La Trinité Maudite : Valadon, Utter, Utrillo
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LA TRINITÉ MAUDITE VALADON - UTRILLO - - UTTER Portrait de famille : André UTTER, Suzanne VALADON, Maurice UTRILLO, la Grand'mère (1912) Suzanne VALADON ROBERT BEACHBOARD Docteur de V Université de Paris Professeur adjoint à V Université de Californie LA TRINITÉ MAUDITE AMIOT-DUMONT PARIS IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE : CENT EXEMPLAIRES DONT TRENTE-CINQ EXEMPLAIRES SUR VELIN MADAGASCAR, NUMÉROTAS DE I A XXXV ET SOIXANTE-CINQ EXEMPLAIRES SUR VELIN PUR FIL LAFUMA NUMÉROTÉS DE 36 A 100 Copyright by Robert BEACHBOARD 1952 CHAPITRE PREMIER UNE TRINITE MECONNUE La trinité maudite — Valadon, Utter, Utrillo — appar- tient encore à notre monde contemporain. Si Suzanne Valadon est morte en 1938 et son mari, André Utter, dix années plus tard, son fils Utrillo est toujours vivant. Pendant plus de vingt ans, la tribu Valadon a vécu sur la Butte « dans une ambiance de roman russe ». Exubérante, elle s'y est fait connaître par des explosions passionnelles qui ont souvent ébranlé la vieille rue Cortot jusqu'en pleine nuit. Et ce n'est pas le fils, Utrillo, qui pouvait mettre de la sérénité dans le ménage : il allait au contraire porter le scandale dans la rue, pourchassant les passants, brisant les avertisseurs d'incendie, vociférant ou s'écroulant dans une crise. Un tel vacarme serait aujourd'hui difficilement toléré. Mais rue Cortot, en ce temps-là, c'était naturel, nous assure M. Galanis, maintenant membre de l'Institut, qui, des années durant, fut aux premières loges pour voir et entendre le trio. En dépit de ces déchaînements, des distractions brutales qu'ils lui apportaient, Suzanne Valadon a pu créer des chefs- d'œuvre et s'est imposée à l'attention des connaisseurs. D'expo- sition en exposition, elle a affirmé son nom. En 1932, sa rétros- pective de la galerie Georges Petit recevait la visite des officiels et M. Edouard Herriot, alors Président du Conseil, serrait le peintre dans ses bras. Pour mieux lui dire son admiration, il retardait d'une demi-heure le départ pour Londres de son train spécial. André Utter, bien que moins célèbre, a participé à des expo- sitions faites au Japon, aux Etats-Unis, en Italie, en Allemagne, en Tchécoslovaquie. Sa toile la plus fameuse figure au Musée d'Art Moderne de Paris. Maurice Utrillo, autant par ses excentricités que par son génie, est le plus célèbre des trois. « Qui n'a pas son Utrillo ? » disait-on dès le début du siècle. Très vite, l'ascension du peintre s'était doublée d'une réussite de caractère commercial. La cote sans cesse croissante de ses œuvres devait répandre son nom bien au-delà de la Butte et de Paris. En 1950, à une vente de l'Hôtel Drouot, son « Manoir de Gabrielle d'Estrée » atteint le prix de 800.000 francs, alors qu'à la même vente « Le Parlement de Westminster » de Monet ne dépasse pas 580.000 francs et qu'un portrait dû au pinceau de Degas ne monte qu'à 600.000. Actuellement, à New-York, quelques-unes des meilleures toiles de la « période blanche » sont cotées jusqu'à 2.800.000 francs. Ainsi, chacun des membres de la trinité a passé la rampe, et la famille a connu en même temps la fortune et la vogue. Ses ateliers de la Butte, son château de Saint-Bernard, près de Lyon, ont reçu la visite de personnalités telles que Mac Orlan, Max Jacob, Robert Rey, Edouard Herriot, Gustave Coquiot, Francis Carco, Roland Dorgelès. Et, presque quotidiennement, elle a accueilli dans son intimité le peintre tchèque Georges Kars et le sculpteur Leonardi. Connu par le témoignage de ses voisins, par ses relations avec des écrivains dont certains sont des observateurs fort pers- picaces, reconnu par la critique la plus autorisée, le trio Vala- don-Utter-Utrillo reste cependant mal connu sous son aspect le plus pittoresque : celui d'une association familiale dont la vie intime toujours mouvementée, parfois même exaspérée, serait digne de tenter la plume d'un romancier. Quand on a la curiosité de lire tout ce qui a été écrit sur les trois artistes, on est étonné de trouver une matière aussi mince. Les articles de journaux, ondes, revues, les livres même pénètrent peu profondément dans la vie de Valadon et de son mari. Et, s'ils accordent plus de place à celle d'Utrillo, encore est-ce bien souvent à coup de redites. Si, poussant plus loin l'étude, on compare ces divers textes, on est frappé par le nombre de contradictions qui s'y étalent. Les dates, les événe- ments eux-mêmes ne coïncident pas toujours. Tous les biogra- phes se heurtent à ce genre d'écueils qui, ici, sont d'autant plus nombreux que l'existence de la trinité est proche de la nôtre. Les critiques d'art eux-mêmes n'ont pas encore décanté leurs conclusions. Plus encore que le recul indispensable à une étude histo- rique raisonnée, c'est la couleur des témoignages qui importe ici. Dirigé en éventail, l'éclairage donne à la scène des reliefs divers. C'est ce qui s'est passé dans le cas de Valadon et d'Utrillo. Presque tous les commentateurs ont eu la bonne for- tune de connaître les deux peintres. Il leur est même arrivé d'être acteurs dans la communauté, de participer aux mêmes événements, de vivre les mêmes anecdotes. Les faits, qu'ils ont rapportés, n'offrent cependant pas au biographe une matière suffisante. Ces chroniqueurs qui affectent un ton détaché et désinvolte ne se croient pas tenus à la précision des dates. « On se souvient que, vers telle époque... », etc. La vivacité du récit commande le vague. Et d'ailleurs la mémoire n'est pas néces- sairement chronologique. Le biographe doit donc avoir recours à d'autres textes, d'aspect plus vigoureux. Dans le cas pré- sent, il se tourne inévitablement vers l ''Utrillo de Tabarant, l'étude de beaucoup la plus complète et la plus authentique sur la vie des trois peintres jusqu'en 1926. Ce n'est pas qu'elle soit sans erreurs et sans reproches : aussi scrupuleux soit-il, le bio- graphe est à la merci de sa sensibilité lorsqu'il est l'ami de son personnage. Il a eu l'avantage énorme de recevoir des confi- dences, mais cette situation n'est pas sans dangers, car il court le risque de se laisser influencer. Mais en face de la trinité Valadon-Utter-Utrillo, le rôle d'observateur glacé était difficile à soutenir. Les passions étaient fortes dans le trio et aussi parmi les satellites qui entouraient comme d'un réseau les ate- liers de la Butte ou le château de Saint-Bernard. Liaisons pas- sagères, aventuriers, curieux, pique-assiette, profitaient à l'envi de la générosité de Valadon. Des intrigues se nouaient ; des jalousies alimentaient les commérages. L'observateur qui avait du mal à trouver un fil cohérent, cherchait un renseigne- ment de première main et s'adressait directement à Suzanne Valadon, le membre le plus agissant et le plus loquace du trio. Dans quel imbroglio s'enfonçait-il ! Nous verrons par ailleurs que, malgré sa spontanéité, cette source d'information était hasardeuse. De tous côtés, l'observateur se heurtait sans même s'en rendre compte à la passion, à l'intérêt, au parti-pris. Faire appel aux documents autographes ? Encore faudrait- il trouver des textes. Les écrivains laissent derrière eux des traces précises, des œuvres datées, et l'on peut souvent puiser dans leur correspondance. Les hommes politiques laissent dans la presse et dans les annales parlementaires des traces encore plus nombreuses, et les événements auxquels ils ont été mêlés appartiennent à l'histoire. Mais les peintres, généralement, ne laissent pas de textes. Aussi leurs biographes se trouvent-ils les mains vides. C'est tout spécialement vrai lorsqu'ils s'inté- ressent à la trinité de la rue Cortot. Valadon n'écrivait pas. Il ne reste d'elle aucune lettre sus- ceptible de donner une indication biographique utile. Quelques petits billets rédigés à la hâte sur un coin de papier déchiré, sur l'envers d'une enveloppe, voilà ce qu'a gardé d'elle sa meil- leure amie, Mme Georges Kars. « Ma chère Nora, je viens de rentrer avec Utter. Tu pourras nous retrouver en haut. » Bien peu de choses sinon la trace, dans cette calligraphie d'écolière à l'orthographe hésitante, d'une main qui s'était obstinée à des- siner, mais qui avait peu appris à écrire. D'Utrillo, Mme Georges Kars a conservé une trentaine de sonnets. D'autres ont été publiés dans des revues, confiés à des journaux par leurs dédicataires. Le lyrisme d'Utrillo-poète a inspiré un chapitre à Tabarant. Même si l'enthousiasme de celui-ci peut n'être pas partagé, l'importance de ces poèmes imprimés, souvent datés, n'est pas négligeable. Ils constituent un document psychologique de premier ordre. Par ailleurs, on sait que le peintre, dans sa jeunesse, avait commencé à rédiger ses mémoires. Précisons tout de suite qu'ils ne sont pas acces- sibles, que leur contenu réel nous échappe. Utter, lui, aurait voulu écrire. Il a beaucoup parlé d'une étude d'esthétique qu'il désirait entreprendre, d'une « philoso- phie de la peinture » dont il montrait l'ébauche à André Salmon dans « un méchant petit carnet de quatre sous ». Ne devait-il pas l'éditer à Lausanne ? Projets de velléitaire, han- tise de la publication si fréquente dans la jeune bohème de la Butte où fourmillaient les rapins en mal « d'un grand machin » toujours sur le chantier ? Nous ne pouvons le savoir. De l'étude philosophique d'Utter, il reste des notes, mais elles sont inacces- sibles au public.