentons de décrire, s’adonne au culte du « grand homme » qui fait écho à la transfiguration du « Führer » en génie. Cependant, que penser de la révolte de Schlüter contre un prince autoritaire et capricieux, et quel sens donner à la dernière partie du film qui montre le personnage principal pris au piège de sa folie des grandeurs ? Notre analyse cherche à montrer que, s’il ne peut être interdit de faire a posteriori une lecture « contestataire » du film, rien n’autorise à y voir une intention du réalisateur : jusque dans sa chute, Schlüter incarne l’individu d’exception si cher à la propagande du régime.

While Friedrich Schiller – Triumph eines Genies (Herbert Maisch, 1940) has given rise to a number of analyses motivated in particular by the alleged “ambiguity” of the film’s message, Andreas Schlüter (Maisch, 1942) has been neglected by critics. Yet at first sight, the film appears to present the same interpretation problems as the first one. This paper therefore questions the “ideological content” of Andreas Schlüter. There is no doubt that Maisch, by various means which we describe, contributes to the cult of the “great man” which echoes the transfiguration of Hitler as a genius in Nazi propaganda. Yet how can we analyse Schlüter’s rebellion against a tyrannical prince, and what meaning should we give to the last part of the movie, in which the main character is presented as a victim of his own megalomania? This paper tries to show that while it might be possible to see a posteriori the film as questioning some aspects of Nazi ideology, nothing allows us to interpret it as Maisch’s intention: even in his downfall, Schlüter incarnates the “exceptional individual” which was dear to the regime’s propaganda.

ILCEA, 23 | 2015 56

INDEX

Mots-clés : cinéma nazi, propagande, culte du génie, film historique, Herbert Maisch, Andreas Schlüter, artiste à l’écran Keywords : Nazi cinema, propaganda, cult of genius, historical film, Herbert Maisch, Andreas Schlüter, artist on screen

AUTEUR

FERDINAND SCHLIE Doctorant, ILCEA4, Université Grenoble Alpes

ILCEA, 23 | 2015 57

Ewiger Wald et la figure tutélaire de Richard Wagner Art total et instrumentalisation de la musique sous le nazisme Ewiger Wald: Ein Kulturfilm im Zeichen Richard Wagners. Kunst und weltanschauliche Instrumentalisierung der Musik im Dritten Reich

Rémy Sanvoisin

1 L’art constitue pour le nazisme l’un des principaux piliers de l’identité allemande. En premier lieu, c’est par la musique que le Parti national-socialiste cherche à promouvoir le passé artistique glorieux de la nation, grâce à un programme culturel de vaste envergure fondé sur les personnalités iconiques du XIXe siècle. Sous couvert d’un illusoire apolitisme de la musique, la radio et les concerts proclament partout le triomphe de la tradition romantique, celle de Beethoven, Wagner et Bruckner, jusque dans les pays conquis. L’œuvre des maîtres du passé doit stimuler les velléités nationalistes et démontrer la supériorité intellectuelle du peuple allemand.

2 La musique et la signification symbolique qu’elle véhicule doivent se propager dans toutes les sphères de la société. Les Jeunesses hitlériennes mettent à l’honneur les pratiques de groupes, chorales et instrumentales, et résonnent continuellement de chants de propagande martiaux. Outil d’humiliation également pour les victimes des camps de concentration, forcées de jouer pour divertir leurs bourreaux. Quant à la vie politique, elle est véritablement rythmée par l’art musical qui l’imprègne toute entière, comme en témoigne les propos de Philipp Bouhler : Ce n’est pas un hasard si le Congrès du Parti commence chaque année par une exécution des Maîtres chanteurs. Qu’est-ce qui pourrait mieux convenir que cet immortel chef-d’œuvre de Richard Wagner ? Il évoque la magie du vieux Nuremberg et signale, avec une éclatante puissance, le combat héroïque d’Adolf Hitler pour le peuple allemand. (Huynh, 2004 : 59)

3 Dans le cinéma, la musique apparaît d’abord comme un moyen supplémentaire pour servir la propagande caractérisant l’ensemble des films produits sous le IIIe Reich. Cinéma de genre et de studio comme le cinéma hollywoodien, la production nazie est essentiellement fictionnelle. La musique y est de qualité, son écriture est savante, en

ILCEA, 23 | 2015 58

accord avec la tradition romantique. Tonale, elle fait montre d’une écriture contrapuntique expressive alliée à une certaine recherche harmonique, comme en témoignent par exemple les partitions de Münchhausen ou des mélos tels Immensee ou Romanze in Moll (Romance en mineur). On note également la présence importante de la musique chorale, ainsi que celle de la musique martiale, deux genres peu présents dans le classicisme hollywoodien. Mais ces variations n’empêchent pas une proximité évidente entre les deux styles musicaux, et, à plus forte raison, c’est l’organisation de la musique dans le cinéma du IIIe Reich qui rappelle sensiblement celle des films hollywoodiens. Il s’agit d’une musique cherchant à suivre l’action au plus près, dont la trame sonore évolutive et plastique renforce l’impact émotionnel de l’histoire, met en valeur ses points saillants. Le cinéma nazi étant un cinéma de propagande, la musique va nécessairement se mettre au service de l’idéologie, mais demeure secondaire en tant qu’elle est assujettie à l’image.

4 Il existe pourtant une production minoritaire non fictionnelle, plus particulièrement trois genres inconnus du cinéma américain. Le premier trouve son origine dans l’époque de Weimar, il se caractérise par un aspect documentaire ainsi qu’une dimension éducative et morale. Il s’agit du Kulturfilm, ou film culturel, sorte de voie médiane entre l’actualité filmée, documentaire, et le film de fiction. Il nous intéresse d’autant plus que la musique extradiégétique y est souvent très présente, malgré les prétentions documentaires du genre.

5 Le second trouve son origine dans la littérature du XIXe siècle. Le Heimatfilm est d’abord relatif à la culture allemande, mais, selon Éric Dufour, « même s’il est aussi culturel, il est d’abord et avant tout fondé biologiquement : c’est la nature comme valeur » (2014). Selon le concept de Blut und Boden (le sang et le sol) auquel le genre est associé, l’homme vivant en harmonie avec la nature, resté fidèle à ses origines, est considéré comme supérieur, ce qui fait du Heimatfilm un genre enclin à défendre des idées racistes et eugénistes.

6 Le troisième genre étroitement lié à la culture allemande puise ses sources dans la conception de la philosophie romantique incarnée par Schopenhauer, qui envisage le monde comme un tout organique, une unité indivisible. Richard Wagner s’est proclamé comme celui qui réaliserait par et dans l’art cette conception moniste, sous le concept d’art total, ambitionnant de rassembler et dépasser les différentes pratiques artistiques pour parvenir à l’universalité du drame. Il semble inévitable que de la fascination qu’exerce Wagner sur l’Allemagne naissent des tentatives pour prolonger sa pensée et tenter de réaliser grâce aux nouveaux moyens qu’offre le cinéma cette prophétique œuvre d’art de l’avenir.

7 Ainsi, le cinéma-art total relève davantage d’un principe formel que d’un genre à part entière. Le Tiefland de Leni Riefenstahl se rapproche de cette forme en tant qu’adaptation cinématographique de l’opéra du même nom, mais le film le plus fondateur est sans nul doute Ewiger Wald (Forêt éternelle), réalisé en 1936 par Hanns Springer et Rolf von Sonjevski-Jamrowski, « film de montage qui reste sans équivalent » (Cadars & Courtade, 1972 : 56). À la croisée des genres spécifiquement allemands, il relève à la fois du Kulturfilm et du Heimatfilm.

8 L’ambition d’Ewiger Wald n’est rien moins que de retracer, en une suite de tableaux, l’histoire de l’Allemagne, depuis les temps immémoriaux jusqu’à l’avènement du IIIe Reich, en montrant comment le peuple se réalise en étroite communion avec la nature.

ILCEA, 23 | 2015 59

Plus qu’un modèle social, la forêt, idéal métaphysique, inspire ses lois à la communauté humaine.

9 Les réalisateurs recourent à l’ensemble des moyens artistiques pour servir leur propos, mais la musique, composé par Wolfgang Zeller, affirme dès le départ son rôle prépondérant. Elle s’impose d’abord par son lyrisme, dès les premières images du film, en colorant les visions forestières esthétisées. La musique précède l’arrivée du verbe, incarné par la première injonction du narrateur, puis par le texte écrit, intertitre aux lettres gothiques présentant le thème du film. Il marque la fin de l’introduction et ouvre la voie au narrateur pour sa première véritable tirade rimée, sorte de poème épique qui servira de fil conducteur à l’œuvre dépourvue de dialogues. Ce dispositif évoque davantage celui d’un oratorio que celui d’un opéra, mais l’alliance de la musique, de l’image et de la poésie, au cœur de la problématique d’Ewiger Wald, révèle sa filiation avec la tradition opératique incarnée par Wagner.

10 L’homme et la nature sont des préoccupations wagnériennes de première importance. L’art se veut le reflet de l’homme vrai, non perverti par la société moderne et menant son existence selon une nécessité naturelle immanente. Trouvant dans la nature à la fois sujet et forme, l’œuvre d’art puise son inspiration dans la vie même. Elle est le meilleur moyen pour l’homme artiste d’exprimer sa nécessité la plus forte et la plus impérieuse, « se communiquer soi-même dans toute la plénitude de sa nature, à la communauté tout entière » (Wagner, 1982 : 228). L’unique voie par laquelle l’homme parfait peut réaliser ce besoin premier est celle du drame, l’œuvre d’art de l’avenir.

11 Chaque genre artistique envisagé isolément possède ses limites expressives. « Danse, musique et poésie, séparément, sont bornées chacune à elle-même ; en se heurtant à ses limites, chacune d’elles se sent esclave si, parvenue à son point extrême, elle ne tend pas la main à l’autre genre d’art correspondant, avec un amour absolument reconnaissant » (Wagner, 1982 : 101). Ainsi, seule l’œuvre d’art totale, caractérisée par l’union de tous les arts, la ronde des trois sœurs, peut parvenir à exprimer de manière universelle « l’homme même, vivant et parfait » (Wagner, 1982 : 201). Le fondement du drame est d’être un art collectif, engendré par et pour le peuple. Le compositeur abandonne la conception romantique de l’artiste solitaire suivant sa propre voie : « L’esprit solitaire cherchant par l’art sa rédemption dans la nature, ne peut créer l’œuvre d’art de l’avenir : l’esprit collectif que la vie satisfait en est seul capable. » (Wagner, 1982 : 89)

12 Les opéras de la seconde période du compositeur (à partir de Tristan et Isolde) portent à leur perfection ses conceptions et travaux théoriques, dans une forme unitaire où le musicien-poète, qui écrit lui-même ses livrets, élabore une écriture musicale continue, sans cesse variée (Durchkomponiert), qui seconde le texte en suivant ses inflexions et son sens. Les œuvres de Wagner se construisent à partir d’un ensemble de Leitmotive, courts thèmes mélodiques ou harmoniques symbolisant des personnages, objets, affects, ou même idées métaphysiques. Ces Leitmotive assurent l’unité du discours musical, se mêlant à ses méandres ou s’affirmant avec force, se mélangeant entre eux, pour former un vaste réseau symbolique signifiant. Cette forme plastique trouve son aboutissement dans la Tétralogie, œuvre démiurgique en quatre volets retraçant la légende des Nibelungen, mythe médiéval fondateur de la culture germanique.

13 Cette description générale du style de Wagner permettra de comprendre en quoi il influence la forme d’Ewiger Wald.

ILCEA, 23 | 2015 60

Une ouverture opératique

14 La première séquence d’Ewiger Wald consiste en un véritable hymne sans paroles à la nature, un portrait vivant et esthétique de la forêt. Les divers mouvements de caméra figurent un espace mouvant, bruissant, un vaste organisme. Le premier plan traverse latéralement la forêt avant d’évoluer jusqu’à la cime des arbres, mouvement ascendant qui figure la croissance, alors que le second, descendant, nous ramène en son cœur, sous la voute ombragée et mystérieuse. Ce double mouvement à la signification ambivalente, évoquant l’émancipation de l’homme et son ressourcement dans nature, à la fois dépassement et retour, sillonne l’ensemble de l’œuvre cinématographique.

15 Cette première séquence se veut la peinture du cycle des saisons, de la plénitude de l’été aux rigueurs de l’hiver, puis au renouveau du printemps, dans une appréhension circulaire du temps, directement inspirée des lois de la nature. Cette conception rappelle l’esprit du panthéisme, qui conçoit la nature comme expression du divin, les deux ne pouvant être dissociés, selon une appréhension de la religion comme immanente au monde. La musique suggère cette dimension religieuse de la forêt par l’utilisation d’une écriture vocale polyphonique évoquant le genre sacré, et parfois celle du choral luthérien. Celui-ci se caractérise par sa sobriété, et consiste en la mise en musique d’un texte religieux en langue populaire. Son écriture verticale, relativement homorythmique, la simplicité de ses intervalles et de ses rythmes le rend accessible à l’ensemble des fidèles. Toutes les voix chantent le texte en même temps, unies par l’harmonie, ce qui confère à ce genre une grande force symbolique.

16 Le thème du passage des saisons, c’est celui du cycle mort et renaissance, central dans le film, auquel la musique doit donner une image. Au ton lumineux initial de la majeur succède une modulation en ré mineur accompagnant les premières images de la dégénérescence liée à l’avènement de l’automne. C’est aussi la première fois que l’on entend une voix seule, féminine, dont les courbes mélodiques descendantes sont un figuralisme de la chute des feuilles.

17 Une nouvelle modulation, en mi mineur cette fois, accompagne un fondu enchaîné révélant la forêt au travers d’un halo de flocons de neige. L’image, caractérisée jusque- là par ses mouvements divers, se fige en une série de plans fixes figurant l’immobilité de la forêt, prise dans les nappes glacées de l’hiver. La musique, statique, se fait encore l’écho de cette immobilité : la voix de femme seule reparaît avec une mélodie minimale brodant la note pivot initiale mi, accompagnée par une trame harmonique répétitive et les broderies des bois, tournant sur elles-mêmes. La basse elle-même, recto tono, est très peu mobile et renforce la sensation d’immobilité.

ILCEA, 23 | 2015 61

18 La nature s’anime à nouveau sous l’impulsion menaçante du vent, accompagnée par une musique chorale plus agitée. Les cuivres et timbales annoncent l’imminence de l’avalanche et la première sentence du narrateur, proférée avec véhémence et entrecoupée de grondements percussifs sinistres : Ceux qui ne craignent pas la violence de l’hiver peuvent vaincre la mort.

19 Mais le printemps succède à l’hiver, la nature renaît. Après les rayons du soleil perçant les nuages, les réalisateurs consacrent une suite de plans à l’eau, l’élément vital primordial qui, de plaques glacées fondant au soleil, se fait ruisseau, puis rivière, abreuvant la terre. La musique traduit le renouveau de la vie, joyeuse et dynamique, en recourant à une sorte de menuet, danse à trois temps chantée par le chœur dans une ambiance de liesse.

20 La séquence se conclut de manière théâtrale par un tutti orchestral retentissant en sol majeur, avec force cuivres et timbales, typique de la grandiloquence conclusive de nombreuses œuvres romantiques.

21 La construction de cette séquence introductive témoigne d’une forte influence opératique. En fait, elle consiste véritablement en une ouverture, ou prologue, terme désignant en musique la pièce instrumentale introduisant un opéra, sorte de musique narrative qui dépeint les grandes étapes de l’histoire racontée et évoque les thèmes principaux. Ainsi, l’ouverture fait entendre les motifs prégnants de l’œuvre, sortes de

ILCEA, 23 | 2015 62

prémonitions que le spectateur reconnaîtra lors de leurs apparitions ultérieures, avant de se conclure souvent de manière brillante, affirmative.

22 On retrouve l’ensemble de ces caractéristiques dans le début d’Ewiger Wald. Hormis la seule sentence émise par le narrateur, la première séquence introduit le film avec les seuls moyens visuels et musicaux, sans le recours du verbe. De plus, tous les thèmes principaux du film y sont évoqués. Outre la figure de l’arbre et de la forêt, il y a celle de l’eau, ondoyante, symbole de vie, ou figée et immobile, neige et glace enveloppant toute chose dans un linceul mortuaire. On peut citer également l’image de la dualité entre émancipation de l’homme et retour à la nature telle que figurée par les premiers plans, et celle du cycle dégénérescence et régénération décrite par le passage des saisons et relayée par la musique, succession de mondes sonores contrastés jusqu’au triomphe de la lumière sur l’ombre. À celles-ci s’ajoutent le symbole de la violence, des lois implacables de la nature. C’est le vent mugissant, l’avalanche dévastatrice. Quant au thème de la communion des hommes, il est préfiguré par l’écriture chorale de la musique ainsi que l’utilisation de la mélodie de danse.

23 Tous ces symboles sont reliés et mis en valeur par cette musique ininterrompue, éminemment plastique, s’adaptant à l’image en variant autant ses timbres (chœur mixte, chœur d’homme, voix soliste, musique instrumentale seule…) que ses tonalités, ses dynamiques et ses caractères. Le style de Wolfgang Zeller est fidèle à la tradition wagnérienne, avec une musique très modulante aux harmonies recherchées, dans un discours Durchkomponiert.

24 Cependant, les Leitmotive ne sont pas musicaux mais bien visuels. On peut parler d’une transposition du sonore au visuel, où les symboles que montre le film jouent le même rôle que les motifs signifiants des opéras de Wagner. Le style du compositeur romantique est véritablement absorbé dans l’œuvre audio-visuelle, qui s’inspire de sa forme d’opéra pour organiser son discours et donner à voir les thèmes principaux avant de les présenter de manière plus univoque et explicite grâce au texte parlé. Si le premier niveau d’inspiration wagnérienne réside dans le principe formel du film, c’est- à-dire l’art total, le second niveau concerne l’organisation interne des images, déclinant les thèmes qui structureront le film et assureront son unité.

La construction de l’idéologie

Forêt éternelle, peuple éternel Les arbres vivent comme toi et moi Ils recherchent de l’espace comme toi et moi Leur mort et leur naissance sont tissées ensemble dans le temps La nation, comme la forêt, se dresse dans l’éternité. Cette tirade est déclamée par Günther Hadank, qui est justement un acteur de théâtre, avec un souci esthétique évident. Pourtant, son ton prédicateur et impératif révèle une autre fonction que celle de poète. En vertu de la fonction didactique du Kulturfilm, le narrateur-poète est aussi professeur, ses mots constituent autant de leçons de morale et d’exhortations à l’action. Ils succèdent à un intertitre écrit en lettres gothiques qui dédie l’œuvre à tous les hommes appelant de leurs vœux « la construction du Reich éternel ».

25 Tout d’abord, comme le montrent Robert G. Lee et Sabine Wilke dans leur article « Forest as Volk: Ewiger Wald and the Religion of Nature in the Third Reich », cet hymne à la nature prend la forme d’une sorte de néo-paganisme détourné, qui fait apparaître

ILCEA, 23 | 2015 63

la forêt comme revêtant une dimension divine. Une atmosphère atemporelle, caractéristique de l’espace sacré, est engendrée par la présentation de scènes issues d’un passé immémorial, rituel païen, odyssée viking, Moyen Âge fantasmé, ambiance mystique renforcée par la présence continue de la musique. La dénonciation du christianisme, ennemi de cette religion de la nature, occupe une place importante dans le film. Le narrateur condamne l’arrivée des chrétiens qui, venus des régions d’un Sud pauvre en végétation, convoitent les forêts du Nord et s’installent en terre allemande, pendant qu’une succession de plans accompagnés d’une musique grave montrent la prolifération des crucifix investissant l’espace visuel. La musique elle-même participe à cette dénonciation par son recours à l’écriture du choral luthérien, symbole de la Réforme opposée à l’hégémonie de l’Église catholique, et de l’union retrouvée entre les croyants et leur foi.

26 Nombreux sont les effets cinématographiques appuyant ce propos. Après les croix, l’image décrit une morne et triste procession religieuse dans un couvent. Puis l’on voit l’une des nonnes tendre les mains vers la fenêtre de sa cellule avec une image de végétaux en surimpression, appel implorant de la nature. Cette scène est accompagnée d’un chant médiéval célébrant la forêt, qui contraste avec le style romantique dominant.

27 Cet hymne, dont la modalité et le timbre doux de la harpe participent au caractère archaïque, symbolise ici la pureté et l’expression vraie de l’homme naturel, non perverti par la société. Wagner lui-même n’aurait pas démenti cette conception, lui qui vantait cet « air populaire resté fidèle à lui-même, ayant conservé sa grâce intacte, la chanson étroitement confondue avec la poésie » (1982 : 128). Référence à l’amour courtois des troubadours (« je resterai ferme et loyal, oh reine, aie pitié de moi et laisse-moi te consacrer ma vie »), cet air crée une atmosphère de recueillement et de contemplation.

28 L’hommage rendu par Ewiger Wald à l’art gothique est également l’occasion de clamer le lien indéfectible entre spiritualité et nature. Le vitrail qui diffracte l’éclat du soleil en mille rayons ardents devient, par le fondu enchainé, une voute végétale piquée de ces mêmes taches de lumière. L’image de la plus haute tour d’une cathédrale se dissout par cette même figure de style, pour se reformer en un arbre majestueux.

29 La forêt est le fondement de la spiritualité humaine, elle est le modèle qui doit guider l’existence de chacun. La communauté doit réaliser son unité par et dans la forêt, en imitant ses lois. Nous sommes originaires de la forêt Nous vivons comme la forêt Depuis la forêt nous bâtissons notre espace de vie Nos âmes croissent comme les arbres Pleines de vie, de joie, de drames, de questions.

ILCEA, 23 | 2015 64

30 Tout d’abord, la nature enseigne à l’homme que la mort est partie intégrante de la vie. C’est le thème du cycle mort et renaissance imprégnant toute l’œuvre, Leitmotiv dont on trouvera non moins que sept déclinaisons. Après le premier tableau, éloge de l’existence simple d’une communauté païenne en harmonie avec la nature, où le paganisme est représenté par une sorte de crucifix totémique orné d’une couronne végétale autour duquel danse une ronde de jeunes filles, le tableau suivant, consacré à la guerre des habitants de la forêt contre les envahisseurs romains, s’achève sur une cérémonie à la gloire des morts, accompagnée par une musique chorale digne du plus tragique des Requiem.

31 Le compositeur renforce la dramaturgie de la pièce par un discours très modulant aux harmonies expressives. L’exemple ci-dessus montre que, dès les premières mesures, Zeller varie les couleurs harmoniques avec la transformation du si mineur, modale et sombre, en un lumineux si majeur.

32 Cette scène permet aux cinéastes d’introduire un autre symbole phare dans leur œuvre, celui du feu. C’est l’unité, la fusion des âmes dans le recueillement et la contemplation, le feu vital originaire qui guide et rassemble les hommes. Si le corps se disperse en cendres et fumée, l’âme survit à travers la perpétuation de l’existence humaine. La scène culmine avec la surimpression d’images du peuple rendant hommage à ses disparus avec celle du « vieux signe runique en forme d’éclair » (Cadars & Courtade, 1972 : 57), référence à l’emblème de la SS, nimbé de flammes et brillant dans la nuit.

33 Les figures du Leitmotiv mort et renaissance seront toujours plus fortes à mesure que l’on s’achemine vers la résolution du film. Elles culmineront avec l’enchaînement entre un travelling latéral sur la désolation d’une immense forêt de croix mortuaires — soldats tombés au combat lors de la Première Guerre mondiale — et un gros plan sur un visage d’enfant. La jeunesse est la force vive et spontanée, l’expression naturelle de la nécessité supérieure de la nation allemande.

34 Au travers de cette idéologie glorifiant la mort, c’est l’idée de la guerre qui est en dernier recours visée. Si la mort est un bienfait, et si la forêt, mère du peuple, est menacée, alors l’homme ne doit pas craindre de se sacrifier pour sa défense. Tout le travail des cinéastes est de glorifier la guerre tout en faisant sans cesse apparaître le peuple germanique comme une victime forcée de se battre pour assurer sa survie.

35 La violence n’est pas condamnable car elle est au fondement des lois de la nature. Dans la scène de guerre contre l’envahisseur romain, séquence impressionnante au montage haletant, très resserré, la forêt devient elle-même une combattante épaulant les guerriers allemands. Des images d’éclairs illuminant le ciel, symbole de la force et du

ILCEA, 23 | 2015 65

courroux de la nature, superposées à celles d’arbres agités par la bourrasque, alternent avec des images de lutte où les troncs dissimulent leurs défenseurs avant de s’abattre sur les oppresseurs, le tout sous-tendu par une musique symphonique épique.

36 C’est dans le tableau succédant à la destruction de la forêt fomentée par l’Église puis par la victoire des paysans que culmine l’assimilation de l’homme et de la nature. Après que le peuple a replanté les arbres abattus, une métaphore très explicite fait alterner, via l’habituel fondu enchaîné, des plans montrant des rangées de militaires et des plans d’arbres s’élevant de plus en plus haut, ordonnés eux aussi en rangées régulières, devenant eux-mêmes des soldats en bataillons. On retrouve ici la dualité entre émancipation de l’homme et retour à la nature suggérée dans l’ouverture. Les hommes doivent s’inspirer des lois de la nature, mais ils façonnent une nouvelle forêt dont l’ordonnance est régie par les lois martiales proprement humaines. Dans cette dialectique trouble, où l’homme modifie la forêt censée dicter ses propres lois, apparaît la nature contradictoire de l’idéologie nazie.

37 L’analyse de ces épisodes d’Ewiger Wald confirme les liens structurels entre le film et la forme wagnérienne de l’opéra, en montrant comment les Leitmotive s’entrecroisent en vue d’un surcroît de signification. Les thèmes du cycle de la vie, la croissance, la communion, la violence, la guerre, la religion de la nature sont étroitement imbriqués en une structure complexe. Ils forment une trame sémantique qui unifie, en l’absence de narration, la succession rapide et sans cohérence apparente d’épisodes historiques, comme les Leitmotive wagnériens unifiaient le discours musical en constante évolution.

38 L’exemple du symbole de l’eau est représentatif. À la fin de la scène de lutte contre l’envahisseur romain, un soldat de l’empire chute dans une rivière et s’y effondre, avant de se noyer. L’étendard qu’il arborait chancelle quelques instants avant d’être englouti par les eaux. Un fondu enchaîné nous découvre cette même rivière apaisée, piquée de nénuphars, éclairée par les rayons du soleil. Il s’agit de la même eau, mais sa signification n’est plus la même : de délétère, associée à la guerre et la mort, elle est devenue vivifiante, saine. C’est cette dernière qui abreuve la nature renaissante (fin de l’ouverture) ainsi que l’humanité (le puits du premier tableau), ou permet aux hommes d’acheminer les troncs d’arbres pour bâtir leurs cités. Comme un Leitmotiv wagnérien, l’eau est changeante, mouvante, se pare de significations multiples en fonction du contexte. C’est aussi en termes de variation et d’interpénétration symbolique qu’il faut interpréter la superposition de l’insigne SS en flammes et du peuple assistant à l’oraison funèbre. La foule et le feu, deux symboles de communion, sont fusionnés grâce à la surimpression pour un regain de signification.

39 La finalité de ce vaste édifice symbolique, dans un contexte de propagande nazie, est sans équivoque la mise en images du fantasme de la supériorité raciale allemande.

Ewiger Wald et l’idéologie wagnérienne

40 On a montré que l’influence de Richard Wagner sur Ewiger Wald est de nature formelle, en tant qu’art total et que structure fondée sur la notion de Leitmotiv. Mais l’empreinte du compositeur romantique tient également au propos du film lui-même. Tout d’abord, celui-ci constitue une véritable exemplification des conceptions wagnériennes, selon lesquelles « [l’homme doit] se réunir de nouveau avec la nature dans l’œuvre d’art » (Wagner, 1982 : 86). Cette union du peuple et de la forêt est bien le thème central de l’œuvre cinématographique. D’ailleurs, on y retrouve cette dialectique trouble du

ILCEA, 23 | 2015 66

rapport entre les deux (l’homme est tantôt sujet et tantôt maître de la nature) déjà présente chez le compositeur, dans les ouvrages duquel on retrouve l’idée d’instrumentalisation de la nature par l’homme qui cherche à réaliser sa « volonté supérieure » (Wagner, 1982 : 180).

41 Selon Wagner, l’action dramatique est gouvernée par la figure d’un héros, dont l’acteur-chanteur qui l’interprète doit faire rayonner l’existence édifiante. « Dans le drame, [l’homme] enrichit son caractère particulier en représentant un caractère individuel autre que lui-même, comme une personnalité humaine de caractère général. » (Wagner, 1982 : 229) C’est pourquoi « l’acteur artiste parfait est l’individu grandi jusqu’au caractère de l’espèce » (Wagner, 1982 : 229). Or, Ewiger Wald s’organise tout entier autour de la figure de la forêt germanique, véritable héros selon la conception du compositeur, afin que son exemple imprègne et serve de modèle au spectateur fasciné. Sans que Wagner le théorise explicitement, il semble manifeste que le drame est de nature mythique. Exemplaire, fondateur d’une culture, le mythe est le type de récit le mieux à même de revêtir cette dimension intersubjective et de délivrer ses enseignements à tout un peuple.

42 Hitler vouait un véritable culte à Wagner bien avant sa majorité (Huynh, 2004 : 32), et la lecture de ses ouvrages représente l’une des principales sources d’inspiration de Mein Kampf. Cet homme grandi jusqu’au caractère de l’espèce, c’est bien, dans l’idéologie nazie, le Führer lui-même, représentant de chair et de sang de l’esprit du peuple allemand.

43 La finalité d’Ewiger Wald, vers laquelle tend cette forme opératique, est d’ériger un mythe à la gloire de la forêt éternelle, à la fois modèle philosophique, éthique, mais aussi esthétique, en tant qu’exemple d’équilibre, de droiture, et fondement de l’art allemand. Mais au-delà du mythe de la forêt, c’est bien celui de la supériorité raciale que le film veut illustrer. Le dernier tableau, ronde populaire autour de « l’arbre traditionnel décoré pour le 1er Mai » (Cadars & Courtade, 1972 : 57) exhibant la croix gammée, constitue l’avènement du nazisme, l’aboutissement de la longue épopée. L’image de la ronde des hommes tournant main dans la main autour de l’arbre- étendard est d’autant plus forte qu’elle reprend des éléments du début du film, selon le principe wagnérien : la ronde du premier tableau (le village païen), ainsi que le menuet entrainant de la fin de l’ouverture. Avant que le film ne s’achève sur un lent travelling latéral montrant l’immensité de la foule et de ses étendards nazis, symbole de l’unité réalisée et archétype de l’imagerie fasciste, le narrateur, au ton toujours plus enflammé et catégorique, prononce ces dernières paroles prophétiques : L’étendard s’épanouit comme toi et moi Sous le drapeau la nation m’appelle et t’appelle Chante le nouveau cantique du temps ! Comme la forêt, la nation se dresse dans l’éternité.

44 Si la forêt subsiste symboliquement dans l’arbre-totem devenu démesurément grand, elle disparaît de ce paysage urbain, révélant son véritable statut, simple prétexte idéologique. Dès le début du film, lorsque le narrateur déclame sa première tirade, l’image nous dévoile un arbre majestueux dont le tronc, scindé en deux à sa base, se rejoint au niveau des frondaisons pour ne former plus qu’un seul être. Ewiger Wald est un film sur la Volksgemeinschaft1 (communauté du peuple), et l’avènement du Reich millénaire verra l’unité réalisée, le triomphe de la race aryenne, à la condition que le peuple, imitant la nature, lutte sans cesse pour sa survie.

ILCEA, 23 | 2015 67

45 Le travail de la forme cinématographique est donc de faire apparaître comme naturelle, émanant des lois même de la vie, une idéologie belliciste qui, bien qu’existant au XIXe siècle (pangermanisme), est en grande partie construite par le IIIe Reich et élevée au rang de besoin vital. On voit nettement l’instrumentalisation de la nature à l’œuvre ici : le film plaque sur la figure de l’arbre et de la forêt une conception élaborée par l’homme seul. C’est ce que Lee et Wilke signifient lorsqu’ils parlent de « construction de l’imagination, projetée sur les arbres » (2005 : 41). La forêt sert même à légitimer les convictions xénophobes et le programme eugéniste lorsqu’on la débarrasse des arbres morts ou tordus pour assurer son équilibre. « Coupez ce qui est malade et d’une race étrangère ! » commande la voix impérieuse du narrateur.

46 La forêt telle que décrite dans Ewiger Wald est un mythe fabriqué par le nazisme. Comme chez Wagner, elle est ce héros dont tous doivent s’inspirer, modèle moral et philosophique. Mais le nazisme détourne la conception wagnérienne pour faire de ce héros un simple serviteur de l’idéologie.

Conclusion

47 Si Ewiger Wald relève de trois niveaux d’influence wagnérienne, ces niveaux sont intimement liés. Ce sont les conceptions philosophiques de Richard Wagner qui ont conditionné ses réalisations opératiques, et s’approprier sa forme musicale, c’est du même coup adopter toute une Weltanschauung (conception du monde) qui influe sur la création. Cette citation montre à quel point l’œuvre d’art de l’avenir est porteuse d’un pesant sous-texte idéologique : La grande œuvre d’art totale qui devra englober tous les genres de l’art pour exploiter en quelque sorte chacun de ces genres comme moyen, pour l’annihiler en faveur du résultat d’ensemble de tous les genres, c’est-à-dire pour obtenir la représentation absolue, directe, de la nature humaine accomplie, — il ne reconnaît pas cette œuvre d’art totale comme l’acte volontairement possible d’un seul, mais comme l’œuvre collective nécessairement supposable des hommes de l’avenir. (Wagner, 1982 : 87) Chaque genre d’art se donne tout entier dans le drame en renonçant à son individualité. « Ce n’est que si chacun disparaît en tant qu’art isolé, qu’ils deviendront tous capables de créer l’œuvre d’art parfaite ; cette absorption en ce sens sera déjà d’elle-même cette œuvre d’art, et leur mort sera immédiatement la vie de cette œuvre d’art. » (Wagner, 1982 : 177) Cette idéologie, c’est bien celle du sacrifice personnel en faveur de l’ensemble, où l’individualité ne trouve pas sens en elle-même mais seulement en tant que partie d’un tout plus vaste, d’une réalité supérieure conçue comme transcendante. Une nouvelle fois, il semble que l’on puisse concevoir Ewiger Wald comme un détournement de cette idéologie, une forme de transposition de la conception esthétique de Wagner en une conception politique. Cette analogie est rendue possible par la proximité entre l’œuvre d’art totale wagnérienne et la conception nazie du IIIe Reich, à la fois œuvre d’art et une finalité en soi. La conception glorificatrice de la mort, conception cyclique qui la fait apparaître comme une voie vers la renaissance et la croissance, vers le triomphe inextricablement mêlé de la forêt et du peuple allemand, autorise à lire l’idéologie qui imprègne le film à l’aune de celle de Wagner. Cet esprit de sacrifice individuel — « jouissance esthétique de premier ordre » (Kreimeier, 1994 : 372) selon les termes de Walter Benjamin — est présenté comme la

ILCEA, 23 | 2015 68

voie nécessaire vers la réalisation achevée du peuple allemand, porté à sa perfection dans le IIIe Reich.

48 Si l’idéologie nazie semble à ce point inspirée de l’œuvre littéraire de Wagner, c’est-à- dire d’une œuvre de philosophie esthétique, c’est aussi parce que le discours idéologique national-socialiste revêt la forme d’un discours proprement artistique. En effet, ce discours repose moins sur un raisonnement rationnel, émaillé d’arguments visant à démontrer la véracité d’une thèse, que sur un champ lexical de nature symbolique, un ensemble de mots porteurs d’images et d’affections, tenant davantage de la poésie. Walter Benjamin avait lui-même proposé la notion d’« esthétisation de la politique » dans son ouvrage L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique. Les discours politiques du IIIe Reich s’apparentent à des poèmes cherchant à susciter des émotions grâce à un ensemble de termes symboliques (drapeau, nation, peuple, fidélité, etc.) dans lesquels se retrouve toute la communauté, exactement dans l’esprit des tirades du narrateur d’Ewiger Wald.

49 Conception esthétique de la race aryenne, appréhension du IIIe Reich comme l’œuvre d’art finale et parfaite, essence artistique de la forme de pensée nazie, tout concourt à la définition de l’idéologie national-socialiste, selon les termes de Philippe Lacoue- Labarthe et Jean-Luc Nancy, comme « la construction, la formation et la production du peuple allemand dans, par et comme une œuvre d’art » (1991 : 49).

50 Klaus Kreimeier illustre cette tendance à l’esthétisation avec la mise en scène de la visite de Mussolini à Berlin, en septembre 1937, « manœuvre d’illusion unique en son genre, une machination esthético-politique qui visait à enivrer et à désactiver la réalité » (1994 : 372). Voilà le pouvoir de l’art total wagnérien, dont Ewiger Wald évoque à tous égards un prolongement, la réalisation la plus achevée. Il s’appuie sur l’ensemble des possibilités expressives pour submerger le public de stimulations sensorielles. Les arts réunis donnent à la figure de la forêt une aura mythique qui enveloppe le spectateur et l’amène à adhérer plus sûrement à l’idéologie. Dès 1929, Alfred Rosenberg, penseur autoproclamé du Reich à venir, déclarait au congrès du Parti que « transmettre par des symboles suggestifs — couleurs, signes, sons — un être collectif, représenter un mythe vital » (Huynh, 2004 : 179), était l’une des principales fonctions du NSDAP. S’adressant aux affects plutôt qu’à l’intellect, l’art total, de nature immersive, peut plonger le spectateur dans l’histoire pour étouffer tout sens critique. Le principe de déclinaison à l’infini des mêmes thèmes, caractéristique de la propagande nazie, se retrouve dans cette forme en Leitmotive fondée sur la répétition, dont le flot ininterrompu martèle l’idéologie. Voilà l’instrumentalisation du modèle wagnérien à l’œuvre, arme de propagande idéale.

51 Ewiger Wald est financé par la N.S. Kulturgemeinde (Communauté culturelle nationale- socialiste), « organisation chargée de réorganiser l’ensemble de la scène artistique et culturelle du IIIe Reich en la recentrant sur l’idéologie nationaliste » (Lee & Wilke, 2005 : 33). Il exemplifie l’une des principales caractéristiques du cinéma nazi : l’art de distordre la réalité pour faire apparaître le peuple allemand comme une victime. Pseudo-historique, cette « allégorie de l’histoire et de la vie2 », non narrative, n’en est pas moins téléologique. Chaque son, chaque mot, chaque image n’a qu’un but, présenter l’avènement du IIIe Reich comme une nécessité naturelle, un aboutissement logique définitif. Ewiger Wald prétend filmer la fin de l’Histoire.

52 Présenté comme un documentaire, le film annihile toute possibilité objective et factuelle par son extrême esthétisation, comme l’atteste l’expressivité de la caméra et

ILCEA, 23 | 2015 69

son large panel de figures de style visuelles. Ewiger Wald est ce spectacle « total et fusionnel, où le spectateur, subjugué, abasourdi, enivré et transporté abdiquait tout jugement » (Clair, 2003 : 150). Mais dans l’ensemble des arts, c’est bien la musique, l’art le plus populaire, expressément désigné par Wagner comme la langue du cœur, le mieux à même de parler au sentiment plutôt qu’à la raison par son pouvoir suggestif, voire manipulateur : Le lyrisme d’Orphée n’aurait certes pas pu forcer les bêtes féroces à une attitude silencieuse et calme, si le chanteur n’avait fait que leur donner à lire des vers imprimés : il fallut que s’imposât tout d’abord à leurs oreilles la voix sonore du cœur, […], de telle sorte qu’elles ne vissent plus nécessairement en cet homme seulement un objectif pour leur estomac, bon à être mangé, mais encore un sujet digne d’être écouté et vu, avant qu’elles devinssent capables de faire attention à ses sentences morales. (Wagner, 1982 : 150)

53 La musique est le « fluide élémentaire de la nature » (Wagner, 1982 : 170), l’expression d’un « désir inassouvi, illimité » (135), charge affective primordiale qui doit être mise en forme et explicitée par le verbe. En un sens, la musique est première car elle représente des affects et sensations purs auxquels l’image doit donner une forme. En tant qu’art non figuratif, la musique symphonique tonale, par son lyrisme et sa force affirmative, peut faire triompher n’importe quelle idée. La puissance expressive de l’écriture wagnérienne, avec les ouvertures de Rienzi et des Maîtres chanteurs de Nuremberg, était massivement utilisée lors des meetings politiques pour transfigurer les discours d’Hitler, décupler leur puissance affective. Plus qu’une arme de propagande, la musique apparaît pour le IIIe Reich comme un idéal. Si le nazisme a besoin de la rhétorique verbale, par lui le langage est vidé de sa substance, rendu inintelligible, il ne sert pas à construire une réflexion mais à susciter des émotions. Or, la musique est l’art irrationnel par excellence qui, par le concours figuratif du langage et de l’image, peut seul susciter un mode d’adhésion profond et inconditionnel, contournant l’intellect pour prendre possession de l’affectivité.

54 En opérant cette union entre les trois genres artistique, Ewiger Wald fait vivre et prolonge la conception wagnérienne de l’art total grâce aux possibilités nouvelles du cinéma. Mais il apparaît que la préoccupation esthétique du film est aussi politique, l’art total étant la forme artistique idéale pour ancrer une idéologie dans l’esprit des spectateurs. Si l’on peut parler de détournement de la philosophie wagnérienne à des fins de propagande, il est difficile d’affirmer dans quelle mesure Ewiger Wald constitue une perversion de la pensée du compositeur, celle-ci renfermant déjà toute une idéologie sous-jacente que saura exploiter le national-socialisme.

BIBLIOGRAPHIE

CADARS Pierre et COURTADE Francis (1972), Histoire du cinéma nazi, Paris : Éric Losfeld.

CLAIR Jean (2003), Du Surréalisme considéré dans ses rapports au totalitarisme et aux tables tournantes, Paris : Mille et Une Nuits.

ILCEA, 23 | 2015 70

DUFOUR Éric (2014), La Représentation du mal dans le cinéma allemand, Paris : Armand Colin.

HUYNH Pascal (dir.) (2004), Le IIIe Reich et la Musique, 8 octobre-9 janvier 2005, Musée de la musique, catalogue d’exposition, Musée de la musique / Fayard.

KREIMEIER Klaus (1994), Une Histoire du cinéma allemand : la Ufa, Paris : Flammarion.

LEE Robert G. & WILKE Sabine (2005), « Forest as Volk: Ewiger Wald and the Religion of Nature in the Third Reich », Journal of Social and Ecological Boundaries, printemps 2005, 1(1), 21-46, en ligne sur .

LACOUE-LABARTHE Philippe et NANCY Jean-Luc (1991), Le Mythe nazi, La Tour-d’Aigues : L’Aube.

WAGNER Richard (1982), L’Œuvre d’art de l’avenir, Plan-de-la-Tour : Éditions d’Aujourd’hui.

NOTES

1. Cette notion est tout d’abord illustrée dans le film par la surprésence de la musique chorale. Le chant en groupe est le meilleur moyen pour éprouver à la fois dans son corps (c’est l’activité musicale la plus directement physique, le corps est lui-même instrument) et son esprit, par le rythme et l’harmonie, la communion avec les autres. 2. Il s’agit du complément du titre du film Ewiger Wald.

RÉSUMÉS

Ewiger Wald, à la croisée des genres spécifiquement germaniques, relève à la fois du Kulturfilm, genre à prétention documentaire possédant une dimension éducative et morale, et du Heimatfilm, explorant le rapport entre l’homme et la nature, et possédant des connotations raciales. Mais surtout, le film relève d’une conception totalisatrice caractéristique de la tradition musicale allemande et incarnée par la figure tutélaire de Wagner. Ewiger Wald adapte la forme sonore des opéras wagnériens au domaine visuel en construisant la forme cinématographique à partir de divers symboles signifiants, l’eau, le feu, le cycle de la renaissance succédant à la mort, dont l’insistance renforce l’idéologie sous-jacente. La forêt est représentée comme un modèle dont les hommes doivent adapter les lois à leur propre vie. C’est une manière de rendre légitime l’idéologie raciale et belliciste en projetant sur la forêt les principes du nazisme. L’importance accordée à la dégénérescence, ainsi qu’à la lutte pour la survie, dans le mode d’existence de la forêt, permet de justifier le sacrifice pour la patrie ainsi que la théorie de l’espace vital. Ewiger Wald s’inspire également de la pensée de Richard Wagner : la fusion de l’homme et de la nature dans l’œuvre d’art, l’unification des arts où chacun abandonne son individualité pour se fondre dans un tout qui le dépasse. Au-delà du film, l’idéologie nazie veut procéder ainsi avec le peuple lui-même, par la fusion des âmes dans le Führerprinzip. L’appareil étatique est conçu comme un vaste spectacle qui prend en charge l’affectivité. Les discours politiques, vides de contenus argumentatifs, excitent les représentations mentales du public par des termes symboliques, devenant eux-mêmes musique. L’entendement, inondé de stimulations sensorielles, tend à abdiquer tout jugement.

ILCEA, 23 | 2015 71

Ewiger Wald, zugleich Heimat- und Kulturfilm, bezieht sich auf Traditionen des deutschen Films, vor allem aber auf das auf Wagner zurückzuführende Gesamtkunstwerk. Im Film wie in der Wagnerschen Oper wirken Musik, Bild und dichterisches Wort zusammen. Die filmische Umsetzung des Wagnerschen Ansatzes verwendet Symbole wie Wasser, Feuer, Tod und Wiedergeburt. Den Gesetzen des Waldes unterwerfen sich die Menschen, der Wald gerät somit zur Projektionsfläche der NS-Weltanschauung. Lebensraum und Lebenskampf stehen im Mittelpunkt sowie der Krieg gegen die Entartung, der den Tod fürs Vaterland rechtfertigt. Im Film bedingt die Musik Affekte, die den Zuschauer auf die NS-Ideologie einstimmen. Ewiger Wald bezieht sich auch auf das Denken Richard Wagners, auf das Einswerden von Mensch und Natur im Kunstwerk, auf das Einswerden aller Künste, auf das Aufgehen des Einzelnen im Ganzen, im Führerprinzip. Politik gerät zum emotionsgeladenen Spektakel, politische Reden wollen nicht überzeugen sondern das Publik vermittels einer symbolischen gleichsam musikalischen Sprache politisch aufreizen. Der Mensch wird seines Verstandes beraubt und auf seine stimulierten Sinne reduziert.

INDEX

Mots-clés : cinéma nazi, idéologie nazie, film de propagande, totalitarisme, instrumentalisation, Histoire, peuple allemand, forêt, nature, musique, art total, leitmotiv Schlüsselwörter : Film im Dritten Reich, Nationalsozialismus, Propagandafilm, Totalitarismus, Instrumentalisierung, Geschichte, deutsches Volk, Wald

ILCEA, 23 | 2015 72

La postérité stylistique du Triomphe de la volonté et des Dieux du stade The Stylistic Posterity of Leni Riefenstahl’s Triumph of the Will and Olympia

Laurent Jullier

1 Dans le champ de l’histoire des styles cinématographiques, une assertion courante consiste à voir la manière de filmer de Leni Riefenstahl, au moins telle que la postérité l’a fixée dans Le Triomphe de la volonté et Les Dieux du stade, comme l’annonce ou la préfiguration du style postmoderne1. Cette affirmation d’une « contemporanéité rétrospective » pose au moins deux problèmes épistémologiques, l’un concernant l’histoire de l’art et l’autre la culture visuelle : (1) les inventions stylistiques de Leni Riefenstahl sont-elles des trouvailles ex nihilo ou des emprunts aux figures du Zeitgeist de son époque ? (2) une figure de style qui est techniquement la même, à cinquante ans de distance, reste-t-elle cognitivement la même ?

2 Avant d’y réfléchir, quelques précautions d’ordre éthique s’imposent. Décontextualiser des films sulfureux afin de se concentrer sur leurs propriétés formelles, c’est-à-dire passer « de la transparence à l’opacité2 » dans un geste typique de ce qu’est devenue l’esthétique kantienne appliquée aux arts plastiques, ne va pas sans poser quelques problèmes de conscience. Ces films sont peut-être des réussites formelles, mais ils s’inscrivent dans une logique de pensée politique qui a abouti aux horreurs de la Seconde Guerre mondiale. La question n’est pas de savoir si à l’époque ils ont servi d’armes de propagande : quand Brian Winston (1997) dit qu’ils sont bien trop formalistes pour convaincre quiconque de prendre sa carte du parti nazi (alors qu’à l’inverse, Le Cuirassé Potemkine donnerait envie à n’importe qui de voter communiste), il joue sur les mots. Sans doute ne constituent-ils pas de la propagande directe, mais personne ne niera qu’ils peuvent servir à véhiculer l’image d’un régime politique « normal », qui montre assez de goût pour subventionner les belles images et, apparemment, n’enferme ni n’extermine personne pour délit d’opinion, de religion ou de préférence sexuelle. La question est plutôt de savoir si poser sur eux un regard formaliste les réhabilite tout entiers, comme si ce regard acquérait une valeur rédemptrice et un pouvoir performatif.

ILCEA, 23 | 2015 73

3 On ne cherchera pas, dans les limites de cet article, la réponse à cette question dans les propos de Leni Riefenstahl, qui a passé les deux derniers tiers de sa longue vie à expliquer qu’elle n’était pour rien dans les dérives du régime nazi, et qu’elle s’était contentée, plus jeune, de faire les meilleures images possibles. Sa défense a été parnassienne, pourrait-on dire : elle mettait moins l’accent sur la qualité propre des formes qu’elle avait mises dans ses films que sur la somme de travail acharné qui avait été nécessaire à leur lente élaboration, incluant le bricolage inventif de toutes sortes de machines et les négociations de toutes sortes de permissions avec les autorités concernées par les événements filmés. Mais elle n’a jamais triomphé de ces problèmes éthiques, qui d’ailleurs la poursuivent post-mortem : l’exposition d’art allemand que le Louvre a récemment organisée mettait les Dieux du stade en position d’exemplifier le Troisième Reich3. Et il suffit de regarder les user reviews (commentaires des internautes) de l’IMDb, la plus grande base de données cinéma du web, pour s’apercevoir de son échec en la matière4.

4 Susan Sontag a en partie retracé en 19755 la façon dont le « mythe Riefenstahl », visant à ériger la cinéaste en héraut de la cause formaliste du « progrès en art » en faisant abstraction de tout lien avec le nazisme — un peu sur le modèle de ce qui s’est passé avec les sympathies de David W. Griffith pour le Ku Klux Klan —, a été construit au fil des années par un certain nombre d’intellectuels et d’artistes américains et français d’obédience moderniste. Elle n’avait que l’embarras du choix, de Jean Cocteau à « Jonas Mekas qui célébrait son idéalisme en disant qu’il fallait être nazi pour voir une apologie du nazisme dans ses films6 », en passant par des ouvrages universitaires comme celui de Richard Barsam (1975), et l’entrevue avec les Cahiers du Cinéma en septembre 1965, où Riefenstahl se réclamait du « cinéma-vérité » cependant que son interlocuteur expliquait que Les Dieux du stade et le Triomphe construisaient « une réalité basée sur une certaine idée de la forme » (Delahaye, 1965). Et si l’article de Sontag date de 1975, on se convaincra que rien n’a changé par la suite en lisant ceux que François Albera a écrit plus récemment pour épingler lui aussi ce regard formaliste biaisé, qui affleure par exemple sous les plumes de Jean-Michel Frodon ou de Bernard Eisenschitz7. La longévité de la cinéaste n’a fait que renforcer ce mythe en effaçant un peu plus les traces de ses liens avec le régime nazi : le jour de ses cent ans, le 22 août 2002, les journaux français bombardaient leurs lecteurs des « expressions stéréotypées de circonstance, la toute nouvelle centenaire étant présentée comme une éternelle jeune fille, une figure mythique, une légende vivante, une aventurière fabuleuse » (Richard, 2002).

5 Les allusions que Quentin Tarantino a faites dans son film Inglourious Basterds, en 2009, vont, pour finir, également dans le même sens. On y voit Shoshanna Dreyfus, l’héroïne, répondre à un soldat allemand qui s’étonne de la voir programmer dans sa salle de cinéma parisienne un film dont la vedette est Leni Riefenstahl8 : — Je suis française ; ici nous respectons les réalisateurs.

6 Tarantino, face aux médias qui lui reprochent son utilisation de sa violence, adopte d’ailleurs un système de défense formaliste comparable à celui de Riefenstahl : ce ne sont que des images, ne confondez pas ce qui se passe sur l’écran avec ce qui se passe dans la vraie vie. Pour le spectateur qui vient de voir leurs films, c’est-à-dire de se faire simplement raconter une histoire qui obéit à certaines conventions génériques, il n’y aurait donc pas plus de raisons de se lancer dans la justice personnelle létale chère à la plupart des héros tarantiniens que d’exterminer des populations entières par sympathie avec la cause nazie.

ILCEA, 23 | 2015 74

7 À défaut de revenir dans ce débat complexe sur les rapports qu’entretiennent les images et le monde, peut-on au moins régler la question stylistique ? Aux yeux d’un historien du cinéma comme François Albera, « on cherche encore et toujours à construire la “génialité” de Leni Riefenstahl, échappant au poids de son époque. La connaissance du contexte tant artistique (la danse) que sportif (les Jeux) permet pourtant de rompre avec la mythologie de l’esthétique riefenstahlienne » (2003). Présentons donc, pour essayer de répondre aux questions posées plus haut, quelques connaissances relatives à ce contexte artistique.

8 Pour commencer, nous avons affaire à une hybridation : une part du style de Leni Riefenstahl relève d’un académisme désormais démodé, et une autre part se lit aisément comme l’écho des expérimentations des années 1920, dont certaines ont désormais intégré le vocabulaire visuel dominant dans les arts et les médias.

9 Son académisme s’observe essentiellement à deux endroits : le goût pour la contre- plongée et le respect de la règle des trois tiers. Le premier trouve son origine dans l’utilisation de piédestaux en sculpture, qui obligent à lever la tête pour voir les figures représentées en jouant sur l’association entre ce qui est haut et ce qui est fort, ou puissant, ou divin (dans le cas des religions qui placent les dieux au ciel). Dans la même logique intermédiale, la règle des trois tiers, elle, est passée de la peinture classique aux manuels pour photographes puis cinéastes débutants (elle s’y trouve encore de nos jours), qui suppose d’inscrire le sujet ou les lignes de partage des surfaces le long des deux horizontales et des deux verticales qui coupent le cadre en trois parties égales. Du côté des solutions formelles plus osées, disons d’emblée que tout ce que l’on peut voir dans les deux films de Leni Riefenstahl dont il est question ici peut s’observer ailleurs, notamment dans les films dadaïstes, futuristes et chez les cinéastes soviétiques néoformalistes, ainsi que — pour citer des sources auxquelles elle a plus sûrement été exposée — chez les cinéastes allemands de l’expressionnisme et de l’Entfesselte Kamera (la caméra libérée de ses chaînes). Il s’agit principalement du ralenti, de l’inversion du sens de défilement, du match cut et des mouvements de caméra immersifs.

10 Commençons par le ralenti, devenu très courant, notamment dans des formats postmodernes comme le blockbuster d’action, la publicité, le clip, les retransmissions sportives et les jeux vidéo en mode replay (notamment les jeux de sport). Leni Riefenstahl utilise amplement le ralenti dans les Dieux du stade, associé parfois à l’inversion du sens de défilement (figure qu’affectionnait Cocteau). Cependant, elle n’est pas la seule. Les deux Bergfilms d’Arnold Fanck desquels elle est la vedette féminine, Der Heilige Berg (1926) et Der Weisse Rausch. Neue Wunder des Schneeschuhs (1931), en contiennent déjà, notamment dans des scènes mettant en scène de talentueux skieurs. L’association du ralenti et du sport, héritage du cinéma scientifique et même de la chronophotographie9, se trouve aussi dans Taris roi de l’eau (Jean Vigo, 1931). Mais le ralenti, à cette époque, est aussi employé à d’autres desseins : les cinéastes impressionnistes français l’utilisent à des fins de défamiliarisation romantique, comme Jean Epstein dans La Chute de la maison Usher en 1928, et les cinéastes dada pour sa capacité à rendre dérisoires et un peu ridicules les mouvements du corps humain, comme René Clair dans Entr’acte en 1924. Dans les Dieux du stade, cependant, Leni Riefenstahl utilise le ralenti pour magnifier et fluidifier les mouvements ; or parmi toutes les fonctions du ralenti présentes à son époque, c’est celle-ci qui domine de nos jours au cinéma — cette jouissance de profiter plus longtemps d’un spectacle qui d’ordinaire se dérobe au regard.

ILCEA, 23 | 2015 75

11 Cette vista artistique de la cinéaste va se répéter dans le cas des autres figures. Le match cut, qui consiste à relier deux plans sur la base d’une ressemblance plastique ou sémantique entre un objet présent à la fin du plan A et un autre objet présent au début du plan B, se trouve lui aussi dans le Kunstwollen cinématographique de son temps — Fanck en place plusieurs dans Der Heilige Berg (analogie entre les pistils d’une fleur de pissenlit en fin de plan A et les flocons de neige en début de plan B), et on peut en voir quantité dans Menschen am Sonntag (Robert Siodmak & Edgar G. Ulmer, 1930). Par exemple, dans le Triomphe, deux jeunes femmes qui attendent l’arrivée d’Adolf Hitler se passent la langue sur les lèvres, l’une en fin de plan A, l’autre en début de plan B. Cette figure était prohibée dans le style classique hollywoodien en dehors de quelques effets comiques (comme dans The Strawberry Blonde, Raoul Walsh, 1941), car elle attire l’attention sur l’aspect plastique au détriment de l’absorption dans la diégèse10. Leni Riefenstahl a d’ailleurs déclaré dans un des documentaires télévisés qui lui sont consacrés, Die Macht der Bilder: Leni Riefenstahl11 qu’à cause de cette organisation du montage par une logique plastique, le Triomphe « ressemble plus à un film d’art qu’à un documentaire ». Or le match cut, surtout si on le considère au sens large comme un raccord-mouvement sans raccord-objet, est désormais une figure dominante dans les spots publicitaires et surtout les vidéoclips.

12 Mais ce qui rend Le Triomphe de la volonté et Les Dieux du stade si familiers à l’œil d’un jeune spectateur d’aujourd’hui est sans doute, encore plus que le ralenti et le match cut, la façon qu’a leur réalisatrice d’utiliser les mouvements de caméra immersifs. D’innombrables photos et making of, comme on ne disait pas encore, la montrent faisant placer des caméras dans des endroits invraisemblables — ballons, trous, câbles tendus — ou juchée la tête à l’œilleton sur des chariots que des assistants poussent en tous sens. Là non plus il ne s’agit pas d’une innovation : Abel Gance et F. W. Murnau ont bien avant elle fait construire des machines plus folles et fait exécuter des mouvements plus virtuoses. Mais Gance et Murnau agissaient de cette façon pour se mettre au service de l’histoire fictionnelle qu’ils racontaient ; leurs mouvements étaient chargés de déployer des métaphores (Gance) ou de décrire par un biais kinesthésique les sentiments intimes des personnages (Murnau). Tandis que dans Le Triomphe de la volonté et Les Dieux du stade, ils ne répondent qu’à des problèmes plastiques. Ces problèmes sont de trois ordres, selon que (1) l’objet à filmer ne bouge pas, (2) il bouge lentement, (3) il bouge vite. Les deux films qui nous occupent montrent les solutions trouvées pour chacun de ces trois cas : 1. Mimant le geste du badaud qui tourne autour de la statue juchée sur son socle, des travellings circulaires nous font tourner autour des athlètes sculptés néo-classiques d’Arno Breker (Les Dieux12) et autour de Hitler discourant (Le Triomphe), chaque fois en contre- plongée. 2. Pour dynamiser des plans qui risqueraient d’ennuyer le spectateur, Leni Riefenstahl choisit parfois de filmer des objets qui se déplacent lentement de façon perpendiculaire à leur déplacement. C’est ce qui arrive dans Le Triomphe quand la caméra placée dans un monte- charge grimpe en travelling ascendant cependant que Heinrich Himmler et Viktor Lutze, pour aller rendre hommage aux victimes allemandes de la Première Guerre mondiale, marchent entre les rangs des sections aux milliers de membres droits comme des piquets. 3. Pour suivre les coureurs sur le stade olympique, une caméra tirée file le long d’un câble à la même vitesse qu’eux, comme le lapin mécanique dans les courses de lévriers.

ILCEA, 23 | 2015 76

13 Or, on peut aisément s’en rendre compte, ces trois solutions font désormais partie de l’ordinaire des écrans du monde : 1. Basés sur le contraste entre ce qui bouge (l’observant) et ce qui ne bouge pas (l’observé), les travellings circulaires autour de personnes statiques appartiennent au vocabulaire de la télévision et à celui de cinéastes qui annoncent le style postmoderne dès la fin des années 1960, comme Claude Lelouch ou Brian de Palma. De nos jours, les réalisateurs de superproduction épiques comme Peter Jackson ou Michael Bay en placent volontiers sous forme aérienne dans les scènes d’extérieur13. Les retransmissions sportives commencent même, désormais, à combiner ralenti et travelling circulaire à l’occasion d’« effets-Matrix14 ». 2. Le choix de filmer les acteurs et les objets mobiles dans un sens perpendiculaire à leur déplacement — sinon parfois opposé à leur déplacement — est désormais un standard du cinéma d’action. Parmi les internautes de l’IMDb qui ont laissé un commentaire sur le Triomphe, l’un a d’ailleurs remarqué que le travelling latéral qui suit le plan sur Himmler et Lutze « a été repris par George Lucas à la fin du premier Star Wars, en 197715 ». 3. Le bricolage de Leni Riefenstahl destiné à suivre les coureurs sur le stade olympique est aujourd’hui un passage obligé des retransmissions sportives, par exemple avec le Speedtrack16, l’AirTrack Cam17 et les systèmes de steadicam montées sur voiturettes.

14 De plus, Leni Riefenstahl a aussi montré du goût pour les travellings avant immersifs sans doute le mouvement le plus courant du cinéma d’action et des jeux vidéo actuels, par exemple dans les ouvertures du Triomphe (en avion) et de Tag der Freiheit-Unsere Wehrmacht (1935). Même si là encore elle est loin d’avoir inventé ce procédé, Der Weisse Rausch contenant déjà des travellings avant sur luge et Menschen am Sonntag des travellings avant en voiture, sans parler du fait que les Lumière l’avaient inauguré dès 1896, ses choix continuent d’être rétrospectivement « justes ». Mentionnons aussi, parmi les figures désormais familières et banales, le long travelling arrière en voiture sur la foule en liesse à la fin du Triomphe, passage obligé des concerts rock dans les stades, et désormais exécuté à la Louma18 de manière à faire éprouver la pure euphorie du nombre et de la communauté d’élan, ainsi que les quelques plans « subjectifs »19 des marathoniens qui courent dans Les Dieux, qui seraient facilement incluables désormais dans une séquence tournée en run and gun20.

15 Une illustration de la « contemporanéité rétrospective » du style de Leni Riefenstahl peut être fournie par le clip du groupe de metal Rammstein intitulé Stripped (Phillip Stölzl & Sven Budelmann, 1998). Cependant que les musiciens exécutent leur « musique métronomique aux accents militaires, accompagnée d’un chant à la fois rauque et sévère » (Mombelet & Walzer, 2007 : 293), les réalisateurs se sont contentés de remonter quelques extraits des Dieux du stade. Et bien sûr ces extraits « collent » parfaitement, en toute synesthésie — le résultat aurait d’ailleurs été tout aussi fluide avec d’autres styles de musique, techno, rap, etc., pourvu que la manière de monter les plans sur le rythme de la musique ne changeât pas. Les paroles de Stripped, en effet, ne font aucunement référence au nazisme, pas plus que les membres de Rammstein ni leurs fans ne se réclament de cette idéologie ; ce sont de simples allusions. À quoi bon les faire, dira-t-on ? Dans la réponse à cette question, on va voir que la « justesse » rétrospective des choix esthétiques de Leni Riefenstahl se double d’une adéquation avec le rapport qu’entretiennent nombre de citoyens postmodernes aux idées et pratiques « extrêmes ». Les métalleux (fans de musique metal) […] reconnaissent volontiers l’aspect paradoxal de leur démarche, [qui consiste à] afficher un symbole évoquant le régime nazi sans signifier qu’ils adhèrent à l’idéologie correspondante, mais ils sont séduits par la musique et l’aura subversive

ILCEA, 23 | 2015 77

qu’elle dégage […]. En règle générale, mus par une recherche de puissance et non de pouvoir, les métalleux jouent avec les interdits sociaux. (Mombelet & Walzer, 2007 : 304, 307) Choquer autrui — ici, en faisant référence au régime nazi, ne va pas, en effet, sans contrepartie narcissique : « Il est jouissif, pour eux, de savoir qu’ils ont la mainmise sur les émotions et les ressentis d’autrui. » (Mombelet & Walzer, 2007 : 297) Encore une façon — politique et non plus esthétique, cette fois — pour les films de Riefenstahl d’être bien dans l’air du temps.

16 Il est maintenant possible de d’apporter des éléments de réponse aux questions de départ. Les inventions stylistiques de Leni Riefenstahl dans les deux films considérés ne sont pas, du point de vue technologique, des trouvailles ex nihilo mais des emprunts aux figures du Kunstwollen de son époque. Cependant, le fait qu’elle combine ces figures entre elles (principalement le match cut, le ralenti et les mouvements de caméra immersifs), ainsi que l’usage systématique et volontiers « gratuit » qu’elle fait d’elles (au sens où cet usage n’obéit pas de façon néoformaliste à un souci de coller aux exigences du profilmique ni à celles de la diégèse21), font d’elle une bonne candidate au titre de précurseur du style postmoderne. Ainsi sa façon de sacrifier la puissance narrative d’un geste technique à l’effet quasi-hypnotique qu’il entraîne chez le spectateur se retrouve-t-elle chaque jour chez les réalisateurs de clips.

17 Cette « hypothèse du précurseur » souffre cependant d’un gros problème épistémologique. Elle est en effet de nature postdictive. Le terme de postdiction, en psychologie, indique la propension de notre système perceptivo-cognitif à tenir paradoxalement compte, lorsqu’il s’agit de construire l’idée que l’on se fait d’un événement, d’informations postérieures à l’occurrence de cet événement. Par extension, on peut qualifier ainsi les lectures hégéliennes de l’histoire de l’art qui construisent des filiations dans le sens de la « naissance » d’un trait artistique en direction de sa « maturité » puis de son « déclin », et constituent en fait des vectorisations quelque peu abusives, sauf dans une perspective réductionniste d’autonomisation du « texte visuel ». En effet, les figures de style ne naissent pas comme les êtres vivants, et revenir en arrière pour qualifier de « naissance » quelque chose qui ne peut être vu comme tel qu’avec le recul du temps et la volonté d’établir une descendance n’a de la validité que dans le cadre méthodologique d’une certaine histoire de l’art isolant le style de tout contexte de production et de réception. Pour le dire autrement, il est difficile de soutenir qu’une figure de style qui est techniquement la même, à cinquante ans de distance, reste cognitivement la même. Lorsqu’un spectateur des années 1930 regarde un match cut, un ralenti ou un travelling circulaire, il perçoit la même chose qu’un spectateur des années 2010 qui les regarde, car la perception est régulée par des automatismes encapsulés insensibles à la culture ; en revanche il ne voit pas la même chose au sens d’appréhender, comprendre ou goûter le spectacle, car la cognition est régulée par quantité de scripts où s’imbriquent la culture personnelle et la mémoire épisodique. Or l’histoire a suivi son cours. Au long des quatre-vingts ans qui séparent ces deux spectateurs, les écrans du monde se sont multipliés hors des salles de cinéma pour envahir le quotidien, et se sont trouvés peu à peu infestés de match cuts, de ralentis et de travellings en tous sens22. Ce qui était exceptionnel est devenu la norme. Seule une lecture anhistorique, insensible à la notion de culture visuelle, peut donc faire de Leni Riefenstahl une figure d’inventeur ou de précurseur.

ILCEA, 23 | 2015 78

BIBLIOGRAPHIE

ALBERA François (2003), « Les 100 ans de Léni Riefenstahl : retour du même », 1895, 40, en ligne sur .

ALBERA François (2008), « Leni Riefenstahl dans le Journal de Joseph Goebbels (1929-1944) », 1895, 55, en ligne sur .

BARSAM Richard M. (1975), Film Guide to Triumph of the Will, Bloomington : Indiana University Press.

DAGEN Philippe & LEMAÎTRE Frédéric (2013), « De l’Allemagne : le grand malentendu », Le Monde, 18 avril 2013.

DELAHAYE Michel (1965), « Leni et le loup : entretien avec Leni Riefenstahl », Cahiers du Cinéma, 170, 42-63.

JULLIER Laurent (1997), L’Écran post-moderne, Paris : L’Harmattan.

JULLIER Laurent (2012), « Une rétro-ingénierie du regard. L’exemple des voyages de Scrooge », J. Nacache & J.-L. Bourget (dir.), Cinématismes. La littérature au prisme du cinéma (73-90), Berne : Peter Lang.

JULLIER Laurent (2013), « Dis-moi ce que tu vois ! Le régime visuel du run and gun », Mise au Point, 5 (Le cinéma européen et les langues), en ligne sur .

JUNOD Philippe (1976), Transparence et opacité. Essai sur les fondements théoriques de l’art moderne, Lausanne : L’Âge d’Homme.

MOMBELET Alexis & WALZER Nicolas (2007), « Musique metal, idéologies extrémistes et rapport au politique », J.-M. Seca, Musiques populaires underground et représentations du politique (290-310), Fernelmont : E.M.E. & InterCommunications.

RICHARD Lionel (2002), « Indécente réhabilitation de Leni Riefenstahl », Le Monde diplomatique, octobre 2002, 36.

SONTAG Susan (1980), « Fascinating Fascism », Under the Sign of Saturn (73-105), New York : Farrar, Straus & Giroux.

WINSTON Brian (1997), « Triumph of the Will », History Today, 47(1), 24-28.

NOTES

1. J’y ai souscrit quelque peu imprudemment il y a quelques années, sans les précautions dont il est question dans cet article : voir Jullier (1997 : 76). 2. Celle du style, s’entend : voir Junod (1976). 3. « De L’Allemagne : 1800-1939, de Friedrich à Beckmann », Le Louvre, printemps 2013. Des voix se sont élevées outre-Rhin pour y contester la présence de « Leni Riefenstahl, cinéaste préférée d’Hitler et auteure du Triomphe de la volonté, à la gloire du Führer » (Dagen & Lemaître, 2013). 4. Sur la centaine de user reviews du Triomphe, les mises en garde dominent largement. Par exemple : « Quiconque parle d’équivalence entre vérité et beauté devrait regarder ce film. Il est certainement très beau, mais il est aussi au service d’un mensonge, et l’un des pires » (, 2005) ; « un film-oxymore : chef-d’œuvre nazi » (, 2000) ; « Comment pouvez-vous

ILCEA, 23 | 2015 79

regarder une chose pareille ? Comment est-il possible que ça se vende en DVD ? C’est une insulte envers les millions de personnes mortes à cause de l’holocauste et de la guerre que ce régime avait déclenchée » (, 2002). Il y a moins de 10 % de lectures formalistes du type : « Laissez vos jugements de côté et appréciez l’expertise technique mise dans cette captation d’un Woodstock nazi » (, 2001). En ligne sur . 5. Sontag (1980). Certaines idées présentes dans ce papier (paru à l’origine dans la New York Review of Books du 6 février 1975 et lisible en ligne sur ) sont bien plus discutables, mais ce n’est pas le lieu ici d’en discuter car ils concernent les autres films de Leni Riefenstahl. 6. Sontag cite ici des papiers de Mekas parus dans les numéros du Village Voice des 31 octobre et 7 novembre 1974. 7. Voir Albera (2003) : ; Albera (2008) : . 8. L’Enfer blanc du Piz Palü (Die weiße Hölle vom Piz Palü, Arnold Fanck & Georg Wilhelm Pabst, 1929). 9. Les retransmissions sportives donnent désormais à voir des plans tournés à la Superloupe™, une caméra qui permet de filmer jusqu’à 7 000 images/seconde (voir ), ce qui est le score qu’atteignait dans les années 1910 Lucien Bull, pionnier du cinéma ultrarapide et disciple de l’inventeur de la chronophotographie Étienne-Jules Marey. 10. On pourrait en dire autant de la « cathédrale de lumière » conçue par Albert Speer pour l’éclairage de la Zeppelintribune du congrès de Nüremberg immortalisé par le Triomphe : elle était composée de 130 projecteurs de défense anti-aérienne, mais les pinceaux lumineux perdaient leur fonction guerrière première en étant disposés « harmonieusement ». 11. Réalisé en 1993 par Ray Müller. Celui-ci, à la fois fasciné et horrifié par son personnage, reproduit dès l’ouverture de son téléfilm l’un des mouvements de caméra immersifs « inutiles » qui lui étaient chers à l’époque nazie… sans qu’on sache si c’est un hommage ou un réemploi ingénu. 12. Des plans quasi-identiques se trouvent dans Le Mépris (Jean-Luc Godard, 1963). 13. Ils sont tournés à l’aide d’hélicoptères télécommandés, et désormais de drones : voir . 14. Scission du temps de l’action et du temps d’exploration visuelle de cette action ; voir pour le sport . 15. (2006), User reviews du Triomphe, en ligne sur . 16. . 17. . 18. Caméra montée sur grue à bras télescopique ; voir . 19. Comme la plupart des plans de coupe des Dieux, ils ont été tournés hors de la période des Jeux pour ne pas gêner la compétition. Robert Flaherty avait déjà mélangé plans « sur le vif » et plans répétés dans un autre espace-temps, fondus sans que le spectateur y prenne garde par la grâce des raccords-objet, des raccords-lumière, des raccords-mouvement et de l’étalonnage, pour son Nanouk l’Eskimau (Nanook of the North, 1922). 20. Style de filmage imitant les prises de vue d’opérateurs d’actualité pris dans le feu de l’action et par là même peu soucieux de fini plastique ; voir Jullier (2013) : . 21. Le néoformalisme est entendu ici comme l’imposition faite au contenu de dicter la forme ; le terme de « profilmique » désigne, lui, dans la tradition de l’Institut de filmologie français, l’ensemble des objets réels qui se trouvent devant la caméra, imprimant leur trace sur la pellicule.

ILCEA, 23 | 2015 80

22. Sans parler du développement d’une foule de dispositifs de connexion kinesthésique entre le visuel et les mouvements du corps : voir, à propos de l’arrivée des travellings avant dans la vie quotidienne, Jullier (2012).

RÉSUMÉS

Dans le champ de l’histoire des styles cinématographiques, une lecture courante consiste à dire que la manière de filmer de Leni Riefenstahl, au moins telle que la postérité l’a fixée dans Le Triomphe de la volonté et Les Dieux du stade, annonce ou préfigure le style postmoderne. L’article discute cette affirmation d’une « contemporanéité rétrospective » de deux manières : d’une part en montrant que les inventions stylistiques de Leni Riefenstahl sont davantage des systématisations de trouvailles empruntées aux figures du Zeitgeist ; d’autre part en suggérant que d’une manière générale une figure de style qui est techniquement la même, à cinquante ans de distance, n’est plus appréhendée de la même façon quand l’environnement sensoriel de l’époque a changé.

To see Leni Riefenstahl’s film style, especially with Triumph of the Will and Olympia, as a foreshadowing of the postmodern way to shoot and edit movies, now has became a platitude in the history of film style. This essays intends to discuss the legitimacy of this aesthetic filiation or, to put it in another way, of this “retroactive contemporaneity”. Two reasons are put forward to the discussion; first, Leni Riefenstahl so-called formal inventions are more like systematic re- enactments of some cinematic figures of her own time than out-of-Zeitgeist creations; then, an aesthetic form may remain exactly the same on a technical point of view fifty years later, and in the same time it appears utterly different when the perceptual background is no longer the same.

INDEX

Mots-clés : cinéma, histoire des techniques du cinéma, figures de style, histoire du regard Keywords : Cinema, history of cinematic techniques, motion picture terminology, history of seeing

AUTEUR

LAURENT JULLIER IECA, Université de Lorraine ; IRCAV, Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3

ILCEA, 23 | 2015 81

Faire peur, faire « vrai » : Der ewige Jude. Objectifs, procédés et paradoxes d’un « documentaire » antisémite Inszenierte Wirklichkeit und Mobilisierung durch die Angst: der antisemitische „Doku“-Film Der ewige Jude und seine Paradoxa

Claire Aslangul

1 Goebbels, qui dans un discours du 28 mars 1933 se définissait comme « un amoureux passionné du 7e art », voyait dans le cinéma « l’un des moyens les plus modernes et les plus efficaces d’influence des masses1 ». Connaissant l’importance attribuée au cinéma par le régime national-socialiste dans son ensemble, on peut s’étonner qu’un point fondamental de l’idéologie völkisch, l’antisémitisme, ait eu une place relativement secondaire à l’écran : d’une manière générale, les films de propagande ouverte sont, quantitativement, très marginaux, surtout avant le déclenchement de la guerre2 ; et en particulier, du moins au premier abord et jusqu’en 1939, la propagande antisémite « apparaît […] moins développé[e] au cinéma que dans la presse, l’édition, la radio ou les expositions » (Singer, 2003 : 16) : d’un point de vue strictement quantitatif, « l’antisémitisme n’était généralement pas un sujet sur lequel on s’étendait dans le cinéma allemand » (Vandel Winkel, 2008 : 316). Pourtant, à bien y regarder, cette propagande anti-juive était très présente en filigrane (Hollstein, 1971 ; Voghelaer, 2001 : 115-120 ; Mannes, 1999 : 19-24) : ici se vérifient les principes que prônait Goebbels, à savoir que la propagande est d’autant plus efficace qu’elle est indirecte et ne paraît pas « voulue »3. Si le cinéma est bien conçu comme « un moyen pour éduquer », il apparaît fondamental que « l’intention ne [soit] pas […] remarquée si l’on ne veut pas ennuyer »4.

2 Ces faits rendent d’autant plus intéressant le revirement des années 1939-1940, même s’il ne faut sous-estimer ni la précocité ni l’impact de la propagande antisémite offensive au cinéma (Aslangul, 2012 : 75-76). Après la période de « réserve relative du

ILCEA, 23 | 2015 82

cinéma à l’égard du problème juif » (Friedman, 1983 : 13), ces années, outre la multiplication d’allusions antisémites plus ou moins voilées (Hollstein, 1971), voient en effet la commande et la réalisation de films mettant cette fois le personnage du Juif au centre : Robert et Bertrand (Robert und Bertram), Les rapaces (Leinen aus Irland) en 1939, puis Les Rothschild, Jud Süss et Le péril juif (Der ewige Jude) en 1940 témoignent d’un changement d’approche important. La Nuit de Cristal du 9 novembre 1938, puis la guerre et les débuts de la déportation des Juifs — face à l’importante population en Pologne, on étudie déjà le Plan Madagascar — ont modifié la donne : il faut préparer les populations5, et Goebbels donne, afin de « conditionner les esprits à accepter un antisémitisme atteignant les plus extrêmes violences […] des directives aux firmes de cinéma pour encourager les scénarios antisémites » (Richard, 2006 : 110). Fin 1939, d’autres motifs plus personnels entrent en ligne de compte : tombé en disgrâce suite à son histoire d’amour avec la jeune actrice tchèque Lida Baarova (Singer, 2003 : 97), le ministre de l’Éducation populaire et de la Propagande est soucieux de faire allégeance à Hitler en abondant dans le sens d’un antisémitisme virulent.

3 Parmi ces films, Der ewige Jude, réalisé par Fritz Hippler6 sur une idée de Eberhard Taubert (« expert » de l’Institut d’études de la question juive fondé en 1934) et projeté en Allemagne à partir de novembre 1940, tient une place particulière et paradoxale. Aucun autre film n’a autant préoccupé Goebbels : il s’engage personnellement dans ce projet et supervise toute la réalisation du film ; c’est celui dont il parle le plus dans ses journaux, notant d’innombrables détails. Et pourtant : plus encore que les films antisémites de fiction, ce « documentaire » va à l’encontre de tous les principes de propagande indirecte ; peu de temps avant encore, Goebbels se targuait de promouvoir une propagande moins grossière que celle de Julius Streicher dans le Stürmer et notait par exemple dans son journal, à propos d’un court documentaire antisémite présenté en novembre 1937 dans le cadre d’une exposition consacrée également au thème du Juif errant, qui attaquait directement les acteurs juifs de l’époque de Weimar : « Un mauvais film de propagande sur les Juifs dans le cinéma. […] Trop frontal (aufdringlich)7 ». Attestant un changement de cap, le documentaire de 1940 reprend les procédés outranciers du Stürmer, et l’on note d’ailleurs de très importantes similitudes des modes de représentation avec le livre pour enfants de 1938 Le champignon vénéneux8. Certaines scènes du documentaire semblent des mises en scène animées des images et du message de cette publication (cf. ill. 1), par exemple à propos de l’abattage rituel : Le Juif a ça dans le sang La colère, l’envie, la haine, la rage A l’égard de tout peuple sur terre Qui ne soit pas partie du « peuple élu ». Il massacre les animaux, il massacre les hommes Sa soif de sang ne connaît pas de limites ! Le monde sera sauvé seulement Quand nous l’aurons libéré du Juif.

ILCEA, 23 | 2015 83

Illustration 1. – Le champignon vénéneux (Der Gitpilz), 1938, p. 38.

DR

4 Autre paradoxe : malgré l’énergie ainsi que les moyens humains et financiers engagés par Goebbels, qui se réjouissait de disposer bientôt d’un « film de propagande de première catégorie » qui serait sa « pièce maîtresse» (carnets, 6.10.1939, et Moeller, 1998 : 241-242), la réception du film semble avoir été assez négative.

5 Nous présenterons d’abord quelques grandes lignes et images marquantes de cette production, avant d’analyser en quoi ce documentaire peut être considéré, ainsi que le décrivait Goebbels, comme un « chef d’œuvre » de propagande. Nous nous attarderons ensuite sur une question spécifique au genre documentaire, celle de « l’authenticité », affichée comme argument fondamental pour un film qui prétend faire appel à la vérité et la raison, mais joue en réalité sur les ressorts de la peur et les émotions élémentaires. Pour finir, il faudra s’interroger sur la réception de ce film, car de nombreuses questions persistent quant à son impact réel.

Un documentaire savamment construit : déroulement et séquences clés

6 Der ewige Jude étant moins connu que, par exemple, Jud Süss, il apparaît nécessaire de présenter brièvement les principales séquences qui le composent9, en intégrant la scène de l’abattage rituel dont a été expurgée la version destinée aux femmes et aux enfants. Nous parlerons bien ici de Der ewige Jude et non du Péril juif, sa version française10, car les deux films diffèrent sensiblement : les copies destinées à l’étranger ont en effet été modifiées et adaptées aux différents publics11, mais aussi amputées

ILCEA, 23 | 2015 84

d’éléments estimés par Goebbels trop agressifs pour recevoir l’agrément du public non allemand, moins « ouvert » (Goebbels, 1940, cité par Ahren et al., 1990 : 75).

7 Le générique annonce une « contribution cinématographique à l’étude du problème de la juiverie internationale ». Suivent des scènes de Pologne, présentée comme « le foyer infectieux de la juiverie », en particulier des images de ghettos tournées spécialement pour l’occasion : la « victorieuse campagne de Pologne » permet en effet à des équipes allemandes de réaliser des prises fin 1939, alors que toutes les autorisations de tournage demandées jusqu’alors par l’Allemagne avaient été refusées par les autorisés polonaises (Mannes, 1999 : 5). Comme si les terribles conditions de vie n’étaient pas dues aux actions des nazis, mais bien liées à la « saleté intrinsèque et naturelle » des Juifs, on montre des intérieurs pouilleux, des familles entassées dans des pièces vétustes avec de gros plans sur les mouches qui grouillent (ill. 2), puis le commerce dans les rues (ill. 3). Par contraste sont proposées quelques images en contre-plongée des travailleurs allemands disciplinés, avant un retour au ghetto (scènes de marchandage), puis une nouvelle comparaison avec cette fois des travailleurs agricoles « aryens » (ill. 4).

Illustration 2

« Les intérieurs juifs sont sales et pouilleux. » DR

ILCEA, 23 | 2015 85

Illustration 3

« Les Juifs n’aiment pas travailler […] et font du commerce parce que cela est dans leur nature. » DR

Illustration 4

« Ils laissent la production et le travail aux peuples qu’ils parasitent. » DR

ILCEA, 23 | 2015 86

8 De Pologne, la caméra se déplace ensuite en Palestine, insistant sur les similitudes entre la Pologne et l’Orient ; en guise d’illustration, une carte animée établit un parallèle entre la diaspora juive depuis l’Orient vers l’Occident et la migration des rats.

Illustration 5

« Il n’y a pas de différence entre ces Juifs en Pologne et ceux de Palestine, centre spirituel de la juiverie internationale. » DR

Illustrations 6, 7 et 8

« Lorsque les Égyptiens, peuple d’agriculteurs, s’élèvent contre les usuriers et les spéculateurs étrangers, ces derniers […] commencent leur croisade dévastatrice sur la “terre promise”, où ils s’installent et pillent sans vergogne des peuples supérieurs en droit et en culture. Ici se développe au fil des siècles, à partir du mélange racial oriental à tendance négroïde, la race impure des Juifs — qui nous reste à nous Européens totalement étrangère, née d’éléments raciaux radicalement différents des nôtres, et différents de nous par le physique et surtout par l’âme. […] La migration d’autres parties de ce peuple continue sans répit vers l’Espagne, la France, l’Allemagne du Sud et l’Angleterre. Partout, ils se rendent indésirables. [Ils forment] finalement dans les provinces polonaises et russes de l’Europe de l’Est un nouveau et gigantesque foyer. Le XIXe siècle, avec ses idées humanistes troubles d’égalité et de liberté, donne aux Juifs un essor puissant. Depuis l’Europe de l’Est, ils inondent au cours du XIXe et du XXe siècles de manière irrépressible les pays et les villes d’Europe, et même du monde entier. » DR

ILCEA, 23 | 2015 87

9 Des statistiques sur le taux de criminels parmi les Juifs sont ensuite martelées, selon lesquelles par exemple les Juifs domineraient à 98 % la prostitution et à 82 % le crime organisé, avant un retour au ghetto qui comprend de longues scènes de « transformation » visant à illustrer une des thèses principales : « le Juif » est d’autant plus dangereux qu’une fois débarrassé de ses attributs traditionnels, on le reconnaît à peine ; il est prêt à s’infiltrer partout et à empoisonner la civilisation occidentale.

Illustrations 9, 10, 11 et 12

« Chacun reconnaît le Juif de l’Est à sa barbe et son caftan. Qu’il s’en déleste, et seul un regard aiguisé pourra reconnaître son origine raciale. Une caractéristique fondamentale du Juif est qu’il s’efforce toujours de masquer son origine. » DR

10 Des extraits de films de fiction montrent immédiatement après des Juifs assimilés, donc particulièrement dangereux. L’histoire de la famille Rothschild est présentée par le biais d’un extrait d’un film américain — à l’origine pro-sémite — puis une séquence animée permet de visualiser l’extension de la famille sur tous les continents, sur le mode de la toile d’araignée.

Illustration 13. – Séquence du film américain House of Rothschild (1934), avec des sous-titres erronés.

DR

ILCEA, 23 | 2015 88

Illustrations 14, 15 et 16

« La maison Rothschild n’est qu’un exemple de la tactique des Juifs pour tisser la toile de leur influence financière sur l’ensemble de l’humanité laborieuse. […] Bien qu’ils ne représentent qu’1 % de la population de la terre, ils terrorisent par leur capital les bourses, l’opinion et la politique mondiales. » DR

11 Le même thème est ensuite décliné en politique : « Les Juifs dirigent les gouvernements américains, anglais et français. » Des scènes de la révolution allemande de 1918 et des émeutes spartakistes, décrites comme « terreur juive sous Weimar », permettent d’attaquer de manière ciblée de grands noms du communisme — « les faux prophètes terroristes ». Suit une animation sur l’emprise supposée des Juifs sur les sphères de la justice et de l’économie allemande, ainsi que sur leur prétendue richesse, accompagnée de considérations sur l’inflation et leur responsabilité dans la crise.

Illustration 17

« Sur cent médecins à Berlin, 52 étaient juifs, sur 100 commerçants 60 juifs. » DR

ILCEA, 23 | 2015 89

Illustration 18

« Le patrimoine moyen d’un Allemand s’élève à 810 marks, celui d’un Juif à 10 000 marks. » DR

ILCEA, 23 | 2015 90

Illustration 19

« Tandis que des millions d’Allemands de souche sombraient dans le chômage et la misère, des Juifs immigrés amassèrent en l’espace de quelques années des richesses phénoménales — pas par un travail honnête, mais par l’usure, la roublardise et le mensonge. » DR

12 Le « documentaire » enchaîne sur la sphère artistique : de longues séquences opposent l’art « nordique » et l’art « dégénéré », suivies par la présentation très négative d’écrivains et de scientifiques « enjuivés » — de Hirschfeld, « propageant l’homosexualité », à Einstein, « Juif relativiste ». Une séquence spécifique est dédiée à l’emprise supposée des Juifs sur le théâtre, le cinéma et le cabaret, avec notamment un extrait de M le Maudit.

ILCEA, 23 | 2015 91

Illustration 20

« La conception du beau que possède l’homme nordique est incompréhensible au Juif. » DR

ILCEA, 23 | 2015 92

Illustration 21

« Ces horreurs, produites par des cerveaux incurablement malades, ont été présentées au public allemand par les critiques d’art juifs comme la plus grande révélation artistique. » DR

ILCEA, 23 | 2015 93

Illustration 22

« Sous couvert de recherches intellectuelles, voire scientifiques, ils ont essayé de détourner les instincts de l’Homme vers des voies dégénérées. » DR

ILCEA, 23 | 2015 94

Illustration 23

« Le Juif relativiste Einstein, qui cachait sa haine de l’Allemand derrière une obscure pseudo-science. » DR

13 C’est ensuite le thème de la religion qui est abordé, avec le dénigrement des rituels juifs — notamment la description de la fête de Pourim comme « fête de la vengeance », ainsi que des citations hors contexte du Talmud censées refléter la méchanceté foncière des Juifs. Sont présentées en lien avec ces coutumes deux terribles et très longues scènes d’abattage rituel, précédées d’un avertissement à l’égard des « âmes sensibles » et suivies d’une énumération des mesures prises par les nazis, malgré les résistances d’une presse « aux mains des Juifs ».

ILCEA, 23 | 2015 95

Illustration 24. – Séquence d’un film polonais en yiddish Der Purimspieler (1937).

DR

Illustration 25

« Il est recommandé aux âmes sensibles de ne pas regarder les scènes qui suivent. » DR

ILCEA, 23 | 2015 96

Illustration 26

« Ce qu’ils appellent leur religion prescrit aux Juifs de manger seulement du bétail abattu selon leurs rites. Ils laissent les bêtes se vider de leur sang encore vivantes. Ces images sont une preuve irréfutable de la cruauté de cette méthode d’abattage. Elles révèlent le caractère d’une race qui dissimule sa primitivité derrière le masque de l’application pieuse de préceptes religieux. » DR

14 Ces initiatives du régime forment une transition vers des extraits du discours de Hitler le 30 janvier 1939 : « Si la juiverie internationale en Europe et au-delà parvient de nouveau à nous entraîner dans la guerre, alors le résultat sera non pas la victoire de la juiverie, mais l’anéantissement (Vernichtung) de la race juive en Europe » — l’extrait est tronqué dans la version internationale, qui ne fait pas mention de cette phrase clé. Cet « appel au meurtre » (Friedman, 1983 : 71) précède la fin en apothéose : des jeunes gens défilant triomphants, avec la reprise notamment de séquences extraites du Triomphe de la volonté de Leni Riefenstahl.

ILCEA, 23 | 2015 97

Illustration 27

« Sous la direction d’Adolf Hitler, l’Allemagne a engagé le combat contre le Juif éternel ». DR

Illustrations 28, 29 et 30

« La loi éternelle de la nature, qui veut que la race soit maintenue dans sa pureté, est pour toujours le legs du mouvement national-socialiste au peuple allemand. C’est ainsi que la communauté du peuple allemand marche vers l’avenir. » DR

Un « chef d’œuvre » de propagande12

15 Un regard averti repère au premier coup d’œil quelques procédés à l’œuvre dans ce film, où l’outrance de la propagande frappe par rapport aux productions antérieures. Néanmoins, afin de saisir plus finement les mécanismes très élaborés mis en œuvre dans ce pseudo-documentaire, il est intéressant de les examiner à l’aune des cinq « règles et techniques de propagande » identifiées par Domenach (1973) dans un ouvrage dont les catégories d’analyse restent très opérationnelles.

ILCEA, 23 | 2015 98

La règle de simplification et de l’ennemi unique

16 Plusieurs hautes personnalités du monde cinématographique national-socialiste ont repris à leur compte le principe présenté par Goebbels le 16 septembre 1935 à propos de la propagande : « Plus elle est simple et primitive, plus elle est efficace » (cité par Segeberg, 2004 : 267). Ainsi, en 1938, le cinéaste Karl Ritter expliquait-il devant la Chambre de la culture nazie que, se donnant comme objectif d’« agir sur des millions de gens simples », la « création artistique » nazie devait « demeurer résolument simple » (cité par Cadars & Courtade, 1972 : 19). Le réalisateur de Der ewige Jude, Fritz Hippler, précisait : « Au cinéma plus encore qu’au théâtre, le spectateur doit savoir : qui dois-je aimer, qui dois-je haïr » (cité dans Hornshøj-Møller, 1995 : 13).

17 Et de facto, Der ewige Jude procède par réduction de l’Histoire du monde à un antagonisme entre les mauvais (les Juifs) et des bons (les Aryens) : les premiers sont toujours filmés à leur désavantage, avec un usage massif de vues en plongée qui « écrasent » les personnages et accentuent leurs traits « sémites », en insistant sur le nez crochu présenté depuis des siècles comme caractéristique de la physionomie juive. Dans les schémas (cf. ill. 17), les Juifs sont figurés en petits personnages noirs, tandis que les « Aryens » sont représentés en blanc ; ces derniers, dans les autres images du film, toujours montrés du côté de la lumière, de l’ordre et de la force par des vues en contre-plongée qui les mettent en valeur. Dans cette « vision de l’histoire » (Delage, 1989), tous les ennemis sont confondus en cette personnification du Mal qu’est le Juif errant : capitalistes américains, révolutionnaires bolchéviques et communistes, Juifs et « enjuivés » sont subsumés dans une figure englobante et générique, vouée à « concentrer […] la haine » (Domenach, 1973 : 50) ; le Juif est donc présenté comme un « type » unique dans le temps et l’espace malgré ses multiples avatars.

18 On remarque que dans Der ewige Jude, « la réduction en formules claires […] et en chiffres », identifiée par Domenach (1973 : 50) comme élément clé d’une propagande efficace, joue à plein. On note aussi la récurrence des schémas « pédagogiques » et des cartes animées : ici, comme que le notait Matard-Bonucci (2001 : 30, 33), le dessin (la toile d’araignée, la caricature) permet de s’émanciper d’un « rapport trop contraignant à la réalité » et de traduire de manière « simplifiée […] une idéologie hétérogène ». Les contrastes simplificateurs entre « Juif » et « Aryen » fonctionnent par d’intéressants jeux de mise en abyme à la fois à l’intérieur du film, et, pour les spectateurs de l’époque, sur l’ensemble de la séance : Ostraum — deutscher Raum, le petit film (Vorfilm) de 11 minutes qui précédait la projection de Der ewige Jude, montrait une image exemplaire de la colonisation civilisatrice à l’Est par les nazis, ce qui devait mettre en relief le retard et la saleté des populations juives apparaissant ensuite dans les premières scènes du « documentaire ».

La règle de grossissement et de défiguration

19 Elle est illustrée ici de multiples manières. La plus frappante concerne la déshumanisation flagrante des personnages de Juifs, qui obsède Goebbels — il écrit par exemple dans ses carnets le 10 octobre 1939 : « Les Juifs ne sont plus des hommes. Ce sont des bêtes féroces (Raubtiere) dotées d’un intellect froid, il faut se débarrasser de ces nuisibles. » La comparaison entre la diaspora juive et les rats empoisonneurs, métaphore filée tout au long du film, est déclinée aussi au travers du thème du bacille

ILCEA, 23 | 2015 99

et de « la juiverie » comme maladie du corps allemand — un vocabulaire pseudo- médical qu’Hitler se plaisait à utiliser : « J’ai l’impression d’être un Robert Koch sur le plan politique. […] J’ai découvert que le Juif est un bacille et le ferment de toute décomposition sociale » (cité par Delage, 1989 : 62) ; la reprise de codes visuels servant à figurer, dans les livres de médecine, des foyers d’infection (cf. ill. 7), est patente.

20 Les statistiques, invérifiables mais impressionnantes, sur la participation des Juifs à la criminalité ou leur richesse supposée, servent le même objectif d’exagération qui doit inspirer la terreur, tout comme les mises en scène de l’abattage rituel qui montrent des personnages sadiques, filmés de telle manière qu’ils semblent prendre plaisir à massacrer les animaux.

Illustration 31. – Le bourreau souriant avant le massacre des animaux.

DR

La règle d’orchestration

21 Il n’est pas anodin que Domenach utilise, pour décrire l’une des techniques de propagande qu’il repère, la métaphore musicale, à laquelle tant les dignitaires nazis que les historiens ont fait régulièrement appel. Ainsi, en écho à Hippler qui décrivait Der ewige Jude comme « une symphonie du dégoût et de l’horreur » (cité dans Friedman, 1983 : 70), Siegfried Kracauer (1987 : 315) relève que le pouvoir nazi avait procédé par sa propagande à « un traitement polyphonique […], une somptueuse orchestration pour influencer les masses »13. En effet, plus encore que d’autres régimes, celui de l’Allemagne hitlérienne a utilisé la « répétition inlassable des thèmes principaux » (Domenach, 1973 : 55), en jouant sur divers registres et au moyen de supports variés.

22 À l’intérieur du film, la même opposition manichéenne est déclinée dans les différents domaines déjà évoqués, avec notamment les différences entre le type physique aryen et le type dit « sémite », le contraste entre l’art nordique sur fond de la Toccata de Bach et l’art « enjuivé » accompagné de musique jazz, l’amour des animaux des bons Allemands

ILCEA, 23 | 2015 100

face à la cruauté juive. À ce propos, il est intéressant de noter qu’une première scène, qui passe presque inaperçue, de cruauté à l’égard d’oiseaux de basse-cour, prépare le spectateur à la scène finale. On a donc affaire à des variations sur des thèmes, mais aussi à des reprises de motifs bien précis sur le mode du crescendo.

23 Ces thèmes et motifs renvoient également, et répètent, ce qu’on trouve sur les autres supports de la propagande, destinés à différents publics. Ces phénomènes d’intermédialité/intericonicité sont trop riches pour être tous développés ici, citons seulement quelques exemples : le parallèle entre le rat et l’ennemi apparaît dans d’autres films, notamment Les Rothschild et Hans Westmar (l’ennemi communiste), et il était connu des lecteurs de Mein Kampf (Mannes, 1999 : 68 ; Delage, 1989 : 62). Le thème du masque, et conjointement l’entreprise nazie de dévoilement de la « véritable nature » des Juifs, sont essentiels dans Jud Süss : Veit Harlan prétendait y montrer « la juiverie primitive telle qu’elle était alors et telle qu’elle s’est maintenue dans ce qu’était la Pologne. En opposition avec cette juiverie primitive, il y a le Juif Süss, l’élégant conseiller financier de la cour, le politicien rusé, en un mot : le Juif camouflé » (cité par Cadars & Courtade, 1972 : 195-196). Ce thème est également omniprésent dans Les rapaces (Friedman, 1983 : 48-49), dont l’affiche au visage double illustre l’idée que « l’élégance extérieure d’un Juif n’est qu’une façade » derrière laquelle il faut déceler « lâcheté, brutalité et fourberie » (cité par Leiser, 1968 : 69)14.

Illustration 32. – Les rapaces (Leinen aus Irland) : affiche française du film de 1939.

DR

24 En termes d’organisation narrative, c’est-à-dire d’agencement des motifs et non seulement de leur simple récurrence, il est fort intéressant de noter que l’ordre des séquences du film reprend et développe les arguments présentés dans le livre pour

ILCEA, 23 | 2015 101

enfants Le champignon vénéneux (Der Giftpilz) déjà évoqué — « comment reconnaître un Juif », « le Juif et la finance mondiale »…

Illustrations 33 et 34. – Le champignon vénéneux (Der Gitpilz), 1938, p. 10 et 48.

DR

La règle de transfusion

25 Si la règle d’orchestration se réfère à une utilisation dans la synchronie de thèmes inlassablement répétés, la règle de transfert (ou transfusion) renvoie quant à elle aux phénomènes de reprises et de variations dans la diachronie, par la réalisation de « greffes » sur des « susbstrat[s] préexistant[s] » (Domenach, 1973 : 62). L’effet de reconnaissance (Aha-Effekt en allemand) que provoque la réutilisation d’éléments déjà connus est d’une redoutable efficacité pour conforter des préjugés préexistants, et créer chez le spectateur « ce sentiment réconfortant qui s’exprime par des phrases comme : “j’en étais sûr” ; “je l’avais bien dit” » (Domenach, 1973 : 63). Le régime nazi reprend très largement des représentations schématiques déjà bien établies, qui ont depuis longtemps servi à caractériser, catégoriser, réduire la figure antagoniste pour se définir soi-même (Frank, 2000 : 23). Ces stéréotypes antisémites font à l’époque presque partie du « bon sens populaire » (Friedländer, 1971 ; Friedman, 1983 : 72-90 ; Singer, 2003 : 13-14). L’inscription dans une continuité de discours sur le Juif est aussi censée conférer une certaine légitimité, de même que les autres instances « incontestables » convoquées en soutien à l’argumentation antisémite comme Wagner par exemple, dont on trouve plusieurs citations dans Der ewige Jude.

26 Outre les clichés sur le type morphologique et l’âme « diabolique » et mercantile des Juifs, on repère dans ce « documentaire » un exemple frappant de variation sur le motif ancien du Juif assassin de petits enfants, à travers l’extrait de la scène de M le Maudit où

ILCEA, 23 | 2015 102

l’acteur Peter Lorre est identifié à son personnage et devient le symbole du « Juif criminel ».

La règle d’unanimité et de contagion

27 La dernière technique élémentaire de propagande, qui consiste à « créer l’impression d’unanimité et s’en servir à la fois comme d’un moyen d’enthousiasme et de terreur » et qui représente un « mécanisme de base des propagandes totalitaires » (Domenach, 1973 : 66), est particulièrement sensible dans ce film. Le public est ici en permanence apostrophé comme faisant partie d’un « nous » (les Aryens) opposé à « eux, les Juifs ». Par ce que Friedman (1983 : 111 et suiv.) nomme une « dialectique du rejet et de l’intégration », les spectateurs sont unis devant l’horreur que suscitent les « crimes » des Juifs, puis, dans quelques séquences d’intermèdes « aryens » et dans l’apothéose finale, rassemblés dans l’espoir de salut que propose le régime nazi.

28 Cette opposition est mise en scène avec un rythme et une progression qui fait passer les spectateurs par « toute une palette de sentiments » (Domenach, 1973 : 74). La narration très habile joue sur le contraste entre d’une part des moments où le spectateur se sens confirmé dans ses représentations, et d’autre part des périodes de tension extrême où le choc des images vient le bouleverser (Schock-Effekt). Cette « organisation narrative » (Bertin-Maghit, 2004 : 191) happe littéralement le spectateur, entrainé par « un flux ininterrompu d’images, un mouvement perpétuel, destiné à maintenir, à renouveler [son] intérêt […], mais aussi à annuler d’éventuelles questions par l’accumulation de matériel visuel » (Friedman, 1983 : 70).

29 On retrouve sur l’ensemble du documentaire le schéma dramaturgique « classique » de l’évocation d’une catastrophe, compensée finalement par une vision d’espérance qui incite à se regrouper derrière la figure du Führer. Les journaux de l’époque commentèrent fréquemment cet aspect, notant — ou plutôt écrivant sous l’injonction de Goebbels — que les jeux sur le « lumineux contraste » entre les scènes de boucherie et « les images d’hommes allemands et de l’ordre allemand […] emplissent le spectateur d’un sentiment de profonde reconnaissance de pouvoir appartenir au peuple dont le Führer résout de façon fondamentale le problème juif » (Illustrirter Film-Kurier, 27.11.1940) : « quand le film se termine, […] le spectateur respire » (Deutsche Allgemeine Zeitung, 29.11.1940). Dans les rapports des services de renseignement intérieur que cite Albrecht (1979 : 222-224), il est relevé que les spectateurs ont fréquemment applaudi lorsque après la scène de l’abattage rituel, Hitler annonçait la fin de ce massacre et l’extermination de la race juive…

Entre émotion et « raison » — les marques de l’authenticité

30 Comment est-il possible que le public de l’époque ait perçu Der ewige Jude comme un « documentaire » ? Le commentaire de S. Kracauer sur le cinéma nazi semble presque taillé sur mesure pour Der ewige Jude : « Cette propagande avait pour but de manipuler à volonté les gens grâce à la régression psychologique […], d’impressionner les gens plutôt que de les informer » (1987 : 315). Pourtant, si l’émotion — la peur notamment15 — jouait un grand rôle, la revendication d’authenticité était l’argument principal justifiant l’intérêt de ce film. À cet égard, on a là un exemple représentatif de l’usage

ILCEA, 23 | 2015 103

que les nazis ont fait de la « preuve par l’image » : les images, disaient-ils, parlent, elles « se suffisent à elles-mêmes » (Deutsche Allgemeine Zeitung, 29.11.1940)16.

Illustration 35. – Pourquoi une politique de la race et du peuplement ? Les images parlent d’elles- mêmes ! Revue de propagande pour la politique raciale nazie.

DR

31 Remarquons au passage que le documentaire (celui-ci comme celui sur Terezin17) n’a pas l’apanage de cette revendication : Le Juif Süss se prétendait lui aussi « basé sur des faits réels » et fut présenté ainsi par la critique, de même que Les Rothschild. Mais dans Der ewige Jude, le régime exploite à plein l’effet de réel de l’image photographique et de reportage — ce que Barthes théorisera comme le « ça-a-été », ce qui a laissé son empreinte sur la pellicule. Tout est mis en œuvre pour que « la haine des Juifs n’apparaisse pas comme résultant d’une volonté préétablie par les autorités nazies, mais comme émanant de la réalité même des mœurs et du comportement de ceux qui constituaient l’antirace » (Delage, 1989 : 63). Cette analyse est confirmée par Hollstein (1971 : 22), qui se base sur un compte rendu du Zeitschiftendienst du 17 mai 1940 pour remarquer que Goebbels avait donné aux journaux des consignes très précises : « La désignation du film comme “antisémite” a été formellement interdite, car on tenait à montrer que le film n’exprimait aucun jugement de valeur (Wertung), mais qu’il montrait simplement les faits tels qu’ils étaient (nüchterne Tatsachen). »

32 Parmi les « marqueurs d’authenticité », ces éléments qui mettent en place une « lecture documentarisante » du film (Bertin-Maghit, 2004 : 13), on note la place importante (plus d’un tiers) réservée aux « vues authentiques » (non jouées par des acteurs), prises par des équipes spéciales dans les ghettos en Pologne pour les besoins du film ou par des Propagandakompanien envoyées à l’Est pour livrer les images des actualités (Wochenschauen). Le générique annonce d’ailleurs : « Ce film montre des prises de vues

ILCEA, 23 | 2015 104

originales des ghettos polonais, il nous montre les Juifs comme ils sont en réalité, avant qu’ils ne se dissimulent sous le masque de l’Européen civilisé. » La « science » et ses statistiques parent la production d’une aura de vérité et d’objectivité ; les séquences avec des cartes animées sont typiques des « films pédagogiques » (Aufklärungsfilme) : on aurait affaire ici à « une leçon d’anthropologie » et de géographie18… Et cela est rendu d’autant plus plausible que la voix off est reconnue à l’époque comme celle de Harry Giese qui accompagnait les reportages « réalistes » des Wochenschauen (Hornshøj- Møller, 1995 : 32).

33 En réalité bien sûr, les images ne parlent pas d’elles-mêmes, elles disent ce qu’on veut leur faire dire. En plus des angles de vue qui accentuent certaines physionomies, c’est surtout la bande son qui guide l’interprétation : sans le ton docte du commentaire, on pourrait comprendre maintes scènes comme des dénonciations de la condition imposée aux Juifs dans les ghettos. La musique aussi joue un grand rôle : le thème principal, lancinant, a été composé spécialement pour « sonner juif » et dissonant (Hornshøj- Møller, 1995 : 32), sans toutefois être atonale — et il fallut pour s’en assurer l’approbation d’un musicologue ; le « tapis musical » s’arrête dans certaines scènes « authentiques », quand il s’agit de mettre en valeur les grognements du bétail lors de l’abattage rituel.

34 En plus de ces manipulations d’ensemble, seul un œil expert repère d’authentiques falsifications derrière certains éléments insérés comme gages d’objectivité : ainsi, les photographies des journaux de gauche présentés comme favorables à l’abattage rituel sont des faux (Bucher, 1982 : 327). Les citations du Talmud, prétendument originales, sont en grande partie erronées (Ahren et al., 1990 : 78-79). Les traductions des extraits de dialogues du film américain pro-sémite Les Rothschild sont tronquées et inexactes, mettant l’accent sur les dimensions de complot et de conquête de l’Europe. Les statistiques sur la « criminalité juive » ou le patrimoine des Juifs et des Aryens ou bien n’existent pas, ou bien émanent de sources internes au Parti et sont donc manipulées en amont. Si les personnages des vues de ghettos sont « authentiques » (au sens où il ne s’agit pas d’acteurs), les scènes de métamorphose (cf. ill. 9-12) sont bien entendu posées et mises en scène.

Conclusion : Une réception ratée ?

35 Modèle du genre, représentatif d’une certaine conception de l’image comme outil de manipulation et de contrôle, Der ewige Jude a été testé tout au long de sa réalisation devant des publics « d’experts » — artistes, professeurs d’université, représentants de l’État et du Parti. Il a reçu quatre mentions (Prädikate) prestigieuses attestant l’importance qu’on lui accordait : staatspolitisch wertvoll, künstlerisch wertvoll, volksbildend, Lehrfilm — et, pour la version expurgée, jugendwert : sa diffusion s’adressait donc à un public très large, avec notamment des projections obligatoires pour les jeunes des organisations HJ et BDM, ainsi que dans les lieux où les déportations de Juifs étaient imminentes (Friedman, 1983 : 13). En décembre 1940 et janvier 1941, Der ewige Jude a été distribué dans environ la moitié des cinémas allemands (Mannes, 1989 : 63) et il a bénéficié d’une intense publicité (Friedman, 1983 : 10 ; Hornshøj-Møller, 1995 : 36 et suiv.). Il est donc inexact d’affirmer que Jud Süss et Der ewige Jude auraient visé deux publics différents, le premier destiné à la « masse », le deuxième pour « mobiliser » et faire passer à l’action des antisémites déjà convaincus. Comme le montre bien

ILCEA, 23 | 2015 105

Mannes (1999 : 86), Jud Süss et Der Ewige Jude poursuivaient par deux chemins différents le même but (Zwei Wege, ein Ziel), et c’est ainsi que Fritz Hippler le concevait : « Der Ewige Jude représente en tant que film documentaire un complément du film de fiction […]. Le documentaire a pour but de donner un reflet direct (ein unmittelbares Abbild) de la réalité. » (Cité dans Mannes, 1999 : 86)

36 Malgré tous les efforts déployés, Der ewige Jude n’a pas connu le succès commercial de Jud Süss ni d’autres films qui mêlaient propagande et divertissement (Hollstein, 1971 : 117-119), et il n’a finalement attiré que 2 millions de spectateurs (Ahren et al., 1990 : 29) contre plus de 20 millions pour Jud Süss. Les services de renseignement intérieur attestent les réticences du public qui trouvait le film « trop cru », « trop dur » et qui « en avait assez de toutes ces cochonneries juives » après avoir « déjà été suffisamment informé par le biais du film Jud Süss »19. Et de facto, le film a été retiré de nombreuses salles. Ces remarques semblent confirmer le fait constaté pour la période d’avant- guerre selon lequel « les films purement de propagande étaient non seulement invendables à l’étranger mais s’avéraient même impuissants à attirer le public allemand20 ».

37 Cela suffit-il à affirmer que la réception de Der ewige Jude aurait été ratée ? Quel a pu être l’impact de cette production ? Dans les recherches récentes, les avis des historiens concernant l’influence réelle du cinéma nazi sur le public allemand divergent largement. Tandis que Reeves (1999) s’interroge sur la réalité du pouvoir de la propagande filmique en général, Bimbenet (2008) et Vandel Winkel (2008) parlent d’un impact limité en particulier pour les films antisémites, qui « furent au mieux capable de renforcer les attitudes existantes, pas de changer les mentalités sur le long terme » (Vandel Winkel, 2008 : 323). Pourtant, il est tout à fait plausible de considérer comme Mannes et Hornshøj-Møller qu’avec l’inclusion du discours sur l’anéantissement des Juifs d’Europe, « Der ewige Jude peut être vu comme une sorte d’annonce officielle de la décision d’Hitler en vue de l’Holocauste » (2004 : n. p.), relevant de la préparation psychologique des masses aux massacres à venir. Plusieurs autres auteurs s’accordent à dire que Der ewige Jude, combiné à Jud Süss, a largement contribué à l’acceptation des déportations et de l’extermination, « garantissant un silence complice de la part des masses » (Hoffmann, 1988 : 154).

38 Si l’on se place au niveau des acteurs principaux de l’Holocauste, certains historiens vont jusqu’à décrire Der ewige Jude comme un accélérateur, voire un déclencheur de la prise de décision ; Hornshøj-Møller et Mannes (2004) remarquent ainsi : Le visionnage de nouvelles scènes, qui montraient l’abattage rituel de moutons et autre bétail, et qui selon les instructions de Goebbels avaient volontairement été filmées pour les faire apparaître comme de la cruauté sur les animaux, conduit au commentaire suivant de Goebbels dans son journal : « Ces Juifs doivent être anéantis. » L’antisémitisme radical de Joseph Goebbels dégénéra grâce à l’expérience de cette « réalité » mise en scène, en une pulsion de meurtre. (Voir aussi Ahren et al., 1990 : 18)

39 Même si « la relation d’implication entre la préparation des films et l’élaboration de la “solution finale” est difficile à cerner » (Friedman, 1983 : 12 et suiv.), on aurait affaire ici à une production certes relativement marginale, mais à l’impact non négligeable.

40 Aujourd’hui, malgré son relatif échec commercial sous Hitler (qui encore une fois ne dit pas grand chose de son influence réelle), ce film est passé à la postérité : bien qu’il reste interdit de diffusion dans de nombreux pays, Der ewige Jude est l’objet d’un véritable culte dans les cercles néonazis, et la presse s’est fait l’écho récemment d’émeutes lors

ILCEA, 23 | 2015 106

de sa projection, notamment à Budapest21. Dans les enseignements universitaires, son caractère de propagande extraordinairement construite sert de cas d’analyse paradigmatique ; le film a d’ailleurs fait l’objet d’une étude de réception (Psychologische Wirkungsanalyse / Medienpsychologie) en Allemagne et au Danemark (Ahren et al., 1990 : 39-76), qui a montré que l’impact sur les spectateurs restait très vif, et que malgré l’identification par ces derniers de certaines grossières « ficelles » de propagande, de nombreuses falsifications n’étaient pas repérées. Dans un autre registre, et par une triste ironie de l’Histoire, certaines scènes de ce « documenteur » (Bertin-Maghit, 2004) prennent effectivement un caractère documentaire, puisque l’historien peut y trouver des éléments sur la manière dont vivaient les Juifs parqués par les nazis dans les ghettos polonais après l’invasion de la Pologne.

BIBLIOGRAPHIE

AHREN Yizhak et al. (1990), Der ewige Jude oder Wie Goebbels hetzte: Eine Untersuchung zum nationalsozialistischen Propagandafilm, Aix-la-Chapelle : Alano.

ALBRECHT Gerd (1969), Nationalsozialistische Filmpolitik. Eine soziologische Untersuchung der Spielfilme des Dritten Reiches, Munich, Stuttgart : Hanser.

ALBRECHT Gerd (1979), Der Film im Dritten Reich, Karlsruhe : Doku-Verlag.

ASLANGUL Claire (2008), « Guerre et cinéma à l’époque nazie. Films, documentaires, actualités et dessins animés au service de la propagande », Revue historique des armées, 252, 16-26.

ASLANGUL Claire (2012), « Le dessin animé : véhicule “idéal” des stéréotypes nazis », Témoigner entre histoire et mémoire. Revue de la Fondation Auschwitz, 111 (Art et propagande : jeux inter-dits), 73-84.

BERTIN-MAGHIT Jean-Pierre (2004), Les documenteurs des années noires. Les documentaires de propagande, France 1940-1944, Paris : Nouveau Monde.

BERTIN-MAGHIT Jean-Pierre (dir.) (2008), Une histoire mondiale des cinémas de propagande, Paris : Nouveau Monde.

BIMBENET Jérôme (2008), « Le cinéma de propagande nazie (1930-1939) : un impact limité », J.-P. Bertin-Maghit, Une histoire mondiale des cinémas de propagande (137-159), Paris : Nouveau Monde.

BUCHER Peter (1982), « Die Bedeutung des Films als historische Quelle : „Der ewige Jude“ (1940) », H. Duchhardt & M. Schlenke (dir.), Festschrift für Eberhard Kessel (301-327), Munich : Wilhelm Fink.

CADARS Pierre & COURTADE Francis (1972), Histoire du cinéma nazi, Paris : Éric Losfeld.

DELAGE Christian (1989), La vision nazie de l’histoire à travers le cinéma documentaire du Troisième Reich, Lausanne : L’Âge d’Homme.

DOMENACH Jean-Marie (1973), La propagande politique, Paris : PUF.

FRANK Robert (2000), « Qu’est-ce qu’un stéréotype ? », J.-N. Jeanneney (dir.), Une idée fausse est un fait vrai. Les stéréotypes nationaux en Europe (17-26), Paris : Odile Jacob.

ILCEA, 23 | 2015 107

FRIEDLÄNDER Saul (1971), L’antisémitisme nazi, Paris : Seuil.

FRIEDMAN Régine-Mihal (1983), L’image et son Juif. Le Juif dans le cinéma nazi, Paris : Payot.

FRÖHLICH Elke (2008), Die Tagebücher von Joseph Goebbels, Munich : Saur.

HERF Jeffrey (2011), L’ennemi juif. La propagande nazie 1939-1945, Paris : Calmann-Lévy.

HOFFMANN Hilmar (1988), „Und die Fahne führt uns in die Ewigkeit“. Propaganda im NS-Film, Francfort- sur-le-Main : Fischer.

HOLLSTEIN Dorothea (1971), Antisemitische Filmpropaganda. Die Darstellung des Juden im nationalsozialistischen Spielfilm, Munich, Berlin : Dokumentation.

HOLLSTEIN Dorothea (1983), „Jud Süss“ und die Deutschen. Antisemitische Vorurteile im nationalsozialistischen Spielfilm, Francfort-sur-le-Main : Fischer.

HORNSHØJ-MØLLER Stig (1995), „Der ewige Jude“. Quellenkritische Analyse eines antisemitischen Propagandafilms, Beiträge zu zeitgeschichtlichen Filmquellen, vol. 2, Göttingen : Institut für den wissenschaftlichen Film.

HORNSHØJ-MØLLER Stig, Der ewige Jude - Hilfsmittel für Lehrer, en ligne (sans indication de date) sur le site Holocaust-History : (1er janvier 2015).

HORNSHØJ-MØLLER Stig & MANNES Stefan (2004), « Der antisemitische Propagandafilm Der ewige Jude », en ligne sur le site Zukunft braucht Erinnerung : (1er janvier 2015).

KRACAUER Siegfried (1987), De Caligari à Hitler. Une histoire psychologique du cinéma allemand, Paris : Flammarion (éd. originale en anglais, 1947).

LEISER Erwin (1968), „Deutschland, erwache!“ Propaganda im Film des Dritten Reiches, Reinbek : Rowohlt.

MANNES Stefan (1999), Antisemitismus im nationalsozialistischen Propagandafilm „Der ewige Jude“ und „Jud Süss“, Cologne : Teiresias.

MATARD-BONUCCI Anne-Marie (2001), « L’image, figure majeure du discours antisémite ? », Vingtième siècle. Revue d’histoire, 72 (Image et histoire), 27-39.

MOELLER Felix (1998), Der Filmminister. Goebbels und der Film im Dritten Reich, Berlin : Henschel.

O’BRIEN Mary-Elizabeth (2004), Nazi Cinema as an Enchantment. The Politics of Entertainment in the Third Reich, New York : Camden House.

RANCIÈRE Jacques (2001), La fable cinématographique, Paris : Seuil.

REEVES Nicholas (1999), The Power of Film Propaganda. Myth or Reality?, Londres : Cassel.

RICHARD Lionel (2006), « Le film antisémite en renfort », Nazisme et barbarie (103-120), Bruxelles : Complexe.

SEGEBERG Harro (dir.) 2004, Mediale Mobilmachung. Das Dritte Reich und der Film, Munich : Wilhelm Fink.

SINGER Claude (2003), Le Juif Süss et la propagande nazie, l’histoire confisquée, Paris : Les Belles Lettres.

TRAUB Hans (1933), Der Film als politisches Machtmittel, Munich : Münchner Druck-und Verlagshaus.

ILCEA, 23 | 2015 108

VANDEL WINKEL Roel (2008), « Le cinéma de propagande dans l’État nazi : un pouvoir limité », J.-P. Bertin-Maghit, Une histoire mondiale des cinémas de propagande (315-335), Paris : Nouveau Monde.

VOGHELAER Nathalie de (2001), Le cinéma allemand sous Hitler, Paris : L’Harmattan.

WITTE Karsten (2004), « Film im Nationalsozialismus. Blendung und Überblendung », W. Jacobsen, A. Kaes & H. H. Prinzler, Geschichte des deutschen Films (117-166), Stuttgart, Weimar : Metzler.

ZIMMERMANN Peter & HOFFMANN Karl (dir.) (2003), Triumph der Bilder. Kultur- und Dokumentarfilme vor 1945 im internationalen Vergleich, Constance : Close Up.

NOTES

1. Goebbels dans Der Kinematograph (13 février 1934), cité d’après Albrecht (1979 : 268). Sur l’importance du cinéma pour Goebbels, voir Moeller (1998). 2. La majeure partie des productions ont été, entre 1933 et 1945, des films « divertissants ». Voghelaer estime que « sur 1 350 longs métrages, on compte 1 200 films de divertissement » (2001 : 45). Voir aussi les chiffres donnés par Witte (2004 : 155) qui affinent ceux d’Albrecht (1969 : 107-110). 3. Discours du 5 mars 1933 devant la Chambre nationale du film du Reich, cité par Segeberg (2004 : 11). 4. Discours du 15 février 1941, reproduit dans Aslangul (2008 : 22). Sur cette « propagande invisible », voir aussi Cadars & Courtade (1972 : 17-18). 5. Voir le discours d’Hitler à Munich, le 10 novembre 1938, reproduit par exemple sur (consulté le 2 octobre 2014) : « Il était désormais nécessaire de faire évoluer progressivement le peuple allemand sur le plan psychologique et de lui montrer peu à peu que certaines choses, quand elles ne peuvent pas être obtenues par des moyens pacifiques, doivent être imposées par la force. » 6. Hippler est nommé en août 1939 « Leiter der Filmabteilung » par Goebbels. Son expérience dans le domaine des actualités (Wochenschauen) lui permit de réaliser d’autres films « documentaires » comme Feldzug in Polen (1940) et Sieg im Westen (1940). 7. Note des journaux le 5 novembre 1937, rapportée ici d’après Moeller (1988 : 239). 8. L’intégralité de cette publication éditée par Julius Streicher est consultable sur (consulté le 2 octobre 2014). 9. On pourra se reporter, pour une présentation synthétique, au résumé que proposent Cadars & Courtade (1972 : 342-344) ou, pour une description détaillée des thèmes, plans et séquences (y compris l’accompagnement musical), à Hornshøj-Møller (1995 : 42-299). 10. Der ewige Jude devrait être traduit, littéralement, par Le Juif éternel, ou, mieux encore, Le Juif errant si l’on nomme la figure mythique à laquelle il est fait référence : celle d’Ahashvérus, le Juif qui refuse l’hospitalité à Jésus et est condamné à errer de par le monde sans jamais trouver le repos (voir Hollstein, 1971 : 109). Les traductions d’extraits du commentaire de la voix off cités dans le présent article ont été réalisées par nos soins à partir de la version allemande. 11. Sur les spécificités de la version française dans laquelle, notamment, les statistiques allemandes ont été remplacées par des statistiques françaises, et la critique de personnalités de l’époque de Weimar par celle des personnalités françaises, voir Bertin-Maghit (2004, en particulier : 142 et suiv.). 12. « Propagandistisches Meisterstück », dans les Carnets de Goebbels le 24 octobre 1939. 13. Voir aussi O’Brien (2004 : 11). 14. On notera que ce thème du masque, omniprésent dans la propagande nazie, s’inscrit dans la continuité des théories sur un supposé « complot juif », qui prennent comme référence depuis le

ILCEA, 23 | 2015 109

début du XXe siècle le fameux Protocole des Sages de Sion (un faux notoire). Sur un mode plus léger, la thématique du masque apparaît centrale également dans des comédies juives dans lesquelles jouait le jeune Lubitsch, comme Der Stolz der Firma. 15. Sur le rôle de la peur et l’appel aux instincts et à l’imagination comme vecteurs de propagande, voir Aslangul (2012, en particulier : 75-77). Voir aussi les considérations de Hippler sur la capacité du cinéma à toucher l’affectivité dans le journal Film-Kurier du 5 avril 1944, et les buts principaux de la propagande nazie tels que définis par Traub (1933 : 26 et suiv). 16. Soulignons que l’usage du documentaire à des fins de propagande n’est pas spécifique au régime nazi. Le régime soviétique (La ligne générale de Eisenstein) ou les États-Unis (Why we fight de Frank Capra, qui reçut un Oscar en 1942 dans la catégorie « documentaire ») en ont, parmi d’autres, fait un usage intensif. Sur l’opposition trop simpliste entre « film documentaire » et « film de fiction », voir notamment Rancière (2001 : 202). 17. Theresienstadt. Ein Dokumentarfilm aus dem jüdischen Siedlungsgebiet, film de Kurt Gerron, achevé en 1945. 18. Expression de Robert de Beauplan à propos de l’exposition Le Péril juif dans L’Illustration (20 septembre 1941), p. 59, cité par Cadars & Courtade (1972 : 204). 19. Rapports du SD, cités par Albrecht (1979 : 322-324). Contrairement à ce que rapporte Delage (1989 : 66), les rapports des services de sécurité et de renseignement sur les réactions du public sont donc loin d’être « enthousiastes ». 20. R. de Thomasson, dans Pour vous (8 juin 1933), p. 2, cité par Bimbenet (2008 : 143). 21. Dépêche apa/red, « Nazi-Hetzfilm „Der ewige Jude“ gespielt: Budapester Polizei stoppt die Vorführung », en ligne sur le site News.at (17 juin 2010) : (consulté le 1er janvier 2015).

RÉSUMÉS

Der ewige Jude (Le péril juif / Le Juif éternel, 1940), « documentaire » réalisé par Fritz Hippler sous la supervision de Goebbels, est l’un des exemples de propagande antisémite directe les plus aboutis. Exemplaire du point de vue de ses procédés, il apparaît néanmoins relativement atypique si l’on considère que l’antisémitisme « dur » trouvait finalement une place relativement marginale au cinéma. Après la présentation du déroulement et des séquences clés de cette production, nous examinons ici cette dernière à l’aune des 5 règles et techniques de propagande identifiées par Domenach (1973) : la simplification, la défiguration, l’orchestration, la transfusion, la contagion, pour montrer dans quelle mesure et de quelle manière ce film s’insère dans la grande « mobilisation médiatique » (mediale Mobilmachung, Segeberg, 2004) opérée par les nazis. Nous nous penchons ensuite sur les « marqueurs d’authenticité » qui — en dépit de leur ambiguïté — installent une lecture documentarisante et contribuent à la crédibilité du film auprès du public de l’époque, même si l’impact de Der ewige Jude reste controversé : sa réception difficile ne signifie pas nécessairement que ce film ait joué un rôle négligeable dans la préparation des esprits aux massacres à venir, auprès autant des populations que des responsables des exterminations de masse.

Der unter Goebbels Aufsicht von Fritz Hippler gedrehte „Dokumentarfilm“ Der Ewige Jude (1940) ist ein „Meisterstück“ direkter antisemitischer Propaganda. Obwohl er die Mechanismen der NS-

ILCEA, 23 | 2015 110

Propaganda geradezu exemplarisch veranschaulicht, erscheint er jedoch eher als untypisch, da dem „harten“ Antisemitismus in der Filmproduktion eine relativ marginale Stellung eingeräumt wurde. Nach der Darstellung der Handlung und der Schlüsselsequenzen wird in diesem Beitrag der Film anhand der 5 von Domenach (1973) herausgearbeiteten Propagandaregeln und – techniken analysiert: Vereinfachung, Entstellung, Orchestrierung, Transfusion, Ansteckung. Dabei soll dieser Film im Kontext der „medialen Mobilmachung“ des NS-Regimes (Segeberg, 2004) verstanden werden. Anschließend sollen die „Authentizitätszeichen“ untersucht werden, die — trotz Inszenierung bzw. Verfälschung der Tatsachen — dem Film seinen dokumentarischen Anstrich geben und dazu beitrugen, seine ideologische Botschaft beim damaligen Publikum glaubwürdig erscheinen zu lassen, wobei die tatsächliche Wirkung von Der ewige Jude auf die Zuschauer umstritten bleibt: Die relativ schwache Rezeption des Films durch das breite Publikum bedeutet nicht zwangsläufig eine geringe Rolle des Films für die Bevölkerung und die Entscheidungsträger im Hinblick auf die bald darauf durchgeführten Massentötungen.

INDEX

Mots-clés : antisémitisme au cinéma, documentaire, marqueur d’authenticité, techniques de propagande et de manipulation, contradictions et évolutions de la propagande nazie, étude de réception, discours médiatique, préparation psychologique de l’Holocauste Schlüsselwörter : Antisemitismus im Film, Dokumentarfilm, Authentizitätsmerkmale, Manipulations- und Propagandatechnik, Widersprüche und Geschichte der NS-Propaganda, Rezeptionswissenschaft, Mediendiskurse, mentale Konditionierung für den Holocaust

AUTEUR

CLAIRE ASLANGUL Maître de conférences, Université Paris-Sorbonne (Paris 4), laboratoire IRICE

ILCEA, 23 | 2015 111

Die Rothschilds. Aktien auf Waterloo (Erich Waschneck, Deutschland, 1940)

Johanne Hoppe

1 Wie nicht unüblich im propagandistischen NS-Kino zeichnet Erich Waschnecks Propagandafilm Die Rothschilds. Aktien auf Waterloo (Deutschland 1940) ein Zerrbild historischer Tatsachen um den Aufstieg der Familie Rothschild aus Frankfurt am Main zur europäischen Finanzmacht zu Beginn des 19. Jahrhunderts. Der folgende Text soll neben einer inhaltlichen und den zeitgenössischen Entstehungskontext beschreibenden Darstellung unter besonderer Berücksichtigung der politischen Absichten, eine Analyse der propagandistischen Struktur des Films bieten, sowie ein Bild der zeitgenössischen Kritik am Film zeichnen. Daneben soll unter Miteinbeziehung der wissenschaftlichen Rezeption des Filmes auf die heutige Situation des Filmmaterials und seine Verwertungsrechte eingegangen und sich der Frage gewidmet werden, inwiefern der Film heute noch der besonderen Zugangs- und Aufführungsbedingungen bedarf, denen er aktuell unterliegt.

Filminhalt

2 Mayer Amschel Rothschild erhält vom Kurfürsten Wilhelm IX. 1806 einen Teil seines Vermögens zur Verwahrung, weil er vor den Truppen Napoleons aus Hessen fliehen muss. Amschel lässt die Summe sofort nach London transferieren, wo sein Sohn Nathan eine Filiale des Bankhauses Rothschild aufgemacht hat. So kann Nathan nun das Bankhaus in England etablierenund unter anderem Gold ersteigern, dass er anschließend mit großem Gewinn und mit viel Korruption für die Engländer über Frankreich nach Spanien bringt, um die britischen Truppen im Kampf gegen Napoleon zu unterstützen. Die britische Gesellschaft ist alles andere als erfreut über den jüdischen Emporkömmling; man versucht, Nathan bei der Obrigkeit unbeliebt zu machen. Als Nathan einer Bankiersfrau Avancen macht, wird er unwirsch abgewiesen.Als Napoleon besiegt ist, wächst jedoch trotz des englischen Ressentiments

ILCEA, 23 | 2015 112

das Bankhaus Rothschilds, ein weiterer Sohn Amschels eröffnet eine Filiale in Paris. Auch bei der Finanzierung von Frankreichs neuem König Ludwig XVIII. sind die Rothschilds beteiligt, während sie gleichzeitig vergeblich versuchen, sich in der britischen Gesellschaft zu etablieren. Als Napoleon von Elba flieht, errichtet Nathan ein Netz von Informanten, das ihn über die Kriegsentwicklungen auf dem Laufenden halten soll. Als er die Meldung vom — wohlbemerkt — preußischen Sieg bei Waterloo als erster erhält, streut er die falsche Nachricht, England habe den Krieg verloren. Panik bricht aus, eine Börsenkrise bahnt sich an und Nathan kauft heimlich die nun günstigen Aktien. Das Bankhaus Rothschild hat so unermesslichen Reichtum und Macht angehäuft. Viele der britischen Bankiers sind ruiniert und überlegen vor ihren Gläubigern zu fliehen.

3 In einem Subplot verliebt sich der ehrgeizige aber mittellose Soldat George Crayton in die Bankierstochter Phyllis Bearing. Ihr Vater lehnt die Beziehung aufgrund von Craytons finanzieller Armut ab. Als Crayton an die Front berufen wird, flüchtet Phyllis zu der befreundeten Bankiersfrau Sylvia Turner, die mehr Verständnis für sie hat als die eigenen Eltern, und bringt bei ihr ein Kind zur Welt. Als Crayton nach dem Sieg über Napoleon bei Waterloo aus dem Krieg zurückkehrt, freut er sich sehr über seinen Sohn und beschließt, mit Phyllis nach Deutschland zu gehen.

Produktionskontext

4 Erich Waschnecks antisemitischer Spielfilm wurde ab April 1940 gedreht und am 17. Juli 1940 in Berlin uraufgeführt.1 Im gleichen Jahr hatten der Luftkrieg gegen Großbritannien und die Deportationen deutscher Juden nach Osten begonnen. Der Film sollte gemeinsam mit Jud Süß (Veit Harlan, Deutschland 1940) und Der ewige Jude (Fritz Hippler, Deutschland 1940) diese Verschleppungen rechtfertigen, argumentieren Courtade und Cadars in ihrem Buch zur Geschichte des Films im Dritten Reich (vgl. Courtade & Cadars, 1975: 182). Zeitgenössisch wird Die Rothschilds als Beginn einer Reihe „großer Filme“ beschrieben, „die aus der Verpflichtung unserer Zeit entstehen“ (Film- Kurier, 15.07.1940). Die Filme entstanden nicht etwa erst mit dem Geschehen in den Konzentrationslagern, sondern waren bereits von langer Hand geplant. Schon im September 1939 stimmte Goebbels dem Vorschlag der Ufa zu einem Rothschild-Film zu (vgl. Moeller, 1998: 240).

5 Erwin Leiser beschreibt die eindeutig antisemitischen Haltungen der genannten Filme, die „den Juden nicht mehr als komische Figur, sondern als Untermenschen darstellen“ (Leiser, 1978: 74) und somit die Judenpolitik des Dritten Reiches begründen (vgl. ebd.: 76). Der Presse befiehlt Reichspropagandaminister Joseph Goebbels (1940), Die Rothschilds nicht als antisemitischen Film zu beschreiben (vgl. Friedman, 1994: 338), um den Zuschauer Glauben zu machen, der Film zeige „das Judentum, wie es ist“ (ebd.).

Propagandastrategien

Feindbilder

6 Der Film passt in seiner (historischen) Darstellung verschiedene Ereignisse an die nationalsozialistischen Propaganda-Strategien an. In einem Zwischentitel wird entsprechend erklärt : „Der Film wurde den historischen Tatsachen nachgestaltet, er

ILCEA, 23 | 2015 113

zeigt, wie das international-jüdische Haus Rothschild mit dem Gelde des Kurfürsten seine Macht begründet und dabei die Verjudung Englands in die Wege leitet.“ (TC 0.02.00) Nur selten werden im Film historische Tatsachen geändert, viel häufiger werden Kontexte, Atmosphären und Charaktereigenschaften in einer Weise dargestellt, die kaum den historischen Tatsachen entsprechen können und vielmehr den verschiedenen Rothschild-Legenden dienen sollen, um die Rothschilds „als Kriegstreiber und -profiteure anzuprangern, stets unter der Betonung der betrügerischen Herkunft ihres Vermögens“ (Friedman, 1994: 339), und gleichzeitig Goebbels’ Diffamierungskampagne gegen Großbritannien unterstützen. „Durch die ihnen eigene Mischung aus Brutalität, Falschheit, heuchlerischer Bigotterie und Gottähnlichkeit sind sie [die Engländer] Juden unter den Ariern“ (ebd.: 347), äußerte sich dieser in einer Rede 1940. Diese Propagandastrategiensoll als hervorstechendste des Filmes im Folgenden näher untersucht werden.

7 Als Nathan Rothschild das Gold der Ostindischen Kompanie ersteigert, um mit der britischen Regierung zu kooperieren, werden die Bankiers Turner und Bearing unruhig und beschweren sich beim Oberkommissar des britischen Schatzamtes Herries. Dieser hat jedoch bereits eine Zusammenarbeit mit Nathan Rothschild begonnen und weigert sich, entgegen dem Wunsch von Turner und Bearing, die Familie Rothschild zu boykottieren und Nathan von Geschäften mit der Regierung auszuschließen. Auch das Argument, Nathan sei schließlich Jude, lässt er nicht gelten: „Ihre Feindschaft gegen die Juden ist mir zu neu, um mich zu überzeugen.“ (TC 0.18.38) Für Herries zählt der in Aussicht stehende Gewinn, nicht die politische oder religiöse Orientierung.

8 Hier deutet sich Mal die immanente Schwäche des Films an: Das unscharfe Feindbild einer korrupten Weltverschwörung schwankt zwischen Antisemitismus und antibritischer Kolportage. Ein eindeutiges Feindbild — sowie ein entsprechender positiver Antagonismus — wird nicht gezeichnet. Stattdessen werden Protagonist und Antagonist (Jude und Engländer) gleichermaßen als geldgierig, bestechlich und kriegstreiberisch klassifiziert. Historische Realität ist übrigens, dass niemand außer Nathan Rothschild überhaupt bereit war, das völlig überteuerte Gold aufzukaufen (vgl. Cowles, 1975: 42).

9 Ein weiterer Zwischentitel kündigt das folgende Geschehen an: „Die jüdische Internationale geht an die Arbeit.“ (TC 0.37.13) Das besagte Gold wird von jüdischen Zwischenhändlerndurch Frankreich transferiert, wobei jeder einen Teil für sich nimmt und am Ende kaum die Hälfte der 8.000 Guineen übrig bleibt. In einem collagenartigen Zusammenschnitt von zwölf Einstellungen wird das Abnehmen der Summe eindrücklich inszeniert und gipfelt in der Darstellung eines ausgeschütteten Beutel Goldes, auf den sich gierige Hände stürzen (Abbildung 1).

ILCEA, 23 | 2015 114

Abbildung 1. – Gierige Hände (TC 0.38.00).

DR

10 Historisch ist das exakte Gegenteil der Fall: Amschel Rothschild hat seine Söhne in Europa verteilt. So gelingt eine reibungslose Transaktion des Geldes von England nach Spanien, ohne dass der Zinssatz in Gefahr gerät. Das Geld kommt, für damalige Zeiten ein kleines Wunder, in voller Höhe beim Empfänger General Wellington an (vgl. Cowles, 1975: 43).

11 Ein französischer Polizeikommissar kommt dem Treiben auf die Schliche. Er erpresst Nathan und fordert eine Beteiligung von 15 Prozent. Nathan windet sich und erklärt, eine solche Aufwendung ruiniere ihn. Der Kommissar lässt sich jedoch nicht beirren und erklärt: „Monsieur Rothschild, mit dieser Behauptung haben Leute Ihres Schlages seit tausenden von Jahren die besten Geschäfte gemacht.“ (TC 0.49.30) Neben den Staatsbeamten wird auch die französische Aristokratie negativ besetzt. So erscheint der spätere König Ludwig XVIII. in einer Szene, in der Rothschild ihm finanzielle Unterstützung bei der Wiedererlangung des Throns anbietet, als genusssüchtiger, übergewichtiger Monarch. Ein drittes Feindbild kommt hier am Rande hinzu und relativiert unabsichtlich das Handeln der Rothschilds. Diese sind nur ein Teil einer ohnehin korrupten Gesellschaft und wissen diese zu ihrem Vorteil zu gebrauchen (vgl. Friedmann, 1994: 350). Das hegemoniale Bild der gesellschaftszersetzenden Juden zerbricht damit von selbst.

12 Als Napoleon von Elba flieht und erneut in den Kampf zieht, werden die Kriegsgeschehnisse für Börsenver- und -ankäufe von größter Wichtigkeit. Nathan Rothschild installiert ein Netz von Informanten, die ihn über jegliche Vorgänge auf dem Laufenden halten sollen. Während Nathan auf Nachricht über den Kriegsausgang wartet, muss General Wellington zum Kriegführen überredet werden: Ein Bote erreicht ihn schließlich auf einem Ball, wo er junge Damen mit Kriegsgeschichten unterhält. Der Bote gibt Wellington einen Lagebericht des Kampfes der Preußen gegen Napoleon und bittet ihn inständig, bei der nächsten Schlacht wie versprochen die Preußen zu unterstützen. Wellington verspricht sein Kommen (TC 1.13.18-1.14.13). Hier klingt eine weitere antibritische NS-Propagandastrategie an: Engländer lassen traditionell für ihre

ILCEA, 23 | 2015 115

Zwecke Verbündete kämpfen, während die eigenen Generäle in üppigen Gelagen schwelgen (vgl. Friedman, 1994: 350).

13 Sieht man den NS-Spielfilm wie Erwin Leiser als Spiegel der Beziehungen zwischen dem Nazi-Regime und Großbritannien (vgl. Leiser, 1978: 89), so lässt sich zur Zeit der Luftschlacht über England, die Göring im Hochsommer 1940 begann, am gleichzeitig entstandenen Film ablesen, dass aus der Hassliebe zu den Briten, die in früheren Produktionen durchaus noch Bewunderung oder Neid erkennen ließ2, nun ein hasserfülltes, eindeutiges Feindbild geworden ist : „Aus dem tapferenHelden auf der Gegenseite ist der feige Plutokrat geworden, der andere für sich kämpfen läßt.“ (Leiser, 1978: 89)

14 Der junge Militär Crayton, der vom Schlachtfeld zurückkehrend behauptet, die Preußen hätten Napoleon besiegt, wird festgenommen, denn noch hat das von Nathan gestreute Gerücht der Niederlage Bestand und natürlich will man einen Sieg wenn überhaupt den britischen Truppen zurechnen. Crayton besteht darauf, dass die Preußen — nicht England — die Schlacht gewonnen hätten — ohne Erfolg: „Wenn man die Wahrheit sagt, stört man in diesem Land die öffentliche Ordnung.“ (TC 1.25.19) Hier wird nicht nur eine historische Tatsache manipuliert, sondern gleichzeitig ihre „falsche“ Darstellung im zeitgenössischen Kontext mit dem ruhmgierigen Charakter der Engländer begründet: Preußen hat Napoleon besiegt, doch ruhmgierige britische Chronisten haben die Meriten den Engländern zugeordnet.

Blut und Gold

15 Innerhalb der antisemitischen Propaganda in Die Rothschilds sticht eine Form der Kolportage besonders hervor, die einer gesonderten Betrachtung bedarf: Die unterstellte Dialektik von Blut und Gold, das die jüdischen Bankiers auf Kosten der europäischen Völker anhäufen. Amschel Rothschild, tatsächlich schon 1806 Hauptbankier des exilierten Kurfürsten Wilhelm, wird im Film als blut- wie geldgieriger Jude dargestellt, der wild mit dem ihm anvertrauten Gelde spekuliert. Zu Beginn des Films erklärt er seinem Sohn James, dass der Kurfürst die ihnen anvertrauten 600.000 Pfund nur habe zusammenraffen können, indem er Soldaten nach England verkauft hätte. Sein Resumé daraus ist eindringlich: „Viel Geld können wir nur machen mit viel Blut.“ (TC 0.07.16)

16 Krieg und Blut sind in der antisemitischen Propaganda somit einer direkten Wechselwirkung mit Börse und Spekulation unterlegen. Kriege füllen die Kassen der Bankiers, Blut wird zu Gold. Diese blutrünstige Gier der jüdischen Bankiers bedeutet neben ihrer Grausamkeit auch ein Hinwegsetzen über die Gebote ihres Glaubens, der den Genuss von Blut ebenso verbietet wie das Töten anderer Menschen (vgl. Leiser, 1978: 76) und die Verstätigung des Judas-Mythos: Ganz Europa wird für den Reichtum der Rothschilds zur Ader gelassen (vgl. Friedman, 1994: 337). Tatsächlich genoss Mayer Amschel Rothschild zur geschilderten Zeit bereits das Vertrauen — und die Investitionen — verschiedener Adelshäuser in Deutschland und Europa.

17 Als die Nachricht über den britischen Sieg bei Waterloo zu Nathan Rothschild durchdringt, bestellt dieser seine Handlanger zu sich. In einer dem Irrsinn nahen Manier erklärt er, man solle Panik ausbrechen lassen, indem man das Gerücht einer Niederlage streut. Wenn alle Welt panisch ihre Aktien verkauft habe, wolle er

ILCEA, 23 | 2015 116

zuschlagen und kaufen, was er kriegen könne. „Dieser Tag gehört uns, wir sind allwissend — wie Gott!“ (TC 1.17.51) erklärt er in orgiastischer Raserei (Abbildung 2).

Abbildung 2. – „Ich brauche eine Panik!“ (TC 1.17.31)

DR

18 Über die Informationskette bezüglich des Ausgangs der Schlacht bei Waterloo gibt es divergierende Quellen. Das Spektrum reicht von Nathan Rothschilds persönlicher Anwesenheit auf dem Schlachtfeld bis hin zu Brieftauben, die er empfangen haben soll. Licht ins historische Dunkel bringt Virginia Cowles, die erklärt, Nathan Rothschild habe zwar als erster vom Sieg Englands erfahren — tatsächlich hatte er ein ausgefeiltes Netz von Informanten — jedoch diese Information gleich an die Regierung in London weitergegeben (vgl. Cowles, 1975: 47 f.). Im Film wird der Erfolg von Nathans Strategie mit einem Zwischentitel deutlich : „Panik in London! Die jüdische Hochfinanz verdient, das Volk bezahlt und — verliert.“ (TC 1.21.25)

19 Bei der Schlacht von Waterloo haben alle verloren, sei es Geld, Blut oder Ansehen. Als einzig wirklicher Gewinner aus der Krise geht Nathan Rothschild hervor, das Bankhaus Rothschild ist durch seine Winkelzüge reich und somit mächtig geworden. Zum Schluss des Films erklärt Nathan dem Oberkommissar des englischen Schatzamtes Herries seinen langfristigen Plan: Vor einer Karte stehend zeichnet er Verbindungslinien zwischen den verschiedenen europäischen Filialen des Hauses Rothschild. Mit der Einbeziehung Jerusalems ergibt sich hieraus erstaunlicherweise ein Davidstern (Abbildung 3). Auf Herries Frage, ob Rothschild auch dort eine Filiale eröffnen wolle, erklärt Nathan: „Die Filialen von Jerusalem sind wir.“ (TC 1.34.27) Hier wird einmal mehr deutlich, wie die Engländer „als Werkzeuge der jüdischen Weltverschwörung“ (Leiser, 1978: 76) dargestellt werden.

ILCEA, 23 | 2015 117

Abbildung 3. – Jerusalems Filialen in Europa.

DR

Abbildung 4. – Brennender Davidstern vor Karte Großbritanniens.

DR

20 Von dem gezeichneten Davidstern wird zum Schlussbild des Filmes übergeblendet : eine Karte Englands, vor der der Davidstern brennt (Abbildung 4, TC 1.34.30). Es folgt ein Zwischentitel: „Als die Arbeit an diesem Filmwerk beendet war, verließen die letzten Nachkommen der Rothschilds Europa als Flüchtlinge. Der Kampf gegen ihre Helfershelfer in England, die britische Plutokratie, geht weiter.“ (TC 1.34.48)

Frauenbild und „Nachwuchsförderung“

21 Neben den bereits untersuchten Antisemitismen und volksverhetzenden Strategien lassen sich in Die Rothschilds noch weitere der NS-Ideologie entsprechende Verhaltenscodices finden, die sowohl ein eindeutiges Frauenbild als auch klare

ILCEA, 23 | 2015 118

Verhaltensvorschriften für junge Menschen kolportieren. Diese möchte ich zum Abschluss der Propagandaanalyse näher betrachten: Inmitten der zahlreichen Feindbilder gibt es kaum positiv gezeichnete Antagonismen. Einer der wenigen ist die irische Bankiersfrau Sylvia Turner. Sie misstraut Nathan Rothschild von Beginn an instinktiv. Als Nathan sie aufsucht, um ihr Avancen zu machen, tut Sylvias ebenfalls instinktgesteuerter Hund es ihr gleich und verjagt den nun ängstlich davoneilenden Nathan aus dem Haus.Das Gelächter Sylvia Turners begleitet Nathans Flucht nach draußen. Die Tier-Frau-Analogie — beide instinktgesteuert, treu und nützlich — findet in zahlreichen NS-Filmen Verwendung und sei hier nur am Rande erwähnt.3

22 Sylvia Turner, nicht britischer Abstammung sondern Irin, fungiert als solche immer wieder als Sprachrohr nationalsozialistischen Denkens (vgl. Friedman, 1994: 347). Als ihr Mann all sein Geld verloren hat, sieht sie dies als Gelegenheit, neu anzufangen und England den Rücken zu kehren. Sie drängt ihren Mann zum Aufbruch: „Du sagst Rothschild, ich sage England.“ (TC 1.31.34) So werden die beiden Feindbilder des Filmes übereinander geschoben, Juden und Engländer gleichgesetzt.

23 Auch Crayton und seine Frau drängen Sylvia Turner, mit ihnen England zu verlassen. „Es wird auf der Welt doch noch einen Platz geben, wo man frei atmen kann […] Hier in diesem Lande ist doch selbst Gott nicht frei — er ist ein Geschäftspartner!“ (TC 1.28.30), erklärt George Crayton und lässt so die Idee einer Jugend anklingen, die vernünftiger ist als die Erwachsenengeneration und die „richtige“, sprich nationalsozialistische Richtung, einschlägt.4 Die junge Generation ist der vorhergehenden was ihren „Erkenntnisstand“ angeht überlegen — sie weiß um die glorreiche Zukunft im Nationalsozialismus — und muss oftmals gegen die veralteten Ansichten der Eltern ankämpfen. Hegemoniale familiäre Strukturen werden aufgehoben und jungen deutschen Ehepaaren mit den Figuren Phyllis und Crayton für die Zeiten des Krieges ein neuer Verhaltenskodex an die Hand gegeben: Einem Soldaten, der sich an die Front begibt, kann sich die zurückbleibende Nicht-Ehefrau ohne Vorbehalte hingeben (vgl. Friedman, 1994: 348).

24 Soweit zur inhaltlichen Analyse dieses antisemitischen wie antibritischen Propagandastückes. Die vom Regisseur transportierten Botschaften sind hinlänglich offensichtlich und schon bei oberflächlicher Betrachtung evident, um nicht zu sagen plump: Juden sind geldgierig und tun alles, um ihre Finanzmacht zu stärken. Sie gieren nach der Macht über Europa. Engländer sind ebenso geld- und machtgierig, dazu ruhmgierig und korrupt. Aufgrund ihrer Faulheit, ihrem Hang zum Hedonismus und ihrer Inkompetenz in Kriegsdingen, lassen sie Verbündete kämpfen, schreiben sich jedoch selbst den Siegesruhm zu. Franzosen sind korrupt, hedonistisch und dumm. Einzig das System der Aristokratie ermöglicht ihnen, Macht an Menschen weiterzugeben, die diese jedoch zu ihrem Vorteil ausnutzen. Preußen bzw. Deutschlanderscheint als rettender Boden am fernen Horizont.

Zeitgenössische Rezeption

25 Die Rezeption des Films wird in den Quellen nicht immer einhellig beschrieben: Courtade und Cadars zitieren zeitgenössische Zeitungsberichte und schließen daraus auf einen großen Erfolg des Films (vgl. Courtade & Cadars, 1975: 184), während Sabine Hake von einem kommerziellen Flop spricht, der in allzu simplen Annahmen über beabsichtigte Intentionen und tatsächliche Reaktionen gründet (vgl. Hake, 2002: 67).

ILCEA, 23 | 2015 119

26 Einen Überblick über zeitgenössische „Filmkritik“ hat Erwin Leiser zusammengestellt: Die Deutsche Allgemeine Zeitung sieht hier üble Dämpfe „von dem Hexenkessel der jüdischen Jagd nach dem Golde“ aufsteigen, „es brodelt von Betrug, Tücke, Hinterhalt, Rachsucht, Schmuggel und Bestechung“. Hier erlebt man „das Fressen und Nagen dieses Giftes an den Fundamenten des englischen Großkapitals, bis die alte Schicht seiner Besitzer ausgehöhlt zusammenbricht und das Ghetto über die City triumphiert, Jerusalem die Herrschaft des Empire an sich reißt“. Der Film findet, Nathan Rothschild trage „die Züge Ahasvers: so war der Jude, so hat er durch die Jahrhunderte sein Gesicht getragen, ohne sonderliche Abweichungen zwischen dem Gauner der östlichen Ghettos, dem eingewanderten Betrüger von Riesenformat und dem internationalen Finanzschieber“. (Zitiert n. Leiser, 1978: 76 f.)

27 Auch der Filmkurier schließt sich den antisemitischen und antibritischen Propagandastrukturen an: Am raffiniertesten und skrupellosesten operiert Nathan in London. Karl Kuhlmann spielt ihn, rundlich, ölig, brutal, eine dämonische Studie. Großartig auch Erich Ponto in der Rolle des jüdelnden Vaters, hinter dessen liebesdienerischer Ergebenheit die spekulierenden Gedanken fieberhaft arbeiten. […] Der Rothschild Film, der diese Rasse und ihre Methoden zeigt, unverhohlen, ohne Uebertreibung [sic] — das ist der Vorzug dieses Films! — entlarvt damit unsere plutokratischen Gegner, gegen die das deutsche Volk mit den Waffen zum Entscheidungskampf angetreten ist. (Film-Kurier, 15.7.1940) Goebbels Anweisung wird Folge geleistet, nicht von Antisemitismus ist die Rede, sondern von Authentizität : „Man vermeidet billige Uebertreibung und erreicht dadurch einen bestechenden Echtheitsgrad.“ (Ebd., 18.7.1940)

28 Goebbels selbst hingegen ist trotz seiner ursprünglichen Begeisterung über das Drehbuch wenig vom Film angetan. Er lässt ihn kurz nach der Uraufführung im September 1940 mit einem dreimonatigen Aufführungsverbot belegen, das sich nicht mit den immerhin akzeptablen Einspielergebnissen von bis dahin 1,3 Millionen Reichsmark erklären lässt (vgl. Moeller, 1998: 245).

29 Eine Erklärung für den Rückzug ist die Begünstigung von Jud Süß (vgl. Hollstein, 1970: 75), abschließend überzeugende Informationen weisen die untersuchten Aktenbestände jedoch nicht auf. Möglich ist, dass man im Propagandaministerium die Schwächen des Films doch noch erkannt hat; schließlich manövriert sich der ästhetisch ohnehin schwache Film — man bemerke nur die vielen unzeitgemäßen Zwischentitel — durch die sich gegenseitig neutralisierenden Feindbilder selbst ins Abseits der Glaubwürdigkeit. Reichsfilmintendant Fritz Hippler äußerte sich zur Darstellung zweier verschiedener Feindbilder wie folgt: Mache ich zum Beispiel einen antisemitischen Film, so ist es klar, daß ich die Juden unsympathisch darstellen darf. Stelle ich sie unsympathisch dar, so müssen ihre Gegenspieler sympathisch sein. Sind diese Gegenspieler aber Engländer, die überdies freundlicherweise einen Vernichtungskrieg gegen uns führen, so können richtigerweise diese Engländer ebenfalls nur unsympathisch dargestellt werden. Das hat denselben Effekt, als würde ich einen noch so künstlerischen Scherenschnitt aus schwarzem Paper auf eine ebenso schwarze Unterlage werfen. (Hippler, 1943: 92) Offensichtlich traute man Die Rothschilds im Nachhinein doch keine so überzeugend propagandistische Wirkung zu, wie man sie zunächst beabsichtigt hatte, denn erst im Juli 1941 wurde der Film wieder für den Kinobetrieb freigegeben (vgl. Moeller, 1998: 245).

ILCEA, 23 | 2015 120

Zur Materialsituation

30 An dieser Stelle möchte ich näher auf die materielle Situation und den Umgang mit den NS-Kinofilmen in Deutschland heute eingehen: Wie verhält es sich mit diesem — wenn auch sicherlich filmisch schwachen — Teil des propagandistischen Filmerbes aktuell? Die Rothschilds. Aktien auf Waterloo ist vom deutschen Rechteinhaber mit der Attribuierung Vorbehaltsfilm versehen worden. Zur Erklärung dieses Begriffes hier ein kurzer Überblick über seine historische Genese:

31 Die zwischen 1933 und 1945 in Deutschland entstandenen Spiel- und Dokumentarfilme wurden nach Kriegsende von den Alliierten komplett beschlagnahmt. In der Folge wurde eine Klassifizierung in A- (unbedenkliche Filme), B- (unter Schnittauflagen freigegebene Filme) und C- (verbotene Filme) vorgenommen. Diese Verbotsliste umfasste in den 1940er Jahren an die 250 Filmtitel. Nach UFI-Entflechtung, Abzug der Alliierten und Gründung der Freiwilligen Selbstkontrolle (FSK) und der Friedrich- Wilhelm-Murnau-Stiftung wurden die Lizenzrechte für fast alle C-Filme – wie auch die Rechte an einem Großteil des übrigen deutschen Filmerbes von vor 1945 – auf die Friedrich-Wilhelm-Murnau-Stiftung übertragen. In den letzten fünf Jahrzehnten hat ein Kuratorium der Stiftung aus der Bezeichnung C-Film den Begriff Vorbehaltsfilm gemacht und die Liste auf aktuell 44 Titel reduziert.5

32 Er nutzt historische Tatsachen oder vielmehr deren der NS-Ideologie entsprechenden Zerrbilder, um aus ihnen ein Konstrukt zur Legitimation des Holocaust und des Zweiten Weltkrieges zu errichten. Bis heute kann er nur unter bestimmten Auflagen in der Öffentlichkeit gezeigt werden: Ein wissenschaftlicher Rahmen muss eine Einführung wie eine anschließende Diskussion ermöglichen. Die Kinos werden vom Rechteinhaber einzeln ausgesucht. Im Ausland muss die Genehmigung des Auswärtigen Amtes und des Bundesministerium des Inneren (BMI) eingeholt werden.

33 Ob der Film tatsächlich noch sogenannte volksgefährdende Propaganda in sich trägt, ist bis dato nicht untersucht. Sicherlich ist die propagierte Idee hinreichend eingängig: Als Napoleon ganz Europa mit blutigen Kämpfen überzieht, kommt es zum raschen Aufstieg des Bankhauses Rothschild. Hier eine Kausalität herzustellen und dem Judas- Mythos zu neuem Leben zu verhelfen, erfordert keine große propagandistische Brillanz: Die Menschen Europas bluten für das Gold und die Macht der Rothschilds (vgl. Friedman, 1994: 337).

34 Regine Friedman unterstellt dem Film „visuelle Armut und grobe Direktheit der ideologischen Botschaft“ (ebd.: 342), erkennt jedoch trotzdem den Vorbildcharakter des Films für die Stereotypenwerdung jüdischer Lebenswelten an (vgl. ebd.: 343), die auch in nicht explizit antisemitischen Werken Verwendung gefunden haben. Völlig unbemerkt bleibt bei aller zeitgenössischer Kritikoft der Blick auf das eigentliche Narrativ des Films: Trotz der Verzerrung historischer Tatsachen erzählt Die Rothschilds. Aktien auf Waterloo nämlich in erster Linie eins: die Geschichte eines schnellen und erfolgreichen, ja raketenhaften Erfolges (vgl. ebd.: 353), dessen historische Faktizität selbst die nationalsozialistische Propaganda nicht modifizieren konnte. Das derAgglomeration der Feindbilder gegenübergestellte glorreiche Preußen ist allzu weit entfernt, um als Antagonismus funktionieren zu können. Den Wettstreit zwischen Antisemitismus und antibritischer Kolportage gewinnt letztendlich keiner der Kontrahenten.

ILCEA, 23 | 2015 121

35 Sollte also ein Film, der schon zur Zeit seiner ersten Kinoaufführungen nicht als propagandistisch erfolgreich betrachtet wurde, 74 Jahre später immer noch einem unter Umständen besser informierten Publikum vorenthalten bzw. nur unter sehr erschwerten Bedingungen zugänglich gemacht werden? In jedem Fall erschwert die Vorbehaltspolitik der Rechteinhaberin die historisch-didaktische Aufklärungsarbeit ebenso wie die wissenschaftliche Auseinandersetzung. So sind beispielsweise die im Text verwendeten Abbildungen qualitativ so minderwertig, dass bereits ein starker Detailverlust im Bild festzustellen ist. Für eine interaktive und produktive Auseinandersetzung mit dem propagandistischen Filmerbe der NS-Zeit bedarf es demnach einer Verfügbarmachung des Materials. Demgegenüber steht die nicht unberechtigte Sorge der Verbreitung von antisemitischem Propagandamaterial. Sicherlich bedarf gerade die Verfälschung historischer Tatsachen, die im Spielfilm oft genug als Realitäten wahrgenommen werden, einer Richtigstellung. Der durch die Filme vorgenommene Missbrauch geschichtlicher Gegebenheiten muss im Begleitmaterial aufgedeckt werden und die enge Dialektik von historischer Realität und antisemitischer Lüge entworren werden. Ist dies im Rahmen beispielsweise eines Stellenkommentars gegeben, so sehe ich jedoch keinerlei Grund, ein weiteres Beispiel der NS-propagandistischen Ästhetikdesaster unter Verschluss zu halten.

BIBLIOGRAPHIE

Literatur

COURTADE Francis & CADARS Pierre (1975), Geschichte des Films im Dritten Reich (Gekürzte deutsche Ausg), München, Wien: Hanser.

COWLES Virginia (1974), Die Rothschilds, 1763–1973. Geschichte einer Familie, Würzburg: Ploetz.

FRIEDMAN Regine Mihal (1994), Eine Familie – Zwei Filme: Die Rothschilds, Die Rothschilds. Beiträge zur Geschichte einer europäischen Familie (337-354), Sigmaringen: Thorbecke.

HAKE Sabine (2002), German national cinema, London: Routledge.

HIPPLER Fritz (1943), Betrachtungen zum Filmschaffen, Berlin: Max Hesse.

HOLLSTEIN Dorothea (1970), Antisemitische Filmpropaganda. Die Darstellung des Juden im nationalsozialistischen Spielfilm, München-Pullach, Berlin: Verlag Dokumentation.

LEISER Erwin (1978), „Deutschland, erwache!“ Propaganda im Film des Dritten Reiches (Erw. Neuausg), Reinbek bei Hamburg: Rowohlt.

MOELLER Felix (1998), Der Filmminister. Goebbels und der Film im Dritten Reich, Berlin: Henschel.

Quellen

Film-Kurier vom 15., 16. und 18. Juli 1940.

ILCEA, 23 | 2015 122

Internet

Deutsches Institut für Filmkunde, Die Rothschilds. Aktien auf Waterloo, .

Film

Die Rothschilds. Aktien auf Waterloo (Erich Waschneck, Deutschland 1940), Arbeitskopie der Friedrich-Wilhelm-Murnau-Stiftung.

NOTES

1. Vgl. Die Rothschilds. Aktien auf Waterloo auf . 2. Vgl. z. B. Pour le Mérite (Karl Ritter, Deutschland 1938) oder Alarm in Peking (Herbert Selpin, Deutschland 1937). 3. Vgl. z. B. das Küchenmädchen Sophie in Kadetten (Karl Ritter, Deutschland 1941), Dorothea in Jud Süß (Veit Harlan, Deutschland 1940) oder die Schauspielerin Lena in Fronttheater (Arthur Maria Rabenalt, Deutschland 1942) sowie Friedman (1994, 352 f.). 4. Dies ist auch bei anderen propagandistischen Werken der NS-Zeit der Fall: Kopf hoch, Johannes! (Viktor de Kowa, 1941), S.A.-Mann Brand (Franz Seitz, 1933) oder Hitlerjunge Quex (Hans Steinhoff, 1933). 5. Die Rothschilds ist einer dieser übriggebliebenen Vorbehaltsfilme neben bekannten Titeln wie Jud Süß (Veit Harlan, 1940) oder Ohm Krüger (Hans Steinhoff, 1941) und weniger geläufigen wie Kadetten (Karl Ritter, 1941), oder Fronttheater (Arthur Maria Rabenalt, 1942).

RÉSUMÉS

Der Vorbehaltsfilm Die Rothschilds. Aktien auf Waterloo (Erich Waschneck, Deutschland 1940) zeichnet ein Zerrbild historischer Tatsachen um den Aufstieg der Familie Rothschild aus Frankfurt am Main zur europäischen Finanzmacht zu Beginn des 19. Jahrhunderts und stützt somit antisemitische wie antibritische Legendenbildung. Mein Text soll den Inhalt wie den zeitgenössischen Entstehungskontext unter besonderer Berücksichtigung der politischen Absichtenbeschreiben um in der Folge eine Analyse der propagandistischen Struktur des Films darzulegen sowie ein Bild der zeitgenössischen Kritik am Film zu zeichnen. Daneben soll, unter Miteinbeziehung der wissenschaftlichen Rezeption des Filmes, auf die heutige Situation des Filmmaterials und seine Verwertungsrechte eingegangen werden. Nach einem kurzen Exkurs in die Thematik der Vorbehaltsfilme möchte ich mich abschließend der Frage widmen, inwiefern der Film heute noch der besonderen Zugangs- und Aufführungsbedingungen bedarf, denen er aktuell unterliegt.

The Vorbehaltsfilm Die Rothschilds. Aktien auf Waterloo (Erich Waschneck, Deutschland 1940) draws a distortion of historical realities around the rise of the Rothschild family from Frankfurt am Main

ILCEA, 23 | 2015 123

to financial power all over Europe at the beginning of the 19th century and thus supports the creation of anti-Semitic and anti-British legends. My text will describe the content as well as the contemporary production context with special attention to the political intentions followed by an analysis of the propagandistic structure of the film and a description of the contemporary critics. In addition, I want to scrutinize the present-day situation of the film material and its distribution rights including the scientific reception of the film. After a short excursion on the subject of Vorbehaltsfilm, I will discuss the question whether the film should still underlie certain access and presentation conditions as it currently does.

INDEX

Schlüsselwörter : 19. Jahrhundert, Antisemitismus, Erich Waschneck, Filmgeschichte, Gender, Historienfilm, Holocaustlegitimation, Kriegslegitimation, Napoleon, NS-Propaganda, Preußen, Rothschilds, Volksverhetzung, Vorbehaltsfilm, zeitgenössische Rezeption, Zensur Keywords : 19th century, anti-Semitism, Erich Waschneck, film history, gender, historical film, legitimation of Holocaust, legitimation of war, Napoleon, National Socialist propaganda, Prussia, Rothschilds, sedition, Vorbehaltsfilm, contemporary reception, censorship

AUTEUR

JOHANNE HOPPE Filmmuseum Potsdam – Filmuniversität Babelsberg Konrad Wolf (Allemagne)

ILCEA, 23 | 2015 124

Une analyse de Heimkehr (G. Ucicky, 1941) Gustav Ucickys Film Heimkehr (1941): eine Analyse

Éric Dufour

1 Heimkehr (Retour, exploité en France pendant la guerre sous le titre Retour au pays) est un film de fiction, au contenu de propagande explicite, en noir et blanc, réalisé par Gustav Ucicky et écrit par Gerhard Menzel, qui date de 1941. Il a reçu, lorsqu’il est sorti, le prédicat suprême, « Film de la nation » (Film der Nation). Il fait partie des quarante films environ (Capurro & Grimm, 2004 : 83 ; Krah, 2000 : 19) interdits par les Alliés après la guerre (Vorbehaltsfilme), à cause de leur contenu politique douteux, qui ne peuvent être projetés que sous certaines conditions, à savoir un contexte explicatif scientifique qui peut dynamiter l’effet que le film peut produire sur un public non prévenu et naïf.

2 Je ne dis rien des conditions de production du film, ni de sa réception, dans la mesure où ces deux points sont amplement développés par Gerald Trimmel dans le livre qu’il a consacré au film, Heimkehr, Strategien eines nationalsozialistischen Films, publié en 1998, et qui a par ailleurs écrit sur ce film deux articles qu’on trouve sur internet et qui résument sa pensée1. Malgré l’implication de Goebbels lui-même dans le projet (Fox, 2000 : 38) et, conséquemment, les critiques élogieuses, ou plutôt les Kunstbetrachtungen (Helm, 2006 : 6) que le film reçoit quand il sort, il est un relatif échec public. Reste que Heimkehr, en 1944, était un des 6 films préférés des jeunes (Sander, 1944 : 118-119).

3 Heimkehr est un film tourné pour justifier l’invasion de la Pologne en septembre 1939. Remarquons d’abord que c’est une justification tardive, et ensuite que, comme c’est le cas pour toutes les autres actions de propagande cinématographique, il s’agit pour les nazis de saturer l’espace public, car, outre les journaux et la radio, ils doublent les films de fiction avec des films documentaires (Kulturfilm, Dokumentar, mais aussi la Wochauschau) qui véhiculent le même message, dans un cas en prétendant donner au spectateur qui reste extérieur une pure information objective, dans l’autre cas en l’impliquant, affectivement, dans une histoire où l’arrière-fond retrouve et utilise les mêmes éléments narratifs et esthétiques que ceux qu’on trouve dans le documentaire

ILCEA, 23 | 2015 125

(Fox, 2007 : 30-47 ; Rentschler, 2002 : 20). En ce qui concerne l’invasion de la Pologne, Feuertaufe et Feldzug in Polen sont, dès 1939-1940, les pendants documentaires de Kampfgeschwader Lützow puis de Heimkehr. Ils entretiennent le même rapport que, par exemple, Der ewige Jude, d’un côté, et, de l’autre, Jud Süss ou Die Rothschilds. La complémentarité des films documentaires ou des actualités et des films de fiction est, en outre, soutenue par la grande unité qui se tisse dans l’espace fictionnel cinématographique nazi où, de Der Hitlerjunge Quex et Flüchtlinge jusqu’à Kolberg, on retrouve les mêmes piliers fondateurs de ce cinéma de propagande nazi.

4 De la ligne ouverte par Quex, on retrouve, face aux Allemands impassibles, raisonnables, prudents et non violents, qui simplement se défendent quand ils sont attaqués, l’ennemi sans visage, fou et furieux, plein de haine, qui attaque, attaque et attaque encore, sans raison. Ce qui répond dans ce film à la scène où, dans Quex, les Hitlerjungen partent tranquillement à la campagne faire un petit feu de camp sympa en chantant tranquillement sans embêter personne, agressés à la gare par les méchants communistes, c’est la grande impassibilité, quasi stoïcienne, des Allemands au début de Heimkehr, lorsque les Polonais brûlent leur école, crient et courent dans tous les sens. Pour ce qui est de Flüchtlinge, Heimkehr s’inscrit dans ce genre appelé le Heims-in-Reich Film qui fleurit à partir de 1933 (il faut aussi nommer Ein Mann will nach Deutschland la même année que Flüchtlinge). En ce qui concerne Kolberg, le film présente, encore une fois (mais c’est la dernière), une expression du Führerprinzip dans la personne de Gneisenau : il suffit qu’il parle, et il a ce petit quelque chose de plus qui fait qu’il fédère, qu’on lui obéit, parce que, quand il parle, c’est le peuple qui parle à travers lui. Il est le peuple allemand.

5 Heimkehr, surtout, retrouve cette constante structurelle du cinéma de fiction mis en place par la propagande nazi, dont Quex et Kolberg sont les deux termes extrêmes. C’est le cinéma comme performatif, c’est-à-dire le cinéma qui instaure une réalité, la réalité vraie, non déformée, qu’il faut savoir voir lorsqu’on passe derrière les apparences. C’est l’utilisation nazie du cinéma : le cinéma comme pouvoir pour instaurer la vérité, pour rétablir une vision juste du monde. La réalité n’est plus quelque chose qui préexiste au cinéma, et sur quoi il devrait se régler, comme si elle avait une transcendance : chez les nazis, c’est le cinéma, c’est l’image qui engendre la réalité et la donne sans tromperie, sans mensonge.

6 Dans Heimkehr, l’invasion de la Pologne est justifiée par la violence polonaise vis-à-vis des Allemands. Tout le film fait fond sur cette idée, et la développe comme on développe un thème musical.

7 Une fois cette unité fondamentale mais complètement générale soulignée, il faut insister, à propos de Heimkehr, sur les paradoxes et les contradictions qu’on y trouve, au niveau du contenu très précis du film, c’est-à-dire relativement à ce qu’on nomme l’idéologie nazie. Et l’on verra que, d’un certain point de vue, ces contradictions sont très cohérentes. Ce sera l’objet de mon intervention. Alors que le centre de cette intervention porte sur le contenu du film, c’est-à-dire et plus exactement sur le texte politique et idéologique mis en œuvre par l’histoire, la conclusion portera sur la forme, c’est-à-dire sur le récit — et il soulignera les stratégies narratives et cinématographiques mises en œuvre par Heimkehr, afin d’ouvrir sur l’après Heimkehr, c’est-à-dire sur ce qui peut légitimement être mis en œuvre, du point de vue de l’éthique cinématographique, quand, aujourd’hui, on dénonce la barbarie nazie.

ILCEA, 23 | 2015 126

8 Trimmel, dans les nombreux textes qu’il a consacrés à Heimkehr, parle sans cesse de la figuration que ce film donne au sous-homme, à l’Untermensch. Il souligne que la sous- humanité, face à l’Allemand, est représentée comme pure bestialité et violence, citant des textes d’idéologues nazis sur ce sujet (Trimmel : « Der nationalsozialistische Spielfilm „Heimkehr“. Strategien der Manipulation und Propaganda »). Les textes sont certes intéressants, mais plaqués de l’extérieur sur le film et témoignant, pour cette raison, d’une totale violence herméneutique. La première violence herméneutique de Trimmel, qui n’est pas la plus importante, consiste à affirmer que le sous-homme est doublement représenté dans le film : il y a les Polonais, mais ceux-ci ne sont selon Trimmel que des exécutants (Täter) d’une violence dont les auteurs (Urheber) sont en fait les juifs, caché derrière2. Et c’est parce que le juif est caché derrière qu’il est quasiment absent du film, écrit Trimmel. Mais c’est justement parce qu’il est caché, donc absent, comme le reconnaît Trimmel, si l’on excepte d’abord le jeune juif au début, très actif dans la mise à sac de l’école, puis le marchand juif, dont on ne saurait supposer qu’il est la cause véritable de toutes les exactions pratiquées par les Polonais. Donc, dans le règne de la violence qui s’exerce contre les Allemands, il y a, outre les Polonais, une présence des juifs3. Mais ce n’est pas tout. Après le massacre de l’école, la deuxième scène importante du film, son deuxième climax, c’est la séance de cinéma, où Marie Thomas, l’héroïne, son mari et un ami se font conspuer par les Polonais, qui se divise en trois moments : dans la salle de cinéma, puis dans le hall où Marie assiste son mari blessé, et enfin à l’hôpital où elle le mène pour qu’il y soit soigné. Il est remarquable que, dans le deuxième moment, lorsque l’héroïne assiste son mari, couché dans le hall, et discute avec le propriétaire ou gérant des lieux qui l’invite proprement à quitter les lieux, alors que son mari ne peut plus bouger, on voit clairement, en arrière- plan, des affiches de films américains (on lit nettement le logo MGM, le nom de John Barrymore, etc., ce qui renvoie d’ailleurs au début de la séquence, donc au premier moment où le montage en L nous fait passer de l’extérieur de la salle à l’intérieur au moyen du logo sonore de la 20th Century Fox). Voilà quelque chose que Trimmel ne remarque pas, et c’est bien dommage. On est en 1941, c’est-à-dire l’année où les films américains sont interdits en Allemagne. L’insistance du film sur la présence des Américains en Pologne, et le fait que cette présence soit signalée en douce, ici à travers son industrie cinématographique, visent le même effet que la présence de juifs parmi les Polonais : non pas assigner une cause au mal, mais montrer la grande collaboration des ennemis de l’Allemagne, Polonais, juifs et Américains — telle une menace inassignable, comme dans un film d’horreur (L’invasion des profanateurs, The Thing de Carpenter4), d’autant plus menaçante qu’elle peut prendre tous les visages. La menace, tel le Dieu de la théologie négative, ne peut être définie que par ce qu’elle n’est pas : la menace, c’est ce qui n’est pas allemand.

9 La deuxième violence herméneutique de Trimmel est plus importante, parce qu’elle met en jeu quelque chose de fondamental.

10 Ce qui est remarquable, dans le film, c’est qu’il n’est jamais question de sous-homme ou de sous-humanité. Mais il y est en revanche question d’autre chose — et c’est ça qui est remarquable. Dans le troisième moment de la séance de cinéma, donc à l’hôpital, le secrétaire de l’hôpital refuse malgré l’insistance de l’héroïne qu’on soigne son mari. Il souligne qu’on n’y soigne que les Polonais, pas les étrangers, et parle des gens (Leuten) d’une manière vague et abstraite. Et l’héroïne, Marie, de s’énerver en disant : les gens, les gens ! Mais c’est d’une vie humaine qu’il s’agit. Elle en appelle à Dieu, traite le

ILCEA, 23 | 2015 127

secrétaire d’inhumain (Unmensch) et, lorsque la caméra revient sur elle (plan rapproché) après le contrechamp sur la croix qu’elle montre du doigt, elle dit : n’est-ce là qu’une décoration pour vous ?

11 Ce n’est pas le seul film nazi qui en appelle à l’humanité, promue valeur positive, c’est- à-dire qui fait valoir l’humanisme. Erbkrank, un Kulturfilm de 1936, en appelait à la protection des handicapés qui sont des êtres humains. Et, de même, Hans Westmar, qui fait partie de la trilogie relevant de l’offensive contre le communisme en 1933, faisait valoir que les communistes sont des gens qui n’hésitent pas à tuer un jeune homme sans respect aucun de la dignité humaine. Voilà le grand paradoxe qu’on ne note jamais, parce qu’on lit les films en fonction de l’hypothèse d’une idéologie nazie qu’on plaque dessus, sans prêter attention à ce qu’ils contiennent effectivement.

12 Cet élément n’est pas le seul qui contrevient à ce qu’on nomme l’idéologie nazie. Il y a aussi, dans ce film, le rôle et la place de la femme. Lorsque, dans le troisième moment fort du film, qui est vraiment son apothéose, à savoir l’enfermement de tous les membres de la communauté allemande dans des geôles, prélude à leur exécution imminente, les Allemands commencent à craquer, le film révèle le véritable statut d’héroïne de Marie Thomas. C’est le moment où, face à un homme, pourtant d’apparence virile, qui craque, elle lui intime l’ordre de se calmer, et se lance dans un long monologue, très célèbre et cité dans de nombreux livres, sur le Heimat et le Heimkehr. Marie Thomas est une femme qui a des couilles, on l’avait compris depuis le début (et Trimmel souligne d’ailleurs que le film gomme toute érotisation du personnage). Mais, plus encore, c’est elle qui incarne la force et la valeur suprême du nazisme, que résume l’expression de Führerprinzip. Telle l’unité catégorielle dans la Critique de la raison pure de Kant, elle ordonne la diversité et la soude autour des mots « allemand », « Allemagne », déclinés et répétés à l’infini. Toute individualité disparaît, au point que la mort de l’individu n’est rien, puisque c’est la cessation de vie d’une partie de l’Allemagne pour que cette grande Allemagne vive. Voilà qui semble aller contre l’idéologie nazie dans sa prétendue cohérence. À nouveau, Trimmel botte en touche, écrivant que le triomphe de la femme sur l’homme est tout apparent5. Or, non seulement il n’est pas apparent, puisqu’il est la vérité du film, son achèvement suprême préparé par tout ce qu’on a vu avant, mais il faut également souligner que, là encore, c’est-à-dire sur les femmes, on trouve tout et son contraire chez les nazis. Pierre Ayçoberry souligne qu’il existe chez les nazis un « double discours sur les femmes » (1998 : 193-195), et, pour ce qui est de la femme au cinéma, Antje Ascheid insiste sur le fait qu’on trouve, dans le cinéma nazi, « un certain nombre de discours féministes » (2003 : 215) qui s’harmonisent peu avec l’idéal nazi de la femme.

13 Ces paradoxes se retrouvent dans le concept de Heimat. Dans Heimkehr, le Heimat, c’est d’abord le sang, l’hérédité, c’est-à-dire le sol qui en est la métaphore. En témoigne d’abord le générique du film : le mouvement descendant de la caméra, au début, sur la terre avant que les caractères s’inscrivent, désigne le sens du Heimkehr et donc du Heimat, précède le mouvement ascendant, à la fin du générique, qui rejoint le ciel et lui accorde à nouveau les 2/3 de l’image, suivi par les deux intertitres qui donnent le sens de l’histoire qu’on va voir. En témoigne ensuite le monologue de Maria, où ce qui est allemand, ce n’est pas seulement la langue, mais le moindre brin d’herbe et tous les animaux. Mais en même temps, d’un autre côté, l’Allemagne, c’est la culture : c’est l’école qu’on brûle au début (tout un symbole), et puis la musique, celle qu’on chante et qui nous réunit, par laquelle on se fond en une unité où se dissout toute individualité. À

ILCEA, 23 | 2015 128

la fin de la séquence de la geôle, Marie dit : « chantons, et chantons notre chanson » (il s’agit évidemment de Nach der Heimat möcht’ich wieder)6.

14 Ce paradoxe se retrouve dans le traitement des animaux.

15 Dans Kampfgeschwader Lützow, un soldat allemand sauve un chien polonais, donc ennemi. Mais, après tout et pour reprendre la formule attribuée à Stéphanie de Monaco, les animaux ne sont-ils pas des êtres humains comme les autres ? Il s’agit donc en somme d’un geste humaniste. Ce geste va dans le sens d’une certaine image, celle que les nazis voulaient donner d’eux-mêmes, l’image selon laquelle on protège les animaux et on leur confère des droits. Mais outre que cette image ne correspond pas à la réalité, comme l’a montré Élisabeth Hardouin-Fugier (2002 : 129-151), en établissant que le thème du droit des animaux n’est qu’un instrument de propagande qui masque, dans les faits, l’assimilation de l’animal à une marchandise, il y a autre chose qui, pour notre propos est intéressant et apparaît dans notre film. À côté des valeurs humanistes qui affirment l’égalité des hommes, et qui sont explicitement utilisées dans les films que j’ai cités, on trouve aussi dans de nombreux films et d’une manière explicite, contre tout humanisme, un racisme évident. La thèse exemplifiée par Kampfgeschwader Lützow, qui représente l’équivalent, pour l’animal, de l’humanisme (les chiens polonais sont des chiens comme les autres, donc d’abord chien, et accessoirement polonais), coexiste donc avec une thèse, apparaissant dans d’autres films, qui est l’équivalent du racisme appliqué aux animaux. Dans Heimkehr, la séquence où Marie, au début, se rend chez le maire, pour contester la destruction de l’école, commence par un très remarquable travelling qui, comme toujours chez Ucicky (j’y reviendrai), lie plusieurs mouvements, et part du chien du maire, pour aller sur le maire, puis sur Marie. Le chien grogne et on voit qu’il n’aime pas Marie, exactement comme son maître. Autrement dit, avant d’être un chien, ce chien est d’abord polonais, donc mauvais et violent. Le chien n’est pas le seul à être d’abord polonais avant d’être chien. L’oiseau sauvé par les Allemands lors de la destruction de l’école est d’abord allemand avant d’être oiseau : j’en veux pour preuve le monologue de Marie, où la chose est explicitement dite. Dans … reitet für Deutschland, le cheval, immense, sublime pur sang, est allemand — son physique et son caractère, pendant tout le film, l’indiquent : et il subit comme son maître la dégradation de l’Allemagne et son humiliation pendant cette horrible époque que fut l’Allemagne de Weimar, avant sa renaissance grâce au Reich millénaire. Il ne faut pas oublier qu’un an après Kampfgeschwader Lützow une loi interdit aux juifs d’avoir des animaux domestiques et a pour conséquence qu’on enlève et qu’on tue les animaux considérés « perdus pour l’espèce (artvergessen) » (Klemperer, 1996 : 140), concept qui fournit donc l’équivalent, pour les animaux, de ce qu’est le racisme pour les hommes : tel fut le sort de Muschel, le chat de Viktor Klemperer.

16 Les historiens du nazisme, tel Norbert Frei aujourd’hui, ont insisté sur le caractère contradictoire de l’idéologie nazie (Frei, 1994 : 167, 190). Mais il ne suffit pas de dire ça. Mon hypothèse est exactement celle que Max Horkheimer fait à propos de l’idéologie mussolinienne, dans l’article de 1937 « La dernière attaque contre la métaphysique » (Horkheimer, 1978 : 242-243). Pour l’adapter à la spécificité des nazis, je dirai que, s’il y a bien des contre-valeurs, donc des valeurs réactives (le juif, le sous-homme, etc.), il n’y a pas de valeur positive, d’idéologie positive. Il n’y a qu’un but : la guerre et l’accroissement de la puissance. Et, relativement à cet unique but, totalement vide, l’idéologie, au sens positif du terme, varie selon l’ennemi qu’il convient de mettre en avant à un moment donné et dans une situation donnée7. Bref, tout est bon dans une

ILCEA, 23 | 2015 129

situation donnée pour abattre un ennemi déterminé, raison pour laquelle les nazis font feu de tout bois, et font valoir, par exemple dans Heimkehr (ou déjà Hans Westmar ou Erbkrank), un humanisme dont on sait que, par ailleurs, donc en soi, ils n’en soutiennent pas les valeurs. De même pour la femme, de même pour les animaux, etc. Et c’est en ce sens là (et uniquement en ce sens là) que l’idéologie nazie est très cohérente8.

17 Je passe désormais, en guise de conclusion, au récit c’est-à-dire à la forme proprement cinématographique. C’est par l’excellence de cette forme que j’explique le succès du film auprès des jeunes. Il faut distinguer deux éléments qui collaborent à cette forme, représentés par le duo Menzel-Ucicky, déjà auteurs de Flüchtlinge. Le premier c’est donc le scénario, habilement dosé : comme dans une ouverture de Rossini, les déterminations s’ajoutent les unes aux autres dans une progression très bien gérée dont le climax, je l’ai dit, est le grand monologue de Marie. D’abord on détruit l’école — donc l’objectivation de la culture allemande. Puis ce sont les hommes qu’on détruit avec un nouveau crescendo : le mari de l’héroïne blessé à mort, le père de l’héroïne qui devient aveugle après être attaqué, la femme qui est lapidée, puis la population allemande toute entière. Cela jusqu’au dénouement in extremis : l’invasion de la Pologne qui sauve les Allemands — et l’histoire entre dans l’Histoire avec, à la frontière, ce portrait d’Hitler sur lequel s’achève le film. Je ne comprends pas comment Trimmel peut reprocher au film son aspect bavard et, surtout, son aspect grossier du point de vue narratif9. De nombreux historiens du cinéma nazi ont souligné que l’ambition du cinéma nazi était d’égaler son modèle, à savoir le cinéma hollywoodien (Brockmann, 2010 : 12, 139). L’aspect grossier du scénario n’est rien d’autre que cette schématisation propre au récit hollywoodien, qui fait qu’on élague et qu’on ne conserve, comme dit Truffaut commentant Hitchcock, que ce qui fait avancer l’action et possède un sens dans l’économie de la narration. Quant à l’aspect bavard, qui lui aussi est une dimension d’un certain cinéma hollywoodien, il ne contrevient nullement à la qualité cinématographique quand, justement, il est magnifié par la mise en scène, ce qui est proprement le cas ici.

18 Car il faut en venir à Ucicky. Immense Ucicky10. Ucicky a d’abord été le chef opérateur de Michael Kertesz, ensuite rebaptisé aux États-Unis Michael Curtiz, un des plus grands réalisateurs hollywoodiens dans les films duquel, justement, aucun plan n’est gratuit : de même que chaque élément du scénario a toujours une fonction dans la progression du récit, tout plan prend un sens dans l’économie de la totalité et possède une utilité dans la narration. Heimkehr relève de la même manière de concevoir le cinéma — c’est- à-dire qui respecte les règles qui sont celles de ce qu’on appelle le cinéma classique hollywoodien. Voilà le premier point. Mais il y en a un second. Comme en littérature, il y a un style reconnaissable de tout grand cinéaste, un peu comme une marque de fabrique, par exemple la petite phrase proustienne. Dans les films de Veit Harlan, il y a aussi un style, reconnaissable par exemple dans ces petits travellings immersifs systématiques qui renforcent l’incorporation du spectateur dans l’action. Il y a peu de cinéastes à proprement parler dans l’Allemagne nazie. Cependant, Ucicky, justement, en est un. Ucicky a une manière bien à lui d’organiser la séquence, donc de filmer les situations et les dialogues que Trimmel qualifie de bavards : non pas un plan d’ensemble d’abord, puis des plans serrés qui découpent des élément de l’ensemble. Mais, au contraire, Ucicky montre d’abord les parties, puis l’ensemble. Et cela, non pas au moyen de plans fixes qui s’ajouteraient mécaniquement les uns aux autres, mais au moyen de travellings latéraux ou arrière, toutefois jamais rectilignes, mais toujours en arc de cercle, témoignant d’une grande élégance et d’une grande habileté dans la

ILCEA, 23 | 2015 130

construction de l’espace. C’est le style Ucicky. Le fait que Trimmel, dans « Der nationalsozialistische Spielfilm „Heimkehr“. Strategien der Manipulation und Propaganda », consacre toute une partie à analyser l’échelle des plans dans Heimkehr, témoigne à mon sens d’une double méprise. La première est due au fait que l’échelle varie dans la séquence, à cause du mouvement des personnages et de celui de la caméra. La seconde tient au fait que Ucicky, et donc Heimkehr, c’est le mouvement systématique de la caméra. Si l’on veut faire une analyse de Heimkehr, c’est alors de ces mouvements qu’il faut parler : travellings et/ou panoramiques, accompagnateurs ou bien descriptifs, lents ou rapides, ou bien même filés par moments (soit pour souligner un effet de surprise ou de violence, soit pour s’aligner sur la narration). On voit bien qu’Ucicky préfère le plan séquence au montage des différents plans, et tente, autant qu’il le peut, d’établir une continuité : exemplaire à cet égard est le très long travelling lorsque les Allemands écoutent en cachette la radio allemande, avant de se faire prendre par les Polonais (où il n’y a qu’une seule coupure, à la fin de la séquence, sur le père de l’héroïne devenu aveugle, qui annonce précisément l’irruption des Polonais dans le raccord suivant). Sur ce point, Ucicky est le digne successeur des représentants de la entfesselte Kamera qui apparaît dans le cinéma allemand des années vingt, d’une part, et, d’autre part, cette organisation de la séquence témoigne toujours d’un grand sens de l’économie dans le choix du point de vue : il faut savoir choisir le point de vue à partir duquel on pourra passer continument à ce qui suit (quelqu’un qui entre, ou quelqu’un qui sort, ou quelqu’un qui bouge dont on accompagne le mouvement sans jamais avoir besoin de changer de point de vue).

19 Mais ce talent proprement cinématographique ne va pas sans sa contrepartie, à savoir ce au service de quoi il est, et qui rend le film d’autant plus abject. Conformément à la stratégie qui surgit avec Quex, le cinéma nazi opère un renversement systématique de la réalité — c’est sa fonction performative. Ici, ce sont les Allemands qui sont menacés, qui écoutent la radio en secret, et qui, à la fin, vont être massivement exterminés par les Polonais. Le cinéma nazi donne pour la première fois au cinéma une image de l’extermination de masse au moment même où les nazis la mettent en œuvre. C’est cela qui est proprement scandaleux et qui, à mes yeux, fait que le degré d’abjection de Heimkehr est peut-être le plus grand de tous les films nazis. Cette extermination de masse (ou du moins sa préparation) est montrée très concrètement, et avec tout le talent d’Ucicky. Heimkehr, du début jusqu’à la fin, est construit sur un seul principe : l’insistance sur les conditions très concrètes d’avilissement, d’humiliation et de négation de la dignité humaine, subies par des êtres humains innocents, dont le seul souhait est de rentrer chez eux, et qui sont ravalés au rang de bêtes — mieux encore : qui sont même traités d’une manière pire que des bêtes.

20 Le moment où les Allemands sont entassés dans les geôles, c’est de la grande fiction. Les Wiener Philharmoniker jouent un très beau thème en mineur, pendant que Ucicky fait un travelling sur les prisonniers serrés, puis sur les visages. C’est du cinéma de fiction type, bien fait, efficace, le même qu’on verra ensuite et qui montrera les juifs dans les camps nazis : les expressions des visages, sur lesquels la lumière varie, en train de prier ou d’espérer, l’attente, le silence et les chuchotements, un vieux qui parle de la peur, le petit garçon qui dit qu’il n’en peut plus de rester debout tellement tous sont entassés les uns contre les autres, des personnes qui craquent et se mettent à hurler, etc. Tout y est, intensifié par la remarquable gestion du temps, l’alternance de lents travellings et de plans fixes11.

ILCEA, 23 | 2015 131

21 On comprend du coup les raisons pour lesquels Claude Lanzmann, l’auteur de Shoah, critique la représentation de l’extermination des juifs donnée par la mini-série américaine Holocaust ou La Liste de Schindler. C’est que, par opposition au film de Lanzmann et à son travail pour rendre surprésente la Shoah qui, pourtant, n’est jamais figurée, montrer équivaut nécessairement à tomber dans l’imposture, puisque c’est précisément utiliser les mêmes codes, les mêmes stratégies que ceux avec lesquels les nazis montraient l’extermination des Allemands par les Polonais, c’est-à-dire en définitive les stratégies avec lesquelles on peut justifier n’importe quoi. Par là, c’est la Shoah qui devient n’importe quoi. Pour quelque chose de cet ordre, la Shoah, il y a donc une perversion constitutive de la fiction qui fait qu’il est impossible de la constituer en objet d’une quelconque figuration. Il n’y a, structurellement, aucune différence entre les juifs qui entrent dans les chambres à gaz et les Allemands qu’on entasse, à la fin de Heimkehr, dans des caves afin de les exterminer.

BIBLIOGRAPHIE

ASCHEID Antje (2003), Hitler’s Heroines. Stardom and Womanhood in Nazi Cinema, Philadelphie : Temple University Press.

AYÇOBERRY Pierre (1998), La société allemande sous le IIIe Reich. 1933-1945, Paris : Seuil.

BROCKMANN Stephen (2010), A Critical History of German Film, Rochester : Camden House.

BÜTTNER Elisabeth (2007), « Du rapport entre l’histoire du cinéma autrichien et l’histoire », Austriac, 64 (Le Cinéma autrichien).

CAPURRO Rafael & GRIMM Petra (dir.) (2004), Krieg und Medien, Stuttgart : Steiner Verlag.

DUFOUR Éric (2006), Le Cinéma d’horreur et ses figures, Paris : PUF.

DUFOUR Éric (2014), Le Mal dans le cinéma allemand, Paris : Armand Colin.

FREI Norbert (1994), L’État hitlérien et la société allemande, trad. fr. J. Etoré, Paris : Seuil.

FOX Jo (2000), Filming Women in the Third Reich, Oxford : Berg.

FOX Jo (2007), Film Propaganda in Britain and , Oxford : Berg Publishers.

HARDOUIN-FUGIER Élisabeth (2002), « La protection de l’animal sous le nazisme », Luc Ferry ou le rétablissement de l’ordre (129-151), Lyon : Éditions Tahin Party.

HELM Laura (2006), Der Film im NS-Regime, Munich : Grin Verlag.

HORKHEIMER M. (1978), « La dernière attaque contre la métaphysique », Théorie critique, Paris, Payot.

KLEMPERER Victor (1996), La Langue du IIIe Reich, Paris : Albin Michel [Leipzig, 1975].

KRAH Hans (dir.) (2000), Geschichte(n), NS-Film – NS Spuren heute, Kiel : Ludwig.

ILCEA, 23 | 2015 132

RENTSCHLER Eric (2002), The Ministry of Illusion. Nazi Cinema and Its Afterlife, Harvard University Press.

SANDER Anneliese Ursula (1944), Jugend et Film, Berlin : Gerold Verlag.

TRIMMEL Gerald (1998), Heimkehr: Strategien eines NS Films, Vienne : Werner Eichbauer.

WELCH David (2006), Propaganda and the German Cinema, 1933–1945, Londres : I. B. Tauris.

NOTES

1. G. Trimmel, « Der nationalsozialistische Spielfilm „Heimkehr“ und die Umsetzung der nationalsozialistischen Vernichtungspolitik in Polen », en ligne sur ; « Der nationalsozialistische Spielfilm „ Heimkehr“. Strategien der Manipulation und Propaganda », en ligne sur . 2. Ibid. ; voir aussi Welch (2006 : 112) qui affirme la même chose sans donner plus d’arguments. 3. Sur le lien particulier entre les juifs et la Pologne dans l’idéologie nazie, voir, dans Der ewige Jude, la carte du monde avec la propagation des juifs dans le monde et la comparaison avec les rats : voir l’exposé de Claire Asgulo-Rallo, « Le Juif éternel (Der ewige Jude) de Fritz Hippler (1940) ». 4. Voir sur ce point Dufour (2006). 5. Voir G. Trimmel, « Der nationalsozialistische Spielfilm „Heimkehr“. Strategien der Manipulation und Propaganda », art. cité. 6. Pour le rôle de la musique vocale, on se reportera à l’exposé de Rémi Sanvoisin : « Ewiger Wald (1936, Hans Springer et Rolf von Sonjevski-Jawrowski). Art total et instrumentalisation de la musique dans le cinéma nazi ». Soulignons que, dans notre scène, Heimkehr met en évidence la fonction sociale de la musique (elle nous réunit et fonde, au sein de cet acte par lequel nous chantons une chanson sur le Heimat, la fusion de l’individu dans le tout) : c’est comme une autoréférence, par quoi Heimkehr, comme film et donc œuvre d’art au même titre que n’importe quelle chanson, manifeste son véritable statut, c’est-à-dire sa subordination à une fonction sociale très précise qu’est le fait de faire valoir la grande Allemagne. C’est en ce sens qu’il n’y a pas de divertissement apolitique dans le cinéma nazi. 7. Horkheimer écrit à propos du fascisme italien : « La prétention de Mussolini déclarant “provenir immédiatement des orientations les plus actuelles de l’esprit européen et spécialement des courants relativistes de la philosophie”, trouve sa confirmation dans le fait que le mouvement qu’il conduisait ne s’était fixé aucun programme, se dénommant selon la situation aristocratique ou démocratique, révolutionnaire ou réactionnaire, prolétarien ou antiprolétarien, pacifiste ou antipacifiste. » (1978 : 243) 8. Cette perspective sur l’idéologie nazie a en outre un avantage : elle interdit, contre une certaine lecture contemporaine du cinéma nazi dit « de divertissement », de prétendre qu’on trouverait dans celui-ci une certaine forme de résistance et de contestation de « l’idéologie nazie ». Voir Dufour (2014). 9. G. Trimmel, « Der nationalsozialistische Spielfilm „Heimkehr“. Strategien der Manipulation und Propaganda », art. cité. 10. Sur Ucicky, voir les quelques lignes dans Büttner (2007 : 16). 11. C’est, par l’investissement affectif causé par l’immersion du spectateur au sein de la diégèse grâce au talent du scénariste et du réalisateur, une quasi expérience que fait ce spectateur des terribles atrocités auxquelles sont soumis les Allemands — complémentarité de la vue objective,

ILCEA, 23 | 2015 133

où le spectateur n’est pas impliqué, des documentaires qui traitent le même thème dans le même sens (Feuertaufe, Feldzug in Polen) : voir Brockmann (2010 : 46).

RÉSUMÉS

Cette contribution traite du film de Gustav Ucicky, Heimkehr (1941). Ce film appartient à la propagande nazie par laquelle celle-ci cherche à justifier l’occupation de la Pologne. À l’occasion de l’analyse de ce film, je montre qu’il n’y a pas chez les nazis d’idéologie positive. Ils utilisent tout ce qui est utile dans une situation particulière pour faire valoir quelque chose (ici l’occupation de la Pologne). Ainsi mettent-ils en avant dans ce film (comme dans le documentaire Maladie héréditaire) la valeur de l’humanisme. En outre, l’analyse montre comment Ucicky est un réalisateur doué, qui utilise toutes les forces de la langue cinématographique pour montrer l’exclusion des Allemands et pour toucher et influencer le spectateur. Ce sont les mêmes moyens filmiques qui seront utilisés ensuite, dans les films d’après-guerre (comme Holocaust ou La Liste de Schindler), par les films sur l’extermination des juifs.

Gustav Ucickys Film Heimkehr (1941) gehört zu den Propagandafilmen, durch welche die Nazis die Besetzung Polens zu rechtfertigen suchten. Anlässlich der Untersuchung dieses Filmes zeige ich, dass es bei den Nazis keine positive Ideologie gibt. Sie benutzen immer alles, was ihren politischen Zielen (hier der Besetzung Polen) dienen kann. So geben sie in diesem Film (wie im Kulturfilm Erbkrank) dem Wert des Humanismus den Vorrang. Außerdem zeigt die Analyse, dass Ucicky ein begabter Regisseur ist, der alle filmischen Stilmittel benutzt, um die Unterdrückung der Deutschen und den Sadismus der Polen zu zeigen und somit die Zuschauer zu rühren. Ausgerechnet diese filmischen Stilmittel greifen Nachkriegsfilme wie Holocaust oder Schindlers Liste auf, um mit den Opfern der nationalsozialistischen Massenverbrechen Mitleid zu erwecken.

INDEX

Schlüsselwörter : Heimkehr, Film im Dritten Reich, NS-Weltanschauung, Propagandafilm, Humanismus, Menschenwürde, Tiere, Frau, Polen, polnisches Volk, Deutschland, deutsches Volk Mots-clés : retour, cinéma nazi, idéologie nazie, film de propagande, humanisme, dignité humaine, animaux, femme, Pologne, Polonais, Allemagne, Allemand

AUTEUR

ÉRIC DUFOUR Université Paris 7

ILCEA, 23 | 2015