Anne Charton-Demeur (1824-1892)*
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1 Une cantatrice saintongeaise Anne Charton-Demeur (1824-1892)* Sans doute il est trop tard pour parler encor d’elle ; Depuis qu’elle n’est plus quinze jours sont passés, Et dans ce pays-ci quinze jours, je le sais, Font d’une mort récente une vieille nouvelle, De quelque nom d’ailleurs que le regret s’appelle, L’homme, par tout pays, en a bien vite assez. (Alfred de Musset, À la Malibran, Stances) À l’inverse de la Malibran dont le nom mythique incarne, à lui seul, la diva assoluta, combien d’artistes qui furent illustres en leur temps tombent peu à peu dans un injuste oubli ? Hormis quelques spécialistes, aujourd’hui qui se souvient d’Anne Charton-Demeur ? C’est pourquoi cet article répond à un modeste souhait, celui de rappeler - et en particulier aux Saintongeais, ne serait-ce qu’en évoquant son nom - une femme qui eut son heure de gloire à une époque qui paraît à la fois proche et lointaine, et, le cas échéant, répond peut-être aussi au secret espoir de susciter l’envie, à un chercheur passionné par la musique et par la Saintonge, pour aller plus avant. Dans le Dictionnaire biographique des Charentais, une courte notice, accompagnée d’une gravure, est réservée à Anne Charton-Demeur donnant un aperçu de ce que purent être la vie et la carrière d’une cantatrice admirée et reconnue parmi les meilleures de son époque1. C’est en remontant aux sources qu’on peut essayer de reconstituer le début d’un parcours qui, malgré quelques indices dans l’enfance et l’adolescence, reste néanmoins lacunaire. Toute histoire ne se fait pas sans documents et en consultant différents ouvrages spécialisés, dictionnaires ou biographies ou encore revues ou journaux - et notamment le Journal des Débats - on prend conscience malgré tout que se dessine, tantôt floue voire contradictoire, tantôt avérée, la carrière d’Anne Charton-Demeur. C’est grâce à Hector Berlioz que le nom d’Anne Charton-Demeur n’est pas complètement tombé dans l’oubli. En effet, il apparaît à plusieurs reprises sous la plume du grand compositeur qui fut, pendant près de trente ans, un critique musical - de toute évidence compétent - à la prose originale et caustique. Et cette causticité se manifeste particulièrement dans les feuilletons de « revue musicale » du Journal des Débats ainsi que dans la Correspondance échangée avec ses proches et ses collègues. Dès lors, la succession des documents, composée de ces ressources et du recours aux divers dictionnaires et biographies, permet de suivre l’évolution de ce que put être la carrière d’une cantatrice du XIXe siècle afin de lui redonner la place qu’elle mérite. Le nom d’Anne Charton-Demeur surgit à propos de deux œuvres, parmi les plus importantes de Berlioz : Béatrice et Bénédict, ravissant et incomparable opéra pour lequel elle crée avec succès, en 1862, le rôle de Béatrice et, l’année suivante, Les Troyens à Carthage. C’est pour cela que, encouragé par la réussite de Béatrice et Bénédict et par la performance d’Anne, Berlioz n’hésite pas à faire appel à elle pour interpréter le rôle de Didon dans Les Troyens. Mais ce n’est que la partie Les Troyens à Carthage, de l’œuvre colossale que représente Les Troyens, qui fut donnée, le 4 novembre 1863. Elle était dirigée par le chef d’orchestre du Théâtre-Lyrique, Adolphe Deloffre (1817- 1876). Tant pour l’une que pour l’autre de ces œuvres, les comptes rendus, on le verra, laissent transparaître le talent d’Anne Charton-Demeur dans des rôles magnifiques qui demandent une voix volumineuse, techniquement irréprochable. 1* Toute citation et toute reproduction extraites de ce document doivent se référer à ce dernier (loi du 11 mars 1957 consolidée au 3 juillet 1992). Dictionnaire biographique des Charentais et de ceux qui ont illustré les Charentes, coordination par François Julien- Labruyère, Paris, Le Croît vif, 2005, p. 299. 2 Anne naît à Saujon en Charente-Inférieure (qui deviendra plus tard Charente-Maritime). Son acte de naissance est ainsi libellé : « Le 5 mars 1824, sur les deux heures du soir [...], est comparu Jacques Charton, ferblantier, âgé de vingt-sept ans demeurant au chef lieu de notre commune, lequel nous a présenté un enfant de sexe féminin, né le trois de ce mois à quatre heures du soir, de son légitime mariage avec Marie David, auquel il a donné le nom de Anne Arsène. Les dites déclaration et présentation faites en présence de Louis Moizant, tailleur d’habits, âgé de trente-sept ans, et de Jean Sorignet père, cordonnier, âgé de soixante quatorze ans. » Comment une jeune fille, née sous la Restauration dans une bourgade au cœur de la Saintonge, dans un milieu d’artisans - son père est ferblantier - développa-t-elle et affirma-t-elle un talent attesté et célébré par ses contemporains ? Anne fut-elle une petite fille choyée ? D’après les registres de l’État Civil de la ville de Saujon, elle a deux frères aînés, Jean né le 17 août 1821 et Michel, le 8 novembre 1822. Elle est le troisième enfant et c’est une fille. Quand ses parents découvrirent-ils les dons de leur fille ? Peut-être est-ce, comme la grande cantatrice Maria Callas un siècle plus tard, vers l’âge de huit- dix ans. En ce cas, comment contribuèrent-ils à ce que ses dons exceptionnels puissent s’épanouir ? Sont-ils conseillés pour qu’elle soit, à Bordeaux, l’élève de François, dit Léon Bizot (2 février 1801-9 avril 1858) ? Fort connu, ce dernier, à l’issue de la saison 1832, était devenu premier ténor au théâtre de Nantes et avait même été nommé directeur-gérant par la société des artistes. Après divers engagements, de retour à Nantes en 1839-1840, toujours en tant que premier ténor, il devient en outre l’associé du directeur Lemonnier. En 1842-1843, Léon Bizot est engagé à Bordeaux et, suivant la filière traditionnelle, donne des cours de chant. De ce fait, il est légitime qu’en 1842 il contribue aux débuts d’Anne Charton. Selon toute probabilité, en présence des dons d’Anne, il eut certainement à cœur de développer les capacités exceptionnelles de mezzo-soprano dramatique dont elle fait preuve. Des années plus tard, après l’avoir engagée, Berlioz soulignera : « Voilà une voix saine, agile et expressive dans toute son étendue de deux octaves et deux notes (du si aigu jusqu’au sol dièse en dessous des portées) ; voilà une musicienne imperturbable, une âme servie par un délicieux organe ; voilà une cantatrice2. » C’est à Bordeaux qu’Anne fait ses débuts dans Lucia di Lammermoor3. L’historien et critique d’art Léon Roger-Milès (1859-1928), petit-fils de Léon Bizot, laissera une Correspondance passionnante dans laquelle on retrouve des lettres adressées à son grand-père par l’illustre ténor Gilbert Duprez (1806-1896). Léon Bizot fut le condisciple de Gilbert Duprez et peut-être même son répétiteur, lors de leurs études musicales à Paris. Gilbert Duprez lancera le fameux contre-ut qui le rendit célèbre. Musset prétendait que « Duprez chante comme un lion »4. Comme d’autres chanteurs renommés, Gilbert Duprez enseigne et forme des cantatrices telle la cantatrice Caroline Miolan-Carvalho (1827-1895), soprano lyrique fort en vogue et interprète privilégiée de Charles Gounod, contemporaine d’Anne Charton. Nous verrons qu’elles partagèrent même l’affiche. Gilbert Duprez put-il contribuer à lancer la carrière d’Anne Charton puisqu’il connaissait bien Léon Bizot qui, vers 1846-47, était revenu s’installer à Paris pour devenir en 1853 maître des études au Conservatoire de musique religieuse ? Est-ce Gilbert Duprez qui, après l’excellente interprétation - originelle - de Lucia di Lammermoor en 1842 au Grand Théâtre de Bordeaux, probablement suivie en 1843-1844 d’autres représentations à Bordeaux et peut-être à Toulouse, conseille et appuie Anne qui était arrivée à Paris ? Lui recommande-t-il d’aller voir Daniel Auber (1782-1871), prolifique et distingué compositeur dont il avait interprété avec un succès extraordinaire l’opéra, La Muette de Portici ? En effet, en juin 1847, ce dernier écrit à son ami Eugène Scribe (1791-1861), auteur et librettiste fécond qui a beaucoup travaillé avec le compositeur, qu’Anne se présenta chez lui deux années auparavant, donc en 1845 : « On va nous jouer Actéon après cinq ou 2 « Feuilleton du Journal des Débats », 3 septembre 1863. Voir pour les « Feuilletons du Journal des Débats » : Site Hector Berlioz, créé par Michel Austin et Monir Tayeb, qu’on peut consulter sur Internet. 3 La Grande Encyclopédie, inventaire raisonné des sciences, des lettres et des arts, Paris, Lamirault, 1885-1902, 31 vol., qui fait naître Anne Charton en 1827, indique qu’elle était « à peine âgée de seize ans », cf. t. 10, p. 818-819. Or, en 1842, Anne avait dix-huit ans. 4 Alfred de Musset, « Débuts de Mademoiselle Pauline Garcia », Revue des Deux Mondes, 1er novembre 1839, t. 20. 3 six répétitions. Ah ! j’oubliais de vous parler de Mademoiselle Charton qui a très fort réussi à l’Opéra- Comique, et que les abonnés ont adoptée dès le premier jour. Je me suis rappelée qu’elle était venue me voir chez moi il y a deux ans, et j’avais trouvé de l’avenir en elle5. » C’est certainement après son passage à Paris qu’Anne est engagée, de 1845 à 1847, au Théâtre de la Monnaie à Bruxelles en tant que première chanteuse et « forte seconde en tous genres ». Elle y interprète, le 21 mai 1845, le rôle de Catarina dans Les Diamants de la couronne de Daniel Auber.