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72 | 2016 Modalités et modes de discours (II) : interpréter et traduire Interpréter et traduire Modality and Modes of Discourse : Interpretation and Translation

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/ml/646 DOI : 10.4000/ml.646 ISSN : 2274-0511

Éditeur Association Modèles linguistiques

Édition imprimée Date de publication : 31 juillet 2016

Référence électronique Modèles linguistiques, 72 | 2016, « Modalités et modes de discours (II) : interpréter et traduire » [En ligne], mis en ligne le 31 juillet 2016, consulté le 01 juillet 2021. URL : https://journals.openedition.org/ ml/646 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ml.646

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SOMMAIRE Avant-propos (la rédaction de Modèles Linguistiques : 7-10) 1. De la Bible de Ruskin à la Bible de Proust : savoir voir, savoir dire, savoir traduire (D. O’Kelly : 11-55) 2. Traduire : mission impossible ? (J.-P. Brèthes : 57-61) 3. Interpréter et traduire le sens d’intention : du gascon béarnais au français, approche énonciative et ethnohistorique (A. Joly : 63-103). 4. Ford Madox Ford , narrateur omnipresent : à propos de l’incise dans “The Great Trade Route” (M. Bernot : 105-113) VARIA 5. Modeler l'étude des signes de la langue. Saussure et la place de la linguistique(P. Swiggers : 115-148)

Les articles de ce volume, réunis et édités par Dairine O’Kelly, complètent les travaux de la journée d’étude organisée par Yves Bardière le 21 octobre 2014 à Toulon, consacrés aux problèmes associés à la traduction de la modalité. Le premier volume a été consacré à des questions centrées sur le verbe : l’évolution du mode subjonctif en français (Xavier Leroux), la traduction des auxiliaires de modalité en anglais (Yves Bardière), en arabe et en français (Yousra Sabra), l’analyse de ne saurait et la recherche de son équivalent en espagnol et en anglais (Axelle Vatrican).

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SOMMAIRE

Avant-propos

De la Bible de Ruskin à la Bible de Proust : savoir voir, savoir dire, savoir traduire Dairine O’Kelly

Traduire : mission impossible ? Jean-Pierre Brèthes

Interpréter et traduire le sens d’intention : du gascon béarnais au français, approche énonciative et ethno-historique André Joly

Ford Madox Ford, narrateur omniprésent : à propos de l’incise dans The Great Trade Route Marine Bernot

VARIA

Modeler l’étude des signes de la langue : Saussure et la place de la linguistique Pierre Swiggers

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Avant-propos

Les idiotismes de chaque langue sont intraduisibles, car depuis le terme le plus élevé jusqu’au plus bas, tout se rapporte aux particularités de la nation, qu’elles résident dans son caractère, ses façons de penser ou sa situation particulière (Johann Wolfgang von Goethe).

Traduire le modus

1 Les articles de ce volume complètent les travaux de la journée d’étude organisée par Yves Bardière le 21 octobre 2014 à Toulon, consacrés aux problèmes associés à la traduction de la modalité. Le premier volume a été consacré à des questions centrées sur le verbe – lieu privilégié de la modalité : l’évolution du mode subjonctif en français (Xavier Leroux), la traduction des auxiliaires de modalité en anglais (Yves Bardière), en arabe et en français (Yousra Sabra), l’analyse de ne saurait et la recherche de son équivalent en espagnol et en anglais (Axelle Vatrican).

2 L’examen conduit par Richard Trim de l’évolution de la traduction des modaux dans Pride and Prejudice de Jane Austen offre un aperçu de l’éventail de possibilités offertes au traducteur et illustre parfaitement le thème qui anime ce deuxième volume, à savoir que l’expression de la modalité va bien au-delà du groupe verbal et concerne, d’une manière très générale, ce que Michel Bréal (1897) identifie comme le côté subjectif du langage, représenté, rappelons-le, premièrement « par des mots ou des membres de phrase » ; deuxièmement, par des formes grammaticales ; troisièmement par « le plan général de nos langues » (voir Modèles linguistiques, 2010).

3 Dans l’extrait suivant de Pride and Prjeudice, cité par R. Trim ([7] 103, vol. 1), M. Bingley, qui vient d’acquérir une propriété dans le voisinage de la famille Bennett, pousse son ami, le hautain M. Darcy, à participer au bal organisé par le village, en invitant une des jeunes filles à danser. S’il souhaite réussir, sa stratégie doit tenir compte d’un certain nombre de paramètres, dont le plus important est que M. Darcy, son invité, cache sa timidité derrière le masque du mépris : "Come on, Darcy", said he. "I must have you dance" (Ch. 3 : 8)

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4 On observe, dans un premier temps, que cet élément subjectif a une double expression : d’abord par l’interpellation (“Come on, Darcy“, puis par l’auxiliaire de modalité qui exprime l’obligation (“must”). Dans les deux cas, le sens premier des formes est brouillé : on retient de “come on” – littéralement, l’intimation à poursuivre un mouvement à laquelle le sujet parlant est associé – un léger reproche : on demande à l’interlocuteur de faire un effort, le cas échéant, un effort de gentillesse. Darcy, qui appartient à la “landed gentry” (la petite noblesse de province) a le sentiment de ne pas être à sa place et il fait la tête. Bingley sait que si Darcy commet l’affront de ne pas inviter une des jeunes filles à danser, la convivialité qu’il espère établir dans la région sera compromise. Mais Bingley marche sur des œufs : non seulement Darcy est son invité, mais, ce qui est plus important, il est socialement son supérieur (Bingley doit sa prospérité à des parents commerçants – ‘in trade’). Ce fait social explique pourquoi Bingley doit rester en toutes circonstances l’obligé de son ami ; Darcy risquerait de s’offusquer de toute tentative de la part de son ami de lui dicter sa conduite, ce qui explique la formulaton, et sans doute l’intonation (conciliante) de la requête (I must have you dance). Darcy, qui possède parfaitement les codes, n’a aucun mal à déchiffrer le sens d’intention de son ami, qu’on pourrait gloser : « Sois gentil, Darcy, fais un effort pour moi ».

5 Au vu de la complexité de la question, la première traductrice (E. Perks, 1822) supprime la phrase. Les deux autres traductions proposent la même solution, avec la différence que, dans la version de 1922, les amis se vouvoient, alors qu’ils se tutoient dans la version de 2011. Certes, l’appel affectif exprimé par “come on” est bien rendu, par allons, qui associe la première personne à l’injonction, plutôt qu’allez, qui l’aurait dissocié. Mais dans les deux cas, le subtile équilibre entre la personne dominante (Darcy) et la personne dominée (Bingley) est escamoté. Qui plus est la formulation, venez / viens danser pourrait donner à entendre que Bingley invite Darcy à se joindre à lui ; or ce qu’il souhaite est que Darcy se sépare de lui en choississant une cavalière en dehors du cercle : Allons, Darcy, venez danser (1922) Allons, Darcy, dit-il, viens danser (2011)

6 Est-ce important ? Les lecteurs, qui suivront avec plaisir les péripéties des personnages, seront sans doute capables de combler les lacunes de la traduction et de réajuster le roman dans leur imagination. Mais lisent-ils le même roman ? Car, sous l’apparence d’une comédie romantique légère – les malentendus du départ se dissipent et les jeunes gens finissent par trouver le bonheur –, se cache un regard plutôt sombre et pessimiste sur la situation de la femme à l’aube du dix-neuvième siècle. Le vrai sujet des romans de Jane Austen s’avère être la mise en péril du moi individuel dans une société où le moi social prend de plus en plus de place. C’est à cette dimension, exprimée le plus souvent en creux par le modus, que le traducteur doit s’efforcer de rendre fidèlement. Dans l’exemple ci-dessous, les deux premiers traducteurs, qui ne semblent pas avoir compris l’ironie portée par les auxiliaires exprimant le devoir (ought to) et la capacité (can), se contentent de traduire ce que Bréal appelle « les mots qui renvoient au faits » et Charles Bally (le dictum), trahissant ainsi le sens d’intention de l’auteur (ML, 71, [8], page 103) : “He is also handsome", replied Elizabeth, "which a young man ought likewise to be, if he possibly can” (Ch. 4 : 10). « Il est aussi fort joli homme, reprit Élisabeth, ainsi le voilà un être parfait » (1822). « Et, de plus, ajouta Elizabeth, il est très joli garçon, ce qui ne gâte rien » (1922).

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« Il est bien de sa personne, répliqua Elizabeth, ce qu’un jeune homme se doit également d’être dans la mesure du possible » (2011).

7 L’Elizabeth des deux premières traductions est une sotte, alors que celle de 2011 est une jeune fille spirituelle, âme sœur et porte parole de sa créatrice. Ces deux exemples peuvent donner une petite idée du rôle joué par un réseau qui dépasse de loin les modes du verbe, réseau, qui est du ressort de ce que nous avons désigné ici par le terme général « modes de discours ». Dans ce contexte, le traducteur est vu comme le passeur entre l’auteur du texte à traduire et le destinataire, le lecteur. Tout en restant fidèle au sens d’intention de l’auteur, il doit se familiariser avec le climat socio-culturel de l’époque, du public auquel il a été destiné, des changements socio-culturels et historiques qui sont intervenus entre temps et de l’attente du public auquel la traduction est destiné. Ce sont ces questions qui seront examinées dans ce volume.

8 L’article de Dairine O’KELLY met en lumière un certain nombre de problèmes posés par la célèbre traduction que donne Marcel Proust d’un des ouvrages de , The Bible of Amiens. Sans mettre en cause le talent de celui qui est considéré, à juste titre, comme un des plus grands écrivains de son époque, l’auteur se pose la question de savoir si les piètres compétences de Proust en anglais n’ont pas voué son entreprise à l’échec.

9 Partant d’une citation de J. du Bellay sur le thème de la trahison (« traduttore, traditore ») Jean-Pierre BRETHES se demande si la traduction n’est pas une mission impossible. Comment rendre par écrit la mimique et l’intonation de l’oral ? Comment accéder au corps et à l’âme d’un œuvre en langue étrangère ? Il illustre son propos avec des exemples de sa propre traduction d’un ouvrage en gascon.

10 André JOLY poursuit la même enquête sur plusieurs textes de gasco-béarnais rendus en français par divers traducteurs. Il situe son analyse énonciative ethnohistorique de l’ensemble des modalités du discours dans le droit fil des théories de chercheurs comme Bréal, Guillaume, Bateson ou Spitzer interprète de Proust.

11 On revient à l’anglais avec l’étude de Marine BERNOT sur l’emploi récurrent du « verbe parenthétique » say et de la locution let us say vs. let’s say dans deux ouvrages de l’écrivain et éditeur britannique Ford Madox Ford. Comment traduire ces ajouts du locuteur/scripteur à son propre discours ? Prenant en compte le contexte et le rapport allocutif, l’auteur propose diverses solutions qu’elle commente.

12 En VARIA, Pierre SWIGGERS examine les essais d’élaboration d’une science générale de la linguistique chez Saussure dans les conférences et les divers cours que synthétise le CLG. Dans une remontée dans la carrière du linguiste, il étudie successivement les deux points de vue que sont la langue dans l’ histoire et l’ histoire de la langue. L’examen approfondi de l’Essai sur la classification des sciences de Goblot et de la Nouvelle classification des sciences de Naville amène l’auteur à situer la préoccupation constante de Saussure dans le champ de la recherche au tournant du siècle.

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De la Bible de Ruskin à la Bible de Proust : savoir voir, savoir dire, savoir traduire From the Bible of Ruskin to the Bible of Proust: Representation, Expression and the Art of Translation

Dairine O’Kelly

Préambule

1 Il serait difficile de surestimer l’influence des idées du critique d’art anglais John Ruskin (1819-1900) sur la pensée de son époque, à commencer par le rôle crucial qu’il a joué dans l’engouement des Victoriens pour l’architecture et la peinture du Moyen Âge. Pour le voyageur en Italie du Nord, The Seven Lamps of Architecture (1849, Les Sept lampes de l’architecture) et The Stones of Venice (1853, Les Pierres de Venise) étaient devenus, vers la fin du siècle, aussi indispensables que l’incontournable Baedeker1. Qui plus est, avec (1843-1860), cet amoureux de la peinture de Turner 2 a devancé d’une trentaine d’années les fondements théoriques du mouvement impressionniste. Il ne faut pas oublier non plus que Ruskin a été l’un des premiers à s’engager dans la défense du mouvement préraphaélite (Pre-Raphaelitism, 1851) : le second volume de Modern Painters (1846), où il est question de la dimension symbolique de la représentation de la nature, est devenu le livre de référence du groupe.

2 Cependant, le Ruskin qui m’intéresse ici n’est pas le critique d’art, mais le critique de la société industrielle, celui qui s’est engagé avec son compatriote et ami Carlyle dans l’émancipation de la classe ouvrière par l’instruction, celui de (1862, Il n’y a de richesse que la vie), dont la lecture par un certain Mohandas Karamchand Gandhia a bouleversé le destin de l’Empire britannique3. Sesame and Lilies (1865, Sésame et les lys) et The Bible of Amiens (1885, La Bible d’Amiens), les deux textes traduits par Proust, appartiennent à cette deuxième période de sa vie. Le premier comprend la version écrite de quatre conférences, dont deux données en 1864 à Manchester4 et le second,

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rédigé vingt ans plus tard, à la demande d’une amie institutrice, se voulait le premier tome d’un manuel scolaire d’histoire, une sorte de Nouveau Testament selon un Ruskin évangéliste. Proust avait d’ailleurs bien compris l’intention de Ruskin : Je me conformais inconsciemment à l’esprit du titre Nos pères nous ont dit, en allant à Amiens dans ces pensées et dans le désir d’y lire la Bible de Ruskin. Car Ruskin, pour avoir cru en ces hommes d’autrefois, parce qu’en eux étaient la foi et la beauté, s’était trouvé écrire aussi sa Bible, comme eux pour avoir cru aux prophètes et aux apôtres avaient écrit la leur (1904 : 46)5.

1. Proust et la littérature anglaise

1.1. Proust lecteur de Ruskin

3 Parmi les nombreux travaux et thèses consacrés aux liens entre Proust et la littérature anglaise, je retiens, parmi un des premiers, un article intitulé « Proust et Ruskin, nouvelles perspectives » de Philip Kolb (1959)6. C’est la publication de Jean Santeuil en 1952 et la découverte d’autres documents inédits, qui amènent ce grand spécialiste de la correspondance de Proust à s’interroger sur l’influence de Ruskin à propos de la pensée de Proust. Kolb rappelle qu’au lycée Condorcet, Proust avait choisi latin, grec et allemand et que, par la suite, s’il s’était un peu familiarisé avec l’anglais, ses compétences ne lui permettaient pas de faire des lectures suivies dans cette langue. Les romans anglais dont il se délectait, par exemple ceux de Walter Scott, de George Eliot, et plus tard de Thomas Hardy, ont donc été lus en traduction7.

4 Sa conclusion, à savoir que Proust ne comprenait pas l’anglais, semble être confirmée, à première vue, par une lettre adressée peu avant sa mort, en 1922, à son premier traducteur, Scott Moncrieff8, où il félicite celui-ci pour sa traduction, tout en exprimant son regret de ne pas pouvoir l’apprécier à cause de sa « connaissance insuffisante en anglais ». Et il donne la preuve de ses lacunes en suggérant à Scott Moncrieff, qui traduit Du côté de chez Swann, par “Swann’s Way”, d’ajouter la préposition “to” afin de lever l’ambiguïté9.

5 Pourtant, il semblerait que l’origine de l’intérêt de Proust pour Ruskin et, corollairement, son initiation à la langue anglaise, remonte à 1890, c’est-à-dire dix ans avant que les premières traductions de l’œuvre de celui-ci ne paraissent en français. D’après certains biographes, c’est Robert de Billy, avec qui Proust avait sympathisé lors de son service militaire à Orléans en 1890, qui lui en aurait parlé pour la première fois. Quoi qu’il en soit, Jean-Yves Tadié note qu’en 1892, « Billy initie encore Proust à l’art médiéval, au musée de Cluny » (1996, p. 251), ce qui semble indiquer que, dès 1892, Proust avait entendu parler de Ruskin, ne serait-ce que grâce à ses conversations avec Billy. Et si son insuffisance en anglais ne lui donnait pas un accès direct à l’œuvre, il avait également la possibilité de s’initier à la pensée de Ruskin en lisant L’Esthétique anglaise, étude sur M. John Ruskin de Joseph Antoine Milsand10, paru une trentaine d’années auparavant, en 1864.

6 Kolb, pour sa part, retient la mention du célèbre procès qui opposait Ruskin à Whistler dans Jean Santeuil comme preuve qu’en 1895 Proust avait entendu parler de Ruskin. J.-Y. Tadié, qui ne semble pas relever le lien plus que probable entre le Moyen Âge et Ruskin, remet la découverte de Ruskin à deux années plus tard (« c’est en lisant, dans La Revue des Deux Mondes du 1 er mars 1897, l’article de Robert de La Sizeranne « Ruskin et la religion de la beauté », que Marcel découvre l’esthéticien anglais » (1996 : 487). Nous

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savons également que Robert de Billy, en poste à l’ambassade de France à Londres de 1896 à 1899, lui avait offert en 1898 un ouvrage de Ruskin et, sans en avoir la certitude absolue, il y a tout lieu de croire qu’il s’agissait de The Bible of Amiens, car l’exemplaire sur lequel Proust a travaillé est celui de 189711.

7 Quoi qu’il en soit, un ouvrage de Ruskin semble un étrange cadeau à faire à quelqu’un qui n’est pas censé comprendre la langue de l’auteur12. Il est donc vraisemblable que, motivé par son désir de découvrir l’œuvre de Ruskin, Proust avait commencé son initiation à la lecture de l’anglais (ce qui n’est pas le bout du monde pour un latiniste/ germaniste), d’abord en dilettante dès 1890, puis d’une manière plus intense à partir de 1897, dans un premier temps aidé par sa mère, ensuite par son amie anglophone Marie Nordlinger. En pleine période ruskinienne, ses compétences en anglais auraient dû lui permettre, avec l’aide d’un dictionnaire, de déchiffrer la prose de Ruskin. C’est une hypothèse personnelle, bien évidemment, mais elle est étayée par l’exemple des nombreuses personnes capables de comprendre à peu près convenablement le contenu d’un ouvrage anglais dans sa version originale, mais incapables d’énoncer ou de rédiger une phrase correctement – hypothèse corroborée par son ami George de Lauris qui, en parlant des compétences de Proust en anglais, affirme qu’il « connaissait Ruskin dans toutes ses nuances, mais eût été fort embarrassé dans une société anglaise, même pour commander une côtelette dans un restaurant » (Tadié, 1996).

8 Pour Tadié, c’est également la lecture de Ruskin et la religion de la beauté, paru en 1897 chez Hachette13, qui motive l’abandon de Jean Santeuil. Rappelons que cela coïncide avec la réception du cadeau de Londres, vraisemblablement The Bible of Amiens. Dans une lettre à Marie Nordlinger datée du 5 décembre 1899, Proust annonce en effet son intention d’abandonner son « ouvrage de très longue haleine » pour se consacrer « à un petit travail, absolument différent de ce qu’il fait généralement, à propos de Ruskin et de certaines cathédrales » (Tadié, 1996 : 49). On peut supposer que c’est à ce moment que, par nécessité, la lecture suivie des écrits de son nouveau maître à penser commence vraiment. En tout état de cause, en avril 1900, son apprentissage est suffisamment avancé pour qu’il mette dans ses valises un exemplaire de The Stones of Venise, lorsqu’il part pour Venise en compagnie de sa mère et de trois amis, dont Marie Nordlinger qui, de son côté, se souvient : [...] d’avoir pendant une heure d’orage et d’obscurité, pris refuge avec Marcel à l’intérieur de la basilique, et d’y avoir lu avec lui dans les Stones of Venice, des passages d’une beauté appropriée à l’endroit. Il fut étrangement ému et comme soulevé d’extase (c’est moi qui souligne)14. Le témoignage de Célestine Gineste, dernière gouvernante et confidente de Proust, à propos de ce même voyage à Venise, en apporte une confirmation : Il gardait un souvenir ébloui de ce voyage. C’était en 1900 ou 1901, durant les deux ou trois années pendant lesquelles, me disait-il, il avait fait trois des découvertes qui avaient le plus marqué son esprit : l’écrivain anglais Ruskin, les cathédrales – surtout celle d’Amiens avec son ange – et Venise et sa peinture15.

9 Ce voyage a lieu peu après la mort de John Ruskin (le 20 janvier 1900) ; celui-ci avait interdit la traduction de ses écrits de son vivant, ce qui explique pourquoi les traductions françaises ne commencent à être publiées en France qu’à partir de cette date – alors que Ruskin est passé de mode de l’autre côté de la Manche16.

10 C’est également à cette date que Proust, encouragé par Marie Nordlinger et par sa mère à entreprendre la traduction de l’œuvre de Ruskin, obtient l’autorisation parentale de démissionner de la Bibliothèque Mazarine où il était employé17. Il se livre alors à ce qu’il

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appellera plus tard ses « pèlerinages ruskiniens », d’abord dans le nord de la France à Amiens, puis à Venise, à Vérone et à Padoue. En fin de compte, comme je l’ai dit plus haut, le projet s’est limité à la traduction de deux ouvrages, The Bible of Amiens (La Bible d’Amiens, 1904) et Sesame and Lilies (Sésame et les Lys, 1906). La traductrice Mathilde Crémieux se charge de la traduction de The Stones of Venice (Pierres de Venise), qui paraît la même année, préfacée par Robert de La Sizeranne. En 1908, Proust commence la traduction de l’autobiographie de Ruskin, Præterita, mais lassé de l’auteur et de la traduction, il abandonne le projet pour céder la place à la veuve de Gaston Paris.

2. Proust, traducteur et commentateur de Ruskin

11 Ainsi, c’est à partir de 1900 que Proust publie ses premiers articles sur celui qui est devenu provisoirement son maître à penser18 et qu’il embauche sa mère pour déchiffrer mot à mot The Bible of Amiens. C’est à partir de la « partition » maternelle, aidé et conseillé par Marie Nordlinger et d’autres amis (Kolb en compte sept), que Proust se met à transcrire les « mots » de Ruskin en prose française ; le résultat paraît au Mercure de France en 1904, précédé d’une longue introduction (« Préface du traducteur ») de 95 pages.

12 Rappelons que ce n’est qu’après la mort de Ruskin en 1900 que les traductions de ses écrits commencent à paraître : The Seven Lamps of Architecture (Les Sept Lampes de l’Architecture), et A Crown of Wild Olive (La Couronne d’Olivier sauvage), traduits par George Elwall, paraissent en 1901 ; Unto this Last, traduit par l’Abbé Emile Peltier (Il n’y a de richesse que la vie), paraît en 190219. Il semblerait donc que Proust soit plus redevable à Robert de la Sizeranne qu’il ne l’avoue. Toutes les œuvres citées par Proust sont en effet traitées longuement par La Sizeranne. Ce que Proust dit sur la fonction des appels de notes tend à faire oublier qu’il s’agit, vraisemblablement, d’un savoir de seconde main. En mettant une note au bas du texte de La Bible d’Amiens, chaque fois que ce texte éveillait par des analogies, même lointaines, le souvenir d’autres ouvrages de Ruskin, et en traduisant dans la note le passage qui m’était ainsi revenu à l’esprit, j’ai tâché de permettre au lecteur de se placer dans la situation de quelqu’un qui ne se trouverait pas en présence de Ruskin pour la première fois, mais qui, ayant déjà eu avec lui des entretiens antérieurs, pourrait, dans ses paroles, reconnaître ce qui est, chez lui, permanent et fondamental. Ainsi j’ai essayé de pourvoir le lecteur comme d’une mémoire improvisée où j’ai disposé des souvenirs des autres livres de Ruskin, sorte de caisse de résonance, où les paroles de la Bible d’Amiens pourront prendre une sorte de retentissement en y éveillant des échos fraternels (La Bible d’Amiens, “Préface” : 12). Pour se souvenir des autres ouvrages de Ruskin, il faut, logiquement, en avoir pris connaissance, et dans la mesure où il n’existe pas de traduction, en version originale20. Or, on verra par la suite que Proust, au moment de la traduction, semble avoir atteint à peu près le niveau d’un étudiant très moyen qui aurait choisi anglais en option dans une section littéraire d’une université française, c’est-à-dire, d’un étudiant qui fait pas mal de faux-sens et de contresens, tout en comprenant grosso modo le sens du texte. Autrement dit, il ne lisait pas, il déchiffrait21.

2.1. Proust et sa traduction de Ruskin

13 La traduction, comme chacun sait, est une activité laborieuse, ce qui explique, du moins en partie, la méthode de Proust. Sans trop d’imagination, on peut comprendre l’intérêt

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de sous-traiter le déchiffrage du texte à une tierce personne, surtout lorsque cette tierce personne est une mère dévouée. Je n’y vois, pour ma part, que des avantages – à l’instar de Rumpelstiltskin, installé dans sa tour, on transforme la paille en or. Proust prenait donc livraison de la matière brute du texte et, sans être obligé de batailler avec la langue d’origine, ni de trop s’encombrer de dictionnaires bilingues, il se met à le transformer « en excellent français » (sic). Si la préface peut nous éclairer sur la théorie personnelle de Proust, le texte de la traduction française présente un exemple concret de l’application de sa méthode. L’extrait ci-dessous semble indiquer qu’il avait des idées plutôt arrêtées sur la méthode à suivre : Le texte traduit ici est celui de La Bible d’Amiens in extenso. Malgré les conseils différents qui m’avaient été donnés et que j’aurais peut-être dû suivre, je n’en ai pas omis un seul mot. Mais ayant pris ce parti pour que le lecteur pût avoir de La Bible d’Amiens une version intégrale, je dois lui accorder qu’il y a bien des longueurs dans ce livre comme dans tous ceux que Ruskin a écrits à la fin de sa vie. De plus, dans cette période de sa vie, Ruskin a perdu tout respect de la syntaxe et tout souci de la clarté, plus que le lecteur ne consentira souvent à le croire. Il accusera alors très injustement les fautes du traducteur (1904 : 12, les italiques sont de moi).

2.2. Qui veut noyer son chien…

14 Donc, s’il y a des lourdeurs de style et des maladresses dans la traduction, c’est la faute de Ruskin et non du traducteur… En ce qui concerne l’accusation de longueurs, de syntaxe défectueuse et d’absence de clarté, il me semble – sans vouloir voler au secours de Ruskin – que Proust, dans le souci de se protéger des critiques, est de mauvaise foi. Dans l’introduction à sa version annotée de Præterita (1949), Sir Kenneth Clarke22, mieux placé que quiconque pour comprendre Ruskin, insiste sur la « maîtrise magnifique » que Ruskin avait de son discours, et explique le changement de style, non par un désordre de la personnalité23, mais par le besoin de trouver un nouveau mode discursif en accord avec ses nouvelles préoccupations : • It is curious to notice in Præterita that although he refers more than once to the success of his writings, he never mentions the chief cause to which that success was popularly attributed, his magnificent command of language. Round about 1860, when his interest shifted from art to society, his rich, elaborate style, with its crescendos swelling for half a page and ending in sunsets or mountain snows, was no longer to the point; but a new device of rhetoric offered itself in the style of Thomas Carlyle. Broken, ejaculatory, parenthetical, but with the vividness of one who thinks aloud and cannot restrain his indignation, this instrument was completely responsive to Ruskin’s new needs; and it is in this style that he composed , and most of the Oxford lectures (“Introduction” : x, les italiques sont de moi).

• Il est curieux d’observer que, dans Præterita, bien qu’il mentionne plus d’une fois le succès que ses écrits lui ont valu, il ne parle jamais de la cause principale de ce succès, à savoir son incroyable maîtrise de la langue. Vers 1860, lorsqu’il a abandonné l’art pour la critique sociale, son style, riche et élaboré, avec ses crescendos, prenant leur envol sur une demi-page pour atterrir sur un coucher de soleil ou sur une montagne enneigée, ne répondaient plus à ses besoins : mais un nouveau style de rhétorique, celui de Thomas Carlyle s’est offert à lui. Saccadé, harangueur, tarabiscoté, certes, mais avec l’ardeur de celui qui pense tout haut, et qui n’arrive pas à contenir son indignation ; cet instrument correspondait parfaitement aux nouveaux besoins de Ruskin ; et c’est le style qu’il a adopté pour Fors Clavigera, ainsi que pour la plupart des conférences d’Oxford (traduction personnelle, le gras est de moi).

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15 Les diatribes contre la société industrielle sont parues dans un premier temps, en août 1860, dans le nouveau Cornhill Magazine sous la forme de chronique mensuelle. Dans ces pamphlets, Ruskin s’en prend avec une violence digne de Savonarole aux doctrines de l’économie politique qui régissaient la société britannique depuis le début de la révolution industrielle, n’épargnant personne, de Jeremy Bentham à son contemporain John Stuart Mill. Il n’est guère étonnant qu’au vu des plaintes et protestations de tous bords, l’éditeur, le grand romancier William Makepeace Thackaray, ait été contraint d’interrompre la série au bout de quatre mois. Meurtri, Ruskin poursuit sa mission sous forme de lettres adressées aux ouvriers et aux artisans ; l’ensemble constitue Fors Clavigera.

16 C’est dans ce contexte que, désavoué même par son propre père, Ruskin perd peu à peu le soutien de la presse et la confiance du public conservateur et que la rumeur selon laquelle il aurait perdu la tête commence à circuler. Mais, heureusement, certains, convaincus par ses arguments, lui restent fidèles. D’autres le rejoignent24. Ruskin a donc la consolation d’avoir de nouveaux disciples chez les artisans et les réformateurs, sans parler du soutien, sans doute intéressé, de Gabriel Dante Rossetti, de William Morris et, peut-être encore plus important, de la caution des grands philosophes et écrivains, comme l’illustre cet extrait de la correspondance entre Carlyle et Emerson : • There is nothing going on among us as notable to me as those fierce lightning- bolts Ruskin is copiously and desperately pouring into the black world of Anarchy all around him. No other man in England that I meet has in him the divine rage against iniquity, falsity, and baseness that Ruskin has, and that every man ought to have (Carlyle, Correspondence, LCXX : 1864).

• Rien ne se passe qui compte plus pour moi que les pétarades de coups de foudre dont Ruskin, bombardent sans relâche le sinistre empire de l’anarchie qui l’entoure. À ma connaissance, aucun autre homme en Angleterre n’éprouve la divine rage qui anime Ruskin contre la dépravation, le mensonge et la bassesse et qui devrait tous nous animer (traduction personnelle).

2.3. Mauvaises herbes sur une montagne de fleurs

17 Il apparaît donc que le style de Ruskin se module – peut-être tout naturellement et un peu à son insu – en fonction du genre de discours qu’il tient et du lecteur imaginaire ou réel qu’il se représente. Et puisque le style, c’est l’homme, il y aurait par conséquent plusieurs Ruskin – le critique d’art de Modern Painters, le théoricien socio-économique de Unto This Last, le réformateur de Fors Clavigera, l’ami intime de Præterita et le vieux pédagogue radoteur de The Bible of Amiens.

18 Il s’agit de ne pas se tromper : dans ce premier texte choisi par Proust, Ruskin ne s’adresse pas à ses pairs au coin du feu, ni depuis une estrade publique aux bourgeois de bonne volonté de Manchester, ni aux artisans du Working Men’s College de Crowdale Road, mais à de jeunes élèves chrétiens : “for boys and girls who have been held at the font”25. Pour comprendre le ton particulier de The Bible of Amiens, il ne faut surtout pas confondre auteur et narrateur. Le narrateur du texte choisi par Proust est un maître d’école un peu illuminé qui, prenant ses petits élèves par la main, les emmène visiter la Cathédrale d’Amiens26. Chemin faisant, il leur refait l’histoire de la civilisation occidentale – sa version personnelle. Il est un peu envahissant, un peu lourd, car, embarrassé par sa timidité, il en fait un peu trop et finit par se rendre un tantinet ridicule. Le commentaire d’Henry James, ci-dessous, à la fois sévère et indulgent, donne

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une idée assez exacte de la réception, par certains des anciens lecteurs adultes, de ce mode discursif un peu particulier : • This queer late-coming prose of Mr Ruskin […] is all to be read, though much of it appears addressed to children of tender age. It is pitched in the nursery-key, and might be supposed to emanate from an angry governess. It is, however, all suggestive, and much of it is delightfully just. There is an inconceivable want of form in it, though the author has spent his life in laying down the principles of form and scolding people for departing from them; but it throbs and flashes with the love of his subject – a love disconcerted and abjured, but which has still much of the force of inspiration. […]. The narrow theological spirit, the moralism à tout propos, the queer provincialities and pruderies, are mere wild weeds in a mountain of flowers. (Henry James, “Venice” (1882), Italian Hours, 1909, William Heinemann, London).

• Cette curieuse prose tardive de M. Ruskin mérite d’être lue in extenso, même si une bonne partie semble être rédigée à l’intention de très jeunes enfants. Réglée au diapason d’une maîtresse d’école primaire, elle donne l’impression d’avoir été prononcée par une fée rageuse. Toujours est-il que tout est évocateur et une bonne partie merveilleusement juste. On ne peut que s’étonner de l’incroyable absence de forme chez un auteur qui a passé sa vie à édicter des règles et à rappeler à l’ordre ceux qui s’en écartaient ; mais sa passion pour son sujet fait vibrer et briller sa prose – passion, certes bafouée et trahis, mais qui a gardé presque intacte la force de l’inspiration […]. L’étroit esprit théologique, les leçons de morale à tout propos, les bizarres régionalismes et la pudibonderie ne sont que quelques mauvaises herbes sur une montagne de fleurs (traduction personnelle). Ce que Henry James appelle la bizarre prose tardive (“the queer late-coming prose”) apparaît, on vient de le voir, dès 1860, lorsque Ruskin, fortement influencé par Carlyle, prend pleinement conscience des dégâts de la révolution industrielle et se transforme en une sorte de missionnaire laïque. On aurait tort, à mon avis, d’expliquer ce changement de mode uniquement par la maladie nerveuse ou par une sénilité précoce. L’Anglais n’a jamais été cartésien, et le discours qui suit le cours de la pensée, passant allègrement du coq à l’âne, volontairement fantaisiste (“whimsical”) est ancré dans la tradition littéraire anglaise. Il suffit de penser à Laurence Sterne au dix-huitième siècle, à Charles Lamb au dix-neuvième et, plus récemment, à Ford Madox Ford.

19 Bien que, pour Ruskin, art et moralité soient indissociables, la visée des œuvres qui ont si fortement influencé la pensée artistique occidentale du dix-neuvième siècle – Modern Painters (1843-1860, Peintres modernes,), The Seven Lamps of Architecture (1849, Les sept lampes de l’architecture) et The Stones of Venice (1851-1853, Les pierres de Venise) – est largement esthétique27.

20 Pour ce qui est de la présentation de cet autre aspect de Ruskin au lecteur français, l’œuvre de Milsand (L’Esthétique anglaise, étude sur M. John Ruskin) paraît en 1864, trop peu après la prise de conscience qui a bouleversé sa vie. Dans Ruskin et la religion de la beauté, en revanche, Robert de la Sizeranne (1896), accorde toute son importance à cette évolution dans la pensée de l’écrivain. Mais si Sésame et les Lys fait l’objet d’une présentation compréhensive (8 références dans l’index), La Bible d’Amiens n’apparaît que dans le catalogue des publications à la fin de l’œuvre. Cette omission a-t-elle joué un rôle dans le choix de Proust ? Ci-dessous les « arguments de vente » qu’il avançait pour son éditeur en novembre 1902 : […] l’œuvre en tous cas est belle, inconnue et singulière […] je prétends que si l’on ne devait traduire qu’un Ruskin, c’est celui-là, ne fut-il pas le plus beau, qui devrait être publié. Car c’est le seul qui soit sur la France, à la fois sur l’Histoire de France,

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sur une ville de France et sur le Gothique français. […] Enfin, vous savez que Ruskin le considérait comme tout à fait représentatif de son système28.

2.4. « Ce que l’exemplaire de travail nous dit… »

21 Le texte anglais sur lequel Proust a travaillé – au vu de la date d’édition, c’est sans doute le cadeau de Robert de Billy en 1898 – offre des indications précieuses pour ce qui est de la méthode de travail du traducteur. Les nombreuses notes griffonnées dans les marges montrent clairement qu’il ne s’est pas contenté du brouillon maternel. On l’imagine donc à sa table de travail avec les deux versions ouvertes à la même page : le brouillon en français de la main de sa mère et le livre en version originale de Ruskin. Comme tout bon lecteur, en effet, Proust lisait un crayon à la main et les mots et les phrases qui posent problème sont mis en évidence de plusieurs manières : parfois une croix ou un point d’interrogation est mis dans la marge, parfois les mots sont soulignés, parfois des suggestions – plus ou moins illisibles – sont griffonnées. La grande spécialiste des manuscrits de Proust, Anne Borrel29, qui a pris la peine de parcourir les 257 pages de l’exemplaire, compte quatre-cent-soixante-cinq points d’interrogation.

22 [Image non convertie] Photocopie extraite de l'exemplaire de Proust (p. 5). The Bible of Amiens ([1884] 1887) 3° édition, George Allen GEORGE ALLEN, SUNNYSIDE, ORPINGTON, KENT, disponible à la BNF.

23 Dans la page reproduite ci-dessus30, on voit que les points d’interrogation concernent les termes un peu techniques (“coal-sheds and carriage-shed”; “chimney towers”), que Proust réussit le plus souvent à traduire. En revanche, les expressions et formulations idiosyncrasiques (“lounger about the place, neither wasteful of his time nor sparing of it”) lui posent davantage de problèmes et il tend à faire du mot-à-mot, au lieu de trouver l’équivalent en français idiomatique (voir [2]). En consultant la traduction de Proust31, on constate que les solutions griffonnées dans la marge (hangar à charbon et remise à wagon) pour traduire les termes semi-techniques sur lesquels il aurait buté sont retenues pour la version définitive : Il verra d’abord, et sans aucun doute avec l’admiration respectueuse qu’un Anglais est obligé d’accorder à de tels spectacles, les hangars à charbon et les remises pour les wagons de la station elle-même, s’étendant dans leurs cendreuses et huileuses splendeurs pendant à peu près un quart de mille hors de la cité (110).

3. La Bible de pierre

24 Pour bien expliquer les enjeux qui sous-tendent la traduction de The Bible of Amiens, il faut revenir au sens d’intention général de Ruskin et au mode de discours qu’il a choisi pour atteindre son objectif. Le fait d’assimiler la cathédrale d’Amiens à une bible de pierre correspond au sens qu’il donne à l’art, en particulier aux monuments et à la sculpture du Moyen Âge – une époque où, bien entendu, seuls les clercs et les aristocrates savaient lire : • Great nations write their autobiographies in three manuscripts – the book of their deeds, the book of their words, and the book of their art. Not one of these books can be understood unless we read the two others; but of the three, the only quite trustworthy one is the last. The acts of a nation may be triumphant by its good fortune; and its words mighty by the genius of a few of its children: but its art, only

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by the general gifts and common sympathies of the race (c’est moi qui souligne, St. Mark’s Rest; the History of Venice, 1877).

• Les grandes nations inscrivent leurs autobiographies dans trois livres – le livre de leurs actions, le livre de leurs paroles, et le livre de leur art. On ne peut pas comprendre un seul de ces livres sans avoir lu les deux autres ; mais des trois, le seul vraiment fiable est le dernier. Les actions d’une nation peuvent la faire triompher grâce aux aléas de la fortune. Les paroles peuvent la rendre influente grâce au génie d’un petit nombre de ses enfants : mais son art dépend des talents réunis et des sympathies partagées de toute la nation (traduction personnelle).

25 En tant que lecteur de Ruskin, Proust avait bien compris cela (voir passage cité plus haut). Ainsi, La Bible d’Amiens est à la fois l’édifice en pierre (la cathédrale) et le manuel qui la décrit et l’explique – un peu comme une partition de musique – se voulant à la fois guide de pèlerinage, manuel d’histoire, et Nouveau Testament.

3.1. Qui parle, à qui, de qui, pour qui ?

26 Le narrateur-missionnaire de Ruskin est par conséquent un bon pasteur – sinon le Messie de l’époque moderne, du moins un de ses apôtres. Dans la distribution des rôles, il y aura les innocents (the boys and girls held at its fonts), que le bon pasteur se doit de sauver, puis ceux, déjà trop engagés sur les sentiers de la perdition, les adultes, représentés par the intelligent English traveller, le cynique chez Oscar Wilde, celui qui sait « le prix de tout et la valeur de rien ». Le maintien de l’ironie sous-entendue dans certaines appellations de Ruskin, sans tomber dans la lourdeur, n’est pas une mince affaire, surtout lorsque la réitération interdit le recours aux synonymes et aux hypéronymes. C’est ainsi que le personnage emblématique de l’intelligent English traveller, actualisé dans la phrase incipit (p. 105), apparaît à trois reprises (§ 4)32, puis trois fois sans la qualification “anglais”, sous forme de the intelligent traveller (§ 4 et § 5), et finalement une fois dans le syntagme his intelligent head (§ 4), sans oublier an intelligent Eton boy or two (§ 4)33. Proust ne saisit apparemment pas que l’ironie repose sur la création de ce que J.S. Mill appelle « un nom individuel connotatif » – un nom propre de discours : le respect de l’ordre des éléments du syntagme est donc aussi essentiel que dans les proverbes. Ce genre de problème – le béaba de la traduction – ne semble pas effleurer Proust : [Image non convertie] Une solution – sans doute ni la seule ni la meilleure – consisterait à remplacer voyageur par touriste – mot dont les connotations légèrement négatives conviendraient à l’intention ironique de Ruskin (venir en touriste) ; rappelons que le mot est d’abord appliqué aux voyageurs anglais abonnés au Grand Tour. D’après le Larousse, il implique alors l’idée de voyageurs « désœuvrés, (qui) ne se mettent en route que pour le plaisir du voyage, ou même pour pouvoir dire qu’ils ont voyagé » (P. Larousse, cité par le Grand Robert). L’origine anglaise du mot permettrait de laisser tomber le qualificatif anglais dans la traduction française et le syntagme serait encore allégé, en respectant l’ordre normal en français et en plaçant l’adjectif systématiquement après le nom.

27 La traduction des autres protagonistes dans la distribution des rôles de Ruskin n’est guère plus satisfaisante. Il y a la projection de Ruskin lui-même dans le rôle de narrateur (a lounger about the place) et les vrais interlocuteurs (ou la vraie interlocutrice ?), les enfants (an intelligent Eton boy or two, or thoughtful English girl) :

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[1] • RUSKIN : Leaving the intelligent traveller now to fulfil his vow of pilgrimage to Paris, – or wherever else God may be sending him, – I will suppose that an intelligent Eton boy or two, or thoughtful English girl, may care quietly to walk with me as far as this same spot of commanding view […]34.

• PROUST : Laissant maintenant l’intelligent voyageur aller remplir son vœu de pèlerinage à Paris – ou n’importe où un autre Dieu peut l’envoyer – je supposerai qu’un ou deux intelligents garçons d’Éton, ou une jeune Anglaise pensante, peuvent avoir le désir de venir tranquillement avec moi jusqu’à cet endroit d’où l’on domine la ville, […] (§ 8, p.111).

• VARIANTE SUGGÉRÉE : Mais, ayant laissé partir le touriste intelligent accomplir son vœu de pèlerinage à Paris – où à tout autre lieu qu’il plaise à Dieu de l’envoyer – je nourris l’espoir qu’à présent quelque Etonien intelligent ou quelque petite Anglaise bien intentionnée veuille bien m’accompagner docilement jusqu’à l’endroit où l’on domine la ville, […].

28 Et voilà que le bon pasteur éconduit l’adulte encombrant ; le qualificatif “intelligent” – ce qui n’est pas un compliment sous la plume de Ruskin – appliqué à “Eton boy” indique que les garçons sont à peine tolérés. Quant à “thoughtful”, connaissant le goût de Ruskin pour les petites filles, il y a des chances que cela veuille dire « qui pense à moi »35, surtout que l’intelligence n’était pas encouragée chez les jeunes filles victoriennes36.

29 Autre négligence, encore plus grave à mes yeux, est le non respect du singulier virtualisant de Ruskin (“I will suppose that an intelligent Eton boy or two, or thoughtful English girl”), abandonné par Proust à la faveur d’un pluriel généralisant et actualisant : « je supposerai qu’un ou deux intelligents garçons d’Éton, ou une jeune Anglaise pensante, peuvent avoir le désir de venir tranquillement avec moi … ».

30 Mais plus grave encore, l’énorme contresens qui consiste à penser que “else ” qualifie “God” (– ou n’importe où un autre Dieu peut l’envoyer –), alors que le mot forme une locution avec “wherever“ (wherever else : tout autre lieu). On ne peut que s’interroger sur les compétences de Mme Proust et sur la vigilance des sept amis relecteurs. Il est dommage que Proust n’ait pas fait appel au traducteur de The House of Mirth37 son ami, Charles du Bos, qui lui aurait évité ce genre de contresens.

31 Quant au bon pasteur, il avance masqué, faisant son apparition au moment où l’adulte – le touriste intelligent – poursuit son voyage vers Paris : [2] • RUSKIN: The intelligent English traveller has of course no time to waste on any of these questions. But if he has bought his ham-sandwich, and is ready for the “En voiture, messieurs,” he may perhaps condescend for an instant to hear what a lounger about the place, neither wasteful of his time, nor sparing of it, can suggest as worth looking at, when his train glides out of the station.

• PROUST : L’intelligent voyageur anglais n’a pas, bien entendu, de temps à perdre à aucune de ces questions. Mais, s’il a acheté son sandwich au jambon et s’il est prêt pour le : « En voiture, Messieurs » peut-être pourra-t-il condescendre à écouter pour un instant un flâneur, qui ne gaspille ni ne compte son temps et qui pourra lui indiquer ce qui vaut la peine d’être regardé tandis que le train s’éloigne lentement de la gare.

• VARIANTE SUGGÉRÉE : Le touriste intelligent est, bien entendu, trop affairé pour s’intéresser à ce genre de question. Mais, s’il a acheté son sandwich au jambon et qu’il est prêt pour le

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« En voiture, Messieurs » peut-être aura-t-il un instant à accorder à un pauvre désœuvré, ni trop prodigue ni trop avare de son temps, qui pourra lui indiquer ce qui mérite d’être vu, une fois que le train se serait silencieusement éloigné de la gare.

32 L’Oxford American Dictionary and Thesaurus définit “lounger” comme “a person spending their time lazily in a relaxed way” (quelqu’un qui passe son temps à se prélasser, un paresseux) ; le Cassells English Dictionary comme “an idle fellow” (un oisif). L’intention péjorative est confirmée par l’ajout de “around the place”, qui évoque quelqu’un qui traîne dans les halls des hôtels, dans les buffets de gares. Il s’agit, bien entendu, du petit jeu de Ruskin : on est défini par l’antonyme ; son touriste anglais est tout sauf intelligent ; le narrateur, tout sauf paresseux.

33 La traduction de locutions verbales comme “glide out”, où le contenu lexical du verbe désigne la manière et la particule adverbiale le mouvement, pose un des problèmes récurrents de la traduction de l’anglais vers le français. Force est de constater que, dans ce domaine particulier, l’anglais s’exprime d’une manière plus précise et plus économique. Ce cas particulier est d’ailleurs longuement discuté par les spécialistes de la traductologie Vinay et Darbelney (1966). La solution de Proust n’est pas entièrement satisfaisante, car « lentement » ne fait pas partie des sèmes de “glide” : “a smooth continuous mouvement, usually silent” (un movement continu sans heurt, sans bruit, mais neutre par rapport à la vélocité : glisser ou planer, lit. quand le train aura glissé hors de la gare). La quasi-impossibilité de rendre, dans un français succinct et élégant, la représentation synthétique anglaise, rappelle qu’une langue est avant tout une manière de dire le monde. Il en va de même pour le petit problème aspectuel, lié à “when” qui, associé à un verbe au présent oriente l’événement vers le futur ; Ruskin imagine son voyageur déjà arrivé au dépôt ferroviaire ; la locution adverbiale choisie par Proust (tandis que) offre l’image d’un trajet à partir de la gare. Il s’agit d’un détail, certes, mais la traduction de Proust comporte une accumulation d’erreurs de ce genre, qui mériterait une analyse à part.

34 Il reste le problème de la personnification de la ville d’Amiens. En désignant la ville à l’époque de Clovis comme “a little Frankish maid” et “a little white-capped Amienoise soubrette”, Ruskin met en valeur les vertus que les jeunes filles de l’époque se devaient de cultiver : la diligence, la sagesse et la modestie (« sois sage petite demoiselle, et laisse l’intelligence aux autres », note 36) : [3] • RUSKIN : Why should this fountain of rainbows leap up suddenly here by Somme; and a little Frankish maid write herself the sister of Venice, and the servant of Carthage and of Tyre?

• PROUST : Pourquoi cette fontaine d’arc-en-ciel jaillissait-elle ici près de la Somme ? Pourquoi une petite fille française pouvait-elle ainsi se dire la sœur de Venise et la servante de Carthage et de Tyr ?

• VARIANTE SUGGÉRÉE : Comment s’explique le jaillissement soudain de cette fontaine irisée, ici aux bords de la Somme ? Et comment se fait-il qu’une petite demoiselle franque puisse, tout d’un coup, se révéler être la sœur de Venise et la servante de Carthage et de Tyr ? L’interrogation porte sur le mystérieux concours de circonstances responsable de la naissance de la ville d’Amiens, personnifiée en petite demoiselle franque (little Frankish maid). Le choix de Proust de jeune fille française, plutôt anachronique, est difficile à justifier, surtout qu’ailleurs le terme est traduit correctement : “Frankish standard” :

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étendard franc (p.114), “Frankish king” : roi franc, “Frankish soldier” : soldat franc (p. 136).

35 Peut-être a-t-il trop fait confiance au brouillon de Mme Proust mère ? Toujours est-il qu’il continue de malmener la petite demoiselle franque en lui mettant une cape blanche sur les épaules en lieu et place d’une coiffe blanche sur la tête. [4] • RUSKIN : What can it be, in the air or the earth – in her stars or in her sunlight – that fires the heart and quickens the eyes of the little white-capped Amienoise soubrette, till she can match herself against Penelope? • PROUST : Qu’y a-t-il donc dans l’air ou le sol de ce pays, dans la lumière de ses étoiles ou de son soleil qui ait pu mettre cette flamme dans les yeux de la petite Amiénoise en cape blanche au point de la rendre capable de rivaliser elle-même avec Pénélope ? • VARIANTE SUGGÉRÉE : Qu’y a-t-il donc dans l’atmosphère ou dans le sol de ce pays, dans la lumière de ses étoiles ou de son soleil pour enflammer le cœur et faire pétiller le regard de la petite soubrette d’Amiens en coiffe blanche au point d’en faire l’égale de Pénélope ?

3.2. « Ne pas omettre un seul mot… »

36 Hormis les lacunes du traducteur, ce premier échantillon montre ce que Proust entend par ne pas omettre « un seul mot ». Il est clair qu’en voulant traduire in extenso, il s’est fait piéger, perdant de vue l’essentiel, à savoir que les mots isolés – que, malheureusement, il ne comprend pas toujours – n’existent que dans les dictionnaires et que les mots ne prennent leur sens que, portés par l’intentionnalité du locuteur, dans le contexte d’un énoncé. Ceci explique le choix (en [5] ci-dessous) de « station » à la place de « gare »38 et de « cité » à la place de « ville ». Et c’est peut-être cette façon de coller aux mots qui explique quelques curieuses négligences, par exemple, dans le même extrait, la traduction d’objects par « spectacles », ce qui, personnellement, me navre, car il s’agit d’un autre niveau de perception, une erreur qu’un Marcel Proust n’a pas le droit de commettre – spectacles introduit une subjectivité absente dans objets, qui paradoxalement, en établissant une distance objective, est plus expressif, plus dédaigneux.

37 Mais, ce qui est peut-être plus gênant encore, ce sont les maigres connaissances de Proust en anglais, qui ne lui permettent pas de réfléchir à la manière dont les deux langues métaphorisent l’espace et le temps. Ruskin décrit le train quittant la gare, par le truchement du regard d’un voyageur – en termes cinématographiques, il s’agit d’un travelling avant. Hormis le fait que la traduction de about a quarter of a mile par à peu près un quart de mille oblige le lecteur français a faire un calcul mental inutile, la préposition pendant est moins adaptée à la synthèse espace-temps que for. Ci-dessous à titre de comparaison, la méthode mot-à-mot de Proust et une variante qui tente de trouver une formulation correspondant mieux à ce qu’on appelle le « génie de la langue française »39 : [5] • RUSKIN : He will see first, and doubtless with the respectful admiration which an Englishman is bound to bestow upon such objects, the coal-sheds and carriage- sheds of the station itself, extending in their ashy and oily splendours for about a quarter of a mile out of the town; […]

• PROUST : Il verra d’abord, et sans aucun doute avec l’admiration respectueuse qu’un Anglais est obligé d’accorder à de tels spectacles, les hangars à charbon et les

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remises pour les wagons de la station elle-même, s’étendant dans leurs cendreuses et huileuses splendeurs pendant à peu près un quart de mille hors de la cité ; […]

• VARIANTE SUGGÉRÉE : Il verra d’abord, et sans doute avec l’admiration respectueuse qu’un Anglais accorde forcément à de tels objets, les hangars à charbon et les remises pour les wagons du dépôt ferroviaire40 déployant leurs cendreuses et huileuses splendeurs sur environ 400 mètres à la sortie de la ville ; […]

3.3. Un mot pour un autre

38 Certains choix de traduction semblent indiquer en effet que Proust, malgré l’aide de toute une équipe, n’arrive pas à reconnaître les formes grammaticales (herself dans match herself [4] est réflexif, non emphatique), ni à se faire une image de ce à quoi les mots renvoient dans l’univers phénoménal. En d’autres termes, il n’arrive pas à construire ce que le philologue allemand Karl Brugmann appelle le support conceptuel (on verra qu’il se débrouille mieux lorsqu’il est question d’idées). Ce mélange d’ignorance de la langue et de négligence est source d’un nombre étonnant de contresens et de faux sens. En voici un exemple d’illustration : [6] • RUSKIN : And yet one never heard of treasures sent from Solway sands to African; nor that the builders at Romsey could give lessons in colour to the builders at Granada.

• PROUST : Et cependant personne n’a jamais entendu parler de trésors envoyés des sables de Solway aux Africains ni que les architectes de Romsey eurent pu donner des leçons de couleurs aux architectes de Grenade.

• VARIANTE SUGGÉRÉE : Et cependant on n’a jamais entendu parler de trésors envoyés des sables de Solway à ceux d’Afrique ; ni ouïe dire qu’en matière de coloris, les bâtisseurs de Grenade aient eu des leçons à recevoir des bâtisseurs de Romsey. Il n’est évidemment pas question d’Africains, mais de sables africains ; induit en erreur par la majuscule de l’adjectif (les adjectifs dérivés des noms propres conservent leur majuscule en anglais), Proust n’a pas reconnu l’ellipse du nom. Par ailleurs, il a de toute évidence du mal avec le temps grammatical des verbes anglais : could, le préterit de can se traduit le plus souvent par l’imparfait (“could give” : pouvait donner) ; complété par des verbes de perception, le plus souvent, il s’efface dans la traduction (“he could see” : il voyait)41. Pour Ruskin, l’art du coloris des artisans amiénois rivalisait avec celui de Grenade, ce qui fut loin d’être le cas pour la ville anglaise de Romsey (au Moyen Âge, ville monastique prospère du sud de l’Angleterre) ; les “lessons in colour” s’inscrivent dans la rhétorique d’une visée hypothétique : comme lorsqu’on répond à quelqu’un : « je n’ai pas de leçon à recevoir de vous ».

3.4. « Ruskin a perdu tout respect de la syntaxe et tout souci de la clarté »

39 La lecture de la traduction proposée par Proust de La Bible d’Amiens donne parfois, en effet, l’impression que l’auteur a perdu tout respect de la syntaxe et tout souci de la clarté. Et même si la doxa des Proustiens veut que la traduction de Proust – puisqu’elle est de Proust – ne puisse être qu’une « réussite totale » (voir l’introduction de l’édition de référence), corollairement, pour les Ruskiniens, The Bible of Amiens ne peut être

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qu’un chef d’œuvre puisqu’il est de Ruskin. Nous voilà donc dans l’impasse. Ci-dessous un extrait un peu plus long qui permet d’isoler quelques éléments de réponse à ce casse-tête. Le passage choisi marque la fin de l’excursus de la visite guidée de la ville d’Amiens où le narrateur conduit à l’écart son interlocuteur virtuel – la petite fille bien intentionnée ?42 – et commence enfin sa leçon d’histoire.

40 Ruskin avait déjà fait son apprentissage d’enseignant dans le célèbre pensionnat expérimental de jeunes filles à Winnington Hall43, et il est possible que sa mise en scène soit directement inspirée de cette expérience heureuse. Pour bien saisir le ton, il faut donc imaginer un scénario où un mentor amène un petit groupe d’élèves (à Winnington Hall, elles étaient 35 en tout) en voyage scolaire. Comme tout bon pédagogue, il fait un peu le pitre – mi-Pierre Richard, mi-Stéphane Bern – et commence sa leçon par la parodie d’un début de parabole du Nouveau Testament – histoire de détendre l’atmosphère44. Il est clair que si l’on ne visualise pas la scène en ajoutant tout le complément expressif – gestuel et prosodique – on aura tendance à conclure qu’en effet, Ruskin avait « perdu tout respect de la syntaxe et tout souci de la clarté » ; mais si l’on met l’image et le son, tout prend forme.

41 Dans l’extrait ci-dessous, les passages où le maître d’école interpelle directement son interlocutrice idéalisée – en aparté – sont en italiques, les clins d’œil à l’univers partagé des écolières – références et locutions – sont en petites capitales45, les expressions déictiques en italiques gras :

Les ellipses du verbe de la première phrase du récit témoigne du caractère oral du discours de Ruskin ; la locution adverbiale “here in Picardy” ouvre un espace qui invite le lecteur à s’imaginer à Amiens et à partager les coordonnées spatio-temporelles du narrateur. La parenthèse, “I suppose”, a une double fonction : d’une part, elle transforme le lecteur en interlocuteur (voir Benveniste et Guillaume sur la réversibilité des personnes interlocutives : je ⇄ tu) et, d’autre part, elle rassure l’interlocuteur : le

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narrateur avoue ses incertitudes, il ne prétend pas avoir la science infuse, il est humain et accessible. C’est la stratégie du loup habillé en agneau46.

42 On comprend l’embarras de Proust qui essaie d’arranger ce qui est pour lui un micmac effroyable, un exemple supplémentaire de syntaxe bancale. Afin de remédier à la situation, il ajoute le verbe être et une locution anaphorique suivie d’un verbe conjugué qui annule le mode quasi-nominal, ce qui revient à remplacer l’expressivité voulue par Ruskin par de l’expression47 : [7] • RUSKIN : His name, Firminius (I suppose) in Latin, Firmin in French, – so to be remembered here in Picardy.

• PROUST : Son nom, Firminius (je suppose) en latin, est Firmin en français – c’est celui-là qu’il faut nous rappeler ici en Picardie.

• VARIANTE SUGGÉRÉE : Son nom, Firminius en latin (sauf erreur), en français Firmin – donc à retenir ici en Picardie.

43 La pierre d’achoppement suivante concerne la locution “coming out of space” (voir l’édition de J. Bastianelli pour les interrogations de Proust à ce propos). Il s’agit d’un des nombreux exemples où Ruskin, en quête d’empathie, adopte le niveau de langue de ses élèves (“to come out of space” = arriver sans crier gare/de nulle part) ; et, comme pour aggraver l’incompréhension du malheureux traducteur, à l’instar de son collègue, l’auteur d’Alice aux pays des merveilles, en rematérialisant l’expression dématérialisée, il ajoute un jeu de mot (no one tells what part of space) :

44 [8] • RUSKIN : coming out of space – no one tells what part of space.

• PROUST : venant de l’étendue, personne ne nous dit de quelle partie de l’étendue.

• VARIANTE SUGGERÉE : débarquant de nulle part – on ne nous dit jamais, d’ailleurs, où se trouve ce fameux nulle part. Le petit écart de niveau de langue (débarquer pour traduire “coming”) reflète le brouillage des niveaux de langue voulu par l’auteur. Si les difficultés de compréhension de Proust peuvent expliquer son charabia, je ne trouve, en revanche, aucune excuse pour la traduction de “with surprised welcome” par « avec une accueillante surprise » : sans tomber dans le pédantisme, accueillante ne fait pas partie des sèmes de surprise ; en revanche, un accueil peut être surprenant, mais dans ce cas, c’est la personne accueillie qui est surprise, c’est-à-dire, Firmin. [9] • RUSKIN : But received by the pagan Amienois with surprised welcome, and seen of them – forty days – many days, we may read – preaching acceptably, and binding with baptismal vows even persons in good society;

• PROUST : Mais reçu avec une accueillante surprise par les Amiénois païens qui le virent48 – quarante jours – un grand nombre de jours pouvons-nous lire – prêchant agréablement et enchaînant aux vœux du baptême même des gens de la bonne société ;

• VARIANTE SUGGÉRÉE : Mais, bien accueilli par ces païens tout étonnés d’Amiens, se montrant à eux pendant – quarante jours – un grand nombre de jours, d’après les textes – prêchant convenablement et liant aux vœux du baptême même des gens de la bonne société ;

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45 L’expression “persons of good society” est évidemment volontairement anachronique ; il s’agit de l’expression consacrée pour désigner les modèles de référence imposés aux jeunes filles : “persons of good society do not do that!”. Par ailleurs, on constate avec tristesse que Proust passe à côté du double jeu du brouilleur de piste qu’est Ruskin. Si, en cherchant bien dans les différents récits de la vie de St Firmin, on ne trouve aucune mention d’un séjour de 40 jours pour son ultime mission à Amiens, toutes les versions (voir, entre autres, La vie des Saints) s’accordent pour dire que le martyr est parti de sa ville natale de Pampelune, qu’il a été consacré évêque à Toulouse, d’où il est reparti en mission évangélique, passant par Agen, Angers et Beauvais avant d’arriver à Amiens. Lorsque Ruskin écrit “coming out of space”, il veut faire vivre l’événement à ses petites élèves par le truchement du regard des habitants étonnés d’Amiens, dont certains sont des personnes de la bonne société, comme les parents de ses élèves49.

46 Quant à la mention des 40 jours, qui apparaît entre deux tirets et qui est immédiatement rectifiée par “many days we may read”, il s’agit d’un premier avertissement contre l’interprétation littérale des récits bibliques et un premier indice de la leçon du premier chapitre, à savoir que c’est la dimension symbolique des faits qu’il faut retenir. Pour l’église évangélique, en effet, le compte de 40 jours est chargé d’une lourde signification ; hormis la durée du séjour de Jésus entre la résurrection et l’ascension – celle dont il est question ici – 8 autres sont repérées dans les écritures saintes. La doctrine des créationnistes rappelle que l’année solaire-lunaire de la Bible (voir les livres de la Genèse et des Révélations) est composée de 9 fois 40 jours. Qui plus est, les petites élèves victoriennes, à qui on impose une lecture quotidienne de la Bible, seraient aiguillonnées par la locution qui précède immédiatement “seen of them” : du discours importé tel quel des Actes des Apôtres (1 : 3). Il faut donc tenir compte de l’élément intertextuel et traduire – même si c’est un peu maladroit – par la version française consacrée : se montrant à eux pendant 40 jours ; « qui le virent pendant 40 jours », le mot-à-mot de Proust ne veut malheureusement rien dire.

47 La phrase ci-dessous offre un parfait exemple du double discours de Ruskin : la trame des aventures de Firmin et, en aparté, la trame du discours sur les faits (en italiques) à l’intention des élèves. [10] • RUSKIN : And in the last day of the Forty – or of the indefinite many meant by Forty – he is beheaded, as martyrs ought to be, and his ministrations in a mortal body ended.

• PROUST : Et le dernier des quarante jours – ou du nombre indéfini de jours signifié par quarante –– il a la tète tranchée, comme il sied aux martyrs de l’avoir, et le rôle de son être mortel est terminé.

• VARIANTE SUGGÉRÉE : Et au bout des quarante jours – ou le tout dernier jour de la durée indéterminée signifiée par le chiffre quarante – on lui coupe la tête, ce qui est le sort normal des martyrs, et c’est ainsi que prend fin sa mission ici-bas. Depuis Jean le-Baptiste, et sans doute bien avant, le sort des prophètes est scellé : dans un premier temps accueillis, écoutés et adulés, puis rituellement mis à mort, en tant qu’offrande sacrificielle. Le bref échange qui suit la fin du récit en confirme la signification : [11] • RUSKIN : THE OLD, OLD STORY, you say? Be it so; you will the more easily remember it.

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• PROUST : LA VIEILLE, VIEILLE HISTOIRE, dites-vous ? Soit, vous la retiendrez d’autant plus aisément.

• VARIANTE SUGGÉRÉE : La vieille rengaine, dis-tu ? Tant mieux, comme cela, tu ne risques pas de l’oublier.

48 L’absence d’appel de note indique que Proust – mais on ne peut guère lui en vouloir – n’a pas saisi la référence intertextuelle. The Old Old Story est un poème pour enfants écrit en 1866 par une certaine Kate Hankey (1834-1911), membre de la célèbre secte évangélique de Clapham. En 1870, le poème, mis en musique par William H. Doane (1832-1915), a donné lieu à deux cantiques, Tell me the Old Old Story et I Love to Tell the Story. Devenus immédiatement des « classiques » des deux côtés de l’Atlantique, il y a de grandes chances pour que – si ces cantiques n’étaient pas chantés par les élèves de Winnington Hall ou le dimanche à l’église – le poème ait été souvent récité dans le cours d’instruction religieuse de Ruskin.

49 En tout état de cause, en 1885, au moment de la rédaction de The Bible of Amiens, ces cantiques faisaient partie du répertoire de l’église protestante50. La vieille, vieille histoire en question est évidemment celle de la passion du Christ, du mythe chrétien de l’Agnus Dei. De deux choses l’une : soit, comme le fait Proust, on se contente d’une traduction mot-à-mot, soit – et ce n’est qu’une suggestion – on met entre parenthèses l’intertextualité et on tente de rendre le sens d’intention caché. Quelle que soit la solution, un appel de note est nécessaire.

50 Le dernier passage de l’extrait vise les quatre photos choisies par Ruskin en guise d’illustration51. L’omission des photos et autres illustrations dans toutes les éditions de la traduction – dans certaines on trouve la première illustration des cartes de France – est une preuve supplémentaire de la volonté, non seulement de Proust lui-même, mais des éditeurs, de dénaturer le texte, en gommant l’aspect dialogique, essentiel à sa compréhension : il s’agit d’un manuel scolaire, avec des exercices de travaux pratiques intégrés – la preuve de l’extrême modernité de Ruskin, innovateur pédagogique. Si le maître n’est pas là en personne, sa place est censée être prise par un suppléant réel ou imaginaire. Il est clair que c’est un aspect qui n’intéresse ni Proust ni l’éditeur et sa suppression ne fait que confirmer l’impression que les nombreuses rééditions visent exclusivement les spécialistes de Proust, mais pas les lecteurs qui pourraient s’intéresser à Ruskin.

51 Par ailleurs, au vu de l’importance que Ruskin accordait à la photographie – selon lui, « la plus merveilleuse invention du siècle » –, l’omission des illustrations est incompréhensible. On sait qu’avec l’aide de George Hobbes, son assistant, il commence, à partir de 1849 à réaliser lui-même des daguerréotypes – on compte 233 plaques –, qu’il utilise comme support de mémoire pour ses dessins. On sait également que « le jeune Proust, qui entreprend en 1900 un voyage à Venise afin d’avoir pu avant de mourir, approcher, toucher, voir incarnées en des palais défaillants, mais encore debout et roses, les idées de Ruskin sur l’architecture domestique au Moyen Âge » (CSB : 139), apprécie « les belles photographies, à la fois vivantes et artistiques, de M. Alinari » (CSB : 522) qui accompagnent la traduction française des Pierres de Venise par Mathilde Crémieux52 ».

52 Toujours-est-il que lorsque Ruskin écrit “the four stone pictures Nos. 1, 2, 3, and 4 of our first choice photographs”, l’article défini renvoient déictiquement aux 4

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photographies sur la page ouverte du manuel de chaque écolier, et l’adjectif possessif insiste sur la présence simultanée de l’élève et du maître. Ci-dessous la disposition de la traduction de Proust avec les illustrations restituées53 : [Image non convertie]

Bas relief de la légende de saint Firmin dans la cathédrale d'Amiens

Photographies de Daniel Roulland, novembre, 2015

3.5. Déixis et analogie

Non seulement l’omission des illustrations rend illisible ce passage, mais, ce qui est plus grave, elle trahit la visée profonde de l’œuvre. Depuis John Locke54, les pédagogues sont conscients de l’importance de ce que les didacticiens appellent aujourd'hui le « support visuel ».

53 Dans son essai de 1989, l’anthropologue américaine Barbara Johnson identifie trois stratégies persuasives : (i) le style quasi-logique, fondé sur le raisonnement (typiquement cartésien), (ii) le style déictique qui repose sur l’actualisation de la relation interpersonnelle, et (iii) le style analogique qui, d’après la chercheuse, est typiquement oriental (biblique). Il est clair que, dans The Bible of Amiens, le style de Ruskin est à la fois déictique et analogique : en appliquant les principes établis par Locke, il montre (in præsentia) ; et sans doute sous l’influence de l’écriture parabolique du Nouveau Testament, dont il est pénétré, il jalonne son récit d’anecdotes, faisant des aller-retour dans le temps entre la préhistoire et l’instant de conscience vive. Il promène ainsi son interlocuteur/lecteur, zigzaguant dans l’espace et dans le temps, entre le présent, l’époque de Clovis, l’occupation romaine de la Gaule et le XVIe siècle. En conséquence, le lecteur est tiré du temps linéaire (horizontal) existentiel, ce qui a pour effet d’écraser la distance qui sépare « la petite soubrette d’Amiens » et la « petite fille bien attentionnée ».

3.6. Providence et vertu

54 Pour Ruskin, existeraient donc les faits passés, dont la chronologie est fixée par les historiens, auquel succéderait la leçon que ces faits peut enseigner – leur signification. En application de sa méthode analogique, il demande au lecteur d’imaginer l’histoire fictionnelle du Roi Lear de Shakespeare, résumée dans un manuel d’histoire et ornée de l’illustration des événements les plus sanglants ; puis de s’interroger sur la leçon qu’un jeune lecteur pourrait en tirer. Car selon Ruskin, le tableau des crimes royaux (“calendar of kingly crime”) – c’est ainsi qu’il résume le contenu des manuels populaires d’histoire du XIXe siècle – ressemble en tous points à l’histoire du Roi Lear. Malheureusement, l’exégèse des faits historiques est entre les mains d’un ramassis de spécialistes – banquiers, pasteurs orthodoxes, hommes politiques, philosophes, qui les manipulent afin de promouvoir leurs propres intérêts. Mais Ruskin, en bon disciple de Locke, ne désespère pas, car : • RUSKIN : Meantime, the two ignored powers – the Providence of Heaven, and the virtue of men – have ruled, and rule, the world, not invisibly; and they are the only powers of which history has ever to tell any profitable truth. Under all sorrow, there is the force of virtue; over all ruin, the restoring charity of God. To these alone we have to look; in these alone we may understand the past, and predict the

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future destiny of the ages.

• PROUST : En attendant, les deux influences laissées de côté, la Providence du ciel et la vertu des hommes ont gouverné et gouvernent le monde, et non de façon invisible ; et elles [ce] sont les seules puissances au sujet de qui l’histoire ait jamais [eu] à nous apprendre quelque vérité profitable. Cachée sous toute douleur, il y a la force de la vertu ; au-dessus de toutes les ruines, la charité réparatrice de Dieu. Ce sont elles seules que nous avons à considérer; en elles seules nous pouvons comprendre le passé et prédire l’avenir, la destinée des siècles. Notons que ce genre de passage, où il est question d’idées, semble poser moins de problèmes à Proust, qui réussit à se construire, sans trop de peine, un « support perceptif ».

3.7. Vérité infaillible

55 La comparaison entre la sincérité naïve et sanglante de Clovis et l’hypocrisie du clergé victorien sert à Ruskin de transition pour introduire l’histoire de Saint Martin, à laquelle il ajoute un avertissement :

• RUSKIN : Whether these things ever were so, or how far so, credulous or incredulous reader, is no business whatever of yours or mine. What is, and shall be, everlastingly, so, – namely, the infallible truth of the lesson herein taught, and the actual effect of the life of St. Martin on the mind of Christendom, – is, very absolutely, the business of every rational being in any Christian realm.

• PROUST : Que ces choses se soient jamais passées ainsi, ou jusqu’à quel point elles se sont passées ainsi, lecteur crédule ou incrédule, n’est ni votre affaire, ni la mienne. Mais de ces choses, ce qui est et sera éternellement ainsi – notamment la vérité infaillible de la leçon ici enseignée, et les conséquences actuelles de la vie de saint Martin sur l’esprit de la chrétienté est, très absolument, l’affaire de tout être raisonnable dans un royaume chrétien quelconque.

56 Des variantes de ce message sont réitérées tout au long du premier chapitre. Dans une Angleterre où seule une toute petite élite intellectuelle oserait mettre en cause la vérité littérale des écritures saintes, le message de Ruskin semble étonnamment subversif, a fortiori dans un manuel d’histoire pour « jeunes chrétiens ». Dans la polémique qui a ébranlé la fin du XIXe siècle à propos de l’existence du vrai Jésus, il apparaît que, non seulement Ruskin épouse le point de vue de Strauss, de Renan et peut-être même d’Edouard Dujardin, mais qu’il prêche pour leur paroisse dans les manuels scolaires55.

4. Præterita : un rendez-vous manqué ?

57 Certains critiques semblent regretter (voir notamment l’édition de Jérôme Bastianelli) que Proust ne se soit pas lancé immédiatement dans la traduction de Præterita, au lieu d’attendre 1908, quand il était trop tard56. Lorsque j’ai commencé ce travail, j’étais plutôt de cet avis. La Bible d’Amiens, qui paraît en 1885, est contemporaine de la première partie de Præterita, sans doute l’œuvre la plus achevée de la longue liste de publications de Ruskin, tenant à peu près le même rôle dans cette œuvre que Les Mots dans celle de Sartre, ou Les Mémoires d’Outre-tombe dans celle de Chateaubriand. Ruskin, conscient de son soudain épanouissement personnel, en fournit une explication dans la préface, parue la même année que La Bible d’Amiens (1885) : • I have written these sketches of effort and incident in former years for my friends; and for those of the public who have been pleased by my books.

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I have written them therefore, frankly, garrulously, and at ease; speaking of what it gives me joy to remember at any length I like – sometimes very carefully of what I think it may be useful for others to know; and passing in total silence things which I have no pleasure in reviewing, and which the reader would find no help in the account of. My described life has thus become more amusing than I expected to myself, as I summoned its long past scenes for present scrutiny: – its main methods of study, and principles of work, I feel justified in commending to other students; and very certainly any habitual readers of my books will understand them better, for having knowledge as complete as I can give them of the personal character which, without endeavour to conceal, I yet have never taken pains to display, and even, now and then, felt some freakish pleasure in exposing to the chance of misinterpretation (Préface de Præterita (1885), éd. 1899).

• J’ai réuni ces souvenirs des efforts et incidents de ma vie passée pour mes amis et pour ceux qui ont aimé mes livres. Je les ai donc écrits simplement, comme on cause, m’étendant un peu longuement peut-être sur les choses que j’avais plaisir à me rappeler, avec beaucoup de soin sur celles que je m’imagine pouvoir être utiles aux autres ; au contraire, passant sous silence les souvenirs qui n’avaient rien d’agréable, et dont le récit ne pouvait être d’aucun profit au lecteur. Ma vie, ainsi présentée, m’a paru plus amusante que je n’avais pensé lorsque j’ai commencé à ressusciter tout ce long passé avec ses méthodes d’études et ses principes de travail que je me crois d’être en droit de recommander à d’autres travailleurs — méthodes et principes que, très certainement, les fidèles lecteurs de mes ouvrages comprendront d’autant mieux qu’ils seront plus familiarisés avec mon caractère. Jusqu’à ici, sans aucun parti pris de cachoterie, je ne me suis jamais attaché à expliquer ; je trouvais même, je l’avoue, un certain plaisir, je mettais une certaine coquetterie à courir le risque d’être incompris (traduction de Mme G. Paris, 1911).

58 Dans Praeterita, sans doute pour la première et seule fois de son existence, Ruskin réussit à se libérer de ses démons et à s’adresser, sans masque protecteur, au lecteur idéal, celui que la romancière Edith Wharton définit comme « cet autre moi-même »57. C’est ainsi que les problèmes réels qui se posent dans la traduction de La Bible d’Amiens ne se posent pas dans cette œuvre, car personne ne songerait à accuser le Ruskin de Præterita, du moins de la première partie, d’avoir « perdu tout respect de la syntaxe et tout souci de la clarté ».

59 L’extrait du début du chapitre IX, “The Col of the Faucille”, ci-dessous, traduit à la fois par Proust58 et par Mme Paris offre l’occasion de se faire une opinion de la compétence des deux traducteurs et de décider s’il est réellement dommage que Proust ait laissé la traduction de Præterita à la veuve de Gaston Paris. Notons la variante “fashionable” 59 pour désigner la bête noire de Ruskin, “the intelligent English traveller” de La Bible d’Amiens : [12]a • RUSKIN : [177] About the moment in the forenoon when the modern fashionable traveller, intent on Paris, Nice, and Monaco, and started by the morning mail from Charing Cross, has a little recovered himself from the qualms of his crossing, and the irritation of fighting for seats at Boulogne, and begins to look at his watch to see how near he is to the buffet of Amiens, he is apt to be baulked and worried by the train’s useless stop at one inconsiderable station, lettered ABBEVILLE.

• PROUST : Vers le moment de l’après-midi où le moderne voyageur fashionable parti par le train du matin de Charing Cross pour Paris, Nice et Monte-Carlo, s’est un peu remis des nausées de sa traversée, et l’irritation d’avoir à se battre pour trouver des places à Boulogne, et commence à regarder à sa montre pour voir à quelle distance il est du buffet d’Amiens, il est exposé au désappointement et à l’ennui d’un arrêt inutile du train où il lit le nom

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« Abbeville ».

• MME GASTON PARIS : À l’heure où, dans la matinée, le voyageur moderne chic, qui se rend à Paris, Nice, ou Monaco et qui a quitté Charing Cross par le train du matin, commence à se remettre des émotions de la traversée et des luttes qu’il lui a fallu soutenir pour s’assurer un coin dans le train de Boulogne, au moment où il consulte sa montre et se demande s’il approche d’Amiens et de son buffet, il est près de s’impatienter en voyant le train s’arrêter encore ; la station lui semble sans intérêt, c’est Abbeville. [12]b • RUSKIN : As the carriage gets in motion again, he may see, if he cares to lift his eyes for an instant from his newspaper, two square towers, with a curiously attached bit of traceried arch, dominant over the poplars and osiers of the marshy level he is traversing. Such glimpse is probably all he will ever wish to get of them; and I scarcely know how far I can make even the most sympathetic reader understand their power over my own life.

• PROUST : Au moment où le train se remet en marche, il pourra voir, s’il se soucie de lever les yeux un instant de son journal, deux tours carrées [omission] qui dominent les peupliers et les osiers du sol marécageux qu’il traverse. Il est probable que ce coup d’œil est tout ce qu’il souhaitera jamais leur accorder attention; et je ne sais guère jusqu’à quel point je pourrai arriver à faire comprendre au lecteur, même le plus sympathique, l’influence qu’elles ont eu sur ma propre vie.

• MME GASTON PARIS : Lorsque la locomotive se remet en marche, il pourrait, s’il voulait un instant abandonner son journal, apercevoir deux tours carrées assez singulièrement reliées à un arceau à meneaux, qui dominent les peupliers et les saules du pays bas et marécageux qu’il est en train de traverser. Je doute qu’il le fasse, et en tout cas qu’il ait envie d’en voir davantage et je crains de ne pas pouvoir faire comprendre, même au lecteur le mieux disposé, l’influence que ces deux tours ont exercée sur ma vie (179).

60 Est-ce le désir de “traduire tous les mots” qui est responsable du faux-sens (après-midi), de l’omission (“with a curiously attached bit of traceried arch”) et de la maladresse (tout ce qu’il souhaitera jamais leur accorder attention) que Proust réussit à accumuler dans ce petit passage ? Est-ce le brouillon de sa mère qui fait arriver le train dans l’après- midi (fore, avant, after, après) et non à la fin de la matinée ? Consulte-il un dictionnaire ? Quant à la désignation du “modern fashionable traveller”, certes, la manière anglaise d’accumuler les adjectifs qualificatifs devant le nom pose problème au traducteur ; il est exact que la solution de Mme Paris (le voyageur moderne chic) ne sonne pas tout à fait juste ; mais il existe d’autres solutions, ne serait-ce que « à la mode » ou « dans le vent », qui résumerait à la fois “modern” et “fashionable”. On peut se demander si l’omission de “the curiously attached bit of traceried arch” est un oubli ou une manière de ne pas s’encombrer d’une difficulté. Quant à Mme Paris, soit sa compétence en anglais, soit sa connaissance en architecture lui permet de visualiser l’objet dans l’univers phénoménal. Sans avoir à se rendre sur place, il semblerait que l’illustration ci-dessous, corresponde à l’objet dont il est question.

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Un des arc-boutants de la nef de l'église Saint-Wulfrand d'Abbeville

Eugène Viollet-le Duc (1870), Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, no 69, article « Arc-boutant »,

5. Conclusion

61 Savoir lire dans sa langue veut dire qu’au fil du regard, les mots captés par la rétine déclenchent une sorte de bande filmique mentale qui se déroule sous le regard de l’esprit ou de « la pensée », comme le dit Guillaume. Autrement dit, comme dans la langue orale, les mots s’effacent, donnant l’accès quasi-immédiat à l’univers des choses – le temps opératif étant réduit presque à néant. La lecture d’une langue apprise permet rarement cet accès, car même si l’on reconnaît tous les mots, l’autre langue est également une autre façon de voir le monde. Handicapé par son ignorance de la langue à traduire, Proust semble en effet souvent perdu dans les limbes, entre les deux langues, réduit provisoirement à un état amaurotique.

62 Le piège dans lequel Proust est tombé en voulant « traduire tous les mots » est parfaitement illustré par quelques passages dans la deuxième phrase ci-dessus : [13] • RUSKIN : he may see, if he cares to lift his eyes for an instant from his newspaper …

• PROUST : il pourra voir, s’il se soucie de lever les yeux un instant de son journal …

• MME PARIS : il pourrait, s’il voulait un instant abandonner son journal, apercevoir … Pour le temps des modaux, Proust choisit de coller au texte en gardant le présent (pourra – s’il se soucie …), alors que Mme Paris, en choisissant l’imparfait (pourrait, s’il voulait), opte pour un degré de plus dans la modalisation ; les deux solutions sont correctes grammaticalement mais, en diminuant la possibilité de son actualisation, la

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seconde virtualise davantage la situation et insiste ainsi sur l’exaspération de Ruskin. Proust calque sa traduction mot à mot sur l’anglais de Ruskin, alors que Mme Paris en fait une synthèse : abandonner son journal désigne un événement complexe, ancré dans le comportement social et sous-tendu par de multiples présupposés. On pourrait, bien entendu, défendre le choix de Proust en disant qu’il procède exactement comme le fait Ruskin60.

63 Mais, comme le savent tous les traducteurs, le français a tendance à préférer la synthèse et l’abstraction. D’un point de vue « orthonymique » (voir B. Pottier, M.-F. Delport et J.-C. Chevalier), abandonner son journal ajoute le sens que si lecteur interrompt sa lecture et lève les yeux pour contempler les deux tours, il le fait par devoir, à contre cœur. Cette solution offre donc l’avantage de l’économie et permet de reprendre le concept anaphoriquement, avec la même économie par la suite, et de reformuler la suite du propos d’une manière plus conforme au « génie » de la langue française :

[14] • RUSKIN : Such glimpse is probably all he will ever wish to get of them;

• PROUST : Il est probable que ce coup d’œil est tout ce qu’il souhaitera jamais leur accorder attention ;

• MME PARIS : Je doute qu’il le fasse, et en tout cas qu’il ait envie d’en voir davantage ;

64 Mme Paris, avec beaucoup de courtoisie et d’élégance, se met à la place de son lecteur et réussit à lui rendre un texte aussi proche de l’original que possible et, de surcroît, agréable à lire. Mais, elle n’est que la veuve de Gaston Paris, et aucun éditeur ne songe à rééditer sa superbe traduction du chef-d’œuvre de Ruskin. Or, la traduction par Proust d’un livre beaucoup plus parenthétique dans l’œuvre de Ruskin est constamment rééditée – la dernière édition remonte à avril 2015.

5.1. Rendre à César ce qui est à César

65 En entreprenant ce travail, loin de moi l’idée que je serais amenée à jeter un si gros pavé dans la mare proustienne. Dans le cadre du présent volume de Modèles linguistiques consacré à la traduction de la modalité, je m’étais donné pour tâche de relever les indices de subjectivité dans le texte de Ruskin pour voir ce qu’en faisait Proust. C’était également une manière de compléter un autre travail sur les multiples traductions anglaises du premier volume de la Recherche du temps perdu (Garnier, 2015).

66 Les problèmes posés par la traduction et la réedition de La Bible d’Amiens sont complexes et multiples. La justification principale reste celle proposée par Proust, à savoir que « c’est le seul qui soit sur la France, à la fois sur l’Histoire de France, sur une ville de France et sur le Gothique français » (voir ci-dessus). Les extraits commentés ci- dessus suggèrent, qu’en tant que manuel scolaire, La Bible d’Amiens devrait également intéresser les didacticiens – un public à part.

67 Il est dommage que Proust n’ait pas eu la sagesse de Gandhi qui, bien que bouleversé et ébloui par la lecture de Unto this Last, a reconnu que, tel quel, le livre n’était pas adapté aux lecteurs indiens. Proust, qui visait un public français sophistiqué, aurait mieux fait de résumer succinctement les parties du texte consacrées à la didactique et au prosélytisme, de paraphraser la plupart des passages qui traitent spécifiquement de la

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description des monuments, et de se contenter de traduire une sélection de passages clés. C’est précisément ce qu’a fait Robert de la Sizeranne. La lecture de Ruskin et la religion de la beauté – une sorte de Reader’s Digest de la vie et de l’œuvre – pourrait également éclairer, en grande partie, le mystère de la familiarité de Proust avec un auteur dont il ne connaissait pas la langue, et il faut dire que le portrait de Ruskin brossé par R. de la Sizeranne ne pourrait que plaire au très fashionable Marcel Proust.

68 Je vois personnellement deux autres motifs au choix de Proust – hormis les arguments qu’il a avancés pour son l’éditeur : (i) son attachement sentimental au livre (vraisemblablement un cadeau de Robert de Billy) et (ii) l’absence de toute référence à l’œuvre dans le livre de Robert de la Sizeranne. Rappelons que celui-ci fait de nombreuses références à Sésame et les Lys (8 en tout), mais que La Bible d’Amiens ne paraît que dans le catalogue des œuvres, ce qui indiquerait que le livre ferait partie des rares ouvrages absents de la bibliothèque du critique d’art.

69 Un dernier point reste à élucider : la haute estime des proustiens pour la traduction plus que médiocre de Proust. Paradoxalement, c’est Ruskin lui-même qui aurait su l’expliquer, car c’est la vieille, vieille rengaine (“the old old story”). Mutatis mutandis, Proust tient dans la liturgie littéraire française la même place que Saint Firmin et Saint Martin dans la liturgie chrétienne. Ses écrits sont consacrés et l’on ne saurait mettre en doute l’excellence d’un seul écrit sacré sans ébranler l’édifice tout entier. Il y a ensuite la réputation des dignitaires à protéger – je pense à Hubert Juin, qui met le point final à son introduction en qualifiant la traduction de Proust de « réussite totale ».

70 Quant à Émilie Eells (2009), pour qui sans doute, Paris vaut bien une messe, elle estime que le talent de Proust compense amplement la suppression des illustrations offertes par la version originale. Avec la métaphore filée de circonstance, cette vestale proustienne encense la « lumineuse » traduction annotée de Proust, sans laquelle La Bible d’Amiens serait tombée dans l’oubli : Proust’s La Bible d’Amiens is an illuminated text, both in the sense that he sheds light on the original text, and in the sense that its translation transforms it into an illuminated manuscript, enriched with profuse decoration and ornament (p. 144).

71 Le sociologue béarnais Pierre Bourdieu aurait décrypté tous ces encensements beaucoup mieux que je ne saurais le faire.

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RUSKIN John (2012 [1862]), Il n’y a de richesse que dans la vie ; quatre essais sur les premiers principes d’économie politique, traduction Pierre Thiesset et Quentin Thomasset d’Unto this Last, Éd. Le Pas de côté, Vierzon.

RUSKIN John, Les Pierres de Venise (1906), traduction de Mme Mathilde Crémieux, H. Laurens, Paris.

RUSKIN John, Les Matins à Florence (1906), traduction de Mme Eugénie Nypels, H.

PROUST Marcel, lettres à une amie 1899-1908 (1942), recueil de quarante lettres inédites adressées à Marie Nordlinger, Laurens, Paris.

NOTES

1. C'est justement dans ces circonstances précises que Robert de la Sizeranne avait entendu parler de Ruskin pour la première fois, sans doute vers 1890 (voir l'introduction de Ruskin et la religion de la beauté, 1897). Les premières traductions anglaises des guides de voyages de la maison d'édition Verlag Karl Baedeker (fondée en 1827) parurent à partir de 1861. 2. Le titre originel du premier tome de Modern Painters (1843) était Turner and the Ancients. Dans cet ouvrage, Ruskin exhorte les peintres à travailler en plein air et à scruter la nature. 3. La philosophie de Gandhi s'inspire directement des thèses exposées dans Unto this Last, qu'il découvre en 1904, grâce à un ami. Il en fait une paraphrase adaptée à la situation indienne, qu'il traduit par la suite en gujarati, sous le titre : “I feel that Ruskin's Unto This Last is an expansion of Socrates' ideas; he tells us how men in various walks of life should behave if they intend to translate these ideas into action. What follows is not a translation of Unto This Last but a

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paraphrase, as a translation would not be particularly useful to the readers of Indian Opinion. Even the title has not been translated but paraphrased as Sarvodaya"( www.mkgandhi.org Page 4). 4. Ruskin s’est mis à s’intéresser sérieusement à l’éducation à partir de sa rencontre avec Carlyle en 1850. Les premières conférences publiques traitaient de l’architecture et de la peinture (1853 à Edimbourg, 1857 à Manchester). Mais, ce domaine fut définitivement abandonné vers 1860, pour la croisade de réforme sociale à laquelle il a consacré ses talents et son énergie jusqu’à sa mort en 1900. 5. Toutes les références à la traduction de Proust renvoient à l’édition de l’Union générale d’Éditions, 1986, préfacée par Hubert Juin. Je n’ai malheureusement eu connaissance de la luxueuse édition de Jérôme Bastianelli (avril 2015) qu’à la veille de la date de livraison du présent article. 6. Société des Amis de Marcel Proust, bulletin n° 11 (1961). 7. D'après Jerôme Bastianelli, Proust se serait procuré certains des romans de Hardy en version originale, afin de les comparer avec la version française, ce qui indiquerait qu'à l'époque des traductions, il avait fait assez de progrès pour rendre cet exercice intéressant. 8. La lettre est datée du 10 octobre 1922. Proust est mort cinq semaines plus tard (le 18 novembre) d’une bronchite mal soignée. Cette lettre est conservée à la Bibliothèque Nationale d’Edimbourg. 9. Scott Moncrieff qui, à son tour, plaide son insuffisance en français, répond au courrier de Proust en anglais : “My dear Sir, I beg that you will allow me to thank you for your very gratifying letter in English as my knowledge of French – as you have shown me, with regard to your titles – is too imperfect, too stunted a growth for me to weave from it the chapelet that I would fain offer you” (lettre du 18 octobre 1922). Quant à l’ambiguïté du titre, à mon sens, elle serait levée avec l’ajout d’une locution adverbiale : “Round by Swann’s ” ou “Over by Swann’s ”, ou encore “The Path by Swann’s ”. Proust voulait un titre qui ferait écho à des paroles simples prononcées quotidiennement, du genre : « Et si on allait se promener du côté de chez Swann ? ». En anglais, on pourrait imaginer “Why don’t we walk round/over by Swann’s ?”. La solution de Scott Moncrieff prête à confusion, en effet, car elle donne à entendre, soit que (i) le chemin emprunté appartient à Swann, soit que (ii) c’est le chemin qu’il aimait prendre, soit encore – ce que craint Proust (voir sa correspondance avec son éditeur) – (iii) qu’il s’agit de sa façon particulière de faire : "I Did it My Way". 10. Proust en parle dans un appel de note dans l’introduction à sa traduction de La Bible d’Amiens (1, p. 50), comme « un des premiers [à avoir parlé de Ruskin], dans l’ordre du temps, et par la force de la pensée ». 11. S'il s'agit bien du cadeau de Robert de Billy, on ne peut que s'étonner de l'absence de dédicace ; par ailleurs, cette hypothèse permet de mieux comprendre le choix de Proust. Publié par George Allen à Londres en 1897, l'exemplaire, annoté de la main de Proust, est consultable à la Bibliothèque Nationale de France. La page de garde porte l'inscription « Hôtel de l'Europe, 61 », se référant, selon Emilie Eells (2005 : 3), à la chambre occupée par Proust pendant son séjour à Venise en 1900. 12. A cette occasion, Robert de Billy lui prête également son exemplaire personnel de L’art religieux du XIIIe en France d’Émile Mâle, restitué, d’après le biographe anglais George Painter, quatre ans plus tard, en très mauvais état (Marcel Proust, Paris, Mercure de France, 1966, traduction G. Cattaui et R.-P. Vial, t. 1, p. 324-325). 13. Dans un autre appel de note (1. p. 53), Proust parle de la dette qu’il a envers R. de La Sizeranne, en disant que, s’il essaie parfois de s’aventurer sur ses terres, « ce ne sera certes pas pour usurper son droit, qui n’est pas que celui d’un premier occupant ». 14. Lettres à une amie : 1899-1908, recueil de quarante-et-une lettres inédites adressées à Marie Nordlinger, Éditions du Calame, 1942. On aimerait savoir ce que « lu avec lui » veut dire exactement. A-t-elle traduit les passages choisis pour Marcel ?

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15. Célestine Albaret, Monsieur Proust, J’ai lu, 1975. 16. Pour les œuvres contemporaines, Ruskin s’opposait catégoriquement à la traduction, estimant que chaque pays avait assez de bons livres dans la langue vernaculaire et que si l’on souhaitait étudier les écrivains des autres pays, il fallait se donner la peine de le faire dans la langue de ce pays : “I am myself […] entirely opposed to translations. There are good books enough in every nation in its own language : if it wants to study the writers of other races – it should be in their own tongue” (cité par E. Eells, 2005, p. 134 ; il s’agit d’un extrait d’une réponse à la lettre d’un certain E. Horner, qui demande l’autorisation de traduire Sesame and Lilies (note 14). 17. Pour une interprétation des circonstances qui incitent Proust à entreprendre ce qui va se transformer en corvée, voir l’introduction de Jérôme Bastianelli (2015), dont l'analyse confirme mon intime conviction. 18. Le 27 janvier 1900, dans « La chronique des arts et des curiosités », du Figaro, Proust publie un premier article, « John Ruskin » ; un second le 13 février : « Pèlerinages ruskiniens en France ». « Ruskin au Notre-Dame d’Amiens » paraît en avril au Mercure de France. Deux autres articles sur Ruskin sont publiés par la Gazette des Beaux-Arts (1er avril et 1er août 1900). Des extraits de la traduction de la Bible d’Amiens paraissent en février et mars 1903. 19. Récemment réédité dans une nouvelle traduction de Pierre Thiesset et Quentin Thomasset. Le titre, choisi par l’Abbé Peltier et retenu dans la nouvelle traduction, renvoie aux propos de Ruskin : “There is no wealth but life. Life, including all its powers of love, of joy, and of admiration. That country is the richest which nourishes the greatest number of noble and happy human beings; that man is richest who, having perfected the function of his own life to the utmost, has always the widest helpful influence, both personal, and by means of his possessions over the lives of others.” 20. Il y a la possibilité que la dette de Proust envers Robert de la Sizaranne soit plus grande qu'on ne pense ; Ruskin et la religion de la beauté comprend une véritable anthologie d'extraits traduits et commentés. 21. Lors de la parution de la traduction de Du côté de chez Swann, une rumeur circulait en Angleterre – rumeur incompatible avec la thèse de Kolb –, selon laquelle Proust connaissait le Præterita de Ruskin par cœur (la traduction n’est sortie qu’en 1910), et que c’est la lecture de ce récit autobiographique qui lui aurait donné l’idée de ce qui allait devenir À la recherche du temps perdu. Dans sa traduction de The Bible of Amiens, parmi les premiers appels de notes, figure un extrait de Præterita, traduit par Proust (note 2, voir ci-dessous), six bonnes années avant la publication de celle de Mme Gaston Paris. Mon avis personnel est qu'il n'a lu que quelques extraits et que sa familiarité avec l'œuvre s'explique par sa lecture de l'excellente présentation française de Robert de la Sizeranne. 22. Le rôle joué par Sir Kenneth Clarke (1903-1983) dans la diffusion de la culture artistique peut être comparé à celui de son père spirituel, Ruskin. Fils d’un industriel écossais, conservateur de la National Gallery à l’âge de 30 ans, il a occupé de 1946 à 1950 la chaire de Slade Professor of Fine Art à Oxford, dont Ruskin fut le premier titulaire en 1869. Comme Ruskin, cet amoureux de la peinture et de l’architecture religieuse du Moyen Âge s’est détaché progressivement de ses liens avec l’église iconoclaste de la Réforme. Il s’est converti au catholicisme sur son lit de mort. Ruskin, pour sa part, racontait que c’était la beauté du tableau de Véronèse, La reine de Saba, découvert en 1858 à Turin, qui lui aurait définitivement ouvert les yeux. 23. C'est le diagnostic, entre d'autres, d'E. Eells (2009 : 132) : “The Bible of Amiens is one of Ruskin's least consummate works, doubtless because Ruskin was already suffering from severe mental illness when he wrote it.” 24. Voir les publications de Stuart Eagles : After Ruskin, the Social and Political Legacies of a Victorian Prophet, 1870-1820, Oxford Historical Monographs, OUP ; Ruskin and Tolstoy, the Ruskin Lecture, 2010, . 25. Le titre a été traduit par Proust de la manière suivante : Nos pères nous ont dit : esquisse de l’histoire de la Chrétienté pour les garçons et les filles qui ont été tenus sur les fonts baptismaux.

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26. E. Eells (2009 : 132), estime que The Bible of Amiens échoue non seulement comme manuel d’histoire, mais comme guide de la ville d’Amiens et ajoute que le lecteur contemporain, même de bonne volonté, risque de partager son avis. On peut se demander pourquoi, dans ce cas, Mme Eells ne s’interroge pas sur l’enthousiasme de Proust pour l‘œuvre. Je pense que si l’on aime Ruskin, on ne peut pas ne pas aimer l’œuvre avec tous ses défauts et, plus important, que ces défauts n’excusent en rien la très mauvaise traduction de Proust. En fait, c’est la dimension audio-visuelle qui manquait à Ruskin. Il faut faire un saut dans le temps et imaginer ce que Ruskin aurait fait avec les moyens techniques dont dispose un Stéphane Bern. En 1885, Ruskin devait se contenter de tourner son film dans sa tête. 27. Bien entendu, esthétique et moralité sont, par définition, indissociables : ce qui est juste est beau, ce qui est beau est juste. 28. Extrait, cité par E. Eells (2005 : 53). Correspondance de Marcel Proust, édition établie par Phlippe Kolb en 21 volumes, Plon, Paris, (1970-1993), vol. III, p. 179-180, lettre datée du 27 novembre 1902. 29. Anne Borell, « Proust et Ruskin : l’exemplaire de La Bible d’Amiens à la Bibliothèque Nationale de France » : 48/14, La revue du musée d’Orsay, 2 (1996 : 74-79). 30. Je remercie les bibliothécaires de la Bibliothèque Nationale de France de leur patience, de leur bonne humeur et de leur aide précieuse. 31. Les numéros de pages renvoient tous à la traduction. L’édition de référence est celle de 1986, préfacée par Hubert Juin et publiée par l’Union Générale d’Édition dans la série « Fin de siècle ». 32. Ruskin balise les sous-ensembles de ses chapitres à l’aide de numéros, le premier chapitre en comprend 33. 33. Il réapparaît dans Praeterita sous l'appellation “the modern fashionable traveller” (chap. IX). 34. Les implications freudiennes ne peuvent échapper au lecteur moderne. Comme son collègue Charles Dodgson (alias Lewis Carroll), Ruskin était grand admirateur des filles du Dr Liddell et tombait facilement amoureux des poupées pré-adolescentes, avec des conséquences désastreuses. Son mariage blanc avec , jeune femme qu’il a connue petite fille, défraya la chronique victorienne et fascine encore le public aujourd'hui. Son aversion pour le corps féminin adulte l’avait rendu incapable d’honorer la jeune mariée. Son deuxième grand amour, Rose La Touche, qui avait 10 ans quand il l’a rencontrée (il en avait 39), est morte d’anorexie à l’âge de 24 ans. On mesure aujourd’hui l’effet que cette relation tragique a eu sur son psychisme. Étant aussi ignorant en psychanalyse freudienne qu’en physique quantique, l’idée qu’il y aurait quelque chose de malsain dans cette attirance/dégoût ne l’aurait jamais effleuré. Madame Gaston Paris a eu la sagesse de couper tous les passages compromettants dans 35. Le Concise Oxford American Dictionary met ce sens en deuxième position : “showing consideration for the needs of other people: he was attentive and thoughtful ; how very thoughtful of you!”. Jérôme Bastianelli, qui a plus de tact que moi, propose, dans une note, sans commentaire, une jeune anglaise réfléchie (note 4 : 148). 36. Le poème de l’ami de Ruskin, Charles Kingsley (1819-1875), – né la même année que lui – était au programme des écoles primaires, dans les Îles britanniques et sans doute dans les colonies, au moins jusqu’aux années 80 (1980) : “Be good sweet maid and let who will be clever/ Do noble deeds, not dream them all day long/ And so let life, death and that vast for-ever be/ One grand, sweet song” (A Farewell, 1864). 37. Chez les heureux du monde (The House of Mirth, 1904), la traduction française de Charles Du Bos du premier grand succès d'Edith Wharton, publié en 1908, chez Plon et préfacé par Paul Bourget. La romancière, dont la maîtrise de la langue française était admirable, faisait toujours relire les traductions de ses écrits par une tierce personne. C’est d'ailleurs Edith Wharton qui a fait connaître l’œuvre de Proust à Henry James. C’était un petit monde où tout le monde se connaissait. 38. D'après le Grand Robert, cette acception du terme remonte à 1835 : « Mod. et cour. Ensemble des immeubles et installations établies aux stations des lignes de chemin de fer pour

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l'embarquement et le débarquement des voyageurs et des marchandises (par oppos. aux simples stations ou haltes) ». 39. Je remercie chaleureusement ma collègue hispaniste Marie-Stéphane Bourjac de son aide précieuse et de ses bonnes idées dans la recherche des solutions. En tant que spécialiste de la littérature espagnole du XIXe et des problèmes généraux de la traduction espagnol/français, elle s'étonne que les éditeurs puissent continuer à rééditer la traduction de Proust. 40. Ruskin écrit ‘of the station itself’ ce qui donne chez Proust, égal à sa promesse de traduire tous les mots, « de la station elle-même ». Je pense que le lecteur français suivra plus facilement le trajet décrit par Ruskin si l’on traduit par dépôt ferroviaire. Il y a également des arguments contre cette solution. J’imagine que, pour Ruskin, ce « dépotoir » fait partie intégrante de la gare, estimant sans doute que le désigner par un nom serait lui faire trop d’honneur ; ma solution constitue donc une petite trahison par rapport au sens d’intention. Toujours est-il que c'est à Amiens, en bordure des voies de Paris, en amont de la gare des voyageurs, qu'a été créé le premier dépôt par la Compagnie du Nord. Il a été mis en service en 1874. Il y a tout lieu de croire que la désignation dépôt ferroviaire remonte à cette époque ; dans La bête humaine (1890), Zola parle du dépôt de Batignolles. 41. Voir l'article d'Yves Bardière dans le vol. 71 de Modèles linguistiques (2). 42. Les professeurs expérimentés savent que la réussite d'un cours repose sur la qualité de l'écoute du public et qu'un des moyens de faire « passer le courant » est de se créer un interlocuteur idéalisé en visant un élève ou un petit groupe d'élèves particulièrement réceptifs avec qui on établit un dialogue virtuel. 43. Au début des années 1860, Ruskin s'est retiré pendant de longs mois dans le pensionnat expérimental pour jeunes filles de Winnington Hall, dans le Cheshire, dirigé par deux de ses admiratrices, les sœurs Bell. C'était pour lui l'occasion de mettre en œuvre les idées exprimées dans Sesame and Lilies et dans Unto this Last. C'est également dans ce havre temporaire de paix qu'il a pu jouer pour la première fois au maître d'école, donnant des cours d'instruction réligieuse (Bible studies), de géologie, de dessin et participant aux autres leçons des 35 jeunes filles « attentionnées ». Malgré son soutien financier, l'école a fait faillite quelques années après son dernier séjour en 1868. Il y a tout lieu de croire que son public imaginaire comprenait ses anciennes élèves. 44. On ne peut pas s'empêcher de penser au "village schoolmaster" d'Oliver Goldsmith : “Full well they laughed with counterfeited glee at all his jokes, for many a joke had he.” 45. Le premier paragraphe, qui relève entièrement de l'intertextualité – parodie d'une homélie du sabbat prononcée du haut de la chaire – n'a pas été mis en petites capitales pour des raisons de commodité. À ce propos, bon nombre d'acteurs anglais ont fait rire le public anglais protestant en parodiant ce genre de discours stéréotypé. Je pense notamment à Alan Bennett (Take a Pew, 1962) et plus récemment à Ronald Atkinson dans le film Quatre mariages et un enterrement (1994). 46. Ce genre de modalisation apparaît régulièrement – surtout au début du récit – lorsque le narrateur se désigne par le pronom de la première personne : I wonder what they may be?… ; I am not sure of my count to a unit … ; I cannot find if her husband is first dead … ; I am not sure how far these last reached across Rhone into Provence. Elle méritrait une analyse plus fouillée. 47. « Cest toujours à la faveur d'un suffisant développement de l'expressivité que se constituent les phrases sans verbe. Un fort mouvement expressif lié à un mot unique, n'ayant rien en soi de verbal, peut constituer une phrase. C'est le cas si je dis, d'une manière expressive : Erreur, il n'en a pas été ainsi. Le mor erreur constitue une phrase, grâce à l'expressivité dont il est porteur. Aussi bien, suffit-il que, par hypothèse, je retire ici l'expresivité liée au mot erreur et ce mot du même coup ne fait plus phrase. Le fait à retenir, très important, c'est que l'introduction d'un mouvement expressif entraîne avec soi la diminution des termes d'expression des vocables que la phrase est sujette à contenir. On

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peut poser comme principe la formule: Expression + expressivité = 1 » (G. Guillaume, « Leçon du 18 décembre 1947 », Leçons de linguistiques, vol. 14). 48. Actes des Apôtres (1: 3) « Après qu'il eut souffert, il leur apparut vivant, et leur en donna plusieurs preuves, se montrant à eux pendant quarante jours, et parlant des choses qui concernent le royaume de Dieu ». 49. Le succès de la mission de saint Firmin auprès des riches et des puissants est noté dans le chapitre consacré à Saint Firmin dans la Vie des Saints. 50. Les nombreuses versions disponibles actuellement sur YouTube et Internet témoignent de leur pérénité. 51. Le contresens de Proust qui traduit “our first choice photographs” par « notre première photographie du chœur » est à pleurer. Est-ce de la négligence de la part de Mme Proust – ou bien, est-ce peut-être l'indice d'un état dépressif, dont un des symptômes est une difficulté à se concentrer ? C'est une possibilité qui devrait intéresser les biographes de Proust. 52. BNF. Proust, l'écritures et les arts, expositions bnf.fr/proust/grand/104ter. Htm. La citation prête à confusion. Elle donne à entendre que Proust avait admiré les photos en question lors de son voyage à Venise en 1900. Or la traduction de Mathilde Crémieux ne paraît qu'en 1906, l'année de la parution de la traduction de La bible d'Amiens. 53. Photographies prises le 18 octobre 2015 par Daniel Roulland, que je remercie vivement de la peine qu’il s’est donnée. 54. Some Thoughts on Education, 1693. Une étude approfondie révèlerait l'influence de la tradition établie par John Locke dans la stratégie pédagogique de Ruskin, hormis, bien entendu, l'importance que Ruskin accorde au niveau symbolique. 55. Un an après la parution de La Bible d'Amiens, en 1886, dans une lettre adressée à un pasteur d'une église protestante de Richmond, Ruskin écrit : « Et de toutes les sectes croyantes, Hindous, Turcs, idolâtres de plume, et adorateur de Mumbo Jumbo, de soliveau et de feu, qui ont besoin d'église, votre moderne secte évangélique anglaise est pour moi la plus absurde, la plus entièrement inacceptable et insupportable » (traduction de R. de la Sizeranne, 1896 : 61). 56. En 1908, Proust, ne voulant pas entrer en compétition avec la veuve de Gaston Paris, renonce avec regret au projet de traduction de Præterita : « Præterita c’est écrit avec des couleurs ‘passées’, quel évocateur il faut pour traduire cela. A-t-il un peu de sortilège au bout de sa plume ? » (VIII, 102), cité par Diane Leonard, Dictionnaire Marcel Proust, p. 1009-1010. 57. Edith Wharton (1925), The Writing of Fiction, A Touchstone Book, Simon & Schuster, New York. 58. La Bible d'Amiens, note 2. 59. Selon le Grand Robert, ce mot anglais, prononcé à la française, est employé au XIXe et jusqu'à vers 1920 ; il signifie ce qui est élégant, qui suit la mode, un dandy, un gandin et s'emploie comme substantif et comme adjectif : une jeune fille fashionable, faire le fashionable. C'est un mot que Proust aime beaucoup. 60. C'est un point de vue qui aurait pu être défendu, sans l'accumulation de faux sens, contresens, omissions et maladresses. La traduction repose sur une familiarité complète avec les deux langues : celle de départ et celle d'arrivée. Il s'agit d'un art et d'un métier qui ne s'improvisent pas.

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RÉSUMÉS

Cet article part de deux observations, à savoir que (1) la première tâche du traducteur est d’identifier le mode de discours du texte à traduire, et (2) la manière dont un locuteur module son discours dépend (i) de son intention communicative, (ii) de son allocutaire réel ou virtuel, et (iii) du contexte socio-culturel de référence. L’auteur prétend que la célèbre traduction de The Bible of Amiens (La Bible d’Amiens) de John Ruskin échoue principalement parce que le traducteur, Marcel Proust, ne tient pas suffisamment compte de la nécessité d’adapter l’intention didactique (analogique et déictique) de Ruskin à un lectorat sophistiqué, dont la plupart ignore l’arrière- plan de référence. L’autre raison de cet échec s’avère être la méconnaissance de Proust de la langue anglaise, comme le témoigne le nombre étonnant de contresens et de faux sens qui émaillent le premier chapitre. Le mystère de l’accueil dithyrambique de la traduction par la critique ainsi que la réédition régulière d’un texte, somme toute compromettant pour tout le monde – auteur, traducteur et lecteur – reste à élucider.

The point of view expressed in this article rests on two observations: (1) the first task of the translator is to identify the mode of discourse of the text to be translated, (2) the manner in which the speaker (scribe) modulates his discourse depends on (i) his communicative intent, (ii) the identity of his real or virtual hearer (reader) (iii) the socio-cultural context of reference. The author claims that Proust’s widely acclaimed translation of The Bible of Amiens (La Bible d’Amiens) fails, mainly because its translator, Marcel Proust, takes insufficient account of the need to adapt Ruskin’s didactically motivated discourse (analogical and deictic) to a sophisticated readership, most of whom would have ignored the socio-cultural context. The other reason for this failure turns out to be Proust’s mediocre grasp of the English language, as is shown by the surprising number of downright mistakes (howlers) in the first chapter. The mystery shrouding the dithyrambic reception of the translation by the critics and the regular reediting of a text which is to all intents and purposes compromising for author, translator and reader alike, remains to be elucidated.

INDEX

Mots-clés : Proust traducteur de Ruskin, La Bible d’Amiens, Præterita, mode de discours, analogique, deictique, modulation, intention communicative Keywords : Proust translator of Ruskin, La Bible d’Amiens, Præterita, mode of discourse, analogical, deictic, modulation, communicative intention

AUTEUR

DAIRINE O’KELLY Membre de l'équipe d'accueil Babel, EA 2649 Professeur émérite à l’Université de Toulon [email protected]

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Traduire : mission impossible ? Translation: an Impossible Mission?

Jean-Pierre Brèthes

1 Tout le monde connaît la célèbre paronomase italienne « traduttore, traditore » citée en français par Joachim du Bellay1 qui, au moment où la France se cherche une langue littéraire, voit bien ce qui rend la tâche impossible. Le « génie » d’une langue dépasse de beaucoup la somme de ses mots et une interjection en dit parfois plus qu’un long discours, dans la tragédie grecque comme dans le conte gascon.

2 Qui ne s’est trouvé un jour confronté à la traduction d’un mode d’emploi qui rend délicat voire impossible l’emploi qu'il est censé faciliter ? Toutefois, dans ce cas de texte utilitaire, quelques dollars ou yuans de plus auraient suffi pour payer un bon traducteur qui eût su dire les choses dans la langue de l’utilisateur.

3 Tout autre est la question pour les textes qui portent, bien au-delà des simples informations, des émotions, des sous-entendus, une connivence ou encore une vision de l’Homme et du monde. Dans ce cas, il faut le répéter, rien, absolument rien ne remplace la lecture et l’appropriation dans le texte originel, notamment quand il s’agit d’œuvres qui présentent une valeur littéraire, voire de monuments de la littérature mondiale : Homère, Virgile, Dante, Cervantès, Shakespeare, Tolstoï et tant d’autres ne se comprennent parfaitement que dans leur langue originelle.

4 Il est un peu facile et égoïste de dire à celui qui exprime le souhait légitime de connaître l’Iliade et non la fade bouillie que ce chef-d’œuvre a inspirée au cinéma hollywoodien : « Apprenez d’abord le grec ancien ». Le bon lecteur d'un grand texte en langue étrangère éprouve souvent l’envie de partager ce qui le fait vibrer d’émotion avec ses compatriotes linguistiques, car une langue est aussi une patrie.

5 À l’oral, la mimique, les intonations et les gestes permettent souvent de compenser le manque cruel de mot juste dans notre langue. Mais à l’écrit la sanction est terrible : collant au texte on n’obtient guère qu’une suite de mots, corrects certes, mais vidés de toute saveur, comme des fleurs desséchées dans un herbier, sans arôme et sans volume. Alors on voudrait dire tout ce que l’on entend dans ces quelques mots étrangers, mais une longue phrase française peine à l’exprimer. On explique, plutôt lourdement, mais on ne traduit plus : toute fluidité, toute coloration, toute émotion ont disparu et la

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traduction est comparable à la formule chimique d’un bon vin : exacte mais peu gouleyante.

6 Prenant à contre-pied la citation célèbre2, nous savons donc que c’est impossible et nous le faisons, scrupuleusement et sans scrupules. La simple traduction rend compte des informations portées par le texte ; fort utile pour juger de la connaissance d’une langue, dans une épreuve scolaire ou universitaire, elle ne permet pas d’entrer au cœur d’une pensée vivante et elle n’en a pas la prétention. La version française au contraire impose une constante tension : il s’agit de dire à quelqu’un qui ignore la langue source ce que porte le texte originel, en le travestissant nécessairement des oripeaux de la langue du lecteur. Tout en ayant conscience de jouer une comédie, il faut éviter de sombrer dans la mascarade.

7 Parmi de nombreux exemples illustres, lorsque André Maurois, en 1918, crée la superbe version française du poème “If” écrit huit ans plus tôt par Rudyard Kipling, c’est une œuvre originale qui naît, dans l’esprit anglais et victorien de la première, mais avec des mots et une sensibilité bien français. Il suffit de lire les deux textes pour s’en convaincre3. Il en est de même quand le jeune Hugo traduit le poète latin Lucain ou, à un degré moindre, quand son fils traduit Shakespeare. Au tournant du XXe siècle, dans les humanités, la mode fut un temps aux « belles infidèles », laissant à leurs auteurs une liberté de création qui aujourd’hui surprend un peu.

8 Ce n’est pas ce que nous appelons une version française. Nous entendons par là l’écriture d’un texte clair, en français accessible, qui permette à un lecteur contemporain d’accéder non seulement au corps, mais à l’âme d’une œuvre en langue étrangère, sans nécessiter la présence d’un tiers à ses côtés pour gloser et expliquer. Nous allons prendre deux exemples dans la version française de l’œuvre autobiographique de Yulien de Caseboune U souldat Biarnés à la guerre4. Ils sont tirés d’un passage de grande intensité, où l’auteur échappe de peu à la mort.

9 Nous lisons page 42 : « Mes den lou cerbèt dou gradat respounsàble be s’y passe quauqu’arré e prou biste que s’at balhe à coumpréne… »

10 La traduction littérale est : « Mais dans le cerveau du gradé responsable, voilà qu’il se passe quelque chose et assez vite il nous le donne à comprendre ».

11 Il faut savourer toute l’ironie du propos : ces hommes se remettent à peine d’avoir sauvé leur peau, mais le sergent ne se soucie que de leur fusil-mitrailleur abandonné à cette occasion et maintenant hors d’usage. Le chef a une minute d’intelligence et ils vont en payer lourdement les conséquences. Cette intrusion dans la pensée de l’autre est parfaitement claire en gascon.

12 Nous avons donné la version française suivante : « Mais le cerveau du gradé responsable ne reste pas inactif comme il va nous être donné de le constater… » (p. 42). Dans l’ambiance générale du texte, teintée d’antimilitarisme, l’ironie est peut-être encore perceptible dans la version française, mais ce n’est pas certain.

13 De même, quelques lignes plus loin, quand le malheureux soldat a compris que le sergent va l'envoyer chercher à l'arrière, sous les tirs d’artillerie, un fusil-mitrailleur de remplacement : « Ah quio ! N’èt pas yenat de la pèt dou bénte ; noû bedet de que tremboulam encoère de susmaute » (p. 43). La traduction littérale est : « Ah ça oui ! Vous n'êtes pas gêné de la peau du ventre ; ne voyez-vous pas que nous tremblons encore de bouleversement ».

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14 Avec l'interjection initiale, nous sommes confrontés à une difficulté récurrente, quelle que soit la langue : ces cris du cœur n'ont jamais d'équivalent exact, et en gascon, leur charge émotionnelle est parfois telle que seule une périphrase française peut en rendre compte. Quant à la métaphore qui suit, elle est intraduisible comme la plupart des figures de style ou des mots employés au sens figuré. Enfin, pour ce qui est des derniers mots, cet emploi d'un nom qui a force de verbe en français est étrange dans notre langue, même si c'est un procédé commun en latin, où le verbe n'est pas nécessairement le mot le plus important de la phrase. Les idées exprimées sont pourtant claires : « Ce n'est pas croyable ; ça ne vous fait pas mal aux tripes d'envoyer à la mort de pauvres gars encore commotionnés après avoir vu la mort de près ».

15 Nous sommes arrivé à la version française suivante : « - Ah vraiment ! Vous ne manquez pas d’air ; vous ne voyez pas que nous sommes encore tout tremblants et ébranlés ». La perte de densité est palpable ; la métaphore française, comme très souvent, n'a plus la verdeur de celle du gascon5 et la phrase française doit se plier à l’impérialisme du verbe.

16 Ainsi tout traducteur honnête d’une œuvre littéraire n'est qu'un obscur et à jamais inconnu « passeur de sens ». Il se donne bien du mal pour dire dans la langue du lecteur ce que le texte originel lui a inspiré, mais ce faisant, il mesure aussi l'ampleur de ce qu'il ne pourra traduire, sinon par une pesante et encombrante note explicative. Le « paradoxe du traducteur » est là : plus il avance dans son travail, plus il est convaincu que ce n'est pas son texte qu'il faut lire mais celui qu'il traduit, dans le chatoiement des infinies nuances et variétés d'une langue maîtrisée, celle de l'auteur. Aussi, s'il a simplement donné envie de lire un autre que lui en allant voir l'original, l'auteur de la copie n'a pas œuvré en vain.

NOTES

1. « Mais que dirai-je d'aucuns, vraiment mieux dignes d'être appelés traditeurs, que traducteurs ? vu qu'ils trahissent ceux qu'ils entreprennent exposer, les frustrant de leur gloire, et par même moyen séduisent les lecteurs ignorants, leur montrant le blanc pour le noir : qui, pour acquérir le nom de savants, traduisent à crédit les langues, dont jamais ils n'ont entendu les premiers éléments, comme l'hébraïque et la grecque : et encore pour mieux se faire valoir, se prennent aux poètes, genre d'auteurs certes auquel si je savais, ou voulais traduire, je m'adresserais aussi peu, à cause de cette divinité d'invention, qu'ils ont plus que les autres, de cette grandeur de style, magnificence de mots, gravité de sentences, audace et variété de figures, et mille autres lumières de poésie : bref cette énergie, et ne sais quel esprit, qui est en leurs écrits, que les Latins appelleraient genius » Joachim du Bellay, Défense et illustration de la langue française, chapitre VI. 2. « Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait », propos attribué sans doute à tort à Mark Twain et souvent repris, parfois à juste titre, pour parler des Basques ou des Gascons. 3. Nous nous contenterons de la première strophe : If you can keep your head when all about you / Are losing theirs and blaming it on you, / If you can trust yourself when all men doubt you. / But make allowance for their doubting too;

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Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie / Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir, / Ou perdre en un seul coup le gain de cent parties / Sans un geste et sans un soupir. 4. Yulien de Caseboune U Souldat Biarnes à la Guerre, bilingue, traduction Jean-Pierre Brèthes, Institut Béarnais et Gascon, Orthez 2012. 5. Le français du Moyen-Âge et encore du XVIe siècle, par exemple chez Rabelais, avait cette verdeur digne d'Aristophane.

RÉSUMÉS

Inspiré par les remarques de Joachim du Bellay sur les traîtres que sont les traducteurs (« traditeurs »), l’auteur s’interroge sur la meilleure manière de rendre les émotions, les sous- entendus, bref, la vision de l’Homme et du monde dont sont porteurs les textes littéraires. Comment entrer au cœur d’une pensée vivante et en donner une version française acceptable sans trahir l’original ? Il en donne un exemple tiré de sa propre traduction d’un récit en gascon béarnais, analysant les étapes qui lui ont permis de proposer une version qui, malgré ses qualités, reste à ses yeux déficitaire. C’est la grande tristesse du traducteur, cet obscur « passeur de sens ».

Inspired by Joachim du Bellay’s conviction that translators are basically traitors (“traditors”), the author wonders which is the best way to render emotions, implied meaning, in other words, the world vision that man conveys in literary texts. How should one proceed to penetrate the heart of a living thought and to transform it into acceptable French, without betraying the original? He proposes his own translation of a Gascon-Bearnese short story, analysing the various stages which have allowed him to compose a version which, despite its qualities, remains, in his view; disappointing. He concludes that it is the sad fate of the translator to be an obscure “go- between”.

INDEX

Mots-clés : traduction, gascon, béarnais, Caseboune, Du Bellay, Kipling, Maurois Keywords : translation, Gascon, Bearnese, Casaboune, Du Bellay, Kipling, Maurois

AUTEUR

JEAN-PIERRE BRÈTHES Membre de la Société de Borda et de l'Institut Béarnais et Gascon Professeur de lettres classiques, lycée Despiau, Mont-de-Marsan [email protected]

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Interpréter et traduire le sens d’intention : du gascon béarnais au français, approche énonciative et ethno-historique Interpreting and Translating the Communicative Intent: from Gasco-Bearnese to French, an Enunciative, Ethno-historical Approach

André Joly

Le Béarnais pratique trois langues : le béarnais, le français et le sous-entendu (Anonyme)

1. La langue comme fondement de la culture

1.1. Sous le signe de « l’énonciation »

Guillaume et Bateson

1 La présente analyse s’inscrit dans le droit fil de la pensée de deux chercheurs qu’à première vue on n’imagine guère associés : le linguiste français Gustave Guillaume (1883-1960) et l’anthropologue anglo-américain Gregory Bateson (1904-1980).

2 Dans son ouvrage fondateur de 1919, Guillaume écrit : [1] On sait combien est complexe le jeu des forces qui interviennent dans ce qu’on nomme une « signification ». Toute action de langage, considérée du seul point de vue de la pensée exprimée, met en contact deux différentes catégories d’êtres : d’une part les pensées faites et incluses dans des formes finies, des sens littéraux ; d’autre part, des pensées, et surtout des buts de pensée, des sens d’intention1 […]. Une langue a beau être très développée, elle est toujours insuffisante ; toujours elle résiste à la pensée qui la manie […] (35-36 ; italiques dans l’original). Quelque trente ans plus tard, il précise : [2] La construction d’un discours procède, en tout état de cause, d’une intention d’agir, par la parole, sur autrui – autrui pouvant être soi-même, dans le cas du langage

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intérieur. Mais, qu’on veuille bien y prêter attention, il ne s’agit, en l’espèce, que du seul discours. La langue elle-même, à partir de laquelle le discours s’obtient, reste hors de cause. Ceci considéré, on en vient aisément à l’idée que la visée constructive du discours est pragmatique, vise, dans le moment même où l’on parle, à l’efficience. (LL9 : 79 ; spm). Cette conception pragmatique de l’échange linguistique conduit Guillaume à avancer l’idée que l’actualisation de la Langue en Discours met en œuvre le geste auquel il associe la parole : [3] Pour une même langue, on peut concevoir théoriquement que sa réalisation physique soit demandée tantôt au geste tantôt à la parole. Il y a du reste dans la parole même, dans les intonations, les articulations de la parole, une part qui est de la nature du geste. […] Et la coexistence des deux langages, la substitution socialement possible de l’un à l’autre, montre que ces deux langages – pour mieux dire ces deux discours – le gestuel et le parlé, renvoient à une même langue (LL3, 1948 : 17, spm). Ce qui l’amène, dix ans plus tard, dans une perspective très généralisante, à faire figurer le geste parmi les autres modalités physiques appelées à actualiser le mentalisme de la Langue : [4] Dans le causé construit [c.-à-d. la Langue] et la causation déverse [c'est-à-dire le Discours], le mentalisme du langage se recouvre d’un physisme (parole, écriture, pictographie, geste) qui en dit la vue, versée à ce dire (LSL [1958] 1964 : 32 ; spm).

3 Bateson n’avait sûrement pas lu Guillaume, mais l’idée que la visée du discours est pragmatique et que le geste est le substrat de la parole, correspond tout à fait à sa conception du langage en situation. Dans une interview de 1972, il déclare : [5] Le fait est que de « simples mots », ça n’existe pas. Il n’y a que des mots doublés de gestes ou d’intonations ou d’autres choses de la sorte […]. La syntaxe, la grammaire et toutes ces choses-là ne sont que des absurdités qui reposent sur l’idée que les « simples mots » existent. […] Je te le dis, nous devons repartir à zéro, et supposer que le langage est d’abord et avant tout un système de gestes » (1977 : 33-34).

4 Dans un autre registre, le phonéticien et psychanalyste Iván Fónagy exprime la même idée : « [L’intonation est] une projection spatiale de la mimique laryngée » (1983 : 120).

5 On aura compris qu’il s’agit ici d’une linguistique anthropologique qui met l’humain au centre d’un dispositif où l’Homme pensant, avec sa visée d’intention, inséparable de l’Homme parlant, locuteur face à un allocutaire, est en situation, engagé dans un acte de langage2. Par rapport à l’idéologie structurale officielle post-saussurienne, on observe un déplacement où la linguistique n’a plus « pour unique et véritable objet la langue envisagée en elle-même et pour elle-même » (Saussure, CLG : 317), mais la Langue en tant qu’elle est prise en charge par les sujets parlants. Comme le dit encore Guillaume : « Ce n’est pas le langage qui est intelligent, mais la manière dont en l’emploie » (PBA 1919 ; spm).

6 Ce tour d’horizon sera complet, cette fois au plan du Discours écrit, notamment du Discours littéraire, avec l’apport de Leo Spitzer.

Spitzer et Proust

7 Influencé par Curtius3, Spitzer esquisse en 1928 une analyse du rythme de la phrase de Proust dans Du côté de chez Swann : [6] […] le rythme de la phrase est peut-être dans le style de Proust l’élément déterminant et […] il est directement lié à la façon dont Proust regarde le monde : ces phrases complexes, que le lecteur doit démêler, « construire » comme celles d’un

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auteur grec ou romain, reflètent l’univers complexe que Proust contemple (1970 : 398 ; spm).

8 L’idée intéressante ici est que l’écriture, essentiellement par le biais du rythme, exprimerait une « vision » du monde. Mais comment accéder à cette vision ? Afin de « comprendre » l’écriture d’un auteur, il préconise comme méthode de « lire, lire, et encore lire », le but étant de faire émerger le rythme sous-jacent. Mais la lecture oculaire silencieuse ne suffit pas.

Sous les paroles, l’air de la chanson

9 Comme Proust, son objet d’étude, il faut recourir à la lecture vocale, faire passer par le « gueuloir ». Dans un article sur les traductions anglaises de Du côté de chez Swann (Joly 2015), je cite un extrait de Contre Sainte-Beuve, que Proust écrit entre 1908 et 1910 : [7] Dès que je lisais un auteur, je distinguais bien vite sous les paroles l’air de la chanson, qui en chaque auteur est différent de ce qu’il est chez tous les autres, et tout en lisant, sans m’en rendre compte, je le chantonnais, je pressais les notes ou les ralentissais ou les interrompais, pour marquer la mesure des notes et leur retour, comme on fait quand on chante, et on attend souvent longtemps, selon la mesure de l’air, avant de dire la fin d’un mot » (1954, XVI : 301, spm).

10 Sous ce que Saussure appelle le « signifiant », Proust fait ici la distinction capitale entre les « paroles » écrites, les mots lus en silence, et les paroles prononcées, les mots vocalisés sous la forme d’une « chanson », avec son « air », à savoir la mélodie de la phrase chantonnée, fondée sur ce que Spitzer identifie comme le rythme. Le rythme, ce sont non seulement les différences de hauteur, mais aussi les mesures. Lecture herméneutique, puisqu’elle permet d’accéder à « la façon dont Proust regarde le monde ».

11 Proust pratique effectivement cette lecture herméneutique, celle à laquelle la mère de Marcel avait habitué le narrateur de Du côté de chez Swann, quand elle lui lisait François le Champi : [8] [ ...] attentive à bannir de sa voix toute petitesse, toute affectation qui eût pu empêcher le flot puissant d’y être reçu, elle fournissait toute la tendresse naturelle, toute l’ample douceur qu’elles réclamaient à ces phrases qui semblaient écrites pour sa voix et qui pour ainsi dire tenaient tout entières dans le registre de sa sensibilité. Elle retrouvait pour les attaquer dans le ton qu’il faut l’accent cordial qui leur préexiste et les dicta, mais que les mots n’indiquent pas ; grâce à lui elle amortissait au passage toute crudité dans les temps des verbes, donnait à l’imparfait et au passé défini la douceur qu’il y a dans la bonté, la mélancolie qu’il y a dans la tendresse, dirigeait la phrase qui finissait vers celle qui allait commencer, tantôt pressant, tantôt ralentissant la marche des syllabes pour les faire entrer, quoique leurs quantités fussent différentes, dans un rythme uniforme, elle insufflait à cette prose si commune une sorte de vie sentimentale et continue (Combray, Pléiade 1987 : 42 ; spm ).

Proust et Bréal : la part du sous-entendu

12 Dans Contre Sainte-Beuve, comme du reste dans la Recherche, avec la même constance, Proust est vraisemblablement influencé par ce qu’écrit Michel Bréal (son « brillant cousin – côté Weil »)4 dans l’Essai de sémantique (1897), ouvrage qui peut être considéré comme le point de départ, en France, de la théorie dite « énonciative » du langage. Une trentaine d’années auparavant, en décembre 1868, Bréal posait déjà les bases de cette théorie dans sa leçon inaugurale au Collège de France :

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[9] […] l’esprit et le corps des mots (je veux dire leur sens et leur forme) ne se trouvent point en une correspondance exacte. […] il est dans la nature du langage d’exprimer nos idées d’une façon très incomplète. […] Nous avons une telle habitude de remplir les lacunes et d’éclaircir les équivoques du langage, qu’à peine nous sentons ses imperfections. […] nous faisons honneur au langage d’une quantité de notions et d’idées qu’il passe sous silence, et qu’en réalité nous suppléons les rapports que nous croyons qu’il exprime. […] c’est parce que le langage laisse une part énorme au sous-entendu, qu’il est capable de se prêter au progrès de la pensée humaine (Les idées latentes du langage : 8-9, spm).

13 Dans Le problème de l’article (1919), Guillaume exprime la même idée quand il distingue les sens littéraux et les sens d’intention (v. ci-dessus) : on aura noté que cette distinction recouvre pratiquement celle du sens et de la signification. Le « sous- entendu», auquel nous laissons « une part énorme » (Bréal), et le « sens d’intention » qui « ne s’exprime qu’insuffisamment » (Guillaume), c’est tout le non-dit, que le traducteur va devoir, sous les mots, découvrir et interpréter.

14 Si l’on se réfère à la citation qui sert d’épigraphe au présent article, le sous-entendu serait la troisième langue que parlerait ou qu’écrirait un Béarnais. Une spécialité, en somme. Si tel est bien le cas, il faudra se demander ce qu’un locuteur/scripteur béarnais peut bien avoir à occulter, ou ce qu’inconsciemment il ne parvient pas à exprimer. La tâche du traducteur sera donc d’abord d’interpréter ce sous-entendu (sens d’intention ?), puis de le traduire aussi bien que possible dans la langue d’arrivée. Il s’agira donc de suivre l’exemple de la mère de Marcel lisant François le Champi.

1.2. De quelques principes théoriques : bref rappel

Rapport interlocutif et visée d’intention

15 La Grammaire systématique de l’anglais (Joly & O’Kelly 1990) propose une définition pragmatique du langage fondée sur la visée d’intention et la « volonté d’agir sur autrui » (Guillaume) : [10] Il y a langage, donc communication, lorsque quelque part, à un moment donné, quelque chose est dit par quelqu’un, à quelqu’un, de quelqu’un ou de quelque chose, pour quelque chose (1990 : 11 ; spm).

16 Cette définition pose d’emblée ce que nous donnions comme cadre pour tout acte de langage, à savoir la « triade énonciative » avec ses trois composantes : personne, espace, temps.

17 La personne, première composante, est vue commander l’ensemble, dans la mesure où tout acte de langage dépend d’un locuteur/scripteur (qqch est dit par quelqu’un) ancré dans l’espace (quelque part) et le temps (à un moment donné). Le locuteur/scripteur s’adresse à un allocutaire/lecteur (qqch est dit à quelqu’un). Ce rapport entre locuteur et allocutaire, fondateur du langage (cf. ci-dessus note 3), n’est autre que le rapport interlocutif. Quant au délocuté, animé ou non animé (qqch est dit de qqn ou de qqch), c’est la troisième personne, qui n’est ni locuteur, ni allocutaire.

18 Enfin, et c’est ici qu’apparaît la visée d’intention renvoyant au locuteur/scripteur, origine de l’acte de langage, quelque chose est dit pour quelque chose.

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Les six fonctions de Jakobson

19 On peut renvoyer ici au schéma de la communication de Jakobson, tout en passant sous silence la terminologie très positiviste (le « message », le « code »). Certaines des six fonctions impliquées dans l’échange linguistique servent directement mon propos : • la fonction expressive, centrée sur le locuteur/scripteur (destinateur ou encodeur, selon Jakobson), • la fonction conative, centrée sur l’allocutaire/lecteur (destinataire ou décodeur, toujours selon Jakobson).

20 On ajoutera à ce duo de Jakobson la fonction phatique de Malinowski (1923), qui a pour objet de maintenir la communication entre locuteur et allocutaire. Viennent ensuite, selon Jakobson : • la fonction référentielle, qui renvoie au référent expérientiel, c’est-à-dire à l’univers phénoménal. En d’autres termes, le langage est pragmatique (v. ci-dessus Guillaume § 1.1.). • la fonction poétique, centrée sur la forme même du contenu textuel.

21 Je laisse pour l’instant de côté la fonction métalinguistique qui, d’après Jakobson, porte sur le « code », c’est-à-dire le système linguistique utilisé. Il semblerait qu’elle soit très peu utilisée dans les écrits béarnais.

Brève rétrospective

22 D’une manière ou d’une autre, sous des formes parfois assez différentes, tout cela avait déjà été exprimé, et depuis longtemps. En 1897, Bréal écrivait par exemple : [11] […] l’expression, pour celui qui parle, se proportionne d’elle-même à la chose, grâce à l’ensemble des circonstances, grâce au lieu, au moment, à l’intention visible du discours, et parce que chez l’auditeur, qui est de moitié dans tout langage, l’attention, allant droit à la pensée, sans s’arrêter à la valeur littérale du mot, la restreint ou l’étend selon l’intention de celui qui parle (Essai de sémantique : 107, spm).

23 Tout ce qui fera « la théorie de l’énonciation » au début du XXe siècle est déjà évoqué dans ce bref passage : les « circonstances », le « lieu », le « moment », l’« intention de celui qui parle », l’« auditeur, de moitié dans tout langage », « la valeur littérale du mot Ò».

24 Après Bréal, Malinowski (1923) nomme « l’ensemble des circonstances » le context of situation ; Damourette et Pichon parle du nynégocentrisme du langage) 5 ; Bakhtine du principe dialogique ; de nouveau Malinowski de communion phatique ; Bally distingue modus et dictum), et bien d’autres encore, Gardiner, Brunot, etc. (voir Bibliographie).

25 Lorsqu’en 1970 Benveniste écrit « L’appareil formel de l’énonciation », il ne fait en réalité que réactiver la problématique centrale des trois premières décennies du siècle dernier. Il omet cependant de se situer dans un courant de pensée, ne mentionnant que Malinowski parmi ses nombreux devanciers.

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1.3. Les modalités de la communication

Modalités non-verbales et modalités verbales

26 Comme le remarque Bateson (§ 1.1.), la production d’un énoncé met en œuvre bien plus que de « simples mots » que l’on assemble (v. ci-dessus § 1.1.). Elle présuppose une double série de modalités, successivement : 1. des modalités non verbales : « verbal » par référence à « verbe » dans le sens de “mot”). Ce sont les modalités : kinésiques (gestique, mimique, proxémique) et prosodiques (phonétique, intonation, rythme…, 2. des modalités verbales : lexico-grammaticales (production du « mot » : lexique et morphologie) syntaxiques (production de la « phrase » : syntagmatique, syntaxe proprement dite).

27 La combinaison de ces quatre types de modalités produit l’« énoncé », conçu ici comme la transformée de la « phrase », qui en est la proposée. C’est ce qu’illustre la Figure 1 à partir d’une expérience à dire (tel ou tel événement) – expérience filtrée par la triade énonciative :

Fig. 1. Modalités de la communication

Expressivité et expression

28 La Figure 1 indique que les modalités non verbales (kinésiques et prosodiques) relèvent de l’expressivité, tandis que les verbales (lexico-grammaticales + syntaxiques) relèvent de l’expression, selon la séquence productrice de l’énoncé où I représente un entier :

Fig. 2. Expressivité et expression

29 Par « expressivité », il convient d’entendre l’ensemble des moyens, verbaux et non verbaux dont dispose le sujet « parlant » (locuteur ou scripteur) pour mettre en relief telle ou telle partie de l’énoncé, manifestant ainsi sa subjectivité6.

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30 On verra que l’expressivité joue un rôle important dans le Discours gasco-béarnais. Elle fonctionne en parfaite complémentarité avec l’expression, si bien que, comme celle-ci, elle doit être rapportée au système représentatif de Langue. En d’autres termes, contrairement à la doxa, on peut estimer que l’idéation (en Langue) du sens dont sont porteurs le geste, la mimique, la proxémique, l’intonation, le rythme, etc. ne sont pas des fictions. Pas plus que ne le sont les phonèmes en phonologie.

2. Le béarnais, « lengatge estranh »7

2.1. Patois, sous-dialecte, langue à part entière ?

31 On a longtemps dit et réussi à faire croire – cela convenait à beaucoup de monde – que le béarnais était un patois, un parler local employé, selon le Petit Robert, par « une population généralement peu nombreuse, souvent rurale, et dont la culture, le niveau de civilisation sont jugés comme inférieurs à ceux du milieu environnant (qui emploie la langue commune), la langue commune étant le français » (spm). Une sous-langue, en somme.

32 Plus précisément, un « sous-dialecte », selon les occitanistes, ces fabricants d’une langue mythique, l’« occitan », bricolée avec des débris de languedocien8. Le béarnais serait donc un « sous-dialecte » : un dialecte du gascon qui serait lui-même un dialecte de cet « occitan » mythique. Nous sommes en pleine linguistique-fiction.

33 Voici ce que dit Montaigne du gascon : [12] Il y a bien au-dessus de nous, vers les montagnes, un Gascon pur, que je trouve singulièrement beau, et désirerais le savoir ; car c’est un langage bref, signifiant et pressé, et, à la vérité, un langage mâle et militaire plus que nul autre que j’entende (Essais, I : 17).

34 Ce « gascon pur », du côté de la montagne, c’est le béarnais (en bas à droite sur la carte ci-dessous), et c’est de béarnais qu’il sera majoritairement question ici, éventuellement sous l’appellation composée de gasco(n)-béarnais, dont la fonction est de rappeler que le béarnais est la forme prise par le gascon en Béarn, région officiellement indépendante pendant des siècles jusqu’à son rattachement à la France en 1620.

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paysenfrance.fr

35 Le gasco-béarnais, langue romane, repose en fait sur un substrat aquitain (proto- basque) et ibère. Par conséquent, c’est une erreur d’en faire une langue gallo-romane, si gallo- (gaulois) renvoie à une langue de la famille celtique. Linguistiquement, le gascon est une langue aquitano- et ibéro-romane.

36 Cette précision a son importance pour les questions de traduction. En effet, la syntaxe du béarnais est parfois très éloignée de la syntaxe française. La raison en est que le français, qui est aussi une langue néo-latine, résulte d’un brassage de celtique (substrat) et de germanique (superstrat), ce qui n’est évidemment pas le cas du gascon9.

2.2. Quelques traits caractéristiques

Phonétique et syntaxe

37 Du point de vue phonétique, le gasco-béarnais se distingue des autres parlers romans du sud de la France, notamment du languedocien. Principaux traits : 1° lat. f > h : focu(m) > hoéc « feu » ; femina (m) < hemne « femme » (cf. aragonais et castillan) ; 2° lat. v > b : vinu (m) > bî « vin » (l’accent circonflexe indique la nasalisation) ; [v] n’apparaît que dans des emprunts (vélo) ; 3° Réduplications prothétiques : (a) à l’initiale : lat. r- > ar- : rŏta (m) > arrode « roue » (cf. basque errota), (b) à l’initiale : lat. st- > est- : sternut (u)- > esternudà « éternuer « (cf. aragonais et castillan) ; 4° chute du -n- intervocalique : lat. luna(m) > lue. Distinction phonologique entre é fermé et è ouvert : qu’éy « il/elle est » vs. qu’èy « j’ai », etc.

38 Le trait syntaxique le plus remarquable est l’obligation, pour produire un énoncé, de recourir à des morphèmes de prédication (les « particules énonciatives ») : que, e, be, ye, ne (tous prononcés é fermé). Ils s’emploient dans des conditions particulières 10. Etroitement associé à la forme verbale, chaque morphème est porteur d’une modalité qu’il faudra essayer de rendre dans la traduction.

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Quelques exemples :

(1) « Que plau », « il pleut ». (2) « Marie que cante », « Marie chante ». (3) « Eth que cante », « Lui, il chante » (thématisation). (4) « Be cante plâ ! », « Qu’il/e lle chante bien ! ». (5) « Be bédes qu’éy atau… », « tu vois bien que c’est comme ça ». (6) « Ye cante plâ, ya ! », avec reprise sous forme de ya, « Il/elle chante bien, oui (en français régional) ». (7) « E boulet minyà û drin ? », « Voulez-vous manger un morceau ? ». (8) « E hésse beroy doumâ ! », « S’il pouvait faire beau demain ! « (Litt. fasse beau demain). (9) « Qu’aténdi que lou disna e sie près », « j’attends que le déjeuner soit prêt » (dans une subordonnée complétive). (10) « Say t’aci » » e digou lou pay », « ‘Viens ici‘, dit le père ». (11) Ne plau (pas) (*que ne plau pas : que est normalement incompatible avec la négation).

Trait syntaxique particulier : l’ordre prédicat-sujet est fréquent, mais sans thématisation :

(12) La coustéte que l’a minyade lou gat (cf. ordre en basque), ce qui donne, en fr. régional : « la côtelette il a mangé le chat ». (13) Ana-y que cau, « il faut y aller », litt. : y aller il faut. (14) Mourte que stè la bèstie, litt. : morte que fut la bête. (15) Acabat qui aboun, « dès qu’ils eurent achevé » (litt. : achevé qu’ils eurent). (16) Hèyt qui ayes de léye, « dès que tu auras fini de lire » (litt. fini que tu aies de lire). (17) Emploi fréquent d’un morphème assertif en fin de phrase, comme en basque : « Que l’èy biste à boste, ya » (en fr. régional : Je l’ai vu(e) chez vous, oui.

39 Si on traduit ces énoncés « littéralement », on introduit une thématisation qui n’existe pas dans l’original.

3. Interpréter et traduire

3.1. Traduire : pour qui, pour quoi ?

Faut-il traduire ?

40 Pour qui ? Pour quoi (et pourquoi) ? Questions d’une absolue banalité que tout traducteur doit – obligation ? probabilité ? – forcément se poser. On ne traduit pas en français une fiche technique écrite en suédois pour l’assemblage d’un meuble, comme on traduit un extrait de roman à l’agrégation d’anglais ou, pour un grand éditeur, les Nouvelles exemplaires de Cervantès, un roman de Dickens ou encore un poème de Pétrarque, de John Donne ou de Luis de Góngora.

41 Nous sommes là devant une telle évidence que certains se sont demandé, par exemple, s’il fallait traduire la poésie, sous prétexte qu’elle serait « intraduisible ». D’autres sont allés plus loin : faut-il traduire ? Entendez traduire quoi que ce soit ? La question peut paraître surprenante, sinon aberrante. Pourtant le grand écrivain et critique d’art écossais John Ruskin (1819-1900) se l’ait posée et a répondu par la négative, comme le rappelle D. O’Kelly dans le présent volume de Modèles linguistiques11. Dans une lettre particulière, Ruskin écrit : “I am myself […] entirely opposed to translations. There are

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good books enough for every nation in its own language ; if it wants to study writers of other races – it should be in their own tongues”12. Position extrême, mais absolument compréhensible. Elle a au moins le mérite de résoudre tous les problèmes. Dans un esprit tout à fait ruskinien, je ne traduirai pas cet extrait de Ruskin.

Sous l’invocation de Janus, le « passeur »

42 Les traducteurs ont déjà un patron historique, Saint Jérôme. Mais ils pourraient aussi être placés, symboliquement, sous l’invocation de Janus, le dieu romain des passages et des portes, Janus « bifrons », avec ses deux visages tournés dans des directions apparemment opposées, mais en réalité dans la continuité l’une de l’autre à travers « le même » regard. L’un scrute l’entrée (le début, le passé), l’autre la sortie (la fin, le futur). Mais c’est, semble-t-il, « le même » personnage qui assure le passage de l’une à l’autre. Janus est le préposé à la porte (janua) dont il est en quelque sorte le portier (janitor). Comme Janus, le traducteur est un portier, un « passeur » de mots et de sens d’une langue à l’autre, entre le texte de départ à traduire (TD) et le texte d’arrivée traduit (TA) ou, si l’on préfère, entre le « texte-source » et le « texte-cible ». Jules Supervielle l’a fort bien dit.

Pour qui et pourquoi ?

43 Les réponses sont évidemment très variables en fonction à la fois du texte de départ et du récepteur à l’arrivée. Dans le premier cas cité plus haut (la fiche technique), on supposera que le récepteur ne connaît absolument pas la langue de départ, en l’occurrence le suédois. Si elle n’est pas traduite de manière exacte, il ne comprendra rien et essaiera de monter son meuble sans instructions. Certains fabricants semblent l’avoir compris qui remplacent les instructions écrites (et incompréhensibles, parce que mal traduites) par une série d’images pour illustrer les différentes étapes du montage. Prochaine étape : une video. L’intérêt de ces substitutions de l’écrit : on va directement au référent expérientiel en faisant l’économie du langage.

44 Pour les récits de fiction, le cinéma, depuis plus d’un siècle a été aussi une forme de substitution : pas besoin de lire, dans le texte ou en traduction, L’Odyssée, Don Quichotte, Anna Karénine, David Copperfield ou Le Guépard. On vous demande si vous avez lu tout ça ? Vous pourrez répondre : “No, but I saw the movie” (Non, mais j’ai vu le film). Du même coup exit la traduction. On se demande ce qu’en penserait Ruskin, lui qui a beaucoup utilisé la photo dans La Bible d’Amiens.

45 Dans le cas d’une traduction scolaire ou universitaire, par exemple à l’agrégation d’anglais, pour qui traduit-on, dans un sens comme dans l’autre (version/thème) ? Pour l’examinateur. Pour l’idée qu’il se fait de la traduction. C’est évidemment variable. Il fut un temps (révolu ?) où la doxa voulait que l’on traduisît littéralement, aussi près que possible du texte de départ. En syntaxe par exemple, changer l’ordre des mots était périlleux.

46 Enfin, pour en venir au troisième cas de figure évoqué ci-dessus, si vous traduisez pour un grand éditeur (catégorie « professionnel »), c’est une autre chanson. En règle générale, il faut être fidèle à l’esprit, plus qu’à la lettre. Tout est subordonné au confort du lecteur. Dans une interview, Claude Demanuelli rapporte le conseil d’une de ses éditrices : « Ce que je veux de vous, c’est que vous me rendiez le texte lisible pour le lecteur qui ne connaît pas le texte d’origine ». Une traduction « littéraire » plus que

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« littérale ». Prime à l’esthétique. Et que ceux qui connaissent la langue du texte d’origine lisent dans cette langue, dirait avec raison Ruskin. En toute logique, la traduction est donc faite pour ceux qui ne connaissent pas les langues de départ. Conséquence : on devrait pouvoir écrire n’importe quoi, pourvu que « ça coule, que ça se [lise] tout seul, que ça ne bute pas » (C. Demanuelli). Si personne ne vérifie le texte de départ, la traduction peut devenir une adaptation, à la limite une « belle infidèle ». Pourquoi pas ?

3.2. Traduire : mais comment ?

Le dilemme

47 Un vrai dilemme, ni cruel, ni imbécile, mais parfaitement acceptable. Janus, c’est aussi, étant donné sa position, le dieu des choix, partagé qu’il est entre les deux directions, comme le traducteur entre ses deux textes. Or, du choix à la « fidélité », il n’y a qu’un pas, qui peut être un faux pas, un « écart de conduite ». On sait l’importance en traductologie des notions de fidélité, d’infidélité et d’« écart »13.

48 Faut-il être fidèle au texte de départ, au détriment du texte d’arrivée ? Ou bien l’inverse ? Une traduction littérale (priorité à l’exactitude) de préférence à une traduction littéraire (priorité à l’esthétique) ? La problématique est bi-millénaire14. Si la question de l’« écart » est récurrente, c’est qu’il y aura toujours forcément un écart. Soit par rapport au texte de départ, soit par rapport au texte d’arrivée. Le traducteur sera toujours plus ou moins un « traître ». Autant en prendre son parti et se contenter de mesurer les « écarts », si c’est tout l’intérêt qu’on voit dans la traduction. Il y a quelques années (Joly 2003, p. 29-31, Fig. 2), je m’étais précisément employé à baliser le continuum des « écarts » du traducteur dans son interprétation d’un texte de départ. Je n’y reviens pas.

Bilan

49 Avant de proposer un certain nombre de traductions du béarnais ou en béarnais, je voudrais, au vu des mises au point théoriques exposées plus haut, rappeler quelques principes directeurs. Soit, dans un ordre analytique d’exposition, qui n’est pas forcément chronologique : • Lecture et relecture. Suivant l’exemple de Spitzer, de Proust et de la mère du narrateur de la Recherche, (§ 1.1. cit. [6], [7] et [8]), j’ai lu et relu les textes à traduire au point de les savoir pratiquement par cœur. Lecture visuelle et lecture orale (malheureusement irréalisable dans une salle d’examen qui, il faut bien l’admettre, n’est pas un lieu idéal pour traduire !). Cette première étape, qui précède la traduction proprement dite, ouvre la voix à la découverte d’un rythme de substitution dans la langue d’arrivée (adapter le « geste de la voix » d’une langue à l’autre, cf. cit. [3]). • Partant d’un rythme ainsi trouvé pour la langue d’arrivée, recréer, en l’adaptant à la culture d’arrivée, la « vision » du scripteur (cf. Spitzer, citation [6]), en l’occurrence, pour chaque texte, imaginer une scène qui servira de cadre référentiel, réel ou imaginaire. • Lecture interprétative, à la recherche d’un sens d’intention. Il est nécessaire, pour cela, d’esquisser le contexte de situation correspondant, non seulement au contenu d’un texte, mais aux circonstances de l’écriture du texte en question. Un texte n’est pas une entité coupée de toute racine : c’est un produit historique. On verra par exemple que la traduction que Julien

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Casebonne donne en 1963 d’un essai qu’il avait écrit en 1954 est étroitement liée aux changements politiques, économiques et sociologiques intervenus en France dans la décennie précédente. Son sens d’intention a changé. Les autres textes traduits ci-dessous appellent chacun une référence au contexte de l’époque.

50 La recherche d’un sens d’intention n’est pas une opération facile. Elle peut échouer, elle peut donner lieu à une interprétation contestable, mais elle a au moins le mérite d’obliger le traducteur à une observation fine de type philologique. Par exemple, l’interprétation du poème de Bégarie, La lue, repose sur l’utilisation d’une série de termes qui renvoient non seulement à la mythologie grecque, mais à des souvenirs d’enfance. • Les marques du rapport interlocutif. La pratique des textes en gasco-béarnais conduit à une évidence : la subjectivité au sens de Bréal (ci-dessus note 6) y joue un rôle de premier plan. Le locuteur/scripteur est presque constamment présent, non seulement à travers l’emploi des morphèmes de prédication qui l’obligent à exprimer sa subjectivité (fonction expressive de Jakobson) à quoi s’ajoute le recours à des interjections très dématérialisées (p. ex. au diu biban), mais par l’emploi de termes ou de formules de type « phatique » (Malinowski) dont la fonction est de garder le contact avec l’auditeur/lecteur (Jakobson : fonction conative). L’écriture en gasco-béarnais, quel que soit le genre (essai, roman, poésie…) est en fait très proche de l’oralité : le scripteur ne peut pas ne pas marquer sa présence et celle de son lecteur, sous une forme ou sous une autre15. L’écriture parfaitement impersonnelle n’est guère pensable. On verra ainsi qu’il est difficile de traduire un écrivain comme Marcel Aymé.

4. Traductions du béarnais / en béarnais

51 On trouvera ci-dessous trois traductions du béarnais en français suivies d’une traduction du français en béarnais. L’ordre choisi est celui de la chronologie des traductions, de 1963 à 2015.

52 Il se trouve que cet ordre correspond au statut des traducteurs : le premier texte, un extrait d’essai de Julien Casbonne, a été traduit par l’auteur lui-même en 1963 ; le second, un poème de Jean-Baptiste Bégarie, a donné lieu à deux traductions, l’une en prose (2006), l’autre en vers (2008) par deux traducteurs ; la traduction du troisième texte, une nouvelle de Miqueu de Camelat (Michel Camelat) est due à un seul traducteur (2012). Quant au quatrième et dernier texte, il s’agit de deux traductions en béarnais, mais par le même traducteur, du début d’une célèbre nouvelle de Marcel Aymé.

53 Les textes originaux datent, en gros, de la première moitié du XXe siècle (1915, 1937, 1941, 1954). La graphie des auteurs a été respectée.

54 Hormis la consultation du dictionnaire – pour le lecteur qui veut « en savoir plus »16 – les traductions se suffisent à elles-mêmes. Les « Notes » qui leur font suite ne sont donc pas faites pour « expliquer » les textes, mais pour apporter un éclairage sur la démarche des traducteurs par référence au principes théoriques exposés dans la première partie de la présente étude.

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4.1. Essai : Yulien de Caseboune 195417 et 1963

Cinquante ans de bite paysane (Cinquante ans de vie paysanne)

55 Dans l’extrait ci-dessous, Julien Casebonne fait le portrait du Béarnais, bagarreur, chicaneur et volontiers mécréant, ainsi que de la Béarnaise, bigote et cancanière. La traduction, qui date de 1963, est de Casebonne lui-même.

Le texte béarnais de 1954 (en italiques : ce que l’auteur ne traduira pas en 1963)

Peleyayres, y’en soun tabé lous gouyats de mantu bilatye, no triguen que d’ey ha ue boulade de trucs e patacs dap lous yoens de la coumune besie. Aqueres maliboulences ye soun tabé mey riales permou qu’en bèt ha lou serbici, camaraderie e amistat qu’an eschemiat per delà termières dou bilaye casiu. Trucasseyayres, b’en soun tabé lous pintayres dinqu’à la briaguère . Quin s’en cau estouna ! Lou bi blanc de nouste tant plasent à bebe, que hè puya la sang tau cap e qu’aguse lous nerbis, autalèu de hougna à pès e à pugns. Proucès, patacs e peleyes, n’ey toustem mustre de macanterie, qu’ey souben frebade hoeytibe de yent sendicouse. S’an bèt drin au houns dou co, pregounes arradits de tradiciou crestiane, hère de biarnés nou soun gnacast de debouciou trabatende e mantu chibaliè de saute la brouste qu’es bante tout pariè de nou crede ni en Diu ni à Couhet. Hemnes à l’amne sarcide de reliyou qu’es debiren mays chens parières, d’autes pastes chens cabucholle, n’estanguen de prega Diu que ta hissà lou besiadye d’u beré empousoat (p. 13).

La traduction de 1963 : Cinquante ans de vie paysanne économique et sociale (1963 : 22-23 ; ajouts ou transformations en italiques) :

Bagarreurs et agressifs, ils le sont certes les jeunes hommes particulièrement dans certaines localités. Des impulsifs à l’humeur batailleuse cherchent querelle de temps à autre à leurs pareils des villages voisins. Ces extravagances rancunières tendent aussi à se faire plus rares car le service militaire général et obligatoire a noué de solides relations de camaraderie et d’amitié intercommnales. Cependant dans les auberges, le vin blanc de Jurançon ou d’autres terroirs renommés mettant les nerfs à fleur de peau, des rixes éclatent encore trop souvent distribuant aveuglément bosses et plaies. Procès, disputes et coups ne sont pas toujours le produit d’une mauvaise nature, il s’agit plutôt d’accès de fièvre éruptive mais passagère, localisés dans des tempéraments nerveux et sanguins. Béarnais et Gascons gardent tous au fond du cœur de solides racines de tradition chrétienne mais pour la plupart d’entre eux la dévotion ostentatoire n’est pas leur fait. Des fanfarons, surtout dans la population salariée se vantent aussi bien de ne croire ni à Dieu ni à Diable. Femmes à l’âme farcie de foi religieuse se révèlent comme des épouses modèles et des mères incomparables, d’autres au contraire têtes légères à l’esprit pervers n’interrompent leur dévotion que pour distiller un venin maléfique à l’égard du prochain.

Notes

56 Comme je l’ai indiqué ci-dessus, c’est le changement du contexte de situation qui est essentiellement en cause ici. En une dizaine d’années, de 1954 à 1963, la situation politique, économique et sociale a changé. Casebonne propose donc dans sa

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« traduction » de 1963, une version – une vision – bien différente de ce qu’il décrivait et analysait en 1954. Qu’est-ce qui a bien pu changer ?

57 C’est la toile de fond politique. Le général de Gaulle est alors président de la République depuis quatre ans (élection en décembre 1958) sur la base d’une nouvelle Constitution. Sur le plan international, si la France signe un traité d’amitié avec l’Allemagne, on note, par ailleurs, une sorte de repli « hexagonal » (refus d’une force nucléaire multilatérale, rejet du traité de Moscou sur les essais nucléaires, retrait de la flotte française du commandement intégré de l’OTAN, rejet par la France de la candidature du Royaume- Uni au Marché commun).

58 Sur le plan intérieur, 1963 marque un tournant important dans l’histoire sociale du pays. Avec les accords d’Evian (mars 1962), la France est libérée du problème algérien. La même année (août 1962), après l’attentat manqué du Petit-Clamart contre le général de Gaulle, le référendum d’octobre institue l’élection du président de la République au suffrage universel, ce qui fait craindre une dérive vers le pouvoir personnel. Les difficultés économiques avaient été marquées par une grande grève des mineurs en mars-avril suivies, en juillet, par le vote d’une loi pour règlementer la grève dans les services publics. Un plan de stabilisation a été mis au point pour lutter contre l’inflation (restriction des crédits, blocage des prix, contrôle des changes). Fini l’héritage de la Quatrième République, finie la fantaisie parlementaire. On est en plein dans l’ère du sérieux et de la respectabilité.

59 La traduction du texte de 1954 s’en ressent. Je laisse au lecteur intéressé le soin de suivre à la trace les modifications (suppressions et ajouts) que Casebonne introduit. Certaines ne manquent pas de piquant. En tout état de cause, le sens d’intention est assez clair : tout est fait pour ne pas effrayer « le bourgeois ». Ce n’est plus le Casebonne anti- militariste de Û souldat biarnés à la guerre (1916-1919) et quelque peu cynique d’Esprabes d’amou (1926).

4.2. Poème : Jean-Baptiste Bégarie, 1915

La lue (La lune)

60 Ce poème est publié le 1er juillet 1911 dans « La Bouts de la terre », à la rubrique Candes e Coundes de la Plane, de la Coste e de la Mountagne – Biarn. Il obtient un premier prix ex- aequo dans un concours. Bégarie a dix-neuf ans. Il revoie son texte plus de trois ans et demi après, le 29 janvier 1915, pendant la guerre, alors qu’il est dans les tranchées. Dans une lettre envoyée du Front, moins de trois semaines avant sa mort, il donne des instructions très précises quant aux retouches à introduire. Il supprime une strophe (le poème en comprend désormais neuf) et il remplace entièrement une strophe. Après avoir établi ces modifications, il conclut : « Et la poésie est complète ». C’est vraisemblablement le dernier texte qu’il ait écrit ou retouché.Sous chacune des neuf strophes du poème je donne ci-dessous deux traductions, d’abord la plus ancienne (2006), celle de Daniel Aranjo18 en prose, puis la mienne (2008) en vers libres rythmés (alexandrins, décasyllabes, octosyllabes, hexamètres). A deux variantes près, il s’agit du même texte19.

61 Chaque strophe est un quatrain composé de deux octosyllabes (8 syllabes), d’un alexandrin (12 syllabes) et d’un hexamètre (6 syllabes). Le jeu des rimes est en abab. Si l’on appliquait les règles de la versification française – pourquoi le ferait-on ? – toutes

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seraient jugées « pauvres », mais cela n’a aucune importance en béarnais, où la sonorité vocalique est dominante.

Le texte original suivi des deux traductions

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Notes

62 Daniel Aranjo commente sa traduction (Prix de la critique de l’Académie française) : « Cette traduction en général séduit, par sa fluidité ; tout de même contestable ; car la chose est obtenue au prix de quelques faux sens (il s’agit donc d’une belle infidèle de plus), et surtout d’une disposition horizontale en strophes de prose rythmique dont le dynamisme, réel, ne restitue guère en fait le moteur rythmique que représente la strophe bien verticale de l’original… ».

63 Dans une lettre du 13 juillet 1911, Miqueu de Camelat, le maître en poésie de Bégarie, écrit (en béarnais) à celui-ci : « Beroy amic / Bel ami, Dans tout ce que tu fais, il y a une force, une vigueur de coup de tonnerre, tu as l’audace du printemps comme qualité, la richesse des mots, le charme éblouissant des images » (traduit par J.-A. Trouilhet, 2008 : 46).

64 Dans la traduction que je propose selon la disposition originelle en quatrains, j’ai essayé de retrouver la « force » et la « vigueur » dont parle Camélat, ainsi que le « dynamisme », selon Aranjo, en créant un rythme qui rappelle le côté incantatoire de l’original en utilisant alexandrins, décasyllabes, octosyllabes et hexamètres dans une successivité qui n’est pas nécessairement celle de l’original. Pour compenser et adapter à la versification française, j’ai introduit ici et là rimes intérieures, assonances et allitérations. Mais j’ai renoncé à la rime.

65 On sait, grâce à Ernout & Meillet (Dictionnaire étymologique de la langue latine), que la lune, < lat. luna (racine de lux « lumière »), remonte à l’ancien féminin d’un adjectif indo- européen. La lune, c’est comme qui dirait « la Lumineuse ». « L’épithète […] s’applique à une puissance active, de genre féminin, une « mère » […]. La lune était divinisée et avait sur l’Aventin un temple […] Un jour lui a été consacré dans la semaine, lunae dies […] » dilhûs en gasco-béarnais (Gers et Landes : diluns).

66 Le poème commence effectivement par une invocation à la Lune : O Lue ! Et le poète s’adresse à elle comme à une divinité, mais une divinité à la fois chrétienne et païenne. Divinité chrétienne : c’est Notre Dame (« nous la voulons pour Dame), et c’est aussi un peu la Vierge, mère protectrice du tout petit enfant (nen). Divinité païenne : c’est Sélénè, la Lune de la mythologie grecque, qui joue dans le ciel – éclipses partielle, totale, solaire, lunaire, annulaire ; les différents quartiers de la lune – avec son frère le Soleil (Hélios). D’où l’ambiguïté fondamentale et l’intertextualité foisonnante qui joue un rôle important dans ce texte : croyance religieuse (Notre Dame, la Vierge) ; mythologie classique (Sélénè, Hélios) ; coutumes et vie rurale (les femmes qui filent, les hommes qui jouent aux quilles, v. ci-dessous) ; folklore (str. 1 : « ha a las estorces 20 », lutte de type gréco-romaine typiquement béarnaise ; str. 6 : « l’estéle yaune » : référence probable à la Sainte Estelle, jour de la fondation du Félibrige par Mistral en 1854 – hypothèse de D. Aranjo) ; croyances populaires (la fée et sa baguette magique21, le sorcier avec sa baguette de houx, la lune qui affecterait la vue, cf. str. 8 : l’oelh briac, litt. l’œil ivre) ; références littéraires probables (selon D. Aranjo, le poème tout entier pourrait bien être « un hommage assez direct au poème Lou Blad de Luno, de Frédéric Mistral, « Le Blé lunaire », cité par Trouilhet, 2008 : 45 et voir aussi strophe 7)22.

67 Telles sont quelques données relevant à la fois du contexte situationnel réel et imaginaire et du sens d’intention. Bégarie évoque des souvenirs d’enfance et de sa toute petite enfance par le truchement d’une série d’images brouillées et changeantes. « Tout change, et nous sommes dans une illumination de Rimbaud », selon le poète Georges

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Saint-Clair (cité par Trouilhet, 2008 : 48). Le « charme des images » (Camelat) crée ainsi une atmosphère incantatoire.

68 Pour la traduction, j’ai essayé de rendre cette ambiguité notamment dans les choix lexicaux, à savoir « la richesse des mots » (Camelat), qui introduit une dimension ludique. Bégarie joue en effet avec les mots, plus exactement, il fait « jouer » leur signifié, au sens d’« avoir du jeu ». Ça joue, ce qui permet de glisser dans les interstices. C’est ce qu’il faut essayer de rendre. Je n’en donnerai que deux exemples. Ainsi, à la strophe 1, le soulè, le « grenier » (terrain de jeu favori des enfants) – le soulè est l’endroit le plus élevé de la maison gasco-béarnaise, près du soleil (soulè, adj. signifie « solaire ») a été traduit par attique, afin de renvoyer à la fois à l’architecture (étage placé au sommet d’une construction ; gr. attikos, lat. atticus, angl. attic) et à la Grèce (la Lune, Sélénè, est dans son Attique).

69 Second exemple : le bólou d’or (la boule, ou le globe d’or), pour désigner la lune, apparaît à la strophe 4 ; l’astre roule coume u bólou d’or. Or bólou désigne aussi la grosse boule de bois qu’on utilise au jeu de quilles de neuf) ; au sens figuré, en style plaisant, le bólou, c’est « le crâne » (cf. cap de bólou, « têtu, tête de mule » ; fr. « perdre la boule »). Le terme réapparaît au second vers de la sixième strophe : « Lou bólou d’or hasè hilade » ce qui donne, dans la traduction de D. Aranjo : « la boule d’or filait quenouille ». En termes de filature, hilade désigne le contenu d’un fuseau lorsqu’on file à la quenouille (hiala) ; ha hilade, c’est donner un tour de fuseau et obtenir une certaine quantité de textile filé. On sait que Bégarie travaillait et retravaillait ses textes. En 1911, ce deuxième vers se lisait : « Lou bólou d’or hasè plapade » ; (û) plap/(ûe) plapade, c’est une « tache » ou une « marque sur le pelage des animaux » (Palay). On voit l’image. La première version de 1915 donnait la variante : « Lou bólou d’or hasè lanade » ; ce terme désigne la quantité de laine (lane) obtenue à chaque tour de fuseau ; l’image est celle de la lune qui, se déplaçant dans le ciel, laisse une traînée lumineuse. Il existe une troisième variante, toujours de 1915, et sans doute la dernière, celle qu’écrit Bégarie sur le front de guerre et que j’ai reproduite : « Lou bólou d’or hasè hilade ». Donc trois variantes successives : plapade, lanade, hilade. Ce n’est pas un effet du hasard. Ha hilade, le dernier choix, permet d’obtenir deux images sous une même expression, celle de la filature à la quenouille (travail exclusivement féminin), celle des quilles de neuf (jeu exclusivement masculin). Il se trouve en effet que ha hilade signifie « tirer/prendre en enfilade ». Aux quilles, la hilade est un des quatre « coups » (choès, saute cor, rebate, hilade). Il consiste à prendre les quilles en enfilade pour les abattre les unes après les autres. En français, l’expression tirer en enfilade est d’origine militaire (artillerie) ; elle est attestée depuis 1688.

70 Le lecteur pourra poursuivre pour lui-même cette enquête lexicale et évaluer les solutions proposées en traduction (p. ex. str. 2 : lunan, mounard ; str. 5 : enlusernat) jusqu’à l’avant-dernier vers u perrac de camèu (un spectre de chameau) où Bégarie joue sur le nom de son mentor, Camelat. Ce poème pourrait bien être, par le biais de l’évocation de souvenirs d’enfance, la mise en scène de l’émergence d’une vocation poétique, de l’ensorcellement d’un jeune homme « enluné ».

4.3. Nouvelle : Miquèu de Camelat, 193723

71 La nouvelle : « La couhessioû dou Yantin / La confession de Jeannot » est un récit extrait de Bite bitante (La vie au quotidien), recueil de 37 nouvelles courtes de Camelat, appelées coùntẹs ou coùndẹs (contes, récits) en béarnais. Elles sont publiées régulièrement dans la

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revue Reclams de Biarn e Gascougne (fondée en 1897 par l’Escole Gastoû Febus) entre 1930 et 1937, puis très rarement à partir de 1940. Un certain nombre de ces nouvelles, qui ont trait aux petits événements de la vie quotidienne, ont été réunies et publiées par l’Escole Gastoû Febus (2e éd. en 1971). Le texte intégral de l’ensemble dans la graphie béarnaise de l’original est téléchargeable (3 Mo) sur le site de Ciel d’Oc (Trésor de la langue d’Oc, Bibliothèque virtuelle de la Tour Magne, Centre International de l’Ecrit en Langue d’Oc ; [email protected]).

72 « La couhessioû dou Yantin » est la première nouvelle du recueil. J’en ai traduit la totalité. Pour faciliter la lecture, le texte a été découpé en 9 sections. Chacune est suivie de sa traduction.

Texte béarnais et traduction

[1] Que credet lhèu qu’en éy aymades quoandes e quoandes ? Nou, mics, sounqu’ûe. Qu’ère ûe yoenote dous sédze, péus blounds coume û cabelh de hourmén, dab lous oelhs blus e pregouns drin eslamats, d’aquets qui-b sémble dise : « Oun bas, gouyat, hè-t ença, estangue-t drin » e beroy hèyte, e û balans de la soue persoune quoan anabe sou cami qui-b dabe û truc dous pesants au co.

Vous croyez peut-être que j’en ai aimé des mille et des cents. Non, les amis, je n’en aimé qu’une — une et une seule. Elle avait seize ans, c’était un bouquet de jeunesse. Des cheveux blonds comme les blés, des yeux troublants d’un bleu sombre avec, au fond, une petite flamme. De ces yeux qui semblent dire : « Mais où vas-tu, jeune homme, viens donc par ici, arrête-toi un instant ». Elle était faite au tour et savait si bien bouger son corps en marchant que mon cœur en battait la chamade. [2] Quoan de cops m’en èri anat assède debat û espi-blanc, sabé quoan tournèsse de la borde ! Qu’èri tout sé a d’aquet arcost a demourà, a demourà. Que coumpreni lou truc dou sou esclop s’abè plabut, lou lis de la soue espartégne leuyère, se lou tems ère sec. Que bedi la soue oumpre suban l’escuride, de bèt tros loegn enla, ou sounque de près, soubentotes que cantabe d’ûe bouts clare, qui-m boutabe en ûe langou estounante. Que-m passabe daban, sénse que s’en mench-hidèsse, e lou sou esclop, ou la soue espartégne que-s hasèn perdedis dens l’oumpriu de la noéyt.

Combien de fois ne suis-je pas allé m’asseoir sous un buisson d’aubépine à épier le moment où elle sortirait de la grange ! Soir après soir, j’étais à l’affût et j’attendais — j’attendais à n’en plus finir. Je reconnaissais le clapotement de son sabot sur le sol gorgé d’eau, et par temps sec, le frôlement de son espadrille. Je guettais l’ombre portée de son corps sur le chemin, longue et de loin venue, ou bien courte et toute proche, selon la clarté du jour. Il lui arrivait bien souvent de chanter d’une voix claire qui pénétrait mon cœur d’une étrange langueur. Mais elle passait sans me voir, et le bruit du sabot ou celui de sa sandale allait mourir dans la profondeur des ténèbres. [3] Que la parley û cop de que y abè danse per la hèste au cap dou pount. Nou séy quin s’y èrem escaduts ûe doudzéne d’esbagats, tourneyan entre nous auts e espian se bère gouyate, au yessit de misse, e seré per aquiu ta l’estanga, ta l’estira drin de bou grat, drin per force, dinque au miey de l’aròu. Permou dou mè tems, sabet las gouyates n’èren pas mètches en fèyt de danses. Que las calè parla tout dous, de loungue ma ença, ha-us prouméte hère de dies per abance, e encoère n’èrem yamey segus de que bienerén. Are tant per tant se-s dits que y a bal en quauque loc, que b’en arribe û echàmi.

Un jour, je lui ai adressé la parole pour la première fois. C’était à la fête du village, au bout du pont. Je ne sais trop comment on s’était trouvés là, une douzaine de copains, à glandouiller et tourner en rond pour voir si quelque jolie fille, après la messe, viendrait à passer de notre côté. On l’aurait arrêtée, et de gré ou de force, un peu des deux, on l’aurait

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entraînée dans le cercle des danseurs. C’est que, de mon temps, voyez vous, les filles ne se laissaient pas si facilement inviter à danser. Il fallait leur parler tout doucement et s’y prendre à l’avance pour leur arracher la promesse d’une danse, sans du reste être jamais assurés qu’elles viendraient. De nos jours, pour peu qu’on sache qu’il y a bal quelque part, il vous en arrive en veux-tu en voilà. [4] La Martine – qu’ère lou noum de la gouyate – e you, que-ns en dèm quauques tours amasse. E, lèu, de pòu de las machantes lengues e dous crits qui-u hasouren a case, que s’ère escapade, lèu hèyt. Nou y a pas per dise, aquére que m’abè gahat ya. Que-ns e boulèm. E medich que coundabem de-ns maridà ta la fî dous tribalhs. N’abi qu’a ha la demande e oérat quin, û sé, m’en anabi decap au sou pay :

Ce jour-là, Martine et moi – Martine, c’était son nom – on s’était fait quelques tours de danse. Mais, sans crier gare, par crainte des commérages et des engueulades à la maison, elle s’était échappée vite fait. Il n’y a pas de doute, cette fille, elle m’avait tourné la tête, ça c’est sûr. On voulait se marier. On l’avait même prévu pour la fin de l’été, une fois achevés les travaux des champs. Je n’avais qu’à faire ma demande. Un soir donc, je suis allé voir son père et voici ce que je lui ai dit : [5] — Escoutat, mèste, la Martine que-m plats. Se la hasèm ? Se-b anaré de que-ns e maridèssem aquéste abor ? L’òmi, mudat coume û bencilh qui-s desplégue, que s’ère quilhat e dab lou cap adendarrè, e ûe arrise trufandère sous pots : — Quio, hòu, e aquére que t’as pensade ? — E o, s’ou hey. Lou me o, qu’ère û o tremoulent. Ta dise la bertat, nou sabi oun hica-m e la hounte que-m prenè, daban aquet bielh qui sénse disé-n mey m’espiabe dab lous sous oelhs ardouns, la bouque miey oubèrte, coum se se-m boulè minya. — Eh bé, voilà, maître, la Martine, elle me plaît. Et si on fixait la date ? Ça vous irait qu’on se marie à l’automne ?

Comme un rameau flexible qu’on plie et qu’on relâche brusquement, l’homme s’était redressé et, menton en avant, un sourire narquois aux lèvres, il me lance : — Eh bé, pardi, tu t’ais sorti ça de ta petite tête ? — Eh bé, oui, que je lui fais. J’avais prononcé « oui » du bout des lèvres. A dire vrai, je ne savais pas où me fourrer, j’étais saisi par la honte devant ce vieil homme qui, sans un mot de plus, m’examinait de ses yeux de braise, la bouche entrouverte comme pour me bouffer. [6] S’ère estat de las mies traques, s’abè coundats sounque bint ou bint e cinq ans, que m’aberi yetat lou berret per terre, que m’aberi tirat la bèste e que l’aberi dit sénse mequeya : Tè, se-t sentéches nèrbi aus canets, que s’y bam ha drin touts dus. Amasse-m lou berret se gauses ! Mes, ta û òmi atau, tiran sus lous sichante, n’abi pas lou courau dou ha miasses. E puch, qui sab, oey nou-m boulè dechà maridà, permou de quauque hum qui-u gahabe, mes lhèu dab paciénse — e lous amourous qu’en an — tout que-s decidère autaméns. Labets que-ns en estèm sénse nat aute mout lous dus òmis. Et, û cop qui m’abi hort espiat, que-s tirè dou puchéu en hèn courre lous calhaus dou cami dab lou sou bastou d’agrèu, e, you, que-m birabi ta nouste pleyteyan en you medich. M’èri mancat de nou tourna-u cachau ? Nou, nou, tout bis se debèm èste û die pay e hilh, s’aboussem a bibe debat lou medich teyt que balè mey de que m’at beboussi are, sénse set, ta que nou-m digoussen û die : Qu’abèt hèyt au patac l’aute cop !

S’il avait eu mon gabarit, s’il n’avait eu que vingt ou vingt-cinq ans, je t’aurais flanqué mon béret par terre, j’aurais tombé la veste et je lui aurais dit sans bredouiller : « Eh oh, là !, si t’en as, viens donc un peu. Ramasse-moi ce béret si t’oses ! ». Mais vu l’homme que c’était, frisant la soixantaine, je n’avais pas trop envie de le provoquer. Et puis qui sait, si

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aujourd’hui il ne veut pas entendre parler de mariage parce qu’il est de mauvais poil, peut- être bien qu’avec un peu de patience — il en faut quand on est amoureux — il pourra changer d’avis. Alors on en est restés là. Après m’avoir dévisagé tout à loisir, il a vidé les lieux en frappant les cailloux du chemin de son bâton de houx. Moi, je suis rentré à la maison en gambergeant. J’aurais dû lui en mettre une ? Non, non, tout compte fait, si on devait un jour être beau-père et gendre, si on était appelés à vivre sous le même toit, autant en avaler une de couleuvre, et tout de suite sans renâcler — qu’on n’aille pas me dire ensuite, un de ces quatre : « Vous avez tout de même eu une prise de bec tous les deux, non ? ». [7] Lou sé, coum de coustume, e la lue que courneyabe au pè dou cèu (qu’èrem dens û tèbe brespade de yulh), que m’escadi daban la frinèste de Martine. D’ourdenàri que y’ère a demoura-m lou senou ta que s’amièsse lèu que sabi plaa balhà tres trucs sou sòu, que coumprenè e nou trigabe de paréche. Coum n’ère enloc que dèy atau dab lou bastou, mes endeballes. Sèt ores que sounèn. Que m’apressèy de la frinèste, e qu’entenouy lou pay a crida : Qu’ou bos aquet nou-m hasses dise que, qu’ou bos ? — O qu’ou bouy ! — E bé prén-lou-te, mes que-t sie per dit, nou tournes mey ta case.

Le soir même – c’était une tiède soirée de juillet – il y avait un croissant de lune à l’horizon et je me pointe comme d’habitude devant la fenêtre de Martine. D’ordinaire, elle attendait mon signal, trois coups par terre, elle comprenait et se montrait sans tarder. Ce soir-là, ce n’était pas encore l’heure, mais j’ai quand même fait le signal. Pas de réaction. Sept heures sonnent. Je m’approche de la fenêtre et j’entends son père crier : « Tu le veux ce… ne me fais pas dire ce quoi… tu le veux ? ». « C’est sûr que je le veux ! ».« Eh bé, prends-te-le, mais ne remets plus jamais les pieds à la maison, et tiens te le pour dit ! ». [8] Oeyt ores qu’arribèn e yamey nade Martine. Mau qu’anabe ta nous auts. Batalà ya hasèn mes de mey en mey tout dous, e nou-n gahabi nat moutot. E calè demourà toute la noeyt enquio la maynade s’en biengousse abrigà-s debat la mie cape ? Ballèu n’entenouy mey nat marmoulh ; que mourin las candéles au cournè dou hoec, e que s’adroumin en case de Martine. Que hasouy dus ou tres passeys encoère e, tè, que m’en tournabi.

À huit heures, toujours pas de Martine. Nous étions mal partis. À l’intérieur, ça discutait ferme, puis de moins en moins fort et à la fin, je n’arrivais même plus à distinguer un seul mot. Fallait-il rester planté là toute la nuit, attendre que la gamine vienne se réfugier au creux de mon épaule ? Bientôt je n’entendis plus le moindre chuchotement ; au coin du feu, les bougies s’étaient éteintes. Toute la maisonnée était endormie. Je fis encore les cents pas et puis, que voulez- vous, je suis rentré chez moi. [9] Lou sé despuch, a las mediches ores, que-m escadi au pè dou frinestot. Mes, autalèu la porte que s’aubrech e, plouricouse, Martine que-m hè : — Saube-t Yantin, a nouste nou bolen mey aço. Pay qu’a dit que meylèu que de dechà-m maridà, que-m tuaré d’û cop de destrau ! — Bo, bo, tuà-s la hilhe permou d’amourétes, mes nou bas pas escoutà ! — Que bos que hàssi ! e tournè Martine. E aco dit, sense mey, que-m barrabe la porte d’û patac. E you, esbaryat, nou sabén mey oun da, que courrouy bères pauses dens la noeyt escure, que biengouy escoutà encoère e ha dou pèc au ras de la frinèste. E, quin la troubats aquére, mes qu’èri hòu, coum s’ère tout aco û sauney, qu’anèy assedé-m au pè de l’espi-blanc a espià lous lugras qui acera hore, e lusiben e perpereyaben… Quoan, a bèts cops e passi au ras d’aquet arboulet, au cap de tandes ans, que-m balhi ûe sarrade, mes pensat, nou m’y estangui mey.

Le lendemain soir, à la même heure, je reprends mon poste en face de la fenêtre. Aussitôt la porte s’ouvre et Martine me dit en pleurnichant : — Sauve-toi, Jeannot. A la maison, ils ne veulent plus de ça. Le père m’a dit que plutôt que de me laisser t’épouser, il me tuerait d’un coup de hache. — Allons, allons ! tuer sa fille parce qu’elle a un amoureux, tu ne vas tout de même pas le

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croire ! — Que veux-tu que j’y fasse ! me rétorque Martine. Sur ces mots, pas un de plus, elle me claqua la porte au nez. J’en fus tourneboulé, je ne savais plus quoi faire, j’ai couru longtemps dans la nuit noire, puis je suis revenu écouter à la fenêtre, petit imbécile que j’étais. Qu’en pensez-vous ? Je n’avais plus ma tête, c’était comme un mauvais rêve. Je suis allé m’asseoir au pied du buisson d’aubépine, perdu dans la contemplation des étoiles qui, là-haut, brillaient et scintillaient. Quand, bien souvent, je repasse devant ce buisson, au bout de tant et tant d’années, j’ai un véritable serrement de cœur, mais, vous pouvez m’en croire, je ne m’arrête plus.

Notes

73 Une déception amoureuse racontée à la première personne, c’est a priori triste, et d’autant plus triste que le narrateur évoque, bien des années après, ce qui fut son premier et son seul amour, dit-il. Dès le début, il s’adresse directement aux lecteurs, comme à des confidents ([1] mics). La forme est celle du conte oral. Le narrateur est en effet toujours présent au récit. Un récit empreint d’une certaine mélancolie, bien marquée dans le rythme et la mélodie de la phrase, mais sans pour autant que l’on tombe dans la mièvrerie ou l’auto-pitié. On note au contraire une certaine dose de dérision, une distance par rapport à ce qu’était alors le narrateur, le pauvre Yantin amoureux éconduit, il y a bien des années de cela. Il faudra donc essayer de rendre, à la fois dans le rythme et dans le choix lexical, ce contraste entre la nostalgie du passé et le cynisme mesuré d’un narrateur désabusé et résigné comme Apollinaire « Le fleuve est pareil à ma peine il s’écoule et ne tarit pas… » (Alcools, Marie, 1913). Il faut donc essayer de traduire tout cela.

74 En songeant au contexte de situation relatif à l’écriture, on peut faire appel, pour ce qui est du choix lexical, aux chansons des années 1930 et 1940 qu’on entendait à la radio, le seul lien avec le monde extérieur dont on disposait à l’époque. Comme tout le monde, Camelat avait probablement entendu Jean Sablon, au moins aussi connu que Charles Trenet. C’était le crooner international le plus célèbre à l’époque. Il avait notamment obtenu le Grand Prix du disque pour Vous qui passez sans me voir, chanson écrite à son intention par les sommités qu’étaient Charles Trenet et Paul Misraki : « Vous, qui passez sans me voir… / Donnez-moi un peu d’espoir ce soir… / Vous, dont je guette un regard / Pour quelle raison, ce soir passez-vous sans me voir… / Un mot : je vais le dire : « je vous aime », etc. Sans oublier le final : « Les souvenirs sont là pour m’étouffer ». C’est tout à fait la situation du malheureux Yantin guettant le passage de la Martine sortant de sa grange. Pour rendre la tonalité mélancolique, j’ai donc repris les expressions de cette chanson, ainsi que celle d’une autre chanson, Brin d’amour, de Lina Margy, bien connue elle aussi, quoique un peu plus tard : « Elle a seize ans, des yeux troublants / C’est un bouquet de jeunesse… ». Peu d’éventuels lecteurs actuels de la présente étude auront ces souvenirs intertextuels – mais qu’importe ! – souvenirs qui ne sont sans doute pas moins invraisemblables qu’une Martine blonde aux yeux bleus, rarissima avis, au fin fond d’une campagne béarnaise dans les années 1930.

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4.4. Du français au béarnais, 2015

« Le passe-muraille » de Marcel Aymé

75 Nouvelle « fantastique-ludique », comme on l’a qualifiée, est parue d’abord dans Lecture 40 en 1941, puis en 1942, et en 1943 dans le recueil intitulé Le passe-muraille sous le titre Garou-Garou. Nombreuses rééditions depuis.

76 Marcel Aymé, écrivain prolifique en tous genres, et lui-même traducteur, a été choisi ici pour son écriture aussi peu « subjective » que possible et très directe. C’était un test pour voir ce que donnerait une traduction « fidèle ». J’ai retenu les deux premiers paragraphes. J’en donne deux versions.

Le texte français

Il y avait à Montmartre, au troisième étage du 75 bis de la rue d’Orchampt, un excellent homme nommé Dutilleul qui possédait le don singulier de passer à travers les murs sans en être incommodé. Il portait un binocle, une petite barbiche noire, et il était employé de troisième classe au ministère de l’Enregistrement. En hiver, il se rendait à son bureau par l’autobus, et, à la belle saison, il faisait le trajet à pied, sous son chapeau melon. Dutilleul venait d’entrer dans sa quarante-troisième année lorsqu’il eut la révélation de son pouvoir. Un soir, une courte panne d’électricité l’ayant surpris dans le vestibule de son petit appartement de célibataire, il tâtonna un moment da les ténèbres et, le courant revenu, se trouva sur le palier du troisième étage. Comme sa porte d’entrée était fermée à clé de l’intérieur, l’incident lui donna à réfléchir et, malgré les remontrances de sa raison, il se décida à rentrer chez lui comme il en était sorti, en passant à travers la muraille.

Traduction en béarnais (première version)

Û cop ère à Paris en lou parsâ de Montmartre, au tresau sòu de la carrère de Orchampt, numerò 75 bis, û òmi de lous mey boûs. Que s’apérabe Dutilleul e qu’abè lou sabùt singuliè de poudé trubessà parets chens nade incoumouditàt. Que pourtabe sou nas ûes petites lunètes de las qu’apèren “binocles” e au mentoû ûe barbéte nérẹ. Qu’ère û emplegàt de tresau classe au ministèri de l’Enregistramèn. En ibèr, que prenè l’otobus ent’ana au tribalh e, quoan e hasè bèt, qu’anabe à pè, debat lou soû chapeu meloû. Qu’ère tout yuste entrat en la soue quarante-tresau anade quoan Dutilleul e abou la rebelacioû dou soû poudé. Û bèth sé, qu’estou surprés per ûe courte pane d’electricitàt hens l’entrade dou soû petit apartamén de celibatàri. A l’escu qu’anè à tastes û moumen e, quoan la luts e reaparescou, que-s troubè sou paliè dou tresau sòu. La porte de l’apartamén qu’ère clabade capdelà, alabets qu’es hiquè à pensa, e chens escoutà las objeccioûs de la soue rasoû, que prengou la decisioû de s’en tourna dehens coum e n’ère sourtit, en passan à trubès de la muralhe.

Traduction en béarnais (deuxième version) Rem. – En italiques, renvoie au texte original

Que y abè à Paris û tìpẹ, Dutilleul que s’aperabe, més en aqueste hèyte que bam dìsẹ Dutilh, si boulét. Que demourabe à Montmartre, oun se trobe la basilique dou Co Sacràt, e qu’abè û apartamén au tresau sòu en la carrère de Orchampt. Lou numerò ? 75 bis, se-m sémble. Adare n’em bat pas créde. Lou tìpẹ, ûe hère boune persoune d’alhurs, qu’abè û poudé estragn, qu’ère capàblẹ de passa au trubés de muralhes chens nade incoumouditat. Sou nas, qu’abè d’aquéres bayaules qui lous Francés apèren binocles, e au mentoû, û tanpertan de berbichéte négrẹ. Qu’ère û emplegat de tresau classe au ministèri de l’Enregistramén. L’ibèr que s’en anabe tribalha en otobus e, en estìu, que hasè lou camî à pè, toustem debat soû chapeu meloû.

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Lou Dutilh n’ère pas de la prime yoenésse. Qu’ère tout yuste en la soue quarante-tresau anade quoan, coum û pet de pericle, abou la rebelacioû de sou estraordenàri talén. Û bèth sé, cop-escu que s’estangue la luts. Ûe pane, haut perdìu ! Qu’estabe en l’entrade dou soû petit apartamén de celibatàri. Bam béde ! Qu’abance à tastes û moumentòt en lou négrou e, cop sec que reaparéche la luts. Quine susmaute ! Lou Dutilh noû pot pas aledà, qu’ou batane lou co, ûe brume qu’ou passe daban lous oelhs. « Oun souy, doubblẹ-ban ! ». Qu’ère dehore, sou paliè dou tresau sòu ! Dìu me dau ! Que-s toque las machères, que-s toque las coéches. Qu’ère biu ! Adès que-s hique la mâ à la potche. Noû y abè nade clau. Qu’èren dehens e eth clabbat dehore ! « Be souy hère bèsti ! » si dits ad éth medich en quilhà lou cap e, despuch ûe pauséte : « Que noû ! Aperat-m pèc ! Anem, en daban ! », e que s’en tournè ta l’apartamén à trubès de la muralhe.

Notes

77 La première version suit d’aussi près que possible le texte original, selon les canons généralement en vigueur. Elle se lit parce que la « langue » en est correcte – c’est du béarnais – mais elle ne suscite chez le Gasco-béarnais qui pratique ou a pratiqué la langue, d’une manière ou d’une autre, aucune vibration, aucun « retour », je dirais même aucun intérêt. Ce qui est parfaitement « orthonymique » en français ne passe pas en béarnais. Ce n’est pas de cette manière que s’y prendrait un écrivain ou un conteur pour raconter cette histoire (pour l’écrit, je prends ici comme référence les nouvellistes et les romanciers de la première partie du XXe siècle, p. ex. Palay et Camelat24).

78 Avec la seconde version, j’ai essayé de raconter la même histoire, mais « à la béarnaise ». Les traductologues, s’ils s’égarent dans ce secteur de la revue, lèveront les yeux et les bras au ciel : mais c’est une inacceptable expansion ! Pensez donc : le texte original comprend 995 caractères avec espaces, la traduction en compte… 1645. Elle est 1,70 fois plus longue que l’original ! On aurait donc là un exemple typique de « belle » infidèle. De quelle infidélité s’agit-il ? Dans cette seconde version, comme l’indiquent les passages en italiques, le texte original a été plus ou moins bien traduit, plus ou moins exactement, mais l’essentiel y est. Elle est donc « fidèle » pour ce qui est des passages en italiques. L’infidélité est à chercher dans la première version, mais c’est une infidélité à la langue d’arrivée. Les passages de la seconde version qui ne sont pas en italiques ont pour objectif de rendre acceptable cette petite histoire aux oreilles et à l’entendement d’un Gascon. Pour toutes sortes de raisons, l’expansion a été jugée nécessaire, si on veut donner à ce texte un air d’authenticité.

79 Je n’en ferai pas le détail qui entraînerait trop loin. Je me contenterai d’indiquer que les ajouts portent pour l’essentiel sur le contexte de situation culturel au sens large et sur la relation du Gascon à la parole, comme j’ai eu plusieurs occasions de le signaler. On notera par exemple des interventions du narrateur relevant de la fonction expressive (exclamations et interjections comme biban25, haut perdìu ! Diu me dau ! ) ; de la fonction conative dans le rapport allocutif (adresse au lecteur : més en aqueste hèyte que bam dìsẹ Dutilh si boulét « mais dans cette histoire on va dire Dutilh26, si vous voulez bien » ; adare n’em bat pas créde « à présent vous n’allez pas me croire ») ; des commentaires sur le récit ou des ajouts pour souligner des effets (quine susmaute ! « quelle affaire ! » ; coum û pet de pericle « comme un coup de tonnerre » ; cop escu, cop sec « subitement, soudain ») ; des incursions dans la pensée du personnage à qui on donne occasionnellement la parole (Bam béde ! « voyons voir ! » ; Oun souy, doubblẹ-ban ? « où suis-je, bon Dieu ? » ; qu’ère dehore, sou paliè dou tresau sòu ! « il était dehors, sur le palier du troisième étage » ;

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qu’ère biu ! « il était vivant » ; be souy hère bèsti ! si dits ad éth medich « qu’est-ce que je peux être bête ! se dit-il à lui-même »).

80 Enfin l’ordre du récit et la syntaxe intra-phrastique sont chamboulés. Tel est le prix à payer si on choisit de rester plutôt fidèle à la langue d’arrivée, qui a le grand mérite d’accueillir la langue de départ, une migrante, sans pour autant lui être totalement traître. Mais quand on est accueilli, il est plutôt courtois de se plier aux us et coutumes de celui qui reçoit. « Do in Rome as the Romans do ».

5. Pour (en) finir

81 Dans un entretien, Claude Demanuelli, qui a traduit une soixantaine d’ouvrages de fiction, déclare que « traduire, c’est être fidèle à l’esprit », mais qu’« il est impossible de l’être à la lettre ». Au vu des analyses qui précèdent, je ne peux que souscrire à cette déclaration, tout en suggérant d’ajouter « autant que possible ». Dans la mesure où l’esprit est une substance volatile, saisissable, mais subtile et difficile à fixer, la fidélité à l’esprit d’un texte à traduire implique un travail d’imagination qui apparente la traduction à la création littéraire. Ce travail fait ainsi du traducteur une sorte d’écrivain de l’ombre, comme le dit très justement C. Demanuelli.

82 En effet, le traducteur a, mutatis mutandis, les mêmes tâches que l’écrivain, à savoir la mise en mots, dans ce qu’on suppose être sa langue, ce que l’écrivain a écrit dans sa propre langue : il s’agit bien, modestement, mais à coup sûr, sinon d’une création, du moins d’une re-création. La première tâche du traducteur, qui est d’abord un lecteur, est de recréer pour lui-même le micro-univers imaginaire, ou « fond de tableau », du texte de départ. Cette re-création est à la fois mise en images et mise en scène : un véritable « cinéma intérieur ». Ce micro-univers recréé à partir des mots devra ensuite être repensé, adapté, en un mot transposé dans le cadre conceptuel de la langue- culture d’arrivée. La mise en mots et en phrases se fait ensuite, hésitante et tâtonnante. C’est la « traduction » à proprement parler, en tant qu’ultime opération : une série d’essais laborieux, plus ou moins réussis, de « discussions » et de « négociations ». Et cela sans fin.

83 Le traducteur sera toujours forcément dans l’ombre du créateur, pour autant que sa liberté, réelle, mais variable, à la mesure de sa compétence, sera toujours contrainte par les exigences d’un texte de départ, même « mal écrit ». Depuis les lointains travaux des pionniers que furent Vinay et Darbelnet dans le domaine anglais, la « traductologie », qui a suscité des centaines d’ouvrages à visée didactique, a fait d’inconstables progrès, mais est-il possible d’enseigner la fidélité à l’esprit de deux langues et de deux cultures à la fois, quand il est déjà si difficile de saisir l’esprit de l’une et de l’autre ? La traduction est certes un métier qui s’apprend, mais, comme le rappelle Valery Larbaud, c’est aussi un art. Par surcroît, mais c’est une autre histoire.

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BIBLIOGRAPHIE

Abréviations.– LL : Leçons de Linguistique (G. Guillaume) ; LSL : Langage et science du langage (Guillaume) ; PBA : Le problème de l’article 1919 ; spm : souligné par moi.

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NOTES

1. Concept et expression empruntés à Guillaume 1919 (v. Boone & Joly 2004 à « intention » et « visée »). Husserl 1931 utilise intentionalité dans un sens proche : « Le mot intentionalité ne signifie rien d’autre que cette particularité foncière et générale qu‘a la conscience d’être conscience de quelque chose, de porter, en sa qualité de cogito, son cogitatum en elle-même », (65). 2. Guillaume revient constamment sur la question : « Il est impossible […] de concevoir le langage sans une certaine solution du problème de la personne, vu que le langage met en face l’un de

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l’autre une personne agissante, parlante, et une personne écoutante, agissante aussi, par son audition. Le langage est essentiellement une relation entre personnes. A s’en tenir au côté actif et communicatif du langage, la relation dont le langage assume la charge est une relation humaine entre deux personnes […] et entre ces deux personnes seulement. C’est le côté efficient, ou encore, si l’on veut, pragmatique, c’est-à-dire utilitaire du langage (LL8, 30 avril 1948 : 187 ; spm). 3. E.R. Curtius, essai sur Marcel Proust dans Französischer Geist im neuen Europa, 1925. 4. Cf. Anne Henry, « Bréal (Michel) [1832-1915], dans Dictionnaire Marcel Proust, 2004 : 166. 5. Le « nynégocentrisme » du langage est à l’origine de la « triade énonciative » (Joly & O’Kelly 1990 : 17-19). Mais nynégocentrisme, qui renvoie bien à la personne (le « moi » de -égo-), ainsi qu’au temps (le « maintenant » de nyn-), oublie l’espace. Sauf par présupposition : le « moi » sur lequel est centré l’acte de langage est un être d’espace… 6. Bréal sur la subjectivité : « S'il est vrai, comme on l'a prétendu quelquefois, que le langage soit un drame où les mots figurent comme acteurs et où l'agencement grammatical reproduit les mouvements des personnages, il faut au moins corriger cette comparaison par une circonstance spéciale : l'imprésario intervient fréquemment dans l'action pour y mêler ses réflexions et son sentiment personnel, non pas à la façon d'Hamlet qui, bien qu'interrompant ses comédiens, reste étranger à la pièce, mais comme nous faisons nous-même en rêve, quand nous sommes tout à la fois spectateur intéressé et auteur des événements. Cette intervention, c'est ce que je propose d'appeler le côté subjectif du langage. Ce côté subjectif est représenté : 1° par des mots ou des membes de phrase ; 2° par des formes grammaticales ; 3° par le plan général de nos langues » (1897, chap. XXV : 234). 7. Une « langue étrangère », selon les Leys d’amor, traité languedocien du XIVe siècle. « Etrangère » peut aussi se lire « étrange ». 8. Sur l’occitan, cf. entre autres, l’avis d’un des plus grands sociologues français du XXe siècle, Pierre Bourdieu : « Le fait d'appeler « occitan » la langue que parlent ceux que l'on appelle les « Occitans » parce qu'ils parlent cette langue (que personne ne parle à proprement parler puisqu'elle n'est que la somme d'un très grand nombre de parlers différents) et de nommer « Occitanie », prétendant ainsi à la faire exister comme « région » ou comme « nation » (avec toutes les implications historiquement constituées que ces notions enferment au moment considéré), la région (au sens d'espace physique) où cette langue est parlée, n'est pas une fiction sans effet » (1982 : 10). 9. En 1877, Achille Luchaire observait déjà que l’originalité du Sud-Ouest « semble être attestée par l’existence du gascon […] dont les caractères spéciaux font […] une langue à part, plus voisine, à certains points de vue, de l’Espagne que de la France » (35, spm), ce qu’il précise plus loin : « [le gascon] un parler sui generis, intermédiaire entre nos patois de langue d’oc et l’espagnol, avec lequel ses rapports deviennent d’autant plus étroits, pour la phonétique et le lexique, qu’on se rapproche davantage des Pyrénées » (193). 10. Pour une description et une analyse détaillées, v. A. Joly (2004), « A propos des morphèmes de prédication verbale en béarnais », Modèles linguistiques, vol. 49-50 : 321-332). 11. « [Ruskin] avait interdit la traduction de ses écrits de son vivant, ce qui explique pourquoi les traductions françaises de ses écrits ne commencent à être publiées en France qu’à partir de cette date [il meurt le 20 janvier 1900] ». De son vivant, il voulait qu’on le lise dans le texte. 12. Emily Eells, Translation Practices : Through Language to Culture, Rodopi, 2009. 13. Claude Demanuelli, praticienne et théoricienne de la traduction, conclut ainsi un colloque entre linguistes et traductologues qui s’est tenu à Arras en mars 2000 : « « Je retiendrai essentiellement deux notions qui, explicitement ou implicitement, ont été au centre de la plupart des interventions. La première est celle d’écart, de divergence ou de déviation […] » (2003, « En guise de conclusion » : 303 ; souligné en gras dans le texte). 14. Quelques jalons : Cicéron, Horace, Saint Jérôme… Larbaud. Pour un intéressant survol avec de nombreuses citations, v. Auzanneau 1999.

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15. Dans le cadre du rapport allocutif, voici quelques exemples de cette présence du scripteur dans les sept premières pages du roman de Simin Palay, Lous tres gouyats de Bordebielhe (1934). Fonction expressive : interventions dans le récit sous diverses formes (be-sè, de segu « certainement », ta dìse « comme qui dirait », e toutû « et pourtant »… Fonction conative : adresse au lecteur (èy dit que s’aperabe Jan… ? « ai-je dit qu’il s’appelait Jean ? », be-b pensat que… « vous pensez bien que… ». 16. Pour les difficultés lexicales, consulter le Dictionnaire de Palay ou celui de B. Moreux et J.-M. Puyau (v. Bibliographie). 17. Yulien de Caseboune/Julien Casebonne (1897-1978) est notamment l’auteur d’un roman, Esprabes d’amou ([1926] 2010) m.-à-m. Epreuves d’amour, d’une anthologie en prose de ses propres textes, Talhucs de prousey ([1924-1934] 1965), et d’un récit de la guerre de 1914, Û souldat biarnés à la guerre ([1916-1919] 2010), texte et traduction de J.-P. Brèthes . 18. Daniel Aranjo est professeur émérite à l’université de Toulon. Je le remercie de m’avoir demandé une traduction que j’ai présentée, avec un commentaire, lors de la journée d’étude consacrée à Jean-Baptiste Bégarie en août 2008 à Bénéjacq (voir Bibliographie à Trouilhet). 19. Elles ont évidemment leur importance. A la strophe 5, « comme un chat-huant tout moulu » (Aranjo) devient « Tête encornée de taureau » (Joly) ; à la strophe 6, « la boule d'or filait quenouille » (Aranjo) devient « La boule dʼor filait, tirait en enfilade » (Joly). Changement d’image, possibilité d’une autre interprétation. 20. Estorse, « torsion, entorse ». Ha à las estorses , c’est lutter à bras-le-corps et à main plate, comme dans la lutte gréco-romaine, les prises devant se faire au-dessus de la ceinture. L’expression désigne aussi, par extension, toute sorte de lutte. On peut l’employer figurativement (ha à las estorses dab lou mau, « lutter contre le mal »). 21. Dans la lettre de janvier 1915 qu’il écrit du Front, Bégarie écrit : « Au lieu de montrer Broc qui fait une grimace, c’est une étoile que je fais tomber et c’est son sillage que ma jeune tête prend pour la baguette d’une fée ». Broc est mis pour brouch, « sorcier ». 22. Cf. L’étonnante description baroque de l’ombre des arbres dans l’eau dans Histoire comique des États et Empires de la Lune (1657) d’Hector Savinien Cyrano de Bergerac (1619-1655), suivi d’Histoire comique des États et Empires du Soleil (1662). Voyage imaginaire et récit fantastique de science- fiction sur le thème de l’inversion des mondes. J.-B. Bégarie était un grand lecteur (Trouilhet, 2008 : 20-21). 23. Né en Bigorre, Michel Camelat (1871-1962), généralement nommé Miqueu de Camelat, est une des figures marquantes de la renaissance culturelle du gascon au XXe siècle. En 1890, après des études au petit séminaire, il rencontre Simin Palay (1874-1965) avec qui il se lie d’amitié. Ils collaboreront toute leur vie. Ensemble, ils créent L’Armanac gascoû (1894) ; avec d’autres, l’Escole Gastoû Febus (1896) et deux revues, Reclams de Biarn e Gascougne (1897) et La Bouts de la Terre (1910-1914). Camelat écrit en gascon béarnais, en vers et en prose, des pièces de théâtre, des nouvelles (La bite bitante/La vie au quotidien : 1930-1937), des chroniques et une histoire de la littérature gasconne. 24. Qu’on lise par exemple, ici même, la nouvelle de Camelat et, pour Palay, le roman Lous tres gouyats de Bordebielhe. Je remercie vivement Alexis Arette, essayiste et poète, pour les conseils qu’il m’a donnés et pour ses encouragements. J’assume les erreurs qui subsisteraient. 25. Biban ! abréviation de (Au) diu biban ! « Au nom du Dieu vivant ! », exclamation mise à la mode en 1569 par l’ordonnance de Jeanne d’Albret qui remplace la prestation de serment sur le missel affreusement catholique par « Au diu biban » qu’on prononçait en levant la main. On a juré, prêté serment de cette manière jusqu’au XVIIe siècle. Et puis le « jurement » est devenu un juron, très populaire et comme emblématique du gasco-béarnais. 26. Tilh « tilleul », d’où le nom de famille Dutilh, en français Dutilleul.

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RÉSUMÉS

Dans le cadre élargi d’une théorie centrée sur la relation du sujet parlant au sujet écoutant – cadre où prennent place Bréal, Guillaume, Malinowski et Bateson, l’auteur remet en cause une approche de la traduction trop exclusivement fondée sur la « fidélité » au texte de départ, à savoir sur le concept d’« écart » par rapport au sens littéral de celui-ci. Il valorise au contraire le sens d’intention que le traducteur doit interpréter en termes de rapport interlocutif, de « fond de tableau » culturel et d’intertextualité correspondant à la langue d’arrivée. Quatre textes traduits du gasco-béarnais ou en gasco-béarnais sont examinés à la lumière de cette approche qualifiée d’« ethno-historique ».

Within the flexible bounds of a theory centering on the speaker/hearer relationship, committed to the principles established by Bréal, Guillaume, Malinowski and Bateson, the author questions an approach to translation almost exclusively bent on being “faithful” to the source language, i.e., to its literal meaning. He believes on the contrary that the intended meaning of the original text is more important and that the translator’s first concern should be to interpret this meaning in terms of the interlocutive relationship, the cultural background and the intertextual references that correspond to the target language. Four translations are examined according to the principles of this “ethno-historical” approach.

INDEX

Keywords : enunciation, ethnohistorical, literal meaning, communicative intent, Gascon, Bearnese, implied meaning, Casaboune, Camelat, Guillaume Mots-clés : énonciation, ethno-historique, sens littéral, sens d’intention, gascon, béarnais, visée intentionnelle, sous-entendu, Caseboune, Bégarie, Camelat, Guillaume

AUTEUR

ANDRÉ JOLY Membre du C.A.E.R.(Centre Aixois d’Études Romanes) Professeur émérite en linguistiques générale à Paris IV-Sorbonne [email protected]

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Ford Madox Ford, narrateur omniprésent : à propos de l’incise dans The Great Trade Route Ford Madox Ford, Omnipresent Narrator: Comment Clauses in “The Great Trade Route”

Marine Bernot

Introduction

1 La présente étude porte sur le verbe parenthétique say et la locution let us say comme marqueurs de modalité. Leur emploi est a priori faculatif. Cependant ils apparaissent régulièrement dans The Great Trade Route (1937), un des récits autobiographiques de Ford Madox Ford1 ; leur traduction présente certaines difficultés, notamment stylistiques. L’œuvre de Ford regorge de ce genre de marqueurs discursifs et la prose de cet auteur, à la croisée des genres (roman, récit historique, rétrospectives, etc.), exploite également la technique du monologue intérieur. Le texte de Great Trade Route est donc ponctué d’ellipses, de marques d’hésitation, de faux lapsus… et de locutions parenthétiques, éléments très présents dans le discours oral et dont la surabondance révèle souvent un tic de langage.

Observations sur le commentaire réflexif ou comment clause

2 Sous ses diverses formes, la locution, connue en anglais sous le nom de comment clause ou encore parenthetic clause, est généralement détachée du reste de la phrase par des virgules, des tirets, voire des parenthèses. La locution, dite « parenthétique » en raison de sa position syntaxique, n’est pas nécessairement aléatoire ou facultative. C’est pourquoi il est préférable de l’appeler en anglais comment clause, en français, par

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exemple, commentaire réflexif, ce qui permet d’évoquer, mieux que “parenthetic”, sa fonction modalisatrice.

3 Bréal est sans doute, du moins en France, le premier à avoir attiré l’attention sur le rôle des incises. Au chapitre XXV de l’Essai de sémantique (1897), intitulé « L’élément subjectif » (234 sq.), il fait remarquer que cet élément est représenté à trois niveaux. Le premier est celui des « mots ou des membres de phrase ». C’est celui qui nous concerne ici. Ce sont « des réflexions ou des appréciations du narrateur » (235). Et il en donne plusieurs exemples : Je citerai en première ligne les expressions qui marquent le plus ou moins de certitude ou de confiance de celui qui parle, comme sans doute, peut-être, probablement, sûrement, etc. Toutes les langues possèdent une provision d’adverbes de ce genre : plus nous remontons haut dans le passé, plus nous en trouvons. Le grec en est largement pourvu : je me contente de rappeler cette variété de particules dont la prose de Platon est semée, et qui servent à nuancer les impressions ou les intentions des interlocuteurs. On peut les comparer à des gestes faits en passant ou à des regards d’intelligence jetés du côté de l’auditeur (souligné par moi). Une véritable analyse logique, pour justifier ce nom, devrait distinguer avec soin ces deux éléments. Si je dis, en parlant d’un voyageur : « A l’heure qu’il est, il est sans doute arrivé », sans doute ne se rapporte pas au voyageur, mais à moi. […] tout discours un peu vif peut prendre le caractère d’un dialogue avec le lecteur. Tels sont ces pronoms jetés au milieu d’un récit, où le conteur a soudainement l’air de prendre à partie son auditoire. La Fontaine les affectionnait : Il vous prend sa cognée : il vous tranche la tête. On les a appelés « explétifs », et en effet ils ne font point partie de la narration, ce qui n’empêche qu’ils correspondent à l’intention première du langage (1897 : 235-236).

4 Un peu plus tard, parlant de la valeur énonciative des « compléments ambiants2 », Damourette et Pichon (1911-1940), sont amenés à distinguer deux plans énonciatifs : le plan « locutoire » et le plan « délocutoire », qui témoignent d’un positionnement différent de l’énonciateur par rapport à celui auquel il s’adresse et par rapport aux « choses » du monde phénoménal extralinguistique. Il y a effectivement lieu de distinguer le plan de l’énoncé et le plan de l’énonciation. Pour tout énoncé effectif, le plan de l’énoncé, c’est celui du Discours en tant que résultat de la visée d’intention spécifique d’un locuteur/scripteur. En termes plus généraux, c’est le dit produit d’un dire, lui-même fondé sur l’actualisation d’un fragment du savoir-dire qu’est la Langue. Pour tout énoncé, oral comme écrit, on a donc la chaîne de causations suivantes :

5 Le plan de l’énonciation marque un retour sur le dire, à savoir sur le locuteur/scripteur lui-même engagé dans l’effection de l’énoncé, portant un regard sur celui-ci et notant ce que Bréal nomme ses « impressions » et ses « intentions » ou encore ses « regards d’intelligence », regards justement adressés à l’« auditeur » (ou lecteur). Car lorsque que le locuteur/scripteur quitte momentanément le plan de l’énoncé (le dit) pour le plan de l’énonciation (le dire), il ouvre l’espace de dialogue, réel ou imaginaire, qu’est le rapport allocutif avec l’auditeur/lecteur. Où l’on retrouve, d’une certaine manière, ce que Jakobson (1960) appelle, d’une part la fonction expressive, centrée sur le producteur du discours, d’autre part, la fonction conative, centrée sur le récepteur.

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6 Par la suite, confrontés au rôle du type de locution « parenthétique » dont il est question ici, certains linguistes français parlent de « modalisation autonymique », c’est- à-dire de « commentaire réflexif sur le dire » comme par exemple Jacqueline Authier- Revuz (1995) ; « autonymique » qualifie ici le retour sur son propre dire. Comme le souligne Delmarre (2009), le locuteur – ici, dans le cas de Ford, le narrateur – révèle son intention, une intention subtile, presque subliminale, face à son interlocuteur imaginaire, le lecteur.

7 Si l’on considère The Great Trade Route comme un écrit autobiographique classique, la présence de say ou de let us say, glissés au hasard d’une phrase, peut paraître curieuse, et a priori inutile, puisque la locution peut être omise, sans rupture marquée dans la phrase, comme on peut le constater dans les six extraits ci-dessous. Dans les propositions de traduction ci-dessous (en italiques) – le texte n’a jamais été traduit –, l’expression à analyser et à traduire a été volontairement omise pour le moment. On constate que cette omission n’affecte en rien la compréhension du texte.

Six extraits en quête d’analyse

It is no use saying that after a diet of peas grown wholesale in vast fields, forced under electric light, with chemical manure picked by the ton, left for three days, to decay, canned with, let us say, a boric preservative and consumed two days later, a man will be the same as after a diet of the same vegetables [grown and processed in natural conditions] (252).

On ne peut affirmer, après s’être nourri de petits pois issus des vastes champs de la culture intensive, stimulés par un éclairage artificiel, par du fumier synthétique produit à la tonne, abandonnés pendant trois jours, le temps de se décomposer, mis en boîte avec, [………], de l’acide borique en guise de conservateur, et consommé deux jours plus tard, qu’un homme serait le même s’il s’était nourri des mêmes légumes [cultivés et récoltés dans des conditions naturelles. 2. “You arrive, say, at Lexington at midnight and think you will have a good four hours in bed (312).

Vous arrivez, [………], à Lexington à minuit et vous pensez que vous allez pouvoir dormir quatre bonnes heures. 3. Wherever, in short, the Romans once ruled – we have been for, say, two thousand years evolving a Small Producing frame of mind (p.335).

En résumé, quel que soit l’endroit où les Romains s’implantèrent jadis – cela fait, [………], deux mille ans que l’on y perpétue toujours l’état d’esprit du petit producteur. 4. The parallel with, say, the conquest of Provence by the North French is exact (p. 357).

La similitude avec, [………], la conquête de la Provence par les Français du Nord est évidente. 5. How the Carolinians statistics may really compare with those of, say, the Kentucky Highlands I don’t know for I have been told by professional Kentuckians that their State contains more sufficiency farmers and craftsmen than all the rest of the United States plus my Provence put together … and then some … (298).

Je ne saurais dire si les statistiques de la Caroline peuvent réellement concurrencer celles, [………], des hautes terres du Kentucky, car des professionnels du même état m’ont affirmé que le Kentucky comprenait plus d’artisans et de fermes autosuffisantes que tout le reste des États-Unis et de ma Provence réunis… et plus encore.

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6. A good pack of hounds, too, is needed to make a country complete… Artists, players, hounds and… oh, say cricket, this being a cricketing State (p.245).

Une bonne meute de chiens de chasse est aussi un élément nécessaire à l’épanouissement d’un pays … Des artistes, des musiciens, des chiens de chasse et… oh, [………], du cricket, cet état étant amateur de cricket.

À la recherche du sens d’intention

8 Les différentes occurrences de la locution parenthétique en position de comment clause se manifestent sous la forme de « let us say » dans le premier extrait, de « say » dans les cinq autres. La différence formelle entre l’occurrence de l’extrait 1 et les autres, bien qu’elles semblent avoir toutes la même fonction, pose d’emblée une « colle » au traducteur.

9 Le problème que pose la traduction de ces exemples est d’ordre stylistique, puisqu’il convient de préserver ou de restituer dans la langue d’arrivée la modalité autonymique de la locution dans sa langue d’origine.

10 1° La première occurrence (extrait 1), qui marque une pause dans la description peu alléchante des produits mis en conserve, permet d’attirer l’attention sur boric preservative, point d’appui à partir duquel la phrase reprend son cours, comme le marque précisément la conjonction and (consumed). Après l’énumération du traitement (a diet) qu’on fait subir aux petits pois, énumération introduite par It is no use saying that…, qui correspond au modus de Bally introducteur d’une longue proposition subordonnée ([after a diet of peas] grown… forced… with… left… canned…), le narrateur semble s’accorder un instant de réflexion pour jeter un « regard d’intelligence du côté de l’auditeur » comme le dit Bréal (1897), avant de conclure par le dictum (Bally) : a man will be the same… L’acide borique est à l’époque le conservateur le plus répandu ; il est très controversé depuis 1890 pour sa nocivité potentielle. Que veut dire Ford (sens d’intention) ? Il fait semblant de ne pas savoir que c’est de l’acide borique qui a été utilisé, mais comme c’est le plus connu, il le cite en référence, comme prototype de conservateur jugé dangereux. Let us say prend donc le lecteur en quelque sorte à témoin, en sollicitant sa connaissance de l’actualité ; ledit lecteur est là, comme qui dirait au-dessus de son épaule. Dans ce contexte, « disons » ne met pas suffisamment en évidence cette complicité avec le lecteur. On peut proposer « vraisemblablement » ou « très probablement ». Le néologisme actuellement très répandu, « j’ai envie de dire », convient parfaitement, dans la mesure où, dans le même mouvement, le narrateur dit ce qu’il a envie de dire. La dimension comique se retrouve dans un autre néologisme à peine un peu plus ancien, « j’allais dire », qu’on entend toujours.

11 2° Dans le second extrait, Ford décrit une arrivée à Lexington, où le voyageur est épuisé et révolté par la mauvaise organisation des correspondances entre les bus de la région. Le voyageur. Quel voyageur ? Quelle est la valeur de you au début de l’énoncé ? Il ne s’agit pas, pour le narrateur, de désigner expressément son lecteur, l’allocutaire qu’il imagine. S’agit-il de lui-même ? Pas vraiment non plus. C’est un you dont le contenu n’est pas spécifié, qui peut effectivement s’appliquer à toi, lecteur pour qui j’écris, ou à moi qui me vois comme protagoniste du récit dont je suis l’auteur (ne pas oublier que tout locuteur/scripteur a lui-même comme premier allocutaire). On est donc ici dans la généralité absolue, une généralité qui s’applique aussi à Lexington, choisi comme exemple, parmi d’autres villes dans les mêmes conditions. « Disons » ? La traduction

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littérale n’explicite peut-être pas assez l’intentionnalité dont l’intonation de say est porteuse. Je propose ici, au vu de l’analyse précédente, « par exemple ».

12 3° Le narrateur évoque dans ce troisième extrait la longue histoire de l’Empire romain, qui commence avant notre ère et prend fin en 476, soit plus ou moins deux mille ans au moment où Ford publie Great Trade Route en 1937. Il s’agit donc d’une estimation qui peut très bien être rendue, outre « disons », par « environ », « à peu près », « grosso modo ». Ces trois dernières formules ont le mérite de mettre en évidence le sens d’intention.

13 4° En ce point de son récit, Ford évoque également l’histoire des États-Unis, le sujet principal du chapitre. Pour ce qui est de la guerre civile, il s’agit de trouver un parallèle en termes d’« invasion » du Sud par le Nord. Ford a l’embarras du choix. Il choisit la Provence, dont l’histoire n’est guère connue du grand public, mais il est amoureux de la région, il y revient toujours. Il y a dans le say une petite pointe d’ironie, une légère marque d’auto-dérision que « disons », toujours littéralement possible, ne marque pas du tout. On peut proposer « tenez, par exemple », où « tenez », directement adressé au lecteur, donne ironiquement à entendre que celui-ci serait parfaitement au courant de l’histoire de la Provence.

14 5° Toujours en Amérique, dans l’extrait n° 5, Ford compare des statistiques relatives à deux États, la Caroline et le Kentucky. Comme dans le cas précédent, la dimension ironique et d’autodérision est patente, car il est aussi question de sa chère Provence qu’il fait intervenir dans le calcul imaginaire desdites statistiques. L’emploi de points de suspension pour introduire un ajout souligne la dimension comique. Rendre au mieux le sens d’intention n’est pas chose facile. Même traduction que pour l’extrait n° 4 ? Ou quelque formule du genre « voyons un peu » avec un semblant de sérieux.

15 6° L’ironie apparaît encore davantage dans le dernier extrait où le narrateur dresse la liste de ce qui contribue à l’épanouissement d’un pays, visiblement l’Angleterre (a cricketing State), et, précédé de trois points de suspension ainsi que de l’exclamation oh, un say qui en dit plus qu’un simple « disons » et que je propose de rendre par « sans oublier »

Conclusion

16 Là où, hormis le premier extrait, Ford utilise systématiquement say, le français a tendance à moduler le « disons » de la traduction littérale. On dira ainsi : « par exemple, grosso modo, voyons un peu, sans oublier » selon le contexte. La plupart des traductologues soucieux d’« exactitude » et de « fidélité » à l’original, ne manqueront pas de crier à la surtraduction. Pas du tout. Il s’agit de rendre au mieux le sens d’intention de l’auteur de ce texte avec les mots ou les formules en usage dans la langue d’arrivée. Dans un premier temps, on a donc dû interpréter aussi précisément que possible une intentionnalité que le simple « disons », qui semble s’imposer, ne rend pas. Et c’est ainsi qu’à partir de l’analyse du co-texte et du contexte de chaque extrait, on a pu déceler un fond d’ironie qui se trouve être la marque du style de Ford Madox Ford. Les diverses traductions proposées tendent à faire justice aux interprétations. J’ai donc essayé de ne pas traduire des mots, mais des visées intentionnelles.

17 Si la thèse défendue ici est soutenable, il y a lieu de se demander ce qui fait que, sous la plume d’un écrivain qui est loin d’être négligent, say suffit pour soutenir

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l’intentionnalité en anglais. C’est, semble-t-il, qu’en raison de sa morphologie, les compétences sémantiques de say sont différentes de celles de disons. Ne portant pas la marque de la personne, say peut s’appliquer en discours à diverses personnes. Ses compétences sont donc plus étendues que celles de disons, forme qui « traduit » à la fois say et let us say. Mais let us say, locution que je propose d’analyser dans une autre étude, n’est pas l’équivalent sémantique de say. Où l’on voit que la « fidélité » apparente est en réalité une trahison. Et le traître n’est pas toujours celui qu’on pense.

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NOTES

1. Petit-fils du peintre préraphaélite, Ford Madox Brown, fils du critique musical allemand, Francis Hueffer, Ford Madox Ford, romancier, poète, critique, biographe, essayiste, éditeur (1873-1939), convient parfaitement à la définition d'homme de lettres. The English Review, qu'il crée en 1908, permet de découvrir, entre autres, D. H. Lawrence et Ezra Pound. The Transatlantic Review, qu'il fonde avec E. Hemingway à Paris dans les années vingt, joue un rôle semblable. Co- auteur avec Conrad de The Inheritors (1901), et The Adventure (1903), il publie son premier livre – un conte de fées – en 1890, à l'âge de 17 ans ; son roman le plus connu, The Good Soldier paraît en 1915. Dans The Great Trade Route, publié deux ans avant sa mort en 1937, sous l'apparence d'un récit de voyage personnel et décousu, il tente de prévenir ses lecteurs de la montée du fascisme. 2. Sur les « compléments ambiants », voir aussi Danon-Boileau, Morel et Perrin (1992).

RÉSUMÉS

La présente étude porte sur le problème posé par la traduction de locutions comme "say" et "let us say", dont la seule fonction semble être de marquer la présence du sujet d'énonciation dans son énoncé. Après une tentative de définition de ces incises, qui correspondent à ce que Michel Bréal (1897) décrit comme des regards d'intelligence adressés à l’« auditeur », 6 exemples tirés de The Great Trade Route (1937), un des derniers récits autobiographiques de Ford Madox Ford, sont analysés. L'auteur observe que là où Ford utilise systématiquement say, le français aurait tendance à varier la traduction et propose, selon le contexte, « par exemple, grosso modo, voyons un peu, sans oublier ».

This article tackles the problem of the translation of expressions, such as "say" and "let us say", whose only function seems to be to mark the presence of the speaker (narrator) in his disourse. After an attempt to define this type of insertion, defined by Michel Bréal (1897) as "knowing winks directed at the hearer (reader), six examples extracted from one of Ford Madox Ford's last autobiographical works, The Great Trade Route (1937) are analysed. It transpires that Ford uses

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these expressions to cover a range of meanings, better translated in French by a variety of expressions, such as, « par exemple, grosso modo, voyons un peu, sans oublier » etc.

INDEX

Mots-clés : traduction, incises, commentaire réflexif, modalisation autonymique, modalisation, personne d'énonciation, mode de discours, Ford Madox Ford, La route de la Soie Keywords : translation, comment clauses, modes of discourse, modalisation, The “Great Trade Route”, Ford Madox Ford

AUTEUR

MARINE BERNOT Membre de Babel, EA 2649 [email protected]

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VARIA

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Modeler l’étude des signes de la langue : Saussure et la place de la linguistique

Pierre Swiggers Traduction : Marjorie Sabbatorsi

Seulement, la linguistique, j’ose le dire, est vaste (Saussure CLG/E fasc. 4 : 51, note 3347 = N 24f)

1. Introduction

1 Saussure et son œuvre (en particulier son Cours de linguistique générale, dorénavant : CLG)1 ont fait l’objet de nombreuses discussions, critiques, et à mesure égale, de réinventions et de réappropriations. Heureusement, le siècle dernier a été ponctué de beaucoup d’appréciations « distancées »2.

2 Cette étude a pour objet ce qui peut sembler être une question mineure – mineure, on peut en convenir, si l’on s’intéresse aux « grands » concepts de la théorie saussurienne et à la réception et à la transformation du contenu du CLG par des écoles et des spécialistes ultérieurs. Cependant, cette question mineure, à mon sens, jette une lumière sur les motivations (sous-jacentes) de Saussure lorsqu’il essayait d’élaborer, à travers ses conférences, une science générale de la linguistique. Plus précisément, la question dont je souhaite discuter peut nous aider à comprendre pourquoi Saussure s’est senti obligé de conclure qu’à son époque, la linguistique devait encore élucider ses problèmes fondamentaux. Selon la formulation du CLG, anno 1916 : La science qui s’est constituée autour des faits de langue a passé par trois phases successives avant de reconnaître quel est son véritable et unique objet […] Ce n’est que vers 1870 qu’on en vint à se demander quelles sont les conditions de la vie des langues. On s’aperçut alors que les correspondances qui les unissent ne sont qu’un des aspects du phénomène linguistique, que la comparaison n’est qu’un moyen, une méthode pour reconstituer les faits.

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La linguistique proprement dite, qui fit à la comparaison la place qui lui revient exactement, naquit de l’étude des langues romanes et des langues germaniques. […] Leur mérite [ = des romanistes et des germanistes] fut de placer dans la perspective historique tous les résultats de la comparaison, et par là d’enchaîner les faits dans leur ordre naturel. Grâce à eux, on ne vit plus dans la langue un organisme qui se développe par lui-même, mais un produit de l’esprit collectif des groupes linguistiques. Du même coup on comprit combien étaient erronées et insuffisantes les idées de la philologie et de la grammaire comparée. Cependant, si grands que soient les services rendus par cette école, on ne peut pas dire qu’elle ait fait la lumière sur l’ensemble de la question, et aujourd’hui encore les problèmes fondamentaux de la linguistique générale attendent une solution (CLG, 1916 : 13, 18-19 = CLG/E, vol. 1 : 13, 17-18 [« Coup d’œil sur l’histoire de la linguistique »]).

2. La place de Saussure en tant que linguiste

2.1. Saussure, le linguiste historien

3 La première chose à souligner est que Saussure se définissait, à juste titre, et à toutes fins pratiques, comme un spécialiste de la linguistique historique. Ses seules publications – au sens propre du terme – furent dans le domaine de la linguistique historique. Il suffit d’ouvrir le Recueil des publications scientifiques (Saussure, 1922) pour se rappeler les faits fondamentaux : l’œuvre publiée de Saussure consiste, à part ses deux thèses, en une majorité de brefs articles et notes sur diverses questions de grammaire historique, lexicologie, onomastique, et épigraphie dans des langues indo- européennes variées : le sanskrit, le grec (en grande partie), le phrygien, le latin, le vieux haut-allemand, le gotique, le vieux-prussien et le lituanien. Saussure a également laissé de brèves notes sur la toponymie suisse, un domaine de recherche dont traite typiquement la linguistique historique3.

4 Il est également nécessaire d’attirer l’attention sur le fait que, mis à part le Mémoire sur le système primitif des voyelles dans les langues indo-européennes (Saussure, 1878) ainsi que quatre ou cinq courts articles4, la plupart des écrits publiés par Saussure sont centrés sur (ou traitent exclusivement de) une seule langue indo-européenne. L’intérêt premier de Saussure était l’histoire de la langue ou des langues – ou des phases langagières –, et, à cet égard, il faut se rappeler que l’étude du génitif du sanskrit par Saussure (Saussure, 1881) évite de façon explicite toute approche comparative.

5 Pour Saussure, la grammaire comparative était une division ou, peut-être plus précisément, l’un des moyens utilisés en linguistique historique, et l’on comprend ainsi sa grande estime pour les linguistes étudiant les langues romanes et germaniques qui étaient en premier lieu des grammairiens, des lexicologues et des dialectologues historiens.

2.2. Le point de vue de Saussure sur le langage (ou son étude)

6 Sa thèse sur le génitif absolu en sanskrit (Saussure, 1881) se trouve être la dernière publication importante de Saussure. En novembre 1880, Saussure s’installe à Paris, d’abord pour étudier avec Michel Bréal, qui avait ouvert de nouvelles perspectives en linguistique avec ses Idées latentes du langage (1868), et qui élaborait sa nouvelle science de la « sémantique » (une théorie générale du fonctionnement du langage)5. En octobre 1881, Saussure reçoit la qualification de maître de conférences à l’École Pratique des

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Hautes Études (cf. Fleury, 1964). Son enseignement porte sur les langues germaniques (vieux haut-allemand et gotique), mais, occasionnellement, Saussure s’essaie à des études comparatives. Dans le Rapport annuel de l’année 1885–1886, on apprend que le maître de conférences s’intéressait à la méthode linguistique et à la vie du langage.

7 La « vie de la langue » devient alors le sujet de prédilection de la pensée et de l’enseignement de Saussure et, lorsqu’il s’installe à Genève en 1891, on lui confie l’occupation d’une chaire, spécialement conçue pour lui et ses intérêts scientifiques. Les trois premières conférences qu’il donne à l’Université de Genève en novembre 18916 soulignent le fait qu’à l’époque, pour Saussure, la linguistique consistait en l’étude de l’histoire de la langue ou, en d’autres termes, de la « langue au cours du temps ». Dans ses trois discours d’ouverture, Saussure attire l’attention sur le fait que l’étude du langage ne peut être qu’une science historique car son objet se définit par sa propre historicité.

8 Dans sa première conférence (novembre 1891), Saussure met l’accent sur le caractère récent de la « science du langage ».

9 Si la chaire que j’ai en ce moment l’honneur d’inaugurer représentait un ordre d’études nouveau dans notre Université, si j’avais aujourd’hui la mission ou le privilège de vous introduire dans l’édifice que la science du langage est occupée à construire depuis 70 ans, à décrire dans ses grandes lignes l’état présent de cette science, à parcourir son passé, qui n’est pas très long[,] ou à pronostiquer son avenir, à définir son but, son utilité, à marquer la place qu’elle occupe dans le cercle des connaissances humaines et les services qu’elle peut rendre dans une Faculté des lettres, je craindrais de ne pas remplir très dignement ma tâche, mais certainement je ne pourrais me plaindre ici de l’abandon (CLG/E, fasc. 4, p. 3).

10 Puis il souligne sa réelle pertinence dans le domaine de l’ethnographie, compte tenu du rôle anthropologique et social du langage :

11 Ce qui est clair, comme on l’a répété mille fois, c’est que l’homme sans le langage serait peut-être l’homme, mais qu’il ne serait pas un être se rapprochant même approximativement de l’homme que nous connaissons et que nous sommes, parce que le langage a été le plus formidable engin d’action collective d’une part, et d’éducation individuelle de l’autre, l’instrument sans lequel en fait l’individu ou l’espèce n’auraient jamais pu même aspirer à développer dans aucun sens ses facultés natives (CLG/E, fasc. 4, p. 4).

12 Mais, en même temps, la linguistique possède sa propre légitimation, comme l’observe Saussure :

13 Je vous poserais plutôt cette simple question : Pensez-vous sérieusement que l’étude du langage ait besoin pour se justifier ou pour se disculper d’exister de prouver qu’elle est utile à d’autres sciences ? C’est une exigence à laquelle j’ai commencé par constater qu’elle répondait largement et peut-être beaucoup plus qu’une foule de sciences, mais je ne vois pas ensuite, je l’avoue, que cette exigence soit justifiée. A quelle science pose- t-on cette condition préliminaire d’exister qu’elle s’engage à livrer des résultats destinés à venir [enrichir] d’autres sciences s’occupant d’autres objets ? C’est simplement lui refuser tout objet propre. On peut seulement demander à chaque science aspirant à se faire reconnaître d’avoir un objet digne d’une attention sérieuse, c’est-à-dire un objet qui joue un rôle incontestable dans les choses de l’Univers, où sont compris [sic] avant tout les choses de l’humanité ; et le rang qu’occupera cette science

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sera proportionné à l’importance de l’objet dans le grand ensemble des études (CLG/E, fasc. 4 : 4).

14 Concernant les traits caractéristiques de la « science du/des langage(s) », Saussure insiste sur deux points : la tension nécessaire entre le particulier et le général et le statut historique de la linguistique.

À tout instant, dans toute branche de la science des langues, tout le monde est par-dessus tout anxieux actuellement de mettre en lumière ce qui peut intéresser le langage, en général. Et, phénomène remarquable, les observations théoriques qu’apportaient ceux qui ont concentré leur étude sur telle ou telle branche spéciale comme le germanique, le roman, sont beaucoup plus appréciées et considérées encore que les observations des linguistes embrassant une plus grande série de langues. On se rend compte que c’est le détail ultime des phénomènes qui est aussi leur raison ultime, et qu’ainsi l’extrême spécialisation peut seule servir efficacement l’extrême généralisation ; [.…] Le point de vue auquel nous sommes arrivés, Messieurs, et qui est simplement le point de vue dont s’inspire sans exception l’étude des langues en toutes ses branches, fait voir très clairement qu’il n’y a pas de séparation entre l’étude du langage et l’étude des langues, ou l’étude de telle ou telle langue ou famille de langues ; mais que d’un autre côté chaque division et subdivision de langue représente un document nouveau, et intéressant au même titre que tout autre, pour le fait universel du langage (CLG/E, fasc. 4, p. 4). Comme c’est particulièrement aussi sur cette idée d’histoire qu’il est insisté dans le titre de ce cours – alors que d’autres dénominations comme Grammaire comparée sont plus usitées – je crois devoir essayer de faire le commentaire, nécessairement très abrégé et incomplet, du sens qu’a ce mot histoire pour le linguiste. C’est sur ce sujet que j’aurais voulu solliciter votre attention presque sans autre préambule, car il contient tout : plus on étudie la langue, plus on arrive à se pénétrer de ce fait que tout dans la langue est histoire, c’est-à-dire qu’elle est un objet d’analyse historique, et non d’analyse abstraite, qu’elle se compose de faits, et non de lois, que tout ce qui semble organique dans le langage est en réalité contingent et complètement accidentel (CLG/E, fasc. 4 : 5).

15 Néanmoins, lorsqu’on parle du statut historique de la linguistique, il est important de faire la distinction entre deux points de vue : celui de la langue dans l’histoire, et celui de l’histoire de la langue. La première position renvoie à la relation entre la langue et la société ; la seconde, à l’étude de l’historicité des actions et réalisations de l’homme. Quelle est donc la seconde condition impliquée par le mot de science historique ? C’est que l’objet qui fait la matière de l’histoire – par exemple l’art, la religion, le costume, etc. – représente, dans un sens quelconque, des actes humains, régis par la volonté et l’intelligence humaine, – et qui d’ailleurs doivent être tels qu’ils n’intéressent pas seulement l’individu mais la collectivité. – Les faits linguistiques peuvent-ils passer pour être le résultat d’actes de notre volonté ? Telle est donc la question. La science du langage, actuelle, y répond affirmativement. Seulement il faut ajouter aussitôt qu’il y a beaucoup de degrés connus dans la volonté consciente ou inconsciente ; or de tous les actes qu’on pourrait mettre en parallèle, l’acte linguistique, si je puis le nommer ainsi, a ce caractère d’être le moins réfléchi, le moins prémédité, en même temps que le plus impersonnel de tous. Il y a là une différence de degré qui va si loin qu’elle a longtemps donné l’illusion d’une différence essentielle, mais qui n’est en réalité qu’une différence de degrés (CLG/E, fasc. 4 : 5-6).

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16 Saussure termine sa première conférence en évoquant les deux principes historiques intrinsèquement liés au fait que les langues sont des objets historiques : (a) la continuité du langage à travers le temps7, (b) le mouvement de la langue dans le temps. Le second principe est au cœur de la deuxième conférence (datant également de novembre 1891), qui aborde les questions du changement phonétique et du changement analogique : Nous arrivons ainsi au second principe, de valeur universelle comme le premier, dont la possession peut faire connaître ce qu’est l’histoire des langues : c’est le point de vue du mouvement de la langue dans le temps, mais d’un mouvement qui à aucun moment, car tout est là, n’arrive à être en conflit avec l’unité de la langue dans le temps. Il y a transformation, et toujours et encore transformation, mais il n’y a nulle part reproduction ou production d’un être linguistique nouveau, ayant une existence distincte de ce qui l’a précédé et de ce qui suivra. Pas de langues mères, pas de langues filles, mais une langue une fois donnée qui roulera et se déroule indéfiniment dans le temps, sans aucun terme préfixé à son existence, sans qu’il y ait même de possibilité intérieure pour qu’elle finisse, s’il n’y a pas accident, et violence, s’il n’y a pas force majeure, supérieure et extérieure qui vienne l’abolir (CLG/E, fasc. 4 : 8). Ces deux principes de la continuité et de la mutabilité de la langue se trouvent, loin d’être contradictoires, dans une corrélation si étroite et si évidente, qu’aussitôt que nous sommes tentés de méconnaître l’un, nous faisons injure à l’autre, du même coup, et inévitablement, sans y penser (CLG/E, fasc. 4 : 8).

17 Saussure débute sa troisième conférence (également tenue en novembre 1891) par une mise en garde contre les métaphores prêtant à confusion, du type « la naissance d’une langue », ou « langues-mères et langues-filles »8, et rappelle l’action de deux forces essentielles, l’une mécanique, l’autre psychologique9.

18 Les trois conférences d’ouverture de Saussure de novembre 1891 montrent clairement son fort attachement au statut historique de la linguistique. En outre, deux notes écrites ne laissent aucun doute quant à la nette préférence de Saussure pour le binôme « Histoire et Comparaison », et son insatisfaction concernant l’expression « Grammaire Comparative », qu’il juge trop restrictive : Le nom de Grammaire comparée éveille plusieurs idées fausses, dont la plus fâcheuse est de laisser croire qu’il existe une autre grammaire scientifique que celle qui use de la comparaison des langues. Comme la grammaire bien comprise n’est autre chose que l’histoire d’un idiome, et que toute histoire offre beaucoup de lacunes, il est clair que la comparaison des langues devient par moments notre seule source d’information précieuse au point de pouvoir tenir lieu du document direct), mais elle n’est jamais en somme que notre pis-aller. La grammaire devient donc par nécessité comparative, à l’instant où le monument authentique et précis fait défaut ; il n’y a rien là qui puisse caractériser ni une tendance ni une école ni une méthode particulière. C’est simplement la seule manière de faire de la grammaire. Nous repoussons donc toute épithète particulière telle que celle de comparateurs, de même que nous refusons naturellement toute espèce d’existence à une grammaire qui ne saurait pas se servir de la comparaison parmi ses moyens légitimes d’investigation (CLG/E, fasc. 4 : 15, note 3287 = N2). À tous les autres points de vue, on peut dire que le terme de grammaire comparée, inventée à une époque où ces études étaient encore dans leur phase embryonnaire, ne satisfait pas l’esprit ; ce terme demande au moins à être entouré de beaucoup de commentaires et de réserves. Quel est en définition [corr. définitive] le rôle de la comparaison dans l’histoire des langues ? On est arrivé, on ne sait trop pourquoi, à faire du linguiste essentiellement un comparateur. Il est entendu que l’astronome observe et calcule, que le critique critique, que l’historien raconte, et que le

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linguiste compare. Pourquoi le linguiste comparerait-il, ou pourquoi serait-il condamné de son métier à comparer ? Il est très facile de voir […] que la comparaison, loin d’être pour le linguiste la méthode fondamentale et préférée n’est précisément que le dernier moyen auquel il recourt par nécessité dans certains cas. C’est seulement la fréquence imprévue de ces cas qui donne une importance fortuite à la comparaison. – Si l’histoire des langues, comme l’histoire des peuples, n’était pas constellée d’énormes lacunes, il n’y aurait aucun prétexte quelconque d’appliquer la comparaison (CLG/E, fasc. 4 : 14, note 3286 = N 1.4).

19 En même temps, Saussure semble avoir ressenti le besoin, dès ses débuts en tant que professeur d’université à Genève, de dépasser l’étude de l’histoire de la/des langues(s). Plusieurs faits attestent de son intérêt théorique croissant : 1. ses notes sur Whitney ; 2. ses notes pour un ouvrage de linguistique générale (cf. le document dans Godel, 1954 et 1957) ; 3. ses notes sur « Status » et « Motus » (cf. CLG/E, fasc. 4 : 26-29) ; 4. sa lettre en date du 4 janvier 1894 adressée à Antoine Meillet, dans laquelle Saussure, avec beaucoup de fatalisme, exprime sa difficulté à entreprendre la théorisation de la linguistique et à mettre de l’ordre dans le travail et la terminologie linguistiques. Mais je suis bien dégoûté de tout cela et de la difficulté qu’il y a en général à écrire seulement dix lignes ayant le sens commun en matière de faits de langage. Préoccupé surtout depuis longtemps de la classification logique de ces faits, de la classification des points de vue sous lesquels nous les traitons, je vois de plus en plus à la fois l’immensité du travail qu’il faudrait pour montrer au linguiste ce qu’il fait, en réduisant chaque opération à sa catégorie prévue, et en même temps l’assez grande vanité de tout ce qu’on peut faire finalement en linguistique [...] Cela finira malgré moi par un livre où, sans enthousiasme ni passion, j’expliquerai pourquoi il n’y a pas un seul terme employé en linguistique auquel j’accorde un sens quelconque. Et ce n’est qu’après cela, je l’avoue, que je pourrai reprendre mon travail au point où je l’avais laissé (lettre à Antoine Meillet, 4/1/1894, citée dans Benveniste, 1964 : 95).

3. Le CLG

3.1. Le destin d’une leçon universitaire

20 Saussure se rendait bien compte qu’il était à contre-courant de la pensée linguistique passée et d’alors. Dans une note rédigée en 1894, il se plaint du fait que ses contemporains ne montrent pas la moindre inclination vers la théorisation de la linguistique : ils ne possèdent pas « …la velléité de s’élever à ce degré d’abstraction qui est nécessaire pour dominer d’une part ce qu’on fait, d’autre part en quoi ce qu’on fait a une légitimité et une raison d’être dans l’ensemble des sciences » (cité dans Godel, 1954 : 59).

21 Et Saussure évoque les vraies raisons des difficultés rencontrées : Il y a donc véritablement absence nécessaire de tout point de départ, et si quelque lecteur veut bien suivre attentivement notre pensée d’un bout à l’autre de ce volume, il reconnaîtra, nous en sommes persuadés, qu’il était pour ainsi dire impossible de suivre un ordre très rigoureux. Nous nous permettrons de remettre, jusqu’à trois et quatre fois, la même idée sous les yeux du lecteur, parce qu’il n’existe réellement aucun point de départ plus indiqué qu’un autre pour y fonder la démonstration (extrait du Ms. fr. 3951 conservé à la bibliothèque de Genève).

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22 Mais si l’écriture permet fructueusement une structuration multiple, l’expression orale se révèle être pauvre et trompeuse quand il s’agit d’organiser, systématiquement, un ensemble de concepts, de principes, et de divisions. Saussure allait devoir faire face à cette difficulté à trois reprises, entre décembre 1906 et juillet 1911, en reprenant la charge de linguistique générale de Joseph Wertheimer10. Saussure devient alors responsable de l’enseignement de la linguistique générale (dès décembre 1906), une mission universitaire qui se transforma en fardeau, car il fut contraint de définir la propre nature et la spécificité de la linguistique (générale).

23 Cette difficulté se présente à lui à trois reprises : Saussure dispense trois cours de linguistique générale à l’université de Genève, en 1906-1907, 1908-1909, et 1910-191111. Son dernier cours a lieu le 4 juillet 1911. Après avoir bénéficié d’une suspension temporaire de ses tâches d’enseignement pour des raisons de santé, Saussure disparaît du corps professoral en 1912 ; sa santé se détériore, et son congé temporaire devient permanent en 1913 : Ferdinand de Saussure s’éteint dans la nuit du 22 février 1913. Ses trois cours sont regroupés en un texte unique que Saussure n’aurait jamais écrit : le CLG, un ouvrage qui non seulement occulte tout ce que son auteur a pu dire, mais qui relègue également au second plan l’enseignement propre et le style d’investigation de Ferdinand de Saussure.

3.2. Un ouvrage posthume

24 Les contenus et la structure des trois cours ne sont pas identiques. Le premier est principalement consacré à la « linguistique externe » : l’histoire de la langue et le problème du changement linguistique. Le deuxième s’articule autour d’une démarche déductive, allant de la définition de l’objet d’étude de la linguistique à l’examen de la linguistique et la présentation des langues indo-européennes, en passant par la division des approches linguistiques (interne vs externe ; synchronique vs diachronique). Le troisième cours présente une structure plus complexe. Saussure commence par évoquer l’histoire des études linguistiques, en mettant l’accent sur la nécessité de définir la linguistique comme une science. Les perspectives historiographiques sont suivies par un aperçu historique des langues, nous situant ainsi dans le domaine de la linguistique externe. Puis Saussure s’intéresse aux problèmes de la linguistique interne : la définition de la langue, les unités qui la composent, et le double statut de la linguistique au regard de l’axe temporel12.

25 Les trois leçons orales montrent l’hésitation de Saussure, dans son exercice didactique, entre une présentation ayant pour point de départ la linguistique interne (comme dans le cours de 1908-1909), et celle ayant pour point de départ la linguistique externe (comme dans le cours de 1910-1911). Saussure lui-même fait part de son hésitation dans une conversation avec Albert Riedlinger :

26 Ce qui fait la difficulté du sujet, c’est qu’on peut le prendre, comme certains théorèmes de géométrie, de plusieurs côtés ; tout est corollaire l’un de l’autre en linguistique statique : qu’on parle d’unités, de différences, d’oppositions, etc., cela revient au même. La langue est un système serré, et la théorie doit être un système aussi serré que la langue. Là est le point difficile, car ce n’est rien de poser à la suite l’une de l’autre des affirmations, des vues sur la langue ; le tout est de les coordonner en un système. Il faudrait commencer par la linguistique diachronique ; le synchronique doit être traité pour lui-même ; mais sans l’opposition perpétuelle avec le diachronique, on n’aboutit à

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rien : les grammairiens anciens ont eu beau jeu de faire de la linguistique statique et ne risquaient pas de confondre les points de vue, mais à quoi sont-ils arrivés ! (rencontre avec A. Riedlinger, 19/1/1909, citée dans Godel, 1957 : 29-30 ; voir également Joseph, 2012 : 552-553).

27 Le CLG n’exprime pas cette hésitation ; cela aurait demandé une édition interlinéaire ou une présentation synoptique. Bally et Sechehaye ont préféré une autre approche, celle d’une reconstruction :

28 tenter une reconstitution, une synthèse, sur la base du troisième cours, en utilisant tous les matériaux dont nous disposions, y compris les notes personnelles de Ferdinand de Saussure. Il s’agissait donc d’une recréation, d’autant plus malaisée, sur chaque point, en pénétrant jusqu’au fond de chaque pensée particulière, il fallait, à la lumière du système tout entier, essayer de la voir sous sa forme définitive en la dégageant des variations, des flottements inhérents à la leçon parlée, puis l’enchâsser dans son milieu naturel, toutes les parties étant présentées dans un ordre conforme à l’intention de l’auteur, même lorsque cette intention se devinait plutôt qu’elle n’apparaissait (CLG, 1916 : 9 ; pas reproduit dans le CLG/E).

29 Il ne s’agit pas ici d’évaluer l’adéquation ou la fidélité de la (notion de) reconstruction de Bally et Sechehaye13. Nous savons que, bien qu’ils aient utilisé le troisième cours oral comme la base de leur édition, ils en ont changé l’ordre. Ils ont également rigidifié et hypostasié un certain nombre de concepts et de distinctions (par exemple, langue et parole, ou la notion de discours).

3. 3. Premier accueil

30 Le premier accueil du CLG de Saussure montre que ce travail, lors de ses premières éditions (1916, 1921), n’est pas perçu comme particulièrement innovant. Alors qu’Antoine Meillet fait l’éloge de son ancien professeur de Paris pour sa pensée subtile et pour sa présentation globale du champ de la linguistique, il désapprouve l’analyse du changement linguistique faite par Saussure14. Généralement, les premiers critiques remarquent que Saussure a intégré la linguistique aux sciences sociales, mais sans véritablement prêter attention au fait que la linguistique est ici envisagée comme l’étude de l’emploi des signes dans la société (cf. Swiggers, 1999).

31 Le premier accueil du CLG de Saussure se caractérise par deux traits : • très souvent, le CLG est perçu comme un texte fait de points de vue plutôt traditionnels, voire, quelquefois, obsolètes ; cf. les critiques de Hartmann – Boetticher (1919 ; « nicht eigentlich methodisch neu[es] »), Lommel (1921), Schürr (1923 ; « unter den Neuerern in meinem Sinne aber konnte ich ihn nicht aufführen »), Iordan (1924) ; • plusieurs critiques ont déploré le recours abusif de Saussure à l’innovation terminologique (cf. Hartmann – Boetticher, 1919 ; Iordan, 1924) ; Jakob Wackernagel15 est le premier à exprimer cette opinion : Kaum etwas tritt an Saussures Behandlung des Gegenstandes so stark hervor, wie seine Neigung zum Prägen neuer Termini. Er kann sich dabei fast nicht genug tun. […] Alle diese Termini sind vorzüglich geprägt, treffen was sie bezeichnen sollen, und sind zugleich meist so geformt, dass sie ohne weiteres in den Allgemeinbesitz der Sprachforscher verschiedener Nationalität aufgenommen werden können […] Dagegen höchst unbequem ist die terminologische Fixierung gewisser gangbarer französischer Ausdrücke. Gegenüber der prinzipiell wichtigen Unterscheidung

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zwischen langue, parole und langage ist ein deutscher und englischer Sprachforscher einfach hilflos (Wackernagel, 1916).

32 Les critiques les plus vives concernant le CLG, mise à part la présentation incisives de Sechehaye (Sechehaye, 1917), sont formulées par Jaberg (1916)16 et Schuchardt (1917)17 ; ces deux auteurs offrent un examen critique des dichotomies opérées par Saussure (par exemple, la division linguistique synchronique/linguistique diachronique, ou la division linguistique interne/linguistique externe).

33 à ce propos, il convient de mettre en évidence quelques données importantes : le travail de Saussure a été rédigé en français, et il postule, dès le début, que l’œuvre réalisée en linguistique – dans une large mesure produite par des linguistes allemands ou germanophones – manque de maturité théorique, et que les linguistes avaient besoin d’un supplément d’âme théorique. Alors que le Cours ne tarit pas d’éloges sur l’œuvre de linguistique générale de Whitney, The Life and Growth of Language, il ne fait mention ni des écrits de Schuchardt, ni des Grundfragen de Berthold Delbrück, ni du Die Sprachwissenschaft de Georg von der Gabelentz (cf. infra, § 4.). Tout ceci mérite d’être chronologiquement contextualisé : nous sommes alors en 1916, en plein milieu de la « Grande Guerre », un conflit qui a violemment opposé la France à l’Allemagne. Cette guerre a vu s’élever des positions diamétralement opposées, même parmi les hommes de lettres : citons comme exemple les violentes réactions de Hugo Schuchardt à l’encontre de publications anti-allemandes18.

34 On ne peut douter du fait que le CLG de Saussure (publié par deux éditeurs francophones), qui avait pour ambition de poser les fondements d’une linguistique générale très différente des modèles allemands alors « sur le marché », fut l’objet d’appréciations divergentes sur la scène intellectuelle française et allemande.

4. Trouver une place adéquate pour la science du langage

4.1. Le Cours « en cours d’élaboration »

35 Ce Cours « en cours d’élaboration » est, en premier lieu, un long travail de mise en place de concepts. Le 6 mai 1911, quelques semaines avant ses dernières leçons, Saussure fait part de ses craintes à Lucien Gautier : Je suis toujours très tracassé par mon cours de linguistique générale [...] Je me trouve placé devant un dilemme : ou bien exposer le sujet dans toute sa complexité et avouer tous mes doutes, ce qui ne peut convenir pour un cours qui doit être matière à examen. Ou bien faire quelque chose de simplifié, mieux adapté à un auditoire d’étudiants qui ne sont pas linguistes. Mais à chaque pas, je me trouve arrêté par des scrupules. Pour aboutir, il me faudrait des mois de méditation exclusive. Pour le moment, la linguistique générale m’apparaît comme un système de géométrie. On aboutit à des théorèmes qu’il faut démontrer. Or on constate que le théorème 12 est, sous une autre forme, le même que le théorème 33 (entretien avec L. Gautier, 6/5/1911 ; cité dans Godel, 1957 : 30).

36 Deux semaines après cette conversation avec Gautier, Saussure, dans sa leçon du 19 mai 1911, introduit une nouvelle distinction, à savoir celle entre signifiant et signifié, les deux aspects du signe linguistique. Cette distinction (sous l’influence de Bally et Sechehaye) devient englobante et axiomatique dans le CLG de 1916, et à juste titre,

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puisqu’en dépend la définition (et l’organisation) de la linguistique en tant que science. Alors que la représentation schématique dans le Cours publié est infidèle aux derniers enseignements de Saussure (cf. CLG/E, vol. 1 : 148-151), la décision prise par les éditeurs d’accorder un rôle majeur à cette distinction correspond tout à fait aux recherches conduites par Saussure pour établir une organisation logique de la linguistique.

37 Le but de Saussure, comme il le confesse à Antoine Meillet dans sa lettre en date du 4 janvier 1894, est de fournir des bases solides à la linguistique (générale), et d’arriver à une classification logique des faits de langage.

38 Alors qu’il essaie de définir un objet d’étude autonome pour la linguistique, une discipline qui, pendant longtemps, a été considérée comme une sorte d’appendice à la philosophie, la littérature, l’histoire, l’anthropologie ou la psychologie, Saussure répond à trois questions, suivant un ordre hiérarchique : • quel type de science est la linguistique ? • quel est son objet d’étude ? • quelles sont les manifestations de cet objet d’étude ?

39 Saussure répond à la première question en affirmant que la linguistique ressortit au domaine de la sociologie, et, plus particulièrement, de la sémiologie, ou l’étude des signes dans leur environnement vital et social. Saussure affecte la linguistique à la science alors émergente qu’est la sociologie, et il met l’accent sur le fait que la linguistique n’est une science ni historique ni naturelle, mais une science « sémiologique » bien particulière, qui dépend de manière cruciale de la dimension temporelle.

40 La réponse à la deuxième question découle directement de la précédente : l’objet de la linguistique est le signe linguistique. Les passages principaux de l’œuvre de Saussure concernant le signe linguistique sont à l’origine de l’établissement d’une linguistique générale autonome : Le signe linguistique unit non une chose et un nom, mais un concept et une image acoustique. Cette dernière n’est pas le son matériel, chose purement physique, mais l’empreinte psychique de ce son, la représentation que nous en donne le témoignage de nos sens ; elle est sensorielle, et s’il nous arrive de l’appeler « matérielle», c’est seulement dans ce sens, et par opposition à l’autre terme de l’association, le concept, généralement plus abstrait [...] Le signe linguistique est donc une entité psychique à deux faces [...] Nous appelons signe la combinaison du concept et de l’image acoustique : mais dans l’usage courant ce terme désigne généralement l’image acoustique seule, par exemple un mot (arbor, etc.). On oublie que si arbor est appelé signe, ce n’est qu’en tant qu’il porte le concept « arbre », de telle sorte que l’idée de la partie sensorielle implique celle du total. L’ambiguïté disparaîtrait si l’on désignait les trois notions ici en présence par des noms qui s’appellent les uns les autres tout en s’opposant. Nous proposons de conserver le mot signe pour désigner le total, et de remplacer concept et image acoustique respectivement par signifié et signifiant ; ces derniers termes ont l’avantage de marquer l’opposition qui les sépare soit entre eux, soit du total dont ils font partie. Quant à signe, si nous nous en contentons, c’est que nous ne savons par quoi le remplacer, la langue usuelle n’en suggérant aucun autre (CLG, 1916 : 98–100 = CLG/E, vol. 1 : 149-151).

41 Dans cet extrait, il est évident que Saussure définit le signe linguistique comme une association ou, mieux encore, une union étroite entre une image acoustique (la représentation visuelle d’un mot comme émission vocale) et un concept (le contenu objectif associé à l’image acoustique). Ce modèle de signe « dyadique » s’érige en fait

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sur un modèle triadique, puisque Saussure admet que les signes doivent être réalisés comme des séquences orales (ou écrites), et que l’interprétation se produit en référence au monde réel. Néanmoins, seuls les deux composantes fondamentales du processus de symbolisation linguistique sont considérées comme étant constitutifs du signe. Le signe linguistique se définit ainsi comme la combinaison d’une image acoustique (signifiant ; en anglais, signifier) et d’un concept (signifié ; en anglais, signified).

42 Les signes linguistiques fonctionnent à l’intérieur des langues, qui sont des produits de l’histoire fondés sur un ensemble de conventions. En découle ainsi le fait que les signes linguistiques se caractérisent, d’après Saussure, par deux propriétés : a. l’arbitraire [du signe] ; b. la différentialité ou valeur (relationnelle).

43 L’arbitraire est défini par Saussure comme la nature immotivée du lien unissant les deux composantes du signe : Le lien unissant le signifiant au signifié est arbitraire, ou encore, puisque nous entendons par signe le total résultant de l’association d’un signifiant à un signifié, nous pouvons dire plus simplement : le signe linguistique est arbitraire [...]. Le mot arbitraire appelle aussi une remarque. Il ne doit pas donner l’idée que le signifiant dépend du libre choix du sujet parlant [...] : nous voulons dire qu’il est immotivé, c’est-à-dire par rapport au signifié, avec lequel il n’a aucune attache naturelle dans la réalité (CLG, 1916 : 100–101 = CLG/E, vol. 1 : 152, 155).

44 L’arbitraire est ainsi, à première vue, considéré comme une propriété négative de la constitution des signes, en particulier parce que les signes sont conventionnels et donc arbitraires. En fait, les signes arbitraires reflètent la véritable nature du processus sémiologique dans le sens où ils renvoient à quelque chose qui se situe en dehors d’eux- mêmes ; les signes sont donc minimalement dyadiques.

45 La différentialité de la valeur relationnelle constitue une autre propriété des signes, définie négativement, mais il s’agit de la base indispensable à (a) la distinction entre les signes, (b) la construction d’un système de signes, (c) le fonctionnement des signes, par combinaison, dans la communication. La notion de « valeur », dans son application au domaine du signe linguistique, implique : a. une relation de non-identité ; b. une relation de comparabilité ; c. la possibilité d’une substitution mutuelle ; d. l’établissement, après substitution, du degré respectif d’identité et de différence. Ainsi pour déterminer ce que vaut une pièce de cinq francs, il faut savoir : 1° qu’on peut l’échanger contre une quantité déterminée d’une chose différente, par exemple du pain ; 2° qu’on peut la comparer avec une valeur similaire du même système, par exemple une pièce d’un franc, ou avec une monnaie d’un autre système (un dollar, etc.). De même un mot peut être échangé contre quelque chose de dissemblable : une idée ; en outre, il peut être comparé avec quelque chose de même nature : un autre mot. Sa valeur n’est donc pas fixée tant qu’on se borne à constater qu’il peut être « échangé» contre tel ou tel concept, c’est-à-dire qu’il a telle ou telle signification ; il faut encore le comparer avec les valeurs similaires, avec les autres mots qui lui sont opposables. Son contenu n’est vraiment déterminé que par le concours de ce qui existe en dehors de lui. Faisant partie d’un système, il est revêtu, non seulement d’une signification, mais aussi et surtout d’une valeur, et c’est tout autre chose (CLG, 1916 : 159 = CLG/E, vol. 1 : 260)

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46 Alors que l’arbitraire s’applique à la constitution interne du signe, la valeur opère à l’intérieur de la langue – en ce qui concerne les mots (par exemple, le cas des quasi- synonymes, ou tout autre type de relation sémantique : antonymie, hyperonymie, gradualité, relation contraire, etc.), et les formes grammaticales (par exemple, la valeur d’un cas nominal ou pronominal particulier dans un système casuel, ou la valeur d’affixes exprimant des relations temporelles, etc.) –, et sert à opposer une langue à une autre (Saussure donne l’exemple du mot mouton en français, qui désigne à la fois l’animal et la viande, alors que l’anglais a recours à deux termes différents, respectivement sheep et mutton).

47 Il est important de comprendre que les propriétés de l’arbitraire et de la valeur servent de base au bon fonctionnement des signes linguistiques ; de plus, elles sont étroitement liées aux deux dichotomies établies par Saussure, à savoir celle entre langue et parole, et celle entre synchronie et diachronie. C’est de la conventionnalité du langage que découle l’arbitraire des signes, et une langue est précisément le résultat d’une transmission, à travers les générations, de cet ensemble de conventions comme représentées dans le système des signes arbitraires : en tant que tel, le signe linguistique peut être qualifié d’immuable. L’existence de valeurs sous-tend le fonctionnement du système linguistique, dans lequel la signification peut uniquement se produire par l’exploitation des valeurs. C’est ce qui caractérise une langue en synchronie. D’autre part, les changements linguistiques sont, d’après Saussure, dépourvus de signification, et il ne peut être question de « valeurs » lorsque l’on étudie une langue dans une perspective diachronique.

4.2. Le statut de la linguistique en tant que science

48 Déjà, dans ses premières conférences de 1891, Saussure s’intéresse particulièrement au statut de la linguistique en tant que science. Plus tard, dans ses cours dispensés à Genève entre 1906 et 1911 sur la linguistique générale, Saussure énonce un cadre théorique de la linguistique, établissant son statut comme science, et essayant de l’organiser de manière « logique19.

49 En fait, on reconnaît ici une chaîne logique. Le point de départ est le concept de signe saussurien en tant qu’objet central de la linguistique. De ce concept (considéré comme fait de langue) découlent les dichotomies bien connues.

50 La première dichotomie oppose la langue à la parole. Comme on peut le voir dans les conférences de novembre 1891, Saussure éprouve des difficultés à démontrer que le fait sémiologique étudié en linguistique est intrinsèquement lié au TEMPS – non pas entendu comme un facteur de changement, mais comme la condition indispensable à la transmission d’une langue.

51 En fait, aucune société ne connaît et n’a jamais connu la langue autrement que comme un produit hérité des générations précédentes et à prendre tel quel […] Un état de langue donné est toujours le produit de facteurs historiques, et ce sont ces facteurs qui expliquent pourquoi le signe est immuable, c’est-à-dire résiste à toute substitution arbitraire (CLG, 1916 : 107 = CLG/E, vol. 1 : 160).

52 En tant qu’héritage, le système des signes linguistiques se caractérise par une immuabilité de principe. La parole constitue l’exploitation concrète et discontinue de

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cet héritage transmis et c’est à travers la parole que s’installent ce mouvement et cette mutabilité.

53 En ce qui concerne la seconde dichotomie, à savoir celle opposant la synchronie20 et la diachronie, nous avons ici affaire au temps interne, ou la relation de successivité entre des états de langues. La parole fait qu’une langue se développe à travers une étape synchronique supplémentaire, mais cette évolution s’opère en formes, pas en valeurs. Les faits appartenant à la série diachronique sont-ils au moins du même ordre que ceux de la série synchronique ? En aucune façon, car nous avons établi que les changements se produisent en dehors de toute intention. Au contraire le fait de synchronie est toujours significatif ; il fait toujours appel à deux termes simultanés ; ce n’est pas Gäste qui exprime le pluriel, mais l’opposition Gast : Gäste. Dans le fait diachronique, c’est juste l’inverse : il n’intéresse qu’un seul terme, et pour qu’une forme nouvelle (Gäste) apparaisse, il faut que l’ancienne (gasti) lui cède la place (CLG, 1916 : 125 = CLG/E, vol. 1 : 190).

54 Nous abordons ici la troisième question, à savoir : Quelles sont les manifestations de l’objet d’étude de la linguistique ? La réponse se décompose en trois parties : a. le signifiant a besoin de temps pour se manifester (il s’agit du fameux principe de linéarité du signifiant) ; b. le signe dans sa totalité se définit, et se réalise, par les relations formelles et sémantiques entre les mots (la théorie du langage de Saussure se fonde clairement sur les mots ; cf. Swiggers, 2013a) ; c. les signes peuvent se manifester, dans la parole, par une concaténation, sous la forme de composés, de synthèmes, de syntagmes ou d’expressions. Le signifiant [...] se déroule dans le temps seul et a les caractères qu’il emprunte au temps : a) il représente une étendue, et b) cette étendue est mesurable dans une seule dimension : c’est une ligne (CLG, 1916 : 105 = CLG/E, vol. 1 : 157) ; Ainsi le mot enseignement fera surgir inconsciemment devant l’esprit une foule d’autres mots (enseigner, renseigner, etc., ou bien armement, changement, etc., ou bien éducation, apprentissage, etc.) (CLG, 1916 : 176 = CLG/E, vol. 1 : 280) ; Le rapport syntagmatique est in praesentia ; il repose sur deux ou plusieurs termes également présents dans une série effective. Au contraire le rapport associatif unit des termes in absentia dans une série mnémonique virtuelle (CLG, 1916 : 177 = CLG/E, vol. 1 : 282).

55 Il est ainsi justifié d’affirmer que Saussure élaborait une théorie du langage structurée « axiomatiquement » autour du concept de signe ; le lien principal (et fondamental), à savoir la distinction entre le signifiant et le signifié, ne s’est mis en place qu’à la toute fin de la troisième conférence de Saussure sur la linguistique générale (en mai 1911). La chaîne logique et architectonique de la théorie du langage de Saussure peut être schématisée comme suit : 1. Le signe comme un fait sémiologique. 2. Le signe comme une constitution arbitraire d’une entité biface. 3. Le signe comme une unité d’un système défini par des valeurs oppositionnelles. 4. Le signe comme un fait sémiologique en relation avec le Temps comme cadre d’une transmission : distinction entre langue (le signe immuable) et la parole (le signe changeant). 5. Le signe comme un fait sémiologique en relation avec le temps interne : distinction entre synchronie (le signe comme terme à l’intérieur du système) et diachronie (le signe entre deux systèmes). 6. Le signe comme une réalisation temporelle (linéarité du signifiant).

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4.3. La classification des sciences

56 Le problème du statut de la linguistique en tant que science tient une place importante dans la pensée et l’enseignement de Saussure, mais aussi dans ses réactions vis-à-vis du travail de ses collègues. Cette question doit être replacée dans le contexte philosophique de l’époque, marqué par les discussions21 concernant la division des sciences et la définition du terme « science ».

57 Un acteur clé sur la scène de la méthodologie et de la classification des sciences de l’époque est Edmond Goblot (1858-1935), professeur de philosophie22, et auteur de l’Essai sur la classification des sciences (1898), d’un Vocabulaire philosophique (1901), d’un Traité de logique (1918), et d’un Système des sciences (1922) 23. Dans sa première œuvre, l’Essai, Goblot remarque, dans un passage qui rappelle l’un des chapitres d’introduction du CLG offrant une évaluation critique de l’histoire des études linguistiques, que les « sciences morales » n’ont pas encore établi leur propre objet, leurs méthodes et leurs principes : [Les sciences morales] n’ont encore fixé ni leurs objets, ni leurs principes, ni leurs méthodes. Mais toutes s’efforcent de devenir positives, de s’affranchir des métaphysiques et de prendre rang parmi les sciences de la nature (Goblot, 1898 : 13).

58 Goblot, en tant que défenseur de l’idée d’unité formelle de la science, remarque une « dualité logique » entre les « sciences de raisonnement » et les « sciences d’observation » : « on se trouve en présence d’une division de toutes nos connaissances en deux embranchements ; les unes ont pour objet les faits ; les autres sont indépendantes des faits, et n’ont pas besoin, pour être vraies, que leurs objets soient réels » (Goblot, 1898 : 14). Ce qui est intéressant dans la perception qu’a Goblot des sciences et du comportement scientifique est le fait qu’il définit l’objet de la science en termes de point de vue : l’objet d’une science est ainsi, par définition, un objet « mis en perspective ». Une science est un système de vérités générales. Une science ne se compose que de propositions vraies. Cependant des vraisemblances, des probabilités, des hypothèses peuvent être reçues provisoirement par le savant, pourvu qu’il fasse les réserves nécessaires et ne confonde pas ce qui est démontré et ce qui ne l’est pas. En second lieu, les vérités scientifiques sont générales, car il n’y a pas de science de l’individuel. Enfin toute vérité générale est science, mais des vérités ne forment une science que si elles forment un système et se rapportent à un même objet. L’objet d’une science n’est pas concret, mais abstrait ; ce n’est ni un être, ni une espèce d’êtres, mais un point de vue auquel on considère tout ce qui peut être considéré à ce point de vue (Goblot, 1901 : 440)24.

59 Que pensait Goblot du langage et de la linguistique ? Pour répondre à cette question, il faut d’abord consulter son Vocabulaire philosophique, un dictionnaire de concepts (philosophiques) (Goblot, 1901)25.

60 Goblot y définit la langue comme un système26 de signes ; à leur tour, les signes sont définis comme des données douées de sens associées à d’autres données douées de sens, et lorsqu’il y a correspondance intersubjective entre des associations, les signes sont utilisés comme moyens de communication d’idées : Langage. Tout système de signes est un langage (v. Signe). On distingue des langages naturels, dans lesquels la liaison du signe à l’idée n’a été établie par aucune convention expresse : ex. la mimique, les jeux de la physionomie, la mimique vocale ou onomatopée, l’interjection ; – et des langages conventionnels ou artificiels,

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comme la notation algébrique et tous les algorithmes. Le langage articulé tient à la fois du langage naturel et du langage conventionnel (Goblot, 1901 : 320-321). Signe. Un signe est un phénomène sensible associé à un autre phénomène et destiné à l’évoquer. Quand la même association existe dans des esprits différents, le signe peut servir à la communication de la pensée. Un langage est un système de signes (Goblot, 1901 : 450).

61 Néanmoins, Goblot n’établit aucun lien entre le signe linguistique (ou langue) et l’ « arbitraire » : Arbitraire. Un pouvoir arbitraire est celui qui n’est pas limité par des lois. […] Un pouvoir peut être relativement arbitraire, c’est-à-dire arbitraire dans des limites déterminées. […] En logique, on dit qu’une proposition est arbitraire, quand l’esprit n’y est pas contraint par les lois logiques, c’est-à-dire quand la proposition contradictoire ou contraire serait tout aussi bien possible (Goblot, 1901 : 66).

62 Dans l’Essai sur la classification des sciences de Goblot, on trouve une définition de la langue en termes de phénomène social, en référence à son étude en linguistique et en grammaire. Le langage, ou la communication des idées, est un phénomène social. D’après le rudiment des écoliers, la grammaire est un art, « l’art de parler et d’écrire correctement » ; et on pose en principe que le bon langage, c’est le langage usuel, que l’usage est jus et norma loquendi. Mais quelles sont les lois de cette force sociale qui se nomme l’usage ? Comment se forme-t-il, et comment évolue-t-il ? Comment s’impose-t-il à l’individu ? La linguistique n’est pas un art, mais bien une science théorique ; et si l’on veut réserver ce nom à l’histoire des langues, ou à la philosophie de leur histoire, il y aura place pour une autre science, purement spéculative, des conditions et lois générales du langage ; cette science, entrevue déjà et même commencée bien des fois, puis discréditée, abandonnée, ou plutôt ajournée, on l’a appelée grammaire générale (Goblot, 1898 : 206).

63 Cependant, lorsque Goblot définit la langue comme un phénomène social, il ne définit pas le phénomène social, contrairement à Durkheim, selon ses aspects d’extériorité et de coercition27. Son concept clé est celui de service, une notion incluant les contraintes, les influences et les échanges28.

64 C’est à la lumière de sa conception de « phénomène social » qu’il faut comprendre la classification des sciences de Goblot, et, par conséquent, sa classification de divers types d’études de la langue. La classification générale des sciences proposée par Goblot se fonde sur l’opposition entre les sciences pratiques (ou arts) et les sciences théoriques ; ces dernières sont d’une part, pures ou générales et d’autre part, appliquées. Soit schématiquement :

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Tableau 1. Division générale des sciences

65 En ce qui concerne ce que Goblot nomme le domaine de la bio-psycho-sociologie (1898 : 293), la classification est conçue de la manière suivante :

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Tableau 2. Division des Sciences appartenant au domaine de la bio-psycho-sociologie

66 La linguistique est considérée comme une science théorique « appliquée », relative à l’« ordre dans l’espace » ; au vu du passage cité précédemment (Goblot, 1898 : 206), il faudrait interpréter cette notion de « linguistique » comme se rapportant à l’étude des langues en tant qu’entités géopolitiques (et historiques) ; d’un point de vue historique, la linguistique pourrait être considérée comme faisant partie des sciences théoriques appliquées relatives à l’ordre dans le temps. Et, comme nous l’avons vu, il y aurait de la place pour une linguistique « purement spéculative » (ou grammaire générale, selon les termes de Goblot), ayant pour objet les lois et conditions essentielles ; ce type de linguistique pourrait être envisagée comme relevant des sciences théoriques pures ou générales. Enfin, (l’enseignement de) la grammaire pratiques appartiendrait aux sciences pratiques ou arts.

67 La classification des sciences de Goblot représente, à mon avis, un témoignage « co- textuel » intéressant apportant un éclairage au souci de Saussure de définir l’objet, les principes et les méthodes de la linguistique, et d’assigner sa propre place à la linguistique dans le domaine des sciences. De plus, en faisant allusion à une « future sociologie », Goblot démontre un sens de la perspective (et du progrès) similaire à l’espoir de Saussure de voir naître une science des signes : La classification des services que nous avons donnée plus haut est peut-être un aperçu du plan de la sociologie future, d’une sociologie plus abstraite que celle qu’il est possible de faire aujourd’hui. Il est d’ailleurs destiné, à mesure que les faits seront mieux analysés, à se préciser, peut-être à se prolonger. Le progrès de la science ne se fait pas par simple addition des connaissances nouvelles. A chaque acquisition, elle est remaniée dans son organisation intérieure ; elle ne croît pas à la manière d’un minéral, par accession de parties, mais, comme un vivant, par intussusception : elle se nourrit, et sa nutrition comporte deux temps, comme celle d’un vivant : absorption, assimilation (Goblot, 1898 : 215-216).

68 À propos de la classification des sciences à l’époque de Saussure, il faut mentionner la contribution d’un homme proche de l’univers professionnel de Saussure, le doyen de la Faculté de Philosophie de Genève, [Henri-]Adrien Naville. Nous nous intéresserons plus précisément à la seconde édition, publiée en 1901, sous le titre Nouvelle classification des sciences29. Dans cette œuvre, Naville distingue trois types de sciences : les sciences théorématiques, les sciences historiques et les sciences canoniques. La premier type de sciences répond à la question « qu’est-ce qui est possible ? » ; la deuxième à la question « qu’est-ce qui est réel ? » ; et la troisième à la question « qu’est-ce qui est bon ? ». À l’intérieur des sciences théorématiques, Naville range la nomologie, les mathématiques, la physique, et la psychologie, cette dernière incluant la sociologie30. La nomologie est la science majeure de cette catégorie : elle concerne l’idée de « loi » (comme une restriction dans le champ des possibles). Son développement dépend en un sens de celui des sciences qui viennent après elle dans la série ; elles naissent et grandissent avant la nomologie et lui fournissent des matériaux dont l’idée pure de loi doit être dégagée. Mais aucune autre science de loi, pas même les mathématiques, ne peut atteindre son achèvement et sa perfection systématique aussi longtemps que la nomologie n’y sera pas elle-même parvenue. Les sciences plus complexes, comme la biologie et la sociologie, ne sortiront de l’état chaotique où elles sont encore aujourd’hui que par une compréhension meilleure de la nature de l’objet de leurs recherches, c’est-à-dire par une meilleure définition de l’idée de loi (Naville, 1901 : 40-41).

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69 En 1901, Naville mentionne la linguistique, une science qu’il dit appartenir à la sociologie31. Dans la première édition, celle de 1888, la linguistique n’avait été ni mentionnée, ni commentée ; dans la deuxième édition, la linguistique est amplement abordée, et Naville fait explicitement allusion à son collègue de Genève, Ferdinand de Saussure32 : La sociologie est la science des lois de la vie des êtres conscients – spécialement des hommes, – en société. Elle doit admettre comme données toutes les conditions sans lesquelles nous ne pouvons pas nous représenter la vie sociale. Quelles sont ces conditions ? Je ne sais si la science les a déjà suffisamment distinguées et énumérées. Une des plus apparentes, c’est l’existence de signes par lesquels les êtres associés se font connaître les uns aux autres leurs sentiments, leurs pensées, leurs volontés. M. Ferdinand de Saussure insiste sur l’importance d’une science très générale, qu’il appelle sémiologie et dont l’objet serait les lois de la création et de la transformation des signes et de leurs sens. La sémiologie est une partie essentielle de la sociologie. Comme le plus important des systèmes de signes c’est le langage conventionnel des hommes, la science sémiologique la plus avancée c’est la linguistique ou science des lois de la vie du langage [...]. La linguistique est, ou du moins tend à devenir de plus en plus, une science de lois ; elle se distingue toujours plus nettement de l’histoire du langage et de la grammaire (Naville, 1901 : 103–104).

70 Les termes clés ici sont science de lois et sémiologie. Le texte de Naville confirme le cadre dans lequel nous devons replacer, et comprendre correctement, le projet de Saussure : en recourant au terme nomologie de Naville, on peut dire que Saussure essayait de définir une nomologie de la linguistique. D’où la question précédemment posée, à savoir « quel type de science est la linguistique ? », à laquelle il est désormais possible de répondre : pour Saussure, la linguistique est une science sémiologique, dont la spécificité réside dans le recours, comportant des contraintes, à de systèmes de signes (vocaux). Le fait d’attribuer une telle position à Saussure semble pleinement trouver sa justification dans la formulation de l’une des notes manuscrites : On a discuté pour savoir si la linguistique appartenait à l’ordre des sciences naturelles ou des sciences historiques. Elle n’appartient à aucun des deux, mais à un compartiment des sciences qui, s’il n’existe pas, devrait exister sous le nom de sémiologie, c’est-à-dire science des signes ou étude de ce qui se produit lorsque l’homme essaie de signifier sa pensée au moyen d’une convention nécessaire. Parmi tous les systèmes sémiologiques le système sémiologique ‘langue’ est le seul (avec l’écriture) dont nous parlerons en temps et lieu qui ait eu à affronter cette épreuve [de] se trouver en présence du Temps, qui ne se soit pas simplement fondé de voisin à voisin par mutuel consentement, mais aussi de père en fils par impérative tradition et au hasard de ce qui arriverait en cette tradition, chose hors de cela inexpérimentée non connue ni décrite. Si l’on veut, la linguistique est donc une science psychologique en tant que sémiologique, mais les psychologues n’ont jamais fait intervenir le TEMPS dans leur sémiologie. Ce fait qui est le premier qui puisse exciter l’intérêt du philosophe reste ignoré des philosophes ; aucun d’eux n’enseigne ce qui se passe dans la transmission d’une sémiologie. Et ce même fait accapare en revanche tellement l’attention des linguistes que ceux-ci en sont à croire pour cela que leur science est historique ou éminemment historique, n’étant rien d’autre que sémiologique : par là complètement comprise d’avance dans la psychologie, condition que celle-ci voie de son côté qu’elle a dans la langue un objet s’étendant à travers le temps, et la forçant de sortir absolument de ses spéculations sur le signe momentané et l’idée momentanée (CLG/E, fasc. 4 : 47, note 3342 = N 24a).

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Conclusion

71 Dès ses années parisiennes, alors qu’il enseignait à l’École Pratique des Hautes Études, Ferdinand de Saussure réfléchissait aux méthodes et principes de la linguistique, à ce que les « linguistes sont en train de faire ». Puis, au début de son professorat à Genève, il a poursuivi son implication méthodologique et épistémologique, et l’obligation de donner des cours de linguistique générale (dès la rentrée universitaire de 1906) n’a fait qu’ajouter à son désir de définir l’objet de la linguistique, d’organiser cette discipline, et de placer la linguistique dans le domaine des sciences. Même si ce travail inachevé ne doit pas être considéré comme la contribution principale de Saussure à la linguistique, on peut au moins affirmer que ce fut un projet de toute une vie, qui commençait à acquérir une certaine légitimité avant que Goblot et Naville ne s’essaient à une classification des sciences.

72 Ce projet fut certainement nourri par les discussions d’alors concernant la place des notions de « langue » et « dialecte » dans le domaine de la linguistique, concernant le concept de « loi » (appliqué aux langues et à leur évolution) ; et il fut sans doute également inspiré par des œuvres telles que Language and the Study of Language de William Dwight Whitney (1867, traduite en allemand par A. Jolly en 1874), et The Life and Growth of Language (1875, traduite en allemand par A. Leskien en 1876), comme Prinzipien der Sprachgeschichte d’Hermann Paul (1880), Einleitung in das Sprachstudium de Berthold Delbrück (1884) ; édition révisée en 1901 : Grundfragen der Sprachforschung), ou Die Sprachwissenschaft de Georg von der Gabelentz (1891), et, en France, par les écrits de Victor Henry, Antoine Meillet et Albert Sechehaye (cf. Fryba-Reber, à paraître). Mais le contexte assurément le plus pertinent fut la discussion relative à la classification des sciences, un sujet qui devint populaire dans les années 1880 : Saussure, en tant que linguiste, était soucieux de définir la place de sa discipline dans le domaine des sciences.

73 On peut ajouter deux observations à cette conclusion – l’une terminologique, l’autre historico-conceptuelle. Tout d’abord, si le terme français sémiologie en est venu à recevoir un statut canonique, il faut noter que Saussure était plus favorable à l’emploi du terme d’origine gréco-latine signologie (parallèlement à terminologie ou sociologie). Une note manuscrite témoigne de sa réticence à abandonner l’usage de ce terme en faveur de celui de sémiologie : Le mot de signologie n’est, au point de vue de sa formation, pas plus choquant que ceux de terminologie, sociologie, minéralogie, et autres mots où on a greffé -logie sur un terme latin. Si ce terme semble à tort avoir quelque chose [de] particulier, c’est que depuis longtemps, dans l’état artificiel de notre langue, on ne sait pas s’il faut prononcer le gn comme dans signe ou comme dans le latin signum : mais de cela l’auteur est innocent, la langue seule est coupable pour autant qu’on ne peut appliquer le nom respecté de langue à des conventions orthographiques dénuées de toute espèce de valeur historique ou logique. On peut, si l’on veut, s’autoriser académiquement du terme juridique cognat (prononcé cog-nat) pour dire pareillement sig-nologie, cela n’a pas la moindre importance. Des deux façons on ne fera jamais que du français, puisque nous savons que ni notre n mouillé ni -gn- ne correspondent à la prononciation vraiment latine de gn telle qu’[elle] est reconnue des latinistes et qui ressemblait à n + n . Opposer à signologie la composition française -gue. Le nom de signologie exige une explication. J’avais d’abord employé le mot de sémiologie. C’est sous ce nom que M. Ad. N[aville] dans sa nouvelle édition remaniée de [la Classification des sciences] a fait l’honneur à cette science de la

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recevoir pour la première fois dans le cercle […] (CLG/E, fasc. 4 : 48, note manuscrite, 3342.6).

74 La seconde observation concerne la théorie du signe de Saussure qui renvoie non seulement à la « reconstruction » de Bally et Sechehaye, mais aussi à l’élaboration saussurienne d’une théorie des signes en rapport avec le Programme et méthodes de la linguistique de Sechehaye (1907) qui, en plus de proposer un cadre pour l’organisation des sciences du langage, contient une théorie du « symbole linguistique » comme l’appelle Sechehaye33. Mais l’interaction théorique complexe entre Saussure et Sechehaye est un sujet qui mérite une analyse à part.

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NOTES

1. l’abréviation CLG pour Saussure, 1916 (et la plupart des rééditions ultérieures [en fait, des réimpressions comportant des corrections mineures]), et CLG/E pour Saussure [éd. Engler] 1968– 74. 2. Pour une introduction récente à Saussure et à l’étude de Saussure, voir Jäger (2010). Une étude compréhensive de la vie et de la pensée linguistique de Saussure est celle de Joseph (2012 ; cf. Swiggers, 2014). Pour le contexte institutionnel et scientifique de l’activité de Saussure durant les deux dernières décennies de son existence, voir l’étude détaillée de Fryba-Reber (2013). Pour des enquêtes sur la littérature de Saussure, voir Koerner (1972) et Sanders (éd. 2005). 3. Voir ses écrits sur le nom de la ville Oron, sur le toponyme Genthod, sur les noms Ecogia, Joux, Jura, et sur les toponymes bourguignons en -ens, -ins, -inge. 4. À savoir « Essai d’une distinction des différents a indo-européens » ; « Sur un point de la phonétique des consonnes en indo-européen » ; « Les formes du nom de nombre six en indo- européen » ; « Kritik der Sonantentheorie » ; « Adjectifs indo-européens du type caecus » (tous réédités dans Saussure 1922). 5. Voir Desmet – Swiggers (1995) pour une présentation des textes essentiels, et pour des références bibliographiques supplémentaires. 6. Publié dans CLG/E, fasc. 4 : 3-14 (sans date précise). 7. Sauf dans des cas comme le génocide (ou l’extinction d’un peuple) et l’imposition d’une nouvelle langue. 8. Dans la même conférence, Saussure exprime également son adhésion à la thèse (défendue par G. Paris et P. Meyer) selon laquelle il est impossible de dresser des frontières entre des dialectes (ou entre des langues voisines). 9. « L’ensemble des considérations de ce genre se résumait pour nous dans le principe universel de l’absolue continuité de la langue dans le temps. Avec ce premier principe venait se combiner le second, de la continuelle transformation de la langue dans le temps, dépendant elle-même, je le rappelle, de deux agents distincts, l’un psychologique se concentrant sur l’ «opération d’analogie», l’autre mécanique, physiologique ayant son expression dans les changements phonétiques. L’un agissant de plus d’une manière parfaitement indépendante de l’autre, si ce n’est dans quelques cas très spéciaux, très remarqués, mais véritablement exceptionnels » (CLG/E, fasc. 4, p. 12).

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10. Joseph Wertheimer avait commencé à enseigner la linguistique (générale) à l’université de Genève en 1877. 11. Il n’existe aucune preuve tangible attestant du fait que Saussure dispensa effectivement ce cours à quatre reprises : l’hypothèse d’un enseignement en 1907–1908 (Linda, 2001 : 194) n’a pas pu être vérifiée (cf. Fryba-Reber, 2013 : 274, note 311) 12. Sur les problèmes soulevés par la séparation établie par Saussure entre la linguistique « interne » et « externe », voir Swiggers, 2012. 13. Pour une appréciation fiable, voir Engler (1987) ; voir à présent l’édition, avec introduction de la « Collation Sechehaye », du CLG par Sofia (2015). 14. Cf. la critique de Meillet dans le Bulletin de la Société de Linguistique de Paris, 20 (1916), 32-36. Meillet a également publié une critique de la première édition du CLG dans la Revue critique d’histoire et de littérature, n.s. 83, 1917 : 49-51 et dans Scientia 22, 1917 : 151-152. 15. Wackernagel a également attiré l’attention sur la position explicitement détachée de Saussure : « […] in der systematischen Darstellung selbst wird abgesehen von Whitney auf keinen einzelnen Vorgänger oder Mitforscher Rücksicht genommen, nur wird wiederholt der Gegensatz betont […] in welchem der Verfasser zu der Gesamtheit der Fachgenossen zu stehen glaubt. Nach der Weise originaler Denker sah Saussure mehr, was ihn von den andern trennte, als was mit ihnen gemeinsam war, und sein ganzer Aufbau eignete sich nicht zur Auseinandersetzung mit andern Systemen » (Wackernagel, 1916). 16. Jaberg (1916) a comparé Saussure à son compatriote Gilliéron. 17. Schuchardt a justement décelé, derrière la formulation « apodictique » du CLG, le point de vue mesuré et hésitant de Saussure : « Dazu die Form der Darstellung: der eindringliche, gebieterische Vortrag des Lehrers, der jeden Widerspruch übertönen will, auch den eigenen. Die übergrosse Sicherheit des Ausdrucks verrät eine halbbewusste Unsicherheit in der Sache. Saussure übersieht nichts was man einwenden könnte; er hebt das Schwierige, Auffällige, Paradoxe hervor; schiebt aber dann mit einer starken Handbewegung die Hemnisse beiseite » (Schuchardt 1917). 18. Voir son Deutsch gegen Französisch und Englisch (Graz, 1915), Die Schmähschrift der Akademie der Wissenschaften von Portugal gegen die deutsche Gelehrter und Künstler (Graz, 1915), « Französische Kriegsliteratur » (Grazer Tagespost 28/2/1915), « Boche » (Grazer Tagespost 9-11/1/1916), « Elsass- Lothringen » (Wissen und Leben 10 [1916]), « Nochmals der Fall Bédier » (Neuphilologische Blätter 1916), « Wir wehren uns unserer Haut » (Grazer Tagespost 6/10/1917. 19. Pour une argumentation plus détaillée, voir Swiggers (2013b). 20. La synchronie est définie par le système de valeurs. 21. Les discussions sont nées des écrits, entre autres, de John Stuart Mill, Auguste Comte et Herbert Spencer. 22. Goblot fut successivement professeur à Angers, Toulouse, Caen et Lyon. 23. En 1925, Goblot publie son livre La barrière et la raison, qui traite des clivages sociaux et des valeurs de jugement ; cet ouvrage se lit comme une anticipation des idées de Bourdieu sur les distinctions sociales. 24. Cf. Goblot (1898 : 281) : « Les vérités d’une même science ont entre elles un lien plus profond que la communauté du but et des usages ; elles sont toutes la connaissance d’un même objet ; elles ne pourraient pas former un système si leurs objets étaient hétérogènes. Objet ne veut pas dire chose ; dans la science pure, dans la science proprement dite, l’objet est abstrait : ce n’est ni un être, ni une espèce d’êtres, c’est un point de vue. L’ensemble des connaissances se rapportant à un même être ou à une même espèce d’êtres est une monographie, non une science. Ainsi l’anthropologie n’est pas une science. Elle participe de plusieurs sciences, car l’homme y est

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considéré aux points de vue les plus divers; mais toutes ces sciences la dépassent, car d’autres êtres que l’homme peuvent être considérés à chacun de ces mêmes points de vue ». 25. Il n’y a pas d’entrée pour le terme linguistique dans le Vocabulaire philosophique. 26. À l’entrée du mot « système », Goblot (1901 : 465-466) ne mentionne pas la (structure de la) langue : « Système. Un système est un objet dont les parties sont solidaires et forment un tout unique: un système de points, dont les situations relatives sont données, un système de forces, par exemple le système planétaire, etc. » (les autres exemples qu’il donne sont : un système d’organes ; un système philosophique). 27. Curieusement, Goblot formule deux critiques concernant Les règles de la méthode sociologique (1895) de Durkheim : la première a trait au recours à l’idée de contrainte dans la définition d’un « fait social » ; la seconde porte sur la confusion entre le « social » et le « collectif ». « M. E. Durkheim définit le fait social par la seule contrainte. Mais il ne suppose pas que la contrainte soit exercée nécessairement par des forces physiques externes. Il semble donc comprendre sous ce mot tout ce que nous avons appelé influences. La loi, l’opinion, les mœurs exercent bien une contrainte sur l’individu; s’il veut résister, cette contrainte devient ordinairement très manifeste: ou elle empêche l’acte, ou elle l’annule, ou elle en obtient la réparation, ou bien elle le fait expier, ou bien enfin elle exclut son auteur de la société. Mais, tous les faits qui ont le caractère d’une influence n’ont pas celui d’une contrainte, même morale. La langue que nous parlons nous est imposée par notre milieu social, mais à son tour la communauté de la langue crée une sympathie, un attrait mutuel entre tous ceux qui la parlent. De là ces grands mouvements d’opinion: le Pangermanisme, le Panslavisme, l’Union des races latines (improprement nommée, car il s’agit d’un lien linguistique et non ethnique) » ; « La contrainte est essentiellement opposée aux tendances naturelles ou à la volonté de l’individu; l’influence peut s’y ajouter, agir dans le même sens, y coopérer. Si je tends une perche à un homme qui se noie, j’agis sur lui, mais dans le même sens que lui-même, et non contre lui. Or, les faits sociaux sont bien souvent, et fort heureusement, des faits de secours, d’aide, d’assistance, de communion, de synergie, non de contrainte. Autrement, la liberté consisterait à se dégager du lien social, et se confondrait avec l’individualisme; tandis qu’elle est possible dans et par la société, et peut-être seulement par la société » ; « Une autre erreur de grande conséquence consiste à confondre le fait social avec le fait collectif. C’est la tendance ordinaire des sociologues qui, partis de l’histoire, de la politique, du droit ou de la morale, conservent toujours à leurs études le caractère de ce point de départ trop spécial » ; « Ce qu’il faudrait dire, c’est pourquoi il est difficile ou impossible de se soustraire à la règle communément admise et pratiquée, et pourquoi certaines manières de juger, de sentir ou d’agir sont communes ». 28. Il peut y avoir échange soit de travail, soit de produits. 29. La première édition paraît en 1888 (à Genève et Basel), sous le titre De la classification des sciences. Étude logique (publiée sous la forme d’un long article dans la revue Critique philosophique, et également sous la forme de plusieurs livres). Une troisième édition paraît en 1920 (à Paris) sous le titre Classification des sciences. Les idées maîtresses des sciences et leurs rapports. Adrien Naville a ainsi suivi les traces de son père, Ernest Naville, un philosophe intéressé par la classification des systèmes (philosophiques). 30. Dans l’édition de 1920, la sociologie est séparée de la psychologie (voir la « Première partie », chapitres VI et VII). 31. La sociologie, faisant elle-même partie de la psychologie (cf. supra), est définie dans les termes suivants : « La sociologie est la science des lois de la vie des êtres conscients – spécialement des hommes – en société. Elle doit admettre comme données toutes les conditions sans lesquelles nous ne pouvons pas nous représenter la vie sociale. Quelles sont ces conditions ? Je ne sais si la science les a déjà suffisamment distinguées et énumérées » (Naville, 1901 : 103).

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32. La troisième édition datant de 1920 ne contient plus de référence à la perception programmatique saussurienne de la science sémiologique, et ne prête guère attention aux langues et à la linguistique. 33. Comme chacun sait, Saussure a entamé la rédaction d’une critique du travail de 1907 de Sechehaye, qu’il n’a jamais terminée. Concernant la réception des écrits de Sechehaye par Saussure, voir Fryba-Reber (à paraître).

RÉSUMÉS

Le projet de « linguistique générale » de Ferdinand de Saussure visait à définir, en marquant l’opposition avec la linguistique néo-grammairienne, l’objet et la méthode de la linguistique, afin de situer la linguistique dans l’ensemble des sciences. Ce projet, qui témoigne de la familiarité de F. de Saussure avec la problématique, alors très importante, de la classification générale des sciences, a été élaborée par le linguiste genevois depuis sa période parisienne (dans les années 1880) jusqu’à la fin de son enseignement à Genève (1911). L’entreprise de Saussure acquiert toute sa pertinence si on l’analyse à la lumière des contributions de philosophes comme Edmond Goblot et Adrien Naville à la problématique de la classification des sciences.

Ferdinand de Saussure’s project of a “general linguistics” was intended to define, in opposition to Neogrammarian doctrine, the object and method(ology) of linguistics, so as to assign its proper place to linguistics within the realm of science. This project, testifying to Saussure’s familiarity with the then prominent problem of a general classification of the sciences, was developed by Saussure during his Parisian period (in the 1880s) right up to his last courses at the university of Geneva (1911). Saussure’s undertaking acquires its full significance when analysed in the light of the contributions by philosophers such as Edmond Goblot and Adrien Naville to the debate on the classification of science.

INDEX

Mots-clés : classification de la linguistique, définition de la linguistique, nomologie, objet de la linguistique, place de la linguistique, sémiologie, signe linguistique, sociologie, valeur du signe linguistique, Saussure, Goblot, Naville Keywords : classification of linguistics, definition of linguistics, nomology ; object of linguistics, place of linguistics, semiology, linguistic sign, sociology, value of the linguistic sign, Saussure, Goblot, Naville

AUTEURS

PIERRE SWIGGERS Professeur de philologie romaine à l'Université de Louvain [email protected]

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