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Sommaire | décembre 2015-janvier 2016

Éditorial 5 | Les racines du mal › Valérie Toranian

Grand entretien 8 | . « Qu’avons-nous fait du 11 janvier ? » › Valérie Toranian

Dossier | L’image et le sacré 24 | La querelle des images et l’islam › Malek Chebel 32 | L’image au risque de la trace › Sophie Makariou et Gabriel Martinez-Gros 40 | Entretien avec Alain Besançon. L’image interdite › Robert Kopp 50 | Une icône iconoclaste : le Carré noir de Malevitch › Robert Kopp 55 | La photo d’Aylan : pouvoirs de l’image › Jean-Pierre Naugrette

Rencontre 64 | et Jean-Paul Brighelli. Islam-Occident : le choc est-il fatal ? › Paul-François Paoli

Dossier | D’Eichmann à Daesh, comment devient-on bourreau ? 76 | Eichmann, maître d’œuvre peu banal de la « solution finale » › Eryck de Rubercy 84 | Pourquoi les Allemands ont-ils suivi Hitler ? › Johann Chapoutot 91 | Bourreaux et volontaires › Didier Epelbaum 98 | Claude Lanzmann : les nazis et le déni › Valérie Toranian 102 | Choquant, Martin Amis ? › Manuel Carcassonne 109 | Entretien avec Boualem Sansal. « Dans cinquante ans, le totalitarisme islamique est plausible » › Valérie Toranian

2 DÉCEMBRE 2015-JANVIER 2016 117 | Daesh et la « stratégie de la sidération » › Alexandre Del Valle 124 | Indonésie : la jouissance des bourreaux › Philippe Trétiack

Études, reportages, réflexions 130 | Les villes intelligentes aux États-Unis › Jacqueline Grapin 142 | Quelle renaissance pour l’Europe ? › Astrid du Lau d’Allemans 150 | La revanche de l’histoire › Bruno Tertrais 161 | L’argent corrompt-il le sport ? › Annick Steta 169 | Journal › Richard Millet Critiques 174 | Livres – « La plus noble conquête de l’homme » › Michel Delon 178 | Livres – De la vie et de l’œuvre de Robert Musil › Eryck de Rubercy 181 | Livres – La prophétie de Snyder › Frédéric Verger 185 | Livres – Pénurie de sacré › Stéphane Guégan 188 | Livres – Winnaretta Singer-Polignac, princesse et mécène › Henri de Montety 191 | Expositions – Hedy et Arthur Hahnloser et leurs amis les peintres › Robert Kopp 195 | Disques – Céleste Aïda et divin Rameau › Jean-Luc Macia Notes de lecture 200 | Paul Chantrel | Florence Noiville | Frédéric Pajak | Mix et Remix, Noyau, Pajak, Anna Sommer | Copeau | Salvatore Settis | Stéphane Horel | Éric Roussel | Jean-Paul Clément et Daniel de Montplaisir | Charles Dantzig

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Éditorial Les racines du mal

l y a un an, la France, en état de choc, défilait pour dire non aux islamistes qui avaient frappé la République en ciblant les dessina- teurs de Charlie Hebdo, des juifs, des policiers. Un an plus tard, quels enseignements avons-nous tirés de cette mobilisation ? Ce fut un grand moment d’unité mais aussi hélas de division, sou- Iligne Alain Finkielkraut dans l’entretien où il dresse le bilan amer d’une désillusion. Car on a accusé « l’apartheid social » d’être responsable de la dérive islamiste, et les intellectuels qui refusent cette grille de lec- ture sont traités de suppôts du Front national. Alain Finkielkraut, fils d’immigrés, parle de l’héritage dont ont bénéficié, grâce à l’école, les vagues d’immigration précédentes : « Nos parents étaient heureux, à travers leurs enfants, d’entrer de plain-pied dans une civilisation, dans une aventure nationale. » Les terroristes ont frappé, au nom d’Allah, les dessinateurs de Char- lie Hebdo car ils avaient représenté et donc offensé le Prophète. Mais qu’en est-il réellement de la querelle de l’islam et des images ? Comme le rappelle Alain Besançon, l’iconoclasme est d’abord biblique. Les chrétiens, en revanche, se servent des images tout au long du Moyen Âge pour leur fonction pédagogique. Le Dieu de ­Calvin, lui, « n’enseigne pas par des simulacres » et le père de la Réforme déplore que « l’esprit de l’homme soit une boutique perpétuelle et de tout temps pour forger les idoles ».

DÉCEMBRE 2015-JANVIER 2016 5 Malek Chebel insiste : « La haine de l’image est un emprunt et non une invention propre à l’islam. » Mais si le « combat homérique » se poursuit à ce sujet depuis la chute du califat, c’est parce que « l’inter- diction d’une image est une façon détournée de pousser au suicide toute la création », sous la pression des intégristes. De l’image-idole à la représentation interdite, Jean-Pierre Naugrette explore quant à lui le pouvoir d’une image à travers celle, désormais emblématique, du petit Aylan. Tariq Ramadan et Jean-Paul Brighelli débattent dans nos colonnes ; le premier voudrait qu’on « assume l’expérience qui consiste à être totalement occidental et musulman » ; le second le refuse : « Nous avons une dette culturelle à l’égard de la pensée arabe mais nous n’en avons pas à l’endroit de l’islam. » Depuis les attentats de janvier dernier, l’islamisme prospère et continue son œuvre de mort en Syrie et en Irak. Mais comment devient-on un bourreau ? Comment de jeunes Français « sans his- toires » se transforment-ils en coupeurs de têtes fanatiques, vantards et zélés dans les rangs de Daesh ? Existe-t-il un lien entre ces barbares et les bourreaux nazis, khmers, hutus ou Jeunes-Turcs ? Quelle est la réalité sociologique, idéologique et psychologique de ces hommes ? Johann Chapoutot, Claude Lanzmann, Didier Epelbaum, Alexandre Del Valle et Manuel Carcassonne (à propos du livre choc de Martin Amis, la Zone d’intérêt (1)) apportent leur éclairage. Alors qu’en Alle- magne, nous relate Eryck de Rubercy, la philosophe Bettina Stangneth, dans Eichmann vor Jerusalem, dresse un édifiant portrait d’Eichmann à l’aide d’archives inédites. Loin du bureaucrate scrupuleux, incarnant la « banalité du mal » décrite par Hannah Arendt, c’était un fanatique, vantard et zélé.

Valérie Toranian

1. Martin Amis, la Zone d’intérêt, Calmann-Lévy, 2015.

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8 | Alain Finkielkraut. « Qu’avons-nous fait du 11 janvier ? » › Valérie Toranian « QU’AVONS- NOUS FAIT DU 11 JANVIER ? »

› Entretien avec Alain Finkielkraut réalisé par Valérie Toranian

Revue des Deux Mondes – Le 11 janvier 2015 a été un moment de partage, un « rassemblement » de la Répu- blique autour de ses valeurs. Vous-même avez dit « Je suis Charlie, je suis policier, je suis juif ». Quels enseignements «a-t-on tiré de ce sursaut national ?

Alain Finkielkraut Au grand dam d’Emmanuel Todd et d’Alain Badiou, le 11 janvier fut un grand moment d’union nationale. Tout un peuple est descendu dans la rue pour défendre non seulement la Répu- blique mais la civilisation française. À travers les victimes de l’Hyper Casher et les journalistes de Charlie Hebdo, c’est la France qui était visée, une forme de vie, un mode de présence sur terre, le rejet de tout anti- sémitisme, une tradition de la satire et du scepticisme : Voltaire, bien sûr, mais aussi Montaigne, qui écrivait « c’est mettre ses conjectures à bien haut prix que d’en brûler un homme tout vif ». Les Français l’ont ressenti, toutes sensibilités confondues : les beaufs et les bobos ont chanté la Marseillaise à l’unisson. Je dis volontairement les « beaufs » parce que Cabu a ainsi caricaturé une certaine partie de la France. Eh bien, cette partie-là a pleuré Cabu. On s’est rassemblé pour répondre à la violence de l’islamisme radical. « Allah akbar », « Nous avons vengé le Prophète », ont hurlé après le carnage les frères Kouachi et ce cri a

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frappé les esprits. Un ennemi difficile à localiser nous a déclaré la guerre. Et nous avons répondu en disant que nous ne voulions pas nous laisser faire. À l’exception, très vite notée, des quartiers dits populaires. Les jeunes de ces quartiers ne sont pas venus manifester parce que, aussi indignés qu’ils aient pu être par le déchaînement de cette violence bar- bare, les caricatures de Mahomet étaient pour eux une insupportable offense, ils ne pouvaient donc pas dire : « Je suis Charlie ». Et puis ils ne voulaient surtout pas défiler derrière Benyamin Netanyahou, le Premier

ministre israélien, car Israël à leurs yeux est Alain Finkielkraut est écrivain, le mal absolu, et de ce mal, tous les juifs du philosophe. Dernier ouvrage publié : monde portent la responsabilité. Le 11 jan- la Seule exactitude (Stock, 2015). vier fut donc un grand moment d’unité... et de division. Le gouverne- ment, constatant cette fracture, a parlé d’apartheid social, mais c’était une manière de transformer les assassins en victimes ; comme si on pouvait expliquer la violence dont la France avait été l’objet – la guerre qui lui avait été déclarée – par l’exclusion, la stigmatisation, la discri- mination, c’est-à-dire la violence dont la France se rendrait elle-même coupable envers les enfants de l’immigration. Je trouve cette attitude absolument déplorable.

Revue des Deux Mondes – Vous récusez l’analogie avec les années trente, période sombre de l’histoire. En quoi la période que nous vivons est-elle totalement inédite ?

Alain Finkielkraut Plus monte la menace islamiste, plus on s’éver- tue à dénoncer le danger fasciste : une peur pour une autre. Ce qui devrait vraiment nous faire peur est tellement terrifiant qu’on préfère se rabattre sur la bonne vieille bête immonde de papa. Bergson disait : « Sur dix erreurs politiques, il y en a neuf qui viennent du fait qu’on croit encore vrai ce qui a cessé de l’être. » Valéry, dans le même sens, disait que quand un homme ou une communauté sont saisis de circonstances pressantes et qu’ils doivent affronter l’état des choses en tant qu’il ne s’est jamais présenté, leur premier réflexe est de solliciter des précédents, de se souvenir d’abord. Et de quoi se

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­souvient-on dans l’Europe posthitlérienne ? De Hitler. Nous vivons sous le régime de l’analogie historique. C’est très simple : certains – dont je suis – constatent qu’il y a aujourd’hui un problème de l’islam et un problème de l’immigration en France. Or Maurras et Barrès affirmaient qu’il y avait un problème avec l’immigration dans la première moitié du XXe siècle et qu’il y avait un problème juif. Donc, si je poursuis le syllogisme, ceux qui, comme moi, font part de leur inquiétude sont les successeurs de Maurras et de Barrès, et ils réorientent contre les musul- mans une hostilité qui, traditionnellement, visait les juifs. Voilà ce que j’entends de toutes parts. Or ce raisonnement ne tient pas, il est même absurde car il n’y avait pas dans les années trente de frères Kouachi, de Mehdi Nemmouche, de Mohammed Merah juifs ; dans les banlieues et les faubourgs, les policiers, les pompiers, les chauffeurs d’autobus, les enseignants n’étaient pas harcelés, insultés, ou frappés ; il n’y avait pas de prosélytisme religieux dans les clubs de football amateurs ni de contestation des cours dans les collèges et les lycées. Voilà une diffé- rence majeure. Et surtout, la grande caractéristique de notre situation, c’est l’explosion d’un antisémitisme totalement étranger à l’« idéologie française ». Le résultat infernal de l’analogie avec les années trente, c’est qu’elle conduit à dissimuler l’antisémitisme contemporain. Pour que la comparaison fonctionne, il faut abolir cette réalité gênante.

Revue des Deux Mondes – Ou la justifier, l’excuser…

Alain Finkielkraut Ou alors, en effet, la justifier par Israël. On en revient à ce que je disais tout à l’heure. Il est normal, dira-t-on, que les jeunes des banlieues refusent de manifester dans un défilé où se trouve Benyamin Netanyahou, le chef de gouvernement d’un État maléfique. Ceux qui raisonnent ainsi affublent du nom de « résistance palestinienne » les assassinats à l’arme blanche de civils israéliens. Que les choses soient claires. Quand je vois son extrême droite faire pres- sion sur Benyamin Netanyahou pour qu’il réponde à ces violences en relançant les constructions en Cisjordanie, je me dis que ces gens sont fous ; la seule conclusion raisonnable qu’on peut tirer de cette nouvelle

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vague de violence, c’est qu’il faut absolument séparer les Israéliens des Palestiniens. La frontière, en l’occurrence, est la solution. Mais de là à criminaliser Israël comme le font aujourd’hui les progressistes devenus islamo-­progressistes, il y a évidemment un pas que je refuse d’autant plus de franchir que l’actuelle révolte palestinienne a été provoquée par la présence de touristes ou de religieux juifs sur l’esplanade des Mos- quées. Il ne s’agit plus de combattre l’occupation israélienne de la Cis- jordanie, mais de dénoncer le scandale et la souillure d’un État juif en terre d’islam. Cela devrait inquiéter les pro-Palestiniens car personne n’a intérêt à voir naître un nouvel État islamiste au Moyen-Orient.

Revue des Deux Mondes – Vous-même, Michel Onfray, Michel Houellebecq, Éric Zemmour, parfois aussi Régis Debray, êtes dési- gnés comme les ennemis du « camp du bien ». Est-ce que vous avez une quelconque communauté idéologique – et laquelle – avec ces intellectuels ?

Alain Finkielkraut Première remarque : ceux qui passent leur temps à dénoncer les amalgames pratiquent l’amalgame à tour de bras. Ils font de Michel Houellebecq, de Régis Debray, d’Éric Zemmour et de moi un seul personnage : le réac, voire le raciste. Nous avons une chose en commun : nous ne cédons pas au diktat de l’analogie. Pour cela nous sommes cloués au pilori ou, si vous voulez, on nous coud sur la poitrine une lettre écarlate qui n’est plus le A d’« adultère », mais le R de « raciste » ou de « réactionnaire ». Mais j’ai de grandes divergences avec Michel Onfray, concernant Freud notamment, que je persiste – même si je ne suis pas particuliè- rement féru de psychanalyse – à considérer comme un des plus grands penseurs du XXe siècle. Je discute sur de nombreux points avec Régis Debray. Quant à Éric Zemmour, même si j’ai lu avec profitle Suicide français (1), je critique sa réhabilitation partielle du régime de , qui aurait su préserver les juifs de France. Je ne sais pas si c’est vrai, mais c’est une conception de la préférence nationale que je trouve absolument insupportable. Nous sommes très différents les uns des autres.

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J’aime beaucoup les romans de Houellebecq, mais son philosophe est Auguste Comte, et moi je me réfère plutôt à Hannah Arendt. Il ne partage pas mon inquiétude quant à l’effondrement de notre système scolaire, par exemple. Bref, nous ne formons pas les uns et les autres une seule entité. Si nous nous voyons, c’est pour débattre, voire pour nous disputer. Malheureusement, de tout cela il n’est plus question ; pour les progressistes, nous sommes les têtes de l’hydre. Point final.

Revue des Deux Mondes – Surtout, vous êtes accusés de faire le lit du Front national...

Alain Finkielkraut On voit renaître le comportement intellectuel qui prévalait au temps où, selon la formule de Sartre, le marxisme apparaissait comme un horizon indépassable. Il ne fallait pas alors lever le voile sur la réalité de l’Union soviétique, car cela risquait de renforcer le camp de la bourgeoisie ou de l’impérialisme américain. De même aujourd’hui il ne faut pas, ou le moins possible, parler de ce qui se passe tous les jours dans les banlieues françaises, car cela risque de favoriser le Front national. Ainsi tout une presse bien intentionnée met sous le boisseau la réalité quotidienne de notre pays. Ceux qui, comme moi, refusent de fermer les yeux sont accusés d’être les four- riers du pire. Et je fais ce pronostic devant vous : si le Front national sort gagnant des élections régionales, les grands éditorialistes de ces journaux qui se disent de gauche ressortiront leur liste noire et je serai rangé parmi ceux qui auront rendu cette catastrophe possible.

Revue des Deux Mondes – Aujourd’hui, selon vous, qui fait le jeu du Front national ?

Alain Finkielkraut Pour répondre à cette question, je vais essayer d’analyser une affaire qui a défrayé la chronique au mois d’octobre : l’affaire Morano. Pour avoir affirmé que la France était un pays de race blanche ouvert aux peuples étrangers, Nadine Morano a été clouée au pilori. Or elle ne plaidait pas pour l’homogénéité ethnique. Ce qu’elle

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voulait dire en citant le général de Gaulle, c’était que, pour assurer la continuité et la cohésion nationale, il fallait que le peuple français, au sens traditionnel du terme, restât majoritaire. On peut discuter cette opinion. On peut dire que les choses ont changé, que ce souci n’a plus lieu d’être. Mais cette opinion n’a pas été discutée, elle a été crimina- lisée. Et derrière Nadine Morano, dont je ne surestime pas la compé- tence, c’est le général de Gaulle lui-même qui a été frappé d’opprobre. Tel est le grand paradoxe de notre temps : la mémoire antifasciste est en train de devenir antigaulliste. Pour expliquer son renoncement à l’Algérie française, de Gaulle avait dit : « C’est très bien qu’il y ait des Français jaunes, des Français noirs, des Français bruns. Ils montrent que la France est ouverte à toutes les races et qu’elle a une vocation universelle. Mais à condition qu’ils restent une minorité. Sinon, la France ne serait plus la France. Nous sommes quand même avant tout un peuple euro- péen de race blanche, de culture grecque “On a fait cadeau et latine et de religion chrétienne. » Il du général de avait récidivé dans les Mémoires d’espoir Gaulle au Front (2) à propos de l’Europe : « Toutes ses national.” nations étant de même race blanche, de même origine chrétienne, de même manière de vivre, liées entre elles depuis toujours par d’innombrables relations de pensée, d’art, de science, de politique, de commerce, il est conforme à leur nature qu’elles en viennent à former un tout ayant au milieu du monde son caractère et son organisation. » Et les Mémoires d’espoir s’ouvrent par ces mots : « La France vient du fond des âges. Elle vit. Les siècles l’appellent. Mais elle demeure elle-même au long du temps [...] Elle revêt un caractère constant qui fait dépendre de leurs pères les Français de chaque époque et les engage pour leurs descendants. » Pour les nouveaux historiens, ivres de bien-pensance et de diversité, un tel discours n’est pas seulement faux, il est scandaleux. « La recherche passionnée d’identité est contraire à l’idée même d’histoire », disent-ils avec Patrick Boucheron, rejetant ainsi Charles de Gaulle, Jules Michelet, Ernest Lavisse, Fernand Braudel et dans les ténèbres de l’ignorance et de la réaction. Il y a des gens en France qui pensent encore comme le général de Gaulle et les

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voilà soudain pétainistes. La doxa contemporaine ne sait plus faire la dif- férence entre le collaborateur et le résistant, elle fait cadeau de l’homme du 18 Juin au Front national. Et dans cette doxa, il faut inclure les héri- tiers autoproclamés du gaullisme. Les articles du blog d’Alain Juppé sont rigoureusement identiques aux éditoriaux de Laurent Joffrin. C’est consternant.

Revue des Deux Mondes – La société française s’est construite avec les différents courants migratoires successifs autour d’un idéal répu- blicain, la méritocratie républicaine, enseignée à l’école et qui « ren- dait français » tous les nouveaux arrivants. Comme vos parents, par exemple, qui ont fui la Pologne au moment du nazisme...

Alain Finkielkraut Oui, bien sûr, mais nous aimions la France pour elle-même et donc aussi pour ceux qui étaient français de généra- tion en génération. Nos parents ne disaient pas en arrivant en France : « la France, c’est nous ». Ils étaient heureux de pouvoir, à travers leurs enfants, entrer de plain-pied dans la civilisation française. Cet héri- tage, à l’école, était proposé aussi bien aux Français qu’on osait dire « de souche » qu’aux Français de fraîche date. Il ne nous serait pas venu à l’idée d’en nier la richesse ni a fortiori d’en contester l’existence. Emmanuel Levinas, venu de Lituanie, rencontre Maurice Blanchot dans les années vingt et il voit en lui « l’expression même de l’excel- lence française ». Donc il fait bien la différence entre Blanchot et lui. Il perçoit quelque chose de la France qui s’incarne en Blanchot. Or aujourd’hui on voudrait, pour faire droit à la diversité, que ce peuple n’ait jamais existé, qu’il soit une invention, un fantasme raciste à déconstruire sans délai. Tout mon être s’insurge contre cette façon de voir.

Revue des Deux Mondes – Le passé colonial de la France peut-il expliquer la réaction de rejet de certains arrivants originaires des anciennes colonies françaises, du Maghreb notamment ?

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Alain Finkielkraut Mais pourquoi ? On me dit que les enfants d’Algériens posent plus de problèmes que leurs parents, qu’on leur a transmis les souvenirs douloureux de la colonisation. Mais moi aussi j’ai hérité des souvenirs douloureux de l’extermination des juifs et du rôle que Vichy y a joué. On m’a dit que mes grands-parents ont été dénon- cés par un passeur et que c’est comme ça qu’ils sont morts à Auschwitz. Mon père a été déporté de Beaune-la-Rolande. Tout cela, je le portais en moi aussi, mais ça ne m’a pas conduit à la haine ni à l’ingratitude. Et j’ajoute que les pays anciennement colonisés ont conquis leur indépen- dance. Je considère donc que les enfants ou les petits-enfants d’Algériens qui continuent à en vouloir à la France, qui s’installent dans leur grief, ont une attitude incohérente. Si la France reste l’ennemi, alors qu’ils contribuent à l’édification de l’Algérie indépendante ! S’ils ont fait le choix de rester, ils doivent être conséquents, c’est-à-dire mettre leurs actes et leurs paroles en accord avec cette décision.

Revue des Deux Mondes – Ces « ingrats » ne représentent qu’une minorité…

Alain Finkielkraut S’il y a des « territoires perdus de la Répu- blique », c’est bien parce que la francophobie se développe de manière très préoccupante en France. On ne doit justifier ce comportement ni par la colonisation ni par l’exclusion. Il y a en France une école obligatoire et gratuite. Les ban- lieues françaises ont été depuis quelques années transformées par un plan de rénovation urbaine très onéreux et très ambitieux : Christophe Guilluy a montré dans ses ouvrages (4) que la France périphérique était moins bien traitée en réalité que la France des cités dites sensibles. Je ne sous-estime pas la xénophobie en France. Je dis simplement que rien ne doit être fait pour conforter le ressentiment des enfants et des petits- enfants d’immigrés.

Revue des Deux Mondes – En tant que fils d’émigrés, ne vous sentez- vous pas en empathie avec les migrants ?

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Alain Finkielkraut J’ai été bouleversé par l’image du petit Aylan : c’était plus qu’une image, c’était un appel adressé à l’humanité tout entière, à tout ce qu’il y a d’humain en nous. Mais on ne peut résumer à cette image le problème que posent les foules qui affluent aujourd’hui en Europe. Ces foules ne se définissent pas seulement par le dénuement et la misère. Elles sont des peuples, elles apportent avec elles un monde. Les Allemands sont en train d’en prendre conscience. Lorsque les pre- mières vagues de réfugiés sont arrivées, ils ont cru que l’occasion était arrivée d’effacer enfin la tache. C’était le moment du grand rachat. L’Al- lemagne hitlérienne était l’apologie de la force vitale, l’Allemagne mer- kelienne prenait le parti du plus faible. L’Allemagne hitlérienne incar- nait la haine de l’autre, l’Allemagne merkelienne disait : « me voici » en réponse à la détresse de l’autre. Et puis, après quelques semaines d’ébriété morale, l’Allemagne se réveille avec une terrible gueule de bois. Le vice-­ chancelier, président du Parti social-démocrate, Sigmar Gabriel, dit : « On ne pourra pas accueillir l’année prochaine un million de réfugiés, sauf à mettre en péril la cohésion nationale. » Mais surtout le président de la République, Joachim Gauck, sans oser désavouer publiquement la chancelière, énonce les quelques règles de l’identité allemande contem- poraine. Première règle, respect de l’identité des homosexuels ; deuxième règle, égalité des femmes ; troisième règle, refus de tout antisémitisme ; quatrième règle, reconnaissance de l’État d’Israël. Pourquoi ce rappel ? Précisément parce qu’une proportion non négligeable de réfugiés obéit à des règles rigoureusement inverses. En cherchant à expier l’antisémi- tisme d’hier, l’Allemagne de la wilkomen Kultur a peut-être fait une haie d’honneur aux antisémites de demain. Je ne dis pas que tous les migrants nourrissent de telles pensées, loin s’en faut. Je ne dis pas non plus que l’Europe doit se montrer indifférente à la misère du monde et en finir avec le droit d’asile. Mais l’histoire ne se répète pas, le présent n’est pas une session de rattrapage, il est ce qui ne s’est jamais présenté jusque-là.

Revue des Deux Mondes – Ceux qui sont persécutés par les isla- mistes, ceux qui n’ont pas peur de mourir en mer, nous savons qu’ils viendront parce qu’ils n’ont pas le choix. Quelle est notre réponse ?

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Alain Finkielkraut Qui est ce « nous », d’abord ? Les éditorialistes répètent ad nauseam que l’image du petit Aylan doit nous faire honte à nous autres Européens et doit nous amener enfin à nous secouer de notre léthargie, à sortir de notre indifférence. Or, aujourd’hui, le seul continent accueillant, c’est l’Europe. Les richissimes États du Golfe sont verrouillés à double tour : ils ne savent pas ce que c’est que le droit d’asile. Les États-Unis ne reçoivent les réfugiés qu’au compte-gouttes pour des raisons de sécurité. Même le Canada et l’Australie ferment leurs portes. Je trouve assez ridicule le masochisme moralisateur des Européens qui battent leur coulpe alors que depuis des décennies les réfugiés d’Afrique et du Moyen-Orient affluent vers eux. Face à cette crise migratoire absolument sans précédent, il faudrait convoquer une conférence internationale. Si l’on veut, en outre, que soit un séjour humain, on ne peut se résigner à la grande transhumance de la misère.

Revue des Deux Mondes – Cela va prendre du temps. N’est-ce pas une façon d’esquiver les responsabilités de l’Europe ? N’est-ce pas botter en touche ?

Alain Finkielkraut Je ne botte pas en touche, mais quand j’ap- prends qu’il y a des Pakistanais parmi les gens qui se pressent dans ces embarcations, je me dis : « qu’ont-ils à faire en Europe ? » Ce que je trouve insupportable, c’est de voir la morale de conviction occuper seule le champ de la morale au mépris de la morale de responsabilité, c’est-à-dire du souci des conséquences.

Revue des Deux Mondes – Cette empathie, cette solidarité à l’égard des migrants existe au sein de la société française…

Alain Finkielkraut Mais, comme disait Levinas, il y a l’amour et il y a la sagesse de l’amour. L’amour du prochain nous demande d’ouvrir les portes, mais la sagesse de l’amour nous demande de prendre en considération tous les aspects de la réalité. Jusqu’à quel point devons-

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nous et pouvons-nous recevoir les réfugiés ? Qui est réfugié et qui ne l’est pas ? Ces questions doivent pouvoir être posées. Non pas au nom de la Realpolitik, mais au nom d’une morale vraiment responsable. Je prends acte aujourd’hui d’une drôle d’alliance entre la gauche morale – type Mediapart – et le grand patronat. La gauche morale réduit tous les nouveaux arrivants à leur dénuement, le patronat les réduit à leur force de travail. Pour les uns et les autres, les hommes sont interchangeables. Nous n’allons pas tarder à nous apercevoir qu’ils ne le sont pas.

Revue des Deux Mondes – Vous combattez le politiquement correct mais ceux qui vous attaquent disent que le politiquement correct, aujourd’hui, c’est vous...

Alain Finkielkraut Cette accusation est absurde. Le politique- ment correct est une forme de pensée apparue aux États-Unis dans le cadre d’une politique générale de reconnaissance des minorités. On a voulu modifier les programmes universitaires, changer le langage, précisément par souci thérapeutique, afin d’apaiser les femmes, les Noirs, les homosexuels, de faire droit à leurs revendications dans la société. C’est cela, le politiquement correct. Le grand remanie- ment de la culture et de la langue dans le cadre d’une politique de la diversité. Ce politiquement correct reste très actif aux États-Unis et il est de plus en plus présent en France. Car ceux-là même qui s’étranglent d’indignation quand ils entendent l’expression « race blanche », et qui ne savent donc même plus faire la différence entre Charles de Gaulle et Philippe Pétain, protestent très explicitement contre la surreprésentation des visages pâles au cinéma, à la télévi- sion ou au théâtre. J’ai lu récemment un article du Monde s’indi- gnant que les pièces du répertoire – Molière, Racine, Corneille et les autres – fussent encore exclusivement jouées par des Blancs. Le politiquement correct combine l’antiracisme obsessionnel et l’obses- sion de la race. Cette vision du monde est bien vivante. Elle sévit et sévira de plus en plus.

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Ceux qui nous renvoient aujourd’hui l’accusation d’être politique- ment correct, veulent dire que nous avons gagné la partie et que nous sommes l’idéologie dominante. Qui, nous ? Cinq ou six intellectuels ou journalistes, toujours les mêmes, dont une multitude de journa- listes, d’universitaires, de personnalités du show-biz ressassent indéfi- niment les noms.

Revue des Deux Mondes – Un an après, êtes-vous toujours Charlie ?

Alain Finkielkraut Je me suis reconnu dans le slogan « Je suis Charlie, je suis la police, je suis juif, je suis la République ». ­Charlie Hebdo a longtemps incarné l’esprit soixante-huitard, c’est-à-dire la lutte contre toutes les formes de répression. Mais les attentats sont des actes de guerre et face à l’ennemi, la police apparaît comme une force de protection. Les CRS se sont donc trouvés tout naturellement associés à Charlie. Suis-je toujours Charlie ? Il y a quelques semaines est paru en cou- verture de l’hebdomadaire un dessin qui m’a révulsé : Nadine Morano représentée en bébé trisomique dans les bras du général de Gaulle. Le rire est le propre de l’homme certes, mais l’humour est le propre de l’esprit “Charlie est moderne. Il y a un rire élémentaire, un retombé du rire rire barbare qui consiste à se moquer de de l’humour dans la faiblesse. Et puis il y a le rire de l’hu- le rire barbare.” mour, qui se moque des puissants ou de soi-même. Ce n’est pas du tout la même chose. Avec cette couverture, Charlie est retombé du rire de l’humour dans le rire barbare.

Revue des Deux Mondes – Ils l’ont toujours fait. La provocation, c’est l’essence même de Charlie Hebdo...

Alain Finkielkraut Ils ne sont jamais allés aussi loin. Peu m’im- porte qu’ils se moquent avec tout le monde de Nadine Morano. Cette hilarité grégaire n’est pas très glorieuse, mais admettons. Rire comme

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ils l’ont fait de la fille handicapée du général de Gaulle et de tous les trisomiques du monde, ce n’est pas seulement inepte, c’est ignoble. Oui le 11 janvier 2015, j’ai dit « Je suis Charlie », mais maintenant, au risque de faire rire à mes dépens, le seul slogan que j’ai envie de crier, c’est : « Je suis trisomique. »

Revue des Deux Mondes – N’êtes-vous pas politiquement correct en disant cela ?

Alain Finkielkraut Non, je ne crois pas. Quelles sont les images qui me reviennent de ce qu’on appelle les heures les plus sombres de notre histoire ? Ce sont des nazis hilares. Les nazis passaient leur temps à rire. Dans les ghettos, quand ils coupaient les papillotes, ils riaient. Quand ils tiraient les barbes, ils riaient. Quand ils regardaient les femmes à moitié nues après un pogrom, ils riaient. Le nazi se gondole. Je n’aime pas le rire en lui-même. Il y a quelque chose de détestable dans le rire, mais il y a quelque chose de merveilleux dans l’humour. Il faut que l’humour sache précisément préserver sa différence d’avec le rire barbare.

Revue des Deux Mondes – Si on ne peut pas rire de tout, ce qui est tout à fait admissible, alors on doit accepter qu’on ne puisse pas rire du Prophète…

Alain Finkielkraut Le Prophète incarne la toute-puissance. De même qu’Allah. Et les musulmans sont un milliard. Les trisomiques n’ont rien d’autre que leur handicap. Ce n’est pas du tout la même chose.

Revue des Deux Mondes – Après les attentats de janvier, certains intellectuels ont interrogé la liberté voltairienne, le droit de rire de tout, la liberté de blasphémer…

20 DÉCEMBRE 2015-JANVIER 2016 DÉCEMBRE 2015-JANVIER 2016 « qu’avons-nous fait du 11 janvier ? »

Alain Finkielkraut Le délit de blasphème a été supprimé en France après l’affaire du chevalier de La Barre, condamné à une mort ignomi- nieuse pour ne s’être pas incliné au passage d’une procession. On a dit – et très justement – que le blasphème était un crime imaginaire. Mais certains, comme Régis Debray ou Rony Brauman, affirment main- tenant que chaque société a son sacré : dès lors que nous interdisons toute profanation de la Shoah, nous devons, disent-ils, respecter la religion des autres. Cet argument est spécieux : la Shoah n’est ni un Dieu ni une idole, c’est un événement historique. On ne peut pas mettre sur le même plan notre sanctuarisation des vérités de fait et l’attachement ombrageux des musulmans à Mahomet. J’ajoute que Charlie Hebdo est beaucoup plus féroce avec la religion catholique qu’il ne l’est avec l’islam. Il est tout à fait conforme au génie français de l’humour et de la satire de répondre par le rire à « Allah akbar ».

Revue des Deux Mondes – Vous êtes notre penseur le plus pessimiste. Qu’est-ce qui vous rend optimiste ?

Alain Finkielkraut J’ai des raisons personnelles d’être optimiste. J’ai, jusqu’à nouvel ordre, vaincu la maladie. Je l’ai déjà dit, mais c’est vrai : j’ai des ami(e)s que j’admire, j’ai la chance d’aimer et, je crois, d’être aimé. Et c’est ce qui peut arriver de mieux à un homme. En revanche, quand je vois l’état de mon pays, je ne suis pas pessi- miste, je suis désespéré. Je suis un enfant d’immigrés, mes parents ont misé sur l’école à une époque où on pouvait le faire. Maintenant ce n’est quasiment plus possible. L’école en France était vraiment le lieu où pouvait se construire une identité commune à tous les Français, d’où qu’ils viennent. Quarante ans de réformes ont démoli notre sys- tème scolaire. La dernière réforme du collège lui a apporté le coup de grâce. C’est la « désintellectualisation » finale du métier de professeur. Et quand les enseignants protestent contre cette humiliation suprême, les grands médias les traitent par le mépris. On a l’impression que la gauche et la droite ont chacune apporté sa contribution à cette entre- prise de démolition. Aujourd’hui, il faudrait reconstruire l’école. Non

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pas la réformer, mais la reconstruire. Je ne vois aucune force politique qui veuille s’y atteler, mais des « ravis de la crèche » qui, après l’identité heureuse, chantent l’école heureuse. Voilà pourquoi je ne peux pas me dire optimiste.

Revue des Deux Mondes – Est-ce que vous votez ? Michel Onfray lui, ne vote plus...

Alain Finkielkraut J’ai toujours voté. J’espère pouvoir voter en 2017. Si je ne vote pas, c’est que j’aurai complètement jeté l’éponge !

Revue des Deux Mondes – Vous pourriez quitter la France ?

Alain Finkielkraut Je ne pourrais pas quitter la France, je suis trop attaché à des lieux, à la langue. Je n’aurais plus la force, l’énergie et le courage de vivre dans un pays qui ne parle pas ma langue maternelle.

Revue des Deux Mondes – Et si Marine Le Pen était élue présidente de la République ?

Alain Finkielkraut Non, si Marine Le Pen était présidente de la République, je ne quitterais pas la France. Je serais désolé qu’on en soit arrivé là mais cela ne serait certainement pas le moment de quitter le navire.

1. Éric Zemmour, le Suicide français, Albin Michel, 2014. 2. Charles de Gaulle, Mémoires d’espoir, Plon, 1999. 3. Christophe Guilluy, Fractures françaises, Flammarion, 2013 et la France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires, Flammarion, 2014.

22 DÉCEMBRE 2015-JANVIER 2016 DÉCEMBRE 2015-JANVIER 2016 Dossier L’IMAGE ET LE SACRÉ

24 | La querelle des images et l’islam › Malek Chebel

32 | L’image au risque de la trace › Sophie Makariou et Gabriel Martinez-Gros

40 | Entretien avec Alain Besançon. L’image interdite › Robert Kopp

50 | Une icône iconoclaste : le Carré noir de Malevitch › Robert Kopp

55 | La photo d’Aylan : pouvoirs de l’image › Jean-Pierre Naugrette LA QUERELLE DES IMAGES ET L’ISLAM

› Malek Chebel

i on devait s’en tenir aux deux sources principales de l’islam, le Coran et le Hadith, on peut dire que la querelle des images ne concerne en rien le troisième monothéisme. Et l’on cherchera vainement une quelconque interdiction de l’image dans le Coran ou Sdans la vie du Prophète, même si la parole de Mahomet, consignée après coup, a été lestée de tant d’approximations, d’emphases et de raccourcis ravageurs. Et pourtant, il est du plus grand intérêt de suivre l’apparition de cette haine islamique de l’image au cours des siècles, en se posant cette question : « Pourquoi les musulmans refusent-ils l’image alors que leur Prophète n’en a rien dit, ni en bien ni en mal ? » Premier élément de réponse, l’amalgame et le rétrécissement : les premiers musulmans ont assimilé toute représentation figurée de l’être humain au panthéon idolâtre qui, fort de plus de 360 idoles selon l’historien Tabari (IXe siècle), a longuement sévi à La Mecque avant d’être détruit par le Prophète en 630. Cette destruction des idoles païennes du temple de la Kaaba est d’ailleurs la raison première (et

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unique) avancée par les groupes fondamentalistes d’aujourd’hui qui ont l’outrecuidance de se comparer au Prophète et prétendent raser en son nom toute forme de civilisation antérieure à l’islam : grecque, romaine, hindoue, zoroastrienne, etc. Deuxième élément de réponse : cet amalgame a peu à peu envahi les mots qui servent (ou qui ont servi) à distinguer la bonne et la mauvaise image, l’idole à détruire et celle qu’il faut protéger, ainsi que le rappelle Siegmund Fraenkel dans son Aramäischen Fremdwörter im arabischen (mots arabes d’origine araméenne), où il distingue les idoles à proprement parler (al-asnâm, de sanam, un terme usité dans le Coran (cf. II, 179)), des timtâl (ou tamâthil, qui sont les statues) et des awthan, lequel évoque un niveau de fétichisme supposé être

d’un autre âge. En islam, comme dans les Malek Chebel est anthropologue deux monothéismes qui le précèdent, l’être des religions et philosophe. humain est perçu comme une part sublime Traducteur du Coran (Fayard, 2009), il est notamment l’auteur de ce qu’est véritablement la création divine, de Changer l’islam. Dictionnaire le mot arabe rasm (image) ayant par ailleurs des réformateurs musulmans des le sens d’« empreinte » (washm) et d’« effi- origines à nos jours (Albin Michel, gie » ( ). Pour les fanatiques qui prennent 2013) et de l’Inconscient de l’islam. çûra Réflexions sur l’interdit, la faute et la prétexte de l’offense supposée de la figura- transgression (CNRS, 2015). tion de Dieu et du Prophète, il y a un clivage › [email protected] très marqué entre le dieu inaccessible et le dieu de compassion, le dieu le plus proche : autant le dieu éthéré est un dieu de silence, car il est trop éloigné pour être atteint, autant le dieu de l’idéologie et de la politique est censé être plus réactif. Précisément, cette proximité l’a banalisé au point que les fanatiques se sont comportés en lieu et place de Dieu lui-même. Théologien écouté par de nombreux musulmans, Al-Bûkhari (810-870) le dit très clairement : « ne point faire concur- rence impie à l’œuvre d’Allah (yûdhahûna bi-khalquy Allah) au risque d’abaisser et de corrompre sa nature » (1). C’est là précisément que se situe le point de bascule : l’être humain peut-il s’arroger des droits propres au risque d’imiter son Dieu créa- teur et d’empiéter sur ses prérogatives ? Tous les jours, des criminels foulent aux pieds leurs propres croyances en pensant agir au nom de la religion.

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Troisième élément de réponse : la profanation que constitue l’image est déjà inscrite dans le récit biblique, elle est antérieure de plusieurs siècles à l’islam. De fait, avant et après la grande querelle des images à Byzance (VIIIe siècle), une polémique iconophobe a agité des milieux et des événements comme le synode d’Elvira (IVe siècle), l’« hérésie » cathare au XIIe siècle et plus tard la Réforme (XVIe siècle). Bien avant encore, les textes hébreux avaient déjà for- mulé cet interdit religieux, plutôt sévère et strict. On lit dans le Lévi- tique : « Vous ne vous ferez point d’idoles, vous ne vous élèverez ni image taillée ni statue, et vous ne placerez dans votre pays aucune pierre ornée de figures, pour vous prosterner devant elle ; car je suis l’Éternel, votre Dieu. » (Lévitique XXVI, 1-2). La même interdic- tion est reprise tel quel dans l’Exode (XX, 4) : « Tu ne feras point d’images taillées, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre et qui sont dans les eaux plus bas que la terre… » et dans le Deutéronome (V, 8) : « Tu ne feras aucune image sculptée… » Chronologiquement, l’islam a été touché plus tard, sans doute deux ou trois siècles après la mort du Prophète, qui survient en juin 632. À la fin du XIIIe siècle, Fidence de Padoue (v. 1220-1291) le dit sans y mettre trop de fioritures : « Les Sarrasins haïssent profondé- ment les images : ils détruisent les tableaux, les foulent aux pieds et les jettent aux ordures. (2) » La guerre des images est-elle un phénomène moderne que seuls les contemporains peuvent comprendre ? Rappelons que l’iconoclasme – la prohibition des images, et plus particulièrement les images votives – est d’abord une doctrine de l’Empire byzantin qui date du VIIIe et du IXe siècle. Même la question de l’image du Christ et sa représentation ne se posait pas de son vivant, mais bien après son élévation au Ciel. L’interdit étant moins audacieux que la libération, la peur de l’image s’est progressivement greffée au rameau prohibitif des trois monothéismes. L’orientaliste belge Henri Lammens (1862-1937) va plus loin : il certifie que cette phobie des images a été introduite dans l’entou- rage du prophète Mahomet par les édiles juives de Médine. Connue

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au départ sous le nom de Yathrib, Médine fut une ancienne oasis située à plus de quatre cents kilomètres au nord de La Mecque, elle a changé de nom lorsque Mahomet l’a choisie pour échapper aux persécutions de Qûraych : « Nous ne pensons pas nous tromper, fait remarquer ce prêtre catholique converti à l’orientalisme, en attri- buant à l’influence des néophytes juifs, devenus les inspirateurs des ansârs (c’est-à-dire les anciens Arabes de Médine qui ont abandonné le paganisme au profit de l’islam), les dictons de Mahomet hostiles aux images. Certains indices trahissent avec une suffisante netteté leur intervention et ne permettent pas de penser à l’iconoclasme chrétien du VIIIe siècle. (3) » Même si le père Lammens ne précise pas avec exactitude les dictons du Prophète auxquels il fait allusion, on voit bien que la haine des images est plus ancienne que l’islam, ayant d’abord été une polémique judéo-chrétienne ancienne, puis byzantine, et finalement monothéiste. Il faut retenir cependant que le sacrilège est un biais par lequel une religion se donne des frontières tout en sanctuarisant ses interdits fondateurs. Ce pourrait être aussi le retour de la controverse byzan- tine qui a débordé les différents pays chrétiens proches de l’Arabie, essentiellement la Syrie et l’Irak, pour affecter l’Arabie. De sorte que la haine de l’image est vue du côté des historiens musulmans comme un emprunt et non une invention propre. De fait, les musulmans n’avaient pas de haine à l’égard des images qui déplaisent fortement aux bigots d’aujourd’hui au prétexte que par sa proximité humaine, l’image profane Dieu. Comme si le Créateur pouvait être profané par sa propre créature ! En outre, le terme mûsawwir, qui est parmi les noms de Dieu celui qui touche à notre sens moderne de « peintre » ou d’« illustrateur », est polysémique. Il recouvre un champ sémantique plus large, au péri- mètre imprécis : sculpteur, architecte, dessinateur, peintre ou concep- teur comme on le voit dans le verset suivant : « Il est Celui qui vous a conçus dans les matrices… » (hûwa alladi yûçawirûkûm fi-l arhâmi... (Coran, III, 6)). Cependant, ces quelques éléments linguistiques ne peuvent consti- tuer la base d’une doctrine.

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Dans la vie réelle, la fureur contre les images n’a pas été aussi rigou- reuse qu’on le prétend aujourd’hui dans nombre de cercles orthodoxes qui trouvent matière à « purifier » plus que de raison. L’image repré- sente-t-elle une mise en lumière terrifiante de l’intention divine au point de contraindre le croyant ordinaire à faire plus de zèle que ne le recommande avec modération son propre Prophète ? Sûrement, car la tendance de ceux qui ne comprennent pas les textes fondateurs (ou qui ne sont pas sûrs de leur foi), c’est de les appliquer avec plus de rigueur que ceux qui ont vocation à le faire avec science et pondéra- tion. Mais, saisis par une haine excessive de la création universelle, cer- tains d’entre eux, les plus radicaux, les plus extrémistes, le font encore au point d’entraîner un déferlement liberticide au nom duquel on assassine 17 personnes, à , le 7 et le 9 janvier 2015. L’excès inverse n’est pas de nature à donner plus de véracité aux descriptions des islamologues du début du XXe siècle, trop vite com- plices d’approximations et de généralités comme Henri Lammens, qui va jusqu’à noter que « partout dans le harem du Prophète rencon- trait-on des figures, sur les étoffes servant à habiller “les mères des croyants”, sur les hijabs, ou rideau-portières, les dérobant aux regards du vulgaire, sur leurs coussins, sur les chatons de bagues, sur leurs ustensiles de ménage. (4) »

Rabaisser l’image de Dieu

Autre question : l’image humaine rabaisse-t-elle la figure de Dieu au point que la part païenne puisse supplanter le souffle créateur ? À vrai dire, il n’y a aucune raison objective pour interdire l’image en islam, du moins pour les musulmans qui s’opposent à l’archaïsme des salafistes. C’est pourquoi, durant des siècles, les créateurs musulmans ont réussi, grâce à la calligraphie, à détourner cette clause afin d’exprimer leurs pensées sans jamais figurer d’être humain. Beaucoup d’entre eux ont pratiqué une autocensure honteuse en vue d’éviter la radicalité de la censure publique.

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On voit bien que peu à peu l’iconoclastie s’est glissée dans les organes d’une religion (et aujourd’hui une culture) qui a toujours sacralisé exclusivement le Prophète et Dieu. Tout a fonctionné comme s’il fallait donner des gages de confor- mité aux monothéismes précédents, lesquels étaient représentés par leurs homologues musulmans, imams, mouftis, vizirs, etc. Si bien que le calife Yazid II (720-724) en est arrivé à supprimer, un an avant sa mort, les images dans les Églises chrétiennes de ses États (au temps où l’islam était un empire), geste aussitôt imité par des évêques et des monarques chrétiens. C’est de cette période que l’on date l’émergence du premier chrétien iconoclaste des terres d’islam : il s’agit de Théo- dore Abu-Kurra (755-830), père de l’Église de Harran ayant écrit en arabe au temps des califes abbassides Haroun al-Rashid et son fils Al- Ma’mûn. Pour cet évêque, les chrétiens ne doivent pas se détourner de leurs croyances, bien au contraire, ils doivent résister à l’influence qu’ils subissent des étrangers. Ce faisant, il défendait aussi bien son Église que l’Église originelle qui se bâtissait dans l’empire musulman. Au cours des siècles qui suivirent, l’idée que la haine des images pou- vait être le fait des musulmans s’est définitivement établie. Ainsi, dans un article daté du mois d’août 1912 consacré à l’origine de la sculp- ture romane, Louis Bréhier (1868-1951) dit : « Il est exact que l’islam, comme le christianisme, fut à sa naissance en réaction contre l’idolâ- trie séculaire des Arabes : Mahomet renversa les idoles qui ornaient la Kaaba, et le Coran condamne formellement la représentation de toute figure animée (5). » Le combat des images s’est poursuivi à travers la lutte des grands réformateurs musulmans du XVIIIe et du XIXe siècle, qui ont cher- ché à défaire les idoles autoproclamées, dénoncer les hommes provi- dentiels et se gausser des faux prophètes. En privilégiant la vie d’ici- bas aux dépens des promesses paradiasiaques, les épicuriens en terre d’islam ont enfreint le cercle de vertu posé ad vitam aeternam par les théologiens dogmatiques dès lors que leur ambition première était de contrôler le cerveau et l’agir collectifs pour finalement aboutir à une soumission collective. Mais au même moment, des militants de l’humanisme continuaient à s’exiler au risque d’être mis au ban de

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la société comme des pestiférés, anathémisés par des théocrates qui se sont arrogé des droits exorbitants quant à la lecture univoque des textes fondateurs, Coran et Hadith. Un déplacement significatif s’est alors produit entre une saine compréhension du Coran et l’instance du fiqh (jurisprudence islamique) qui a posé là, au cœur même de la représentation de Dieu, son magistère et sa règle de droit. Ce déplace- ment est le nœud du blocage actuel. Il justifie un autre déplacement, celui de la représentation du Prophète en lieu et place de Dieu. Les penseurs qui osent défier cette double norme para- et post-­ coranique sont sacrifiés sur l’autel d’une doctrine figée. Ils sont nom- breux au point que des listes aient été établies par les officines liées au « ministère du culte et de la préservation de la vertu », qui a toujours existé en islam sous différentes appellations. Ces penseurs, ces créateurs et ces romantiques ne savaient pas, alors, à quel monstre froid ils s’attaquaient. Ce n’est qu’après coup qu’ils ont compris quelle était la ligne rouge à ne pas franchir. Si bien qu’en martyrs de la liberté individuelle, ils mourraient en croyant défendre un droit que les théologiens stipendiés leur refusaient formellement. Seul un grand théologien pouvait interpréter les versets coraniques et établir en lieu et place du penseur indépendant la limite du licite et de l’illicite. Quant au musulman ordinaire, il n’avait pas d’autre choix que d’accepter l’inacceptable sans rechigner. Si bien que tous les créateurs de beauté en islam se sacrifiaient au fur et à mesure qu’ils gagnaient quelques arpents de liberté supplé- mentaires, uniquement parce qu’ils cultivaient une autre notion de la liberté. Cette liturgie obscène des assassins de la liberté a mis au jour la dissémination des images, leur contraste violent, le vide spirituel des acteurs obnubilés par leur narcotique religieux et qui se complique par un trop-plein d’idéologie négative, ce qui montre le mépris des tueurs pour leur propre religion. Aujourd’hui nous payons la prétention, pourtant légitime, à vou- loir définir autrement les notions de liberté individuelle, de séparation des prérogatives de la raison et d’indépendance de l’esprit humain par rapport à l’étau théocratique. Le combat homérique qui se poursuit depuis la chute du califat, et même avant, tient en quelques lignes :

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certains musulmans ne veulent plus s’agenouiller devant l’imam et son clergé moralisateur au prétexte, bien fallacieux, que celui-ci serait dépositaire d’une légitimité supra-humaine, alors même que depuis des décennies, l’institution religieuse ne conduit plus les nations comme par le passé. Jusqu’à une date récente, le combat de l’indi- vualisme n’était pas encore conceptualisé comme tel en islam. Il se manifeste aujourd’hui avec une puissance décuplée. La censure est le chancre mou de la création. Accepter la censure, c’est une autre façon de mourir un peu, quant à l’interdiction d’une image, c’est un moyen détourné de pousser au suicide toute la création. Concrètement, au moment où j’écris ces lignes, il y a dans le monde arabe des écrivains, des cinéastes, des dramaturges, des plasticiens et d’autres créateurs qui doivent restreindre leur talent de peur d’être jetés dans le grand bra- sier. Il y a encore des écrivains qui écopent de fatwas malveillantes issues de cerveaux d’imams ensauvagés depuis peu par le fondamenta- lisme religieux et guidés à distance par des idéologues arrogants. En fin de compte, le clivage est double : l’image est récusée pour des raisons doctrinales (l’interdit de la représentation) – même si cet interdit est finalement un emprunt. Norman Daniel a détaillé ce clivage sociétal entre érudits et non- érudits, entre cercles dominants et cercles dominés, dans une étude du Journal of the Royal Asiatic Society datant de 1977. Pour lui, tout ce qui ne met pas en défaut la parole religieuse est toléré, mais sitôt que le magistère de la « bonne parole » est contredit ou même suspecté, la sentence qui s’abat sur le mécréant est terrible. C’est à cela que nous avons assisté lors de la première décennie du XXIe siècle : le déferlement de la violence religieuse au nom d’un dieu vengeur, à la fois intolérant et misanthrope, qui ne ressemble en rien à celui que la plupart des musulmans aiment, un dieu de paix.

1. Al-Bûkhari, l’Authentique. 2. Fidence de Padoue, Liber recuperationis Terrae Sanctae, 1291. 3. Henri Lammens, « L’attitude de l’islam primitif face aux images », Journal asiatique, volume IV, 1915. 4. Idem. 5. Louis Bréhier, « Les origines de la culture romane », in Revue des Deux Mondes, août 1912, deuxième quinzaine, p. 873.

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› Sophie Makariou et Gabriel Martinez-Gros

ous aborderons la question de l’interdit supposé de l’image dans l’islam par un biais particulier qui peut se résumer en quelques phrases : une forme d’éloi- gnement, de défiance de l’image – et en particulier de la sculpture – dans le monde islamique vient-elle Nde ce que l’immense masse des images que les musulmans avaient sous les yeux au Moyen Âge avait été élaborée avant eux, par les civilisa- tions dont ils avaient vaincu les derniers représentants, recouvert les traces et annexés les trésors, mais dont ils pouvaient toujours craindre le réveil et la revanche ? Ou encore, en d’autres termes, l’image, quand elle apparaît dans les textes médiévaux, fait-elle figure d’ennemie encore menaçante, d’ultime arrière-garde d’un monde disparu, ou de premier signe d’un désastre qui s’annonce ? L’un des aspects les moins soulignés du problème de l’image en terre d’islam, c’est en effet d’abord qu’elle appartient à d’autres. Dans la répartition générale des mérites, des compétences, des pratiques et des merveilles parmi les peuples du monde, l’image, dans les textes médiévaux, ne semble pas revenir à l’islam, ne lui paraît pas favorable.

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Idrîsî nous dit que Pharaon, le souverain le plus hostile à la prophétie et à la foi qu’on puisse imaginer, avait coutume, quand il quittait sa capitale, de faire disposer un immense miroir sur la falaise du Moqat- tam, près duquel s’installait un de ses sosies, de sorte que cette image doublement fallacieuse, ce double reflet – son reflet sous les traits du sosie, et le reflet du sosie dans le miroir – impose sa constante et fausse présence à ses sujets (1). Il existe bien d’autres récits de mirages – d’images trompeuses – dans l’islam médiéval. Selon Himyarî, quand Tariq, le conquérant de la péninsule Ibérique, parvint à Ecija après sa victoire du Guada- lete à Tarifa, il en aurait vu les remparts couverts de soldats, pique à la main. Il ne s’agissait que de statues (2). Plus tard, et plus loin, l’image est assignée le plus souvent par la géographie et le voyage aux étrangers ou aux barbares. Dans le monde proche des deux grands empires que l’islam a abattus, l’image est romaine ou byzantine, plus que perse. Les Sassanides ont édifié de gigantesques portes, les Romains et leurs successeurs ont sculpté des statues d’une qualité insurpassable. Sophie Makariou est conservatrice du patrimoine, présidente du musée Idrîsî, dans sa description de Constan- Guimet, musée national des arts tinople, mentionne des représentations asiatiques.

d’animaux et d’humains d’une beauté iné- Gabriel Martinez-Gros est professeur galable et qu’il peut admirer avec d’autant d’histoire médiévale du monde moins de retenue qu’elles sont d’une taille musulman à l’université Paris Ouest grandiose, et qu’elles ne prétendent donc Nanterre. pas imiter l’œuvre du Créateur (3). Ibn Battuta, dans le récit, peut- être merveilleux, qu’il nous fait de son voyage en Chine, affirme que tous les voyageurs y sont enregistrés par les douanes, et qu’arrivés aux étapes suivantes, ils y retrouvent déjà leurs portraits accrochés en place publique, de sorte qu’on ne sait ce qu’il faut admirer le plus, de l’efficacité de la poste impériale ou de la virtuosité des peintres chinois, capables d’exécuter sur-le-champ des portraits d’une éton- nante ressemblance (4). Dernier exemple de cette étrangeté de l’image, qu’Oussama ibn Mounqidh, seigneur de Chayzar au XIIe siècle, met sur le compte de la barbarie des Francs : « Veux-tu voir Dieu enfant ? », lui demande un

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nouveau venu d’outre-mer. « Oui » répond Oussama, stupéfait mais curieux. Le Franc lui découvre une image de la Vierge et du Christ enfant. Oussama n’a pas besoin de commenter davantage cette chute pour son lecteur musulman (5). Il n’en est pas moins vrai que ce même couple – Marie et Jésus enfant – figurait, dit-on, sur les murs de la Kaaba, et qu’il fut le seul épargné sur l’ordre de Mahomet quand l’heure de la destruction des idoles fut venue. Ce qu’Oussama ibn Mounqidh tourne en plaisante anecdote est donc, en fait, une vieille révérence, peut-être une vieille crainte au cœur de l’islam.

L’image enfouie

Cette crainte enfouie est toujours là, sous terre, prête à exha- ler son sens, ou à reprendre sens dans une autre histoire. Il arrive que l’islam soit premier, qu’il foule un sol vierge de passé humain. Mais le plus souvent, toute fondation heurte avec un sens ancien. De cette résurgence de l’histoire par l’image, l’épisode de la mai- son de Tolède dans le récit de la conquête de l’Espagne est une des meilleures illustrations. Les chroniques arabes insistent sur l’illégi- timité du dernier des rois wisigoths, Rodrigue, qui avait écarté la lignée de son prédécesseur Witiza (mort en 710). Il existait à Tolède, nous disent-elles, une maison dont tous les rois, à leur avènement, renforçaient la clôture d’une serrure supplémentaire. Nul n’y avait jamais pénétré. Y supposant un trésor caché, Rodrigue, malgré les objurgations du clergé, décide de faire forcer les serrures. Il n’y a rien dans la maison, sinon un coffre qui contient les Évangiles, et sur les murs, l’image de cavaliers arabes surmontée d’une inscription : « Quand on ouvrira cette maison, et qu’on en fera surgir ces images, le peuple [représenté] sur ces images envahira et dominera l’Espagne. (6) » L’inscription donne le sens, même si les Arabes ne sont pas nommés, parce qu’ils sont inconnus de ceux qui ont exécuté l’image, un sens à venir dans une autre histoire : celle du Coran et non plus celle que commandent les Évangiles.

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Le temps figé

L’image est du temps figé ; c’est une histoire qu’on a suspendue en espérant qu’elle ne s’accomplisse pas, en attendant qu’elle s’accom- plisse. Il y a, dans ces précautions inutilement prises contre le destin, quelque chose de l’enfance protégée de Bouddha et de la Belle au bois dormant. Ce temps figé, quand on l’a par mégarde remis en marche, il n’est plus moyen de l’arrêter. Le roi Rodrigue fait soigneusement refermer les portes de la maison de Tolède et place des gardes pour en interdire l’entrée, comme Dieu aux portes du paradis. Plus personne ne verra les figures des Arabes. Peine perdue. Les Arabes viendront. Ce n’est pas seulement que le crime est irréparable, et le jugement par conséquent implacable. C’est aussi que ces choses qui s’animent, ces figures qui prennent vie, n’avaient été cachées dans de lointaines origines que pour ressurgir un jour. Les temps ne peuvent s’accomplir sans elles, et les temps sont près de s’accomplir.

L’image ou le sens caché

L’Égypte nous conte la même histoire. Un soufi aurait brisé, au XIVe siècle, le nez du Sphinx de Gizeh, image impie. La foule l’aurait mis à mort. Sous cette forme raccourcie, l’anecdote est incompréhen- sible. L’acte du soufi, dans le climat de dévotion piétiste de l’Égypte mamelouke, est méritoire. Il nous paraît scandaleux, bien sûr, mais ce n’est pas pour cette raison que la plèbe du Caire s’en prend au saint homme. Sa crainte, c’est que la mutilation du Sphinx n’ouvre la boîte de Pandore des calamités, ou n’abolisse la protection que le Sphinx assurait au pays. Au vrai, ce n’est pas le Sphinx, ni l’image du Sphinx qu’on défend, c’est le sens caché et obscur que l’image pourrait recou- vrir qu’on craint. On défend la surface de l’image pour ne pas avoir à affronter ce qui gît, inconnu, en dessous. Ce qui nous permet de conclure, très paradoxalement peut-être pour nous, que ces images, dans le monde islamique, celles qu’un passé lointain a léguées au monde islamique, sont opaques. L’image est toute apparence, mais

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cette apparence est obscure, et souvent menaçante. Selon Ibn ‘Asākir, l’historien de Damas, en creusant à l’emplacement du mihrab de la mosquée des Omeyyades, on découvrit une statue au poing fermé. On brisa ce poing. Il y avait à l’intérieur un grain de blé qui s’échappa, pour le malheur de la ville. Ce grain prisonnier protégeait les récoltes de l’oasis de Damas, un peu comme, dans l’Antiquité, les Victoires aptères (sans ailes) étaient contraintes de rester fidèles aux cités où elles demeuraient. L’islam est le présent de ce monde ; il en est le sens évident, la raison normative. Aucune civilisation ne viendra après lui, et aucune n’éprouvera, comme les musulmans devant les statues antiques, la terreur et l’obscurité d’images qu’elle ne comprendra pas.

Le triomphe et la nostalgie

De cette présence triomphale, il est un exemple qui ressemble à première vue beaucoup à celui de la maison de Tolède, et que nous livre encore Himyarî (7). En 1085, le roi de León Alphonse VI s’em- pare de Tolède, donne un élan décisif à l’entreprise de reconquête. Les Andalous font appel aux Almoravides, qui dominent alors l’ouest du Maghreb. Une grande bataille s’annonce entre ces Berbères marocains et les Léonais – elle donnera la victoire aux Maghrébins, et paralysera pendant quelques dizaines d’années la progression chrétienne dans la péninsule. Peu de temps avant la bataille, le roi Alphonse VI fait un rêve où il se voit monté sur un éléphant et battant un petit tambour. Ce rêve qu’il ne comprend pas l’effraie. Aucun moine ni prêtre ne sait le lui expliquer. Il demande donc à un juif d’aller secrètement consul- ter un musulman. Le juif va conter le rêve à un interprète des songes comme s’il était le sien. « Tu mens, lui répond le devin musulman, ce rêve n’est pas de toi, et je ne peux pas t’en révéler le sens si je ne sais pas qui l’a fait. » Malgré ses réticences, l’intermédiaire juif avoue que ce rêve est allé visiter l’esprit du roi Alphonse. « Je savais qu’il ne pouvait s’agir que de lui, reprend le devin, dis-lui qu’il va éprouver un grand désastre : l’éléphant et le tambour sont en effet, dans le Coran, les signes d’une débâcle et d’un châtiment. (8) »

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Le rêve joue en apparence le même rôle que les figures des Arabes peintes sur les murs de la maison de Tolède. Mais les Arabes sont annoncés, dans la maison de Tolède, dans une langue, une syntaxe, chrétiennes, qui ne savent pas les nommer. Au contraire, le rêve d’Al- phonse est incompréhensible pour lui, mais clair pour tout connais- seur du Coran, pour tout lettré musulman. L’image est obscure, mais le texte en est clair. Or ce texte est musulman. Tout se passe comme si la langue de l’islam avait occupé l’esprit du monarque chrétien, comme on occupe un territoire ennemi. Mais l’islam n’est pas toujours triomphant. Encore d’Himyarî, cette fois dans la description des ruines d’Itálica, près de Séville :

« Il y avait à Taliqa une statue de jeune femme en marbre blanc de grandeur naturelle et d’une beauté inouïe. Sur ses genoux, elle tenait serré contre elle un petit garçon. Un serpent partait de ses pieds et se dressait comme s’il voulait mordre l’enfant. La femme regardait à la fois le serpent et l’enfant ; et son visage avait une double expres- sion de tendresse et d’effroi. On aurait pu passer une journée entière à la regarder sans éprouver le moindre ennui, tant cette statue était artistement sculptée et d’un travail admirable. Elle était placée dans l’un des thermes de Séville. Il arriva que des gens de la basse classe en tombent amoureux. (9) »

De fait, on retrouve dans cet épisode une statue, des bains, et des rêves. Cette association n’est sans doute pas fortuite. Le rêve, pour la philosophie médiévale, est une production de sens à vide. À l’état de veille, les sens recueillent les informations, l’imagination les rassemble en images et l’entendement en tire sens. Pendant le sommeil, le mécanisme fonctionne à l’inverse : l’entendement com- mande à l’imagination des productions d’images que ne viennent conforter, bien sûr, aucune sensation, aucune perception des sens. Loin d’être insensé, le rêve est donc hypersensé, puisqu’il est pure production de l’intelligence, que le réel ne contrôle plus (10). Il

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en est de même de ces statues : il n’y a plus rien en ce monde, dans la vie d’un musulman de ce temps, qui leur ressemble. Elles sont comme les productions d’un rêve, pur entendement, pure imagina- tion, pur plaisir. Elles soulèvent dans l’esprit de celui qui les regarde un sentiment dont la poésie arabe s’est largement nourrie, et qui fait qu’il est moins absurde dans ce monde que dans d’autres de tomber amoureux d’un rêve, c’est-à-dire de la nostalgie, de la douleur et de la douceur du passé enseveli.

Il suffit de comparer cette anecdote à la sinistre décision prise par les talibans afghans, ou les djihadistes de Daesh plus récem- ment, de détruire les bouddhas de Bamiyan, les sites assyriens ou les temples de Palmyre, pour mesurer ce qui sépare les angoisses et les trouvailles de l’islam médiéval des certitudes plates des guerriers du djihad contemporain, fils d’un monde dépouillé de ses mystères. Il demeure cependant un point commun : la peur du réveil d’une terre conquise. L’islam médiéval habite la terre comme on habite la maison d’un autre qui a vécu là, et qui y a remisé ses souvenirs. Leur destruction est la probable fatalité de la lutte contre les vertiges d’un passé étranger. Quand les talibans ont anéanti les bouddhas de Bamiyan en mars 2001, la majorité des observateurs n’y a vu que la haine de l’image qu’ils manifestaient par ailleurs à l’encontre du cinéma ou de la pho- tographie. L’affaire était autrement plus grave. Ces images-là furent détruites pour affirmer l’emprise de l’islam sur une terre qui avait été bouddhiste, c’est-à-dire païenne aux yeux des talibans. On crut saisir dans ces destructions une sorte de mesure de répression morale qui aurait interdit la manifestation des images comme elle interdit la musique ou le vin. Nous savons aujourd’hui, avec État islamique, qu’il s’agit en fait d’actes de guerre, de djihad. « Du passé faisons table rase, car nous sommes le présent éternel de la loi divine », voilà ce que disent les djihadistes. C’est à ce titre que le taureau assyrien du musée de Mossoul devait disparaître. Exhumé par les Anglais au XIXe siècle, ce vestige du passé mésopotamien souffrait de la tare essentielle de n’avoir pas été à la surface de la terre que le Prophète

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et ses compagnons foulèrent au VIIe siècle. Cette appropriation de la fin des temps, qui donne le droit de réduire en cendres le passé, est un des aspects noirs de l’islam qu’on ne saurait euphémiser, mais auquel il serait injuste et dangereux de le réduire. Car de la claire distinction du djihadisme et de l’islam dépend aussi la survie du passé de l’islam.

1. Idrîsî, la Première Géographie de l’Occident, traduit par le chevalier Jaubert, revu et annoté par ­Annliese Nef et Henri Bresc, Flammarion, 1999, p. 224-225. 2. La Péninsule Ibérique au Moyen Âge d’après le Kitab Rawd al-Mi‘tar d’al-Himyarî, traduit par Évariste Lévi-Provençal, Brill, Leyde, 1938, p. 20. 3. La Première Géographie de l’Occident, op. cit., p. 411. 4. Ibn Battuta, Voyages, volume III, Maspero , 1982, p. 318-319. 5. Usâma ibn Mounqidh, Des enseignements de la vie, traduction d’André Miquel, Imprimerie nationale, 1983, p. 297. 6. Ibn al-Qutiya, Historia de la conquista de España de Abenalcotía el Cordobés, édition et traduction espagnole de Julián Ribera, Real Academia de la Historia, 1926, p. 7/5. 7. La Péninsule Ibérique au Moyen Âge, op. cit., p. 110. 8. Coran (105, 1-5 et 74, 8-10). Il s’agit du rappel de l’attaque des Abyssins contre La Mecque. À la tête de l’armée africaine se tenait un éléphant qui terrorisait les défenseurs mecquois. Mahomet est réputé né l’année de l’Éléphant (570 ou 571 de notre ère). 9. La Péninsule Ibérique au Moyen Âge, op. cit., p 149-150. 10. Voir par exemple Ibn Khaldun, Muqaddima, traduit par Abdesselam Cheddadi, in le Livre des Exemples, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. 342-346.

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› Entretien avec Alain Besançon réalisé par Robert Kopp

Depuis les attentats du mois de janvier 2015, la vieille querelle des images est redevenue cruellement actuelle. Quelles sont les représentations du divin qui sont autorisées ou interdites dans les différentes religions ? Qu’est-ce que le blasphème ? Comment ces interdits ont-ils été formulés à travers les âges ? Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Qui fixe les limites à ne pas dépasser ? Toutes ces questions – et quelques autres –, Alain Besançon, historien et philosophe, les a étudiées, en partant des textes de l’Antiquité jusqu’à nos jours, dans un ouvrage qu’il est urgent de relire : l’Image interdite. Une histoire intellectuelle de l’iconoclasme (1). Le moins qu’on puisse dire, c’est que les réponses apportées par les religions monothéistes aux questions que soulèvent les images du divin n’ont pas varié au cours des âges, elles sont souvent contradictoires. Il faut donc quitter les simplifications outrancières et préciser les enjeux de cette querelle au regard de la situation qui est la nôtre. C’est ce que nous avons demandé à Alain Besançon de faire.

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Revue des Deux Mondes – Que nous apprennent sur le pouvoir des images les réactions violentes d’hos- tilité destructrice que provoquent périodiquement de nos jours certaines œuvres, telle la déprédation de Tree, le « plug anal » de Paul McCathy, exposé place Vendôme pour l’ouverture de la Fiac en octobre 2014, ou le saccage et le «recouvrement de graffitis racistes deDirty Corner, le « vagin de la reine » d’Anish Kapoor, dans les jardins de Versailles en 2015 ?

Alain Besançon Rien du tout, si ce n’est le ras-le-bol de beaucoup de gens devant cette manie de certains commissaires ou conservateurs de vouloir placer à tout prix des œuvres contemporaines plus ou moins

discutables dans les espaces publics. Les gens Alain Besançon est historien et n’ont pas envie qu’on leur impose ça, qu’on philosophe, membre de l’Institut, les force à regarder ce qu’ils n’ont pas envie de directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, voir. La réponse, ce sont ces gestes de vanda- à l’Institut d’histoire sociale et à la lisme, regrettables certes, mais qui ont existé Nouvelle Initiative atlantique. Dernier à toutes les époques. Ils n’ont rien à voir avec ouvrage publié : Problèmes religieux l’iconoclasme que j’étudie dans mon livre. contemporains (de Fallois, 2015). › [email protected] Le sujet de mon livre, ce n’est pas d’analy- ser les réactions – hostiles ou non – à l’art contemporain, c’est l’histoire de la représentation du divin, plus exactement de l’interdiction de cette représentation, sur deux millénaires et demi, de l’Ancien Testament et de Platon jusqu’à Kasimir Malevitch, Mondrian et Kandinsky. Une enquête qui est d’ailleurs limitée à la civilisation européenne.

Revue des Deux Mondes – Ainsi, l’iconoclasme serait circonscrit, sinon dans l’espace, au moins dans le temps, il y aurait un avant et un après…

Alain Besançon Parfaitement. Prenez la Grèce ancienne – mais la même chose est vraie pour l’Égypte et la Mésopotamie –, vous consta- terez que les dieux sont dans la cité, la vie religieuse et la vie civique se confondent, les hommes sont théomorphes et les dieux anthropomorphes, ou comme le disait Schiller, que cite Hegel dans son Esthétique : « Quand les dieux étaient plus humains, les hommes étaient plus divins. »

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Il suffit de relire Homère ou Hésiode pour s’en convaincre. Les dieux n’arrêtent pas de se mêler aux différents épisodes de la guerre de Troie ou d’entraver le retour d’Ulysse à Ithaque. Des dieux, il faut le souligner, terriblement humains, un peu comme chez Giraudoux : voleurs, menteurs, chapardeurs, séducteurs, infi- dèles. Ce qui déplut déjà fortement à certains philosophes préso- cratiques, comme Anaximandre ou Xénophane, qui s’opposèrent fermement à tout anthropomorphisme pour affirmer l’unicité du divin et introduire la notion de convenance. La figure humaine ne convient pas à la représentation du divin. C’est le début de l’iconoclasme antique tel que le développeront Platon et Aristote, qui toutefois sont également iconophiles à certains égards, ce qui complique un peu les choses.

Revue des Deux Mondes – C’est à cet iconoclasme antique, qui est aussi celui du judaïsme et des débuts du christianisme, qu’est consacrée la première partie de votre livre. Mais arrêtons- nous, avant d’y venir, au moment qui, pour vous, marque la fin de l’iconoclasme...

Alain Besançon Pour les chrétiens, mais non pour les juifs et les musulmans, ce sont les années qui précèdent immédiatement la Pre- mière Guerre mondiale. Le Carré noir sur fond blanc de Malevitch est à la fois la dernière icône et un dernier acte iconoclaste, une icône d’un monde que Dieu a déserté, d’un monde vide, mais dans lequel l’aspiration vers le divin subsiste, même dans ce geste qui n’a plus de sens. C’est l’aboutissement d’une perte de sens dont les origines sont à chercher dans le romantisme, et on pense immédiatement à Nerval, traduisant le Songe de Jean Paul Richter :

« En cherchant l’œil de Dieu, je n’ai vu qu’une orbite Vaste, noire et sans fond, d’où la nuit qui l’habite Rayonne sur le monde et s’épaissit toujours. » (Extrait de Nerval, « Le Christ aux Olivier ».)

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Avec Marcel Duchamp et puis avec Andy Warhol, quelque chose d’autre, de fondamentalement nouveau, commence. Duchamp et Warhol rejettent a priori l’émotion et les critères de jugement. Ils se réfèrent à la vie, pas au beau ou au sublime, qui seraient des chiffres du divin, comme aurait dit Karl Jaspers. Certes, la coupure n’est pas nette ; il y a toujours des survivants ou des survivances. Prenez Mark Rothko, qui n’est peut-être pas un très bon peintre mais qui se situe clairement dans la perspective religieuse de Malevitch, de Piet Mon- drian et de Vassily Kandinsky. Le pop art, en revanche, ne contient plus aucune référence à une instance supérieure. Il renvoie à l’univers de la publicité et à celui de la consommation.

Revue des Deux Mondes – Mais les fameuses Campbell’s Soup Cans de 1962 ne sont-elles pas une mise en cause de cette société de consommation, dénoncée à la même époque par Jean Baudrillard et Guy Debord ?

Alain Besançon Pas du tout. Warhol ne critique rien ; il est fasciné par la société de consommation. Mais ses objets ne suscitent aucune émotion, ni positive ni négative. Ils échappent également à tout juge- ment esthétique, car ils ne renvoient à aucune idée d’un beau quel- conque. Cela dit, j’hésite à vouer l’art contemporain aux gémonies. Il ne me touche pas, mais je reste convaincu qu’une des caractéristiques de l’Homo sapiens est de fabriquer de l’art, l’homme est un animal fabriquant de l’art.

Revue des Deux Mondes – Dans cette histoire de la représentation du divin de l’Antiquité à l’aube du XXe siècle, vous distinguez trois périodes : aux extrémités, l’iconoclasme antique (partagé par certains philosophes grecs, par les juifs, les premiers chrétiens et les musul- mans), puis l’iconoclasme moderne (qui commence avec la Réforme). Entre les deux, vous distinguez plusieurs siècles de « paix romaine de l’image ». Comment en êtes-vous arrivé à cette périodisation ?

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Alain Besançon Par la lecture progressive des textes. Je ne suis pas parti d’une intuition première et encore moins d’une théorie. Je me suis plongé dans les textes et les ai lus et relus les uns après les autres en commençant par les présocratiques, Platon, Aristote, l’Ancien et le Nouveau Testament, les Pères de l’Église, le Coran. Ainsi, les choses se sont mises en place étape par étape et le lecteur peut aisément refaire le parcours après moi. Ma question est toujours restée la même : que disent mes auteurs des possibilités de représenter le divin, ces images sont-elles jugées licites ou illicites ? C’est ainsi que j’ai été sensible aux similitudes, dans l’argumenta- tion, qui existent entre, dans la condamnation des images du divin chez Platon et dans l’Ancien Testament. Parlant, dans Timée par exemple, de l’origine du monde, Platon pose comme principe théolo- gique fondamental que le monde est à la fois beau et bon, puisque le démiurge, le créateur, a voulu que toutes choses fussent semblables à lui-même. La position de la Bible, sur ce point, est identique. Le monde est une œuvre d’art, il est modelé par une substance intelligente, ordonnatrice. Ainsi, le véritable artiste est le créateur lui-même, qui ne peut être imité par un artiste humain prisonnier du monde sensible. L’art ne produit que des simulacres (eidôlon), qui néanmoins provoquent chez le spectateur un désir de saisie de la beauté, qui, elle, n’est pas sensible, mais intelligible.

Revue des Deux Mondes – Et comme la contemplation du divin est hors de portée, sa représentation est proprement impossible. Pour- tant, l’art grec existe et les dieux sont représentés à l’infini…

Alain Besançon Il faut distinguer l’art suprême, la dialectique, qui invite l’âme à s’élever par degrés, sachant toutefois que la « lumière authentique », comme il est dit dans Phèdre, est inaccessible, et les beaux-arts, qui fabriquent des images forcément fausses, mais pouvant remplir une fonction propédeutique, éducative, civique. À condition de ne jamais oublier que l’image n’est qu’une image et qu’elle ne se confond pas avec la chose représentée.

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Revue des Deux Mondes – Dans quelle mesure l’interdiction biblique de représenter le divin et l’interdiction de toute représentation du divin dans l’islam sont-elles comparables à l’interdiction platonicienne ?

Alain Besançon Tout comme chez Platon, deux thèmes s’entre- lacent dans l’Ancien Testament : l’interdiction absolue des images et l’affirmation qu’il existe des images de Dieu. Cette affirmation appa- raît dans le premier chapitre de la Genèse, avant même l’interdiction de l’Exode et du Deutéronome. L’interdiction la plus connue, la plus solennelle, est évidemment celle du quatrième des Dix Commandements : « Tu ne te feras pas de statue, ni de représentation quelconque de ce qui est en haut dans le ciel, de ce qui est en bas sur la terre, et de ce qui est dans les eaux plus bas que la terre. Tu ne te prosternera pas devant elles, et tu ne leur ren- dras pas de culte ; car moi, l’Éternel, ton Dieu, je suis un Dieu jaloux, qui punit la faute des pères sur les fils jusqu’à la troisième et à la qua- trième génération de ceux qui me haïssent et qui use de bienveillance jusqu’à mille générations envers ceux qui m’aiment et qui gardent mes commandements. »

Revue des Deux Mondes – Mais à peine l’Alliance scellée, le peuple, impatient de faire route vers la Terre promise, la rompt et demande à Aaron : « Lève-toi, fais-nous des dieux qui marchent devant nous, car ce Moïse, cet homme qui nous a fait monter du pays d’Égypte, nous ne savons pas ce qui lui est arrivé. » Et Aaron de recueillir tous les bijoux pour faire le veau d’or : « Israël, les voici tes dieux qui t’ont fait mon- ter du pays d’Égypte. » Le peuple n’a donc pas renié Dieu, il voulait mettre la main sur lui...

Alain Besançon C’est bien là qu’est le crime. Dieu assimile cette mainmise sur lui qu’est la confection d’une image à une aposta- sie. Il s’apprête donc à exterminer son peuple et à s’en préparer un autre. Mais il accepte l’intercession de Moïse, rétablit l’Alliance, non sans toutefois exterminer « environ trois mille hommes ce jour-là ».

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Pourtant, à partir de cette scène qui fonde la notion d’idolâtrie (bien que le mot n’apparaisse que dans le Nouveau Testament), l’histoire d’Israël est jalonnée par des transgressions de la règle d’un Dieu invisible, impossible à représenter. Le temple, que ce soit celui de Salomon ou d’Hérode, est vide. Tout comme les mosquées. C’est pourquoi un juif peut aller prier dans une mosquée, mais non pas dans une église. Il peut à la rigueur se convertir à l’islam, mais jamais au christianisme. L’iconoclasme juif est un produit de l’Alliance. Dieu, dans le contrat qu’il passe avec son peuple, interdit expressément à celui-ci d’avoir d’autres dieux et de se faire une image de lui. Le Coran, en revanche, ne parle que très peu de cette interdiction. Le Dieu du musulman est extrêmement lointain, tellement transcendant qu’il décourage toute représentation, alors qu’il arrive au Dieu juif de proposer lui-même ses propres images, comme l’ange du Seigneur ou la vision d’Ezéchiel. Mais aucune image de fabrication humaine ne « tient » devant le Dieu juif, parce qu’il est trop proche, ni devant le Dieu musulman, parce qu’il est trop lointain.

Revue des Deux Mondes – Dans cette optique, l’incarnation du Christ serait presque assimilable à un veau d’or…

Alain Besançon Disons que l’événement chrétien essaie de conci- lier des affirmations contradictoires qui sont celles de l’Ancien Tes- tament reprises par le Nouveau Testament. « Personne n’a jamais vu Dieu, disent saint Jean et saint Paul. Aucun homme ne l’a vu ni peut le voir. » Ce que commente saint Augustin : « Voir la divinité avec un regard humain est absolument impossible, on ne la voit qu’avec des yeux qui ne sont plus ceux des hommes mais des surhommes. » Mais il est aussi écrit que l’homme a été créé « à l’image de Dieu ». Enfin, le Christ est Dieu fait chair et Jésus dit, selon saint Jean : « Celui qui m’a vu a vu le Père. » L’incarnation peut donc permettre de passer outre l’interdiction de l’image, voire servir de justification à la représenta- tion du divin.

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Revue des Deux Mondes – Les discussions autour de l’image du divin font rage chez les premiers Pères de l’Église et les textes qui sont par- venus sont innombrables et contradictoires. Quel est celui qui vous semble résumer le mieux cette « paix romaine » de l’image ?

Alain Besançon C’est sans conteste la lettre que le pape Grégoire le Grand adresse vers 600 à Serenus, évêque de , qui s’était aliéné une grande partie de ses ouailles en brisant toutes les images de la ville, ce qui amena le pape à lui adresser cette remontrance : « Autre chose est en effet d’adorer une peinture, et autre chose d’apprendre par une scène représentée en peinture ce qu’il faut adorer. Car ce que l’écrit procure aux gens qui lisent, la peinture le fournit aux analpha- bètes (idiotis) qui la regardent puisque ces ignorants voient ce qu’ils doivent imiter ; les peintures sont la lecture de ceux qui ne savent pas les lettres, de sorte qu’elles tiennent le rôle d’une lecture, surtout chez les païens. » L’image a donc une fonction pédagogique ; elle la gardera tout au long du Moyen Âge. L’image s’éloigne ainsi de la condition d’objet sacré, elle n’est plus nécessairement dépositaire d’une réelle présence du divin. Contrai- rement à l’Église d’Orient, l’Église latine fait passer l’image de la sphère théologique à celle de la rhétorique, l’image ne démontre pas une thèse, elle sert une cause, celle de persuader les païens d’embras- ser la foi.

Revue des Deux Mondes – Cette image au statut modeste diffère fon- damentalement de celle en usage dans l’Église orthodoxe...

Alain Besançon En effet, réduite à un objet matériel, on ne lui demandera pas de se conformer étroitement à une vérité théologique qui est bien au-dessus d’elle. Il n’est pas nécessaire qu’elle obéisse à des schémas fixes comme des icônes, dont la fabrication est assimilée à un acte religieux et à travers lesquelles on vénère la personne représentée (hypostase) ; elles appartiennent par conséquent au domaine du sacré.

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Revue des Deux Mondes – Dans quelle mesure le concile de Trente et la contre-Réforme ont-ils repris les recommandations de Grégoire le Grand ?

Alain Besançon L’alternance entre périodes iconoclaste et périodes iconodules n’a pas suivi exactement le même rythme dans l’Église romaine et dans l’Église d’Orient. C’est le concile de Nicée II, en 787, qui a mis fin à la première grande période iconoclaste, en condamnant l’iconoclasme comme hérésie, mais le mouvement reprit peu après et ne fut définitivement vaincu qu’en 843 par l’impératrice Théo- dora, après d’âpres discussions, à l’Ouest et à l’Est, autour du mys- tère de l’Incarnation. Or, le rétablissement du culte des icônes se fit sans égard pour les questions esthétiques, qui ne furent posées qu’à la fin du XIXe siècle, au moment de l’entrée en Russie de l’art moderne occidental. Quant au concile de Trente, qui répondit aux offensives de Luther, de Calvin et d’Édouard VI d’Angleterre, il renoua en effet avec celui de Nicée II, en affirmant que les images font partie du devoir épisco- pal d’instruction. Il est bon de prier les saints pour obtenir leur inter- cession, il est bon de vénérer leurs saints corps et leurs reliques, non pas qu’il y ait en eux du divin, mais parce que l’honneur qu’on leur rend remonte aux modèles originaux définis par le second concile de Nicée. Ainsi, point de théologie, point d’esthétique, simplement une jurisprudence de l’image remise à l’autorité de l’évêque sous réserve de l’examen par le souverain pontife.

Revue des Deux Mondes – Qu’est-ce qui a motivé le nouvel icono- clasme de Calvin, de Pascal, voire de Kant ?

Alain Besançon Le refus de la médiation. Le Dieu de Calvin n’en- seigne pas par des simulacres, mais par sa propre parole. Affirmer que les images pourraient servir de livres aux ignorants, c’est avouer que l’Église a échoué dans sa mission de transmettre cette parole. Malheu- reusement, l’homme a une tendance naturelle à fabriquer des images.

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« L’esprit de l’homme – écrit Calvin dans l’Institution de la religion chrétienne – est une boutique perpétuelle et de tout temps pour forger des idoles. » Et il ajoute : « Les hommes ne croient point que Dieu leur soit prochain sinon qu’ils l’aient présent de façon nouvelle. » Il leur fallait un veau d’or ! Or, dans le temple, Calvin, comme les pre- miers Pères de l’Église, ne tolère d’autres images que celles que Dieu a consacrées par sa parole : « le baptême et la sainte Cène du Seigneur ». Considérer l’Eucharistie comme la seule image admissible est une pro- position iconoclaste par excellence, puisque, selon la foi commune, les saintes espèces ne sont point une image, mais la réalité même de Dieu.

Revue des Deux Mondes – Mais que devient l’image du divin lorsque Dieu est mort ? On a même l’impression que le retrait du divin n’em- pêche pas les images de se multiplier...

Alain Besançon Il est peu d’artistes – peut-être pas un seul – chez qui l’esprit de néant et d’absence radicale du divin soient exempt d’élé- ments religieux. D’abord, l’iconographie chrétienne n’est jamais très loin. Que de Nativités, de Passions, de Crucifixions chez Paul Gau- guin, Ernst Kirchner, Maurice Denis, sans parler de Georges Rouault ou de Marc Chagall ! Ne sont jamais très loin non plus l’occultisme et l’ésotérisme, notamment chez Vassily Kandinsky, Piet Mondrian ou Kasimir Malevitch. Ce dernier, tout en signant la fin de la peinture figurative, se faisait une idée extrêmement ambitieuse de la mission du peintre, du salut transcendant qu’il promet. Le Carré noir n’est pas sans rapport avec le divin que Moïse ne peut « voir » que par derrière et le Carré blanc semble rappeler la vision face à face. Mais la monoto- nie, qui est le prix à payer pour le mysticisme subjectif – comparable à la monotonie de l’icône figée par ses canons –, est à la longue insup- portable, et le « sans-objet », qui devait être le point final de l’histoire de l’art, fut une forme instable à laquelle le monde, et Malevitch le premier, ne put longtemps se tenir.

1. Alain Besançon, l’Image interdite. Une histoire intellectuelle de l’iconoclasme, Fayard, 1994, Gallimard, coll. « Folio », 2000.

DÉCEMBRE 2015-JANVIER 2016 DÉCEMBRE 2015-JANVIER 2016 49 UNE ICÔNE ICONOCLASTE : LE CARRÉ NOIR DE MALEVITCH

› Robert Kopp

Quand disparaîtra l’habitude de la conscience de voir dans les tableaux la représentation de petits coins de la nature, de madones ou de Vénus impudiques, alors seulement nous verrons l’œuvre picturale. (1) » C’est par cette déclaration de guerre à la tradition que s’ouvre le «texte de Kasimir Malevitch, voisinant avec ceux d’Ivan Klioune et de Mikhaïl Menkov dans un tract distribué à l’ouverture de la « Dernière exposition futuriste de tableaux 0,10 (zéro-dix) » à la galerie Dobyt- , à Pétrograd, le 19 décembre 1915 (2 janvier 1916 selon le calendrier grégorien, adopté en Russie au début de 1918 seulement). Dans un des coins supérieurs de la pièce, à l’emplacement tradi- tionnellement réservé aux icônes dans les habitations russes, le Carré noir sur fond blanc, entouré d’une quarantaine d’œuvres du peintre, ainsi que des travaux de ses confrères et consœurs suprématistes Jean Pougny, Ivan Klioune, Vladimir Tatlin, Lioubov Popova, Olga Roza- nova et d’autres. Quatorze en tout, sept hommes et sept femmes, alors qu’ils devaient être dix au départ – d’où le titre de l’exposition, « zéro- dix », le zéro, signifiant que du monde ancien ces artistes voulaient faire table rase (2).

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Point d’orgue des mouvements d’avant-garde qui se sont multi- pliés dans la Russie de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, le suprématisme en marque également la fin. Nombreux furent les écri- vains et les artistes, souvent regroupés autour de revues ou de gale- ries, qui ont appelé à un renouveau, estimant que le réalisme et le naturalisme avaient fait leur temps et qu’ils n’étaient plus à même de rendre compte du monde moderne, Robert Kopp est professeur de dominé par la science et par la technique. littérature française moderne à Certains – et parmi eux Alexandre Blok et l’université de Bâle. Dernières Andreï Biély – cherchaient dans les courants publications : Baudelaire, le soleil noir de la modernité (Gallimard, issus du symbolisme français ou qui s’oppo- 2004), Album André Breton saient à lui de nouvelle façon d’appréhender (Gallimard, coll. « Bibliothèque de une réalité politique, sociale, intellectuelle la Pléiade », 2008), Un siècle de Goncourt (Gallimard, 2012). de plus en plus chahutée. Ainsi Malevitch › [email protected] s’était-il tourné à la fois vers les cubistes et les futuristes, les premiers lui paraissant regarder d’un œil entièrement nouveau un monde devenu trop vieux, les autres faisant entrer violem- ment de nouvelles réalités dans des cadres artistiques vieillots. Quant aux expressionnistes allemands, ils lui montrèrent la voie d’une nou- velle subjectivité, au-delà de toute représentation réaliste (3). Les contacts entre les avant-gardes russes et les différentes avant- gardes européennes furent nombreux et intenses. Ainsi, Diaghilev avait ses habitudes à Paris dès les années 1890, et la revue Mir Iskusstwa (le monde de l’art), qu’il avait fondée en 1899 avec Léon Bakst et Konstan- tin Somow, a été une importante plate-forme d’échanges, tout comme Apollon, animée par Sergueï Makovski, le fils du peintre réaliste Constan- tin Makovski. La production des écrits théoriques et des manifestes n’a pas été moins proliférente qu’en France, en Italie ou en Allemagne (4). Dans un premier temps, Malevitch a essayé d’opérer une synthèse de ces différentes tendances au moyen du cubo-futurisme. Mais il a essayé d’aller au-delà :

« Dans le cubo-futurisme, on est en présence d’une atteinte portée à l’intégrité des objets, de leur cassure, de leur scission, ce qui rapproche de l’anéantissement

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de la figuration des objet dans l’art de la création. Les cubo-futuristes ont rassemblé tous les objets sur la place publique, les ont cassés, mais ne les ont pas brûlés. Grand dommage ! (5) »

C’est ainsi que l’exposition « zéro-dix » devait être la « dernière » exposition futuriste et la première à tourner résolument le dos à la peinture mimétique.

« Il y a création seulement là où, dans les tableaux, appa- raît la forme qui ne prend rien de ce qui a déjà été créé dans la nature, mais qui découle des masses picturales, sans répéter et sans modifier les formes premières des objets de la nature. (6) »

La peinture n’a de sens que si elle est peinture absolue. Partant, le peintre est un créateur d’absolu. Il a « reçu le don pour introduire dans la vie sa part de création ». Et « ce n’est que dans la création absolue qu’il acquerra son droit » (7). L’art est ainsi devenu le sujet même de l’art, comme la poésie est devenue le sujet de la poésie chez Mallarmé. Le Carré noir est l’équivalent pictural du Sonnet en X ou d’Hérodiade, dont l’élaboration a conduit le poète à la découverte du « néant » et de la « conception pure » (8). Or cette conception d’une œuvre reposant sur la seule invention, sur le seul faire de l’artiste, rencontre en Russie une tradition que les avant-gardes du début du XXe siècle se sont aussitôt réappropriées : celle de l’icône. Elle offrait en plus l’avantage de définir une voie spécifique- ment russe de la peinture moderne, qui la différenciait des recherches cubistes, futuristes et expressionnistes et de leur primitivisme. L’icône se distingue d’une œuvre « primitive » par sa facture et sa fonction. Peindre une icône est un acte de foi. Quant à l’icône elle-même, elle incarne le divin, l’œuvre et son contenu ne font qu’un, comme le Père et le Fils (9). La plupart des avant-gardistes russes – Mikhaïl Larionov, Natalia Gontcharova, Alexeï Grichtchenko et, surtout, Vassily Kandinsky – n’avaient pas attendu la grande exposition d’icônes, organisée en 1913

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à Moscou pour le tricentenaire de la dynastie des Romanov, pour appeler à un retour de l’art sacré russe. Plusieurs d’entre eux – Vladi- mir Tatlin, Pavel Filonov, Kliment Redko – avaient d’ailleurs reçu une formation de peintre d’icône (10). Et beaucoup de critiques d’art leur emboîtaient le pas, voire les précédaient, le plus important étant Nico- laï Pounine qui, la même année 1913, publia dans la revue Apollon un bilan désastreux de la scène artistique russe, suivi d’un vibrant plai- doyer en faveur d’un renouveau qui puiserait dans la tradition oubliée de l’art antiréaliste de l’icône. L’icône n’est en rien un art d’imitation, sa perspective étant une perspective inversée, signifiante. Ce que mit en avant dès les années vingt Pavel Florensky, théologien orthodoxe, philosophe, mathémati- cien et inventeur, dans ses cours aux Vkhoutemas, ateliers supérieurs d’art et de technique, une sorte de Bauhaus russe. Florensky, comme scientifique, ne mettait nullement en doute la perspective telle que l’avait imposée la Renaissance comme le moyen le plus efficace de sus- citer l’illusion de la réalité, mais il revendiquait pour l’icône le droit, non pas de représenter, mais d’incarner une autre réalité, d’ouvrir sur une autre vérité (11). C’est précisément une autre vérité également que revendiquaient pour leur peinture Kandinsky et Malevitch, le premier insistant sur le côté spirituel, le second sur le côté matériel de son art. L’œuvre des deux se compose non seulement de dessins, de collages et de tableaux, mais aussi d’un important corpus de textes théoriques consacrés aux conditions d’existence de leur art. Ainsi, il est impossible pour le spec- tateur de décider si le Carré noir se détache sur un fond blanc ou s’il découpe un vide noir dans la toile. Il est par conséquent impossible de savoir quelle est la réalité qui est représentée et même si la réalité existe. La contemplation du Carré noir ouvre à la fois sur une pléni- tude et sur un vide. « Tout a disparu, est restée la masse du matériau à partir de laquelle va se construire la nouvelle forme. (12) » Or cette forme nouvelle est un monde « sans objets », au-delà ou en deçà de toute perspective, de toute représentation mimétique, une pure création de l’homme, une création que l’artiste ajoute à la créa- tion du monde. « Tout ce que crée l’homme est un détail-élément du

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tableau collectif du monde. (13) » L’artiste, dans un geste d’hybris, se voit l’égal du Créateur. « Créer, c’est fonder de nouvelles construc- tions qui n’ont rien de commun avec la nature. [...] On appelle un grand artiste celui dont les tableaux rappellent le plus le soleil vivant. (14) » Son monde « sans objets » ressemble à la fois à une utopie et un paradis perdu. C’est ainsi que Malevitch pouvait dire de son Carré noir qu’il y retrouvait ce que les hommes voyaient jadis face à Dieu. Sa peinture est peinture absolue et peinture de l’absolu. Elle incite à une réflexion toujours à recommencer sur les rapports entre l’art, le monde et la vie.

1. Kazimir Malevitch, Écrits, tome I, traduit et présenté par Jean-Claude Marcadé, Allia, 2015, p. 34. Cette nouvelle édition – capitale – remplacera à terme celles qu’avaient publiées Jean-Claude Marcadé aux édi- tions de L’Âge d’homme et André Nakov aux Éditions Champ libre en 1975, à un moment où beaucoup de textes de Malevitch n’étaient pas encore accessibles dans l’original, le pouvoir soviétique ayant proscrit non seulement l’art dit abstrait, mais aussi toute réflexion sur lui, persécutant, exilant, assassinant ses représentants à partir des années vingt et jusqu’à la perestroïka. 2. Cette exposition, qui a suivi de quelques mois seulement « Tramway V », organisé par le même groupe à la Société impériale d’encouragement des beaux-arts de Pétrograd, a été reconstituée dans la mesure du possible – beaucoup de tableaux ayant disparu – par la Fondation Beyeler, à Bâle : « À la recherche de 0,10 – la dernière exposition futuriste de tableaux », visible jusqu’au 10 janvier 2016. 3. Voir Valentine Marcadé, le Renouveau de l’art pictural russe, 1863-1914, L’Âge d’homme, 1971. 4. On s’en persuadera en se reportant aux nombreux travaux de John E. Bowlt, dont l’excellente antholo- gie, Russian Art of the Avant-Garde. Theory and Criticism 1902-1934, nouvelle édition augmentée, Thames & Hudson, 1988. 5. Kazimir Malevitch, « Du cubisme au suprématisme. Le nouveau réalisme pictural », Pétrograd, 1915, brochure-manifeste publiée à l’occasion de l’exposition « 0,10 », in Écrits, op. cit., p. 37. 6. Idem, p. 36. 7. « Du cubisme et du futurisme au suprématisme. Le nouveau réalisme pictural », texte tiré d’une confé- rence faite à Pétrograd, le 12 (25) janvier 1916, et qui – selon un procédé courant chez Malevitch – reprend et amplifie le précédent, voir Écrits, op. cit., p. 50. 8. Voir les lettres – souvent citées – à Cazalis, dont voici les passages-clés : « En creusant le vers à ce point, j’ai rencontré deux abîmes qui me désespèrent. L’un est le Néant, auquel je suis arrivé sans connaître le bouddhisme » (28 avril 1866) ; ou encore : « Ma pensée s’est pensée et est arrivée à une conception pure » (14 mai 1867). 9. La théologie de l’icône est complexe. Voir, en guise d’introduction, le livre très accessible d’Egon Sendler, l’Icône, image de l’invisible. Éléments de théologie, esthétique et technique, Desclée De Brouwer, 1981. 10. Voir Verena Krieger, Von der Ikone zur Utopie. Kunstkonzepte der russischen Avantgarde, Böhlau, 1999, ainsi que Kunst als Neuschöpfung der Wirklichkeit. Die Anti-Aesthetik der russischen Moderne, Böhlau, 2006. 11. Voir Pavel Florensky, la Perspective inversée, Allia, 2013. 12. Kazimir Malevitch, « Du cubisme et du futurisme au suprématisme », in Écrits, tome I, op. cit., p. 44. 13. Kazimir Malevitch, De Cézanne au suprématisme. Essai critique (1920), in Écrits, op. cit., p. 205. 14. « La Fracture », publié dans la revue moscovite Anarchie, 5 juin 1918, in Kazimir Malevitch, Écrits, op. cit., p. 133.

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› Jean-Pierre Naugrette

l vient de si loin, il a tellement nagé qu’épuisé, enfin arrivé sur la plage, il dort. Il est vêtu d’un simple T-shirt rouge et d’un bermuda bleu, tel un enfant en vacances. Il dort paisi- blement, les bras le long du corps. Curieusement, sa tête n’est pas tournée vers le sable, comme elle aurait dû l’être s’il s’était Iendormi, épuisé, après être enfin arrivé à la nage, face au rivage, mais au contraire, en sens inverse, la tête vers l’eau, les pieds vers le sable. Il a 3 ans, il s’appelle Aylan Kurdi, c’est un petit garçon syrien échoué sur une plage turque, bel exploit sportif s’il est venu de Syrie à la nage, me direz-vous, quel fameux nageur si c’était le cas. On s’attend à ce qu’il se relève, mais à la fin, comme il ne bouge toujours pas, tant il dort profondément, comme si le ressac risquait de l’emporter, un poli- cier turc s’avance, le soulève, le porte dans ses bras. Le dormeur de la plage, tel celui du val de Rimbaud, ne dort pas : il est mort. La photo, prise par la photographe Nilüfer Demir début sep- tembre 2015, a fait le tour du monde et déclenché un mouvement d’opinion et d’émotion considérable à propos de la crise des migrants

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en Europe. C’est elle qui a fait les titres de la presse mondiale, et notamment anglaise : « Petite victime d’une catastrophe humaine » (Daily Mail), « L’Europe n’a pas pu le sauver » (Metro), « La réalité choquante et cruelle de la crise des réfugiés en Europe » (Guardian), et à la une du Monde daté du 4 septembre : « L’Europe sous le choc après un nouveau drame. » Ou bien encore, dans les rédactions : « La photo d’un garçonnet mort qui ébranle les Jean-Pierre Naugrette, ancien élève consciences européennes », « La photo sym- de l’École normale supérieure, est bole de l’enfant syrien mort noyé », « Aylan, professeur de littérature anglaise du XIXe siècle à l’université Sorbonne- la photo choc du drame des migrants », etc. Nouvelle Paris-III. Spécialiste de Elle a eu un tel retentissement qu’à elle seule R.L. Stevenson et de sir Arthur elle a suffi à faire prendre conscience du Conan Doyle, il est aussi traducteur et romancier (Exit Vienna, le Visage désespoir ou de la « tragédie » (le président vert, 2012). Dernier ouvrage paru : Hollande) : alors qu’on avait vu, sans trop Détections sur Sherlock Holmes (Le broncher, les migrants prendre d’assaut les Visage vert, 2015). › [email protected] frontières pourtant bien gardées de Hongrie, ou débarquer par milliers dans les gares allemandes, soudain, la photo choc du petit dormeur de la plage apparaissait comme ce que décrit Roland Barthes, dans la Chambre claire, à propos de « la photographie du jardin d’hiver » : « Mais mon chagrin voulait une image juste, une image qui fût à la fois justice et justesse : juste une image, mais une image juste. (1) » Barthes rappelle ici la formule de Jean-Luc Godard : « Pas une image juste, juste une image. » Dès sa parution, cette photo a été contestée. D’abord, il faudrait se mettre d’accord sur la photo. Une seule, ou plusieurs ? La première représente Aylan allongé sur le rivage. La seconde, le policier turc qui le porte dans ses bras. Si le Monde choisit la première, la presse bri- tannique préfère en majorité la deuxième, moins poignante puisque la noyade est moins explicite, mais plus didactique, puisqu’elle com- porte une injonction de sauvetage, ravivant sans doute des motifs bibliques profonds, tel Moïse sauvé des eaux (Exode, 1, 5). Choisir la seconde photo plutôt que la première, c’est déjà lancer un appel à ne pas rester inerte, à mouiller sa chemise, à tendre la main, à sauver ce qui peut encore l’être. On se souvient des photos représentant, en 1992, Bernard Kouchner, alors ministre de la Santé, transportant des

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sacs de riz sur un rivage de Somalie, à grand renfort de gestes signifiant « Aidez-moi ! ». La photo pose aussitôt problème, et déclenche un questionnement : non pas sur la justice dont elle est porteuse, mais sur sa justesse même. À l’époque, les journalistes invités sur la plage, telle- ment emballés par la beauté médiatique de la scène, avaient demandé au French doctor de refaire plusieurs fois son geste, genre Indiana Jones secourable, afin de choisir le meilleur cliché. À peine la photo d’Aylan diffusée, une version « complotiste » a circulé, dénonçant le truquage. Sur les réseaux sociaux, on s’est emparé d’une autre photographie, représentant un petit garçon vêtu de la même façon, échoué dans une posture analogue, entre deux rochers : la police turque aurait trans- porté ce corps sur une plage plus accessible à la photographie afin de monter sa mise à scène. Cet autre petit garçon s’est révélé n’être autre que le propre frère d’Aylan. On a dit tout et n’importe quoi : que le président Bachar al-Assad était à l’origine du complot, que c’était de sa part un coup monté, avec la complicité de la photographe turque, afin de décider les Européens, y compris les Russes, à intervenir en Syrie contre Daech. Les Turcs, effrayés par la montée en puissance de Daech en Syrie, auraient trempé dans la manipulation. On a ainsi détourné l’objet du scandale, le petit Syrien mort, en le retournant vers celle-là même ayant pris la photographie. Barthes lirait ce retour- nement comme symptôme de la peur du spectre : « Et celui ou cela qui est photographié, c’est la cible, le référent, sorte de petit simulacre, d’eidôlon émis par l’objet, que j’appellerais volontiers le Spectrum de la photographie, parce que ce mot garde à travers sa racine un rapport au “spectacle” et y ajoute cette chose un peu terrible qu’il y a dans toute photographie : le retour du mort. (2) »

De l’image-idole à la représentation interdite

Personne n’a songé à reprocher quoi que ce soit à la peintre fran- çaise Claire Tabouret, dont le tableau les Forces contraires (2010) repré- sente des migrants sur un esquif : de couleur verte, sur fond gris-rosé, ils rament tels des spectres (3). Ce n’est pas une image choc, c’est une

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représentation esthétique. Dans l’histoire de la photographie, il existe en revanche une longue tradition de l’image tellement saisissante et poignante qu’on en vient à douter de sa justesse. La plus célèbre est celle prise par Robert Capa lors de la guerre d’Espagne, publiée dans le magazine Vu de septembre 1936, Mort d’un soldat républicain espagnol. Capa, l’un des plus grands photographes de l’agence Mag- num (4), a réussi à prendre, au jugé, non pas le soldat une fois mort, comme c’est souvent le cas, mais le « soldat habillé de blanc, portant un calot sur la tête, et tenant son fusil à la main droite au moment où, frappé de plein fouet par une balle fasciste, ses jambes fléchissent avant qu’il ne s’écroule » (5). Avec une telle immédiateté, le déclenchement de l’obturateur au moment même de l’impact sur le corps, les chances d’un tel exploit étaient trop minces pour qu’on ne crie pas à la mise en scène. D’autant que les conditions de publication de ladite photogra- phie, qui elle aussi a fait le tour du monde et sensibilisé les opinions européennes sur l’aide qu’il fallait apporter (ou non) aux républicains espagnols, relevaient d’une visée didactique pouvant s’apparenter à de la propagande : le reportage de Vu s’accompagne d’une série repré- sentant des réfugiés – déjà – fuyant sur les routes, et dans la version publiée par Life en juillet 1937, la photo du républicain espagnol fau- ché en pleine action est mise en regard avec l’annonce « La mort en Espagne : la guerre civile a coûté 500 000 vies en un an ». On retrouve aujourd’hui pareille sensibilisation, par photo inter- posée : la mort d’un petit Syrien de 3 ans constitue, dirait Barthes, un punctum poignant dans le studium confortable de la géopolitique euro- péenne, une blessure, une piqûre, ce qui point, au sens d’un instru- ment pointu, dont la « force d’expansion » est considérable (6). À lui seul, le petit garçon mort sur une plage équivaudrait, par son impact, aux deux cent cinquante mille victimes de la guerre civile en Syrie, et aux milliers de migrants fuyant la guerre à leurs risques et périls. Le danger, souligne encore Barthes à propos du photographe André Kertész, dont les rédacteurs de Life refusèrent les clichés à son arrivée aux États-Unis, en 1937, est que les images « parlent trop » : « Elles faisaient réfléchir, suggéraient un sens – un autre sens que la lettre. Au fond la photographie est subversive non lorsqu’elle effraie, révulse ou

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même stigmatise, mais lorsqu’elle est pensive. (7) » Ce qui est subver- sif dans la photo d’Aylan, c’est que le mort soit dans cette position de « noyé pensif » dont parle Rimbaud dans « Le bateau ivre » : ce n’est pas un corps torturé, mais un corps pensif, donc qui donne à penser, et c’est bien cela qui dérange. La photo d’Aylan déclenche une action humaine, au risque de « parler trop », de devenir une image culte, une icône, une idole : le 9 septembre 2015, une trentaine de personnes vêtues d’un T-shirt rouge et d’un bermuda bleu se sont allongées sur une plage de Rabat en « hommage émouvant à Aylan Kurdi ». C’étaient pour la plupart des adultes, qui ont cru bon de faire sem- blant d’être morts. Bientôt, l’image d’Aylan apparaîtra sur des T-shirts rouges ou des bermudas bleus, qu’on exhibera de préférence l’été sur les plages. On comprend dès lors la décision de Guillaume Goubert, le directeur de la Croix : « Nous n’avons pas publié cette image et nous ne la publierons pas en raison de l’idée que nous nous faisons de la dignité humaine. Nous nous l’interdisons par respect pour la mémoire d’une personne et pour la douleur de ses proches. » Dans un essai consacré à l’impossibilité ou la possibilité de repré- senter les images des camps de concentration, Jean-Luc Nancy évoque cette « condamnation des images », qu’il fait remonter au commande- ment énoncé au livre de l’Exode, le même livre, notons-le, qui s’ouvre par l’histoire de Moïse : « Tu ne te feras pas de statue, ni de représenta- tion quelconque de ce qui est en haut dans le ciel, de ce qui est en bas sur la terre, et de ce qui est dans les eaux plus bas que la terre » (Exode, 20, 4). Nancy remarque que le commandement, parmi les dix autres, n’interdit pas l’image proprement dite, ni la représentation : « L’idole est un dieu fabriqué, et non la représentation d’un dieu, et le caractère dérisoire et faux de sa divinité tient au fait qu’il soit fabriqué. C’est une image qui est censée valoir par elle-même, et non pour ce qu’elle représenterait, une image qui est d’elle-même une présence divine [...] Ce n’est donc pas sous un motif de la copie ou de l’image imitative que l’idole est condamnée : c’est sous un motif de la présence pleine, épaisse. (8) » Cette « méfiance ininterrompue vis-à-vis des images », Nancy la fait remonter à « une alliance qui s’est faite [...] entre le principe monothéiste et le thème grec de la copie ou de la simula-

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tion, de l’artifice et de l’absence d’original » (9). Dans la République, notamment au livre X, Platon critique l’imitateur comme « fabricant de fantômes » (10) : la critique platonicienne serait sévère envers les imitateurs allongés sur la plage de Rabat. Si l’image devient une idole, ou bien, dans le système platonicien, un simulacre, « une imitation de la semblance » susceptible de tromper « les enfants et les fous » (11), alors il faut s’en méfier, à plus forte raison si elle est véhiculée par une œuvre d’art dont, dans le cas d’Aylan, on pourrait commencer à apprécier les qualités esthétiques : lumière, cadrage, prise de vue, etc. Si la photo devient « symbole », si l’image d’Aylan mort sur la plage peut être copiée, alors on verse dans le simulacre. À l’idole, dont la présence serait trop « affirmée », « pure » ou « mas- sive » pour être tout à fait honnête, Nancy oppose la représentation : « La représentation n’est pas un simulacre : elle n’est pas le remplace- ment de la chose originale – en fait, elle n’a pas trait à une chose : elle est la présentation de ce qui ne se résume pas à une présence donnée et achevée. (12) » Ou bien encore : « La représentation est une présence présentée, exposée ou exhibée. Elle n’est donc pas la pure et simple présence : elle n’est justement pas l’immédiateté de cet être-posé-là, mais elle sort la présence de cette immédiateté, pour autant qu’elle la fait valoir en tant que telle ou telle présence. La représentation, autre- ment dit, ne présente pas quelque chose sans en exposer le sens. (13) » C’est peut-être là ce qui se joue entre la première et la seconde photo d’Aylan sur la plage. La première relèverait de « l’immédiateté de cet être-posé-là » : c’est cette « présence » immédiate qui a immédiatement touché le monde entier, au risque de transformer le garçonnet mort en idole, en image ou simulacre reproductible à l’envi. La seconde relève- rait plutôt de la re-présentation selon Nancy : le policier turc qui tient Aylan dans ses bras, loin d’être le complice d’un obscur et délirant complot, ne fait rien d’autre, par cette appréhension du corps sans vie qui rappelle des motifs bibliques – sauvetage, pietà, déploration –, qu’exposer le sens de cette poignante présence. Si l’immédiateté de la première invite à l’idolâtrie, la seconde présente un sens que les jour- naux anglo-saxons, toujours plus pragmatiques, ont bien saisi : on ne peut rester là, les bras ballants, il faut faire quelque chose. C’est là ce

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qui autorise et justifie la photographie en tant que représentation, au sens de ce que Nancy, jouant sur l’adjectif, appelle « la représentation interdite ». Non qu’il faudrait nécessairement l’interdire au nom d’un quelconque scandale, ou d’une méfiance ancestrale face aux images : « Comment toute représentation ne devrait-elle pas être interdite au sens de surprise, interloquée, médusée, confondue ou déconcertée par ce creusement au cœur de la présence ? (14) »

1. Roland Barthes, la Chambre claire, Cahiers du cinéma-Gallimard-Seuil, 1980, p. 109. 2. Idem, p. 22-23. 3. Voir Beaux-Arts Magazine, n° 367, janvier 2015, « Claire Tabouret : une jeune artiste qui nous regarde », p. 99. 4. Voir le catalogue de l’exposition « Paris Magnum », Flammarion, 2014. 5. Jean-Pierre Naugrette, « Sur Robert Capa : la photo, la guerre, la mort », in Marie-Dominique Gar- nier (dir.), Jardins d’hiver, Littérature et photographie, Presses de l’École normale supérieure, coll. « Off shore », 1997, p. 148. 6. Roland Barthes, la Chambre claire, op. cit., p. 74. 7. Idem, p. 65. 8. « La représentation interdite » in Jean-Luc Nancy (dir.), l’Art et la mémoire des camps, Seuil, coll. « Le genre humain », 2001, p. 16-17. 9. Idem, p. 17. 10. Platon, la République, traduit par Pierre Pachet, Gallimard, coll. « Folio essais », 1993, p. 498-499. 11. Idem, p. 497. 12. Jean-Luc Nancy, op. cit., p. 19. 13. Idem, p. 22. 14. Idem, p. 23.

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RENCONTRE

64 | Tariq Ramadan et Jean-Paul Brighelli. Islam-Occident : le choc ­est-il fatal ? › Paul-François Paoli ISLAM-OCCIDENT : LE CHOC EST-IL FATAL ?

› Rencontre entre Jean-Paul Brighelli et Tariq Ramadan Propos recueillis par Paul-François Paoli

Dans Voltaire ou le Jihad. Le suicide de la culture occidentale (1), Jean- Paul Brighelli en appelle à l’esprit des Lumières contre l’islam et à un durcissement de la laïcité. Pour Tariq Ramadan, dont l’essai Être occidental et musulman aujourd’hui (2) a été republié, il faut éviter une confrontation qui ne peut être que mortifère. Débat tendu entre deux esprits inconciliables.

Revue des Deux Mondes – Tariq Ramadan, vous vous défi- nissez comme musulman et occidental. Que signifie l’Oc- cident pour vous, quelle en est votre définition ?

«Tariq Ramadan J’ai pris la notion d’Occident du point de vue cultu- rel. Pour moi, c’est le corps de tout ce que représente la civilisation amé- ricaine et nord-européenne et qui peut aller, en l’occurrence, jusqu’à l’Australie. Ce n’est donc pas une notion géographique. Autrement dit, tout ce qui va être déterminé par la modernité occidentale. Pour ce qui m’intéresse, c’est une histoire qui est liée, contrairement à ce que l’on dit, non pas simplement aux traditions judéo-chrétiennes, mais aussi à

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la tradition judéo-christiano-musulmane. Il y a dans l’Occident beau- coup d’islam. Philosophiquement, scientifiquement et artistiquement. Il y a aussi un certain nombre de marqueurs, parmi lesquels le primat de l’individu, la rationalité, le progrès, la démocratie et la sécularisation. Celle-ci s’est faite partout en Occident, mais pas de la même manière. Voilà ce que j’appelle « Occident ». Dans Être occidental et musulman aujourd’hui, je veux montrer que mon idée n’est pas simplement d’être musulman. Il s’agit d’assumer l’expérience historique qui consiste à être à la fois totalement occidental et totalement musulman.

Jean-Paul Brighelli Je vais partir d’une définition géographique : l’Occident, c’est ce qui est à l’ouest des barbares. C’est une définition grecque. Le barbare, c’est celui qui ne parle pas le grec. Il n’y a là

rien de péjoratif. L’Occident, c’est aussi une Tariq Ramadan est professeur somme de civilisations successives qui for- d’études islamiques contemporaines ment une civilisation gréco-latino et judéo- à l’université d’Oxford (Oriental Institute, St Antony’s College) et chrétienne. Judéo-chrétienne parce que, enseigne également à la faculté de comme l’avait vu Chateaubriand, Jérusalem théologie d’Oxford. était incluse dans l’Occident. Et c’est aussi une juxtaposition de nations. D’un côté Jean-Paul Brighelli est écrivain, journaliste et enseignant. c’est une civilisation qui tend vers l’unicité culturelle, de l’autre vers la diversité politique. La combinaison des deux explique à la fois les tensions à l’intérieur de l’Occident et cette espèce de guerre civile que nous avons connue au XXe siècle, et la reconnaissance tacite de certaines valeurs. L’Occidental, surtout celui du Sud, qui est justement en contact avec l’islam, est un individu à « contexte fort » pour reprendre les catégories d’Edward T. Hall – le grand linguiste du Langage silencieux et de la Dimension cachée. La culture occidentale repose sur une série d’implicites très profonds. L’islam aussi repose sur une série de non-dits. L’ennui est que ce ne sont pas les mêmes…

Revue des Deux Mondes – Dans quelle mesure peut-on dire que ­l’islam est partie prenante de la culture occidentale ?

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Tariq Ramadan Je ne suis pas d’accord avec la définition que Jean- Paul Brighelli donne de l’Occident. L’Occident n’est pas une unicité de cultures. Quand vous venez de Londres et arrivez en France, vous sentez bien qu’il ne s’agit pas de la même culture. C’est la même civi- lisation, pas la même culture. L’unicité de la civilisation occidentale est fondée sur la diversité des cultures. Quand vous êtes dans le sud de l’Italie, vous n’êtes pas au centre de Paris mais dans la même civi- lisation. Plus profondément, votre vision judéo-chrétienne et gréco- romaine de l’Occident est fausse scientifiquement. Une grande partie de ce qu’a été la Renaissance – comme en atteste aussi bien Denis de Rougement dans son livre l’Amour et l’Occident ou Voltaire qui, dans Zadig, reprend un passage du Coran pour se l’attribuer, est aussi tributaire de l’islam. Et c’est encore plus flagrant en philosophie, où l’Aristote que l’on connaît au Moyen Âge est averroïste. J’ai beau- coup moins de problèmes avec Aristote que beaucoup de catholiques. La participation de la pensée musulmane à la construction de la conscience européenne occidentale est fondamentale. Elle n’est pas l’autre de l’Europe mais une partie intégrante de l’Europe. Quand Benoît XVI affirme que les racines de l’Europe sont chrétiennes et grecques, il se trompe. Vous êtes en train de redéfinir l’histoire de la civilisation occidentale par la peur que vous voulez donner de l’islam. Je parie sur la démarche inverse : voyons ce qui nous est commun. La civilisation occidentale est un corps de valeurs auquel toutes les tradi- tions monothéistes ont participé.

Jean-Paul Brighelli Nos points de vue sont d’autant plus incom- patibles que nous ne parlons pas de la même chose. Je suis très atta- ché à l’héritage arabe. L’amour courtois, par exemple, est passé par Al Andalus. Les troubadours puis les trouvères ont intégré l’influence arabe. Ce n’est pas cela qui me gêne mais autre chose. L’islam a ten- dance à se présenter comme un tout unifié et intemporel. Je suis prêt à reconnaître une dette honorable de l’Occident envers la pensée arabe de ses philosophes et de ses scientifiques. Cela ne me dérange pas du tout. J’ai habité longtemps Montpellier. À l’entrée de la faculté de médecine, il y a plusieurs grands noms de l’histoire de la médecine

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médiévale qui y ont enseigné, et ce sont des noms juifs et arabes. Cette influence correspond à une certaine forme d’expansion arabe – globa- lement aux Abbassides et Omeyyades – qui a marqué un coup d’arrêt à partir du XIIe siècle avec les Almohades, à une époque où l’islam s’est durci. La sensualité des Mille et Une Nuits n’a rien à voir avec le puritanisme de l’islam actuel. Et si nous nous sommes construits par des emprunts successifs, nous nous sommes également construits par des oppositions successives. L’Europe n’a eu de cesse de renvoyer les musulmans de l’autre côté de Gibraltar. On a mis sept siècles pour cela, jusqu’à la reprise de Grenade par Isabelle la Catholique. Enfin il faut aussi faire une distinction entre civilisation arabe et islam. Il y avait une civilisation arabe avant l’islam, vous ne pouvez identifier les deux. Et puis surtout c’est une greffe qui n’a jamais pris et cela tient au fait que la civilisation occidentale est une civilisation de l’héritage. « Nous sommes des nains campés sur des épaules de géant », écrit Ber- trand de Chartres. Nous avons en permanence la révérence du passé. Or ce qui caractérise l’islam moderne est qu’il n’a ni passé, ni pré- sent, ni futur. C’est une entité anhistorique. Je ne pense pas que cette conception des choses soit compatible avec les racines gréco-latines de notre civilisation. Enfin, quand on dit que la culture anglaise n’est pas la même que la culture romaine, c’est superficiel. En profondeur, c’est la même chose, même si les langues sont distinctes. Ce sont les mêmes valeurs fondamentales. On ne peut pas juxtaposer les cultures en Europe, il n’y en a qu’une. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est Marx.

Tariq Ramadan Il faut être précis avec la terminologie. Vous dites : « l’islam a tendance à ». Cela ne veut rien dire car l’islam n’est pas une personne. L’islam, ce sont les musulmans. Est-ce que les musulmans sont dans l’uniformisation de la pensée ? Absolument pas ! N’importe quelle initiation à l’univers musulman vous fait apparaître l’extraordi- naire diversité de l’islam. Diversité culturelle et linguistique, diversité légale, etc. La pensée musulmane comprend jusqu’à trente écoles juri- diques différentes ! Sans parler des chiites et des sunnites. Vous dites que vous voulez bien reconnaître une dette par rapport aux Arabes et vous avez raison de dire que les Arabes ne sont pas les musulmans.

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Mais huit cents ans de présence en Espagne avaient fait des Arabes qui y vivaient des Européens. Je n’attends pas que vous reconnaissiez une dette à mon endroit, je suis aussi occidental que vous. Parce que huit cents ans de participation à la constitution de la pensée européenne relèvent d’autre chose que de la dette. Les racines de l’Occident sont aussi arabes et musulmanes.

Jean-Paul Brighelli Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, en Europe les musulmans étaient des gens qui faisaient des razzias sur les côtes médi- terranéennes, aussi bien en Italie du Sud qu’en Sicile ou en Corse. Et ils n’étaient pas toujours arabes. C’est pour cela que j’insiste sur la différence. Il y a une grande civilisation arabe, que je ne confonds pas avec l’islam, qui est une religion. Nous avons une dette culturelle à l’égard de la pensée arabe, nous n’en avons pas à l’endroit de l’islam. Il faut dissocier la culture de la religion. Je vous reconnais par ailleurs comme un Européen. Et j’habite une ville, Marseille, où vivent envi- ron 350 000 musulmans, dont neuf sur dix, nés en France, sont pour moi des citoyens français.

Revue des Deux Mondes – Tariq Ramadan, vous dites que l’islam ce sont les musulmans mais ce qui est problématique, c’est la difficulté qu’ils ont à s’accorder sur ce qu’est le « vrai islam ». Comment dialo- guer avec des gens aussi désunis ?

Tariq Ramadan Dire « l’islam » c’est dire le corps de principes qui est considéré par les musulmans comme universel. Ce corps de principes comprend le credo et la pratique. Après cela viennent les différentes interprétations du texte. Il y a une grande diversité d’inter- prétations qui peuvent aller des littéralistes aux mystiques en passant par les rationalistes ou les réformistes, dont je suis. Cette diversité est incontournable et je dis aux musulmans qu’il faut l’accepter.

Revue des Deux Mondes – Vous définissez-vous comme un réformiste ?

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Tariq Ramadan Oui, et pour certains littéralistes, je suis déjà sorti de l’islam, je ne suis plus un musulman. Je suis un réformiste pour qui la centralité de la mystique est très importante. Il n’en reste pas moins vrai que cette diversité fait que nous vivons une crise de légitimité.

Jean-Paul Brighelli Au fond, vous regrettez de ne pas avoir de clergé ?

Tariq Ramadan Au contraire, c’est une chance ! À la condition que l’on ne confonde pas l’unité et l’uniformité. Aujourd’hui, le monde musulman, pour des raisons historiques ou de luttes intestines, a de la peine à gérer la diversité. Et puis, à un moment donné, on sort de la diversité pour entrer dans l’inacceptable. À mes yeux, les gens de Daesh ou d’État islamique sont, par leurs actions, sortis de l’islam. Je ne me donne pas le droit de dire qui est ou n’est pas musulman, mais ces gens, aussi musulmans se disent-ils, ne relèvent plus de l’agir de l’islam. J’ai le devoir moral de condamner ceux qui tuent au nom de l’islam et je l’ai toujours fait, que ce soit à Bali ou en Égypte. Cela précisé, à l’instant où nous parlons, le courant dominant du monde musulman condamne ces groupuscules. Si on écoute la voix des savants sunnites ou chiites, Daesh est clairement condamné.

Revue des Deux Mondes – Dans Être occidental et musulman aujourd’hui, vous écrivez que la position doctrinale des littéralistes consiste à vivre en Occident tout en refusant la culture occidentale. Ainsi en est-il en France des salafistes. Comprenez-vous que ce com- portement nous soit intolérable ?

Tariq Ramadan Salafi veut dire « retour aux trois premières géné- rations de l’islam ». Autrement dit revenir à la fidélité première. Cela a engendré deux attitudes. L’une littéraliste et l’autre créative. Je veux réconcilier les musulmans avec l’énergie intellectuelle de leurs ori- gines. Autrement dit avec la curiosité ou l’ouverture d’esprit. Mais ce que nous avons aujourd’hui ce sont des salafistes littéralistes. Ce

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littéralisme-là est minoritaire mais il s’installe. Je comprends la peur et la nécessité de devoir gérer ce littéralisme.

Revue des Deux Mondes – Quand Gilles Kepel ou Dalil Boubakeur disent que les salafistes littéralistes sont très influents dans les mos- quées françaises, ils exagèrent ?

Tariq Ramadan Les littéralistes restent minoritaires mais leur nombre augmente et quelqu’un comme moi est considéré par eux comme voulant changer l’islam. Ils ont même demandé à des littéra- listes d’Arabie saoudite une fatwa contre moi. Pour eux, un homme qui dit qu’on peut être français et vivre avec la laïcité est sorti de l’is- lam. Ils sont liés à ce que l’on appelle faussement dans notre langage courant les wahhabites. Mais eux ne s’appellent pas ainsi, mais « sala- fistes ». Ils affirment être fidèles à la source et produisent beaucoup de livres parce qu’ils ont de l’argent. Les gouvernements occidentaux, et notamment le gouvernement français, qui me demande de développer un islam de France, développent, de leur côté, des relations avec ces États. Vous êtes en face d’un pouvoir qui vous dit : « Produisez un islam de France »… et qui soutient des littéralistes au pouvoir !

Jean-Paul Brighelli Entièrement d’accord sur ce sujet. Les gou- vernements français de ces trente dernières années et les intellectuels français ont donné dans cette schizophrénie. Ils ont fait des conces- sions pour des raisons politiques ou économiques et ont laissé s’instal- ler un islam régressif qui est encore minoritaire mais très dynamique. À Marseille par exemple, les estimations sont entre 10 et 20 % – au minimum 35 000 fondamentalistes, ce n’est pas rien. Et leurs activi- tés ont un potentiel de nuisance élevé, qui font peur aux musulmans qui cherchent à se normaliser. J’ai assisté dans le Sud à des scènes très dures. On est ici à deux doigts d’une rupture violente. Parce que ces 10 % créent dans la population française une psychose qui se foca- lise sur les signes extérieurs de l’islam – le voile par exemple. Face à ce défi, certains, comme Pierre Manent dans son livre Situation de

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la France (3), proposent d’institutionnaliser les communautés, ce qui risque de créer une mosaïque où tout le monde va se regarder en chiens de faïence. Ce serait l’institutionnalisation d’un apartheid français, absolument étranger à l’idéal républicain. D’ailleurs une vio- lence antimusulmane monte dans toute l’Europe. J’ajoute que l’échec de l’éducation a des conséquences encore plus désastreuses pour les jeunes d’origine musulmane que pour les autres. L’islam politique prospère sur les ruines de notre système éducatif. J’ai des classes où il y a 80 % de musulmans et je témoigne du fait que le système éducatif a eu tendance à marginaliser des populations qui l’étaient déjà sociale- ment. Le mal vient de très loin. En outre – je développe ce thème dans mon livre –, la façon dont les intellectuels français ont détruit leur culture, notamment à travers le post-modernisme, a donné à un islam jusqu’au-boutiste le pain et le couteau pour s’exprimer. Ce n’est pas un hasard si la France fournit le plus fort contingent de djihadistes.

Tariq Ramadan Je suis d’accord avec vous sur cet aspect des choses. Le déficit de l’école a accru l’impact du facteur religieux. Mais j’insiste sur le fait que les filles, qui s’en sortent beaucoup mieux que les gar- çons sur un plan scolaire ou professionnel, peuvent aussi bien assumer des pratiques religieuses.

Jean-Paul Brighelli En tant qu’enseignant, je confirme que les filles, bien souvent, investissent tout sur l’école, tandis que dans le même temps les garçons musulmans la rejettent. Il y a là un problème très grave car les garçons en France sont en train de virer au crétinisme choisi. Depuis les années deux mille, la « structure mâle » du monde musulman a constaté que les filles étaient en train de s’échapper. Du coup, les « grands frères » leur ont dit : « D’accord tu vas à l’école, tu vas à la fac, mais tu vas porter ostensiblement tous les signes de la religion la plus littéraliste. » Ces filles, dont le rêve était de quitter la famille et qui, pour pas mal d’entre elles, sortaient avec des non- musulmans, ont été récupérées par ceux qui leur ont enjoint de porter le voile ou la burqa. À Marseille les deux tiers des musulmanes sont voilées. Elles le sont plus à Marseille qu’à Alger !

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Revue des Deux Mondes – Tariq Ramadan, êtes-vous d’accord avec Jean-Paul Brighelli sur cet embrigadement des filles ?

Tariq Ramadan Non, c’est beaucoup plus complexe. Je pense que nous devons regarder au-delà de la réalité française. Prenons l’exemple de l’Amérique du Nord : la majorité des musulmans est très éduquée. L’émancipation féminine ne signifie pas forcément le rejet de la pratique religieuse. Penser que c’est le « référent mâle » qui va déterminer l’évo- lution religieuse, c’est faire peu de cas de la capacité d’autonomie des femmes. Ce que l’on observe un peu partout est que la pratique religieuse, chez les femmes comme chez les hommes, augmente avec le niveau d’édu- cation. Contrairement à ce que pense Gilles Kepel, ce n’est pas parce que l’on est plus éduqué qu’on est moins religieux. On trouve chez les femmes tous les cas de figure. Il y a aussi des femmes qui s’émancipent de la famille et restent pratiquantes, en se voilant ou sans se voiler. Il faut sortir de ce fantasme sur les femmes qui sont en islam les marionnettes des hommes !

Revue des Deux Mondes – Les signes vestimentaires comme le voile ne relèvent-ils pas plus d’une revendication identitaire que d’une affi- liation spirituelle ?

Tariq Ramadan Je suis contre le foulard qui couvre le visage mais je pense qu’il faut aller au-delà de son ressenti personnel. On ne doit pas catégoriser la démarche de ces femmes. Chaque cas est individuel.

Revue des Deux Mondes – Êtes-vous favorable à une loi qui interdise le voile intégral ?

Tariq Ramadan Non, car je ne pense que pas que l’on puisse chan- ger les mentalités par la loi. Je suis pour la pédagogie. D’ailleurs le pouvoir politique n’interdira jamais aux femmes des pays du Golfe de venir à Paris…

Jean-Paul Brighelli … faire leurs courses sur les Champs-Élysées !

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Tariq Ramadan Exactement. On ne le fera pas parce qu’elles ont l’argent qui nous fera taire. Il faut aller au cas par cas, il y a des femmes chez qui c’est spirituel. On retrouve les contradictions des Occidentaux chez les musulmans. Certains musulmans ont un discours sur le « vivre ensemble » mais ils peuvent aussi s’enfermer dans une logique identi- taire. Ils vivent une tension intime entre le discours rationnel et l’émo- tivité. J’ai moi-même connu cette tension, nous la connaissons tous. C’est pourquoi je ne suis pas d’accord avec vous. L’intégration est en marche, en France aussi. Mais l’école ne fait pas son travail et l’emploi n’est pas là. C’est à cause de cette carence sociale que le religieux ou le culturel, vécus sur un mode identitaire, prennent parfois le dessus.

Revue des Deux Mondes – L’intégration n’est-elle pas devenue un leurre ? Les frères Kouachi étaient intégrés…

Jean-Paul Brighelli À Marseille cette question est dramatique. J’ai vu des femmes – musulmanes et non musulmanes – se faire trai- ter de putes par des groupes de Maghrébins parce qu’elles n’étaient pas voilées. Cela arrive tous les jours, même parmi les élèves. Les filles me disent : « On le met pour être tranquille. » C’est une réalité indiscutable.

Revue des Deux Mondes – Tariq Ramadan, ne pensez-vous pas que l’Occident est décadent et que l’islam peut être une force de substitu- tion sur le plan civilisationnel ?

Tariq Ramadan Je ne l’ai jamais dit et ne l’ai jamais pensé. Je viens de faire un livre avec Edgar Morin, qui pense que l’Occident est en train de perdre le nord. Je serais le dernier à avoir une pensée de la décadence occidentale surtout quand on voit l’état des sociétés majoritairement musulmanes. Personne n’a de leçon à donner à per- sonne. Car notre grand problème, que ce soit en Occident ou dans le monde majoritairement musulman, c’est que nous sommes tous dans une pensée victimaire. Aujourd’hui je veux être un témoin occi-

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dental et musulman. Je veux trouver des partenaires chrétiens, juifs occidentaux, agnostiques, bouddhistes… qui deviennent des sujets et sont solidaires les uns des autres. Cela ne m’intéresse pas de consta- ter la décadence en Occident. Certains musulmans le pensent, c’est vrai. Mais cette crise est partout : en Chine par exemple, les tradi- tions séculaires comme le confucianisme sont instrumentalisées par le capitalisme. Constater les catastrophes ne m’intéresse pas, ce qui m’intéresse, c’est de réveiller les responsabilités. Mon livre appelle à travailler ensemble au-delà des peurs, le vôtre stigmatise et fracture en alimentant les peurs et les caricatures.

Jean-Paul Brighelli L’Occident s’est suicidé culturellement depuis trente ans, telle est la thèse de mon livre. Pour toutes sortes de raisons. Et un certain nombre de musulmans ont désormais tendance à consi- dérer l’Occident comme le « lieu de la guerre », dar al Harb… C’est cela, la réalité politique, loin des considérations religieuses – et l’islam se pare volontiers du visage conciliant de la religion pour avancer ses pions politiques, arracher des concessions, se tailler des territoires, désagréger l’unité de la République. Soit nous réagissons très vite, en confinant le religieux dans la sphère privée dont il n’aurait jamais dû sortir, soit nous disparaissons. Ce n’est pas un choc de civilisations, c’est un choc de cultures incompatibles. L’islam, dans sa version moderne, sa version politique, sa version impérialiste, n’est pas soluble dans notre démocratie – ou alors, il l’annihilera. Il est plus que temps de refondre la loi de 1905 en la complétant de façon à récupérer l’espace civil – à commencer par la rue –, qui ne peut pas être assimilé à un espace privé ! La civilisation occidentale s’est consolidée, au XVIIIe siècle, par les Lumières. Voltaire en est le symbole – le symbole de la lutte contre le fanatisme, l’obscu- rantisme et toutes les régressions intellectuelles et sociales. Et tous ceux qui prétendent faciliter l’islam en Occident en vertu d’un « c’est mon choix » absurde sont aveugles, ou très hypocrites.

1. Jean-Paul Brighelli, Voltaire ou le Jihad. Le suicide de la culture occidentale, Archipel, 2015. 2. Tariq Ramadan, Être occidental et musulman aujourd’hui, Presses du Châtelet, 2015. 3. Pierre Manent, Situation de la France, Desclée de Brouwer, 2015.

74 DÉCEMBRE 2015-JANVIER 2016 DÉCEMBRE 2015-JANVIER 2016 Dossier D’EICHMANN À DAESH, COMMENT DEVIENT-ON BOURREAU ?

76 | Eichmann, maître d’œuvre 102 | Choquant, Martin Amis ? peu banal de la « solution › Manuel Carcassonne finale » › Eryck de Rubercy 109 | Boualem Sansal. « Dans cinquante ans, le 84 | Pourquoi les Allemands totalitarisme islamique est ont-ils suivi Hitler ? plausible » › Johann Chapoutot › Valérie Toranian

91 | Bourreaux et volontaires 117 | Daesh et la « stratégie de la › Didier Epelbaum sidération » › Alexandre Del Valle 98 | Claude Lanzmann : les nazis et le déni 124 | Indonésie : la jouissance › Valérie Toranian des bourreaux › Philippe Trétiack EICHMANN, MAÎTRE D’ŒUVRE PEU BANAL DE LA « SOLUTION FINALE »

› Eryck de Rubercy

est le 11 mai 1960, à Buenos Aires, qu’Adolf Eichmann, alias Ricardo Klement, est arraché par un commando du Mossad (les services secrets israéliens) à la quiétude de sa retraite en Argentine. L’ancien lieutenant-colonel des SS C’(Obersturmbannführer) avait préparé la réunion de Berlin-Wannsee (20 janvier 1942), où fut décidée la « solution finale » (Endlösung), à la mise en œuvre de laquelle il a travaillé. Amené clandestinement en Israël où il fut remis aux mains de la justice, il fut condamné à mort par le tribunal civil du district de Jérusalem avant d’être pendu le 31 mai 1962. Peu de textes de circonstance ont laissé une trace aussi durable qu’Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal (1) de la philo­ sophe juive allemande puis américaine Hannah Arendt (1906-1975). Envisagé sous la forme d’un reportage paru d’abord en cinq livraisons dans le prestigieux hebdomadaire américain The New Yorker, le livre déclencha immédiatement après sa sortie en 1963, avant d’être traduit en français en 1966, une violente polémique dont les raisons sont

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multiples mais tiennent principalement à un mot : « banalité ». Com- ment, s’agissant d’extermination, pouvait-on parler de « banalité du mal » ? Hannah Arendt est alors accusée de vouloir minimiser, voire innocenter le crime en humanisant l’un des plus grands criminels de guerre nazis. On lui impute tout simplement d’avoir tenté de brouiller la démarcation entre victimes et bourreaux. Sa position est pourtant sans ambiguïté : Eichmann mérite la peine de mort car le service de l’État n’exonère aucun fonctionnaire d’aucune bureaucratie, fût-elle meurtrière, de sa responsabilité d’individu. Depuis lors, la controverse n’a pas cessé, s’apaisant ou se ranimant au gré des soubresauts de la mémoire du génocide, fondée avant tout sur le portrait qu’en avait fait Hannah Eryck de Rubercy, essayiste, critique, Arendt. À bien des égards, son Eichmann auteur avec Dominique Le Buhan de à Jérusalem reflétait l’image mensongère Douze questions à Jean Beaufret à et simplifiée que l’accusé avait cherché à propos de Martin Heidegger (Aubier, 1983 ; Pocket, 2011), est traducteur, donner de lui-même durant les audiences, notamment de Max Kommerell, de à savoir celle d’un homme moyen qui n’au- Stefan George et d’August von Platen. rait été qu’un petit exécutant. Ainsi donc On lui doit l’anthologie Des poètes et des arbres (La Différence, 2005). soutenait-elle que ce dernier était le pro- duit par excellence de la bureaucratie totalitaire, ce système capable de transformer des fonctionnaires sans relief en tortionnaires sinon en criminels de masse. « L’ennui avec Eichmann, écrivait-elle, c’est préci- sément qu’il y en avait beaucoup qui lui ressemblaient et qui n’étaient ni pervers ni sadiques, qui étaient, et qui sont encore, terriblement et effroyablement normaux. » Face à une telle figure, que peut-on attendre de l’historien ? D’abord qu’il s’efforce, bien sûr, de retrouver l’homme derrière ce qu’il a fini par incarner et qu’il lui restitue sa singularité plutôt que de s’en tenir à son exemplarité. Mais c’est insuffisant. Quand un individu devient un « symbole », en l’occurrence le symbole du traitement nazi de la question juive, ce qui importe, c’est de comprendre, si tant est que cela soit explicable, par quels cheminements il l’est devenu. Ainsi cette problématique a-t-elle déjà été au cœur de plusieurs livres écrits à la lumière des avancées récentes de la recherche sur le nazisme comme l’Adolf Eichmann de l’historien britannique David Cesarani (2) ou

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comme la Traque d’Eichmann, du journaliste américain Neal Bas- comb (3) ou bien encore comme le Cas Eichmann vu de Jérusalem de Claude Klein (4). Ce dernier de se rebiffer, après bien d’autres, face à la notion de « banalité du mal » en reprenant de façon critique la vision arendtienne du procès du criminel nazi. Sur ce, Bettina Stangneth, philosophe, auteure d’une thèse sur Kant et le mal radical, faisait paraître outre-Rhin en 2011, un livre de 650 pages (pas encore traduit en français) intitulé « Eichmann vor Jerusalem » (5) (Eichmann avant Jérusalem), allusion à l’Eichmann à Jérusalem de Hannah Arendt, dont elle réfute complètement la thèse selon laquelle Eichmann était l’incarnation de la « banalité du mal », un fonctionnaire carriériste pour qui la persécution des juifs avait été uniquement motivée par une obéissance aveugle en ses supérieurs. L’importance de ce livre sous-titré « La vie inconnue d’un meurtrier de masse », résultat de douze années de recherches dans une trentaine de dépôts d’archives en Allemagne et dans le reste de l’Europe (Autriche, Suisse, Pologne), mais aussi en Russie et en Tchétchénie, aux États- Unis et en Israël, réside dans son propos sans équivoque : Eichmann était un virulent antisémite, un fanatique nazi, un obsessionnel com- plètement dévolu à la planification et à la mise en œuvre de la « solu- tion finale ». Fondé sur des documents et des sources soigneusement examinés, dont la plupart sont divulgués pour la première fois, ce livre, qu’il est désormais impossible d’ignorer, est venu bouleverser de manière sensationnelle non seulement la compréhension de toutes les étapes du parcours d’Eichmann, depuis son entrée dans la SS jusqu’à son face-à-face avec ses juges, mais également la perception du « phé- nomène Eichmann » après la guerre tant par les milieux nationaux- socialistes que par ceux qui traquèrent les nazis ainsi que par les auto- rités allemandes. Sans suivre le livre page à page, dégageons-en au moins les lignes de force. Après une introduction qui en définit la finalité (un « dia- logue » critique mais respectueux avec Hannah Arendt), c’est dans une première grande partie, consacrée à la construction du personnage d’Eichmann au service du projet nazi de réorganisation planétaire sur une base raciale, que Bettina Stangneth montre qu’à partir de 1937,

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l’image du commissaire du SD (Sicherheitsdienst, service de sécurité du parti nazi) travaillant dans l’ombre cède la place à celle du Judenreferent (chargé des juifs) : substitution qui transforme Eichmann en symbole de la « solution finale ». Puis un court intermède sur les fausses pistes le localisant au Proche-Orient précède une ­deux­ième grande partie s’intéressant à sa présence en Argentine, à sa prise en charge et à son insertion dans les réseaux d’expatriés nazis. Partie elle-même suivie d’une troisième grande partie consacrée à la reconstitution et à l’ana- lyse de ce qui est connu sous le nom d’« entretiens Sassen », à savoir une série de rencontres à plusieurs voix, dont celle d’Eichmann, orga- nisées entre avril et novembre 1957 par Willem S. Sassen, un ancien Waffen-SS néerlandais devenu en Argentine un journaliste très bien introduit auprès du gouvernement Perón. C’est ensuite le récit de la période après 1958 qui correspond à la fin du projet Sassen avec la localisation avérée d’Eichmann et sa posture prise en tant qu’accusé lorsque, en 1961, les rôles sont inversés. L’ouvrage se conclut par une réflexion critique sur la diffusion et la réception d’un document aussi essentiel que les « entretiens Sassen » après la spectaculaire capture d’Eichmann en mai 1960.

Le symbole du génocide des juifs

Il convient de souligner que, tout en respectant le fil conducteur de l’histoire, Bettina Stangneth procède par va-et-vient entre le pré- sent judiciaire et le passé historique de l’accusé, entre l’avalanche des productions narratives des années cinquante et les réalisations exter- minatrices du régime nazi. Cette démarche peu commune pour les historiens participe du processus même de découverte et de relec- ture des « entretiens Sassen », qu’elle reconstitue à partir de plusieurs sources d’archives pour la première fois dans leur intégralité, soit plus de 1 300 pages, ce qui est considérable. Pages qui changent complè- tement l’image traditionnelle d’Eichmann et requiert du coup une reconsidération de ses autres écrits déjà connus, à savoir ceux produits à Jérusalem après sa capture. Ce faisant, Bettina Stangneth parvient

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de façon fort convaincante à retracer les étapes de la construction de l’Obersturmbannführer SS en symbole du génocide des juifs, à relever ses invariants psychologiques et à briser l’image de celui qui, assis dans sa cage de verre dans le tribunal de Jérusalem, se présentait menson- gèrement comme « un simple petit rouage dans l’engrenage d’exter- mination d’Adolf Hitler » (« kleines Rädchen im Getriebe »), affirmant sans vergogne avoir vécu depuis la fin de la guerre en citoyen apoli- tique, anonyme, libéré de toute forme d’antisémitisme. D’ailleurs l’une des raisons de la rapide ascension d’Eichmann dans l’appareil du SD et de l’ampleur de son pouvoir au-delà de toute légitimité institutionnelle résidait dans sa capacité à intégrer la publi- cité et le mensonge comme facteurs de puissance pour se mettre en scène au cœur du pouvoir décisionnaire et finir par symboliser auprès de ses victimes comme de ses collègues le « visage de la politique juive de Hitler ». Ainsi, malgré les multiples dénominations de son service, continuait-on à parler jusqu’au procès de Nuremberg du « service Eichmann » ou du « commando spécial d’Eichmann », spécialiste reconnu qu’il était pour les questions juives par Heydrich et Himmler. Cela dit, ce n’est pas l’un des moindres succès d’Eichmann que d’avoir réussi rétrospectivement à se défaire de sa propre notoriété, alors que le fonds de ses écrits en Argentine (« Argentinien-Papiere ») révèle combien, loin de retourner dans un insupportable anonymat, il entendait ouvertement entamer une seconde carrière, fier de dédi- cacer des photos « Adolf Eichmann – SS Obersturmbannführer aus- ser Dienst » (en retraite) et de souligner l’aspect « créatif » de son tra- vail, comme ne l’aurait pas fait un bureaucrate grisâtre et besogneux. D’ailleurs, il se vantait d’avoir organisé et dirigé comme un « chef- d’œuvre » la déportation de 400 000 juifs hongrois à Auschwitz, non sans confier en déplorant n’y être pas parvenu : « Si nous avions tué [...] les 10,3 millions de juifs répertoriés [...] je serais heureux et je dirais, c’est bien, nous avons exterminé un ennemi. (6) » Les différents textes montrent ainsi un homme resté en 1957 un « national-­socialiste fana- tique » (fanatische Nationalsozialist) pour qui la guerre totale à mener contre « le juif », afin de défendre la « voix du sang », n’était pas termi- née. Dans les entretiens enregistrés par Sassen, Eichmann, faisant allu-

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sion avec quelque hésitation à l’infériorité allemande par rapport à la supériorité des juifs, déclare : « Nous combattons un ennemi qui nous surpasse intellectuellement » pour en conclure : « L’extermination totale de l’adversaire va nous permettre de remplir notre devoir envers notre sang, envers notre nation et envers la liberté des peuples. » Ainsi les mots vont-ils être de nouvelles armes dont il va faire usage pour orchestrer, tandis qu’il se cache en Argentine sous une fausse identité, son propre rôle qui lui rendra le contrôle sur le regard de l’histoire, saisi qu’il est par une intempérance verbale relevant tout autant d’une volonté de se justifier que du plaisir du démagogue à opposer des arguments imparables qui feront, pensait-il, adopter son point de vue. Pour mener cette nouvelle bataille, Eichmann allait s’imposer un tra- vail de lecture considérable afin de connaître suffisamment « la litté- rature de l’adversaire » que sont les parutions scientifiques sur le sujet. Une telle mobilisation de la part d’Eichmann n’a de sens bien sûr que dans une stratégie de reconquête que divulgue le « fonds Argentine ». En réalité, il s’agissait pour lui de préparer un retour en République fédérale d’Allemagne ; la volonté d’Eichmann à partir du milieu des années cinquante d’entreprendre un tel projet de discul- pation s’inscrivant dans son intention de se présenter devant un tri- bunal allemand, d’écoper au pire d’une peine relativement légère et de poursuivre une activité politique. C’est là l’une des découvertes les plus importantes du livre de Bettina Stangneth et dont la preuve la plus sidérante est une version inédite de la « mise au point » sur la « solution finale » rédigée par Eichmann en 1957 (7), dans laquelle il entendait expliquer, en toute « objectivité », la « politique juive » du IIIe Reich et le rôle qu’il y avait tenu. La version présentée lors du procès n’indiquait pas le nom du destinataire réel de ce texte, qu’Eich- mann avait à l’esprit d’envoyer sous forme de « lettre ouverte » au chancelier Konrad Adenauer en vue d’un retour en Allemagne pour éventuellement y être jugé. L’efficacité du réseau argentin d’expatriés nazis, sur lequel le livre de Bettina Stangnegh contient moult révélations, ne suffit toutefois pas à expliquer pourquoi Eichmann ne fut curieusement arrêté qu’en 1960. Ainsi l’attitude des autorités allemandes face au cas Eichmann,

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localisé en Argentine par leurs services secrets ainsi que par la CIA dès 1952 et cela au point de connaître jusqu’à son adresse exacte, consti- tue-t-elle un autre aspect de la riche et minutieuse enquête de Bettina Stangneth. L’absence de réactions effectives, une connivence certaine de certains services dirigés par d’anciens nazis, l’inertie des milieux officiels, qui avaient intérêt à éviter un procès où Eichmann parlerait, pose la question de la Vergangenheitspolitik (politique du passé) menée par Adenauer (8) et plus largement celle de la rupture constituée par la fondation de la République fédérale d’Allemagne. La question semble d’autant plus cruciale à Bettina Stangneth qu’elle souligne que jusqu’à aujourd’hui la non-divulgation des archives des services secrets et du Bundeskriminalamt (BKA) allemands empêche de faire toute la lumière sur qui savait quoi et quand. Mais le manque de volonté politique et l’inertie d’Israël expliquent également pourquoi il a fallu attendre quinze ans pour qu’Eichmann soit kidnappé par le Mossad qui, lui aussi, disposait dès le début des années cinquante d’indices multiples sur sa présence en Argentine auxquels il ne fut pas donné suite, les criminels nazis étant alors jugés moins dangereux que les ennemis d’Israël dans le monde arabe. C’est en 1957 que Fritz Bauer, procureur général du Land de Hesse, lassé que les Israéliens ne réagissent pas, finit par leur dire qu’il allait lui-même engager en Allemagne une procédure d’extradition. Cette menace sera déterminante dans la décision prise par le Premier ministre David Ben Gourion, fin 1959, de mobiliser ses services afin de ne pas se faire coiffer au poteau par les Allemands. Pour le Pre- mier ministre israélien, il était en effet inenvisageable que le principal maître d’œuvre de la « solution finale » réponde de ses crimes ailleurs que devant le « peuple juif » tandis que Hannah Arendt – c’est Alain Finkielkraut qui le signale – écrivait à l’issue du procès que l’État d’Is- raël aurait dû, au lieu d’exécuter la sentence, « offrir » son prisonnier aux Nations unies : « cadeau certes encombrant, qui aurait provoqué un “beau tapage”, mais qu’il fallait faire pour empêcher la commu- nauté universelle de se laver les mains d’Eichmann, pour lui rappeler que la volonté de faire disparaître un peuple particulier l’avait atteinte tout entière, et pour ne pas contribuer soi-même à réduire la portée de

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l’entreprise nazie » (9). En tout cas, c’est dans Eichmann à Jérusalem que Hannah Arendt a écrit : « Le caractère monstrueux des crimes commis est minimisé, en quelque sorte, du fait que le tribunal d’une seule nation est appelé à le juger. » Au demeurant, l’histoire d’« Eich- mann avant Jérusalem » de Bettina Stangneth est aussi le récit d’« une succession d’occasions manquées » pour que le procès se tienne en Allemagne à une époque où le pays ne voulait rien tant qu’effacer les heures sombres de son passé.

1. Hannah Arendt, les Origines du totalitarisme suivi de Eichmann à Jérusalem, Gallimard, coll. « Quarto », 2002. 2. David Cesarani, Adolf Eichmann, traduit par Olivier Ruchet, Tallandier, 2010. 3. Neal Bascomb, la Traque d’Eichmann, traduit par Patrick Hersant, Perrin, 2010. 4. Claude Klein, le Cas Eichmann vu de Jérusalem, Gallimard, coll. « La suite des temps », 2012. 5. Bettina Stangneth, Eichmann vor Jerusalem. Das unbehelligte Leben eines Massenmörders, Arche Ver- lag 2011 pour l’édition originale et Rowohlt Taschenbuch Verlag, 2014. À paraître chez Calmann-Lévy en 2016. 6. « Hätten wir von den 10,3 Millionen Juden […] 10,3 Millionen getötet, dann wäre ich befriedigt und würde sagen, gut, wir haben einen Feind vernichtet. » 7. Le titre complet de cette mise au point est : « Betrifft : Meine Feststellungen zur Angelegenheit “Juden- fragen und Massnahmen der nat.soz. Deutschen Reichsregierung zur Lösung dieses Komplexes in den Jahren von 1933 bis 1945”» (Mise au point concernant les « questions juives et les actions du gouverne- ment national-socialiste allemand en vue d’une solution à cet ensemble durant les années 1933-1945 ».) 8. Cf. Norbert Frei, Vergangenheitspolitik. Die Anfänge der Bundesrepublik und die NS-Vergangenheit, Deutscher Taschenbuch Verlag, 1999. La « politique du passé », Vergangenheitspolitik dans la terminolo- gie de Frei, désigne le comportement du gouvernement d’Adenauer à l’égard du passé nazi, à savoir d’un côté une politique d’amnistie pénale et d’intégration sociale pour les coupables, de l’autre une politique de Grenzziehung, qui accuse une volonté de rupture avec le passé national-socialiste. 9. Alain Finkielkraut, la Mémoire vaine. Du crime contre l’humanité, Gallimard, 1989, p. 27-28.

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› Johann Chapoutot

uestion classique et abyssale : pourquoi le peuple le plus alphabétisé du monde, dans la patrie des grands universalistes Kant, Humboldt, Goethe et Schiller, a-t-il marché dans les pas des nazis pour conquérir Q l’Europe et en détruire certaines populations ? Cette question, nous la refermons généralement avec prudence, tant nous subodorons qu’elle met en péril notre identité d’Européens (l’Alle- magne est le barycentre de l’Europe), voire d’êtres humains (les nazis en étaient, semble-t-il…). Nous la fuyons, même, en nous réfugiant derrière des explications qui ne ressortissent ni de l’histoire (« de tout temps, les Allemands… ») ni même des sciences humaines (« des animaux, vous dis-je »). Les schèmes généralement avancés sont soit inopérants (« Hitler était un fou » : et les autres ?), soit purement tau- tologiques (« la barbarie » est censée expliquer des actes… barbares), et ils méconnaissent tous les opérations que doit effectuer l’historien pour rendre compte d’un phénomène, sinon lui donner sens : l’at- tention à la chronologie (voter Hitler en 1933, ce n’était pas voter pour Treblinka), la mise en contexte (de long, moyen et court terme), la compréhension (car la matière de l’historien est humaine, fût-elle l’humanité des bourreaux).

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Par ailleurs, quand on dit que « les Allemands ont suivi Hitler », on oublie les émigrés, les exilés, les opposants et les résistants de l’inté- rieur. On oublie également que d’autres Européens et Occidentaux ont suivi Hitler : les Français de la division Charlemagne, les nazis améri- cains, les collaborateurs de toute l’Europe… Les crimes nazis, inédits par leur ampleur et leur violence, par leur ambition et leur rapidité, étaient en pratique irréalisables sans le concours empressé de ceux qui ont aidé, approuvé ou laissé faire. Enfin, le nazisme n’est en soi que la synthèse, ou le bassin collecteur, de myriades de notions, idées et prin- cipes qui viennent d’à peu près partout et qui sont généralement, dans l’Europe et l’Occident de la première moitié du XXe siècle, des lieux communs : racisme, antisémitisme, colonialisme, capitalisme, impé-

rialisme, nationalisme, darwinisme social, Historien, spécialiste de l’histoire eugénisme… La liste est encore longue de contemporaine de l’Allemagne, ce qui, pris isolément, ne fait quasiment Johann Chapoutot est professeur pas débat dans le monde qu’habitent les à l’université Sorbonne-Nouvelle Paris-III. Dernier ouvrage publié : la nazis. La force du discours nazi est d’opérer Loi du sang. Penser et agir en nazi une synthèse peu ou prou cohérente de ces (Gallimard, 2014). idées, et de proposer la « vision du monde » › [email protected] ainsi décantée à des contemporains égarés, en crise matérielle, morale et intellectuelle (1), qui peuvent y voir un secours et un recours : ladite « vision du monde » permet d’expliquer les malheurs de l’Allemagne contemporaine et d’ouvrir une perspective de salut. Salut personnel et national, matériel et moral : lorsque, médusé, l’on pose et repose la question de la marche au pas des Allemands derrière Hitler, non seulement la question est mal posée, mais elle trahit également que l’on méconnaît la période (celle de l’après- Grande Guerre, mais aussi de l’après-révolution industrielle, de l’après-­transition démographique, etc.) et la nature du régime nazi. S’est imposé, après 1945, le paradigme totalitaire qui, pensé d’abord finement par Hannah Arendt, a été diffusé par des générations d’épi- gones et de manuels, jusqu’à aboutir à la représentation vulgaire que voici : le totalitarisme est un régime qui veut dominer la totalité d’une société, ainsi que de l’homme dans la société, et qui repose sur l’uni- vocité (parti unique, message unique), ainsi que sur la propagande

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et la terreur. On voit ainsi dans le régime nazi la sainte alliance de la matraque (Himmler, les organes de surveillance et de répression) et du micro (Goebbels, le contrôle des productions et la censure…). Des décennies de travaux d’histoire sociale, mais aussi d’histoire administrative, d’histoire de la police, etc., ont fait litière de cette vision de compendium. La « mise au pas » de la société allemande derrière son nouveau chef est une antienne de la propagande nazie elle-même. Quant aux autres « critères » définitoires du totalitarisme, ils permettent certes de comparer nazisme, stalinisme et fascisme (mais aussi salazarisme, franquisme et… régime républicain : tout est comparable !) mais non de les assimiler : contrairement à ce que l’on lit un peu partout, mais généralement pas sous la plume de ceux qui connaissent le nazisme, le IIIe Reich n’a pas du tout pour ambition de « créer » un « homme nouveau », il ne met certainement pas « l’État » au centre, il est très largement polycratique et polyphonique. Il est bien dommage que le paradigme « totalitaire » soit inopé- rant, car il nous fournissait une explication au fond confortable et rassurante du phénomène nazi : dans un pays où, depuis Luther puis Frédéric II, on obéit supposément le doigt sur la couture, le micro et la matraque ont transformé les épigones de Goethe en robots casqués, piétinant de leurs bottes les sociaux-démocrates à Dachau avant de fouler aux pieds le reste de l’Europe. La question demeure donc : pourquoi avoir suivi Hitler, cet éner- gumène vociférant, qui fulminait le massacre et la mort à longueur de discours, qui ne parlait, en hurlant, que de guerre et de sacrifice ? D’abord parce que Hitler et ses compagnons ne parlent pas que de cela. Ils parlent même du contraire. Leur constat, à les écouter, est que le passé et le présent sont suturés de douleur et de deuil. Que la race germanique est victime de la haine et de l’agression d’au- trui, notamment des juifs – peuple mélangé, « non-race » (Unrasse), « contre-race » (Gegenrasse) selon hiérarques et raciologues, qui voient en eux un « cloaque racial », malade de son mélange et de son indéfinition. Présentés obstinément comme des malades haineux, les juifs ont pour principale cible, à en croire le discours antisémite rendu légitimement scientifique par l’anthropologie raciale et la psy-

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chologie raciale, les Aryens, ou les hommes nordiques-germaniques, êtres authentiques et purs, dont le sang a été grandement préservé. Aimables et créatifs, sains mais aussi naïfs, les Germains n’ont jamais su se défendre contre les juifs (2). Les nazis, par leur messianisme (le « Reich de mille ans »), promettent aux Allemands de sortir de cette histoire de malheur pour entrer dans un millenium de paix. Ils offrent de « croire et détruire » (3), pour édifier un règne (au double sens d’empire et d’ère), sur un territoire (l’est de l’Europe) qui sera le lieu concret de leur utopie raciale : empire (au sens juridique et politique), ère (notion temporelle) et territoire – voilà les trois sens du mot Reich en allemand.

Le message nazi : clair et rassurant

On ne vit pas que d’idées, objectera-t-on : c’est exact, même si les idées ont eu tendance, depuis la « fin » proclamée des « idéologies », à être sous-estimées. La « fin de l’histoire » claironnée, au tournant des années quatre-vingt-dix, par des néo-hégéliens un tantinet pres- sés, désignait précisément cette fin de la dialectique des idées (entre communisme et démocratie libérale, entre plan et marché, etc.), et des « systèmes » (n’oublions pas que le système désigne avant tout un agencement d’idées prétendant rendre raison du réel pour, le cas échéant, le transformer). Depuis 2001, ils ont sans doute été décillés : la radicalité des « bras armé de Dieu » autoproclamés çà et là repose sur une analyse, fût-elle rudimentaire, des défauts et méfaits du réel ainsi que sur le projet, fût-il sommaire, qui en est induit. Un arc tendu entre les radicalités des XVIe et XVIIe siècles, celles des « guerriers de Dieu » du temps des guerres de religions (4) et celles du temps présent, en passant par le nazisme ou l’entreprise terro- riste d’extrême gauche dans les années soixante-dix et quatre-vingt (République fédérale d’Allemagne, Italie, Japon et, dans une moindre mesure, France) permet de formuler ce constat : celui d’un consente- ment (pour de larges cercles), et d’une adhésion (pour les activistes, mais pas uniquement) à la violence radicale, en mots et en actes.

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Dans le cas du nazisme, le consentement au discours nazi, voire l’adhésion que celui-ci produit sont dus à sa grande force heuristique : grâce à lui, tout est clair. Mais aussi cohérent : depuis l’aube des temps, le même juif tente de détruire, pour les mêmes raisons, la même bio- logie germanique. Le « même » est rassurant, car il abolit l’histoire : quand les nazis les plus convaincus disent (et cela se retrouve ensuite dans les manuels de collège et de lycée) que les chrétiens qui ont détruit Rome sont les « bolcheviques » de l’Antiquité, que le « christo- bolchevisme » est ce complot éternel des juifs qui veulent détruire les édifices racistes et inégalitaires (Rome, le Reich…) (5) en promouvant l’égalité et l’universalité, ils ne commettent pas d’anachronisme, car il n’y a pas de diachronie : le nazisme est une vaste entreprise de néga- tion de l’histoire comme démarche cognitive (inutile de se creuser la tête, tout est simple, rien de nouveau sous le soleil…) ainsi que de dépassement de l’histoire comme lieu (il s’agit de mettre fin à la lutte des races, donc à l’histoire, pour jouir de la paix et de la sécurité). Bien loin, donc, d’être ce discours vociférant et angoissant que des extraits cinématographiques nous donnent à voir (un orateur nazi extatique, en pleine sudation et péroraison, promettant le feu, le fer et le sang), le message nazi est rassurant : il affirme que les orateurs ont com- pris les lois de l’histoire (qui sont celles, au fond, de la nature), qu’il s’agit de faire comprendre afin, en étant armés par ce savoir mutuel et partagé, de sortir de millénaires de malheurs par une action résolue. Cette action exige de rompre avec des normes morales et juridiques jugées néfastes, car formulées par des ennemis de la race nordique (les juifs qui ont inventé le christianisme, par exemple) et des ennemis de l’Allemagne (les Français, les Britanniques et les Américains qui, de congrès en traités de paix ont, depuis 1648, posé les principes du droit international). Rompre avec une normativité allogène est légitime : « Ce qui est juste, déclare un des plus grands juristes organiques du IIIe Reich, Hans Frank, c’est ce qui est bon pour le peuple allemand. » Contre l’universalisme chimérique du christianisme, du kantisme, de la révolution française, juristes et moralistes promeuvent un particu- larisme strict : à chaque peuple, à chaque race, sa loi – celle qui lui commande de vivre, de survivre et de prospérer (6).

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La promesse nazie s’accompagne d’actes concrets : la jouissance, le confort matériel et moral ne sont pas remis aux calendes grecques de l’eschatologie, et le changement intervient immédiatement. Brutale pour les catégories jugées allogènes et nocives (juifs) ou indésirables (opposants politiques, « asociaux », étrangers…), la politique nazie est douce pour les Allemands considérés comme étant de bonne race – pour peu qu’ils ne manifestent pas de dissentiment ou leur opposition. Une politique sociale et fiscale très avantageuse a gâté les Allemands(7) , qui ont vécu, avec les mesures prises par les nazis, l’équivalent de ce que les Français ont connu avec le Front populaire, voire plus : si l’exigence en termes d’horaires et de productivité augmente (réarmement oblige), les congés payés font leur apparition et ils ne restent pas lettre morte : l’organisation Kraft durch Freude (la force par la joie) se charge d’em- mener les Allemands en randonnée, à l’opéra, à la plage, en croisière… Tout cela se fait au prix d’une incroyable gabegie financière, d’une orgie budgétaire (8) qui fait cauchemarder les techniciens des finances : leurs observations sont toujours rejetées par la chancellerie, qui mise sur le produit des spoliations présentes et à venir, ainsi que sur celui des pré- dations qui, une fois les ennemis vaincus, ne manqueront pas d’enrichir le Reich à coups de dépouilles opimes. On sait également que la domination nazie donna à des myriades de militaires, de policiers, de fonctionnaires, d’universitaires et d’entre- prises privées l’occasion de « servir et se servir ». Les profits ont été bru- talement orientés à la hausse pour les industries-clés de la première et de la seconde révolution industrielle (acier, charbon, mais aussi chimie, mécanique, électricité…), sollicités par le réarmement. Quant aux perspectives de carrière, elles se sont agréablement ouvertes pour des hommes qui étaient des vaincus de l’histoire : jeunes militaires servant dans une armée-croupion, celle de la République de Weimar, réduite à cent mille hommes par le traité de Versailles ; jeunes et brillants diplô- més condamnés au chômage par la crise et la Grande Dépression… Le nazisme, pour ces gens-là, a représenté le salut social : un juriste trente- naire, Werner Best, est le quasi-créateur de la Gestapo (9), un capitaine âgé de 42 ans en 1933, Erwin Rommel, dont la carrière piétinait lamen- tablement, se retrouve Generalmajor sept ans plus tard…

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À ces militaires, fonctionnaires et experts, il faut ajouter les quelque trente mille personnes qui, entre 1939 et 1943, partent coloniser les territoires de l’Est, attirés par la promesse des terres noires de Pologne et d’Ukraine. Bien loin, donc, des explications simplistes qui, face à l’inexplicable, convoquent la folie, la barbarie, la propagande et la terreur, l’histoire sociale et l’histoire culturelle nous donnent à voir et à comprendre un tableau plus réaliste des motifs de consentement ou d’adhésion au nazisme – un tableau qui donne à penser sur le passé de l’Occident comme sur le présent des menaces qui pèsent sur les Lumières.

1. Johann Chapoutot, la Loi du sang. Penser et agir en nazi, Gallimard, 2014. 2. Johann Chapoutot, le Nazisme et l’Antiquité, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige », 2012. 3. Christian Ingrao, Croire et détruire. Les intellectuels dans la machine de guerre SS, Fayard, 2010. 4. Denis Crouzet, les Guerriers de Dieu. La violence au temps des troubles de religion (vers 1525-vers 1610), Champvallon, 2005. 5. Johann Chapoutot, le Nazisme et l’Antiquité, op. cit. 6. Johann Chapoutot, la Loi du sang, op. cit. 7. Götz Aly, Hitlers Volksstaat, traduction française : Comment Hitler a acheté les Allemands, Flammarion, 2005. 8. Adam Tooze, le Salaire de la destruction. Formation et ruine de l’économie nazie, Les Belles Lettres, 2010. 9. Ulrich Herbert, Werner Best. Un nazi de l’ombre, Tallandier, 2011.

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› Didier Epelbaum

Personne n’a été forcé de venir ici », répétait en toute occasion le général SS Theodor Eicke aux gardiens de camps nazis dont il était le principal recruteur. « Personne ne m’a forcé ; je l’ai fait volontairement » (1), reconnaît un ancien tortionnaire khmer rouge du centre S-21. «C’est un trait commun à la plupart des bourreaux génocidaires : au départ du processus qui fera d’eux des exécuteurs, ils ont adhéré volontairement à une organisation qui jouera un rôle central dans cha- cun des grands massacres du XXe siècle. La troupe exterminatrice de l’Empire ottoman était constituée de repris de justice, de nomades kurdes et de gendarmes. Les responsables de l’organisation du géno- cide des Arméniens réclamaient des volontaires « forts et déterminés, prêts à sacrifier leur vie pour le pays et la nation » (2). Les chefs mili- ciens kurdes choisissaient les guerriers aptes et prêts à faire le travail, en particulier ceux qui s’étaient déjà illustrés par des activités crimi- nelles. Quant aux assassins libérés des prisons ottomanes, ils mon- nayaient leurs services d’assassins contre le droit de piller, de violer, et obtenaient de plus l’impunité.

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Les Jeunesses hitlériennes, principale pépinière des SS, comptaient plus de deux millions de membres volontaires en 1933 âgés de 14 à 18 ans. L’adhésion à la SS était volontaire (sauf à partir de 1942, pour la SS militaire). Le candidat devait montrer patte blanche pour deve- nir ce « soldat politique » qui constituait « l’élite de l’action ». Une fois admis, il devait signer un engagement de quatre ans. L’exemple des « hommes ordinaires » du 101e bataillon de réserve de la police nazie est révélateur. Certes ils représentaient une tranche plus ou moins représentative de la population allemande, mais l’histo- rien Christopher Browning (3) n’a pas insisté sur un élément impor- tant à mes yeux : il ne s’agissait pas de recrues ni d’un service obliga- toire, ils s’étaient portés volontaires. C’était en 1939. Le régime de terreur existait depuis six ans. L’organisation qu’ils rejoignaient était dirigée par Heinrich Himmler, encadrée par des généraux et des offi- ciers SS. Son action était définie comme « l’expression de la volonté du Führer », si bien que l’historien Michael Mann dira : « Ce n’était pas un groupe d’Allemands si ordinaires que cela. (4) » Les auxiliaires étrangers de la SS et de la police nazie, définis par les nazis comme Hilfswillige (« Hiwi », littéralement « volontaires pour aider »), furent recrutés par centaines de milliers pour l’armée allemande et la SS militaire. Ukrainiens et Lituaniens mais aussi citoyens d’une trentaine de pays, beaucoup furent affectés Didier Epelbaum est historien. Il a aux tueries de masse et aux camps d’exter- notamment publié Aloïs Brunner. La mination. Sur le front de l’Est, on comp- haine irréductible (Calmann-Lévy, tait parfois dix Ukrainiens ou Lituaniens 1990), Obéir. Les déshonneurs du pour un seul Allemand dans les pelotons capitaine Vieux, Drancy 1941- 1944 (Stock, 2009). Des hommes d’exécution (5). Dans le camp d’exter- vraiment ordinaires ? Les bourreaux mination de Majdanek, en Pologne, les génocidaires (Stock, 2015). effectifs étaient majoritairement lituaniens › [email protected] et lettons (6) ; à Treblinka, on comptait un SS pour quatre ou cinq Ukrainiens parmis les cent cinquante gardiens. Le premier critère de sélection était la volonté de servir le Reich et de se joindre à « la croi- sade européenne contre le bolchevisme ». Les campagnes de recrute- ment se faisaient par affiches dans les pays occupés, l’adhésion se fit parfois par organisations entières, « Sections cosaques », « Autodéfense

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lituanienne » ou « Bataillons de police », des groupes fascisants, pronazis et antisémites, souvent issus des groupes de partisans anticommunistes qui s’étaient soulevés contre les Russes. Ces hommes voyaient en l’Alle- magne un libérateur et non un occupant. Ces volontaires étaient les extrémistes fanatiques les plus brutaux de leur pays, au point que les dirigeants SS eux-mêmes devaient parfois modérer leur ardeur. Chez les Khmers rouges, les adolescents et jeunes gens s’engageaient par milliers dans les zones « libérées » avant 1975. Au Rwanda, les milices des partis politiques attiraient des jeunes hommes volontaires capables de manier les armes et dont l’action violente était le quotidien.

Volontaires, mais pour quoi ?

Les miliciens kurdes mobilisés ad hoc ou les assassins libérés de pri- son pour tuer en masse ne savaient peut-être pas qu’ils allaient devenir le vecteur de la destruction totale d’un peuple entier, mais ils connaissaient la politique du régime du sultan à l’égard des minorités chrétiennes : à la fin du XIXe siècle, les massacres d’Arméniens s’étaient soldés par quatre- vingt mille morts au moins, peut-être trois cent mille. Les volontaires savaient qu’ils allaient tuer en masse, ils étaient engagés dans ce but. Se porter volontaire n’est pas un acte neutre. C’est choisir une option parmi d’autres, répondre à un appel qui nous parle. C’est une démarche de responsabilité et d’engagement, de solidarité envers un projet, une idée, un groupe, une direction donnée. En démocratie, on peut éven- tuellement décider qu’on s’est trompé et aller voir ailleurs. Quand on a mis le doigt dans une machine d’extermination, c’est plus difficile. Un chercheur américain, Jerry M. Burger, a développé une idée intéressante à propos de la fameuse expérience de Stanley Milgram sur l’obéissance à l’autorité. Ce psychologue américain avait montré que deux tiers de cobayes humains étaient prêts à torturer s’ils en recevaient l’ordre d’une autorité légitime dans un laboratoire universitaire (7). Or il existerait un point intermédiaire de non-retour pour les trois quarts des sujets (8). Si un cobaye accepte de continuer à partir d’une étape particulière, il ira au bout. L’intégration volontaire à une organisation telle que la SS ou

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l’armée polpotiste pourrait constituer en elle-même un point de non- retour. La défection serait vécue comme un échec personnel et une tra- hison : une fois le pas franchi, quitter l’organisation signifie une perte considérable pour le volontaire, un renoncement définitif à un avenir radieux. L’engagement dans ces organisations est d’autant plus prégnant qu’il représente l’aubaine d’un raccourci inespéré vers le pouvoir. Le volontaire se trouve en un instant au centre d’une cause nationale, en contact avec les hommes puissants de sa société, choisi par eux. Him- mler et Eicke donnaient aux candidats SS une très haute idée de leur rôle : « Sans nous, l’Allemagne ne survivrait pas une seule journée. » Les candidats allaient faire partie de l’arme la plus importante du Reich : « une élite de l’élite sous tous les aspects : racial, idéologique et opérationnel » (9). On leur offrait une opportunité unique de servir la communauté avec des chances de devenir officiers et la perspective d’un pouvoir illimité dans la future Allemagne. Quand il se portait volontaire pour devenir yotheas (le soldat khmer rouge), le jeune Cambodgien savait que les communistes lui accordaient « le plus grand des honneurs » en le nommant « l’instrument dictatorial du Parti ». Ce titre lui donnerait la possibilité de commander aux « trou- peaux des travailleurs » chassés des villes et des riches villages. « Angkar vous aime plus que tout. C’est pourquoi Angkar vous donne tant de pou- voir », disait le slogan des recruteurs khmers, Angkar désignant l’Organi- sation, le Parti communiste. Être un « instrument dictatorial » donnait le droit de consommer librement alors que le commun des Cambodgiens était sévèrement rationné, mais surtout le droit de vie et de mort.

« Idéologies »

Les volontaires n’entrent pas en terrain totalement inconnu. Ils adhèrent d’entrée de jeu à un projet servi par une politique autori- taire et brutale, à une « idéologie » de pureté, de supériorité, de domi- nation, aux antipodes de la démocratie. L’adhésion idéologique est à la fois le tremplin de la motivation personnelle, sans doute aussi

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fort que l’ambition pour le candidat et le premier critère de sélection pour le recruteur. Je mets « idéologie » entre guillemets à l’instar de Jacques Sémelin pour les distinguer des idéologies classiques et évi- ter la banalisation : comme « un discours fondé sur des arguments à la fois rationnels et irrationnels, qui se construit contre cet “Autre” malfaisant » (10). Le projet génocidaire n’est pas seulement une interprétation du monde et un projet politique : c’est le produit d’une lente putréfac- tion, « dégénérescence de l’intelligence » (11) selon un témoin rwan- dais cité par Jean Hatzfeld. La pensée macère dans un cloaque de peurs, de haines, de frustrations, de jalousies et de souffrances, de désirs de meurtre et de domination. Le projet génocidaire est le pro- duit d’un margouillis de pseudo-analyses, de fantasmes et d’émotions fortes, d’instinct de survie, de craintes paranoïdes, de préjugés et de croyances. Ce n’est pas une idéologie parmi d’autres mais un mélange explosif de mythes, d’inventions pseudo-historiques qui n’ont rien à voir avec la réalité, d’ennemis fantasmés, de modernité et de progrès technique ou scientifique. Cette dégradation de la pensée a besoin de temps. L’antisémitisme était déjà un point de ralliement et un pôle de recrutement des extré- mistes de droite dans l’Allemagne des années vingt : « Donnez pour le massacre des juifs », était-il inscrit sur une boîte servant à faire la quête dans une réunion nazie en 1922 (12), vingt ans avant Auschwitz. Au Rwanda, les massacres de Tutsis ont commencé dès l’indépendance, plus de trente ans avant le génocide de 1994 ; en Turquie, on a massa- cré des chrétiens en masse vingt ans avant le génocide.

Obéissance et fidélité

Le volontariat est, du point de vue des recruteurs, le meil- leur moyen de s’assurer l’élément-clé du fonctionnement de la machine d’extermination : la soumission aux chefs et aux ordres. Le 9 novembre, jour anniversaire du putsch de 1923, l’élu SS prêtait son serment à la lueur des torches : « Je te jure, Adolf Hitler, Führer

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et chancelier du Reich, d’être fidèle et brave. Je te promets d’obéir à toi, et à ceux que tu m’as donnés pour chefs, jusqu’à la mort. Que Dieu me vienne en aide. » Le nazisme était une religion dont les chefs étaient les prêtres et dont les voies étaient parfois impénétrables mais jamais discutables. Sur la lame du poignard des SS se détachait en lettres gothiques la devise : « Mon honneur s’appelle fidélité. » Le jeune recruté nazi devait être capable d’« anéantir même ses parents les plus proches s’ils se rebellent contre l’État ou contre les concep- tions d’Adolf Hitler » (13). Quand les Khmers rouges recrutaient, ils demandaient aux can- didats de remplir un questionnaire de onze pages avec renseigne- ments sur le conjoint, les enfants, parents et beaux-parents, amis, les influences, les attaches sentimentales ou matérielles. Ils devaient prouver leur fidélité en révélant tout de leurs conceptions révolu- tionnaires, de l’amour et de la haine, de l’éducation des enfants. Les bourreaux recruteurs exigent une loyauté absolue, un esprit de sacri- fice. Le docteur Chakir, organisateur du génocide des Arméniens, proclamait : « Je suis prêt à payer le prix de ma propre vie. » L’esprit de sacrifice, selon Hitler, était « nécessaire pour assurer la conserva- tion de la race » (14). La cause de la « survie » collective définissait une norme transcendante bien plus élevée que l’individu, qui mérite de tout sacrifier, y compris lui-même, qui justifie tous les moyens, quel qu’en soit le danger ou l’immoralité. L’Allemagne nazie est souvent vue comme le lieu par excellence de l’obéissance inconditionnelle, mais c’est une qualité partagée par tous les régimes génocidaires : les Khmers rouges sont décrits comme étant animés par une « obéissance apeurée », la mise en cause les ordres reçus du sommet étant un crime en soi. Chez les gendarmes ottomans, un ordre était considéré comme sacré. Sans une obéissance absolue des exécutants, la machine de destruction serait inopérante. Qu’elle soit enracinée dans une culture ou non, l’obéissance est une exigence propre au fonctionnement de la machine génocidaire. Elle sera un critère du recrutement des troupes de choc sur lesquelles le régime doit pouvoir compter en toutes circonstances. Seul le volontariat peut la garantir.

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Certains croient que chacun d’entre nous peut devenir un tor- tionnaire ou un bourreau, pour peu qu’il soit pris dans des circons- tances contraignantes extraordinaires. Ce serait le propre de la nature humaine : nous aurions tous en nous-mêmes la panoplie génétique d’un tueur, d’un violeur, d’un assassin de bébés. On a certes tenté de créer des bourreaux à partir d’« hommes ordinaires », en particulier au Rwanda, en les forçant à tuer pour ne pas être sanctionnés, exclus ou tués, mais ces derniers constituèrent une force d’appoint, jamais un noyau dur. Les recruteurs savent qu’ils ne peuvent pas construire une machine de destruction humaine avec des bourreaux improvisés, incapables d’exercer la pire des violences sur la durée. Ils ont besoin d’hommes qui s’identifient à eux et à leurs projets, attirés par le pou- voir et la violence, convaincus et obéissants, capables et disposés à exercer le mal absolu.

1. Mak Tork, gardien de la prison S-21 à Phnom Penh, Searching for the Truth, revue du Centre de docu- mentation du Cambodge, juillet 2003, p. 32-35. 2. Taner Akçam, From Empire to Republic, Zed Books, 2004, p. 161. 3. Christopher Browning, Des hommes ordinaires, le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la solution finale en Pologne, Les Belles Lettres, 1994. 4. Michael Mann, « Were the perpetrators of genocide “ordinary men” or “real Nazis” ? Results from fifteen hundred biographics », Holocaust and Genocide Studies, volume 14, 2000, p. 358. 5. Shoah Resource Center, Interview with professor David Bankier, Institute of Contemporary Jewry, Uni- versité hébraïque de Jérusalem, 17 décembre 1997, p. 10. 6. Wolfgang Curilla, Der Judenmord in Polen und die deutsche Ordnungspolizei 1939-1945, Ferdinand Schöningh, 2011, p. 15. 7. Stanley Milgram, Soumission à l’autorité, Calmann-Lévy, 1994. 8. Un faux choc de 150 volts, le maximum étant de 450 volts. Jerry M. Burger, « Replicating Milgram: Would people still obey today ? », American Psychologist, volume 64, janvier 2009, p. 2. 9. Tom Segev, Soldiers of Evil, Market Paperback, 1991, p. 103. 10. Jacques Sémelin, Purifier et détruire. Usages politiques des massacres et génocides, Seuil, 2005, p. 47. 11. Jean Hatzfeld, Dans le nu de la vie. Récits des marais rwandais, Seuil, 2000, p. 109. 12. Münchener Post (journal social-démocrate), 20 novembre 1922, cité par Werner Maser, Die Frühges- chichte der NSDAP, Hitlers Weg bis 1924, Athenäum Verlag, 1965, p. 250. 13. Rudolf Hess, Le commandant d’Auschwitz parle, La Découverte, 2005, p. 107. 14. Adolf Hitler, Mon combat (Mein Kampf), tome I, Bibliothèque électronique du Québec, p. 272.

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› Valérie Toranian

laude Lanzmann est penché sur sa table de travail et tourne amoureusement les pages d’un vieux livre relié qu’une femme lui a offert il y a quelques jours lors de son voyage à Haïfa, en Israël. Ses yeux brillent. Le cadeau est inespéré. Il s’agit d’un exemplaire de Ges- Cchichte der Juden (Histoire des juifs), publié à Vienne en 1938, juste avant l’Anschluss, par Benjamin Murmelstein, celui dont il dresse le portrait dans le Dernier des injustes, le film présenté à Cannes en 2013 et dont Gallimard vient de publier le scénario (1). Murmelstein le honni, le « collabo ». Le président du conseil juif de Theresienstadt (2) qui finira sa vie seul, à Rome. Même le rab- bin a refusé de l’enterrer, en 1989, dans le carré juif. Il gît en terre à la marge, avec les parias et les suicidés. Le Dernier des injustes est une œuvre de réhabilitation, un requiem, un kaddish pour l’âme d’un homme condamné trois fois : par les nazis d’abord, qui l’obligèrent à devenir leur intermédiaire, par les juifs ensuite, qui l’accusèrent

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d’avoir été l’instrument coopératif de leurs bourreaux, et par le procu- reur du procès Eichmann à Jérusalem, qui refusa de l’entendre malgré ses demandes insistantes. Lanzmann feuillette les pages du livre de Murmelstein avec émer- veillement ; il capte quelques bribes de cet allemand qu’il parle mal, reconnaît les photos des synagogues des villes de l’Est qu’il connaît bien. Il n’ignorait pas l’existence de ce livre mais il n’imaginait pas une telle somme de travail et d’érudition. « Un collabo ? Un chercheur aussi brillant ? » On sent la colère encore intacte. Lanzmann aura attendu trente ans pour réaliser son film. À l’origine, le portrait de Murmelstein devait être inclus dans Shoah (3). « Mais c’était trois heures de plus, alors… » Est-ce vraiment la raison ? Les chefs des conseils juifs ont fait l’objet d’une polémique intense. L’historien Raul Hilberg les qualifiait sans hésiter de collaborationnistes ; l’État d’Israël, au moment du procès Eichmann, ne pouvait pas rester insensible aux accusations des resca- pés qui les accusaient d’avoir « établi les listes des convois vers l’Est », d’avoir négocié, discuté avec les bourreaux. D’avoir voulu ainsi proté- ger leur vie et celle de leurs proches. (Pure illusion, car presque tous furent exécutés.) Hannah Arendt elle-même a eu des mots très sévères à leur encontre. Lanzmann n’a-t-il pas été gêné par son sujet ? « Faux. Murmelstein est le premier protagoniste avec lequel j’ai tourné. Tous les récits, tous les livres d’historiens dessinaient un personnage formidable- ment négatif. Des collabos, j’en ai connu plein en France. Des collabos qui étaient tellement collabos qu’ils partageaient et épousaient la pensée, la doctrine des nazis. Ce sont ceux-là les vrais. Par ailleurs, il y avait une sorte de contradiction interne, intolérable pour moi, dans l’idée d’un collaborateur juif. C’est quoi, un collaborateur juif ? Je ne comprenais pas, j’avais le sentiment que c’était faux, et je refusais cela de toutes mes forces, de tout mon être. J’avais lu un livre, Judenrat, paru aux États-Unis en 1972, écrit par un certain Isaiah Trunk. C’est drôle que je me rappelle encore de son nom… Un livre de mille pages. Il recensait tous les ghettos de Pologne un par un. On y apprend que des conseils entiers de vingt-quatre membres se suicidaient la même nuit parce qu’ils savaient que le lendemain ils devaient organiser avec les nazis la dépor- tation des juifs à l’Est. (4) »

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Murmelstein refusait de donner des listes de noms. Ses prédéces- seurs dans le camp, Edelstein et Epstein, y avaient consenti. Paradoxa­ lement, ils étaient plus populaires car les juifs espéraient toujours négocier avec eux le retrait de leur nom de la liste. Avec Murmelstein, pas de passe-droit possible. Il voulait bien transmettre la liste mais pas l’établir. « Il s’est fait beaucoup d’ennemis. Il était haï parce qu’il n’était pas compassionnel. Il était violent, il hurlait. C’était pour cal- mer les Allemands, pour donner le change, pour les tromper. » Ces responsables des conseils juifs ne sont pas des victimes comme les autres. Ils incarnent plutôt le summum de la perversion des bour- reaux, qui choisissent parmi leurs victimes celles qui vont organiser avec eux l’élimination des leurs. Un grand classique de la violence génocidaire. Toujours pris entre le marteau et l’enclume, Mumelstein tente de tirer avantage de sa position pour améliorer les conditions sanitaires, gérer les épidémies, les poux, le typhus. « Il était brillant, il vivait dans le cerveau des bourreaux. Il anticipait leurs réactions, leurs décisions, explique Lanzmann. Avant d’être envoyé à Theresienstadt, il avait été l’interlocuteur d’Eichmann à Vienne. Il l’avait longuement fréquenté. Eichmann pour lui était un idéologue. Sûrement pas le spécialiste technocrate ou le bureaucrate passif, incarnation de la banalité du mal dont parle Hannah Arendt. C’était un bandit, un activiste antisémite. Murmelstein raconte comment il a vu de ses propres yeux Eichmann participer à la Nuit de cristal, une barre de fer à la main. Un bureau- crate ? Arrêtons cette sinistre plaisanterie… (5) » Pour Shoah, Claude Lanzmann a rencontré des dizaines de témoins. Des survivants, mais aussi d’anciens nazis. Certains qu’il a traqués avec une caméra cachée. D’autres qu’il a filmés à découvert. À chaque fois il a mis un point d’honneur à ne pas entrer dans la psychologie du nazi. « C’était ma loi d’airain. Ne jamais demander pourquoi ils avaient fait ça. Car ils mentaient tout le temps. Ils se présentaient comme de petits agneaux bêlants : “croyez-moi, je ne savais pas, je devais obéir aux ordres…” Ils étaient tous, non pas dans le déni des faits, mais dans le déni de leur responsabilité. À chaque fois c’était le même discours. Et à chaque fois je coupais court en disant : “je m’en

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moque, ça ne m’intéresse pas ; je ne suis pas un chasseur de nazis, je ne suis pas un procureur, je ne suis pas un juge ; je veux un rapport précis sur ce qui s’est passé ; comment on a tué au plus près ; est-ce que les juifs se sont vraiment laissés tuer comme des moutons ?” Je refuse d’entrer dans la psychologie parce que je pense que ça ne peut rien donner. Ou alors des choses tellement peu commensurables avec l’horreur qui a été produite que c’est une déception insupportable. Ce qui caractérise l’inexplicable, c’est justement qu’il ne s’explique pas. Tenter de comprendre est une impasse. » Alors quoi, le nazisme, une folie collective ? « Ça ne me gêne pas qu’on parle de folie à propos des nazis. Parce que c’était une folie. Quand on pense aux discussions sans fin pour savoir qui est juif, qui ne l’est pas. À partir des lois de Nuremberg de 1935, la folie est préci- sément dans le fait que les nazis trouvent des solutions. Ensuite il faut des troupes de choc et une bureaucratie pour les appliquer. » Si on suggère que la bureaucratie est l’exact contraire de la folie, il rétorque : « Cela peut être son contraire ou son extrême. » Claude Lanzmann continue de piocher au hasard des noms dans le texte de l’ouvrage de Benjamin Murmelstein : « Maïmonide, Manassé Ben Israël, Baruch Spinoza… ». À regret, il referme l’ouvrage : « C’est bouleversant, vous ne trou- vez pas ? »

1. Claude Lanzmann, le Dernier des injustes, Gallimard, 2015. 2. Le camp de concentration de Theresienstadt a été mis en place dans la forteresse de Theresienstadt, aujourd’hui Terezin en République tchèque. Le camp avait un double statut : camp de transit pour les juifs du Protectorat de Bohême-Moravie et ghetto pour les juifs du Reich âgés de plus de 65 ans et pour les célébrités juives. Reinhard Heydrich veut en faire un « camp modèle » pour tromper l’opinion publique quant au sort réservé aux juifs déportés. La correspondance écrite avec l’extérieur est donc encouragée tout en étant rigoureusement surveillée. Cependant les conditions y demeurent extrêmement difficiles ; en 1942, environ seize mille personnes y meurent de faim. 3. Shoah, réalisé par Claude Lanzmann et sorti en France en 1985, dure plus de dix heures et regroupe des dizaines de témoignages de protagonistes de l’extermination des juifs par les nazis. Lanzmann interviewe à la fois bourreaux, victimes et témoins passifs. 4. Entretien avec Claude Lanzmann réalisé par Valérie Toranian en octobre 2015. 5. Idem.

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› Manuel Carcassonne

un des auteurs les plus emblématiques de la litté- rature anglaise a été refusé par ses éditeurs français et allemand. Pour esbroufe ou pour mauvais goût ? Ou juste pour avoir osé écrire dans les marges de l’historiographie officielle de la Shoah, S majuscule, L’marges minuscules ? Ce qui choque dans le dernier roman de Martin Amis (1), après réflexion, c’est l’amour. C’est la possibilité même de l’amour. C’est le geste de l’amour dans la cendre de toute humanité. C’est le soupçon même de l’amour, même infime, même et surtout impossible, entre deux êtres humains dans un camp de concentration. Une femme et un homme. Hannah Doll, mariée au commandant du camp, et Angelus Thomsen, officier racé et rétif au Reich. « Il s’est passé quelque chose dès le premier regard. Éclair, tonnerre, averse, soleil, arc-en-ciel : la météorologie du coup de foudre. » Voilà pourquoi le roman de Martin Amis, à l’histoire éditoriale chahutée, un feuilleton en soi, s’impose comme l’un des plus impor- tants de la rentrée littéraire. Une maestria dans le malaise. Mais, au fond, quel malaise ?

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Des horreurs perpétrées par les nazis dans les camps de concen- tration, nous pensons tout savoir. La littérature concentrationnaire, de David Rousset à Primo Levi, le cinéma hollywoodien, de Steven Spielberg à Roman Polanski, les archives photographiques, le docu- mentaire qui donne la parole aux survivants ou aux contemporains, sans montrer l’inmontrable, le film de Claude Lanzmann, puis les piles de travaux historiques, de Raul Hilberg et des autres, ont achevé de convaincre les générations postérieures à la guerre et à l’Holo- causte que nous savions tout. Que nous savions quantitativement, en chiffres, en données, en montagnes de vêtements, de dents, d’os blanchis, et aussi – à mon sens il s’agit là d’une illusion totale – que nous avions tout compris d’un basculement moral sans précédent, le basculement d’un régime, d’un peuple, une « folie » qui se serait emparée du plus cultivé des pays européens, l’Allemagne, pendant quelques années.

La question du pourquoi

La question du pourquoi semble avoir été évacuée par Martin Amis, qui agit et écrit en romancier obsessionnel du mal, au terme de ce qu’il nomme « une stase chronique, suivie par une sorte de

sursis », après la lecture en 1987 d’un livre Manuel Carcassonne est éditeur de Martin Gilbert sur l’Holocauste. Incré- et critique littéraire. Il dirige les dule, le romancier cherche, tâtonne, ne éditions Stock depuis 2013. comprend pas le pourquoi. Dans la postface à son livre, le romancier énumère sa bibliographie, rend hommage à Primo Levi, qu’il consi- dère comme son maître, mais il avoue clairement ne comprendre ni le processus d’extermination ni même Hitler : « Nous n’obtiendrons aucune cohérence, aucun “pourquoi” identifiable de la part du fou. » Il considère que Hitler est mené par une forme de folie suicidaire, « un penchant conscient pour la mort nationale ». Disons, sans être en désaccord, que Hitler était alors un fou bien organisé, capable de rassembler autour de lui des efforts insensés pour rayer sans rai- son réelle toute une partie de l’humanité. Pourquoi ? Pour rien, en

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fait, ce qui est encore plus terrifiant, car toute forme de rhétorique enroulée comme un habillage autour du meurtre de masse peut au moins agir en levier idéologique. L’Allemagne, à partir de 1942, avait besoin de main-d’œuvre dans l’effort de guerre. Liquider cette main-d’œuvre, erreur stratégique, est l’un des problèmes que pose Angelus Thomsen, l’officier séducteur et rebelle, qui sauvera sa peau en sabotant le fonctionnement du camp. « Hier ist kein Warum », dit un soldat au jeune Primo Levi, en le poussant vers l’intérieur d’une baraque de prisonniers : « Ici, il n’y a pas de pourquoi ». « Da soll ein Warum sein », répond l’essayiste Ron Rosenbaum des années après : « Il doit bien y avoir un pourquoi. » Sans doute pas. Une fois sorti de la problématique du pourquoi, le bourreau comme la victime sont appariés. On reviendra sur leur commune déshumanisation, un autre facteur de choc moral ici. Voici ce que Primo Levi écrit en réponse à l’une des questions que pourrait légitimement se poser un lecteur : « Qu’on me permette d’expliquer : “comprendre” une proposition ou un comportement équivaut à circonscrire son auteur, se mettre à sa place, s’identifier à lui. Aucun être humain normal ne pourrait jamais s’identifier à Hit- ler, Himmler, Goebbels, Eichmann, et quantité d’autres [...] C’est ennuyeux et en même temps cela nous soulage, car il est sans doute désirable que leurs paroles nous restent incompréhensibles. Le ration- nel est totalement absent de la haine nazie. Cette haine n’est pas en nous. Elle est en dehors de l’humain. »

La fraternité dans l’abjection

Dans tout le livre de Martin Amis, on se heurte, comme un insecte qui bourdonnerait autour d’une lampe, à la question du pourquoi, et comme il n’y a pas de pourquoi, tout devient possible. La Zone d’intérêt est un roman à plusieurs voix, qui orchestre les rencontres, les désirs, les songes de plusieurs personnages qui composent le chœur des bourreaux et des victimes, au risque de flirter avec la phrase célèbre de David Rousset dans l’Univers concentrationnaire : « Victimes et

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bourreaux sont également ignobles, la leçon des camps est la fraternité dans l’abjection. » Phrase terrible, choquante, qu’il faudrait adapter ici. Le commandant du camp, Paul Doll, marionnette autant qu’orga- nisateur, psychopathe et clown tragique, entraîne dans l’abjection les autres personnages qui tournent autour de lui comme autour d’un astre mort. « Parce que, à l’époque, on respirait à pleines bouffées le caractère frauduleux, l’impudeur sarcastique, l’hypocrisie ébouriffante de tous les interdits. » Avili, il veut avilir les autres : sa femme, Han- nah, qui se refuse à lui. Son subordonné, l’officier Angelus Thomsen, dont on découvre peu à peu les ambiguïtés et la méfiance envers le régime nazi, et Szmul Zachariasz, le chef du Sonderkommando. Oui, ils sont complices dans l’abjection, mais à des degrés de complicité variable, ce qui est encore une autre raison de choc moral. Ils sont len- tement déshumanisés au contact quotidien de la fabrique de l’absence d’humanité : pas seulement l’abjection du crime, mais le fait de ne plus considérer que l’autre est humain. Rester humain, c’est la mission impossible de ces comparses de l’abomination.

Je plaiderais non coupable

Que peut le chef du Sonderkommando, un juif aux yeux tristes et morts, l’homme le plus triste du monde, dit-il, chargé d’accompa- gner, de guider, de charger les corps et les restes de ses semblables ? Est-il coupable et doit-il accepter une mort immédiate ? Ou doit-il collaborer à l’horreur, retarder encore un peu l’échéance de son exé- cution et sauver parfois des vies ? « Je plaiderais non coupable. Un héros, ça va de soi, s’échapperait et révélerait tout au monde. On a trois raisons ou trois excuses pour continuer de vivre. Primo, pour témoigner ; secundo, pour exiger une vengeance mortelle ; tertio, et c’est le principal, on sauve une vie par convoi. » À l’oreille d’un jeune homme, il glisse, comme une formule magique, ces mots : « Vous avez 18 ans et vous avez un commerce. » Que peut Hannah, mère de famille, épouse d’un nazi ordinaire, qui dit de lui-même qu’il est un homme banal ? Qu’est-ce qu’être banal dans l’épicentre

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de l’immonde ? Peut-on encore avoir faim, froid, avoir envie d’ai- mer, désirer le corps de sa femme, élever ses enfants, se conduire autrement qu’en bourreau ? Alors, tous égaux dans l’horreur ? C’est une position difficile- ment tenable du point de vue moral, avec le recul, mais relisons ce que dit Primo Levi, qu’on peut difficilement soupçonner d’exa- gérer : « Nous avons aussi éprouvé le sentiment d’une certaine co-responsabilité humaine, du fait qu’Auschwitz était l’œuvre des hommes et que nous sommes des hommes. Il est le fruit d’une civilisation à laquelle nous appartenons, même si le nazisme en est une branche dégénérée. Il est le fruit d’une philosophie de l’Occi- dent à laquelle nous avons tous [c’est moi qui souligne] apporté notre contribution. » Ce qui signifie que dans une situation exception- nelle, chacun peut se métamorphoser en salaud. Voilà qui horrifie ! Martin Amis esquive cette équivalence entre bourreaux et victimes, à laquelle, par exemple, un survivant du génocide cambodgien comme Rithy Panh, dans son livre l’Élimination (2012), écrit avec Christophe Bataille, l’un des plus beaux témoignages directs de la machine de mort khmère, ou dans son filmDuch, ou le maître des forges de l’enfer (2011), ne croit pas. Rithy Panh a survécu, enfant puis adolescent, sans se mettre jamais à la place du bourreau. Il montre Duch, le responsable du camp S-21, en rhéteur pseudo- repenti habilement séducteur, partageant la faute entre bourreau et victime, comme si l’un était interchangeable avec l’autre. « Nous ne sommes pas tous égaux, notre culpabilité atteint des degrés dif- férents. Mais nous sommes faits de la même étoffe. Et un opprimé peut devenir un oppresseur », ajoute Primo Levi.

Le meurtre de la tortue

Une des scènes les plus terrifiantes du livre d’Amis, alors qu’il ne nous épargne rien de la vie quotidienne dans un camp, ni l’odeur omniprésente, ni la sélection sur la rampe d’arrivée, ni le cynisme cal- culateur des officiers cherchant à obtenir le meilleur rendement de

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mort, tient au meurtre gratuit, si j’ose dire, de la tortue des enfants Doll. Cette tortue ratatinée à coups de pelle, en même temps que le jardinier, l’est par la main même de Doll. Personnage inspiré du tris- tement célèbre Rudolf Hess, qui a publié Le commandant d’Auschwitz parle, dont Primo Levi disait : « Malgré ses efforts pour se défendre, on découvre l’auteur tel qu’il est : une crapule épaisse, stupide, arro- gante, verbeuse », il est pathétique, un bouffon alcoolique lorgnant par un miroir sans tain sa femme Hannah prenant son bain, mais il est aussi un assassin sanguinaire aux ordres du Reich, coincé dans l’arithmétique terrifiante du rendement, bref un monstre sans aucune excuse. La force toujours en action dans tout le texte de Martin Amis agite ce piteux clown, et je ne sais pas si je le trouve sympathique, mais il est humain, d’où la puissance du romancier, au contraire de l’archive ou de l’histoire, car cette humanité se propage dans tout le livre. Humaine, Hannah qui s’endort en plein air, rêve de son amant défunt, dont elle cherche sans cesse à obtenir des nouvelles. Humain, Angelus le séducteur aryen, dégoûté de l’inanité du mécanisme de mort, hostile à la logique du Reich, mais capable de tout par amour. Humain, le chef du Sonderkommando, ramené vers la lie de l’huma- nité, et dont les yeux morts nous font voir par son regard la condition de ces juifs qu’on épargne un moment pour qu’ils puissent aider avec efficacité au meurtre des leurs. Nous avons commencé par l’amour, le coup de foudre, le ravisse- ment des sens, la jalousie, et ce qui ne s’avoue pas, la honte d’aimer quand tout est perdu, incendie, éviscéré. L’amour des gardiens des ruines. La Zone d’intérêt se finit bien, et mal. Angelus a changé, il s’est découvert : « Nous découvrions tous, ou révélions, désemparés, qui nous étions. La véritable nature de chacun. Ça, c’était la zone d’intérêt. » Toute l’habileté du romancier se tient dans la dernière scène, où Angelus, prisonnier politique puis libéré, retrouve la trace de Han- nah à Rosenheim, sa ville natale. Comme le lecteur aurait envie qu’ils sautent bêtement dans les bras l’un de l’autre. Qu’ils s’aiment. Nous sommes des midinettes, non ? Mais Martin Amis a le sens des conve- nances et de la morale. C’est un Anglais.

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« Imaginez comme ce serait dégoûtant que quelque chose de bien sorte de cet endroit. Là-bas », répond Hannah, et Angelus comprend l’inanité d’aimer après Auschwitz. Écrire, oui. Survivre, oui. Pardon- ner, peut-être. Mais aimer, non. Alors, il tourne les talons et s’en va. C’est la fin. Angelus méritait-il d’être pardonné et même de survivre ? Laissons le dernier mot à Primo Levi, dont je dois rappeler ici qu’il s’est suicidé, dernier acte d’une vie passée à témoigner : « Je suis prêt à acquitter un homme qui a prouvé, par ses actes, qu’il n’est plus celui qu’il a été. Et qui pour cela, n’a pas attendu trop longtemps. »

1. Martin Amis, la Zone d’intérêt, traduit par Bernard Turle, Calmann-Lévy, 2015.

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› Entretien avec Boualem Sansal réalisé par Valérie Toranian

Dans 2084, la fin du monde (1), Boualem Sansal, Grand Prix du roman de l’Académie française 2015, décrit un univers totalitaire intégriste. Comme dans le chef-d’œuvre de George Orwell, le système fonctionne sur la peur, la dénonciation, la surveillance et la police de la Pensée. Science-fiction ou fable prophétique ?

Revue des Deux Mondes – L’avènement d’un totali- tarisme islamique est-il une chose plausible, selon vous ?

Boualem Sansal Dans le contexte d’aujourd’hui, «cela me paraît presque certain. Un processus est engagé. On a tendance à voir seulement l’islamisme djihadiste et ses menaces ­terroristes. Ce n’est pas la vraie menace. Face à Daesh ou à Boko

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Haram, l’Occident peut mener des opérations militaires. Le véri- table ­danger est ailleurs et découle des processus historiques qui viennent de la colonisation, des révolutions du monde arabe et musulman. L’islam est né avec le Prophète, puis il y eut une période de conquêtes, du Maghreb, de l’Orient, d’une partie de l’Europe jusqu’à Poitiers, jusqu’à Vienne. Quand le Prophète meurt, quatre califes lui succèdent, qu’on appelle les califes rachidoun. Ils étaient les compagnons de Mahomet, l’équivalent des apôtres pour Jésus. Ces quatre califes ont conquis la moitié du monde et ont lancé des processus culturels, intellectuels, scientifiques extraordinaires. Ils ont découvert et traduit les Grecs. Cette grande civilisation a ensuite rencontré un autre courant de pensée religieux très puis-

sant, le judaïsme. Il y a eu une symbiose Boualem Sansal est écrivain. Son avec les musulmans de cette époque. On dernier ouvrage, 2084, la fin du dit « judéo-chrétien », mais on devrait dire monde, est publié chez Gallimard. également « judéo-musulman ». Les juifs étaient installés partout, en Espagne, au Maroc, au Maghreb depuis deux ou trois mille ans. Cet islam est brillant, flamboyant. Il perdure sous la dynastie des Omeyyades et puis celle des Abbassides jusqu’au XIIe siècle. Or, à mesure que l’islam se diffusait dans de vastes espaces, il s’est diversifié et les schismes se sont multipliés : les chiites, les sunnites eux-mêmes subdivisés en trente composantes, les soufis. Ces der- niers, sans doute dans la rupture la plus radicale, allaient jusqu’à remettre en cause le Prophète et le Coran et faisaient de l’islam une métaphysique pure, une transcendance à atteindre par la pensée. La situation devenait très gênante pour un empire arabe adminis- tré par un califat. Au XIIe siècle, un calife fait le choix de reve- nir à une lecture littérale de l’islam. En l’espace de cinquante ans environ, tous les savants, qui discutaient du Coran matin et soir, ont été arrêtés, chassés, exécutés, brûlés. Le monde musulman a commencé à s’effondrer faute d’intelligence, de doutes et de ques- tionnements, et par le rejet à la périphérie de toutes les civilisations qui l’avaient précédé. L’empire arabe, qui s’étendait d’Islamabad jusqu’à l’Espagne, va éclater et se décomposer en un nombre infini de petits royaumes.

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Entre-temps, à l’autre bout du monde, un autre empire se construit : l’Occident monte en puissance et écrase le monde musulman. C’est le temps de la colonisation. Certains penseurs se mettent alors à regretter la grandeur passée de leur civilisation et appellent à la nahda – « l’éveil », en arabe. L’islamisme est né. Il faut réveiller l’islam et repartir à la conquête du monde, retrouver les origines de l’islam, sa puissance et sa gloire avec un vrai calife légitime. Mais les stratégies ont commencé à diverger. Les uns ont vu dans l’utilisation et la récupération du savoir des Occidentaux – résultat de plusieurs siècles de travail – le meilleur moyen d’y parvenir. En a résulté un islamisme moderne et positif porté par des gens comme Tariq Ramadan qui intègre la démocratie, le débat contradictoire – inventions du monde occidental. D’autres, comme les Frères musulmans, ont vu dans le contact avec l’Occident la cause même de l’effondrement de leur civilisation, contaminée et pervertie. Enfin, certains sont allés plus loin encore en pensant que l’islam n’a aucune chance de se reconstituer et d’exister face au monde occidental. Il faut faire le vide, lui faire la guerre et le simple fait de l’éliminer redonnera essor à l’islamité. C’est Daesh, mais aussi, d’une autre manière, le Qatar ou l’Arabie saoudite. Ces derniers, conscients de la puissance militaire et technologique de leur adver- saire, ont décidé de se débarrasser de l’Occident sans qu’il ne s’en rende compte, en le travaillant de l’intérieur même de sa société, en le culpabilisant. C’est cet islamisme qui est dangereux. Ces islamistes savent y faire, ils ont des penseurs, des stratèges. Par- tout dans le monde, ils investissent dans la construction de mos- quées, d’instituts islamistes, d’écoles coraniques. Dans le domaine des médias, il existe au moins cinquante chaînes de télévision, un peu sur le mode des chaînes évangéliques. On n’imagine pas leur succès. Les gens sont « scotchés » devant ces prédicateurs. Il faut rappeler l’audience de la chaîne d’information Al-Jazeera égale- ment ! Dans la presse, les journaux les plus populaires sont ceux des islamistes. Ils inondent le monde de livres gratuits, disponibles dans les mosquées. Leur contenu est de la pure propagande bête et méchante mais qui fonctionne sur des gens peu formés et peu

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armés pour analyser et critiquer. Dans l’économie, ils ont déve- loppé des puissances considérables, des banques islamiques, des réseaux… Là réside le véritable danger.

Revue des Deux Mondes – Votre livre décrit l’étape supérieure, un empire islamique mondial et totalitaire au sens orwellien...

Boualem Sansal George Orwell a fait un travail scientifique énorme. Il a par exemple développé cette idée selon laquelle un pouvoir ne peut être totalitaire que si le chef est invisible. Le rendre visible, c’est l’exposer à l’interpellation, à la critique de chacun. En revanche, s’il est invisible comme Big Brother, ou du moins représenté par une unique photo figé dans le temps, on pourra le prétendre éter- nel, omnipotent, omniscient. Personne ne sait où il est, ce qu’il fait, de quand il date.

Revue des Deux Mondes – Dans votre livre, l’Abilangue, équivalent de la Novlangue de George Orwell, conduit à l’appauvrissement du langage, des concepts, de l’orthographe, de la syntaxe. C’est un élément indis- pensable au système totalitaire puisqu’il signifie l’appauvrissement de la pensée et à terme, l’incapacité à penser sa propre condition...

Boualem Sansal Absolument, vous n’existez plus. Vous êtes réduit à l’état d’esclave devenu sourd, muet, aveugle.

Revue des Deux Mondes – Dans un précédent ouvrage, le Village de l’Allemand (2), vous faites un pont entre nazisme et islamisme radi- cal. Les idéologies de l’islamisme, du communisme, du nazisme ont- elles une même dimension totalitaire ou y a-t-il des spécificités ?

Boualem Sansal Islamisme, nazisme, fascisme, c’est la même chose. Bien sûr, cela se décline d’un pays à l’autre différemment, en fonction du contexte historique. Le nazisme s’est développé en Alle-

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magne, un pays très curieux sur beaucoup de points. C’est un pays de légende. L’idée de la race élue, la race aryenne, fait partie de leur culture. Comme chez les Arabes depuis l’islam. Parce que le Pro- phète est arabe. C’est une race supérieure, élue, etc. Alors que dans le fascisme, pas du tout : l’Italie vient à peine d’être créée en tant que nation. Elle n’a pas cette culture de la race élue.

Revue des Deux Mondes – En France, certains ont peur de passer pour islamophobes en condamnant l’islamisme. Serait-ce un sentiment de culpabilité par rapport au passé colonial ?

Boualem Sansal Les Français raisonnent comme cela, effective- ment. Et le discours des islamistes est construit par rapport à cette culpabilité : sur Internet on vous guide, on vous donne des argu- ments. Avant de demander à la commune l’autorisation, de construire une mosquée, il y a un travail préparatoire de mise sous tension. Le maire finit par accepter la construction de l’édifice pour avoir la paix, parce qu’il a été martyrisé pendant des semaines et des semaines à propos de tout et de rien. Lorsque l’Algérie était française, nous étions sur le même niveau culturel que les élites françaises. L’indépendance est arrivée, puis le communisme, et avec lui la laïcité. L’islam, on ne connaissait pas. Il n’y avait pratiquement jamais eu de construction de mosquée. On était communistes et on y croyait. Et puis un jour on a vu arriver les islamistes. Au début, c’était plutôt sympathique. Moi j’étais un hippie aux cheveux longs, je les regardais comme un objet de curiosité. Ils étaient très peu nombreux. Dix ans après, ils nous avaient cernés : pressions à l’école, sur le directeur, au lycée, dans les entreprises, sur les femmes. Au premier tour des élections municipales en 1990, sur mille cinq cents com- munes, ils en avaient gagné mille quatre cents ! L’islamisation par le bas avait été faite. Ils ont tout modifié, les programmes scolaires, la façon d’enterrer les morts – le mort doit maintenant être enterré dans les trois heures qui suivent son décès. Ils ont modifié notre façon de nous habiller, de nous comporter, et nous avons capitulé. Ils avaient

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tout. Une année après, ils ont réclamé des élections présidentielles et législatives. Au premier tour, ils ont emporté la majorité absolue, ce qui impliquait qu’ils pouvaient changer la Constitution. Ça a été la panique. Les militaires ont eu peur. Nous, les francophones, on n’en menait pas large. Le soir même après les élections, ils ont commencé à afficher dans les mosquées les noms des personnes qui seraient jugées et exécutées le lendemain du deuxième tour. Les gens ont fui, ont immigré, ils ont bradé leur maison pour payer leur billet d’avion.

Revue des Deux Mondes – Arrive la guerre civile en Algérie, avec les vio- lences et des exactions atroces, perpétrées principalement par les isla- mistes. Puis l’armée finit par reprendre le pouvoir, et les islamistes s’en vont, quittent l’Algérie et arrivent pour beaucoup en France...

Boualem Sansal Oui, l’armée s’est dit cyniquement : ils vont fuir, on va se débarrasser d’eux. Il y a deux pays qui les ont accueillis à bras ouverts : la France et l’Allemagne.

Revue des Deux Mondes – Dans Soumission (3) de Michel Houel- lebecq, un gouvernement islamique arrive au pouvoir en 2022 de manière démocratique. Pensez-vous que cela puisse arriver en France ?

Boualem Sansal Je ne le crois pas. En tout cas pas avant long- temps. La France est un pays démocratique. Le peuple descendra dans la rue. L’échéance de 2022 paraît un peu courte.

Revue des Deux Mondes – 2084 serait un horizon plus plausible ?

Boualem Sansal Si on se projette dans une cinquantaine d’années, c’est plus plausible. N’oublions pas que l’islam est de plus en plus une religion de convertis, qui sont des extraterrestres puisqu’ils ne puisent pas dans un fonds culturel.

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Revue des Deux Mondes – Comment expliquez-vous la fascination de jeunes Français pour le djihad ?

Boualem Sansal Le désarroi, la propagande. Je vais vous raconter une histoire : j’ai été invité à Sarajevo au lendemain de la guerre. À mon arrivée dans cette ville détruite, j’ai vu des mosquées pimpantes. On m’a expliqué que les Saoudiens avaient rebâti les mosquées, ils les avaient équipées de centres informatiques qui ont attiré tous les jeunes. On leur servait un repas, et on leur donnait 200 Deutsche marks, ce qui correspondait à un salaire de cadre supérieur. Puis on leur a dit : on va vous donner 300 Deutsche marks, mais vous devez venir habillés en musulman. L’islam, qui avait disparu du temps de la Yougoslavie, est redevenu visible partout. De même, les jeunes Français sont désorientés et ils deviennent la cible des propagandistes. On peut être désorienté même quand on est riche. Le malaise n’est pas spécifiquement lié à la pauvreté.

Revue des Deux Mondes – La France est-elle incapable de défendre ses valeurs ?

Boualem Sansal La France doute d’elle-même. Les Français, qui croyaient fortement à ses valeurs, y croient de moins en moins. Ils s’interrogent. Certains milieux sont presque séduits par ce qui se passe dans des communautés musulmanes. La foi les tente. Ils vont à la mosquée, ils y trouvent le sens de l’amitié. C’est vrai que l’action sociale dans le monde musulman est très forte et elle est mise en valeur par les propagandistes. On explique aux nouveaux venus que dans les sociétés musulmanes, le soir, avant de fermer la porte on place un plateau dehors avec du pain, de l’eau, une soupe, des dattes, pour le passant qui aurait faim. Pour ceux qui sont désorientés, cela joue beaucoup. Les propagandistes mettent en valeur cette solidarité en opposition avec les mœurs individualistes de l’Occident. Ce dis- cours séduit.

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Revue des Deux Mondes – L’Europe doit actuellement gérer l’afflux des migrants, qui sont pour beaucoup des victimes du fondamen- talisme islamique. Apportons-nous une réponse suffisante à cette question tragique et poignante ?

Boualem Sansal La première des fautes est de ne pas avoir nommé correctement ces populations. Ce sont de sinistrés, des réfugiés. Si vous dites que celui qui arrive est un sinistré, vous l’hébergez, vous le soignez et quand il a repris ses esprits, vous discutez avec lui. Il faut dire la vérité : on chasse les chrétiens, les juifs, les chiites d’une zone sunnite. C’est une crise de grande ampleur, donc il faut agir politique- ment, au besoin militairement. Nous sommes dans une situation à la rwandaise. C’est une épuration ethnique.

1. Boualem Sansal, 2084, la fin du monde, Gallimard, 2015. 2. Boualem Sansal, le Village de l’Allemand ou Le journal des frères Schiller, Gallimard, 2008. 3. Michel Houellebecq, Soumission, Flammarion, 2015.

116 DÉCEMBRE 2015-JANVIER 2016 DÉCEMBRE 2015-JANVIER 2016 DAESH ET LA « STRATÉGIE DE LA SIDÉRATION »

› Alexandre Del Valle

es djihadistes salafistes sont tout sauf hostiles à la moder- nité, qu’ils savent très bien « islamiser » ou plutôt « salafi- ser ». Ils ont une grande maîtrise des moyens de communi- cation moderne, vecteurs de recrutement qui permettent de fanatiser à distance. L’erreur d’analyse consiste à ranger Lces « djihadistes 2.0 », mondialisés et interconnectés, dans la catégo- rie des intégristes, comme s’ils étaient l’équivalent des traditionna- listes catholiques, juifs, évangéliques, des témoins de Jehovah ou des amish, qui n’égorgent personne. Pareille confusion empêche de définir et donc de combattre ce troisième totalitarisme, après le rouge et le brun, car les terroristes de Daesh n’invoquent les préceptes religieux que pour légitimer théologiquement leur soif de conquête et de sang. La fin politique (le califat mondial) justifie pour eux n’importe quel moyen (barbarie, manipulation, viol, pillage). Leur pragmatisme ne s’encombre ni de scrupule ni de culpabilité religieuse ou morale. Ceci explique pourquoi État islamique a intégré d’anciens cadres du régime laïque-nationaliste de et pourquoi certaines de leurs recrues venues d’Occident sont à peine musulmanes.

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L’alliage des réseaux sociaux, des théories conspirationnistes en vogue sur le Net et de l’hypercommunication macabre – qui terrifie les uns, fascine les autres et permet de recruter et de lever des fonds – est la marque de fabrique du « djihadisme 2.0 ». La

propagande de Daesh repose sur le pro- Alexandre Del Valle, géopolitologue, cessus bien connu des publicitaires de professeur à Sup de Co La Rochelle, l’identification et du mimétisme, phéno- a notamment écrit le Totalitarisme mènes amplifiés par l’exhibitionnisme et islamiste à l’assaut des démocraties (Les Syrtes, 2002), et avec Randa le voyeurisme propres à l’ère de la télé- Kassis le Chaos syrien, printemps réalité. Ceci explique pourquoi dans leur arabes et minorités face à guerre médiatique contre l’Occident, les l’islamisme (Dhow, 2014). djihadistes privilégient les vidéos de décapitation d’individus humi- liés dont la souffrance insoutenable suscite panique et soumission mimétique. Le choc psychologique­ vise à inhiber toute résistance en inoculant dans le psychisme ennemi les virus de la peur et de la démoralisation (1). La stratégie de la sidération allie l’état de stupeur à une forme de fascination masochiste et morbide. Dans les temps anciens, elle a fait ses preuves (2), notamment lors des conquêtes des Huns et des Mongols. Les djihadistes modernes se réfèrent plutôt aux premières expansions arabo-musulmanes, lorsque Mahomet et ses califes rachi- doun (« bien guidés ») conquirent l’Arabie, la Perse, le Machreq, le Maghreb et l’Espagne (en 711) en quatre-vingts ans. La stratégie des moudjahidin (« combattants du djihad ») associait déjà la guerre éclair, la manipulation et la terreur psychologique fondée sur la publicité d’actes atroces. Elle a permis à Daesh de conquérir sans coup férir des villes entières (3). Comme jadis les Huns, État islamique est toujours précédé de sa réputation barbare (crucifixions, lapidations, décapitations, viols, personnes jetées du haut d’immeubles, brûlées vives ou accrochées à des crocs de boucher). Cette barbarie est ici scientifiquement mise en scène selon les méthodes de manipulation les plus efficaces. L’objectif est de : - terrifier psychologiquement les publics visés afin de leur faire perdre l’envie de combattre, même s’ils sont supérieurs en nombre ;

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- dissuader ex ante toute velléité de résistance en suscitant chez l’ennemi une soumission volontaire par peur et anticipation et en acculant les plus tièdes à entrer dans le rang ; - capter les pulsions sadiques des psychopathes en sommeil à qui Daesh permet d’assouvir leurs fantasmes en toute légalité.

Le syndrome de Stockholm antérograde généralisé

L’ennemi doit être à la fois sidéré et retourné par l’alliage redou- table de la terreur psychologique, de la culpabilisation-diabolisation et de la fascination voyeuriste (4). L’Occidental qui regarde, terrifié, l’image de l’otage sur le point d’être égorgé en direct et en train de lire un message accusant son propre camp sert à relayer les griefs des isla- mistes qui accusent les « judéo-croisés » d’avoir « opprimé les musul- mans ». Étant donné que l’accusation comporte une partie de vérité – comme toute désinformation –, à savoir la mort de milliers de civils musulmans tués par les avions anglais, américains et français (en Irak, en Afghanistan, au Mali, en Libye), nombre d’Occidentaux finissent par croire que la barbarie djihadiste n’est qu’une réaction de défense. Certains poussent la logique jusqu’à rejoindre État islamique. Pour Bruno Lussato, spécialiste de la désinformation, les sociétés occidentales repentantes sont particulièrement vulnérables au syn- drome de Stockholm antérograde, expression qui décrit la peur anti- cipatrice d’un danger surévalué qui déclenche une soumission volon- taire inconsciente. Ce syndrome participe aussi de la subjugation (mot qui provient d’une double racine, « joug » et « séduction » (5)) exercée sur l’otage (réel ou imaginaire) par son bourreau ravisseur, car l’être humain a une propension à se soumettre volontairement au joug du plus fort qui projette de l’asservir. Ce phénomène, si bien expliqué par La Boétie et par les spécialistes du comportement (6), est décrit depuis toujours dans la littérature : de l’enlèvement des Sabines de Tite-Live, où les jeunes captives s’interposent entre les ravisseurs (qui les ont violées) et leurs familles, aux turqueries de la littérature française, qui dépeignent positivement la condition des captives chrétiennes recluses

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dans des harems par les barbaresques ottomans. L’hypercommunica- tion djihadiste vise donc à saper le moral de l’ennemi et permet aux djihadistes de bénéficier d’une publicité gratuite et exponentielle qui est garantie par le fonctionnement même de nos médiacraties, de l’ef- fet multiplicateur et des réseaux sociaux.

Sidération-subjugation des djihadistes recrutés en terre occidentale

D’après le psychiatre Boris Cyrulnik, « ces terroristes ne sont pas des fous ni des monstres. Ce sont des enfants normaux [...] façonnés intentionnellement par une minorité qui veut prendre le pouvoir [...]. Avec une minorité d’hommes formés, payés et armés, manipulés et fabriqués, on peut détruire une civilisation [...]. L’Inquisition et le nazisme l’ont fait » (7). Tel est également le but de la stratégie de la sidération de Daesh. Le phénomène de fanatisation djihadiste est sophistiqué. Il ne touche pas uniquement des jeunes désœuvrés ou issus de l’immigra- tion musulmane pauvre – qui réagiraient à l’exclusion ou au racisme – mais aussi des Français non musulmans issus de milieux moyens ou élevés. Cela montre que la cause est avant tout idéologique et psycho- logique, comme l’ont montré Dounia Bouzar (8), spécialiste de la déradicalisation, et le psychiatre Marc Sageman, qui a étudié le cas de nombreux terroristes pour le compte de l’armée américaine (9). Les djihadistes qui recrutent sur le sol des sociétés ouvertes connaissent les lois de la logomachie. Ils opposent à une faiblesse mentale des Occidentaux repentants et désenchantés une idéologie théocratique extrêmement chargée sémantiquement dont les certi- tudes sont inoculées par des messages scientifiquement étudiés chez des sujets en quête de sens. Ils opposent à une société porteuse d’idées de plus en plus « liquides » des valeurs ou « noyaux durs » séman- tiques hyperdenses, comparables à des « trous noirs » idéologiques qui happent toute représentation moins dense (10). L’erreur des Occiden- taux, qui surévaluent les facteurs socio-économiques, consiste selon

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nous à sous-estimer cette « guerre des représentations » livrée dans le theatrum mentis, car les mots ne « véhiculent pas seulement des frag- ments du réel, mais des visions du monde, des jugements implicites, des systèmes de valeurs impulsés par ceux qui les ont mis en circula- tion, consciemment ou à leur insu » (11). La guerre des mots a d’ail- leurs toujours précédé ou accompagné les massacres ou génocides, qui sont l’aboutissement d’« enseignements du mépris » (Jules Isaac).

La prétendue cause économico-sociale du processus de radicalisation

Une étude menée par les experts du Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam (CPDSI) (12), qui s’appuie sur un échan- tillon de cent soixante familles de djihadistes interrogées, a démontré que, parmi les deux mille Français embrigadés par Daesh ou Al-Qaida, « 84 % viennent de classes sociales moyennes ou supérieures, avec une forte représentation des milieux enseignants et éducatifs (50 % de ces 84 %). Le reste exerce des métiers variés, qui vont de commerçant à médecin spécialisé »… Par ailleurs, si « 80 % des familles sont athées, 20 % sont issues du bouddhisme, du catholicisme ou de l’islam ». L’étude montre que le radicalisme n’est pas l’effet des discriminations, mais, comme jadis le nazisme et le communisme, le produit d’une fana- tisation idéologique dont le modus operandi emprunte aux sectes et aux mouvements totalitaires. Le rapport insiste sur la puissance rhétorique des rabatteurs, qui tissent des liens fusionnels avec leurs cibles et uti- lisent les mots et symboles les plus chargés de sens pour fanatiser et rendre psychiquement dépendants. Le cas du (défunt) recruteur d’Al- Qaida en Syrie Omar Omsen (13), Franco-Sénégalais qui suscita tant de vocations, est emblématique. Omsen était spécialisé dans le montage de vidéos qui font toujours autorité sur les jeunes embrigadés. Il leur faisait habilement croire qu’ils allaient donner un sens altruiste à leur vie et servir une cause « héroïque ». En réalité, son message, appuyé par l’inoculation de théories du complot, visait à distiller un sentiment de persécution, à démoniser le bouc émissaire « mécréant », à couper les

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sujets de leur famille et de leur société, et à faire croire à l’embrigadé qu’il faisait partie d’une élite « éveillée », chargée d’une mission divine porteuse de sens et autovalorisante.

Théories du complot et réseaux sociaux

Comme l’a montré Dounia Bouzar, coauteure du rapport précité, l’enseignement victimaire et conspirationniste vise à désaffilier le jeune de sa famille afin d’en faire un instrument de guerre soumis à ses men- tors. Les loups solitaires sont une fable. La théorie du complot est au cœur du processus d’embrigadement, car elle permet aux fanatiseurs de persuader les jeunes qu’ils vont « découvrir la vérité secrète ». Dounia Bouzar précise que le discours sectaire est véhiculé à 98 % par Internet : « Le jeune tombe sur des vidéos qui parlent de complot, puis s’inscrit dans un groupe Facebook qui propose de lutter contre le complot », avant de rencontrer sur son réseau social un « nouvel ami » qui va l’inci- ter à « rejeter le monde extérieur « sali » et à rejoindre « le monde “pur” des éveillés » (14) puis faire finalement sahijra (« émigration ») vers État islamique ou le Front al-Nosra en Irak et en Syrie. Quant aux femmes, elles sont surtout sensibilisées à partir d’une démarche « altruiste », après avoir « affiché sur leur profil leur intention d’exercer un métier altruiste ou des photos qui attestent de leur participation à un camp humanitaire [...]. Toutes ont été abordées sur une valorisation de leur engagement pour un monde plus juste ». L’« islam pur », salafiste, est présenté comme la seule force de résistance face aux mécréants (« juifs, sionistes, franc- maçons, Illuminati, croisés ») et leurs complices (chrétiens, chiites) qui dominent le monde et « persécutent » les « vrais » musulmans. On leur explique ainsi que des superproductions cinématographiques (Matrix, le Seigneur des anneaux...) contiendraient des « images subliminales », et que des symboles sataniques et maçonniques seraient omniprésents tant sur les billets de banque américains (pyramide illuminati) que dans les émissions de télévision et les clips musicaux, sur les paquets de Marlboro, de McDonald’s ou les étiquettes de Coca-Cola, qui comporteraient l’ins- cription « No Mecque » lisible à l’envers face à un miroir….

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Face à cette guerre psychologique, la réponse doit être fondée sur une contre-propagande massive et sophistiquée ; une neutralisation des propagandistes, puis une stratégie de disqualification des prédi- cateurs-recruteurs et de leurs discours auprès de leurs propres viviers et des publics-cibles. Elle passe par une responsabilisation des médias et des réseaux sociaux, véritables caisses de résonnance des terroristes. Enfin, elle implique la fin de l’idéologie masochiste de l’autoflagella- tion puis la promotion corrélative de valeurs patriotiques et civiques fortes, car lorsque nos élites affirment, après un attentat, que la Répu- blique pratique l’« apartheid », que l’Occident est « islamophobe », que nos sociétés sont « injustes » ou que les « sionistes » sont trop nombreux dans les médias, ils légitiment la vulgate paranoïaque et totalitaire des islamistes.

1. Cf. Patricia Legris, « La Terreur spectacle, terrorisme et télévision de Daniel Dayan », Quaderni, n° 64, 2007, p. 129-133 ; Gérard Chaliand, l’Arme du terrorisme, Louis Audibert Éditions, 2002. 2. Cf. Nicolas Arpagian, « Internet et les réseaux sociaux : outils de contestation et vecteurs d’influence ? », Revue internationale et stratégique, n° 78, 2010, p. 97-102. 3. « Sun Tzu, préceptes tirés de l’Art de la guerre par des commentateurs postérieurs » in Vladimir Volkoff, la Désinformation, arme de guerre, Julliard-L’Âge d’Homme, 1986, p. 25. 4. Voir Alexandre Del Valle, le Complexe occidental. Petit traité de déculpabilisation, Éditions du Toucan, 2014. 5. Bruno Lussato, Virus, huit leçons sur la désinformation, Éditions des Syrtes, 2007, p. 353. 6. Stanley Milgram, Expérience sur l’obéissance et la désobéissance à l’autorité, La Découverte, 2013 ; Robert B. Cialdini, Influence, Albin Michel, 1987 ; Robert-Vincent Joule, Jean-Léon Beauvois et Jean-Claude Deschamps, Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, Presses universitaires de Grenoble, 1987. 7. Bruno Béziat, « Terroristes islamistes : c’est la même mécanique que pour les nazis. Le neuropsychiatre Boris Cyrulnik estime que les terroristes islamistes sont volontairement façonnés selon une mécanique identique à celle qui a amené au régime nazi », Sud-Ouest, 9 janvier 2015. 8. Dounia Bouzar, Comment sortir de l’emprise « djihadiste » ?, Éditions de l’Atelier, 2015. 9. Marc Sageman, le Vrai Visage des terroristes. Psychologie et sociologie des acteurs du djihad, Denoël, 2005. 10. Bruno Lussato, Virus, huit leçons sur la désinformation, op. cit. 11. Maurice Pergnier, la Désinformation par les mots, Éditions du Rocher, 2004, p. 18-19. 12. Cf. Dounia Bouzar, Christophe Caupenne et Sulaymân Valsan, « La métamorphose opérée chez le jeune par les nouveaux discours terroristes », rapport produit dans cadre du Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam (CPDSI), 2014. 13. Sofia Fischer, « Mort d’Omar Omsen, l’“émir” recruteur de djihadistes francophones », Libération, 9 août 2015 ; Dounia Bouzar, Christophe Caupenne et Sulaymân Valsan, « La métamorphose opérée chez le jeune par les nouveaux discours terroristes », op. cit. 14. Dounia Bouzar, Christophe Caupenne et Sulaymân Valsan, « La métamorphose opérée chez le jeune par les nouveaux discours terroristes », op. cit.

DÉCEMBRE 2015-JANVIER 2016 DÉCEMBRE 2015-JANVIER 2016 123 INDONÉSIE : LA JOUISSANCE DES BOURREAUX

› Philippe Trétiack

Indonésie aime les superlatifs. Campé sur ses 17 508 îles, le pays est régulièrement présenté comme un géant digne du Livre Guinness des records : pre- mier pays musulman du monde, plus grand archi- pel du monde, quatrième pays le plus peuplé de la L’planète… un tournis. À ce dernier chiffre coup de poing, il faut en ajouter un autre, celui des cinq cent mille à trois millions de victimes (selon les sources) du Gerakan September Tigapuluh, mouvement du 30 septembre 1965, sur lequel fut créé l’acronyme fort mal venu de Gestapu. Hasard et clin d’œil de l’histoire, cet acronyme semble le précipité de l’Indonésie elle-même, compression dans laquelle s’agglo- mèrent au sein d’une histoire fabriquée, faits d’hier et d’aujourd’hui. Le cinéaste Joshua Oppenheimer le confirme d’une phrase : « Devant ce contraste entre des rescapés tenus au silence et des bourreaux se van- tant d’histoires toutes plus compromettantes les unes que les autres, je crus m’être égaré en Allemagne, quarante ans après l’Holocauste, mais pour y trouver les nazis encore au pouvoir. »

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Américain installé au Danemark, Joshua Oppenheimer a été à plusieurs reprises témoin du drame que connut l’Indonésie il y a un demi-siècle. Complexité d’une histoire tue ou déformée, le massacre des communistes ou supposés tels, perpétré par les militaires et leurs milices civiles, fait l’objet encore aujourd’hui d’une amnésie qui n’est en rien un déni. Bien au contraire, les vainqueurs d’hier en reven- diquent les modalités, poursuivant au fil des générations un travail de réécriture de l’histoire où se mêlent gloriole Philippe Trétiack est journaliste et et paranoïa. Dans la version officielle, les écrivain. Il est notamment l’auteur de communistes, en assassinant six généraux, Faut-il pendre les architectes ? (Seuil, voulurent en 1965 déclencher un coup 2001). Dernier livre publié : De notre d’État que les forces militaires, auteures envoyé spécial (L’Olivier, 2015). › [email protected] elles-mêmes d’un coup d’État qui allait porter au pouvoir le général Suharto pour trois décennies, bloquèrent à temps, sauvant ainsi le pays de l’hydre rouge. Dans les années soixante, le Parti communiste indonésien revendiquait 3,5 millions de membres, ce qui en faisait le troisième Parti communiste du monde après ceux de la Chine et de l’URSS. À ce noyau politique s’agglo- méraient des associations de masse portant les effectifs des sympathi- sants à plus de 27 millions de personnes. En cette période de guerre froide, les États-Unis y voyaient une menace pour leurs intérêts et la démocratie. Le déclenchement des massacres y fut alors salué comme une divine surprise. Le Parti communiste fut interdit, ses membres pourchassés. Dans la foulée, la communauté chinoise fut muée en bouc émissaire. Les États-Unis purent ainsi briser le rapprochement sino-indonésien en cours. Aujourd’hui encore, les modalités de la terreur qui ravagea la nation sont assumées, revendiquées, voire mythifiées. C’est ce qu’a découvert le cinéaste parti tourner un documentaire sur des paysans exploités de Sumatra (The Globalisation Tapes, 2002). Décidés à for- mer un syndicat, ils se révélèrent terrifiés par des milices patronales, maintenus dans une peur permanente. Au hasard de son enquête, Joshua Oppenheimer percute alors un drame plus ancien, celui des massacres de 1965. La terreur du jour y trouve sa source. Cherchant à comprendre ce qui paralyse la société indonésienne, il filme tout à

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la fois les exclus du pouvoir et ceux qui l’assument. Or les puissants, députés, gouverneurs, policiers, sont les bourreaux d’hier, forts de leur impunité et renforcés par elle. Le plus choquant, c’est leur vantardise, leur excitation à se remémorer des actes effroyables. Les survivants des massacres, leurs familles, les descendants qui n’osent pas même honorer les tombes de leurs morts pressent alors le cinéaste de pour- suivre ses interviews de bourreaux dans l’espoir de les placer face à leurs responsabilités. Le jeu est dangereux. Les menaces constantes. Il faut ruser, changer de voiture, faire attention à ne pas être suivi, prendre des pseudonymes. Oppenheimer s’obstine et il a raison car les assassins se révèlent suspicieux mais loquaces. C’est une constante de la barbarie que de voir mafieux, tortionnaires et criminels toujours prompts à livrer leur témoignage. Par fierté, provocation, besoin de se justifier, de fournir leur propre version, ils parlent, se pavanent. De ce travail au long cours naît un premier film, magnifique : The Act of Killing (2012). Des membres des milices actives en 1965 rejouent à la demande du cinéaste, et avec un plaisir non dissimulé, leurs méfaits d’hier. Ils miment les exécutions, donnent des détails pratiques, presque des conseils. Les pires sévices sont ranimés par ces acteurs vieillis, anciens gangsters, petites frappes et « lumpen-crimi- nels ». Les strangulations, les mutilations sexuelles, les tortures sont décrites avec complaisance et minutie. Le résultat est accablant. Pire, il trouble car le film en la dénonçant fait aussi la part belle à la jouis- sance des bourreaux. À l’importance du récit historique reformulé et reconstitué s’ajoute alors une expérience cinématographique faite du piège dans lequel le film englue le spectateur. Le malaise est écrasant. La culpabilité gigantesque, car chacun se sent sali par ce qu’il voit, doit voir, accepte de voir. Nul alors ne peut jurer qu’entre l’assassin et lui, il y ait une différence de nature. The Act of Killing tue aussi toute innocence en nous. L’héritage du malheur est universel. Nous sommes tous contaminés. Dans le second film d’Oppenheimer sur le même sujet,The Look of Silence (2014), le propos est plus cadré. Une famille découvre dans les images du premier long-métrage les assassins d’un des leurs. Le frère du défunt, né après les événements, part alors à la recherche des bour-

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reaux pour se confronter à eux. Il est ophtalmologue itinérant et cette profession, on le devine, vient à souhait renforcer le propos du film. Quand l’ophtalmologue, après avoir entendu l’un des assassins de son frère se vanter de l’avoir torturé, lui dit, affable : « Je vais vous faire vos lunettes », alors qu’on l’imaginerait plutôt se vengeant avec violence, on comprend qu’il s’agit d’une métaphore, que ces lunettes non défor- mantes sont celles que l’Indonésie devrait chausser pour regarder enfin son passé et son présent. Ce diptyque cinématographique forme un ensemble comme les ouvrages de Jean Hatzfeld composent une symphonie sur le géno- cide rwandais. Victimes et bourreaux sont liés par le malheur et le cinéaste Oppenheimer leur tisse un linceul avec des scènes de recons- titution, comme Hatzfeld l’a tissé avec des mots dans ses Récits des marais rwandais (1). Dans The Look of Silence, un élément se révèle particulièrement troublant. À deux reprises des assassins disent avoir bu le sang de leur victime pour ne pas devenir fous. À cette révélation, la raison défaille. Incorporer les morts pour leur permettre de vivre à travers le corps de leurs assassins préserverait-il de leur malédiction ? Peut-être parce que cet aveu paradoxal constitue un point de rupture. Il révèle la part insensée qui toujours échappera à l’entendement. Point d’explica- tion rationnelle aux actes qui défient la raison. Que des résidus des temps archaïques de l’humanité toute entière en soient la source ne fait qu’ajouter au sentiment d’ensauvagement que ce détail propage. Devant la violence dont les êtres humains font montre les uns envers les autres, nous sommes sans voix. Reste alors le silence, a touch of silence. Mais si, comme l’a écrit le philosophe Vladimir Jankélévich, « le silence est une conquête de l’homme », cette conquête-là ratifie, hélas, une part de sa défaite.

1. Jean Hatzfeld, Dans le nu de la vie. Récits des marais rwandais, Seuil, 2003.

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ÉTUDES, REPORTAGES, RÉFLEXIONS

130 | Les villes intelligentes aux États-Unis › Jacqueline Grapin

142 | Quelle renaissance pour l’Europe ? › Astrid du Lau d’Allemans

150 | La revanche de l’histoire › Bruno Tertrais

161 | L’argent corrompt-il le sport ? › Annick Steta

169 | Journal › Richard Millet LES VILLES INTELLIGENTES AUX ÉTATS-UNIS

› Jacqueline Grapin

e mouvement est irréversible. Avec l’avènement de l’Internet des objets (1), l’intelligence des villes devient le nouvel axe de développement majeur des économies urbaines. Ce qui n’était qu’une série d’expériences dans les villes américaines tourne à la coqueluche mondiale. LUn mouvement à la fois réducteur et créateur d’emplois, qui transfor- mera la vie dans les grands centres. Une ville est dite intelligente quand la technologie digitale est intégrée à l’ensemble de ses fonctions, et que celles-ci sont optimi- sées. Comme on peut s’y attendre, les États-Unis sont à la pointe de l’innovation dans ce domaine comme dans d’autres, notamment parce qu’ils dominent les principales technologies de numérisation et de communication à la base de ce concept. L’intégration numé- rique de la société est inévitable aussi parce que les industries pro- ductrices de matériels et de services informatiques font ce qu’il faut pour vendre leurs applications. Seulement 1 % des objets connec- tables sont connectés, le potentiel est donc immense. Le marché glo-

130 DÉCEMBRE 2015-JANVIER 2016 DÉCEMBRE 2015-JANVIER 2016 études, reportages, réflexions

bal des services urbains intelligents est prévu pour être de l’ordre de 400 milliards de dollars par an dès 2020. La société américaine se prête aussi nettement mieux que la nôtre aux changements radicaux d’organisation. Mais nous n’y échapperons pas. La population mondiale atteindra 10 milliards de personnes d’ici à 2070 avec une énorme migration vers les grandes villes, qui seront créatrices de plus de richesses que les campagnes. D’ici à 2050, 70 % de la population mondiale vivra dans de grandes métropoles, avec tous les besoins, les exigences et les problèmes de saturation que cela comporte. On prévoit que les villes intelligentes grandiront plus vite que les autres, seront plus riches, et qu’elles feront partie d’un grid (2) dit supergrid, qui reliera l’ensemble de ces villes digitales, tandis que les autres en seront exclues. La municipalité de Paris a déjà déclaré se doter d’un « plan stra- tégique pour la ville intelligente et durable – perspective 2020 et au-delà ». Sans attendre, Jean-Louis Missika, adjoint à la maire de Paris chargé de l’urbanisme, de l’architecture et du Grand Paris, a annoncé que la capitale de la France serait bientôt « la ville la plus

intelligente du monde ». Plus modeste- Jacqueline Grapin est présidente du ment, le maire de Nice, Christian Estrosi, a conseil d’administration de l’Institut déjà déployé un millier de « caméras intelli- européen de Washington. gentes », et mis en route un programme de › [email protected] numérisation et d’optimisation des activités de la ville qui lui vaut d’être d’ores et déjà classée quatrième smart city du monde par un cabinet indépendant américain. Bordeaux et Montpellier travaillent de leur côté à des programmes pilotes, notamment avec GDF Suez pour améliorer l’efficacité énergétique et environnementale de cer- tains services. Dans nombre de nos villes, la domotique, les capteurs, les compteurs intelligents, les supports numériques et dispositifs d’information en tous genres se multiplient sans que, pour l’ins- tant, le citoyen perçoive bien les transformations qui vont en résulter pour lui. Car tant que les systèmes ne seront pas intégrés, l’impact réel de l’ensemble ne se fera pas vraiment sentir. Il n’est donc pas inutile, à la lumière de ce qui se passe aux États-Unis, d’anticiper ce qui nous attend.

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À en juger d’après les premières réactions des taxis parisiens à l’in- troduction d’un système de taxis dont le fonctionnement est basé sur l’Internet et les cartes de crédit, on peut simplement prévoir que lorsque la mairie de Paris décidera, comme elle en a l’intention d’ici à 2020, de regrouper en périphérie toutes les livraisons et la logistique du dernier kilomètre pour qu’elles se fassent à pied, à vélo ou à bord d’un véhicule électrique, les centaines de vieilles camionnettes (roulant généralement au diesel) qui encombrent actuellement les rues de la capitale pour livrer quelques paquets bloqueront les principales artères pour protester contre ce modernisme qui leur « ôtera le pain de la bouche ». Jean-Louis Missika est entouré d’une équipe intelligente qui sait déjà qu’en dépit des mots, la résistance au changement en France est infiniment plus grande qu’aux États-Unis, où l’innovation et la technologie font figure de religion.

Placer le citoyen au centre de la modernisation

La ville intelligente, c’est aussi le royaume de la multidisciplina- rité et des interactions. Le contraire de la bureaucratie hiérarchique et compartimentée traditionnelle. Il s’agit de planifier en temps réel aussi bien le système de drainage des égouts que la synchronisation des feux de circulation et des flux de véhicules, ou la gestion des places de parking, tout dépendant de tout. Le premier travail est de collecter les informations pour pouvoir les gérer et les mettre à la disposition des organisations et des usagers. La collecte et la gestion de ces informa- tions demandent un sérieux investissement de la part des collectivités. Les créateurs de villes intelligentes sont dès le départ des partisans de l’open data (données en accès libre, sans restrictions de droits de repro- duction ni autres barrières). Comme l’information et la transparence ne sont pas amies par nature, les résistances peuvent être grandes et la gestion délicate, comme le montrent les déboires de certaines grandes organisations qui se sont portées à la pointe du progrès aux États-Unis. L’un des premiers et des plus grands obstacles pour parvenir à une vraie modernisation des villes dans le sens envisagé sera de remplir deux des conditions préalables à toute velléité d’intégration et d’opti-

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misation collective permettant d’évoluer vers une intégration crois- sante de toutes les dimensions de l’intelligence humaine, de l’intelli- gence collective, et même de l’intelligence artificielle : la transparence des informations et la transparence des décisions. Dans une société aussi structurée et centralisée que la société française, cela ne va pas de soi. Qui contrôle l’information ? Qui prend les décisions et pèse les avantages et les inconvénients, collectifs et personnels, des marchés publics ? Il sera plus facile de dire que le citoyen sera placé au centre de cette modernisation… que de le faire. Le cabinet Frost & Sullivan a identifié huit aspects principaux qui définissent une ville intelligente : gouvernance intelligente, énergie intelligente, construction et urbanisation intelligente, mobilité intel- ligente, infrastructure intelligente, technologie intelligente, système de santé intelligent, et… citoyens intelligents (tout au moins équipés de smartphones et autres moyens de communication électronique…). Les conditions pour y parvenir sont de disposer d’un capital humain, d’un capital social, et d’une infrastructure digitale et de télécommuni- cations puissantes ainsi que de ressources financières. Cela ne peut se rassembler que progressivement. La mise en place de l’intelligence des villes, avec l’Internet des objets, est actuellement à peu près au stade de développement où se trouvait l’Internet il y a vingt-cinq ans. La génération active actuelle aux États-Unis, celle des 30 à 45 ans, est appelée « la génération Playstation ». C’est celle qui prend aujourd’hui les décisions en matière de technologie. Il y a une ving- taine d’années, ce qui, du point de vue de la technologie est bien vieux, mon fils, qui m’expliquait qu’il ne comprenait rien au cours de physique de la classe de quatrième du lycée français de Washington, passait ses week-ends rivé à son ordinateur à gérer des programmes de simulation de vol dont la complexité, qui m’impressionnait, ne lui posait pas de problème. Son autre passe-temps favori était un jeu appelé SimCity, dans lequel le joueur est le maire d’une ville dont il est chargé d’assurer le développement par tous les moyens dont il dispose. C’est une réplique de la réalité, qui fut jusqu’en 2012 le jeu électronique pour Nintendo le plus vendu aux États-Unis.

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Vingt-cinq ans plus tard, mon fils effectue la quasi-totalité de ses achats et des ventes d’objets dont il veut se débarrasser sur son smart- phone, conduit une voiture qui régule automatiquement sa vitesse, freine seule quand il y a un obstacle et change de file, non sans avoir vérifié qu’il n’y a personne à gauche, tout en signalant le motard qui arrive à droite, se gare grâce à ses caméras périphériques, après avoir repéré où sont les places de parking libres. Ce n’est pas difficile de par- ler à mon fils de « ville intelligente ». La sécurité de son appartement est pilotée à distance. Lorsque sa femme de ménage arrive, son télé- phone le lui indique électroniquement alors qu’il est dans son bureau, et de même quand elle repart. Le chauffage et la climatisation sont programmés pour baisser quand il n’y a personne dans l’appartement (moins pour des raisons écologiques que pour faire des économies). Apprenant qu’Arlington, la ville de l’État de Virginie où il habite, à la périphérie de Washington, est en tête de liste des États- Unis dans l’une des études sur les villes intelligentes, il dit : « Oui, la ville est bien gérée, mais s’ils étaient vraiment intelligents, ils mettraient en place un système qui, lorsque je passe en voiture devant l’arrêt d’autobus pour aller à mon bureau, indiquerait sur un panneau électronique les destinations des gens qui attendent afin que je puisse en embarquer quelques-uns pour alléger le trafic des autobus. » De fait, le lendemain je vois qu’Uber va inaugurer un UberPool, s’ajoutant à UberX et UberPop, pour repérer élec- troniquement les véhicules, professionnels ou non, qui circulent dans votre secteur et sont volontaires pour vous emmener à la des- tination que vous indiquez, avec éventuellement d’autres passa- gers, moyennant un modique paiement qui se réglera par carte de crédit. Le même jour, j’apprends néanmoins que la réglementation parisienne est en passe d’interdire la localisation électronique des voitures avec chauffeur. À Paris, Uber n’est pas bienvenu et Uber- Pop a été interdit à la suite des manifestations des taxis. Mais la transformation digitale est un rouleau compresseur que le combat d’arrière-garde des taxis qui ne veulent pas accepter les cartes de crédit ni fonctionner électroniquement n’arrêtera pas… Non seu- lement l’« uberisation » de toutes les activités est inévitable, mais

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l’économie de partage émerge spectaculairement. Pour la « généra- tion Playstation », l’achat d’une voiture s’apparente plus au caprice de l’achat d’un bijou convoité qu’à l’acquisition d’un véhicule uti- litaire. Pour cette génération, le partage des véhicules comme celui des lieux de vacances est la solution d’avenir, en sorte qu’on en louera l’utilisation, mais on ne les achètera plus. Les constructeurs automobiles Ford et General Motors cherchent déjà officiellement la parade pour remédier à la baisse à venir d’acheteurs de voitures particulières… en développant le covoiturage. Il est donc prévisible que le concept de ville intelligente en général rencontrera plus de résistance psychologique et surtout corporatiste en France qu’aux États-Unis lorsqu’il s’agira de mettre en place une vraie modernisation digitale des villes. Faudra-t-il attendre vingt-cinq ans en France pour que la génération active se satisfasse du nouveau régime « intelligent » ? Sans doute pas…

Le « top » des villes pionnières

Que se passe-t-il en réalité aux États-Unis ? Quelques exemples américains actuels de villes engagées dans ce processus permettent de se rendre compte de l’évolution. En fonction des définitions et des critères des villes intelligentes, il y a de multiples classements qui donnent des résultats diffé- rents. L’un d’entre eux, celui de Boyd Cohen pour l’Amérique du Nord (3), place en tête Seattle, Boston, Portland et Chicago, men- tionnant aussi San Francisco, Washington et New York. D’autres villes évoluent aussi, comme Los Angeles, qui indique électronique- ment aux voitures la localisation des places de parking disponibles, ce qui permet aux véhicules de s’y garer plus vite, sachant que l’es- sentiel des embouteillages est dû aux voitures dont les conducteurs cherchent une place. Prochainement l’automobile électronique se rendra d’elle-même à la place indiquée, le plus près possible de son adresse de destination. Seattle, ville hypernumérisée considérée comme une base privilé-

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giée pour les start-up, est la seule ville américaine qui dispose de plus de mille open data sets, c’est-à-dire des centres de collection d’infor- mations privées et collectives utilisables par tous, pour soutenir les initiatives d’optimisation en tous genres. Boston dispose d’un Office of New Urban Mechanics qui coor- donne la gestion informatisée de la ville et soutient les programmes dits « d’accélération », dont le Mass Challenge, un programme d’un milliard de dollars qui comprend le plus grand accélérateur de start-up du monde et doté d’un concours annuel. Il est copié en Israël et au Royaume-Uni. On pourrait concevoir qu’il le soit en France aussi, mais ce n’est pas le cas jusqu’à présent. Portland, dans l’Oregon, métropole de 2,3 millions d’habitants, est pionnière dans le développement de districts écologiques. Elle est à la pointe du développement de zones mixtes intégrant résidences vertes, universités et centres commerciaux, particulièrement le long des zones situées au bord de l’eau. Elle a développé une gamme excep- tionnelle d’options propres et pratiques pour le transport public (ce ne sont pas comme à Paris des autobus fonctionnant au diesel…). Chicago a promis d’être un « leader vert ». Elle s’est lancée dans une multiplicité de domaines, à partir d’un millier de bases de données publiques (open data bases) et met à la disposition du public un « dic- tionnaire de données » qui permet d’améliorer pour tous l’utilisation et l’accessibilité du programme de bases d’open data. Son objectif est de devenir « la ville où la technologie génère les opportunités, l’inclusion des personnes, et l’innovation » grâce notamment à l’installation géné- ralisée de l’Internet à haut débit, la mise à la disposition des touristes et des résidents de lieux publics pour l’accès en temps réel des données dites hyperlocal data (notamment à travers le Wi-Fi public) ; et une puis- sante aide, à la fois intellectuelle, technique et financière, au public. L’expérience de Columbus, dans l’Ohio, montre que l’intelli- gence des villes peut être un instrument de reconversion spectacu- lairement créateur d’emplois. C’est la ville où il y a à la fois la plus grande concentration de multinationales classées dans la liste des cinq cents plus grandes de Fortune, et celle qui a l’une des popula- tions les plus pauvres, mise au chômage en raison de la disparition de

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nombreux emplois non spécialisés dans les usines. C’est par la mise en place d’une intense collaboration entre le gouvernement, l’admi- nistration, les institutions d’éducation, les milieux d’affaires, qu’elle espère résoudre le problème, à travers des accélérateurs de start-up, du conseil aux entreprises, des financements de départ, et des initiatives de mobilisation du capital. C’est l’une des rares villes importantes qui a réussi à transformer l’exode dont elle pâtissait entre 2005 et 2007 en un nouvel afflux de population entre 2007 et 2009. Les emplois de travailleurs spécialisés dans l’industrie ont augmenté de 35 % en dix ans, et en 2013 elle est devenue l’une des dix villes des États-Unis où il y a le plus de diplômés de niveau universitaire. Les classements dépendent évidemment des critères de sélection. Mais il est impossible d’ignorer New York. Elle arrive dans les premiers rangs des classements en fonction de nombreux critères, sauf un, qui l’exclut régulièrement des premiers rangs : la qualité de vie, pour laquelle elle se classe autour du cinquantième rang dans à peu près toutes les études. Néanmoins la ville a fait, sous l’impulsion de son ancien maire, Michael Bloomberg (qui a financé une partie de ses initiatives sur ses fonds personnels), d’importants progrès. À partir de 2009, New York a fait équipe avec IBM pour lancer le Business Analytics Solution Cen- ter afin de faire face à la demande croissante de capacités complexes devenues nécessaires pour rendre la ville plus intelligente et aider les clients à optimiser leurs décisions et les processus d’entreprises. Des capteurs équipent désormais les compacteurs d’ordures, les containers de recyclage et les lampadaires pour fournir des informations à la ville. La circulation est synchronisée et optimisée. Les nouvelles applications aident la ville à prévenir les incendies, traiter les urgences, et identifier les citoyens pour repérer ceux qui font des demandes de rembourse- ment d’impôt injustifiées ou qui sont dangereux. La ville économise les moyens de la police par l’analyse informatique de la fréquence des délits suivant les quartiers de la ville (crime mapping), etc. La ville de Washington, qui fut longtemps peu sécurisée et dont la municipalité était l’une des plus corrompues, s’est remise en question. C’est elle qui a organisé la première conférence nationale américaine des villes intelligentes en septembre 2015 en liaison avec le Smart

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Cities Council de Chicago. Désormais la capitale des États-Unis est devenue propre et sa sécurité n’a plus rien à voir avec ce qu’elle était il y a vingt ans. Un représentant du conseil municipal se plaignait récemment à la radio… de la baisse des revenus des amendes payées par les citoyens. C’est qu’ils ont vite compris que dans le nouveau système on n’échappe pas aux caméras ni aux règles de la sécurité et de la circulation.

Des écueils à éviter

Les principaux moyens et conditions nécessaires de l’intelligence sont complexes : accroître les capacités de collecte et d’analyse de l’in- formation, obtenir l’engagement des citoyens, calibrer les ressources en ordinateurs et en moyens informatiques, assurer la connectivité et la gestion des données (data management), sécuriser les finances et les moyens de gestion rationnels des appels d’offres, assurer l’instrumen- tation et le contrôle des procédures, ainsi que l’interopérabilité interne et externe. Et par-dessus tout : protéger la vie privée et parvenir à une définition claire des politiques en assurant unleadership résolu. Cela suppose des stratégies et des moyens pour l’engagement des citoyens, des procédures de financement et d’appels d’offres, des moyens de recherche, de publication et d’utilisation de sites Internet et la surveillance permanente de l’état d’avancement des projets. Il existe des laboratoires de recherche qui développent des proto- types et des solutions pour les villes intelligentes. Ainsi le Smart Cities Lab du Massachusetts Institute of Technology (MIT) se spécialise dans les systèmes pour la viabilité des bâtiments et pour la mobilité. IntelCities Research Consortium développe des solutions pour pla- nifier les systèmes de gouvernement et la participation des citoyens. Cisco, IBM et Microsoft soutiennent la Global Intelligent Urbani- zation Initiative, pour aider les villes du monde entier à se moderni- ser. IBM dirige une initiative particulière, nommée Smarter Cities, pour stimuler la qualité de vie et la croissance économique dans les métropoles à travers la promotion de nouvelles manières de penser et

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de se comporter dans ce que ses spécialistes appellent l’« écosystème urbain ». De fait, c’est tout un changement de la manière de penser des citoyens qu’il faut amorcer. La mise en place d’un directeur des données (chief data officer) est indispensable pour ces projets complexes dans lesquels il faut inté- grer les technologies Internet, y compris les services basés sur le cloud (4), l’Internet des objets, les interfaces entre usagers dans la vie réelle, l’utilisation des smartphones, des compteurs intelligents, des réseaux de capteurs et d’identification des fréquences radio et une communi- cation en temps réel basée sur un Web parlant (5) en vue d’organiser l’action collective et la résolution des problèmes communs. De nombreuses institutions françaises pourraient jouer un rôle important comme intégrateurs de données, mettant à disposition sur une plate-forme ouverte au public les informations collectées et éven- tuellement les traitant conjointement avec d’autres sources. Celles qui prendront de l’avance pourront non seulement fournir des données, mais aussi servir plus généralement de consultants aux autres. L’ensemble de ces services peut être rémunéré par les villes et col- lectivités locales, pour lesquelles l’information collectée revient moins cher que si elles devaient les collecter elles-mêmes, et peut générer des économies. Certains opérateurs privés peuvent aussi trouver le même intérêt à ces prestations, et les payer. À quoi servira cette mutation pour les citoyens ? Ses principaux domaines d’application sont multiples : la protection de l’environne- ment, la gestion du développement économique, l’énergie, la santé et les services personnels, les systèmes de paiements, la sécurité publique et privée, les télécommunications, les transports, la gestion des déchets, l’eau et la gestion des égouts. Néanmoins il faut se garder de penser que cette évolution sera un long fleuve tranquille. Un exemple le montre. Le service postal améri- cain se trouve aux prises avec un problème légal et social qui fait l’objet de l’attention des autres entrepreneurs (y compris français établis aux États-Unis…). Ayant subi dans son système informatique une faille de cybersécurité qui a compromis les données personnelles de huit cent mille de ses employés (nom, adresse, date de naissance et numéro de

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Sécurité sociale), et devant la nécessité d’agir vite pour prévenir les vols, le service postal américain a offert à ces personnes un contrat gratuit d’un an de surveillance de leur crédit et d’assurance contre la fraude. Le remède a été pire que le mal, car le syndicat américain des tra- vailleurs postaux a immédiatement porté plainte contre le fait que le service postal n’avait pas prévenu le syndicat pour négocier un accord sur ce qu’il convenait de faire par rapport aux effets et conséquences de la faille informatique. N’entrant pas dans le cadre d’une négociation collective sur le sujet, son action était illégale. Il est donc désormais conseillé que les actions entreprises dans de tels cas soient discutées préalablement avec les syndicats dans le cadre des accords collectifs. Certains conseillent surtout de contracter des assurances d’un nou- veau type pour se prémunir contre les risques de dommages (dom- mages de cyberattaques – pas seulement faille de sécurité, mais aussi coûts de réparation, et risque d’attaques légales pour faute de gestion). Cet exemple laisse entrevoir l’immense nouveau marché dans lequel s’engouffreront probablement les compagnies d’assurances. Car la ville intelligente… ne sera pas une ville sans risques. Il faut aussi s’interroger sur la question de savoir comment évaluer avec précision les conséquences de décisions qui sont techniquement possibles mais peuvent entraîner des risques importants. Ainsi le ser- vice postal américain envisage d’attacher des capteurs électroniques au courrier, ce qui permettrait d’intégrer ce courrier dans l’« Internet des objets ». Mais comme l’ancien directeur de la CIA, David Petraeus, s’était publiquement réjoui des possibilités annoncées par l’Internet des objets pour collecter des données clandestinement, ces perspec- tives se heurtent à des critiques sérieuses de la part des défenseurs de la sphère privée. Récemment le groupe Fiat-Chrysler a dû rappeler environ 1,4 mil- lion de voitures et de camions après que deux pirates informatiques aient réussi à prendre contrôle d’une Jeep Cherokee à distance sur Inter- net, manipulant sa transmission, sa radio, son système de climatisation et d’autres paramètres. La brèche exploitée par les pirates, dans le sys- tème de radio, a été corrigée par la compagnie. Mais l’incident a mis en lumière la vulnérabilité des systèmes électroniques qui se généralisent.

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À un autre niveau enfin, un débat existe autour de la peur de l’intelligence artificielle. La crème de la technologie californienne est rassemblée dans une association importante dont l’objet est d’étudier quels sont les risques et les précautions possibles en ce qui concerne l’évolution de la race humaine. Des questions identiques se posent au sujet des applications de l’intelligence artificielle à l’évolution des collectivités. Lorsque toutes les données de comportement d’une ville seront intégrées, les choix dits d’optimisation qui seront faits automa- tiquement risquent d’avoir des conséquences inattendues dont toutes ne seront pas désirées. L’introduction de l’intelligence moderne dans les processus humains est une révolution, car elle est basée sur l’interdisciplinarité, le partage des informations (l’open data), la décentralisation, et un esprit de coopération et de travail en équipe (qui n’est pas toujours présent en France). C’est tout le contraire du système bureaucratique de gestion classique fondé sur la spécialisation, le contrôle de l’infor- mation, et la centralisation partagée des décisions. Particulièrement dans un système aussi centralisé que celui de la France, il y a toutes les chances que la transition soit délicate. Il ne faut pas non plus se dissimuler que l’optimisation électro- nique tous azimuts peut revenir, en fait, à une diminution de liberté. L’un des principaux reproches faits aux systèmes nouveaux de gestion intelligente est de manquer – tout au moins pour l’instant – de contre- pouvoirs. C’est un aspect qu’il faudra probablement revigorer dans la vie collective. Car l’idée de charger des algorythmes de détecter les personnes dangereuses peut faire froid dans le dos…

1. L’Internet des objets propose de créer une continuité entre le monde réel et le monde numérique : il donne une existence aux objets physiques dans le monde numérique. 2. Grid : grille informatique, infrastructure virtuelle constituée d’un ensemble de ressources ­informatiques potentiellement partagées, distribuées, hétérogènes, délocalisées et autonomes. 3. http://www.fastcoexist.com/3038818/the-smartest-cities-in-the-world-2015-methodology. 4. Modèle d’organisation informatique permettant l’accès à des ressources numériques dont le stockage est externalisé sur plusieurs serveurs. 5. Web parlant : site Internet qui parle.

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› Astrid du Lau d’Allemans

Europe n’en finit plus d’être en crise : problèmes d’immigration et incapacité de trouver un accord sur l’accueil et la répartition des réfugiés, montée des nationalismes, populismes, radicalismes religieux… Plus récemment, le déroulement de la crise grecque, la L’menace d’un Brexit mettent en exergue les différences d’attitudes natio- nales sur des dossiers apparemment économiques. Le sujet n’est pas tant celui des égoïsmes nationaux que des différences de conception, de per- ception mais aussi de mémoire des différents peuples européens à l’égard de l’économie, de la démocratie et de la place qu’ils pensent être la leur au sein de l’Union européenne. L’incapacité des dirigeants à s’entendre, chacun restant sur Astrid du Lau d’Allemans est psychanalyste et fondatrice de sa position, est l’expression de ces divergences. l’association Anima Mundi. Les compromis arrachés au forceps semblent Enseignante à la Sigmund Freud fragiles et temporaires. Les institutions euro- University, elle était auparavant secrétaire générale du Club péennes sont décriées, en passe de devenir des du Centre d’études prospectives et ennemies. Comment en est-on arrivé là et d’informations internationales (CEPII). comment sortir de ces situations qui semblent › [email protected] bloquées ? Probablement en les appréhendant avec un autre regard, en partant de ce qui constitue l’Europe, ses peuples, dans leur singularité même qui explique les incompréhensions actuelles ainsi que la préva- lence des intérêts et des rapports de force que l’on observe.

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Et si l’on cherchait tout d’abord à comprendre cette singularité des peuples comme on le pratique dans mon exercice professionnel de psychanalyste avec un patient : dans l’écoute, le respect de la spécifi- cité, en prenant chacun de ces peuples dans son ensemble et en tâchant d’exercer le décentrement permettant d’entendre les particularités et les différences de l’autre ? Parce que leurs caractéristiques peuvent être appréhendées au même titre que celles existant pour un individu fait d’énergie, de tensions, de façon de voir le monde, d’être et de faire. Dès lors, comment s’articulent cette singularité des peuples et le désir d’Europe ? Existe-t-il un lien entre les deux et ce lien peut-il permettre d’expliciter ce que l’on observe à l’heure actuelle au sein de l’Europe et de dessiner des pistes de renaissance ?

L’Europe actuelle comme assemblage de peuples divers est malade

Chacun des peuples semble chercher dans l’Europe une projection de lui-même en lien avec la perception qu’il a de son identité, de son « moi ». Le désir d’Europe apparaît dès lors d’autant plus fort que sa singularité lui semble être entendue. Dans le même temps, si, comme ces dernières années, la recon- naissance des interactions et des complémentarités entre pays portée par un intérêt commun n’existe pas ou peu, chaque nation va avoir tendance à tourner à vide en s’enfermant dans sa logique de fonction- nement interne et en cherchant à l’imposer aux autres peuples. Or qu’observe-t-on aujourd’hui ? L’Europe traverse une crise de légiti- mité. Depuis la fin de l’Union soviétique et la dérégulation des marchés, elle a perdu ce qui faisait sa légitimité : la préservation de la paix, la défense de la démocratie face au totalitarisme et la prospérité économique. Le résultat est une crise morale avec une perte de confiance qui favorise le développement du nationalisme, du populisme, un extré- misme politique ou religieux qui sont autant de signes de repli sur soi. On peut parler de morcellement européen aujourd’hui, de sensa- tion d’impuissance, de blocage de l’énergie.

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Quelles en sont les raisons et comment la singularité des peuples intervient-elle dans ce processus ? Prenons l’exemple de trois grands pays européens : le Royaume-Uni, l’Allemagne et la France. Lorsque l’on écoute les leaders économiques et d’opinion de chacun de ces pays, ou des dirigeants de multinationales ayant dirigé des équipes européennes, on constate que les Français fonctionnent au « pourquoi ? », les Allemands au « comment ? » et les Anglais au « combien ? » (1). Tentons de décrire ces identités de peuples. Le Royaume-Uni est mû par la confiance en lui, son identité, son « moi » est fort. C’est une nation jalouse de son indépendance et qui la revendique forte- ment. Elle a toujours eu le choix à travers son histoire et elle est fière d’être toujours restée maîtresse de son destin. Son insularité renforce encore son sentiment d’être différente. C’est une nation de naviga- teurs, elle sait tenir un cap tout en utilisant les courants et les vents qui peuvent sembler l’éloigner de son objectif pour s’en rapprocher le moment venu. L’empirisme la caractérise. De ce fait, elle n’envi- sage l’Europe que dans la mesure où ne pas en faire partie semble plus coûteux que d’y appartenir. La notion de retour sur investis- sement est importante pour elle. Elle ne cherche pas la solution à ses problèmes dans l’Europe mais en elle-même. En revanche, elle cherche toujours à obtenir une marge de manœuvre et un « béné- fice ». On l’a constaté avec la victoire de David Cameron et son initiative de référendum sur l’Europe. Les Français, à l’inverse, ont besoin de comprendre où l’on sou- haite les emmener. La France est le pays de l’abstraction, de la ratio- nalité, de la pensée. À force d’exercer et de s’appuyer sur son esprit critique, elle peut avoir tendance à entrer dans le déni d’elle-même jusqu’à douter d’elle-même. C’est le pays du « surmoi », l’État s’est construit en force et la notion d’État-providence est née dans notre pays. C’est une nation qui se définit par rapport à l’extérieur et à son rôle par rapport à lui. L’Europe, c’est la France en grand dans l’ima- ginaire français. Quand son identité, son « moi » est fragile comme à l’heure actuelle, elle ne se projette plus dans une Europe dans laquelle elle ne se reconnaît plus, ce qui l’amène à se replier sur elle-même et à devenir la nation la plus pessimiste au monde.

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Les Allemands fonctionnent, eux, à partir du « comment ? ». Le management se fait sur les faits, les moyens et nécessite l’adhésion des équipes au processus en cours. L’Allemagne a été obligée de regarder ses mémoires, de retraverser son histoire pour se la réapproprier. Elle est, de ce fait, plus à même d’aller de l’avant et de se projeter dans le futur. Son identité à l’heure actuelle est solide, ce qui lui permet de s’investir en Europe sans avoir peur de se perdre. Son mode de fonctionnement cen- tré sur le « comment ? » l’a incitée à faire les réformes nécessaires pour être en phase avec les critères de Maastricht. Pour elle, la « règle » est la seule façon de faire avancer cette Europe à vingt-huit pays. Ayant fait elle-même des efforts, elle attend la même chose des autres pays pour leur propre bien. Pour les Allemands, le même terme, schuld, signifie « dette » et « culpabilité », rappelait le philosophe Heinz Wismann au président italien de la Banque centrale européenne Mario Draghi. Or, parallèlement, qu’observe-t-on dans le mode de fonctionne- ment des institutions européennes ?

On ne fusionne pas les peuples par le haut

Les politiques qui sont menées par l’Union européenne prétendent fixer un intérêt supérieur par le haut et imposent des normes juridiques et économiques sans tenir compte de ces différences. Elles semblent peu à peu nier la richesse de cette diversité et remettre en cause les identités des peuples en contrepartie de leur prospérité ou de leur survie. En ayant mis en avant l’économie comme priorité absolue, les insti- tutions européennes ne donnent plus l’envie d’aller ensemble quelque part. Les peuples ne peuvent pas être limités à une logique économique, l’idée de progrès ne peut pas se restreindre à ce seul aspect financier. Bruxelles apparaît, dès lors, comme une technostructure froide. S’auto-entretenant, ses institutions semblent coupées des peuples, de leurs émotions et semblent agir comme un surmoi si on définit celui- ci comme un censeur extérieur. Les peuples ne s’y retrouvent plus, ce qui entraîne un repli sur eux et sur leur mode de fonctionnement sans tenir compte de ce qui les relie aux autres et de leur complémentarité.

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Dès lors, chaque peuple tourne à vide dans sa propre logique de fonctionnement qui, de ce fait, dysfonctionne car elle n’est régulée ni par la perspective d’un projet ou d’un avenir commun ni par l’idée de la richesse de la différence et d’une interdépendance assumée. La France, à force d’être dans le « pourquoi ? » et privée de vision, n’avance plus, perd confiance en elle parce qu’elle se dénigre sans cesse. En étant trop dans la rationalité, la technostructure, l’abstraction, la pensée, ses élites sont sorties du réel. Elle a perdu son âme, sa capacité à montrer le chemin, sa vision. Or elle était à l’origine de la création de l’Europe ; où va-t-elle aujourd’hui ? Elle ne le sait pas ou ne le sait plus. Quelle direction donne-t-elle à une Europe qui doute et se cherche si ce n’est ce même doute qui l’habite ? Le Royaume-Uni, à force de se sentir supérieur et différent et de s’enfermer dans une logique de « combien ça peut nous rap- porter ? », pourrait sortir de l’Europe, comme on le voit à l’heure actuelle avec le référendum proposé par David Cameron. Or cette sortie de l’Europe serait contre-productive pour le Royaume- Uni, que ce soit sur un plan économique pur ou pour des ques- tions d’unité nationale avec une Écosse restée très européenne. Sa logique de fonctionnement lorsqu’il se détermine seul devient un dysfonctionnement. L’Allemagne attend des autres peuples qu’ils se disciplinent, comme elle, par des règles draconiennes, qu’ils mènent les efforts qu’elle a elle-même mis en œuvre considérant que c’est la seule poli- tique envisageable non seulement pour l’Europe mais pour le bien de chaque peuple. Ce faisant, elle s’enferme dans son mode de fonc- tionnement sans tenir compte de ce qui la relie aux autres peuples et elle enferme ces derniers dans un étau et dans un carcan qui les étouffe et dont ils n’ont qu’une envie : se libérer. Mais la situation se retourne également contre elle-même puisque la situation écono- mique de l’Europe se dégrade et qu’elle est stigmatisée comme en étant la principale responsable. De la même façon, elle joue au sein de l’Europe et peut-être un peu malgré elle un rôle de puissance éco- nomique et politique quasi hégémonique difficile à assumer compte tenu de son histoire.

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Ainsi, chaque peuple s’enferme dans un mode de fonctionnement qui lui est propre lorsqu’il intervient sans tenir compte de ce qui l’unit et le rapproche des autres. En sortant de la logique de l’intérêt com- mun mais aussi de nos complémentarités, on finit par provoquer des dysfonctionnements. En s’identifiant de plus en plus à ces condition- nements, on se crée une image fausse de nous-mêmes en tant que peuple qui est intimement liée à notre passé, notre mémoire et à la projection que nous nous faisons de notre futur à partir de ce passé qui n’est plus opérant.

Les pistes de renaissance européenne

Il faut partir de ce qui fait le génie européen depuis des siècles : la diversité de ses peuples dans un espace confiné les obligeant à se confron- ter à l’autre et à construire du commun. Cela passe par la nécessité de reconnaître la singularité de ces peuples et de pouvoir l’exprimer dans l’organisation des institutions et des politiques économiques. Au sein de l’Europe, comme dans un corps, chaque pays constitue un organe qui a sa fonction et son utilité. Collectivement, ils parti- cipent d’un tout et permettent à ce tout de fonctionner : si on reprend nos exemples de tout à l’heure, il semble évident que le « pourquoi ? » ne peut fonctionner dans un projet sans le « comment ? » ni le « com- bien ? ». La complémentarité naturelle de la France, de l’Allemagne et du Royaume-Uni pourrait être reconnue à ce titre. Il en va de même pour l’ensemble des pays européens. L’envie d’aller ensemble quelque part passe par la reconnaissance de chacune des parties de cet ensemble, de ce qui les constitue, cha- cune dans leur spécificité, dans ce qu’elles apportent de leur mode de fonctionnement. Sortir des règles du surmoi de ce monde froid d’une technostructure qui a pris le pas sur le cœur, la possibilité de l’écoute et la capacité à entendre la différence et à la prendre en compte. « La solution n’est jamais à la hauteur du problème », avons-nous l’habitude de considérer en thérapie individuelle. C’est parce que nous prenons les difficultés sur un plan technique horizontal sans chercher à

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envisager la situation dans son ensemble, sans aller chercher de quoi elle est le révélateur, sans s’appuyer sur ce qui existe de plus élevé chez les peuples en leur faisant confiance, qu’on a instauré un système froid, dés- humanisé, qui ne suscite plus ni l’enthousiasme ni l’envie. « L’Europe a perdu son âme », disait le pape François dernièrement face au Parlement européen. Elle a perdu ce souffle, cette envie d’avancer ensemble parce qu’elle n’a pas de projet autre qu’économique. L’intérêt commun est passé aux oubliettes, chaque pays cherche à tirer profit de la situation pour lui-même sans envisager que, ce faisant, il se fait du tort sur un plus long terme parce que la logique du moi isole de fait et enferme sans per- mettre une création de richesse pour tous, donc aussi pour soi-même. À une époque où l’interdépendance économique ne cesse de s’accroître avec la mondialisation et Internet, où les problématiques deviennent de plus en plus internationales, où nous faisons face aux mêmes difficultés, chacun de nous réagit par rapport à lui-même en niant l’interaction qui le lie inévitablement aux autres. On en a un exemple criant en ce moment sur la question de l’immigration et la réponse à lui apporter. La seconde piste de renaissance pourrait être de reconnaître à la fois la singularité de l’Europe dans le monde et l’existence d’une conscience européenne. Quelles valeurs sont les nôtres aujourd’hui ? Sur quoi souhaitons-nous nous appuyer ? Quel modèle voulons-nous proposer au reste du monde ? Sur le climat, les migrations, la régu- lation économique et l’ordre international, mais aussi la société de demain, la place de l’homme dans ce processus. Ce dépassement commun, sur quoi pourrait-il s’appuyer ? Cela nous oblige à nous retrouver, à faire le tri, comme en thérapie, de ce qui nous a construits et de ce qui nous freine aujourd’hui, le tri de nos valeurs avec modestie et confiance pour savoir ce que nous souhaitons incarner dans le monde. Les enjeux que nous affrontons, notamment la montée du fana- tisme religieux, ne mettent-ils pas l’accent sur la mollesse de notre système, appuyé essentiellement sur le matérialisme et le manque d’intérêt commun, de dépassement, de recherche de cet absolu qui est en nous ?

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Est-ce qu’ils ne nous conduisent pas à nous interroger sur le sens de notre vie en tant qu’individu mais peut-être aussi en tant que peuple ? Sortir d’une logique quantitative pour incarner une véritable huma- nité en mettant l’accent sur les aspects qualitatifs du progrès et la fra- ternité rendue nécessaire par la globalisation ? Les peuples européens ne doivent pas oublier qu’ils font partie d’un tout spécifique dans le monde et que ce tout a une cohérence et fonc- tionne comme un corps et ses différents organes. Cet ensemble fonc- tionne avec la conscience d’avoir quelque chose en commun malgré nos différences, quelque chose d’universel, une communauté de vues, une conscience. Et si la crise et le morcellement actuels étaient une muta- tion, une opportunité de redécouverte de nous-mêmes pour choisir ensemble une organisation et une façon de fonctionner différente, une redéfinition des valeurs et principes qui la sous-tendent ? Un moyen, comme lors d’une dépression, de faire un point, un retour sur nous- mêmes et sur ce qui nous anime, les valeurs qui nous caractérisent et le travail à faire par rapport à nos mémoires ? On n’impose pas la coopé- ration et l’unité, elles se mettent en place à travers ce lien naturel entre nous qui est de l’ordre du sacré, de l’universel, d’une foi et d’un espoir. Pour, finalement et comme en analyse, redéfinir où nous voulons aller, quel modèle de société nous souhaitons mettre en œuvre, avec quelles valeurs et surtout quelles institutions. Celles-ci devront nécessairement bouger et se transformer pour s’adapter aux nouveaux besoins et non imposer aux peuples leur diktat. Peut-être alors que l’Europe pourrait sortir de la spirale du déclin et devenir cette puissance renaissante que nous appelons de nos vœux.

Cet article actualisé est issu d’une intervention au colloque « La renaissance européenne » organisé par l’association Anima Mundi et le collège des Bernardins le 21 mai 2015. Il clôturait deux années d’un séminaire de recherche sur « Mémoires, identités, imaginaires des peuples européens » animée par Astrid du Lau d’Allemans, Stéphane Rozès, Antoine Arjakovsky et Antoine de Romanet.

1. J’emprunte la formule à Laurent Blanchard, ancien vice-président de Cisco France et directeur général adjoint de Dassault Systèmes, lors d’un échange au séminaire « Mémoires, identités, imaginaires des peuples européens ».

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› Bruno Tertrais

e passé est tenace. On ne s’en débarrasse pas facile- ment. Ce qui vaut pour les personnes vaut aussi pour les nations. En refermant la blessure des années 1914 à 1945 – trente ans d’autodestruction et de montée aux extrêmes –, les Lpays occidentaux ont tourné le dos à la guerre. Celle-ci est désormais impensable entre eux, et considérée comme anormale comme mode de gestion des relations entre États. L’examen de conscience ayant été fait, les démocraties libérales vivent désormais dans le temps présent : l’actualité est immédiate, les cycles électoraux sont courts. Dans l’Occident embourgeoisé et consumériste, le tragique de l’histoire est facile à oublier. La plupart des Européens se voudraient post-historiques. Cela ne veut pas dire que l’histoire soit oubliée. Bien au contraire : elle est très populaire dans l’opinion et soignée par les responsables politiques. Les lois mémorielles et les commémorations suscitent les passions. Mais nous ne nous sommes pas préparés au resurgissement d’un passé lointain dans les revendications des autres. Nous sommes politi- quement et intellectuellement mal armés pour comprendre comment

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les États et les peuples mettent en exergue leur propre histoire pour s’opposer entre eux ou à nous-mêmes. Nous encaissons mal les « chocs de l’histoire ». Or ceux-ci se multiplient. Le phénomène avait commencé dans les années quatre-vingt, avec la création de la théocratie iranienne et ses étranges références à la marty- rologie chiite. Il s’est poursuivi dans les années quatre-vingt-dix avec les guerres caucasiennes et surtout balkaniques, qui avaient mis en éruption une région qui, selon le mot célèbre de Churchill, « produit plus d’his- toire qu’elle ne peut en consommer ». Il s’est prolongé dans les années deux mille avec l’émergence au grand jour du djihadisme combattant à l’échelle mondiale, et son projet d’en revenir aux temps mythiques du califat. L’histoire est aujourd’hui partout. Les quatre grands défis stra- tégiques auxquels les pays occidentaux font face se fondent sur des revendications historiques anciennes et profondes : le défi russe, avec la mobilisation d’un passé réinventé et la reconstruction a posteriori des événements du XXe siècle ; le défi chinois, qui fait appel aux cartes et aux récits anciens pour justifier ses revendications territoriales ; le défi du califat autoproclamé, avec son ambition d’en revenir aux temps du Prophète ; le défi iranien, enfin, qui s’appuie d’abord sur l’anticolonialisme et sur l’antiaméricanisme, mais qui fait aussi réfé- rence aux gloires passées de l’Empire perse. En Europe même – et cette fois au sein même de l’Union, au contraire des années quatre-vingt-dix –, on assiste à un véritable retour du refoulé, même s’il ne s’agit là, peut-être, que d’un épiphénomène. Le passé de l’Al- lemagne est constamment mis en exergue par la Grèce dans ses doléances

envers l’Europe. Manólis Glézos, l’homme Bruno Tertrais est politologue, maître qui décrocha le drapeau nazi du Parthénon, de recherche à la Fondation pour la en 1941, est le plus célèbre député européen recherche stratégique. › [email protected] de Syriza. En France, les références néga- tives au passé de l’Allemagne sont réapparues : on y parle de « pays de l’Axe » ou de « diktat », et certains ne craignent pas d’affubler l’image de la chancelière d’un casque à pointe. Pendant que l’hypernationalisme de Viktor Orban flirte dangereusement avec le révisionnisme de l’histoire hongroise.

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S’y ajoutent, enfin, les demandes de plus en plus nombreuses de « réparation » pour les torts coloniaux, qui se doublent d’exigences de « rapatriement » d’œuvres d’art orientales.

Les racines d’un phénomène

On peut expliquer cette situation par une convergence de quatre grandes évolutions dont les effets se superposent. La première est la modernisation rapide des sociétés depuis la fin des années quarante. Puis, depuis la fin des années quatre-vingt, la mondialisation des échanges et des flux de population, et la disparition du communisme à la fois comme idéologie de référence et comme structure politique (avec son corollaire, la perception d’un Occident hypertrophié). La quatrième est la multiplication des États, avec les deux grandes vagues de création qu’ont été les années cinquante-soixante et les années quatre-vingt-dix. D’où un malaise identitaire et un besoin de légitimité que l’on a vu à l’œuvre sous des formes différentes en Europe, au Moyen-Orient et en Asie. Ceux-ci se traduisent à la fois par la tentation du retour aux sources, comme antidote aux vertiges du progrès, et par la réémer- gence du nationalisme, comme force mobilisatrice. Or ces évolutions interviennent alors que les quatre grands conten- tieux historiques hérités des années quarante ne sont pas réglés : la question israélo-palestinienne ; celle du Cachemire ; celle de la pénin- sule coréenne ; et celle de la Chine (Taïwan). Ces quatre « grandes divisions » qui continuent d’empoisonner les relations internationales – et qui, incidemment, alimentent les principaux risques de conflit nucléaire – sont axées sur des revendications historiques profondes. On lit souvent que les grandes crises ont des enjeux matériels : res- sources hydriques, halieutiques, hydrocarbures, minerais… À y regar- der de plus près, ceux-ci – lorsqu’ils existent – sont beaucoup moins importants que les enjeux symboliques (territoire, religion) ancrés dans l’histoire. Lorsque la Russie plante un drapeau en titane à l’aplomb du pôle Nord, c’est d’abord pour affirmer son retour sur la scène géopoli- tique européenne, et ensuite seulement pour clamer des droits sur les

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minerais du sous-sol. Lorsque la Chine procède à des incursions dans les eaux japonaises, c’est davantage pour affirmer sa domination sur l’Asie de l’Est que pour exploiter de nouvelles réserves de gaz. Ce retour de l’histoire comme enjeu et moteur des relations inter- nationales n’est pas un simple retour en arrière. Ce qui le caractérise, au contraire, c’est qu’il s’accommode parfaitement des technologies modernes, utilisées dans les stratégies de communication russe, chinoise, djihadiste et iranienne. Or ces outils permettent aujourd’hui d’enflam- mer instantanément les passions historiques. Robert Kaplan a suggéré que nous vivons aujourd’hui une « revanche de la géographie », un retour aux fondamentaux de la géo- politique (1). Mais nous sommes tout autant, sinon plus, confrontés à une véritable « revanche de l’histoire ». Or l’histoire est infiniment plus passionnelle que la géographie. Cette revanche de l’histoire s’ins- crit aussi, partiellement, dans la « revanche des passions » décrite il y a quelques années par Pierre Hassner (2). Mais elle est dangereuse.

La mobilisation de l’histoire

Dans les relations politiques internationales, l’histoire est d’abord, bien sûr, un processus. Francis Fukuyama, s’inspirant de Kojève, avait proposé la thèse de la « fin de l’histoire ». Critiquée et fréquemment brocardée, cette thèse, plus subtile que la caricature qui en est sou- vent faite, est maintenue par l’auteur, qui voit dans les événements des années deux mille et deux mille dix un épiphénomène qui n’invalide pas sa thèse. C’est aussi une série d’enseignements. La manière dont les respon- sables politiques occidentaux usent et abusent des analogies historiques dans l’élaboration de leurs décisions a été étudiée en détail (3). Du concert des nations à la doctrine de Monroe, sommets et négociations sont émaillés de références historiques. Le débat public n’est pas en reste. Près de cent ans après, la référence à Munich reste l’arme ultime de la critique des choix stratégiques, tandis que le traité de Versailles reste une référence incontournable. Les échos de la Seconde Guerre

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mondiale sont légion, du « Pearl Harbor informatique » à l’idée selon laquelle la lutte contre le terrorisme serait rien moins qu’une « qua- trième guerre mondiale » (la « troisième », contre l’Union soviétique, ayant été « gagnée »). Le souvenir du plan Marshall est mobilisé dès qu’un pays ou une région a besoin d’assistance. La référence à la guerre du Vietnam est devenue l’équivalent du point Godwin dans tout débat sur les engagements militaires occidentaux. Et l’on s’interroge aujourd’hui sur la pertinence de l’image de la guerre froide dans le rai- dissement des relations avec Moscou. Une autre catégorie d’analogies, plus subtile, est celle du « retour au XIXe siècle » : de même que la Chine et l’Inde seraient en passe de retrouver (en proportion du PIB mondial) la place qu’elles avaient à l’époque, les grands rapports de forces en reviendraient à ce qu’ils étaient jusqu’au déclenchement du premier conflit mondial. D’où la question de la pertinence éventuelle des références au début du XXe siècle pour prévoir la suite. L’inter- dépendance économique comme frein à la guerre est-elle une nou- velle « grande illusion » ? La Chine d’aujourd’hui est-elle l’Allemagne d’hier ? Le passé de l’Europe est-il l’avenir de l’Asie (4) ? Robert Kagan et Thérèse Delpech, chacun à sa manière, ont écrit de belles pages sur ces thèmes (5). Enfin, dernier type d’analogie, apparu très tôt après la fin de la guerre froide, le thème du « nouveau Moyen Âge », décliné à l’envi depuis vingt-cinq ans : affaiblissement de la souveraineté des nations, monde sans règles, retour à la barbarie (6)… Une troisième référence à l’histoire, celle qui nous intéresse ici, est celle de l’enjeu mobilisateur, à travers l’invocation des faits et des mythes. C’est un classique du discours politique. Pour le révolutionnaire, il s’agit comme on le sait de faire table rase du passé, puis de la réécrire à l’image de Winston Smith, le héros de 1984 de George Orwell. Robespierre, Pol Pot et son « année zéro », Mao Zedong et la Révolution culturelle en sont des figures emblématiques. Pour le dictateur, l’histoire est le « com- bustible du nationalisme » comme l’écrit Margaret MacMillan (7). Pour les diasporas, c’est le maintien du lien avec une patrie lointaine et parfois la justification du revanchisme. Pour le citoyen, il y a ce que l’on pour- rait appeler une « histoire de confort », celle qui produit « la simplicité quand le présent semble déconcertant et chaotique » (8). Et aussi, pour-

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rait-on ajouter, lorsque l’avenir semble incertain ou fermé : la Serbie des années quatre-vingt-dix, la Russie des années deux mille et la Grèce des années deux mille dix viennent à l’esprit. L’invocation de l’Histoire est très présente chez les peuples jumeaux ou voisins séparés par la guerre froide. Comme l’avait suggéré Michael Ignatieff, c’est une forme de « narcissisme des petites différences » qui est à l’œuvre dans la construction d’une identité séparée, voire opposée à celle du voisin issu de la même famille (9). Indiens et Pakistanais, Israé- liens et Palestiniens, Coréens du Nord et du Sud, Serbes et Croates, Alle- mands de l’Est et de l’Ouest : mêmes peuples ou identités différentes ? Dans chaque camp, l’histoire a été mobilisée au bénéfice de la cause. Ce qui nous intéresse ici, c’est la multiplication récente des réfé- rences à l’histoire dans des zones de crise grave ou de conflit ouvert. La mobilisation du passé peut avoir plusieurs grandes vocations. D’abord la construction identitaire, avec les deux figures de l’ennemi héréditaire et du bouc émissaire, qui se confondent souvent (le second permettant un déni de responsabilité). Il est allemand, toujours nazi, ou japonais, encore impérialiste. Il est souvent musulman, de la Serbie à l’Inde (où la mobilisation actuelle de l’héritage hindou inquiète à la fois la minorité musulmane et le voisin pakistanais), avec des variantes locales (le Tchétchène pour la Russie). Mais pour les extrémistes sun- nites, il est le chiite. Il peut enfin être tout simplement l’étranger, néces- sairement responsable des malheurs chinois ou nord-coréens. Le meilleur bouc émissaire – et souvent l’ennemi héréditaire incon- tournable – est la figure mythique de « l’Occidental », dénoncée en Rus- sie, en Chine, en Iran et dans le monde arabe, mais aussi en Asie du Nord-Est (10). D’abord pour son comportement passé : l’impérialisme, le colonialisme, l’esclavagisme. (La carte nucléaire – à Moscou, à Téhé- ran, à Islamabad, à Delhi, à Pékin et à Pyongyang – est d’ailleurs deve- nue le meilleur atout symbolique de la revanche contre l’Occident, véri- table « remède contre l’humiliation ».) Mais l’Occidental est aussi honni – et cela rend la revendication historique d’autant plus légitime – pour ce qu’il est : l’image du libéralisme, du progressisme, et du modernisme. Ensuite, la légitimité du pouvoir politique ou de son projet straté- gique, les deux étant fréquemment entremêlés.

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Comme la Grèce d’Elefthérios Venizélos en son temps, la Serbie de Slobodan Milošević tirait argument de son passé lointain pour justifier son projet de domination de son voisinage. La Turquie néo- ottomane de Recep Tayyip Erdoğan n’a pas (ouvertement) de telles ambitions, mais son président se laisse parfois aller à d’étranges sail- lies (« Le Kosovo est la Turquie, la Turquie est le Kosovo ! » (11)). La Russie de Vladimir Poutine tire une triple légitimation par l’histoire de ses combats en Ukraine : à la fois par des « droits historiques » (Crimée), par l’inexistence du pays en tant qu’entité séparée, et par la lutte contre le nazisme. Au Moyen-Orient, la création d’un État palestinien (voire la disparition de l’État israélien) est conçue comme une nécessaire réparation du colonialisme, et, pour ses thuriféraires, l’instauration du califat comme un juste retour en compensation des croisades (rappelons-nous­ Oussama Ben Laden et son « Front islamique mondial pour le djihad contre les juifs et les croisés »). En Asie du Sud, le Cachemire est revendiqué à la fois par le Pakistan au nom de sa majorité musulmane et par l’Inde au nom du choix fait par l’État princier en 1947. Et la Chine justifie ses « droits » sur le nord de l’Inde et les mers adjacentes au plateau continental (mer de Chine du Sud, mer du Japon) par ses anciennes conquêtes historiques.

La construction des récits

Cette mobilisation de l’histoire se traduit d’abord par de grands récits tissés au fil des discours, des écrits, des manuels scolaires, des films et des expositions. On commémore des événements présentés comme fondateurs ou exemplaires, et on valorise des lieux mythiques. L’Iran révolutionnaire glorifie la bataille de Kerbala (680). Les extrêmes droites célèbrent la bataille de Poitiers (732). La Russie se souvient du baptême de ­Vladimir Ier (988). Milošević avait fait de la commémoration de la bataille du champ des Merles (1389) l’acte fondateur de sa politique. Recep Tayyip Erdoğan fait célébrer chaque année la prise de Constan-

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tinople par les Turcs (1453). De Tirana à Skopje, les Albanais ont commémoré en grande pompe le centenaire de la naissance de leur État (1912). Vladimir Poutine fait de la victoire contre le nazisme (1945) une allégorie de la guerre en Ukraine. La naqba, l’exode des Palestiniens (1948), continue d’être commémorée chaque année. Le dernier vendredi du ramadan est la « journée de Jérusalem », une invention iranienne. La Grande Syrie (Bilad el-Cham) est censée être le théâtre de la bataille finale entre sunnites et chiites. On cherche surtout à façonner, voire à réécrire l’histoire. De hautes autorités musulmanes nient toute présence historique juive sur le mont du Temple (Haram al-Chérif). Le Musée national de Riyad est un remarquable exemple de travestissement historique gommant ou réécrivant le passé préislamique. La Chine populaire a depuis long- temps réécrit l’histoire de ses relations avec le Tibet. Mais c’est le cas de la Russie de Vladimir Poutine qui est de loin le plus remarquable. La Rus’ de Kiev est présentée comme le « berceau de la Russie », et l’existence même de l’Ukraine comme un accident de l’histoire. Le pacte Molotov-Ribbentrop est désormais justifiéa posteriori (et l’exis- tence de son annexe secrète passée à la trappe) de même que l’inter- vention de l’URSS en Tchécoslovaquie (1968), dans le cadre d’un documentaire diffusé récemment à la télévision russe. Le procureur général de Moscou ouvre une enquête sur la légalité de l’indépen- dance des pays Baltes. Alors que l’organisation non gouvernementale Mémorial, qui défend les droits de l’homme, est mise en difficulté par le pouvoir russe, celui-ci a créé en 2009 une « Commission pré- sidentielle pour contrer les tentatives de falsification de l’histoire au détriment des intérêts de la Russie ». On n’est pas loin de l’univers de George Orwell. Décidément, la Russie a désormais « un passé impré- visible » (12). L’un des thèmes les plus féconds à l’appui du revanchisme est celui de « l’humiliation » (par le colonialisme, par l’impérialisme…). Mis en avant par la Chine communiste depuis longtemps (le « Siècle de l’humiliation », 1839-1949 ; les atrocités japonaises, qui ont leur propre musée à Pékin…), il l’est aussi au Moyen-Orient (Iran), et est devenu un thème majeur de la propagande russe.

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Si le passé n’est pas reconstruit, et s’il ne peut être oublié, il est alors physiquement détruit. Ici encore, c’est un classique des pulsions révolutionnaires (que l’on pense à l’ampleur du patrimoine impérial chinois détruit pendant la Révolution culturelle). Mais l’on assiste, depuis quinze ans, à des campagnes méthodiques d’élimination phy- sique des symboles du passé. Les talibans avaient outragé la commu- nauté internationale avec la destruction des bouddhas de Bamiyan. Al-Qaida et État islamique font encore pire aujourd’hui au Mali (mos- quées et bibliothèque de Tombouctou), en Irak (musée de Mossoul, sanctuaires soufis) et bien sûr en Syrie. De son côté, l’Arabie saoudite ne s’attaque pas aux fleurons de son patrimoine archéologique, mais n’en fait pas moins disparaître méthodiquement toute trace des temps préislamiques à La Mecque. Et l’élimination des symboles « païens » ou de représentations prétendument interdites par l’islam ne suffit pas : la destruction, ô combien symbolique, du bornage de la frontière syro-irakienne (qui recouvre une partie de la ligne Sykes-Picot) a été, pour Daesh, un acte fondateur.

Un phénomène dangereux

Au mieux, la mobilisation de l’histoire « enkyste les crises » car elle rend les récits nationaux incompatibles. Au pire, elle crée des risques de conflit ouvert dès lors qu’elle appuie des revendications territo- riales, mais aussi au sein même des États dès lors que le récit identi- taire exclut les minorités. Les quatre grands points de fixation des relations stratégiques internationales – Palestine, Cachemire, Corées, Taïwan – ont déjà plus de soixante ans. La mobilisation de l’histoire, de chaque côté, les rend quasiment insolubles. Les nouveaux foyers de tension qui se sont allumés ces dernières années font tous appel à des références his- toriques qui attisent les passions nationalistes. La Russie, la Chine, l’Iran et Daesh convoquent un passé glorieux, appuient leurs reven- dications par des cartes et des documents anciens, et y ajoutent, pour faire bonne mesure, la nécessité de faire face au « fascisme », au « colo-

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nialisme », ou à « l’impérialisme ». Même si, comme pour l’URSS en son temps, la stigmatisation de l’impérialisme américain ou japonais est bien souvent le masque du désir d’empire. Ces tendances sont d’autant plus dangereuses que le souvenir des horreurs de la Seconde Guerre mondiale commence à s’estomper. Pour des raisons biologiques, le nombre d’adultes ayant vécu dans leur chair les combats et les souffrances des années quarante diminue maintenant rapidement. Seule reste la mémoire de l’héroïsme, qu’il est tentant d’ins- trumentaliser au bénéfice des nationalismes contemporains. Le risque est de voir un jour en Asie une « première guerre mondiale avec des armes nucléaires ». Et lorsque des justifications d’ordre religieux, par nature non négociables, entrent en ligne de compte, toute rationalité est appelée à disparaître. Le Moyen-Orient est le théâtre privilégié des revendications appuyées sur des impératifs religieux (la restauration du califat sur le Dar al-Islam), voire eschatologiques (Iran, Syrie).

Les Européens doivent se rendre à l’évidence : vingt-cinq ans après la fin de la guerre froide et la naissance de l’Union politique, les pas- sions ancrées dans l’histoire sont toujours, et semble-t-il de plus en plus, un ressort essentiel des rapports de forces internationaux. La première étape est donc de comprendre. On a pu répéter à l’envi qu’il était nécessaire de « comprendre l’humiliation » ressentie par la Russie et les peuples anciennement colonisés du Moyen-Orient et d’Asie. Soit, à condition de ne pas tomber dans un travers post- moderne consistant à considérer que « tous les récits historiques se valent ». Il faut ici répondre aux passions par la raison : exposer les faits, ouvrir les archives, ne pas être fermé au débat dès lors qu’il est sincère. Mais aussi aider les organisations non gouvernementales qui œuvrent en ce sens dans les pays qui refusent encore de réexaminer leur passé – tels que la Russie ou la Chine. Et refuser que « l’amitié historique », comme on l’a souvent entendu en France à propos de la Serbie ou de la Russie, soit un déterminant de la diplomatie. Il faut aussi, bien sûr, éviter des maladresses innocentes mais lourdes de conséquences. On pense à George W. Bush en 2002 évoquant une « croisade », ou plus récemment au Premier ministre japonais faisant en

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2013 un vol d’essai dans l’avion « numéro 731 », alors que ce chiffre est immédiatement associé, en Asie, au nom de l’unité japonaise qui expé- rimentait les armes biologiques de l’Empire sur les prisonniers. Mais il est encore plus important de distinguer les émotions sincères de leur instrumentalisation. Les tentatives de rédaction de manuels scolaires communs sont louables, tant l’enseignement de l’histoire est important dans la pérennisation des mémoires. Mais les efforts israélo-palestiniens ou sino-japonais dans ce domaine n’ont guère eu d’impact politique. L’objectif de la « réconciliation », pour séduisant qu’il soit en apparence, ne peut être systématique. Il suggère que les contentieux internationaux ne sont finalement que de grands malentendus ou des disputes sans gravité et, surtout, que chaque partie est coupable à parts égales, alors que les contentieux historiques sont parfois, pour reprendre le mot d’Arthur Koestler, des affrontements entre la demi- vérité et le mensonge. Et quand la « réconciliation » est à la fois néces- saire et possible, c’est peu de temps après un événement traumatique tel que la Seconde Guerre mondiale – mais pas soixante-dix ans plus tard. C’est pourquoi l’Europe n’a guère de succès en se présentant en Asie comme un modèle… Enfin et surtout, l’histoire ne peut et ne doit pas être l’ultima ratio de la revendication politique : la démocratie et le droit international doivent avoir le dernier mot. C’est là que le modèle européen, avec toutes ses faiblesses et ses fragilités, prend sa valeur.

1. Robert D. Kaplan, The Revenge of Geography. What the Map Tells Us About Coming Conflicts and the Battle Against Fate, Random House, 2012. 2. Pierre Hassner, « La revanche des passions », Commentaire, n° 110, été 2005. 3. Richard E. Neustadt et Ernest R. May, Thinking in Time. The Uses of History for Decision Makers, Free Press, 1988 ; Yuen Foong Khong, Analogies at War. Korea, Munich, Dien Bien Phu and the Vietnam Deci- sions of 1965, Princeton University Press, 1992. 4. Aaron Friedberg, « Will Europe’s Past Be Asia’s Future ? », Survival, vol. 42 ; n° 3, automne 2000. 5. Robert Kagan, The Return of History and the End of Dreams, Knopf, 2008 ; Thérèse Delpech, l’Ensauva- gement. Le retour de la barbarie au XXIe siècle, Grasset, 2005. 6. Pierre Hassner, « Nous entrons dans un nouveau Moyen Âge », le Monde, 27 octobre 1992 ; Martin Van Creveld, « The New Middle Ages », Foreign Policy, été 2000 ; John Rapley, « The New Middle Ages », Foreign Affairs, mai-juin 2006. 7. Margaret MacMillan, Dangerous Games. The Uses and Abuses of History, The Modern Library, 2010, p. 81. 8. Idem, p. 15. 9. Michael Ignatieff, The Warrior’s Honor. Ethnic War and the Modern Conscience, Metropolitan Books, 1998. 10. Ian Buruma & Avishai Margalit, Occidentalism. The West in the Eyes of Its Enemies, The Penguin Press, 2004. 11. Yavuz Baydar, « Erdogan: Kosovo is », Al-Monitor, 28 octobre 2013. 12. Margaret MacMillan, Dangerous Games, op. cit., p. 131.

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› Annick Steta

arrestation par la police de Zurich, le 27 mai 2015, de sept hauts responsables de la Fédération interna- tionale de football association (Fifa) a révélé au grand public le climat de corruption qui s’est développé dans cette organisation lors du dernier quart de siècle. L’Elle a constitué l’un des premiers résultats d’une enquête portant sur des faits présumés de racket, fraude et blanchiment d’argent ouverte en 2011 par le Federal Bureau of Investigation (FBI). Le Département de la justice des États-Unis a dénoncé une pratique « systémique » couvrant « au moins deux générations d’officiels du football, qui ont abusé de leur position pour toucher des pots-de-vin et des commis- sions occultes de plusieurs millions de dollars ». Outre l’attribution de la Coupe du monde de football de 2010 à l’Afrique du Sud et la réélec- tion de Joseph « Sepp » Blatter à la présidence de la Fifa en 2011, ces pots-de-vin et commissions occultes concerneraient principalement « la commercialisation des droits média et marketing » de matchs ou de compétitions. 150 millions de dollars auraient été détournés de cette façon entre 1991 et 2015. La justice américaine, qui a la possi- bilité de poursuivre des ressortissants étrangers à l’extérieur des États- Unis si les actes délictueux ont été commis sur le territoire national ou

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par l’intermédiaire de banques situées sur ce territoire, a mis en cause non seulement des dirigeants de la Fifa, mais aussi des professionnels du marketing sportif et des droits de retransmission télévisuelle, sur la base du Racketeer Influenced and Corrupt Organizations (Rico) Act. Adopté en 1970, ce texte de loi était initialement destiné à lutter contre la mafia. Les soupçons du FBI avaient été éveillés par des informations rela- tives à des malversations internes à la Fifa rassemblées par le journa- liste britannique Andrew Jennings, qui avait déjà consacré plusieurs documentaires et un livre à ce sujet (1). Ces éléments montraient notamment que l’Américain Chuck Blazer, qui a été membre du comité exécutif de la Fifa de 1996 à 2013 et secrétaire général de la Confederation of North, Central American and Caribbean Associa-

tion Football (Concacaf) de 1990 à 2011, Annick Steta est docteur en sciences avait caché dans des paradis fiscaux des économiques. millions de dollars provenant des caisses › [email protected] de la Fifa et des organisations régionales de football. Convaincu de fraude fiscale, celui-ci accepta fin 2011 de coopérer avec le FBI et enregistra secrètement des conversations compromettantes entre des membres de la Fifa et plusieurs de leurs partenaires. L’enquête du FBI fut également nourrie par les révélations des deux fils de l’ancien pré- sident de la Concacaf, le Trinidadien Jack Warner (2). Mis sous pres- sion par l’arrestation spectaculaire de plusieurs de ses collaborateurs, Sepp Blatter a annoncé sa démission le 2 juin 2015, trois jours après sa réélection pour un cinquième mandat de président de la Fifa. Son successeur devrait être élu lors d’un congrès exceptionnel prévu pour février 2016. Alors que l’ancien footballeur français Michel Platini, devenu président de l’Union des associations européennes de football (Union of European Football Associations, UEFA) en 2007, semblait le mieux placé des candidats déclarés, son apparition dans la procé- dure pénale ouverte en septembre dernier par le ministère public hel- vétique à l’encontre de Sepp Blatter pourrait l’empêcher de se pré- senter. La justice suisse reproche en effet au président démissionnaire de la Fifa – entre autres choses – un « paiement déloyal », effectué en février 2011, de 2 millions de francs suisses (1,8 million d’euros)

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à Michel Platini, « prétendument pour des travaux effectués entre janvier 1999 et juin 2002 ». Même si aucune charge n’était retenue contre le président de l’UEFA, qui a été interrogé le 25 septembre comme « personne appelée à donner des renseignements » – un statut intermédiaire entre celui de témoin et celui d’accusé –, l’arrivée à la tête de la Fifa de l’ancien conseiller de Sepp Blatter ne constituerait pas le meilleur gage de renouveau pour une institution rongée par la corruption. Le scandale dans lequel est engluée la Fifa est le fruit malsain d’une évolution engagée depuis le milieu des années quatre-vingt : la trans- formation du sport professionnel en produit marchand. Les sports individuels et collectifs ont longtemps été principalement financés par leurs pratiquants. Apparues lors de la seconde moitié du XIXe siècle, les organisations sportives ont donc tout d’abord disposé de moyens limités. Après la Première Guerre mondiale, la transformation des compétitions en spectacle populaire a généré des recettes de billetterie, qui sont progressivement devenues la première source de financement de ces organisations. La médiatisation des compétitions a peu à peu changé la donne. La télévision et le mouvement sportif ont noué des relations marchandes dès les années trente aux États-Unis et dans les années soixante en Europe. Ce phénomène, qui a pris une ampleur considérable, s’est traduit par la création de deux marchés : un marché des émissions sportives sur lequel se rencontrent les diffuseurs et les consommateurs de tels programmes, et un marché des retransmissions sportives sur lequel les chaînes de télévision négocient avec le mouve- ment sportif le droit de retransmettre les compétitions (3). Sont par ailleurs entrés dans la danse les annonceurs, qui sont prêts à payer d’autant plus cher pour la diffusion d’un message publicitaire que le nombre de téléspectateurs sera important. Les grands-messes spor- tives que sont les Jeux olympiques, la Coupe du monde de football, la Coupe du monde de rugby ou le Tour de France constituent pour eux des occasions inégalées d’accroître la visibilité de leurs produits : on estime par exemple que 4,3 milliards d’individus ont regardé au moins une minute de la retransmission télévisuelle des Jeux olym- piques organisés en 2008 à Pékin (4).

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À partir du milieu des années quatre-vingt, plusieurs facteurs se sont conjugués pour faire entrer massivement l’argent dans le sport. Les Jeux olympiques organisés en 1984 à Los Angeles ont marqué un tournant à cet égard. Alors que les Jeux de Munich (1972), de Montréal (1976) et de Moscou (1980) avaient été financés presque intégralement sur fonds publics, le comité d’organisation des Jeux de Los Angeles s’était engagé à faire intégralement financer cet événe- ment par le secteur privé. Pour ce faire, il décida de négocier durement les droits de retransmission télévisuelle des compétitions et d’ouvrir largement la porte aux sponsors. Remportées par le réseau ABC, les enchères portant sur les droits de retransmission rapportèrent près de 225 millions de dollars. Le comité organisateur se lança parallèlement dans une campagne de séduction auprès d’entreprises multinationales désireuses d’être associées à la « marque olympique » et de bénéficier d’une exposition médiatique maximale. La conclusion d’accords de sponsoring lui permit de lever environ 150 millions de dollars. Coca- Cola consentit par exemple à verser 20 millions de dollars pour avoir le droit d’utiliser le label « Jeux olympiques » et d’installer un immense étendard à ses couleurs dans le stade olympique. De cette époque date la naissance du « marketing olympique », qui repose sur l’idée d’un partenariat avec des groupes privés de taille mondiale autour de trois valeurs étroitement associées à l’olympisme : l’excellence, le respect et l’amitié. En raison de la puissance de la marque qu’il gère, le Comité international olympique (CIO) est en position de force par rapport aux entreprises partenaires (5). Le « ticket d’entrée » que doivent payer les entreprises pour devenir sponsor officiel des Jeux olympiques a considérablement augmenté lors du dernier quart de siècle : pour les Jeux d’été de Londres (2012), chacun des sponsors officiels a accepté de verser plus de 60 millions d’euros (6). Si les principales compétitions sportives sont devenues des spec- tacles particulièrement attractifs pour les annonceurs à partir du milieu des années quatre-vingt, c’est aussi parce que l’offre de retransmission télévisuelle de ces manifestations s’est considérablement étendue au cours des trois dernières décennies en raison de l’explosion du nombre de chaînes et de l’apparition de nouveaux modes de consommation de

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programmes télévisés. En France par exemple, le volume horaire total de programmes sportifs a été multiplié par 100 entre 1984 et 2010. Au fil des ans, l’accès payant à ce type de contenu est devenu quasi hégémonique : près de 99 % du volume horaire des programmes sportifs relevaient des chaînes payantes en 2010, contre 5 % en 1984. L’offre gratuite, qui s’est dans un premier temps concentrée sur un petit nombre de disciplines très populaires, se rétrécit comme peau de chagrin : le football, le tennis, le rugby, le cyclisme et la Formule 1 tendent à migrer vers les chaînes payantes. L’évolution du marché des retransmissions sportives s’est par ailleurs révélée favorable aux organi- sations sportives. Soumis aux effets conjugués de la déréglementation et de l’essor des technologies de l’information et de la communica- tion, les diffuseurs sont devenus moins puissants qu’ils ne l’étaient par le passé. Dans le même temps, le mouvement sportif s’est organisé de façon à faire tendre l’offre de droits de retransmission télévisuelle vers une structure de monopole. Ce double phénomène explique la hausse vertigineuse des droits de retransmission payés par les chaînes de télé- vision. Alors que ABC avait versé 225 millions de dollars pour obtenir l’exclusivité de la diffusion aux États-Unis des Jeux olympiques de Los Angeles, NBC a déboursé 775 millions de dollars pour retrans- mettre les Jeux d’hiver de Sotchi (2014) et 1 226 millions de dollars pour les Jeux d’été de Rio de Janeiro (2016). Quant aux droits mon- diaux de diffusion de la Coupe du monde de football, ils sont passés de 15 millions d’euros en 1978 à 1 706 millions en 2010 (7).

Le poids croissant des multinationales

Parce que la retransmission télévisuelle de compétitions sportives majeures permet de toucher simultanément des milliards d’individus et d’associer des marques à des valeurs fédératrices, certaines des plus grandes multinationales sont prêtes à investir des sommes considé- rables pour être présentes sur les écrans lors de telles occasions. Un véritable partenariat s’est ainsi noué entre les organisations sportives et un petit nombre d’entreprises, qu’il s’agisse de fabricants d’articles

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de sport (Nike, Adidas-Reebok, Puma…) ou de sponsors produisant d’autres types de biens (Coca-Cola, McDonald’s, Visa, Panasonic, Canon…). La participation de ces multinationales au financement des principales compétitions est devenue déterminante : les onze sponsors officiels et le réseau NBC ont ainsi contribué pour plus de la moitié au financement des Jeux olympiques organisés en 2012 à Londres. Les intérêts de ces entreprises et du mouvement sportif se sont peu à peu enchevêtrés (8). Bien des décisions prises par le CIO, la Fifa, l’UEFA ou d’autres organisations sont donc entachées de soupçon : la logique de marché semble souvent prendre le pas sur la promotion du sport et la défense de ses valeurs. Le choix fait par la Fifa de confier l’organisation de la Coupe du monde de football de 2022 au Qatar constitue une illustration éclatante de cette dérive. Dès l’origine, il a été vivement contesté. Les conditions de travail des ouvriers immigrés sur les chantiers des infrastructures nécessaires au déroulement de la Coupe du monde ont fait scandale. Le calendrier de la compétition a par ailleurs dû être modifié pour tenir compte des températures supé- rieures à 40 °C couramment constatées dans ce pays en été : les matchs devraient avoir lieu en novembre et en décembre. Mais rien de tout cela n’a, pour le moment, fait le poids face à la richesse de cet émirat et à sa volonté d’utiliser l’événement majeur du sport le plus popu- laire du monde pour gagner en visibilité sur la scène internationale. Des rumeurs de corruption ont entouré l’attribution de la Coupe du monde au Qatar. L’ancien président de la Fédération anglaise de foot- ball, Lord David Triesman, a déclaré à ce sujet en juin 2014 que la Fifa se conduisait comme « une famille de mafieux » et son président, Sepp Blatter, comme Don Corleone. En facilitant le transfert de fonds et le blanchiment d’argent, la libéralisation des flux financiers internationaux a donné un coup d’ac- célérateur à la corruption dans le sport. La créativité des responsables sportifs en la matière semble être illimitée. Un rapport publié en juil- let 2009 par le Groupe d’action financière (Gafi), un organisme inter- gouvernemental créé en 1989 afin de lutter contre les menaces pesant sur l’intégrité du système financier international, dresse un tableau sans concession des pratiques les plus répandues dans le secteur du

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football (9) : elles incluent notamment le détournement de fonds par le biais de fausses factures, les majorations artificielles du coût de transfert des joueurs avant le partage de la différence entre plusieurs acteurs, ou encore le blanchiment d’argent sale à travers les comptes d’un club acheté à cette fin (10). Le Gafi a également dressé la liste des sports les plus susceptibles d’être instrumentalisés pour blanchir des capitaux : elle comprend le football, le rugby, le basket-ball, le volley- ball, le hockey sur glace, le cricket, les courses de chevaux et les courses automobiles. Toutes ces disciplines relèvent d’organisations brassant beaucoup d’argent dans des conditions opaques. À ces malversations s’ajoutent deux autres types d’activités criminelles : le dopage, dont le chiffre d’affaires annuel a été évalué à 40 milliards d’euros, répartis entre 10 milliards pour le sport professionnel et 30 milliards pour le sport amateur ; et les paris sportifs illégaux, dont l’essor a été favo- risé par le développement des technologies de l’information et de la communication et qui génèrent un chiffre d’affaires annuel voisin de 100 milliards d’euros. Rappeler les valeurs fondatrices du sport ne permettra guère de lutter efficacement contre les activités criminelles qui le gangrènent. Déplorer sa marchandisation ne sera pas plus utile : cette tendance n’épargnera vraisemblablement que les disciplines souffrant de la désaffection du public. Le plus sûr moyen d’enrayer la décompo- sition des organisations sportives consisterait à leur appliquer les mêmes exigences juridiques et financières qu’aux entreprises privées. Si la Fifa a pu jusqu’à présent œuvrer dans une opacité presque totale, c’est grâce au statut d’association de droit helvétique dont elle dis- pose (11). Alors que la Fifa et le CIO collectent des sommes colos- sales, à travers notamment l’attribution des droits de retransmission télévisuelle et la conclusion de contrats de sponsoring, la structure de leurs coûts paraît relativement floue – ce qui laisse le champ libre à toute forme de détournement. La réforme de l’organisation du mou- vement sportif constitue le préalable à l’éradication de la corruption en son sein. Le CIO a choisi de s’engager dans cette voie : il a adopté en décembre 2014 un ensemble de propositions, dit « Agenda 2020 », destiné notamment à améliorer sa gouvernance et à rendre ses comptes

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plus transparents. Les prises de position de sponsors importants pour- raient encourager une telle évolution. Quatre des principaux parte- naires de la Fifa – Coca-Cola, McDonald’s, Visa et Budweiser – ont ainsi demandé le 2 octobre à Sepp Blatter de quitter la présidence sans attendre l’élection de son successeur. Leur offensive a montré com- bien ils redoutent les réactions négatives de l’opinion publique. Elle a ainsi rappelé implicitement que le pouvoir était entre les mains des amateurs de sport, qui sont les consommateurs finaux de ce secteur d’activité : en se détournant des entreprises qui soutiennent le mouve- ment sportif et en boudant les retransmissions télévisuelles des com- pétitions, ces derniers sont les seuls à pouvoir obtenir que les écuries d’Augias du sport mondial soient enfin nettoyées.

1. Andrew Jennings, Carton rouge ! Les dessous troublants de la Fifa, Presses de la Cité, 2006. 2. Pour le récit détaillé de l’enquête consacrée par Andrew Jennings aux malversations commises par les dirigeants de la Fifa, voir : Andrew Jennings, le Scandale de la Fifa, Seuil, 2015. 3. Sur les relations entre le sport professionnel et l’économie de marché, voir : Jean-François Bourg et Jean-Jacques Gouguet, Économie du sport, La Découverte, collection « Repères », 2012, p. 7-36. 4. Jérôme Lefilliâtre, « Comment les JO sont devenus un fabuleux produit marketing », Challenges, 10 août 2012. 5. Jérôme Lefilliâtre, art. cit. 6. Michel Desbordes, « Le sponsoring des JO se paie très cher », interview réalisée par Elsa Poix, Investir- le Journal des finances, 12 juillet 2012. 7. Jean-François Bourg et Jean-Jacques Gouguet, op. cit., p. 8-15. 8. Idem, p. 50-51. 9. Groupe d’action financière, « Money laundering through the football sector », juillet 2009. 10. Jean-François Bourg et Jean-Jacques Gouguet, op. cit., p. 56-57. 11. « Good money, bad money », , 6 juin 2015, p. 49-50.

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› Richard Millet

ragonard m’ennuie. Le voilà à l’honneur au musée du Luxembourg, à Paris, et je gage que l’exposition aura du suc- cès. Je cherche les raisons de mon peu d’engouement pour ce peintre : il est de même nature que l’ennui que m’ins- pirent François Boucher, Jean-Marc Nattier, Charles-Joseph Natoire, Carmontelle, Hubert Robert, et une grande partie de la musique F e française de ce siècle… C’est que je n’aime guère le XVIII siècle, les Lumières, la révolution de 1789. Ce qui m’ennuie chez Fragonard, dont je reconnais l’immense talent, c’est donc l’esprit de ce temps, le rococo, la galanterie, la frivolité, le libertinage, l’Escarpolette, le Verrou, qui évoque trop un viol, la Liseuse, qui annonce ce qu’il y a de pire chez Renoir, la bonbonnière et le chromo, bref tout qui place cette peinture à mille lieues du sacré dont cet art, comme la musique et la littérature, devrait être habité, fût-ce en des scènes apparemment aussi éloignées de la reli- gion que celles que peignent Antoine Watteau et, surtout, Jean Siméon Chardin, les deux grands peintres de l’époque. Rien à sauver, donc, chez ce Jean-Honoré ? Si : son portrait de Diderot, peint à la diable, en 1769, qui saisit la frémissante vérité de l’homme, et dont des experts (le règne des experts étant, comme celui des metteurs en scène, au théâtre, une des plaies de notre époque) viennent de soutenir que ce n’est pas l’auteur du Neveu de Rameau qui

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est représenté là, mais un homme de son temps : un lecteur… Voire ! Ce tableau reste pourtant à ce point attaché à Diderot que le temps ni des bataillons de spécialistes n’y pourront rien, surtout à le comparer avec l’académique portrait qu’en a peint Louis-Michel Van Loo. L’art est, faut-il le rappeler, un refus de l’expertise. Une insubordination contre les savoirs institutionnels. Le frémissement de l’incertain. N’ayant rien trouvé à me mettre sous la dent dans la « rentrée litté- raire », je me tourne vers la musique, à laquelle je demande des conso- lations qu’elle seule peut m’apporter. Deux disques, donc. Le premier, Into the Dark (produit par le label Aparté), rassemble des œuvres concer- tantes de Karol Beffa, né en 1973, et dont l’impressionnante batterie

de diplômes et le rare talent d’improvisateur Richard Millet est écrivain et éditeur. cachent qu’il est l’auteur d’une œuvre déjà Derniers ouvrages publiés : Israël importante que les tenants de la musique depuis Beaufort (Les Provinciales, post-sérielle rangent avec mépris dans la caté- 2015) et Tuer (Léo Scheer, 2015). gorie néotonale, voire néoromantique, mais qu’il faut écouter en laissant de côté toute question d’orthodoxie esthétique : en s’abandonnant, par exemple, à ses séductions immédiates mais non dépourvues de mystère (la musique savante nous ouvrant au mystère même du sonore, selon une transaction secrète, dirait Jaccottet, que beaucoup aujourd’hui refusent au profit du binarisme simpliste et bruyant du rock et de ses dérivés). Ainsi le mouvement lent et méditatif du Concerto pour alto et orchestre à cordes, le recueillement du Concerto pour harpe et orchestre, dans son beau dialogue entre la harpe et les cordes, la « chorégraphie imaginaire » du très nocturne Dark, pour piano et cordes, où le compositeur recon- naît des réminiscences du baroque français et de l’espagnol, ainsi que de Rachmaninov et Scriabine, dans le deuxième mouvement. Un climat méditatif qu’on retrouve, de façon plus recueillie, dans Rainbow, éga- lement pour piano et cordes, pièce écrite à la mémoire d’une femme morte. Ma préférence va à Nuit obscure, quatre chants sur des poèmes de saint Jean de la Croix, Beffa abordant, là encore, un des genres majeurs de la musique : la mélodie avec orchestre, qui a donné, de Berlioz à Dutilleux, en passant par Duparc, Chausson, Debussy, Ravel, Messiaen, et des contemporains comme Grisey, Hersant ou Campo, le meilleur de la musique française, en tout cas quelque chose capable de rivaliser avec

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les Lieder allemands de Mahler, Strauss, Berg… Ces mélodies, qui ont quelque chose de lancinant, font entendre une montée vers l’ouverture à la nuit qui se dérobe à l’obscur. Elles sont magnifiquement interprétées par Karine Deshayes et l’ensemble Contraste, dirigé par Johann Farjot – les autres interprètes, non moins remarquables, étant Beffa lui-même, le violoniste Arnaud Thorette et le harpiste Emmanuel Ceysson. Ceux qui préfèrent la musique d’un autre temps, celui de Frago- nard, par exemple, découvriront avec bonheur le premier disque du label L’Autre monde, que lance Jean-Paul Combet, qui avait déjà créé les disques Alpha, dernière entreprise discographique française digne de ce nom consacrée à la musique savante. Le présent disque est consacré à des chaconnes et des passacailles par la violoniste Marie Leonhardt, à la tête de l’Ensemble baroque Mateus. Elle fut l’épouse de l’immense claveciniste néerlandais Gustav Leonhardt. On mesure mal, aujourd’hui, ce que la musique baroque doit à cette poignée de musiciens qui se sont dévoués à une époque qu’on ne connaissait que filtrée par des interpré- tations romantiques, quand elle n’était pas inconnue, Bach, Vivaldi et Haendel n’étant que la partie visible d’un continent qui a peu à peu resurgi de l’oubli. « Continuez à faire des disques », avait dit Gustav Leonhardt à Jean-Paul Combet. C’est chose faite, et magnifiquement, tant pour l’esthétique du disque (avec un livret de 48 pages) que pour la musique : passacailles et chaconnes de Purcell, Marini, Cazzati, Gaul- tier, Biber, Caldara, Fischer, Martin y Coll et Bach, soit le meilleur de l’Europe musicale de cette époque, le disque se fermant sur la célèbre grande chaconne de la Partita BWV 1004 de Bach, qui est la Sainte Cha- pelle de cette forme musicale et de la littérature pour violon seul. Marie Leonhardt rappelle que la chaconne est, à l’origine, liée à la sarabande, toutes deux nées en Amérique du Sud, la passacaille, elle, étant aussi d’origine populaire et pouvant être considérée comme une variante de la chaconne. Stylisée, ces danses compteront bientôt parmi les expressions les plus hautes de la musique savante. Il est intéressant, et douloureux, d’observer que la musique populaire d’aujourd’hui ne fait que styliser sa propre insignifiance, ce qui, sans forcément se placer dans la nostalgie du passé, est bien le signe d’un déclin civilisationnel.

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CRITIQUES

LIVRES « La plus noble conquête de l’homme » › Michel Delon De la vie et de l’œuvre de Robert Musil › Eryck de Rubercy La prophétie de Snyder › Frédéric Verger Pénurie de sacré › Stéphane Guégan Winnaretta Singer-Polignac, princesse et mécène › Henri de Montety

EXPOSITIONS Hedy et Arthur Hahnloser et leurs amis les peintres › Robert Kopp

DISQUES Céleste Aïda et divin Rameau › Jean-Luc Macia LIVRES « La plus noble conquête de l’homme » › Michel Delon

aniel Roche appartient à cette génération qui a encore vu des percherons au travail dans les champs et des voitures hippomobiles dans les D e villes. En notre début du XXI siècle, monter à cheval n’est plus qu’un loisir ou un sport et le monde viril des cavaliers a laissé place à une pratique souvent féminine. Les voitures à cheval ne transportent plus que les touristes et la reine d’An- gleterre ; la cavalerie de l’armée de terre comprend essentiel- lement des blindés. Les enfants, qui ont réclamé des tours de chevaux de bois, joué aux petits chevaux et regardé des films d’Indiens et de cow-boys, ont-ils, à travers tant de gestes et d’objets, gardé la mémoire ancestrale du compagnon- nage de l’homme et du cheval ? Aux aventures de ce couple à travers les siècles, Daniel Roche a consacré une monu- mentale trilogie (1) qu’il vient d’achever. L’historien de la France des Lumières, celui qui nous a raconté comment on a consommé et circulé dans l’ancienne France (2), mobilise une somme impressionnante de documents et d’archives. Il sait combien de chevaux ont vécu à Paris, en France, en Europe, et peut affirmer que leur nombre a triplé à travers le continent entre la Renaissance et la Belle Époque. Il sait combien de livres ont paru dans chaque langue, à chaque époque, sur l’art équestre, la cavalerie militaire ou l’élevage. Mais l’histoire ne se réduit pas à des chiffres et à des sta- tistiques, elle est faite de sensations et d’émotions. Daniel Roche a lu avec attention l’essai dans lequel Montaigne raconte son enthousiasme devant un cavalier italien expert en voltige. Il rappelle la colère des bourgeois de Verrières

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quand ils découvrent Julien Sorel dans la garde d’honneur improvisée pour la visite du roi : comment le fils du char- pentier peut-il se pavaner ainsi sur un beau cheval normand ? Daniel Roche sait commenter les pages que Buffon consacre au cheval, en tête de l’Histoire naturelle des animaux : « La plus noble conquête que l’homme ait jamais faite est celle de ce fier et fougueux animal qui partage avec lui les fatigues de la guerre et la gloire des combats […] il partage aussi ses plaisirs, à la chasse, aux tournois, à la course, il brille, il étin- celle ; mais, docile autant que courageux, il ne se laisse point emporter à son feu. » Toute une civilisation s’exprime dans cet éloge de l’ani- mal. Les liens que nouent l’homme et le cheval relèvent de l’économie, du symbole, du savoir et de l’imaginaire. Le développement de l’agriculture et de l’industrie a été assuré par les animaux dans les champs et dans les mines, sur les routes et les chemins de halage. Notre continent a tiré de la force des chevaux une bonne part de sa richesse. Les infor- mations, les personnes et les marchandises ne circulaient qu’au rythme de leurs sabots. La société était divisée entre ceux qui allaient à pied et ceux qui se déplaçaient à che- val. Dans les villes, jusqu’à l’apparition des trottoirs à la fin du XVIIIe siècle, les piétons étaient en permanence mena- cés par les cavaliers et les voitures. Savoir monter, posséder son cheval, sa voiture étaient des signes de distinction. L’art équestre, l’entretien d’une écurie, le soin porté à la race che- valine restaient le privilège d’une élite. Pour des raisons de prestige, de défense aussi bien que d’économie, l’État en France s’est investi dans le domaine et a concurrencé la noblesse. Colbert fonde le Haras natio- nal du Pin dans l’Orne pour l’amélioration de la race. Les bâtiments de ce qu’on a pu appeler un « Versailles du che- val » sont construits au début du XVIIIe siècle. Un demi- siècle plus tard, l’école de cavalerie est installée à Saumur, où le Cadre noir perpétue la tradition française. Au même

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moment, l’École vétérinaire d’Alfort commence à former des spécialistes de la santé des chevaux qui ne pouvait être abandonnée aux seules recettes magiques. Les crises avec l’Angleterre entraînent des initiatives pour ne pas laisser le voisin d’outre-Manche renforcer son avance. « Le cheval est pour les Anglais ce que la musique est aux Italiens », remar- quait un voyageur. Qu’elle soit impériale, monarchique ou républicaine, la France ne veut pas être en reste. En 1801, la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, sous la présidence de Jean-Antoine Chaptal, prend en charge la qualité de l’élevage. En 1833, comme en Angleterre, le Joc- key-Club réunit les passionnés de chevaux, les mieux nés et les plus soucieux de la tradition, au moment où le mot « turf » s’impose en français pour désigner un champ de course et l’ensemble des activités qui s’y rattachent. Les hip- podromes se multiplient. Il faut lire la somme de Daniel Roche pour prendre conscience de la pesanteur des habitudes et de la perma- nence des représentations. Les cavalcades et les défilés rem- placent les tournois, l’efficacité sportive prolonge la néces- sité militaire, la beauté de la ligne, propre au cavalier et à sa monture, reste aristocratique et la puissance des moteurs continue à se mesurer en chevaux-vapeur. La maîtrise du cheval est vite devenue l’image du pouvoir politique. Les places royales d’Europe se sont organisées autour d’un monarque à cheval. Henri IV surveille ainsi le pont Neuf et Louis XIV règne sur la place des Victoires. À Saint-­ Pétersbourg, au bord de la Neva, Falconet a imaginé un Pierre le Grand maintenant son assiette sur un cheval cabré. Les militaires ont droit au même honneur. À Moscou, plus récemment, en 1995, à deux pas de la place Rouge, a été érigée la statue équestre en bronze du maréchal Joukov. La Garde républicaine à Paris reste aujourd’hui encore le régi- ment de prestige qui accompagne les rites du pouvoir. La démocratisation du cirque et les paris sur les courses à la

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fin du XIXe siècle semblent ruiner cette ancienne fonction, mais ce serait compter sans le pouvoir de fascination du spectacle. Le burlesque clownesque n’entame pas la magie des cavalcades. Le cheval reste sous la IIIe République une « figure de cohésion sociale et d’héroïsme » et à la distinc- tion nobiliaire se mêlent les vertus de l’aventurier et de l’en- trepreneur. Bartabas à la fin du XXe siècle a restitué la magie des spectacles équestres. La couverture de Connaissance et passion reproduit un cheval bleu de Franz Marc, le peintre expressionniste alle- mand. À la veille de la Première Guerre mondiale, Vassily Kandinsky et lui prennent ce cheval, libre de tout harnais, comme emblème de leur mouvement, Der blaue Reiter (le cavalier bleu). Contre tous les chevaux enfourchés par des uniformes gris, ils proclament leur confiance en la vie et la nature, en l’art et en l’invention humaine. Ils veulent reve- nir aux joies simples et aux couleurs franches. C’est un che- val qui porte leur jeunesse non conformiste.

1. Daniel Roche, la Culture équestre de l’Occident. XVIe-XIXe siècle, Fayard, tome I, le Cheval moteur, 2008 ; tome II, la Gloire et la puissance, 2011 ; tome III, Connaissance et passion, 2015. 2. Daniel Roche, la Culture des apparences. Une histoire du vêtement. XVII-XVIIIe siècle, Fayard, 1989 ; la France des Lumières, Fayard, 1993 ; Histoire des choses banales. Nais- sance de la consommation. XVII-XIXe siècle, Fayard, 1997 ; Humeurs vagabondes. De la circulation des hommes et de l’utilité des voyages, Fayard, 2003.

DÉCEMBRE 2015-JANVIER 2016 DÉCEMBRE 2015-JANVIER 2016 177 LIVRES De la vie et de l’œuvre de Robert Musil › Eryck de Rubercy

u’est-ce qui peut bien conduire un biographe à entasser des milliers de renseignements sur un auteur Q dans un alarmant volume de plus de 2 000 pages ? Dans le cas de Robert Musil (1880-1942), surtout connu pour les Désarrois de l’élève Törless, un peu moins, malheu- reusement, pour son maître-livre, l’Homme sans qualités, la biographie de Karl Corino parue outre-Rhin en 2003 avait fait date par la somme prodigieuse d’informations recueillies par ce fervent de l’un des plus grands écrivains autrichiens, assurément le plus singulier et celui qui aura médité avec le plus d’acuité et de profondeur sur les crises de son temps. Ce faisant, c’est par l’absence de toute perspective critique que le travail de ce genre d’ouvrage risque de décevoir, à croire que l’auteur, la tête encombrée de détails, s’est trouvé dans l’impossibilité de penser. On ne peut donc que se réjouir de la biographie de Robert Musil (une première en France) que vient de faire paraître Frédéric Joly (1), qui, en ayant « voulu écrire un livre profon- dément différent, dans le ton, l’esprit et la forme », échappe à ce travers, fréquent chez les spécialistes, qui est d’entendre parvenir à un portrait de leur modèle par les seuls tenants et aboutissants du quotidien. Car, tout en s’y intéressant, son travail biographique s’applique avant tout à « restituer de la façon la plus synthétique possible le mouvement et le sens de cette existence dans ses rapports avec l’œuvre qu’elle sut faire naître et avec laquelle elle a fini par se confondre », attendu que « mener à bien une biographie de Musil supposait d’en- visager les œuvres comme autant de témoins renvoyant à l’expérience vécue de l’écrivain ».

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Et puis, la biographie de Frédéric Joly possède une vertu capitale : celle de dénoncer cette image de Robert Musil nostalgique de la Vienne impériale relevant du stéréotype véhiculé par une hâtive critique qui le range « à la va-vite dans la catégorie des théoriciens ou des peintres du déclin de la Mittel­europa », alors que « Vienne ne l’attire pas outre mesure, et [que] les états d’âme très fin de siècle qui y dominent le laissent pour l’essentiel assez froid ». Sinon, « sans aller jusqu’à soulever chez lui de l’hostilité, la capitale impériale ne lui inspire aucun sentiment d’appartenance ». Voilà qui est dit. Mais rappelons d’abord à ceux qui ignorent encore l’œuvre de Robert Musil qu’il a bénéficié dans le domaine français d’un aussi talentueux traducteur que Philippe Jac- cottet, qui lui ouvrit grandes les portes avec sa traduction de l’Homme sans qualités en 1957, avant d’accomplir ce miracle de traduire au fil des années toutes ses œuvres de fiction, ses Journaux, un large choix de ses essais ainsi que ses lettres. Au demeurant, et c’est Frédéric Joly qui le fait observer, « les correspondances entre l’œuvre et la vie, qu’elles soient éta- blies, relevées ou non par le principal intéressé, sont, de fait, nombreuses, et se voient intégrées à un horizon de significa- tion dont l’œuvre semble être la condition même ». Et c’est bien l’un des objectifs de cette biographie que de montrer la « transposition/transmutation, habituelle chez l’auteur, d’élé- ments à teneur autobiographique dans le tissu de la fiction ». C’est d’ailleurs « une savante articulation d’éléments à caractère biographique et d’éléments purement fictionnels » qui préside en 1906 à l’élaboration chez Musil de son premier roman, les Désarrois de l’élève Törless, construit autour d’une histoire de victimisation sadique dans une école de cadets. Décidant à partir de là que sa vie serait consacrée à l’écriture, les années vingt vont être pour lui des plus fécondes avec, outre de nombreuses critiques dramatiques et divers articles de revue, la publication de nouvelles et de deux pièces de

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théâtre, les Exaltés (1921) et Vincent (1923). Mais surtout, son œuvre prend une envergure d’exception avec la réalisa- tion d’un grand projet romanesque qui, après de nombreuses tentatives plus ou moins poussées, devait devenir son opus magnum. Ainsi de l’Homme sans qualités, œuvre de toute une vie laissée inachevée parce que peut-être inachevable, et dont l’histoire se reflète dans ses autres livres, tous secondaires par rapport à elle, mais surtout dans ses Journaux, qui « ne sont pas des résidus secondaires de l’œuvre principale mais une œuvre organique dans sa multiplicité fragmentaire ». On y voit tout un réseau autobiographique en même temps qu’un engrangement inlassable de faits, de chiffres parfois, de citations prises dans la presse, de remarques sur des faits et des problèmes innombrables. Et l’on saisit d’autant mieux la nécessité de ce travail, qui ramasse, avec ses propres idées, celles de son époque, qu’on a pénétré les intentions du roman- cier – celui de l’Homme sans qualités qui se donne pour objet, comme l’a si parfaitement observé J.M. Coetzee, « d’établir le diagnostic de cet effondrement que Musil en vint toujours plus à considérer comme découlant de l’incapacité de l’élite libérale européenne depuis les années 1870 à reconnaître que les doc- trines sociales et politiques héritées des Lumières n’étaient pas adaptées à la nouvelle civilisation de masse qui se développait dans les villes » (2). D’où son ambition de « tout réinventer » pour reprendre le sous-titre donné par Frédéric Joly à sa bio- graphie, qui s’attache également à « souligner l’extrême moder- nité de l’œuvre (l’antidote parfait aux idéologies du déclin, aux modes et à l’historicisation du présent qui encombrent notre époque jusqu’à l’asphyxie), son humour terrible aussi, ainsi que sa dimension utopique, proprement centrale, et d’un grand potentiel subversif ». Bref, tout ce qui fait la singularité pro- fonde, plus actuelle que jamais, de Robert Musil.

1. Frédéric Joly, Robert Musil. Tout réinventer, Seuil, 2015. 2. J.M. Coetze, De la lecture à l’écriture. Chroniques littéraires 2000-2005, Seuil, 2007, p. 46.

180 DÉCEMBRE 2015-JANVIER 2016 DÉCEMBRE 2015-JANVIER 2016 LIVRES La prophétie de Snyder › Frédéric Verger

ans Black Earth (1), Timothy Snyder propose une vision du génocide qui le replace dans un D ensemble de faits et de représentations qu’ignore ou déforme selon lui l’obligation morale du « devoir de mémoire ». Parce qu’il occulte certaines dimensions histo- riques de l’événement qui pourraient un jour donner nais- sance à des phénomènes du même ordre, le « Plus jamais ça » nous aveugle sur ce qui peut faire retour. L’ouvrage présente des analyses historiques très diverses : celle des rapports complexes entre la Pologne et l’Allemagne des années trente, une histoire de la Résistance dans les ter- ritoires occupés de l’Est ou encore une étude comparative de la mise en place du génocide dans les différents pays d’Europe. Mais cette bigarrure d’évocations vise justement à montrer que ce tourbillon et ce chaos trouvent leur ori- gine dans un projet fou mais cohérent, né de la vision que se faisait Hitler de l’homme et de l’histoire. On croit connaître cette vision mais le mépris qu’inspire l’idéologie nazie fait oublier ses éléments les plus radicaux, et refuser de voir la pensée de Hitler dans toute sa cohérence, c’est refuser de voir en quoi on en retrouve des traces aujourd’hui. Dans un article récent de la New York Review of Books, Snyder a proposé un exposé clair et terrifiant des représen- tations que se faisait Hitler de l’histoire et de l’homme : Pour lui, la seule réalité de l’histoire a été découverte par Darwin : c’est la logique animale, à laquelle l’espèce humaine est soumise comme toutes les autres. Elle se manifeste par un processus de différenciation raciale, déjà en cours, à l’issue duquel les hommes évolueront en

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espèces différentes. L’espèce la plus forte dominera ou éliminera les autres. Il n’existe pas à proprement dit de race supérieure, cela serait contraire à la logique évolu- tionniste, seulement des races plus avancées, plus évoluées (d’une certaine façon, la supériorité de la race germanique n’est qu’un outil de propagande et de prophétie auto- justificatrice : seule la race convaincue de sa supériorité a une chance de devenir la race supérieure). En réalité, c’est l’expérience historique de l’évolution qui désignera l’espèce appelée à dominer les autres. La seconde réalité darwinienne de l’histoire, son seul moteur, est la lutte pour la ressource, inégalement répartie pour des raisons géographiques et naturelles. Cette lutte est toujours mar- quée par la violence et la domination, et la famine est son arme suprême. (Snyder insiste bien sur le refus par Hitler de prendre au sérieux les perspectives de révolution agri- cole, envisagée dès les années trente et qui allait aboutir à la révolution verte de l’après-guerre : si la science pouvait mettre un terme à la lutte pour la ressource, son système s’écroulait.) Tout l’héritage classique de la philosophie, du droit, de la science politique, de la science elle-même, tout ce qui prétend que la raison doit guider les actions des hommes, et mettre en place une communauté universelle fondée sur la justice, tout cela n’est qu’illusion. La culture n’est qu’un mensonge qui dissimule la seule vérité de l’histoire : une lutte biologique et écologique. La culture n’est donc qu’une arme de domination ou un aveuglement de dominé. À l’ori- gine de la culture moderne, universaliste, on trouve le juif. Les juifs ne sont pas à proprement dire une race inférieure, mais une « non-race », un groupe humain coupé de son environnement qui, pour se protéger ou dominer, détourne l’humanité de la vérité. La victoire de l’universalisme juif irait à l’encontre de la vérité biologique de l’évolution. C’est pour cela que les juifs doivent être éliminés de l’histoire.

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L’exposé de Snyder terrifie parce qu’il offre une explica- tion de l’espèce de fascination que le nazisme exerce encore aujourd’hui : derrière l’argument racialiste, c’est son fond nihiliste, constructiviste radical, ne trouvant d’expression et de justification que dans la violence totale, qui l’apparente aux dimensions les plus atroces de la modernité, celle d’hier bien sûr, mais aussi celle d’aujourd’hui. C’est cet ensemble idéologique qui explique les deux idées essentielles de Black Earth : la société nazie idéale n’est pas un système de gouvernement et d’institutions mais une restructuration perpétuelle dont l’anarchie est le fondement secret, où l’ordre n’existe que parce qu’un groupe l’impose par la violence. Dans un sens, le but ultime de la politique nazie est la destruction de l’État. Voilà pourquoi les nazis n’ont pas cherché à créer à l’Est, en Ukraine par exemple, des États alliés, mais au contraire à détruire toute forme d’État, à créer un espace de « state­ lessness », où la pure violence pourrait imposer la loi du plus fort. Snyder insiste sur le rapport entre la dispari- tion de l’État et le taux d’anéantissement de la population juive : c’est dans les pays où plus aucune institution sou- veraine n’existait que le génocide a fait le plus de victimes (même à l’Ouest, où, comparant les cas de la Hollande et de la France, il montre comment un État collabora- teur, fortement marqué par l’antisémitisme, a néanmoins protégé en partie ses ressortissants, par un effet presque mécanique de ses institutions étatiques). Ensuite, et c’est là que le livre a soulevé une controverse dont on parlera sans doute quand paraîtra la version fran- çaise, Snyder affirme que l’extermination des juifs n’était pas centrale dans le projet hitlérien, qui était d’abord et avant tout la création d’un État d’anarchie dominé par la violence nazie dans les terres agricoles de l’Est, première étape d’un processus de colonisation. La violence raciale antisémite devait être déclenchée, favorisée sans même qu’on eût à

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l’organiser ou à la contrôler, comme cela se passa en 1941 en Lituanie ou en Ukraine (Snyder parle à propos du géno- cide de « création collective » des occupants et des occupés). La phase planifiée, contrôlée, organisée de l’Holocauste ne prit place que dans un second temps, quand les nazis réali- sèrent à quel point il était facile de massacrer des centaines de milliers de gens. Pour Snyder, l’histoire du génocide doit nous servir d’avertissement. L’épuisement des réserves en énergie, le réchauffement climatique peuvent créer les conditions d’une crise écologique qui conduira certains, comme Hitler avant eux, à considérer leur destin historique comme une lutte à mort pour le contrôle de la ressource. Surtout si, comme lui, les États refusent de consacrer toute leur éner- gie au développement de technologies qui permettent de répondre aux défis à venir. On peut critiquer bien des aper- çus ou des prophéties de Snyder, mais il y a quelque chose de glaçant dans les analogies qu’il évoque entre le rêve nihi- liste de Hitler et un monde, le nôtre, où la compétitivité à tout prix constitue le seul critère d’adaptation et de valeur et où le délitement des États fait naître une violence sauvage.

1. Timothy Snyder, Black Earth: The Holocaust as History and Warning, Bodley Head, 2015.

184 DÉCEMBRE 2015-JANVIER 2016 DÉCEMBRE 2015-JANVIER 2016 LIVRES Pénurie de sacré › Stéphane Guégan

haque jeudi que Dieu fait, Jean Clair se rend à l’Ins- titut, où l’appelle la séance du dictionnaire. Ce fana- C tique du Littré, son Talmud, n’a jamais désespéré des écritures, dans tous les sens du terme. Les mots, il les aime, la langue française, il la vénère, et les livres sont ses armes contre la décomposition du Verbe et de la culture qu’il a fondée. Hélas, au bonheur d’avoir à protéger et enrichir l’idiome national si malmené s’ajoute, hebdomadairement, le malheur d’avoir à traverser le pont des Arts, que Napoléon Ier s’empresserait aujourd’hui de débaptiser. Le mauvais goût actuel s’acharne, en effet, sur ce chef-d’œuvre précoce de l’architecture de fer. Il y eut, au départ, les cadenas d’amour, étrange métaphore de la passion auxquels on peut préférer la flèche de Cupidon, comme nous le rappelle l’admirable exposition Fragonard du Luxembourg (1). Maintenant que les chaînes se sont envo- lées, d’immondes palissades, infantiles échos des graffitis new-­ yorkais d’antan – le pompiérisme du jour – les remplacent et font grimacer l’un des plus beaux coups d’œil au monde. Tous les éléments d’une cruelle parabole s’y réunissent : l’ico- noclasme ordinaire rejoint le narcissisme moderne et l’impos- ture esthétique dans l’absolution du droit aux bonheurs éphé- mères. De ce spectacle qui l’afflige, Jean Clair tire la matière d’une des multiples « choses vues », décrites avec la saveur de l’ironie et du dépit, qui émaillent la Part de l’ange (2). La réfé- rence aux volatiles vapeurs d’alcool implique, en l’espèce, une liberté et une élévation de regard peu communes, elle avertit d’emblée le lecteur que cette manière de journal déborde sans cesse le cadre intime du genre, et l’élargit aux dimensions de notre réjouissante époque.

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Bien qu’il avoue ici se défier de Roland Barthes, et se relier directement à Brice Parain et à Jean Grenier, ses premiers mentors, Jean Clair semble vouloir donner aux Mythologies de 1957 un pendant contemporain. Autres temps, autres cibles, toutefois. L’époque n’est plus à la dénonciation des codes qui, selon Barthes, pérennisent le statu quo social sous le naturel trompeur des représentations qui saturent notre espace mental et vital. La Part de l’ange tourne plu- tôt ses lumières, et ses anathèmes, vers le naufrage collectif où conduisent l’abandon et la haine des valeurs qui déter- minèrent longtemps notre rapport au monde, à la langue et à l’art. Les lecteurs de Jean Clair connaissent son aver- sion pour les effets destructeurs du progrès technologique sur les équilibres de la France d’avant 1950. Son nouveau livre en donne d’autres exemples, chargés des émotions du souvenir comme des indignations du présent. Lié au Mor- van et à la Mayenne de ses parents, doublement fils d’une terre aujourd’hui méconnaissable et chouanne à ses heures, l’adolescent a connu le Pantin et le Paris de l’après-guerre : ce jeune homme fait entendre sa voix d’hier, sa géographie profonde et son attachement au terroir à travers le vocabu- laire dont l’écrivain qu’il est devenu, fidèle à ses ancêtres, continue d’user, convaincu qu’il contient à la fois une vision des hommes et une morale des choses toujours utile. « Le sol », tel s’intitule son chapitre ii, qui s’ouvre par une cita- tion de l’Étrange défaite (1940) de Marc Bloch qui pourrait être signée d’Emmanuel Berl : « Tout, dans cette apologie de la France rurale, n’était pas faux. » Les racines sont la part commune, mais de plus en plus fragile, des hommes et des mots, elles firent aussi la gloire des arts au temps où ils s’en prévalaient et où on leur reconnaissait un rôle dans la cité autre que de distraction et de spéculation. S’il y a du Chateaubriand chez Jean Clair quand il évoque sensuellement sa France et les femmes qui ont croisé son chemin, il y a du Péguy, et même du Léon

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Bloy, quand il dénonce les avilisseurs du beau. Je connais peu d’intellectuels pour qui ce mot dévalué, et presque obs- cène dans la bouche des « acteurs » du « secteur », ait autant conservé une dimension sacrée. Rien n’exprime mieux son désarroi et son dégoût du saccage actuel, nullité des expo- sitions, vanité et corruption du monde de l’art, mépris patrimonial, presse servile, que les pages qu’il consacre à Bruges et à Venise, villes où il vécut beaucoup autour de la vingtaine. Le destin de la Sérénissime surtout lui appa- raît comme symptomatique de l’apostasie grandissante et révélateur du poujadisme déculpabilisé. Sont-ce propos de « réac » ? D’élitiste coupé du « peuple » ? Il se trouve que l’un des plus grands historiens de l’art vivants, Salvatore Settis, en arrive au même constat. C’est de crime organisé qu’il parle dans un livre aussi informé que superbe (3), c’est aussi de résistance à la supposée fatalité d’une démocrati- sation des « arts » aussi fausse dans ses modes que perni- cieuse dans ses résultats : « Se plier au conformisme men- tal d’un néolibéralisme requalifié enZeitgeist , se résoudre à la marchandisation du monde et à la fin du politique, déambuler parmi les “produits culturels” avec son chariot à roulettes et sa carte de crédit, ce serait l’alpha et l’oméga d’une modernité indéfinie, aussi inexorable que la marche du temps. » Vidée de ses vrais habitants et frappée conti- nûment d’une transhumance amnésique, Venise a fini par se déguiser, sinistre carnaval, en musée à ciel ouvert et en vitrine de l’art dit « contemporain ». Coquille vide, exposée à tous les caprices du divertissement mondialisé, entre bou- tiques de luxe et trattorie sinisées, elle sombre. Les anges la pleurent déjà.

1. « Fragonard amoureux », Palais du Luxembourg, jusqu’au 24 janvier 2016. 4. Jean Clair, la Part de l’ange. Journal 2012-2015, Gallimard, 2015. 3. Salvatore Settis, Si Venise meurt, Hazan, 2015.

DÉCEMBRE 2015-JANVIER 2016 DÉCEMBRE 2015-JANVIER 2016 187 LIVRES Winnaretta Singer-Polignac, princesse et mécène › Henri de Montety

invention de la machine à coudre fit de son père « l’illustration parfaite du rêve américain ». Instal- L’ lée dans une immense demeure appelée Wigwam, Winnaretta Singer grandit dans « une espèce de royaume féerique, avec son père adoré en magicien chef ». D’après Sylvia Kahan (1), durant toute sa vie de mécène, Winna- retta Singer-Polignac a tenté de reconstituer cette féerie ; les Ballets russes s’y prêtaient singulièrement. Elle commanda une vingtaine d’œuvres à Emmanuel Chabrier, Gabriel Fauré, Igor Stravinsky, Erik Satie, Kurt Weill… L’auteur évoque « une figure complexe, tour à tour progressiste et autocratique, généreuse et pingre » dont l’es- prit « matérialiste » se manifestait dans la volonté que les « œuvres lui appartiennent complètement ». Chauffant à peine son hôtel particulier, Winnaretta menait une vie simple qui contrastait non seulement avec le luxe de sa vie extérieure mais aussi avec son « riche monde intérieur ». Ce double « paradoxe de la princesse de Polignac » donnait à ses relations avec les artistes un caractère à la fois personnel et archétypal, comme on l’observera bientôt à propos de Stra- vinsky. Avant : un mot sur une expérience de jeunesse éclairant son attitude face au génie. Un jour, chez Edgar Degas, elle était restée muette d’admiration. Le peintre, indigné, se demanda « qui était cette idiote ». Winnaretta en tira la conclusion que « les grands artistes attendent toujours quelques compliments lorsqu’ils montrent leurs œuvres ». Le mécénat n’est-il qu’as- saut réciproque d’orgueil et de modestie ? D’autre part, cela signifie-t-il que les artistes se payent de mots ?

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Stravinsky se paya de monnaie. Il était rusé au point que ses confrères l’envoyaient plaider leur cause chez la prin- cesse. En 1910, Winnaretta Singer-Polignac lui commanda une œuvre qu’il termina seize ans plus tard et dans des conditions accordées à nul autre. Entre-temps, elle finança le « puits sans fond » des Ballets russes. Elle protégeait son « investissement ». Si Sylvia Kahan admet avoir eu des difficultés à com- prendre les motivations d’une femme qui faisait peu d’efforts « pour être comprise et encore moins pour être agréable », quid de Stravinsky ? En 1965, pour le centenaire de la naissance de Winnaretta, il déclina la commande de la Fondation Singer-Polignac (10 000 dollars tandis qu’il ne prenait désormais jamais moins de 25 000 dollars). Sylvia Kahan trouve la manière « cavalière, pour ne pas dire gros- sière ». Est-on sûr de pouvoir juger ? Du reste, on joua du Stravinsky : « Comment donner un concert à la mémoire de la princesse de Polignac sans musique de Stravinsky ? » La possession, jusqu’au bout… L’auteure s’est refusée à une « lecture queer » de la vie de Winnaretta, mais elle consacre la moitié de l’introduction à son homosexualité. Un père adoré, un beau-père violent… Bref. A-t-elle orienté son mécénat selon son orientation sexuelle ? Réponse laconique : « Il semble que non. » On pourrait en rester là. Or il apparaît que non seulement l’entourage de Winnaretta mais aussi une bonne partie de la société parisienne s’adonnaient alors à l’« inversion » et au mariage de convenance. Des intellectuelles comme la fameuse « Toche » Bulteau, qui régnait sur les lettres, des princesses comme Élisabeth de Gramont, la dernière « aris- tocrate lesbienne » (dans les années trente). Winnaretta, au contraire, cultivait la réserve et quand une jeune amante fut hospitalisée en 1920 pour un excès d’opium, elle évoqua « le don de soi à quelqu’un dont on pourra dire en fermant les yeux : “Je me repens de tout sauf de t’avoir aimée.” »

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Avec Edmond de Polignac, son mari, c’était l’in- verse. C’est-à-dire la même chose. Dans ce mariage non consommé, « la musique devint le symbole de leur amour ». Des lettres en témoignent : « Nous sommes un ménage modèle, toujours neufs l’un pour l’autre ; tandis que tant d’autres, après une année seulement […] dégoûtés de trop se connaître et se sentant amoindris comme des gens qui ont fait ensemble quelque chose de sale. » Étrange éloge du mariage blanc qui rappelle la chasteté conjugale du ménage Maritain. Mais tout cela n’empêchait pas les escapades… À 70 ans, Winnaretta vivait encore une passion ; elle invita tout le monde en croisière (passion et mari accommodant). Dans les salons aristocratiques se jouait « de la grande musique pour de petits espaces ». Sylvia Kahan s’étonne « qu’il fallût si longtemps au public pour rattraper » les goûts éclectiques de Winnaretta Singer-Polignac. Ce n’était pas faute d’efforts. Ainsi Winnaretta tenait-elle à faire connaître la musique de son mari « à un public plus large » ; on dit aussi que le Goncourt apporta à Proust « la renommée qu’il avait désirée toute sa vie ». Des dames pesaient sur la presse, des génies actionnaient des ministres. Pourquoi ? Pour un concert « devant une salle comble réunissant à la fois l’aristocratie et le monde musical ». Quelle différence avec les salons ? Mystère. Le mystère s’éclaircit après la Première Guerre mondiale. Momentanément repliée sur les salons, la musique rejaillit au music-hall, « où les aristocrates coudoyaient le peuple, s’abreuvant des rythmes américains ou des chansons de Mistinguett. Jean Cocteau s’était fait le Monsieur Loyal de ce style populaire raffiné qu’on a baptisé “l’art de vivre moderne”. » La frontière s’estompait-elle entre les sphères publique et privée ? En 1930, pour une ligne sur le salon musical de Winnaretta, donnait deux articles sur sa croisière en Grèce.

1. Sylvia Kahan, Winnaretta Singer-Polignac, princesse, mécène et musicienne, Éditions du Réel, 2015.

190 DÉCEMBRE 2015-JANVIER 2016 DÉCEMBRE 2015-JANVIER 2016 EXPOSITIONS Hedy et Arthur Hahnloser et leurs amis les peintres › Robert Kopp

e musée Marmottan Monet est le musée des col- lectionneurs par excellence. Né d’une collection L léguée à l’Académie des beaux-arts – celle de Jules Marmottan (1829-1883) et de son fils Paul (1856- 1932) – et enrichi par d’autres collections notables – de Georges de Bellio (1832-1894) et de Michel Monet (1879-1966), le dernier descendant direct du peintre –, il accueille actuellement l’une des collections suisses les plus prestigieuses et les plus secrètes à la fois, celle qu’ont constituée Hedy et Arthur Hahnloser à Winterthur entre 1905 et 1936, et qui est restée jusqu’à aujourd’hui dans la famille (1). La particularité de cet ensemble com- prenant des toiles majeures de Ferdinand Hodler, Félix Vallotton, Pierre Bonnard, Édouard Vuillard, Odilon Redon, Henri Matisse, Henri-Charles Manguin et Pierre- Albert Marquet, c’est qu’il est le résultat des amitiés unis- sant les collectionneurs à « leurs » peintres. « On a reproché à juste titre à notre collection d’être sélective », reconnaissait volontiers Hedy Hahnloser. En effet, rarement une réunion de tableaux n’a ressemblé autant à une réunion d’amis que celle de la Villa Flora. Tout commence au tournant du XXe siècle. Le jeune ophtalmologue Arthur Hahnloser et sa femme, née Hedy Bühler, s’installent dans la maison que le grand-père de celle-ci avait acquise en 1858 et agrandie par la suite. L’industrialisation de la Suisse est en plein essor et les filatures de la famille Bühler prospèrent. C’est l’époque où dans beaucoup de villes suisses naît le Kunstverein, ou

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Société des beaux-arts, réunion de citoyens aisés, dési- reux de partager leur intérêt pour l’art non seulement en organisant des expositions d’artistes contemporains, mais aussi en créant des collections qui, souvent, sont devenues par la suite les noyaux des futurs musées. C’est le cas de celui de Winterthur, inauguré en 1916 en présence de la plupart des peintres de la collection Hahnloser.­ S’engageant dans le Kunstverein, le jeune médecin prend rapidement goût à l’art, soutenu – pour ne pas dire poussé – par sa femme, qui a des dons non négli- geables pour le dessin et pour l’écriture. Dans les toutes premières années du siècle, le couple fait ainsi la connais- sance de Cuno Amiet, de Giovanni Giacometti – le père d’Alberto – et de Ferdinand Hodler. Ces contacts seront l’occasion de leurs premiers achats. C’est leur ami Carl Montag, peintre et enfant du pays, qui semble avoir incité les Hahnloser à se tourner vers Paris. Ils y rencontrent dès 1908 un autre Suisse, Félix Vallotton, et c’est le coup de foudre. Ils achètent aussitôt Baigneuse de face (1907) et feront peu à peu l’acquisition d’œuvres majeures de toutes les périodes du peintre, dont la Blanche et la Noire (1913), saisis- sante variation sur le thème de la Vénus couchée, du Titien à Manet. Vallotton restera un des artistes les plus importants pour les Hahnloser ; le peintre fera d’ail- leurs de nombreux séjours à Winterthur, si bien que la Villa Flora abritait dès les années vingt un des fonds les plus emblématiques de cet artiste. Hedy Hahnloser lui consacrera un livre, Félix Vallotton et ses amis (1936), qui reste une référence. Par Vallotton, les Hahnloser entrent en contact avec Bonnard, qui deviendra un autre ami et un autre point fort de leur collection. Peu enclin à faire des portraits, Bonnard a pourtant plus d’une fois représenté les Hahn-

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loser et leurs enfants, dans Promenade en mer (1924-1925) et dans le Débarcadère de Cannes (1934). C’est dire l’inti- mité du peintre avec ses collectionneurs, auxquels il rend souvent visite à Winterthur et auprès desquels il séjourne fréquemment à Cannes. Désormais, les Hahnloser se consacrent entièrement à la peinture française, des post-impressionnistes et des Nabis. Bonnard les mettra en rapport avec Vuillard, et ce dernier leur présentera Manguin, puis Maurice Denis. Et avec Manguin, le cercle s’élargit aux Fauves, ce qui conduira à l’acquisition de plusieurs toiles de Marquet et de Matisse. « On ne collectionne pas les amitiés, elles se rassemblent pour former le cercle dans lequel on s’épanouit », dira Hans Hahnloser de ses parents. En effet, aucune collection ne repose autant sur les affinités électives avec les peintres que celle-ci (2). Certes, de grands marchands comme les Bernheim-Jeune, Ambroise Vollard ou Paul Durand-Ruel ont joué leur rôle de conseiller et d’intermédiaire. Mais plus importants étaient les conseils d’un Vallotton ou d’un Bonnard. Sans oublier le goût très sûr des Hahnloser et un sens de la peinture qui leur correspondait, avec laquelle ils se trouvaient en harmonie. On ne s’étonnera donc pas de certaines absences, elles correspondent à la logique de leur démarche. L’absence des cubistes, par exemple, dont les premières expositions avaient lieu dans les années où ils commençaient à collectionner. On s’émerveillera en revanche de la présence d’Odilon Redon, que Hedy Hahnloser semble avoir découvert dès avant la Première Guerre. Elle y reconnaissait un des principaux précur- seurs de Bonnard. De même qu’elle a compris très tôt l’importance de Cézanne pour l’ensemble de la peinture moderne, et ceci bien que les Hahnloser n’aient pas vu la première rétrospective parisienne du peintre, en 1907.

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Consacrée essentiellement à des peintres qu’ils avaient encouragés pendant de nombreuses années, la collection des Hahnloser n’abrite pas moins – ce qu’ils appelaient de leur point de vue – des « précurseurs ». Outre Paul Cézanne et Odilon Redon, on y trouve Édouard Manet, Henri de Toulouse-Lautrec, Vincent Van Gogh. Bien qu’il s’agisse à chaque fois de tableaux représentatifs, ce ne sont pas pour autant les points forts de la collection, mais plu- tôt des clins d’œil à l’histoire d’une certaine modernité. Non pas de toute la modernité, mais de celle que, avec une partialité affichée, cultivaient les Hahnloser.

1. « Villa Flora, les temps enchantés. Manet, Renoir, Cézanne, Van Gogh, Bonnard, Vuillard, Vallotton, Matisse… Chefs-d’œuvre de la collection Arthur et Hedy Hahnloser », jusqu’au 7 février 2016. Catalogue coédité par le musée Marmottan Monet et les éditions Hazan. 2. En témoigne le volume Vallotton Manguin Hahnloser. Correspondances (1908-1928), lettres rassemblées et annotées par Margrit Hahnloser-Ingold et Valérie Sauterel, Biblio- thèque des arts, 2013.

194 DÉCEMBRE 2015-JANVIER 2016 DÉCEMBRE 2015-JANVIER 2016 DISQUES Céleste Aïda et divin Rameau › Jean-Luc Macia

ous avons oublié l’époque, il y a entre trente et cin- quante ans, où l’industrie du disque en plein essor N enregistrait à tour de bras en studio des intégrales d’opéras avec des plateaux somptueux. En raison de la crise et de l’émergence du virtuel, cette euphorie a disparu et les quelques ouvrages gravés chaque année depuis deux décen- nies le sont le plus souvent lors de spectacles ou de concerts, avec les aléas du live, ce que seuls les DVD peuvent justifier, même si la musique baroque a échappé en partie à ce déclin. Voici que Warner ressuscite cette grande époque en osant enregistrer l’un des opéras les plus populaires de Verdi, Aïda, avec une distribution d’exception lors de longues séances de répétitions et de studio, et le résultat est enthousiasmant (1). La réussite tient d’abord à Antonio Pappano. L’actuel direc- teur musical de Covent Garden à Londres a bien compris qu’Aïda est avant tout une œuvre intimiste, à l’exception bien sûr du grand défilé central avec les fameuses trompettes, et il fait ainsi jaillir des duos et trios une émotion constante. De plus il permet au meilleur orchestre italien du moment, celui de l’Académie nationale Saint-Cécile, de se surpasser au gré d’une splendeur sonore inouïe. Il est vrai que la prise de son est d’une vérité rare avec une dynamique impressionnante. Et puis, bien sûr, il y a le casting, dominé par la star des ténors du moment, Jonas Kaufmann, qui campe un Radamès à la voix pleine, onctueuse, agile et raffinée comme le montre le pianissimo sur le si bémol qui clôt l’air « Céleste Aïda ». Mais l’on est tout autant ébahi par la soprano allemande Anja Har- teros, peu connue en France, qui dans le rôle-titre fait une démonstration éblouissante : les nuances les plus subtiles,

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l’opulence du timbre, la passion dramatique de son chant, les phrasés tenus avec une grâce angélique font de son interpré- tation un must absolu. Le grave généreux et la voix capiteuse d’Ekaterina Semenchuk donnent à sa rivale Amnéris une présence tourmentée presque terrifiante. Ajoutez-y « notre » baryton verdien de luxe, Ludovic Tézier, ou encore Erwin Schrott, excellent grand prêtre, plus des chœurs enthousiastes et vous admettrez que voici sans doute la plus belle intégrale d’opéra « à l’ancienne » publiée depuis bien longtemps. 2014, année des 250 ans de la mort de Rameau, nous a valu un nombre imposant de concerts et de disques, dont nous avons fait déjà état dans ces pages. Si nous ajoutons deux albums à ce palmarès, c’est qu’ils sont dus sans doute au meilleur spécialiste actuel de Rameau, Christophe Rousset. Tant dans Zaïs, pastorale héroïque parmi les moins connues du compositeur (2) que dans son opéra-ballet le plus popu- laire, les Indes galantes (3), Rousset déploie des trésors de raffinement et une connaissance sans égale du vocabulaire ramellien, cette science des danses de cour, ce panachage d’héroïsme et de frivolité, d’amours courtoises et de pompe olympienne. C’est un régal d’entendre les frémissements et les sautillements chorégraphiques de cette musique savou- reuse. Zaïs a été enregistré lors de concerts à Versailles. La fai- blesse naïve du livret est transcendée par la sensualité sonore des instruments de l’orchestre des Talens lyriques et par une équipe de chanteurs de haut niveau : Julian Prégardien, San- drine Piau, Benoît Arnould, Amel Brahim-Djelloul.­ Un vrai Panthéon du chant baroque. Même bonheur d’écoute pour les Indes galantes, où Rousset se surpasse dans l’extravagance et la fantaisie pittoresque développées par le compositeur. Vocalement, on y retrouve Amel Brahim-­Djelloul, stupé- fiante d’aisance ici, et Benoît Arnould, mais aussi quelques spécialistes de cet art si particulier, à commencer par le ténor Anders Dahlin. Seul problème, il s’agit là d’un DVD filmé lors de spectacles à Bordeaux et on doit supporter la mise

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en scène laborieuse de Laura Scozzi. Cette éminente choré- graphe qui nous a enchanté avec ses ballets déjantés dans les mises en scène de Laurent Pelly déçoit ici : un prologue (et un final) dans les contrées divines où les choristes sont totale- ment nus. On se croirait dans un film naturiste allemand des années trente. Puis une actualisation passe-partout des quatre tableaux (l’Iran ou les États-Unis d’aujourd’hui) sans grande originalité et d’un humour douteux. Mais la musique est si réjouissante…

Et aussi… Witold Lutoslawski (1913-1994) est, avec Krzysztof Pen- derecki, l’un des deux plus grands compositeurs polonais du siècle dernier, un musicien qui a su donner à la modernité radicale de son style une saveur et un classicisme d’approche qui ont pu toucher un large public. Son Concerto pour piano est un bel exemple de cet équilibre entre l’austérité de la struc- ture, la compacité de l’orchestre et une variété de moments d’exaltation, d’étincelles féeriques. Krystian Zimerman, qui créa l’ouvrage et l’enregistra en 1988 sous la baguette du compositeur, y revient aujourd’hui dans une approche plus romantique avec Simon Rattle et le Philharmonique de Ber- lin qui en entrouvrent les voies d’accès sans aucun compro- mis sur le style de Lutoslawski (4). En complément, la Sym- phonie n° 2, plus ancienne (1967), qui marqua l’évolution du musicien polonais du post-romantisme vers une écriture plus personnelle faite de monumentalité marmoréenne et d’explosions brutales et dissonantes. Là aussi, Rattle donne à cette page saisissante une patine favorisant l’accessibilité à un chef-d’œuvre devenu un classique de notre temps.

1. Verdi, Aïda par Antonio Pappano, 3 CD Warner 0825646106639. 2. Jean-Philippe Rameau, Zaïs par Christophe Rousset, 3 CD Aparté AP 109. 3. Jean-Philippe Rameau, les Indes galantes par Christophe Rousset, 2 DVD ou 1 Blu-ray disc Alpha 713. 4. Witold Lutoslawski, Concerto pour piano, Symphonie n° 2 par Krystian Zimerman et Simon Rattle, CD Deutsche Grammophon 479 4518.

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NOTES DE LECTURE

La Reprise des ténèbres. Hors LES AUTEURS DE LA saison REVUE DES DEUX MONDES Paul Chantrel › Olivier Cariguel François Mitterrand De l’intime au politique L’Illusion délirante d’être aimé Éric Roussel Florence Noiville › François d’Orcival › Patrick Kéchichian Charles X. Le dernier Bourbon Manifeste incertain IV Jean-Paul Clément, avec Daniel Frédéric Pajak de Montplaisir et › Robert Kopp Les Étoiles souterraines Mix et Remix, Noyau, Pajak, Histoire de l’amour et de la Anna Sommer haine › Charles Ficat Charles Dantzig › Charles Ficat Les Rentiers de la gloire Copeau › Henri de Montety

Si Venise meurt Salvatore Settis › Henri de Montety

Intoxication. Perturbateurs endocriniens, lobbyistes et eurocrates : une bataille d’influence contre la santé Stéphane Horel › Isabelle Maury notes de lecture

ROMAN rejoindre son bureau parisien. Plus qu’un La Reprise des ténèbres. Hors style, c’est chez lui un signe de sa passion saison pour les chevaux. Pendant ses « années Paul Chantrel piétonnières » il met entre parenthèses Pierre-Guillaume de Roux | 330 p. | 23,50 € sa carrière équestre. Bombardé directeur littéraire des Éditions Plon au début Paul Chantrel reste un inconnu pour des années soixante, il donna le tournis le grand public. Mais certains se sou- à cette vieille maison conservatrice qui viennent du champion d’équitation publiait des généraux, des maréchaux et qu’il a été. D’autres, issus du monde Charles de Gaulle. On le remercia, il se de l’édition, savent aussi qu’il créa en reconvertit dans l’immobilier. Quelques 1962, avec l’aide de Michel-Claude bons coups n’attendaient que lui. Jalard, la collection « 10/18 ». On doit Hors des cycles de la vie quotidienne, à Paul Chantrel la trouvaille du nom. notre homme à facettes a écrit en secret « 10/18 » ? Tout simplement le format de chaque livre. Indémodable. On n’a les Saisons guerrières, un cycle roma- pas trouvé mieux. Au début de l’an nesque de quatre volumes. Son récit 2000, un ami antiquaire lui montre d’introspection, la Reprise des ténèbres, des numéros de l’Information hippique. sous-titré « Hors saison », en est le pré- De vieux articles illustrés de photos lude. Des fragments de sa biographie y évoquaient ses victoires avec Olympia, sont disséminés. Il se met en scène par Port-Royal... Un physique avantageux dédoublement. Paul Chantrel est réglé de Latin lover, comme le décrivaient ses par « la musique des chevaux, le parfum anciens collègues éditeurs, lui apporta de leur écume, l’impression de leur puis- d’autres succès. Aujourd’hui, il porte sante impulsion liée à un équilibre parfait encore le monocle, aussi enjôleur de mouvements ». La « dépersonification que magicien. Et sa conversation, qui de la mémoire » s’orchestre. Son livre, semble sortir d’une corne d’abondance, à mi-chemin entre la confession auto- aime tutoyer les sommets : histoires biographique et l’échappée fictionnelle, étonnantes, rapprochements saisissants, repose sur un jeu de miroirs qui lui ren- interrogations métaphysiques inatten- voient des images ou des flashs dans la dues. Un séducteur rompu aux courses grisaille d’un miroir étamé. Un messager d’obstacles. du diable, nommé Orobas, lui propose À 16 ans, Paul Chantrel rêve de partir d’échanger son âme contre le secret des dans un ashram à Pondichéry. Trois ans chevaux. Un drôle de jeu auquel se mêle plus tard, en 1948, il se marie. Il caresse l’ange Borrol qui lui laisse un « post- l’idée de faire une thèse à la Sorbonne. Il logue », un message tapé sur son ordi- prend une autre route. Le voici chef de nateur. Le narrateur est alors obnubilé fabrication à l’hebdomadaire la Vie catho- par la double postulation qu’il surmonte lique. Il monte à cheval dès 5 heures du en mobilisant les références littéraires, matin à Saint-Germain-en-Laye avant de artistiques, scientifiques ou les souvenirs

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équestres, seul moyen d’échapper aux journaliste de télévision, bosseuse pleine tentations. Équilibriste à cheval et dans de talent et d’énergie – pas « pimbêche » la vie, Paul Chantrel organise sur la page pour un sou, dit-elle d’elle-même – est l’éclatement d’un moi multiple aux prises en butte à la passion dévorante de C. avec celui qui le hante. › Olivier Cariguel Cette jeune femme s’introduit peu à peu dans sa vie, en force toutes les serrures, s’y impose comme objet (mais actif) d’un ROMAN amour qu’elle invente de toutes pièces et L’Illusion délirante d’être aimé entretient, au point d’étouffer de tout Florence Noiville son poids l’élue de son délire. « Aimer à Stock | 182 p. | 17,50 € la folie est tout sauf une figure de style », écrit justement Florence Noiville, qui « Quelque chose qui ne tourne pas illustre avec rigueur cette affirmation. rond » : tel est le titre du premier chapitre Rondement mené, explicitement et jus- de ce roman qui pourrait revendiquer le tement appuyé sur le travail des cliniciens statut – peut-être pas très attractif… – qui ont étudié la question de l’érotoma- d’une étude de cas, au sens clinique, nie (dont Jacques Lacan), le roman met psychiatrique, du terme. Et c’est bien bien en lumière le fol engrenage d’une une psychose carabinée qui sert de motif perversion du désir amoureux. Juste un romanesque haletant à Florence Noi- léger reproche : la peinture trop appuyée ville. L’érotomanie, c’est le nom officiel et convenue du milieu journalistique et du syndrome, fut « découverte » par de la télévision. › Patrick Kéchichian Gaëtan Gatian de Clérambault (1878- 1932), médecin-chef à l’infirmerie spé- ciale de la préfecture de police de Paris, LIVRE DESSINÉ vers 1920. À cette époque, il soigne Léa, Manifeste incertain IV gravement affectée par « les construc- Frédéric Pajak tions orgueilleuses de son imagina- Les éditions Noir sur blanc | 224 p. | 23 € tion ». En fait, cette femme, bourgeoise aisée de 53 ans, est convaincue que le roi Les Étoiles souterraines d’Angleterre, George V, est follement Mix et Remix, Noyau, Pajak, amoureux d’elle. Cette conviction est si Anna Sommer bien ancrée qu’elle forme l’axe même de Les éditions Noir sur blanc | 528 p. | 35 € son existence. À l’abri de son trône, le souverain britannique n’avait pas grand- Couronné en 2014 par le prix Médi- chose à craindre de ce délire, mais ima- cis de l’essai pour le Manifeste incer- ginez-vous, simple pékin, dans la même tain volume III, Frédéric Pajak a donné situation, cible d’un semblable délire… rendez-vous à ses lecteurs cet automne Dans ce cas, la folie est dangereusement pour un tome IV, qui renouvelle la série. contagieuse, et même parfois mortifère. Nous restons bien sûr dans un livre des- Laura Wilmote, la narratrice du livre, siné, mais cette fois nous prenons congé

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de Walter Benjamin qui, s’il n’était pas ESSAI le seul, incarnait un personnage capital Les Rentiers de la gloire du cycle. Frédéric Pajak commence ici Copeau par des considérations gastronomiques Les Belles lettres, coll. « Les insoumis » | 92 p. | 9 € sous le patronage de Brillat-Savarin, aussitôt suivies par la relation d’une Ce livre présenterait-il un intérêt s’il croisière à travers l’Atlantique pour n’était pas écrit par un diplômé de atteindre l’Argentine. Le navire s’appelle l’ENA ? Sans doute non. Et s’il était le Magnifica. Il quitte le port des Cana- signé ? Non. Tout son intérêt réside dans ries, direction Buenos Aires. Au cours le fait qu’il est écrit par un énarque ano- du périple, l’auteur se replonge dans nyme. Le fait est que l’on n’y apprend l’« irrécupérable » Gobineau et en trace rien. un portrait plein de nuances qui montre En exergue, un proverbe arabe : « Si tu à quel point les récupérateurs ultérieurs veux que quelqu’un n’existe plus, cesse de l’auteur des Pléiades ne l’avaient en de le regarder. » Pourtant, ce que l’on fait ni lu ni compris. Pajak reste hanté nous propose est bien de regarder ceux e par le XIX siècle. Puis suivent des sou- qui nous gouvernent. Son auteur s’est- venirs désabusés, mais non amers, sur il trop regardé lui-même ? A-t-il des l’éducation à travers le passage dans un remords ? Il pourrait en avoir d’avoir établissement à la « liberté obligatoire ». écrit ce livre. Beaucoup de lieux com- Voici encore un volume sombre et beau, muns (la « roche Tarpéïenne »…), du à l’image de l’œuvre de Frédéric Pajak. name-dropping (au hasard : Godzilla, En même temps paraît un copieux Raquel Welch, Rubempré…). Dans album du même auteur, conçu en col- l’introduction, l’auteur s’interroge sur laboration avec Noyau, Anna Sommer les grands hommes. On pose la ques- et Mix et Remix, ce dernier désormais tion : quel est le rapport entre son sujet bien connu des lecteurs de la Revue des et les grands hommes ? Accomplissant Deux Mondes, sur leurs multiples aven- de constants allers et retours entre les tures dans le monde de la presse depuis concepts philosophiques et l’analyse les années quatre-vingt : la Nuit, Good des réalités, il disqualifie en trois lignes boy, l’Imbécile de Paris, Culte, l’Éternité, 9 Rousseau et Platon ou pose l’équation : semaines avant l’élection… Dessins, cou- clown en marinière = protectionnisme vertures, tableaux, comics, photos : un rassis. Tout cela pour démolir l’idée que festival d’images et d’esprit. Autant dire, l’intérêt général puisse être autre chose que là non plus, on ne s’ennuie pas dans que la simple addition des intérêts parti- ces publications livrées à la création pure. culiers. « La démocratie ne marche pas, À chaque page éclatent talent et inventi- parce que les hommes sont libres », dit- vité. Pourquoi les dessinateurs d’humour il. Il me souvient que Jean de Pange, avec ne reprendraient-ils pas le pouvoir dans plus d’élégance, disait que l’homme, les rédactions ? › Charles Ficat étant libre, n’admet de confier son sort

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qu’à un semblable bénéficiant selon lui tion concrète, celle d’instaurer pour les d’une qualité hors du commun : celle architectes un « serment de Vitruve ». d’être sacré. Cela aurait plus d’allure, On le suit volontiers, sans être obligé de particulièrement dans une collection souscrire à certains partis pris, comme littéraire qui porte le nom d’« insou- la place étrangement disproportionnée mis ». Mais, au lieu de cela, on abuse de accordée aux pensées de Rem Koolhaas. comparaisons loufoques : « Andreotti Le fil conducteur : Venise, envisagée est à la probité ce que Miley Cyrus est comme archétype dans la lignée des à la distinction. » Qui est Miley Cyrus ? villes invisibles d’Italo Calvino. À cet On mélange les personnages de comics égard, les risques encourus par la Séré- avec les citations littéraires, puis le lan- nissime sont à prendre comme un aver- gage relâché et aussi, si l’on y réfléchit tissement à caractère général. Ce qui bien, plusieurs pensées d’un genre précis n’empêche pas l’auteur de vitupérer (Popper, Koenig, Hayek, Bastiat). contre l’uniformisation. Le patrimoine Copeau, finalement, n’est ni de l’ENA, immatériel, selon lui, se concentre ni haut fonctionnaire. L’opuscule est un dans l’âme des villes, c’est-à-dire dans pamphlet néolibéral. Canular. On s’en ses habitants. D’où l’idée de « droit à doutait. Mais cela ne change rien. Il fau- la ville » qui repose essentiellement sur drait plus, beaucoup plus pour éclairer un droit au travail dans sa ville, afin que le lecteur. On peut être libéral, liber- toute prospérité ne repose pas seule- taire, c’est même indispensable, mais il ment sur la « monoculture touristique ». faut l’être avec plus de finesse. « Il est Ce sont les habitants qui sauvent la ville nécessaire de se protéger de l’influence du simulacre. (Mais alors, qu’est-ce néfaste des élus. » Enfin une phrase qui qui pourrait sauver un musée ?) Settis capte l’intérêt. Mais c’est à deux pages dénonce non seulement Disneyland, les de la fin. › Henri de Montety ersatz de Venise à Las Vegas ou à Macao, mais aussi les Skanzen, ces reconstitu- tions scandinaves de villages paysans. ESSAI Si Venise meurt Finalement, où est la racine du mal ? Salvatore Settis L’appât du gain, la volonté de domi- Hazan | 96 p. | 12 € nation : « le vice invétéré des hautes classes, qui se réservent le privilège En disant le mot « patrimoine », on de l’authentique et inondent la plèbe se perd facilement dans les paradoxes de verroterie ». Tout d’un coup, on se insolubles. Salvatore Settis répond cou- demande : et les pyramides ? Il reste rageusement aux questions qu’il éveille quelque chose d’insondable dans la chez son lecteur. Il progresse du super- paralysie créatrice de notre époque. La ficiel (la course aux gratte-ciel) vers peur de l’irréversible, peut-être ? Settis les profondeurs (l’éthique de la ville), évoque l’idée de « destruction créatrice » terminant même avec une proposi- en s’appuyant sur le cas de Saint-Pierre

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de Rome. Aujourd’hui, la « nouvelle En trois cents pages haletantes, servies sensibilité » rendrait sa reconstruction par une plume précise et documentée impossible. Pourquoi ? Réponse par une autant que drolatique sur les mœurs des question : « Que s’agit-il de produire à la fonctionnaires européens, l’auteur nous place ? » Notre époque manque d’assu- entraîne dans une valse folle bruxel- rance. Toutes les époques ne sont pas loise. Sont décrites les méthodes de lob- également équipées face aux difficultés ; bying des industriels pour influencer la en témoigne l’abolition récente, pour future réglementation des perturbateurs des raisons de corruption, de la magis- endocriniens. Tout y passe, attaques trature des eaux, institution vénitienne des scientifiques indépendants, pro- vieille de cinq siècles. › Henri de Montety duction d’études à décharge (le conflit d’intérêts aussi fréquent que le costume trois-pièces), offensive des cabinets de DOCUMENT Intoxication. Perturbateurs défense des produits et autres grenades endocriniens, lobbyistes dégoupillées. Mais le plus dérangeant et eurocrates : une bataille n’est pas la guerre totale menée par les d’influence contre la santé industriels somme toute dans leur rôle. Stéphane Horel Ce qui choque, c’est l’attitude de la La Découverte I 304 p. I 19 € Commission européenne elle-même, à travers plusieurs de ses directions géné- Lieu : Bruxelles. Acteurs : les instances rales qui minent le travail exemplaire européennes flanquées de leurs lob- d’une d’entre elles, la Direction générale byistes. Genre : thriller. Au cœur du Environnement, qui paraît seule œuvrer scénario, les « minuscules cambrioleurs pour le bien public et notre santé. À de l’intime » comme les nomme l’auteur ce jour, les critères d’identification des de cette stupéfiante enquête, Stéphane perturbateurs endocriniens ne sont tou- Horel, à savoir les perturbateurs endo- jours pas publiés. On les espère pour criniens. En janvier 2009, le Parlement 2017. La valse continue. › Isabelle Maury européen adopte le règlement « pesti- cides » qui exige qu’on mette de l’ordre dans les toxiques. La Commission est tenue de donner la définition exacte des perturbateurs endocriniens avant décembre 2013. De très grosses charges pèsent sur ces substances chimiques soupçonnées de détraquer notre équi- libre hormonal dès le stade fœtal et d’en- traîner malformations génitales, cancers, obésité. Bref, l’affaire est grave. Cinq ans pour cerner le péril, cela semble jouable.

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LES AUTEURS DE LA REVUE DES DEUX MONDES

BIOGRAPHIE combat des catholiques contre le libéra- François Mitterrand lisme réputé destructeur, l’égoïsme des De l’intime au politique classes dirigeantes, et bien sûr, contre le Éric Roussel communisme. » Robert Laffont | 656 p. | 22 e C’est en quoi cette biographie trace un portrait bien plus humain, bien plus Trois ans après l’avoir battu à la prési- romanesque et dans toute son épaisseur dentielle, François Mitterrand se rendit de celui qui fut le seul de nos présidents à Chamalières pour y revoir son adver- de la République à avoir effectué deux saire de 1981, Valéry Giscard d’Estaing. septennats. Au terme d’un échange de « propos de Éric Roussel, à qui l’on doit déjà un Pom- circonstance », Mitterrand déclara à pidou, un de Gaulle, un Mendès France, Giscard : « Je vais vous confier quelque a cherché dans les correspondances, les chose d’important : mon objectif est témoignages et les archives (dont beau- de détruire la bourgeoisie française » coup d’inédites tant sur la jeunesse que – parce que celle-ci, disait-il, avait sur l’exercice du pouvoir, notamment saboté « toutes les tentatives de moder- grâce aux notes des présidences Reagan nisation de la France ». Bien plus tard, et Bush) de quoi percer ce « mystère Mit- en décembre 1995, Giscard revint voir terrand » – « à la fois cynique et idéaliste, Mitterrand, alors qu’il était diminué et sincère dans les deux cas » : « Il fut ce que malade. Celui-ci lui dit : « Vous vous Dostoïevski appelait une “nature large”, rappelez de ce que je vous ai dit [à Cha- un frère jumeau de son héros Dimitri malières] ? Eh bien, reconnaissez que je Karamazov. » › François d’Orcival n’ai pas fait grand-chose »… L’anecdote, rapportée par Giscard à

Éric Roussel pour sa monumentale HISTOIRE biographie de François Mitterrand, Charles X. Le dernier Bourbon résume sans doute bien le personnage Jean-Paul Clément, avec Daniel et son histoire – dont on commémora de Montplaisir en 2016 à la fois le vingtième anniver- Perrin | 568 p. | 26 € saire de la mort et le centième de la naissance. Dès les premiers pas de son « L’abbé Tise », « roi des veaux », « roi héros en politique, Éric Roussel croit cruche » : ses contemporains n’ont pas pouvoir écrire qu’il restera toute sa vie, épargné le dernier des Bourbons, frère quoi qu’il ait pu dire ou faire, fidèle à cadet de Louis XVI et de Louis XVIII. ses principes d’éducation : « Le vieux Et les historiens de nos jours n’ont guère

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été plus amènes. « Davantage fait pour nation. Plus royaliste que le roi, il n’a la chasse que pour la guerre, et pour rien vu venir, et même l’émigration ne les dames que pour les idées » : le ver- semble pas avoir entamé ses convic- dict expéditif de François Furet semble tions, forgées par Bossuet et Fénelon. sans appel. Ne font exception que les Intrigant du côté des ultras, y compris historiens royalistes, qui défendent contre son propre frère, Louis XVIII, il davantage la charge que la personne de se faisait de la France une idée surannée, ce monarque, né en 1757, l’année de bien que des plus hautes. l’attentat de Damiens et de la défaite Désireux de redonner à son pays une de Rossbach et mort en 1836, en exil à place prépondérante en Europe, il vou- Goritz, ville alors autrichienne, divisée lut renouer, à commencer par son sacre, entre l’Italie et la Slovénie aujourd’hui. avec la tradition de Saint Louis. Faisait Ayant vécu plus vieux que Louis XIV, il partie de ce programme le soutien effi- a traversé trois quarts de siècle d’une his- cace accordé aux lettres et aux arts. C’est toire qui a remodelé de fond en comble ainsi que ce règne fut intellectuellement une France millénaire, et pourtant il n’a un des plus brillants que la France a régné que six ans. connus. Mais il ne sut profiter ni de La biographie de Jean-Paul Clément, l’expédition d’Espagne ni de celle d’Al- spécialiste reconnu de Chateaubriand ger et il s’aliéna les grands écrivains, à et directeur de la Vallée-aux-Loups au commencer par Lamartine et Hugo, qui temps de sa splendeur, comble donc une furent pourtant parmi ses plus ardents lacune grave et répare une relative injus- soutiens. Charles X a été balayé par tice. En historien chevronné, Jean-Paul l’histoire parce qu’il ne savait pas, selon Clément a d’abord fait un remarquable l’expression de Chateaubriand, « être de travail d’archive, réunissant une docu- son temps ». Un temps de transforma- mentation de première main, en bonne tions radicales que Jean-Paul Clément partie inédite, comme cette correspon- fait revivre à travers un récit passionné dance du temps de l’émigration de celui et passionnant. › Robert Kopp qui n’était encore que le comte d’Artois, ainsi que de nouveaux documents relatifs ROMAN à son exil à Holyrood, la résidence des Histoire de l’amour et de la rois d’Écosse. C’est dire déjà que cette haine biographie accorde autant de place au Charles Dantzig prince, à l’émigré et au proscrit qu’au roi. Grasset | 476 p. | 22 € S’appuyant sur les innombrables mémoires et témoignages de l’époque, Qui aurait pu anticiper l’évolution lit- Jean-Paul Clément brosse un tableau téraire de Charles Dantzig ? Avec ce haut en couleur de la fin de cet Ancien roman, il donne une nouvelle orienta- Régime dont le comte d’Artois, dans sa tion à ses écrits et exprime des préoc- légèreté butée, était une parfaite incar- cupations à caractère politique et social

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jusque-là discrètes dans ses livres. On humeurs et ses folies, la cité traverse tout connaissait le poète, l’essayiste original le roman et sort indemne des soubre- apprécié pour ses jugements littéraires, sauts, car elle concentre en elle toutes les le romancier secret. À travers cette histoires d’amour et de haine – comme Histoire de l’amour et de la haine, il la vie même. › Charles Ficat s’avance dans une veine plus mordante et plus engagée. Sa galerie de sept per- sonnages offre une image de Parisiens d’aujourd’hui qui mènent leur vie à l’époque des manifestations contre le mariage pour tous. Conduit tel un bal- let, le récit voit les figures se succéder, en même temps que l’auteur joue sur les formes et les tons. Charles Dantzig a toujours aimé questionner le roman comme genre littéraire, voire le mal- mener. On ne s’étonnera donc pas de certaines digressions ou de ruptures qui éloignent de l’intrigue. Comme dans la plupart de ces derniers livres, une dizaine d’images s’incorporent dans le texte pour lui donner un relief sup- plémentaire. La typographie non plus n’est en rien laissée au hasard. Si parfois le ton peut relever du pam- phlet et de la satire, en moraliste, Charles Dantzig n’est pas dupe. Pour cette raison, il a mis son brio au service d’une cause tout en introduisant une forte dose d’humour et de distance qui n’ont pas été suffisamment soulignés. Par exemple, à travers ses provocations homophobes, le grotesque député Fur- nesse fait aussi sourire le lecteur malgré lui ; de même les quelques blagues gay distillées ici ou là. La comédie humaine est à son comble. On ne saurait non plus oublier un hui- tième personnage qui serait la ville de Paris elle-même. Avec ses pulsations, ses

DÉCEMBRE 2015-JANVIER 2016 DÉCEMBRE 2015-JANVIER 2016 207 Société éditrice La Revue des Deux Mondes est éditée par la Société de la Revue des Deux Mondes 97, rue de Lille | 75007 Paris S. A. au capital de 2 545 074 euros. Tél. 01 47 53 61 50 | Fax 01 47 53 61 99 Principal actionnaire N°ISSN : 0750-9278 Groupe Fimalac www.revuedesdeuxmondes.com Directeur de la publication [email protected] Thierry Moulonguet Twitter @Revuedes2Mondes Imprimé par Assistance Printing (CEE) – Com- mission paritaire : n° 0320K81194 Rédaction La reproduction ou la traduction, même par- Directrice | Valérie Toranian tielles, des articles et illustrations parus dans la [email protected] Revue des Deux Mondes est interdite, sauf auto- Coordinatrice éditoriale | Aurélie Julia risation de la revue. La Revue des Deux Mondes [email protected] bénéficie du label « Imprim’Vert », attestant une Secrétaire de rédaction | Caroline Meffre fabrication selon des normes respectueuses de [email protected] l’environnement. Révision | Claire Labati Abonnements (10 numéros par an Revuedesdeuxmondes.fr format papier + numérique) Responsable numérique | Antoine Lagadec France | 1 an › 75,50 euros | 2 ans › ­145 euros | [email protected] Abonnement étudiant | 1 an › 53,50 euros Comité d’honneur Étranger | 1 an › 110,50 euros Alexandre Adler | Nathalie de Baudry d’Asson | Service des abonnements François Bujon de l’Estang | Françoise En ligne : www.revuedesdeuxmondes.fr/ ­Chandernagor | Marc ­Fumaroli | | abonnement. Alain Minc | François­ ­d’Orcival | Étienne Pflimlin | Par courrier : Revue des Deux Mondes | Ezra Suleiman | Christian Jambet 4, rue de Mouchy | 60438 Noailles cedex | Tél. : 01 55 56 70 94 | Fax. : 01 40 54 11 81 | Comité de rédaction [email protected] Manuel Carcassonne | Olivier ­Cariguel | Jean-Paul Clément | Charles Dantzig | Franz-Olivier Giesbert Ventes au numéro | Renaud Girard | Adrien Goetz | ­Thomas Gomart | Disponible chez les principaux libraires (diffu- ­Aurélie Julia | ­Robert Kopp | Élise Longuet | Thierry sion PUF, renseignements : Ghislaine Beauvois | ­Moulonguet | Jean-Pierre ­Naugrette | Éric Roussel­ | 01 58 10 31 34 | [email protected], distri- Eryck de Rubercy | Jacques de Saint Victor | Annick bution Union Distribution) et marchands de Steta | Marin de Viry journaux (renseignements : vente au numéro | Gilles Marti | 01 40 54 12 19 | Communication | partenariats | publicité [email protected]). Responsable du développement et des partenariats Prix au numéro | France et DOM › 15 euros Marie Pagezy | [email protected] Ce numéro comprend un encart « Abonnement Directrice des relations extérieures de Fimalac : Noël » broché entre les pages 128 et 129 et un Élise Longuet | [email protected] | encart jeté Philosophie magazine. Crédits Contact presse Photo de couverture | © Joël Saget/AFP Aurélie Julia | [email protected] Illustrations | © Mix & Remix

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