4. Enquête sur l'espace d'une œuvre, à partir de l'étude d'un tableau

4. Enquête sur l'espace d'une œuvre, à partir de l'étude d'un tableau Michel Motré

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L'analyse de l'"Intérieur aux aubergines" de Matisse conjointe à la lecture de "L'Espace plastique" de Michel Guérin invite à parcourir, à découvrir et à interroger des espaces, de l'espace fictif créé par le peintre aux espaces particuliers et muséaux de présentation.

Pour rendre hommage à Michel Guérin, l'esthéticien, l'enseignant-chercheur, l'ami, et saluer son apport scientifique à l'appréhension de la question de l'Art, je vais proposer au lecteur de conduire une enquête portant sur une œuvre picturale. Le terme enquête est préféré à ceux d'étude, que je réserve au tableau, et d'essai (ce qui serait présomptueux). N'étant ni philosophe, ni historien de l'art, mon propos sera celui d'un pédagogue des arts plastiques, soucieux de partager une « expérience de la perception ». Outre le plaisir de poursuivre les échanges sur l'Art, dont ceux qui ont ponctué les quatre années du concours de l'agrégation d'arts plastiques, c'est animé du désir d'éprouver, avec un bagage enrichi (merci Michel Guérin), une rencontre avec une œuvre que j'amorce ce travail. Dans l'introduction de son ouvrage L'Espace plastique[1], Michel Guérin nous sensibilise à ce qu'est l'œuvre et à sa non-coïncidence avec l'objet-œuvre (par exemple un tableau). Il pointe aussi la tendance à « restreindre la question de l'espace à la démarcation entre espace réel, celui du spectateur, et l'espace interne de l'œuvre, sans trop savoir comment articuler un troisième terme, le lieu où celle-ci est exposée ». En me fondant sur ces réflexions et leur développement, je vais enquêter afin d'apporter des éléments de réponse à la question : Que nous révèle l'objet-œuvre de l'œuvre ? Le travail sur les œuvres constituant un des piliers de toute formation artistique, j'en recherche une qui pourrait constituer un riche terrain d'expérience. Mon choix se porte rapidement sur l'Intérieur aux aubergines (1911), tableau d' (1869-1954). Il appartient à la collection du Musée de Grenoble (Isère) depuis 1922 et il a connu un itinéraire singulier, depuis sa conception jusqu'à son actuelle présentation. Pour cette œuvre, on pourrait parler de fortune ou de destin.

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Pourquoi le choix de cette œuvre ?

Quatre tableaux de grand format ayant pour sujet un intérieur ont été peints par Henri Matisse en 1911. Ce sont, énoncés dans l'ordre chronologique de leur réalisation : l'Atelier du peintre ou Atelier rose - 1,72 x 2,05 cm - (peint dans l'atelier d'Issy-les-Moulineaux), conservé au Musée Pouchkine de Moscou, La Famille du peintre - 1,43 x 1,94 cm - (peut-être peint à Issy-les-Moulineaux), visible au Musée de l'Ermitage de Saint-Pétersbourg, l'Intérieur aux aubergines - 2,10 x 2,44 cm - (peint dans l'atelier de Collioure - Pyrénées orientales), donné par la famille Matisse [2] au Musée de Grenoble et L'Atelier rouge - 1,81 x 2,19 cm - (peint dans l'atelier d'Issy-les-Moulineaux), exposé au M.O.M.A. de New York. De cette série dite des "Intérieurs symphoniques", Intérieur aux aubergines est le seul visible dans les collections françaises.

Si trois grands intérieurs sont des peintures à l'huile sur toile, Intérieur aux aubergines est une tempera à la colle sur toile, choix audacieux sur lequel nous reviendrons.

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Après avoir été acquise par Michael et Sarah Stein en 1912, elle a été rachetée par Matisse en 1917, quand la famille Stein quitte son appartement du 58, rue Madame à Paris pour regagner momentanément les Etats-Unis. Après cette date, elle apparaît amputée de sa large bordure. L'œuvre qui nous est maintenant donnée à voir n'est donc pas celle qui avait été initialement conçue.

Intérieur aux aubergines peut être appréhendée, à bien des égards, comme une œuvre « expérimentale ». Enfin, et c'est une considération très personnelle, Intérieur aux aubergines est une composante majeure de la collection grenobloise du XXème siècle que j'ai contribué à faire découvrir aux enfants et aux adultes (enseignants et parents), dans l'exercice de ma mission pédagogique au musée de la ville (1979-1988).

Que percevons-nous de l'objet-œuvre, tel qu'on peut le voir actuellement au Musée de Grenoble ?

Intérieur aux aubergines est un tableau de grand format qui se présente au spectateur directement, sans encadrement. Si c'est d'abord la figuration [3] de l'atelier de Matisse à Collioure, c'est aussi un paysage (imaginaire) dans un intérieur où prolifèrent différents motifs végétaux qui en saturent l'espace : sur les murs et le sol, des fleurs réduites à cinq pétales ; au centre de la surface, un jeu d'arabesques en courbes et contre-courbes formé d'éléments décoratifs tels que rinceaux, palmes ou bouquets, et par les trois aubergines.

Dans cette composition dont on connaît une représentation serrée (focalisée) sur la table, Nature morte aux aubergines [4] (1911), trois aubergines constituent le point central de vision. Leur font écho les palmes de la nappe rouge et les volutes du paravent vert. Aux objets de la table, aubergines, assiette avec deux poires vertes, sculpture (peut-être un écorché) et vase, le paravent forme un premier écran autour duquel s'organisent avec stabilité d'autres rectangles - porte, miroir, cheminée, cadres et fenêtre -, dans une surface initialement limitée par une bordure peinte dont subsistent, sur les bords, d'infimes traces de peinture rouge. L'ensemble affirme d'emblée son caractère frontal. Les espaces plans sont organisés pour dialoguer, ce que Thierry Raspail synthétise par la formule « le tableau est un système de relations » [5] entre éléments plastiques (formes, motifs décoratifs et couleurs) qui se répondent sur une surface rectangulaire. A la traduction volumétrique de l'atelier et de ses abords, Matisse substitue un traitement qui annihile l'effet de profondeur. Sa vision, en rupture avec celle des « peintres classiques », se fonde sur une configuration dynamique qui emporte pour les associer [ici plastiquement] espace, mouvement, image [6]. D'abord, les murs et le sol, dont les nuances de brun permettent d'en distinguer les limites. S'y superposent, selon une distribution régulière, des motifs floraux bleu pervenche (les clématites de son jardin) qui affirment la surface du tableau. Puis, de gauche à droite, la cheminée et le carton à dessin qui la jouxte sont les seules traces de représentation perspectiviste. Ils sont positionnés selon une oblique qui engage le regard du spectateur, dans une traversée de la surface du tableau, en diagonale et en escalier, jusqu'à la fenêtre. Le miroir ensuite, ajoute une note décalée en renvoyant un reflet, à la fois illusionniste dans le hors-champ qu'il révèle, mais aussi irrationnel tant dans le traitement du sujet - l'assiette avec les poires ainsi que les motifs végétaux de la nappe ont disparu - que dans le jeu des plans qui semblent basculer. Derrière le paravent, on perçoit quelques indices d'une pièce avec vue sur les alentours :

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une porte ouverte, un mur bleu ciel, un rideau à carreaux et une ouverture sur une colline. Les formes de la nappe et du paravent suggèrent relief et volume, perception aussitôt contredite par le traitement en aplat de la couleur et des motifs décoratifs [7]. A l'instar de la « reprise » sur le paravent opérée à l'aide d'un rectangle ocre parsemé de bouquets, la surface de la nappe et celles du paravent apparaissent comme découpées dans des lais de papier-peint. Cela vaut aussi pour les murs et le sol « fleuris ». La fenêtre, enfin, est loin de constituer une ouverture spatiale et lumineuse, telle que le peintre hollandais Pieter de Hooch la traite dans le tableau Mère épouillant son enfant [8]. Point de boite scénique dans la peinture de Matisse. Néanmoins, l'artiste donne à percevoir des éléments colorés et contrastés de construction, de végétation et de morphologie du paysage [9]. Ensemble, ils créent un écho plastique - fragments et reprise de couleurs - avec la surface correspondant à l'image reflétée par le miroir. La fenêtre peut ainsi être perçue comme une tapisserie murale. Le traitement frontal de l'espace pictural qui caractérise les quatre « intérieurs symphoniques » de 1911 conjugue à la fois l'expérience cézanienne [10] et celle de l'utilisation de la couleur pure, posée d'abord par touches - période post-pointilliste puis « fauve » - et désormais plus en aplats. La confrontation de La Desserte rouge [11] de 1908 avec les quatre grands intérieurs de 1911 montre que cette évolution intervient quand Matisse opère la synthèse des apports de Cézanne, de Gauguin, de Seurat et de son expérience fauve. L'espace pictural d'Intérieur aux aubergines constitue une vaste composition construite par les surfaces de couleurs [12] d'où la lumière émane ; deux effets d'éclairage sont néanmoins présents, un éclat réalisé d'un coup de pinceau sur chaque aubergine et une ombre dans la cheminée. Les choix colorés de Matisse se portent sur une palette de tons purs. Différents verts à dominante émeraude côtoient, dans un affrontement direct, leur complémentaire - le rouge -, créant ainsi des effets de contraste lumineux. Ces verts s'organisent sur une diagonale. La majeure partie de la surface (sol et murs) est traitée dans des bruns qu'éclairent les ocres, utilisés pour figurer la statuette (peut-être La Danse), les cadres, les pieds de la table, la porte et le battant de la fenêtre), ainsi que le bleu des motifs floraux. Toutefois, et cela a été analysé lors de la restauration de cette œuvre à la fin des années 70, plusieurs surfaces révèlent des superpositions colorées (essais). Elles attestent d'intentions [13], animées par le souci de créer un espace plastique harmonieux, « symphonique », qui se sont affirmées dans la pratique. « La tendance dominante de la couleur doit être de servir le mieux possible l'expression. Je pose mes tons sans parti-pris. Si au premier abord, et peut-être sans que j'en ai eu conscience, un ton m'a séduit ou arrêté, je m'apercevrai le plus souvent, une fois mon tableau fini, que j'ai respecté ce ton, alors que j'ai progressivement modifié et transformé tous les autres. Le coté expressif des couleurs s'impose à moi de façon purement instinctive » [14]. En introduction, j'ai mentionné une singularité technique (matérielle) de cette peinture ; c'est une détrempe à la colle sur toile. La peinture à la colle est une technique très ancienne pratiquée depuis l'Antiquité qui se compose de pigments broyés, détrempés (à l'eau), puis liés à de la colle (colle de peau ou gomme arabique). Cette technique, qui est aussi celle des décorateurs de théâtre, nécessite une exécution rapide, n'autorise les recouvrements que sur des surfaces sèches et requiert une préparation poreuse du support sur lequel la couleur adhère. Or, pour Intérieur aux aubergines, il n'y a pas eu de préparation préalable. De plus, Matisse a parfois posé quatre ou cinq couches de couleurs différentes sur certaines surfaces. Au fil du temps, on a constaté que de fines particules de pigment constituant la surface colorée se détachaient du support. Les conservateurs ont d'abord choisi de présenter l'œuvre recouverte d'une vitre, puis de la soustraire aux regards du public, avant et pendant sa restauration, jusqu'à son nouvel accrochage sur les murs du Musée de Grenoble en 1980. Pourquoi ce choix audacieux alors que, concomitamment, Matisse réalise différents tableaux de

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paysage à la peinture à l'huile dont Vue de Collioure et la mer [15] ? Plusieurs hypothèses peuvent être évoquées : les conditions matérielles peu adaptées au traitement de grands formats à l'huile et le recours à la technique des décorateurs de théâtre, l'urgence d'une commande (peut-être de Michael et Sarah Stein qui acquièrent ce tableau avant la fin de l'année 1911) ou encore la nécessité impérieuse de donner corps à un projet artistique ambitieux. Une lettre de Matisse au collectionneur Ivan Morosoff, datée du 19 septembre 1911 donne du crédit à quelques-unes de ces hypothèses mais, faute d'informations précises de la part de l'artiste, il nous est impossible d'en privilégier une avec certitude [16]. Enfin, et pour cela nous nous référerons à la définition du tableau de Maurice Denis [17], nous souhaitons évoquer comment la surface plane est couverte en nous attachant à la présence du corps de l'artiste telle qu'on peut en déceler des indices dans cette œuvre. Quand il travaille sur la surface initiale de près de 7,5 m2 (2,44 x 3,05 cm) [18], Matisse est d'abord physiquement confronté à un mur de toile dont il ne peut appréhender la totalité de la surface. Ce n'est pas nouveau pour lui. Il en avait auparavant fait l'expérience, notamment pour , rebaptisé la Joie de vivre, tableau de 1906 de grande dimension (174 x 238 cm). Sauf à recourir à l'improvisation, mais on sait le peintre trop réfléchi, une telle configuration requiert au préalable, à défaut d'études connues comme c'est le cas pour la Joie de vivre, une mise en place des surfaces dont on peut considérer qu'elle est définitive. En effet, pas de repentir décelable ; un seul élément est recouvert, il s'agit d'un châssis ou d'un cadre dans la cheminée. Le rapport du corps de celui qui peint à l'espace plastique investi sollicite alors des gestes amples pour couvrir les plus grandes surfaces, des balayages qui sont visibles dans le traitement des murs et surtout du sol. Sur ces surfaces sont posées, par petits mouvements circulaires, des empreintes de brosses qui forment les pétales des fleurs bleues. Les traces des gestes sont aussi perceptibles dans les arabesques comme sur les cadres, la nappe et le rideau à carreaux bleus et blancs. Quelques artistes visiteurs de Matisse à Collioure (Camoin ?) mentionnent l'enthousiasme et l'énergie manifestée par l'artiste à l'œuvre, ainsi que les grands pots de peinture utilisés. Une certaine jubilation était perceptible lors et dans la réalisation de cette œuvre.

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Qu'est-ce qui fonde sa dimension décorative ?

Dans son courrier à Morosoff de septembre 1911, Matisse emploie le qualificatif « décoratif » pour caractériser Intérieur aux aubergines. Plus près de nous, dans le fascicule réalisé à l'occasion de la présentation au public du tableau restauré, Pierre Gaudibert, conservateur en chef du Musée de Grenoble (1978-1985) propose quelques éclairages sur le sujet : « Le « décoratif » est ici un langage plastique dans son autonomie relative d'agencement équilibré de plans colorés à l'égal de la poésie ou de la musique, créant du sens, suscitant chez tous des potentialités énergétiques d'émotion calme, de plaisir savoureux [Luxe, calme et volupté ?]. C'est le décoratif tel que l'avait déjà compris Gauguin dans le traitement des thèmes tahitiens, qui est également différent de celui indiqué par l'expression « arts décoratifs » et dont le papier peint ou le tapis [19] peuvent être des exemples, intégrés chez Matisse en tant qu'éléments de langage. L'Intérieur aux aubergines nous montre un audacieux assemblage équilibré de plans colorés, fait "d'une façon expressive et constructive" (Matisse), où l'expression inscrite est indissociable de la spécificité formelle du tableau » [20].

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Dès 1903, sa visite de l'Exposition d'Art musulman au Musée des arts décoratifs éveille « non seulement [son] goût des tons purs mais aussi le sentiment de l'arabesque colorée » [21]. Matisse manifeste en effet un intérêt pour les arts non-européens (africain, musulman, persan, égyptien, esquimau) et les mosaïques byzantines. Il y trouve des réponses à ses questions sur l'origine de la modernité de sa culture et sur les rapports qu'elle entretient avec, notamment, la culture orientale. Quand Michael et Sarah Stein emménagent à Paris, Sarah présente à Matisse l'anglais Matthew Prichard, spécialiste de l'art byzantin et conservateur des antiquités classiques au Fine Arts Museum de Boston, dont la réflexion sur le décoratif ne manquera pas d'influencer sa peinture. A son contact, Matisse se montre aussi sensible à la théorie de Bergson sur la perception et adhère à l'idée bergsonienne que l'artiste s'intéresse à la découverte et l'expression de la réalité. En octobre 1910, il se rend à l'exposition d'Art islamique de Munich où il est séduit par l'impression de grandes surfaces plastiques et étudie avec intérêt la profusion des surfaces ornementales de cet Art [22]. Il en témoigne ainsi : « La révélation m'est venue de l'Orient. A Munich, j'ai trouvé une nouvelle confirmation de mes recherches. Les miniatures persanes, par exemple, me montraient toute la possibilité de mes sensations. Par ses accessoires, cet art suggère un espace plus grand, un véritable espace plastique. Cela m'aida à sortir de la peinture d'intimité » [23]. Pour appréhender plus spécifiquement le caractère décoratif d'Intérieur aux aubergines, il est nécessaire de nous reporter à l'œuvre telle qu'elle a été peinte en 1911. Les seuls témoignages physiques dont nous disposons sont d'une part l'aquarelle [24] que Matisse réalisa à l'automne 1911, probablement exécutée après la peinture, et d'autre part des photographies [25] de la pièce principale de l'appartement de Michael et Sarah Stein, rue Madame, à Paris. A l'origine, Intérieur aux aubergines propose la vision personnelle de l'atelier de Collioure ceinte d'une large bordure bleue pâle ponctuée des mêmes fleurs à cinq pétales qui animent la surface principale, mais de couleur jaune d'or. La limite entre l'atelier et la bordure est marquée par une ligne rouge dont subsistent des traces dans l'œuvre visible au musée de Grenoble. Cette configuration n'est pas sans rappeler celle des tapis persans où la bordure principale complète l'ornementation et, tout en en limitant l'espace, donne un équilibre à l'ensemble. « La vision intégrale, par opposition à une perception partielle et analytique », pour reprendre le propos de Matthew Prichard, résulte ici du choix (audacieux) de Matisse qui ne se satisfait pas de représenter des tapis persans comme dans La Famille du peintre [26]. Il présente une peinture comme un tout cohérent, affirmé jusqu'à la présence d'une bordure peinte, synthèse d'une perception et d'un parti-pris décoratif. Ce tableau fait synthèse, au sens où les parties ne valent que parce qu'elles sont constitutives d'un tout, mais sans constituer une image synthétique, « puisque le cœur de l'image est un (non)lieu scénique, le pur, l'insaisissable échange de l'emplacement et du déplacement »[27]. La photographie du mur sud de la pièce principale de l'appartement de la rue Madame montre le tableau accroché à sa cimaise sur un pan détaché dont il occupe quasiment toute la surface. Il est situé au dessus d'un long radiateur de chauffage central. Dans cette pièce de réception entièrement dédiée aux œuvres de Matisse (peintures et sculptures), à la fois salon, salle à manger et bureau, il tient une place majeure, tant par ses dimensions que par sa présentation autonome. Dépourvu de cadre [heureusement], il révèle toute l'étendue de son espace. La photographie engage aussi une autre réflexion liée à la présentation du tableau et, pour reprendre le propos de Michel Guérin, au rapport avec le spectateur, ici les propriétaires et les visiteurs. Ainsi accroché, dans un espace particulier, Intérieur aux aubergines constitue un élément d'un système perceptif qui pourrait être qualifié de gigogne : une représentation d'intérieur dans un intérieur (bourgeois). Cette présentation n'est d'ailleurs pas sans rappeler celle, naguère, des tapisseries murales. Mais s'agissant d'une peinture qui, tant s'en faut, ne revêt aucun caractère illusionniste, ce sont bien les choix à la fois esthétiques (choix du collectionneur et manière de donner à voir) et artistiques - une œuvre de

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Matisse dans un lieu-espace exclusivement dédié à l'œuvre de l'artiste - qui priment, même si la fonction de la peinture dans ce lieu ajoute encore à sa composante décorative. Enfin, nous constatons sur d'autres photographies de la pièce [28], que les tableaux et dessins de petits formats sont accrochés selon les règles d'exposition qui prévalaient dans les musées - juxtapositions verticales et horizontales - alors que l'Intérieur aux aubergines occupe la place [d'honneur] qui a été conçue pour lui [29]. Quiconque pénétrant dans ce lieu ne pouvait ignorer sa présence.

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Quelles incidences du temps et du lieu de présentation sur la perception de l'œuvre, après 1917 ?

Parmi les arguments qui ont orienté le choix de cette œuvre de Matisse pour aborder quelques questions relatives à l'espace plastique, il y a la transformation dont elle a fait l'objet. Nous connaissons l'anecdote concernant Pierre Bonnard qui retouchait, par nécessité plastique et artistique, certains de ses tableaux exposés dans les musées, au grand dam des gardiens chargés de la surveillance ; mais il se limitait à intervenir sur la couleur par de petites touches de peinture, ses poches contenant le nécessaire : tubes et pinceaux. Aussi, s'il n'est pas rare de trouver dans les collections des musées des peintures qui ont fait l'objet de démantèlements puis de disséminations [30], voire de divisions, ou encore de recadrages opérés par des propriétaires successifs, il est par contre exceptionnel d'être en présence d'une œuvre, dûment répertoriée et photographiée, sur laquelle l'artiste intervient ultérieurement avec autant de radicalité. L'œuvre n'est certes pas toujours considérée comme définitivement (immuablement) aboutie ; le temps s'écoulant, des problèmes jugés imparfaitement résolus peuvent conduire l'artiste à ré-intervenir sur son travail. Une telle transformation reste exceptionnelle, même s'il existe quelques exemples d'œuvres détruites par leurs créateurs.

A propos du tableau qui nous intéresse, une énigme demeure. Pourquoi, entre 1917 - date du rachat de l'œuvre - et 1922 - date de sa donation au Musée de Grenoble -, Matisse décide-t-il de l'amputer de sa bordure ? Aucun témoignage de l'artiste ou de son entourage n'apporte de réponse à cette question. Avant de proposer quelques pistes, revenons à la spécificité de cette œuvre. J'ai évoqué en introduction son caractère « expérimental » qui constitue, dans son état initial, un objet singulier dans l'œuvre de Matisse. En effet, à la date de sa création, Intérieur aux aubergines est la seule peinture de grand format où Matisse affirme avec autant de force un parti-pris décoratif ; la large bordure ornée des mêmes fleurs que l'espace intérieur figuré conférant au tableau son statut particulier. J'écris : la seule peinture de grand format, en effet, car il existait une peinture plus petite, aujourd'hui disparue (détruite ?), figurée dans L'Atelier rouge, qui présente des éléments décoratifs similaires (ponctuation de la surface par des fleurs à cinq pétales et bordure ou cadre peint). La présence de la bordure annihile les extensions spatiales potentielles (hors champ) engendrées par les composantes que le cadrage coupe : cheminée, statuette, cadre, partie droite de la fenêtre. Le cadre-bordure peint, telle la bordure d'une table de billard qui renvoie la bille, contribue au mouvement à la fois centripète et centrifuge du regard sur la surface du tableau, sans qu'il ne puisse s'échapper. C'est ce que pointe Christine Breton quand elle écrit : « par cet encadrement, Matisse affirme non plus le sujet, le narratif central, la forme, la vision focalisée, hiérarchisée, des bords (anecdotiques) au centre (capital), mais il inverse tout ce rapport en marquant :

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- Aucun centre centralisateur affirmé, mais des éléments plastiques égaux entre eux répartis sur la surface se renvoyant les uns les autres. Plus d'illusion d'organisation cohérente. Liberté de divagation de l'œil sur cette surface. - Une surface peinte unifiée : la peinture se définit par ses bords. C'est-à-dire par elle-même et non seulement par son sujet. Le cadre peint définit la peinture ; la surface peinte rendue homogène et unifiée par le cadre est affirmée par ses grandes dimensions. » [31] La première piste pourrait donc se construire sur l'intention du peintre de libérer de cette bordure-limite (considérée peut-être comme redondante ?) l'espace plastique investi pour renforcer l'attachement du motif à la picturalité [32] et aussi pour permettre au tableau de révéler toute son étendue [33]. La deuxième piste reprend cette même intention. Cependant, et pour affirmer plus intensément la cohérence de l'objet artistique tableau, Matisse aurait pu vouloir en requalifier la dimension décorative. Comme je l'ai écrit plus haut, cette peinture singulière apparaît comme la synthèse - ou moins positivement comme le compromis - d'un tableau et d'une composition décorative. En peignant en 1911 Intérieur aux aubergines, Matisse expérimente [34], recherche des solutions pour traduire en peinture les caractéristiques spatiales et décoratives perçues dans les pièces d'art islamique, dont celles vues récemment à Munich. Le résultat - a posteriori - peut lui paraître insuffisamment démarqué de ces apports. En supprimant la bordure, l'artiste lève plusieurs ambiguïtés, à la fois conceptuelles et perceptives sur l'espace de la peinture, tout en maintenant la tension dans la représentation entre espace indiqué et espace refusé [35]. Ce geste radical (une amputation) se doit d'être re-situé dans le contexte de l'Œuvre de Matisse. Le rachat de cette œuvre date en effet de 1917. L'étude des peintures produites par l'artiste à partir de 1914 met en évidence deux préoccupations : celle de la forme qu'il cerne fermement jusqu'à autonomiser complètement le dessin [36] et celle d'une synthèse constructive où la géométrie des formes est affirmée [37]. La dimension décorative des œuvres subsiste, mais au-delà du jeu des surfaces ornementales. Peut-être est-ce là ce qui motive sa décision [38] ?

Avant d'envisager une troisième hypothèse, relisons un extrait d'un article de Gino Severini qui cite Matisse à propos d'une expression de Courbet : « on doit pouvoir recommencer un chef-d'œuvre au moins une fois, pour être sûr qu'on n'a pas été le jouet de ses nerfs et du hasard » [39]. J'ai évoqué auparavant les conditions de réalisation d'Intérieur aux aubergines, dont l'énergie est manifestée par Matisse en action. Si le caractère expérimental de cette œuvre est patent, le parcours créateur de l'artiste ne trahit, loin s'en faut, une quelconque sensibilité au hasard, pas plus qu'aux pulsions nerveuses. De même, la démarche « essai/erreur », intrinsèque à l'expérimentation, ne peut être ici sérieusement évoquée. Cependant, Matisse adopte parfois une démarche progressive, notamment quand il propose plusieurs versions d'une peinture ou, plus tardivement, de dessins conçus en séries et variations. Ainsi, en 1908, il réalise pour Stschoukine un premier tableau reprenant le thème de La Desserte [40]dans une harmonie bleue avant, quelques mois plus tard, d'envoyer au même collectionneur un tableau de composition identique mais entièrement peint dans une harmonie rouge, La Desserte rouge. Comme le remarque Jacques Lassaigne [41], il adoptera cette pratique jusqu'à décider d'une version satisfaisante. Au terme de ces quelques hypothèses (ou suppositions), et faute de pouvoir apporter une réponse définitive, considérerons ce nouvel état comme étant, pour Matisse, la forme la plus aboutie du projet artistique poursuivi dans Intérieur aux aubergines dès 1911.

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Les lignes qui suivent vont s'attacher à relater comment et pourquoi la mise en espace de l'œuvre dans le lieu musée a pu évoluer, tout en montrant les incidences sur l'œuvre et la perception de ce qui est au centre de notre propos, l'espace plastique du tableau. En 1922, l'œuvre intègre le Musée de Grenoble après le don de la famille Matisse. Sur la photographie de la salle des collections modernes qu'avait rassemblées le « conservateur novateur » Andry-Farcy [42] - la photographie n'est pas datée mais semble être postérieure à 1929 - elle est présentée au public encadrée d'une moulure en bois. Ce cadre participe de son intégration muséale, l'isole du mur et en protège les limites. En effet, et cela dans le respect des règles de la muséographie de l'époque, il n'était pas concevable d'exposer une œuvre sans encadrement ( !). Le cadre prend appui sur le rebord du lambris de marbre gris. Le tableau est présenté à une hauteur de vue quasi identique à celle de l'appartement de Michael et Sarah Stein. Outre qu'il semble « défendu » par Le Fauve, sculpture d'Ossip Zadkine réalisée et acquise en 1921, le tableau s'offre pleinement au regard du spectateur, mais, du fait de la présence du cadre, l'autonomie de son espace plastique est amoindrie.

Le visiteur du musée de l'époque est confronté à une œuvre de Matisse dont il ne peut soupçonner la genèse ; le cadre de bois lui cache les indices de la configuration antérieure (traces de peinture rouge et découpe non rectiligne de la toile). Intérieur aux aubergines apparaît ainsi d'emblée comme un objet artistique réalisé à partir d'éléments visuels identifiables. Il donne à voir la représentation d'un sujet (l'atelier à Collioure) qui investit la totalité de la surface de manière synthétique et où « tout est vu en même temps », sur un même plan. Cette caractéristique suscitera les réactions indignées de visiteurs ne jurant que par l'académisme ! Présenté dans la salle des collections modernes, il côtoie orthogonalement, parmi d'autres, quelques œuvres identifiables : La Femme au col Blanc d'Amedeo Modigliani (1917), Femme nue d'André Derain (acquisition de 1929) et peut-être Cra-Cra de Charles Despiaux, bronze de 1917. Derrière, on perçoit Femme à l'éventail (1913) de Kees Van Dongen donnée au musée en 1927. La division par des cloisons de l'espace muséal crée des îlots d'intimité. L'espace de présentation ainsi restreint, en reconstituant celui d'un appartement, contribue

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à focaliser le regard du spectateur, et aussi à renforcer la monumentalité de la peinture de Matisse. Enfin, et du point de vue de la muséographie, outre le lieu d'exposition et la manière d'exposer, c'est la proximité d'œuvres historiquement proches (de 1911 à 1921) qui prévaut ici.

Au fil des années, la toile est déplacée à plusieurs reprises. La première photographie qui suit, certainement antérieure à la précédente, montre Andry-Farcy posant devant Intérieur aux aubergines . Deux caractéristiques de la présentation de l'œuvre se font jour. Notons tout d'abord le choix d'installer, à proximité et sur la gauche du tableau, l'Allée d'arbres dans le bois de Clamart. Le conservateur, animé certainement d'intentions esthétiques (et pédagogiques), a choisi d'accrocher les deux œuvres de Matisse sur un même panneau. Nous relevons ensuite la présence d'un banc. S'il crée une protection et une mise à distance, pour engager le spectateur à se reculer afin qu'il embrasse la totalité de la peinture, il invite aussi le visiteur à s'asseoir et à lui tourner le dos ! Mais peut-être n'est-ce dû qu'à un effet de la mise en scène du photographe. Une dernière photographie de la salle des collections modernes du rez-de-chaussée de l'ancien Musée de Grenoble, prise pendant la guerre, propose une présentation singulière du tableau de Matisse.

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L'Intérieur aux aubergines, toujours encadré, est accroché à la cimaise basse qui court au milieu de la hauteur du mur de la salle, sa partie supérieure étant alignée sur celle du tableau de Van Dongen. La particularité de cet « accrochage » (qui n'en est pas tout à fait un) réside dans le choix d'une estrade surmontée de deux patins, le tout en bois, sur lesquels repose la base du cadre. Observons que la hauteur (estrade et patins) est quasi équivalente à la hauteur de la bordure coupée par Matisse. L'aurait-on alors, dans son état originel, directement posé sur le sol ? Non, indubitablement.

Présentée ainsi, quasiment de plain-pied, la peinture est accessible, et la projection dans son espace plastique s'opère spontanément ; la perception de l'œuvre est en effet facilitée par un positionnement du regard qui ne nécessite pas de lever les yeux. Cependant, ce choix a pour conséquence de transformer la nature même du tableau, à la fois en écran (de projection d'un espace pictural), mais aussi et surtout en partie d'un tout (tableau et socle) qui, en art contemporain, s'apparente à une installation. La mise en scène est ici encore accentuée par la présence des deux bustes sur socle qui encadrent le tableau, semblant le garder. L'événement qui va remettre en question l'appréhension de l'œuvre, et par conséquent de son espace pictural, survient à la fin des années 1960. J'ai évoqué précédemment dans ce texte, le fait que de fines particules de pigment coloré de cette détrempe à la colle se désolidarisaient du support. La décision de présenter la peinture sous-verre, posée sur un socle incliné, a eu pour conséquence temporaire de réduire la dégradation de l'œuvre, mais elle a aussi considérablement transformé sa perception. Comment, dans ces conditions singulières d'exposition, s'agissant d'une peinture, percevoir l'œuvre ? Peut-on encore parler de tableau ? L'absence de vision frontale transforme le grand rectangle en trapèze et crée des effets de « raccourcis » dans ses parties supérieures. Le regard du spectateur surplombe l'objet sans pouvoir pleinement saisir l'œuvre. La longue et délicate restauration engagée dans les années 70 a mobilisé le concours du CNRS pour des analyses en laboratoire, l'Institut textile de France et des laboratoires de recherche des Musées de France et des Monuments historiques. Elle a permis de refixer les couches de pigment

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posées sur la toile d'origine qui a été contrecollée sur une nouvelle toile de lin. En mars 1980, le public a enfin pu redécouvrir le tableau, consolidé et présenté sans encadrement. Il sera ensuite et est désormais présenté sur un mur blanc. Une nouvelle vie s'ouvre pour cette œuvre après bien des vicissitudes. L'état actuel de l'objet-œuvre autorise d'en apprécier toute la valeur artistique.

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Quels éléments prospectifs pour conclure ?

Parvenu au terme de ce que j'ai nommé une enquête sur l'espace d'une œuvre à partir de l'étude de l'Intérieur aux aubergines, investigation sous-tendue par la question initiale : Que nous révèle l'objet-œuvre de l'œuvre ? , un des enseignements marquants réside dans l'écart entre les deux états successifs de la peinture considérée. L'écart constaté témoigne d'une nécessité qui s'est imposée à l'artiste dans l'entre-deux temporel, depuis l'aboutissement du tableau avec son cadre peint sur la toile (aboutissement qui deviendra donc momentané, quelques années plus tard), jusqu'à la décision de découper la bordure, L'entre-deux temporel, dans le cas qui nous occupe, engendre un entre-deux conceptuel et plastique qui, même s'il n'est pas aisément perceptible dans l'objet-œuvre exposé, ajoute à la densité de l'œuvre. Ce constat, avec ses incidences sur la perception de l'œuvre, nous incline à proposer d'ajouter à la réflexion de Michel Guérin relative à la question de l'espace (espace réel, espace interne, espace du lieu) une quatrième approche concernant le temps : espace et temps (à ne pas confondre avec l'espace-temps). Le temps dont il est question, c'est celui de l'artiste, celui de la genèse de l'œuvre et celui de son étude. Ses effets sont repérables aux évolutions de l'œuvre-objet plastique, de sa présentation, et par conséquent aux modifications de son espace, mais aussi de sa perception en tant qu'objet artistique.

La deuxième voie qui s'ouvre est due à la présence, dans l'Intérieur aux aubergines, de deux sculptures de Matisse. Dans le lieu-atelier figuré, avec ses différents objets relevant de la pratique de l'artiste (cadres ou châssis), Matisse représente fréquemment des œuvres, inachevées ou abouties. Parmi les tableaux présentant cette modalité, l'Atelier rouge et l'Atelier rose sont des exemples parmi les plus significatifs. Figurent des œuvres sculptées, dont La Serpentine (1909), ou peintes, Luxe II (1907) et Le Jeune marin II (1906-1907), ainsi qu'un nu couché inscrit au centre d'un espace décoratif [j'ai évoqué sa disparition (destruction ?) plus haut]. La présence d'étapes ou de moments de la pratique artistique dans les tableaux peut nous conduire à parler ici d'autocitation ou de peinture autobiographique, même si, comme le précise Roy Lichtenstein, chez Matisse, les œuvres sont « assimilées par le tableau entier » [43]. C'est aussi la marque de la présence du temps de l'œuvre dans l'espace de l'objet-œuvre. La troisième réflexion prend quelques distances, apparentes, avec la question initiale, tout en y étant liée. Elle prolonge l'étude de l'impact de la présentation de l'œuvre sur sa perception. Elle pose la question de l'œuvre dans l'œuvre de Matisse, telle qu'on peut l'aborder à partir de la collection grenobloise. Le Musée de Grenoble, pour reprendre l'expression de Dominique Fourcade, constitue « un des lieux où l'on peut voir Matisse ». Aux deux œuvres déjà mentionnées, s'ajoutent sept peintures, trois sculptures et des dessins, dont les deux séries, F et H qui comportent plusieurs variations. L'ensemble des peintures, réalisées entre 1906 (Les Tapis rouges) et 1917 (Allée d'arbres dans le bois de Clamart) - j'écarte volontairement La Chasse, copie d'après Annibale Carrache qui est une étude d'après le tableau du Louvre -, offre un panorama allant de la période fauve à la

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période de « grande fusion terminale à laquelle Matisse aboutit, en cette année 1917 » [44]. Hormis un achat et trois dépôts, l'ensemble est constitué de dons et du legs Agutte-Sembat [45]. Les conditions attachées à ce legs qui comprend des dessins et cinq peintures de Matisse, stipulent que les œuvres soient exposées en totalité et en permanence dans un local spécialement réservé à cet usage. Le respect de cette clause a pour effet de scinder les œuvres de Matisse en deux lieux. Si on peut voir Matisse au Musée de Grenoble, ce n'est que de manière discontinue ; l'appréhension de l'évolution de sa pratique entre 1906 et 1917 nécessite, de fait, un déplacement du spectateur dans des salles distinctes et, selon les accrochages, souvent éloignées. La perception de l'œuvre et de la démarche qui la sous-tend ne s'en trouve pas facilitée. Enfin, dans ce même contexte du Musée de Grenoble, l'étude de l'Intérieur aux aubergines peut se prolonger par une confrontation avec des œuvres plus contemporaines dont les créateurs ont fait leurs, ou croisent, des partis-pris spatiaux de Matisse. Ce point prospectif appelant de plus amples développements, je me limiterai, s'agissant d'une conclusion, à ne mentionner que quelques artistes dont les œuvres picturales sont visibles en permanence. Ils sont cités en fonction des questionnements liés à l'espace : « l'espace est couleur » (citation de S. Francis) : Sam Francis, From a Coral Cauldron (1969) ; « bâtir l'espace par la couleur » : Wilfredo Lam, Femme nue (1939) ou « espace et complémentarité des couleurs » : Hans Hofmann, Intérieur (27 août 1949) ; « relations formes/couleurs/espace » : Ellsworth Kelly, Red Curve IV (1973) ; Shirley Jaffe, The Diamond (1980) et High Seas (1984) ; « projection des constituants de l'image au premier plan du tableau » : Tom Wesselmann, Bedroom Painting n°31 (1973), « déconstruction et reconstruction de l'espace de la peinture » : Pierre Buraglio, Agrafage (1966) et François Rouan, Flaminia (1971-1974) ; « espace et empreintes ou gestes répétés » : Claude Viallat, Store vert (1976) ; Niele Toroni, Empreinte de pinceau n° 50 répétées à intervalles réguliers de 30cm (1986), « espace et liberté du support en peinture » : Claude Viallat, Sans titre (1972) et Store vert (1976) ; et Michel Parmentier, Sans titre (1966) ...

L'enquête engagée sur l'espace de l'œuvre picturale n'est pas close, tant s'en faut. Elle sera sans nul doute poursuivie et élargie. En peinture, mais aussi dans les dessins, dans les sculptures de toutes formes et dans les performances, sans omettre les pratiques artistiques recourant à la vidéo, au son et aux arts mettant en jeu le corps (dont la danse, chère à Michel Guérin), l'espace constitue une composante physique et intellectuelle intrinsèque à toute création artistique. Cela demeure un objet d'étude inépuisable. L'espace, celui du texte, et le temps dédié à cette enquête, étant contraints, je m'arrête. Mais, auparavant, je tiens à remercier Michel Guérin de m'avoir, malgré lui, amené à rédiger ces lignes, sans oublier ses amis qui m'ont sollicité.

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NOTES

[1] Michel GUÉRIN, L'Espace plastique, collection Théorie, Bruxelles, Editions La Part de l'Œil, 2008, p. 8. [2] Don de Mme Matisse et de mademoiselle Marguerite Matisse en 1922, après le don par Henri Matisse en 1920 de l'Allée d'arbres dans le bois de Clamart (1917), première œuvre de l'artiste à intégrer une collection publique française. [3] Michel GUÉRIN, L'Espace plastique, op. cit. p.94. « Peindre, c'est déposer l'objet (réel) et poser en ses lieux et place sa figure ».

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[4] Henri MATISSE, Nature morte aux aubergines (septembre 1911), huile sur toile, 116,2 x 89,2 cm, coll. Mrs Bertram Smith, in catalogue Henri Matisse 1904-1017, Centre Georges Pompidou, Paris, 1993, p. 296-297. [5] Thierry RASPAIL, in cat. Intérieur aux aubergines, Grenoble, 1980, p.XII. op. cit. p. XIII. [6] Michel GuÉrin, L'Espace plastique, op. cit. p.12. [7] Le qualificatif décoratif adjoint ici au terme motif évite toute confusion avec l'emploi autonome du terme motif, tel que le précise Michel GUÉRIN dans la section 3 Le motif du chapitre 4 Le monde, in Nihilisme et modernité, Essai sur la sensibilité des époques modernes de Diderot à Duchamp, Nîmes, éditions Jacqueline Chambon, 2003, p. 117 à 126. [8] Pieter de HOOCH, Intérieur avec une mère épouillant son enfant, c.1658-60, huile sur toile, Rijksmuseum, Amsterdam. [9] Dans un entretien avec Dominique Fourcade daté de janvier 1975, Pierre Matisse indique que la toile reproduit « l'atelier qui était au premier étage de la maison. La porte qui ouvre derrière le paravent donne sur un escalier extérieur - d'où le fait que par cette porte ouverte (rabattue à l'intérieur de la pièce) on peut voir la continuité de la montagne et du ciel que l'on voyait déjà par la fenêtre. La vue par la fenêtre : ce qu'on pourrait prendre pour une palissade (bleue crénelée) est le mur de la maison appartenant aux propriétaires de celle qu'habitait Matisse. Le toit descend en pente de l'autre côté [et l'on voit] le rebord de tuiles romaines. Le talus rose et le pont : la ligne de chemin de fer. » [10] Marcelin PLEYNET, Système de la peinture, Paris, Editions du Seuil, 1977. Chapitre I, Le système de Matisse, p.30. « Cézanne, comme le note Georges Duthuit, permettra tout d'abord à Matisse de prendre ses distances vis-à-vis de l'impressionnisme, d'arracher à la justification « pléinariste » la construction par les couleurs, et enfin d'utiliser cette construction, non pas comme reproduction d'un phénomène naturaliste, mais comme un « moment » de la connaissance. C'est sur ce chemin que Cézanne l'entraîne ». [11] Henri MATISSE, La desserte rouge, 1908, huile sur toile, 180 x 220 cm, Musée de l'Ermitage, Saint-Pétersbourg. [12] [Matisse] « fait subir à la couleur ses ultimes assouplissements, la dématérialisant, lui retirant toute fonction utilitaire et représentative du réel pour qu'elle soit désormais uniquement tributaire de l'ordre de répartition des surfaces et se modifie au gré de celui-ci, à condition que l'équilibre général de l'œuvre soit respecté ». In Jacques LASSAIGNE, Matisse, coll. Le goût de notre temps, éd. Skira, Genève, 1959, p.61-62. [13] Michael BAXANDALL, Formes de l'intention, 1991, éditions Jacqueline Chambon, p. 81. « L'intention, c'est l'aspect "projectif" des choses ». _[14] Henri MATISSE, Écrits et propos sur l'Art, présenté par Dominique Fourcade, Paris, Hermann, 1972. _[15] Henri MATISSE, Vue de Collioure et la mer, 1911, huile sur toile, 61 x 49,6 cm, M.O.M.A. New York. [16] Henri MATISSE écrit à Ivan Morosoff [collectionneur], 19 septembre 2011 (Collioure) : « Vous verrez au Salon d'Automne un paysage qui vous était destiné et qui n'est resté qu'à l'état d'esquisse [Vue de Collioure, 1911 coll. Donald B. Marron]. Je suis très pris en ce moment par un travail décoratif important. Je pense que vous voudrez bien ne pas m'en vouloir si vous n'avez pas vos paysages ». In catalogue Henri Matisse 1904-1017, Paris, Centre Georges Pompidou, 1993, p. 478. [17] Maurice DENIS, in revue Art et Critique, août 1890 : « Se rappeler qu'un tableau, avant d'être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées. » [18] Michael STEIN mentionne dans une lettre à Claribel Cone, 5 janvier 1912 : « [Nous venons d'acquérir] une très grande décoration nouvelle, d'environ 8 pieds sur 10, qui nous a obligés à réorganiser entièrement les pièces de l'appartement ». In catalogue Henri Matisse 1904-1017,

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Centre Georges Pompidou, Paris, 1993, p. 478. [19] Matisse portera durant toute sa vie un haut intérêt pour les arts décoratifs auxquels il contribuera sous différentes formes. Il peindra en particulier un carton de tapisserie dans lequel on retrouve une composition ceinte d'une bordure à motifs végétaux, Tahiti II, 1936, 238 x 185 cm, gouache sur toile, Musée Matisse, . [20] Pierre GAUDIBERT, Intérieur aux aubergines : le décoratif, article. In cat. Intérieur aux aubergines, op. cit. p.VII. [21] Marcelin PLEYNET, Système de la peinture, op. cit. p. 49. [22] In catalogue, Intérieur aux aubergines, op. cit. p. VIII. [23] Propos de Matisse rapporté par Gaston Diehl in Marcelin PLEYNET, Système de la peinture ; op.cit, p. 45. [24] Henri MATISSE, Intérieur aux aubergines, aquarelle sur papier, 21 x 23,5 cm, collection particulière. [25] Photographie planche 21, Sarah Stein reçoit une visiteuse dans l'appartement du 58, rue Madame, Paris, Intérieur aux aubergines est accroché à l'arrière plan. Propriété de Daniel M. Stein. In catalogue The Steins Collect, San Francisco Museum of in association with Yale University Press, New Haven and London, 2011, p.49. [26] Henri MATISSE, La famille du peintre, printemps 1911, huile sur toile, 143 x 194 cm, Musée de l'Ermitage, Saint-Pétersbourg [27] Michel Guérin, L'Espace plastique, op. cit. p.33. [28] Photographies des murs Est et Sud, planches 373 et 374 in catalogue The Steins Collect, San Francisco Museum of Modern Art in association with Yale University Press, New Haven and London, 2011, p.387. [29] Cf. note 12 [30] Le Musée de Grenoble possède quatre grandes toiles de Francisco Zurbaran figurant des épisodes de la naissance de Jésus. Prélevées du retable majeur du monastère de Jerez de la Frontera avant d'intégrer l'ancienne collection de Louis-Philippe, elles ont été puis d'être données par le général de Beylié au musée en 1901. [31] Christine BRETON, Intérieur aux aubergines : Sujet - motif - fond - (suite)..., in cat. Intérieur aux aubergines, op. cit. p. IV et V [32] Michel GUÉRIN, Nihilisme et modernité, op. cit. p.125. [33] Martin HEIDEGGER, Remarques sur art - sculpture - espace, Paris, édition Rivages p.21. [34] Dominique FOURCADE, Matisse au Musée de Grenoble, 1975, catalogue Ville de Grenoble, p.18. « ... Matisse avait, à l'origine, doté son tableau d'un « faux cadre », d'une bordure, peinte sur toile, de dix-sept centimètres de large environ, bordure reprenant le motif floral (cf. Barr p. 374) ; Matisse lui-même prit ensuite l'initiative d'éliminer ce faux cadre. Ceci nous laisse entrevoir à quelles limites Matisse l'expérimentateur avaient songé porter son projet, décoratif entre tous, et nous permet de mieux mesurer la nature de la démarche matissienne : celle d'un peintre allant sans cesse plus loin jusqu'à ce que, trouvant lui-même qu'il était allé trop loin, son instinct le décide à revenir en arrière - soucieux avant tout du bon fonctionnement de son tableau ». [35] Henri MATISSE, La Fenêtre, 1916, huile sur toile, 146 x 116,8 cm, The Detroit Institute of Arts. [36] Henri MATISSE, La Fenêtre, 1916, huile sur toile, 146 x 116,8 cm, The Detroit Institute of Arts. [37] Henri MATISSE, La Leçon de piano, 1916, huile sur toile, 245,1 x 212,7 cm, The Museum of Moderne Art, New York. [38] Dans son ouvrage déjà cité (p. 92 et suivantes), Michael Baxandall précise cette notion à propos de la démarche de Picasso. [39] Gino SEVERINI, La Peinture d'avant-garde, in Henri Matisse 1904 - 1917, op. cit. p.122. «

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L'œuvre d'art ne peut être uniquement le réflexe immédiat d'une sensation reçue du monde extérieur sans quelque chose de plus complexe et plus organisé. Car dans l'art plastique d'aujourd'hui, tout e faisant la part d'un côté inconscient, on ne doit laisser aucun rôle au hasard de l'improvisation ; d'un côté à l'autre le tableau doit être « composé », « voulu » et techniquement parfait. Je retrouve virtuellement juste cette expression de Courbet qui m'a été dite par Matisse « on doit pouvoir recommencer un chef-d'œuvre au moins une fois, pour être bien sûr qu'on n'a pas été le jouet de ses nerfs et du hasard ». [40] Henri MATISSE, La Desserte, 1897, huile sur toile, 100 x 131 cm, Coll. Niarchos, Athènes. [41] Jacques LASSAIGNE, Matisse, op. cit. p.63-64. [42] Hélène VINCENT, Andry-Farcy, un conservateur novateur. Le Musée de Grenoble de 1919 à 1949, catalogue de l'exposition, Grenoble, 1982, p. 74. [43] Roy LICHTENSTEIN, lettre à Jean-Claude Lebesztejn, 1975 « Il y a quelques années, j'ai commencé plusieurs toiles où mes propres peintures étaient représentées, d'une manière similaire à celle des ateliers de Matisse. Quand je reproduis une de mes peintures dans ma peinture, c'est différent de lorsque Matisse fait la même chose, parce que, même si dans les deux œuvres la toile est assimilée par le tableau entier, elle l'est beaucoup plus chez Matisse ». In Matisse 1904-1917, op. cit. p. 481. [44] Dominique FOURCADE [45] Georgette Agutte, peintre, et Marcel Sembat, député, sont des collectionneurs amis de Matisse. Le legs qui porte leur nom date de 1923. Cf. Hélène VINCENT, Andry-Farcy, un conservateur novateur. Le Musée de Grenoble de 1919 à 1949, op. cit. p.59

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