DU SOLIDARISME AUX COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES. LE CONCEPT DE SOLIDARITÉ DANS LA PENSÉE DE GEORGES SCELLE

Hugo Canihac

L'Harmattan | « Revue Française d'Histoire des Idées Politiques »

2020/1 N° 51 | pages 195 à 230

ISSN 1266-7862 ISBN 9782343203331 Article disponible en ligne à l'adresse : ------https://www.cairn.info/revue-francaise-d-histoire-des-idees-

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Du solidarisme aux Communautés européennes. Le concept de solidarité

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Hugo Canihac*

Introduction

Le concept de solidarité a été largement redécouvert par l’his- toire de la pensée politique ces dernières années. En France, le solidarisme, doctrine triomphante du tournant du XXe siècle, a été longuement analysé1. Mais loin d’être une particularité française, les doctrines qui, tout au long du XXe siècle, ont fait de la solida- rité leur étendard, ont connu des déclinaisons dans de nombreux

* Hugo Canihac est postdoctorant FRS-FNRS, CReSPo-IEE, à l’université Saint- Louis de Bruxelles. 1 Voir Serge Audier, La pensée solidariste, Paris, PUF, 2010. Marie-Claude Blais, La solidarité : histoire d’une idée, Paris, Gallimard, 2007. Jean-Fabien Spitz, Le moment républicain en France, Paris, Gallimard, 2005. Jacques Donzelot, L’invention du social, Paris, Fayard, 1984. © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) 196 / RFHIP n° 51 – VARIA

pays européens2. En outre, c’est sous le signe de l’international que se place d’emblée le solidarisme français avec son théoricien, Léon Bourgeois : l’auteur de Solidarité en 1896 était aussi un juriste actif dans les négociations internationales de l’époque, qui prési- dera la Société des Nations à sa création. Cette articulation entre la pensée solidariste et les débats sur l’organisation internatio- nale de la paix dans la première moitié du XXe siècle a été mise en évidence par le renouveau de l’histoire du droit international3. Ces travaux ont pourtant laissé subsister un angle mort dans l’histoire du concept de solidarité : sa dimension européenne. Oubli d’autant plus remarquable que c’est, après tout, en mettant en avant une © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) « solidarité de fait » entre les Six que la déclaration Schuman du 9 mai 1950 ouvrait la voie à la construction de l’Europe. Certes, GDQVOHVLOODJHGHODFULVHpFRQRPLTXHHW¿QDQFLqUHTXLDWUDYHUVp l’Europe à partir de 2008, de nombreux débats ont vu le jour sur les conditions et les implications d’une solidarité européenne4. Mais c’est dans une perspective normative, bien plus qu’historique, que ces travaux ont envisagé la solidarité à l’échelle de l’Europe. Ici, au contraire, nous voudrions explorer la façon dont le concept de solidarité était, dans les mouvements liés au solidarisme du début du siècle dernier, associé à l’idée d’une construction européenne aux contours encore imprécis.

2 Steinar Stjernø, 6ROLGDULW\LQ(XURSHWKH+LVWRU\RIDQ,GHD, Cambridge, UK, Cambridge University Press, 2005. 3 Martti Koskenniemi, 7KH*HQWOH&LYLOL]HURI1DWLRQVWKH5LVHDQG)DOORI ,QWHUQDWLRQDO/DZ, Cambridge University Press, Cambridge, 2001 ; Stephen C. Neff, -XVWLFHDPRQJ1DWLRQVD+LVWRU\RI,QWHUQDWLRQDO/DZ, Cambridge, Harvard University Press, 2014. 4 Voir par exemple Andreas Grimmel et Susanne Giang, 6ROLGDULW\LQWKH European Union: a Fundamental Value in Crisis, Cham, Springer, 2017 ; Jean- 0DUF)HUU\©(QWUHHI¿FDFLWppFRQRPLTXHHWMXVWLFHSROLWLTXHO¶8QLRQHXURSpHQQH en quête d’un équilibre social », Revue française d’histoire des idées politiques, no 43, 2016, p. 45-64 ; Andrea Sangiovanni, « Solidarity in the European Union », Oxford Journal of Legal Studies, 33-2, 2013, p. 213-241. © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) Le concept de solidarité dans la pensée de Georges Scelle / 197

Pour cela, nous proposons d’étudier la place du concept de soli- darité chez un auteur qui se situe à l’articulation des mouvements solidaristes du début du XXe siècle en France et des premiers pas de l’Europe d’après-guerre : le juriste français Georges Scelle (1878- 1961)5. Sa pensée, comme son engagement politique à proximité du parti radical6, s’inscrivent dans la continuité des mouvements solidaristes. Rendu célèbre par ses travaux de droit international et sa théorisation du fédéralisme, dans la deuxième partie de sa vie il devient l’un des avocats d’une Europe unie sur un modèle

5 Georges Scelle (1878-1961) étudie à l’École libre des sciences politiques et à

© L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) la faculté de droit de Paris, où il soutient en 1906 une thèse sous la direction de l’internationaliste Antoine Pillet. Il est agrégé de droit en 1912 par un jury présidé par Léon Duguit, et nommé à l’université de Dijon. Après la guerre, il mène une activité politique importante, aux côtés de la gauche républicaine, étant notamment chef de cabinet du ministre du Travail radical-socialiste Justin Godart en 1925. Il est une première fois nommé à l’université de Paris en 1925 par le ministre de l’Instruction publique, contre l’avis du conseil de l’université qui lui avait préféré Louis Le Fur. La polémique qui s’ensuit conduit à annuler sa nomi- QDWLRQ,OVHUD¿QDOHPHQWQRPPpj3DULVHQHW\HQVHLJQHUDMXVTX¶j Il multiplie très tôt les activités pratiques internationales, et participe à la confé- rence de La Haye en 1907, puis dans l’entre-deux-guerres assiste la délégation française à la SDN à plusieurs reprises. Il suit également de près les activités de l’Organisation internationale du travail après 1919, et est membre de son tribunal administratif, dont il sera vice-président. Il enseigne également à Genève à la faculté de droit et à l’Institut des hautes études internationales (1929-1933), et il est secrétaire de l’Académie de droit de La Haye à partir de 1935. Après 1945, il participe à la conférence de La Haye en 1948, ainsi qu’aux activités de l’Union européenne des fédéralistes, puis aux activités de la jeune ONU, et en préside la Commission du droit international en 1950. 6 Par juriste engagé, nous entendons un professionnel du droit qui « cumule son activité professionnelle de juriste avec un engagement dans des causes, un investissement dans des associations. Il ne s’agit cependant pas d’une simple activité parallèle, en tant que citoyen : c’est en qualité de juriste qu’il s’engage ; et la compétence professionnelle qu’il a acquise dans le champ juridique est mise au service de l’action militante ». Jacques Chevallier, « Juriste enga- Jp H "ªGDQV9pURQLTXH&KDPSHLO'HVSODWVHW1DWKDOLH)HUUp GLU Frontières du droit, critique des droits, Paris, LGDJ, 2007, p. 308 ; voir aussi Carlos Miguel Herrera (dir.), Les juristes face au politique : le droit, la gauche, la doctrine sous OD7URLVLqPH5pSXEOLTXH, Paris, Kimé, 2003. © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) 198 / RFHIP n° 51 – VARIA

fédéral. G. Scelle participera aux travaux des mouvements fédéra- listes européens, avant et après le Congrès de La Haye en 19487. Plus discrètement, ses théories étaient familières à nombre des pionniers du droit communautaire en France, et peuvent à ce WLWUHrWUHFRQVLGpUpHVFRPPHGHVVRXUFHVGHOHXUVUpÀH[LRQV(Q témoigne la participation de plusieurs d’entre eux aux Mélanges qui lui sont offerts en 1950 : on y trouve ainsi P. Reuter, J. de Soto, A. de Laubadère, M. Mouskhély, Cl.-A. Colliard ou Fr. Luchaire qui sont, à des degrés divers, engagés dans les débats communautaires8. La trajectoire de G. Scelle semble donc particulièrement indiquée pour saisir les passages entre la pensée de la solidarité telle qu’elle se développe en France au début du XXe siècle et les conceptualisa- © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) tions de la construction européenne. Pourtant, si le caractère central du concept de solidarité dans son projet d’ensemble a été souligné9, le lien de celui-ci à ses conceptions européennes – étudiées séparé- ment par ailleurs10 – demeure peu analysé. C’est cette articulation que cet article cherchera à éclaircir en resituant la pensée euro- péenne de G. Scelle dans le cadre de sa pensée d’ensemble de la solidarité. En examinant comment joue, dans la pensée internationale et européenne de G. Scelle, le concept de solidarité, l’enjeu est double. Il est d’abord de prolonger les travaux qui ont pris pour objet les

7 Jean-Michel Guieu, Le rameau et le glaive : les militants français pour la 6RFLpWpGHV1DWLRQV, Paris, Presses de , 2008, p. 269-283. 8 Sur ces auteurs, Julie Bailleux, Penser l’Europe par le droit : l’invention du droit communautaire en France (1945-1990), Paris, Dalloz, 2014. 9 Apostolidis Charalambos et Hélène Tourard (dir.), Actualité de Georges Scelle, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2013 ; C. M. Herrera, « Un juriste aux prises du social : sur le projet de Georges Scelle », Revue française d’histoire des idées politiques, no 21, 2005, p. 113-137. 10 Patrice Rolland, « Georges Scelle et le fédéralisme européen », dans A. Charalambos et H. Tourard (dir.), Actualité de Georges Scelle, op. cit. ; J.-M. Guieu, « Fédérer l’Europe ou subir une nouvelle catastrophe : le discours européen du juriste Georges Scelle dans les années vingt », +\SRWKqVHV, 3-1, 2000, p. 47. © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) Le concept de solidarité dans la pensée de Georges Scelle / 199

juristes de la IIIe République, en analysant les rapports entre leurs positions théoriques et leurs engagements politiques11. Mais, ici, QRXVH[SORUHURQVVSpFL¿TXHPHQWOHVPRGDOLWpVG¶HQJDJHPHQWLQWHU- national, et, plus particulièrement, européen du juriste. D’autre part, il s’agit de contribuer au débat, renouvelé depuis le début de la crise en 2008, sur les conceptualisations de la construction européenne et de sa dimension sociale12 en le replaçant dans une perspective historique. Ici, on voudrait interroger la façon dont était pensée l’Europe en relation avec le concept de solidarité avant les débuts de la construction communautaire. Ce faisant, nous chercherons tout à la fois à mettre en évidence les passages possibles – et parfois les impasses – entre un concept de solidarité forgé dans le cadre © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) français et l’idée d’une Europe sociale, dont l’avènement demeure une promesse lointaine de la construction européenne. En nous fondant sur une lecture des textes académiques mais aussi militants publiés par G. Scelle au cours de sa carrière, cet article examinera les déclinaisons du concept de solidarité dans le contexte des différents débats – nationaux, internationaux et euro- péens – dans lesquels il est mobilisé par G. Scelle. Plus qu’à un récit chronologique, nous nous attacherons à reconstruire de façon WKpPDWLTXHOHVXVDJHVGXFRQFHSWD¿QGHPHWWUHHQpYLGHQFHOD façon dont sa pensée européenne s’intègre dans l’économie d’en- semble de sa pensée de la solidarité. Nous reviendrons, dans un premier temps, sur la formation du concept de solidarité chez G. Scelle dans les débats français du début du XXe siècle. Il s’agira de

11 Jean-Michel Blanquer et Marc Milet, L’invention de l’État : Léon Duguit, Maurice Hauriou et la naissance du droit public moderne, Paris, Odile Jacob, 2015 ; Guillaume Sacriste, La République des constitutionnalistes, Paris, Presses de Sciences Po, 2011 ; C. M. Herrera (dir.), Les juristes face au politique, op. cit. ; M. Milet, La faculté de droit de Paris face à la vie politique : de l’affaire Scelle à l’affaire Jèze 1925-1936, Paris, LGDJ, 1996 ; Yves-Henri Gaudemet, Les juristes et la vie politique de la IIIe République, Paris, LGDJ, 1970. 12 Pierre-Yves Quiviger, « Avant-propos. La construction européenne et ses apories », Revue française d’histoire des idées politiques, no 43, 2016, p. 9-23. © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) 200 / RFHIP n° 51 – VARIA

souligner tout à la fois le caractère central du concept dans le projet de G. Scelle, et son ambiguïté fondamentale, ses usages alternant entre une dimension descriptive (la solidarité comme fait sociolo- gique) et une dimension prescriptive (la solidarité comme impératif politique). Dans un deuxième temps, nous montrerons comment *6FHOOHWUDQVSRVH¿GqOHPHQWOHFRQFHSWHWVDGRXEOHGLPHQVLRQ pour penser les enjeux de l’international dans l’entre-deux-guerres. 3RXU¿QLUQRXVQRXVSHQFKHURQVVXUOHVXVDJHVGXFRQFHSWGHVROL- darité au sujet des projets d’Europe unie que G. Scelle discute des années 1920 à l’après-guerre. Nous montrerons que ces usages « européens » donnent à voir une asymétrie importante : la concep- tualisation de l’Europe sociale apparaît pour le moins rapide dans © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) l’œuvre de G. Scelle. Nous nous interrogerons alors sur les raisons de la sous-conceptualisation de l’Europe sociale dans la pensée de G. Scelle.

I. La formation du concept de solidarité chez G. Scelle

En France, durant les dernières années du XIXe siècle et les premières années du XXe, la solidarité est un « concept carrefour13 ». $XWRXUG¶HOOHFRQYHUJHQWQRQVHXOHPHQWGHVGpEDWVVFLHQWL¿TXHV intenses, mais aussi de vifs débats politiques. En effet, comme l’ex- primait L. Bourgeois en 1896, le concept de solidarité naît à la fois GH©ODPpWKRGHVFLHQWL¿TXHHW>GH@O¶LGpHPRUDOH14 ». Cette dualité se retrouve chez les juristes. Tandis que la dimension descriptive du FRQFHSWVHOLHDYDQWWRXWGDQVODSHQVpHMXULGLTXHjXQHUpÀH[LRQ sur les sources générales et la légitimité du droit, qui implique une critique de l’État parlementaire, la seconde s’oriente vers un type particulier de règle juridique, le droit du travail, qui s’articule à une

13 M.-Cl. Blais, La solidarité, op. cit., p. 13. 14 Léon Bourgeois, Solidarité, Paris, Presses universitaires du Septentrion, 1998, p. 15. © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) Le concept de solidarité dans la pensée de Georges Scelle / 201

critique de l’État bourgeois. C’est autour de ces deux pôles que se forme le concept de solidarité chez G. Scelle.

A. Le fait social et l’origine du droit &¶HVWFRPPHOHV\PEROHG¶XQHQRXYHOOHDVSLUDWLRQVFLHQWL¿TXH de nouveaux savoirs de la société et d’un nouveau « réalisme », que se comprend le succès du concept de solidarité au tournant du siècle. Ainsi, lorsqu’un représentant majeur du solidarisme, le philosophe Célestin Bouglé publie son ouvrage du même nom en 1907, il mentionne – outre L. Bourgeois – parmi les inspirateurs de la pensée de la solidarité l’économiste Charles Gide (1847-1932)

© L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) et son article de 1893 dans la Revue internationale de sociologie, le philosophe Alfred Fouillée (1838-1912) et son ouvrage de 1885, La science sociale contemporaine, ou le pédagogue Henri Marion (1846-1896) auteur en 1883 d’un ouvrage sur La solidarité morale : HVVDLGHSV\FKRORJLHDSSOLTXpH15. Économie, sociologie, psycholo- gie – auxquelles il convient d’ajouter les essais de constituer une véritable science politique autant que juridique, que nous allons évoquer16 : les sciences sociales constituent le terrain sur lequel se GpYHORSSHOHFRQFHSWVFLHQWL¿TXHGHVROLGDULWp C’est, dans cet ensemble encore peu différencié, la sociologie qui se révèle la plus féconde pour les conceptualisations de la soli- darité. Le concept avait par exemple été théorisé par Saint-Simon dans le cadre de sa « science sociale », en se revendiquant explici- tement de la biologie. Son élève Auguste Comte avait quant à lui théorisé l’idée d’une interdépendance sociale se fondant sur le passé partagé d’une société, et contribuant à la création d’une plus grande solidarité entre ses membres17. Mais c’est surtout avec la publication en 1893 de la Division du travail social d’Émile Durkheim que le

15 Célestin Bouglé, Le solidarisme, Paris, V. Giard et E. Brière, 1907, p. 1-8. 16 Pierre Favre, 1DLVVDQFHVGHODVFLHQFHSROLWLTXHHQ)UDQFH, Paris, Fayard, 1989. 17 M.-Cl. Blais, La solidarité, op. cit., p. 32. © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) 202 / RFHIP n° 51 – VARIA

concept de solidarité est formalisé par la sociologie française. Il y opère en effet la distinction bien connue entre la solidarité méca- nique, ou par similitudes, des sociétés traditionnelles, et la solidarité organique, ou par division du travail, des sociétés modernes. Dans les secondes, observe-t-il, les individus sont nettement différenciés, et, pour cette raison même, interdépendants. Ils ne peuvent plus se substituer les uns aux autres, mais ont besoin au contraire de s’associer, et de coopérer. La solidarité se constitue ainsi, avec les débuts de la sociologie, comme la catégorie générale qui permet de rendre compte de manière « objective » de l’évolution et de l’état présent des sociétés modernes. Dans ces usages, la solidarité est, avant tout, un fait observable. © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) &HFRQFHSWGHVROLGDULWpQHUHVWHSDVFRQ¿QpDX[SUHPLHUV travaux sociologiques. Au contraire, il est rapidement réinvesti par OHGURLW'¶XQF{WpOD¿QGXXIXe siècle et le début du XXe siècle voient se déployer un effort pour adapter le discours juridique à l’émergence des sciences sociales, qui mettent en avant leur caractère expérimental et « réaliste ». Cela conduit de plus en plus de juristes à récuser le positivisme juridique, et à intégrer à leur répertoire conceptuel certaines notions issues des sciences sociales18 – à commencer par la solidarité. D’un autre côté, ce passage est rendu d’autant plus facile que la solidarité avait, en France, une histoire juridique ancienne : souvent liée à la notion révolutionnaire GHIUDWHUQLWpHOOHpWDLWGpMjGp¿QLHSDUOH&RGHFLYLOFRPPH©XQ engagement par lequel les personnes s’obligent les unes pour les autres et chacune pour tous » (art. 1202)19'p¿QLWLRQFLYLOLVWHHW Gp¿QLWLRQVRFLRORJLTXHGHODVROLGDULWpDOODLHQWELHQW{WVHPrOHUSRXU produire un concept proprement juridique de la solidarité sociale.

18 Olivier Jouanjan et Élisabeth Zoller (dir.), Le « moment 1900 » : critique sociale et critique sociologique du droit en Europe et aux États-Unis, Paris, Éditions Panthéon-Assas, 2015 ; C. M. Herrera, « La radicalisation sociologique de la pensée juridique. Lévy, Lambert, Gurvitch », Droits, 2-62, 2015, p. 189-204. 19 M.-Cl. Blais, La solidarité, op. cit., p. 12. © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) Le concept de solidarité dans la pensée de Georges Scelle / 203

Cette conceptualisation juridique du concept de solidarité était déjà fort élaborée dans l’œuvre de L. Bourgeois, lui-même juriste. Les liens de solidarité entre individus étant un fait irré- ductible de l’existence humaine, il s’efforçait d’en tirer les consé- quences juridiques en important du droit civil les concepts de « dette sociale » originaire et de « quasi-contrat ». Prolongeant la SHQVpHGH/%RXUJHRLVVDQVSRXUDXWDQWV¶\LGHQWL¿HU±QRWDPPHQW par son rejet de la notion de quasi-contrat20 – le juriste bordelais Léon Duguit propose à son tour, au cours des années qui suivent, une conceptualisation juridique de la solidarité nettement marquée SDUO¶LQÀXHQFHG¶('XUNKHLP TXH/%RXUJHRLVQHFLWDLWSDV (Q effet, bien que les contacts attestés entre le juriste bordelais et son © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) collègue à l’université de Bordeaux E. Durkheim soient limités21, la proximité entre les deux auteurs n’est guère contestable. L. Duguit avait proposé une refonte de la science juridique autour d’un « posi- tivisme sociologique » qui prenait pour point de départ « objectif » l’interdépendance des membres de l’organisme social22. Cette inter- dépendance se confondait pour lui avec le « fait de la solidarité ». (QHIIHWDI¿UPDLWLO©GDQVODVROLGDULWpMHQHYRLVTXHOHIDLWG¶LQ- terdépendance unissant entre eux par la communauté des besoins et la division du travail les membres de l’humanité et particulière- ment les membres d’un même groupe social23 ». Or, cette solidarité de fait était, pour le juriste bordelais, elle-même productrice de normativité : « ce n’est pas le législateur positif qui fait la règle de droit, [elle] se forme en dehors de lui et [elle] s’impose à lui24 ». Dès

20 Ibid., p. 205. 21 Claude Didry, « De l’État aux groupes professionnels. Les itinéraires croisés de L. Duguit et É. Durkheim au tournant du siècle (1880-1900) », Genèses, 2-1, 1990, p. 5-27. 22 Stéphane Pinon, « Le positivisme sociologique : l’itinéraire de Léon Duguit », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, 2, 2011. 23 Cité dans S. Audier, La pensée solidariste, op. cit., p. 205. 24 Cité dans Renaud Baumert, La découverte du juge constitutionnel, entre science et politique, Paris, LGDJ, 2009, p. 306. © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) 204 / RFHIP n° 51 – VARIA

lors, cette théorie ouvrait la voie à une critique féroce de la notion GHVRXYHUDLQHWpGHO¶eWDWGpSHLQWHFRPPHXQH¿FWLRQGpSDVVpH C’est de cette théorisation qu’hérite G. Scelle. Certes, nous y reviendrons, il ne s’inscrit pas en tous points dans la continuité de L. Duguit. Néanmoins, outre les références multiples et positives qu’il fait tout au long de son œuvre à son aîné25, dès ses premiers travaux, il manifeste lui aussi un fort goût pour la sociologie. Dans sa thèse, le phénomène de l’esclavage est analysé comme un résul- tat de la « loi de l’exploitation26 », loi socio-économique toujours à l’œuvre dans la société moderne. De même, lorsqu’en 1911 il discute les projets de réforme électorale, et notamment le droit de

© L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) YRWHGHVIHPPHVF¶HVWHQVRFLRORJXHTX¶LODI¿UPHTXH©OHVKRPPHV qui possèdent la puissance politique ne tiennent pas à la partager avec elles27 ». Plus tard, empruntant lui aussi les concepts durkhei- PLHQVGHVROLGDULWpLODI¿UPHUDVDQVDPELJXwWpOHFDUDFWqUHVRFLDO du droit : la source de tout droit est, en dernière analyse, « le fait social lui-même ou la solidarité28 ». L’exergue du premier chapitre de son Précis de 1932, une citation de Montesquieu, éclaire bien sa conception sociologique du droit comme dérivant de la solidarité : « les lois sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses », écrivait l’un ; le droit n’est rien d’autre qu’« un impératif social traduisant une nécessité née de la solidarité naturelle29 », écrira l’autre.

25 Voir notamment G. Scelle, « La doctrine de Leon Duguit et les fondements du droit des gens », Archives de philosophie du droit et de sociologie juridique, 1-2, 1932, p. 83-119. 26 Anne-Charlotte Martineau, « Georges Scelle’s Study of the Slave Trade: French Solidarism Revisited », (XURSHDQ-RXUQDORI,QWHUQDWLRQDO/DZ, 27-4, 2016, p. 1131-1151. 27 G. Scelle, « A propos de la crise actuelle de la représentation politique », Revue du droit public et de la science politique en France et à l’étranger, 28, 1911, p. 525-557. 28 G. Scelle, Précis de droit des gens, Paris, Éditions du CNRS, 1932, p. 6. 29 Ibid., p. 2. © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) Le concept de solidarité dans la pensée de Georges Scelle / 205

Impératif social, et non décision politique : on le voit, cette théorie est immédiatement chargée d’implications politiques. Chez G. Scelle, comme chez L. Duguit, l’insistance sur le caractère natu- rellement social du droit « tend à substituer le droit, objet appa- remment neutre, à la politique, ferment de division, comme mode de légitimation du pouvoir30 ». Elle s’accompagne d’une critique LQODVVDEOHPHQWUpSpWpHGHOD©¿FWLRQSpULPpH31 » de la souverai- neté de l’État. C’est sur cette dimension politique qu’il convient de s’arrêter à présent.

B. La solidarité comme impératif politique

© L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) Le terme de solidarité avait très tôt été mobilisé dans le vocabu- laire politique : dès les années 1840, culminant avec la révolution de 1848, il était devenu d’usage courant dans les mouvements de gauche, prolongeant souvent les usages qui en avaient été faits par Saint-Simon ou Proudhon32. Mais c’est avec la doctrine solidariste et le parti radical de L. Bourgeois que le concept s’impose dans la vie politique de la IIIe République33. Le grand parti républicain et démocratique de l’époque34 se présentait comme un parti de « synthèse » entre les « économistes », c’est-à-dire les partisans d’un libéralisme économique intégral d’un côté, et les mouvements

300DULH-RsOOH5HGRUDe l’État légal à l’État de droit : l’évolution des concep- tions de la doctrine publiciste française : 1879-1914, Paris, Economica, 1992, p. 29. 31 G. Scelle, « La doctrine de Leon Duguit et les fondements du droit des gens », art. cit., p. 94. 32 Voir le chapitre 3 de M.-Cl. Blais, La solidarité, op. cit. 33 Michel Borgetto, « La doctrine solidariste de Léon Bourgeois : une QRXYHOOHGp¿QLWLRQGHVUDSSRUWVHQWUHOHSROLWLTXHOHVRFLDOHWOHGURLWªGDQV C. M. Herrera (dir.), Les juristes face au politique, op. cit., p. 35-52. 34 Serge Berstein, Histoire du Parti radical, Paris, Presses de Sciences Po, 1980 ; Olivier Amiel, « Le solidarisme, une doctrine juridique et politique française de Léon Bourgeois à la Ve République », Parlement[s], Revue d’histoire politique, 11-1, 2009, p. 149-160. © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) 206 / RFHIP n° 51 – VARIA

socialistes de l’autre. Il s’agissait pour les radicaux de promouvoir une plus grande égalité entre les citoyens, promise en droit par OD5pSXEOLTXHPDLVGLI¿FLOHjGpFRXYULUHQIDLWVDQVSRXUDXWDQW détruire la liberté individuelle. Ancré dans les classes moyennes, le parti défendait pour cela une politique réformiste, notamment en matière de justice sociale. Cette ambition n’était pas coupée des prises de position propre- ment juridiques, bien au contraire. En effet, les aspirations à la solidarité sociale investissent sous la IIIe République le terrain juridique : avec le développement d’un droit du travail, le droit « passe à gauche35 ». Dès 1889, cette « juridicisation du social36 » se traduit par l’introduction de la « législation industrielle » comme © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) option dans la licence en droit. Avec la réforme du 9 avril 1898, à l’élaboration de laquelle participe L. Bourgeois, les accidents du travail font l’objet d’une protection légale relativement étendue ; en 1906, un ministère du Travail est créé ; viennent plus tard la loi du 5 avril 1910 sur les retraites, puis surtout, l’entrée en vigueur progressive (elle s’étale de 1910 à 1927) des différents volumes du Code du travail, qui vient formaliser cette nouvelle législation. Ces différentes mesures étaient largement soutenues par les juristes proches du parti radical37. G. Scelle s’inscrit pleinement dans ce mouvement de soutien du droit du travail. Il développe en particulier cet aspect de son œuvre dans les années qui suivent la Première Guerre mondiale. Celle-ci

35 Jacques Le Goff, Du silence à la parole : une histoire du droit du travail : des années 1830 à nos jours, Rennes, PUR, 2004, p. 320-321 ; id., « Juristes de gauche et droit social dans les années 1880-1920 », dans C. M. Herrera (dir.), Les juristes face au politique, op. cit., p. 13-34. 36 M. Borgetto, « La doctrine solidariste de Léon Bourgeois… », op. cit., p. 45 ; Fatiha Cherfouh, Le juriste entre science et politique, L.G.D.J., 2017, p. 385-390. 37 Voir Georges Paulet, « La législation sur les accidents du travail », dans Les applications sociales de la solidarité, Paris, Alcan, 1904, préface de L. Bourgeois. S. Audier, La pensée solidariste, op. cit., p. 28. J. Le Goff, Du silence à la parole, op. cit., p. 203-204. © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) Le concept de solidarité dans la pensée de Georges Scelle / 207

avait conduit à un renforcement des mesures sociales, portées par les nécessités de l’effort de guerre, organisé par l’État sous l’impul- sion notamment du socialiste modéré Albert Thomas38. Après 1918, on assiste à une augmentation spectaculaire du nombre d’ouvriers en France (de 3,6 à 5,4 millions de 1906 à 1931), qui se concentrent dans les branches de l’industrie lourde en plein développement39. En outre, le pouvoir bolchevique qui s’installe, après un moment d’incertitude, en Russie, contribue à maintenir les enjeux sociaux au premier plan des débats politiques. Dans ce contexte, G. Scelle, juriste engagé, se fait tout à la fois l’analyste et le défenseur d’un « droit ouvrier » qui se situe dans la droite ligne de ses conceptions générales du droit. © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) Comme il ne manque pas de le souligner, le droit du travail est en effet au point de jonction exact des deux sens de la soli- darité. Comme tout droit, il est, d’un côté, une « institution née spontanément au sein des rapports sociaux40 », qui a « ses racines enfoncées en plein humus social41 ». En ce sens, c’est un droit qui UHÀqWHGLUHFWHPHQWODVROLGDULWpVRFLDOHQRXYHOOHQpHGHODUpYROXWLRQ industrielle et du développement du prolétariat. Mais, comme il l’explique en 1924 dans un ouvrage sur La politique républicaine DXTXHOFRQWULEXHQWGHJUDQGHV¿JXUHVGXVROLGDULVPHHWGXUDGL- calisme (É. Herriot, C. Bouglé, Ch. Rist, entre autres), c’est aussi « une législation de classe, faite pour une catégorie de citoyens unis par une solidarité spéciale et conscients de cette solidarité42 ». Les luttes ouvrières sont cruciales dans cette prise de conscience : c’est parce qu’ils ont revendiqué une législation protectrice qu’ils ont

38 J. Le Goff, Du silence à la parole, op. cit., p. 229-232. 39 Christophe Charle, La crise des sociétés impériales : Allemagne, France, Grande-Bretagne : 1900-1940, Paris, Seuil, 2001, p. 371-374. 40 G. Scelle, Le droit ouvrier, Paris, Armand Colin, 1922, p. vi. 41 Ibid., p. 19. 42 Id., « Le problème ouvrier », Revue française d’histoire des idées politiques, no 21, 2005, p. 167-192. © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) 208 / RFHIP n° 51 – VARIA

obtenu une certaine protection. Dès lors, G. Scelle prend position politiquement contre une « politique d’inertie » qui se contenterait G¶DWWHQGUHO¶DYqQHPHQWGHODVROLGDULWp/HVHQVVFLHQWL¿TXHGHOD solidarité se change insensiblement en un sens politique. La politique de la solidarité viserait à constituer une « démo- cratie industrielle ». Ouvriers et patrons y participeraient sur un pied d’égalité à la gestion de l’entreprise43 ; par l’intermédiaire des assurances sociales généralisées, se construirait une « solidarité des diverses professions entre elles ». Cette solidarité élargie ouvrirait alors la voie d’un corporatisme dans lequel les syndicats joueraient un rôle décisif. C’est pourquoi il défend un renforcement et une réorganisation radicale du syndicalisme, permettant une repré- © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) VHQWDWLRQSOXVHI¿FDFH©LOQHSHXW\DYRLUGHQRWLRQGHO¶LQWpUrW professionnel et d’organisation professionnelle que par le syndi- cat unique, c’est-à-dire par le syndicat obligatoire ». Le Conseil national économique, organe corporatif à l’interface de l’État et du monde professionnel à la création duquel participe G. Scelle HQLOOXVWUHODPp¿DQFHjO¶pJDUGGXSRXYRLUVDQVOLPLWHVGX Parlement qui est sous-jacente à ces thèses44. En fondant le droit sur la solidarité naturelle des humains en société, c’est donc aussi dans le sillage d’une critique de l’État parlementaire de la IIIe République que s’inscrit G. Scelle. 5HÀpWDQWOHVXVDJHVGHVRQpSRTXHODVROLGDULWpHVWG¶XQF{WpXQ fait social créateur de droit, qui permet de rejeter l’absolutisme de O¶eWDWHWSOXVVSpFL¿TXHPHQWODVRXYHUDLQHWpDEVROXHGX3DUOHPHQW Elle est aussi, d’un autre côté, un impératif politique, qui encourage l’action politique en vue de l’amélioration des conditions de vie des ouvriers son objectif. Loin de se contredire, ces deux dimensions se complètent : la solidarité instaure une normativité qui n’est pas celle des lois de la concurrence économique ni de l’État parlementaire

43 Ibid. Les références de ce paragraphe proviennent respectivement des pages 172, 180, 186 et 187. 44 G. Scelle, « A propos de la crise actuelle de la représentation politique », art. cit. © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) Le concept de solidarité dans la pensée de Georges Scelle / 209

souverain, mais qui résulte de la « fécondité propre du social45 ». Elle est à la fois donnée, et construite ; un fait, et une tâche.

II. La transposition internationale du concept de solidarité

Le versant le mieux connu de l’œuvre de G. Scelle – sa pensée du droit international – reprend à son compte ce concept de solida- rité. Il s’inscrit en cela dans la droite ligne du solidarisme juridique français. Plus largement, il s’inscrit dans des débats dont le cadre disciplinaire est fourni par le droit international, et dont l’ampleur dépasse largement les frontières nationales. 8QIRUWVRXWLHQDXSDFL¿VPHMXULGLTXHV¶pWDLWGpYHORSSpGHSXLV © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) OD¿QGXXIXe siècle dans l’espoir de « civiliser » les nations46. Loin d’en sonner le glas, la Première Guerre mondiale donne lieu à une renaissance de cet idéal autour de la Société des Nations, créée en 1919, et des institutions qui lui sont rattachées. C’est même une période d’institutionnalisation accélérée de la science du droit inter- national public, avec la création d’institutions telles que l’Institut juridique international (1919), l’Institut des hautes études internatio- nales fondé par P. Fauchille à l’université de Paris (1921), l’ouverture de l’Académie de droit international de La Haye en 1923 dans le « Palais de la paix » achevé en 1913 ou de l’Institut universitaire des hautes études internationales à Genève (1927). Cette institutionna- OLVDWLRQV¶DFFRPSDJQHG¶XQHYRORQWpGHUHIRQGDWLRQVFLHQWL¿TXHGX droit international : pour beaucoup de juristes, la « détestable47 »

45 J. Le Goff, « Juristes de gauche et droit social dans les années 1880-1920 », art. cit., p. 26. 46 M. Koskenniemi, 7KH*HQWOH&LYLOL]HURI1DWLRQV, op. cit. Stephen C. Neff, -XVWLFHDPRQJ1DWLRQV, op. cit. Guillaume Sacriste et Antoine Vauchez, « L’Europe des juristes. Le plan Briand d’Union fédérale européenne ou l’im- possible autonomie du constitutionnalisme européen des années 1920 », dans Penser les frontières de l’Europe du XIXe au XXIe siècle, Paris, PUF, 2004. 47 Louis Le Fur, Développement historique du droit international : de l’anarchie internationale à une communauté internationale organisée, M. Nijhoff, recueil des cours/Académie de droit international de La Haye, 1932, p. 548. © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) 210 / RFHIP n° 51 – VARIA

théorie de la souveraineté condamne le droit international à l’im- puissance. Il s’agit alors pour eux de « détrôner l’État en tant que personne morale et douée de souveraineté » pour repenser le droit international et, sur de nouveaux fondements, le rendre véritable- PHQWHI¿FDFH48. C’est dans ce contexte que se comprend la mobilisation du concept de solidarité par G. Scelle. L’enjeu est pour lui de relégi- WLPHUOHGURLWLQWHUQDWLRQDOD¿QG¶HQIDLUHXQLQVWUXPHQWGHSDL[ véritable. Or, le concept de solidarité permet de donner une nouvelle fondation à ce droit traditionnellement inséparable de la souverai- neté des États : en fondant le droit international sur le fait de la soli- darité sociale, celui-ci est placé hors du domaine de la souveraineté, © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) et hors du contrôle exclusif des États. Cette entreprise de refonda- tion théorique du droit international s’articule à un fort engagement en faveur des organisations internationales de la paix, d’une part, et du droit international du travail, d’autre part : la paix mondiale ne saurait être réalisée sans réaliser en même temps la paix sociale49. La transposition internationale du concept de solidarité permet donc de lier une refondation du droit international qui se veut scienti- ¿TXHHWXQLPSpUDWLISROLWLTXHGHMXVWLFHVRFLDOHPRQGLDOH

A. La société internationale et le règne du droit L’intérêt de G. Scelle pour le droit international s’inscrit dans le prolongement direct du solidarisme juridique. C’est bien sûr la ¿JXUHGH/%RXUJHRLVTXLLFLHQFRUHHQGRQQHODPHLOOHXUHLOOXV- tration. Délégué de la France aux conférences de La Haye en 1899 et 1907, il avait publié dès 1910 un ouvrage intitulé Pour la Société des 1DWLRQV. Il fonde l’Association pour la Société des Nations en 1918,

48 Erich Kaufmann, Droit international de la paix, M. Nijhoff, recueil des cours/ Académie de droit international de La Haye, 1935, p. 325. 49 Emmanuella Doussis, « L’organisation politique à vocation universelle dans l’œuvre de G. Scelle : théorie et applications », dans A. Charalambos et H. Tourard (dir.), Actualité de Georges Scelle, op. cit., p. 135. © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) Le concept de solidarité dans la pensée de Georges Scelle / 211

qui attire de nombreux juristes en France – tels Georges Scelle, Joseph Barthélemy ou René Cassin. Mais l’engagement solidariste SRXUODSDFL¿FDWLRQMXULGLTXHGXPRQGHV¶LQVFULWOXLPrPHGDQVXQ militantisme transnational plus large, auquel participe très active- ment G. Scelle. En effet, la cause du droit international est défendue par un collectif d’acteurs qui gravite autour des nouvelles institu- tions, académiques et politiques, du droit international. G. Scelle partage avec eux nombre de pratiques et de lieux communs : il parti- cipe aux activités de l’Institut de droit international, de l’Institut des hautes études internationales, de l’Académie de droit international de La Haye ou de l’Institut universitaire des hautes études interna- tionales à Genève. À ces proximités académiques s’ajoute un enga- © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) gement commun dans la pratique du droit international. G. Scelle prend une part importante aux activités en faveur de la SDN, par exemple au Xe Congrès international de la paix à Paris en 1923, dans lequel il est l’un des rapporteurs50. Conseiller de la délégation fran- çaise à la SDN dans les années 1920, il est donc pleinement engagé GDQVOHVUpVHDX[MXULGLTXHVHWSDFL¿VWHVLQWHUQDWLRQDX[ &HVMXULVWHVSDFL¿VWHVQHFRQVWLWXHQWSDVXQH©pFROHªXQL¿pH autour de concepts partagés. Néanmoins, au sein de ce collectif circule une vive critique du droit international traditionnel. Le juriste américain Alpheus H. Snow51 en donne un bon exemple. Il publie en 1912 un article, traduit en français la même année par Georges Scelle52WUqVVLJQL¿FDWLIGHO¶DUJXPHQWDWLRQTXLHVW alors développée. Il s’attaque durement à la conception tradition- nelle du droit international, qui est « contradictoire et par suite

50 J.-M. Guieu, Le rameau et le glaive, op. cit., p. 66. 51 Diplômé de Yale puis de la Harvard Law School en 1883, il est d’abord prati- FLHQHWVXLWGHSUqVOHPRXYHPHQWSDFL¿VWHMXULGLTXH,OHVWGpOpJXpDPpULFDLQ à la conférence de La Haye en 1910 sur l’assurance sociale. Il participe à la fondation de l’American Society of en 1906 puis entre à son bureau en 1910. 52 Alpheus Snow, « The Law of Nations », American Journal of International /DZ, IV, 1912. © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) 212 / RFHIP n° 51 – VARIA

DQWLVFLHQWL¿TXH&DUFHTXLHVWLQWHUQDWLRQDOQHSHXWSDVrWUHOH droit53 », si comme on l’admet habituellement, le droit est la créa- tion propre de l’État. Contre une conception positiviste du droit international centrée sur les États, A. Snow cherche donc à montrer l’existence de fait d’une « Société des Nations » possédant une sorte de « gouvernement fédéral » : cette société de fait est la source d’un droit « supranational », seul effectivement capable d’appor- ter la paix. La souveraineté des États n’est qu’un vain mythe qu’il convient de rejeter si l’on veut établir la paix. &¶HVWDLQVLDXFURLVHPHQWGHODUpÀH[LRQIUDQoDLVHVXUODVROLGD- ULWpHWGHVUpÀH[LRQVGHVMXULVWHVSDFL¿VWHVTXH*6FHOOHGpYHORSSH sa pensée de la solidarité internationale. Se situant explicitement © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) dans la lignée ouverte par L. Duguit – dont il regrette cependant qu’il n’ait pas, selon lui, tiré toutes les conséquences de sa propre doctrine –, il affirme que le droit international n’est que « la transposition sur un plan social élargi des disciplines juridiques étatiques54 ». Il rejette le positivisme juridique, obnubilé par l’État, DXSUR¿WG¶XQHDSSURFKHVRFLRORJLTXH©SRXUQRXVOHVUDSSRUWV qu’il va s’agir de décrire et d’analyser sont [non des rapports entre États mais] des rapports entre individus, formant une société univer- selle, et appartenant en même temps à d’autres et innombrables sociétés politiques55 ». C’est dire que les États souverains ne sont plus les premiers acteurs du droit international. C’est au contraire la solidarité de fait internationale qui est créatrice de normativité, dans la mesure où « toutes ces sociétés composées […] sécrètent, SDUFHODVHXOTX¶HOOHVH[LVWHQWOHXUVSURSUHVQRUPHVMXULGLTXHVD¿Q d’assurer le maintien et le développement de la solidarité qui leur sert de base ». Les normes internationales dérivent donc du fait de

53 Id., « Le droit des nations », ibid., p. 311. 54 G. Scelle, « La doctrine de Leon Duguit et les fondements du droit des gens », art. cit., p. 85. 55 Id., Précis de droit des gens, op. cit. Les citations suivantes sont tirées respec- tivement des pages 1, 30 et 33. © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) Le concept de solidarité dans la pensée de Georges Scelle / 213

la solidarité internationale, comme les normes internes dérivent de la solidarité nationale. Dès lors, le fait de la solidarité permet de donner un fondement ©VFLHQWL¿TXHªjO¶LGpDOG¶XQRUGUHMXULGLTXHPRQGLDOXQL¿p'X point de vue des sources du droit, il n’y a plus de raison de mainte- nir une approche dualiste des relations du droit international avec le droit national. Étant issus de la même source, les deux droits ne IRUPHQWHQUpDOLWpTX¶XQ©GURLWLQWHUVRFLDOXQL¿pªTXLSHXWPrPH s’analyser comme un « droit constitutionnel international56 ». Il faut toutefois là aussi, observe-t-il en critiquant la conception proudho- nienne du fédéralisme, que cette solidarité devienne consciente, si elle doit être durable. Certes, si les hommes étaient de « purs © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) esprits juridiques », les normes spontanément issues des rapports VRFLDX[VXI¿UDLHQWjpWDEOLUODSDL[PDLVGDQVODUpDOLWpLOIDXWDXVVL développer en parallèle des institutions pour les faire respecter57. Il soulignera au sujet de l’échec de la SDN que « l’existence de fait G¶XQHVROLGDULWpXQLYHUVHOOHQHVXI¿WSDVjLQWpJUHUMXULGLTXHPHQW et organiquement la société des peuples : encore faut-il que cette société prenne conscience d’elle-même58 ». C’est, pour G. Scelle, la voie du fédéralisme véritable, ce « mode de gouvernement des hommes dans lequel les phénomènes de solidarité qui unissent un certain nombre de collectivités politiques se traduisent par une hiérarchie institutionnelle organique59 ». Cette analyse n’est pas seulement théorique. Elle vise aussi à MXVWL¿HUFHTXLHQFRQVWLWXHjVHV\HX[O¶H[HPSOHOHSOXVPDUTXDQW quoique plein d’ambiguïtés : la SDN. Certes, G. Scelle lui-même

56 Ibid., II. 57 Id., « Préface », dans Léon-Éli Troclet, Législation sociale internationale, Bruxelles, Éditions de la Librairie Encyclopédique, 1952, p. 8. 58 Id., 7UDLWpGHGURLWLQWHUQDWLRQDOSXEOLF, Paris, Domat-Montchrestien, 1948, p. 320. 59 Id., « Préface », dans Pierre-Joseph Proudhon, Œuvres complètes, Paris- Genève, Slatkine, 1982, XV, p. 14. © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) 214 / RFHIP n° 51 – VARIA

V¶HQPRQWUHUDXQFULWLTXHDPHUDSUqVOD¿QGHODJXHUUH60. En outre, il a bien été montré que la SDN ne correspond que de très loin aux espoirs des juristes61. Pourtant, elle est pour une partie d’entre eux, pour un temps, la première pierre de l’organisation nouvelle du monde. Georges Scelle, qui rédige dans les années 1920 plusieurs brochures visant à défendre la SDN, insiste sur le fait qu’elle « tend à substituer à l’anarchie actuelle des États réputés souverains, c’est- à-dire égaux les uns aux autres […] une organisation supranatio- nale ayant assez de force pour les obliger tous à s’incliner devant les principes du droit et devant des juges62 ». Ce droit, qui se fonde sur le fait de la solidarité internationale, est devenu conscient avec la SDN ; elle constitue ainsi la première pierre sur la voie d’un fédé- © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) ralisme mondial. Le fait de la solidarité est donc non seulement à la base d’une nouvelle analyse du droit international, mais aussi au SULQFLSHGHODMXVWL¿FDWLRQGHOD6'1HWGHVHVSRLUVSODFpVSDUOHV SDFL¿VWHVGDQVVRQDFWLRQMXULGLTXHFLYLOLVDWULFH

B. L’organisation internationale de la solidarité et la construction d’un droit social international Toutefois, dans la pensée de G. Scelle, la solidarité internatio- nale possède un sens plus large. Pour réussir, l’entreprise de la SDN GRLWDXVVLV¶DSSX\HUVXUXQHVROLGDULWpPRQGLDOHSOXVVSpFL¿TXH celle entre les travailleurs. Autrement dit, droit international de la paix et organisation internationale du travail doivent aller de pair.

60 Id., 7UDLWpGHGURLWLQWHUQDWLRQDOSXEOLF, op. cit., p. 305. 61 Stephen Wertheim, « The League That Wasn’t: American Designs for a Legalist- Sanctionist and the Intellectual Origins of International Organization, 1914-1920 », 'LSORPDWLF+LVWRU\, 35-5, 2011, p. 797-836. Pour des interprétations récentes du rôle de la Ligue, voir Michel Marbeau, La Société des 1DWLRQVYHUVXQPRQGHPXOWLODWpUDO, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2017. Susan Pedersen, 7KH*XDUGLDQVWKH/HDJXHRI1DWLRQV and the Crisis of Empire, Oxford, Oxford University Press, 2018. 62 G. Scelle, /D6RFLpWpGHV1DWLRQVVDQpFHVVLWpVRQEXWVHVRULJLQHVVRQ organisation, Paris, PUF, 1925, p. 4. © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) Le concept de solidarité dans la pensée de Georges Scelle / 215

En effet, dans un contexte où la révolution russe jette une lumière menaçante sur les mouvements sociaux, les débats sur l’or- ganisation des travailleurs se développent pour partie en parallèle dans les arènes nationale et internationale63/HVUpÀH[LRQVVXUO¶RU- ganisation d’une solidarité sociale internationale n’étaient certes pas nouvelles. Elles avaient pris leur essor dans les partis sociaux-dé- mocrates et marxistes européens, en particulier en Allemagne, qui avaient fait de la solidarité internationale des travailleurs l’un de leurs mots d’ordre64. En 1889 avait eu lieu le premier Congrès inter- national sur les accidents du travail ; en 1900 avait été créée l’As- sociation internationale pour la protection légale des travailleurs. Loin de demeurer limités aux mouvements marxistes, ces efforts © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) avaient également été relayés dans la mouvance solidariste65. Mais, DSUqVFHVUpÀH[LRQVFRQQDLVVHQWXQQRXYHDXGpYHORSSHPHQW intimement lié à la construction de la SDN : en 1919 est fondée l’Organisation internationale du travail (OIT), agence spécialisée et relativement autonome à l’égard de la SDN. Elle est dotée d’un secrétariat général, le Bureau international du travail (BIT), qui est placé à sa création sous la présidence d’un proche de G. Scelle, le français A. Thomas66, qui préfacera l’un des ouvrages de G. Scelle sur l’organisation internationale du travail67. L’organisation vise

63 Alain Chatriot, La démocratie sociale à la française, Paris, La Découverte, 2002, p. 27-28. 64 S. Stjernø, 6ROLGDULW\LQ(XURSH, op. cit., p. 96-100. 65 L. Bourgeois, « L’organisation internationale de la prévoyance sociale », dans /DSROLWLTXHGHODSUpYR\DQFHVRFLDOH, Paris, Fasquelle, 1914, vol. III. 66 J.-M. Guieu, « Albert Thomas et la paix, du socialisme normalien à l’action internationale au BIT », Les cahiers Irice, 2-2, 2008, p. 65. 67 G. Scelle, /¶RUJDQLVDWLRQLQWHUQDWLRQDOHGXWUDYDLOHWOH%,7, Paris, M. Rivière, 6XUOH%,7YRLU0DULHNH/RXLV©8QHUHSUpVHQWDWLRQGpSROLWLVpH" L’Organisation internationale du travail de 1919 à nos jours », Critique inter- nationale, 76-3, 2017, p. 61-80 ; Sandrine Kott, « From Transnational Reformist Network to International Organization: the International Association for Labour Legislation and the International Labour Organization (1900-1930s) », dans Davide Rodogno, Bernhard Struck et Jakob Vogel (dir.), Shaping the © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) 216 / RFHIP n° 51 – VARIA

à favoriser le développement d’un droit du travail international, en vue de prévenir la constitution d’une coalition révolutionnaire transnationale balayant les pays européens. Rapidement, certains juristes spécialistes de droit international se tournent vers cette « question sociale internationale ». G. Scelle VRXOLJQHH[SOLFLWHPHQWFHVDI¿QLWpVHQWUHGURLWLQWHUQDWLRQDOHWGURLW du travail : « ce n’est pas seulement d’analogie [entre le droit du travail et le droit international public] qu’il s’agit mais bien d’iden- tité foncière68 ». Les problématiques en apparaissent similaires, FDURUJDQLVpHVDXWRXUG¶XQH©FRPPXQHUpÀH[LRQVXUODTXHVWLRQ de la limitation de souveraineté de l’État et de l’entreprise69 ». De même, sous l’angle juridictionnel, on a dans les deux cas recours © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) à l’arbitrage, non à de véritables tribunaux. Cela donne lieu à des VDQFWLRQVLQVXI¿VDQWHVjODJXHUUHHWjODJUqYH©SKpQRPqQHVMXUL- diquement identiques ». On comprend dès lors qu’une partie impor- tante de ses écrits à partir de l’entre-deux-guerres soit consacrée à l’étude et à la défense de ce droit international du travail naissant. Ce recoupement des deux problématiques se traduit en pratique par sa participation aux nouvelles institutions qui voient le jour avec l’OIT, comme la Commission de contrôle des conventions inter- nationales du travail ou le tribunal administratif de l’OIT, où il est juge à partir de 1938 : défendre la régulation juridique des relations internationales et promouvoir le droit international du travail vont, dans sa trajectoire, de pair. L’articulation théorique des deux domaines repose sur le concept de solidarité. En effet, si la solidarité est un fait observable dans toute société, elle est particulièrement liée à l’existence de rapports

7UDQVQDWLRQDO6SKHUH([SHUWV1HWZRUNVDQG,VVXHVIURPWKHVWRWKHV, 1HZ

économiques, car « ce qui forme la base de toute Société humaine […] ce n’est point l’organisation politique, c’est la solidarité écono- mique, phénomène social fondamental qui lui a donné naissance70 ». Or, en s’internationalisant, les échanges économiques créent de nouvelles solidarités, entre les capitalistes, mais aussi entre les travailleurs ; ces solidarités font à leur tour émerger des « besoins particuliers de la solidarité internationale », non pas universels mais propres à la classe des travailleurs71. Cette solidarité de classe, en devenant consciente, génère des revendications72. Après 1917, estime G. Scelle, ces tendances peuvent et doivent être renforcées, accélérées, si l’on veut contrecarrer les mouvements révolution- naires. Cela suppose d’organiser le droit du travail international. © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) Il élabore pour cela une distinction entre organisations inter- nationales à base géographique, et organisations à base fonction- nelle constituant un « fédéralisme spécialisé par matières ou par services73 ». L’OIT illustre ce second type. Elle joue un rôle décisif, car « le développement de ces organismes techniques est une œuvre essentielle à la solidarité internationale », qu’ils permettent d’ac- croître en l’organisant74. En ce sens, « elle se présente, en somme, comme la transposition sur le terrain économique de l’effort de soli- darité internationale que réalise la SDN sur le terrain politique75 ». Ici encore, la solidarité internationale n’est donc pas seulement un fait ; elle est un effort, une construction qui accompagne et soutient le développement du droit international de la paix.

70 G. Scelle, /D6RFLpWpGHV1DWLRQV, op. cit., p. 19. 71 Id.©/DVLJQL¿FDWLRQGHO¶RUJDQLVDWLRQLQWHUQDWLRQDOHGXWUDYDLOªScientia, 5HYXHLQWHUQDWLRQDOHGHV\QWKqVHVFLHQWL¿TXH, XVIII-1, 1924, p. 35-46. 72 Ibid., p. 38. 73 Id., « Préface », dans L.-É. Troclet, Législation sociale internationale, op. cit., p. 9. 74 Id., /D6RFLpWpGHV1DWLRQV, op. cit., p. 20. 75 Id.©/DVLJQL¿FDWLRQGHO¶RUJDQLVDWLRQLQWHUQDWLRQDOHGXWUDYDLOªDUWFLWS © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) 218 / RFHIP n° 51 – VARIA

Dans cette perspective, G. Scelle s’attache particulièrement à défendre une forme de corporatisme international parallèle à celle qu’il défend à l’échelle nationale. Il souligne ainsi que la vraie originalité de l’OIT réside dans son caractère tripartite : au sein de l’organisation sont associés non seulement des représentants des gouvernements, mais aussi des représentants patronaux et syndi- caux. « Cette introduction des représentants patronaux et ouvriers à côté des délégués gouvernementaux dans une institution inter-éta- tique » donne à l’organisation un « caractère révolutionnaire76 ». Elle manifeste un phénomène de « désétatisation », la constitution à côté des États des « collectivités d’un genre nouveau, issues de soli- darités différentes ». Manifestant à l’origine l’existence d’une soli- © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) darité de fait entre les travailleurs, les syndicats deviennent alors, dans cette vision, les porteurs privilégiés des revendications d’une plus grande solidarité entre les classes à l’échelle internationale. Dès lors, l’analyse des relations de solidarité se change en une défense du rôle international du syndicalisme : celui-ci « doit devenir un des éléments essentiels de la charpente constitution- nelle internationale ». Le concept de solidarité est donc également au cœur de la pensée internationale de G. Scelle. Elle en est, en accord avec sa conception des sources du droit, le fondement théorique : c’est sur le fait de la solidarité internationale que repose le droit international. Mais elle HVWpJDOHPHQWjO¶LQWHUQDWLRQDOOHSULQFLSHGHMXVWL¿FDWLRQGHVRQ engagement politique : la solidarité doit être construite, non seule- ment à travers la SDN, mais aussi en élaborant une organisation syndicale mondiale. Dans le contexte de l’époque, ces deux aspects lui semblent profondément liés entre eux car « la paix sociale et la

76 Id., « Préface », dans Alexandre Berenstein, Les organisations ouvrières : OHXUVFRPSpWHQFHVHWOHXUU{OHGDQVOD6RFLpWpGHV1DWLRQVHWQRWDPPHQWGDQV O¶2UJDQLVDWLRQ,QWHUQDWLRQDOHGX7UDYDLO, Paris, Pédone, 1936. Les pages citées dans ce paragraphe sont respectivement vii et ix-x. © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) Le concept de solidarité dans la pensée de Georges Scelle / 219

paix internationale sont étroitement solidaires et complémentaires l’une de l’autre77 ».

III. Du monde à l’Europe : la solidarité dans le projet européen de G. Scelle

Le concept de solidarité, dans la pensée de G. Scelle, permet d’articuler pensée du national et pensée de l’international, tout DXWDQWTXHWKpRULHVFLHQWL¿TXHHWPLOLWDQWLVPHSROLWLTXH,OQRXV reste maintenant à examiner comment ce concept joue dans sa pensée de l’Europe. En effet, très rapidement après 1918, G. Scelle investit aussi les débats sur la construction d’une Europe unie. Cet © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) LQYHVWLVVHPHQWHVWLFLHQFRUHjODIRLVVFLHQWL¿TXHHWPLOLWDQWLO propose non seulement une théorie de la construction de l’Europe, mais plaide aussi sans relâche pour sa réalisation, et prend part aux nombreux débats sur la question qui débutent dans l’entre-deux- guerres et s’étendent jusqu’au début des années 1950. Cet investissement du débat européen n’est guère dissociable des débats sur l’organisation internationale de la paix. En effet, les limitations puis l’échec de la SDN sont bientôt patents pour de nombreux juristes et militants. Son étendue limitée, les violations multiples des traités et l’incapacité de l’organisation à les sanc- tionner contribuent à répandre l’idée que la SDN ne constitue pas une réponse satisfaisante aux tensions internationales. Dès lors, dans l’ambiance « catastrophiste78 » engendrée par les menaces de plus en plus manifestes sur la paix en Europe, et renforcée par la crise économique qui balaie le monde à partir de 1929, il s’opère pour beaucoup de militants une reconversion vers le terrain du militantisme européen : si l’on ne peut unir le monde, peut-être HVWLOSRVVLEOHGXPRLQVG¶XQL¿HUO¶(XURSH/¶HQWUHGHX[JXHUUHV

77 Id.©/DVLJQL¿FDWLRQGHO¶RUJDQLVDWLRQLQWHUQDWLRQDOHGXWUDYDLOªDUWFLWS 78 J.-M. Guieu, « Fédérer l’Europe ou subir une nouvelle catastrophe… », art. cit., p. 47. © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) 220 / RFHIP n° 51 – VARIA

YRLWDLQVLÀHXULUOHVSURMHWVG¶XQL¿FDWLRQHXURSpHQQH±jO¶LPDJH du mouvement « pan-européen » de R. Coudenhove-Kalergi. Les initiatives politiques ne sont pas en reste : le « lien fédéral » proposé par A. Briand en 1929 en est sans doute l’exemple le plus célèbre. Lors de la Xe Assemblée générale de la SDN, il propose une orga- nisation politique de type fédéral entre les États européens, qui viserait à créer un « lien de solidarité qui leur permette de faire face, au moment voulu, à des circonstances graves si elles venaient à naître ». Une Commission d’étude pour l’Union européenne est créée en ce sens en 1930. C’est dans ce contexte que G. Scelle, à son tour, développe ses

© L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) LGpHVVXUO¶XQL¿FDWLRQGHO¶(XURSH'poXGHOD6'1VFHSWLTXHj l’égard du plan Briand, il s’efforce de donner un fondement théo- rique à une possible union de l’Europe. Ces développements s’ins- crivent dans la droite ligne de sa théorie, et seront poursuivis de l’entre-deux-guerres au début des années 1950. Cependant, dans les nombreux textes de G. Scelle sur la construction de l’Europe, on ne trouve guère de référence à la solidarité comme impératif de politique sociale. L’idée d’un droit du travail européen, et, au fond, d’une Europe sociale, est presque absente de ses textes. Il convient DORUVSRXU¿QLUGHFKHUFKHUjpFODLUHUFHWWHDSSDUHQWHDV\PpWULH

A. La solidarité de fait européenne Malgré son soutien au projet général, G. Scelle se montre rapi- dement critique de la SDN – critique que le passage du temps ne fera que renforcer79. En 1948, jetant un regard rétrospectif, il DI¿UPHUDTX¶HOOH©UHVWDLWXQHVRFLpWpLQWHUQDWLRQDOHSDUWLFXOLqUHHW volontaire, se réservant de choisir ses membres et acceptant leur sécession80 ». Son fonctionnement réel était donc en contradiction

79 E. Doussis, « L’organisation politique à vocation universelle dans l’œuvre de G. Scelle… », art. cit., p. 137 ; J.-M. Guieu, Le rameau et le glaive, op. cit., p. 244. 80 G. Scelle, 7UDLWpGHGURLWLQWHUQDWLRQDOSXEOLF, op. cit. Les citations qui suivent sont issues respectivement des pages p. 306-307, 323-324, 331-332, 318. © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) Le concept de solidarité dans la pensée de Georges Scelle / 221

DYHFVRQXQLYHUVDOLVPHDI¿FKp&HWWHFULWLTXHVHUDSRXUVXLYLHDX sujet de l’ONU à sa création : bien qu’il se félicite de l’inclusion de références aux droits des individus dans la charte et la décla- ration des droits, il souligne que « moins encore que la SDN elle a su se détacher de la conception politique associationnelle pour se rapprocher d’une conception sociale juridique, c’est-à-dire de l’universalité ». L’ONU, cependant, est louée pour sa tendance à la décentralisation. En effet, l’un des autres problèmes de la SDN était son « uniformisme ». Il entend par là son incapacité à concilier universalisme et particularismes, autrement dit, son rejet des unions régionales plus limitées. L’erreur de la SDN était donc aussi de s’être laissée « hypnotis[er] » par la « solidarité globale », en négli- © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) geant les solidarités « organiques » et « particulières81 ». Au contraire, s’inscrivant en cela dans la droite ligne d’E. Durkheim82, Georges Scelle insiste sur l’existence de liens de solidarité particulièrement forts en Europe83. Il existe en effet des « zones de solidarité plus intense » qui correspondent à des « familles de peuples ou de nations », et créent des « sociétés internationales plus restreintes84 ». Cette solidarité particulière constitue le fonde- ment possible d’une union plus poussée entre les peuples européens. Le plan Briand constitue alors, dans cette perspective, une oppor- tunité encourageante. En particulier, G. Scelle approuve le projet d’union douanière du mémorandum, car « la solidarité européenne […] est avant tout économique85 ». Mais le mémorandum s’égare en faisant primer le politique sur l’économique : « l’économique et le

81 Id., « Le mémorandum Briand et la fédération européenne », Revue politique et parlementaire, juin 1930. 82 Voir Émile Durkheim, De la division du travail social, Paris, PUF, 1973, p. 90. 83 G. Scelle, « Essai relatif à l’union européenne », Revue générale de droit international public, 5-38, 1931, p. 521-563. 84 G. Scelle et Boris Mirkine-Guetzevitch, L’U n i o n e u r o p é e n n e , Paris, Delagrave, 1931, p. 5. 85 G. Scelle, « Le mémorandum Briand et la fédération européenne », art. cit., p. 372. © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) 222 / RFHIP n° 51 – VARIA

politique ne sont que les deux faces de toute situation. On ne saurait leur donner un ordre de préférence86 ». En outre, il regrette l’exclu- sion de la Russie du pacte et conteste l’existence d’une Europe cultu- UHOOHPHQWXQL¿pHLOH[LVWHSOXW{W©GHV(XURSHVªUpDOLWpGRQWLO aurait fallu tenir compte avant de proposer un plan général87. )DFHjFHVOLPLWHVLOSURSRVHXQHFRQFHSWLRQGHO¶XQL¿FDWLRQ européenne qui, tout en s’intégrant dans le cadre universaliste de sa théorie, permettrait de dépasser les limites de la SDN. Il théo- rise pour cela la construction de l’Europe comme un processus de fédéralisation « graduelle88 ». C’est en commençant par se spécia- liser que la SDN ou l’ONU peuvent espérer atteindre leur objec- tif universel. Cette spécialisation pourrait être technique, comme © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) évoqué dans le cas de l’OIT, ou géographique, car « le fédéralisme universel ne [peut] réaliser un nouvel unitarisme géant, mais seule- ment se superposer à des systèmes fédéralistes régionaux mieux intégrés ou spécialisés. La SDN ne deviendra universelle qu’en se régionalisant89 ». Cette seconde option donnerait lieu à une SDN « décentralisée », qui suivrait les lignes de force des solidarités déjà constituées, c’est-à-dire respecterait « une évolution qui s’est faite historiquement et naturellement et qui est conforme à la nature des choses ». Autrement dit, « la SDN doit devenir une Fédération VFLHQWL¿TXHGH)pGpUDWLRQVQDWXUHOOHVª/¶DMRXWGXTXDOL¿FDWLI ©VFLHQWL¿TXHªHVWLFLpYRFDWHXUHQHIIHW©LOV¶DJLWSUpFLVpPHQWGH savoir dans quels domaines la solidarité européenne est exclusive ou tellement prédominante que la communauté continentale doit être dotée du self-government90 ». C’est donc d’une analyse rigoureuse – c’est-à-dire sociologique – de la solidarité de fait européenne que pourra émerger un plan réaliste de fédération européenne.

86 Id., « Essai relatif à l’union européenne », art. cit., p. 534. 87 Id., « Le mémorandum Briand et la fédération européenne », art. cit., p. 367-370. 88 Id., Précis de droit des gens, op. cit., p. 57. 89 Id., « Essai relatif à l’union européenne », art. cit., p. 524 90 Ibid., p. 536. © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) Le concept de solidarité dans la pensée de Georges Scelle / 223

/DJXHUUHQ¶LQWHUURPSWSDVOHFRXUVGHVHVUpÀH[LRQV91. Dans un texte publié en 1942 dans « La bibliothèque du peuple », une collection dirigée par Fr. Perroux, alors proche du régime de Vichy, il poursuit la défense de sa conception d’un fédéralisme européen92. Le texte n’est pas dénué d’ambiguïtés, de la part d’un auteur qui n’était pas entré en Résistance, et qui était un proche de R. Bonnard, élève de L. Duguit devenu pétainiste930DLVORUVTX¶LODI¿UPHTXH ©ODVROXWLRQIpGpUDOLVWHHWODVROXWLRQLPSpULDOLVWH>jO¶XQL¿FDWLRQ du monde] sont l’une et l’autre non seulement pensables, mais réalisables94 », il prend soin de préciser que la « soif de liberté » est mieux satisfaite dans le fédéralisme. Car le texte répète, pour l’essentiel, les principes de sa théorie. Après avoir rappelé le sens © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) du fait de la solidarité, il analyse le fédéralisme et ses différentes branches. C’est pour lui l’occasion d’évoquer les raisons de l’échec de la SDN : « C’est […] par l’Europe que la SDN aurait dû commen- cer, si elle ne voulait pas qu’une autre volonté se substituât à la sienne pour construire une Europe économiquement et politique- ment nécessaire95 ». Après 1945, il poursuit l’exposition de ses idées et s’engage dans les efforts de construction de l’Europe, en participant au Congrès de La Haye et aux travaux de l’Union européenne des fédéralistes. Les premiers efforts de construction de l’Europe communautaire retiennent particulièrement son attention. Certes, la déclaration Schuman ne se présente pas, au départ, comme une organisation juridique telle que les divers projets internationaux avaient pu en

91 Voir par exemple, au début de la guerre, G. Scelle, « Le problème du fédéra- lisme », Politique étrangère, 5-2, 1940, p. 143-163. 92 Sur ce texte et son interprétation, C. M. Herrera, « Un juriste aux prises du social… », art. cit., p. 124-125 ; J.-M. Guieu, Le rameau et le glaive, op. cit., p. 261. 93 Damien Elkind, « La théorie des valeurs chez Roger Bonnard ou les mésa- ventures du positivisme sociologique », Revue française de droit administratif, 31-1, 2015, p. 183-192. 94 G. Scelle, Le sens international, Paris, PUF, 1942, p. 60. 95 Ibid., p. 49. © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) 224 / RFHIP n° 51 – VARIA

LPDJLQHU6LJQL¿FDWLYHPHQWFHVHUDLW35HXWHUOHMXULVWHTXLDXUDLW convaincu Monnet d’intégrer une cour de justice durant les négo- ciations960DLVOHVDI¿QLWpVVRQWUpHOOHVHQWUHO¶(XURSHFRPPX- nautaire du début des années 1950 et la pensée de G. Scelle : on l’a rappelé, la déclaration Schuman visait à créer une « solidarité de fait » européenne, en s’appuyant sur le renforcement des rela- tions économiques et la création de normes communes, quoique limitées à un objet étroit. G. Scelle voit d’ailleurs dans la CECA un prolongement du type d’organisation mixte initié par l’OIT97. Par ailleurs, P. Reuter est l’un de ceux qui écrivent dans les Mélanges dédiés à G. Scelle, le « maître » dont l’œuvre est louée comme « l’un des efforts les plus radicaux et les plus importants pour asseoir © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) et défendre les droits des particuliers sur le plan international98 ». (Q¿Q*6FHOOHOXLPrPHSDUWLFLSHDXGpEDWVXUO¶(XURSHFRPPX- nautaire et, en particulier, à la controverse de la CED entre 1952 et 1954. Celle-ci a pour enjeu l’ajout à la Communauté européenne du charbon et de l’acier une Communauté européenne de défense et une Communauté politique européenne. Ces projets génèrent en effet une très violente controverse poli- tique, à laquelle les juristes prennent une part directe99. En 1952, G. Scelle publie un article défendant vigoureusement le projet de traité contre les critiques, qui cherchent à en montrer

966XUODGLI¿FLOHJHVWDWLRQGHODFRXUYRLU$QQH%RHUJHU'H6PHGW©/D&RXU de Justice dans les négociations du Traité de Paris instituant la CECA », Revue d’histoire de l’intégration européenne, 14-2, 2008, p. 7-33. 97 Voir notamment G. Scelle, « Compte-rendu de l’ouvrage de P. Reuter, La CECA, Paris, LGDJ, 1953 », Revue du droit public et de la science politique en France et à l’étranger, 59, 1953, p. 796-801. Voir aussi id., Le fédéralisme HXURSpHQHWVHVGLI¿FXOWpVSROLWLTXHV, Nancy, Centre européen universitaire, 1952, p. 50. 98 Paul Reuter, « Quelques remarques sur la situation juridique des particuliers en droit international public », dans La technique et les principes du droit public : études en l’honneur de Georges Scelle, LGDJ, Paris, 1950, p. 537. 993KLOLSSH%XWRQ©/D&('/¶$IIDLUH'UH\IXVGHOD4XDWULqPH5pSXEOLTXH"ª Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 4-84, 2004, p. 43-59. © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) Le concept de solidarité dans la pensée de Georges Scelle / 225

O¶LQFRQVWLWXWLRQQDOLWp3OXVH[DFWHPHQWLODI¿UPHG¶HPEOpHTX¶LO soutient la constitutionnalité du traité en tant que juriste, mais n’en- tend pas donner son avis sur l’opportunité politique. La question est toutefois centrale dans sa perspective car « la valeur sociale du fédé- ralisme se mesure à l’exactitude de la discrimination réalisée entre les normes qui doivent demeurer autonomes (ou sous-jacentes) et les normes qui doivent devenir fédérales, c’est-à-dire dominantes100 ». Or, l’erreur des critiques à cet égard est de perpétuer une conception GXDOLVWHGXGURLWTXLHVWIDXVVHVFLHQWL¿TXHPHQWHWQ¶DGHMXVWL¿FD- tion qu’idéologique : « c’est qu’en réalité le dualisme dissimule une réaction congénitale d’exclusivisme étatique ou de nationalisme101 ».

© L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) 3RXUOHVPRQLVWHVDXFRQWUDLUHXQWUDLWpLQWHUQDWLRQDOUDWL¿pQH peut être inconstitutionnel. Citant L. Duguit, il rappelle que cette conception est fondée sur des « lois sociologiques », qui se résument jO¶pTXDWLRQ©VRFLDELOLWp MXULGLFLWpª2UOHVOLHQVGHVROLGDULWpHQ (XURSHVRQWG¶RUHVHWGpMjWUqVUpHOV/HVSURMHWVG¶XQL¿FDWLRQHXUR- péenne n’en sont donc que la traduction consciente, et s’accordent avec les lois de la solidarité sociale. La solidarité de fait est ainsi non seulement la condition d’un possible fédéralisme mondial, mais aussi d’une union de l’Europe en son sein. Ce faisant, G. Scelle donne un fondement théorique au militantisme européiste qui se développe dans l’entre-deux-guerres. L’exemple de la controverse de la CED souligne à quel point les développements théoriques peuvent, dans sa pensée, orienter et appuyer l’engagement politique pour la construction de l’Europe.

B. L’introuvable Europe du travail Toutefois, les textes de G. Scelle sur la construction de l’Europe sont curieusement silencieux au sujet de l’idée d’un droit du travail

100 G. Scelle, « Préface », in P.-J. Proudhon, Œuvres complètes, op. cit., p. 11. 101 G. Scelle, « De la prétendue inconstitutionnalité interne des Traités », Revue du droit public et de la science politique en France et à l’étranger, 68, 1952. Les citations sont tirées respectivement des pages 1014, 1015 et 1016. © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) 226 / RFHIP n° 51 – VARIA

européen, et, plus généralement, d’une Europe sociale. Le thème s’était pourtant imposé depuis longtemps comme une question importante102. Mais tout se passe comme si les deux formes d’or- ganisations particulières qu’il théorise – les organisations spécia- lisées par services, comme l’OIT, et les organisations régionales, comme l’Europe communautaire – ne pouvaient être superposées : il faudrait, dans la dynamique de fédéralisation du monde, choisir l’une ou l’autre voie. Comment comprendre cette asymétrie, qui semble en rupture avec la cohérence théorique et politique de la FRQFHSWXDOLVDWLRQGH*6FHOOH" 8QHSUHPLqUHK\SRWKqVHFRQVLVWHUDLWjDI¿UPHUTXHGDQVVD pensée de la solidarité, faire coexister une organisation régionale © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) et une organisation spécialisée est une impossibilité. Les liens de solidarité géographique, d’une part, et les liens de solidarité entre travailleurs, d’autre part, ne se recoupant jamais exactement, une organisation régionale et spécialisée dans les relations de travail QHSRXUUDLWV¶DSSX\HUVXUXQHVROLGDULWpGHIDLWVXI¿VDPPHQWIRUWH pour devenir l’objet d’un travail conscient. La base sociale manque- rait donc pour créer une telle organisation régionale du travail. On pourrait, dans cette hypothèse, rapprocher la pensée de G. Scelle de celle de F. Hayek103 : pour les deux auteurs, le droit a une origine sociale, c’est-à-dire que « la règle se découvre plutôt qu’elle ne se crée ». Or, dans un texte paru en 1939, F. Hayek avait développé les raisons qui rendaient, selon lui, impossible la création d’une fédé- ration interétatique dotée de compétences économiques et sociales équivalentes à celles des États104. Il cherchait à montrer qu’une fédé-

102 Rainer Gregarek, « Le mirage de l’Europe sociale. Associations internatio- nales de politique sociale au tournant du 20e siècle », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 48-1, 1995, p. 103-118. 103 Voir sur ce point Yves Nouvel, « Le droit interindividuel total », dans A. Charalambos et H. Tourard (dir.), Actualité de Georges Scelle, op. cit. 104 L’article « The Economic Conditions of Interstate Federalism » est republié en 1948 dans Friedrich Hayek, Individualism and Economic Order, Chicago, University of Chicago Press, 1948, p. 255-272. © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) Le concept de solidarité dans la pensée de Georges Scelle / 227

ration d’États implique nécessairement une réduction drastique des interventions publiques. Son argument était d’abord économique : GDQVXQHIpGpUDWLRQGHGLPHQVLRQVVXI¿VDQWHVOHVPHVXUHVpFRQR- miques de protection n’auront pas d’utilité. Mais il était surtout sociologique : contrairement aux États nationaux construits sur une « homogénéité plus forte, [d]es idéaux et convictions communs, ainsi que toute la tradition populaire », une fédération n’aura pas la légitimité nécessaire pour faire accepter des mesures de « direc- tion » de l’économie. Anticipant sur la célèbre distinction entre LQWpJUDWLRQQpJDWLYHHWLQWpJUDWLRQSRVLWLYH)+D\HNDI¿UPDLWTXH le pouvoir fédéral pourrait « empêcher » certaines politiques ; il ne pourrait guère agir pour en promouvoir d’autres. Dans cette © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) perspective, des politiques économiques et sociales supranationales seraient par principe vouées à l’échec. Le rapprochement entre les thèses de F. Hayek et de G. Scelle ne manque pas de pertinence. Ce d’autant plus que, comme on l’a dit, G. Scelle souligne de façon appuyée l’intérêt d’une zone de libre-échange européenne, dès le plan Briand. Toutefois, outre que l’engagement politique constant de G. Scelle à gauche le situe aux antipodes d’un F. Hayek sur de nombreux sujets, ce rapproche- ment n’est pas étayé par les rares écrits de G. Scelle sur l’Europe sociale. En particulier, en 1952, G. Scelle signe la préface de l’ou- vrage intitulé Législation sociale internationale du Belge Léon-Éli Troclet, ancien ministre du Travail, et acteur important de l’OIT après-guerre. Il y rappelle les grands principes de sa théorie, selon laquelle « l’apparition et l’extension croissante d’un droit auto- nome inter-étatique du travail est […] un phénomène démonstratif de la vie spontanée du droit et de son extension illimitée105 ». Or, ce phénomène est « le résultat d’une prise de conscience d’abord locale, puis régionale, enfin universelle » des phénomènes de solidarité qui unissent les hommes. L’échelle régionale du droit

105 G. Scelle, « Préface », dans L.-É. Troclet, Législation sociale internationale, op. cit. Respectivement, les références sont tirées des pages 6, 18 et 19. © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) 228 / RFHIP n° 51 – VARIA

du travail semble donc bien faire partie de la progression vers un droit universel du travail. Prenant pour exemple le développement possible d’un droit du travail en Europe occidentale, il y voit un phénomène « qui engendre, au sein d’un fédéralisme plus étendu, et par voie de décentralisation spécialisée une législation commune du travail correspondant à des ébauches de fédéralisme politico-géo- graphique et engendrées par elles ». Loin de mentionner une quel- conque impossibilité, pratique ou théorique, dans ce processus de régionalisation du droit du travail, il le voit donc à l’œuvre dans le « régionalisme » croissant de l’OIT. Pourtant, le court para- graphe qu’il consacre à cette question de la régionalisation de l’OIT s’achève par une remarque quelque peu lapidaire : « le phénomène © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) inverse de coordination et de sujétion à l’ONU paraît le plus notable des deux ». Il n’y a pas d’impossibilité dans le processus européen ; il est simplement moins « notable ». Cela suggère alors une autre explication du relatif silence de G. Scelle sur la question : quoiqu’elle soit possible, la régionalisation de l’OIT ne serait pas nécessaire. Elle serait même potentiellement dangereuse, car la combinaison d’une approche spécialisée et d’une approche régionale risquerait de remettre en cause le processus mondial plus général de fédéralisation106. Cette hypothèse n’est toutefois guère plus convaincante. Tout d’abord, elle s’inscrit en faux vis-à-vis de la théorie générale de la fédéralisation comme processus graduel, développée dans les autres écrits de G. Scelle. Cela d’autant plus que l’ouvrage déjà évoqué dont il rédige la préface – ouvrage qu’il juge très cohérent avec ses propres pers- pectives107 – suggère précisément le contraire. L’auteur consacre en effet une section entière à la « régionalisation de l’OIT ». Il y DI¿UPHTXHOHUpJLRQDOLVPHHVWXQH©LGpHIRUFHTXLFKHPLQHHW

106 Sur les dangers du régionalisme, voir par exemple G. Scelle, « Le mémoran- dum Briand et la fédération européenne », art. cit., p. 366. 107 G. Scelle, « Préface », dans L.-É. Troclet, Législation sociale internationale, op. cit., p. 22. © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) Le concept de solidarité dans la pensée de Georges Scelle / 229

pourrait faire prendre un tournant à l’OIT108 ». Malgré les efforts en vue de créer une législation sociale internationale, universelle, se sont développés des particularismes locaux, « issus bien plus des nécessités concrètes que d’un courant idéologique ». Il se félicite que, prenant acte de ces phénomènes de solidarité locale, l’OIT DLW¿QLSDUHQFRXUDJHUFHVSURFHVVXVUpJLRQDX[OHUpJLRQDOLVPH sert l’universalisme. Certes, l’auteur indique également que cela soulève le problème de la compatibilité des différents niveaux de législation. Mais aussi longtemps que ces accords régionaux demeurent dans le cadre des principes universels de l’OIT, il n’y aura pas de concurrence néfaste entre les deux niveaux. Ainsi, « en réalité, un régionalisme bien compris est une étape nécessaire vers © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) l’universalisme et non comme certains l’estiment l’abandon de ce principe ». La tension est réelle entre régionalisation spécialisée et universalisme, mais elle n’est en rien dirimante et soutient au contraire l’effort universel. Dès lors, plus qu’une impossibilité théorique ou un danger pratique, l’absence d’une théorisation du droit du travail euro- péen chez G. Scelle équivalente à celle qu’il produit pour l’échelle nationale et internationale semble surtout pouvoir s’expliquer par des raisons contextuelles. Dès les premiers projets de construc- tion d’une législation sociale internationale, l’idée d’une « Europe sociale », c’est-à-dire d’une construction européenne visant une homogénéisation des règles sociales, avait rencontré de fortes oppo- sitions. La régionalisation du droit du travail pouvait alors, eu égard à ses chances de succès en Europe, apparaître comme un terrain de OXWWHVQHWWHPHQWSOXVLQFHUWDLQTXHO¶XQL¿FDWLRQDXQRPGHODSDL[ Ce seraient ainsi des raisons stratégiques, plus que des raisons inhé- rentes à la pensée de G. Scelle, qui auraient conduit à minorer cet aspect de ses développements. C’est dire que l’engagement militant de G. Scelle ne résulte pas seulement de ses conclusions théoriques ;

108 L.-É. Troclet, Législation sociale internationale, op. cit., p. 425, puis 431-432. © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) 230 / RFHIP n° 51 – VARIA

au contraire, les développements théoriques sont aussi guidés par une appréciation politique des priorités militantes.

Conclusion

Dans cet article, nous avons retracé les différents usages du concept de solidarité dans la pensée de G. Scelle. En reconstruisant de la sorte les usages de la solidarité dans la pensée de G. Scelle, nous avons d’abord cherché à souligner la relation profonde entre développements théoriques et engagement militant dans une pensée qui s’organise tout entière autour du concept de solidarité. Oscillant entre fait social et impératif politique, la solidarité permet de rendre © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110) compte de la cohérence d’une pensée aux multiples facettes. Toutefois, nous avons cherché à montrer que la théorie ne déter- mine pas, seule, les engagements militants ; de même, les causes SROLWLTXHVTX¶LOGpIHQGQHVXI¿VHQWSDVjH[SOLTXHUO¶HQVHPEOHGH la théorie. Bien plus, c’est la plurivocité du concept de solidarité qu’il faut prendre au sérieux pour comprendre comment elle peut être au principe d’une théorie générale des sources du droit et d’un engagement politique national et international. D’autre part, nous avons cherché à éclairer les passages possibles entre la pensée du solidarisme juridique et les premières concep- tions de la construction européenne après 1945. Malgré les réserves que l’on a indiquées, il semble bien que le concept de solidarité tel qu’il était d’usage chez G. Scelle a pu constituer une source de la pensée de la « solidarité de fait » qu’il s’agissait de construire HQWUHOHVeWDWVHXURSpHQV,OIRXUQLVVDLWGXPRLQVXQHMXVWL¿FDWLRQ théorique à cette stratégie. Néanmoins, l’idée d’une Europe des WUDYDLOOHXUVHWSOXVVSpFL¿TXHPHQWG¶XQGURLWGXWUDYDLOHXURSpHQ demeure sous-théorisée dans sa pensée. S’il ne faut pas y voir une impossibilité théorique, mais plutôt, comme nous l’avons suggéré, XQHVWUDWpJLHUHÀpWDQWXQRUGUHGHSULRULWpVPLOLWDQWHVLOHVWDORUV peut-être possible de repartir de cette pensée inachevée pour conceptualiser la nécessité d’une Europe sociale. © L'Harmattan | Téléchargé le 20/10/2020 sur www.cairn.info par via IEP Bordeaux (IP: 109.89.76.110)